Td corrigé Histoire politique des combats jaurésiens - Histoire, Géographie, EMC pdf

Histoire politique des combats jaurésiens - Histoire, Géographie, EMC

31 mai 2010 ... l'ouverture du site « l'Académie en ligne » (géré par le CNED) qui s'inscrit dans l' objectif ...... 208 322. 0. 208 322. 19/02/2009. 0. 29 078. 0. 29 078. 23/02/2009 ..... 66. <80. Postes enseignants du second degré. nombre. 2 366 ..... d'organisation et de -6% les dépenses d'indemnités de jury de cet examen.




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« Histoire politique des combats jaurésiens.
Une approche de la République en France »
suivi de la visite de l'exposition du Panthéon
« Jaurès contemporain
1914-2014 »


« Une part d'aventure dont il faut
d'emblée accepter le risque » (3 mai 1914)




Vincent Duclert
Enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (CESPRA)
Inspecteur général de l’Education nationale (groupe Histoire-Géographie)
 HYPERLINK "mailto:duclert@ehess.fr" duclert@ehess.fr,  HYPERLINK "mailto:vincent.duclert@education.gouv.fr" vincent.duclert@education.gouv.fr










Introduction


Remerciements à Mme Valérie Dautresme, IA-IPR de l’Académie, et à l’équipe des Inspectrices présentes.

Présence dans deux lieux directement liés à Jaurès, le lycée Louis-Le-Grand et le Panthéon. Remerciement à l’équipe de direction du lycée et au proviseur Michel Bouchaud.

Plaisir de rencontrer et de dialoguer avec des professeurs de la voie générale, technique et professionnelle de l’académie de Versailles (ancien professeur du lycée « Jules Ferry » de Conflans Sainte-Honorine et du lycée « Les Pierre-Vives » de Carrières-sur-Seine).

Mention de l’importance pour un professeur d’histoire, de géographie et d’éducation civique de se composer son corpus de « bons » textes et documents (images) pour la classe.

Cet après-midi reposera sur cette perspective de constitution de corpus pour la classe et l’enseignement, à partir de la thématique croisée « Jaurès-La République »

Jaurès et les combats républicains dans les programmes

-scolaires (programmes d’enseignement : histoire, éducation civique et morale) et dans l’éthique professionnelle (réflexion sur le métier)

-au croisement des deux, savoirs et pratiques : la question de programme du capes (« Citoyenneté, République, démocratie en France, 1789-1899 »), agrégations et agrégation interne ( ? 2016), mais aussi la question aux ENS (« Culture et politique en France, 1870-1940 »)



Mode d’emploi de ce fichier :

Les textes et documents proposés ici sont à la disposition des professeurs qui peuvent sans difficulté les extraire de ce fichier.







Plan


I. Jaurès comme inspirateur de pédagogie (des savoirs pour enseigner)

II. Enseigner la République avec Jaurès
Enseigner l’œuvre républicaine de Jaurès et la contribution de cette dernière à la compréhension de la République (des savoirs à enseigner)


III. Enseigner la République avec la postérité de Jaurès : l’exposition du Panthéon

S’intéresser à la postérité de Jaurès pour comprendre la fabrique d’une mémoire iconique et les imaginaires sociaux de la République, en conséquence mieux comprendre la République aux XXe et XXIe siècles, dans les temps et les espaces où se déploie cette mémoire de Jaurès (des savoirs à construire).


ANNEXES

Discours à la jeunesse, lycée d’Albi, 30 juillet 1903
Jaurès. Penser la guerre, défendre la République
Chronologie
Portraits de républicains par Jaurès







I. Jaurès comme inspirateur de pédagogie (des savoirs pour enseigner)



Jaurès dans la réflexion sur la pédagogie et sur le métier d’enseignant et d’enseignant d’histoire, de géographie et d’éducation civique (des savoirs singuliers puisqu’ils concourent à la formation de la conscience publique des élèves).


Ses conseils ont encore une signification pour aujourd’hui même, à condition toutefois de ne pas s’arrêter à l’expression un peu datée (importance cependant de travailler l’expression écrite et orale avec les élèves en prenant comme exemple la pratique de Jaurès, son sens de la formule, de l’image).



Aux instituteurs et aux institutrices
« Aux instituteurs et aux institutrices », La Dépêche, 15 janvier 1888. Lui-même professeur et pénétré de l’idéal de l’école de République, Jaurès s’adresse à ceux et celles qui construisent l’avenir en éduquant la jeunesse.


Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur. Je dis donc aux maîtres pour me résumer, lorsque d'une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d'autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d'éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et ce jour-là bien des choses changeront.


Apprentissage de la lecture et enseignement des « grandes causes » (Jaurès), soit responsabilité envers les programmes et liberté des enseignants, deux valeurs professionnelles rappelées en préambules des programmes aménagés en 2013.


Démarche philosophique de l’enseignement, enseignants intellectuels


Que sont ces grandes choses ? Qui les enseignent ?

S’élever aux questions supérieures
« La neutralité religieuse à l’école », La Dépêche, 23 juin 1889. La neutralité de l’école publique ne s’oppose pas à un enseignement philosophique chargé d’éclairer les consciences individuelles. Il est même indispensable selon Jaurès.



Mais voici un grand problème : est-ce que la neutralité, est-ce que le respect absolu de toutes les croyances et de toutes les consciences interdit à l’instituteur de s’élever aux questions supérieures ? Peut-il ou ne peut-il pas, sans manquer à la neutralité, traiter devant les enfants ces grandes et nécessaires questions : y a-t-il un Dieu et quel est ce Dieu ? Qu’est-ce que l’âme, qu’est-ce que l’esprit ? D’où vient le monde et où va-t-il? Quelle est sa marche ? Est-il en progrès ou tourne-t-il éternellement dans le même cercle ? Est-il conduit par la bonté vers la justice et vers la vie, où est-il conduit par le hasard vers le hasard? Certes, il serait terrible pour les maîtres de l’enfance d’être obligés de renoncer à ces problèmes. Nous ne nous apercevons pas trop, dans la fièvre de progrès social et matériel qui nous travaille, de la place que ces problèmes tiennent dans la vie ; mais la démocratie militante elle-même ne tardera pas à la sentir. Pour moi, j’ai la conviction absolue, non seulement que ces problèmes s’imposent, mais qu’ils peuvent être rendus accessibles au peuple et aux enfants mêmes. L’enseignement public serait singulièrement amoindri s’il n’y pouvait toucher. Mais est-ce donc impossible, et le respect de la liberté est-il à ce prix ?

Ah ! oui, si toutes ces choses devaient être enseignées au nom de l’Etat comme des formules officielles de vérités absolues, comme des dogmes nouveaux ; si les enfants étaient dressés à s’incliner devant elles comme devant un nouveau catéchisme, à les murmurer tête basse comme des articles de foi ; oui, il y aurait atteinte à la liberté ; mais c’est ici que la méthode générale de l’enseignement laïque trouve sa plus belle application et sa plus belle récompense.

Quelle est cette méthode ? C’est de ne faire appel en toutes choses qu’à la raison et à la liberté de l’enfant. S’agit-il de science ? Le maître s’applique à mettre l’enfant en état de vérifier lui-même les résultats obtenus. S’agit- il de morale ? Le maître aide l’enfant à retrouver dans les inspirations naïves de sa conscience les principes supérieurs de la conduite humaine.

Par là, l’enfant, jusque dans les vérités qui ne sont pas sujettes à contestation, a le sentiment de sa liberté ; il comprend ce qu’est la libre recherche de la raison humaine avec ses chances d’erreur et ses moyens de certitude. Dès lors, le maître peut s’adresser à des enfants ainsi préparés et leur dire : « Il n’y a pas seulement ces questions d’arithmétique et de physique, où les mains et les yeux peuvent vérifier ce que trouve l’esprit ; il n’y a pas seulement ces questions de morale où toutes les consciences sont spontanément d’accord; il y a d’autres questions plus importantes en un sens, mais où les hommes ne sont point d’accord, parce qu’elles ne tombent pas sous les yeux, et parce qu’il ne suffit pas d’avoir bon cœur pour les résoudre. Peut-être, à force de chercher en toute liberté et en se respectant les uns les autres, les hommes finiront-ils par s’accorder dans quelques grandes croyances sur le monde et sur l’esprit. En attendant, cherchons ensemble ; vous pouvez m’aider comme je peux vous aider, car toute âme humaine porte en soi des lueurs d’infini. Pour moi, j’ai bien cherché, et voici le sentier qui me paraît le plus praticable pour monter vers les sommets où la vérité nous attend. »

Qu’est-ce à dire ? c’est que le secret de la véritable neutralité dans l’école, de la véritable liberté, de cette liberté vivante qui ne se refuse aucun problème et ne s’interdit aucune hauteur est dans ces deux choses : d’abord, laïcité, c’est-à-dire exclusion de toute domination confessionnelle ; et, en second lieu, valeur intellectuelle et morale des maîtres laïques. Notre oeuvre scolaire, inspirée par les principes d’équité absolue et de liberté absolue que j’ai dits, sera ce que la feront les maîtres. Voilà pourquoi la République s’est préoccupée jusqu’ici d’élever constamment le niveau intellectuel et moral des instituteurs de la jeunesse. Il faut qu’ils soient dignes dès aujourd’hui, non seulement du peuple d’aujourd’hui qui a ses grandeurs et ses lacunes, mais aussi du peuple de demain en qui nous voulons réaliser toute la grandeur humaine. Je souffre, quand je vois des hommes, amis pourtant de l’enseignement primaire, qui lui conseillent de s’isoler, de couper les communications trop rares qui le relient à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur. Ceux-là, sans s’en douter, manquent de respect au peuple et aux instituteurs eux-mêmes. Il faut que tous les membres du corps enseignant, depuis les maîtres du collège de France jusqu’aux instituteurs de hameaux, ne forment qu’une seule famille, en qui circule un même esprit de vie et qui soit préservée par une incessante pénétration, ici, du dilettantisme, là, de la routine.


Unité de l’esprit d’enseignement à tous les niveaux d’exercice de l’enseignement.

Sur les questions proposées par Jaurès, il ne s’agit pas de les répéter, mais d’inventer des nouvelles « questions supérieures » amenant les élèves à s’interroger sur le sens de l’histoire et se construire intellectuellement.


Enseigner. La part de l’aventure
« La part de l’aventure », Revue de l’Enseignement primaire et primaire supérieure, 3 mai 1914. Cet article figure aujourd’hui comme un testament légué aux futurs professeurs, pour leur dire que l’école est une mission civique sans équivalent en même temps qu’un épanouissement individuel remarquable pour qui sait le comprendre. L’image du clair de lune est fréquente chez Jaurès, comme dans son célèbre article du 15 octobre 1890 pour La Dépêche.


Tous les éducateurs, tous ceux qui écrivent sur l'éducation sont d'accord pour recommander au maître d'habituer l'enfant à la réflexion personnelle. Ils veulent que l'élève se représente exactement les choses, qu'il mette toujours sous les mots qu'il lit une idée claire, un objet défini. Ils sont en défiance contre la mémoire verbale et ils demandent, selon une formule chère à Alain, que l'enfant s'instruise par les yeux ou par les mains beaucoup plus que par les oreilles. La tendance est excellente, et la preuve qu'elle l'est en effet, c'est que cette méthode peut contribuer à la fois à former le savant et le poète.
Car si le savant doit se représenter exactement et fortement la réalité pour en percevoir ou en imaginer les rapports, il faut que le poète voie les choses. Il faut que pour lui le mot même soit évocateur et au contact de la vie de la nature, la vie profonde des mots se réveille et se révèle.
[…]
Quand je remonte à mes souvenirs d'enfance, je ressens encore la cruelle douleur que m'infligea la fable du Loup et de l'Agneau. « Au fond des forêts, le loup l'emporte et puis le mange. » Quel tableau et quelle conclusion! Mais n'est-ce pas la réalité de la nature? L'enfant souffre et il ne comprend pas que les choses soient ainsi. Mais c'est la vie même qui entre en lui avec tous ses problèmes. Attendrez-vous, pour que son esprit s'émeuve, qu'il ait la force de résoudre par l'analyse et la raison les grandes questions qui dominent et angoissent le monde?
Il y a, dans le voyage de l'esprit à travers la réalité, une part d'aventure dont il faut d'emblée accepter le risque.



Une part d’aventure, pour donner des ambitions à la jeunesse, et même pour installer dans la société de nouvelles hiérarchies des valeurs : s’éloigner de l’héroïsme guerrier et de la gloire militaire pour aller vers la gloire intellectuelle et l’héroïsme démocratique


1. Des ambitions pour la jeunesse


Le devoir de la jeunesse pensante
« La jeunesse pensante et le peuple », La Dépêche, 14 juillet 1889. Pour le centenaire de la Révolution française, Jaurès imagine la place de la jeunesse dans l’avenir de la République.


Qu’est-ce qui manque le plus au peuple, dans l’ordre intellectuel et moral d’où tout le reste dépend ? C’est le sentiment continu, ininterrompu de sa valeur. Le peuple a, par intermittence, par éclair, le sentiment de sa valeur, de son rôle dans le mouvement des idées, des droits que ce rôle lui confère ; mais il ne l’a pas toujours. Il s’est mêlé à toutes les grandes révolutions morales de l’âme humaine, et par conséquent des sociétés, il y a eu sa part, mais il n’a pas su en garder la direction. Sans le peuple, qu’aurait été le christianisme naissant ? […] De même pour la Révolution française : si les idées des penseurs du dix-huitième siècle n’avaient pas pénétré jusqu’au fond du peuple, si elles n’avaient pas mis en mouvement le ressort populaire, la Révolution n’aurait pas été accomplie.

Quel est donc, à l’heure actuelle, le devoir de la jeunesse pensante ? C’est d’assurer dans le peuple cette continuité de pensée, qui est en même temps une continuité de dignité et de force. Le premier moyen, c’est de mêler pour le peuple l’exercice de la pensée à l’exercice du travail quotidien. Il ne faut pas que le métier qui prend presque toute la vie, soit une routine ; il faut que le travailleur ait l’intelligence constante de la machine qu’il dirige, de l’œuvre d’ensemble à laquelle il concourt, des procédés qu’il emploie. Il faut que dans les industries innombrables, où le métier touche de très près à l’art, pour les étoffes, pour les mobiliers, pour le bâtiment, le peuple soit habitué par une éducation professionnelle très haute à comprendre, à goûter, à créer la beauté artistique mêlée au travail de ses mains. Quelle grande tâche pour tous ces jeunes gens, ingénieurs, industriels, architectes, dessinateurs, chimistes, que de développer pour les tisserands, pour les menuisiers, les charpentiers, les ébénistes, les maçons, cette éducation professionnelle qui fera du travail des mains un éveil presque constant et une joie de l’esprit. [LES GRANDES CAUSES] Et croyez bien que, lorsque l’homme a acquis dans la vie quotidienne le sentiment de sa valeur propre, de la valeur de l’intelligence et de l’esprit, il porte ce sentiment en toutes choses : dans la conduite de la société qu’il dirige pour sa part en citoyen libre, dans la conception du monde, où il cherche et retrouve sans efforts le meilleur de lui-même, c’est-à-dire la pensée. Lorsqu’un homme, si humble qu’il soit, sait jusque dans l’intimité de sa vie et dans la familiarité de son travail ce que vaut l’esprit, il est apte à tout comprendre. Car, qu’est-ce que l’art, sinon la manifestation multiple et symbolique de l’esprit ? Qu’est-ce que la philosophie, sinon le sens, la perception de ce qui est l’esprit dans le monde ? Alors, la jeunesse pensante pourra communiquer au peuple tout ce qu’elle porte en elle, et elle aura cette joie sublime d’amener tous les hommes à la plénitude de l’humanité.


2. de nouvelles hiérarchies de valeurs dans la société ; la gloire intellectuelle, l’action éclairée par la « science »

-30 juillet 1903, discours à la jeunesse qui est un discours sur la République des savoirs prononcés pour la remise des prix du lycée d’Albi.

Discours in extenso en annexe (1).


-Discours en hommage à Francis de Pressensé, Paris, 22 janvier 1914, Bulletin de la ligue des Droits de l’Homme, 1er février 1914, et Jaurès. Rallumer tous les soleils (Jean-Pierre Rioux éd.), Paris, Omnibus, 2006, p. 905-913. Honorant la mémoire de son ami qui fut à la fois socialiste et président de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, Jaurès dénonce la glorification de la guerre et ceux qui la portent. Il veut proposer à la jeunesse un autre héroïsme, celui de la justice et de la vérité.


Je demande pour finir, puisque nous sommes ici dans une salle où lui-même a si souvent et si fortement parlé, puisque nous sommes dans ce quartier où passent les générations de la jeunesse étudiante et intellectuelle, je demande, s'ils sont ici et, s'ils n' y sont pas, je leur demande par vous tous, citoyens, je demande à ces jeunes hommes : Que veulent-ils faire de la vie et où trouveront-ils un foyer de pensée et d'action plus haut et plus noble que celui auquel Francis de Pressensé est venu ajouter sa lumière et sa flamme?
Oh ! je ne demande pas aux jeunes gens de venir à nous par mode. Ceux que la mode nous a donnés, la mode nous les a repris. Qu'elle les garde. Ils vieilliront avec elle. Mais je demande à tous ceux qui prennent au sérieux la vie, si brève même pour eux, qui nous est donnée à tous, je leur demande: Qu'allez-vous faire de vos vingt ans? Qu'allez- vous faire de vos cœurs? Qu'allez-vous faire de vos cerveaux?
On vous dit, c'est le refrain d'aujourd'hui : Allez à l'action. Mais qu'est-ce que l'action sans la pensée? C'est la brutalité de l'inertie. On vous dit: Ecartez-vous de ce parti de la paix qui débilite les courages. Et nous, nous disons qu'aujourd'hui l'affirmation de la paix est le plus grand des combats : combat pour refouler dans les autres et en soi-même les aspirations brutales et les conseils grossiers de l'orgueil convoité; combat pour braver l'ignominie des forces inférieures de barbarie qui prétendent, par une insolence inouïe, être les gardiennes de la civilisation française ! Il n'y a d'action que dans le parti de la justice; il n'y a de pensée qu'en lui. Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu'ils appellent les systèmes et qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l'instinct ou de l'intuition, l'abdication de l'intelligence.


Un devoir républicain de l’école populaire, à tel point que la République se définit par son projet scolaire. Enseigner c’est donc se situer au cœur de la République, être républicain c’est enseigner, ce qu’avait compris les instituteurs de la IIIe République. Mais ce n’est pas, avec Jaurès en tout cas, répéter un roman national et vouloir revenir à l’école d’antan. Je ne suis pas certain que l’école voulue et rêvée par Jaurès ait été vraiment réalisée, à savoir un enseignement populaire, et un enseignement de la construction intellectuelle de soi qui est l’ambition même de la République.

Pousser à fond l’enseignement populaire
Discours à la Chambre des députés, séance du 1er décembre 1888 (Œuvres, 1, p. 271-276). Au cours de la discussion générale du budget de l’instruction publique de 1889, Jaurès s’attache à défendre l’enseignement primaire en montrant qu’il peut élever tous les élèves qui lui sont confiés. A condition toutefois d’accroître la valeur du corps enseignant.

Il le faut d’autant moins que jamais les circonstances politiques et sociales n’ont fait au parti républicain un devoir plus impérieux de pousser à fond l’enseignement populaire. (Très bien ! très bien ! à gauche.)


La République s’identifie à l’enseignement car la République se définit fondamentalement par la méthode.

Retrouver l’enseignement vu par Jaurès, c’est retrouver une idée de la République qui a du sens car elle suppose l’engagement de tous à travers la réalisation de chacun : la république est une méthode et l’apprentissage de cette méthode est la mission de l’école


La République n'est pas un dogme, elle est avant tout une méthode
Discours à la Chambre des députés, 14 novembre 1906. Jaurès conçoit la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 comme une « œuvre de liberté ». Il écarte l’idée que la République puisse être une menace pour les catholiques. La liberté de conscience que proclame la loi est au contraire la garantie de la liberté des cultes. Elle définit la philosophie libérale de la République qui « n’est pas un dogme », mais « une méthode » pour la vie démocratique.


Et lorsque les choses seront ainsi organisées, messieurs, non seulement la loi de séparation sera appliquée, non seulement toutes les vaines agitations qu'on essaye de susciter contre elle tomberont, mais nous pourrons espérer, entre les diverses croyances religieuses à la fois contenues et respectées dans leur domaine propre et une République de pleine laïcité et de tolérance absolue, un régime de paix définitive (Très bien! à droite et sur divers bancs) où les diverses conceptions se heurteront par la force de l'idée, mais ne se considéreront, ni les unes, ni les autres, comme un péril qu'il faut prévenir par la force.
Messieurs, cet idéal, nous sommes tous prêts, nous, républicains, à le réaliser; et cette paix, elle peut se faire, elle doit se faire par la puissance des idées. Il n'y a rien, de notre part, qui y répugne.

La République n'est pas un dogme. (Très bien! très bien! à droite.) Je dirais presque qu'elle n'est pas une doctrine; elle est avant tout une méthode. Elle est une méthode pour obtenir la plus haute efficacité possible de toutes les énergies humaines par la plénitude de la liberté, et la victoire suprême de la liberté ce sera précisément que les hommes mêmes qui invoquent la méthode d'autorité puissent évoluer dans le milieu créé par nous, librement et sans danger pour la liberté des autres. (Très bien! très bien! à droite.)




II. Enseigner la République avec Jaurès
Enseigner l’œuvre républicaine de Jaurès et la contribution de cette dernière à la compréhension de la République (des savoirs à enseigner)

Il s’agit ici de constater que Jaurès, même socialiste, mène des combats républicains, qu’il revendique comme républicains comme il se proclame lui-même républicain. S’il conduit ces combats, c’est qu’il estime que la République est inachevée, qu’elle se replie et rejette – par exemple la question sociale ou les peuples non européens -. Jaurès établit ainsi une critique parfois implacable du fonctionnement de la République, de ses institutions, de son personnel politique. Il insiste sur sa nécessaire démocratisation. Selon lui, le socialisme (tel qu’il l’imagine) est la force nécessaire pour assurer ce grand dessein républicain. On peut dire que Jaurès a consacré beaucoup d’énergie et de convictions à la construction de la République en France. En cela, sa place au Panthéon n’est pas imméritée compte tenu du propos de ce monument national et civique.

Jaurès se saisit de questions et les confronte à la République au présent.




1-pour la question sociale – une relecture de la République (vers le socialisme démocratique)

La puissance de l’idée de justice sociale
« L’idéal de justice », La Dépêche, 3 novembre 1889. Au lendemain de la crise boulangiste, Jaurès s’interroge sur l’état de la République et appelle les citoyens, les jeunes particulièrement, à faire vivre plus de justice dans la société, gage de démocratie future.


[…] cette idée, dans notre démocratie, après dix-neuf ans de République, a une grande force cachée, et cette force, elle la manifestera bientôt. […] Mais le pays de France ne saurait se passer longtemps d’idéal. Or, la liberté étant sauvée, de quel côté pourra se tourner le besoin renouvelé d’idéal, si ce n’est vers la justice sociale ? Quand le dernier écho de l’aventure boulangiste et des disputes grossières se sera tu, les beaux rêves se réveilleront d’eux-mêmes au cœur des citoyens libres. Ils se diront que, dans un intérêt économique aussi bien que dans un intérêt moral, il faut constituer tous les travailleurs dans notre pays à l’état d’hommes.

Justice
« Justice », L’Humanité, 11 mars 1906. Jaurès écrit au lendemain de la terrible catastrophe de Courrières, qui cause la mort de plus de 1000 mineurs.


Le coeur se serre de douleur et d’angoisse devant la catastrophe de la mine de Courrières.

Pas de consolation possible cependant pour Jaurès car cette catastrophe ne résulte pas, ou peu, de raisons « naturelles ».

Car la mine appartient au capital, elle n’appartient pas à la communauté et au travail. Cette mine où ils peinent et où ils succombent, cette mine qui est un dur chantier toujours et parfois un sinistre tombeau, ils l’aiment malgré tout ; parce que l’homme aime ce à quoi il se donne. Mais comme ils l’aimeraient, comme ils l’adoreraient si elle était la cité souterraine du travail libre et de la justice sociale ! Même les catastrophes seraient moins cruelles si elles étaient imputables à la seule nature et si l’humanité avait fait tout l’effort qu’elle peut faire pour les prévenir.

Ce qui est terrible, c’est de se dire, devant ces morts, que la société n’a pas été juste pour eux ; qu’elle n’a pas respecté et glorifié en eux la dignité de la vie, qu’elle les a laissés à l’état de salariés, c’est-à-dire dans une condition inférieure. Ils ont disparu avant d’avoir connu ce degré plus haut de vie matérielle et morale que l’organisation communiste assurerait à tous. Et pourtant cette organisation est possible dès aujourd’hui. La résistance des égoïsmes, la routine des préjugés s’y opposent encore ; mais dès maintenant les groupements ouvriers, fédérés dans la nation, pourraient prendre en main la grande production. Combien de temps encore permettrons-nous que la mort fauche des salariés ? Ce sera ennoblir la mort même que d’offrir à ses coups des hommes vraiment et pleinement libres, fiers de la justice sociale enfin conquise. Maintenant, ce sont des foules à demi pliées par la servitude qui entrent en rampant dans le tombeau. Demain, ce seront des hommes de liberté qui entreront debout jusque dans la mort.

Par quelle tragique et significative rencontre la catastrophe de Courrières coïncide-t-elle avec les combinaisons de la crise ministérielle ? Du fond des fosses embrasées, c’est une sommation de justice sociale qui monte vers les délégués politiques de la nation. C’est la dure et douloureuse destinée du travail qui, une fois de plus, se manifeste à tous. Et l’action politique serait-elle autre chose que le triste jeu des ambitions et des vanités si elle ne se proposait pas la libération du peuple ouvrier, l’organisation d’une vie meilleure pour ceux qui travaillent ? C’est sous ce signe terrible que naîtra le gouvernement de demain. Comprendra-t-il ce formidable avertissement des choses ?




Faire accéder le monde de travail à la liberté politique (la République se juge sur cette capacité d’intégration civique)


2- pour les libertés démocratiques désertées par les Républicains de gouvernement


La vérité et l’équité
« Justice », La Dépêche, 6 juin 1895. Jaurès relève les atteintes profondes contre la liberté et le droit des justiciables dans les procès qui frappent les militants ouvriers, à commencer par Jean-Baptiste Calvignac élu maire de Carmaux.


Il a été porté, dans ce procès Calvignac, un si prodigieux défi à la vérité et à la justice, que, tant, qu’il y aura un parti socialiste et républicain en France, cette affaire ne sera pas oubliée, et les noms du procureur Bertrand et du juge Granié, qui ont condamné un innocent, ne s’effaceront pas de sitôt de la mémoire des hommes.


Sauver la portion humaine dans la légalité d’aujourd’hui. L’affaire Dreyfus
« L’intérêt socialiste », Les Preuves, p. 47-49. Dans Les Preuves que Jaurès compose durant l’été 1898 pour démontrer l’innocence de Dreyfus et l’étouffement de la liberté sous la raison d’Etat, il démontre le devoir de tous les citoyens et des socialistes en particulier en faveur de la justice et de la vérité.


Il faudra bien qu’un jour, sous la puissance de la conscience publique, les gouvernants demandent au général Mercier et aux juges du Conseil de guerre : « Oui ou non cet homme a-t-il été jugé sur des pièces ignorées de lui ? » Et la réponse n’est pas douteuse.
Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous socialistes, contre tous les dirigeants qui depuis des années nous combattent au nom des principes de la Révolution française.  « Qu’avez-vous fait, leur crierons-nous, de la déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l’insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise. »
Oh ! je sais bien ! Et j’entends le sophisme de nos ennemis : « Quoi ! nous dit doucereusement la Libre Parole, ce sont des socialistes, des révolutionnaires qui se préoccupent de légalité ! »
Je n’ai qu’un mot à répondre. Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions.
Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le Capital, et livrer aux généraux tout ce qui protège l’homme, nous, socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d’aujourd’hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d’État.
Oh ! je sais bien encore et ici ce sont des amis qui parlent : « Il ne s’agit pas, disent-ils, d’un prolétaire ; laissons les bourgeois s’occuper des bourgeois.» Et l’un d’eux ajoutait cette phrase qui, je l’avoue, m’a peiné : «S’il s’agissait d’un ouvrier, il y a longtemps qu’on ne s’en occuperait plus.»
Je pourrais répondre que si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.
Si on l’a condamné contre toute loi, si on l’a condamné à faux, quelle dérision de le compter encore parmi les privilégiés ! Non : il n’est plus de cette armée qui, par une erreur criminelle, l’a dégradé. Il n’est plus de ces classes dirigeantes qui par poltronnerie d’ambition hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité.
Certes, nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité.
Et Dreyfus lui même, condamné à faux et criminellement par la société que nous combattons, devient, quelles qu’aient été ses origines, et quel que doive être son destin, une protestation aiguë contre l’ordre social. Par la faute de la société qui s’obstine contre lui à la violence, au mensonge et au crime, il devient un élément de Révolution.
Voilà ce que je pourrais répondre ; mais j’ajoute que les socialistes qui veulent fouiller jusqu’au fond les secrets de honte et de crime contenus dans cette affaire, s’ils ne s’occupent pas d’un ouvrier, s’occupent de toute la classe ouvrière.
Qui donc est le plus menacé aujourd’hui par l’arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires ? Qui ? Le prolétariat. Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu’elles deviennent une sorte d’habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain.
Puisque, cette fois, c’est à un fils de la bourgeoisie que la haute armée, égarée par des luttes de clan, a appliqué son système d’arbitraire et de mensonge, la société bourgeoise est plus profondément remuée et ébranlée, et nous devons profiter de cet ébranlement pour diminuer la force morale et la puissance d’agression de ces États-Majors rétrogrades qui sont une menace directe pour le prolétariat.
Ce n’est donc pas servir seulement l’humanité, c’est servir directement la classe ouvrière que de protester, comme nous le faisons, contre l’illégalité, maintenant démontrée, du procès Dreyfus et contre la monstrueuse prétention d’Alphonse Humbert de sceller à jamais ce crime militaire dans l’impénétrabilité du huis clos.

La grande tradition républicaine
« L’abolition de la peine de mort », discours à la Chambre des députés, 18 novembre 1908, Abolir la peine de mort. Le débat parlementaire de 1908, Cahier Jaurès n°2, 1992. En 1908, Jaurès prend une part décisive dans le débat parlementaire sur l’abolition de la peine de mort. Il répond particulièrement à l’écrivain nationaliste Maurice Barrès et à ceux qui exploitent le terrible fait divers du viol et de l’assassinat de la jeune Marthe Erbelding par Albert Soleilland (le 31 janvier 1907). Pour lui, cette peine est contraire aux valeurs de la Révolution qui fondent celle de la République. Il s’emploie à le dire aux républicains.


(…( Ce qui m’apparaît surtout, c’est que les partisans de la peine de mort veulent faire peser sur nous, sur notre esprit, sur le mouvement même de société humaine, un dogme de fatalité. Il y a des individus, nous dit-on, qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu’il n’y a plus qu’à les retrancher brutalement de la société des vivants ; et il y a au fond des sociétés humaines, quoiqu’on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu’il n’y a plus d’autre ressource, qu’il n’y a plus d’autre espoir d’en empêcher l’explosion, que de créer en permanence l’épouvante de la mort et de maintenir la guillotine.
Voilà ce que j’appelle la doctrine de fatalité qu’on nous oppose. Je crois pouvoir dire qu’elle est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. […]

Ce qu’on demande, en effet, au parti républicain, c’est d’abandonner cette politique d’espérance, cette politique d’humanité ; c’est de substituer à cet idéalisme révolutionnaire, considéré comme une chimère creuse et surannée, ce qu’on appelle le réalisme nouveau et qui ne serait que la consécration indéfinie du droit de la force.

[…] Fatalité de la guerre et de la haine, fatalité des races, fatalité des servitudes économiques, fatalité du crime et des répressions sauvages, voilà quel est, selon nos contradicteurs, le fondement durable ou plutôt le fondement éternel de l’échafaud !
C’est sur ce bloc de fatalités qu’ils dressent la guillotine. Elle a pour mission de signifier aux hommes que jamais le progrès social, jamais le progrès de l’éducation et de la justice ne dispensera les sociétés humaines de tuer et de répondre à la violence individuelle par le meurtre social. C’est le signal du désespoir volontaire, systématique et éternel ; c’est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée, que l’espérance humaine ne passera pas ! (…(

Je le répète, ce que nous reprochons avant tout à la peine de mort, c’est qu’elle limite, concentre la responsabilité de la peine de mort. C’est dans la race humaine l’absolu de la peine. Eh bien ! Nous n’avons pas le droit de prononcer l’absolu de la peine parce que nous n’avons pas le droit de faire porter sur une seule tête l’absolu de la responsabilité.
[...] Il est trop commode de trancher le problème avec un couperet, de faire tomber une tête dans un panier et de s’imaginer qu’on en a fini avec le problème. C’est trop commode de créer ainsi un abîme entre les coupables et les innocents. Il y a des uns aux autres une chaîne de responsabilité. Il y a une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes même dans le crime.


Il faut marcher
« En avant », La Dépêche, 29 juin 1899. Jaurès s’engage ici dans le soutien au gouvernement de la « défense républicaine » lancé par le gambettiste Waldeck-Rousseau favorable à la participation ministérielle d’un socialiste, Alexandre Millerand.


Nous sommes nombreux dans le parti socialiste qui avons dompté d’emblée cette révolte et qui avons dit : « Oui, il le faut ». Nous l’avons dit dès la première minute.

Paschal Grousset, qui a échappé comme par miracle à l’ordre de mort signé contre lui par Galliffet lui-même, a voté pour le ministère. Et, dès que le ministère fut connu, il vint aux bureaux de la Petite République nous dire : « N’importe ! Il faut marcher. » Trouvera-t-on souvent dans l’histoire plus héroïque abnégation d’un parti? La majorité des socialistes a soutenu le cabinet. Sans leur esprit de sacrifice il était à terre. Oui, notre parti sera récompensé par l’histoire. Et il nous plaît qu’aux heures de crise il ait ce ressort de courage. Il nous plaît qu’il ne soit pas composé de ces éternels impuissants qui critiquent, chicanent, disputent et jamais n’agissent et combattent toujours trop tard. Les nôtres ont pris une responsabilité lourde, à coup sûr ; mais il faudra en prendre bien d’autres avant que la révolution sociale ait arraché toutes les racines du vieux monde et planté la nouvelle justice. Avant peu on verra les résultats : la République affermie et le socialisme grandi. J’ajoute que, malgré d’apparentes dispersions, l’unité socialiste est plus proche que jamais.



Pour Jaurès, les socialistes contribuent largement par leur action à la démocratisation de la République et à sa défense en face des nationalistes, comme pendant l’affaire Dreyfus avec le gouvernement de « défense républicaine »


3-pour le socialisme démocratique qui ne peut se détacher de la République

Puisque vous désertez la politique républicaine, c’est nous qui la ferons ici
Discours à la Chambre des députés, 21 novembre 1893, Journal officiel, 22 novembre 1893. Jaurès s’adresse au Président du conseil Charles Dupuy qui a fait une déclaration de politique générale. A la déclaration de guerre adressée aux socialistes, il démontre l’impossibilité de combattre le socialisme sans détruire les principes républicains. Ce discours est souvent appelé par une expression qui a fait sensation : « Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine ».


Pour nous, la déclaration ministérielle est parfaitement claire : c’est une déclaration de guerre au parti socialiste. (Mouvements divers.)
Toutes les paroles, toutes les attitudes du gouvernement nous signifient la guerre
[…]
Non, messieurs, la vérité, c’est que ce mouvement sort des profondeurs mêmes des choses ; c’est qu’il sort d’innombrables souffrances qui jusqu’ici ne s’étaient point concertées, mais qui ont trouvé dans une formule libératrice leur point de ralliement. La vérité, c’est qu’en France même, dans notre France républicaine, le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de la République, que vous avez fondée, et du régime économique qui se développe dans ce pays depuis un demi-siècle.
Vous avez fait la République, et c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, vous l’avez faite indestructible, mais par là vous avez institué entre l’ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction.
M. René Goblet. — Très bien !
M. Jaurès. — Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies 
[…]
Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. C’est la République qui est le grand excitateur, c’est la République qui est le grand meneur : traduisez-la donc devant vos gendarmes ! (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
Et puis, vous avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ? Car vous n’avez pas voulu seulement que l’instruction fût universelle et obligatoire : vous avez voulu aussi qu’elle fût laïque, et vous avez bien fait. (Marques d’assentiment sur divers bancs. — Bruit au centre.)
(…( C’est parce que vous sentez vous-mêmes que le mouvement socialiste sort de toutes nos institutions, que vous êtes acculés aujourd’hui, pour le combattre, à une œuvre rétrograde.
Le socialisme sortait de la République ; vous ne pouvez détruire la République, mais vous y introduisez ses ennemis d’hier en gouvernants et en maîtres, pour en chasser plus, sûrement les militants qui l’ont faite et qui ont versé leur sang pour elle. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. — Exclamations au centre.)
Vous ne pouvez pas détruire ouvertement, officiellement votre œuvre de laïcité, mais vous mettez votre République sous le patronage de la papauté… Oui, c’est la politique de Léon XIII qui vous dirige. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)



J’ai toujours été un républicain et toujours été un socialiste
Préface aux Discours Parlementaires, Paris, Edouard Cornély, 1904. Jaurès revient sur les débuts de sa carrière politique et explique en quoi il a été, dès le départ, « républicain et socialiste ». Car c’est toujours la République sociale qui a été son « idéal ».



(…( j’ai le droit de dire que depuis que je suis dans la vie publique, la direction essentielle de ma pensée et de mon effort a toujours été la même. J’ai toujours été un républicain et toujours été un socialiste : c’est toujours la République sociale, la République du travail organisé et souverain qui a été mon idéal. Et c’est pour elle que, dès le premier jour, avec mes inexpériences et mes ignorances, j’ai combattu. De cette continuité la série des discours que j’ai prononcés au Parlement témoigne d’une façon décisive ; la série des articles que j’ai publiés en témoignerait dans un détail plus précis encore. Je n’espère point détruire la légende qui fait de moi un ancien « centre-gauche » passé brusquement au socialisme. 
Les légendes créées par l’esprit de parti sont indestructibles, et celle-ci a pour elle une sorte d’apparence ; car si, dans la législature de 1885 à 1889, je n’étais inscrit dans aucun groupe, si je votais souvent avec la gauche avancée, si je manifestais en toute occasion ma tendance toujours plus nette au socialisme, je siégeais géographiquement au centre ; et cela a suffi, pour bien des hommes, à me classer. Mais j’étais dès lors, profondément et systématiquement, un socialiste collectiviste. Et dans toutes les paroles que j’ai dites l’inspiration socialiste est évidente. De même que mon idéal est resté le même en ses grands traits, la méthode est demeurée essentiellement la même.
[…]
C’est le même souci fondamental de rattacher le socialisme à la République, de compléter la démocratie politique par la démocratie sociale. C’est le même appel à la force de la légalité républicaine, si seulement cette légalité n’est pas violentée par l’audace des partis rétrogrades ou déformée par leur perfidie. C’est la même passion pour la haute culture humaine en même temps que pour l’organisation croissante et la libération économique du prolétariat. C’est la même préoccupation incessante de clore la période de leurs critiques et de faire apparaître en des projets de loi positifs le caractère organique du socialisme. C’est le même opportunisme à utiliser, au profit du Parti socialiste et du mouvement ouvrier, tous les dissentiments de la bourgeoisie, toutes les forces de liberté ou toutes les chances de moindre oppression que nous a léguées la tradition démocratique et révolutionnaire de la France. C’est la même volonté d’aboutir à ces réformes immédiates qui préparent ou même qui commencent la décisive transformation sociale. C’est la même inflexibilité de tactique, qui, entre l’opposition violente aux ministères Dupuy et Perier et l’opposition violente au ministère Méline, a inséré, sous le ministère de M. Bourgeois, le ministérialisme socialiste le plus délibéré et le plus constant, je dirais presque le plus intransigeant. Ainsi je peux parcourir de nouveau en pensée la ligne que j’ai suivie depuis vingt ans sans m’y heurter à mes propres contradictions. Elle est accidentée comme le terrain lui-même, tantôt escarpée et directe comme pour un assaut, tantôt côtoyant l’abîme, tantôt sinueuse et d’apparence aisée ; mais toujours elle va vers le même but : elle est orientée vers la même lumière du socialisme grandissant.




Dans l’intérêt de la République elle-même
« Socialisme et République », La Dépêche, 19 septembre 1905. Au lendemain de la création de la SFIO (23-24 avril), Jaurès explique toute l’importance du socialisme pour le développement démocratique de la République.



Si donc le parti socialiste unifié était tenté, comme quelques-uns de nos adversaires l’insinuent, de se désintéresser de la lutte engagée entre la République laïque et la réaction, la situation serait grave en effet ; car c’est la plus grande part des forces socialistes et ouvrières qui ferait défaut dans la bataille de liberté politique et de laïcité, et la contre-révolution nationaliste et cléricale aurait beau jeu pour remettre la main sur la France désemparée, pour déchaîner au dedans une politique de réaction, au dehors une politique d’aventure. Mais sur quoi se fonde-t-on pour proclamer ainsi que le parti socialiste, foncièrement républicain et libre penseur, trahira la cause de la République et de la raison ?
[...] En fait, et sauf quelques accidents inévitables dans tous les partis, les socialistes donneront partout de toute leur force, au second tour de scrutin, dans les élections législatives qui approchent, pour les candidats les plus républicains et les plus démocrates.

4- Pour la culture, l’école, les savoirs, le journalisme, ... (culture et société)


Voir la première partie de l’exposé

5- Pour l’égalité des peuples, contre le colonialisme, pour la reconnaissance des civilisations d’Asie


Voir par exemple le discours du 28 juin 1912 à la Chambre des députés contre le protectorat établi au Maroc. Il marque un tournant dans l’anticolonialisme de Jaurès. Ce dernier y propose un intéressant portrait de la civilisation arabe et marocaine.

6- Le combat qui surplombe les précédents, où Jaurès mobilise l’ensemble de ses ressources, la lutte contre le « monstre » de la guerre, combat internationaliste qui ne l’éloigne pas de la France (cf. Marc Bloch).

Présence de Jaurès dans la Résistance. N’est pas l’uniquement le symbole du pacifisme et du rejet des horreurs de la guerre. Plaide pour choisir sa guerre.



Voir annexes (2) Jaurès. Penser la guerre, défendre la République, par Vincent Duclert




III. Enseigner la République avec la postérité de Jaurès : l’exposition du Panthéon

S’intéresser à la postérité de Jaurès pour comprendre la fabrique d’une mémoire iconique et les imaginaires sociaux de la République, en conséquence mieux comprendre la République aux XXe et XXIe siècles, dans les temps et les espaces où se déploie cette mémoire de Jaurès (des savoirs à construire par exemple au travers d’une exposition dossier)



Une approche de la République au XXe siècle, dans le souvenir de Jaurès rendu permanent par son assassinat.

Le souvenir de Jaurès a permis au prolétariat de rester fidèle à la République, même ceux qui font le choix de la révolution bolchevique

En faisant ce choix de la République, les socialistes décident d’y participer activement, et donc d’exercer leur esprit critique, leur droit de citoyen libre. La référence à Jaurès est aussi importante parmi les dirigeants de gauche que chez de simples citoyens et acteurs de la société civile – comme on le voit dans les témoignages d’instituteurs. En cela, même mort, Jaurès continue de faire vivre une certaine idée de la République, celle qu’il a désignée dans son discours à la jeunesse de 1903, le plus connu, le plus réédité. L’exposition.
Cette grammaire jaurésienne de la République explique sa place dans les imaginaires sociaux de la politique, et même la récupération dont il fait l’objet.


Il y a aussi la possibilité de parler différemment de la Première Guerre mondiale (analyse des centenaires croisées en 2014)

Visite de l’exposition du Panthéon. On insiste notamment sur les ressources pour la classe d’une exposition historique, soit à travers l’organisation d’une visite, soit à travers la conception d’une exposition dossier qui peut être réalisée au niveau de l’établissement (il est à préciser que l’exposition du Panthéon s’apparente à une exposition dossier : par exemple, aucune iconographie n’est présentée dans son original, il ne s’agit que de reproduction) ;



Voir le fichier relatif à l’exposition


Annexes


(1) Discours à la jeunesse, lycée d’Albi, 30 juillet 1903
(2) Jaurès. Penser la guerre, défendre la République, par Vincent Duclert
Chronologie
Portraits de républicains par Jaurès




(1) Discours à la jeunesse, lycée d’Albi, 30 juillet 1903.

Mesdames, Messieurs, Jeunes élèves,
C’est une grande joie pour moi de me retrouver en ce lycée d’Albi et d’y reprendre un instant la parole. Grande joie nuancée d’un peu de mélancolie ; car lorsqu’on revient à de longs intervalles, on mesure soudain ce que l’insensible fuite des jours a ôté de nous pour le donner au passé. Le temps nous avait dérobés à nous-mêmes, parcelle à parcelle, et tout à coup c’est un gros bloc de notre vie que nous voyons loin de nous. La longue fourmilière des minutes emportant chacune un grain chemine silencieusement, et un beau soir le grenier est vide.
Mais qu’importe que le temps nous retire notre force peu à peu, s’il l’utilise obscurément pour des œuvres vastes en qui survit quelque chose de nous ? Il y a vingt-deux ans, c’est moi qui prononçais ici le discours d’usage. Je me souviens (et peut-être quelqu’un de mes collègues d’alors s’en souvient-il aussi) que j’avais choisi comme thème : les jugements humains. Je demandais à ceux qui m’écoutaient de juger les hommes avec bienveillance, c’est-à-dire avec équité, d’être attentifs, dans les consciences les plus médiocres et les existences les plus dénuées, aux traits de lumière, aux fugitives étincelles de beauté morale par où se révèle la vocation de grandeur de la nature humaine. Je les priais d’interpréter avec indulgence le tâtonnant effort de l’humanité incertaine.
Peut-être, dans les années de lutte qui ont suivi, ai-je manqué plus d’une fois envers des adversaires à ces conseils de généreuse équité. Ce qui me rassure un peu, c’est que j’imagine qu’on a dû y manquer aussi parfois à mon égard, et cela rétablit l’équilibre. Ce qui reste vrai, à travers toutes nos misères, à travers toutes les injustices commises ou subies, c’est qu’il faut faire un large crédit à la nature humaine ; c’est qu’on se condamne soi-même à ne pas comprendre l’humanité, si on n’a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinées incomparables.
Cette confiance n’est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n’ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui appesantissent la marche de l’homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines.
Oui, les hommes qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ; ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se manifestent point dans les limites étroites de leur vie. Ils sont pleins d’une sympathie déférente et douloureuse pour ceux qui ayant été brutalisés par l’expérience immédiate ont conçu des pensées amères, pour ceux dont la vie a coïncidé avec des époques de servitude, d’abaissement et de réaction, et qui, sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lèverait plus. Mais eux-mêmes se gardent bien d’inscrire définitivement au passif de l’humanité qui dure les mécomptes des générations qui passent. Et ils affirment, avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir.
Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. Et si cette République surgit dans un monde monarchique encore, c’est assurer qu’elle s’adaptera aux conditions compliquées de la vie internationale sans rien entreprendre sur l’évolution plus lente des peuples, mais sans rien abandonner de sa fierté juste et sans atténuer l’éclat de son principe.
Oui, la République est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace. L’intervention en était si audacieuse, si paradoxale, que même les hommes hardis qui il y a cent dix ans, ont révolutionné le monde, en écartèrent d’abord l’idée. Les Constituants de 1789 et de 1791, même les Législateurs de 1792 croyaient que la monarchie traditionnelle était l’enveloppe nécessaire de la société nouvelle. Ils ne renoncèrent à cet abri que sous les coups répétés de la trahison royale. Et quand enfin ils eurent déraciné la royauté, la République leur apparut moins comme un système prédestiné que comme le seul moyen de combler le vide laissé par la monarchie. Bientôt cependant, et après quelques heures d’étonnement et presque d’inquiétude, ils l’adoptèrent de toute leur pensée et de tout leur cœur. Ils résumèrent, ils confondirent en elle toute la Révolution. Et ils ne cherchèrent point à se donner le change. Ils ne cherchèrent point à se rassurer par l’exemple des républiques antiques ou des républiques helvétiques et italiennes. Ils virent bien qu’ils créaient une œuvre nouvelle, audacieuse et sans précédent. Ce n’était point l’oligarchique liberté des républiques de la Grèce, morcelées, minuscules et appuyées sur le travail servile. Ce n’était point le privilège superbe de la république romaine, haute citadelle d’où une aristocratie conquérante dominait le monde, communiquant avec lui par une hiérarchie de droits incomplets et décroissants qui descendait jusqu’au néant du droit, par un escalier aux marches toujours plus dégradées et plus sombres, qui se perdait enfin dans l’abjection de l’esclavage, limite obscure de la vie touchant à la nuit souterraine. Ce n’était pas le patriciat marchand de Venise et de Gênes. Non, c’était la République d’un grand peuple où il n’y avait que des citoyens et où tous les citoyens étaient égaux. C’était la République de la démocratie et du suffrage universel. C’était une nouveauté magnifique et émouvante.
Les hommes de la Révolution en avaient conscience. Et lorsque dans la fête du 10 août 1793, ils célébrèrent cette Constitution, qui pour la première fois depuis l’origine de l’histoire organisait dans la souveraineté nationale la souveraineté de tous, lorsque artisans et ouvriers, forgerons, menuisiers, travailleurs des champs défilèrent dans le cortège, mêlés aux magistrats du peuple et ayant pour enseignes leurs outils, le président de la Convention put dire que c’était un jour qui ne ressemblait à aucun autre jour, le plus beau jour depuis que le soleil était suspendu dans l’immensité de l’espace ! Toutes les volontés se haussaient, pour être à la mesure de cette nouveauté héroïque. C’est pour elle que ces hommes combattirent et moururent. C’est en son nom qu’ils refoulèrent les rois de l’Europe. C’est en son nom qu’ils se décimèrent. Et ils concentrèrent en elle une vie si ardente et si terrible, ils produisirent par elle tant d’actes et tant de pensées qu’on put croire que cette République toute neuve, sans modèles comme sans traditions, avait acquis en quelques années la force et la substance des siècles.
Et pourtant que de vicissitudes et d’épreuves avant que cette République que les hommes de la Révolution avaient crue impérissable soit fondée enfin sur notre sol ! Non seulement après quelques années d’orage elle est vaincue, mais il semble qu’elle s’efface à jamais de l’histoire et de la mémoire même des hommes. Elle est bafouée, outragée ; plus que cela, elle est oubliée. Pendant un demi-siècle, sauf quelques cœurs profonds qui garderaient le souvenir et l’espérance, les hommes la renient ou même l’ignorent. Les tenants de l’Ancien régime ne parlent d’elle que pour en faire honte à la Révolution : “ Voilà où a conduit le délire révolutionnaire ! ” Et parmi ceux qui font profession de défendre le monde moderne, de continuer la tradition de la Révolution, la plupart désavouent la République et la démocratie. On dirait qu’ils ne se souviennent même plus. Guizot s’écrie : “ Le suffrage universel n’aura jamais son jour ”. Comme s’il n’avait pas eu déjà ses grands jours d’histoire, comme si la Convention n’était pas sortie de lui. Thiers, quand il raconte la Révolution du10 août, néglige de dire qu’elle proclama le suffrage universel, comme si c’était là un accident sans importance et une bizarrerie d’un jour. République, suffrage universel, démocratie, ce fut, à en croire les sages, le songe fiévreux des hommes de la Révolution. Leur œuvre est restée, mais leur fièvre est éteinte et le monde moderne qu’ils ont fondé, s’il est tenu de continuer leur œuvre, n’est pas tenu de continuer leur délire. Et la brusque résurrection de la République, reparaissant en 1848 pour s’évanouir en 1851, semblait en effet la brève rechute dans un cauchemar bientôt dissipé.
Et voici maintenant que cette République, qui dépassait de si haut l’expérience séculaire des hommes et le niveau commun de la pensée que, quand elle tomba, ses ruines mêmes périrent et son souvenir s’effrita, voici que cette République de démocratie, de suffrage universel et d’universelle dignité humaine, qui n’avait pas eu de modèle et qui semblait destinée à n’avoir pas de lendemain, est devenue la loi durable de la nation, la forme définitive de la vie française, le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde.
Or, et c’est là surtout ce que je signale à vos esprits, l’audace même de la tentative a contribué au succès. L’idée d’un grand peuple se gouvernant lui-même était si noble qu’aux heures de difficulté et de crise elle s’offrait à la conscience de la nation. Une première fois en 1793 le peuple de France avait gravi cette cime, et il y avait goûté un si haut orgueil, que toujours sous l’apparent oubli et l’apparente indifférence, le besoin subsistait de retrouver cette émotion extraordinaire. Ce qui faisait la force invincible de la République, c’est qu’elle n’apparaissait pas seulement de période en période, dans le désastre ou le désarroi des autres régimes, comme l’expédient nécessaire et la solution forcée. Elle était une consolation et une fierté. Elle seule avait assez de noblesse morale pour donner à la nation la force d’oublier les mécomptes et de dominer les désastres. C’est pourquoi elle devait avoir le dernier mot. Nombreux sont les glissements et nombreuses les chutes sur les escarpements qui mènent aux cimes ; mais les sommets ont une force attirante. La République a vaincu parce qu’elle est dans la direction des hauteurs, et que l’homme ne peut s’élever sans monter vers elle. La loi de la pesanteur n’agit pas souverainement sur les sociétés humaines, et ce n’est pas dans les lieux bas qu’elles trouvent leur équilibre. Ceux qui, depuis un siècle, ont mis très haut leur idéal ont été justifiés par l’histoire.
Et ceux-là aussi seront justifiés qui le placent plus haut encore. Car le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée.
Messieurs, je n’oublie pas que j’ai seul la parole ici et que ce privilège m’impose beaucoup de réserve. Je n’en abuserai point pour dresser dans cette fête une idée autour de laquelle se livrent et se livreront encore d’âpres combats. Mais comment m’était-il possible de parler devant cette jeunesse qui est l’avenir, sans laisser échapper ma pensée d’avenir ? Je vous aurais offensés par trop de prudence ; car quel que soit votre sentiment sur le fond des choses, vous êtes tous des esprits trop libres pour me faire grief d’avoir affirmé ici cette haute espérance socialiste qui est la lumière de ma vie.
Je veux seulement dire deux choses, parce quelles touchent non au fond du problème, mais à la méthode de l’esprit et à la conduite de la pensée. D’abord, envers une idée audacieuse qui doit ébranler tant d’intérêts et tant d’habitudes et qui prétend renouveler le fond même de la vie, vous avez le droit d’être exigeants. Vous avez le droit de lui demander de faire ses preuves, c’est-à-dire d’établir avec précision comment elle se rattache à toute l’évolution politique et sociale, et comment elle peut s’y insérer. Vous avez le droit de lui demander par quelle série de formes juridiques et économiques elle assurera le passage de l’ordre existant à l’ordre nouveau. Vous avez le droit d’exiger d’elle que les premières applications qui en peuvent être faites ajoutent à la vitalité économique et morale de la nation. Et il faut qu’elle prouve, en se montrant capable de défendre ce qu’il y a déjà de noble et de bon dans le patrimoine humain, qu’elle ne vient pas le gaspiller, mais l’agrandir. Elle aurait bien peu de foi en elle-même si elle n’acceptait pas ces conditions.
En revanche, vous, vous lui devez de l’étudier d’un esprit libre, qui ne se laisse troubler par aucun intérêt de classe. Vous lui devez de ne pas lui opposer ces railleries frivoles, ces affolements aveugles ou prémédités et ce parti pris de négation ironique ou brutale que si souvent, depuis un siècle même, les sages opposèrent à la République, maintenant acceptée de tous, au moins en sa forme. Et si vous êtes tentés de dire encore qu’il ne faut pas s’attarder à examiner ou à discuter des songes, regardez en un de vos faubourgs ? Que de railleries, que de prophéties sinistres sur l’œuvre qui est là ! Que de lugubres pronostics opposés aux ouvriers qui prétendaient se diriger eux-mêmes, essayer dans une grande industrie la forme de la propriété collective et la vertu de la libre discipline ! L’œuvre a duré pourtant ; elle a grandi : elle permet d’entrevoir ce que peut donner la coopération collectiviste. Humble bourgeon à coup sûr, mais qui atteste le travail de la sève, la lente montée des idées nouvelles, la puissance de transformation de la vie. Rien n’est plus menteur que le vieil adage pessimiste et réactionnaire de l’Ecclésiaste désabusé : “ Il n’y rien de nouveau sous le soleil ”. Le soleil lui-même a été jadis une nouveauté, et la terre fut une nouveauté, et l’homme fut une nouveauté. L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création.
C’est donc d’un esprit libre aussi que vous accueillerez cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive. Il ne s’agit point de déshonorer la guerre dans le passé. Elle a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les élément humains et préparé les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous signifie qu’il est proche, où l’humanité est assez organisée, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir résoudre, par la raison, la négociation et le droit, les conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, détestable et grande tant qu’elle est nécessaire, est atroce et scélérate quand elle commence à paraître inutile.
Je ne vous propose pas un rêve idyllique et vain. Trop longtemps les idées de paix et d’unité humaines n’ont été qu’une haute clarté illusoire qui éclairait ironiquement les tueries continuées. Vous souvenez-vous de l’admirable tableau que vous a laissé Virgile de la chute de Troie ? C’est la nuit : la cité surprise est envahie par le fer et le feu, par le meurtre, l’incendie et le désespoir. Le palais de Priam est forcé et les portes abattues laissent apparaître la longue suite des appartements et des galeries. De chambre en chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus ; enfants, femmes, vieillards se réfugient en vain auprès de l’autel domestique que le laurier sacré ne protège pas contre la mort et contre l’outrage ; le sang coule à flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, d’insulte et de haine. Mais par dessus la demeure bouleversée et hurlante, les cours intérieures, les toits effondrés laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible et toute la clameur humaine de violence et d’agonie monte vers les étoiles d’or : Ferit aurea sidera clamor ( Leur clameur heurte les étoiles d’or, Virgile, L’Énéide(
De même, depuis vingt siècles et de période en période, toutes les fois qu’une étoile d’unité et de paix s’est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre.
C’était d’abord l’astre impérieux de la Rome conquérante qui croyait avoir absorbé tous les conflits dans le rayonnement universel de sa force. L’empire s’effondre sous le choc des barbares, et un effroyable tumulte répond à la prétention superbe de la paix romaine. Puis ce fut l’étoile chrétienne qui enveloppa la terre d’une lueur de tendresse et d’une promesse de paix. Mais atténuée et douce aux horizons galiléens, elle se leva dominatrice et âpre sur l’Europe féodale. La prétention de la papauté à apaiser le monde sous sa loi et au nom de l’unité catholique ne fit qu’ajouter aux troubles et aux conflits de l’humanité misérable. Les convulsions et les meurtres du Moyen Âge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dérisoire réplique à la grande promesse de paix chrétienne. La Révolution à son tour lève un haut signal de paix universelle par l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre les forces du vieux monde, se développent des guerres formidables.
Quoi donc ? La paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenés et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d’or, des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam incendié par les torches ? Non ! Non ! Et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes, que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la démocratie, la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions ; et si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif.
Enfin, le commun idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus réfractaires tous les jours à l’ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités de nations et de races. Oui, comme l’histoire a donné le dernier mot à la République si souvent bafouée et piétinée, elle donnera le dernier mot à la paix, si souvent raillée par les hommes et les choses, si souvent piétinée par la fureur des événements et des passions. Je ne vous dis pas : c’est une certitude toute faite. Il n’y a pas de certitude toute faite en histoire. Je sais combien sont nombreux encore aux jointures des nations les points malades d’où peut naître soudain une passagère inflammation générale. Mais je sais aussi qu’il y a vers la paix des tendances si fortes, si profondes, si essentielles, qu’il dépend de vous, par une volonté consciente, délibérée, infatigable, de systématiser ces tendances et de réaliser enfin le paradoxe de la grande paix humaine, comme vos pères ont réalisé le paradoxe de la grande liberté républicaine. Œuvre difficile, mais non plus œuvre impossible. Apaisement des préjugés et des haines, alliances et fédérations toujours plus vastes, conventions internationales d’ordre économique et social, arbitrage international et désarmement simultané, union des hommes dans le travail et dans la lumière : ce sera, jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la génération qui se lève.
Non, je ne vous propose pas un rêve décevant ; je ne vous propose pas non plus un rêve affaiblissant. Que nul de vous ne croit que dans la période encore difficile et incertaine qui précédera l’accord définitif des nations, nous voulons remettre au hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité, de la fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la défendre : elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu’elle est la France, et parce qu’elle est humaine
Même l’accord des nations dans la paix définitive n’effacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre commune de l’humanité réconciliée. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le livre de la guerre, que la force ait redressé toutes les iniquités commises par la force, si nous ne concevons pas les réparations comme des revanches, nous savons bien que l’Europe, pénétrée enfin de la vertu de la démocratie et de l’esprit de paix, saura trouver les formules de conciliation qui libéreront tous les vaincus des servitudes et des douleurs qui s’attachent à la conquête. Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le cercle de fer, le cercle de haine où les revendications même justes provoquent des représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en un mouvement sans issue et sans fin, où le droit et la violence, sous la même livrée sanglante, ne se discernent presque plus l’un de l’autre, et où l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que de sa défaite.
Surtout, qu’on ne nous accuse point d’abaisser et d’énerver les courages. L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit ; c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir, autant que l’on peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Ah ! vraiment, comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux hommes d’exercer et d’éprouver leur courage, et qu’il faut prolonger les roulements de tambour qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter les cœurs ! Ils sonnaient alors un son héroïque ; dans notre vingtième siècle, ils sonneraient creux. Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincère et pleine. C’est pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes, quelques-unes des choses que je portais en moi.



(2) « Jaurès. Penser la guerre, défendre la République » par Vincent Duclert (tapuscrit de la postface de l’ouvrage, Jean Jaurès. La République, Toulouse, Privat, 2014).

Jean Jaurès est né avec le conflit franco-allemand de 1870 (il n’avait pas onze ans lorsqu’il éclata), il est mort à la veille de la Première Guerre mondiale, assassiné à cause de son combat pour la paix. Première victime d’une violence guerrière qui dépassa ce que l’humanité avait connu de plus terrible jusque-là, il fut un grand penseur de la guerre au XXe siècle. A la fois historien et philosophe du fait guerrier, il a établi les fondements des conflits justes et des paix durables, tenant la réflexion sur la guerre comme le devoir le plus élevé qui incombe à une société démocratique. En ce centenaire commun de sa mort et du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il reste encore beaucoup à découvrir sur lui et sur son combat.
Afin de mettre un terme aux guerres de conquête et de destruction, Jaurès voulait construire une politique de la paix internationale, avec l’internationalisme ouvrier et par l’arbitrage du droit, dans l’affirmation de la démocratie en Europe. Pour autant Jaurès, contrairement à l’image de pacifiste entier qui lui est souvent associée, ne condamnait pas le conflit armé. Comme les vrais pacifistes, il réclamait le droit de choisir la guerre qui méritait d’être menée, de définir les objectifs à atteindre par son biais, de concevoir les armées et les stratégies qui seraient employées. Dès 1905, anticipant sur la catastrophe d’une guerre qui menaçait, Jaurès n’a cessé d’alerter la classe politique et les Français. A partir de la crise de Tanger avec l’Allemagne – au sujet de la conquête du Maroc –, et le tournant nationaliste qui s’ensuivit en France et en Europe, Jaurès fit du combat contre la guerre et pour l’instauration d’une paix durable dans le monde son engagement le plus important, celui qui dominait toutes ses autres préoccupations.
Pour ses ennemis, ses choix pacifistes relevaient de la trahison. Au soir du 31 juillet 1914, Raoul Villain justifia l’assassinat de l’homme politique par ces mots : « Si j’ai commis cet acte, c’est parce que Monsieur Jaurès a trahi son pays en menant sa campagne contre la Loi des trois ans. J’estime qu’on doit punir les traîtres et qu’on peut donner sa vie pour une cause semblable. »
Avec la Grande Guerre et la mort de Jaurès, il devint évident que l’humanité basculait dans une autre ère historique, l’« âge des extrêmes », comme le définira l’historien Eric Hobsbawm, « l’ère des tyrannies » pour l’historien et philosophe Elie Halévy. Le 24 mars 1916, celui-ci écrivit à son ami, le directeur de la Revue de métaphysique et de morale : « J’en reviens toujours à ma thèse. Le jour où Jaurès a été assassiné et où s’est allumé l’incendie de l’Europe, une ère nouvelle de l’histoire du monde s’est ouverte. C’est une sottise de croire que dans six mois, cela pourra s’éteindre, et que les mêmes partis, les mêmes groupes, les mêmes individus pourront reprendre le cours de leurs combinaisons, comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle. Ne me fais pas dire, dans le style à la mode, que l’Europe va sortir régénérée, purifiée de ce baptême du feu. Je dis qu’elle en sortira changée ; et je dis qu’elle n’est point près d’en sortir. »


Le combat de Jean Jaurès contre la guerre, avec la perspective de son déferlement imminent en Europe, se hissait à la hauteur des ambitions qu’il plaçait dans le socialisme aussi bien que dans la République, confondus dans un même volonté d’humanité, de raison et de justice. Jaurès ne concevait pas de question plus importante, rien qui concernât davantage la conscience de l’homme et le destin des sociétés. Le combat contre la guerre et la lutte pour la paix lui permirent tout à la fois de répondre à sa lecture inquiète des relations internationales, d’accélérer la construction de l’Internationale ouvrière et du socialisme universel, d’affirmer la primauté du droit et la force de l’arbitrage, de dessiner la vocation de la France en tant que démocratie républicaine en progrès, et enfin de mobiliser ses ressources intellectuelles, tant historiques que philosophiques. En d’autres termes, Jean Jaurès s’est appliqué à conquérir, en France et dans le monde, une position sans équivalent pour un homme qui n’était ni chef d’Eglise, ni empereur, ni président élu ou Premier ministre d’une grande puissance. L’énergie qu’il mit à repousser la guerre qui s’annonçait, l’imagination qu’il plaça au service de la paix, le verbe et la science qui enveloppèrent son action, ont défini un combat permanent de près de dix années et qui trouvait sa source dans son histoire profonde.
En même temps, Jaurès n’est pas seul dans cette bataille où il laissera sa vie. Autour de lui agissent des compagnons de lutte, que cela soient ses camarades de l’Internationale que ses amis du Parti socialiste comme Edouard Vaillant, Francis de Pressensé ou Jean Longuet, ou encore des intellectuels et des penseurs qui n’oublient pas les solidarités anciennes du temps des « grands massacres » arméniens et de l’affaire Dreyfus, d’Anatole France à Frédéric Passy.
C’est un engagement ancien, consubstantiel de son être politique, que révèle la bataille de Jaurès. Selon lui, la guerre est la manifestation la plus inacceptable de l’injustice dans les rapports humains, qu’ils s’expriment à l’échelle d’une société, entre des Etats ou dans des systèmes impériaux. Jean Jaurès ne cesse d’analyser l’histoire des sociétés et des Etats en termes de processus guerriers. Son premier grand article sur la guerre et la responsabilité particulière de la France républicaine à l’égard de la paix date de 1887, alors qu’il n’est député depuis deux ans. Mais il demeure un républicain proche de Jules Ferry tout en manifestant son indépendance de d’action et de pensée. Et il évolue vers une conception de plus en plus critique de la société et de ses inégalités insupportables.
Devenu socialiste, Jaurès prononce son premier grand discours politique sur la guerre le 7 mars 1895 à la tribune de la Chambre. Et déjà s’impose la puissance du verbe, relayée par la formule rapidement célèbre : « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage ».
Sa dénonciation rapide de la guerre se nourrit de son aversion pour la violence et la domination par la force, ce qui explique qu’il relie le phénomène guerrier aussi bien à des préoccupations morales, presque religieuses, sur la conscience humaine, qu’à ses conceptions plus idéologiques sur la lutte des classes et la destruction de l’humanité dont se rendait coupable le capitalisme.
La guerre comme objet de réflexion et d’engagement pousse Jaurès à écrire deux grands livres, La Guerre franco-allemande 1870-71, en 1908, et L’Armée nouvelle, en 1910, sans parler des chapitres qu’il consacre à la « nation armée » et aux guerres révolutionnaires dans ses volumes de l’Histoire socialiste de la Révolution française, rédigés à partir de 1899. Il s’attache particulièrement, y compris dans ses discours plus politiques, à documenter et à décrire les pratiques guerrières, le « Code de mort ». Il n’agit pas seulement en historien et philosophe de la guerre, il travaille aussi comme anthropologue du fait guerrier. En cela, les recherches actuelles sur la guerre trouvent des appuis substantiels dans l’œuvre de Jaurès. Cet essai place la guerre au centre de la réflexion, après d’autres études comme celle de Jean-Jacques Becker préfaçant la réédition de L’Armée nouvelle en 2012 : « Jaurès, qui s’est battu avec tant de constance, d’énergie, d’éloquence pour sauvegarder la paix, a consacré un de ses principaux ouvrages… à la guerre. »
L’historiographie a bien sûr retenu la part considérable des engagements de Jaurès dédiés à la paix, moins ses pensées approfondies sur la guerre qui lui permettent de bien comprendre l’inacceptable de la violence et ses formes guerrières les plus abouties. Mais il ne délaisse pas pour autant la violence ordinaire résultant de l’injustice économique, sociale, politique. Plus qu’une politique de paix alors, il oppose à la violence une politique de justice –autorisant le recours à la guerre par exemple. Les recherches les plus nombreuses s’inscrivent dans une lecture d’un Jaurès international et internationaliste à laquelle tenait particulièrement l’historien Georges Haupt. La guerre découlant de la question centrale pour Jaurès de la nation et du nationalisme, il était légitime que la Société d’Etudes jaurésiennes créée en 1959 (SEJ) y consacre son premier grand colloque à la Faculté des lettres de Toulouse. Vingt-six ans plus tard, c’est « la défense nationale » qui retint l’attention de la SEJ pour son colloque de Paris, en 1991, porté par Léo Hamon. Si Jaurès se passionnait tant pour l’armée, pour son organisation et sa formation, c’est qu’il avait compris, à l’inverse de ses camarades ou de ses collègues parlementaires qui s’en désintéressaient généralement, qu’elles constituent les leviers par lesquels les guerres injustes, d’agression ou de conquête, peuvent être repoussées au profit des seules guerres légitimes, c’est-à-dire les guerres de défense des territoires nationaux légitimement reconnus, ou les guerres de solidarité envers les persécutés. L’appareil militaire est aussi, et il insista sur ce point dans L’Armée nouvelle, l’enjeu le plus élevé dans le processus démocratique. En d’autres termes, il s’agissait de parvenir à créer une force armée de défense nationale qui revienne à l’autorité civile et populaire, une armée qui ne soit plus « un instrument trop facile aux mains du pouvoir de répression », laquelle constitue « à la longue une sorte d’administration fermée, dont l’esprit corporatif se développe en militarisme », comme cela s’est déjà produit dans toute « l’histoire française, depuis la Révolution surtout ». Démocratiser l’institution militaire était donc un défi majeur pour la République si elle voulait effectivement prétendre au statut de démocratie. Jaurès aborda la question militaire comme un penseur du politique, à l’instar d’un Tocqueville ou d’un Elie Halévy. Ce devoir de réformer l’armée ne conditionnait pas seulement l’avenir de la démocratie républicaine : l’armée définit les capacités d’une nation démocratique à faire la guerre et à défaire ses ennemis. La démocratisation de l’appareil militaire devait donc permettre sa modernisation, tant au niveau du corps des soldats qui devaient rester des citoyens conscients des valeurs qu’ils défendent, qu’au niveau des officiers éduqués comme des intellectuels éclairés. « L’institution militaire est donc maniable à la démocratie », pensait Jaurès, et à cette condition les guerres ne disparaîtraient pas, certes, mais elles ne porteraient plus atteinte ni à l’humanité, ni à la justice.
Cette importance de L’Armée nouvelle pour penser la guerre affleurait dans le nouveau colloque que la SEJ, vingt-deux ans après celui de 1991, a consacré à l’ouvrage et à son impact, même si l’introduction des actes était peu diserte sur le sujet. Une raison supplémentaire alors de reposer avec Jaurès la question essentielle des rapports de la démocratie, de la guerre et de la paix.

La vocation française à la démocratie et à la paix
La critique de la guerre par Jean Jaurès, c’est-à-dire sa déconstruction méthodique pour en révéler les causes réelles, vient de son héritage patriotique et républicain. Jeune contemporain de la guerre de 1870, témoin des violences d’une société inique, solidaire des plus faibles et des persécutés, admirateur de Gambetta, Jaurès agit très tôt en vertu que la France, plus que toute autre nation, a vocation à la paix. Il s’en ouvre dans l’une de ses premières tribunes parues dans La Dépêche, le 12 février 1887. Pour lui, la France est toujours prête à se défendre, mais elle ne veut pas renoncer à l’idée d’une paix générale en Europe. On lit déjà certains des thèmes de L’Armée nouvelle de 1910. Jaurès voit la France comme une nation profondément ancrée dans la paix, ce qui lui confère une grande puissance dans le concert des Etats européens. Il plaide ici, dès à présent, pour une diplomatie sincère et loyale, ouverte aux citoyens, à l’inverse des régimes autoritaires décidant de l’avenir des nations dans le secret des chancelleries.
La liberté est définitivement attachée à la paix ; c’est la force de la démocratie française opposée à l’empire allemand. « Notre pays pourrait-il, s’il ne se possédait pas lui-même, s’il n’était pas son maître et son seul maître, garder au milieu des rumeurs de guerre cette fermeté vigilante et calme ? De l’autre côté du Rhin, il y a des volontés obscures et toutes-puissantes qui portent en elles la paix ou la guerre, et qui pourraient déchaîner celle-ci contre le gré de l’Allemagne même. En France, il n’y a qu’une volonté, celle de la France : et au fond de cette volonté d’une transparence absolue, l’Europe a pu lire deux choses : un amour sincère de la paix, un inébranlable courage pour l’heure du péril. La France libre n’a qu’une diplomatie : montrer au monde toute son âme. Cette âme a pu être tiraillée par des luttes des partis, mais elle n’a point été déchirée ; et, à la moindre apparence de péril national, elle se trouve unie, elle sent que pas une parcelle de sa force ne sera détournée par les querelles ou le soupçon. […] C’est la liberté qui unit tous les fils de la France dans la sagesse : c’est elle qui, comme elle fait notre fierté au-dedans, fait notre force au-dehors. Désormais, quoi qu’il arrive, que nous ayons, comme nous l’espérons bien, la paix, ou au contraire, par la criminelle folie de l’agresseur, la guerre sainte pour notre France bien aimée, liberté et patrie sont inséparables. »
Jaurès voit dans la République et son affirmation en France une garantie majeure de la paix générale en Europe. Car elle « n’a les mains prises dans aucun engagement précis et réciproque, c’est-à-dire dans aucun intérêt étranger », avance-t-il quelques jours après son article sur « La Paix ». « Elle a su, poursuit-il, par sa fermeté et sa réserve, se concilier l’estime des peuples. […] On sait qu’elle a de la sagesse, du courage et des armes ; et ces choses-là donnent des alliés ou les remplacent. » Le 31 décembre 1887, il proclame encore, toujours dans La Dépêche : « La France veut la paix, sans humiliation et sans faiblesse, mais elle veut la paix. ». Elle la veut parce qu’elle construit sa démocratie « qu’elle ne trouverait peut-être pas au milieu des secousses extérieures ». Jaurès ajoute : « Nous avons, si je puis dire, les bras surchargés de problèmes, et comment, dans ces conditions, souhaiter la guerre ? »
Reste que « la question de l’Alsace-Lorraine » constitue « une cause aiguë de conflits toujours possibles ». Car « il est impossible à la démocratie française d’accepter cette mutilation ». Jaurès insiste sur l’attachement de la République à l’idée de patrie et à sa défense obstinée. Il répond ici aux accusations de trahison de la droite monarchiste et catholique et de sa captation du principe national. Pour Jaurès, « la République a débuté par un effort héroïque contre l’étranger : elle n’est pas l’affaiblissement, elle est l’exaltation de l’idée de patrie. La démocratie se perdrait, entrerait dans le monde tête basse, si elle achetait d’un peu de terre française le repos et la liberté ». Néanmoins, Jaurès conserve toute sa confiance dans la paix, il la croit davantage capable que les armes d’aboutir au retour des deux provinces, « qui sont restées françaises de cœur, et qui doivent le redevenir de fait ». « Gambetta le comprenait bien, lorsqu’il parlait à la nation de justice immanente. Il voyait que notre pays avait foi dans une réparation pacifique, sortie du mouvement même de l’histoire. »
Cette paix juste entre les nations ne peut se faire qu’entre des démocraties. « Il est donc essentiel, écrit Jaurès, d’avoir foi dans la démocratie, la démocratie française mais aussi la démocratie allemande. […] L’heure viendra, où la revanche des démocraties pacifiques sur les autocraties militaires sera la revanche de la France libre sur les iniquités bismarckiennes. » On mesure ici la logique qui amènera Jaurès à l’internationalisme ouvrier. A cet égard, l’adhésion à l’universalisme prolétarien ne pourra que favoriser la marche de l’Allemagne vers la démocratie et son renoncement au militarisme bismarckien. Dans l’immédiat, Jaurès confie à la France le soin de défendre le mouvement démocratique partout dans le monde : « La vraie politique étrangère de la France, c’est une politique de démocratie hardie, fraternelle : pas d’autre intervention que l’exemple, mais celui-ci haut et lumineux comme un signal en mer. » Cette proclamation d’un devoir de démocratie pose les bases de la politique jaurésienne faite d’examen critique des événements du monde et de solidarité active envers les démocrates, notamment ceux qui subissent dans leur pays l’oppression des princes et des empereurs.
Jaurès n’accepte la guerre que dans un seul cas : lorsqu’il s’agit de défendre l’idée de patrie et l’intégrité du territoire. La démocratie « n’a pas le droit d’attaquer, assure-t-il dans ce même article ; elle n’a pas le droit de jouer spontanément son existence dans une guerre offensive : elle n’aurait pas, dans cette guerre, la certitude passionnée de vaincre que lui donnerait, si elle était attaquée, le soulèvement terrible de tous ses enfants. » Là encore, Jean Jaurès anticipe de très loin sa réflexion de L’Armée nouvelle sur la guerre juste et la défense nationale.

Le socialisme contre la guerre, pour la justice
Le passage de Jean Jaurès au socialisme au début des années 1890 ne modifie pas fondamentalement sa double détermination en faveur de la paix dans le monde et de la défense de la patrie. « Nous savons bien, nous socialistes, quelle est la hauteur de notre idéal, aussi bien de notre idéal patriotique et français, que de notre idéal humain », proclame-t-il dès le 6 août 1891 dans La Dépêche. Le 3 janvier 1893, il éprouve le besoin de clarifier la doctrine socialiste afin de répondre notamment à l’accusation – « qui serait mortelle si elle était fondée » – d’avoir oublié ou même sacrifié « les intérêts et les droits de la patrie française ». C’est tout le contraire qui est en jeu, selon une définition de la France qui ne peut se séparer du progrès démocratique et des responsabilités internationales : « Si nous, socialistes français, nous étions indifférents à l’honneur, à la sécurité, à la prospérité de la France, ce n’est pas seulement un crime contre la patrie que nous commettrions, mais un crime contre l’humanité. Car la France, et une France libre, grande et forte, est nécessaire à l’humanité. C’est en France que la démocratie est parvenue à sa forme la plus logique, la République ; et, si la France baissait, la réaction monterait dans le monde. […] Si notre pays était menacé par une coalition de despotes ou par l’emportement brutal d’un peuple cupide, nous serions les premiers à la frontière pour défendre la France dont le sang coule dans nos veines et dont le fier génie est ce qu’il y a de meilleur en nous. Qu’on cesse donc d’opposer internationalisme et patriotisme, car, dans les esprits un peu étendus et dans les consciences un peu hautes, ces deux choses se concilient. »
Ainsi Jaurès parvient-il à protester, comme Français aussi bien que comme socialiste, contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Il réitère sa protestation le 7 mars 1895 à la tribune de la Chambre, lors de la discussion du budget du ministère de la Guerre.
C’est son premier discours sur la guerre, « maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, [et qui] peut, à tout moment, éclater sur tous », d’autant que « les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année ». Mais Jaurès constate aussi « l’universel désir de la paix ». Et s’il y a une contradiction alors, c’est à cause de la société capitaliste, la « société violente et chaotique [qui] porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage ». La raison en est l’injustice économique et sa violence. « Tant que dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et le pouvoir, […] tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples. »
Le capitalisme apparaît comme une nouvelle forme du « vieil esprit de domination et de conquête » de l’homme sur l’homme. Et il semble plus redoutable encore avec le militarisme. C’est pourquoi Jaurès proclame hautement qu’il combat l’un comme l’autre. Sa protestation socialiste et patriote dénonce le recours à la « guerre de revanche ». Celle-ci dresse éternellement les nations les unes contre les autres sans solution de paix et porte en elle les futures tyrannies. « Elle ne peut avoir d’autre effet que d’imposer à deux peuples, à perpétuité, par l’urgence perpétuelle du péril, la dictature militaire, et si la patrie ne périssait pas dans la défaite, la liberté pourrait périr dans la violence. » La démocratie, et plus encore le socialisme, s’opposent à ces logiques de guerre et permettent la paix internationale d’où sortira le règlement de la question de l’Alsace-Lorraine.
Quant à la guerre de conquête exigée par la politique coloniale, Jaurès la rejette aussi fermement, sans condamner définitivement le principe de l’expansion coloniale. La colonisation est rejetée lorsque la situation des indigènes est humainement dégradée, ou bien lorsque les rivalités entre les nations conquérantes menacent la paix générale. Jaurès consent à l’aventure coloniale. Tout au plus demande-t-il des règles et appelle-t-il à « un système de garanties internationales pour éviter que les rivalités territoriales ou économiques, « en s’exaspérant, aboutissent à la guerre ». Il prend ainsi l’exemple du canal de Suez ou du fleuve Danube. Il s’en explique dans un article de La Petite République du 17 mai 1896.
La guerre hispano-américaine déclenchée en avril 1898 pour le contrôle de Cuba lui semble l’exemple même de « la lutte entre deux puissances d’oppression, entre deux formes d’exploitation », de la même manière que la crise de Fachoda du mois de novembre suivant se serait résolue « par une discussion au grand jour, par un appel incessant au bon sens et à la loyauté de deux grands peuples ». Mais cet internationalisme doit être pratiqué pleinement, sans arrière-pensée, comme s’y emploie le socialisme dans ses congrès ou dans ses initiatives pour le désarmement, agissant en cela pour le bien de l’humanité : « Le devoir de la classe ouvrière, si écrasée qu’elle soit encore par toutes les puissances de désordre et de haine, est de se redresser pour sauver la civilisation humaine » de la guerre.

Face aux massacres arméniens et aux guerres de conquêtes
Dans son analyse des causes des guerres, Jaurès porte une attention particulière aux processus de persécution. Il se montre solidaire envers toutes les victimes : celles de la violence capitaliste, de l’Etat ou des armées. Au début des années 1890, il se préoccupe de la violence guerrière dans le monde, il veut dégager l’avenir de l’humanité. Cette approche globale, internationale des phénomènes guerriers, se nourrit tout autant de son socialisme récent que de sa formation intellectuelle et d’un humanisme laïc mâtiné de christianisme.
L’engagement de Jaurès contre les grands massacres arméniens perpétrés dans l’empire ottoman par le sultan Abdülhamid II est révélateur d’un combat pour la paix qui s’applique à dénoncer des faits de terreur guerrière intolérables – quand bien même ils concernent des populations orientales très éloignées. La lutte contre la violence ne connaît pas de frontières pour Jaurès : selon lui, la paix entre les nations, mais aussi la paix intérieure des sociétés, ne peuvent se concevoir en dehors de l’internationalisme auquel il accède à cette période.
Après l’été 1894, durant lequel débutent les « grands massacres », Jean Jaurès se saisit du drame arménien. Le 27 janvier 1895, il publie dans La Petite République un premier article, « En Arménie ». Mais il n’a pas encore parlé devant la représentation nationale, et personne n’imagine alors qu’il puisse s’imposer dans un débat précédemment ouvert par des parlementaires catholiques. Il intervient pourtant le 3 novembre 1896. Son discours en faveur des Arméniens prend place dans la discussion « d’interpellations relatives aux événements d’Arménie ». Jean Jaurès monte à la tribune après les députés Denys Cochin et Albert de Mun. Il succède également au radical Gustave-Adolphe Hubbard. En vain ont-ils protesté contre les « grands massacres », ont-ils supplié le gouvernement français de changer de rompre avec la politique de complaisance pour les exactions du Sultan. Jaurès s’exprimera à nouveau sur le sort des Arméniens le 22 février 1897 au cours d’une interpellation « sur les intentions du gouvernement relativement aux événements de Crète », et encore une fois le 15 mars 1897 lors d’une interpellation groupée « sur l’action diplomatique du gouvernement dans les affaires d’Orient ». Mais c’est son discours du 3 novembre 1896 qui a marqué le plus les esprits, au point d’entrer même dans la conscience publique et les imaginaires littéraires.
Durant l’année 1896, les informations rapportées d’Orient sont gravissimes : deux cent mille Arméniens ont péri de mort violente, parfois infligée avec une cruauté sans limites, notamment par la cavalerie personnelle du sultan, les régiments kurdes hamidiye. La tragédie des Arméniens révèle aussi bien le basculement du pouvoir d’Abdülhamid II dans une tyrannie sanguinaire que l’échec de la politique européenne de protection des minorités prévue dans le traité de Berlin. Elle souligne le péril auquel conduisent la haine ethnique et la violence politique. Puisque l’opinion française reste peu ou prou silencieuse, puisque le gouvernement refuse toute intervention pour ne pas menacer les intérêts français dans l’empire ottoman, puisque les Affaires étrangères écartent même toute investigation sur les faits, un groupe d’intellectuels et de politiques déterminés va se charger, dans la presse et au Parlement, de placer l’Europe et la France devant leurs responsabilités. Agé de trente-sept ans, redevenu député, désormais socialiste, Jaurès affronte un événement d’une violence guerrière extrême qui met en question les droits humains fondamentaux, la survie d’un peuple, et l’honneur de l’Europe tout entière.
Ce 3 novembre 1896, son arrivée à la tribune, son discours vibrant et implacable, mais aussi son courage devant les lâchetés gouvernementales, frappent ses contemporains. Marcel Proust, dans Jean Santeuil, écrit de 1895 à 1899, témoigne du souvenir qu’il a gardé de cette séance historique. Donnant à Jaurès les traits du député Couzon, l’écrivain s’enthousiasme pour le courage de Jaurès : « Jamais corps humain n’a exprimé tant de dignité et de grandeur. » L’intervention de Jaurès à la Chambre excède largement le simple mouvement conduisant à la formation d’un parti favorable à l’Arménie en France. Son action se veut plus haute. Dans la solennité de son discours et dans sa volonté de briser les complicités françaises, Jaurès affirme que la justice ne connaît pas de frontières et que la morale démocratique impose le combat contre la tyrannie, où qu’elle soit. L’intervention de Jaurès suscite un grand espoir, tant pour les Arméniens que pour la défense de l’idéal démocratique.
Son engagement à travers des discours solennels éclaire la vérité d’un homme et le sens d’une politique. Pour la première fois, Jaurès affronte l’histoire pour tenter d’en modifier le cours. Marcel Proust le ressent avec passion. L’exemple de Couzon-Jaurès lui inspire des réflexions décisives sur le courage et la vérité des hommes, capables de se dresser devant les crimes des Etats : « La vie, et surtout la vie politique, n’est-elle pas une lutte, et puisque les méchants sont armés de toutes les manières, il est du devoir des justes de l’être aussi, quand ce ne serait que pour ne pas laisser périr la justice. »
Jean Jaurès n’est pas le seul homme politique à dénoncer les grands massacres commis contre les Arméniens de l’empire ottoman. Mais l’engagement de Jaurès pour l’Arménie est capital dans son histoire intellectuelle et politique. Le leader socialiste lui-même, comme Charles Péguy et Georges Clemenceau, s’y référera à plusieurs reprises au tournant du siècle, notamment durant l’affaire Dreyfus qui verra les réseaux français pro arméniens se remobiliser en faveur du droit et de la vérité, cette fois pour un Juif persécuté. Jaurès comprend que la paix dans l’humanité ne sera acquise que quand auront disparu les phénomènes d’extrême violence, où des opérations de guerre et de terreur sont perpétrées contre des populations civiles désarmées au motif de leur religion ou de leur « race ».
Pour expliquer la faillite de la diplomatie française couvrant les crimes du « sultan rouge », Jaurès invoque les intérêts du capitalisme français dans l’empire ottoman. A la fin du XIXe siècle, l’empire colonial français est pratiquement achevé, à l’exception du Maroc qui concentre les rivalités européennes, d’abord économiques puis clairement territoriales. Depuis 1880, la convention internationale de Madrid accorde aux puissances signataires, dont la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre, le contrôle du commerce de cette province ottomane éloignée. La volonté française d’affirmer son pouvoir international et d’étendre vers l’Ouest les possessions d’Afrique du Nord fait du Maroc un enjeu considérable. Le 19 septembre 1903, dans La Dépêche, Jaurès s’oppose à ces rêves de grandeur et à ces appétits capitalistes. Il dénonce « tout un parti militaire et colonial qui rêve de mettre la main sur le Maroc par une grande expédition ». Pour lui, la conquête du Maroc ne serait que diversion afin d’éviter les réformes qu’exigent la justice sociale et la démocratie républicaine. Pour autant, il a conscience de l’insécurité qui règne à la frontière sud oranaise – où a été envoyé le colonel Lyautey –, et il ne condamne pas par principe une politique de civilisation française au Maroc dès lors qu’elle serait pacifique. La position de Jaurès évolue après le congrès d’Amsterdam de la mi-août 1904, qui non seulement décide de l’unification des socialistes français mais condamne aussi l’impérialisme colonial, du moins les futures conquêtes. Moins de huit mois plus tard, la crise de Tanger précipite le combat de Jaurès.

Le tournant nationaliste de 1905 : de la paix à la grève générale
La diplomatie du ministre Théophile Delcassé aboutit le 8 avril 1904 à un accord entre la France et l’Angleterre ouvrant la voie à un protectorat français au Maroc. Lors du débat parlementaire du 10 novembre 1904, Jaurès exige de savoir si ce traité ne comporte pas des clauses hostiles à « aucune nation dans le monde ». Sur un principe aussi important, il est prêt à aller jusqu’à la rupture avec les radicaux au pouvoir, qui sont pourtant ses alliés dans la majorité du bloc des gauches.
La réalisation à marche forcée du protectorat débouche sur le coup de force allemand sur Tanger, quand l’empereur Guillaume II accoste au port et défile dans les rues en grand uniforme militaire. Aussitôt, Jaurès attaque vivement la politique de Delcassé qu’il rend responsable de cet état de guerre. Le 19 avril 1905, il prononce à la Chambre un réquisitoire contre la colonisation du Maroc, dont le voyage à Tanger du Kaiser vient de révéler l’impasse. Pour lui, le risque de guerre exige de s’y opposer avec la dernière volonté et de condamner l’impérialisme colonial comme le nationalisme belliqueux.
L’offensive déclenchée contre Delcassé, et dont Jaurès comme les autres socialistes français assument une part importante, aboutit à la démission du ministre des Affaires étrangères le 6 juin 1905. Le nouveau titulaire du Quai d’Orsay, Maurice Rouvier, se range à la proposition allemande d’une conférence internationale sur le Maroc, laquelle se tient à Algésiras à partir du 6 janvier 1906. Le traité qui en sort le 7 avril est imparfait et conserve à la France tous les moyens de parvenir à un protectorat sur le Maroc. Néanmoins, comme l’écrit Harvey Goldberg dans la biographie qu’il consacre à Jean Jaurès, celui-ci « ne pouvait que se réjouir qu’un accord ait été conclu, et par des moyens pacifiques ». Dans de nombreux discours, notamment ceux des 8 et 15 décembre 1905 à la Chambre, Jaurès ne cesse de plaider pour le désarmement et l’arbitrage international.
Pour s’être opposé au risque de guerre et à la politique marocaine du gouvernement, Jaurès devient la cible des nationalistes qui considèrent de telles positions comme un abandon de la patrie. Débutent ici ces croisades contre le « traître Jaurès » – appelé aussi « Herr Jaurès », Monsieur Jaurès en allemand – qui vont aller en s’amplifiant jusqu’à son assassinat. Les attaques des nationalistes montrent la haine que le socialiste leur inspire. Ceux-ci exploitent les provocations de Gustave Hervé, qui exprime un antimilitarisme virulent, et rendent Jaurès responsable de cet antipatriotisme d’extrême-gauche.
Jean Jaurès est amené à réaffirmer son attachement à la patrie tout en proclamant la nécessité de la paix. En ce sens, il travaille à la conclusion de deux grandes lois, le service militaire de deux ans, adopté le 21 avril 1905, et la séparation des Eglises et de l’Etat, obtenue plus difficilement en juillet de la même année. Le progrès du mouvement socialiste renforce ce lien de l’internationalisme et du patriotisme. Le 14 décembre 1905, il peut annoncer, du haut de la tribune de la Chambre, le mouvement irrésistible d’un socialisme libérateur et victorieux, si puissant qu’il incarne la patrie elle-même. « C’est dans le prolétariat que le verbe de la France se fait chair ! […] L’indépendance de la nation et l’émancipation sociale sont inséparables. Il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque : la classe ouvrière défendra l’idée de la patrie, mais elle ne sera pas dupe de ceux qui essaient d’exploiter l’idée de patrie elle-même dans un intérêt de classe, elle essayera, par un incessant effort, de substituer à une patrie d’inégalité et de privilège une patrie de pleine égalité sociale qui s’harmonise par là avec les autres patries. C’est à cet effort, Messieurs, que s’emploient à cette heure toutes les énergies de la classe ouvrière française. »  
Jaurès pense avoir imposé au parti socialiste une ligne à la fois patriote et internationaliste. Mais il doit compter avec l’antipatriotisme de Gustave Hervé et son appel à la grève révolutionnaire en cas de conflit. Au congrès de Limoges de novembre 1906, il se rapproche d’Edouard Vaillant. Les deux dirigeants déposent une motion indiquant que le prolétariat défendrait la patrie en cas de menace extérieure, mais aussi que le parti s’opposerait à toute guerre d’agression grâce « à l’action parlementaire, à l’action publique, aux meetings populaires de protestation, et même à la grève générale et à l’insurrection ». Jaurès avertit : « Nous ne pouvons pas nous contenter de rester assis et d’attendre une catastrophe, nous ne pouvons pas dire que tout sera parfait dès que nous aurons cinq millions de voix socialistes. […] Et si la tempête menace avant que nous en soyons là ? Ne ferons-nous aucun effort pour l’empêcher ? »
Toute la difficulté, pour Jaurès et ses amis, consiste à définir clairement la ligne de partage entre guerre d’agression et guerre de défense, notamment dès lors que se posent les questions des espaces coloniaux et des alliances, dans les Balkans notamment. De plus, la grève générale contre la guerre suppose l’adhésion de l’Internationale et des partis qui la composent. Or les socio-démocrates allemands semblent hermétiques à cette rhétorique, et surtout soucieux de leurs ancrages patriotiques, voire nationalistes. Le congrès de Stuttgart du 31 août 1907 démontre l’ampleur des dissensions mais aboutit néanmoins à une motion commune des partis socialistes : « Au cas où la guerre éclaterait toutefois, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. »
De retour à Paris, Jaurès s’emploie, comme au meeting du Tivoli-Vaux-Hall à Paris le 7 septembre 1907, à défendre coûte que coûte l’option de la paix et le rôle du socialisme. Ce dernier seul paraît capable de fédérer, à l’échelle de la France et de l’humanité, toutes « les volontés de paix » qui montent, dit Jaurès, dans la bourgeoisie et la paysannerie, et qui « ne veulent pas que l’or et le sang de la France coulent pour ces aventures stériles et coupables » au nombre desquelles il met le Maroc. Mais les adversaires de Jaurès, y compris à gauche chez les radicaux, lui reprochent d’avoir cédé trop vite à l’antipatriotisme, que ce soit au congrès de Stuttgart ou à celui du parti socialiste à Nancy, peu de temps auparavant. Dans La Dépêche, Jaurès répond à ses détracteurs, Camille Pelletan et Célestin Bouglé, en affirmant que les idées de Gustave Hervé ont été clairement rejetées à Nancy, et que lui-même reste fidèle à la « méthode Blanqui », à savoir le vieux socialisme révolutionnaire et patriote. Simplement il lui donne une « application ouvrière et internationale », manière aussi de ne pas rejeter complètement les thèses de Gustave Hervé, les bataillons de la CGT et les lecteurs de la Guerre sociale. Ceux-ci sont indispensables à la lutte pour la paix. Comme précédemment dans l’affaire Dreyfus, Jaurès est prêt à affronter toutes les accusations de « trahison » pour faire avancer son combat contre la guerre.

Face à la menace de guerre en Europe. Ecrits jaurésiens
Les dix dernières années de sa vie, Jean Jaurès concentre son travail sur la seule question de la guerre et de la paix. Etablir cette dernière constitue pour lui un défi majeur, à la hauteur du socialisme international et de ses ambitions ; il s’engage personnellement, il mobilise toute son énergie et tout son savoir. Dès 1898 et le lancement de sa grande Histoire socialiste de la Révolution française, il a compris que livres et études permettent d’exposer des contrepoints utiles à la déraison nationaliste. La collection intègre donc une histoire de la guerre de 1870. Après le congrès de Stuttgart et le meeting du Tivoli, Jaurès réalise qu’il est urgent de finir la rédaction de La Guerre franco-allemande. Le livre paraît six mois plus tard, en février 1908. « En démontrant les mécanismes diplomatiques et politiques, Jaurès aidera les travailleurs à ouvrir les yeux, à échapper au chauvinisme, à peser sur l’histoire de façon informée et réfléchie. »
Dans son étude, Jaurès démontre comment les nationalistes criards et les officiers d’aventure ont été incapables de défendre la patrie : ils ont lancé la France dans une guerre injuste en voulant s’opposer, au nom de l’intérêt national, à la légitime unité allemande. Pour Jaurès, la défaite résulta de la conjonction du « vice politique et moral du régime » du Second Empire et de « l’insuffisance technique du système militaire ». Seuls les révolutionnaires de la Commune refusèrent cet engrenage guerrier : « On y sent déjà le frémissement de la force ouvrière qui sera la grande libératrice et la grande pacificatrice. […] En même temps que la révolte du droit national meurtri, [la Commune] fut l’affirmation d’un idéal prolétarien en qui toutes les nations se réconcilient par la justice. »
La Guerre franco-allemande reconnaît la force et l’autonomie du « fait politique », qu’il s’exprime dans le Second Empire ou dans la Commune. L’action politique est donc plus que légitime face au conflit armé, elle est essentielle pour l’éviter. Cette conviction structure la nouvelle étude dont Jaurès se saisit au lendemain des congrès de Nancy et de Stuttgart, un livre sur l’armée en démocratie pour lequel il signe un contrat avec la maison d’éditions Jules Rouff le 25 novembre 1907. Il l’écrit dans l’urgence, sous la pression des menaces contre la paix qui augmentent dangereusement.
Les tensions internationales grandissent en Europe et particulièrement dans les Balkans. Depuis 1903 et l’accès au trône de la dynastie des Karageorgévitch, la Serbie manifeste une volonté d’unifier les Slaves du Sud de l’Europe. Elle est soutenue par la Russie tsariste qui voit là une occasion de repousser l’influence austro-hongroise dans les Balkans. Vienne décide de passer à l’offensive et de procéder à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, qui appartient théoriquement à l’empire ottoman mais qui est, de fait, un protectorat autrichien. La Russie riposte en accusant l’Autriche-Hongrie d’empêcher la libre circulation de ses navires dans les détroits. Le risque de guerre augmente entre la France et l’Allemagne, à la fois parce que les nationalismes des deux pays se sont renforcés, et à cause des surenchères de leurs alliés respectifs, Russie et Autriche-Hongrie, dans les Balkans.
Jaurès comprend que la distinction entre la guerre juste de défense nationale et la guerre injuste d’agression extérieure mérite d’être approfondie. Il s’agit pour lui d’imaginer une organisation défensive si puissante qu’elle agirait comme un instrument de dissuasion en Europe, et donc de paix dans le monde. Pour cela, il se lance en 1908 dans une vaste étude : L’Armée nouvelle. Ce volume est censé inaugurer une vaste série sur L’organisation socialiste de la France, une entreprise comparable à l’Histoire socialiste de la Révolution française dirigée par Jaurès et publiée également par la maison Rouff. Mais seule L’Armée nouvelle verra le jour, d’abord sous la forme d’un long commentaire à une proposition de loi établie par Jaurès en novembre 1910, puis comme ouvrage du fonds des éditions Rouff, un an plus tard.
Exceptionnelle sur le plan littéraire – « une œuvre unique dans toute la littérature du socialisme », n’hésite pas à écrire Harvey Goldberg –, L’Armée nouvelle possède aussi une forte logique. Jaurès, on l’a vu, s’intéresse aux questions d’organisation militaire depuis son premier mandat de député et les réformes lancées par l’ancien ministre de la Guerre, le général Boulanger. Avant même de devenir socialiste, il a posé la distinction entre les deux formes de guerre et s’est employé à penser la défense nationale de la France. L’âpreté du débat avec Gustave Hervé comme avec les socialistes allemands l’oblige à approfondir ses thèses qui profitent alors de ses liens nouveaux avec le milieu des « officiers républicains », du jeune capitaine Henry Gérard au vétéran dreyfusard Emile Mayer. Jaurès dispose par ailleurs d’une forte érudition historique sur la question, notamment depuis qu’il a étudié la Révolution française et son organisation d’une armée victorieuse. Enfin, Jaurès est hanté par les conséquences à coup sûr désastreuses d’un conflit moderne, utilisant un armement de plus en plus perfectionné. Au cours de l’une de leurs nombreuses rencontres, il décrit au capitaine Gérard la physionomie terrifiante des futurs champs de bataille. L’officier se souviendra des justes prophéties de son ami.
L’Armée nouvelle s’adresse aux socialistes proches de Jean Jaurès, mais le livre fournit aussi une réponse à ceux qui accusent son auteur de trahir la patrie et d’ignorer la menace allemande de guerre contre la France. Jaurès l’envisage au contraire, au point qu’il imagine les moyens de remporter une victoire décisive sur l’agresseur : il s’agit d’une organisation inédite de l’outil militaire fondée sur l’invention d’une armée populaire ou « nation armée », le recours massif aux réserves, le décasernement des unités. Il envisage aussi un lien renouvelé de la société et du contingent, ce qui impliquerait la fin des armées permanentes, la transformation du commandement par la définition intellectuelle de l’officier, et enfin la capacité de cette « armée nouvelle » à être victorieuse dans ses contre-offensives et à garantir absolument l’intégrité de la nation. Une condition reste essentielle cependant : la réconciliation de l’internationalisme et du patriotisme dans la démocratie, la démocratie républicaine à laquelle Jaurès consacre des pages éclairantes.
Le 14 novembre 1910, afin d’avancer dans l’établissement de cette première organisation socialiste de la France, Jaurès dépose sur le bureau de la Chambre une proposition de loi en dix-huit articles… Qui n’est pas mise en discussion. La parution plus large, l’année suivante, de L’Armée nouvelle, ne rencontre pas non plus le succès espéré auprès du public. Les thèses de Jaurès sont peu reprises ou discutées, sinon de manière ironique, voire dédaigneuse. Pourtant, l’histoire donnera en partie raison à Jaurès : la Première Guerre mondiale fut gagnée par la nation armée bien davantage que par les instances du militarisme discréditées par leur incompétence et leur brutalité. L’ampleur des pertes humaines et le traumatisme de la société française sont la preuve que la nation a participé massivement à la guerre, et à la victoire.
Le débat sur la réforme du service militaire – porté à trois ans pour riposter à la montée en puissance des effectifs allemands – donne à Jaurès l’occasion de relancer les propositions de L’Armée nouvelle. Les discussions sur la Loi de trois ans débutent en mars 1913, quand le ministère Briand dépose un projet de loi gouvernemental. Fort de sa compétence technique et de ses analyses politiques sur la défense nationale, Jaurès en devient l’un des opposants les plus déterminés et les plus inspirés. Selon lui, cette réforme ne fait qu’accélérer la marche vers la guerre générale en Europe, la domination du nationalisme sur les opinions publiques et la puissance des intérêts impérialistes. Or ceux-ci n’ont cessé de s’amplifier depuis la publication de L’Armée nouvelle, particulièrement sur le terrain colonial.

Les guerres coloniales ou l’impérialisme guerrier
Le 22 novembre 1909, à la Chambre, Jaurès dénonce la liberté d’action au Maroc dont bénéficie la France grâce à l’accord d’Algésiras. La résistance indigène et la lutte armée de plusieurs tribus, notamment dans les provinces de la Chaouia et de l’Oujda, puis dans la région de Fès, lui donnent raison. Le 26 avril 1911, le gouvernement ordonne aux troupes coloniales d’occuper la ville. En réaction, l’Espagne annexe la région nord du Maroc. Pour Jaurès, les aventures coloniales risquent d’entraîner l’Europe dans la guerre. Le 16 juin 1911, il interpelle le gouvernement depuis la tribune de la Chambre, s’alarmant des appétits coloniaux de la France en Afrique du nord et annonçant d’inévitables ripostes allemandes. Celles-ci interviennent par la voix du secrétaire d’Etat Kiderlen qui, le 3 mai, se déclare favorable à ce que l’Allemagne occupe les ports d’Agadir et de Mogador. Le 1er juillet 1911 éclate alors une nouvelle crise marocaine, après celle de Tanger, quand la canonnière de la marine allemande Panther arrive à Agadir. Jaurès réagit dès le lendemain dans L’Humanité en exigeant « la fin de [la] politique coloniale » de la France. Une déclaration vaine, d’autant qu’il embarque fin juillet pour un voyage de plus de trois mois en Amérique latine.
Tandis que l’Angleterre se déclare prête à une guerre, la France et l’Allemagne décident finalement de négocier. Par le traité du 4 novembre 1911, la première cède une partie du Congo à la seconde qui, de son côté, renonce à ses intérêts au Maroc. Les nationalistes des deux pays dénoncent l’accord. Pour Jaurès, celui-ci a déjoué temporairement l’engrenage de la guerre. « Pour le moment, nous avons résolu la crise des relations franco-allemandes », écrit-il dans L’Humanité dès le 4 novembre 1911, saluant la solution de l’arbitrage pour résoudre les conflits internationaux. Mais le problème de l’expansion coloniale et des menaces de guerre qu’elle installe jusqu’en Europe reste entier. Le traité franco-allemand n’a rien résolu sur le fond. Alors que la crise marocaine n’est pas encore surmontée, l’Italie se lance à l’assaut de la province ottomane de la Tripolitaine. Pour Jaurès, la France, avec sa politique au Maroc, est responsable de ce nouvel acte de conquête.
La contagion de la violence et de la guerre semble inévitable. D’autant que les nations sont de moins en moins enclines à choisir l’arbitrage et la raison. A la suite de l’accord franco-allemand, le gouvernement radical perd ses soutiens parlementaires au Sénat. Son chef, Joseph Caillaux, est contraint à la démission le 11 janvier 1912. Son successeur, Raymond Poincaré, réalise le protectorat sur le Maroc qui est imposé au sultan Moulay Hadid le 30 mars. Des émeutes éclatent aussitôt à Fès. Elles sont violemment réprimées par les troupes françaises.
Le 28 juin 1912, Jaurès prend la parole au cours du débat de ratification du traité de protectorat. Pour la première fois, il s’engage aux côtés des nations soumises et souligne la force de leur nationalisme. « Ce sont tous ces peuples, de toutes les races, jusqu’ici inertes ou qui le paraissaient, qui semblaient, pour nous, couchés dans un sommeil éternel et qui maintenant se réveillent, réclament leurs droits, affirment leur force, races de l’Afrique, races de l’Asie, le Japon, la Chine, l’Inde […]. » Encore une fois, Jaurès parle en vain. Le traité est ratifié à une très large majorité et Jaurès est de plus en plus isolé au milieu d’institutions et d’opinions toujours plus nationalistes. Ses positions en faveur de la paix et de l’arbitrage, son procès de l’impérialisme et du colonialisme, sa critique du militarisme, font de lui une cible privilégiée des nationalistes. Jaurès n’en reste pas moins déterminé dans son combat contre la guerre et dans son effort pour le justifier aux yeux de l’opinion, comme auprès des socialistes français et européens. L’isolement et les difficultés semblent même galvaniser son énergie. Le déclenchement des guerres balkaniques en octobre 1912 lui donne tragiquement raison dans son analyse de la guerre générale qui vient. Il mobilise toutes ses forces pour faire connaître ces affrontements particulièrement sanglants, préfiguration des guerres modernes, et pour faire comprendre le risque d’engrenage généralisé.

Les Balkans, une étape vers la guerre
Le 13 mars 1912, la Serbie et la Bulgarie jettent les bases de la Ligue balkanique que rejoignent ensuite la Grèce et le Monténégro. L’Empire ottoman est l’ennemi désigné de cette confédération d’Etats qui visent un agrandissement de leur territoire au détriment des possessions européennes de la Sublime Porte. Jaurès s’alarme aussitôt des risques de guerre. Ceux-ci augmentent au cours de l’été, puis au début de l’automne. Pour le Français, la logique est implacable, elle réside dans les guerres coloniales conduites au Maroc et en Tripolitaine par les puissances européennes. Il s’en explique dans La Dépêche du 6 octobre 1912 :
« L’été dernier, toute l’Europe s’est demandé si elle n’était pas à la veille de la guerre à propos du Maroc. Cet été, elle se demande si les affaires de Balkans ne vont pas déchaîner un conflit européen. La guerre éclatera-t-elle entre les quatre puissances balkaniques et la Turquie ? [...] La politique actuelle consiste simplement à compenser l’iniquité des uns par l’iniquité des autres. C’est l’infini dans l’injustice et le désordre. C’est un océan fangeux et qui n’a pas de rivage. Ah, vous êtes allé au Maroc ! Je vais en Tripolitaine ! Ah vous êtes allé en Tripolitaine, vous Italie ! Moi, Monténégro, moi Serbie, moi, Bulgarie, moi Grèce, je ne vise que la Turquie. A moi, la Macédoine ! A moi, l’Albanie ! A moi les îles de l’Archipel ! Où cela s’arrêtera-t-il ? »
Pour Jaurès, la « guerre générale » est en marche : « Les événements se développent avec une logique implacable. C’est la chaîne aimantée dont parlait Platon ; mais l’aimant est sinistre. Le Maroc a déterminé la Tripolitaine, et celle-ci met en branle la guerre des Balkans, qui risque fort de produire la guerre générale. Je sais bien que quelques “esprits sages” se flattent de “localiser” le conflit qu’on n’a pu prévenir. » Les hostilités débutent en effet le 17 octobre 1912. Avec sa conquête du Maroc, la France est particulièrement responsable de la propagation de la guerre. Mais toute l’Europe est en cause, engagée dans une croisade coloniale contre le monde musulman qui met la paix mondiale en danger. L’enchaînement des conflits localisés a commencé.
Dans ce qu’elle démontre aux Balkans, la guerre est la ruine de l’humanité. Non seulement elle la brise par ses destructions matérielles et morales, mais de plus elle la détourne de missions nobles et nécessaires comme le progrès et la justice sociale. Dans L’Humanité du 25 novembre 1912, Jean Jaurès avertit solennellement de cette conjonction des menaces. C’est « l’odeur de charnier » : « Quand donc pourrons-nous, débarrassés des menaces de guerre, donner tout notre effort, toute notre pensée aux grandes œuvres sociales, à l’éducation populaire, si insuffisante encore, à la réforme fiscale, si longtemps ajournée et que le Sénat est en train de mutiler misérablement, à l’assurance nationale contre tous les risques, à l’organisation et à l’affranchissement politique de la démocratie par la réforme électorale et la constitution sérieuse des partis ? » Cependant, Jaurès constate que les forces belliqueuses reculent en face de « la réprobation des peuples », surtout lorsque ceux-ci s’organisent indépendamment des Etats et des gouvernements. C’est tout l’enjeu de l’Internationale et du combat contre la guerre qui justifie le congrès exceptionnel de Bâle. Puisqu’il « paraît maintenant que l’hypothèse d’un conflit universel puisse être soulevée à propos des affaires d’Albanie », l’urgence impose la mobilisation totale des partis socialistes d’Europe.

L’Internationale mobilisée
Réuni à Bruxelles le 28 octobre 1912 en pleines guerres balkaniques, le Bureau socialiste international (BSI) décide de convoquer un congrès extraordinaire. Il se tient à Bâle les 24 et 25 novembre 1912. L’unique point mis à l’ordre du jour concerne la situation internationale et l’entente pour une action contre la guerre. Il s’agit de faire la démonstration de la puissance du prolétariat mondial en faveur de la paix. Le congrès s’ouvre dans la cathédrale (prêtée par l’Eglise protestante) sous la présidence du Belge Edouard Anseele, et en présence de cinq cent cinquante-cinq délégués et de nombreux militants venus assister à cette réunion capitale. Jaurès souligne tout l’enjeu de cette rencontre : « Le Congrès international de Bâle, concentrant en une parole unique toutes les voix socialistes et ouvrières qui vont s’élever dans toutes les capitales de l’Europe, signifiera que la classe ouvrière européenne est résolue à fonder la solidarité des nations, à sauver la civilisation humaine. Et il invitera tous les travailleurs, tous les démocrates, à un effort permanent pour la paix et pour le droit. »
C’est encore Jaurès qui prononce le discours le plus saisissant, depuis la chaire de la cathédrale. S’inspirant du Chant de la Cloche de Schiller, il s’adresse aux participants – « les vivants » – avec toute la solennité qu’appellent la situation tragique des Balkans et la menace de guerre générale : « Nous avons été reçus dans cette église, au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller a gravée sur la cloche symbolique : vivos voco, mortuos plango, fulgura frango. Vivos voce : j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango, je pleure les morts innombrables couchés là-bas, vers l’Orient, et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango : je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées. » Pourtant, pour Jaurès, cette « parole d’espérance […] ne suffit pas. Pour empêcher la guerre, souligne-t-il, il faudra l’action concordante du prolétariat mondial ».
C’est tout l’objet du congrès de Bâle. Le rôle actif du BSI et le programme d’action contre la guerre soumis aux délégués ne peuvent néanmoins éclipser les profonds désaccords entre les différents partis socialistes, particulièrement entre les Français et les Allemands. La condamnation de la guerre est une chose, l’élaboration d’une politique de lutte en est une autre. L’Ecossais James Keir Hardie et Edouard Vaillant prônent la grève générale, et même l’insurrection de la classe ouvrière. Mais les délégués ne parviennent pas à se mettre d’accord sur des actions concrètes. Une motion finale est bien votée, préservant l’unité du mouvement, mais elle se contente de charger le BSI d’une mission de surveillance et de documentation des événements à venir. Commentant le bilan du congrès, Jaurès reconnaît qu’« il n’est pas possible de donner une réponse d’une certitude mécanique à cette question formidable » de savoir ce que les « travailleurs de tous pays » et leurs délégués feront en cas de guerre. Il compte toujours sur l’esprit de responsabilité et la force de décision de la France républicaine. « Il est permis d’espérer, ajoute-il, que nous échapperons à cette crise et que nous préviendrons la guerre, si nous utilisons, par une propagande de paix, par une affirmation vigoureuse de paix, les jours de délai qui nous sont laissés pas le destin. » Mais la formule « propagande de paix » est contestée à l’intérieur même des rangs du socialisme français. Le germaniste Charles Andler reproche à Jaurès de se faire des illusions sur le pacifisme de la social-démocratie allemande et de ne pas comprendre qu’elle sera solidaire de la dynastie de Hohenzollern.

Critique de la politique nationale
Pour Jaurès, on l’a dit, la première condition d’une politique de paix en Europe réside dans la force diplomatique d’une France républicaine, démocratique et indépendante. Or celle-ci tend progressivement à s’aligner sur les intérêts de la Russie qui encourage les Etats slaves des Balkans à l’offensive contre l’Empire ottoman. Le traité serbo-bulgare du 13 mars 1912 est fortement soutenu par la Russie et son ambassadeur à Paris, l’ancien ministre des Affaires étrangères du tsar, Izvolski. La pression russe sur les autorités françaises est inacceptable, d’abord parce que la Russie joue le jeu de la guerre, ensuite parce que la France, en se soumettant ainsi à une diplomatie étrangère, perd toute capacité d’action, enfin parce que ces manœuvres se font dans le secret des chancelleries, sans contrôle ni concertation des opinions et des Parlements. La paix est doublement compromise, et l’alignement de la France sur la Russie n’est que la suite logique de sa complaisance coupable pour la diplomatie secrète et les prétentions de ses alliés : dans L’Humanité du 21 mai 1912, Jaurès dénonce le risque de voir son pays et l’Europe entière entraînés dans un conflit dans les Balkans, prélude à une guerre générale qui serait « le plus terrible holocauste depuis la guerre de Trente ans ». Et dans La Dépêche, à ceux qui imaginent encore pouvoir « localiser le conflit » [au Maroc, en Tripolitaine, dans les Balkans], il leur oppose leurs illusions, compte tenu de l’état de secret, de désunion et de « duplicité » de la diplomatie européenne.
Le réarmement des grandes puissances renforce la menace de guerre générale. Aussi Jaurès prend-il la tête du combat contre la Loi de trois ans défendue au Parlement à partir du 6 mars 1913 par le président du Conseil, Aristide Briand. Le successeur de ce dernier, Louis Barthou, un proche du nouveau président de la République Raymond Poincaré, transforme le projet en une véritable croisade nationaliste : tout adversaire de la loi est systématiquement renvoyé dans le camp des antipatriotes. La tâche se révèle difficile pour les socialistes, à commencer par Jaurès que les nationalistes tentent de faire taire par tous les moyens, y compris par la violence physique comme à Nice le 8 mars 1913. Mais il ne manque pas d’arguments et il a déjà commencé à les défendre : dès le 9 décembre 1912, il a présenté à la Chambre une proposition alternative à la Loi de trois ans alors en préparation : il s’agissait tout simplement d’une nouvelle mouture de L’Armée nouvelle.
Il place également le parti socialiste en ordre de bataille lors du congrès de Brest, du 23 au 27 mars 1913, qui adopte une motion contre la Loi des trois ans et en faveur de la collaboration franco-allemande, de l’arbitrage international et de l’armée populaire. Le 25 mai 1913, il tient un meeting géant au Pré-Saint-Gervais, réunissant plus de cent cinquante mille personnes. A la Chambre, il trouve des alliés chez Joseph Caillaux et ses amis radicaux. Les débats parlementaires s’étendent du 2 juin au 7 août, date à laquelle le projet de loi est adopté par le Sénat. Jusqu’au bout, et même après l’adoption du texte, Jaurès continue de porter la bataille du non, occupant la tribune à de nombreuses reprises. « Jamais, même aux plus durs moments de l’affaire Dreyfus, relève Harvey Goldberg, Jaurès ne s’était jeté lui-même au-devant d’une telle tempête. Il ne prit pas un instant de pause, il ne céda pas un pouce de terrain. »
Ce qui anime Jaurès, c’est la conviction qu’au-delà de l’intervention du prolétariat européen et des ressources de l’arbitrage, la France a un rôle capital à jouer pour empêcher la guerre en Europe. Pour cette raison, il mène trois engagements de front, au niveau de l’Internationale et du BSI, en faveur de la diplomatie du droit, et surtout au-devant des dirigeants français pour les amener à refuser la guerre et le piège de l’allié russe.
Ce dernier combat – il ne le sait pas encore mais il pressent que sa vie peut être en danger – amène Jean Jaurès à mobiliser toute sa connaissance des milieux politiques français et des relations internationales. Il peut compter sur le soutien d’une opinion publique qui dépasse l’audience de la SFIO, sur la solidarité de nombreux camarades, sur son journal L’Humanité. Les six derniers mois de sa vie ne sont qu’un combat pour la paix. Il croit jusqu’au bout dans l’entente des forces démocratiques – et pas seulement socialistes – pour détourner l’Europe de la conflagration générale.

Au bord de la falaise
Le 22 janvier 1914, à Paris, Jean Jaurès salue la mémoire de son ami Francis de Pressensé qui vient de mourir. Il intervient au nom du parti socialiste lors de l’hommage rendu par la Ligue des Droits de l’homme à son ancien président. Il évoque le dreyfusard et libéral devenu socialiste et pacifiste, partisan du rapprochement de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre pour « une force de justice », « une force de paix », « une force d’intégrale libération ». Francis de Pressensé, l’« un des plus courageux artisans du rapprochement avec l’Allemagne » selon Jaurès, avait un rêve, celui de dépasser les sources de « nouveaux conflits sanglants et aventureux entre la France et l’Allemagne » grâce à « la libération pacifique, [la] libération par la montée de la justice générale dans la paix universelle garantie ». Car la lutte, commente Jaurès, « n’est plus entre les Etats, mais, dans toute l’Europe, entre la démocratie politique et sociale d’un côté et l’oligarchie rétrograde et militariste de l’autre ». Faire le pari de « la démocratie politique et sociale » permet non seulement « la libération des individus, non seulement la libération des classes, mais la libération de tous les fragments de peuples opprimés par la conquête ».
L’introduction de la justice dans les relations internationales est la garantie de la paix dans le monde. Elle stipule notamment que la diplomatie secrète et les « clauses inconnues » doivent être bannies des traités. « Ce rêve prend corps. Demain, l’Alsace-Lorraine retrouvera la liberté, assure Jaurès, comme elle deviendra la première libératrice de l’Allemagne, celle qui inocule à l’Allemagne militariste, féodale et impériale, une parcelle du génie révolutionnaire de la France. » Il voit les provinces perdues et retrouvées marcher derrière le cercueil de Francis de Pressensé ». Aux étudiants qui l’écoutent dans la salle des Sociétés savantes, rue Danton, Jaurès fait d’une « œuvre de combattant », où la science nourrissait l’action, comme l’action appelait toujours à plus de connaissance et de lumière, une leçon pour le présent. Alors que le monde bascule dans les haines et les passions, il conjure son auditoire de suivre l’exemple de Pressensé, de toujours privilégier « le parti de la justice ».
Constatant la force de l’idée socialiste, les progrès de l’unité socialiste en France et en Europe, et la cohérence de la réponse à la guerre par la liberté et la démocratie, Jaurès est confiant dans l’avenir. Il ne croit pas seulement dans les capacités de l’Internationale, il fonde aussi ses espoirs de paix dans l’arbitrage et dans le rôle particulier de la France portée par sa liberté et sa démocratie. Trop confiant, il ne mesure ni les difficultés de l’entente entre les partis socialistes, ni le manque d’imagination et de courage des dirigeants français, ni enfin la montée du bellicisme en France et en Allemagne, comme le montre l’enchaînement fatal des événements dans les Balkans.
Jaurès se refuse à être trop alarmiste afin de ne pas contredire son analyse des forces de paix. Au contraire, il cherche, dans les premiers mois de 1914, à donner corps au rêve de Pressensé. Il jette toutes ses forces dans la bataille, agissant sur différents fronts dont celui, prioritaire pour lui, de l’action socialiste. Il veut peser sur l’Internationale et sur le BSI. Au niveau national, il est l’artisan d’importants progrès électoraux de la SFIO. Un accord de désistement est négocié avec les radicaux dirigés par Joseph Caillaux, sur la base de l’impôt sur le revenu et du refus de la Loi des trois ans. Aux élections générales d’avril-mai 1914, cent trois députés sont élus et lui-même est réélu dès le premier tour à Carmaux avec près de 59 % des suffrages.
Le 28 juin 1914, à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, héritier de l’Empire austro-hongrois, est assassiné par Gavrilo Prinzip, un étudiant serbe. La nouvelle passe largement inaperçue en France. L’opinion se passionne pour le procès de Madame Henriette Caillaux, épouse du ministre des Finances, accusée du meurtre du directeur du Figaro. De leur côté, le président de la République Raymond Poincaré et le président du Conseil, l’ancien socialiste indépendant René Viviani, maintiennent leur voyage auprès de l’allié russe. Jaurès lui-même ne s’alarme pas : dans l’immédiat, il s’emploie à faire adopter le principe de la grève générale contre la guerre au congrès extraordinaire du parti socialiste qui se tient à Paris le 14 juillet. En même temps, Jaurès s’adresse à tous les Français : il leur explique que la défense de la paix est un acte patriotique. Le socialisme n’éloigne pas les citoyens de leur nation quand il s’interroge sur l’humanité. Jaurès n’écrivait pas autre chose trois ans plus tôt, dans L’Armée nouvelle.
La mort au combat
Le 23 juillet, alors que Raymond Poincaré et René Viviani rentrent en France, l’annonce de l’ultimatum de l’Autriche-Hongrie à la Serbie arrive dans les chancelleries. Bénéficiant de « l’entier appui de l’Allemagne », l’empereur austro-hongrois brandit la menace de la guerre sans attendre de connaître les responsabilités exactes de la Serbie dans l’attentat du 28 juin.
Jean Jaurès télégraphie aussitôt au BSI pour demander qu’il réunisse ses membres de toute urgence. Le soir, venu soutenir Marius Moutet dans une élection partielle à Vaise, un quartier de Lyon, il ne cache pas son extrême inquiétude face à la guerre qui s’annonce : « Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille. Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. »
Jean Jaurès compte toujours sur la force de mobilisation du prolétariat européen pour s’opposer à la guerre. « Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis, et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwärts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche, et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué. Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Allemands, Italiens, Russes, et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar. J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements. Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »
Jaurès prend alors la tête du combat contre la guerre qui n’a jamais été aussi proche, même si, dans l’immédiat, la France et l’Allemagne ne sont impliquées qu’au travers de leurs alliés. Il rédige et fait adopter par le groupe parlementaire socialiste une motion de soutien au gouvernement français, et exprime son inquiétude devant la politique russe. Il se rend à Bruxelles les 29 et 30 juillet pour la réunion du BSI. Là, dès son arrivée au grand meeting, il prend la parole. C’est son « dernier discours », selon l’expression de l’historien Jean Stengers. Le soir, il peut écrire, confiant, dans La Dépêche qui paraîtra le 30 : « Partout le socialisme international élève la voix pour condamner les méthodes de brutalité, pour affirmer la commune volonté de paix du prolétariat européen. » En réalité, les membres du BSI se contentent de signer un manifeste.
Dans l’après-midi du 30, de retour à Paris, il apprend la nouvelle de la mobilisation partielle des Russes. Il se précipite à la Chambre, réunit le groupe socialiste et l’informe des décisions de Bruxelles. Puis il est reçu à la tête d’une délégation socialiste par René Viviani, son ancien ami et compagnon de lutte. Le président du Conseil temporise, élude le bellicisme des dirigeants russes, et rassure Jaurès comme ce dernier le confie ensuite au député Albert Bedouce qui l’accompagne : « Si nous étions à leur place, je ne sais pas ce que nous pourrions faire de mieux pour assurer la paix. » Selon son biographe Max Gallo, Jaurès a été « neutralisé » par la duplicité de Viviani qui ne l’a pas averti de l’application du Carnet B en cas de manifestations contre la guerre. Le soir, au siège de L’Humanité, Jaurès rencontre les dirigeants de la CGT et leur demande de déplacer au 9 août la manifestation monstre prévue le 2 dans la capitale, après l’ouverture du congrès de l’Internationale que le BSI a fixé à Paris. Puis Jaurès écrit une tribune intitulée « Sang-froid nécessaire » qui paraît à la une du quotidien dès le lendemain.
Alors que l’Europe peut basculer dans la guerre à tout instant, Jean Jaurès appelle tous les militants socialistes de la Seine à se rendre à une réunion, le dimanche 2 août au matin, salle Wagram, « où sera définie l’action que l’Internationale attend de nous. Des réunions multipliées tiendront en action la pensée et la volonté du prolétariat et prépareront la manifestation assurément magnifique qui préludera aux travaux du Congrès international. Ce qui importe avant tout, c’est la continuité de l’action, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrières. Là est la vraie sauvegarde. Là est la garantie de l’avenir. »
En dépit de la situation extrêmement préoccupante, et même pour cette raison précisément, Jaurès demande à ce que l’on « garde partout la lucidité de l’esprit et la fermeté de la raison ». Il ne croit pas que « la situation internationale soit désespérée. […] Toute chance d’arrangement pacifique n’a pas disparu », comme il l’observe avec le début de négociations directes entre la Russie et l’Autriche. Le sang-froid est nécessaire, puisque la vraie menace de guerre réside moins dans « les dispositions réelles des chancelleries, si coupables qu’elles puissent être », que « dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l’incertitude aiguë, de l’anxiété prolongée ».
Ce sang-froid, Jaurès le trouve dans « l’intelligence du peuple ». « C’est à sa pensée que nous devons aujourd’hui faire appel si nous voulons qu’il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des choses, pour écarter de la race humaine l’horreur de la guerre. » Jaurès considère qu’il n’y a pas de fatalité dans la marche des événements. Si « le péril est grand », il n’est pas « invincible », à condition de garder « la clarté de l’esprit, la fermeté du vouloir ». Ainsi peut-il conclure : « La vue nette du devoir nous donnera la force de le remplir ».
Ce 31 juillet, quand cet article paraît dans L’Humanité, Jaurès s’emploie à appliquer sa méthode. Ses rencontres, ses démarches, lors du dernier jour de sa vie et du dernier jour de paix en Europe, répondent à cet objectif de connaissance et de sang-froid. Tôt le matin, il reçoit son ami proche Lucien Lévy-Bruhl dans sa maison de Passy. Puis il se rend au Palais-Bourbon où l’inquiétude des députés socialistes grandit. Le ministre de l’Intérieur Louis Malvy a annoncé l’interdiction des manifestations prévues par la CGT. A cela s’ajoutent des nouvelles alarmantes de Saint-Pétersbourg et de Berlin qui se préparent à la guerre.
Jaurès comprend alors qu’il a accordé une confiance excessive au gouvernement français. Il demande à voir Viviani, mais celui-ci est occupé avec l’ambassadeur d’Allemagne. Le sous-secrétaire Abel Ferry écoute Jaurès accompagné des députés Bedouce, Cachin, Longuet et Renaudel. Jaurès accuse le gouvernement de faiblesse à l’égard de la Russie qui recherche la confrontation générale. Il faut, insiste Jaurès, que les Russes et les Allemands acceptent la médiation proposée par les Anglais. « Là est le devoir, là est le salut. » Abel Ferry élude. Puis il demande ce que feront les socialistes en cas de conflit effectif. « Nous continuerons notre campagne contre la guerre », répond Jaurès. Ferry lui rétorque : « Non, vous n’oserez pas, car vous serez tué au premier coin de rue. » Jaurès menace : « Je vous jure que si dans pareilles conditions, vous nous conduisez à la guerre, nous nous dresserons, nous crierons la vérité au peuple. [… ] Vous êtes victimes d’Isvolski [l’ambassadeur russe] et d’une intrigue russe : nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés ! » Ce sont les derniers mots de Jaurès. Au départ de la délégation, Ferry glisse à Bedouce que « tout est fini, il n’y a plus rien à faire ».
Jaurès repart vers L’Humanité pour écrire l’« article décisif », celui qui révélera les compromissions du gouvernement, la faillite des élites incapables de courage, de clairvoyance et de volonté. « Je vais écrire cette nuit une sorte de J’accuse où je dénoncerai les causes et les responsables de cette crise », aurait-il déclaré. Pour Harvey Golberg, « comme Zola l’avait fait avant lui, il en appellerait à l’opinion publique pour refouler la marée de l’histoire ». Mais Jaurès décide d’abord de dîner rapidement au restaurant du Croissant tout proche du 142 rue Montmartre, le siège du journal. Là, il s’attable dos à la fenêtre, entre Renaudel et Landrieu. Sont aussi présents Longuet, Dubreuil, Daniel Renault, Maurice Bertre, Marius Viple, Ernest Poisson, et Georges Weill. La nuit commence à tomber. A 21 h 40, le rideau qui sépare la salle de la rue se soulève. Deux coups de feu sont tirés presque à bout portant sur Jaurès, l’un le touche à la tête. L’assassin, Raoul Villain, est intercepté par l’agent de police Marty. C’est un jeune homme de vingt-neuf ans, à la personnalité fragile, fils d’un greffier au tribunal de Reims, vaguement étudiant en archéologie à l’Ecole du Louvre. Convaincu par la propagande de l’Action française que Jaurès est l’homme à abattre, il a commis le geste irréparable.
Jaurès est tué sur le coup. Surgi au moment du drame, le capitaine Gérard, l’officier républicain dont l’aide a été décisive pour la rédaction de L’Armée nouvelle décroche de son manteau sa croix de la Légion d’honneur et la pose sur la poitrine de Jaurès. Devant le restaurant et autour de L’Humanité, la foule grandit bientôt. Renaudel l’enjoint de ne pas manifester. Ceux qui croyaient la paix encore possible sont écrasés par la nouvelle. Pour ces derniers, l’assassinat de Jaurès fait disparaître le dernier rempart contre la guerre.
En réalité, la guerre a bel et bien commencé ; rien ne peut plus l’arrêter. Jaurès s’était fait des illusions sur les moyens de la stopper, que ce soit le sang-froid des dirigeants français devant les pressions russes, ou l’unité des prolétariats prêts à la grève générale, ou encore l’arbitrage international par le droit. Jaurès est le premier mort d’une guerre qui va transformer le monde.

Les vraies victoires. Des « forces morales déterminantes »
Même s’il y a laissé sa vie, Jean Jaurès a mené contre la guerre le combat qu’il a choisi. Il ne la rejetait pas par principe : il refusait seulement la guerre de conquête et d’oppression des peuples. Il l’acceptait lorsqu’elle était conduite par des démocraties, lorsqu’elle constituait le dernier et le seul moyen de combattre la conquête et la terreur des Etats militaristes. C’est dans cet esprit qu’il a tout tenté, durant les dix années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, afin de maintenir la paix et à la rendre durable. Voilà pourquoi le leader socialiste incarne, aux yeux de ses contemporains et de la postérité, le pacifisme à outrance : le pacifisme qui tolère la servitude ou la soumission mais qui refuse l’usage de la violence, le pacifisme auquel on reprochera la défaite de 1940, l’armistice et Vichy. Cette identification de Jaurès au refus absolu de la guerre explique en partie pourquoi sa mémoire a été si peu évoquée dans la Résistance. Quant aux pacifistes de l’entre-deux-guerres, ils s’honoraient d’un tel patronage jaurésien, ennobli par le martyre de la mort pour la paix.
Pourtant, Jaurès accordait aux démocraties le droit de se défendre par les armes jusqu’à la victoire sur l’ennemi. Dans L’Armée nouvelle, il n’envisageait pas seulement une organisation militaire inédite, capable tout à la fois de conjurer les dangers du militarisme et de dissuader des nations hostiles d’attaquer la France. Jaurès a réfléchi aux guerres alors à venir et à la manière dont une démocratie comme la France républicaine pouvait s’y engager pour défendre ses libertés et son indépendance. « Si la guerre éclate demain entre la France et l’Allemagne, quelle en sera la forme ? s’interrogeait-il dans le chapitre V. L’Allemagne pratiquera certainement l’offensive. […] Elle envahira brusquement le territoire français et qu’elle cherchera à frapper d’emblée sur le gros des forces françaises à peine rassemblées un de ces coups formidables qui assomment l’adversaire ou le laissent au moins si étourdi, si chancelant qu’il ne peut, même dans la suite d’une lutte prolongée, retrouver la pleine énergie du combat et l’élan de la victoire. Que ce soit demain la méthode allemande, tout l’indique. »
A l’inverse, l’offensive ne pouvait être le choix de la France, expliquait Jaurès, contredisant « tout notre enseignement militaire depuis vingt années ». Ecrivains et techniciens militaires professaient selon lui une double erreur, tactique et morale : « Se croyant obligés de répondre à la brusque offensive allemande par une offensive de même ordre, [ils] se font les imitateurs et les esclaves de l’adversaire. » Jaurès leur opposait « une méthode tout autre ». « C’est en mettant dans la défensive la même logique que les Allemands mettent dans l’offensive que la France libérera d’eux sa stratégie et restituera à sa propre armée l’autonomie de la pensée, la liberté de mouvement, la force et l’audace de la volonté propre. » Cette « méthode défensive totale », conduite par une armée de citoyens et des officiers compétents, était censée se muer « en offensive irrésistible », permettant de mettre en œuvre « toutes les énergies de la France […] pour son salut ». En d’autres termes, selon lui, la défense n’empêchait pas la victoire, et il expliquait encore de quelle manière elle restait possible, à la manière d’un stratège militaire des plus aguerris : en s’appuyant sur la contre-offensive, capable selon lui d’assurer la victoire après qu’une défense méthodique a désorganisé et égaré l’ennemi.
« C’est la France menacée, la France envahie qui aura imposé sa loi à l’adversaire, insistait encore Jaurès ; elle lui aura dérobé le bénéfice des premières batailles foudroyantes qu’elle escomptait. Elle l’aura obligé à livrer des combats de fond, non pas sur le terrain qu’il avait choisi […] mais sur le terrain déterminé par la France elle-même. Elle l’aura obligé à se mesurer, non pas avec une trop faible avant-garde hâtivement détachée de la nation armée, mais avec la nation armée elle-même. Et elle l’aura contraint ou d’accepter la bataille dans les conditions les plus défavorables pour lui, ou de renoncer à la méthode de combat qu’il avait choisie. »
Ainsi l’invention d’une armée nouvelle et d’une défensive victorieuse aurait-elle permis à la France de poursuivre dans la voie d’une « politique de paix et d’équité » tout en se donnant les moyens et l’énergie de se battre. La défense de la paix devait donner aux combattants d’une nation ayant choisi cette politique un avantage considérable en les associant à un but noble, à des raisons de guerre qui dépassent la seule injonction nationale pour embrasser un devoir d’humanité. Il s’agissait de « forces morales » capables de déterminer l’issue des combats et de changer les guerres, à l’inverse des nations assaillantes, vivant pour la guerre et qui ne disposent, pour mobiliser les énergies, que de l’ivresse nationaliste ou de la contrainte des corps par les esprits exigeants des régimes de dictature.
« Un peuple qui, voulant la paix, en a donné la preuve à lui-même et au monde ; un peuple qui, jusqu’à la veille de la guerre, a offert de soumettre le litige à l’arbitrage de l’humanité civilisée, un peuple qui, même dans l’orage déchaîné, demande encore au genre humain d’évoquer à lui le conflit, ce peuple-là a une telle conscience de son droit qu’il est prêt à tous les sacrifices pour sauver son honneur et sa vie. Il est résolu à la résistance indomptable et prolongée. Au contraire, dans la nation qu’un mouvement d’orgueil et de proie aura jetée à une guerre d’agression, le malaise grandit d’heure en heure. Trouble de conscience : quelle sinistre besogne nous impose-t-on ? Trouble d’esprit : qui sait ce que le désespoir et la révolte du droit blessé inspireront au grand peuple assailli ? Ces inquiétudes de la conscience et de la pensée, le gouvernement de conquête et de violence ne peut les étourdir que par la soudaineté et la violence des coups portés à l’adversaire. Il faut qu’il verse d’emblée, à son peuple qui s’émeut, une ivresse de violence triomphante, un alcool de victoire. »

Jaurès combattant. Une mémoire républicaine
A la relecture de L’Armée nouvelle, on comprend bien le sens des engagements de Jaurès durant les derniers mois de sa vie, lorsqu’il donna le sentiment à ses contemporains de n’envisager que la paix et l’internationalisme, et de se dérober ainsi à la guerre et à la nation. Aller jusqu’au bout d’un processus de paix général en Europe et dans le monde était de son point de vue la meilleure façon de doter la France des armes de la victoire militaire en lui apportant des « forces morales » décisives.
A la relecture de L’Armée nouvelle, on comprend bien le sens des engagements de Jaurès durant les derniers mois de sa vie, lorsqu’il donna le sentiment à ses contemporains de n’envisager que la paix et l’internationalisme, de se dérober à la guerre et à la nation. Aller jusqu’au bout d’un processus de paix général en Europe et dans le monde était de son point de vue la meilleure façon de doter la France des armes de la victoire militaires en lui apportant des « forces morales » décisives. Repoussant l’offensive allemande, la France n’aurait pas seulement défendu sa patrie mais aussi la possibilité de la paix et l’avenir de l’humanité. Les « forces morales » donnent au combattant autant de sang-froid que de claire conscience de leur mission. La France l’a prouvé dans le passé, ajoute Jaurès, à Valmy quand les soldats « soutinrent d’abord, avant de s’ébranler eux-mêmes pour l’assaut, la furieuse canonnade de l’ennemi », en 1870 quand la France prolongea « sa résistance au point de donner de l’inquiétude au vainqueur ».
Ainsi, Jaurès ne s’est-il pas enfermé dans un dogme de la paix mais il a proposé une affirmation des démocraties et de leur défense implacable. Il a érigé le devoir de penser la guerre de demain et l’armée d’aujourd’hui en responsabilité politique majeure. « C’est cette espérance de la paix, c’est cette certitude de la paix qui me soutient, je l’avoue, à travers les hypothèses de guerre que je suis contraint d’agiter, confia Jaurès au terme de ce décisif chapitre V de L’Armée nouvelle. Quand une grande nation républicaine aura poussé jusqu’à l’absolu sa volonté de paix et sa volonté d’indépendance, une première promesse d’universelle paix entrera enfin dans la brutalité des choses ; les multitudes armées, que le génie de la France organisera demain pour son salut, céderont un jour non pas à la violence sauvage de l’envahisseur, mais au sourire de la grande paix humaine, emplissant tout l’horizon de sa certitude victorieuse et couvrant toutes les patries de son rayonnement. »
Choisir la paix ou accepter la guerre ne pouvait procéder selon Jaurès que d’un choix libre et raisonné effectué par chaque combattant comme par chaque dirigeant d’une démocratie. Il y avait même un devoir intellectuel, civique et moral, a dit Jaurès, d’interroger les questions militaires et de penser la guerre et la paix. Il s’agissait, par la « liberté intellectuelle », la « maîtrise de soi », la « jeunesse de l’esprit », le « perpétuel effort de l’étude », d’affranchir « l’homme de la tyrannie des formules ». Se glissant dans les pas de son ami le capitaine Gérard (qu’il appelait Commandant Rossel dans son ouvrage), Jaurès proclamait le devoir de poser des « questions redoutables » : « Ces questions, c’est la France même qui doit les poser à l’état-major ; elle en a le droit ; elle en a le devoir. Il faut qu’elle sache s’il y a une méthode de guerre et laquelle ; comment il veut la protéger contre la redoutable offensive que prépare l’ennemi. Il ne s’agit pas là de plans secrets ; et ce n’est pas dans le sanctuaire de la rue Saint-Dominique [le ministère de la Guerre] que doivent être résolus ces grands problèmes. La technique, la science militaire ont pour objet de mettre en œuvre la méthode adoptée ; mais cette méthode, c’est la nation qui doit la déterminer elle-même en conformité avec son dessein politique et social. Cette méthode, le pays doit la connaître ; car il faut qu’il y soit préparé. Selon que la France aura choisi, pour son salut, l’offensive à la prussienne ou la défensive nationale […], tout est changé dans l’organisation militaire, dans la mobilisation, dans la concentration. L’offensive ne pouvant avoir théoriquement quelque chance de succès que si elle est rapide et si elle procède presque par surprise, ce n’est pas toute la nation armée qu’il convient alors de porter comme une masse à la frontière : ce serait trop pesant et trop lent. Il y faut jeter une sorte d’armée d’avant-garde. » Jaurès explique alors de quelle façon, analysant toutes les hypothèses possibles et dégageant la meilleure d’entre elle :
« L’idéal serait peut-être en cette hypothèse de tenter l’attaque et la surprise aussitôt que la France aurait mobilisé et concentré à sa frontière un nombre d’hommes suffisant pour dominer les deux corps d’armée accumulés par l’Allemagne en Alsace-Lorraine et pour troubler la concentration allemande. Nos écrivains militaires, comme le général Langlois, prévoient la possibilité d’une soudaine agression des forces allemandes de couverture, n’attendant même pas d’être complétées à l’effectif de guerre. Je n’ai pas à discuter ici cette hypothèse ; je dis seulement qu’elle est le terme logique et la conséquence certaine de l’idée d’offensive. C’est du coup que les réserves ne jouent qu’un rôle de troisième plan, puisque même une partie de l’active est reléguée à un rôle de second plan. C’est dire que le centre de gravité de la défense nationale n’est plus dans la nation elle-même ; il est porté, pour ainsi dire, à la pointe, à l’extrême avant-garde d’une armée restreinte qui, par une suite inévitable, deviendra bientôt une armée permanente de frontière. Ainsi l’hypothèse de l’offensive retentit jusqu’au fond même de l’organisation militaire ; elle tend à façonner selon sa loi toute l’institution de l’armée. »
Un tel devoir de penser la défense nationale et la guerre future, le colonel De Gaulle le fait sien quinze ans plus tard, guidé par le commandant Mayer qui établit le lien avec le questionnement de Jaurès. Même si les conclusions de l’auteur de L’Armée de métier diffèrent radicalement de celles de Jaurès, De Gaulle n’en reconnaît pas moins ses grandes qualités intellectuelles et sa faculté d’interroger des évidences ou des tabous. Jaurès est une référence majeure pour De Gaulle qui ne s’arrête pas à la différence des choix stratégiques ou aux convictions socialistes de l’auteur de L’Armée nouvelle. A Paul Reynaud, qui a défendu ses thèses lors du débat du 15 mars 1935, et qui rééditera son soutien à la Chambre le 26 janvier 1937, De Gaulle adresse le 14 mai 1937 une lettre pleine d’admiration qui invoque justement la figure de Jaurès : « L’on connaîtra aussi que vous êtes en notre temps le seul homme d’Etat de premier plan qui ait le courage, l’intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras-le-corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. Il faudrait remonter à Jaurès pour trouver un autre exemple. »
La postérité de Jaurès comme penseur de la guerre en démocratie ne réside pas seulement dans l’affirmation de la liberté intellectuelle sur ces questions. Sa conception de la défensive victorieuse autant que de l’armée citoyenne peut s’illustrer par la bataille de la Marne en 1914 ou bien dans l’organisation militaire de la France Libre en 1940, et des maquis intérieurs en 1943. Elle trouve d’autres confirmations, comme avec la bataille d’Angleterre de juillet 1940 à mai 1941 remportée par les Britanniques. On ignore la position que Jaurès aurait prise en août 1914, quand débuta la guerre entre la France et l’Allemagne. Il n’aurait sans doute pas choisi le pacifisme intégral ni l’« Union sacrée », notamment parce qu’ils supposent une abdication de la raison au profit de la « tyrannie des formules », pour reprendre l’une des expressions de L’Armée nouvelle. Ces postures n’auraient pas été dignes de l’exigence critique que Jaurès mettait dans la réflexion sur les démocraties elles-mêmes. Il aurait accepté la guerre contre l’Allemagne à condition de peser sur les choix stratégiques, d’opérer un contrôle démocratique du haut commandement, et d’inscrire la paix comme objectif majeur des combats. En d’autres termes, il aurait veillé à ce que la guerre ne porte atteinte ni la démocratie républicaine, ni à l’avenir de l’humanité.
*
La mort de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, n’a pas eu pour seule conséquence la fin de son combat en faveur de la paix. Elle a privé la France d’un homme capable de guider ses dirigeants dans la façon de mener la guerre et de la rendre compréhensible aux citoyens. Débarrassée de la voix de Jaurès, la guerre a pu imposer sa loi, celle d’un ordre inhumain donné aux corps et aux âmes des combattants, celle qui atteint l’humanité, et qui a même ouvert la voie à une catastrophe plus terrifiante encore que la Grande Guerre : la Deuxième Guerre mondiale.
Cette destruction par la guerre, faute de s’y être préparé et de l’avoir pensée, a touché jusqu’au sens moral et aux forces intellectuelles des nations. Que la réflexion de Jaurès et son combat pour la paix aient pu se réduire, dans l’entre-deux-guerres, au seul pacifisme, démontre le recul de l’activité intellectuelle en France. Rares sont ceux qui, à cette période, ont imaginé la résistance des démocraties affrontant les régimes totalitaires. Elie Halévy s’y est essayé dans son ouvrage L’Ere des tyrannies publié un an après sa mort soudaine en août 1937. La guerre des démocraties serait victorieuse à condition que ces dernières puissent reconquérir leurs valeurs, comme l’expliqua, à la suite d’Elie Halévy, Raymond Aron en juin 1939. Au combat dès mai 1940, ce dernier possédait la clarté des objectifs et des moyens qui décident des victoires. Il en va de même pour l’historien Marc Bloch. Il suffit de relire son Etrange défaite de l’été 1940 : « Les ressorts profonds de notre peuple sont intacts et prêts à rebondir. Ceux du nazisme, par contre, ne sauraient supporter toujours la tension croissante, jusqu’à l’infini, que les maîtres présents de l’Allemagne prétendent leur imposer. Enfin, les régimes “venus dans les fourgons de l’étranger” ont bien pu jouir, parfois chez nous, d’une certaine durée. Ce n’a jamais été, face aux dégoûts d’une fière nation, que le répit du condamné. […] Je ne sais quand l’heure sonnera où, grâce à nos Alliés, nous pourrons reprendre en main nos propres destinées. Verrons-nous alors des fractions du territoire se libérer les unes après les autres ? Se former, vague après vague, des armées de volontaires, empressées à suivre le nouvel appel de la patrie en danger ? Un gouvernement autonome poindre quelque part, puis faire tache d’huile ? Ou bien un élan total nous soulèvera-t-il soudain ? Un vieil historien roule ces images dans sa tête. Entre elles, sa pauvre science ne lui permet pas de choisir. Je le dis franchement : je souhaite, en tout cas, que nous ayons encore du sang à verser : même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers (je ne parle pas du mien, auquel je n’attache pas tant de prix). Car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice ; ni de liberté nationale qui puisse être pleine, si on n’a travaillé à la conquérir soi-même. […] Hitler a dit […] : “Nous avons raison de spéculer plutôt sur les vices que sur les vertus des hommes. La Révolution française en appelait à la vertu. Mieux vaudra que nous fassions le contraire.” On pardonnera à un Français, c’est-à-dire à un homme civilisé – car c’est tout un – s’il préfère, à cet enseignement, celui de la Révolution, et de Montesquieu : “Dans un État populaire, il faut un ressort, qui est la vertu.” Qu’importe si la tâche est ainsi rendue plus difficile ! Un peuple libre et dont les buts sont nobles court un double risque. Mais est-ce à des soldats qu’il faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de l’aventure ? »
De ces convictions intellectuelles et morales, Marc Bloch demande à ce qu’elles soient partagées, que les Français s’interrogent sur leur avenir et reconquièrent leurs libertés. Celles-ci constituent le but de guerre ultime, elles déterminent les victoires futures. « Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence », insiste-t-il. On est, avec lui, proche d’Elie Halévy, de Raymond Aron, aussi bien que de Jaurès pourtant si peu présent dans L’étrange défaite. Ce qui unit ces penseurs de la politique, de la paix et de la guerre, est une volonté commune d’arracher la guerre au « Code de mort » qu’elle a toujours signifié et d’en faire une arme des démocrates pour la démocratie. Cela les conduit à définir les formes du combat guerrier aussi bien que les buts de la force armée.
On trouve pour cette raison des considérations autant techniques qu’éthiques dans L’Armée nouvelle et dans L’étrange défaite. La seule guerre tenable pour les démocraties est la défense de valeurs communes à l’humanité entière, à l’opposé des mobilisations guerrières qui reposent sur le nationalisme et l’embrigadement des citoyens. Cette défense de valeurs humaines ne dilue pas pour autant le principe national dans la guerre des démocraties. Comme l’a expliqué Jaurès, elle donne aux soldats citoyens et aux officiers intellectuels un objectif qui les dépasse et qui, en même temps, les définit, un objectif qui permet à la nation d’exister et qui lui donne un sens, le sens d’une « nation politique » à laquelle la sociologue Dominique Schnapper identifie plus particulièrement la France.
Tout dépend alors, dans cette réflexion sur la France au combat, de la capacité de la République à demeurer et même à progresser en tant que démocratie afin d’apporter à toute la société une pleine compréhension de la guerre et de la paix, une pleine compréhension d’elle-même en d’autres termes. Ainsi est validée la formule de Jaurès qui achève L’Armée nouvelle : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »
Jaurès a démontré l’importance cruciale d’une réflexion sur la guerre et la paix menée par les ressources intellectuelles les plus élevées. Comme Elie Halévy, comme Raymond Aron, comme Marc Bloch, Jaurès associait dans son combat l’histoire et la philosophie. Raymond Aron se reconnaît dans le portrait qu’il écrit d’Elie Halévy, en 1939, à propos de ce dernier disparu deux ans auparavant, mais il aurait aussi bien pu parler de Jean Jaurès : « Pacifique comme les vrais libéraux […], [Halévy] n’était pacifiste ni à la manière d’Alain, ni dans le style des juristes. Il ne comptait ni sur les traités, ni sur le refus individuel. Il envisageait la guerre en historien philosophe. La condition permanente en est que l’homme n’est pas uniquement composé de sens commun et d’intérêt personnel ; telle est sa nature qu’il ne juge pas la vie digne d’être vécue s’il n’y a pas quelque chose pour quoi il soit prêt à la perdre. »
Jaurès, en effet, n’était pas loin de partager cette analyse du pacifisme. Et, comme Elie Halévy, Raymond Aron ou Marc Bloch, il appartient désormais à cette lignée essentielle des historiens philosophes qui ont pensé la guerre et qui, pour certains, y ont participé. La guerre est un sujet central des sociétés. Sa réflexion ne se sépare ni de l’Etat, ni de l’armée, ni du combat, ni des valeurs les plus fondamentales qui appellent la pensée philosophique la plus exigeante. « Réfléchir sur la guerre, c’est le propre de l’historien philosophe », écrit Jean-Baptiste Duroselle dans la préface de la réédition, par Madeleine Rebérioux, de La Guerre franco-allemande. Et l’historien de poursuivre : « Jaurès philosophe s’est éloigné de la métaphysique, non de la morale, et il est plus hanté que quiconque par le drame de la conscience. Comment se fait-il que moi, individu, dont la vie est le bien le plus irremplaçable, je puisse, pour une certaine cause, être amené à sacrifier ce bien pour toujours ? Que vaut donc cette cause ? Mérite-t-elle que je meure ? Et puisque dans la guerre, il y a deux camps, n’est-il pas insensé que l’un des deux au moins envoie les siens à la mort pour une cause injuste ? Que dire si le tort est partagé et si ce sont les deux camps qui, par un mécanisme infernal, se livrent la guerre non justifiable, celle qui sacrifie la valeur sûre de la vie à des intérêts particuliers, à des intérêts de classe, voire à des “mythes”, c’est-à-dire à de faux intérêts ? Alors il faut absolument arrêter l’effroyable et implacable machine. Et comment l’arrêter sans en connaître les rouages ? Hanté par l’idée de la menace, Jaurès a cherché passionnément à explorer la machine guerrière et il a voulu […] “dégager autant qu’il est en moi quelques vues des leçons qu’elle contient”. »
Il faut donc réexaminer, encore et toujours, l’effort de Jaurès pour penser la guerre. Son pacifisme n’en était que plus fort. En historien philosophe, Jean Jaurès a regardé la guerre « de fort près, et bien en face », selon la formule de Stéphane Audoin-Rouzeau dans son étude de 2008, Combattre. Le combat de Jaurès résidait en effet dans cet effort pour penser la guerre : à cette condition seule, les démocraties sont capables de paix. Le rôle des intellectuels est considérable dans ce défi de la guerre consentie. Jaurès était l’un d’eux.


(3) Chronologie de Jaurès


1851
2 décembre. Coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, qui met fin au régime de la IIe République.

1852
2 décembre. Début du Second Empire.

1859
3 septembre. Naissance à Castres d’Auguste Marie Joseph Jean Jaurès, fils de Jules Jaurès (1819-1882) et d'Adelaïde née Barbaza (1822-1906).

1860
18 août. Naissance à Castres de Marie Paul Louis Jaurès, frère cadet de Jean.

1864
24 mai. Loi sur le droit de coalition.
28 septembre. Fondation à Londres de l'Association Internationale des Travailleurs (la « Première Internationale »).

1867
2 octobre. Naissance de Antoinette Marie Louise Bois, fille de Jean Eugène Bois (1841-1904) et de Marie Philippine née Gisclard (1844-1920).

1869
Entrée de Jean Jaurès au collège de Castres.

1870
19 juillet. Déclaration de guerre de la France à la Prusse.
4 septembre. Proclamation de la République après la capitulation de Sedan. Gouvernement provisoire. Gambetta ministre de l'Intérieur.

1871
18 mars-28 mai. Commune de Paris.
10 mai. Traité de Francfort entre la France et l'Allemagne. Perte de l'Alsace et de la Lorraine mosellane.

1873
24 mai. Démission de Thiers. Le maréchal de Mac Mahon président de la République.

1875
Février-Juillet. Lois constitutionnelles.

1876
19 mai. Harangue au préfet Esterhazy. Baccalauréat. Sur les conseils de l'Inspecteur général Félix Deltour, Jaurès prépare à Paris le concours de l'École Normale Supérieure (Sainte-Barbe et Louis-le-Grand).

1877
16 mai. Mac Mahon président de la République tente de reprendre le contrôle du pouvoir. Dissolution de la Chambre des députés et gouvernement conservateur d'Albert de Broglie.

1878
Juin. Concours général en discours français (1er prix) et en versification latine.
Juin. Concours d’entrée à l’ENS. Jaurès est reçu 1er.

1879
30 janvier. Jules Grévy, président de la République.
Novembre. Jaurès licencié ès lettres.

1880
14 juillet. Fête nationale.

1881
1er janvier. Discours de compliment au directeur de l’ENS Fustel de Coulanges.
Agrégation de philosophie (3e derrière Lesbazeilles et Bergson). Nomination au lycée d'Albi (20 septembre).

1882
28 mars. Vote de la dernière loi Ferry sur l'école (obligation de l'enseignement et laïcité de l'école publique).
27 mai. Mort de son père, Jules Jaurès.

1883
14 mars. Décès à Londres de Karl Marx.
3 août. Discours de distribution des prix au lycée d’Albi, dit « de la bienveillance dans les jugements ».
Chargé de conférences en philosophie à la Faculté des lettres de Toulouse.

1884
21 mars. Loi Waldeck-Rousseau légalisant les syndicats.
14 avril. Conférence sur l’Alliance française à Castres.
23 décembre. Jaurès officier d'académie.

1885
30 mars. Chute de Jules Ferry attaqué par la droite et par les radicaux sur sa politique coloniale.
4 octobre. Élu député du Tarn au scrutin de liste départementale (50,9 % des suffrages).

1886
Janvier. Grève de Decazeville. Mort de l'ingénieur Watrin. Congrès de la Fédération nationale des mineurs à Saint-Étienne en présence de Jaurès.
29 juin. Mariage civil et religieux (Collégiale Saint-Salvy d’Albi) avec Antoinette Marie Louise Bois. Les Jaurès s'installent 19 avenue de la Motte-Picquet à Paris.
21 octobre. Première intervention à la Chambre des députés.
Novembre. Articles dans La République française. Jaurès collabore avec Georges Burdeau à la mise en place des grilles indiciaires pour les professeurs.

1887
21 janvier. Premier article dans La Dépêche de Toulouse.
3 avril. Constitution du groupe des républicains indépendants. Le doyen Noël Parfait préside, le benjamin Jean Jaurès est secrétaire.
2 décembre. Compromis dans le scandale des décorations, Jules Grévy démissionne. Sadi Carnot élu président de la Républqiue.

1889
27 janvier. Apogée du boulangisme avec l'élection triomphale du Gal Boulanger dans la Seine.
4 février. Banqueroute de la Compagnie de Panama.
13 mars. Mort de l’amiral Jaurès, ministre de la Marine et cousin germain du père de Jean.
Mai-octobre. Exposition universelle à Paris. Tour Eiffel.
14 juillet. Congrès socialistes internationaux à Paris.
19 septembre. Naissance de sa fille, Eugénie Marie Madeleine Jaurès à Paris.
22 septembre. Jaurès battu aux élections législatives dans la circonscription de Castres (47,8 % des suffrages). Il retrouve son poste à la Faculté de Toulouse. La famille habite l'immeuble Garrigou, 20 place Saint-Pantaléon (aujourd'hui place Salengro).
19 décembre. Conférence à la Faculté des Lettres de Toulouse sur les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau, publiée par la Revue de métaphysique et de morale en 1910.

1890
1er mai. Premier « 1er mai ».
27 juillet. Jaurès élu conseiller municipal de Toulouse. Maire-adjoint à l'Instruction publique jusqu'en janvier 1893.
Fondation par Jaurès de l’Association des amis de l’Université de Toulouse.

1891
1er mai. Fusillade de Fourmies (9 morts, 35 blessés).
15 mai. Encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII. Doctrine sociale de l'Église.
20 mai. Inauguration par le président de la République Sadi Carnot des nouveaux locaux de la Faculté de médecine et de la Faculté des sciences.
Juillet. Grève des tramways à Toulouse.


1892
20 février. Ralliement catholique à la République (encyclique Inter sollicitudines).
12 mars. Soutenance des thèses de philosophie en Sorbonne (De la réalité du monde sensible et De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte et Hegel publiées à l'automne 1891). Jaurès reçu docteur.
27 mars. Jaurès assiste à une conférence de Jules Guesde à Toulouse, mais, malade, refuse de prendre la parole.
2 avril. Jaurès assiste à une conférence de Jules Guesde à Toulouse. Discussion toute la nuit à l’hôtel d’Espagne, rue Peyrolières.
1er mai. Jean-Baptiste Calvignac, responsable socialiste et syndical élu maire de Carmaux, puis le 31 juillet conseiller d'arrondissement.
Juillet. Convention militaire franco-russe. L'alliance franco-russe se précise et s'organise.
17 juillet. Inauguration de la nouvelle Bourse du Travail à Toulouse. Allocution de Jaurès.
15 août-1er novembre. Grèves des mineurs et incidents à Carmaux pour la réintégration de Calvignac licencié le 2 août.
14 octobre. Démission du marquis de Solages de son mandat de député.
4 décembre. Jaurès investi comme candidat par la Fédération ouvrière du Tarn. Il accepte le programme du Parti Ouvrier.
18 décembre. Décès à Toulon d'Élise Albine Jaurès, née Caunel, 1ère épouse de Louis Jaurès, en accouchant d'un garçon qui ne survit pas.

1893
8 janvier. 1er tour des élections à Carmaux. Jaurès en tête du ballottage avec 4675 voix (46 %) devant le républicain Héral (4407 voix, 44 %) et Justin Soulié, maire socialiste de Rosières (1060 voix, 10 %).
22 janvier. Jaurès élu député républicain socialiste de Carmaux au 2e tour de l'élection législative partielle (5317 voix, 52 % des suffrages) contre Jean-Baptiste Héral, ancien député républicain (4893 voix, 48 %).
27 janvier. Jaurès démissionne du conseil municipal de Toulouse.
Premiers articles de Jaurès dans La Petite République.
Mai. Débuts de la série « Le liseur » dans La Dépêche, régulière jusqu'en octobre 1898.
20 août et 3 septembre. Élections législatives. Une cinquantaine d'élus socialistes. Jaurès réélu au 1er tour (59,3 % des suffrages).
Septembre. Madame Jaurès souffrante. Jaurès ne peut aller assister aux obsèques de Malon.
21 novembre. Discours à la Chambre sur la république et le socialisme. Défense des « meneurs ».

1894
24 juin. Assassinat du président de la République Sadi Carnot par un anarchiste.
27 juin. Jean Casimir-Périer président de la République.
5 novembre. Plaidoirie au procès du Chambard. Gérault-Richard condamné.
12 décembre. Conférence de Jaurès sur Idéalisme et matérialisme dans la conception de l'histoire devant les Étudiants collectivistes. Réplique de Paul Lafargue le 10 janvier suivant.
22 décembre. Condamnation de Dreyfus aux travaux forcés à perpétuité.
25 décembre. Duel entre Jaurès et Barthou au parc de Saint-Ouen.

1895
17 janvier. Félix Faure élu président de la République.
Printemps. Jaurès assez souvent souffrant.
Mai. Voyage en Algérie avec son épouse. Accueil par la famille Viviani.
Août-octobre. Grève des verriers de Carmaux.
23-28 septembre. Congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail à Limoges.

1896
Janvier-Février. Mauvaise santé de Jaurès. Part se reposer en famille à Nontron.
Mars. Collaboration de Jaurès au Matin (jusqu'en août 1897).
26 juillet-2 août. Congrès de l'Internationale socialiste à Londres. Jaurès y participe pour la 1ère fois.
Automne. Les Jaurès emménagent 15 rue Madame à Paris.
25 octobre. Inauguration de la Verrerie Ouvrière d'Albi. Jaurès chante La Carmagnole.
27 octobre. naissance d'Yvonne (1896-1982), fille de Louis et Madeleine Jaurès, née Duprat (1873-1897), sa 2e épouse. Jaurès est son parrain.
3 novembre. Discours à la Chambre contre les massacres d'Arménie.

1897
Février. Collaboration de Jaurès à La Lanterne (jusqu'en mai 1898)
15 mars. Discours à la Chambre sur l'empire ottoman.
3 juillet. Discours à la Chambre sur les questions paysannes.
29 décembre. Mort d'une typhoïde de Madeleine Jaurès, née Duprat, 2e épouse de Louis.

1898
Janvier. Engagement dans l'affaire Dreyfus.
13 janvier. Zola publie « J'accuse... » dans L'Aurore de Clemenceau.
22 janvier. Le député royaliste comte de Bernis frappe Jaurès descendant de la tribune.
12 février. Jaurès dépose au procès Zola.
8 mai. Défaite aux élections législatives. 45 % des suffrages contre le marquis de Solages à nouveau député.
4 juin. Fondation de la Ligue des droits de l'homme.
18 juillet. Refus de la candidature de Jaurès à un cours libre par l'Assemblée de la faculté des Lettres de Paris (21 contre, 16 pour, 1 abstention).
Jaurès associé à la direction de La Petite République par Gérault-Richard.
27 août. Naissance de Louis Jaurès à Nontron. Jaurès est auprès de sa femme en août et septembre.
Septembre. Publication des Preuves précédemment parus dans La Petite République.
1er décembre. Contrat avec Jules Rouff pour Cent ans d'histoire, future Histoire socialiste de la France contemporaine.

1899
Avril. Les Jaurès quittent le 15 rue Madame (Paris, VIe arrdt).
22 juin. Gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau. Millerand ministre socialiste du Commerce, de l'Industrie et des Postes.
7 août-9 septembre. Procès de Dreyfus à Rennes.
19 novembre. Fête républicaine pour l'inauguration du Triomphe de la République de Jules Dalou place de la Nation.
3-8 décembre. Congrès général des organisations socialistes à Paris, salle Japy.

1900
1er et 2 janvier. Meetings pour les mineurs de Saint-Étienne au Prado (Saint-Étienne).
12 février. Débuts de la publication en fascicules de l'histoire de la révolution française. Les volumes correspondants paraissent jusqu'en décembre 1903.
16 février. Conférence sur Bernstein à l'hôtel des sociétés savantes, 28 rue Serpente, à Paris, suivi d'un punch offert à Jaurès, avec Allemane, Fournière, Sembat, Gérault-Richard.
13 avril. Conférence sur L'art et le socialisme à la Porte Saint-Martin sous la présidence d'Anatole France.
Avril-.novembre. Exposition universelle. Métropolitain de Paris.
23-27 septembre. Congrès de l'internationale socialiste à Paris.
28-30 septembre. Congrès national des organisations socialistes salle Wagram. Départ des guesdistes.
30 septembre. Loi Millerand pour la journée de travail de dix heures en 1904.
26 novembre. Conférence contradictoire avec Jules Guesde à l'hippodrome de Lille.
30 décembre. Romain Rolland fait jouer son Danton au Théâtre civique de Louis Lumet au bénéfice des tullistes du Nord en grève. La représentation est précédée d'un discours de Jaurès.

1901
7 juillet. Communion solennelle de Madeleine Jaurès.
26-28 mai. Congrès général des organisations socialistes à Lyon. Départ des vaillantistes.
12 octobre. Publication de l'article « Mes raisons » dans La Petite République.

1902
2-4 mars. Congrès de Tours. Formation du Parti Socialiste Français avec Briand et Viviani.
10 avril. Incidents à Mirandol-Bourgnounac au cours de la campagne électorale.
25 avril. Jaurès retrouve son siège de député de Carmaux avec 51,5 % des suffrages, battant le marquis de Solages. Victoire nationale du Bloc des gauches (radicaux, radicaux-socialistes, socialistes du PSF, modérés de l'ARD).
6 juin. Gouvernement du Bloc des gauches d'Émile Combes. Jaurès membre de la Délégation des gauches à la Chambre.
29 décembre. Réunion du BSI à Bruxelles. Jaurès y participe avec Bracke.

1903
13 janvier. Élu au 2e tour vice-président de la Chambre des députés.
Les Jaurès emménagent 7 avenue des Chalets à Paris XVIe.
6 et 7 avril. Relance de l'affaire Dreyfus par un discours de Jaurès à la Chambre qui aboutit à la réhabilitation par la Cour de cassation en 1906.
12-14 avril. Congrès de Bordeaux du PSF. Millerand critiqué.
26 juin. Meeting au Tivoli-Vauxhall avec Pressensé contre les pogroms de Kichinev.
4 juillet. Conférence sur « la doctrine saint-simonienne et le socialisme » sous la présidence de Viviani salle des fêtes du Trocadéro.
20 juillet. Pamphlet antijaurésien de L'Ascète au beurre. Texte d'Urbain Gohier, illustré par Jules Grandjouan.
30 juillet. Discours sur la jeunesse au lycée d'Albi.

1904
13 janvier. Battu à la vice-présidence de la Chambre par Gerville-Réache (Gauche radicale, mais anti-combiste) en raison de la division du Bloc.
14-16 février. Congrès de Saint-Étienne du PSF. Discours sur la guerre russo-japonaise.
18 avril. Lancement de L'Humanité, directeur politique Jean Jaurès.
3 juin. Naissance d'Élisabeth, fille de Louis Jaurès et de Marie-Rose Jaurès, cousine éloignée, depuis février 1903 sa 3e épouse.
30 juillet. Discours de distribution des prix de l'école laïque de Castres.
14-20 août. Congrès de l'Internationale socialiste d'Amsterdam. Controverse avec les guesdistes et le SPD.
6 décembre. Duel avec Déroulède à Urrugne, près d’Hendaye. Témoins Gérault-Richard et Gabriel Deville.
28 décembre. Déjeuner chez Marguery avec Lady Warwick, Hyndman et Clemenceau.

1905
9 janvier. Dimanche rouge à Saint-Pétersbourg. Débuts de la première révolution russe.
26-28 mars. Congrès de Rouen du PSF. L'unité socialiste décidée malgré Briand et Viviani.
31mars. Guillaume II à Tanger. 1ère crise marocaine entre la France et l'Allemagne.
21 avril. Discours à la Chambre sur la Séparation.
23-25 avril. Congrès de l'unité socialiste salle du Globe.
30 avril. Béziers. Discours aux Arènes.
Juillet. Débuts de la collaboration à la Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur.
9 juillet. Discours sur la paix et le socialisme prévu pour Berlin.
9 décembre. Loi de séparation des Églises et de l'État.

1906
10 mars. Catastrophe minière de Courrières. 1100 morts.
14 mars. Clemenceau ministre de l'Intérieur.
6 et 20 mai. Elections législatives. Jaurès réélu député (51 % des suffrages) contre le marquis de Solages. 54 SFIO sur 585 (9 % des suffrages).
Juin. Controverse à la Chambre avec Clemenceau.
9 juillet. Décès à Castres de Adelaïde Jaurès, sa mère.
25 octobre. Gouvernement Clemenceau.
8-13 octobre. Congrès de la CGT à Amiens. Vote de la « charte » d'Amiens sur l'indépendance du syndicalisme.
1er-4 novembre. Congrès socialiste de Limoges. Rapports avec le syndicalisme.

1907
10 mai. Controverse à la Chambre avec Briand. « Pas vous ou pas ça ! ».
11 mai. discours à la Chambre. Patriotisme et internationalisme.
Mars-Juin. révolte des vignerons du Midi. Mutinerie du 17e régiment à Béziers (21-22 juin).
11-14 août. Congrès socialiste de Nancy. Controverse sur l'antimilitarisme et la lutte contre la guerre.
16-24 août. Congrès international de Stuttgart.

1908
9 mai. Meeting à Toulouse salle des Jacobins. Jaurès hué par les radicaux.
3 et 10 mai. Élections municipales. Échecs socialistes.
20 juin. Bordeaux. Conférence contradictoire avec le professeur Jean Lorin à l'Alhambra sur la politique française au Maroc.
Les Jaurès emménagent au 8 villa de la Tour, proche du lycée Janson-de-Sailly où ils scolarisent leur fils.
1er août. Après les incidents de Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, arrestations des dirigeants de la CGT par le gouvernement Clemenceau.
Août-septembre. Vacances à Royan et Saint-Palais. Rencontre Lévy-Bruhl et Georges Dalmeyda.
6 septembre. Obsèques de Jean Roché, secrétaire fédéral du Tarn, rédacteur en chef du Cri des Travailleurs, son principal relais local avec Calvignac.
4 octobre. La coopération et l'art. Conférence au Trocadéro.
15-18 octobre. 5e congrès national du Parti Socialiste (SFIO) à Toulouse. Discours de Jaurès sur « l'évolution révolutionnaire ».
18 novembre. Discours à la Chambre contre la peine de mort.

1909
9 mars 1909. Déjeune à Cassis avec Matisse et les Sembat. Visite ensuite l’atelier du peintre François Nardi (1861-1936) à Toulon.
11-14 avril. Congrès socialiste de Saint-Étienne. Questions agraires.
22 juin. Mariage de Madeleine Jaurès et de Marcel Delaporte, 24 ans, receveur de l'enregistrement.
Juillet. Aristide Briand président du conseil. Léon Jouhaux secrétaire général de la CGT.
13 octobre. Exécution de Ferrer. Jaurès participe à une vigoureuse manifestation de protestation le soir même. Frappé par la police.
Dimanche 17 octobre. Jaurès à Lyon, puis à Vienne (Isère). Grande manifestation pacifique à Paris contre l'exécution de Ferrer.
19 décembre. Jaurès préside un congrès électoral socialiste et tient réunion à Commentry, puis à Moulins où il évoque « l’azur des cieux rougi du sang des hommes » lors d’une future guerre aérienne (Allier).

1910
21 et 24 janvier. Discours à la Chambre « pour la laïque ».
6-9 février. Congrès socialiste de Nîmes. Retraites et coopération.
31 mars. Vote de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes.
24 avril-8 mai. Jaurès réélu député contre Falgueyrettes (droite libérale) au 2e tour (52,45 % des suffrages). 74 députés SFIO sur 590 (12,5 % des suffrages).
15 juillet. Naissance de Jean-Jacques Delaporte, petit-fils de Jaurès, très lourdement handicapé, décédé à Douai le 24 avril 1931.
28 août - 3 septembre. Congrès international de Copenhague. Visite de Malmö.
Berlin. Musée (Dürer) évoqué dans le discours de Francfort.
9 septembre. Dresde. Musée.
11 septembre. Meeting à Francfort, salle des fêtes avec Keir Hardie, Vandervelde, Glöckel.
Octobre. Grève des cheminots brisée par le gouvernement Briand.
14 novembre. Dépôt de la proposition de loi sur L'Armée nouvelle.
Novembre-décembre. Affaire Durand (Le Havre).

1911
16 janvier-7 avril. Conférence internationale d'Algésiras sur le Maroc.
Avril. Parution de L'Armée nouvelle.
16-19 avril. Congrès socialiste de Saint-Quentin. Rapports entre L'Humanité et le parti. Programme municipal.
1er juillet. Coup d'Agadir. L'Allemagne envoie la canonnière SMS Panther dans le port. 2e crise marocaine entre la France et l'Allemagne.
Juillet-octobre. Voyage en Amérique latine (Brésil, Uruguay, Argentine).
4 novembre. Accord franco-allemand sur le Maroc et les colonies africaines.
20 décembre. Discours à la Chambre sur les forces de paix.

1912
12 janvier. Succès électoral du SPD en Allemagne. 35 % des suffrages (110 députés sur 397).
18-21 février. Congrès socialiste de Lyon. Socialisme et Franc-maçonnerie. Laïcité.
5 et 12 mai. Élections municipales. Succès socialistes.
28 juin. Discours à la Chambre contre le traité de protectorat sur le Maroc.
28 et 29 octobre 1912. Réunion du BSI à Bruxelles.
24 et 25 novembre. Congrès socialiste international extraordinaire de Bâle.
11 décembre. Meeting « Guerre à la guerre » salle Wagram avec Vaillant et Pressensé sous la présidence de Compère-Morel.

1913
13 janvier. Poincaré élu président de la République.
25 janvier. L'Humanité à six pages. Tirage 121 000 ex. fin mars.
25 mai. Meeting du Pré-Saint-Gervais. Photographies de Maurice-Louis Branger.
17 juin. Discours à la Chambre contre les trois ans de service militaire.
13 juillet. Nouveau meeting contre les trois ans de service militaire au Pré-Saint-Gervais.
19 juillet. Vote de la loi sur les trois ans de service militaire.
19 novembre. Inauguration du monument à Benoît Malon au Père-Lachaise. Allocution de Jaurès.
13-14 décembre. Réunion du BSI à Londres.

1914
25-28 janvier janvier. Congrès socialiste d'Amiens. Vie chère et lutte contre la guerre.
16 mars. Le directeur du Figaro Gaston Calmette mortellement blessé par Henriette Caillaux.
26 avril. Jaurès réélu député avec 58 % des suffrages contre Falgueyrettes (droite libérale). Poussée socialiste : « cent élus » SFIO (102 sur 601), 17 % des suffrages. Majorités incertaines sur les trois ans et l'impôt sur le revenu.
28 juin. Attentat de Sarajevo. L'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie François-Ferdinand et son épouse assassinés.
23 juillet. Ultimatum autrichien à la Serbie. La crise diplomatique s'aggrave subitement.
25 juillet. Discours de Vaise (Lyon) sur les responsabilités internationales.
29-30 juillet. Réunion du BSI à Bruxelles.
31 juillet. Assassinat au café du Croissant par Raoul Villain.
1er août. Mobilisation générale en France.
3 août. L'Allemagne déclare la guerre à la France.
4 août. Obsèques à Paris (discours de Vaillant, Bracke, Viviani, Jouhaux...). Enterrement à Albi au cimetière des Planques.


Portraits de républicains, par Jaurès


Jaurès s’applique dans des articles fréquents mais aussi des combats plus politiques et symboliques, à rendre hommage aux responsables politiques et aux intellectuels qui ont fait exister la République aux heures les plus décisives de son histoire.

La gloire de Gambetta
Discours d’Albi, 16 octobre 1887. L’Avenir du Tarn, 20 octobre 1887. Très tôt, dès ses classes à l’Ecole normale supérieure, Jaurès a été attiré par Gambetta, par son énergie et son républicanisme. Ses premiers pas de député du Tarn, il les accomplit dans le souvenir du grand républicain disparu en 1882 comme en témoigne son allocution au Cercle républicain d’Albi.


(…( Si je viens aujourd’hui vous parler de la République, c’est parce qu’elle est la sauvegarde de la Patrie. C’est pour cela que je viens vous parler des conditions qui peuvent la faire vivre.
D’abord, je m’associerai au vœu de conciliation qui est dans le cœur de tout républicain sincère. Mais il ne suffit pas de vouloir cette concentration que chacun entend à sa manière et qui est comme la cloche dont on a gardé le son dans la tête. Pour obtenir cette concentration, il y a à remplir des conditions d’ordre moral et d’ordre politique.
Il faut d’abord qu’il y ait un grand esprit de tolérance entre les républicains et accepter les divergences d’opinion sans les considérer comme des trahisons et comme des crimes (Très bien).
Je n’ai jamais aimé et je crois bien que je n’aimerai jamais le ministère actuel (Rouvier(, car je crois qu’il fait du mal à la République, mais je n’admets pas la campagne de calomnies dirigée contre lui. (…( Oui, il faut éviter les soupçons injustes et les accusations haineuses, puisqu’il y a dans la République cette idée supérieure que tous les hommes sont égaux, que tous les républicains sont frères et que chacun est intéressé à ce que l’arbre grandisse et qu’à son ombre fraternelle tous les hommes puissent venir s’asseoir (salve d’applaudissements).
Voilà l’idée républicaine et c’est par elle qu’on doit élever les hommes. Trop souvent on essaye de les attacher à la République par la faveur individuelle (vive approbation). Cette politique est corruptrice, et c’est parce qu’on croit que tout est livré à la faveur que ces scandales d’en haut peuvent se produire. Et, faut-il le dire, je me félicite de ce que cette boue liquide que contenait le vase ait suinté à travers une fissure, je m’en félicite car je suis certain que chacun se promettra de n’y ajouter jamais une goutte.
Il y a pour la concentration républicaine des raisons d’ordre politique. Vous me permettrez de ne pas les indiquer en me basant sur ma propre inspiration car je me défierais de mon inexpérience, mais de les emprunter à un homme politique qui a su descendre du pouvoir en préservant son cœur de toute rancune et en conservant une haute sérénité d’esprit. Je les emprunterai au discours que vient de prononcer M. Goblet. Il y a deux choses nécessaires pour qu’une majorité républicaine se constitue dans la Chambre. La première c’est qu’on ne demande pas des réformes qui soient irréalisables. Je suis d’accord avec lui. Ainsi la séparation de l’Église et de l’État ferait tomber un gouvernement républicain en quelques heures.
Mais s’il est des réformes momentanément irréalisables, il en est qu’on doit réaliser peu à peu. Par exemple, la Chambre a voté le principe très vague, très général, de l’impôt sur le revenu. En émettant ce vote elle a voulu dire : « Il y a dans les charges des contribuables inégalité de répartition » et c’est dans ce sens de justice que la Chambre a indiqué au gouvernement la marche qu’il devait suivre (applaudissements).
Et, pour les réformes qui ne sont pas mûres, il y a deux façons de se conduire, l’une qui dit : « Nous ne pouvons les réaliser dès demain, mais nous allons y travailler dès aujourd’hui ». C’est la légitime impatience du progrès (Très bien). Et l’autre : « Elles ne sont pas mûres, passons outre », de manière à les empêcher de mûrir (applaudissements).
On a dit aussi qu’il ne fallait pas laisser triompher l’esprit de coterie. Le grand reproche que je fais au ministère actuel c’est de représenter cet esprit de coterie d’un groupe d’hommes qui ont des mérites et qui, ayant une grande conscience de ces mérites, croient qu’en dehors d’eux personne ne peut gouverner. Ils veulent le pouvoir et, quand ils l’ont, ils négligent de se mettre en contact avec le cœur de la Démocratie française (vifs applaudissements).
C’est ainsi que l’expédition du Tonkin, que je ne veux pas apprécier, n’a pas été conduite avec franchise. Cette politique coloniale que l’on croyait devoir contribuer à la grandeur du pays, on a essayé, au lieu de l’expliquer au pays et à la Chambre, de la faire avec des faux-fuyants (Très bien).
À propos du budget, nous nous sommes efforcés de dire ce qui était la vérité. Et si j’ai un remords, c’est de n’avoir pas pu le faire complètement, parce que les hommes qui étaient les amis de ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ont essayé de masquer le gouffre par des expédients. Ces hommes politiques experts et équivoques auront contre eux ceux qui croient que la politique républicaine est une politique de plein jour et de plein air (vifs applaudissements). (…(
Ce que je reproche à la politique actuelle, c’est d’être l’aggravation de cette politique occulte dont je viens de vous parler. Elle se réclame pourtant du grand nom de Gambetta, comme si la nuit pouvait se réclamer de la clarté ! (vifs applaudissements). Gambetta n’était pas intransigeant, pas plus que nous ne le sommes, mais il n’avait pas la prétention de fabriquer pour la nation une sagesse dont elle n’aurait pas voulu elle-même. Il ne voulait pas la lui imposer par surprise, il voulait la tirer de ses entrailles mêmes (vifs applaudissements). La gloire de Gambetta c’est d’avoir conçu un idéal et d’avoir voulu obtenir de l’opinion publique une politique de progrès et de sagesse au lieu de lui en imposer une artificielle. Aussi, à l’heure même où il était le plus âprement combattu par l’intransigeance, comme quelqu’un de ces hommes prudents lui conseillait de poser sa candidature en province, il refusa : c’est à Paris qu’il tint à rester, voulant parler de plus haut à la démocratie (vifs applaudissements). C’est pourquoi j’ai le droit de défendre à ceux qui substituent à la vraie politique la politique de couloirs, de se recommander de celui qui voulait la politique du grand jour, j’ai le droit de le défendre à ceux qui veulent substituer à sa méthode leur habileté subalterne (vifs applaudissements). La grande œuvre de Gambetta était beaucoup moins sociale que politique. Cette œuvre a été en grande partie terminée. Et, de même que nous avons résolu le problème politique par la souveraineté de la nation, nous résoudrons le problème social par la souveraineté du travail (longs applaudissements).

Faire accueil à la République
« Un républicain », La Dépêche, 4 novembre 1888. Jaurès rend hommage ici à un républicain « ordinaire » dont l’action au plus près de la société apparaît essentielle.



Nous venons de perdre en M. Tornier, conseiller général du Tarn et maire de Montmiral, un républicain qui peut servir d’exemple à beaucoup. Il n’est point inutile de dire ce qu’il fut et ce qu’il fit. C’est dans un canton rural, c’est chez des paysans que M. Tornier exerça son action. En quelques années, il avait détruit l’influence de quelques réactionnaires avares et étriqués, qui, du fond de leur castel, voulaient mener le paysan à la baguette. Il avait amené tout le monde à la République. À vrai dire, il y avait dans ces populations une sève, une vaillance, une franchise, une bonne humeur qui les inclinaient d’avance à la République. Le mérite de M. Tornier est d’avoir su donner à ces sentiments la persévérance. Ce n’est point par de petites habiletés qu’il avait gagné et qu’il retenait les suffrages. Attentif, jusque dans le moindre détail, aux justes intérêts de ses électeurs, il leur rendait ces mille petits services qui ne peuvent être rendus en conscience que par les représentants cantonaux, qui voient de près les hommes et connaissent les demandeurs, mais il savait refuser ce qui était injuste et il ne trompait personne par de vagues promesses qui permettent à une douzaine de braves gens d’espérer tous également telle ou telle place. Il exigeait de tous les fonctionnaires du canton le respect de la République, la cordialité avec les républicains ; mais, comme il avait su conquérir sans eux la sympathie générale, il n’en faisait point l’instrument de son ambition propre et un moyen d’élection. Il condamnait ce système de terreur, d’inquisition soupçonneuse et égoïste, que quelques conseillers généraux font peser parfois sur leur canton. Quand il était une fois assuré de la loyauté républicaine de ceux qui servaient la République, il ne leur demandait plus rien. Ses électeurs et lui avaient compris d’emblée, avec un parfait bon sens, que le seul moyen d’avoir la paix avec les curés était de les enfermer rigoureusement dans leur église. Il ne leur passait point la plus petite incartade ; et, quand une faute avait été commise, après avoir frappé, il ne voulait pas que la République se donnât, en désarmant aussitôt, l’apparence de la faiblesse. Mais quand cette sorte de contrat tacite entre les électeurs et les curés était observée par ceux-ci, il n’y avait plus de difficultés ; pas la moindre taquinerie, pas la moindre vexation, mais au contraire une cordiale déférence. M. Tornier avait doté le canton de beaucoup d’écoles, et il faut avouer qu’elles sont très coquettes, elles réjouissent l’œil. J’entends beaucoup de gens et même des républicains se plaindre qu’on ait fait des écoles trop élégantes ; ils ont tort. Au fond et sauf quelques abus de détail, les maires qui ont eu cette coquetterie pour leur commune ont bien fait ; ils ont compris le peuple, ils ont deviné son avenir, et, par là, ils ont bien mérité de lui. On dit beaucoup : L’église est la maison du peuple, et cela est vrai à beaucoup d’égards, mais on peut dire avec plus de vérité encore : L’école est la maison du peuple. Il est bon qu’elle dresse jusque dans nos campagnes un premier signal d’élégance et de joie. L’église belle et luxueuse n’empêche point les chaumières sordides de subsister indéfiniment ; au contraire, c’est aux flancs des splendides cathédrales que les plus misérables échoppes sont restées attachées pendant des siècles. C’est que, à peine le croyant ou le méditatif a-t-il franchi le seuil de l’église, il est pour ainsi dire dans un autre monde, dans une autre sphère de sentiments et d’idées. Les richesses de l’église représentent et symbolisent pour lui les mystérieuses richesses du monde futur. Comment pourrait-il songer à emporter dans sa pauvre demeure leurs rayons de pourpre ou d’azur qui coulent des vitraux ? Ce sont les rayons voilés du mystère infini. Et comment pourrait-il sentir le contraste de cette riche maison à la sienne, puisqu’elles ne font point pour ainsi dire partie du même univers ? Au contraire, l’école est de plain-pied avec la vie ; le jeune paysan qui s’y est accoutumé à la lumière et à l’air emporte chez lui un besoin d’air et de lumière ; les charmantes corbeilles de fleurs, que l’instituteur ou l’institutrice entretient parfois autour de l’école, éveillent, dans l’âme de l’enfant, un premier instinct d’art, d’élégance et de beauté. C’est ainsi que le jeune paysan emporte de l’école plus belle des besoins plus nobles, et, comme il a, par là même, un sentiment plus élevé de sa valeur d’homme, il aspirera bientôt à trouver, dans le triomphe définitif du travail, la satisfaction des nobles besoins que l’école a doucement éveillés en lui. Qu’elle soit riante, lumineuse et belle, car elle est l’image de ce que sera pour tous les enfants du peuple la vie humaine, quand elle aura été illuminée par le savoir et transformée par le travail affranchi. M. Tornier faisait donner à l’école, moyennant un sou, à tous les enfants, le repas de midi ; cela les dispensait, surtout en hiver, de faire trop souvent une longue course. M. Tornier, comme beaucoup de braves gens de nos pays, comme Rivenc, de Cordes, avait, au plus haut degré, la vertu de l’hospitalité ; il me semble même que, dans ces cantons, elle s’est conservée plus large, plus plantureuse que partout ailleurs ; les repas que donnait M. Tornier étaient redoutables, mais je crois bien que presque tous ont gardé là avec le coeur l’estomac de nos aïeux. Tous les ans, après la distribution des prix qui a lieu en plein air, sur la promenade d’où l’on découvre la belle forêt de la Grésigne, après les bonnes paroles de l’instituteur, M. Tornier régalait toutes les écoles de la commune, les garçons à la mairie, les fillettes dans sa maison. Il y avait des gâteaux, du vin blanc, que sais-je ? et de la gaieté sans contrainte et sans gêne, comme si chacun eût été dans sa maison, et des refrains républicains et patriotiques chantés par les fillettes tricolores en robe blanche, rubans rouges et ceinture bleue. Oh! les charmantes fillettes, et comme elles feront de braves paysannes, animant le travail de leur intelligence, le rehaussant par l’amour de la liberté et de la patrie, communiquant à tous leur vaillance et leur confiance dans l’avenir, et lisant pour ainsi dire dans la terre de France, remuée de leurs mains, l’histoire tragique et glorieuse de notre pays ! Cette large hospitalité pour les enfants de nos écoles, n’est-ce point la fusion des vieilles traditions patriarcales et des nouvelles sollicitudes démocratiques ? Ce sont les vertus généreuses et cordiales de notre race qui s’agrandissent et se renouvellent par l’amour du peuple. La vieille France et la France nouvelle se pénètrent en ces bons vivants, passionnés pour le bien public. De tout cela, il était résulté que le canton de Montmiral, au point de vue politique, ne formait plus, à la lettre, qu’une famille républicaine. Tous ces braves gens confondaient l’affection qu’ils portaient à M. Tornier et celle qu’ils portaient à la République. Envers nous, qu’ils comblaient de leurs suffrages, ils n’étaient pas exigeants ; ils ne nous demandaient pas de .longs discours, ils nous demandaient seulement d’aller constater sur place leur dévouement à la République et de leur fournir l’occasion de l’acclamer une fois de plus. Un soir, épuisés de fatigue, nous montâmes jusqu’au gros village de Puicelci, très haut, très haut, et d’où, jadis quelque seigneur pillard et arrogant épouvantait le pays. La nuit tombait ; au sommet de la côte, nous fûmes accueillis par une explosion de musique soudaine, par une fanfare de cuivre, qui épouvanta les chevaux mais qui nous réjouit le coeur : c’étaient les jeunes gens qui avaient fait des kilomètres pour faire accueil à la République. A travers les rues étroites du village resserré sur sa cime, ils nous guidèrent avec des torches enflammées qui éclairaient de leurs lueurs les ruines des vieilles murailles, les solides maisons de pierre, les charrettes et les outils dormant sous les hangars. Quand je me rappelle toute la sève républicaine qui bouillonnait en ces cœurs de paysans, quand je vois qu’ils avaient compris vraiment et qu’ils aimaient la République sous sa manifestation première, le droit de libre suffrage pour tous, l’instruction pour tous, je me dis qu’ils ne tarderont pas à la comprendre et à l’aimer sous sa manifestation suprême : la justice pour tous, la propriété plus facilement accessible à tous ceux qui travaillent, l’indépendance et la joie pour les petits comme pour les grands. Et puis, tous ces braves paysans républicains ne sont ni versatiles ni ombrageux : à qui travaille pour eux ils ne marchandent pas la confiance et le bon vouloir. M. Tornier s’est reposé pendant dix ans, sans aucun dissentiment, sans aucun trouble, sur leur affection persévérante ; il est vrai qu’il vivait avec eux à maison ouverte et à coeur ouvert ; ils connaissaient non seulement toutes ses actions, mais la raison de toutes ses actions et ses pensées mêmes. Heureux les hommes de bien et d’abnégation, serviteurs dévoués et désintéressés de leur pays, quand la démocratie qui les juge peut lire tous les jours au fond de leur âme !

Waldeck-Rousseau
« L'oeuvre et l'homme », L'Humanité, 11 août 1904. Ancien ministre de Gambetta, auteur d’une loi fondatrice sur le droit syndical en France, René Wadeck-Rousseau prend l’initiative en juin 1899 de former un gouvernement de « défense républicaine » pour s’opposer aux nationalistes et aux antidreyfusards. Jaurès est l’un des artisans de ce sursaut de la République et défend, contre la majorité des socialistes, l’entrée d’Alexandre Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. Le lendemain de sa mort, il trace le portrait éloquent d’une des plus grands républicains du siècle.



Pour mesurer la profondeur et l'étendue de l'action exercée par l'homme singulier et grand qui disparaît, il suffit de comparer ce qu'étaient la République et la France quand il a pris l'a pouvoir, et ce qu'elles sont aujourd'hui.
C'était une prodigieuse débauche d'anarchie césarienne et d’insolence cléricale. C'était le déchaînement des factions contre-révolutionnaires et des haines de races c'était la victoire du mensonge et le triomphe d'Esterhazy c'était la coalition ouverte de Déroulède et des généraux c'était l'insolente promenade du coup d'Etat masqué de République et jetant soudain son masque en pleine rue c'était dans le désarroi du parti républicain, bafoué par l'ennemi et divisé contre lui-même, trahi par la fourberie de Méline et l'envieuse sottise de Cavaignac, la; dissolution de la conscience nationale, la dispersion de la République, l'imminence des audaces prétoriennes. C'était, au-dessus de l'horizon, je ne sais quel signe monstrueux fait de la fusion du goupillon et du sabre, toute la contre-révolution benoîte et brutale, hypocrite et tranchante, menteuse et meurtrière.
Et maintenant, après cinq années de cette union et de cette action républicaines que Waldeck-Rousseau ressuscita, la contre-révolution est enfouie ; le parti de la moinerie et du coup d'Etat est en retraite ; la République raffermie élargit son œuvre de laïcité et son espérance de justice et le prolétariat peut attendre, d'une évolution continue de la raison et du droit dans la liberté, la réalisation progressive de son haut idéal.
Voilà l'œuvre, de celui qui vient de s'éteindre dans une longue agonie silencieuse, où une sorte de discrétion hautaine s'ajoutait, au mystère anticipé de la mort.
Car c'est bien son œuvre, et les combats d'aujourd'hui sont la suite du combat qu'il a engagé ; les victoires d'aujourd'hui sont la suite de la victoire qu'il a remportée.
Qu'importe pour nous, et qu'importe pour l'Histoire, que l'œuvre qui se développe dépasse sans doute les limites que lui-même s'était marquées ? Et même si les réserves qu'il a formulées un jour ne lui furent point surprises par la lassitude croissante du mal qu'il portait déjà en lui, ou par l'importune sollicitation d'amis subalternes et convoiteux qui ne lui pardonnaient point la dignité de sa retraite, même s'il ne voulait pas lui-même toutes les conséquences de son vouloir, qu'importe que la corde se détende quand la flèche est lancée ? Il est bon peut-être que le destin, pour châtier ce qu'il y avait en cet homme de singularité orgueilleuse, l'ait étonné et troublé par le développement logique et imprévu, de son œuvre propre, et ait fait sentir à cet esprit retiré et secret ce que l'impérieuse collaboration des choses ajoute aux plus fermes desseins.
Mais comment donc cet homme qui, depuis des années, semblait avoir voué toute sa force à restaurer, dans la République, l'esprit de conservation et d'autorité, et à combattre, comme des brouillons, les radicaux et les socialistes, comment a-t-il fait soudain appel à toute la démocratie républicaine, aux socialistes, aux radicaux, pour fonder et faire vivre le gouvernement dont il fut le chef ? Est-ce qu'il y eut en lui une révolution subite de pensée ? Ou céda-t-il à la tentation à demi-égoïste de devenir, dans l'universel désarroi du parti républicain, le centre de ralliement ? Non, il n'y eut ni égoïsme, ni calcul ambitieux et sordide. Et en sauvant la République menacée, en assurant le régime de libre discussion et de perpétuelle transaction qui devait préparer, selon lui, l'harmonie sociale des classes antagonistes, il restait fidèle à lui-même ; les commentaires de notre ami Rouanet, sur l'œuvre sociale de Waldeck-Rousseau, les lettres de jeunesse de celui-ci, que nous publions aujourd'hui même, attestent la constance de, sa pensée et la, suite de son dessein. Jamais il n'adhéra à notre haut idéal socialiste. Jamais il ne comprit que la lutte des classes n'était pas l'expression d'instincts envieux ou grossiers, mais la contradiction irréductible de la forme oligarchique et oppressive de la propriété et de sa forme communiste, libératrice et humaine. Mais toujours, même quand il paraissait le plus engagé dans le mélinisme, même quand il fondait le Grand Cercle et organisait la résistance patronale, toujours il fut disposé à admettre que le prolétariat était une des forces essentielles de la République, et que la République devait en assurer le développement légal. C'est donc sans embarras, c'est sans se désavouer lui-même, qu'en ces jours de crise où la République périssait, il fit appel pour elle à la générosité et à la sagesse du peuple ouvrier.
Mais s'il n'y a jamais eu en lui changement profond de pensée, l'apparente brusquerie des attitudes contradictoires révèle, en cet homme si remarquable, une faiblesse et un vice. Il avait la tentation secrète et la funeste habitude du dédain. Non qu'il méprisât l'humanité dont la grandeur lui apparaissait en de hautes idées et de hautes consciences. Mais il avait l'horreur des effervescences vulgaires qui se mêlent nécessairement aux mouvements les plus nobles. Et parce qu'il s'était dit, avec son maître Gambetta, qu'il fallait sérier les problèmes et ordonner les efforts, il ne voyait que démagogie et agitation brouillonne dans l'effort désordonné peut-être, mais souvent sincère et noble de ceux qui voulaient d'emblée frayer des voies plus larges à l'avenir pressenti. Et c'est moins pour nier, l'idéal des radicaux et des socialistes que par aversion pour la véhémence de leur esprit critique et pour ce qu'il appelait une politique d'opposition systématique et de négation, que longtemps il les combattit. Mais quand il vit qu'aux jours d'épreuve: beaucoup d'entre eux surent résister aux égarements de la foule antisémite et chauvine, quand il reconnut que leur impatiente ardeur de progrès n'excluait ni la méthode, ni l'esprit de suite, ni la force de résistance à la démagogie soulevée, il reconnut son erreur et s'unit à eux pour la défense de la République menacée et de la dignité humaine outragée. Peut-être, dans l'appel qu'il adressa à. tous, aux socialistes comme aux radicaux, entra-t-il je ne sais quelle noble pensée de réparation.
Il ne livrait pas volontiers aux hommes les impressions quotidiennes qui, en s'accumulant, modifiaient peu à peu ses inclinations premières. Et ainsi, il laissait une sorte d'énigme, des intervalles et comme des abîmes de silence entre des décisions apparemment contradictoires, liées cependant par le travail continu d'une conscience sincère. Longtemps, trop longtemps, lui qui dans l'affaire Dreyfus savait la vérité, il se tut. Il est de ceux qui sont responsables, par ce silence même, de l'équivoque funeste qui plana sur les élections générales de 1898. Mais qui lui ferait grief de n'avoir pu se déprendre soudain de ces « républicains de gouvernement » en qui il avait vu d'abord le salut de la République ? Quand il reconnut enfin le péril, tout le péril, il se retrouva l'homme de la République, l'homme de la pensée libre et de la conscience humaine, l'homme de la Révolution. En cet homme que l'on avait cru peut-être impassible et qui peut-être lui-même s'était cru blasé, tout le feu inextinguible et profond de la pensée révolutionnaire éclata soudain, ravivant la force d'action et de combat. C'était comme une roche hautaine et d'aspect glacé qui serait restée en contact, par des communications profondes, avec le foyer central d'où elle a jailli, et qui sentirait monter en soi, dans une soudaine commotion, le cœur ardent de la terre.

Emile Zola au Panthéon
Discours à la Chambre des députés, séance du 19 mars 1908. Jaurès intervient dans le débat sur le proposition de transfert au Panthéon de l’auteur de « J’accuse… ! » émise le jour de la réhabilitation du capitaine Dreyfus le 12 juillet 1906. Il s’oppose notamment à l’écrivain nationaliste Maurice Barrès, très engagé dans les rangs antidreyfusards.


Messieurs, c'est le destin d'Émile Zola, enviable après tout, que l'honneur qui lui est dû soit disputé jusque dans la mort : ainsi se prolonge et se complète la belle unité de sa vie de combat.
M. Maurice Barrès disait qu'il ne ferait pas allusion à l'affaire Dreyfus. Quoi qu'il en soit, et quoi qu'il ait voulu, si la Chambre, par des réserves, par des hésitations, affaiblissait la portée et le sens du vote qui va être émis ceserait interprété comme un désaveu, au moins partiel, de l'oeuvre admirable de courage à laquelle Zola s'est associé. (Applaudissements à gauche a à l'extrême gauche.)
Mais, messieurs, nous n'acceptons pas, nous ne pouvons pas accepter que, dans Émile Zola on essaye ainsi de séparer le grand ouvrier de lettres et le grand citoyen. Comme ouvrier de lettres, comme citoyen, il a été le combattant énergique de la vérité, et c'est cet amour passionné... (Interruptions à droite, - Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) (…( ... c'est cet amour passionné du vrai qui fait l'unité profonde de son oeuvre et de sa vie.
Ah ! vous avez parlé avec quelque légèreté, me semble-t-il, des conditions dans lesquelles Zola a écrit la lettre J'accuse ! Vous le montriez lassé, pour ainsi dire, dans son oeuvre littéraire et cherchant au dehors un renouvellement. Il avait, pendant de longues années, comme écrivain, lutté, bataillé, supporté, subi les malentendus, les méconnaissances, les outrages ; il était enfin arrivé par la double force du labeur et du génie... (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) (…( ... à imposer son oeuvre a l'admiration de tous ou de presque tous, et c'est, messieurs, à l'heure où l'homme déjà lassé par de longues luttes ne songe qu'à cueillir les fruits de son action et la gloire de son oeuvre, c'est à cette heure même qu'il a accepté de tout remettre en question, de se livrer de nouveau aux discussions, aux anathèmes, aux outrages. Pourquoi ? Parce qu'il s'était dit : J'ai cherché à être dans l'art l'homme de la vérité, je dois faire pour l'honneur de l'art lui-même la preuve que nous ne pas des dilettantes et des virtuoses et que la vérité que nous voulions mettre dans notre oeuvre, nous voulons la mettre dans notre vie. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche).
Voilà, messieurs, voilà, monsieur Barrès, ce qui a fait pour nous, ce qui a fait pour le peuple de France (Exclamations à droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche) la grandeur émouvante de son intervention. Et ne dites point que par là il a desservi au dehors la patrie, ne dites point qu'il l'a abaissée dans la conscience du monde et dans sa propre conscience. Le pire qui eût pu advenir à la France eût été de tolérer sans protestation la continuation d'une iniquité, de laisser ainsi se décomposer le cadavre de la justice. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) Non ! et la récompense de Zola, la vraie, la grande, c'est que cet effort de vérité, cet effort qu'il a fait dans la bataille sociale pour la vérité et pour le droit, a éclairé pour beaucoup d'hommes le sens profond de son oeuvre d'artiste ; c'est que ceux-là même qui avaient pu jusque-là être ou exclusivement ou principalement frappés de la part de trivialité ou de grossièreté que la description de la vie implique toujours (Réclamations à droite et au centre. - Applaudissements à gauche), ceux-là ont reconnu l'inspiration profonde de la vérité.
Je vous en prie, ne nous arrêtons pas à quelques citations de détail, car si nous allions réveiller les morts glorieux qui dorment au Panthéon, et à côté desquels Zola ira reposer, il serait facile aussi - on l'a fait bien des fois - d'extraire et de l'oeuvre de Voltaire et de l'oeuvre de Jean-Jacques des parties qui choqueraient votre délicatesse.
Ce que l'humanité a retenu, c'est l'effort éclatant de vérité et de science. Eh bien ! dans l'oeuvre de Zola, il n'y a pas seulement d'admirables et puissantes peintures de la vie, il y a une sorte d'optimisme robuste, une foi invincible dans la force du travail, de la science, de la vie elle-même. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
C'est par là qu'avec ses procédés particuliers, dans le milieu social nouveau où il agissait, où il agissait, il est le continuateur de ces hommes du dix-huitième siècle, de ces esprits comme Diderot (Interruptions au centre. - Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche) qui ont projeté sur la réalité une lumière brutale et crue, mais qui, sans cacher les laideurs, les vices de l'homme, avaient foi en lui, en sa faculté de régénération. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) C'est là ce que Zola a toujours dit. Ce qu'il a dit dès la première heure, ce qu'il écrivait dans ses Lettres de jeunesse où sa pensée est encore hésitante, c'est qu'il voulait, à l'aide des données de la science, interpréter la réalité sociale, qu'il y rencontrerait bien des misères, bien des laideurs, bien des hideurs, mais qu'il avait confiance qu'au bout, par l'application persévérante de la science à la conduite des sociétés, par l'éducation progressive des hommes, l'humanité saurait dominer ce destin mauvais. C'est-là le sens profond et généreux d'une oeuvre parfois brutale qui n'est jamais avilissante. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche)
Aujourd'hui, vous lui opposez d'autres grands morts. Et tout à l'heure, j'avoue que j'éprouvais une sorte d'émotion à entendre M. Maurice Barrès glorifier Victor Hugo.
Eh ! oui, M. Barrès ne peut pas le désavouer entièrement. Quoi qu'il en ait, il doit au romantisme une trop grande part de sa sensibilité ; mais au moment même où, pour combattre le naturalisme de Zola, M. Barrès glorifiait le maître du romantisme, je ne pouvais pas oublier que ses amis, ses compagnons d'armes, ses disciples, depuis Maurras jusqu'à Lasserre qui lui dédiait récemment son oeuvre sur La Crise du romantisme, je ne pouvais pas oublier que toute l'école de M. Barrès condamne non seulement le naturalisme, mais aussi le romantisme.
Pourquoi ? Oh ! parce que malgré les alliances premières, momentanées, accidentelles du romantisme avec les pouvoirs d'autorité et de tradition, vous avez bien reconnu qu'il portait en lui le souffle orageux de la Révolution, que c'était l'aspiration infinie des âmes françaises vers la liberté et vers la justice qui avait renouvelé l'art du romantisme, qui lui avait donné ce frisson, et, dans le romantisme comme dans le naturalisme, vous poursuivez l'esprit de la Révolution appliqué à l'art. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.) (…(
Voilà le sens de l'opposition que vous faites au projet. Voilà aussi le sens du vote que la Chambre émettra tout à l'heure. Il signifiera, encore une fois, que Zola n'a pas séparé, qu'il a réuni l'art et la vie dans la passion de la vérité. Il signifiera que, s'il est bon, comme le demande M. Maurice Barrès, pour les grands peuples, de ne pas oublier leur passé profond, d'honorer leur terre et leurs morts, il ne faut pas arbitrairement mutiler la tradition de la patrie et que le clair génie encyclopédique et révolutionnaire est une partie de cette tradition. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) Il signifiera que l'art, quelque haute que soit sa fonction propre, quelque distincte que soit sa forme propre, trouve un renouvellement au contact de la réalité et de la vie.
Ah ! il a plu à M. Barrès de s'enfermer dans je ne sais quelle doctrine de contemplation parfois un peu dédaigneuse ; on y sent encore le frémissement de la vie ; mais il n'a pas oublié qu'il a commencé par la glorification, par le culte exclusif de l'individu. Il a trouvé ce culte un peu étroit, il a voulu l'élargir ; mais il n'a demandé cet élargissement qu'au culte du passé, parce que c'est encore une façon de continuer la solitude où il se complaît.
La gloire de Zola, son honneur, c'est de n'avoir pas conçu l'art à la façon de M. Barrès, comme une sorte d'étang mélancolique et trouble, mais comme un grand fleuve qui emporte avec lui tous les mélanges de la vie, toutes les audaces de la réalité. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
C'est là ce que le peuple, avec son instinct, a reconnu dans l'oeuvre de Zola, dans le chercheur de vérité, dans le compagnon de bataille. Et voilà pourquoi nous vous demandons, messieurs, non seulement d'écarter les restrictions et les réserves, mais, d'accord avec le Gouvernement, de donner à la solennité qui doit fêter cette grande mémoire toute la force et toute l'ampleur populaires qui conviennent au génie français. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

Henri Brisson
L’Humanité, 15 avril 1912. Figure influente et reconnue du parti radical, Henri Brisson occupa de hautes fonctions comme président de la Chambre des députés ou chef du gouvernement. Il symbolise le pouvoir comme les fragilités de la gauche républicaine. Jaurès écrit au lendemain de sa mort

L’homme qui vient de disparaître était en somme peu connu du grand public. J’entends par là que le pays discernait mal sa vraie physionomie morale. On parlait volontiers de sa solennité, de sa gravité un peu triste, de sa sévérité un peu distante. Il était, en réalité, très attentif à tout le détail de l’action politique, très habile à conduire sa propre vie, et aussi dans les complications d’un débat difficile, très subtil à peser discrètement sur la décision de la Chambre.
Il y avait à la fois un désintéressement très noble et une ambition très âpre. Jamais, quelque pénible qu’il lui fût d’être écarté du fauteuil présidentiel, il n’eût consenti pour le conquérir ou le conserver, à la moindre atténuation de ses principes, à la moindre combinaison équivoque. Il était l’homme d’une doctrine une peu étroite mas constante, toujours fidèle à son parti, non seulement par la ferveur d’une conviction sincère, mais par un évident souci de sa dignité personnelle et de son autorité morale. En retour, il croyait qu’il avait une sorte de droit supérieur, sinon à gouverner la République, au moins à la représenter dans les plus hauts emplois. Il n’avait pas pardonné à M. Grévy de lui avoir enlevé, en acceptant une deuxième fois la présidence de la République, un titre avec lequel il se sentait en parfaite conformité. Il n’avait jamais eu qu’un goût modéré pour l’activité tumultueuse de Gambetta.
Il était un républicain convaincu et passionné, un fervent adepte de la politique de la laïcité. Il était même capable de comprendre que le progrès social par la législation est une condition de la force de la République, qui ne peut rien sans le concours des travailleurs. Mais il avait peur des mouvements ardents de la démocratie ouvrière. Il ignorait le socialisme ; et le souci un peu brutal et formaliste de l’ordre extérieur lui cachait les conditions véritables de l’ordre réel et profond.
Il préférait l’influence au pouvoir. (…( Il disparaît en pleine activité officielle, mais sans avoir atteint ce qui fut l’objet suprême de son ambition : et tant que son nom sera prononcé par les hommes, il le sera avec ce respect un peu froid qui s’attache à l’intégrité de la vie et de la persévérance des convictions, quand elles n’ont pas été animées par une grande flamme d’action et de pensée.
Sa mort est une grande perte pour le parti radical. Il lui communiquait le lustre des luttes anciennes et le prestige des souvenirs. Et en un temps où tant de combinaisons financières ont sollicité les hommes publics il avait gardé, dans sa vie sévère et modeste, ces pures traditions de 48 et de l’époque militante qui ont fléchi un peu dans la période triomphante. (…(


Un citoyen et un combattant
Discours en hommage à Francis de Pressensé, Paris, 22 janvier 1914, Bulletin de la ligue des Droits de l’Homme, 1er février 1914, et Jaurès. Rallumer tous les soleils (Jean-Pierre Rioux éd.), Paris, Omnibus, 2006, p. 905-913. Honorant la mémoire de son ami qui fut à la fois socialiste et président de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, Jaurès dénonce la glorification de la guerre et ceux qui la portent. Il veut proposer à la jeunesse un autre héroïsme, celui de la justice.


L'homme d'esprit puissant et de haute conscience qui vient de mourir était dans le socialisme une force originale qu'aucune autre force ne remplacera exactement. J'ose dire qu'il n'a pas seulement servi par son action notre parti et notre idée, il les servait par ses origines mêmes, car il a fait la preuve par son exemple qu'aujourd'hui le socialisme peut jaillir des sources les plus diverses, si seulement elles sont ardentes et profondes.
Le drame de l'affaire Dreyfus avait profondément ému sa conscience. Il avait éveillé, il avait fait frémir en lui, dans une admirable révolte, l'instinct le plus fier de la liberté et le sentiment de la justice. Pour lui, les droits de l'homme étaient tout ensemble le patrimoine commun de tous les citoyens de France et dans ce patrimoine commun, le bien particulier, la propriété intime et sacrée de la race des persécutés qui avaient subi sous l'ancien régime le supplice de l'intolérance. Il était de cœur avec la Révolution française revendiquant le droit pour tous et, descendant encore dans le passé, il se sentait aux heures de souffrance le frère de ces persécutés, le frère de cette humble femme des Cévennes qui, refusant à Louis XIV le mot d'abjuration, écrivait, dans une pauvre orthographe émouvante, avec un clou arraché à la muraille, sur la dalle de la prison, ce seul mot: « Résister ». Résister, quand les puissants demandent l'humiliation de la conscience ! Et ainsi, par une des mystérieuses alchimies du monde moral, il se trouve que les pouvoirs d'ancien régime, par leur force de persécution, ont ajouté dans le régime nouveau aux forces de protestation de la conscience.
Mais ce n'est pas sa conscience seulement, c'est sa raison surtout que le drame de l'affaire Dreyfus avait émue d'un terrible problème.
Comment cela est-il possible? Comment un pareil attentat a-t-il pu être machiné? Qu'il y ait eu à l'origine, erreur individuelle, c'est le lot des hommes; mais qu'il y ait eu dans tout un groupe dirigeant un pareil défaut d'esprit critique, et qu'à l'heure où l'erreur a commencé à être reconnue, un complot se soit formé de toutes les intrigues de bureaucratie, de toutes les jalousies d'état-major, de tous les calculs de réaction, de toutes les puissances de mensonge, comment cela est-il possible dans la France d'aujourd'hui et y aurait-il faillite de la liberté? Le père, Edmond de Pressensé, aimait à rappeler une admirable et terrible parole de John Lemoine sur l'Empire, sur ces vingt années de despotisme et de silence où, sous l'apparence de l'ordre, s'était développée partout une obscure corruption : « Sépulcre blanchi, disait-il, où les fermentations secrètes et ignorées n'engendrent que pourriture. » Oui, mais voici que sous la lumière de la République, dans l'air libre qui circulait, avec la liberté de la presse, de réunion, de la tribune parlementaire, voici que la même pourriture d'iniquité et de mensonge paraissait envahir les organes; d'où vient cela, et encore une fois, se demandait Francis de Pressensé, est-ce que la liberté a fait faillite?
Non, non, a-t-il répondu. Si cela est possible, c'est parce qu'aujourd'hui, aujourd'hui encore, la liberté n'est qu'en surface, c'est qu'elle n'a été installée qu'à la superficie du régime politique, elle n'a pas pu descendre dans les consciences et dans la vie; les masses n'ont pas conquis la pleine liberté de réflexion et de raison, et le régime économique, qui réduit les salariés à n'être que les instruments des convoitises dirigeantes, abaisse les forces de raison de ceux qui sont en bas et égare la conscience de ceux qui sont en haut. Alors, le seul remède, la seule solution, ce n'est pas de renoncer à une liberté incomplète, ce n'est pas de retomber dans les obscurités et de revenir aux servitudes des régimes du passé, c'est de faire descendre la liberté qui n'est qu'en surface dans les profondeurs des consciences et dans les profondeurs de la société elle-même. Et il n'y a qu'une organisation sociale de coopération et de justice, il n'y a qu'une organisation sociale qui permettra à toute conscience et à tout esprit de s'épanouir dans la lumière, il n'y a qu'une organisation sociale qui fera de tous les citoyens, comme producteurs, des coopérateurs libres associés dans une grande vie commune et fraternelle, il n'y a que cette organisation sociale qui puisse réaliser vraiment la liberté en profondeur comme en largeur; et c'est alors que ce grand libéral vint au socialisme, qui lui apparaissait comme la garantie unique de la liberté.
D'autres forces ont aidé Francis de Pressensé dans cette évolution si noble.
De l'Allemagne il avait appris, à cette heure, non pas encore la formule intégrale et marxiste du socialisme prolétarien, mais la formule de l'interventionnisme social le plus hardi. Au début de l'affaire Dreyfus, quand j'eus l'occasion pour la première fois de me féliciter tout haut de l'accord qui se faisait, pour la défense du droit, entre le socialisme et le radicalisme des hommes comme lui, il m'écrivit - ce sont les premiers mots que j'ai reçus de lui - que si sa pensée hésitait encore devant les suprêmes formules collectivistes, du moins il voulait pousser l'interventionnisme social jusqu'aux racines mêmes des iniquités et des souffrances. Et il n'a pas tardé à comprendre que l'idéal n'est pas, ne peut pas être de régler du dehors, par l'intervention extérieure de l'Etat, un mécanisme interne qui produit invinciblement l'iniquité, et que ce n'est pas une correction mécanique et extérieure qu'il faut apporter aux injustices sociales, mais une correction organique et interne, c'est-à- ( dire le socialisme tout entier.
Et puis il suivait l'évolution du monde anglo-saxon, le mouvement de l'activité anglaise et de la pensée anglaise. Et c'est pour nous une bonne fortune qu'il ait été ému par le spectacle de la vie de Gladstone se libérant par degrés des entraves conservatrices de la première heure, évoluant avec une hardiesse croissante vers un idéal nouveau et comprenant enfin qu'il n'était possible de remédier aux maux de l'Irlande que par une législation agraire à caractère révolutionnaire. C'est alors qu'il a rencontré sur le chemin de sa pensée ce catholicisme anglais dont son esprit a reçu un moment l'influence. Oh ! que les esprits superficiels voient ou dénoncent là un semblant de contradiction ! Dans le foyer ardent de sa conscience, tous ces éléments se fondaient. Ce qui l'avait séduit dans le catholicisme d'Angleterre, c'est, j'ose le dire, c'est que, là-bas, il était protestant; c'est que, là-bas, il était en Irlande l'opprimé; il était dans les vieux cloîtres d'Oxford, endormis dans la paix morte du ritualisme, le ferment de rénovation intellectuelle et morale; et c'est enfin que, se dressant en face des puissances établies, de l'Eglise officielle, il avait besoin de faire appel aux forces profondes des masses et qu'il se dressait dans certaines grèves comme l'allié du prolétariat militant et souffrant.
Voilà comment toutes ces forces se fondaient dans la vie ardente, dans la flamme de la pensée et de la conscience de Pressensé, préparant une force nouvelle d'idées.
Mais je veux dire que, dans sa tradition domestique, dans son patrimoine familial, il a trouvé aussi quelques-unes des forces morales de renouvellement. Certes, le père, Edmond de Pressensé, aurait vu sans doute avec tremblement et angoisse les démarches suprêmes par lesquelles son fils alla au socialisme révolutionnaire et combattant. Cet homme, ce parfait protestant, ce libre et fervent serviteur du Christ, non pas du Christ naïvement démocratisé par nos pères de 1848, non pas du Christ édulcoré et maquillé de certaines combinaisons modernes; certes, ce serviteur du Christ Dieu rayonnant et sanglant, certes ce libéral conservateur qui a eu pour les militants de la Commune de dures paroles, il se serait demandé si son fils ne subissait pas la tentation de l'Esprit. Mais il aurait reconnu sa race et ce qu'il y avait de plus haut dans sa conscience même à l'énergie héroïque par laquelle Francis de Pressensé affirmait sa nouvelle foi.
Et lui-même, avec toute sa tradition calviniste, il avait appris à se délivrer devant les événements humains de ce qu'il a appelé les optimismes frivoles.
Il était habitué à rechercher sous le péché, sous le mal, sous la souffrance, le vice radical et profond, et c'est d'un même regard, mais sous la lumière de la science, que Francis de Pressensé, ne s'arrêtant pas aux apparences et à la surface, a pénétré jusqu'au vice profond, jusqu'à la racine essentielle des iniquités et des mensonges qui s'épanouissent à la surface.
Et d'ailleurs, Edmond de Pressensé, le père, et la mère aussi, avaient depuis des années inauguré un apostolat social. Au terme même du livre où Edmond de Pressensé dénonçait les erreurs et les crimes de la Commune, il conclut par la responsabilité des classes dirigeantes qui n’ont pas su chercher et entrevoir même la justice. (…(.
Francis de Pressensé est venu au socialisme, et il a pris tout de suite une action décisive et maîtresse dans les problèmes ( d'ordre international. Il a pris la réalité comme point de départ. La réalité : deux groupes opposés de puissances européennes, - Triple-Alliance, Triple-Entente. Il a dit : Cela, c'est un classement, c'est un commencement d'ordre; à la condition que, d'un groupe à l'autre, se détendent les rapports, que des relations de courtoisie d'abord, de confiance ensuite s'établissent. C'est pourquoi il fut parmi nous, comme nos camarades du Reichstag allemand, dans une dépêche que j'ai reçue tout à l'heure, lui en rendent le témoignage, il fut parmi nous un des premiers, un des plus courageux artisans du rapprochement avec l'Allemagne.
France, Allemagne, Angleterre, trépied sur lequel porteraient la civilisation et la paix du monde, force de paix qui pourrait devenir rapidement une force de justice, force de paix qui partout dans le monde, en Perse, en Chine, en Arménie, dans les Balkans, dans la Macédoine, en Finlande, en Irlande, en Alsace-Lorraine, pourrait devenir pour tous les vaincus, sans nouveaux bouleversements politiques et sans remaniement territorial, une force d'intégrale libération.
Oui, et c'est dans ce sens que marche l'histoire, trop lente, a dit avec raison Bérard, d'un mouvement pourtant que déjà nos yeux peuvent mesurer et que notre esprit devance avec certitude.
A l'heure où Francis de Pressensé meurt, le problème d'Alsace-Lorraine prend précisément la direction qu'il avait voulue et qu'il avait prévue. Il n'y aura pas, à la base, le germe de nouveaux conflits sanglants et aventureux entre la France et l'Allemagne. La lutte n'est plus entre les Etats; mais, dans toute l'Europe, entre la démocratie politique et sociale d'un côté et l'oligarchie rétrograde et militariste de l'autre; et la démocratie politique et sociale porte dans son sein, non seulement la libération des individus, non seulement la libération des classes, mais la libération de tous les fragments de peuples opprimés par la conquête. Libération pacifique, libération par la montée de la justice générale dans la paix universelle garantie. C'était le rêve de Francis de Pressensé. Ce rêve prend corps et cette figure renouvelée de l'Alsace-Lorraine, confiante en l'avenir des forces nouvelles, et devenue, par un admirable paradoxe, elle, l'abattue, l'opprimée, la première libératrice de l'Allemagne, celle qui inocule à l'Allemagne militariste, féodale et impériale, une parcelle du génie révolutionnaire de la France, s'échappant en étincelles par les yeux des gamins de Saverne; cette figure de l'Alsace-Lorraine renouvelée, confiante en l'avenir, repoussant les suggestions de la brutalité et de la force, mais assurée du progrès de la justice par le progrès de la démocratie et de la paix, je la voyais, cette figure, voilée encore de deuil, mais sans que son voile soit éclaboussé du reflet du sang qui coulerait demain, je la voyais marcher derrière le cercueil de Francis de Pressensé.
Voilà son œuvre, voilà l'œuvre de cet homme. Ce fut avant tout une œuvre de combattant.
Je lisais hier dans l'article de ces beaux esprits collectifs, groupés sous le pseudonyme de Junius, que Francis de Pressensé n'avait été qu'un « dévorateur de livres », un homme de cabinet.
Eh oui, il lisait, il savait! Mais comme les meilleurs, comme les plus nobles de ces génies du peuple hellénique admirés par lui, là où le philosophe était un citoyen et un combattant ; comme les meilleurs, comme les plus grands de ces humanistes du XVIe siècle qui faisaient tourner leur science admirable à l'émancipation des esprits et à la préparation de l'avenir; comme ces encyclopédistes du XVIIIe siècle, comme les hommes de la Convention, de la Montagne, nourris de pensée et d'héroïsme; comme les meilleurs des combattants, Francis de Pressensé portait en lui la science pour l'action. Et ce qu'il avait accumulé silencieusement dans son cabinet de travail, ce qu'il avait pris parcelle à parcelle à tous les trésors du passé, classé ou entassé sur les rayons de sa bibliothèque, il ne le stérilisait pas en lui, il n'en faisait pas comme certains de nos réacteurs dilettantes d'aujourd'hui, une force de dédain et d'isolement. Mais il disait: De cette culture humaine qui passe en moi et que je me suis assimilée, je veux faire bénéficier l'humanité par la lutte pour la vérité et pour la justice. Et il pouvait répéter ce mot admirable d'un de ces poètes grecs qu'il aimait, du grand Eschyle: «Je ne veux pas être une cime à la pensée solitaire. » Il voulait garder toute la hauteur de sa science et de son esprit, non pas pour s'immobiliser là-haut dans une contemplation extatique et inerte, mais pour projeter au loin toutes les lumières qui aideraient dans son chemin et son combat le prolétariat avec lequel il s'était mêlé.
Voilà quel a été l'homme, voilà quelle a été l'œuvre. Je peux dire à tous ceux qui m'écoutent : Voilà le parti qui a mérité qu'en pleine expérience, en pleine maturité de raison et de conscience, un pareil homme vînt à lui. Je demande pour finir, puisque nous sommes ici dans une salle où lui-même a si souvent et si fortement parlé, puisque nous sommes dans ce quartier où passent les générations de la jeunesse étudiante et intellectuelle, je demande, s'ils sont ici et, s'ils n' y sont pas, je leur demande par vous tous, citoyens, je demande à ces jeunes hommes : Que veulent-ils faire de la vie et où trouveront-ils un foyer de pensée et d'action plus haut et plus noble que celui auquel Francis de Pressensé est venu ajouter sa lumière et sa flamme?
Oh ! je ne demande pas aux jeunes gens de venir à nous par mode. Ceux que la mode nous a donnés, la mode nous les a repris. Qu'elle les garde. Ils vieilliront avec elle. Mais je demande à tous ceux qui prennent au sérieux la vie, si brève même pour eux, qui nous est donnée à tous, je leur demande: Qu'allez-vous faire de vos vingt ans? Qu'allez-vous faire de vos cœurs? Qu'allez-vous faire de vos cerveaux?
On vous dit, c'est le refrain d'aujourd'hui : Allez à l'action. Mais qu'est-ce que l'action sans la pensée? C'est la brutalité de l'inertie. On vous dit: Ecartez-vous de ce parti de la paix qui débilite les courages. Et nous, nous disons qu'aujourd'hui l'affirmation de la paix est le plus grand des combats : combat pour refouler dans les autres et en soi-même les aspirations brutales et les conseils grossiers de l'orgueil convoité; combat pour braver l'ignominie des forces inférieures de barbarie qui prétendent, par une insolence inouïe, être les gardiennes de la civilisation française ! Il n'y a d'action que dans le parti de la justice; il n'y a de pensée qu'en lui. Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu'ils appellent les systèmes et qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l'instinct ou de l'intuition, l'abdication de l'intelligence. Quand vous aurez renoncé à vous construire votre doctrine à vous-mêmes, il y aura de l'autre côté de la route des doctrines toutes bâties qui vous offriront leur abri.
Et moi, je vous dis que l'intuition n'est rien, si elle n'est pas la perception rapide et géniale d'analogies jusque-là insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C'est par l'analogie, c'est par une intuition, non pas d'instinct et de hasard et de sentiment, mais de pensée, que Newton a trouvé le système du monde, que Lamarck a entrevu la loi de l'évolution universelle, que Claude Bernard, avec des hypothèses vérifiées, mais hardies, a pénétré dans le domaine de la physiologie vivante. Pour guider les hommes, il faut la lumière de l'idée, et il n'y a la lumière de l'idée que dans les partis qui, comme le socialisme, systématisent la réalité, en traduisent la formule. N'ayez pas peur d'être enfermés chez nous dans je ne sais quelle doctrine médiocre. Toujours, toujours la doctrine sociale a été liée à des doctrines de philosophie générale. Saint-Simon, Fourier, Marx, Engels, Pressensé, tous, ils ont compris que les lois de l'évolution sociale étaient liées au drame du devenir universel. Avec le socialisme, vous entreprenez, à travers la vérité, à travers la réalité, vers la justice, vers l'harmonie souveraine, vers la beauté suprême de l'accord des volontés libres, vous entreprenez vers cet idéal admirable, le voyage le plus lointain, le plus hardi, celui qu'aucun autre voyage de l'action ou de la pensée ne dépassera, celui qui, suivant le fragment d'un grand poète grec, « vous portera à l'extrémité des vents et des flots ».
C'est ce voyage vers la justice, vers la vérité qu'avec les socialistes et avec les prolétaires, Pressensé avait entrepris. Vous ne pouvez faire œuvre plus noble que de retenir son exemple et de faire passer dans votre vie la noblesse de sa vie.


 Deux de mes élèves de Terminale B dans ce lycée, devenues professeures, étaient présentes à cet après-midi, ce qui ne peut que faire plaisir à un enseignant se souvenant de ses débuts au milieu de ses classes.
 Les textes proposés ici à la discussion proviennent du recueil Jean Jaurès. La République, édité par Vincent Duclert, Toulouse, Privat, 2014. Ces textes sont libres de droits.
 Cité par Gerd Krumeich [1980] et par Elisa Marcobelli, La France de 1914 était-elle antimilitariste ? Les socialistes et la Loi de trois ans, Paris, Fondation Jean Jaurès, coll. « Les essais », 2013, p. 5.
 Elie Halévy, lettre à Xavier Léon, 24 mars 1916, in Elie Halévy, Correspondance 1891-1937, textes réunis et présentés par Henriette Guy-Loë et annotés par Monique Canto-Sperber, Vincent Duclert et Henriette Guy-Loë, préface de François Furet, Paris, Bernard de Fallois, 1996, p. 506. Une édition de la Correspondance et [des] écrits de guerre d’Elie Halévy a été publiée en septembre 2014 aux éditions Armand Colin.
. Cf. infra, notes 16 et 17.
 Jean-Jacques Becker, « Préface », in Jean Jaurès, L’Armée nouvelle [1910], Paris, Fayard, 2012, p. 14.
 Sur Georges Haupt, voir Georges Haupt, l’Internationale pour méthode, Cahiers Jaurès, n°203, janvier-mars 2012.
 Jaurès et la nation, Actes du colloque de Toulouse, Toulouse, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, 1965.
 L’Armée nouvelle, op. cit., p. 334-335.
 Lire L’Armée nouvelle (Jean-François Chanet dir.), Cahier Jaurès, n°207-208, janvier-juin 2013.
 « Aujourd’hui, la France reste, comme elle doit rester, éveillée, attentive, prête à se lever jusqu’au dernier homme pour la défense du sol, mais elle a une confiance presque entière dans le maintien de la paix. » (« La Paix », La Dépêche, 12 février 1887, réédité in Jaurès, et L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans la Dépêche, Toulouse, Privat, p. 14).
 Ibid.
 « Les alliances européennes », La Dépêche, 26 février 1887, et ibid., p. 15-16.
 « Paix et revanche », La Dépêche, 31 décembre 1887 (et ibid., p. 47).
 Ibid.
 « La démocratie française en Europe », La Dépêche, 9 janvier 1890, et ibid.
 « La France et le socialisme », La Dépêche, 15 mai 1893.
 « Contre l’atteinte portée au droit, nous ne protestons pas seulement comme Français, entendez-le bien ! Subissant un déchirement intime dans le déchirement commun de la patrie, nous protestons aussi comme socialistes. Il est intolérable, au moment où le socialisme veut affranchir toutes les volontés humaines, qu’il y ait des volontés françaises séparées violemment du groupe historique dont elles veulent faire partie. » (Discours du 7 mars 1895 à la Chambre des députés, publié sous le titre « L’armée démocratique », in Action socialiste, Paris, G. Bellais, 1899, p.398 et suiv., et 404-405).
 Ibid., p. 398-403.
 « Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité. » (ibid., p. 403).

 « Nous la réprouvons […] » (ibid., p. 425).

 « Les compétitions coloniales », in ibid., p. 424-428.
 « D’un côté, il y a l’exploitation….. » (« La guerre hispano-américaine », La Lanterne, 10 avril 1898).
 « Fachoda, l’Angleterre et la paix », La Petite République, 5 novembre 1898, in ibid., p. 529.
 « Dans les réunions internationales du prolétariat socialiste, les hommes engagent toute leur conscience […]. Et de la hauteur où ils se rencontrent avec des frères de toute race, l’horizon humain est déjà pour eux lumineux et ample, comme pour tous les hommes il le sera demain. » (« L’action internationale », La Petite République, 19 mars 1899, in ibid., p. 556).
 Eugène Fournière et Edouard Vaillant y sont particulièrement impliqués (cf. La Petite République, 26 janvier 1899).
 « Fachoda, l’Angleterre et la paix », art. cit.
 Le Livre jaune français sur les grands massacres d’Arménie ne verra le jour qu’en 1897, au moment où ceux-ci avaient cessé – notamment sous la pression internationale.
 Voir notre article, avec Gilles Pécout : « Les intellectuels français face aux massacres d’Arménie » in André Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, p. 323-344, et « Jean Jaurès et la Turquie. La fêlure des massacres arméniens », in Jaurès, du Tarn à l’Internationale, préface de Gilles Candar, Paris, Fondation Jean Jaurès, coll. « Les essais », 2011, pp. 89-113.
 Cf. Gilles Candar, « Couzon, le Jaurès de Marcel Proust », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 118, juillet-septembre 1990, pp. 13-15 et Madeleine Rebérioux, « Jaurès et les Arméniens », id., n°121, mai-juillet 1991, pp. 4-9.
 Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d’André Maurois, Paris, Gallimard, 1952, pp. 316-318.
 Ses discours ont été réédités sous le titre : Il faut sauver les Arméniens dans une édition critique réalisée par nos soins (Paris, Mille et une nuits, 2006, 80 p.).
 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., pp. 322-323.
 Voir par exemple son intervention à la Chambre le 24 janvier 1898 (citée in Le Parlement et l’affaire Dreyfus 1894-1906. Douze années pour la vérité, préface de Laurent Fabius, introduction de Madeleine Rebérioux, édition par Vincent Duclert, Paris, Assemblée nationale/Société d’Etudes jaurésiennes, 1998, p. 78).
 Sur cette importante question des rapports de Jaurès avec le colonialisme, voir les synthèses et mises au point dans Pensée coloniale 1900 (Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n°27, 2009 : Gilles Candar, « La gauche coloniale en France. Socialistes et radicaux, 1885-1905, p. 37-56), Jaurès, du Tarn à l’Internationale, op. cit., et Gilles Candar, Jaurès et l’Extrême-Orient. La patrie, les colonies, l’Internationale, Paris, Fondation Jean Jaurès, coll. « Les essais », 2011.
 Harvey Goldberg, Jean Jaurès. La biographie du fondateur du Parti socialiste, traduit de l’anglais par Pierre Martory, Paris, Fayard, 1970, p. 339.
 Cf. Gilles Heuré, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, Paris, La Découverte, 1997, pp. 46 et suivantes.
 Lors d’un débat public qui eut lieu dans la salle de l'Elysée-Montmartre et dont L’Humanité publia le texte dans son édition du 29 mai 1905, Jaurès déclara ainsi : « La vérité, c’est que la relation complexe entre le devoir national et le devoir international ne peut trouver une solution à l’avance, soit par des slogans mécaniques, soit par des formules toutes faites. »
 Le député nationaliste Joseph Lasies l’interrompit en s’écriant : « Voilà qu’on nous récite l’Angélus, maintenant ! ». Nous renvoyons à l’édition du Journal officiel des débats de la Chambre des députés.
 Publié une première fois en 1933 par Edouard Bonnefous dans les Œuvres de Jean Jaurès, le texte de son discours au Tivoli-Vaux-Hall a été récemment édité par Jean-Pierre Rioux in Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 653-663.
 « Malentendus », La Dépêche, 7 septembre 1907 (et op. cit., p. 705).
 Cf. Madeleine Rebérioux, « Postface », in Jean Jaurès, La Guerre franco-allemande 1870-1871 [1908], Paris, Flammarion, coll. « Science », 1971, p. 299-300.
 Ibid., p. 298.
 Jean Jaurès, La Guerre franco-allemande, op. cit., p. 286.
 Ibid., p. 292.
 Madeleine Rebérioux, « Postface », art. cit., p. 303.
 Le contrat initial pour un ouvrage qui devait s’intituler « La Défense nationale et la paix internationale » date du 25 novembre 1907. Voir à ce sujet l’édition de L’Armée nouvelle des Œuvres de Jean Jaurès paru en 2012 sous la direction de Jean-Jacques Becker.
 Il s’agit d’une « Proposition de loi sur l’organisation de l’Armée » et de son « Annexe au procès-verbal de la séance du 14 novembre 1910 ».
 Cf. Jean-Jacques Becker, « Introduction », in ibid., p. 11.
 Harvey Goldberg, op. cit., p. 438. Sur L’Armée nouvelle, outre l’édition 2012 avec son appareil critique et l’introduction de Jean-Jacques Becker, voir Lire L’Armée nouvelle, op. cit.
 Cf. Gilles Candar et Christophe Prochasson, « Jaurès et le milieu des officiers républicains », in Jaurès et la défense nationale, Actes du colloque de Paris, 22-23 octobre 1991, Cahiers Jaurès, n°3, p. 63-79.
 Responsable de la rubrique des questions militaires à L’Humanité, le capitaine Henri Gérard est désigné dans L’Armée nouvelle sous le nom de « commandant Rossel » (cf. ibid., p. 69 et suivantes). L’ouvrage est cependant dédié par l’auteur « à [son] ami le Capitaine Gérard auquel [il doit] les idées essentielles de ce livre » (ibid., p.31).
 Cf. Marcelle Auclair, La vie de Jaurès ou la France d’avant 1914, Paris, Le Seuil, 1954, p. 538-539.
 Intervention de Jaurès lors du débat parlementaire sur la convention franco-allemande sur le Maroc et le Congo.
 « Conclusions générales », La Dépêche, 6 novembre 1911 (et op. cit., p. 805).
 Discours du 28 juin 1912 à la Chambre des députés, cité in Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 855. Le terme « race » doit être entendu ici dans le sens de « peuple ».
 La Sublime Porte était le terme utilisé le plus fréquemment en diplomatie pour désigner le gouvernement de l’empire ottoman.
 « Les nuées », La Dépêche, 6 octobre 1912 (et op. cit., p. 833).
 « Vers la guerre générale », La Dépêche, 12 octobre 1912 (et ibid., p. 833).

 « Les hommes d’Etat mégalomanes et aveugles qui ont décidé du destin de la France ont donné au contraire le signal d’une agitation européenne dont le reflux terrible s’avance maintenant vers nous. De la semence empoisonnée du Maroc est sorti un arbre immense et funeste dont l’ombre meurtrière a pesé sur la Tripolitaine, s’allonge sur les Balkans et couvrira peut-être demain toute l’Europe. Ce sera cet arbre maudit dont parle Dante, dont chaque rameau, quand on le brise, laisse échapper des gouttes de sang. » (« Doux mystère », La Dépêche, 23 octobre 1912, et ibid., p.835).
 « C’est pour se ménager des facilités au Maroc que la France de M. Delcassé a dit à l’Italie Prends la Tripolitaine ! Et c’est l’expédition de Tripolitaine qui a été la cause la plus immédiate de l’ébranlement des Balkans. Il n’est personne qui le conteste. Bien mieux, l’opération de Bosnie-Herzégovine elle-même a été favorisée par là. Ni l’Italie, qui rêvait à Tripoli, ni la France engagée au Maroc ne pouvaient tenter la moindre opposition morale à l’entreprise autrichienne. L’Autriche aurait été très embarrassée pour violer un traité international, si elle n’avait pas dit tout bas à l’Italie, moi aussi, je vous permets la Tripolitaine. Et si elle n’avait pas dit à la France, vous savez bien qu’à la Conférence d’Algésiras, j’ai été aimable pour vous et complaisante à vos ambitions marocaines. Payez-moi de retour. Et ainsi l’affaire marocaine, la première dans la série des causes, a été le nœud d’une commune entreprise européenne contre le monde musulman. » (« Confédération balkanique », La Dépêche, 6 novembre 1912, et ibid.).

 « L’odeur de charnier », L’Humanité, 25 novembre 1912.

 « A Bâle », La Dépêche, 15 novembre 1912 (et op. cit., p. 836).

 « Effort permanent », La Dépêche, 21 novembre 1912 (et ibid., p. 837).
 « J’appelle les vivants », in Jean Jaurès, Textes choisis, introduction et notes de Madeleine Rebérioux, Paris, Editions sociales, 1959, p. 211-215.
 « Ce qui est sûr », La Dépêche, 30 novembre 1912 (et ibid., p. 837).
 « Le salut », La Dépêche, 16 octobre 1912 (et ibid., p. 834).
 Cf. Elisa Marcobelli, La France de 1914 était-elle antimilitariste ?, op. cit.
 Max Gallo se souviendra que son père, ce jour-là, « avec quelques autres […] défendit Jaurès contre ceux qui voulaient l’empêcher de parler » (Max Gallo, Le Grand Jaurès. Biographie, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 7.
 In L’Armée nouvelle, p. 515-561 (édition de 2012).
 Harvey Goldberg, op. cit., p. 504.
 « Discours de M. Jean Jaurès », Bulletin de la Ligue des Droits de l’homme, 1er février 1914, cité in Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 910.
 Ibid., p. 912.
 « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène.  » (L’Armée nouvelle, op. cit., p. 418).
 Vorwärts (« En avant ») est un journal allemand, organe central du parti social-démocrate d’Allemagne (SPD).
 Jean Stengers, « Le dernier discours de Jaurès », in Jaurès et la nation, op. cit., pp. 85-106.
 « L’oscillation au bord de l’abîme », La Dépêche de Toulouse, 30 juillet 1914.
 Max Gallo, Le Grand Jaurès, op. cit., p. 577.
 Mis en place sous la IIIe République, le Carnet B, outil de surveillance des personnes susceptibles d’actes d’espionnage, avait été étendu aux antimilitaristes (militants ouvriers, syndicalistes, anarchistes) susceptibles de s’opposer à la mobilisation du service national. Voir à ce sujet l’étude de Jean-Jacques Becker, le Carnet B. Les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Paris, Klincsieck, 1973.
 Cf. Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914. La politique et la légende, Paris, Autrement, coll. « Vies parallèles », 2013, p. 246-247.
 Le procès de l’assassin de Jaurès, p. 391.
 Harvey Goldberg, Jean Jaurès, op. cit., p. 541.
 Cf. Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914, op. cit., p. 118-120.
 L’Armée nouvelle, op. cit., p. 125.
 Ibid., p. 135.
 « Il ne s’agit pas d’une défensive inerte et passive, mais, au contraire, d’une défensive passionnée qui ramasse des énergies pour produire des effets décisifs, pareille à un grand cœur ardent qui recevrait tout le sang du pays pour mieux animer le combat. La portion même du territoire qu’il faudra abandonner d’abord à l’invasion pour concentrer ses forces, la France ne l’abandonnera pas sans résistance. Les forces combattantes des régions frontières et des régions les plus voisines formeront une sorte de grande avant-garde de couverture qui disputera le terrain par l’occupation des passages, par des retranchements mobiles. Seulement, elle ne s’engagera pas à fond. Sa fonction sera de fatiguer et de retarder l’offensive ennemie, non pas de la rompre, et elle se repliera sur la zone de concentration nationale. […] De la nation armée rassemblée pour les grands combats jaillira enfin une contre-offensive audacieuse. » (ibid., p. 152).
 Ibid., p. 153.
 Ibid., p. 153.
. « Sa stratégie de la défensive, du repliement, de la concentration totale suppose dans les âmes une fermeté, une sorte de sérénité inviolable que, seule, la clarté du droit certain y peut répandre. » (ibid., p. 154).
. Ibid., p. 155
 Ibid., p. 155.
 Ibid., p. 126.
 Ibid., p. 132.
 Charles de Gaulle, Vers l'armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1934.
 Cf. Alain Lévy, « De Gaulle et Jaurès », in Jaurès et la défense nationale, Paris, Société d’études jaurésiennes, 1993, pp. 161-185. et Vincent Duclert, « Jaurès et de Gaulle : de l’étude à l’action, en suivant l’Armée nouvelle », in « Lire L’Armée nouvelle » (Jean-François Chanet dir.), Cahier Jaurès, n°207-208, janvier-juin 2013, pp. 115-130.
 Charles de Gaulle, lettre à Paul Reynaud, 14 mai 1937, in Lettres, notes et carnets, rééd. Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, vol. I p. 832.
 Réédition Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990.
 Raymond Aron, « États démocratiques et États totalitaires », communication à la Société française de philosophie, 17 juin 1939, Bulletin de la Société française de philosophie, n°2, 1946, rééd. in Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, préface de Nicolas Baverez, p. 55-107.
 Marc Bloch, L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940 [1946], édition établie par Annette Becker et Etienne Bloch, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p.652-653.
 Sinon sous la forme, signalée par les éditeurs (ibid., p. 627, note 7), d’une réminiscence de la formule de L’Armée nouvelle que Marc Bloch avait notée dans son Carnet de 1916 : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène… » (in L’Armée nouvelle, op. cit., p. 418).
 Ibid., p. 39.
 « La France a sans doute été la plus politique des nations européennes » (Dominique Schnapper, La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1991, p. 361).
 Sur le rapport République et démocratie, voir notre essai, Réinventer la République. Une constitution morale, Paris, Armand Colin, coll. « Le Temps des idées », 2013.
 L’Armée nouvelle, op. cit., p. 418.
 Raymond Aron, « Le socialisme et la guerre », compte rendu de L’Ere des Tyrannies, Revue de métaphysique et de morale, avril 1939, republié in Elie Halévy, L’Ere des tyrannies, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 270.
 Jean-Baptiste Duroselle, « Préface », in Jean Jaurès, La Guerre franco-allemande, op. cit., p. 8.
 Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2008, p. 319.