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Ex 1, 2 (page 10). p201 n°1 à 4. p208 n°65. p207 n°62. p200 n°1 à 4. p211 n° 101. p206 n°61. p200 n° ... p20866*. Ex 3 (page 10). p200 n°7 à 11. p206 n° 61.




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Université jean monnet saint-Étienne








Les collectifs et leurs natures
Un parcours sociologique, des animaux emblématiques à la biodiversité



Mémoire pour l’obtention de l’habilitation à diriger les recherches
Spécialité Sciences juridiques, politiques, économiques de gestion
présenté et soutenu publiquement le XXXX par

Isabelle Mauz


devant le jury suivant :
M. Robert Barbault rapporteur
M. André Micoud directeur
M. Marc Mormont rapporteur
M. Olivier Soubeyran rapporteur
M. Daniel Terrasson examinateur
M. Jacques Weber examinateur



Remerciements
Ma reconnaissance va d’abord à André Micoud, qui m’a accordé sa confiance et a accepté de diriger ce mémoire.
Je remercie également Robert Barbault, Marc Mormont, Olivier Soubeyran, Daniel Terrasson et Jacques Weber d’avoir bien voulu lire et évaluer mon travail, en dépit de leur emploi du temps chargé.
D’autres chercheurs ont accompagné tout ou partie de mon parcours sociologique, à qui je veux dire ma gratitude, notamment Raphaël Larrère, Bernard Debarbieux, Jacques Perret et Jacques Rémy.
Je remercie aussi Céline Granjou, pour les recherches que nous avons menées ensemble ces dernières années ainsi que pour sa lecture de ce texte et ses suggestions d’amélioration.
Le Cemagref m’a offert un contexte très favorable pour cette habilitation à diriger les recherches. Les deux personnes qui ont dirigé le département « Gestion des territoires », Daniel Terrasson puis Marc Guérin, m’ont en effet permis de m’initier à la sociologie puis de développer mon activité de recherche. Avec Marie-Hélène Cruveillé, directrice du groupement de Grenoble, ils m’ont vivement encouragée à engager une démarche d’habilitation à diriger les recherches. Marie-Pierre Arlot, responsable de l’unité de recherche « Développement des territoires montagnards » a de très bon gré accepté mes très fréquentes escapades à la bibliothèque universitaire, pour réfléchir et écrire loin des diverses sollicitations du bureau.
Je tiens également à remercier tous ceux, commanditaires et enquêtés, grâce auxquels j’ai pu mener les recherches dont il sera ici question.
Ma reconnaissance va enfin à mes proches, pour leur soutien constant et pour l’intérêt qu’ils portent à mes activités professionnelles.
Sommaire
 TOC \o "1-4" \u Avant-propos Retour sur quinze ans de recherches au Cemagref  PAGEREF _Toc202583372 \h 5
Un parcours buissonnier, de l’aménagement des forêts à la sociologie de la nature  PAGEREF _Toc202583373 \h 7
Des études scientifiques et une formation initiale d’ingénieur forestier  PAGEREF _Toc202583374 \h 7
L’arrivée au Cemagref et les premières enquêtes  PAGEREF _Toc202583375 \h 8
Une formation tardive à la recherche en sciences sociales  PAGEREF _Toc202583376 \h 9
La constitution d’une petite équipe de recherche en sociologie de la nature  PAGEREF _Toc202583377 \h 11
Le développement d’activités connexes à la recherche  PAGEREF _Toc202583378 \h 13
La participation à des instances au sein d’organismes gestionnaires de la nature  PAGEREF _Toc202583379 \h 13
L’enseignement et l’encadrement de mémoires d’étudiants  PAGEREF _Toc202583380 \h 15
La présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques  PAGEREF _Toc202583381 \h 16
Principes théoriques et méthodologiques  PAGEREF _Toc202583382 \h 20
Le terrain d’abord  PAGEREF _Toc202583383 \h 20
Plonger dans le terrain  PAGEREF _Toc202583384 \h 20
Des interlocuteurs engagés dans l’action  PAGEREF _Toc202583385 \h 21
« Concrètement, comment vous faites ? »  PAGEREF _Toc202583386 \h 22
Le « matériau » de la recherche  PAGEREF _Toc202583387 \h 24
Le goût de l’histoire  PAGEREF _Toc202583388 \h 28
Un goût qui vient de loin  PAGEREF _Toc202583389 \h 28
Une « ficelle » efficace  PAGEREF _Toc202583390 \h 29
Rendre compte des histoires des autres  PAGEREF _Toc202583391 \h 29
Le sociologue, les enquêtés et le commanditaire  PAGEREF _Toc202583392 \h 34
L’individu et le collectif  PAGEREF _Toc202583393 \h 34
Des individus considérés pour eux-mêmes…  PAGEREF _Toc202583394 \h 34
…mais pas seulement  PAGEREF _Toc202583395 \h 35
Une sociologie plus interactive est-elle possible ?  PAGEREF _Toc202583396 \h 37
Correction de la forme, adaptation du fond à la publication  PAGEREF _Toc202583397 \h 44
Respect du lecteur, image de soi et responsabilité  PAGEREF _Toc202583398 \h 46
De recherches dans les espaces protégés à des recherches sur et pour les espaces protégés  PAGEREF _Toc202583399 \h 52
Où situer la nature ?  PAGEREF _Toc202583400 \h 56
D’une sociologie des pratiques et des représentations de la nature…  PAGEREF _Toc202583401 \h 57
Le succès des représentations de la nature  PAGEREF _Toc202583402 \h 58
Les inconvénients de l’approche par les représentations de la nature  PAGEREF _Toc202583403 \h 59
… à la sociologie des collectifs  PAGEREF _Toc202583404 \h 62
Les attachements au fondement des collectifs  PAGEREF _Toc202583405 \h 64
Les animaux et la sociologie des collectifs  PAGEREF _Toc202583406 \h 68
Une sociologie ni verte ni rouge  PAGEREF _Toc202583407 \h 72
La nature des collectifs  PAGEREF _Toc202583408 \h 77
La naissance des collectifs : le cas des espaces protégés  PAGEREF _Toc202583409 \h 78
Éveiller les visiteurs à l’amour de la nature  PAGEREF _Toc202583410 \h 79
Maintenir les villages de montagne vivants  PAGEREF _Toc202583411 \h 82
Donner, en France, un territoire aux bouquetins  PAGEREF _Toc202583412 \h 85
Faire des « conserves de nature »  PAGEREF _Toc202583413 \h 87
L’entrée des loups en politique  PAGEREF _Toc202583414 \h 91
L’arrivée des loups dans les mondes humains et la recomposition des attachements  PAGEREF _Toc202583415 \h 92
Dans quels mondes les loups ont-ils surgi ?  PAGEREF _Toc202583416 \h 92
Ce que les loups ont changé  PAGEREF _Toc202583417 \h 93
Loups et bergers salariés : une illustration de la recomposition des attachements à la suite de l’arrivée des loups  PAGEREF _Toc202583418 \h 94
Formation de nouveaux attachements  PAGEREF _Toc202583419 \h 95
Transformations d’attachements antérieurs  PAGEREF _Toc202583420 \h 100
Un travail de qualification des nouveaux venus et des attachements  PAGEREF _Toc202583421 \h 104
La production de qualifications difficilement contestables  PAGEREF _Toc202583422 \h 106
Une parenté entre collectifs et « sociétés de contrôle » ?  PAGEREF _Toc202583423 \h 108
L’avènement de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583424 \h 111
Ce qu’elle est  PAGEREF _Toc202583425 \h 115
Ce qu’on en sait  PAGEREF _Toc202583426 \h 120
Pas grand-chose mais tout de même assez  PAGEREF _Toc202583427 \h 120
L’érosion de la biodiversité et la question des preuves publiques  PAGEREF _Toc202583428 \h 120
La liste rouge de l’Uicn  PAGEREF _Toc202583429 \h 121
Méthodes d’estimation des taux d’extinction des espèces  PAGEREF _Toc202583430 \h 126
Ce qu’elle nous fait faire  PAGEREF _Toc202583431 \h 129
Une révolution scientifique et technique  PAGEREF _Toc202583432 \h 129
Un vaste programme scientifique d’exploration de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583433 \h 129
La contribution mesurée de naturalistes et d’usagers de la nature  PAGEREF _Toc202583434 \h 139
La montée d’une ingénierie écologique de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583435 \h 144
La constitution d’une ingénierie sociale de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583436 \h 147
Deux normes d’action a priori favorables l’une à l’autre  PAGEREF _Toc202583437 \h 148
Une affirmation contestée  PAGEREF _Toc202583438 \h 151
Perspectives  PAGEREF _Toc202583439 \h 158
La constitution d’une science de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583440 \h 158
Caractériser les lieux, les techniques et les acteurs de la science de la biodiversité  PAGEREF _Toc202583441 \h 159
Dégager et analyser ses effets politiques et ses enjeux éthiques  PAGEREF _Toc202583442 \h 162
L’appropriation de la biodiversité par les exploitants et les usagers de la nature  PAGEREF _Toc202583443 \h 164
Identifier les acteurs de la biodiversité, leurs trajectoires et leurs stratégies  PAGEREF _Toc202583444 \h 165
La place de la biodiversité dans le « retour par l’environnement » des exploitants et des usagers « traditionnels » de la nature  PAGEREF _Toc202583445 \h 166
Conclusion  PAGEREF _Toc202583446 \h 170
Bibliographie  PAGEREF _Toc202583447 \h 173

Avant-propos Retour sur quinze ans de recherches au Cemagref

La satisfaction est toujours vive lorsqu’on peut enfin « boucler » une recherche et l’archiver, après des mois, parfois des années, d’enquête, de réflexion et de rédaction. Passer à du neuf ! La Hdr oblige à — et permet de — considérer les chantiers qui se sont succédé, non plus comme des totalités achevées et closes sur elles-mêmes, mais comme des pièces d’un ensemble en construction, comme les étapes d’un parcours marqué par de grandes orientations et des points d’inflexion. Elle est par ailleurs l’occasion de faire le point sur les acquis et de préparer un programme pour l’avenir : quelles nouvelles questions aborder, à présent ?
Je reviendrai dans un premier temps sur l’itinéraire qui m’a conduite à la sociologie de la nature, après une formation d’ingénieur des Eaux et des Forêts qui me dirigeait vers un métier de gestionnaire et où les sciences sociales brillaient par leur absence. Loin d’être tracé d’avance, cet itinéraire s’est dessiné progressivement, sous la triple influence d’intérêts et de goûts venus de loin, de rencontres et de lectures beaucoup plus contingentes et des orientations prises par le Cemagref.
Je dirai ensuite les convictions et les interrogations qui sont les miennes à ce stade de mon parcours et je présenterai au travers de quatre points les méthodes de travail que j’ai progressivement adoptées et les idées qui m’ont guidée ou du moins inspirée. Le premier de ces points concerne le terrain, ce qui reflète bien la place que je lui accorde. Je dis ici les réponses que j’apporte à des questions que se pose tout chercheur : pourquoi aller sur le terrain et que va-t-on y chercher ? Quand y aller ? Quelles personnes rencontrer et quels types de questions leur poser ? Vient ensuite le goût pour les récits et pour l’histoire qui transparaît dans la plupart de mes travaux. Je m’interroge sur l’intérêt, la signification, la spécificité et les difficultés d’une entreprise consistant essentiellement à rendre compte des histoires des autres. Le troisième point porte sur les rapports entre le sociologue, les enquêtés et le commanditaire, dans le cas particulier, qui est souvent le mien, où la recherche concerne directement à la fois ceux qui la commandent et ceux que l’enquêteur mobilise pour constituer son matériau. Je précise là comment je considère mes interlocuteurs et j’examine la possibilité de produire des analyses sociologiques non pas seulement sur les gens que l’on rencontre, mais avec eux : dans quelle mesure les commanditaires et les enquêtés peuvent-ils être des partenaires et des auteurs de la recherche, au-delà du rôle étroitement circonscrit auquel les cantonne généralement la sociologie académique ? Quels problèmes soulève un projet de recherche sociologique « participative » et quel intérêt présente-t-il ? Enfin, le quatrième point traite de la place des êtres de nature dans les sociétés humaines et retrace l’évolution de ma réflexion à ce sujet, depuis une approche par le biais des pratiques et des représentations sociales de la nature pour laquelle la nature et la société demeurent des entités distinctes, jusqu’à une conception des sociétés humaines comme des collectifs qui mêlent des hommes, des êtres vivants non-humains et des objets.
Dans un troisième temps, j’exposerai ce que je puis dire de la nature de ces collectifs en m’appuyant sur les recherches effectuées. Par nature, il faut ici entendre l’ensemble à la fois des caractéristiques des collectifs et des êtres vivants non humains repérés et tenus pour importants dans chacun d’eux. Mais les collectifs se révèlent en réalité si difficiles à délimiter et à définir qu’il faut bien profiter de moments singuliers de leur trajectoire pour saisir leur nature. Deux événements m’ont particulièrement occupée : leur naissance, où l’on assiste à la formation d’un assemblage inédit d’êtres et d’objets, et l’apparition, dans un collectif déjà constitué, d’un nouveau membre dont l’arrivée provoque une recomposition des relations, au sein du collectif considéré comme entre collectifs. C’est essentiellement au travers des recherches sur la construction des espaces protégés que j’ai exploré le premier moment, tandis que le retour des loups a été l’occasion d’étudier le second.
Je présenterai pour finir les perspectives de recherche qui sont aujourd'hui les miennes. En tirant parti des connaissances acquises et des expériences réalisées, je souhaite m’orienter à présent vers l’étude de la montée de la biodiversité, de ses modalités et de ses enjeux. Je donnerai les raisons de ce choix et je ferai le point sur ce que mes recherches antérieures et mes lectures me permettent d’ores et déjà de dire à ce sujet. Je m’intéresserai ici à la façon dont est définie la biodiversité, à ce que l’on dit savoir ou ignorer d’elle et à ce qu’elle nous fait faire. Sur cette base, je présenterai les pistes que j’envisage d’emprunter, qui s’organisent autour de trois grands thèmes : les sciences et les techniques de la biodiversité, l’utilisation de la biodiversité par des acteurs comme ressource pour redéfinir leur identité et recomposer leurs attachements, les enjeux politiques et éthiques de la biodiversité.
Un parcours buissonnier, de l’aménagement des forêts à la sociologie de la nature
Je suis venue à la sociologie de la nature tardivement et par des voies très détournées. Si je me suis toujours intéressée à la seconde, rien ne me prédisposait à la première et je ne me suis pas inscrite d’emblée dans la discipline ni, a fortiori, dans un de ses champs particuliers. C’est donc bien un parcours buissonnier que je m’apprête à retracer.
Des études scientifiques et une formation initiale d’ingénieur forestier
J’ai été élevée dans une famille de biologistes et j’ai fait des études scientifiques : une « prépa Bio-math-sup bio-math-spé », suivie de l’Institut national agronomique-Paris Grignon et de l’Engref, où j’ai opté pour la spécialisation forêt. À la sortie de l’École, j’ai été affectée à l’Office national des forêts, sur un poste d’ingénieur aménagiste basé à Commercy, dans la Meuse. Bien que je n’y sois restée que quelques mois, j’en ai gardé un assez vif souvenir. J’étais très jeune, Igref et femme et arriver dans des équipes d’agents techniques entièrement masculines et fortement syndicalisées constituait une expérience singulière qui ne s’oublie pas facilement. J’ai passé beaucoup de temps en forêt avec les agents, qui m’apprenaient à repérer et à distinguer les essences et les bêtes et qui jaugeaient mon endurance et mes compétences. Nous arpentions chaque parcelle, fouillant la terre argileuse à l’aide d’une tarière, comptant et mesurant les arbres, remplissant des tableaux et inscrivant nos observations sur des feuilles de papier ciré censées résister à la pluie. Je me suis également plongée dans les archives relatives aux deux forêts communales dont on m’avait confié la rédaction du plan d’aménagement. Ces plans devaient régler la gestion de la forêt pour les quinze ans à venir, en prenant en compte l’âge et la nature des peuplements, le climat, le sol, les tranchées de la guerre de 14-18 et les bois mitraillés, la fréquentation,… qui formaient un tout indissociable. C’est en tout cas ce qu’il me semble, rétrospectivement.
L’arrivée au Cemagref et les premières enquêtes
J’ai profité d’un congé parental pour quitter la Lorraine et me rapprocher des Alpes. J’ai été nommée en février 1993 à l’Institut national des études rurales montagnardes (Inerm). L’Inerm était alors composé de quatre secteurs ; celui que je devais rejoindre, dénommé « Territoires », avait pour responsable Jacques Perret et était composé d’économistes du développement, qui étudiaient notamment les modes de développement touristique et la pluriactivité. Devant moi-même travailler sur les flux économiques entre les territoires, je me suis procurée quelques livres de référence en économie mais, au bout de quelques semaines, j’ai dû admettre que je ne parvenais pas à « accrocher ». Je m’en suis ouverte à Jacques Perret, qui m’a donné carte blanche pour aborder les territoires montagnards comme je l’entendais. Je ne crois pas que j’aurais pu bénéficier ailleurs d’une telle compréhension ni d’une telle liberté.
Comme l’Inra, l’Inerm était alors engagé dans un suivi pluridisciplinaire de la mise en place de l’article 19 dans le Var, le Jura et en Margeride lozérienne. Un volet sociologique avait été prévu ; j’en ai été chargée. C’est ainsi, sans la moindre préparation, que je suis partie en enquête. Au cours de ces premières années, j’ai également travaillé sur les stations de sports d'hiver, sous la houlette de Jacques Perret. J’ai mené avec lui des enquêtes approfondies dans plusieurs communes et nous avons notamment rédigé ensemble un rapport sur « les fondements historiques des difficultés actuelles des stations de sports d'hiver ». Quelques-unes des orientations de ces travaux de jeunesse ne se sont pas démenties. Je retrouve l’intérêt pour les rapports des gens à la nature et, plus précisément, le questionnement sur leurs réactions à un changement de la nature ou de leur rapport à la nature. Je retrouve aussi le goût pour l’approche historique et pour les histoires, que l’on recueille et que l’on raconte. Je retrouve encore l’importance décisive accordée à l’enquête de terrain. Je n’avais certes que le terrain auquel me raccrocher puisque les courants et les auteurs sur lesquels j’aurais pu m’appuyer m’étaient totalement inconnus. Mais mes lectures et mes progrès en sociologie n’y ont rien changé, au contraire : le terrain continue de venir en premier. Sur d’autres points, on le verra, mes idées ont sensiblement évolué.
Une formation tardive à la recherche en sciences sociales
Désireux que le Cemagref puisse être reconnu comme un Établissement public à caractère scientifique et technologique (Epst) à part entière, ses responsables poussaient les jeunes ingénieurs mis à disposition par le ministère de l’agriculture à acquérir une véritable formation à la recherche et à entreprendre un cursus universitaire. J’ai donc été incitée à m’inscrire en Dea puis en thèse. J’ai opté pour le Dea « gestion des espaces montagnards » de l’Institut de géographie alpine, à la fois pour des raisons pratiques et parce que nous avions des liens étroits avec plusieurs enseignants-chercheurs de l’Iga, avec lesquels nous partagions des interrogations sur les « systèmes territoriaux ». J’ai décidé de contribuer à l’analyse territoriale telle qu’elle était pratiquée à l’Inerm en démontrant que l’attachement des gens aux territoires se constitue dans leurs relations à des éléments particuliers et que ces éléments ne sont pas nécessairement dotés d’une grande valeur marchande. Je ne voulais donc choisir pour objet d’étude ni les stations de sports d'hiver ni les troupeaux domestiques, sur lesquels travaillaient mes collègues, ni la forêt, que je connaissais un peu. La quête d’éléments du territoire à la fois importants dans la formation d’attachements entre des gens et des lieux et économiquement marginaux m’a conduite aux ongulés sauvages, dont j’avais repéré la place dans les discours et les pratiques d’une partie des montagnards. J’ai donc enquêté sur « le rôle du chamois et du bouquetin dans la configuration symbolique de l’espace en Vanoise », sous la direction de Bernard Debarbieux. La perspective théorique et l’objet retenu étaient totalement absents des travaux antérieurs du Cemagref. À l’aune de ma petite expérience, celui-ci se révélait à nouveau très différent d’une image qui me semble assez répandue, à l’université et dans d’autres Epst, selon laquelle les relations seraient au Cemagref fortement hiérarchisées et les études menées essentiellement appliquées et dictées par la possibilité d’obtenir des financements.
À la suite de mon Dea, Daniel Terrasson, chef du département « Gestion des territoires », m’a encouragée à poursuivre en thèse, en sociologie plutôt qu’en géographie, en me conseillant de m’adresser à Raphaël Larrère. J’ai rencontré pour la première fois Raphaël Larrère au colloque d’Aussois sur les sciences sociales et les espaces protégés, en 1997, et il a aussitôt accepté de diriger ma thèse. Celle-ci s’est en partie inscrite dans la continuité du Dea, dans la mesure où j’ai continué à travailler sur le chamois et le bouquetin et où la question spatiale n’a pas cessé de m’occuper. Je me suis notamment intéressée aux conceptions de mes interlocuteurs sur « la juste place des animaux » (Mauz, 2002) et à la façon dont ils mobilisent les animaux et les rapports aux animaux pour faire et défaire des liens entre des gens et des lieux. Mais j’ai cessé de faire référence au territoire et je me suis centrée sur le rôle des animaux dans la construction des rapports sociaux, avec le souci constant de montrer que, loin d’être seulement parlés et agis, les animaux interviennent activement dans les rapports entre les hommes. Il s’agissait de ne pas verser dans le « sociocentrisme », selon le terme de Raphaël Larrère (Larrère, 1999), qui m’a par ailleurs convaincue d’intégrer dans ma réflexion l’arrivée des loups dans mon terrain d’étude, en dépit de mes préventions initiales.
Au final, la thèse que j’ai livrée ne relève pas d’une seule discipline et comporte des références aussi bien à la sociologie qu’à l’anthropologie, à l’ethnologie et à la géographie. Des représentants de ces quatre disciplines ont d’ailleurs participé au jury de thèse (Encore Raphaël Larrère n’est-il pas seulement sociologue ; outre sa formation zootechnique initiale, on connaît son goût pour la philosophie et la place de l’éthique dans ses réflexions). Ma thèse mobilise en outre largement les récits de mes interlocuteurs sur l’évolution des populations animales et des rapports entre les hommes et les animaux, si bien que les interrogations sur l’histoire et la mémoire sont loin d’en être totalement absentes. Le fait d’avoir un poste au Cemagref et d’être inscrite à l’Engref, en sciences de l’environnement, plutôt qu’à l’université, ne m’a sans doute pas incitée à privilégier une discipline particulière. Pendant toute la durée de ma thèse, j’ai pu, dans une très large mesure, faire abstraction des frontières académiques. On retrouve la même tendance à la mobilisation de références relevant de plusieurs sciences sociales dans mes travaux sur l’histoire et les mémoires des espaces protégés.
J’ai commencé à enquêter sur la construction du parc national de la Vanoise alors que j’achevais ma thèse. Raphaël Larrère avait proposé au ministère chargé de l’environnement de conduire un programme de recherche sur l’histoire et la mémoire des parcs nationaux métropolitains et, sa proposition ayant été retenue, il nous avait sollicités, Adel Selmi et moi, pour mener des entretiens auprès des fondateurs et des pionniers du parc national de la Vanoise, où nous effectuions tous deux notre thèse. De son côté, le parc souhaitait vivement disposer d’un ouvrage pour la commémoration de son quarantième anniversaire, en 2003. À ce moment-là, j’étais loin d’avoir fini d’exploiter le matériau recueilli, composé à part sensiblement égale d’entretiens et d’archives. J’ai donc rédigé un premier ouvrage (Mauz, 2003) qui a essentiellement porté sur la période de construction du parc, depuis sa conception jusqu’à sa mise en place sur le terrain, qu’on peut considérer achevée avec l’affaire de la Vanoise qui, en mettant le parc à l’épreuve, a conforté son existence et son orientation. Un deuxième ouvrage (Mauz, 2005b), consacré au parc tel que le racontent les différentes générations qui s’y sont succédé, visait à suivre ses transformations jusqu’à la période actuelle. Enfin, un troisième ouvrage réalisé avec Marie-Christine Micheels (Micheels et Mauz, 2007) a consisté en une esquisse de prosopographie des gens du parc. Alors que les livres précédents, et le premier en particulier, soulignaient le rôle de personnages-clés dans la constitution du parc, nous avons tenté ici de donner à voir la foule des personnes impliquées et de mettre en relief la diversité de leurs itinéraires, de leurs motivations et de leurs contributions.
Je poursuivais l’enquête sur le parc national de la Vanoise lorsque les gestionnaires des réserves naturelles de Haute-Savoie m’ont à leur tour demandé de recueillir la mémoire de leurs aînés — la plus âgée d’entre eux venait de décéder — et de retracer la genèse des réserves. J’ai donc engagé en Haute-Savoie un travail similaire à celui que j’avais mené en Vanoise, sans éprouver de sentiment de répétition tant les personnes et les textes diffèrent de ceux que j’avais rencontrés en Vanoise. À l’origine du parc national de la Vanoise et des réserves naturelles de Haute-Savoie, on trouve, en effet, des personnes qui n’ont partagé ni les mêmes goûts ni les mêmes aversions.
La constitution d’une petite équipe de recherche en sociologie de la nature
Comme la thèse, les recherches sur l’histoire et les mémoires des espaces protégés ont été essentiellement solitaires. J’ai certes toujours été en lien avec des chercheurs d’autres établissements ou de l’université et j’ai rapidement été chercheur associé de l’équipe « Territoires » du laboratoire Pacte du Cnrs. J’ai par ailleurs mené avec Jacques Rémy une étude de longue durée en Moyenne Tarentaise sur l’évolution du métier d’agriculteur. Mais, au Cemagref de Grenoble, j’ai tout de même été longtemps relativement isolée, surtout après le départ à la retraite de Jacques Perret. La capacité de recherche en sociologie dont s’est doté le Cemagref au cours des dernières années s’est en effet d’abord développée au Cemagref de Bordeaux. Aussi l’arrivée à l’automne 2004 de Céline Granjou, recrutée sur un poste de chargée de recherche après une thèse en sociologie des sciences, a-t-elle été pour moi un tournant.
Céline Granjou et moi avons depuis beaucoup collaboré. À la demande du responsable du conseil scientifique du parc national des Écrins, nous avons recueilli et analysé les réactions à une expérimentation de contraception de marmottes menée dans la zone centrale du parc en 2004. Nous avons également enquêté sur la production et la réception du suivi scientifique du loup en France, dans le cadre de la convention entre le Cemagref et la Direction de la nature et des paysages du Medad ainsi que sur les acteurs de l’environnement en Haute-Savoie. Ces recherches ont donné lieu à plusieurs communications et publications conjointes. Outre des idées, des références et des relations nouvelles, notamment avec des chercheurs du Cristo, la venue d’une collègue a signifié pour moi la possibilité d’échanger au quotidien, de construire des projets de recherche communs, de se partager le travail de terrain et d’analyser ensemble le matériau recueilli, bref de travailler en équipe, même si cette équipe a d’abord été réduite à sa plus simple expression. Surtout, il a dès lors été possible de s’atteler à l’élaboration d’un véritable programme de recherche, en tirant parti de nos connaissances, compétences et expériences respectives.
Cette perspective m’a conduite à opérer un certain recentrage disciplinaire, bien que des références à des recherches en sciences politiques soient venues s’ajouter à celles que je mobilisais déjà. Je me suis donc appliquée à réfréner ma propension au « vagabondage » disciplinaire et, surtout, à approfondir ma connaissance de certains courants de la sociologie. La présence de Céline Granjou a certainement contribué à cette évolution : bien que son parcours soit également atypique, ses recherches antérieures étaient en effet plus que les miennes ancrées dans la sociologie et s’appuyaient en particulier sur les apports de la sociologie du risque et de la « nouvelle » sociologie des sciences et des techniques. S’il ne s’agit sûrement pas de s’enfermer dans une discipline, je me suis progressivement convaincue de la nécessité de s’inscrire plus clairement dans un champ, la sociologie de la nature, dont il faut bien maîtriser les débats et les évolutions si l’on veut pouvoir s’y exprimer. Après des années où j’hésitais sur la manière de me présenter, je me suis donc enfin décidée à me dire sociologue.
Deux jeunes chercheurs nous ont tout récemment rejointes. Le premier, Antoine Doré, est arrivé en décembre 2006 pour réaliser une thèse dont le sujet était initialement intitulé « la place de l’État et de la science dans la construction de l’action publique contemporaine. Le cas de la mise en place d’une gestion du loup en France ». Financée par le Cemagref, cette thèse est effectuée sous la cotutelle de Marc Mormont et de Bruno Latour. Le second, Arnaud Cosson, a été recruté deux mois plus tard pour étudier l’élaboration des chartes prévues par la loi du 14 avril 2006, qui transforme l’ancienne zone périphérique des parcs nationaux en une aire d’adhésion, régie par une charte à laquelle les communes concernées décideront d’adhérer ou pas. Ces travaux alimenteront et renouvelleront la réflexion sur des thèmes que j’ai déjà partiellement explorés et que je continue pour certains d’étudier, par exemple à travers l’enquête sur le suivi scientifique du loup en France.
Un petit groupe de quatre personnes s’est ainsi constitué qui mène des recherches sur des sujets apparentés, permettant un enrichissement mutuel des analyses à partir des différents chantiers de recherche engagés. Un atelier bibliographique mensuel a également été organisé afin de mutualiser les capacités de lecture. Il se trouve que les deux « nouveaux » viennent également de l’extérieur de la sociologie : Antoine Doré a une formation initiale de biologiste et Arnaud Cosson, qui est lui aussi Igref, a d’abord été directeur adjoint du parc national des Cévennes. Si de telles trajectoires ne sont pas sans présenter des avantages et facilitent en particulier les discussions avec les scientifiques et les gestionnaires, elles nécessitent tout de même un effort de formation particulier et rendent selon moi d’autant plus nécessaire d’asseoir le positionnement disciplinaire de notre petite équipe.
Le développement d’activités connexes à la recherche
Plusieurs activités se sont progressivement ajoutées à la recherche sensu stricto. Parce qu'elles ne sont pas sans influencer, parfois sensiblement, la manière de la concevoir et de la conduire, trois d’entre elles méritent en particulier d’être présentées : la participation à des instances au sein d’organismes gestionnaires de la nature, l’enseignement et l’encadrement de mémoires d’étudiants, la présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques.
La participation à des instances au sein d’organismes gestionnaires de la nature
Longtemps réduites à la portion congrue, les sciences sociales sont aujourd'hui fortement sollicitées par les espaces protégés et il est à cet égard significatif que Raphaël Larrère ait été élu en 2006 président du conseil scientifique du parc national du Mercantour. En raison des travaux que j’ai menés et de la volonté croissante d’associer des chercheurs en sciences sociales aux débats et aux orientations des espaces protégés, j’ai été sollicitée pour participer au conseil scientifique d’institutions impliquées dans la protection de la nature. Après avoir été nommée au comité scientifique des réserves naturelles de Haute-Savoie et au conseil scientifique du parc national de la Vanoise, je suis également entrée à celui du parc national du Mercantour et, tout récemment, à celui de Parcs nationaux de France, établissement créé par la loi du 14 avril 2006. Je participe en outre au conseil d'administration du parc national de la Vanoise, au titre des personnalités nommées par le Conseil national de protection de la nature (Cnpn).
À n’en pas douter, ce sont là des postes d’observation privilégiés. Participer à des conseils scientifiques d’espaces protégés permet notamment de repérer les modalités et les enjeux de la production et de la circulation des connaissances sur la nature et un certain nombre de débats, entre les gestionnaires et les scientifiques, entre les scientifiques appartenant à des disciplines et à des écoles différentes ou encore entre les scientifiques et des amateurs qui, parfois, adressent aux espaces protégés des propositions d’étude ou des demandes de prélèvement. Sont également régulièrement présentés et discutés des instruments et des techniques dont on se sert désormais, de manière expérimentale ou routinière, pour observer et gérer les milieux naturels et les populations animales et pour exploiter, archiver et diffuser les bases de données sans cesse plus grosses que l’on constitue sur le vivant. Disposer d’un poste d’observation n’est pas le seul avantage du sociologue membre d’un conseil scientifique : il n’est pas rare que des sujets d’étude lui soient proposés qui peuvent se révéler tout à fait intéressants. Ainsi, c’est à la suite d’une suggestion de Marie-Hélène Cruveillé, directrice du Cemagref de Grenoble et membre du conseil scientifique du parc national des Écrins, dont elle est aujourd'hui la présidente, que nous avons été sollicitées pour enquêter sur l’expérimentation de contraception de marmottes. Mais l’exploitation pour ses recherches de ce qu’entend et voit le sociologue lors des séances auxquelles il lui est donné de participer n’est pas sans poser des questions d’ordre déontologique ni présenter des inconvénients et des risques. Si on ne le lui interdit certainement pas, le sociologue n’est évidemment pas invité pour prendre des notes et mener son enquête : on attend de lui qu’il prenne part aux débats et aux décisions et il n’est pas toujours possible de tirer parti des échanges relevés en séance. Parce qu'elle consomme beaucoup de temps, la participation à ces instances peut en outre tendre à tenir lieu de terrain d’enquête principal. Or je crois essentiel de continuer à faire des campagnes d’entretiens et d’observations prolongées, ce qui suppose d’y consacrer des périodes suffisantes. Pour ces diverses raisons, il ne me paraît pas souhaitable d’augmenter encore la part de mes activités que je consacre aux instances des organismes gestionnaires de la nature. En revanche, si l’occasion m’en est donnée, j’envisagerais volontiers de diversifier les institutions dans lesquelles je suis actuellement impliquée, donc de me désengager de certains espaces protégés pour m’investir dans d’autres types de structure.
L’enseignement et l’encadrement de mémoires d’étudiants
J’ai simultanément développé une petite activité de formation auprès de publics variés, qui a commencé avec des interventions ponctuelles lors de stages organisés par l’Atelier technique des espaces naturels (Aten) et qui s’est depuis légèrement diversifiée. Par exemple, la Fédération des alpages de l’Isère (Fai) m’a demandé d’aborder la question du retour du loup lors de sa dernière session de formation à destination des bergers salariés. De manière générale, les acteurs et les organismes impliqués dans la protection et la gestion de la nature montrent un appétit croissant pour les sciences sociales. Assez souvent, ils appréhendent les rapports à la nature et des hommes entre eux à son sujet avant tout comme une affaire de « représentations », attendant alors du sociologue qu’il mette au jour ces représentations et éventuellement qu’il contribue à les modifier. On verra plus loin que ce n’est pas là mon approche. Mais, quelle que soit l’attente qui les ait motivées, ces interventions sont, presque toujours, l’occasion d’un échange permettant de mieux prendre en compte la diversité des situations particulières dans lesquelles sont engagés les acteurs et les êtres naturels qui les préoccupent. Il n’est pas rare, en effet, que les tentatives d’interprétation générale que l’on présente se voient opposer des contre-exemples (« chez nous, ça ne s’est pas passé comme ça »), qui contribuent à affiner le schéma proposé et à mieux saisir comment il se décline en un ensemble de variantes en fonction des contextes.
S’il est rare qu’elles puissent donner lieu à de semblables discussions, les interventions devant des étudiants présentent un autre type d’intérêt, celui de situer les recherches dans un ensemble et d’en faire une présentation académique facilement accessible. Depuis quelques années m’a été confié un enseignement d’une vingtaine d’heures en master 1ère année, dont les étudiants sont issus d’un cursus en géographie pour la moitié d’entre eux environ, en biologie pour l’autre moitié. J’ai dispensé ce cours pendant trois ans et Céline Granjou a pris le relais en 2007, une intervention conjointe devant avoir lieu à partir de l’an prochain. Cet enseignement vise à initier les étudiants à la sociologie de la nature et au recours aux méthodes qualitatives en sciences sociales. Il s’agit en particulier de les amener à se demander pourquoi des chercheurs en sciences sociales s’intéressent à la nature et de leur montrer qu’ils ont le choix entre des méthodes et des orientations théoriques dont dépendent leurs résultats. En nous appuyant sur des exemples concrets empruntés à la littérature et à nos propres recherches, nous mettons en évidence que le rapport à la nature peut être appréhendé plutôt comme un signe d’appartenance à des classes sociales, ou comme une stratégie pour exercer ou conserver un pouvoir, ou encore comme le résultat d’une socialisation comprise comme un processus d’attachements entre des individus et leur environnement humain et non humain.
C’est notamment l’enseignement qui m’a amenée à encadrer ou à accompagner un certain nombre de mémoires d’étudiants de master 2ème année, dont les auteurs m’avaient sollicitée parce qu'ils connaissaient mes travaux ou parce que les responsables de leur formation le leur avaient conseillé, du fait de leur sujet. Dans un seul cas, celui de l’étude du suivi scientifique du loup, nous avons fait appel à des étudiants de l’université puis de l’Institut d’études politiques de Rennes pour réaliser les entretiens sur lesquels nous avons fondé notre analyse. Certains mémoires que j’ai encadrés m’ont beaucoup appris, comme celui de Sabrina Egger (2006) sur l’influence de l’arrivée des loups sur la professionnalisation des bergers ou celui de Claire Martinet (2007) sur l’activité de communication déployée par les services de l’État à propos du loup. Mais le suivi de stages demande un investissement important, sans toujours parfaitement s’insérer dans les recherches en cours. Pas plus que la participation à des instances comme les conseils scientifiques, il ne doit se substituer à l’enquête directe et prolongée dont j’ai déjà souligné l’importance à mes yeux et il est donc lui aussi à doser. Par leur durée et l’approfondissement de l’enquête de terrain et de la réflexion auquel elles donnent lieu, les recherches doctorales constituent un cas à part. Les discussions que j’ai eues avec Coralie Mounet, dont la thèse a été dirigée par Olivier Soubeyran et par André Micoud, et celles que j’ai avec Antoine Doré m’ont donné un avant-goût de l’intérêt et de la difficulté qu’il y a à assurer la direction d’une thèse.
La présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques
Si le suivi de travaux d’étudiants avancés relève indiscutablement de l’activité légitime du chercheur, il n’en va pas de même avec la présentation de ses travaux et de ses résultats à des publics non scientifiques. Il est révélateur qu’un auteur comme Philippe Descola ait voulu expliquer (Descola, 1994b) pourquoi il avait cru bon de publier, à côté de sa thèse, un ouvrage « grand public » (Descola, 1994a) : faire de la « vulgarisation » ne va pas de soi et peut être considéré comme une perte de temps ou une quête déplacée de reconnaissance. Il s’agit au fond de se demander si les recherches que nous menons s’adressent exclusivement à nos pairs ou, aussi, à un public élargi : pour qui donc travaillons-nous ?
Ma réponse à cette question a évolué, notamment à la suite d’une expérience qui remonte à un court séjour effectué en Norvège juste avant ma soutenance de thèse, en compagnie de sociologues travaillant sur les grands prédateurs. Après deux jours passés à Oslo, dans les locaux de Nina, l’institut norvégien pour la recherche sur la nature, Ketil Skogen m’a conduite dans la région où Olve Krange et lui ont étudié les conflits suscités par l’arrivée des loups. Là, nous avons rencontré quelques-uns de leurs interlocuteurs privilégiés — des biologistes spécialistes des grands prédateurs, des chasseurs, des éleveurs — et nous avons également rendu visite à une petite agence de presse responsable de la publication du journal local. Ketil Skogen m’a expliqué qu’ils venaient rarement sur le terrain sans passer à l’agence dire où ils en étaient et informer, par ce biais, les habitants de l’évolution de leurs réflexions. Un court article mentionnant les points communs entre les situations norvégienne et française vint, par exemple, ponctuer mon passage.
Le fait de s’adresser à un public non scientifique n’était pas pour moi quelque chose de nouveau. L’« appui dédié » étant une de leurs missions, la plupart des chercheurs et des ingénieurs du Cemagref communiquent en effet couramment devant des gestionnaires et des acteurs de terrain. J’avais moi-même déjà participé à des sessions de formation des agents d’espaces protégés et au séminaire organisé par l’État à l’issue du second programme Life sur le loup mais j’avais considéré ces interventions comme un à-côté de la recherche, lié à la spécificité et à la tradition du Cemagref. L’exemple de mes collègues scandinaves m’a convaincue de regarder la restitution comme une composante à part entière du travail sociologique et, par la suite, je me suis régulièrement adressée aux enquêtés et à des acteurs intéressés par les sujets traités et, occasionnellement, au grand public, lors de conférences et d’expositions de longue durée.
J’ai notamment eu deux occasions de présenter les résultats de mes recherches non pas aux personnes sollicitées au cours des enquêtes ni même à des acteurs particulièrement intéressés mais à un public très élargi et a priori très éloigné des cas d’étude, en recourant à des formes d’expression pour moi totalement insolites. La première m’a été offerte avec l’exposition Making things public, dirigée par Bruno Latour et Peter Weibel, pour laquelle j’ai contribué à la conception d’une maquette qui devait « rendre publics » les changements induits par l’arrivée des loups dans les Alpes (Mauz et Gravelle, 2005). Avec Didier Demorcy et Julien Gravelle, j’ai ainsi tenté de montrer ce qui se passe lorsque les loups arrivent, non pas en écrivant un texte mais en fabriquant un objet que les visiteurs de l’exposition de Karlsruhe ont pu regarder, toucher et « interroger ». La seconde expérience, plus récente, est une contribution à l’exposition Bêtes et Hommes (Grande Halle de la Villette, septembre 2007-janvier 2008), sous la forme d’un petit film fabriqué à partir d’un entretien avec Vinciane Despret. Il y a bien sûr un équilibre à trouver entre la rédaction d’articles et d’ouvrages scientifiques, la restitution orale aux personnes enquêtées et aux acteurs intéressés et la participation à des expositions ou à des conférences grand public. La présentation des résultats de mes recherches au grand public n’a jusqu’ici occupé qu’une petite fraction de mon temps et je pense qu’il en restera ainsi.
Le choix de présenter les résultats des recherches non seulement à des chercheurs mais aussi aux enquêtés et éventuellement à un public plus large tend à compliquer le travail sociologique en le soumettant à une double contrainte. La restitution des résultats aux enquêtés ou à des auditoires intéressés est un moment délicat, loin d’être toujours confortable. Par exemple, Gilbert André a été assez mécontent de lire qu’il était qualifié par certains d’« illuminé » (Mauz, 2003 : 100) et il n’a pas été non plus très satisfait de la place que j’ai accordée au projet du Dr Couturier, beaucoup moins important que le sien, selon lui, dans la genèse du parc national de la Vanoise : le compte rendu du sociologue, ou de l’ethnologue, correspond rarement à la vérité de ses interlocuteurs (Zonabend, 1994), qui peuvent alors éprouver de la déception, voire un véritable sentiment de trahison. Lors du colloque organisé à Orléans sur les grands prédateurs, mon intervention sur les rumeurs lycophiles et lycophobes (Mauz, 2004) a été plutôt mal accueillie par un auditoire majoritairement composé de protecteurs des loups. En présentant les résultats de ses travaux à des personnes qui ont une connaissance approfondie de la situation étudiée et qui ont des intérêts à défendre que les résultats de l’enquête peuvent contrarier ou servir, le sociologue se confronte délibérément à des exigences qui diffèrent de celles que lui imposent son appartenance à la communauté scientifique et qui ne sont pas toujours faciles à concilier avec elles.
Peut-on alors adresser les mêmes produits à la communauté scientifique et aux enquêtés ou bien faut-il élaborer deux types de travaux, les uns pour ses pairs, les autres pour les enquêtés et pour le public ? Il m’est arrivé d’adapter mon discours à l’auditoire, soit en rédigeant des articles dits de vulgarisation pour des revues qui m’en avaient fait la demande (Espaces naturels, Textes et documents pour la classe), soit lors de présentations orales qui ont l’avantage de permettre une discussion des enquêtes menées et de leurs résultats avec des personnes qui n’en prendraient pas facilement connaissance autrement, parce qu'elles n’ont pas l’habitude ni le temps de lire ce genre de textes. Je m’efforce cependant de produire des comptes rendus d’enquête qui puissent être lus ou entendus par tous, d’une part parce que le temps manque souvent pour proposer des versions différentes de la même recherche, d’autre part parce que je crois malgré tout possible d’écrire des textes qui soient acceptables et compréhensibles par les personnes sollicitées tout en étant scientifiquement recevables.
La trajectoire que j’ai suivie jusqu’ici apparaît au final comme la résultante de plusieurs facteurs, dont les grandes orientations du Cemagref. La volonté de ses dirigeants de poursuivre sa transformation, d’une sorte de bureau d’études du ministère de l'agriculture en un établissement à même de coopérer et de rivaliser avec les autres Epst a été déterminante, de même que leur souhait de le doter d’une certaine capacité de recherche en sciences sociales, au-delà de l’économie. Le moment où je suis arrivée a lui aussi beaucoup compté, l’absence de travaux antérieurs en sociologie m’ayant dans une très large mesure laissé le champ libre. J’ai pu entreprendre à peu près ce que je voulais, tout en trouvant à l’extérieur des personnes, au premier rang desquelles Raphaël Larrère, qui m’ont aidée à me situer et à me forger une certaine conception de la sociologie et du travail sociologique. C’est elle que je voudrais à présent exposer.
Principes théoriques et méthodologiques
La présentation des options théoriques précède souvent celle des méthodes de travail que l’on choisit de mettre en œuvre. Il paraît cependant difficile de dissocier les conceptions que l’on a de la société et de la sociologie, de même qu’il paraît difficile de distinguer l’une et l’autre des procédures et des postures que l’on privilégie. On voit mal, par exemple, comment une sociologie qui se veut pragmatique pourrait n’accorder qu’une importance subalterne au terrain, quelle que soit par ailleurs la nature de ce dernier, ni comment la volonté du chercheur de prendre en compte l’individu non seulement en tant que membre d’un collectif, mais aussi pour lui-même, pourrait ne pas retentir sur ses relations avec les enquêtés. C’est pourquoi j’ai préféré aborder ensemble les aspects théoriques et plus méthodologiques de mes recherches.
Le terrain d’abord
En sciences sociales, tout le monde fait du terrain. Un philosophe peut bien ne jamais mobiliser d’expériences ni d’observations empiriques, mais pas un chercheur en sciences sociales, qui s’intéresse aux choses telles qu’elles sont, non à ce qu’elles pourraient ou devraient être. Mais il existe de si nombreux terrains et de si nombreuses façons de les appréhender qu’il faut bien que je précise ce que sont mes terrains, pourquoi je m’y rends et comment je m’y prends. Ce n’est pas, à nouveau, une simple question de méthode ; beaucoup de choix théoriques s’expriment dans la manière de faire du terrain (Bongrand et Laborier, 2005).
Plonger dans le terrain
Un peu décontenancé par ma pratique, un étudiant en master 2 de sociologie, qui effectuait son stage sur le suivi scientifique de la population de loups, m’exposait récemment comment il a appris à procéder. Il convient, disait-il, de formuler des hypothèses, qui proviennent de la réflexion, de lectures et éventuellement d’un petit nombre d’enquêtes exploratoires. À l’issue de cette phase, qui occupe une bonne partie de la recherche, on part sur le terrain, muni des hypothèses que l’on veut tester. On en revient avec des hypothèses validées ou, si l’on est moins heureux, partiellement ou totalement infirmées. Dans le second cas, il faut reformuler les hypothèses ou en avancer d’autres, que l’on met à leur tour à l’épreuve en retournant sur le terrain. Ma démarche est nettement plus empirique et inductive. Pour moi, le terrain, c’est ce qui vient d’abord : j’y vais très vite, j’y plonge, en m’inspirant de certains de mes prédécesseurs, dont Anselm Strauss et Howard Becker.
Par exemple, lorsque le service scientifique du parc national des Écrins m’a demandé d’analyser les réactions suscitées par l’expérimentation de contraception de marmottes entreprise un an auparavant, nous — Céline Granjou et moi — avons rapidement mené une campagne d’entretiens. Je n’ai pas émis d’hypothèses avant de rencontrer mes interlocuteurs, ni d’assister à une séance de comptage et à une opération de capture. Je pars du principe que les gens savent des choses que le sociologue ne sait pas, et ne peut pas savoir, et qu’il doit donc aller leur demander, en étant aussi ouvert que possible à ce qu’ils ont à dire, sans être trop encombré d’idées préalables : il faut pouvoir s’étonner de ce que l’on va trouver. La position du sociologue n’est donc certainement pas de supériorité : il est en quête, en demande ; il sollicite. Aussi suis-je toujours un peu étonnée par l’idée selon laquelle le sociologue répond à une « demande sociale ». Certes, le sociologue ne va pas n’importe où demander n’importe quoi : la thèse passée, ses enquêtes sont très souvent des réponses à des commandes institutionnelles. Dans la très grande majorité des cas, cependant, il interroge des gens qui ne lui ont rien demandé et qui le questionnent, parfois avec un scepticisme non dissimulé, sur l’utilité de son travail : « et à quoi ça va servir, tout ça ? »
La position que je viens de défendre peut paraître très naïve. Comme si le sociologue arrivait vierge sur un terrain, sans idées préconçues, sans connaissances préalables, sans être impliqué dans ce qu’il va étudier, sans intérêts à protéger, sans hypothèses implicites qu’il ferait mieux d’expliciter ! Le matériau, il va de soi qu’on ne le découvre pas ; on le constitue, en rencontrant certaines personnes (et pas d’autres) à qui on pose certaines questions (et pas d’autres), en prenant connaissance de certains documents et archives (idem). Il faut donc dire quelles personnes je rencontre, et quelles questions je leur pose.
Des interlocuteurs engagés dans l’action
Dans ma thèse sur le rôle des animaux sauvages dans la construction des rapports sociaux, je suis allée voir des chasseurs, des éleveurs, des gardes-moniteurs, des protecteurs, des scientifiques. Après quelques tentatives que j’ai jugées décevantes, je ne me suis plus adressée aux touristes, ni aux habitants n’ayant avec les animaux sauvages que des relations épisodiques et distantes. De même, dans l’étude sur les réactions à l’expérimentation de marmottes dans le parc national des Écrins, nous avons rencontré des personnes que l’expérimentation a concernées de près, parce qu'elles l’ont initiée, réalisée, observée ou critiquée. De manière générale, je m’intéresse aux personnes engagées dans l’action. C’est bien parce que mes interlocuteurs sont engagés dans d’autres actions que moi qu’ils savent des choses que j’ignore : ils savent parce qu'ils font.
Les activités de mes interlocuteurs auxquelles je me suis intéressée ont en commun de toutes survenir dans le cadre de leurs relations à la nature ou à des êtres de nature. Mais elles sont par ailleurs extrêmement variées. Les unes – approcher des chamois, capturer des marmottes, suivre des traces de loups dans la neige, etc. – sont des activités physiques. D’autres sont des activités plus « intellectuelles » : préparer et mener une réunion de présentation ou de négociation, écrire des rapports, raconter les changements qu’ont connus des pratiques ou qui sont survenus dans des populations animales ou humaines, construire des catégories (les gens d’ici et les gens d’ailleurs, les spécialistes et les profanes, les animaux domestiques et les animaux sauvages, etc.), sont aussi des activités auxquelles se livrent régulièrement les individus, et dont il importe de saisir le déroulement.
« Concrètement, comment vous faites ? »
Lors d’une réunion du groupe de recherche d’Alternet sur « les attitudes du public à l’égard de la biodiversité », nous devions réfléchir à l’élaboration d’un questionnaire qui nous permettrait, précisément, de cerner ces attitudes dans nos différents pays. Afin d’engager la discussion et de nourrir la réflexion, l’un des partenaires présenta une importante enquête par questionnaire menée en 2001 par des membres de son équipe auprès de 3 500 personnes, visant à expliquer les désirs des individus en matière de taille de la population de loups. Le questionnaire reposait sur l’hypothèse selon laquelle la taille de la population de loups désirée dépend essentiellement de « facteurs sociaux », qu’il s’agissait alors d’identifier en analysant les réponses des enquêtés à des questions censées renseigner sur leurs caractéristiques sociales, notamment en calculant les facteurs de corrélation entre la variable dépendante et les variables explicatives mises à l’épreuve. Les concepteurs de l’enquête avaient identifié deux grands groupes de variables susceptibles d’expliquer la variable dépendante : premièrement, l’axe rural-urbain, dans lequel l’enquêté était situé par l’intermédiaire de la localisation de son habitation ; deuxièmement, la classe et la culture de classe. Aussi le questionnaire comportait-il de nombreuses questions visant à préciser le niveau de formation initiale des enquêtés, leur capital culturel (saisi au travers du nombre de livres au domicile de l’enquêté), leur revenu, leurs orientations politiques, religieuses, environnementales, etc. En revanche, le questionnaire ne cherchait pas tellement, ou du moins pas autant, à cerner l’intérêt des enquêtés pour la population de loups ni les activités suscitées par cette population dans lesquelles ils pouvaient être engagés. Il semblait ne pas permettre de savoir, par exemple, s’ils avaient déjà vu des grands prédateurs (quand ? où ? dans quelles circonstances ? etc.), s’ils lisaient des articles ou des ouvrages à leur sujet ou s’ils regardaient des émissions à la télévision, s’ils en discutaient (avec qui ?), s’ils avaient déjà participé à des opérations de suivi des loups, s’ils connaissaient les méthodes d’estimation du nombre de loups et ce qu’ils en pensaient. Ainsi, l’explication du « désir de loups » des enquêtés était recherchée uniquement, ou du moins essentiellement, du côté de facteurs sociaux « génériques », pouvant être convoqués à propos de n’importe quelle opinion ou attitude exprimée par des individus — ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils soient sans importance. En revanche, la spécificité des questions et des problèmes soulevés par la population de loups et des rapports des enquêtés à cette population paraissait rester dans l’ombre ou, en tout cas, ne pas faire l’objet de la même attention. J’ai pris plus clairement conscience, ce jour-là, des différences entre une sociologie plus pragmatique, dont je me sens proche, et une sociologie plus déterministe, qui cherche, et qui trouve, l’origine des conduites des individus dans des caractéristiques sociales où n’interviennent pas les êtres non humains et les choses avec lesquels ils interagissent.
Il faut reconnaître qu’il n’est pas toujours aisé d’amener les gens à dire ce qu’ils font et comment ils le font. Bien souvent il faut leur demander : « concrètement, comment ça se passe, comment vous faites ? ». Il semble exister une certaine réticence à décrire en détail des actions menées au quotidien, comme s’il y avait là quelque chose de futile, de banal, de trivial, qui ne mérite pas que l’on s’y arrête. Pour Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger, un des objectifs est d’ailleurs précisément « de transporter dans l’espace public ce qui fait la condition pragmatique, souvent obscure, des personnes » (1997 : 61). Plutôt que de raconter, tout simplement, comment ils procèdent – comment va-t-on à la chasse au chamois ?, comment observe-t-on des loups ?, etc. – et de dire « ce qui les tient » (Hennion, 2004 : 15), certains interlocuteurs se lancent dans une analyse de ce qui les détermine. Faisant la théorie de ce qu’ils font, ils exposent leurs raisons plutôt que leurs façons d’agir. Le sociologue n’a certes pas le monopole de l’analyse ; je l’ai déjà suggéré, la production d’un discours sur la société est une compétence qu’il partage avec ses interlocuteurs. Mais c’est une compétence parmi d’autres, qui doit certes retenir l’attention, mais pas toute l’attention. Accompagner les gens dans leurs activités, les observer dans le cours de leur action, offre un moyen de remédier à la difficulté qu’ils éprouvent à dire ce qu’ils font, une fois l’action terminée. Une personne que l’entretien avec un sociologue incitait à théoriser sa pratique peut se mettre à détailler ses façons de faire et les conditions de félicité de ce qu’il fait dès lors qu’il est pris dans une discussion au cours de son activité ou autour des instruments qu’elle mobilise. C’est pourquoi ma démarche se rapproche volontiers de l’ethnographie.
Faire du terrain recouvre ainsi, pour moi, des activités relativement variées. Le plus souvent, cela consiste à me déplacer plus ou moins loin pour réaliser des entretiens et à prendre connaissance de documents. Les endroits que je fréquente et les activités que je mène sont alors bien différents de ce qu’évoque l’expression « faire du terrain » pour la plupart des gens : assise au domicile ou sur le lieu de travail de mes interlocuteurs, dans une salle de lecture ou d’archives, je pose des questions, j’écoute, je lis, je prends des notes. Mais il m’arrive aussi de faire du terrain dans un sens plus proche du sens commun, lorsque j’accompagne mes interlocuteurs et que je les observe « dans le feu de l’action ». Les lieux où je me rends dépendent bien sûr de ce que je veux voir : ce peut être une salle de réunion comme ce peut être une commune de montagne où je vais rencontrer des éleveurs sur l’alpage, accompagner des chasseurs « au chamois », assister à une capture de marmottes ou de bouquetins, ou encore suivre un membre du réseau grands prédateurs.
Le « matériau » de la recherche
Dans un chantier de recherche, le temps que je passe à la constitution du matériau est assez considérable. Réaliser les entretiens, les transcrire, accompagner certains interlocuteurs, dépouiller les archives : toutes ces opérations sont longues. L’analyse du matériau est tout aussi prenante ; il ne servirait à rien de consacrer autant d’efforts à recueillir ces éléments pour ne pas, ensuite, en tirer le maximum. Pour ce faire, je réalise ce que j’appelle une « lecture thématique » des entretiens. J’en parcours un premier, dont j’extrais un certain nombre de thèmes. Par exemple, dans l’étude sur la diversification des acteurs de l’environnement haut-savoyard, un des thèmes identifiés était l’existence d’un front commun environnementalistes/chasseurs/pêcheurs/agriculteurs. À chaque thème se trouve associé un premier extrait d’entretien. Je procède de la même façon pour tous les entretiens. Très souvent, un thème donné est abordé par plusieurs interlocuteurs, qui disent grosso modo la même chose, ou qui au contraire se contredisent ou apportent des nuances sensibles. L’intitulé du thème peut alors connaître des modifications. Certains interlocuteurs précisent que les environnementalistes, les chasseurs, les pêcheurs et les agriculteurs haut-savoyards sont presque toujours d’accord, sauf lorsqu’il est question du loup, ou de la loutre. Les grands prédateurs ouvrent donc une brèche dans ce qui apparaissait d’abord comme un solide front commun – ce que je traduis en ajoutant un simple point d’interrogation à l’intitulé du thème. Il arrive aussi qu’un thème ne soit abordé que par quelques rares interlocuteurs, voire par un seul d’entre eux, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il doive être supprimé. Il faut dans ce cas s’interroger sur l’intérêt et la signification de ce thème, et sur les raisons de sa discrétion : s’agit-il d’un sujet particulièrement délicat à aborder (qui concerne par exemple une pratique illicite, ou stigmatisée), l’interlocuteur qui l’a mis en avant se distingue-t-il d’une manière ou d’une autre (responsabilités ou statut particuliers, relation de confiance avec l’enquêteur en raison de l’ancienneté de leurs échanges ou d’une proximité quelconque) ? Par ailleurs, certains thèmes peuvent être rapprochés et regroupés au sein d’un même « méta-thème ». Le relatif front commun environnementalistes/chasseurs/pêcheurs/agriculteurs est désigné comme une des singularités de la Haute-Savoie, avec la très forte pression foncière et touristique, en plaine comme en montagne, et l’ancienneté et l’importance de la connaissance et de l’implication environnementales : la Haute-Savoie, département à part, figure parmi les méta-thèmes de la lecture thématique. Ainsi, une architecture émerge, qui se ramifie et s’organise progressivement. Tel aspect, qui semblait primordial, passe au second plan ; tel autre fait son apparition. C’est cette structure qui oriente l’analyse et qui charpente les textes produits.
Dans cette phase d’analyse des entretiens et des archives, les lectures des travaux relatifs au sujet – dans les nouveaux visages des acteurs de l’environnement, les recherches de Pierre Lascoumes (1994) et d’André Micoud (2005b), notamment, sur les associations environnementales —, mais aussi à des sujets apparemment plus éloignés, jouent un rôle primordial, d’une part parce qu'elles permettent de confirmer ce que l’on a mis en évidence, ou au contraire de s’interroger sur sa singularité (liée aux personnes rencontrées, à une évolution survenue, à une spécificité du lieu, etc. ?), d’autre part parce qu'elles éclairent des propos que l’on trouvait insignifiants. On peut avoir lu vingt fois un passage sans en avoir rien « tiré », et lui découvrir un sens grâce à un article ou un ouvrage sociologique ou un roman : lire ouvre les yeux. Dire que le terrain vient d’abord ne signifie donc nullement négliger l’apport de la littérature sociologique, qui agit comme un catalyseur de la pensée, mais qui vient pour moi en parallèle plutôt qu’en amont de la recherche.
Le travail mené permet en définitive de porter sur l’action un regard spécifique, différent de celui des personnes qui y sont engagées. Il débouche sur une théorisation qui se veut enracinée dans l’observation des pratiques concrètes des individus, une « grounded theory », selon l’expression d’Anselm Strauss. La démarche, on l’aura compris, requiert de la patience et de la persévérance ; elle est lente, « artisanale ». J’emploie ce mot à dessein. Pour moi, en effet, le sociologue est bien un artisan, un artisan intellectuel : de même qu’une couturière doit monter une robe qui tombe bien à partir de coupons de tissu, et un ébéniste un meuble à partir de planches, lui doit produire un texte qui se tienne, en partant des propos de ses interlocuteurs et en s’appuyant sur les écrits de ses prédécesseurs. Comme le souligne Howard Becker (2002 : 23), « à l’instar des plombiers et des charpentiers, les sociologues ont eux aussi leurs ficelles, qui leur servent à résoudre les problèmes qui leur sont propres. »
Si j’accorde autant d’importance au terrain, c’est donc à la fois parce qu'il intervient en premier, qu’il occupe une bonne partie de mon temps, et qu’il fournit l’ossature de mes productions. Il tient aussi une grande place dans mes textes, qui incluent de nombreuses citations de mes interlocuteurs, choisies, non pour leur représentativité, dont je ne sais à peu près rien, mais pour leur exemplarité. Figurent également dans ma thèse des extraits de mon journal de bord. Ces fragments de terrain sont moins des illustrations de ce que j’aurais à dire que l’origine de ce que je peux dire : le terrain est le « matériau » de la recherche, au sens littéral du terme. La sociologie, pour moi, est bien un « parcours d’enquêtes » (Dubar, 2006).
Le goût de l’histoire
Faire raconter et rendre compte des récits recueillis sont des tâches qui ont été très présentes dans mes travaux sur l’histoire et les mémoires des espaces protégés. Ces travaux ont porté d’abord sur le parc national de la Vanoise, dans le cadre du programme sur les parcs nationaux métropolitains dirigé par Raphaël Larrère, puis sur les réserves naturelles de Haute-Savoie. J’ai ainsi pu apporter une contribution à l’histoire récente des espaces protégés français et m’interroger sur la conception, la création et l’évolution de ces territoires d’un nouveau genre.
Un goût qui vient de loin
En réalité, mon goût pour l’histoire est bien antérieur à ces recherches. Dès mes premières années au Cemagref, j’ai rencontré avec Jacques Perret des acteurs et des pionniers des stations de sports d'hiver — Georges Cumin, Laurent Chappis et bien d’autres — et nous avons tiré de leurs récits un rapport sur les « fondements historiques des problèmes actuels des stations de sports d'hiver » (Perret et Mauz, 1997). Dans ma thèse, j’ai demandé à mes interlocuteurs de retracer l’évolution des populations animales sauvages, ainsi que des pratiques pastorales, cynégétiques et de protection. Dans l’enquête réalisée avec Jacques Rémy en Moyenne Tarentaise sur le métier d’agriculteur, nous sommes partis de l’idée que l’on ne comprendrait rien à la façon dont les agriculteurs présentent et vivent leur métier si l’on ne prenait pas en compte d’une part « les autres », les non-agriculteurs, d’autre part l’évolution de la vie agropastorale, saisie à travers les récits de nos interlocuteurs et à travers les archives. Même lorsque mes chantiers concernent des événements récents, comme l’expérimentation de contraception de marmottes dans le parc national des Écrins, ou des phénomènes en cours, comme la diversification des acteurs de l’environnement, j’invite toujours les enquêtés à dire « comment on en est arrivé là ». Ma propension à remonter le cours des choses, à reconstituer des trajectoires, avec leurs enchaînements, leurs accidents, leurs tournants, est donc ancienne et systématique : j’appréhende toute situation comme l’aboutissement provisoire d’une histoire, plutôt que comme l’effet d’une cause. Je rejoins en cela d’autres sociologues. Recueillir des histoires et en écrire constituent l’une des pièces maîtresses du projet de « sociologie modeste » défendu par Catherine Mougenot (2003). C’est aussi une des « ficelles » préconisées par Howard Becker (2002 : 104-112).
Une « ficelle » efficace
Il faut reconnaître que la ficelle fonctionne bien. Il se peut que les sujets que j’ai abordés se prêtent tout particulièrement aux mises en intrigue (Ricœur, 1983). Il semble en effet exister une tendance spontanée, en matière d’environnement, à comparer le passé et le présent. Les gens parlent d’embroussaillement, de fermeture du paysage, d’érosion de la biodiversité, d’ensauvagement des espaces et des espèces domestiques et de familiarisation des bêtes sauvages, de raréfaction et de disparition de certaines espèces ou au contraire d’invasions et de proliférations, de réchauffement, etc. : presque toujours il est question de processus, de changements et de mouvements, plutôt que d’états.
Par ailleurs, l’histoire des espaces protégés n’avait donné lieu qu’à très peu de recherches, lorsque j’ai commencé à m’y frotter. Aussi les initiateurs et les réalisateurs de ces espaces n’avaient-ils guère eu l’occasion de (se) raconter et en avaient-ils très envie, ce qui m’a incontestablement facilité la tâche.
Rendre compte des histoires des autres
S’il est relativement facile de recueillir des histoires, il est en revanche assez difficile d’en rendre compte, et plus difficile encore d’avoir les idées un tant soit peu claires sur le statut des différents récits que l’on manipule (ceux que l’on glane en enquêtant, ceux que l’on produit en écrivant). Des histoires, tout le monde en entend et tout le monde en fabrique. À ce niveau très général, il n’existe pas de différence fondamentale entre le sociologue, ou l’historien, et ceux qu’il interroge – nous retrouvons là une idée déjà exprimée précédemment. Écouter et raconter, ces compétences que nous partageons tous, le chercheur en sciences sociales les exerce cependant d’une manière qui lui est propre, en mettant en œuvre des méthodes particulières (par exemple l’enregistrement, la transcription, la multiplication et la confrontation des sources, la comparaison avec d’autres lieux et d’autres temps). La spécificité des méthodes conduit à une spécificité du produit, qui diffère de plusieurs façons des récits « ordinaires », que le chercheur produit, lui aussi, dès qu’il cesse de se comporter en chercheur.
Tout d’abord, rendre compte des histoires des autres, ce n’est pas seulement s’en servir pour écrire une autre histoire. Lorsqu’on a collecté un ensemble de récits et dépouillé les archives, et que l’on dispose d’un abondant matériau, on peut certes élaborer un nouveau récit et cette élaboration constitue même l’essentiel du travail. Mais le compte rendu que l’on rédige comporte généralement plus qu’une histoire. On peut notamment se demander d’où viennent les différences entre les récits des enquêtés, et entre leurs récits et les documents, et engager ainsi une réflexion sur la mémoire.
Cependant, le compte rendu est bien d’abord et avant tout une histoire inédite. (Pour Bruno Latour (2006 : 199), il ne doit être que cela).
Cette nouvelle histoire est fabriquée, ce qui ne signifie pas qu’elle est fausse. C’est précisément parce qu'elle est construite qu’elle peut prétendre à davantage de véracité et de solidité que les histoires des enquêtés. Certains d’entre eux, il est vrai, ont longuement mûri leur récit avant de le livrer. Ils ont réalisé tout un travail de mémoire et de réflexion, ne se bornant pas à se rappeler ce qui s’est passé, mais pesant aussi l’influence respective des différents protagonistes, s’interrogeant sur les causes des événements, leur caractère fatal ou fortuit, leur portée, etc. L’histoire qu’ils racontent a généralement constitué une part tout à fait essentielle de leur existence et elle en est rigoureusement indissociable. Gilbert André en Vanoise, Gilbert Amigues en Haute-Savoie ont tous deux été profondément marqués par les projets d’espaces protégés qu’ils ont conçus et, pour le second, réalisés. L’un comme l’autre ont très sérieusement préparé nos entretiens et, pendant toutes les années où je me suis attachée à comprendre la naissance du parc national de la Vanoise, Gilbert André n’a cessé de m’envoyer des documents (j’ai dû ouvrir plusieurs boîtes d’archives) et de m’écrire pour préciser et justifier ses positions et pour réagir à mes textes. Une telle implication est exceptionnelle. La plupart des gens racontent simplement les souvenirs qui leur viennent à l’esprit, sur le moment, sans y avoir particulièrement pensé au préalable. Leurs histoires sont spontanées et orales ; le compte rendu que l’on en fait est fabriqué et il est écrit (de Certeau, 1988 ; Veyne, 1971 ; Ricœur, 1983).
Les éléments à partir desquels on rédige un compte rendu sont généralement très divers. On peut bien sûr rendre compte d’histoires et de situations auxquelles on a été mêlé. C’est ce que fait Jeanne Favret-Saada (1977), lorsqu’elle analyse comment elle s’est trouvée « encrouillée » dans les histoires de sorcellerie qu’elle voulait démêler. C’est aussi ce que fait Gilles Kleitz (2003), qui a été impliqué dans les programmes de conservation de la nature dont il étudie la mise en place au Zimbabwe. On dispose alors d’éléments de première main pour rédiger un compte rendu (à condition de les avoir constitués et conservés) et l’on n’a pas nécessairement besoin de s’adresser à d’autres. Jusqu’à présent, j’ai essentiellement rendu compte d’histoires et de situations que je n’ai pas directement vécues, ce qui oblige, pour pouvoir les penser, à faire appel à des témoignages et à des documents.
Cette obligation du recours à autrui permet de multiplier les points de vue, en multipliant les interlocuteurs et en confrontant les sources écrites et orales. Les gens sont rarement d’accord, les occasions de le vérifier sont innombrables. En Haute-Savoie, deux hommes, Gilbert Amigues et Jean Eyheralde, sont généralement désignés comme les pères fondateurs des réserves naturelles du département. Pour Gilbert Amigues, les réserves naturelles auraient vu le jour, avec ou sans Jean Eyheralde, et l’influence de ce dernier n’a pas été déterminante. Jean Eyheralde et ses amis sont d’un autre avis. À leurs yeux, Gilbert Amigues a certes pris en charge les aspects administratifs mais c’est Jean Eyheralde qui a donné une âme aux réserves. Le rôle de ce dernier a été mis en avant lors du trentième anniversaire de la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, dont il avait fait son laboratoire naturaliste et pédagogique. Gilbert Amigues en a été irrité et a rédigé une note, qu’il m’a adressée, « sur les VRAIES conditions de la “fondation” de la Réserve Naturelle des Aiguilles Rouges (hors extension ultérieure sur Carlaveyron et sur le Vallon de Bérard) ». On trouve un semblable conflit de mémoires en Vanoise : Gilbert André tend à minimiser l’importance du projet du Dr Couturier, décédé en 1973 et donc condamné au silence. Mais d’autres interlocuteurs, qui n’ont jamais cru au projet de « parc national culturel » de Gilbert André, marginalisent son personnage, sa pensée et son action. Il faut bien arriver à rendre compte de ces différents points de vue.
Ceux qu’offrent les documents sont également essentiels. J’ai souvent constaté que des aspects et des débats qui occupent une grande place dans les archives ne sont guère évoqués par des enquêtés qui semblent pourtant leur avoir accordé, autrefois, beaucoup d’intérêt. Au comité scientifique du parc national de la Vanoise, Paul Ozenda a âprement et brillamment combattu une conception de l’écologie fermée aux hommes et opposée à leurs activités, qu’il jugeait scientifiquement dépassée et politiquement maladroite. J’ai rencontré deux fois Paul Ozenda, dans le bureau qu’il a conservé à l’université Joseph Fourrier ; c’est à peine s’il a évoqué ces questions. A contrario, les archives peuvent être muettes sur des points importants : elles ne disent rien du rôle de Jean Eyheralde, qui a très peu écrit et qui a fui les réunions officielles. Comment saisir son influence, cependant majeure, sans le rencontrer et rencontrer celles et ceux qu’il a inspirés ? Après avoir interviewé de nombreuses personnes et dépouillé les archives disponibles, on dispose d’une masse énorme d’informations, pleine de répétitions et de contradictions. Le compte rendu que l’on génère n’est ni la somme ni la moyenne de tous ces éléments. Il cherche à associer, dans un texte, l’ensemble des personnages et de leurs relations. Il est plus complet, plus précis mais aussi plus complexe, plus « échevelé » que chacun des récits sur lesquels il s’appuie.
On ne peut recourir à la mémoire orale sans être régulièrement confronté à l’épineuse question de la vérité. Une solution consiste à considérer que les gens ont toujours raison, de leur point de vue et donc que la question ne se pose pas, ou ne présente pas d’intérêt. Il me semble cependant qu’il faut établir une claire distinction entre les faits et l’interprétation des faits : on peut discuter à l’infini de la signification ou de l’importance d’un événement mais on ne peut pas discuter son existence. En d’autres termes, si le passé est à jamais ouvert aux relectures, la recherche de la vérité reste le devoir fondamental de l’historien, et de tout chercheur de manière générale (Ginzburg, 2003 : 52) : le relativisme doit être contrôlé.
Les histoires auxquelles je me suis intéressée sont suffisamment proches pour que la majorité de leurs protagonistes soient encore vivants, et suffisamment lointaines pour qu’ils soient particulièrement soucieux de ce que l’on va retenir d’eux ; ce sont mes lecteurs les plus attentifs et les plus exigeants. Je ne cherche pas à produire des textes que certains enquêtés auraient pu écrire et qui leur donnent satisfaction parce qu'ils reprennent leur version des faits, mais des textes qui, parce qu'ils s’efforcent de respecter le passé et de rendre compte des différents points de vue sur ce passé, soient « acceptables » par tous. Cette contrainte que je me suis fixée m’a amenée à réaliser de nombreux entretiens. Au parc national de la Vanoise, j’ai dans un premier temps essentiellement rencontré des hommes d’un certain âge, qui s’étaient impliqués dans la conception du parc et dans sa mise en place. Ces hommes se montrent dans l’ensemble assez critiques envers l’évolution qu’a connue le parc après leur départ. Lorsque je me suis attelée à la période récente, j’ai commencé par produire un récit dans lequel la nouvelle génération du parc ne se reconnaissait absolument pas et s’estimait maltraitée. J’ai alors refait des entretiens, avec des agents plus jeunes, et j’ai rédigé un nouveau compte rendu, qui intégrait ceux que mon premier essai avait laissés de côté. En dépit des précautions dont je me suis entourée, je n’ai pas toujours atteint mon objectif : j’ai appris récemment, par le plus grand des hasards, qu’un neveu du Dr Couturier dont j’ignorais l’existence pense le plus grand mal de mon travail sur le parc national de la Vanoise et estime que j’ai écrit « n’importe quoi » sur son oncle. Dans la réaction indignée d’un proche de mes personnages, ce n’est pas la critique qui me contrarie, — je n’écris pas pour faire plaisir à mes interlocuteurs —, c’est l’éventualité de n’avoir pas été aussi juste, complète et précise que j’aurais pu l’être.
Les comptes rendus produits, on l’aura compris, sont largement incarnés (Dodier, 1996 : 421) : les individus concrets y occupent une large place. Faut-il considérer ces personnes seulement pour elles-mêmes, ou comme les représentants de groupes qu’elles permettent de saisir ? Soulever cette question, c’est ouvrir le difficile débat sur le rapport entre conditions pragmatique et sociale des individus et, plus largement, entre l’individu et le collectif.
Le sociologue, les enquêtés et le commanditaire
Ma réflexion portera ici sur la façon de considérer les enquêtés et les commanditaires de la recherche. Je me situerai d’abord dans la large gamme des statuts conférés à l’enquêté, depuis celui d’individu qui ne parle que pour lui-même à celui de représentant d’un groupe dont il constitue en quelque sorte un porte-parole. Je m’interrogerai ensuite sur le rôle que peuvent avoir les enquêtés et les commanditaires de la recherche dans le travail sociologique : ce rôle s’arrête-t-il nécessairement avec l’enquête ou peut-il être prolongé au-delà ? Je décrirai mes quelques expériences en matière de présentation des résultats intermédiaires des enquêtes à mes interlocuteurs et je dégagerai les avantages et les inconvénients d’une telle démarche ainsi que les difficultés qu’elle soulève. À cette occasion, il s’agira de se demander si nous pouvons décider seuls de ce que nous publions ou s’il nous faut tenir compte du point de vue des enquêtés et des commanditaires. Il s’agira, plus largement, de savoir la part que peuvent prendre dans notre travail des non-sociologues et, finalement, quelle conception de notre profession nous entendons défendre.
L’individu et le collectif
Le chercheur en sciences sociales qui se rend sur le terrain, mène des entretiens et effectue des observations n’a jamais affaire qu’à un nombre limité de personnes, qu’il peut considérer de diverses façons. Il peut voir en elles les membres d’un groupe qu’il cherche à saisir. Très peu d’individus peuvent suffire à l’enquêteur à accéder à la totalité visée à travers eux, voire même un seul, si on le tient pour suffisamment représentatif ou assez fin connaisseur du groupe qu’on le dit incarner. Ainsi, c’est du seul Ogotemmêli que Marcel Griaule a progressivement reçu les clés de la mythologie des Dogons (Griaule, 1966). À l’inverse, l’enquêteur peut considérer les individus qu’il rencontre pour eux-mêmes, en refusant toute généralisation. S’il estime que l’identité individuelle et l’appartenance à un groupe ne sont ni assimilables l’une à l’autre ni sans rapports l’une avec l’autre, il peut enfin s’efforcer de prendre en compte les individus concrets, avec leurs irréductibles singularités, sans s’interdire de les rattacher à des ensembles plus vastes.
Des individus considérés pour eux-mêmes…
Mes textes comportent tous des citations des personnes enquêtées. Plusieurs incluent en outre des portraits et des itinéraires de vie. Dans mes travaux sur l’histoire et les mémoires des espaces protégés, les personnages sont présentés (par eux-mêmes, par d’autres, par moi) dans des encarts, souvent assortis d’une photographie. Ces divers procédés – l’inclusion de citations, de notices biographiques, de photographies – constituent autant de moyens de mettre en scène des individus déterminés et d’éviter de produire des comptes rendus par trop désincarnés.
La volonté de placer les individus au cœur de la recherche a été poussée à son comble dans le travail mené avec Marie-Christine Micheels sur « celles et ceux qui ont fait le parc national de la Vanoise ». Au lieu de mettre en avant quelques-uns des artisans du parc, comme je l’avais fait dans les deux précédents ouvrages, nous avons ici cherché à identifier toutes les personnes ayant contribué, d’une manière ou d’une autre, à la vie du parc, de sa conception à la fin de l’année 2005. Pour chacune d’elles, nous avons établi une courte notice biographique, illustrée, quand nous l’avons pu, par une photographie. Si l’exhaustivité n’est pas atteignable, la démarche prosopograhique adoptée a permis de montrer que le parc national de la Vanoise ne se réduit pas à une poignée de directeurs, de présidents du conseil d'administration et du conseil scientifique mais que près de, et en réalité plus de, 600 personnes y ont œuvré. Nous avons ainsi pu rappeler, en nous inscrivant dans le sillage d’Howard Becker (1982), que les entreprises humaines sont toujours plus collectives qu’on ne le croit communément.
…mais pas seulement
Déduire les conduites des individus de leur appartenance à un groupe partageant un ensemble de caractéristiques communes, comme la classe d’âge, la catégorie socio-professionnelle, le genre, etc., n’a rien d’évident. J’ai ainsi constaté, par exemple, que des chasseurs qui semblaient à maints égards (âge, profession, niveau de formation, etc.) très proches se révèlent adopter des attitudes nettement différentes à l’égard des plans de chasse et des pratiques que ces derniers encouragent, comme le tir des cabris. Les itinéraires des agents de terrain des espaces protégés se sont considérablement diversifiés et l’on trouve, parmi eux, des hommes et des femmes qui ont été professeurs des écoles, policiers, vétérinaires, informaticiens, salarié dans une entreprise de jeux vidéo, etc. Sans doute la mobilité et l’imprévisibilité des individus se sont-elles accrues et la vie fragmentée (Bauman, 2003) qui est souvent la nôtre aujourd'hui rend peut-être plus difficile qu’autrefois l’assignation des individus à des groupes, qui suppose un minimum de stabilité. Toujours est-il que le classement des individus en fonction des conduites et des discours observés, assimilé à une tentative d’enfermement et de réduction des potentialités multiples de la personnalité, suscite des réserves, des réticences et un malaise croissants de la part de ceux qui sont classés comme de ceux qui les classent. Attribuer les types de discours ou de pratiques que l’on a repérés à des groupes d’individus revient en effet à supposer que les personnes s’étant conduites ou exprimées semblablement continueront à le faire dans d’autres circonstances. Rien, de fait, n’oblige à formuler une hypothèse aussi forte, qu’infirment en outre certaines observations : on peut fort bien classer les conduites que les gens adoptent et les discours qu’ils tiennent sans aller jusqu’à les classer eux-mêmes. Le glissement du classement des discours et des conduites à celui des personnes n’est pas inévitable.
Faut-il pour autant rejeter la question de l’agrégation des individus ? Je ne le pense pas, ne serait-ce que parce que l’idée selon laquelle il est possible d’agréger les individus n’est pas propre aux sociologues : la plupart des gens la partagent et opèrent de telles agrégations. Aussi faut-il au moins essayer de comprendre comment ils s’y prennent pour passer des individus aux groupes, et inversement, pour se situer dans ces groupes et y situer les autres. Je me suis ainsi demandée comment mes interlocuteurs mobilisent les rapports aux animaux sauvages pour construire mais aussi faire évoluer des couples de contraires (gens d’ici/gens d’ailleurs, profanes/spécialistes, anciens/modernes, hommes/femmes).
Je ne me suis pas contentée d’examiner la façon dont mes interlocuteurs bâtissent des catégories. Je me suis aussi risquée à en élaborer. J’ai ainsi distingué trois grandes générations parmi les gens du parc national de la Vanoise – celle des précurseurs, celle des pionniers et celle des professionnels (Mauz, 2005b) ; j’ai rapproché les membres de ces générations, non parce qu'ils partageraient les mêmes caractéristiques sociales (ce n’est absolument pas le cas) mais parce qu'ils se sont impliqués dans la même période de l’histoire du parc et qu’ils ont de ce fait vécu les mêmes « épisodes marquants » (Dodier, 2003 : 32-33) et ont été engagés dans les mêmes activités. Définir des générations d’acteurs n’empêche pas d’avoir clairement conscience que certaines personnes appartiennent à deux d’entre elles au moins, que ces générations sont loin d’être homogènes et que les conduites des individus ne se laissent pas déduire de leur appartenance à l’une ou à l’autre.
Parmi les trois voies brièvement évoquées précédemment, c’est donc la dernière, intermédiaire entre une approche qui voit dans l’individu un être à peu près entièrement déterminé par son appartenance à un groupe, et une autre pour laquelle il n’existe que des individus indépassables, que je privilégie. La posture adoptée se veut proche de celle proposée par Nicolas Dodier (1996), pour qui les sciences sociales doivent se fixer une double exigence de totalisation et d’incarnation : les tentatives de généralisation sont acceptables à condition qu’elles ne fassent pas oublier les individus, dont il faut montrer l’irréductibilité sans s’interdire de les rattacher à des totalités (sans être, finalement, plus individualiste que les individus eux-mêmes).
Retracer l’évolution du parc national de la Vanoise m’a par ailleurs convaincue de l’intérêt de compléter l’attention pour les individus par une prise en compte de l’institution en tant que telle. Les objectifs du parc, ses intérêts et ses besoins ont évolué et il n’a pas attiré ni retenu les mêmes personnes au fil du temps. Les aspirations de l’institution n’ont pas non plus toujours également coïncidé avec celles de ses membres. Prenons l’exemple de la reconnaissance. Dans un premier temps, le siège du parc a été très réduit. Les quelques personnes qui le composaient ont pris en charge l’ensemble, relativement limité, des activités de l’établissement et elles ont entretenu de fréquentes et étroites relations avec les élus locaux et les habitants. Les qualités personnelles de ces personnes connues de tous, et présentes sur tous les fronts, ont été fortement reconnues et appréciées. La reconnaissance de l’institution est allée de pair avec celle de ses membres. Par la suite, le parc a multiplié ses domaines d’activités et il a recruté de nouveaux agents, chacun s’occupant de manière plus approfondie d’un secteur plus restreint. La multiplication, la parcellisation et la professionnalisation des activités ont permis au parc d’accroître sa notoriété, en particulier aux échelles nationale et internationale. En revanche, il est devenu plus difficile pour chacun de ses agents, y compris les plus haut placés dans la hiérarchie de l’établissement, de mettre en valeur et de faire reconnaître leurs qualités personnelles. C’est sans doute la principale raison pour laquelle les premiers directeurs des parcs jouissent d’une aura qui se retrouve rarement chez leurs successeurs, quelles que soient leurs compétences et leur valeur humaine.
La manière du chercheur de considérer ses interlocuteurs se joue aussi dans sa façon de les associer à la recherche menée et aux activités d’analyse et de publication : le sociologue a-t-il des comptes à rendre aux enquêtés et doit-il en particulier échanger avec eux avant de décider ce qui sera rendu public et publié ? Dans quelle mesure la participation des enquêtés à la production du sociologue est-elle compatible avec ses engagements à l’égard de la communauté scientifique ?
Une sociologie plus interactive est-elle possible ?
Les sociologues des professions ont mis en évidence l’existence d’une conception très répandue (Hughes, 1996), selon laquelle les professionnels détiennent le monopole d’un corps de connaissances dans leur domaine d’intervention et doivent, à ce titre, jouir d’une autonomie maximale à l’égard des personnes extérieures, réputées inaptes à saisir les problèmes qu’ils rencontrent, les normes qu’ils adoptent et les buts qu’ils poursuivent et, en définitive, à les juger. L’adoption de cette conception s’accompagne d’un refus d’une participation des personnes étrangères à la pratique professionnelle, qui s’inscrit moins dans une perspective de défense corporatiste qu’il ne reflète la conviction que le travail des professionnels gagne à ne pas être perturbé par d’importunes ingérences profanes. C’est donc pour le bien de ses patients, s’il est médecin, ou de ses clients, s’il est avocat, que le professionnel devrait jouir de la plus grande liberté à leur égard.
Il semble que la majorité des sociologues adhèrent à cette conception en ce qui concerne leur propre profession. Nombre d’entre eux revendiquent fortement leur autonomie, vis-à-vis des profanes en général, et des enquêtés et des commanditaires en particulier, considérant avoir des comptes à rendre essentiellement à la communauté scientifique, éventuellement au commanditaire mais très peu, voire pas du tout, aux enquêtés. Ces derniers sont presque toujours cantonnés à des phases étroitement circonscrites de la recherche : en dehors de la phase d’enquête et, éventuellement, de restitution des résultats définitifs, ils n’ont pas voix au chapitre.
Les sociologues adeptes de l’enquête de terrain se sont certes intéressés aux relations avec les enquêtés et ils ont écrit à ce sujet des articles (par exemple Michelat, 1975) et des ouvrages devenus classiques (par exemple Blanchet et Gotman, 1985 ; Kaufman, 1996). Mais ils se sont focalisés sur le moment particulier de l’enquête et ils n’ont pas vraiment envisagé que le rôle des enquêtés puisse se prolonger au-delà. Ils se sont notamment demandés comment mener les entretiens pour obtenir un matériau de la meilleure qualité possible, en tenant pour acquis que la meilleure analyse est celle que le sociologue élabore sous le seul contrôle et avec le seul concours de ses confrères. Les questions des caractéristiques personnelles de l’enquêteur (sexe, âge, couleur de peau, origine géographique et sociale, etc.), de sa distance avec les enquêtés et avec le sujet de l’enquête et de son attitude vis-à-vis des enquêtés au cours des entretiens sont dès lors devenues centrales. Aussi dispose-t-on aujourd'hui d’une littérature assez abondante sur les difficultés rencontrées par les sociologues ayant mené une enquête auprès de certaines catégories de personnes, comme les dominants (Chamborédon et al., 1994), les grands bourgeois et les aristocrates (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991), les gens confrontés à la misère (Bourdieu, 1993), etc., et sur les astuces et les pièges à éviter dans chacun de ces cas. Nous ne manquons pas non plus de comptes rendus sur les avantages respectifs de l’empathie, généralement conseillée pour explorer les « univers idéologiques » des enquêtés (Mayer, 1995), de la sympathie, de l’agressivité (Becker, 2006 : 93) ou de l’antipathie préconisées dans certains cas.
Il ne fait guère de doutes que la personne et la technique de l’enquêteur peuvent en effet infléchir le discours des enquêtés et qu’il est dans ces conditions nécessaire d’accompagner l’analyse du sociologue d’un récit des conditions de son enquête, afin « d’exploiter l’information en connaissance de cause » (Bizeul, 1998). Il se peut toutefois que l’on ait un peu exagéré la part de l’enquêteur dans ce que disent ses interlocuteurs. D’une part, lorsque l’enquête se prolonge et que l’enquêteur complète les entretiens par des séances d’observation, il est peu probable que les enquêtés parviennent à jouer un rôle qui ne leur correspond pas (Becker, 2006 : 65-97). D’autre part, bien qu’il arrive en effet que les gens se contredisent face à des interlocuteurs différents voire avec le même interlocuteur (Dalla Bernardina, 1997), on observe aussi, bien souvent, qu’ils répètent sensiblement la même chose d’un entretien et d’une personne à l’autre, que cette personne, d’ailleurs, soit ou non sociologue : si les enquêtés peuvent endosser des rôles différents qui les amènent à varier leurs discours et s’ils peuvent être tentés de servir à l’enquêteur ce qu’ils pensent qu’il a envie d’entendre, ils ont aussi des choses à dire et des messages à transmettre, qu’ils expriment quel que soit l’enquêteur et, à la limite, quelles que soient les questions qu’il pose. Savoir si l’enquêteur est jeune ou vieux, si c’est un homme ou une femme, s’il est socialement proche ou distant des enquêtés, s’il fait preuve d’empathie, de sympathie ou d’antipathie est peut-être alors un peu moins important qu’on ne le suppose généralement. Réfléchir à leur influence sur le discours des enquêtés ne devrait en tout cas pas dispenser les sociologues de s’interroger aussi sur le rôle que pourraient avoir leurs interlocuteurs dans leur propre travail, outre celui de pourvoyeurs d’informations.
Deux raisons au moins donnent à penser qu’il convient d’étendre la réflexion sur les relations entre le sociologue et ses interlocuteurs au-delà de la seule phase de constitution du matériau et d’interroger le modèle professionnel généralement adopté par les sociologues. Premièrement, la sociologie des professions a souligné l’existence d’un décalage entre le modèle théorique de la profession, volontiers mis en avant par les professionnels et qui constitue en quelque sorte un idéal (Becker emploie le terme de symbole), et la réalité : « Le symbole ignore systématiquement des faits tels que l’incapacité des professions à monopoliser leur zone de connaissance, leur manque d’homogénéité en leur sein, le refus fréquent des clients à accepter le jugement professionnel, la présence chronique de praticiens non éthiques comme segment intégré de la structure professionnelle et les contraintes organisationnelles pesant sur l’autonomie professionnelle » (Becker, 2006 : 151). L’existence de tels écarts, qui ne semblent pas moins importants en sociologie que dans des professions comme la médecine et le droit, devrait, selon Becker, inciter à se distancier d’un idéal souvent très éloigné de la réalité et à trouver un meilleur guide de la pratique professionnelle : « Un symbole qui ignore autant d’éléments importants de la vie professionnelle ne peut pas constituer un guide adéquat pour l’activité professionnelle » (idem). Deuxièmement, la sociologie des sciences et des techniques a mis en évidence l’intérêt que peut présenter l’implication des profanes dans des domaines, comme la médecine, qui ne sont certainement pas moins spécialisés ni difficiles d’accès que la sociologie, et dont les praticiens étaient ou sont tout aussi convaincus que les sociologues que la qualité de leur travail n’a rien à gagner à une intervention de personnes étrangères. S’intéressant à des situations où des malades regroupés en associations ont revendiqué et obtenu d’être davantage associés aux recherches les concernant (Callon, 1998 : 71-72 ), diverses enquêtes ont ainsi souligné l’existence d’un double enrichissement du débat par la participation des malades : d’une part, ces derniers ont fait preuve d’une capacité longtemps sous-estimée à acquérir les connaissances pointues qui leur permettent de discuter de leurs traitements avec les instances médicales et, dans certains cas, de les améliorer ; d’autre part, ils ont introduit dans l’examen des problèmes une dimension nouvelle — l’expérience humaine de la maladie —, qu’ils sont les seuls à avoir. Si le rôle des patients dans la renégociation de ce que recouvre l’expertise médicale et dans la redéfinition des experts a été particulièrement étudié, la médecine ne constitue pas une exception et des tendances similaires ont été décrites dans d’autres secteurs longtemps inaccessibles aux profanes, comme l’industrie chimique. Des groupes de citoyens américains ont obtenu d’entrer dans de grandes usines d’industrie chimique implantées dans leur région, en faisant valoir l’intérêt pour l’entreprise de leurs connaissances locales dans la prévention des pollutions et en apprenant à manier le langage technique de la chimie industrielle ; ils ont alors effectivement contribué, aux côtés des employés, à améliorer les méthodes de prévention de la pollution et à réduire les quantités de produits particulièrement toxiques utilisées (Iles, 2004). De tels exemples invitent à s’interroger sur les apports possibles à la sociologie d’une implication accrue de personnes extérieures à la profession et cependant intéressées, et notamment des enquêtés.
Afin d’apporter à cette interrogation des éléments de réponse, je commencerai par préciser quelle peut être la nature de l’implication des enquêtés au-delà de la phase d’enquête sensu stricto puis j’examinerai les objections qui peuvent être formulées à son encontre ; je décrirai enfin les expériences d’implication des enquêtés que j’ai pu faire et je m’efforcerai d’en tirer quelques enseignements.
L’enquête achevée, le travail sociologique consiste à assimiler le matériau généralement très abondant et très riche qui a été recueilli et notamment les entretiens, à extraire les thèmes qui paraissent importants et à choisir un « angle d’attaque » de ce matériau, qui en offre presque toujours plusieurs. Cette part du travail sociologique demande beaucoup de temps et dépend fortement des centres d’intérêt et des orientations théoriques du sociologue, au point qu’il paraît difficile de la partager avec les enquêtés, dans un premier temps au moins. En revanche, il est envisageable de leur présenter les résultats intermédiaires de la recherche et de recueillir leurs réactions et leurs suggestions. À l’évidence, solliciter les enquêtés avant la publication des résultats de l’enquête ajoute une étape à un processus déjà long et expose le sociologue aux pressions et aux revendications des enquêtés, qui peuvent par exemple demander la modification ou la suppression de certaines citations ou critiquer âprement l’interprétation qui en a été faite. Il convient donc d’y réfléchir à deux fois.
Cette démarche, si elle existe, semble fort peu répandue (Mucchielli, 2006). Il est généralement admis que l’enquêteur n’a pas à recueillir l’avis et encore moins l’accord des enquêtés avant de publier ses résultats. Pourquoi en est-il ainsi ? Les arguments que l’on peut invoquer pour justifier cet état de fait sont-ils solides ?
Premièrement, on peut souligner que les enquêtés ont accepté l’entretien — sauf dans le cas très particulier des enquêtes « à couvert », où les enquêtés ignorent qu’ils le sont — et qu’ils ont passé un contrat avec l’enquêteur, qui les a d’emblée prévenus de son projet de publier les résultats de l’enquête : ainsi, les enquêtés s’exprimeraient « en toute connaissance de cause » (Zonabend, 1994 : 4). Bien que l’enquêteur n’extorque en effet pas les discours de ses interlocuteurs, on peut tout de même se demander si ce « contrat » entre enquêteur et enquêtés existe véritablement et, à supposer qu’il ne soit pas qu’une fiction, s’il est suffisamment clair. En réalité, il semble que les enquêtés sachent rarement à quoi ils s’exposent en accordant un entretien (Becker, 2006 : 169). La plupart du temps, leurs questions visant à démêler ce qu’il adviendra de leurs propos, à quoi le travail servira et à qui il sera communiqué reçoivent des réponses évasives et globalement rassurantes, non que le sociologue cherche à dissimuler l’usage qu’il compte faire de leurs dires mais tout simplement parce qu’il ignore presque complètement, à ce stade, comment il rendra compte de l’enquête, ce qu’il mettra en avant et les extraits de l’entretien qu’il retiendra. Ainsi, au moment de prendre la parole, les enquêtés baignent dans un flou que leur interlocuteur est incapable de dissiper. Cette absence de négociation préalable (Bourdieu, 1993 : 905), source d’une confusion initiale qui ne se retrouve pas dans la relation du médecin à son patient ni de l’avocat à son client, devrait suffire à motiver un retour vers les enquêtés, lorsque le sociologue sait enfin comment « prendre » le matériau que les enquêtés lui ont permis de constituer et sur lesquels de leurs propos s’appuyer.
Un deuxième argument qui peut être avancé a trait à la spécificité des publications scientifiques, qui ne sortiraient guère de la sphère académique : les enquêtés ayant peu de chances d’assister aux colloques ou de lire les revues où paraissent les articles, le risque paraît réduit que la publication et l’analyse des propos offensent les personnes sollicitées ou causent du tort aux institutions dont elles sont membres ou dont elles parlent sans leur appartenir. Cependant, la diffusion de l’usage d’Internet a considérablement affaibli l’argument du confinement des travaux sociologiques : les personnes enquêtées sont beaucoup plus susceptibles que par le passé d’accéder aux publications des chercheurs les concernant. J’ai plusieurs fois eu la surprise de constater que des enquêtés avaient pris connaissance de mes travaux sur Internet avant l’entretien ou entre deux entretiens. Plusieurs fois aussi, j’ai noté la familiarité de mes interlocuteurs avec la littérature et la démarche sociologiques. Dans les milieux du pastoralisme comme dans ceux de la gestion et de la protection de la nature, un nombre croissant de personnes se révèlent assez voire très « éclairées », pour avoir suivi une formation en sciences sociales à un niveau parfois élevé ou pour avoir lu des travaux consacrés au domaine qui les intéresse, si bien que certains entretiens avec un berger, un gestionnaire de la faune sauvage ou d’espace protégé donnent l’impression de s’adresser aussi à un pair. Ainsi, que cela nous plaise ou non, la sphère académique est de moins en moins hermétique : nous ne sommes plus qu’entre nous. Les enquêtés ont de plus en plus la possibilité de trouver les résultats des enquêtes sociologiques, de les comprendre et de les critiquer.
Troisièmement, loin de s’autoriser à publier tout ce qu’il a appris lors de l’enquête, le sociologue effectuerait de toute façon un tri dans le matériau recueilli de manière à ne pas nuire aux enquêtés : la déontologie professionnelle, prenant ici la forme de l’autocensure, constituerait une bonne garantie du respect qu’il leur doit. Par ailleurs, des précautions sont généralement prises pour que les enquêtés ne soient pas identifiables : la règle de l’anonymat contribuerait elle aussi à rendre superflue la consultation des enquêtés. La promesse d’anonymat du sociologue peut cependant poser problème, parce qu'elle exige, en théorie, d’éliminer toute mention permettant l’identification du locuteur, notamment les indications de lieu ou relatives au statut ou à la fonction exercée. Mais cette exigence entre alors en tension avec le souhait de rendre compte des activités d’individus incarnés, qui suppose de son côté de ne pas gommer leurs particularités (Mougenot, 2003 : 25). Aussi les sociologues se contentent-ils souvent, en pratique, de supprimer patronymes et toponymes ou de les remplacer par des pseudonymes, ces précautions d’usage n’empêchant nullement les connaisseurs, qui sont aussi les lecteurs les plus probables, de reconnaître les locuteurs et les situations : « les masques ou grimages que l’ethnographe s’emploie à mettre sur le réel fondent et tombent rapidement, de sorte qu’à terme ils n’ont plus qu’une valeur conventionnelle, une fonction de codage, non point de travestissement » (Zonabend, 1994 : 9).
Au final, l’examen des divers arguments pour ne pas consulter les enquêtés avant la publication des résultats de la recherche révèle une certaine fragilité et incite plutôt à considérer qu’il faudrait au moins tenter l’expérience. Je m’y suis pour ma part résolue, en grande partie d’ailleurs du fait des circonstances dans lesquelles je me suis trouvée.
Après avoir procédé très classiquement pour ma thèse, c'est-à-dire respecté la règle de l’anonymat et éliminé quelques indices, en me bornant à ajouter, après chaque citation, une désignation relativement vague (un chasseur, un éleveur, un naturaliste, un garde-moniteur, etc.), j’ai estimé ne pas pouvoir adopter la même démarche pour mes recherches sur l’histoire et les mémoires des espaces protégés : s’il est assez difficile d’identifier un chasseur, voire un éleveur, parmi tous ceux que compte un terrain d’étude comme la Vanoise, les agents du parc, les membres de son conseil d'administration et de son conseil scientifique sont en revanche aisément reconnaissables. C’est essentiellement la conviction qu’il serait totalement impossible de maintenir l’anonymat des enquêtés qui m’a conduite à leur demander l’autorisation de spécifier leur identité. J’ai donc adressé à chacun de mes interlocuteurs les passages où je les citais, le plus souvent accompagnés des quelques lignes précédentes et suivantes, et je leur ai demandé l’autorisation de les publier. J’ai joint à mon courrier une introduction présentant l’ensemble de la démarche et j’ai pris soin d’indiquer que je tenais à conserver le caractère oral et spontané des propos recueillis : il ne s’agissait donc pas, précisais-je, de les réécrire. J’ai procédé ainsi à plusieurs reprises, pour les deux premiers tomes sur le parc national de la Vanoise, pour le rapport sur la conception et la mise en place des réserves naturelles de Haute-Savoie (Mauz, 2005c) ainsi que pour le rapport sur l’évolution des acteurs de l’environnement en Haute-Savoie, réalisé avec Céline Granjou (Mauz et Granjou, 2007). De manière presque expérimentale, j’ai ainsi pu recueillir les réactions des enquêtés lorsqu’on lève l’anonymat. Que se passe-t-il lorsque le sociologue entreprend de ne plus décider seul de ce qu’il peut publier et de tenir compte du point de vue de ses interlocuteurs ? Je m’appuierai ici sur la soixantaine de réponses écrites que j’ai reçues, qui montrent clairement que tout ce qu’ont dit les enquêtés lors de l’entretien ne saurait selon eux être rendu public.
Correction de la forme, adaptation du fond à la publication
Les réponses aux demandes d’autorisation de publication adressées aux enquêtés se décomposent en trois groupes principaux d’importance sensiblement égale.
Dans un peu plus d’un tiers des cas, l’autorisation est accordée sans aucune demande de modification. Les agents de terrain des espaces protégés qui ont été sollicités sont majoritairement dans ce cas dont ils constituent par ailleurs la majorité. La plupart des citations demeurées inchangées sont courtes ou très courtes (elles n’excèdent pas deux lignes) mais on trouve aussi, parmi elles, des passages nettement plus longs.
Un deuxième groupe d’autorisations de publication sont assorties de suggestions ou de demandes de rectification de forme, mineures dans la plupart des cas, mais quelquefois majeures : quatre personnes ont entièrement reformulé les citations et leur ont donné une tournure plus voire très littéraire. Les corrections visent à rétablir les règles grammaticales, en particulier la double négation, très rarement employée à l’oral, quel que soit le locuteur, et le sujet impersonnel. Elles visent également à supprimer les spécificités de la langue orale : les hésitations, les petits mots de la langue parlée, les tics de langage, le « moi, je » par lequel s’ouvre souvent la phrase. Les répétitions sont elles aussi volontiers éliminées, de même que les procédés oraux qui permettent d’insister. Les mots familiers et a fortiori grossiers sont remplacés par des termes d’un registre plus soutenu. Les digressions sans rapport direct avec le sujet sont rayées, tandis que les phrases restées en suspens sont souvent reconstituées et des marques de ponctuation ajoutées. Les enquêtés cherchent ainsi à se rapprocher d’une langue écrite, plus sobre, plus claire, plus « correcte ».
Enfin, une partie des demandes de modification ont porté sur le sens des extraits. Trois cas peuvent à nouveau être distingués. Certaines interventions apportent des éléments nouveaux. D’autres modifient le sens des propos, généralement dans le sens d’une atténuation. Ainsi, « des gestionnaires hermétiques à la logique scientifique et incapables de s’extraire des frontières » est changé en « des gestionnaires peu ouverts à la logique scientifique et réticents à s’extraire des frontières ». D’autres enfin consistent à supprimer des mots (le terme de malade, employé pour qualifier un personnage, est biffé ; « chasseurs du village » remplace « chasseurs bracos du village »), des fragments de citations ou des citations tout entières. Par exemple, en marge d’un passage dans lequel un enquêté expliquait en avoir connu un autre à l’École normale supérieure, où tous deux faisaient leurs études, figure l’annotation : « Totalement inutile. Je pense même que ça déplairait à M. X ». Un enquêté a fortement remis en cause le choix des extraits, estimant qu’il ne reflétait pas la tonalité générale de l’entretien et donnait de ses rapports à son institution une vision biaisée et systématiquement critique.
Dans de rares cas, les corrections suggérées ont porté non sur les citations mais sur mon commentaire ou mon analyse. Un enquêté écrit : « je vous envoie mon autorisation de publication de mes dires, n’ayant aucune remarque à faire, si ce n’est (page jointe) une éventuelle correction (addition) à votre phrase qui peut laisser croire à du dépit ou de la rivalité, alors que, tout bonnement, dans les années 50 (et début 60), nous n’avions pas l’âge et la position d’intervenir, tout simplement. »
Respect du lecteur, image de soi et responsabilité
Les enquêtés justifient leurs demandes de modifications en invoquant deux raisons principales : le respect du lecteur et leur conviction que les citations donnent d’eux une piètre image. Les modifications qu’ils apportent suggèrent cependant l’existence d’une autre motivation : la volonté d’adopter une attitude « responsable », prenant en compte les effets potentiels de la publication d’opinions exprimées dans le cadre confidentiel de l’entretien.
Le respect dû au lecteur revient à plusieurs reprises dans les arguments des enquêtés. L’un d’eux expose « l’intérêt qu’[il] verrai[t] à ce que, dans le transfert d’un style oral à un texte écrit, on adopte des formes quelquefois plus allégées et agréables que celles que revêt souvent une réponse ex abrupto adressée à une sollicitation “bien cuisinée” de la mémoire. Je vise particulièrement [un] long paragraphe […] qui me semble nécessiter, par respect pour l’interviewé, pour le rédacteur du rapport… et pour le lecteur une certaine remise en forme ». Un autre, qui s’est contenté d’ajouter quelques marques de ponctuation, indique « [avoir] été amené à de légères retouches qui donnent un peu plus de fluidité et surtout de clarté. » Ici, les corrections apparaissent surtout dictées par le souci de procurer au lecteur un certain confort et de ne pas lui infliger de passages rendus confus sinon tout à fait obscurs par l’extraction de leur contexte d’énonciation : « je regrette que vous citiez “un langage parlé” dans un texte écrit. Il s’ensuit des citations au français douteux et auxquelles il manque le ton dans lequel elles ont été dites, ainsi que le reste du texte pour leur donner leur véritable signification. »
S’ils soulignent la lourdeur de l’expression orale et les méprises que des extraits non remaniés peuvent entraîner, les enquêtés s’inquiètent aussi de voir leur image ternie et la qualité de leurs relations compromise par les citations de leurs propos. Le souci de la présentation de soi (Goffman, 1973) se traduit quelquefois par des corrections de fond : le garde-moniteur qui substitue « chasseurs du village » à « chasseurs bracos du village » redoute peut-être d’être considéré comme un délateur par ses voisins et ses collègues. Mais c’est bien plus souvent la forme qui est ici en cause, le travail des journalistes et d’une partie des sociologues pour offrir aux lecteurs et aux personnes interviewées des propos « présentables » semblant être devenu la norme : « Jamais je n’ai vu ainsi de transcription littérale avec toutes les fautes de grammaire, les répétitions, etc… Il ne vous échappera pas, si vous lisez les articles de journaux reprenant des entrevues que ce n’est pas du tout de cette façon que l’on procède. » Sauf exception, les enquêtés ne sont pas habitués à lire des transcriptions littérales et éprouvent un choc à la lecture d’un langage parlé, émaillé de phrases inachevées, d’expressions qui leur paraissent impropres, et de « fautes » de grammaire : « je ne savais pas que je parlais si mal ! ». La crainte est récurrente de ne pas apparaître à son avantage, d’être pris pour un « demeuré » ou un « analphabète », en particulier chez les personnes habituées à travailler leurs textes et leurs prises de parole, pour lesquelles la clarté et la qualité de l’expression constituent des aspects importants du jugement. Désagréablement surpris et déçus par la façon dont ils se sont exprimés, ils pensent que les lecteurs seront, comme eux, attentifs à la forme et critiques à leur égard, conformément à l’un des principes énoncés par Goffman (1973 : 21), selon lequel « si quelqu'un prétend, implicitement ou explicitement, posséder certaines caractéristiques sociales, on attend de lui qu’il soit ce qu’il prétend être. » Reprenant dans son courrier l’un des passages où je le citais : « quoi, je vous explique, quoi, que j’avais besoin de, quoi, me dépenser », un ancien professeur d’université commande : « Ça doit se corriger, je ne parle pas normalement comme un ado. des quartiers ». « L’ado. des quartiers » figurant probablement, dans son esprit, l’archétype du mauvais locuteur, la possibilité d’une confusion des langages, sinon des personnes, lui est franchement insupportable : « ça doit se corriger ».
Plusieurs personnes remarquent en outre que le risque d’atteinte à leur image et à leur statut est encore aggravé par l’inclusion des citations dans un texte qui, lui, a été travaillé par l’auteur. Le contraste entre le langage parlé des uns et la langue écrite de l’autre leur apparaît comme une forme d’injustice, puisqu’ils n’ont pas pu soigner leur expression et servent, en quelque sorte, de faire-valoir : le « nous allons passer pour des idiots » devient alors : « vous nous faites passer pour des idiots ». Les citations sont dans ce cas perçues comme un moyen, pour l’enquêteur, de se donner le beau rôle au détriment de ses interlocuteurs, suscitant parfois un véritable sentiment d’indignation : « il y a votre discours pontifiant, bien construit, entrecoupé des entrevues des ‘‘crétins locaux’’ incapables de s’exprimer que vous avez écoutés et dont vous avez su décrypter le discours. Le résultat est extrêmement péjoratif et méprisant à notre égard ». Ce dévoilement d’une tentative du chercheur de se valoriser en dominant ses interlocuteurs par le verbe est à rapprocher de l’analyse que Sergio dalla Bernardina (2006 : 71-74) propose de la relation entre l’ethnologue et ses informateurs : en dépit ou plutôt du fait même de la sympathie professée par le chercheur pour ses interlocuteurs et des qualités qu’il leur attribue, cette relation, en cela similaire à celle du maître à ses animaux domestiques, n’est pas exempte de domination ni de paternalisme et risque toujours d’être détournée à des fins narcissiques. Dans cette optique, les efforts des enquêtés pour préserver leur image en « toilettant » les citations, qui pouvaient sembler égocentriques, apparaissent plutôt comme la manifestation d’une volonté de rétablir une symétrie et une égalité de traitement mises à mal par l’enquêteur.
Outre qu’ils se montrent par ailleurs sensibles au confort du lecteur et soucieux de ne pas être mal compris, les enquêtés apportent des modifications qui manifestent une préoccupation quant aux effets potentiels de la publication de leurs propos. Une partie des corrections visent en effet à atténuer ou à supprimer des critiques à l’encontre de personnes qui pourraient être blessées ou d’institutions, dont le fonctionnement pourrait être perturbé ou avec lesquelles les relations pourraient être altérées. Lors des entretiens, il n’est pas rare qu’un interlocuteur spécifie qu’il faudra taire telle opinion ou information : « ça, c’est entre nous », ou demande d’interrompre l’enregistrement.
Les enquêtés ne sont pas tous également prudents, les uns n’hésitant pas à formuler très clairement et à laisser publier ce que d’autres osent à peine suggérer. Dans les recherches menées, les fonctionnaires se sont souvent distingués par une crainte particulière d’être « piégés », un certain nombre d’entre eux refusant même d’être enregistrés lorsqu’ils s’expriment à propos d’un « dossier » réputé sensible, comme celui du loup, ou demandant que les propos retenus, voire l’entretien tout entier, soient visés par leur supérieur hiérarchique. La garantie qu’ils auront un droit de regard sur les extraits retenus peut alors convaincre ces enquêtés « récalcitrants » de se laisser enregistrer et de ne pas s’abriter derrière leur devoir de réserve. Les agents de l’État pensent fréquemment que la publication de leurs propos peut nuire de diverses façons à la réputation et à la qualité du travail effectué par leur service. Nombre d’entre eux répugnent en particulier à mettre au jour des divergences de vue entre les services déconcentrés et leur ministère de tutelle ou au sein de leur propre service : « Nous ne parlons que d’une seule voix », affirme un enquêté pour justifier sa demande de discrétion. Certains estiment en outre que les explications simplifiées et parfois approximatives qu’ils ont fournies oralement à un interlocuteur insuffisamment au fait de la réglementation ne peuvent être transcrites telles quelles dans un document destiné à la publication et demandent à tout le moins à être précisées, afin de ne pas donner l’impression d’un manque de rigueur coupable : « certaines ‘‘analyses réglementaires’’, émanant d’un agent de l’État, ne peuvent être rendues sous cette forme [orale et approximative] dans un rapport écrit. » Lorsqu’ils relisent les propos retenus, des agents de l’État expliquent également avoir décidé de révéler certains aspects de leurs activités à un sociologue qui est lui aussi un fonctionnaire, membre de surcroît d’un établissement de recherche qu’ils considèrent relativement proche de leur service, sans se douter que ces propos circuleraient hors de la sphère administrative.
Si les fonctionnaires se montrent particulièrement circonspects, tous les enquêtés reconsidèrent leurs propos en apprenant qu’ils seront publiés. Pour les enquêtés qui ont été engagés dans l’action ou qui le sont encore, tout ce qu’ils ont dit à l’enquêteur ne peut être rendu public et il importe de bien peser les conséquences de ce que l’on choisit de révéler, non plus dans le huis clos de l’entretien, mais sous une forme écrite, c'est-à-dire relativement durable, à une audience élargie et inconnue (Hilgartner, 2000 : 17). Très ennuyé, un enquêté m’a indiqué par téléphone qu’il souhaitait, finalement, dire autre chose et en définitive à peu près le contraire de ce qu’il avait dit lors de l’entretien : tout bien considéré, c’était cela qui lui paraissait véritablement important et digne d’être retenu.
Préservation du sens, crédibilité et respect de l’interaction
J’ai apporté aux citations la plupart des modifications de forme demandées, en particulier quand il s’agissait de suppressions et de substitutions d’un terme par un autre. J’ai par ailleurs négocié le maintien de trouvailles de langage qui avaient fait les frais de l’entreprise de correction des enquêtés et j’ai alors généralement eu gain de cause. Enfin, parce qu'il m’a semblé souhaitable de maintenir une relative égalité de traitement entre les citations, j’ai introduit partout des doubles négations, y compris lorsque les enquêtés ne l’avaient pas demandé. La levée de l’anonymat et les échanges avec les personnes citées qui en ont résulté m’ont ainsi forcée à transiger avec les règles de transcription littérale dont j’avais l’habitude.
J’ai examiné au cas par cas les demandes de modification du fond des propos. Les précisions apportées par les enquêtés, à leurs propos ou à l’analyse proposée, ont généralement été acceptées : elles contribuent à la justesse du travail, qui n’est peut-être pas d’une importance capitale aux yeux des sociologues mais qui l’est certainement à ceux des enquêtés. J’ai moins souvent repris les propositions d’ajouts et de compléments conséquents. J’ai relu l’entretien réalisé avec l’enquêté qui trouvait que les propos cités trahissaient le sens général de son discours et donnaient une image faussée de la relation avec son institution : estimant qu’il n’avait pas tort, j’ai allongé les extraits cités qui apparaissaient alors plus nuancés. Dans de rares cas, j’ai maintenu des citations que les enquêtés jugeaient problématiques, parce qu'elles révélaient l’existence de difficultés et de conflits qu’il me paraissait important de connaître, tout en ne fournissant aucune indication sur l’identité du locuteur. L’enquêteur n’éprouve évidemment pas les mêmes réserves que les enquêtés à l’égard de la publicisation et de la publication des critiques et des difficultés dont ils lui ont fait part, son objectif n’étant pas de protéger le fonctionnement des institutions ni la réputation des personnes mais de montrer les choses telles qu’elles sont.
Jusqu’à présent, il a toujours été possible de trouver une solution satisfaisante à la fois pour les enquêtés consultés et pour moi, si bien que le bilan me paraît dans l’ensemble positif, en dépit des concessions que j’ai dû faire et de la lourdeur de la démarche. D’une part, j’estime que les requêtes de mes interlocuteurs sont restées raisonnables et n’ont pas excessivement dénaturé les citations ; assez fréquemment, l’implication des enquêtés a permis d’éviter des erreurs et a amélioré la précision et la qualité du travail. D’autre part, cette période d’échanges m’a permis d’obtenir maints compléments d’information, les enquêtés profitant de leur réponse pour préciser leur pensée, par courrier ou par téléphone : des enquêtés « rodés », ayant jusque-là toujours tenu le même discours, se sont mis à apporter des explications ou des éléments nouveaux lorsqu’ils ont pu réagir sur des textes. D’où un prolongement et un approfondissement de l’enquête, notés aussi par Denis Poupardin (www.inra.fr/archorales). Enfin, les inquiétudes et les récriminations des enquêtés m’ont amenée à préciser pourquoi j’accorde en effet autant d’importance au respect de la forme orale des citations, qu’eux-mêmes apprécient moins et dont ils tendent plutôt à déplorer le caractère négligé, obscur ou maladroit et, pour les plus critiques, l’inutilité voire la perversité.
Je formulerai trois arguments en faveur du maintien de l’intégralité et de la littéralité des citations. Premièrement, si elles sont peut-être plus claires pour le lecteur, les citations retouchées sont certainement moins riches de sens. Les hésitations, les répétitions, les lapsus sont certes parfois difficiles à interpréter – un silence prolongé peut manifester une gêne, une réticence à aborder un sujet, mais aussi un temps de réflexion ou de remémoration – mais ils constituent des indices que l’enquêteur, qui les a recueillis, trouve consternant d’effacer. À ses yeux, les citations ne contiennent pas de fautes mais des indications précieuses sur la langue et sur l’état d’esprit du locuteur. Bref, la réécriture des citations et la formalisation qu’elle opère constituent un appauvrissement.
Deuxièmement, il existe un effet de vérité liée à la littéralité des propos cités, qui se trouve amoindri lorsque les propos ont été réécrits. Or, cette littéralité tend à prouver que les propos ont été fidèlement rapportés et que l’enquêteur, précisément, ne les a pas trafiqués, qu’il ne « bidonne » pas. Il paraît d’autant plus important de ne pas retoucher des propos qu’ils sont moins limpides et qu’ils peuvent donc être interprétés diversement. Les transcriptions sont pour l’enquêteur assez comparables aux résultats expérimentaux des sciences biologiques et physiques, que personne, ou presque, ne songerait à modifier pour qu’ils soient plus agréables, ou plus clairs. Ainsi, là où l’enquêté souhaite réécrire ses propos, parce qu'il redoute de chuter dans l’estime des lecteurs en raison d’une expression qu’il juge défaillante et indigne de sa personne, l’enquêteur, de son côté, peut vouloir les conserver intacts parce qu'il craint de ne pas être cru par ses pairs. L’intégralité de la transcription vaut en quelque sorte, à ses yeux, comme une marque d’intégrité de la démarche.
Enfin, certains enquêtés en conviennent, les citations littérales confèrent au texte un caractère plus vivant, une fraîcheur, un réalisme. Que signifient ici « caractère plus vivant et fraîcheur » ? Les citations littérales donnent au lecteur l’impression d’y être, d’avoir affaire, non à des machines parlantes ou à des livres, mais à des gens en chair et en os, dont les propos n’ont pas été dissociés de leur situation particulière d’énonciation, celle de l’entretien. Les tics de langage et les expressions participent de la « façade personnelle » (Goffman, 1973 : 29), qui accompagnent partout les individus. L’attachement à la littéralité des citations traduit en définitive la volonté de rendre compte de la rencontre avec des individus concrets dans un contexte déterminé. Le respect de cette situation, de cette rencontre, importe plus à l’enquêteur que celui du confort du lecteur ou de l’image de l’enquêté.
Les contraintes et les exigences du chercheur, on le voit, ne sont pas faciles à concilier avec celles de ses interlocuteurs. Au terme de ces quelques expériences, je ne sais pas très bien jusqu’où les enquêtés peuvent prendre part à la recherche ni s’ils peuvent en devenir de véritables co-auteurs. Il est très probable que certains projets scientifiques, visant par exemple à « fouiller les consciences » pour mettre au jour des motivations profondes ou inavouables (Sergio dalla Bernardina, 2006), exigent de cantonner les individus à un statut d’enquêté et interdisent de les inviter à réagir sur des résultats intermédiaires par définition inacceptables.
Mais les recherches sociologiques qui, comme les miennes, cherchent moins à découvrir ce que les gens ont à cacher qu’à montrer ce qu’ils ont à dire et souhaitent ou du moins acceptent de rendre public pourraient davantage tenir compte de l’importance de la contribution des profanes aux processus d’élaboration des savoirs, particulièrement bien mise en évidence dans le domaine médical.
Le cas des enquêtés est certes bien différent de celui des personnes atteintes de maladies graves. Sauf exception, les analyses sociologiques ne sont pas pour les enquêtés une question de vie ou de mort et le travail sociologique importe généralement moins aux enquêtés que le travail médical aux patients. Il n’empêche que certaines personnes accordent une attention extrême aux travaux relatifs à leurs activités présentes ou passées : lorsqu’elles y ont accès, ce qu’écrit d’elles le sociologue les indiffère rarement. Étant donné le rôle que la sociologie a eue dans « la valorisation du malade actif » (Dodier, 2003) et l’intérêt que les enquêtés portent aux travaux sociologiques qui les concernent, il serait dommage que les sociologues qui s’intéressent à ce que les gens ont à dire sélectionnent et interprètent seuls les propos de leurs interlocuteurs et continuent de faire, en quelque sorte, de la sociologie « dans le dos des acteurs », en les et en se privant de leur participation. Il paraît en tout cas nécessaire de disposer d’autres expériences de ce type, si l’on veut mesurer plus précisément ce que les enquêtes sociologiques ont à perdre et à gagner d’une ouverture, au demeurant toute relative, de l’atelier du sociologue aux personnes qu’il a sollicitées. On se donnerait alors véritablement les moyens de publier en connaissance de cause.
De recherches dans les espaces protégés à des recherches sur et pour les espaces protégés
J’ai beaucoup échangé avec les personnes que j’ai enquêtées ; j’ai aussi consacré un certain temps à négocier avec mes commanditaires. Après avoir réalisé ma thèse dans le parc national de la Vanoise, entièrement prise en charge par le Cemagref, j’ai en effet de plus en plus travaillé sur et pour les espaces protégés. J’ai poursuivi avec un financement du parc les recherches sur l’histoire et les mémoires du parc national de la Vanoise, entamées dans le cadre du programme dirigé par Raphaël Larrère. J’ai ensuite mené des recherches similaires sur les réserves naturelles de Haute-Savoie, à la demande d’Asters, le gestionnaire des réserves. L’étude sur l’expérimentation de contraception de marmottes a été voulue par le service scientifique du parc national des Écrins et celle portant sur la diversification des acteurs de l’environnement en Haute-Savoie a été officiellement commandée par le comité scientifique des réserves naturelles de Haute-Savoie, le gestionnaire souhaitant ne pas se mettre en avant pour ne pas indisposer ses partenaires et concurrents mais suivant en réalité de près l’avancée de l’enquête. Enfin, l’étude sur la production et la réception du suivi scientifique du loup s’inscrit dans le cadre d’une convention entre le Cemagref et la Direction de la nature et des paysages (Dnp) du Ministère de l’écologie, du développement et de l’aménagement durables (Medad). Qu’est-ce qui change, lorsque le chercheur, qui avait déjà affaire à des pairs, à des enquêtés, à des lecteurs (souvent les mêmes que les précédents, plus éventuellement quelques autres), est en outre en étroite relation avec un commanditaire ? Fait-on de la recherche autrement et produit-on une autre recherche, lorsqu’elle est commandée et stipendiée par ceux qu’elle concerne ? Quelle sorte de contrat se met alors en place ?
Remarquons tout d’abord que le fait qu’elle ait été commandée peut faciliter l’enquête. Il est parfois plus aisé de rencontrer les membres du personnel d’un établissement, par exemple, lorsqu’ils savent que l’étude est prescrite par leur direction. Je me souviens notamment d’un agent de terrain d’un parc national qui n’a accepté de me recevoir qu’à partir du moment où je lui ai fourni une lettre de ses supérieurs attestant de leur intérêt pour le travail engagé. Au demeurant, la commande n’ouvre pas toutes les portes. Lorsque j’ai commencé à travailler en Vanoise, j’ai pu très facilement accéder aux dossiers administratifs des personnels et consulter, en particulier, les copies d’examen des agents recrutés en 1963 et en 1964, au moment de la création du parc. Par la suite, les employés du service du personnel ont changé et il n’a plus été possible d’approcher ces documents. Il arrive également que l’enquête voulue par la direction soit ressentie comme une corvée dont on se serait volontiers dispensé. L’enquêté « sur ordre » peut très bien livrer des propos et des réflexions tout à fait intéressants mais il ne se prive pas de manifester sa mauvaise humeur et de signaler au chercheur qu’il est dans l’obligation de le recevoir. Ce cas m’a cependant semblé très peu répandu dans les enquêtes que j’ai menées. Enfin, je n’ai pas remarqué que la demande de recherche formulée par une institution empêche de s’adresser à des personnes extérieures critiques à son égard.
Le commanditaire se sent d’autant plus concerné par le rapport remis qu’il est plus proche de la recherche qu’il finance. Les directeurs des espaces protégés avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler et leurs proches collaborateurs ont tous lu les rapports avec la plus grande attention et des discussions parfois « serrées » ont eu lieu sur des mots, des phrases, des citations ou des idées. Les premiers textes que j’ai fournis au parc national de la Vanoise sur la période récente du parc ont été, je l’ai dit, sévèrement critiqués. Il m’est arrivé de faire part de ces discussions et réactions à des collègues universitaires peu coutumiers de ce type de partenariat, qui ont été choqués par ce qu’ils considèrent comme une ingérence insupportable du commanditaire dans le travail du chercheur. Ils voient dans le contrôle exercé sur le texte une censure qui porte atteinte à la liberté d’expression et à la souveraineté de l’auteur et qui ne peut déboucher que sur une recherche muselée et asservie. Sans doute existe-t-il des cas où les chercheurs sont en effet à la merci de ceux qui les financent ou les dirigent et où leur autonomie doit être protégée. Le cas extrême de l’affaire Lyssenko rappelle même la possibilité d’une subordination totale de la science aux intérêts idéologiques, ce que suggère aussi la description par Vassili Grossman (2000), dans Vie et destin, de la situation de la recherche en physique sous le régime soviétique. Ma petite expérience des relations avec les commanditaires de la recherche est, heureusement, bien différente et j’estime que leur lecture attentive et parfois même tatillonne a bien plus stimulé et amélioré l’analyse qu’elle ne l’a mutilée.
Il est assez rare que les discussions à propos du rapport se limitent à un dialogue entre le chercheur et le responsable de la structure commanditaire. Une version provisoire du texte circule généralement dans un petit cercle et donne lieu à débat. Une réunion avec des agents d’Asters a par exemple été organisée pour examiner le rapport sur les histoires et les mémoires des réserves naturelles de Haute-Savoie et pour décider de la suite à lui donner. Bernard Debarbieux, responsable de la commission vie locale du comité scientifique des réserves, y assistait également, si bien que je n’étais pas seule face aux gestionnaires. Deux passages ont été pointés comme susceptibles de « poser problème » et ont été particulièrement discutés. Dans l’un d’eux, un enquêté évoquait des opérations de réintroduction de chats sauvages qui avaient été entreprises dans les années 1970, à l’initiative de l’un des « pères » des réserves. Or le retour des loups était depuis quelque temps à l’ordre du jour en Haute-Savoie. Les premiers témoignages d’observations commençaient à arriver et l’un des dirigeants d’Asters était inquiet : était-il vraiment opportun de rendre publiques, précisément à ce moment-là, ces histoires de réintroduction de chats sauvages ? Certains n’allaient-ils pas être trop heureux de pouvoir arguer du fait que les fondateurs des réserves avaient relâché des prédateurs pour affirmer qu’Asters, à présent, en faisait autant avec les loups ? Bref, la citation lui paraissait tout à fait malencontreuse et bien susceptible d’être utilisée contre Asters. Plusieurs de ces collègues ont défendu un autre point de vue : ils ont jugé important de ne pas taire les entreprises de leurs prédécesseurs, même lorsqu’elles étaient critiquables, et de montrer, par là même, ne rien avoir à cacher. Le dirigeant inquiet s’est rangé à ces raisons et la citation a finalement été conservée. L’autre passage, beaucoup plus long, concernait la création de la réserve naturelle de Carlaveyron (1991). On y apprend que des personnalités scientifiques réputées, dont un prix Nobel de physique, ont joué un grand rôle pour contrer des projets immobiliers et obtenir le classement en réserve, en activant leurs relations dans les services du ministère chargé de l’environnement. Or, ces scientifiques se trouvaient posséder une résidence secondaire sur la commune et avoir par conséquent des intérêts privés à défendre. Il est très vraisemblable et même à peu près certain que les promoteurs immobiliers bénéficiaient d’appuis tout aussi haut placés et mobilisaient de leur côté des réseaux d’interconnaissance. Bien entendu, ils défendaient eux aussi des intérêts privés. Mais le matériau dont je disposais n’en disait rien. Ce qui apparaissait donc très clairement, c’est que des procédés discutables, comme l’invocation du bien commun et de l’autorité scientifique au profit de la défense d’intérêts particuliers, avaient dans ce cas présidé à la création des réserves. Là encore, la possibilité que le passage incriminé serve à alimenter les reproches adressés aux gestionnaires des réserves a été débattue. L’argument a finalement prévalu selon lequel Asters était à même, désormais, d’« assumer le passé » et ce second passage a également été intégralement maintenu à la suite d’une discussion collective.
À plusieurs reprises, des citations ont certes été supprimées des rapports, les propos qui mettent en avant l’existence de dissensions au sein des établissements en question étant en particulier visées. Mais j’ai souvent été étonnée par ce que l’on m’autorisait à publier, en fin de compte. Il va de soi que les responsables d’une structure n’ont pas les mêmes préoccupations ni les mêmes contraintes que le chercheur. Lorsqu’ils lisent un rapport, ils s’interrogent bien sûr sur sa véracité, son intérêt et son accessibilité mais ils se demandent aussi quelles seront ses conséquences en interne et en externe. Ni le chercheur ni le commanditaire ne peuvent totalement faire fi de leurs contraintes et de leurs objectifs respectifs. Un contrôle excessif du commanditaire devient intolérable au chercheur. Mais la collaboration est-elle tenable si le chercheur croit pouvoir tout écrire, sans tenir aucun compte des suites possibles de la publication ? La question de savoir où passent les limites à ne pas franchir se pose ainsi pour les deux parties et elle se pose de manière inédite lors de chaque chantier de recherche.
Membre d’une communauté qui a ses règles, ses codes, ses exigences, un chercheur a des comptes à rendre avant tout à ses pairs. S’il estime n’avoir à s’expliquer qu’avec eux, il peut se moquer de ce que les personnes qu’il a sollicitées pensent de ses analyses et du compte rendu qu’il propose de leurs discours et de leurs agissements. Au demeurant, ce n’est pas parce que les enquêtés lui donnent raison (tort), qu’il ne s’est pas trompé (qu’il s’est trompé). Même si c’est souvent un peu plus difficile, il peut encore ne pas trop se soucier de l’avis de ses commanditaires, ou s’arranger pour avoir des commanditaires qui ne soient pas trop impliqués dans les recherches qu’il mène. Mais il peut aussi considérer que ses pairs, les enquêtés et les commanditaires, en faisant peser sur lui des contraintes différentes, contribuent à la production d’une recherche plus exigeante, plus rigoureuse et mieux insérée dans la société. Cet élargissement suppose un apprentissage collectif croisé (Callon, 1998 : 71), les commanditaires et les enquêtés étant dans l’ensemble peu accoutumés à être associés à des recherches en sciences sociales et les chercheurs, de leur côté, n’ayant pas tellement l’habitude de discuter avec leurs interlocuteurs pour décider ensemble de ce qui peut être publié dans le respect des contraintes de la production scientifique.
Pourquoi et comment faire du terrain ? Quel statut accorder aux récits que l’on recueille et que l’on produit ? Quelles relations tisser avec les enquêtés et les commanditaires de la recherche ? Ces questions se posent quel que soit le champ de la sociologie. Une interrogation importante subsiste qui semble en revanche propre à la sociologie de la nature. Le travail, la famille, les religions, l’éducation, les institutions, etc. font en effet indéniablement partie de la société. Mais où situer son objet, lorsqu’on veut faire de la sociologie de la nature ?
Où situer la nature ?
J’ai dit plus haut avoir voulu mettre en évidence et analyser le rôle d’êtres réputés peu importants comme les animaux sauvages dans la vie de certains hommes : il s’agissait de montrer, par exemple, que des gens s’appuient sur le comportement, l’aspect, les agissements, le nombre et la localisation d’animaux qu’ils connaissent bien pour se présenter et justifier leurs actions et leurs jugements à l’égard non seulement de ces animaux mais également d’autrui. Je me suis donc d’emblée intéressée à la signification sociale des relations entre des humains et des êtres non humains qui leur importent particulièrement. En revanche, ma façon de concevoir et d’appréhender ces relations a sensiblement évolué. J’ai en effet commencé par considérer que les relations des hommes entre eux et celles qu’ils établissent avec des animaux appartiennent à des plans différents.
D’une sociologie des pratiques et des représentations de la nature…
Lorsque je suis arrivée à l’Inerm, l’équipe collaborait étroitement avec des chercheurs de l’Institut de géographie alpine à la rédaction du premier numéro de la revue Montagnes méditerranéennes, consacré au « système territorial ». Impliquée dans cette réflexion collective, j’ai défini le territoire comme un « feuilleté » formé de deux couches superposées, unies par des relations matérielles — les pratiques — et idéelles — les représentations. Sur l’une de ces couches se trouvaient les hommes, organisés en groupes interdépendants de tailles variables. L’autre était découpée en écosystèmes peuplés d’êtres vivants, également interdépendants. L’étude de « l’étage des hommes » et de celui des écosystèmes revenait aux spécialistes respectivement des sciences humaines et des sciences naturelles, tandis que l’analyse de leurs interrelations incombait aux spécialistes des relations des hommes à la nature, recrutés parmi différentes disciplines, dont la sociologie, la géographie humaine, et l’écologie humaine. Schématiquement, cela donnait :
 SHAPE \* MERGEFORMAT 
Ce schéma conférait une place centrale aux pratiques et aux représentations de la nature.
Le succès des représentations de la nature
Après avoir fait leur entrée en sociologie avec l’article d’Émile Durkheim (1898) sur les représentations individuelles et les représentations collectives, les représentations ont ensuite connu une longue période d’éclipse, jusqu’à ce que Serge Moscovici revisite la notion au début des années 1960 et l’applique au cas de la réception de la psychanalyse en France (Moscovici, 1961). Serge Moscovici a insisté sur l’importance de la communication et des interactions entre les individus dans la genèse et la transmission des représentations, qui ont alors perdu le caractère d’obligation et la permanence que leur avait conférés Durkheim : les représentations collectives ont cédé la place aux représentations sociales.
Comme toutes les notions ayant une longue histoire et qui se sont largement diffusées, la notion de représentations sociales est très polysémique. Je retiens ici la définition, souvent reprise, qu’en a proposée Denise Jodelet (1989 : 36) : « C’est une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » Dirigeant l’ouvrage collectif sur les représentations dont est tirée cette définition, Denise Jodelet peut alors faire le constat de l’expansion des représentations et de la vitalité, de la transversalité et de la complexité du domaine (Jodelet, 1989 ; Moscovici, 1989).
Les représentations, et plus encore le duo pratiques-représentations, ont en particulier connu un vif succès auprès des spécialistes des rapports à la nature. L’étude des représentations de la nature a en effet ouvert aux sciences sociales un nouveau champ, d’autant plus prometteur que l’état de la nature et de l’environnement suscite des préoccupations, des interventions et un intérêt croissants, sans remettre en cause l’autonomie d’aucune discipline : il ne s’agit nullement de s’intéresser à la nature elle-même, qui reste l’affaire des naturalistes (Kalaora, 2000 : 211), mais uniquement à ses représentations.
L’idée selon laquelle il n’existe pas d’accès immédiat à la nature, si bien que l’on ne peut s’en faire que des représentations, n’a pas seulement séduit les chercheurs en sciences sociales. Les représentations jouissent également d’une grande popularité auprès des naturalistes et des gestionnaires de la nature, qui se sont rapidement approprié le terme : étant bien entendu qu’elles n’ont aucun rapport avec la nature réelle que la science permet peu à peu de découvrir, les représentations de la nature développées par les profanes sont tout à fait acceptables. Les représentations que des chasseurs ou des éleveurs se font de la nature constituent même des curiosités plutôt amusantes, et gratifiantes, parce qu'elles soulignent l’écart entre savoirs scientifiques et populaires et donc l’importance des progrès accomplis par les naturalistes. De leur côté, les agriculteurs et les chasseurs en question n’ont nullement le sentiment d’avoir des représentations, mais bien plutôt des expériences de la nature. De ce point de vue, les représentations ne sont pas sans rappeler les croyances (Pouillon : 1993 : 26) : ce sont toujours les autres qui en ont et l’on ne peut les repérer que parce qu'on ne les partage pas.
Portée par son succès, l’expression « pratiques et représentations de la nature » a été employée de façon de plus en plus routinière ; elle est devenue une réponse « tout-terrain » (Despret, 2007 : 13). Annoncer que l’on allait étudier les-pratiques-et-les-représentations-de-la-nature d’un groupe (ethnique, religieux, d’usagers de la nature, tels que les éleveurs, les agriculteurs, les pêcheurs, les chasseurs, les protecteurs, etc.) est devenu une sorte d’antienne. Cette référence quasi constante et presque obligatoire aux représentations de la nature mérite pourtant d’être discutée.
Les inconvénients de l’approche par les représentations de la nature
La définition des représentations que l’on vient de rappeler n’est pas, en effet, sans poser de problèmes. Celui, tout d’abord, de l’accès aux représentations : comment atteindre « ces formes de connaissance socialement élaborées et partagées » ? Comment s’assurer, en particulier, que les connaissances d’un individu sur la nature sont bien partagées par un ensemble social ? Supposer que les membres d’un groupe ont des connaissances partagées et une conception commune de la réalité est une hypothèse difficilement vérifiable. Par ailleurs, les pratiques concrètes des individus et les représentations sont souvent considérées comme interdépendantes mais leur articulation n’est jamais clairement élucidée et les décalages ne sont pas rares entre les pratiques observables et les représentations que l’on tente de reconstituer, par exemple à partir des discours (Jollivet et Mathieu, 1989). Enfin, même si, après les travaux de Serge Moscovici, les représentations n’ont plus été statiques, elles ont néanmoins conservé une relative stabilité et apparaissent de ce fait en partie au moins indépendantes des situations particulières dans lesquelles se trouvent engagés les individus (Mondada, 1998), ce qui pose tout de même le problème de leur genèse : si elles préexistent aux conduites des individus, comment, à l’aide de quels supports, sont-elles produites et transmises ?
Au-delà de ces difficultés d’ordre théorique et méthodologique, les observations concrètes s’accordent parfois difficilement à l’appréhension des relations entre les hommes et la nature à partir d’une approche par les pratiques et les représentations.
D’emblée, celle-ci accorde en effet une sorte de préséance aux hommes puisque ce sont eux qui ont des pratiques et des représentations de la nature. Elle donne donc à penser que l’initiative des relations entre les hommes et la nature revient essentiellement sinon exclusivement aux premiers. Or les membres d’une relation, quelle qu’elle soit, ne sont pas soit acteurs soit agis mais tour à tour acteurs et agis (Gomart et Hennion, 1999). Cette réciprocité et cette alternance des rôles semblent particulièrement se vérifier dans le cas des relations entre les hommes et la nature : les êtres naturels, et les animaux sans doute au premier chef, suscitent dans une large mesure les paroles, les actions et les émotions de ceux qui s’intéressent à eux.
Par ailleurs, l’approche des relations entre les hommes et la nature par les pratiques et les représentations s’accompagne de l’idée que la nature et la société constituent des entités qui, pour être couplées et indissociables, n’en demeurent pas moins distinctes. En effet, les représentations et les pratiques étant liées par des rapports dialectiques, un certain type de pratiques et, partant, un certain état de la nature correspondent à un certain type de représentations. S’il existe une « histoire humaine de la nature » (Moscovici, 1968), la nature elle-même peut demeurer inchangée quelles que soient les représentations que l’on s’en fait et les pratiques que l’on adopte : ce sont moins des natures que des états de la nature qui coexistent dans l’espace et se succèdent dans le temps. Non seulement le couple pratiques-représentations n’est pas incompatible avec une conception duale de la nature et de la société mais il lui est indispensable : en faisant correspondre des états de la nature à des cultures, les pratiques et les représentations continuent précisément de disjoindre les cultures et la nature, saisie comme une entité universelle susceptible de revêtir une multitude de formes particulières.
Apparue dans le sillage des travaux d’André-Georges Haudricourt et d’André Leroi-Gourhan, l’idée que la nature et la société constituent des entités interdépendantes et distinctes représente indiscutablement un progrès par rapport à celle qui en faisait des instances autonomes. C’est grâce à elle qu’ont été étudiés les objets, les mots et les gestes dont les hommes se servent dans leurs rapports à la nature et que des catégorisations et des savoirs vernaculaires ont été mis au jour. En faisant voir des liens et des réseaux jusque-là inaperçus, les recherches des ethnoécologues comme celles de certains géographes et sociologues ont jeté des ponts entre les disciplines et montré les interdépendances entre « faits naturels » et « faits sociaux ». Mais elles n’ont pas abattu la cloison dressée entre la nature et les sociétés humaines et elles ont renforcé l’idée selon laquelle chaque peuple interprète la nature, c'est-à-dire notre nature, à sa façon (Descola, 2005).
Pourtant, à écouter les gens parler et à les regarder se comporter, on ne trouve pas plus de coupure entre la nature et la société qu’une nature unique. Aucune des nombreuses personnes que j’ai rencontrées ne s’occupe ni ne se préoccupe de la nature d’un côté et des hommes de l’autre. Loin de partager les êtres qui leur importent selon qu’ils sont ou non humains, toutes les associent sans cesse dans leurs discours et leurs activités. Par ailleurs, outre que les gens ont des façons différentes de considérer et de traiter les mêmes êtres, ils s’intéressent à des êtres qui, pour d’autres personnes, n’existent tout simplement pas. Enfin, un nombre croissant de travaux indiquent que la façon d’étudier et de traiter la nature n’influence pas seulement l’idée que l’on s’en fait et la connaissance que l’on en a mais la nature elle-même. Le cas des animaux sauvages est à cet égard tout à fait exemplaire. Ainsi, si les spécialistes des primates ont pu produire de nouvelles connaissances lorsqu’ils se sont mis à rester plus longtemps sur le terrain et à ne plus avoir besoin de nourrir les animaux pour les observer, c’est certes parce qu'ils ont considéré les primates autrement et qu’ils leur ont adressé d’autres questions mais c’est aussi que l’attitude des animaux à l’égard de leurs congénères comme à l’égard des chercheurs a changé (Despret, 2007). De même, lorsque, par exemple, des chasseurs changent leur manière de chasser les chamois (Mauz, 2005a) ou les sangliers (Mounet, 2007), ce ne sont pas seulement leur représentation du gibier qui changent, mais bien les animaux eux-mêmes, ce qui amène à réévaluer à la fois ce que disent les premiers et ce que font les seconds.
Contrairement à ce qu’exprime le schéma précédent, il ne semble donc pas exister, dans la réalité, de couches que l’on pourrait décoller l’une de l’autre et les relations des hommes aux milieux et aux êtres naturels ne sont pas disjointes des relations ni des hommes ni des milieux entre eux. Il n’y a donc pas de raisons de représenter les unes verticalement, les autres horizontalement : elles coexistent sur un même plan.
… à la sociologie des collectifs
J’ai progressivement abandonné l’idée que les groupes humains s’intéresseraient à la nature chacun à sa manière, au profit d’une autre conception, selon laquelle des hommes s’associent entre eux, à des êtres vivants non humains – qui constituent leur nature – et à des objets pour former les sociétés dans lesquelles ils vivent. C’est dire que les hommes seuls ne suffisent pas à faire des sociétés humaines : celles-ci rassemblent, outre des gens, d’autres êtres et des objets, sans lesquels ces sociétés ne seraient pas ce qu’elles sont et n’existeraient tout simplement pas. Je conçois donc aujourd'hui les sociétés humaines comme des assemblages d’humains, d’êtres non humains et d’objets, que j’appellerai indifféremment des collectifs ou des mondes humains.
Mais, si les gens vivent dans des mondes où les êtres et les choses ne revêtent pas la même signification ni la même identité, comment se fait-il qu’ils parviennent assez souvent à s’entendre et à produire ensemble des actions un tant soit peu cohérentes ? Cette question se pose particulièrement à propos des espaces protégés, dans lesquels se sont impliqués, dès l’origine et jusqu’à aujourd'hui, des acteurs aux motivations et aux objectifs profondément divergents. La réflexion développée par Star et Griesemer (1989) se révèle ici très utile. Étudiant l’histoire du musée de zoologie des vertébrés de l’université de Californie, Star et Griesemer ont constaté l’importance de la coopération entre des acteurs (scientifiques professionnels, naturalistes amateurs, membres de l’administration du musée, trappeurs, éleveurs, etc.) impliqués dans des mondes sociaux différents. Cherchant alors à comprendre comment la cohérence et la coopération nécessaires au fonctionnement de l’établissement sont rendues compatibles avec cette hétérogénéité, ils suggèrent qu’un des principaux moyens de les concilier consiste à recourir à des objets frontières (boundary objects) ainsi définis : “those scientific objects which both inhabit several intersecting social worlds and satisfy the informational requirements of each of them. Boundary objects are objects which are both plastic enough to adapt to local needs and the constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites. They are weakly structured in common use, and become strongly structured in individual-site use. These objects may be abstract or concrete. They have different meanings in different social worlds but their structure is common enough to more than one world to make them recognizable, a means of translation. The creation and management of boundary objects is a key process in developing and maintaining coherence across intersecting social worlds” (1989: 393).
Cette conception des sociétés humaines comme des assemblages entre des humains, des êtres non humains et des objets est relativement récente et elle diffère sensiblement de celle qu’a longtemps privilégiée la sociologie et qui l’a amenée à s’occuper avant tout des relations des hommes entre eux. En revanche, elle se rapproche de celle proposée par la nouvelle sociologie des sciences, dont je me suis de fait assez fortement inspirée.
Les nouveaux sociologues des sciences ont employé plusieurs termes pour exprimer leur volonté de tenir compte de la diversité des membres des sociétés humaines dans leur travail d’observation et d’analyse, cette instabilité des désignations ne facilitant d’ailleurs pas la lisibilité de l’approche. Dans leurs écrits, on trouve ainsi les expressions de « sociologie de la traduction » (Callon, 1986 ; Akrich et al., 2006), « d’anthropologie symétrique » (Latour, 1991), de « théorie de l’acteur réseau » (en anglais Actor Network Theory, d’où l’acronyme ANT) (Latour, 2006), de « sociologie des collectifs », (Barbier et Trépos, 2007). J’ai retenu cette dernière formulation, qui indique selon moi plus clairement la spécificité de l’approche, si du moins l’on tient pour acquise la composition hybride des collectifs.
Assimiler les sociétés humaines à des collectifs conduit à accorder une grande attention à ce qui fait tenir ensemble les êtres et les objets qui les composent et donc à l’aptitude et à la propension de leurs membres à se lier, à s’associer et à s’attacher les uns aux autres, au-delà des barrières d’espèce et du vivant. C’est pourquoi je suis également très sensible à la proposition d’Antoine Hennion (2004) de développer une « sociologie des attachements ».
Je ne prétends pas que l’aptitude et la propension à s’attacher soient un propre de l’homme. D’une part, les travaux des philosophes contemporains sur l’animalité incitent à se méfier des critères de distinction de l’humain, ceux qui ont été successivement proposés — la parole, la raison, la conscience de soi, la notion du temps, l’accès à un monde, etc. — conduisant tous à exclure de l’humanité des humains momentanément ou durablement dépourvus de ces caractères et à légitimer une exploitation illimitée d’animaux systématiquement définis comme des êtres « privés de » (Burgat, 1997 ; De Fontenay, 1998). D’autre part, il suffit de regarder autour de soi pour constater que nous ne sommes pas seuls à éprouver de la curiosité et de l’intérêt pour d’autres que nos congénères. Les exemples abondent de liens et d’associations interspécifiques, — qu’il s’agisse d’un parasite et de son hôte, de fourmis qui élèvent des pucerons ou des champignons, etc. Les relations entre des hommes et d’autres espèces ne sont donc qu’un cas particulier, qui ne se distinguent pas nécessairement par la part qu’y prennent les premiers : Nicolas Lescureux (2006) a montré la réciprocité des relations entre les loups et les éleveurs kirghizes et il est probable que maintes espèces, dont le loup, n’auraient pas été domestiquées si elles ne s’étaient pas, de leur côté, intéressées et attachées aux hommes et laissées apprivoiser (Sigaut, 1988 : 62 ; Haudricourt et Dibie, 1988 : note 11). En outre, si les hommes ont particulièrement développé et diversifié leurs rapports avec la matière, d’autres espèces, et pas seulement celles qui nous ressemblent le plus, sont elles aussi capables d’édifier des constructions complexes et de se servir d’outils (Lestel, 2001 : 61-99). À n’en pas douter, la capacité de s’attacher à des êtres et à des choses est très largement partagée et n’est nullement l’apanage de l’humanité. Mais il n’est pas besoin que la tendance à s’associer soit un propre de l’homme pour en faire un trait marquant des sociétés humaines.
Les attachements au fondement des collectifs
Je préfère aujourd'hui le terme d’attachement à celui de relation, que j’ai beaucoup employé dans ma thèse. Je continue pourtant de penser que nous sommes fondamentalement faits de relations, au double sens du terme : de liens que nous nouons avec d’autres pour former des collectifs et de récits que nous élaborons, les collectifs et les récits constituant deux grandes « synthèses de l’hétérogène » (Ricœur, 1983 : 9) à partir, les uns d’une juxtaposition d’êtres et d’objets, les autres d’une succession d’événements. Je crains pourtant que parler de relation n’incite à considérer les liens entre les membres d’un collectif comme des données pouvant s’expliquer par les caractéristiques des termes reliés. Dans cette perspective, qu’un montagnard chasse les chamois, par exemple, peut s’expliquer par son appartenance à une famille de chasseurs, par la possession d’un véhicule tout terrain qui dispense de la marche d’approche, par l’augmentation des populations de chamois, par la volonté de se distinguer des touristes qui, eux, ne chassent pas, etc. Ce sont là des explications avancées par les chasseurs eux-mêmes, ou par d’autres, et qui sont tout à fait recevables. Il n’empêche que l’on peut très bien avoir été élevé dans une vieille famille de chasseurs, conduire un 4 X 4, tenir à se distinguer des touristes et ne pas chasser les chamois, tout en continuant, parfois, de s’y intéresser, mais autrement. Plutôt que de multiplier les tentatives d’identifier les déterminants sociaux de nos pratiques, autrement dit d’expliquer ce que nous faisons par ce que nous sommes, il s’agit de retourner la proposition et de considérer que nous sommes faits par les liens que nous établissons. Substituer le terme d’attachement à celui de relation témoigne de cette volonté de déplacer l’attention, des êtres et des objets vers leurs attachements, dans un mouvement d’« écologisation » (au sens de Bruno Latour, cf. encart) de l’analyse sociologique.
L’écologisation
Le terme d’écologisation, dont la fortune n’est pas encore assurée et dont le sens est loin d’être clair (Mougenot et Roussel, 2005), est venu récemment enrichir le champ lexical de l’écologie. Il n’est véritablement employé dans la littérature scientifique francophone qu’à partir des années 1990 (Morin, 1992 ; Berlan-Darqué et Kalaora, 1992 ; Béney, 1992 ; Latour, 1995) et il se répand depuis l’an 2000 (Miéville-Ott, 2000 ; Chabert et de Sainte-Marie, 2003, Draetta, 2003 ; Dubuisson-Quellier et Stassart, 2003 ; Semal, 2005 ; Mougenot et Roussel, 2005 ; Flipo, 2005). De manière générale, ce néologisme traduit l’idée qu’il se passe quelque chose du côté de l’écologie, de la nature ou de l’environnement, sans que les auteurs s’accordent sur la qualification ni sur la signification de ce qui advient.
Certains articles proposent cependant une définition relativement précise de l’écologisation ou du moins des indications suffisantes pour que l’on puisse dégager deux grandes tendances.
La première, surtout présente dans des articles théoriques, voit dans l’écologisation une véritable révolution de la pensée et une rupture avec la modernité, qui apparaît caractérisée par sa propension à négliger voire à nier les liens entre les êtres, et notamment entre la société et la nature. Pour Edgar Morin (1992), il faut « écologiser la pensée » en renonçant au « paradigme cartésien » qui octroyait à l’homme un statut d’insularité et de supériorité dans la nature. L’humanité n’est plus à part : tout est lié sur la planète terrestre. La même perspective holiste est reprise par Fabrice Flipo (2005). Pour Bruno Latour (1995), l’affirmation selon laquelle tout se tient n’a pas plus de sens que l’affirmation contraire. Il s’agit de savoir à quels êtres nous tenons et voulons nous associer. Une analyse sociologique écologisée consiste alors à explorer les réseaux d’attachements. Se référant aux économies de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), Bruno Latour défend l’existence d’une septième cité, qualifiée de verte ou d’écologique, où serait tenue pour « grande » la capacité à mettre en doute et à l’épreuve les liens entre les membres du collectif, tandis que serait « petit » le fait de considérer comme certaines et données l’existence comme l’inexistence de liens entre des êtres.
Dans la deuxième tendance relevée, plus fréquente dans les textes qui retracent l’évolution du mouvement écologique ou qui scrutent la transformation des pratiques, les auteurs affirment qu’un tournant majeur s’est produit à la fin de la décennie 1980-1990. L’émergence du concept de développement durable, popularisé par le rapport Brundtland (1987), et la tenue cinq ans plus tard du Sommet de la Terre de Rio marqueraient le passage de la confrontation à la conciliation dans les rapports entre protecteurs de la nature et tenants du développement économique. Tandis que le développement économique et la protection de la nature auraient été jusque-là considérés comme nécessairement opposés l’un à l’autre, un compromis est dès lors apparu possible et nécessaire et la modernisation aurait alors commencé à absorber le mouvement écologique (Semal, 2005). On se rapproche ici de la théorie de la modernisation écologique (Mol, 2000 ; Hajer, 1996 ; Buttel, 2000), courant né dans les années 1980 dans des pays d’Europe du nord ouest, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume Uni, qui, comme le relève Jacques Theys (2000), constitue un nouvel oxymore, témoignant de l’affirmation d’une possibilité de trouver un compromis entre développement économique et social et protection de l’environnement.
Deux des questions habituellement posées à propos des êtres et des objets me paraissent alors pouvoir être reprises pour les attachements. La première est celle de leur carrière. Dans bien des cas, le lien entre deux êtres ou un être et un objet, loin d’être immédiat, advient progressivement, passe par des phases de consolidation et d’affaiblissement et finit parfois par disparaître. Bien qu’il se soit intéressé à la carrière des fumeurs de marijuana, Howard Becker (1985) a donné un très bel exemple de la succession des étapes à parcourir pour que le lien une fois apparu entre le fumeur et la drogue devienne occasionnel ou régulier et se fasse attachement. Howard Becker a décrit l’apprentissage des techniques que le fumeur doit mettre en œuvre pour que la marijuana puisse exercer sur lui un effet, dont l’apparition nécessite par exemple de conserver la fumée suffisamment longtemps dans les poumons ou encore de doser convenablement la drogue. La marijuana n’agit sur le fumeur que s’il a préalablement appris à agir sur elle, autrement dit s’il y a interaction. Il faut encore que le fumeur apprenne à reconnaître les effets que la drogue a sur lui et qu’il apprenne à les apprécier. Le lien entre la vierge et les pèlerins de Medjugorge étudié par Élisabeth Claverie (2003) et repris par Isabelle Stengers (2006) n’est pas davantage donné : parce qu'ils savent bien que la vierge ne se manifeste pas dans n’importe quelles circonstances, les pèlerins se préparent à sentir sa présence et à favoriser les situations dans lesquelles elle est susceptible de leur apparaître. Les attachements entre les membres des mondes auxquels je me suis intéressée ne vont pas plus de soi que ceux des fumeurs et de la marijuana ou de la vierge et des pèlerins ; les liens entre les hommes et les animaux sauvages demandent eux aussi que les conditions et les circonstances qui favorisent ou au contraire entravent leur genèse et leur maintien soient élucidées. Par exemple, les hommes qui cherchent à observer des loups ou à capturer des ongulés sauvages ou des marmottes expliquent souvent qu’il faut, pour y parvenir, se placer dans certaines conditions mais aussi être dans une disposition d’esprit particulière : « il faut y croire, sinon ça ne marche pas », disait très sérieusement un garde-moniteur du parc national des Écrins à propos de la capture de marmottes au moyen de pièges-cages, moins efficaces que les anciens pièges à mâchoires.
La seconde question, qui concerne la qualification des attachements, suppose que soit d’abord résolue celle de leur existence. Pour parler d’attachements, il faut en effet avoir conscience de leur existence et donc conscience que deux êtres ou un être et un objet exercent l’un sur l’autre des effets. Nous pouvons nous dire attachés à un être ou à un objet si nous percevons que, dans certaines conditions, cet être ou cet objet a sur nous un pouvoir parce qu'il nous fait faire ou ressentir quelque chose ou parce qu'il nous fait être ce que nous sommes ou devenir autre. Or cette conscience n’est pas nécessairement partagée, comme le montre très bien, à nouveau, l’exemple développé par Howard Becker : il arrive que des fumeurs expérimentés soient convaincus que le novice qu’ils initient n’est pas dans son état habituel et « plane » alors que lui-même est convaincu du contraire. Il ne fait aucun doute pour les premiers que la drogue agit et pour le second qu’il n’en est rien. Réciproquement, le fumeur régulier qui souhaite cacher son lien à la marijuana à certains membres de son entourage semble souvent y parvenir, non seulement en dissimulant la drogue mais aussi en apprenant à contrôler ses effets comportementaux. Dans tous les cas où les attachements sont incertains, tout un travail est nécessaire pour établir ou au contraire mettre en doute l’existence des effets et du pouvoir que les êtres exercent les uns sur les autres.
Il reste ensuite à comprendre comment est qualifié un attachement dont l’existence est reconnue, au moins par certains. Un attachement peut avoir des effets tantôt ou toujours jugés positifs ou négatifs sur l’un des termes de la relation, ou sur les deux. Selon les individus et, pour un individu donné, selon les moments et les circonstances, il peut aller du plus choisi au plus contraint, du plus direct au plus indirect, du plus secret au plus public, etc. Il peut également aller du plus fort au plus faible, être permanent ou intermittent, symétrique ou asymétrique. Loin de se résumer à la figure de l’alliance, qui correspond à un lien mutuel délibéré dont on attend des suites favorables, les attachements sont ainsi éminemment variables. Le sociologue n’a pas plus à préjuger de la qualité ni de l’intensité d’un attachement qu’il n’a à décider de son existence. Son rôle est plutôt de tenter de saisir le travail déployé par les acteurs, non seulement pour constituer les attachements entre les membres des collectifs, mais aussi pour les décrire et les qualifier.
Les animaux et la sociologie des collectifs
Il est beaucoup question de relations entre des hommes et des animaux dans mes recherches. Le loup, le chamois et le bouquetin m’ont particulièrement occupée durant ma thèse et les animaux ne sont pas absents de mes travaux sur l’histoire des espaces protégés. On les trouve encore, par exemple, dans l’étude réalisée avec Céline Granjou sur les réactions à l’expérimentation de contraception de marmottes lancée par le service scientifique du parc national des Écrins en 2004.
S’intéresser aux rapports entre les hommes et les animaux, aujourd'hui, n’a rien de très original. L’attention que leur portent les chercheurs en sciences sociales s’est fortement accrue au cours des dernières décennies et elle est aujourd'hui assez largement partagée. Aucune discipline n’est demeurée totalement à l’écart de cet engouement : des historiens, des sociologues, des géographes, des ethnologues, des anthropologues, des juristes se sont spécialisés sur les animaux et sur leurs relations avec les hommes. De nombreuses revues leur ont consacré un numéro spécial, des séminaires et des colloques ont été organisés et maints ouvrages publiés. Les philosophes, de leur côté, n’ont pas été en reste et ont multiplié les réflexions et les prises de position sur la condition animale.
L’intérêt pour les animaux, surtout domestiques mais pas seulement, et à leurs relations avec les hommes n’est pas non plus nouveau, en particulier chez les sociologues et les anthropologues ruralistes. Dans un article de 1962 devenu classique, André-Georges Haudricourt (1911-1996) suggérait l’existence de corrélations entre la façon de gouverner les hommes et l’élevage du mouton ou la culture de l’igname. Il concluait sa réflexion par l’interrogation suivante : « Est-il absurde de se demander si les dieux qui commandent, les morales qui ordonnent, les philosophies qui transcendent n’auraient pas quelque chose à voir avec le mouton, par l’intermédiaire d’une prédilection pour les modes de production esclavagiste et capitaliste, et si les morales qui expliquent les philosophies de l’immanence n’auraient pas quelque chose à voir avec l’igname, le taro et le riz, par l’intermédiaire des modes de production de l’antiquité asiatique et du féodalisme bureaucratique ? » (Haudricourt, 1962 : 50). C’était suggérer la dimension politique du rapport à l’animal et l’existence de liens entre des êtres aussi différents, par exemple, que les dieux, les esclaves et les moutons. On commence donc, aujourd'hui, à disposer d’un certain recul.
Ainsi, les considérations théoriques et les études ne manquent pas pour qui veut étudier les relations entre les hommes et les animaux. Je me suis pour ma part appuyée sur la sociologie des collectifs pour tenter de comprendre ces relations, ce qui n’est pas un cas isolé, d’autres chercheurs intéressés par ces relations étant eux aussi attirés par la sociologie des collectifs. Notons que l’attirance a joué dans les deux sens : les initiateurs de la sociologie des collectifs ont, de leur côté, plusieurs fois pris pour exemple l’animal et plus généralement l’être vivant. Après avoir consacré un livre aux microbes et collaboré avec Shirley Strum, spécialiste des sociétés de babouins, Bruno Latour a rédigé un ouvrage sur les politiques de la nature et une partie de l’exposition Making things public qu’il a dirigée avec Peter Weibel (2005), intitulée The Great Pan is dead, visait notamment à montrer la présence d’animaux au cœur des collectifs. Pour exposer ses éléments de « sociologie de la traduction », Michel Callon (1986) a quant à lui retenu l’exemple des marins-pêcheurs et des coquilles Saint-Jacques. La place prise par les animaux dans la sociologie des collectifs ne relève pas du hasard : la sociologie des collectifs fournit à l’étude des relations entre les hommes et les animaux un cadre d’analyse fécond et, réciproquement, ce que l’on apprend et comprend progressivement des relations entre les hommes et les animaux est à même de nourrir et d’enrichir la sociologie des collectifs. Les recherches menées sur le rôle des animaux sauvages dans la construction des rapports sociaux m’ont pour ma part conduite à me démarquer sur certains points de la sociologie des collectifs telle qu’elle est habituellement présentée. En particulier, la distinction entre humains et non-humains fréquemment opérée par la sociologie des collectifs (Barbier et Trépos, 2007), outre qu’elle relègue, une fois de plus, les animaux et les êtres vivants en général du côté des objets, ne me paraît pas rendre pleinement justice à leur façon particulière d’intervenir dans les mondes humains.
Les animaux se distinguent en effet d’autres non-humains, comme les objets techniques, par au moins trois grands traits. Premièrement, l’ancienneté de leur coexistence avec les hommes. Il n’est pas un site préhistorique qui ne livre des traces de présence animale et, en bien des endroits, des hommes et des animaux vivent ensemble depuis des siècles ou des millénaires, dans des communautés qualifiées de mixtes par Mary Midgley (1983), de domestiques par Catherine et Raphaël Larrère (1997, 2004), et d’hybrides par Dominique Lestel (1996). Si des collectifs ont duré, c’est bien ceux formés par les hommes et les animaux. Deuxièmement, le mode d’existence des animaux. Un animal n’existe pas à la manière d’une table, d’une machine ou d’un esprit. Il s’inscrit dans l’histoire d’une espèce, qui ne se réduit pas à celle de ses relations avec l’espèce humaine (Delort, 1984). De plus, l’animal vit, c'est-à-dire qu’il naît, se développe et vient un jour à mourir : il a lui aussi une histoire et cette histoire, si marquée soit-elle par les hommes, demeure partiellement autonome. En tant qu’être vivant, l’animal est porteur d’exigences, de préférences et, pour certains d’entre eux, d’intentions, d’émotions, probablement même d’une culture (Lestel, 2001 ; Despret, 2007 : 74-77). Troisièmement, la proximité entre l’homme et les autres animaux. Outre qu’elle a toujours été une source de fascination et d’interrogation (jusqu’où sommes-nous proches ?), cette étrange proximité (Larrère et Larrère, 2004) permet une communication non langagière avec les humains : une compréhension mutuelle est possible. Il arrive certes que des personnes disent ressentir une affinité si forte avec des êtres inanimés ou des éléments qu’ils parviennent à prévoir leurs réactions : le tailleur de pierre sait où et comment taper pour que la pierre se fende, le guide de haute montagne peut souvent prédire si le manteau neigeux va tenir ou céder. Mais la pierre et la neige, elles, n’ont aucune intelligence de ceux qui la taillent ou la foulent. Au contraire, la connaissance que des hommes et des animaux parviennent à avoir les uns des autres permet l’établissement d’un véritable commerce, qui n’est bien sûr pas exempt de ratés ni de ruses : « Lui, il nous connaît par cœur », s’exclame un des éleveurs rencontrés par Coralie Mounet (2007 : 159) à propos du loup. De plus en plus de travaux de recherche confirment en outre ce que savent bien les personnes qui ont quotidiennement affaire aux animaux, qu’ils soient sauvages ou domestiques : loin d’être interchangeables, les individus d’une espèce donnée se distinguent les uns des autres par leur aspect, leur comportement et leur personnalité.
Si l’on admet qu’une société humaine comporte des êtres qui ne sont pas humains mais dont le rôle ne se réduit pas à celui de figurants, et si l’on décide de s’intéresser plus particulièrement à des animaux, comment procéder ? Comment aborder l’animal dans une sociologie des collectifs ?
On ne peut occulter la difficulté à laquelle on se trouve immédiatement confronté : nous pouvons certes communiquer avec les animaux, dans une mesure qui varie avec les espèces et les individus, mais ils ne peuvent pas nous parler. Cette parole qu’ils n’ont pas, d’aucuns la leur octroient, pour rétablir une symétrie qui, en réalité, n’existe pas. Le procédé est fréquent dans la littérature, chez les fabulistes, depuis Ésope au moins, mais aussi chez les romanciers. Bruno Latour (1992) n’hésite pas à l’employer, faisant parler Aramis, le mode de transport révolutionnaire dont il a retracé la brève histoire. Bien que le procédé ait l’avantage de très clairement signaler que l’on a affaire à des êtres qui agissent et font agir et dont, par conséquent, dépendent les événements passés, présents et à venir, j’ai préféré ne pas l’adopter. Dans mes textes, les animaux sont privés de parole, comme ils le sont dans la réalité.
Je ne me suis pas non plus transformée en éthologue. Je n’ai pas cherché à saisir le point de vue des animaux sur le monde des hommes, ni le monde de l’animal, comme a pu le faire Jacob Von Uexküll (1956) avec la tique, par exemple, mais le monde humain de cet animal, c'est-à-dire l’ensemble des êtres et des objets que des hommes associent lorsqu’ils s’intéressent à cet animal. Si l’apparence, le comportement, le régime alimentaire, la localisation, le nombre, ou les changements qui affectent ces différents aspects comptent pour mes interlocuteurs, alors je dois moi aussi leur accorder de l’attention. Si, pour parler des loups, ils ont besoin de jumelles, de longues-vues, d’archives, de photographies, de magnétophones, de cadavres de brebis, de crottes, de colliers émetteurs, de séquenceurs d’ADN, de modèles mathématiques, de réseaux d’observateurs, alors tout cela, sans quoi les loups qui les intéressent n’existeraient pas, doit également être pris en compte. S’il est pour eux important de se rendre sur le terrain, il est important pour moi de les y accompagner. Si tout se passe pour eux au laboratoire, ou dans les comités loup départementaux ou national, il faut dans la mesure du possible les y suivre, ou chercher du moins à savoir ce qui s’y passe.
Une sociologie ni verte ni rouge
L’état dans lequel se trouvent les populations animales et les traitements qui leur sont réservés sont régulièrement sources de disputes et de débats, souvent très médiatisés, mettant aux prises des services administratifs chargés de la gestion des animaux, des scientifiques, des acteurs professionnels et associatifs, etc. C’est le cas actuellement en ce qui concerne la grande faune sauvage, dont les effectifs et le comportement ont passablement évolué au cours des dernières décennies. On sait la dureté des conflits générés par le retour des loups dans les Alpes et par la réintroduction d’ours dans les Pyrénées, mais même des espèces en apparence tout à fait paisibles, comme le bouquetin, espèce protégée que les chasseurs réclament de pouvoir à nouveau chasser, ou la marmotte, peuvent donner lieu à des controverses. Je voudrais suggérer ici que le mode d’engagement du sociologue des collectifs dans ces conflits et ces débats diffère sensiblement de celui que favorisent d’autres courants sociologiques.
Les sociologues qui se sont spécialisés dans les questions environnementales se sont bien entendu interrogés sur leur place et sur leur rôle (Billaud, 1990 ; Kalaora, 1993 ; Claeys-Mekdade et Jacqué, 2004 ; Mermet et al., 2005). Les positions qu’ils revendiquent et les objectifs qu’ils se fixent, lesquels influent nécessairement sur le déroulement de la recherche et sur ses résultats, sont loin de toujours concorder et paraissent même parfois incompatibles. Une tentative de classement des chercheurs fondée sur leur conception du rôle du sociologue ne serait cependant guère raisonnable, car certains d’entre eux ont évolué, passant d’une conception à une autre, ou mâtinant du moins leur conception initiale d’éléments empruntés à une autre. Mieux vaut donc tenter de caractériser et de qualifier les travaux que leurs auteurs.
Révéler et corriger les rapports de force
Nombre de recherches relevant de ce que l’on peut appeler la sociologie de la nature ou de l’environnement visent à peser dans les rapports de force et à mettre l’analyse au service de certains acteurs et des causes qu’ils défendent. Ce groupe est lui-même hétérogène et une distinction de deuxième ordre peut être introduite, selon la nature des acteurs que les chercheurs s’attachent à soutenir.
Une partie des auteurs s’efforcent d’apporter leur appui à des groupes qu’ils estiment dominés. Ils voient dans la protection de la nature une nouvelle façon, pour les dominants, d’asseoir leur suprématie et de défendre leurs intérêts. Par exemple, et en forçant le trait pour le rendre plus visible, les espaces protégés seront interprétés comme une forme de colonisation des territoires ruraux et comme une tentative d’imposer aux populations locales des valeurs et des pratiques citadines qui leur sont étrangères. D’autres prennent parti pour des « êtres de nature », comme les grands prédateurs (Benhammou, 2003), et pour leurs protecteurs. Ces deux grandes approches peuvent être respectivement qualifiées, pour faire bref, de « rouge » et de « verte ».
Pour la sociologie « rouge », la présentation de la protection de la nature comme un impératif sert des intérêts et profite à certains. La mission du sociologue consiste alors à dévoiler les rapports de force masqués et à démonter les mécanismes du pouvoir qui s’exerce sur les plus faibles, sous couvert de protéger la nature. Dans le cas des espaces protégés, on s’appliquera à montrer qu’ils reposent sur un pouvoir scientifique et technico-administratif qui tend à exclure les habitants, que les auteurs de l’expertise environnementale ne sont pas si neutres qu’il y paraît, ou encore que l’émergence de cette expertise environnementale s’accompagne de nouveaux marchés dont bénéficie une petite minorité. Une première génération de travaux en sociologie ont été fortement marqués par cette approche critique, orientée notamment contre l’État (Kalaora, 1993). Dans ce type d’approches, les animaux, les plantes, les paysages et les milieux naturels sont fréquemment perçus comme de simples moyens de défendre des positions ou d’y accéder et ne remettent pas en cause le champ de la recherche : il s’agit toujours d’observer et d’étudier les hommes entre eux. Un des membres du groupe de recherches auquel je participe dans le cadre du programme européen Alternet sur la biodiversité présente ainsi le loup, qui est l’un de ses objets d’étude, comme un bon prétexte pour étudier les tensions entre les classes sociales : « it could be anything else ; it is not the wolf I am interested in ». Claudette Lafaye et Laurent Thévenot notent que « les sciences sociales inclinent d’autant plus à une lecture [critique] de ce type que la suspicion y est grande à l’égard de toute explication recourant à des phénomènes naturels » (1993 : 496). La difficulté voire l’incapacité de ces recherches à prendre en compte la matérialité de l’environnement nourrit le reproche « d’obsession de l’autonomie » (Kalaora, 1993) et de « sociologisme » (Murphy, 1995) ou de « sociocentrisme » (Larrère, 1999), qui leur est parfois adressé. Pour ceux qui ne la pratiquent pas, ou plus, la sociologie rouge souffre, littéralement, d’autisme.
D’autres prennent parti pour des « êtres de nature » et pour leurs protecteurs. L’Analyse stratégique de la gestion environnementale (Asge), dont les principes et les étapes ont été rappelés dans un article récent (Mermet et al., 2005), offre sans doute l’un des exemples les plus manifestes et les plus aboutis de cette sociologie « verte ». Le sociologue commence par identifier un problème environnemental, par exemple la rareté des grands prédateurs, et examine le dispositif de gestion qui prétend le prendre en charge. Il cherche alors à évaluer l’efficacité de la gestion et à traquer ses facteurs limitants : il s’agit de faire pencher la balance du côté des acteurs susceptibles de rendre la gestion plus efficace, c'est-à-dire, dans notre exemple, de garantir la viabilité de la population de grands prédateurs, au détriment de ceux qui entendent freiner sa progression au nom de leurs intérêts. On suppose le chercheur clairvoyant : il sait repérer les problèmes environnementaux et démêler le jeu complexe des acteurs (Aggeri, 2005), et puissant : son intervention est à même de modifier les poids respectifs des protagonistes.
Ces deux approches sont a priori radicalement opposées puisque les uns regardent comme de pures constructions sociales ce que les autres considèrent comme des problèmes tout à fait réels exigeant une réponse. Mais, dans les deux cas, la fracture est nette entre la nature et la société, considérées tantôt comme une fin, tantôt comme un moyen. Il suffit en effet d’inverser la devise de l’Asge : « Buts dans la nature, moyens dans la société » (Mermet et al., 2005 : 129), pour décrire la sociologie « rouge ». De plus, quelle que soit leur coloration, ces travaux ont en commun de privilégier les perspectives stratégiques et de considérer, avec Pierre Bourdieu, que « la sociologie est un sport de combat » (Carles, 2001). Il s’agit de s’impliquer dans des rapports de force entre des protagonistes aux intérêts opposés, et de prendre parti, pour les populations locales contre l’État savant, ou pour les loups et les ours contre leurs opposants.
Décrire les collectifs
Le rejet de la dualité de la réalité devrait permettre de s’extraire d’une conception selon laquelle la nature et la société et les acteurs qui les défendent ne peuvent en définitive être que plus ou moins gagnantes ou perdantes. Dans l’optique de la sociologie des collectifs, la tâche du chercheur ne consiste pas à dévoiler, à dénoncer et à nouer des alliances stratégiques mais à enquêter sur la composition et le fonctionnement des collectifs. Il ne s’agit donc pas, pour garder le même exemple, de porter un jugement sur l’arrivée de grands prédateurs, mais d’examiner comment les membres des collectifs s’y prennent pour fixer le sort de ces nouveaux-venus, et ce que cela change à leurs pratiques. De quels dispositifs se dote-t-on pour que des acteurs aux intérêts en effet divergents puissent débattre des avantages et des inconvénients de la présence de grands prédateurs et du nombre d’animaux qui peuvent être acceptés ? De quels moyens s’équipe-t-on pour tenter de concilier le pastoralisme ovin, la fréquentation touristique et la présence de grands prédateurs ? Comment les acteurs impliqués opèrent-ils pour produire et faire circuler des « preuves publiques » à même de légitimer leur position ? Dans cette optique, le rôle du chercheur est d’explorer les modalités concrètes des diverses actions entreprises par des membres des collectifs pour gérer la situation à laquelle ils se trouvent confrontés, et les résultats de ces actions.
La démarche peut sembler exagérément ambitieuse, puisque qu’elle suppose de s’intéresser à des pratiques aussi différentes que la négociation entre les acteurs impliqués et l’introduction de chiens de protection dans les troupeaux ovins et que le nombre d’éléments à prendre en compte se trouve considérablement accru dès lors que des loups, des ours, des chiens de protection, des brebis et même des parcs de nuit interviennent eux aussi activement. Elle peut aussi sembler excessivement modeste, puisque le sociologue ne prétend pas savoir si la présence de prédateurs est une bonne ou une mauvaise chose ni si le collectif est en mesure de l’accepter. Il affirme se borner à « suivre les acteurs eux-mêmes » et à décrire ce qui leur arrive et ce qu’ils entreprennent mais cette prétention à simplement rendre compte de ce qu’il observe est parfois mise en doute et il est alors accusé de masquer ses options idéologiques sous des descriptions hyperréalistes (Shinn et Ragouet, 2005) : l’absence de jugement affiché est dans ce cas suspecté d’être un leurre.
La rapide présentation qui précède donne peut-être à penser que les différents courants de la sociologie de la nature sont séparés par d’infranchissables frontières. Ce n’est pas le cas. Des auteurs sont ainsi progressivement passés du rouge au vert. Plaidant pour une ingénierie sociale et affirmant qu’il faut « proposer les cadres de référence des comportements en vue d’une meilleure prise en compte des intérêts de l’environnement » (1993 : 314), Bernard Kalaora rappelle qu’il a « contribué à ces recherches dont on peut effectivement dire a posteriori qu’elles ont exagéré l’importance de l’État par rapport aux autres acteurs d’une part, et d’autre part nié l’existence même de la nature comme support physique et biologique de pratiques sociales » (1993 : 310). Quant à la sociologie des collectifs, elle se rapproche à certains égards des deux autres. Comme la sociologie « verte », elle prête une très grande attention aux non-humains, qu’elle refuse de saisir par le biais des « représentations sociales de la nature », mais sans leur conférer un statut supérieur d’objets de protection. Comme la sociologie « rouge », elle s’intéresse à la construction et à la contestation des positions de pouvoir et des sources de légitimité, mais en posant que les positions ne sont jamais données d’emblée, ni définitivement acquises.
Lors de ma thèse et des différents chantiers de recherche que j’ai conduits par la suite, je me suis efforcée de suivre les quelques principes théoriques et méthodologiques qui viennent d’être présentés. J’ai systématiquement fondé la réflexion sur des enquêtes de terrain, visant à saisir les discours, les récits et les pratiques des acteurs engagés dans des relations fortes avec des éléments de la nature et à en rendre compte. À quelques reprises, j’ai expérimenté une méthode de travail qui consiste à impliquer les interlocuteurs au-delà de l’enquête elle-même et à mener, en quelque sorte, une sociologie plus participative et il me semble que cette expérimentation, si elle n’est pas sans présenter des risques et des inconvénients, mérite d’être poursuivie. Enfin, j’ai considéré, après bien d’autres, que les hommes et les êtres auxquels ils s’attachent n’appartiennent pas à des ensembles séparés mais à des collectifs dont il s’agit de comprendre comment ils se forment et se transforment. Je voudrais à présent dégager ce que nous apprennent de la nature des collectifs quelques-unes des recherches réalisées, en les réexaminant à la lumière de ces principes.
La nature des collectifs
Les recherches menées portent toutes sur des collectifs dans lesquels des éléments de la nature occupent une place importante. Lorsqu’on cherche à étudier une chose, surtout si elle est complexe, il paraît assez logique de commencer par savoir où elle s’arrête et de quoi elle se compose. Or cet exercice de délimitation et de décomposition des collectifs s’avère bien souvent extraordinairement difficile, comme l’a clairement démontré la tentative de recenser, avec Marie-Christine Micheels, « celles et ceux qui ont fait le parc national de la Vanoise ». Nous sommes pourtant bien loin d’avoir poussé à son terme le recensement des membres du collectif, puisque nous nous sommes arrêtées aux humains, comme si les animaux, les plantes, les montagnes, les chemins, les refuges, les bureaux, les inventaires, les conventions, les réglementations, les rapports d’activité, les programmes d’aménagement, etc. ne composaient pas eux aussi le parc. Pourquoi nous être ainsi focalisées sur les hommes et n’avoir pas « tout » pris en compte ? D’une part, j’ai pensé qu’il était plus essentiel de souligner la place des hommes dans la constitution d’un territoire souvent perçu comme avant tout « naturel » (la « nature » étant ici réservée aux non-humains) – de même que je m’étais efforcée, dans ma thèse, d’éclairer le rôle d’animaux sauvages dans l’établissement de rapports entre humains perçus comme strictement « sociaux » (le « social » étant ici réservé aux relations humaines). Notre tentative de présenter un à un les artisans humains du parc national de la Vanoise, pour lesquels on dispose de traces qui n’existent pas nécessairement pour les non-humains, m’a, d’autre part, convaincue de l’impossibilité de réaliser un recensement exhaustif d’un collectif. Même en nous restreignant à la part humaine du parc, nous avons parfois longuement hésité (par exemple, la question s’est posée de savoir s’il convenait d’inclure ou pas les agriculteurs dans les gens du parc) et nous avons été contraintes de limiter notre projet. Nous avons dû éliminer les visiteurs, parce qu'ils sont trop nombreux, les ouvriers qui ont tracé les chemins, parce qu'ils étaient de passage, et nous avons fixé des critères de sélection des agents et des membres des diverses instances du parc, parce que nous ne voyions pas, sinon, comment nous sortir d’une tâche qui se révélait quasiment infinie. Après plusieurs années d’études sur la construction du parc, j’ai donc dû constater que je ne savais pas exactement de qui et de quoi ce dernier se compose et admettre l’impossibilité d’aller plus loin. Peut-être certains collectifs ont-ils des frontières clairement tracées. Les espaces protégés, en tout cas, réunissent des êtres et des objets qui forment des ensembles mouvants et aux contours flous, dont les membres eux-mêmes ignorent combien ils sont, comme le suggère l’exclamation de plusieurs personnes figurant dans la liste que nous avons établie : « nous ne savions pas que nous étions si nombreux ! » Je tire de cette expérience une leçon de méthode : à défaut de pouvoir déterminer la composition des collectifs, il convient plutôt de privilégier le repérage et le suivi d’événements qui sortent de leur silence certains attachements et certains membres, que l’on aurait peut-être, sinon, le plus grand mal à déceler. Il faut renoncer à tout savoir des collectifs et être à l’affût de ce que révèle ce qui leur arrive.
Les recherches menées peuvent alors être relues comme une contribution à l’appréhension de deux moments singuliers dans la trajectoire des collectifs : celui de leur naissance, à travers l’étude de la création des espaces protégés, et celui de l’arrivée d’êtres nouveaux, comme les loups, dans des collectifs déjà constitués.
La naissance des collectifs : le cas des espaces protégés
Les espaces protégés apparus en France dans les années 1960 et 1970, comme le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie, peuvent être considérés comme des collectifs réunissant des hommes, des êtres vivants non humains et des objets. L’étude de leur genèse peut dès lors éclairer le processus de constitution des collectifs : quels êtres et quels objets s’est-on efforcé de faire « tenir ensemble » et comment y est-on parvenu ?
Le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie dérivent principalement de quatre projets, portés par des hommes qui poursuivaient un objectif précis. À chacun de ces objectifs a correspondu la constitution, inégalement aboutie, d’un collectif inédit, qui n’avait pas été initialement prévu et dont la composition progressive a, presque toujours, amené à modifier plus ou moins fortement l’objectif premier. Les initiateurs de ces espaces protégés avaient au départ un dessein assez général et ils ne savaient pas précisément de qui ni de quoi ils auraient besoin pour le réaliser.
Un bref retour sur chacun de ces projets montrera que les initiateurs de ces espaces protégés poursuivaient des objectifs qui peuvent être formulés en termes d’attachements, qu’il s’agissait de créer ou de maintenir, entre des êtres dissemblables. Il permettra en outre de mettre en évidence la pluralité des collectifs créés, sous le même vocable d’espace protégé : les collectifs qui ont vu le jour se distinguent fortement par leur composition, avec de profondes différences, d’un cas à l’autre, dans la nature et la diversité des animaux et des plantes qui en ont fait partie.
Éveiller les visiteurs à l’amour de la nature
Jean Eyheralde, prêtre à Argentière, dans la vallée de Chamonix, est en outre un amateur de sciences et de nature. À force de côtoyer des touristes lorsqu’il étudie des plantes et des lichens, il constate que ces gens font des remarques et posent des questions pertinentes et qu’ils sont moins indifférents qu’il le croyait à ce qui l’intéresse. Progressivement, l’idée lui vient qu’il pourrait transformer cette curiosité d’un instant en un appétit durable et faire ainsi partager sa passion pour les plantes et les animaux qui l’entourent. Tout son projet est là : donner le goût de la nature aux gens. En d’autres termes, fonder un attachement. Ses réflexions, ses tâtonnements visent constamment à déterminer les dispositifs et les circonstances favorables à l’éclosion d’un intérêt du public pour la nature, en particulier pour la nature ordinaire. Que faut-il, de qui et de quoi a-t-on besoin pour instaurer ce lien ?
Au début des années 1970, Jean Eyheralde est presque seul. Une loupe binoculaire dans le coffre de sa voiture, il s’installe sur un parking, au col des Montets, qui relie les vallées de Chamonix et de Vallorcine, et où les automobilistes s’arrêtent pour admirer le point de vue ou se dégourdir les jambes. Lui s’efforce de les attirer jusqu’à sa voiture et de leur montrer les petites bêtes et les petites plantes qui se trouvent à leurs pieds. Comme ce n’est guère commode, il entreprend de convaincre le maire de Chamonix, Maurice Herzog, de construire au col un chalet, qui servirait de porte d’entrée dans sa prestigieuse commune. Le bâtiment est construit tout près du parking et une personne est employée pour s’en occuper et accueillir les visiteurs. Il comporte des toilettes, une buvette et l’on peut y acheter des cartes postales : autant d’excellentes raisons de s’y rendre, lorsqu’on est de passage. Mais le chalet est aussi le point de départ d’un sentier de découverte, tracé de manière à être accessible à tous. Venus boire un café, les touristes se trouvent entraînés dans une autre activité : les voilà partis sur le sentier.
Jean Eyheralde est persuadé que les vacanciers sont davantage en quête de divertissement que d’instruction et qu’il faut donc trouver d’autres médiateurs que les livres, les discours et les expositions pour « piquer leur curiosité » : si l’on veut qu’ils s’intéressent à la nature, il faut la leur montrer. Des loupes binoculaires ont été disposées à cet effet dans le chalet, dont le sous-sol a été aménagé en laboratoire. Mais montrer la nature aux visiteurs ne suffit pas, il faut encore qu’elle leur soit montrée par des gens qui l’aiment. En tant que prêtre, Jean Eyheralde a l’habitude de s’adresser aux gens mais il n’est pas constamment disponible : même s’il passe beaucoup de temps au col des Montets, il doit aussi s’occuper de sa paroisse. Cependant, il ne reste pas longtemps seul : très vite, il fonde et préside une association des amis de la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, qui inclut le col des Montets ; l’association emploie un jeune Chamoniard, qui porte le titre de « garde de la réserve » mais qui passe en réalité l’essentiel de son temps au col, aux côtés de Jean Eyheralde. La vallée de Chamonix est par ailleurs fréquentée par des chercheurs et des scientifiques de toutes disciplines qui ont entendu parler de Jean Eyheralde et de ses activités. Certains d’entre eux, intéressés et séduits, prennent l’habitude de venir au chalet et d’intervenir auprès des visiteurs. Le flux des touristes s’intensifiant au fil des années, Jean Eyheralde pense en outre à impliquer des étudiants, qui mènent quelques travaux pratiques, découvrent au col une autre manière de faire de la science et d’autres rapports avec les scientifiques, tout en assurant le contact avec les visiteurs. Une sorte de petite communauté universitaire voit ainsi le jour, chaque été, le chalet du col des Montets devenant à la fois un lieu d’apprentissage et de formation à la recherche et à l’enseignement pour les étudiants, de rencontre et de recherche pour les scientifiques, de découverte pour les visiteurs et d’invention d’une pédagogie sensible de la nature.
Cependant, ce n’est pas « la nature » que l’on peut faire découvrir aux visiteurs, mais des plantes et des animaux en particulier, qu’il faut pouvoir montrer et éventuellement manipuler sans qu’ils périssent, s’échappent, mordent, etc. Autrement dit, il faut trouver des plantes et des animaux qui consentent à coopérer. Quelques animaux naturalisés (chamois, aigles, grands-ducs) ont été exposés dans une vitrine qui ne satisfont guère Jean Eyheralde car les gens ont peu de chance de les revoir et, surtout, ils sont morts. Il y a aussi les marmottes, qui ne se laissent pas trop approcher mais que l’on peut tout de même regarder d’assez près, pour peu que l’on reste sur le chemin. Toutefois, Jean Eyheralde a trouvé beaucoup mieux que les marmottes et les animaux empaillés pour tisser un lien entre les touristes et la nature : les araignées, qu’il a appris à manipuler tout en causant. D’abord, il y a des araignées partout et les visiteurs, de retour chez eux, retrouveront les araignées du col des Montets ou des araignées similaires : mieux que les bouquetins et les aigles, elles peuvent permettre de délocaliser le lien apparu au col des Montets. Ensuite, les araignées passent souvent pour des animaux repoussants, dont on va, sous la loupe, découvrir l’étonnante beauté. Surtout, les araignées se laissent faire, à condition de savoir les choisir — toutes ne sont pas aussi dociles — et d’avoir appris à les prendre. Suspendues au bout de leur fil de soie ou un instant prisonnières sous la loupe, les araignées ne se contentent pas de se laisser faire ; elles participent, « en nous regardant » : « les araignées c’est le comble, les araignées, j’avais des dons pour les araignées, j’ai beaucoup travaillé sur les araignées, l’inventaire des araignées, tout ça ; c’est des bêtes extraordinaires : elles ont huit yeux, elles vous regardent avec huit yeux, quand on se fait regarder dans une bino, parce que elle s’aperçoit pas qu’on voit qu’elle nous regarde [il rit] et ben c’est formidable, alors tout ça ben les gens ils en tombent assis, avec les araignées, ils peuvent pas croire, et puis on peut les prendre, alors je sais bien les prendre, et puis je les faisais danser comme ça, surtout les grosses, les [ ?], alors je tirais, c’est amusant, vous pouvez faire ça, vous allez conquérir du public » (Jean Eyheralde). Jean Eyheralde a progressivement acquis un pouvoir sur les araignées, qui lui « obéissent » et il compte sur elles pour exercer un pouvoir sur le public, pour le « conquérir ». L’ortie est l’équivalent végétal de l’araignée ; elle aussi commune, crainte pour ses piqûres, elle se laisse toucher pour peu que l’on sache s’y prendre et il suffit de mettre une feuille d’ortie sous la loupe pour découvrir le mécanisme de la piqûre : « une ortie ça pique alors on l’aime pas mais c’est complètement idiot ça, une ortie ça pique c’est sûr mais ça… d’abord on peut très bien travailler dans les orties sans se faire piquer, y a des trucs, vous remontez simplement la…, au lieu de faire comme ça, on fait comme ça, parce que les poils piquants ils se retournent alors ça on en met plein la vue aussi aux gens mais on leur indique le moyen, donc ils se mettent à aimer les orties. C’était ça quoi, on cherchait à ce que les gens aiment » (Jean Eyheralde). « La mauvaise bête et la mauvaise herbe » deviennent ainsi des pièces maîtresses du collectif destiné à créer un attachement entre l’homme et la nature ordinaires.
Cependant, le chalet-laboratoire, le sentier de découverte, les étudiants, les araignées et les orties, les loupes, Jean Eyheralde et tous les scientifiques qui l’entourent ne servent à rien si les visiteurs oublient ce qu’ils ont vu et entendu sitôt repartis. Pour que cette amorce d’attachement dure et s’exporte au-delà du col des Montets, Jean Eyheralde et ses amis forgent peu à peu des formules qui, espèrent-ils, suivront leurs visiteurs dans leurs régions respectives et pourront peut-être même se propager et atteindre de nouveaux destinataires, en empruntant les circuits improbables de la parole. Ces formules doivent être brèves et percutantes, pour être aisément retenues par des gens de passage, simples, puisque l’on s’adresse à tous, tout en restant justes ; cela donne, par exemple, « le sentier est le territoire de l’homme » ou « l’extraordinaire de l’ordinaire ». Au col des Montets, on mise ainsi sur le pouvoir et la transmissibilité de formules mémorables pour que le lien entre les visiteurs et la nature ordinaire s’étende et se communique à d’autres.
À partir du désir de faire aimer la nature ordinaire, on voit ainsi se constituer et se peupler tout un collectif, composé d’humains — un cercle de pédagogues qui s’est formé autour de Jean Eyheralde, les touristes, les étudiants, etc. —, de plantes et d’animaux — les orties et les araignées plutôt que les édelweiss et les bouquetins — d’objets — le chalet-laboratoire, le sentier, la loupe — et de formules facilement mémorisables, qui se tiennent les uns les autres en formant un réseau d’attachements (Latour, 2000).
Ce collectif se constitue aussi dans l’exclusion. Jean Eyheralde, qui accuse les chiens de faire fuir tous les autres animaux et les a en horreur, s’efforce de convaincre les habitants et les touristes de ne pas les sortir au col. Il veut encore les convaincre de ne plus se débarrasser de leurs ordures (de nombreux cols de montagne servent alors de dépotoir), ni de cueillir les fleurs. La chasse est elle aussi interdite dans la réserve naturelle des Aiguilles Rouges. Jean Eyheralde et ses amis se défient par ailleurs des fonctionnaires et de l’administration en général et, pendant plusieurs années, ils s’occupent de tout, jusqu’à ce que la création de plusieurs autres réserves les convainquent de la nécessité d’accepter la création d’une association vouée à la gestion de l’ensemble des réserves, logée à la Direction départementale de l’agriculture et de la forêt.
Maintenir les villages de montagne vivants
Depuis l’enfance, Gilbert André rêve des Alpes et déteste les grandes villes. Ce qu’il aime, ce n’est pas le terrain de jeu de l’Europe qu’a décrit Leslie Stephen (2003, éd. or. 1871), mais les Alpes habitées par les paysans des années 1950. Il trouve cette montagne belle et ses habitants, s’ils sont pauvres, lui semblent heureux et libres. Cependant, l’émigration saisonnière et temporaire devenant de plus en plus souvent définitive, la montagne se vide de ses paysans. Ceux qui restent sont employés par de puissants acteurs récemment arrivés dans les Alpes, dont Edf, qui multiplie les aménagements hydroélectriques. En 1951, le village de Tignes a été ennoyé et il a fallu employer la force pour expulser les derniers habitants récalcitrants. Ce que Gilbert André appelle « la civilisation alpine » lui paraît ainsi doublement menacé, par l’exode et par l’emprise croissante de ces nouveaux venus. Convaincu que les montagnards sont extrêmement attachés à leurs terres et à leurs troupeaux, Gilbert André se fixe pour objectif de permettre à cet attachement de persister.
Au mois de juin 1953, après de longues pérégrinations solitaires dans les Alpes, il s’arrête quelques jours au fond de la Haute-Maurienne, à Bonneval-sur-Arc, où il reste finalement tout l’été. Il participe aux foins et, en échange, les paysans le nourrissent et le logent. Il leur rend d’autres menus services, les aidant par exemple à remplir quelques formalités administratives. Obéissant à une injonction paternelle, il quitte Bonneval en septembre pour aller faire un stage dans une banque parisienne mais, rappelé quelques mois plus tard par les Bonnevalains, il décide de les rejoindre. En février 1956, les habitants lui demandent d’être leur maire. Le lien, d’abord ténu, entre les Bonnevalains et ce jeune étranger dont ils décident de faire leur porte-parole, a pris de la consistance.
À Bonneval, les habitations sont sombres et basses ; en hiver, la route d’accès au village, très exposée aux avalanches, n’est ni déneigée ni sécurisée. Il n’y a pas de réseau d’adduction d’eau potable ni d’évacuation des eaux usées. En juin 1957, des inondations catastrophiques surviennent dans plusieurs vallées alpines et Bonneval est particulièrement touché ; le village et les terres agricoles sont envahis par des coulées de boue. Cette catastrophe, qui aurait pu anéantir le village, devient au contraire l’occasion de l’équiper de tout ce qui lui manque pour que les montagnards cessent de s’expatrier.
Mais pour construire des ponts, des routes, des paravalanches, des réseaux d’eau, pour éclairer et rehausser les habitations, pour acquérir des engins de déneigement, il faut de l’argent et les Bonnevalains n’en ont pas même si, souligne Gilbert André, ils sont prêts à faire beaucoup de travaux eux-mêmes, gratuitement et si, précisent d’autres enquêtés, le village bénéficie de redevances d’Edf qui ne suffisent pourtant pas à tout financer. Il faut donc parvenir à « intéresser » des personnalités influentes qui acceptent d’aider Bonneval. Gilbert André se déplace beaucoup ; il se rend régulièrement à Paris où il rencontre des gens haut placés dans les milieux politiques, intellectuels, financiers, religieux, artistiques et médiatiques. Son projet trouve un écho favorable auprès de nombreux élus locaux et nationaux et de hauts fonctionnaires des services de l’aménagement du territoire, en quête de solutions pour mettre un terme à la « désertification » des campagnes et à la croissance de la capitale (« Paris et le désert français » de Jean-François Gravier, est alors très présent dans les esprits). Gilbert André sait manifestement s’adresser à ses puissants interlocuteurs : sans doute essuie-t-il des refus et ne réussit-il pas partout mais il obtient des journalistes qu’ils publient des articles dans les grands quotidiens nationaux, du Crédit agricole qu’il prête aux Bonnevalains à des taux très avantageux et sans véritable caution, de fonctionnaires qu’ils agréent ses demandes et soutiennent ses projets, etc. Gilbert André noue avec chacun de ses interlocuteurs une relation personnelle : il rencontre les gens, les invite à Bonneval et entretient avec eux une correspondance très suivie, qui enfle progressivement : ses archives personnelles renferment des centaines de lettres avec des préfets, des écrivains, des journalistes, etc., venues de toute la France et même de l’étranger. Grâce à ses fréquents séjours parisiens et aux innombrables lettres qu’il envoie et reçoit, le problème qui l’occupe cesse d’être seulement le sien et celui des Bonnevalains. D’abord strictement local, il a acquis une tout autre dimension : il se traite désormais autant dans les cabinets ministériels, les salles de rédaction et à la préfecture que dans les vieux chalets de Bonneval.
S’il est nécessaire que les Bonnevalains soient plus confortablement logés, il faut encore qu’ils parviennent à gagner un peu d’argent, sans aller travailler à l’extérieur. Ils pourraient commercialiser les produits de leur travail, s’ils avaient quelque chose à commercialiser mais l’agriculture et l’élevage qu’ils pratiquent sont essentiellement vivriers et ne dégagent pas d’excédents. D’où l’idée de construire une fromagerie collective, conçue sur le modèle des fromageries suisses, que Gilbert André est parti visiter, et d’embaucher un fromager professionnel, trouvé à Annecy. Bientôt, Bonneval produit des fromages qui s’exportent à Paris : « Il y avait quinze spécialités, y compris le Beaufort, et des spécialités que le fromager avait inventées, c’était merveilleux, et puis il y avait des Italiens qui venaient de Suze, qui venaient exprès, des hôteliers de Suze qui venaient acheter du Beaufort, et puis la production n’était pas importante ; il n’y en avait pas des tonnes, il n’y avait pas une production telle qu’on ne puisse pas écouler tout de suite ; au début, on vendait aux cinq plus grands fromagers de Paris, Androuet, Paillot, place de la Madeleine …. J’étais allé les démarcher, il fallait avoir le temps. Androuet était le plus célèbre à l’époque, il est décédé depuis, je venais le voir de la part du directeur général de l’Unesco » (Gilbert André). Le prix du lait augmente et, avec lui, le nombre de vaches : « À la fromagerie, j’avais trouvé une politique financière telle qu’on augmentait le prix du lait au kilo de cinq centimes tous les ans. Je voyais les troupeaux qui augmentaient ; je voyais les cloches des vaches qui étaient plus nombreuses — c’était un miracle ! — au lieu de diminuer » (idem). Ayant par ailleurs noté l’habileté manuelle des Bonnevalains, Gilbert André décide de lancer un atelier d’art local et fait venir un artiste renommé, spécialisé dans la fabrication d’objets religieux, pour initier les Bonnevalains à la sculpture sur bois : « j’ai appelé ça de l’art, c’en était un petit peu ; il y avait une statuette qui représente une vierge, une sainte vierge en bois, et Mme de Gaulle l’a conservée sur son secrétaire toute sa vie. D’autres objets ont été achetés par des Américains et sont partis aux États-Unis. C’était apprécié comme de l’art. Ce tabouret a été fait à Bonneval à l’époque ; ça partait bien ; ça se vendait cher » (idem). Le développement d’une activité touristique permet bientôt de commercialiser la majeure partie de la production alimentaire et artisanale à Bonneval même. Grâce aux prêts négociés avec le crédit agricole, des chalets sont construits à l’écart du vieux village, dans le but d’accueillir une clientèle haut de gamme, sur le modèle du Tyrol autrichien, où Gilbert André a emmené à plusieurs reprises les Bonnevalains. Par la suite, les habitants réclament la construction de remontées mécaniques et une petite station de sports d’hiver voit le jour, tandis que l’atelier d’art local est abandonné.
Laissons Bonneval-sur-Arc, au moment où ce que Gilbert André avait envisagé dans son projet de parc national présenté en 1955 et qui devait, dans son esprit, être étendu à l’ensemble des hautes vallées savoyardes et même au-delà, a quasiment été entièrement réalisé. Alors qu’il s’agissait initialement d’aider les montagnards à rester au pays et « à rester eux-mêmes » et qu’extérieurement Bonneval a, en effet, peu changé et est demeuré un village « typique », comme il n’en existe plus beaucoup dans les Alpes françaises, le Bonneval des années 70 n’a pas grand-chose à voir avec celui des années 50. Outre Gilbert André, il y a désormais plus de Bonnevalains, plus de vaches, l’eau courante dans les maisons, un chasse-neige, des touristes, des hôtes de marque, une fromagerie, etc. À travers des articles dans la presse, une montagne de courriers, des fromages, des statues en bois, Bonneval est présent dans des lieux inimaginables vingt ans plus tôt. Une multitude de liens ont été noués entre Bonneval et le reste du monde pour maintenir les Bonnevalains à Bonneval.
Donner, en France, un territoire aux bouquetins
Même s’il a fortement influencé la rédaction de la loi de 1960 et la construction du parc national de la Vanoise, le collectif auquel nous avons affaire avec le projet du Dr Couturier (1897-1973), présente la particularité, par rapport aux deux précédents, de n’avoir existé que sur le papier. Comme Jean Eyheralde et Gilbert André, Marcel Couturier est un homme de passion et même de plusieurs passions : en plus d’être un grand alpiniste, c’est un naturaliste renommé et reconnu par ses pairs dont la production scientifique s’élève à plusieurs milliers de pages et il est également fou de chasse. Avec le bouquetin, il trouve un animal qui lui permet de s’adonner simultanément à ces trois activités — la science, l’alpinisme et la chasse : l’ongulé, à peu près partout en déclin ou disparu, est en effet très méconnu des naturalistes ; il n’a subsisté que dans des endroits très escarpés et seulement accessibles aux montagnards émérites et, selon Couturier, il surpasse tous les autres gibiers dans le plaisir qu’il procure au chasseur. Aussi Marcel Couturier ne lâche-t-il plus le bouquetin, à partir du moment où il l’a découvert, consacrant une bonne partie de son temps, de son argent et de son énergie à lui donner, en France, un territoire.
Que faut-il aux bouquetins pour qu’ils puissent s’installer quelque part et y prospérer ? À quelles conditions s’attacheront-ils à l’espace qu’on leur destine et parviendront-ils à le coloniser et à en faire leur territoire ? Selon le Dr Couturier, la meilleure garantie de réussite consiste à laisser les bouquetins désigner eux-mêmes ce qui leur convient le mieux, en retenant un espace qu’ils fréquentent spontanément, plutôt que de prendre le risque de les transplanter arbitrairement dans un endroit qui ne correspond peut-être pas à leurs exigences ni à leurs goûts. Ne pas choisir à leur place, donc. D’où l’idée de s’orienter vers les hautes vallées savoyardes, qui jouxtent le parc national italien du Grand Paradis, et dans lesquelles des bouquetins s’aventurent régulièrement avant d’être abattus par les chasseurs des villages voisins. Fort de l’autorité que lui confèrent toutes les études qu’il a consacrées aux bouquetins, Marcel Couturier peut parler en leur nom et affirme que les ongulés s’établiraient volontiers en Haute-Tarentaise et en Haute-Maurienne, si seulement les chasseurs leur en laissaient le loisir. Il faut donc les mettre à l’abri des balles. Les expériences antérieures témoignant de l’inefficacité de l’interdiction de la seule chasse au bouquetin, le Dr Couturier recommande d’interdire purement et simplement la chasse, sur tout l’espace retenu, qui doit être suffisamment étendu pour satisfaire les besoins des bouquetins mais pas trop pour ne pas déclencher la fronde des chasseurs. Permettre aux bouquetins de s’installer implique alors la présence de gardes qui fassent respecter la réglementation. Prenant modèle sur le parc national du Grand Paradis, Marcel Couturier préconise l’embauche d’un grand nombre d’hommes, jeunes, répartis sur tout l’espace protégé. Ayant la double mission d’observer les populations d’ongulés et de prévenir et de réprimer les actes de braconnage, ces hommes devraient être équipés d’instruments d’observation naturaliste, assermentés et armés. L’idéal serait, pour lui, de les recruter parmi les meilleurs chasseurs locaux, qu’il serait à la fois plus facile et plus judicieux de transformer en « garde-bouquetins » que de s’efforcer de les en détourner, puisque l’on tirerait alors parti de leur connaissance du terrain et des chasseurs et de leur passion des animaux. Les plus grands braconniers deviendraient ainsi des alliés, plutôt que des opposants.
Ce projet, élaboré après une longue fréquentation de la montagne et des bouquetins, Marcel Couturier le présente et le défend dans les revues spécialisées qu’il connaît bien de par ses activités scientifiques, cynégétiques et d’alpiniste. C’est notamment par le biais de ces publications que ses idées sur la création d’un parc national à bouquetins se diffusent et acquièrent des soutiens dans des milieux variés.
Marcel Couturier est décédé en 1973, dix ans après la création du parc national de la Vanoise, à laquelle il n’a finalement pas pris part, pour avoir été jugé et condamné pour braconnage dans d’autres espaces protégés. Comme il l’avait prédit, les bouquetins ont bien colonisé la Vanoise, avec, à plusieurs reprises, l’appui actif d’agents du parc qui ont réclamé et obtenu que des réintroductions soient organisées pour hâter le processus. Les bouquetins sont à présent en Vanoise chez eux et ils ont même, en plusieurs points, dépassé les limites du parc. Effectivement aussi, une bonne partie des agents du parc de la première génération se sont très fortement attachés aux bouquetins, qu’ils ont protégés avec acharnement. Sur ces points, donc, Marcel Couturier avait vu juste. En revanche, peut-être n’avait-il pas imaginé que les bouquetins ne se contenteraient pas seulement de s’installer et qu’ils modifieraient également leur comportement, devenant non seulement plus nombreux et plus proches mais aussi moins farouches, alimentant les discours des chasseurs et des éleveurs sur l’« avachissement » contemporain de la faune sauvage.
Faire des « conserves de nature »
Retournons en Haute-Savoie, où Gilbert Amigues, un ingénieur des Eaux et Forêts, nourrit encore un autre dessein : constatant la rapidité et l’ampleur des transformations qui affectent le département, il pense qu’il faut, de toute urgence, créer des « conserves de nature ».
Cette logique de mise en conserve s’accompagne d’une hiérarchisation des espèces et des espaces naturels : puisqu’il est à l’évidence impossible de tout conserver, il convient de favoriser ce qui le mérite le plus, la nature remarquable. Gilbert Amigues compte beaucoup sur la science pour l’identifier ; aussi se rapproche-t-il très vite des naturalistes haut-savoyards et genevois, afin qu’ils l’orientent dans ses choix et lui fournissent des arguments à faire valoir pour obtenir une protection durable. Il entreprend par ailleurs de réintroduire plusieurs espèces disparues de Haute-Savoie et notamment le bouquetin et le gypaète ; les grands ongulés et les grands rapaces retiennent tout particulièrement son attention.
Pour Gilbert Amigues, deux menaces principales pèsent sur la nature remarquable qu’il convient de conserver : la chasse, responsable de la raréfaction ou de la disparition de certaines espèces, et le développement touristique rapide et massif que connaît le département. Face à ces deux menaces, il privilégie l’arme du droit, qu’il peut lui-même manier car il a acquis une solide formation juridique à l’École nationale des Eaux et Forêts. Exploitant pleinement la possibilité qu’offre la loi Verdeille (1964) de créer des réserves de chasse couvrant au moins 10 % du territoire de chasse, il parvient à persuader les maires d’instaurer des réserves de chasse vastes et contiguës. La lutte contre les projets immobiliers, en altitude et sur les rives des grands lacs, se révèle plus difficile : ni l’administration centrale ni les communes ne voulant d’un parc national, Gilbert Amigues est contraint de se rabattre, par défaut, sur un outil initialement conçu pour la protection d’espaces de petite dimension : les réserves naturelles. Il engage une course de vitesse contre les aménageurs et obtient en quelques années la signature de sept décrets de création de réserve naturelle.
Pour que ces décrets voient le jour, Gilbert Amigues doit convaincre ses interlocuteurs, à la fois au ministère de l’agriculture puis de l’environnement et dans les communes, de la nécessité de classer plusieurs centaines ou milliers d’hectares en réserve naturelle. Il multiplie les exposés aux conseils municipaux et les discussions avec les maires, présentant les espaces protégés sous un jour avantageux. L’examen des archives relatives à la création des réserves naturelles révèle l’ampleur de sa correspondance, d’une teneur et d’une tonalité tout autres que celle de Gilbert André : usant d’un langage technique et administratif, Gilbert Amigues rappelle les délais à respecter, fournit des arguments, indique ce qui est négociable et ce qui ne saurait selon lui être acceptable par l’administration centrale ou par les communes.
Gilbert Amigues ne se mêle pas vraiment de la gestion des réserves naturelles nouvellement créées : il estime sa mission achevée à la parution du décret, s’attelant aussitôt à la préparation d’un autre décret, afin d’obtenir la protection de la plus grande surface possible avant qu’il ne soit trop tard.
Bien qu’ils soient rassemblés sous le terme d’espaces protégés, les quatre collectifs qui viennent d’être présentés sont manifestement très dissemblables. Ils ne sont pas du tout composés de la même façon et, en particulier, ils n’ont pas la même nature : pour Gilbert André, la nature c’est d’abord les troupeaux domestiques et les alpages ; pour le Dr Couturier, les bouquetins ; pour Jean Eyheralde, les bêtes et les plantes ordinaires ; pour Gilbert Amigues les grandes espèces emblématiques.
Ils n’ont pas non plus la même extension dans le temps. Certains ont été conçus pour durer, pour être inscrits dans la loi et institutionnalisés. Gilbert Amigues, par exemple, entendait faire des conserves de nature qui résistent au temps. Mais d’autres sont partis du principe que l’attachement, une fois apparu, se perpétuerait de lui-même et que le collectif dont il avait besoin pour éclore ne serait plus nécessaire : le collectif est alors perçu comme provisoire. Ainsi, Jean Eyheralde, qui se plaît à envisager le moment où les réserves naturelles seront devenues superflues parce que tous auront appris à aimer la nature, affirme volontiers que « les réserves naturelles sont faites pour disparaître ».
L’examen détaillé des origines des espaces protégés amène ainsi à nuancer une présentation courante de l’évolution des politiques de la nature, qui peut donner à penser que les projets initiaux visaient tous à sanctuariser la nature ou à la « mettre sous cloche » et que la volonté de prendre en compte les activités humaines serait apparue tardivement (par exemple Pinton et al., 2007 : 18). L’intérêt pour la nature ordinaire, qui est au cœur du projet de Jean Eyheralde, est lui aussi souvent présenté comme récent. Il faudrait bien sûr disposer d’autres études pour savoir si les projets culturels et pédagogiques portés respectivement par Gilbert André et par Jean Eyheralde ont été des exceptions ou si l’on retrouve ailleurs, dès les années 1960, une semblable volonté de créer des espaces protégés visant à associer l’homme et la nature et à défendre la nature domestique et la nature ordinaire. Il apparaît en tout cas déjà clairement que ce n’est pas un mouvement environnemental unifié qui a conduit à la création des espaces protégés mais un ensemble de projets extrêmement hétérogènes, dont les partisans sont parvenus à former des coalitions (Hajer, 1996 : 247), parfois provisoires, sans pour autant partager les mêmes intérêts, ni les mêmes objectifs ni les mêmes méthodes.
Que nous a finalement appris de la naissance des collectifs ce retour sur le tout début des espaces protégés ?
Les collectifs apparaissent dans un premier temps davantage comme un moyen que comme une fin. Ceux que l’on considère aujourd'hui comme les pères des espaces protégés ont voulu, non pas créer des espaces protégés, mais susciter ou prolonger des liens qui leur importaient par dessus tout. Notons que leurs objectifs n’étaient pas particulièrement novateurs. Avant eux, d’autres avaient affirmé, par exemple, la nécessité de sauver le bouquetin des Alpes ou de maintenir les montagnards dans les hautes vallées. Mais contrairement à ceux dont ils ont adopté ou repris les idées, Gilbert André et le Dr Couturier en Vanoise, Jean Eyheralde et Gilbert Amigues en Haute-Savoie, ont consacré toutes leurs forces à l’objectif qu’ils s’étaient fixé et surtout ils ont su créer des connexions inédites et souvent inattendues entre des éléments très divers qu’ils ont, au moins pendant un temps, réussi à associer et à faire tenir ensemble. Leur rôle n’a pas tant consisté à concevoir des idées originales qu’à susciter des attachements entre des éléments jusque-là disjoints. Ils sont parvenus à enrôler des hommes, des animaux, des objets et des mots pour établir ou maintenir un lien qu’ils jugeaient essentiel et c’est en cela qu’ils se distinguent de leurs prédécesseurs. Ils ont été, en d’autres termes, des « entrepreneurs de collectifs ».
Or, tous ces attachements qu’ils ont suscités ou favorisés n’ont pas été sans transformer les êtres. Après avoir réaménagé leurs maisons, construit des gîtes, visité l’Autriche et la Suisse, reçu des journalistes, fréquenté leurs riches et parfois illustres visiteurs, les Bonnevalains ne pouvaient pas « rester eux-mêmes », comme le souhaitait Gilbert André. Assez vite aussi, les bouquetins qui ont colonisé les hautes vallées savoyardes ont changé : ils se sont habitués à côtoyer des humains devenus à leur égard pacifiques et ils ont cessé de les fuir, n’hésitant plus, au printemps, à descendre dans les vallées et à se nourrir dans les prés de fauche et les champs de luzerne. Ainsi, les collectifs constituent des moteurs du changement et du renouvellement des êtres, si bien que les questions de savoir si l’on veut « vivre ensemble » et comment y parvenir sont toujours à reprendre.
Les mondes humains se constituent progressivement, à mesure qu’ils incorporent des membres dont on ne pouvait imaginer, au départ, qu’ils participeraient à l’entreprise : la composition des mondes n’est ni prévisible, ni figée. Leurs dimensions ne le sont pas davantage. Les collectifs émettent des ramifications à des distances variables, se dilatant à certains moments et se contractant à d’autres. Le collectif constitué pour que les Bonnevalains restent attachés à Bonneval, par exemple, s’étend jusqu’à Paris et, à certaines périodes, il s’allonge jusqu’au Tyrol ou à New York. Pour alimenter ses conserves de nature, Gilbert Amigues tente dans les années 1970 de récupérer des gypaètes en Afghanistan, avec le concours de l’ambassadeur de France. Ce qui, à un moment donné, peut être considéré comme local résulte ainsi d’un travail certes de localisation mais aussi de délocalisation : il faut aller chercher ailleurs ce qui fait tenir le lien au lieu. Ce double travail peut échouer (comme dans le cas de la mort ou du départ d’animaux réintroduits) et il peut être contesté (Long Martello, 2004). Par exemple, les enquêtés ont presque toujours mentionné que Gilbert André n’était pas de la région et plusieurs d’entre eux, insistant sur ses relations avec de grands personnages de l’État et sur le fait que la commune de Bonneval-sur-Arc a longtemps perçu une véritable « manne » financière d’Edf, ont affirmé que l’expérience de Bonneval ne saurait être considérée comme un modèle de développement local. De son côté, Gilbert André s’efforce de défendre le caractère endogène de ce qui a été réalisé, en soulignant la part prise par les Bonnevalains dans la « résurrection » du village.
De manière générale, les collectifs naissent dans l’opposition et l’exclusion – ce qui rend d’autant plus nécessaire la passion de leurs initiateurs. Les attachements que ces derniers veulent favoriser sont concurrencés ou contrariés par d’autres : les Bonnevalains sont attirés par les emplois que proposent Edf puis la station voisine de Val d'Isère ; les montagnards chassent le bouquetin et vont promener leur chien au col des Montets, etc. Les collectifs émergent péniblement, en résistant à d’autres collectifs déjà constitués autour d’autres attachements, et leur naissance constitue bien souvent un combat.
Une fois les collectifs constitués, bien des événements peuvent survenir, les plus fréquents consistant probablement en une modification des attachements entre leurs membres et donc de ces membres eux-mêmes. Dans son étude des interrelations très anciennes et très fortes entre les éleveurs kirghizes et les loups, Nicolas Lescureux (2006) met en évidence la réponse comportementale des prédateurs aux évolutions pastorales qui se sont produites depuis l’accession du pays à l’indépendance : les loups se sont par exemple rapidement adaptés à la réduction des moyens consacrés au gardiennage des troupeaux et à la chasse dont ils étaient l’objet, en se rapprochant des villages et en se montrant plus audacieux que par le passé. Les attachements et les identités des membres des collectifs connaissent ainsi des ajustements constants. La disparition d’un membre du collectif constitue un événement probablement plus rare, qu’a exploré Éric Chevillard (2007) dans son roman « Sans l’orang-outan » : que se passe-t-il lorsque les derniers orangs-outans, dont les hommes avaient ignoré l’importance, viennent à disparaître ? C’est l’événement symétrique – l’arrivée d’un nouvel être – qui m’a occupée dans ma thèse.
L’entrée des loups en politique
Cette thèse m’apparaît aujourd'hui comme une tentative de rendre compte de l’entrée des loups en politique, définie comme la constitution progressive d’un monde humain (Latour, 2000 : 203).
Rendre compte de l’entrée des loups en politique consiste alors, d’une part à retracer les changements survenus dans les attachements entre les êtres qui composent les mondes humains qu’ont pénétrés les loups, ainsi que dans les rapports entre ces mondes, d’autre part à identifier la façon dont les acteurs s’y prennent pour qualifier, quantifier et finalement juger les nouveaux venus ainsi que les effets qu’ils exercent sur les membres des collectifs, et réciproquement. Je reprendrai ici ces deux pans de l’analyse, qui ont tous deux été traités dans la thèse, le second ayant en outre été approfondi lors de la recherche menée avec Céline Granjou sur le suivi scientifique des loups.
L’arrivée des loups dans les mondes humains et la recomposition des attachements
On ne peut saisir comment les loups ont reconfiguré les attachements au sein des mondes humains qu’ils ont pénétrés qu’après avoir préalablement exploré ces mondes. C’est ce que visait à faire la première partie de ma thèse, la seconde étant notamment consacrée aux changements provoqués par l’arrivée des loups qu’identifient les acteurs. Ces deux points sont brièvement résumés ci-dessous, la démarche adoptée étant illustrée par le cas particulier des bergers salariés, que je n’ai pas approfondi dans la thèse et sur lequel je n’ai pas mené d’enquête spécifique mais que la lecture et le suivi de plusieurs travaux récents (Baumont, 2005 ; Egger, 2006 ; Lassalle, 2007) me permettent à présent d’aborder.
Dans quels mondes les loups ont-ils surgi ?
C’est à partir de deux ongulés sauvages, le chamois et le bouquetin, que j’ai cherché à saisir les mondes humains préexistants à l’arrivée des loups. Les récits recueillis à propos de l’évolution des populations de ces deux animaux et des pratiques à leur égard suggèrent que les gens construisent autour d’eux des mondes qui diffèrent par leur épaisseur temporelle, leur étendue spatiale et leur organisation interne : schématiquement, les petits mondes des éleveurs et des chasseurs, structurés par le couple sauvage/domestique, se distinguent fortement du vaste monde des protecteurs et des gestionnaires de la nature, structurés par l’opposition entre la nature et l’artifice. Les qualificatifs de sauvage et de naturel reposent sur des critères distincts, si bien que le sauvage des uns ne correspond pas toujours au naturel des autres. Pour les chasseurs et les éleveurs, est sauvage, du moins en théorie, un animal rare, distant et qui adopte à l’égard de l’homme un comportement farouche ; le caractère sauvage des animaux est produit ou en tout cas renforcé par l’action humaine : la chasse apprend aux animaux à devenir sauvages et élimine les moins sauvages d’entre eux, de même que l’élevage consiste à constamment conforter la proximité de l’homme et de l’animal et à sélectionner les animaux les plus aptes à vivre en compagnie des hommes, en raison par exemple de leur docilité. Dans ces conditions, la sauvagerie est au moins en partie acquise, plutôt qu’innée. Pour les gestionnaires et les protecteurs de la nature, ce sont l’autochtonie et l’autonomie qui fondent la naturalité d’une espèce : un animal est naturel s’il n’a pas été introduit par l’homme et s’il n’en dépend pas pour son alimentation ni sa reproduction. C’est l’absence d’intervention humaine sur l’animal qui est ici déterminante, beaucoup plus que le comportement de l’animal vis-à-vis de l’homme ; peu importe, en particulier, que l’animal se montre craintif ou au contraire familier.
Certains animaux, comme le chamois, sont tenus à la fois pour sauvages et pour naturels ; d’autres, en revanche, répondent aux critères du naturel mais pas du sauvage, ou inversement. Ainsi, le bouquetin est considéré comme naturel par les gestionnaires et les protecteurs de la nature, alors qu’il a, selon les chasseurs et les éleveurs, perdu son caractère sauvage pour n’être plus chassé depuis longtemps. S’ils ne considèrent ni ne traitent le chamois et le bouquetin de la même façon, tous les enrôlent dans des stratégies de victimisation, de rationalisation ou de stigmatisation et les utilisent pour se situer dans le temps et par rapport aux autres.
Dans chacun de ces deux types de monde, un petit nombre d’hommes sont reconnus comme des spécialistes, auxquels on s’adresse pour tout ce qui a trait à ces animaux. Bien que ces spécialistes habitent à proximité les uns des autres et qu’ils se passionnent pour les mêmes espèces ou pour des espèces proches, les rencontres et les échanges d’un type de monde à l’autre demeurent relativement rares, le zonage de l’espace et un partage du temps permettant notamment d’éviter les discussions qui fâchent et les remises en cause. Les deux types de monde, juxtaposés, ont ainsi coexisté dans une certaine ignorance mutuelle, jusqu’à l’arrivée des loups.
Ce que les loups ont changé
La venue des loups peut être interprétée comme un événement ayant rendu inévitables la rencontre entre ces deux types de monde et le déclenchement d’une « crise de collectifs ». Après avoir essayé de comprendre pourquoi les loups ont pu déclencher une telle crise, contrairement à d’autres animaux qui les ont devancés et qui causent eux aussi des dégâts, comme le lynx et le sanglier, j’ai identifié les étapes de cette crise, depuis la poursuite de l’évitement jusqu’au bricolage de solutions pragmatiques en passant par la confrontation. J’ai enfin montré qu’au-delà des conflits, la venue des loups a provoqué une reconfiguration des attachements et une redéfinition de l’identité de toute une série d’êtres. Les mouflons du Mercantour, par exemple, ont dû apprendre, en catastrophe, à ne plus être des proies aussi faciles : dans un premier temps décimés par les loups — au grand dam des chasseurs, qui ont réintroduit l’espèce, et à la satisfaction des protecteurs de la nature qui, parce que les mouflons ne sont pas endogènes, ne les apprécient guère —, ils semblent être devenus plus vigilants au fil des attaques. Chez les hommes, plusieurs catégories d’acteurs ont également été conduits à modifier leurs façons de faire : les éleveurs et les bergers en premier lieu, mais également les gestionnaires et les protecteurs de la faune sauvage ou encore les touristes, qui ont désormais affaire à des chiens de protection lorsqu’ils fréquentent les alpages. L’arrivée des loups s’est accompagnée de nouveaux clivages dans chacun des deux grands types de monde, notamment entre partisans de la recherche de compromis et partisans de la défense de positions plus radicales. Simultanément, des liaisons et des proximités inédites sont apparues, avec des êtres qu’on ne connaissait pas, comme les techniciens prédation, les aides bergers et les chiens de protection, ou que l’on préférait ignorer. Dans les petits mondes des éleveurs comme dans le vaste monde des protecteurs, la venue des loups a ainsi modifié toute une série d’attachements, de comportements et d’identités. Les ongulés domestiques et sauvages, les éleveurs, les protecteurs, la montagne pastorale, etc. ne sont plus exactement les mêmes, une fois que les loups sont là.
Prendre la mesure de l’ampleur de la recomposition des attachements qui solidifiaient les deux grands types de monde invitait à s’interroger, en conclusion de la thèse, sur l’avenir de ces mondes et sur les conditions de réussite d’une rencontre entre des collectifs initialement étrangers l’un à l’autre. Aujourd'hui encore, la disparition d’un monde au profit de l’autre demeure le rêve de certains : si seulement il n’y avait pas d’éleveurs de moutons, ou pas de protecteurs des loups ! On peut désormais penser que ces espoirs seront déçus : dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, où la présence des loups est à la fois la plus ancienne et relativement forte, la production ovine a relativement mieux résisté que dans d’autres régions ovines françaises (Tchakérian et al., 2007). Aucun des deux collectifs n’a donc remporté de « victoire ». Se pose alors la question de savoir si l’on a toujours affaire à deux mondes disjoints qui se serait chacun ajusté à la venue des loups ou si l’on assiste à la constitution d’un nouveau collectif, issu de la confrontation de ceux qui l’ont précédé. Outre qu’il permet d’illustrer l’approche adoptée pour rendre compte de l’entrée des loups en politique, le cas des bergers salariés peut contribuer à éclairer cette interrogation.
Loups et bergers salariés : une illustration de la recomposition des attachements à la suite de l’arrivée des loups
Soit donc les bergers salariés. Leur attachement pour telle catégorie d’êtres ou d’objets varie selon les bergers et selon l’être ou l’objet singulier qui appartient à la catégorie considérée. L’attachement d’un berger au troupeau, à la montagne pastorale, à l’éleveur qui l’emploie, au chalet d’alpage, aux loups dépendent ainsi de ce berger, de ce troupeau, de cette montagne, de cet éleveur, de ce chalet et aussi de ces loups, plus ou moins amateurs de viande de mouton, plus ou moins nombreux, organisés, rusés, obstinés, etc. Dans ce qui suit, je considérerai qu’il est cependant possible de parler d’un attachement, en quelque sorte idéal-typique, des bergers aux troupeaux, aux montagnes, aux éleveurs, aux loups, etc.
Parmi les changements dans les attachements considérés plus haut, seules la formation d’attachements inédits et la transformation d’attachements antérieurs paraissent ici devoir être envisagées. En effet, il ne semble pas que l’arrivée des loups ait induit de détachements entre les bergers salariés et d’autres êtres. Par ailleurs, certains attachements n’ont pas été modifiés par la présence nouvelle des loups, ou alors de manière très marginale ; par exemple, la relation entre les bergers et les chiens de conduite est aujourd'hui sensiblement la même que par le passé.
Formation de nouveaux attachements
Les premiers nouveaux êtres auxquels les bergers se sont attachés sont bien entendu les loups. Cela ne signifie pas que les bergers se soient mis à aimer les loups ni qu’ils en aient fait des alliés (bien que ce ne soit pas exclu), mais, tout simplement, que les loups ont influencé les bergers (et réciproquement), qui ne travaillent plus comme avant et ne sont plus tout à fait les mêmes. Pour plusieurs raisons, l’attachement des bergers aux loups diffère de celui des éleveurs.
Tout d’abord, les éleveurs et les bergers n’ont pas la même expérience des loups, avant même d’être concrètement confrontés à leur présence. Les éleveurs ont généralement entendu parler des loups en des termes extrêmement effrayants, par leurs prédécesseurs et par ceux de leurs pairs déjà touchés par la prédation. Les bergers, eux aussi, ont recueilli des récits inquiétants et ils ont de bonnes raisons de craindre l’arrivée des loups. Mais il n’est pas rare qu’ils aient lu ou entendu des comptes rendus tout autres, émanant de personnes (protecteurs, scientifiques, etc.) qui ont une expérience et une opinion des prédateurs beaucoup plus positives. De plus en plus, en effet, les bergers n’ont pas mené la même vie que les éleveurs : nombre d’entre eux ne sont plus originaires du milieu agricole ni des régions pastorales et découvrent la montagne en même temps que les animaux. Ils ont souvent passé leur enfance et leur jeunesse en ville et ils souhaitent rompre avec un mode de vie qui ne leur a pas donné satisfaction (Baumont, 2005). Leur niveau de formation initiale a par ailleurs sensiblement augmenté et un nombre croissant de bergers et de bergères — on compte parmi eux de plus en plus de femmes et de personnes vivant en couple — sont aujourd'hui fortement diplômés et ont une fibre écologique assez prononcée. Les bergers salariés s’éloignent ainsi rapidement de la figure du célibataire endurci, entré dans le métier au sortir de l’enfance et n’ayant guère quitté ses bêtes ni sa montagne.
Une rencontre lors de l’enquête menée sur les réactions à l’expérimentation de contraception de marmottes lancée par le parc national des Écrins dans le Haut-Champsaur (Hautes-Alpes) m’a aidée à percevoir les divergences entre éleveurs et bergers salariés. L’éleveur chez qui j’allais avait affiché sur la porte de son étable son opposition aux loups, a priori encore absents de la région. Durant l’été, son petit troupeau de moutons est rassemblé avec celui de quatre autres éleveurs et gardé, depuis une quinzaine d’années, par la même bergère. L’éleveur précise que cette femme, qu’il qualifie de « douée », passe le reste de l’année dans sa Bretagne natale, « mange uniquement bio » et a réussi à convaincre ses employeurs, pourtant d’abord dubitatifs, de l’efficacité de l’homéopathie pour soigner les moutons. Sans avoir abordé le sujet avec elle, il subodore qu’elle n’est pas hostile aux loups : « elle en parle pas parce qu'elle sait que nous on est contre […]. Elle est très verte donc …, nous elle fait ce qu’elle veut, on lui en parle pas non plus, chacun pense ce qu’il veut mais je pense que si elle avait une attaque un jour sur son troupeau, elle changerait d’avis. » Avant même d’être effectivement présents et de peser sur les manières de faire, les loups suscitent des réactions et des émotions – la peur, la curiosité, l’admiration, la colère, etc., au demeurant souvent mêlées – qui diffèrent selon les gens et selon les moments.
Lorsque les loups sont là, bergers et éleveurs sont à nouveau dans une situation différente. Sur le terrain, les bergers vivent au quotidien les contraintes de la présence des prédateurs, qui les amènent à conduire et à garder les bêtes autrement, qui les font se déplacer davantage puisqu’il faut ramener les troupeaux, le soir, dans un site moins exposé, qui les angoissent et amaigrissent un certain nombre d’entre eux. Plus que les éleveurs, physiquement éloignés de leur troupeau et de toute façon occupés par les foins, les bergers peuvent tenter de faire quelque chose. Ils sont dans l’action, dans un pragmatisme d’ailleurs revendiqué : « En tant qu'association de bergers, nous avons refusé d'entrer dans la polémique, car il nous a semblé plus important d'être pragmatiques que polémiques. » Il s’agit d’expérimenter les mesures de protection (mais ce sont les éleveurs qui décident de prendre des mesures ou pas) et d’effarouchement (légales et illégales) : comment empêcher les loups d’accéder au troupeau ? Ont-ils peur des projecteurs ? Et de la radio ? Combien de temps le bruit, la lumière ou des coups de fusil les écartent-ils ? Que peut-on se permettre avec ces loups et que vaut-il mieux éviter ? Les bergers éprouvent ainsi leur pouvoir sur les loups et le pouvoir que les loups ont sur eux, pouvoirs variables avec les conditions météorologiques, la taille du troupeau, la configuration de la montagne, la présence de chiens de protection et leur qualité, l’état de vigilance et de fatigue des uns et des autres, etc. Ils cherchent également à évaluer quelle marge de manœuvre leur laissent les loups et s’il y a moyen de « s’arranger » avec eux, et à quel prix. Étant très souvent dehors et au milieu de proies potentielles, les bergers ont en outre plus de chances que d’autres d’observer des loups, certains cherchant même à les voir et à les photographier, soit pour apporter la preuve qu’il s’agit bien de loups (et non de chiens errants), soit tout simplement pour examiner ces êtres si influents et pourtant si discrets.
Loin d’arriver seuls, les loups sont en quelque sorte accompagnés par des animaux eux aussi nouveaux dans les Alpes : les chiens de protection, dont l’introduction dans les troupeaux semble, dans certaines conditions, particulièrement efficace contre les attaques de grands prédateurs, précisément parce qu’ils présentent l’avantage de ressembler aux loups et d’être, comme eux, capables d’apprentissage : « de toute manière, c’était le seul moyen de se protéger, puisque bon, on a des animaux qui ont les mêmes moyens que le loup, ils sont même un peu plus forts, un peu plus puissants, ce qui fait qu’il sont les gagnants s’il y a affrontement, en plus ils sont un peu plus nombreux, et puis bon, ils ont, ils ont les mêmes capacités, l’ouïe, quand le loup approche, en général, ils s’en rendent compte » (un éleveur). Assez souvent, ces chiens n’appartiennent pas aux bergers, mais aux éleveurs. De plus, l’objectif est de favoriser l’attachement entre ces chiens et les brebis, qu’ils sont censés ne jamais quitter : les chiens, normalement, n’ont rien à faire avec les bergers. Leurs liens devraient donc être lâches, sans être tout à fait nuls. Les chiens modifient cependant parfois sensiblement le travail et l’existence des bergers. Loin d’être instantané, l’attachement entre les chiens et les brebis peut, d’une part, demander beaucoup de temps et être précédé par une période de rejet du chien par les brebis et de grande nervosité du troupeau. D’autre part, les chiens réagissent souvent à toute intrusion sur l’alpage, en particulier celle des touristes, amenant parfois les bergers à intervenir pour éviter que la rencontre ne dégénère. Des bergers notent une baisse de la fréquentation touristique sur leur alpage, dont certains se réjouissent, parce que le troupeau et eux-mêmes sont moins dérangés et plus « tranquilles », mais que d’autres déplorent, parce que les échanges avec les randonneurs font, pour eux, partie de leur métier. Il arrive aussi que les touristes soient toujours aussi nombreux et que les bergers consacrent une part significative de leur temps et de leur énergie à surveiller les touristes et les chiens : « Les chiens les plus teigneux je les mets pas en montagne, ceux qui y sont, ils ont un collier de dressage, la bergère suit ça de très près, dès qu’ils avancent d’un peu trop près les gens, ils sont secoués, on serre les boulons ; je suis sur des alpages, que je dirais faciles à protéger, parce qu’on peut les parquer, mais très accessible aux touristes, c’est le pendant, donc il y a deux, trois cents personnes, qui traversent le troupeau par jour, je dirais qu’une seule personne qui se fait mordre par jour ou par semaine, c’est qu’on fait très bien les choses, c’est qu’on fait vraiment les choses très fort, ma bergère je la paye au maximum de la grille, elle est à 1 600 euros par mois, parce que sinon, elle part, elle se fait engueuler du matin au soir, ‘‘ retenez vos chiens, qu’est ce que c’est que ce bazar !?’’, les touristes en ont rien à foutre, qu’il y ait du loup et qu’on soit engagé dans une aventure difficile à vivre et tout, y’en a, mais bon, il y a aucune culture par rapport à ça » (un éleveur).
Les loups arrivent aussi accompagnés par des hommes — aides-bergers, techniciens prédation, éco-volontaires, protecteurs, journalistes, biologistes et sociologues, etc. — que les bergers, jusque-là, ne voyaient guère sur les alpages et auxquels ils peuvent ou doivent désormais s’attacher. L’arrivée des aides-bergers, notamment, a bouleversé l’existence des bergers, qui se voient adjoindre une personne avec lequel ou laquelle il leur faut non seulement coopérer, mais également cohabiter, dans un chalet souvent des plus exigus, lorsque les troupeaux sont importants, que la pression de prédation est forte ou encore que l’alpage est particulièrement difficile (très étendu, peu accessible, escarpé, embroussaillé). En théorie, l’aide berger n’intervient pas dans la conduite du troupeau et se charge uniquement des tâches liées à la présence des loups (déplacement des parcs, nourrissage des chiens, surveillance des animaux, etc.). Dans la réalité, le partage des rôles est souvent moins clair et plus problématique, la réussite de l’attachement étant d’autant plus incertaine que le berger et son aide ne se connaissaient pas et ne se sont pas choisis. Dans la mesure du possible, les éleveurs privilégient d’ailleurs l’embauche d’un couple, afin d’éviter les disputes et les défections en cours de saison d’alpage.
Les loups ont enfin favorisé l’introduction de nouveaux objets. Ainsi, une des premières réponses des responsables du parc naturel régional du Queyras à l’arrivée des loups a été d’équiper les bergers et les éleveurs qui le souhaitaient d’une radio reliant, sur la même fréquence, éleveurs, bergers, aides-bergers, agents du parc national régional et personnels chargés du secours en montagne (Egger, 2006). Désormais attachés aux radios, les bergers le sont également davantage à tous leurs utilisateurs : « On ne loue plus de radios maintenant, on est autonome, on a une flotte radio importante [une cinquantaine de radios] avec des relais d’altitude à plus de 3 000 mètres et la radio c’est un outil professionnel. En 2002, on a enregistré à peu près un millier [d’appels] sur quatre mois. Un millier de conversations pastorales, en plus de nos propres conversations, d’agents du parc, etc. Donc les, les professionnels de l’élevage entre eux, environ un millier de conversations. Donc ça ça a été aussi, euh, le médium déterminant aussi pour cultiver les liens » (un agent du parc naturel régional du Queyras). Initialement distribuées pour que les bergers puissent facilement avertir des attaques, les radios servent aussi à véhiculer des informations, des questions, des trucs, des blagues, etc. : « on peut communiquer la plupart du temps aussi entre nous, et eux peuvent communiquer entre eux aussi, parce que c’est pas anonyme la radio, c’est tout le monde qui entend. Et euh… donc c’est euh, ça va du conseil, du genre y en a toujours un qui appelle pour demander, ‘‘ ouais j’ai un problème avec telle brebis là, euh, j’ai mis ça, mais ça guérit pas, est-ce-que quelqu’un connaît un produit qui est mieux ?, si y a quelqu’un qui m’entend, qu’il me réponde’’, des trucs comme ça. (…) Bon ça sert aussi, moi je me souviens des mecs : ‘‘qu’est-ce que tu vas faire cet hiver ?’’, ‘‘ben j’en sais rien’’, y en a toujours un qui répond ‘‘ben attends appelle machin, je crois qu’il cherche quelqu’un’’, bon ça peut servir à ça aussi, bon ça a eu servi à ça. Et puis le soir à neuf heures, neuf heures et demi, ils se détendent aussi quoi, ça devient un peu radio pastre quoi. Ça peut déconner aussi, chanter, raconter des blagues, ce qui est pas désagréable non plus. De toute façon, je pense qu’elle est faite aussi pour ça je veux dire. Euh, elle permet le lien social cette radio, elle coupe l’isolement. » Comme l’attachement entre les loups et les chiens de protection le suggérait déjà, l’attachement entre deux êtres en modifie plusieurs autres, dans des sortes de réactions en chaîne largement indéterminées. On retrouve là ce qu’Antoine Hennion dit de la médiation (93 : 224) : à l’extrémité d’un attachement ne se trouve pas un monde autonome, mais un autre attachement.
Transformations d’attachements antérieurs
L’arrivée des loups a également profondément modifié la relation des bergers salariés avec plusieurs des êtres qui leur importaient déjà, à commencer par les troupeaux (essentiellement ovins et caprins, les bovins et les équins étant jusqu’à présent peu touchés dans les Alpes par la prédation), dont le mode de gardiennage et de conduite a fortement changé. Les loups amènent les bergers à conduire plus fréquemment les moutons en parc, à installer des filets qu’il faut régulièrement déplacer, et à regrouper les animaux pour la nuit à proximité d’un chalet d’alpage. Si les statistiques disponibles témoignent d’une réduction du nombre d’attaques et du nombre de victimes par attaque lorsque les diverses mesures de protection des troupeaux sont mises en œuvre conjointement, celles-ci ne parviennent pas totalement à prévenir ni à faire échouer les attaques de loups : le risque de prédation imprègne désormais la relation entre les bergers et leur troupeau. Les brebis et les agneaux devaient autrefois « profiter » de leur séjour à la montagne et redescendre plus beaux qu’ils n’étaient montés ; le bon berger était celui dont les agneaux, en particulier, quittaient l’alpage suffisamment lourds pour n’avoir pas besoin d’être « finis » (c'est-à-dire engraissés) en bergerie avant de partir pour l’abattoir. Les loups font des moutons des proies potentielles, qu’il importe avant tout de redescendre entiers, quitte à parcourir chaque jour de grandes distances pour regagner, le soir, un lieu supposé sûr. Parce qu'ils se déplacent plus que par le passé, les agneaux ne sont pas nécessairement aussi gros à la descente de l’alpage. En même temps que leur relation, les animaux et le berger sont ainsi modifiés jusque dans leur corps et les critères d’appréciation des uns et des autres ne sont plus tout à fait les mêmes qu’avant la venue des loups : le caractère grégaire des animaux, variable selon les races, et la capacité de résistance du berger à la fatigue et au stress occasionné par d’éventuelles attaques entrent à présent davantage en ligne de compte.
La venue des prédateurs a également modifié la relation des bergers à la montagne. L’espace et le temps de l’estive apparaissaient jusqu’à présent comme bien différents de l’espace et du temps d’en bas. À certains égards, l’arrivée des loups a plutôt réduit l’écart entre l’alpage et la vallée ou la plaine. D’une part, en effet, elle s’est accompagnée d’un équipement et d’une humanisation des alpages, au point qu’il suffit souvent de parcourir une montagne ou simplement de l’observer pour savoir si elle se trouve dans une zone à loups, bien que les loups eux-mêmes soient presque toujours invisibles : des chalets d’alpage ont très souvent été rénovés ou construits, des pistes empruntables par des véhicules motorisés ont parfois été tracées et les parcs, les filets, les chiens et les hommes y sont plus nombreux : « On installe des kilomètres et des kilomètres de filets » (un éleveur savoyard, 2007). C’est notamment cette transformation de la montagne pastorale consécutive à l’arrivée des loups que Julien Gravelle, Didier Demorcy et moi avons voulu mettre en relief en concevant la maquette « des loups dans la vallée ». Pour les bergers salariés, l’amélioration des conditions de logement et d’accès aux alpages constitue très généralement un progrès, voire une condition sine qua non du maintien de la profession. Mais il arrive aussi qu’ils estiment trop belle, trop grande ou exagérément confortable un chalet d’alpage récemment rénové ou construit, révélant ainsi l’existence d’une tension entre le souhait de voir le métier de berger sortir de la précarité et de la marginalité et la crainte qu’il ne puisse plus procurer la rupture à laquelle certains aspirent, si l’estive « mise aux normes » se mettait par trop à ressembler à l’espace et au temps d’en bas. D’autre part, alors que l’estive pouvait être considérée comme un espace et un temps de liberté à la fois pour les animaux, maintenus le reste de l’année sous une surveillance beaucoup plus étroite, voire enfermés, et pour les bergers, l’arrivée des loups a renforcé le contrôle qui pèse sur les uns et les autres. L’exercice d’un contrôle sur les troupeaux ne date certes pas de la venue des loups : l’existence de risques (dérochement des animaux, apparition de problèmes sanitaires, attaques de chiens errants, foudre en cas d’orage), la nécessité de veiller à la gestion de l’herbe et à ce que les troupeaux n’empiètent pas sur les alpages voisins ont toujours exigé une conduite et une surveillance actives des troupeaux. Les bergers pouvaient malgré tout diriger les animaux en leur accordant et en s’accordant une marge d’autonomie, moyennant un pourcentage de pertes suffisamment faible pour être jugé acceptable et des frictions occasionnelles à propos des limites de propriété. Les choses ont commencé de changer avec l’introduction de mesures agri-environnementales sur certains alpages, qui ont amené à davantage contenir les déplacements des animaux, dans un objectif de meilleure répartition de la charge pastorale ou de protection de certains milieux, plantes et animaux. Mais la présence des loups, elle, n’est pas choisie et elle impose un contrôle serré et permanent des animaux. Aussi l’idée d’une restriction de la liberté de circulation des animaux et de ceux qui les gardent, du fait de la présence des prédateurs, revient-elle souvent dans les propos des bergers ; il est à cet égard symptomatique que le loup soit parfois surnommé « le commandant ». Pour ces différentes raisons, l’estive n’est plus autant synonyme de rupture et les bergers exercent, moins que par le passé, un métier à part : ils sont moins isolés, mieux logés et, comme les animaux qu’ils gardent, ils ont perdu de leur marge de manœuvre.
La venue des loups a encore transformé et complexifié l’attachement des bergers aux éleveurs qui leur confient un troupeau contre le versement d’un salaire. Outre qu’elle rend leur présence à peu près indispensable, l’arrivée de prédateurs accroît la responsabilité des bergers. Tandis que les bergers peuvent vivre comme un échec et une atteinte à leur « fierté » une attaque ayant provoqué des pertes, même s’ils ne sont pas mis en cause par leurs employeurs, la menace que la proximité des prédateurs fait peser sur le troupeau leur donne une excellente occasion d’affirmer et de faire valoir leur compétence professionnelle. Bien plus que les éleveurs, en effet, ce sont eux qui connaissent l’alpage et la façon dont les animaux s’y comportent et s’y déplacent et ce sont eux qui, au quotidien, mettent en œuvre les mesures de protection et ont affaire aux loups. Dans ces conditions, on comprend que la venue des prédateurs ait pu, dans certains cas, s’accompagner de revendications sur les salaires, les conditions de travail (congés notamment) et de logement, d’autant qu’elle a sensiblement alourdi la charge de travail et sa pénibilité. Comme je l’ai déjà suggéré, les loups ont par ailleurs attiré de nouvelles personnes (agents des services de l’État, spécialistes des diagnostics pastoraux, etc.), qui ont pu favoriser l’expression de telles revendications, en mettant un terme au face-à-face entre éleveurs employeurs et bergers salariés. Mais il semble également que certaines personnes, intéressées par les loups et par le pastoralisme, aient été prêtes à exercer le métier de berger contre une rémunération sensiblement inférieure à celle que percevaient les salariés en place. La mise en place d’une possibilité de recours à l’éco-volontariat, lancée par des associations de protection comme France nature environnement, et la création de postes d’aides-bergers, quelquefois employés à la place des bergers, ont pu elles aussi faire craindre une remise en cause des récents acquis des bergers par l’arrivée des loups. Qu’elle ait fait espérer aux bergers salariés une revalorisation de leur situation ou qu’elle leur ait, au contraire, fait redouter une dégradation, la venue des loups a souligné les spécificités de leur métier, parfois confondu avec celui d’éleveur, alors que les compétences, les expériences des animaux et les statuts sont distincts (même si certains éleveurs sont aussi bergers et si certains bergers finissent par devenir éleveurs, et réciproquement).
Enfin, la présence des loups a influencé les rapports entre les bergers, conscients d’être à la fois concernés au premier chef par l’arrivée des loups — « c’est à nous que les choses arrivent, quand il y a prédation » — et peu impliqués dans les discussions et dans les prises de décision relatives à la gestion des loups et à la protection des troupeaux. Ainsi, on ne compte que trois bergers salariés parmi les 285 personnes auditionnées par la commission d’enquête parlementaire sur la présence du loup en France et l’exercice du pastoralisme en montagne. Par ailleurs, les bergers sont plus souvent absents que présents aux comités départementaux loup et au comité national loup. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : les bergers sont entièrement pris et difficiles à joindre pendant la saison d’estive et l’éloignement des alpages ne facilite pas les rencontres ni les échanges, même si les moyens de communication (téléphones portables, radio) sont aujourd'hui assez largement répandus. Le reste de l’année, les bergers sont souvent employés dans d’autres départements et sont, à nouveau, géographiquement dispersés et difficiles à réunir ou tout simplement à localiser. La durée moyenne dans le métier est en outre assez faible : les bergers salariés sont nombreux qui exercent ce métier quelques années seulement. On conçoit que l’instabilité des emplois et le « nomadisme » fréquents n’aident pas à l’organisation professionnelle. Si des structures comme le Cerpam ou la Fédération des alpages de l’Isère incitent les bergers salariés à s’associer, il est possible aussi que leur absence arrange parfois ceux qui parlent à leur place, l’auto-exclusion se doublant alors d’une exclusion ou à tout le moins d’un manque de volonté de les associer. Quoi qu’il en soit, la présence nouvelle des loups paraît avoir dynamisé le groupe professionnel des bergers dans un département au moins : créée à la fin des années 70 et tombée par la suite en sommeil, l’association des bergers et des vachers des Hautes-Alpes a en effet connu un regain de vigueur avec l’arrivée des prédateurs (Egger, 2006 : 79-80), les bergers ayant souhaité se regrouper pour faire reconnaître leur spécificité et participer aux débats sur les loups et les mesures de protection, qu’ils sont les premiers à expérimenter.
Arrêtons là, bien que l’examen des modifications des attachements des bergers ne soit pas totalement achevé – on pourrait encore montrer, par exemple, comment la venue des loups transforme les filets, d’instruments de conduite des troupeaux en outils qui servent aussi à améliorer la protection des animaux contre les prédateurs. Ce qui précède suffit déjà à confirmer que les bergers ont changé en même temps que leurs attachements. La démarche adoptée, en revanche, ne permet pas de décider si l’arrivée des loups est une bonne ou une mauvaise chose pour les bergers salariés, dont le cas illustre bien, au contraire, l’arbitraire d’une réponse positive ou négative et combien la question est au fond insatisfaisante, un nouvel attachement se répercutant sur plusieurs autres sans que ces répercussions aillent dans le même sens ni au même rythme et sans qu’elles soient également appréciées par ceux qu’elles touchent. L’étude du cas des bergers salariés permet-elle, comme nous l’espérions, de répondre à la question soulevée plus haut : les deux types de monde identifiés continuent-ils de coexister ou un nouveau monde commun a-t-il émergé ? Parce que les bergers sont à la fois fortement attachés aux moutons et aux loups, il est en tout cas très difficile de les assigner à un monde plutôt qu’à un autre : comme les chiens de protection dont le cas a été développé dans la thèse, ils sont assurément de ceux qui favorisent la constitution d’un monde pluriel mais commun (Latour, 2003), différent de chacun des types de monde qui l’ont précédé et qui n’en est pas la simple somme.
Un travail de qualification des nouveaux venus et des attachements
Si certains s’abstiennent de s’exprimer d’emblée et « attendent de voir », on rencontre des affirmations sur les loups, sur les êtres qui les accompagnent et sur ce qu’ils vont faire dès leur arrivée, voire dès avant. Que l’on puisse qualifier les loups ou les chiens de protection sans les avoir rencontrés peut s’expliquer de diverses manières, deux hypothèses étant fréquemment avancées : selon la première, les gens auraient des représentations variables en fonction des groupes sociaux auxquels ils appartiennent ; selon la seconde, ils défendraient leurs intérêts. Sans contester que la défense des intérêts pèse parfois lourdement sur les affirmations que l’on porte, il me semble que l’expérience préalable que l’on a des êtres et des situations est également déterminante. Dans la majorité des cas, en effet, les loups ne sont pas complètement inconnus : les gens en ont déjà croisé, dans des zoos ou des parcs animaliers, dans des ouvrages et des articles, dans des récits ou encore dans des films et des documentaires. L’arrivée des loups peut par ailleurs être rapproché d’événements antérieurs qui, à certains égards, lui ressemblent. Or tous n’ont pas lu, entendu, vu ni vécu la même chose. Les loups que les environnementalistes ont rencontrés dans les livres ne tuent que pour se nourrir et ils tuent de préférence les animaux faibles ou malades, jouant le rôle de « médecin des troupeaux » ; dans un premier temps au moins, il est raisonnable de penser que les loups qui viennent d’arriver se comporteront de la même façon et contribueront eux aussi à la bonne santé des populations animales. Pour d’autres, qui n’ont pas lu ces livres mais ont entendu des récits de loups mangeurs d’hommes, la possibilité que des loups s’attaquent à des humains est tout à fait vraisemblable. En s’appuyant sur leur expérience passée, beaucoup ont le sentiment de déjà connaître les nouveaux venus et de savoir à peu près comment les choses se sont passées et vont se passer.
Cependant, les loups réels et les êtres auxquels ils ont affaire se comportent rarement de la manière attendue. Il a bien fallu admettre, par exemple, que les loups nouvellement arrivés dans les Alpes françaises blessent ou tuent parfois beaucoup plus de brebis qu’ils n’en mangent et qu’il n’est pas si facile, pour les ennemis des loups, de s’en débarrasser. Ces loups-ci, qui manifestement diffèrent de ceux que connaissaient les montagnards des siècles passés, comme ils diffèrent des loups de Jack London, d’Aldo Leopold ou de Farley Mowat, obligent à découvrir qui ils sont, ce qu’ils font et comment ils affectent, et sont affectés par les collectifs. À nouveau, les réponses que les acteurs donnent à ces questions ne sont pas indépendantes de leurs intérêts. Il ne fait aucun doute que les éleveurs ont intérêt à exagérer le nombre de loups et leurs protecteurs à le minimiser. Il est tout aussi certain que la grande majorité des éleveurs ont envie de penser que des loups ont été réintroduits par des militants radicaux. Mais l’expérience que les gens acquièrent progressivement influence aussi leurs qualifications. Des éleveurs expliquent avoir à plusieurs reprises surveillé à distance les chiens de protection pour s’assurer qu’ils restaient au troupeau et l’un d’eux raconte avoir changé d’avis sur ses chiens après avoir découvert, un matin, l’un d’eux blessé dans le troupeau indemne : la blessure de l’animal, attestant du combat mené pendant la nuit, l’obligeait à réviser son jugement sur l’aptitude de ses chiens à protéger les moutons et à suspendre son scepticisme initial. On pourrait objecter que les qualifications des êtres et des attachements ne sont pas toutes aussi clairement reliées aux expériences des individus, qui s’expriment également sur des aspects difficiles ou impossibles à appréhender directement, comme le nombre ou l’origine des loups. Il n’est cependant pas surprenant que les éleveurs, qui perçoivent les loups à travers les dégâts dans les troupeaux, estiment qu’ils sont beaucoup plus nombreux que les amoureux des loups, qui passent beaucoup de temps à essayer d’en apercevoir et n’y parviennent que rarement.
La production de qualifications difficilement contestables
La conjonction de la diversité des intérêts et des expériences des acteurs en présence amène à une multiplication des controverses, sur les êtres eux-mêmes — combien y a-t-il de loups ? Où sont-ils ? D’où viennent-ils ? —, et sur les attachements : comment les loups affectent-ils le pastoralisme ? Et les populations de proies sauvages ? Et les touristes ? Quelles interactions existe-t-il entre les chiens de protection et les loups ? Entre les chiens de protection et les touristes ? Entre ces mêmes chiens et les voisins des éleveurs ? Etc.
Parce que des qualifications des êtres et des attachements qui ne soient pas trop contestées sont nécessaires, d’une part à la prise de décisions publiques, d’autre part à la garantie du respect des engagements de l’État, des dispositifs sont mis en place qui visent spécifiquement à produire ce type de qualifications. Il est de fait très difficile de produire une affirmation certaine et de clore définitivement une controverse. Le plus souvent, les controverses se déplacent, à mesure qu’une incertitude en remplace une autre (Dodier, 2003). Considérons les statistiques disponibles sur les attaques d’animaux domestiques attribuées à des loups, qui témoignent d’une réduction du nombre d’attaques et du nombre de victimes par attaque dans les troupeaux protégés : dans les milieux pastoraux, certains affirment que des éleveurs, lassés par les démarches que nécessitent les déclarations, ne signalent plus toutes les attaques, donnant à entendre que les statistiques en question témoignent davantage du changement d’attitude des éleveurs que de l’efficacité des mesures de protection. On pourrait donner bien d’autres exemples de tentatives d’invalidation des qualifications, par les uns et par les autres. Toute cette fabrication d’incertitude qui, selon Laurent Mermet (2007, sert à prolonger l’inaction, est aussi un des moteurs de la sophistication et de l’amélioration des dispositifs de qualification, qui deviennent au fil des controverses de plus en plus « robustes » et résistants à la contestation.
Plusieurs études et enquêtes ont ainsi cherché à préciser la nature des attachements entre les êtres. Les contacts entre des chiens de protection et des touristes ont été observés et notés, de même qu’entre des chiens et des animaux sauvages. Une caméra thermique utilisée par des agents du parc national du Mercantour a permis de filmer un alpage de nuit et de rendre visible le travail des loups pour isoler un animal du troupeau, et celui des chiens pour les en empêcher. Des études sur la conduite et la protection des troupeaux ovins en présence de loups ont également été menées par les services pastoraux. Les résultats de ces études et enquêtes ont été publiés sous la forme de rapports, de films (vision nocturne) ou encore de colloques (séminaire technique d’Aix-en-Provence organisé en juin 2006 par l’Unité commune de programme pastoralisme méditerranéen). Il existe ainsi de nombreuses initiatives pour produire et rendre publique une connaissance des êtres au sein des collectifs qui puisse être considérée comme « purifiée » des intérêts et des points de vue personnels.
C’est probablement dans le domaine de la connaissance de la population de loups et tout particulièrement de ses effectifs que la production de preuves publiques (Latour et Weibel, 2005) est allée le plus loin. C’est donc là que l’on peut le mieux saisir les conditions de production de ces qualifications difficilement contestables et le type d’attachement avec les loups qu’elle exige. La connaissance du nombre de loups est l’un des éléments sur lesquels s’appuie le ministère chargé de l’environnement pour fixer le nombre de loups pouvant être abattus chaque année dans le cadre d’un dispositif de prélèvement. L’État a en outre besoin de données relatives à la dynamique de la population pour prouver que celle-ci se trouve dans un « état de conservation favorable », conformément aux engagements contractés par la France en signant la directive Habitats, et pour réduire les risques d’attaque juridique par les associations de protection.
Il importe alors de fournir une estimation du nombre de loups que tous ou presque puissent considérer comme neutre, objective et abstraite de considérations partisanes. À quelles conditions le nombre de loups avancé peut-il être accepté par les parties en présence comme n’étant pas « pollué » par les intérêts de ceux qui l’avancent ? Produire une telle qualification nécessite, non pas de ne pas être attaché à l’animal — on ne peut rien dire d’un être auquel on n’est pas attaché — mais de lui être attaché d’une manière très particulière, en s’efforçant de mettre de côté les aspects affectifs et les intérêts personnels ou collectifs. L’examen de la production d’une estimation du nombre de loups met en évidence une sophistication des techniques mobilisées, avec le passage du suivi hivernal, fondé sur un simple repérage des traces laissées par les animaux, à une méthode de capture-marquage-recapture virtuelle faisant appel à des disciplines pointues, une instrumentation lourde et des centres de calcul (Latour, 1989). Un réseau « grands prédateurs » a été constitué dont les membres sont chargés de renseigner des fiches d’observation des animaux très précises et de recueillir des poils et des crottes susceptibles d’appartenir à des loups. Ces crottes et ces poils sont ensuite triés par des biologistes et expédiés à des généticiens qui, au laboratoire, s’appliquent à extraire, à amplifier et à décoder l’Adn qu’ils contiennent. Les résultats des analyses génétiques sont alors communiqués à des biostatisticiens qui tiennent compte de la probabilité de ne pas retrouver un animal pourtant vivant pour calculer une fourchette de la population de loups.
Ainsi, si les membres du réseau d’observation qui parcourent le terrain sont encore proches des animaux, les généticiens en sont déjà plus éloignés à la fois dans l’espace et dans le temps, les biostatisticiens, quant à eux, ne travaillant plus sur de la matière mais uniquement sur les informations que leur transmettent les généticiens. La fabrication de chiffres que des protagonistes aux intérêts opposés puissent difficilement contester (Porter, 1995) passe ici par une distribution de la production de connaissance entre des acteurs de plus en plus éloignés de l’animal concret, tout en tentant de maintenir un lien solide avec cet animal, par le biais d’une chaîne d’inscriptions qui ne cesse de s’allonger. Au final, les agents de l’Oncfs responsables du suivi scientifique de la population de loups établissent un tout autre rapport à l’animal que l’amoureux des loups ou que l’éleveur, en interposant entre les loups et eux une longue cascade de médiateurs, hommes et instruments de laboratoire.
L’entreprise de qualification des loups et des attachements visant à fournir au débat et aux décideurs une base expurgée des intérêts particuliers n’est pas sans exercer des effets. En particulier, on peut se demander si elle ne contribue pas à la constitution de ce que Gilles Deleuze a appelé des « sociétés de contrôle ».
Une parenté entre collectifs et « sociétés de contrôle » ?
Pour Gilles Deleuze, les sociétés disciplinaires dont Michel Foucault a retracé la genèse ont fait leur temps : il s’agit moins, à présent, d’organiser de grands milieux d’enfermement de la naissance à la mort, que de contrôler étroitement des individus qu’on laisse circuler à peu près librement.
Il est tentant de voir dans les nouveaux dispositifs de gestion de la faune sauvage et notamment des grands prédateurs une illustration et une extension du passage esquissé par Gilles Deleuze des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. On a en effet renoncé à éradiquer et à enfermer les lynx, les ours et les loups et, contrairement à ce que souhaiterait une grande partie des éleveurs, il n’est pas aujourd'hui question de les parquer, mais de « faire avec ». Or cette logique du « vivre ensemble » qui s’est substituée à la logique de l’élimination et de l’exclusion suppose de savoir aussi précisément que possible où sont les loups, combien ils sont et ce qu’ils font. Au-delà des prédateurs eux-mêmes, ce sont aussi les chiens, les moutons et les hommes que l’on trace et que l’on surveille.
Certes, la volonté de connaissance et de contrôle des hommes et des animaux sauvages se heurte à un ensemble de limites, que Céline Granjou et moi avons tenté d’identifier (Granjou et Mauz, à paraître). En nous appuyant sur deux dispositifs de connaissance et de gestion des populations animales sauvages — le suivi scientifique des loups et l’expérimentation de contraception de marmottes menée par le parc national des Écrins —, il nous a semblé que l’on pouvait distinguer deux grands types de limites à la visée de connaissance et de contrôle. Nous avons qualifié d’échappements et de ratés des limites internes aux dispositifs mis en œuvre. Dans ce cas, l’objectif de connaissance et de contrôle n’est pas totalement atteint sans que le cadre du dispositif mis en œuvre pour y parvenir ne soit remis en cause ni transgressé. D’autres limites tiennent au fait que les animaux, les hommes et les objets réussissent parfois à sortir du cadre des dispositifs, en le quittant physiquement ou en évoluant de telle sorte que ces derniers deviennent au fil du temps de moins en moins aptes à les gouverner, et pour ainsi dire caducs : nous avons alors parlé de « débordements ». Si les ratés, les échappements et les débordements concernent à la fois les hommes, les animaux et les instruments qui se trouvent enrôlés dans les dispositifs de gestion considérés, nous avons toutefois noté la faculté singulière des animaux à échapper aux mesures de surveillance, en raison notamment de leur capacité à se rendre invisibles, à se déplacer sans qu’on s’en doute et à s’adapter aux dispositifs censés les surveiller et les orienter, de manière à les rendre inopérants.
En dépit de ces limites, et au-delà du cas des animaux sauvages, il faut peut-être s’interroger sur la proximité entre les collectifs et les sociétés de contrôle. La conception des sociétés humaines retenue, qui en fait des assemblages d’êtres et d’objets qui s’entre-tiennent, amène à récuser les grands partages, entre une société sans nature et une nature sans hommes comme entre les modernes et les non-modernes. Mais, dans des sociétés faites d’attachements, sans compartiments ni frontières, il se pourrait bien que les dispositifs de connaissance et de contrôle jouent un rôle accru et doivent faire l’objet d’une attention particulière, notamment de la part des sociologues. En insistant sur la question du vivre ensemble, la sociologie des collectifs peut en outre occulter les phénomènes de domination et d’exclusion, qui n’en continuent pas moins d’exister.
L’arrivée des loups m’a donné la possibilité d’observer ce qui advient lorsqu’un nouvel être fait son entrée dans des mondes humains. En travaillant sur la crise générée par cet événement, j’ai été amenée à placer au cœur de mes interrogations la question de la genèse et de la reconfiguration des attachements entre les membres des collectifs et entre les collectifs eux-mêmes. En prenant mes distances avec la notion de représentations, j’ai également tenté de rendre compte du travail des acteurs pour qualifier les êtres qui leur importent ainsi que les attachements qui se créent et se transforment. Dès la thèse, et davantage encore par la suite, je me suis notamment intéressée aux modalités de production de qualifications scientifiques des attachements, pouvant apparaître comme désintéressées et aptes à éclairer la décision et le débat publics. Plus récemment, les recherches sur le suivi scientifique des loups et sur l’expérimentation de contraception de marmottes dans les Écrins m’ont incitée à m’interroger sur l’existence d’une parenté entre les collectifs et les sociétés de contrôle, telles que les a présentées Gilles Deleuze.
Je n’ai jusqu’ici presque pas employé un terme aujourd'hui extrêmement répandu, celui de biodiversité ; je m’en expliquerai bientôt. Pourtant, la biodiversité a elle aussi fait son entrée en politique et elle a commencé à modifier les collectifs. C’est le repérage et l’analyse des modalités et des enjeux de cet événement que je voudrais à présent entreprendre.
L’avènement de la biodiversité
La biodiversité est apparue aux États-Unis en septembre 1986, lors d’un forum national qui lui a été consacré et qui a donné lieu à la publication d’un livre, sobrement intitulé « Biodiversity » et dirigé par le naturaliste et sociobiologiste Edward O. Wilson (Micoud, 2005a : 21). En 1992, au cours du Sommet de la Terre de Rio, a été signée la Convention sur la diversité biologique, ratifiée par un très grand nombre de pays, dont la France (juillet 1994). Un Institut français de la biodiversité (Ifb) a vu le jour en 2000 (Jollivet, 2004). En 2002, les parties de la Convention sur la diversité biologique se sont engagées à « réduire significativement d’ici 2010 le taux d’érosion de la biodiversité aux échelles globale, régionale et nationale, pour contribuer à la diminution de la pauvreté et pour le bénéfice de la vie sur Terre ». La France a adopté en 2004 une stratégie nationale pour la biodiversité. En janvier 2005 s’est tenue à Paris une conférence internationale sur la biodiversité (Barbault, 2006a).
Née dans les milieux académiques états-uniens, la biodiversité n’a donc pas tardé à se répandre dans les instances politiques internationales et nationales et à être institutionnalisée. Cependant, elle n’est pas restée cantonnée aux sphères scientifiques et politiques et des actions concrètes ont été conduites en son nom, dont l’une des plus importantes, en Europe, est la construction du réseau Natura 2000 (Pinton et al., 2007). Les professionnels de l’exploitation de la nature s’emparent à leur tour de la biodiversité, revendiquant un rôle dans sa préservation ou mettant du moins en avant les efforts qu’ils consentent pour la préserver. Dans une page qu’ils font paraître dans le Monde pendant le « Grenelle de l’environnement », les Jeunes agriculteurs affirment : « nous avons déjà réalisé de nombreux efforts pour raisonner nos méthodes culturales (diminution des intrants…), pour mieux gérer les ressources en eau et pour maintenir la biodiversit酠». La popularité de la biodiversité est telle, désormais, que des fêtes lui sont dédiées et qu’un jour, le 22 mai, lui est consacré. Il aura donc suffi de vingt ans pour que la biodiversité se diffuse partout, ou presque.
Ce succès a quelque chose d’étonnant. Il ne correspond manifestement pas à la découverte de la multiplicité des êtres vivants, qui est à n’en pas douter extrêmement ancienne (il suffit pour s’en convaincre de songer à l’Arche de Noé) et qui, sous l’appellation de « variété du vivant », fascine les naturalistes depuis le dix-huitième siècle au moins (Drouin, 1997 ; Seutin, 1997 : 13 ; Samper, 2006 : 74). Il ne correspond pas non plus à une prise de conscience ni à l’émergence d’une dénonciation des effets négatifs de certaines activités humaines sur les milieux naturels, la faune et la flore, elles aussi bien antérieures à l’avènement de la biodiversité (Hajer, 1996 : 246). Cependant, au lieu de supposer que le passage de la variété du vivant à la biodiversité consiste en un simple changement d’appellation, l’hypothèse peut être formulée qu’il correspond à l’avènement de quelque chose de nouveau, dont la réalité n’est pas seulement discursive. C’est dans nos mondes que la biodiversité est en train de prendre place et pas seulement dans nos discours ou dans nos représentations ; il convient dès lors de saisir à quoi elle invite ou oblige ceux qui reconnaissent son existence et les pratiques qu’elle favorise de même que celles qu’elle décourage.
L’arrivée en France de la biodiversité est à peu près contemporaine de celle des loups. Au moment où je commençais ma thèse, en 1997, plusieurs publications étaient déjà disponibles à son sujet (Parizeau, 1997 ; Lévêque, 1997) et mon propre directeur de thèse, Raphaël Larrère, présentait au séminaire d’Aussois sur les sciences sociales et les espaces protégés une communication sur la diversité biologique et la gestion des parcs et des réserves (Larrère, 1997). Pourtant, la biodiversité n’a dans un premier temps pas tellement retenu mon attention. D’une part, celle-ci était focalisée sur des espèces animales singulières et rares étaient ceux, à l’époque, qui éprouvaient le besoin de me parler de biodiversité à propos du chamois, du bouquetin ou même du loup. D’autre part, les recherches sur l’histoire des espaces protégés me ramenaient à une période antérieure à son invention : la biodiversité n’existait pas au moment où le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie ont vu le jour.
En 2004, j’ai toutefois écrit avec Jacques Rémy un article intitulé « biodiversités et agriculteurs des Alpes du Nord ». Nous appuyant sur l’enquête menée en Moyenne Tarentaise sur l’évolution du métier d’agriculteur, nous y faisions le constat que les éleveurs, s’ils apprécient d’autres espèces que celles qui leur sont directement utiles, n’employaient pas spontanément le terme de biodiversité. Nous montrions de plus que nos interlocuteurs, loin de considérer que toutes les espèces contribuent à former une seule et même biodiversité, distinguaient de « bonnes » et de « mauvaises » espèces, les premières étant favorisées par l’agriculture ou facilement compatibles avec son exercice, les secondes contrariant les activités agricoles et d’élevage et tendant à se porter mieux lorsque celles-ci vont mal (Mauz et Rémy, 2004). La biodiversité m’apparaissait alors surtout comme un terme savant que l’on cherchait sans grand succès à imposer aux acteurs de terrain.
Plusieurs éléments m’ont amenée à réviser mon jugement : de plus en plus de textes émanant d’organisations professionnelles de l’élevage ont affirmé l’importance du pastoralisme pour la biodiversité et certains éleveurs ont commencé à introduire spontanément la biodiversité dans leur discours. L’un d’eux, rencontré lors de l’étude sur le suivi scientifique du loup, disait ainsi récemment : « D’autres activités connaissent des difficultés, mais le problème, c'est que le pastoralisme, c'est pas quelque chose qui se délocalise. Or, le pastoralisme amène énormément de biodiversité, et il est prouvé scientifiquement qu’il en amène plus que le loup. » À travers l’enquête sur l’expérimentation de contraception de marmottes, le rôle de la référence à la biodiversité dans l’émergence de nouveaux modes de gestion de la faune sauvage est par ailleurs clairement apparu : c’est en son nom que les expérimentateurs ont défendu leur initiative et la nécessité de trouver des solutions innovantes pour assurer la coexistence sur le même site des marmottes et des activités agricoles et tenter de dépasser le vieil antagonisme entre exploitation et protection. Nous avons pu constater à la fois que la biodiversité justifiait un changement des modes de suivi et de traitement des animaux sauvages et que le recours à des techniques inédites de gestion de la nature à des fins de préservation de la biodiversité suscitait des réactions critiques de la part d’acteurs que l’on tend ordinairement à opposer, comme les agriculteurs et les partisans d’une protection « pure et dure » de la nature. Dans l’étude sur les acteurs de l’environnement haut-savoyards, elle aussi menée avec Céline Granjou, comme lors des séances des conseils scientifiques de plusieurs espaces protégés, j’ai été frappée par la transformation en cours des modes d’observation de la nature et par les moyens consacrés à la constitution de bases de données naturalistes d’une ampleur inédite. À partir de 2004, j’ai en outre représenté le Cemagref dans l’un des nombreux groupes de travail d’Alternet, un programme de recherche regroupant 24 organismes de 17 pays européens, visant à un renforcement et à un rapprochement « durables » des recherches menées en Europe sur la biodiversité et les écosystèmes et présenté comme un moyen de lutter contre les menaces pesant sur la biodiversité et de favoriser la prise de conscience de l’opinion publique (http://www.alter-net.info/). Très concrètement, la biodiversité m’a dès lors fait prendre l’avion deux fois par an pour aller rencontrer des sociologues et des écologues écossais, allemands, roumains, slovaques, hongrois, finlandais et norvégiens et discuter avec eux de recherches à mener sur les « attitudes du public envers la biodiversité ». Les loups eux-mêmes n’avaient pas eu le même effet sur mes activités de chercheur. Enfin, les interrogations et les débats suscités par le projet en cours du parc national du Mercantour d’organiser un colloque sur les relations entre les activités pastorales et la biodiversité ont également éveillé ma curiosité. Pour la direction du parc, il s’agissait, en établissant un état des lieux des connaissances, de clarifier un sujet très controversé, à propos duquel s’affrontent schématiquement deux affirmations contradictoires, le pastoralisme étant décrit tantôt comme un garant de la biodiversité, tantôt comme une activité qui la menace ou qui du moins ne lui profite pas. Cette présentation des objectifs du colloque a cependant suscité un certain scepticisme, en particulier parmi les pastoralistes. Affirmant que le parc lui-même est le mieux placé pour réaliser un état des lieux, en raison des très nombreuses études dont il dispose déjà, ils lui ont prêté d’autres intentions et soupçonné ou redouté que le colloque ne soit en réalité l’occasion d’instruire le procès du pastoralisme dans les espaces protégés de montagne. En mettant bout à bout tous ces éléments, j’en suis venue à penser que je devais prendre la biodiversité à bras le corps et essayer de comprendre ce qu’elle change à nos attachements, aux êtres auxquels nous nous intéressons et à nous-mêmes, comme je l’ai fait pour les loups.
Bien sûr, le cas de la biodiversité présente avec celui des loups de profondes différences. Les loups sont des animaux, êtres en chair et en os, qui se déplacent, vivent, mangent, se reproduisent, meurent et que l’on peut voir, entendre, effaroucher, tuer, etc. Ce qu’est la biodiversité est moins clair et elle est d’ailleurs diversement qualifiée dans la littérature en sciences sociales, où elle apparaît successivement comme une expression, une notion (Larrère, 1997 : 79), un concept (Aubertin, 2003 : 285), un paradigme (Mounet, 2007 : 56) ou une norme (Larrère, 1997 ; Selmi, 2006 : 393-462). Y voir une nouvelle figure du discours sur la nature, une nouvelle ligne narrative, comme y invitent par exemple les écrits de Hajer (1996), ne paraît pas totalement satisfaisant car la biodiversité n’est manifestement pas qu’un mot. La proposition d’André Micoud (2005a) est plus intéressante, qui consiste à la saisir de trois manières complémentaires : comme une figure ou un percept, qui s’adresse d’abord aux sens et vise une mobilisation affective des individus ; comme un concept (ou un « quasi-concept ») dont la nature est débattue par les institutions et les acteurs autorisés ; comme un précepte inscrit dans divers textes réglementaires lui conférant une valeur qui s’impose à tous. L’attention est ici attirée sur les dispositifs qui constituent la biodiversité comme une réalité qu’il faut à la fois aimer, explorer et respecter. Mais la biodiversité comporte également une dimension matérielle — on parle sans cesse de son érosion ou de son écroulement (Blondel, 2006 : 66) — qu’il importe de prendre en compte.
Afin de décider comment considérer la biodiversité, il peut être utile de chercher à identifier les attributs qui lui sont prêtés. C’est ce que je ferai d’abord, en m’appuyant sur mes recherches antérieures ainsi que sur des articles et des ouvrages qui lui ont été consacrés. Il apparaîtra alors que, si les naturalistes ont inventé la biodiversité, certains sociologues ont eux aussi contribué à en faire une réalité et ont notamment joué un rôle actif dans son affirmation et sa diffusion comme norme positive d’action (Larrère, 1997 : 83). M’intéressant successivement à sa définition, à ce que l’on dit savoir d’elle et aux traitements que l’on entend lui réserver, je montrerai que la biodiversité est construite comme une totalité « accueillante », menacée, méconnue, destinée à être explorée, gérée et exploitée. On verra également que son émergence, bien qu’en apparence largement consensuelle, soulève des enjeux et des questions que je me propose d’identifier et d’étudier dans les années qui viennent.
Ce qu’elle est
Citons pour commencer deux des multiples définitions de la biodiversité, proposées respectivement par Gilles Seutin et par Edward Wilson : « La diversité biologique […] désigne l’ensemble des formes et des fonctions du monde vivant » (Seutin, 1997 : 13) ; « La diversité biologique — ou biodiversité — est la totalité de toutes les variations de tous les organismes » (Wilson, 2006 : 30). Bien d’autres définitions ont été avancées, qui ont en commun de présenter la biodiversité comme une totalité englobant l’ensemble du vivant.
La biodiversité subsumant en particulier les trois grands niveaux d’organisation du vivant communément distingués par les sciences naturelles — les gènes, les espèces et les écosystèmes —, son émergence a contribué à l’élargissement de la gamme des objets naturels considérés comme dignes de recherche et d’attention. Elle a notamment souligné la nécessité de renforcer l’étude et la préservation des milieux qui servent d’habitats aux espèces. Pour autant, l’émergence de la biodiversité n’a pas éclipsé les espèces, depuis longtemps objet d’investigations et de soins de la part d’un grand nombre de naturalistes et de gestionnaires. Y compris dans le cas du réseau Natura 2000, dont la construction repose sur la directive européenne dite Habitat, une large proportion des études réalisées reste consacrée à des plantes et à des animaux particuliers (Pinton et al., 2006 : 183). La constitution de listes d’espèces prioritaires et de « listes » ou « livres rouges » répertoriant les espèces menacées, ainsi que le suivi et la gestion de ces espèces, continuent de constituer une part essentielle du travail des gestionnaires (Selmi, 2006 : 329-365). Un tout petit nombre de plantes et d’animaux sont en outre toujours érigés en emblème d’une région ou d’un mode de gestion de la nature. Dans les Alpes, le gypaète barbu, par exemple, suscite aujourd'hui chez les agents des espaces protégés la même fascination et la même passion que le bouquetin il y a trente ans. L’émergence de la biodiversité n’est donc pas venue entraver l’attachement à telle espèce, voire à tel individu, comme l’a rappelé l’émotion soulevée par la mort des ourses Cannelle et Franska. De la même manière, bien que la biodiversité ait d’emblée été définie comme un enjeu planétaire (Chauvet et Olivier, 1993), elle n’empêche pas de s’intéresser à la mare ou à la forêt en bas de chez soi. Tout se passe donc comme si l’émergence de la biodiversité créait une nouvelle nature contenant toutes les autres, où il sera toujours possible de trouver ce à quoi l’on s’intéressait déjà auparavant. Pour autant, elle ne change pas rien car il faut désormais établir que l’espèce ou le milieu en question présentent un intérêt non seulement pour elle-même ou pour lui-même mais aussi pour la biodiversité. Il faut montrer que les espèces et les milieux retenus constituent des cas exemplaires : « Si on fait un bon choix, ce n’est pas les espèces que l’on suit, c’est LA biodiversité, à travers un échantillonnage », dit ainsi un naturaliste. Certes, les façons de légitimer l’élection de telle espèce ne manquent pas — il peut s’agir d’une espèce « clef », « clef de voûte », « sentinelle », « porte-drapeau », « parapluie », « indicatrice », etc. — mais encore faut-il, pour les avancer, se poser des questions sur les relations interspécifiques ou sur les interactions des espèces avec leurs milieux que l’on avait pu jusqu’alors ignorer. Me promenant l’autre jour en Chartreuse, entre le col de la Charmette et la Grande Sure, je suis tombée sur un épicéa aux branches rares et dégarnies, sur lequel était cloué un panonceau de l’Office national des forêts, qui disait « arbre conservé pour la biodiversité » ; le dessin d’un insecte xylophage et celui d’un pic figuraient à côté de l’inscription. Depuis que la biodiversité existe, l’épicéa moribond et le forestier ont changé. Ce sont ces changements qu’il s’agit de saisir : comment considère-t-on et traite-t-on les plantes, les animaux, les milieux et les hommes, une fois que la biodiversité est là et comment les êtres et les milieux en question et ceux qui s’en occupent et s’y intéressent se trouvent-ils simultanément transformés ?
Outre les divers niveaux d’organisation du vivant, la biodiversité inclut diverses catégories que l’on tend souvent à distinguer et même à opposer, du moins dans les sociétés occidentales modernes, comme le sauvage et le domestique ou la nature et l’artifice (Mauz, 2005a). À nouveau, la biodiversité inclut tout le vivant, qu’il soit d’origine anthropique ou pas. L’homme se voit par conséquent paradoxalement réhabilité par son émergence. Désigné comme la principale menace pour la biodiversité, il apparaît aussi comme l’une de ses composantes et l’un de ses moteurs, du fait de sa capacité à produire des variétés animales et végétales (Cauderon et Cauderon, 1993) et à construire des écosystèmes particulièrement diversifiés (Larrère, 1997 : 83). La directive Habitats reconnaît ainsi que « le maintien de la biodiversité peut, dans certains cas, requérir le maintien, voire l’encouragement, d’activités humaines ». La biodiversité devient alors un moyen de défendre l’existence de pratiques agricoles, pastorales ou sylvicoles traditionnelles et, par suite, celle des cultures humaines qui les ont élaborées (Micoud, 1997 ; Larrère, 1997 : 84).
Affirmer que la biodiversité ne pâtit pas nécessairement de l’action humaine mais peut aussi en bénéficier conduit à interroger un certain nombre de partages et de zonages anciens et alimente l’espoir que sa prise en compte permettra de régler ou du moins d’apaiser de vieux conflits d’usage et de légitimité : des vertus réconciliatrices lui sont ainsi attribuées. Par exemple, l’écart entre espaces protégés et exploités devrait diminuer, à partir du moment où la biodiversité peut être préservée ou enrichie partout, dans les parcs nationaux et les réserves naturelles comme dans les carrières abandonnées et les cultures intensives et extensives.
Il n’est en définitive rien de vivant qui ne puisse être préservé au nom de la biodiversité. En réalité, ce n’est pas tout à fait exact car les espèces exotiques en sont presque toujours violemment bannies (Larrère, 1997 : 87-89). Il ne paraît pas excessif de parler à leur sujet de diabolisation, quand on connaît les moyens par endroits mis en œuvre pour les éradiquer et quand on sait que Jared Diamond les a rangées parmi les « démons » qui menacent l’environnement, au même titre que la destruction des habitats et la pollution. Sans être très ancienne, la stigmatisation des espèces exotiques et la valorisation de l’autochtonie ne datent certes pas de l’émergence de la biodiversité. Contrairement à ce que l’on pouvait supposer, celle-ci ne les a toutefois pas remises en cause et les a même plutôt renforcées, comme s’il avait fallu, pour procéder à l’intégration générale du vivant dans un tout que l’on veut préserver, en expulser une partie et créer en quelque sorte un au-dehors à combattre et une exception à la règle : tout est bon dans le vivant, pourvu qu’il soit « à sa place » et les espèces exotiques font aujourd'hui souvent figure de monstres qui affectent l’ordre idéal de la nature (Sperber, 1975). L’idée de la dangerosité des espèces exotiques et de la nécessité de les combattre est aujourd'hui très largement et presque unanimement admise dans les milieux scientifiques. Son émergence s’inscrit pourtant dans un contexte singulier, illustrant un résultat important de la sociologie des sciences et des techniques : comme toute connaissance, la connaissance scientifique ne naît pas universelle mais située, si bien qu’il faut d’une part mettre au jour les conditions de son apparition et, d’autre part, expliquer son extension au lieu de la considérer comme acquise (Jasanoff et Long Martello, 2004 : 16).
Espèces invasives et production « située » du savoir scientifique
L’idée selon laquelle les espèces étrangères constituent un fléau à combattre n’est en effet pas apparue n’importe où ni n’importe quand : il semble bien que les recherches menées pendant la seconde guerre mondiale par l’écologue britannique Charles Elton (1900-1991) aient joué un rôle majeur dans sa conception puis dans sa diffusion (Davis et al., 2001). Jusqu’aux années 1940, Charles Elton ne s’intéresse pas particulièrement aux invasions. Pendant le conflit, il s’implique fortement dans l’évaluation des dégâts de rongeurs aux réserves de céréales nationales, indispensables pour soutenir l’effort de guerre, et dans la recherche de moyens pour tenter de les réduire. Or les espèces incriminées (souris, rat, lapin) ont toutes été introduites au Royaume-Uni à une époque plus ou moins reculée. La guerre terminée, Charles Elton continue d’accorder une importance et une attention extrêmes aux phénomènes d’invasion par des espèces étrangères et il publie en 1958 un ouvrage intitulé « The ecology of invasions by animals and plants », qui constitue aujourd'hui encore une référence. L’écologie des invasions s’est fortement développée à la suite de ses travaux, pour des raisons et dans des conditions qui demandent d’ailleurs à être élucidées, et les espèces exotiques sont désormais regardées par la quasi totalité des scientifiques comme une des principales causes de l’érosion de la biodiversité.
Cependant, l’étude que consacre Jens Lachmund aux étapes de la transformation, à Berlin, d’un ancien terrain vague en parc naturel montre comment des scientifiques ont pu nouer avec les espèces étrangères des rapports moins belliqueux et ont produit à leur sujet des connaissances distinctives. Jens Lachmund démontre l’importance de la situation et de l’histoire particulières de la ville et du parc lui-même dans la construction du savoir des écologues et des politiques de préservation et d’aménagement mises en œuvre. En ce lieu, proche d’une ancienne gare de triage, les espèces étrangères sont depuis longtemps particulièrement nombreuses car des graines ont été apportées d’un peu partout par les trains, en même temps que les marchandises et les passagers. Les bombardements de la seconde guerre mondiale ont en outre laissé dans la ville de vastes terrains vagues, dans lesquels se sont développés une faune et une flore riches et comportant une forte proportion de plantes voyageuses. Enfin, obligés pendant plusieurs décennies d’établir leurs terrains de recherche dans la ville elle-même, les écologues de Berlin ouest se sont notamment intéressés aux plantes venues de loin et à la constitution et à la dynamique d’écosystèmes caractérisés par l’abondance de ces plantes. L’histoire et la situation du lieu où le parc a été créé, de la végétation qui y a évolué et des scientifiques qui y ont travaillé sont ainsi indissociables de l’élaboration d’une écologie urbaine originale, qui se signale par un regard plutôt positif sur les espèces étrangères et qui a produit des connaissances différentes de celles que d’autres scientifiques développaient ailleurs.
En dépit de cette mise au ban des espèces exotiques, la biodiversité apparaît comme une entité très accueillante. Puisqu’elle rassemble presque tout ce qui a trait au vivant, on peut, en la convoquant, défendre quasiment n’importe quelle espèce ou variété, un grand nombre de milieux, des activités comme l’agriculture, l’élevage, la sylviculture, la pêche, à condition tout de même qu’elles ne revêtent pas un caractère trop intensif, ou encore l’ingénierie écologique et pourquoi pas génétique. Dans ces conditions, on comprend qu’un grand nombre d’acteurs se réclament d’elle pour légitimer leurs pratiques ou pour les faire évoluer.
Ce qu’on en sait
La biodiversité est définie comme le résultat d’une histoire (Blondel, 2006 : 60-66), marquée par des processus relativement réguliers d’apparition et d’extinction et par des accidents, caractérisés par une chute brutale et massive du nombre d’espèces. La biodiversité aurait ainsi déjà connu plusieurs crises, dont les causes n’ont pas toutes été élucidées. Contrairement aux présentations qu’en font généralement les sociologues, où la biodiversité est qualifiée de concept, d’expression ou de norme, elle est ici davantage apparentée à un être vivant, qui traverse des crises, passe ensuite par des « temps de récupération » (Blondel, 2006 : 63) et peut être en bonne ou en mauvaise santé (Martin, 2006 : 73).
Pas grand-chose mais tout de même assez
L’état des connaissances sur la biodiversité donne lieu à deux affirmations apparemment contradictoires et pourtant fréquemment associées. D’une part, on dit en savoir suffisamment pour ne pas reporter les décisions et pour réclamer que des mesures d’urgence soient prises pour enrayer le déclin de la biodiversité. Selon Loreau (2006 : 59), la méconnaissance ne doit pas nourrir l’attentisme : on en sait peu mais assez pour agir tout de suite. Steiner affirme même que nous en savons beaucoup (2006 : 97). D’autre part, un grand nombre d’auteurs relèvent ou dénoncent notre ignorance « incroyable » (Wilson, 2006 : 31) de la biodiversité (Loreau, 2006 : 56) et soulignent les innombrables lacunes du savoir accumulé par les naturalistes depuis le dix-huitième siècle ; Donoghue et Smith (2006 : 85) vont même jusqu’à parler de « l’état plutôt déplorable de notre connaissance de la biodiversité ». Selon Seutin (1997 : 31), nous ne connaîtrions pas plus de dix pour cent de la richesse spécifique de la planète, alors même que la priorité a jusque-là été donnée aux espèces.
L’érosion de la biodiversité et la question des preuves publiques
Sans que l’on ait une idée de son ordre de grandeur, et même si les estimations du rythme actuel d’extinction des espèces varient sensiblement selon les auteurs (Barbault, 2006c : 169-186), il est presque unanimement admis que la biodiversité traverse actuellement une nouvelle crise, qui serait la sixième depuis l’apparition de la vie sur la Terre et qui serait cette fois d’origine anthropique : « Personne ne remet plus en cause les problèmes affectant la diversité du vivant sur Terre, même si persiste la difficulté de ne pas avoir encore réussi à en dresser un inventaire complet » (Steiner, 2006 : 97). Si le sociologue n’a pas à infirmer ni d’ailleurs à confirmer les affirmations des naturalistes, il peut en revanche s’interroger sur les disputes et les débats qu’elles suscitent, au sein de la communauté scientifique et au-delà, et sur les preuves publiques sur lesquelles elles reposent. Or le déclin de la biodiversité ne se mesure pas simplement.
La liste rouge de l’Uicn
Parmi les principaux éléments convoqués pour établir l’érosion de la biodiversité figure la liste rouge de l’Uicn : « Fondée sur une solide base scientifique, la Liste rouge de l'UICN est reconnue comme l'outil de référence le plus fiable sur l'état de la diversité biologique ». Cette liste relève typiquement des « infrastructures informationnelles » qu’ont étudiées Bowker et Star (1999) en s’appuyant notamment sur l’exemple de la classification internationale des maladies et dont ils ont montré qu’elles sont bien plus que de simples « toiles de fond » de nos sociétés. Les premières tentatives de dresser une liste rouge des espèces menacées à l’échelle mondiale remontent au début des années 1960, c'est-à-dire à une époque où il n’était pas encore question de biodiversité. Le recadrage du problème a nécessité d’engager un mouvement d’adaptation et de révision des pratiques et des intentions initiales, pour que la liste offre un moyen crédible d’évaluer l’évolution de la biodiversité et d’orienter l’action publique environnementale, à partir de ce qu’elle était d’abord : un recensement très partiel des espèces menacées.
La liste rouge de l’Uicn effectue une mise en ordre inédite de la nature, les espèces étant classées en catégories en fonction de l’appréciation du risque d’extinction qui pèse sur elles. Classer, on le sait, c’est aussi penser (Perec, 1985). Transformés en évaluateurs de ce risque d’extinction, les naturalistes qui collaborent à l’entreprise se voient chargés d’adresser à toutes les espèces une seule et même question : quelle est votre position par rapport à l’extinction ? La liste opère une lecture très partielle et simplifiée du vivant (Goody, 1979), focalisée sur un critère unique, la distance à l’extinction, qui acquiert un caractère d’autorité et de généralité du fait même de l’existence et de la notoriété de la liste.
La liste fait de l’extinction un processus inexorable — étant toutes condamnées à disparaître et en quelque sorte en sursis, les espèces sont toutes en route vers l’extinction (Barbault, 2006c : 169) —, contre lequel il est néanmoins possible de lutter ou qu’il est en tous cas possible de différer : des espèces peuvent connaître une amélioration de leur situation et rétrograder vers une catégorie moins menacée. Outre un inventaire, la liste rouge constitue donc aussi un plan d’actions à entreprendre (Goody, 1979 : 149) : elle hiérarchise les priorités, son mode même de construction attirant inévitablement l’attention vers les espèces qui apparaissent d’abord. Or la première catégorie est celle des espèces éteintes, pour lesquelles il n’y a a priori plus rien à faire, puisque « un taxon est dit Éteint lorsqu’il ne fait aucun doute que le dernier individu est mort ». Pourquoi intégrer les espèces éteintes dans une liste des espèces menacées d’extinction et leur donner de surcroît une visibilité maximale en les inscrivant en tête de liste (Goody, 1979 : 184) ? Outre que l’inscription sur la liste est encore un moyen de les conserver, les espèces disparues témoignent de la réalité de la menace et de la nécessité d’intervenir d’urgence sur les espèces qui les suivent de près, si on veut leur éviter le même sort. Placées en premier, les espèces éteintes montrent que l’on « ne crie pas au loup » (lequel, au passage, figure dans la catégorie Préoccupation mineure).
La succession des listes régulièrement actualisées construit un film de la nature, plutôt qu’un tableau : c’est le mouvement des espèces sur un axe conduisant à l’extinction que l’on cherche à saisir et que l’on donne à voir, par un codage visuel emprunté au code de la route qui fait immédiatement sens, les espèces passant du vert au rouge à mesure qu’augmente le risque d’extinction. En réalité, la comparaison des listes successives rend visibles plusieurs mouvements : en premier lieu, celui des espèces le long de leur trajectoire vers l’extinction mais aussi celui de la progression de la connaissance — ou plutôt de la régression de l’ignorance — de la position des espèces sur cette trajectoire. Le nombre d’espèces qui figure dans la liste et leur proportion par rapport à l’ensemble des espèces répertoriées (inférieure à 3 % en 2004) donne un ordre de grandeur des progrès accomplis et de ceux qu’il reste à réaliser. L’examen des listes permet de dater l’entrée de nouvelles classes d’êtres vivants (les champignons, les coraux, etc.), de comparer l’effort d’évaluation du risque d’extinction selon les différentes classes et de désigner celles qui sont à la traîne de la connaissance. Considérées dans leur ensemble, les listes racontent ainsi plusieurs histoires : celle des espèces — le récit dominant étant celui de l’accélération de leur progression vers l’extinction —, celle de l’avancée du type de savoir nécessaire à l’établissement de la liste, celle enfin des catégories et des critères qui structurent la liste et que l’on peut saisir à travers ses versions successives.
Les catégories et les critères de classement des espèces dans ces catégories ont en effet varié, notamment parce qu’ils avaient été initialement conçus pour un nombre réduit d’espèces (surtout de grands vertébrés) par un petit groupe de spécialistes et qu’ils ne sont plus adaptés, dès lors qu’ils doivent être appliqués à un nombre d’espèces considérablement accru par plusieurs milliers d’évaluateurs ressortissant à des organisations et à des pays de plus en plus diversifiés.
En outre, la définition de l’espèce n’est pas totalement stabilisée (Bardat, 1994), le recours croissant à la génétique dans l’identification des taxons pouvant en particulier amener à considérer comme une espèce ce qui était auparavant assimilé à une sous-espèce, ou inversement. Des espèces peuvent ainsi disparaître, non parce qu'elles s’éteignent, mais parce qu'elles ne sont plus définies comme telles, ou parce qu'elles ont changé de nom. Ainsi, si des espèces sont transférées d’une catégorie à l’autre entre une liste et la suivante parce que leur statut de conservation ou son appréciation ont varié, la définition et la dénomination des espèces changent également, ainsi que les catégories et les critères employés pour les classer.
Comme toute classification d’une telle envergure, la liste rouge de l’Uicn engendre et résulte d’une immense entreprise de standardisation, de négociation et de coordination du travail (Bowker et Star, 1999). Les batteries de critères utilisés pour apprécier le risque d’extinction et classer les espèces dans les différentes catégories et les règles de transfert d’une catégorie à l’autre doivent être applicables à toutes les espèces, qu’elles aient déjà été répertoriées ou pas, et doivent pouvoir être utilisées par tous les évaluateurs enrôlés de par le monde dans la fabrication de la liste. Des différences dans l’interprétation et dans l’utilisation des critères biaisant les résultats, les évaluateurs doivent théoriquement procéder sensiblement de la même manière pour que des comparaisons puissent être effectuées dans l’espace et dans le temps, ainsi qu’entre les différentes classes d’êtres vivants. Cela n’a rien d’évident, même si l’Uicn tente de réduire l’hétérogénéité des interprétations et des pratiques des évaluateurs en prodiguant notes et consignes sur les procédures à respecter et en rendant publics les critères de classement ainsi que les définitions qu’il convient de donner aux termes employés. Un glossaire a été élaboré qui précise comment comprendre les termes utilisés dans la définition des critères, dont l’acception peut être différente de celle qu’elle revêt habituellement en biologie : la standardisation méthodologique repose notamment sur une standardisation lexicale et linguistique (VanDeveer, 2004 : 315).
Les évaluateurs sont de plus fréquemment confrontés à une difficulté majeure : l’incertitude des données disponibles. Au-delà de l’emploi des catégories et des critères de catégorisation, c’est donc aussi leur rapport à l’incertitude qu’il importe de documenter, d’encadrer et de standardiser : les évaluateurs reçoivent des consignes sur la manière de gérer l’incertitude des données, visant à éviter une inflation de la catégorie Données insuffisantes et incitant à assigner malgré tout une catégorie Menacé aux espèces concernées. Il leur est demandé d’apprécier et d’indiquer leur attitude face au risque et à l’incertitude et de privilégier les attitudes précautionneuses :
« Lorsqu’on interprète et qu’on utilise des données peu sûres, l’attitude adoptée face au risque et à l’incertitude peut jouer un rôle important. Cette attitude compte deux éléments. Premièrement, les évaluateurs doivent décider, soit d’inclure toute la gamme des valeurs probables dans les évaluations, soit d’exclure les valeurs extrêmes (tolérance au désaccord, « tolerance dispute »). Un évaluateur qui a une faible tolérance au désaccord inscrit toutes les valeurs et augmente, de ce fait, l’incertitude, tandis qu’un évaluateur qui a une grande tolérance au désaccord exclut les extrêmes, réduisant ainsi l’incertitude. Deuxièmement, les évaluateurs doivent décider d’adopter soit le principe de précaution, soit le principe de la preuve face au risque (limite de risque acceptable). Le principe de précaution conduit à classer un taxon dans les catégories Menacé à moins d’être certain que le taxon en question n’est pas menacé, tandis que le principe de la preuve n’amène à classer un taxon dans une catégorie Menacé que s’il y a suffisamment de preuves pour justifier ce choix. Lorsqu’ils appliquent les critères, les évaluateurs doivent éviter d’adopter le principe de la preuve et choisir une approche de précaution qui reste réaliste vis-à-vis de l’incertitude, par exemple en utilisant des limites inférieures acceptables plutôt que des meilleures estimations pour déterminer les effectifs d’une population, notamment si cette population fluctue. L’attitude adoptée doit être explicitement décrite ».
Si les consignes fournies aux évaluateurs ne révèlent certainement pas tout des négociations et des bricolages en amont (et en aval) du classement des espèces dans des catégories de menace et ne disent rien, en particulier, de la façon dont les évaluateurs procèdent concrètement pour apparier les espèces et les catégories de menace, elles montrent déjà la difficulté et la complexité de l’entreprise et elles font apparaître un certain nombre d’options politiques derrière des opérations en apparence purement scientifiques (Jasanoff). Outre la centration sur la question de la distance à l’extinction, qui amène nécessairement à négliger d’autres questions possibles, on voit bien, par exemple, que le fait de privilégier à l’égard des espèces une attitude précautionneuse plutôt que fondée sur la preuve constitue une option politique et n’a rien d’automatique. De manière générale, les conseils et les consignes aux évaluateurs concourent tous à augmenter le nombre d’espèces inscrites dans les catégories Menacé et à souligner par conséquent le déclin de la biodiversité. Simultanément, toute une série de procédures institutionnalisées, comme la nécessité de documenter et d’argumenter les choix effectués, la possibilité de réviser les critères et de contester devant une commission d’experts le classement d’une espèce dans une catégorie donnée, permettent d’améliorer sans cesse la légitimité et la crédibilité de la liste dans les milieux scientifiques et gestionnaires.
Au final, la liste rouge de l’Uicn constitue un cas qui illustre bien la coproduction des connaissances scientifiques et de la décision publique mise en évidence par la sociologie des sciences et des techniques, loin de l’idée que la science et la politique constitueraient deux domaines clairement séparés (Jasanoff). Cette liste mériterait à l’évidence une analyse approfondie qui permettrait de bien repérer et d’analyser les moyens mis en œuvre pour rendre utile et pertinente pour l’action publique environnementale une information complexe et incertaine sur la nature (VanDeveer, 2004). Il s’agissait ici simplement de montrer que sa fabrication et son utilisation comme élément de preuve de l’érosion de la biodiversité ne vont pas de soi et reposent sur un énorme travail de standardisation des définitions, des catégories et des critères de classement des espèces, des attitudes envers l’incertitude, etc., et, in fine, d’« administration de la nature et des hommes » (Charvolin, 2006).
Méthodes d’estimation des taux d’extinction des espèces
La liste rouge de l’Uicn n’est pas le seul élément qui fonde l’affirmation selon laquelle la biodiversité est en train de s’effondrer. Des expériences et des inventaires diachroniques localisés sont mobilisés pour mesurer le rythme de disparition de certaines classes d’êtres vivants, que l’on compare au rythme d’extinction des espèces en période « normale », lui-même tiré des connaissances des paléontologues sur la durée de vie moyenne des espèces. Robert Barbault (2006c : 169-186) rapporte deux grandes séries d’inventaires et d’expériences, réalisées l’une à Singapour, l’autre au Brésil, dans la forêt amazonienne.
À Singapour, île très fortement déboisée où la forêt dite primaire, en particulier, a presque complètement disparu, les premiers inventaires considérés comme fiables remontent à la fin du dix-neuvième siècle. Comme la déforestation était à cette époque déjà très avancée, ces inventaires ont été complétés à partir de listes établies dans la forêt malaise. On s’efforce ainsi de reconstituer une liste d’espèces présentes à Singapour avant la déforestation, en s’appuyant à la fois sur des inventaires historiques réalisés sur place et sur des inventaires contemporains de milieux géographiquement proches et encore boisés. La confrontation des données ainsi produites et des inventaires récemment effectués à Singapour met en évidence la disparition de plusieurs centaines d’espèces parmi les quelque 4 000 qui figurent dans les inventaires historiques complétés. Un taux de disparition est alors calculé qui est comparé au taux d’extinction déduit par les paléontologues à partir de la durée de vie moyenne des espèces en dehors des périodes d’extinction massive (de l’ordre de 5 millions d’années).
Des inventaires ont également été réalisés en Amazonie, cette fois dans le cadre d’un dispositif expérimental. Après inventaire des espèces connues qu’elles contenaient, des parcelles forestières de tailles variables (1 à 1 000 hectares) ont été isolées du reste de la forêt, en déboisant des bandes de largeurs différentes, qui ont ensuite été encloses et pâturées de manière à rester en herbe. La réalisation de nouveaux inventaires, vingt ans plus tard, a permis de calculer des taux de disparition des espèces initialement recensées, selon la taille des parcelles et selon le type d’espèces. Ces travaux ont permis de vérifier que le taux de disparition des espèces est d’autant plus grand que les surfaces des parcelles sont petites (conformément aux hypothèses des écologues) et de distinguer les types d’espèces en fonction de leur vulnérabilité à la fragmentation de la forêt.
Les expérimentations et les inventaires réalisés à Singapour et en Amazonie diffèrent fortement, dans leurs principes et leur ampleur, de la liste rouge de l’Uicn des espèces menacées. Alors que celle-ci vise à cataloguer progressivement toutes les espèces (sauf les microorganismes) et constitue une entreprise à très grande échelle et sur le très long terme, les inventaires dont il vient d’être question sont au contraire localisés et concernent un nombre d’espèces et de scientifiques beaucoup plus limité. On a vu que la fabrication de la liste rouge passe par une standardisation des définitions, des catégories et des critères, par des négociations et une coordination du travail des évaluateurs ; avec les inventaires diachroniques localisés, il s’agit plutôt de retrouver et d’éventuellement compléter des inventaires anciens et de procéder à des extrapolations pour passer d’un taux de disparition d’espèces entre deux inventaires dans un milieu particulier à un taux d’extinction des espèces à l’échelle mondiale. Dans les deux cas cependant, l’érosion de la biodiversité n’est pas quelque chose qui se donne à voir facilement et que l’on pourrait simplement observer et mesurer. Sa mise en évidence et l’estimation de son importance nécessitent de tracer les espèces sur des durées variables (qui peuvent couvrir plusieurs millions d’années pour les espèces fossiles), de recourir à des mesures et à des observations indirectes ainsi qu’à des hypothèses et à des calculs souvent complexes.
Or, dans la plupart des publications et des articles de presse, apparaissent seulement les conclusions du travail. Par exemple, l’Uicn présente les résultats de la mise à jour 2006 de la liste rouge dans les termes suivants : « La liste rouge de l’Uicn des espèces menacées 2006 révèle une dégradation constante de l’état des plantes et des animaux », ajoutant aussitôt le nombre d’espèces incluses dans les trois catégories Menacé : « On sait, avec certitude, qu’au moins 16 119 espèces sont menacées d’extinction ». On peut également lire que le taux d’extinction des espèces est actuellement de 100 à 1 000 fois, ou de 1 000 à 10 000 fois supérieur « à ce qu’il serait naturellement ». Ainsi résumé à quelques chiffres et phrases, le travail est en quelque sorte vidé de sa substance, de ses difficultés, de ses incertitudes et des choix qui ont présidé à son orientation et à sa réalisation, les résultats pouvant dès lors apparaître comme naturels, c'est-à-dire inscrits dans la nature elle-même (Bowker et Star, 1999 ; Charvolin, 2006).
Il faut toutefois nuancer. Dans l’ouvrage de Robert Barbault (2006c : 169-186), par exemple, les difficultés méthodologiques et théoriques que soulève la mesure de l’érosion de la biodiversité sont largement évoquées. En ce qui concerne la liste rouge de l’Uicn des espèces menacées, les révisions des catégories et des critères ou encore les choix en matière de traitement de l’incertitude ne sont pas maintenus secrets et sont accessibles non seulement aux évaluateurs et aux utilisateurs de la liste mais aussi aux personnes suffisamment intéressées pour mener quelques recherches sur Internet. Un certain nombre de documents mis en ligne et accessibles sous format papier sur simple demande auprès de l’Uicn retracent l’évolution de la liste et exposent les grandes orientations qui président à son élaboration. Si « boîte noire » il y a, elle peut donc être ouverte, au moins en partie, au moins par certains. Ainsi, les modalités de construction des affirmations relatives à l’évolution de la biodiversité apparaissent simultanément peu publicisées et cependant accessibles, au moins dans une certaine mesure.
Ce qu’elle nous fait faire
L’émergence de la biodiversité ne peut être dissociée d’importantes innovations à la fois scientifiques, techniques et sociales dans la manière non seulement d’étudier les êtres vivants et les milieux, mais aussi de prendre des décisions à leur sujet et de les traiter. Je m’intéresserai d’abord à la montée d’une science et d’une ingénierie écologique de la biodiversité. Nous verrons ensuite que se développe simultanément une ingénierie sociale de la biodiversité, dont la signification est loin d’être claire et est d’ailleurs âprement discutée.
Une révolution scientifique et technique
On sait depuis un certain temps déjà que les questions et les problèmes d’environnement sont indissolublement liés aux sciences et aux techniques qui permettent de les repérer, de les rendre visibles et de les formuler d’une certaine façon (Theys et Kalaora, 1992). Les techniques qui sont apparues ou qui se sont répandues en même temps que la biodiversité et les disciplines qui ont été mobilisées comme l’informatique, la géomatique ou les biomathématiques font que l’on a désormais affaire à une autre nature, dotée de caractéristiques insaisissables sans le recours à des instruments extrêmement sophistiqués, qui ne se comporte plus et que l’on ne traite plus comme avant.
Un vaste programme scientifique d’exploration de la biodiversité
Savoir que nous ignorons la majeure partie de la biodiversité et que nous ne savons même pas ce que nous détruisons apparaît aujourd'hui insupportable. Au moins dans les milieux scientifiques et politiques, l’idée s’est diffusée que l’on ne peut plus se satisfaire de connaissances à ce point lacunaires et qu’il faut, sans plus tarder, explorer la biodiversité, qui fait ainsi figure de nouvelle terra incognita.
Étant donné l’ampleur de la tâche et l’urgence qu’on lui assigne, les pratiques naturalistes que l’on peut désormais qualifier de « classiques », fondées sur le recueil de données de terrain par des spécialistes des espèces et des milieux, sont regardées par un nombre croissant de scientifiques comme inadaptées à l’objectif de recensement général du vivant. Au début des années 1990, des scientifiques estimaient qu’il « faudrait un à deux millions d’années de ‘‘systématiciens’’, en temps cumulés, pour connaître toutes les espèces non encore répertoriés dont on suppose l’existence » (Theys et Kalaora, 1992 : 28). Pour une partie au moins des scientifiques, la conclusion s’impose : « nous devons mettre en œuvre des changements drastiques » (Donoghue et Smith, 2006 : 89).
La rareté des spécialistes apparaît comme un premier obstacle, régulièrement souligné : les études naturalistes ayant été négligées pendant plusieurs décennies, le nombre de personnes capables d’identifier certains groupes d’espèces est aujourd'hui extrêmement faible, en tout cas dans les milieux universitaires. Or, former des taxinomistes prend du temps et la nécessité d’accélérer la production de connaissances est constamment soulignée. Ainsi, bien que la formation de nouveaux taxinomistes ne soit pas une voie totalement abandonnée et demeure même une priorité affichée, par exemple par les responsables du programme Edit (European distributed Institute of Taxonomy) dont on reparlera plus loin, elle est considérée comme une solution tout à fait insuffisante, d’autant plus que d’autres inconvénients que sa lenteur lui sont reprochés. Les naturalistes coûtent cher, remarque-t-on ainsi, dès lors que l’on ne fait pas appel aux seuls amateurs généralement bénévoles. L’identification de nouvelles espèces, la multiplication du nombre de celles que l’on suit et une meilleure prise en compte des milieux risquent dans ces conditions de se heurter très vite à des contraintes financières. Outre qu’ils ont un coût, les naturalistes ont aussi des goûts qui les amènent à privilégier les quelques espèces ou milieux qui leur plaisent particulièrement au détriment de tous les autres. S’il ne se trouve sans doute guère d’espèces ou de milieux qui n’intéressent personne et qui soient totalement « orphelins », certaines plantes (exemple des orchidées) et certains animaux (exemple des grands vertébrés) concentrent tout de même sur eux une bonne partie de l’attention. D’où un « biais taxinomique » (Seddon et al., 2005) que l’on aimerait réduire en s’affranchissant en partie du passage obligé par les observateurs de terrain. La passion de ces derniers pour les espèces qu’ils étudient, qui représentait plutôt un atout pour vaincre les multiples obstacles à la protection d’une faune et d’une flore « remarquables », constitue un handicap dès lors que l’on envisage de mener un inventaire exhaustif du vivant. La concentration relative des naturalistes dans les pays développés influence de plus fortement la distribution des connaissances sur la biodiversité, qui ne correspond pas à celle de la biodiversité elle-même. Enfin, il arrive aux naturalistes de se tromper, par exemple en confondant des espèces voisines. Ainsi, l’exploration de la biodiversité par les naturalistes de terrain apparaît à la fois lente, onéreuse, biaisée, hétérogène et entachée d’erreurs. Une solution consiste alors à inciter les usagers de la nature, et notamment les chasseurs et les pêcheurs, à recueillir et à transmettre eux aussi des données sur les espèces et sur les habitats. En Haute-Savoie, les différents organismes impliqués dans la gestion et la protection de la nature sont parvenus à s’entendre et à se partager en quelque sorte le travail de production de connaissances sur la biodiversité, en évitant d’empiéter sur les prérogatives des uns et des autres (Mauz et Granjou, 2007). Mais il semble que le cas de la Haute-Savoie soit loin d’être général et que les rivalités entre naturalistes et usagers traditionnels de la nature et les disputes au sujet de la validité et de l’usage des données entravent assez souvent les possibilités de coopération (Alphandéry et Fortier, 2007). En outre, la mobilisation des usagers traditionnels ne résout pas tous les problèmes précédemment évoquée. Dans ces conditions, un certain nombre de scientifiques préconisent non pas d’augmenter le nombre d’observateurs de terrain mais de changer complètement de méthode : si l’on veut véritablement gagner en efficacité, il s’agit, selon eux, de passer de la cueillette à la récolte de données ou, si l’on préfère, de l’artisanat à l’industrie. Cet appel à plus d’efficacité revient par exemple à de très nombreuses reprises dans l’article de Donoghue et Smith (2006) et il convient certainement de se demander comment et pourquoi l’efficacité est à ce point devenue une injonction et un critère d’évaluation pour l’exploration de la biodiversité et pour l’action environnementale en général, comme le montrent plusieurs travaux sociologiques récents (Salles, 2006 ; Mermet et al., 2005).
Quoi qu’il en soit, la volonté d’explorer efficacement la biodiversité conduit à plaider pour une automatisation des méthodes d’observation et d’identification des êtres vivants et des milieux et pour une autonomisation par rapport aux observateurs de terrain : « Il est donc urgent de mettre en place un système d’observation coordonné ainsi que des méthodes standardisées pour le suivi de la biodiversité » (Loreau, 2006 : 57, souligné dans le texte). Ces deux processus (l’automatisation et l’autonomisation) concernent aussi bien la biodiversité « de plein air » que celle qui est conservée dans les muséums d’histoire naturelle.
Une des façons d’explorer la biodiversité consiste en effet à tirer parti du travail accompli par les naturalistes du passé et en particulier des collections végétales et animales qu’ils ont permis aux muséums d’histoire naturelle de constituer. L’émergence de la biodiversité contribue ainsi à donner un nouveau rôle et une nouvelle valeur aux réserves des muséums, qui troquent une image obsolète contre celle d’un gigantesque stock de données à portée de main, susceptible de faire gagner un temps précieux à la connaissance de la biodiversité et de son évolution : « nous commençons tout juste à en exploiter les données [des collections] et les rayons et les tiroirs des musées recèlent encore de nombreuses découvertes scientifiques » (Samper, 2006 : 77 ; Schnase et al., 2007 : 4 ; voir aussi Le Monde du 26 septembre 2007). En 2006 a été créé un réseau nommé Edit (European distributed institute of taxonomy), auquel participent plusieurs grands muséums d’histoire naturelle et jardins botaniques européens et coordonné par le Muséum d’histoire naturelle de Paris. Ce réseau a notamment pour objectif « d’intégrer les infrastructures et [de] les rendre accessibles de manière électronique et physique ». Alors que la majorité des spécimens dormaient dans les sous-sols des muséums depuis des décennies ou même des siècles, le temps s’accélère brusquement (Latour, 1984 : 184) : l’informatisation manuelle des données attachées aux plantes et aux animaux détenus par les muséums (espèce, lieu et date de prélèvement) paraît soudain trop lente et l’on cherche à procéder à leur automatisation (Donoghue et Smith, 2006 : 90-91 ; Schnase et al., 2007).
L’exploration de la biodiversité « de plein air » est caractérisée par la même hâte, autorisée par l’apparition, à côté de l’identification sur place ou, en cas d’impossibilité, de prélèvement du spécimen pour l’examiner tout à loisir ou le faire examiner par un expert, de nouveaux modes de production, de circulation et d’enregistrement des données sur les êtres vivants et les milieux. Des animaux sont toujours observés et recensés in situ et des plantes continuent d’être cueillies pour être conservées dans des herbiers. Mais un ornithologue reconnaissait imaginer, dans « ses moments de blues », les milieux qu’il affectionne équipés d’enregistreurs reliés à des sonographes eux-mêmes couplés à des systèmes experts capables d’identifier les chants d’oiseaux. Les appareils photographiques numériques et les GPS, qui se sont banalisés, permettent de prendre des images géoréférencées que l’on peut ensuite plus facilement classer (par espèce, genre et famille ; par date ; par site ; etc.), archiver et que l’on peut également transmettre instantanément à des experts délocalisés, pour identification ou vérification. Les techniques informatiques modernes permettent ainsi d’envisager une centralisation et une circulation de masses de données autrefois inconcevables. Là où le naturaliste voyait jadis arriver dans son cabinet des centaines ou des milliers d’animaux empaillés et de plantes séchées, ce sont à présent des milliards d’informations qui convergent vers les plus grandes bases de données et les « centres de calcul » (Latour, 1985 : 33). Comme l’a montré Florian Charvolin à propos de la systématique linnéenne et de l’expertise environnementale des années 1960 (Charvolin, 2006), c’est ce changement d’échelle permis par la diffusion de nouvelles technologies de production et de circulation des données sur la nature qui sous-tend le renouveau de l’entreprise systématique.
Beaucoup plus d’animaux et de plantes peuvent désormais être répertoriés et suivis, sur des étendues beaucoup plus importantes mais ce que disent les hommes des êtres qu’ils observent change radicalement avec leurs manières de faire. En réalité, ce n’est pas seulement l’attachement entre l’homme et l’animal qui change, mais aussi, comme toujours, les deux termes de la relation. Lors de la table ronde organisée à la Villette le 20 octobre 2007, à l’occasion de l’exposition Bêtes et Hommes, Jean-Paul Crampe, chef de secteur au parc national des Pyrénées, expliquait suivre depuis près de trente ans plus de quatre cents isards, qu’il a équipés de signes distinctifs et qu’il a tous nommés. Il raconte que telle femelle ne peut manifestement en souffrir une autre et fréquente en revanche volontiers une troisième. Il est à ses yeux évident que chaque isard a sa personnalité, ses habitudes et ses affinités. Il ne doute pas non plus que les animaux qu’il suit l’ont de leur côté attentivement observé, qu’ils le connaissent et il a souvent noté qu’ils le laissent plus facilement approcher lorsqu’il est seul que lorsqu’il est accompagné. D’autres observateurs utilisent des méthodes de repérage à distance et ne vont que rarement sur le terrain ; ils ne savent pas toujours comment les animaux se comportent entre eux ni vis-à-vis de l’observateur. Mais ils ont développé d’autres habiletés techniques et, croisant et traitant davantage de données, ils peuvent mettre au jour d’autres aspects des animaux.
L’observation des milieux connaît elle aussi des changements majeurs, avec la substitution croissante de la fréquentation directe du terrain par une relation à distance lourdement instrumentée, qui a débuté avant l’émergence de la biodiversité (Jasanoff, 2004a : 45) mais qui s’est depuis lors répandue. De plus en plus, les écosystèmes ne sont plus parcourus mais « vus du ciel », le recours aux images prises par avion ou par satellite permettant aux écologues d’observer de très vastes étendues et de repérer les changements qui s’y produisent. L’usage actuel de la télédétection laisse entrevoir le jour où l’on pourra, dans une très large mesure, faire l’économie d’un travail de terrain encore nécessaire aujourd'hui. Une participante au programme Habitalp, mené dans onze espaces protégés de l’arc alpin et qui vient de s’achever, explique ainsi : « l’objectif du programme est de faire des cartes [des habitats] à partir des seules photos et de pouvoir se passer du terrain ; ceci dit y a quand même une part de terrain au moment de l’étalonnage qui est indispensable, pour dire : cette couleur, ce grain ça correspond à telle chose. Mais on a beaucoup discuté sur : jusqu’où ne pas aller trop loin ? La méthode c’est quand même la photointerprétation et on essaie d’exploiter au maximum la source. » L’exploration de la biodiversité s’accompagne d’une dématérialisation et d’une distanciation du rapport à la nature ainsi que d’une accélération et d’une mondialisation de la circulation des données.
Avec la révolution des modes de production et de diffusion des connaissances sur la nature, l’exploration de tout le vivant continue d’apparaître comme une tâche gigantesque, mais désormais réalisable et qui offre aux bioinformaticiens de nouvelles questions de recherche (Schnase et al., 2007) : comment, par exemple, agréger des bases de données constituées dans des objectifs distincts, à des échelles et à des époques différentes ? Plusieurs auteurs n’hésitent pas à parler de l’émergence d’une nouvelle science de la biodiversité (par exemple Loreau, 2006), qu’ils chargent d’opérer une double « intégration », des approches disciplinaires d’une part, des approches nationales d’autre part.
La science de la biodiversité apparaît d’abord comme résolument interdisciplinaire (Barbault, 2006b). En effet, l’exploration de la biodiversité nécessite une étroite collaboration entre les sciences de la vie, dont bénéficie en particulier la taxinomie. Longtemps présentée comme le parent pauvre des sciences de la vie, la majorité des financements et des postes étant alloués à la biologie et à la génétique moléculaires, la taxinomie accède au rang de science moderne, innovante et pleine d’avenir en s’alliant à ses anciennes rivales mais en s’éloignant simultanément du travail d’observation in situ (Larrère, 1997 : 85), fondée sur les sens (essentiellement la vue). Elle s’associe également avec l’informatique – on parle aujourd'hui de « cybertaxinomie » (Tillier, 2006 ; Le Monde du 28/06/06) : les naturalistes passent de plus en plus de temps devant des écrans, un certain nombre d’entre eux devenant progressivement des spécialistes de l’informatique. Mais c’est aussi le dialogue entre sciences de la nature et sciences de l’homme que l’émergence de la biodiversité est censée favoriser puisque, on l’a vu, la biodiversité inclut l’homme et la diversité culturelle. Dès lors, son étude ne peut pas être seulement l’affaire de spécialistes des sciences biologiques. Plusieurs dossiers et ouvrages récents rassemblent des contributions pluridisciplinaires (Chartier, 2005 ; Marty et al., 2005) et l’on assiste aujourd'hui à la mise en place de dispositifs de suivi de la biodiversité et de son évolution supposés favoriser une très large interdisciplinarité. Ainsi, l’addition de vastes plates-formes Ltser (Long term socio-ecological research) au réseau de sites Lter (Long term ecological research), généralement de petite taille et faiblement anthropisés, (Haberl et al., 2006) constitue une manifestation de la volonté de faire valoir l’importance de « la dimension humaine » et d’impliquer les sciences sociales dans les recherches sur la biodiversité. Cependant, si la montée de la biodiversité apparaît comme une opportunité à saisir pour les défenseurs de l’interdisciplinarité, le directeur des Passeurs de frontières (1992) déplore la faible participation des sciences sociales à l’Institut français de la biodiversité et s’interroge : « Quelle interdisciplinarité le GIS contribuera-t-il à créer autour de la question de la biodiversité ? Il y a une attente forte à son égard sur ce plan » (Jollivet, 2004 : 15).
La science de la biodiversité est simultanément décrite comme internationale, voire mondiale. Explorer la biodiversité, affirme-t-on, n’est pas plus à la portée d’une nation que d’une discipline donnée et il faut donc que des scientifiques de tous les pays s’unissent pour y parvenir : « le développement de la science de la biodiversité passe désormais par un effort de recherche majeur, coordonné au niveau mondial. Des projets isolés et à faible coût ne suffiront plus à réaliser des avancées significatives » (Loreau, 2006 : 59). 
Une science « intégrative » de la biodiversité ?
Alternet, programme auquel participe le Cemagref et dans lequel je suis moi-même impliquée, vise précisément à « intégrer » les recherches européennes sur la biodiversité, plutôt qu’à produire de nouvelles connaissances. Il s’agit d’harmoniser les méthodes et les objectifs des chercheurs, d’élaborer des façons communes d’appréhender et d’étudier la biodiversité et de fonder en quelque sorte une « communauté épistémique ». La petite expérience acquise au sein du groupe de travail dont je fais partie indique cependant les difficultés et les limites de l’entreprise. Ce groupe de travail est chargé d’étudier les attitudes du public face à la biodiversité. Après un démarrage laborieux en 2004, marqué notamment par un très fort scepticisme du premier coordinateur du groupe sur l’intérêt et la validité scientifiques du travail qui pourrait être mené, la composition du groupe s’est à peu près stabilisée, en dépit de quelques départs et arrivées au fil du temps. Le groupe comprend des écologues, un spécialiste des sciences de l’éducation, une économiste et des sociologues, venus d’une petite dizaine de pays européens. Une des actions menées a consisté à élaborer un questionnaire sur les « points de vue [des Européens] sur les changements relatifs aux animaux, aux plantes et à leurs milieux », actuellement en cours de test auprès d’un échantillon de 300 personnes dans des régions de huit pays d’Europe de l’ouest (Royaume-Uni, Pays-Bas, France, Autriche, Belgique) et de l’est (Slovaquie, Hongrie, Roumanie). L’élaboration du questionnaire a donné lieu à de nombreuses discussions sur les approches disciplinaires et sur les contextes politiques, économiques et sociaux des différents pays impliqués. Pour les écologues, l’érosion de la biodiversité est un fait bien établi dont il importe de convaincre les citoyens européens afin de les amener à modifier leurs pratiques, si bien que demander aux enquêtés, par exemple, s’ils ont « personnellement observé des changements de la nature au cours des vingt dernières années », ne présente à peu près aucun intérêt. Très largement majoritaires au sein d’Alternet mais plutôt minoritaires au sein de ce groupe de travail, les écologues ont été amenés à poser des questions qui ne les intéressent pas vraiment. Si les sociologues se sont de leur côté accordés pour considérer que l’intérêt des gens pour la biodiversité ne va pas de soi et que tous ne sont pas nécessairement persuadés de son érosion, des clivages sont rapidement apparus dans la manière de considérer le questionnaire. C’est essentiellement une orientation d’inspiration bourdieusienne visant à dégager les variables explicatives sociales (niveau d’étude, capital scolaire, fourchette de revenus, orientations politiques et religieuses, etc.) des opinions exprimées par les individus qui s’est rapidement imposée, une approche psychologique, défendue par la coordinatrice du groupe, cherchant à saisir comment les enquêtés perçoivent différentes espèces, parvenant également à s’exprimer. Pour ma part, j’ai plutôt regardé le questionnaire comme une opportunité que les enquêtés ont saisie, ou pas, pour transmettre un message sur un certain nombre de sujets, dont la biodiversité, à l’Union européenne, présentée dans la lettre annonçant le questionnaire comme le commanditaire et le destinataire de l’étude. Les questionnaires non retournés, renvoyés sans avoir été remplis, les annotations marginales et bien entendu les commentaires généraux sur le questionnaire revêtent alors un intérêt qu’ils n’ont pas lorsqu’on cherche à révéler des relations entre, par exemple, le niveau d’étude et l’attitude à l’égard des mesures de protection. Cependant, les divergences inter- et intradisciplinaires qui ont marqué les échanges au sein du groupe n’apparaissent quasiment pas dans les documents produits.
Les discussions ont par ailleurs souvent porté sur la spécificité des contextes sociaux, économiques et politiques dans les différents pays. Pointant à la fois des problèmes de forme et de fond et plaidant pour une prise en compte des situations locales, le participant roumain a à maintes reprises tenté d’expliquer que plusieurs questions — par exemple celle-ci : « qui, selon vous, doit prendre les décisions concernant la gestion des animaux sauvages, des plantes et des milieux ? » — n’ont guère de sens pour les paysans du delta du Danube auxquels elles seront adressées. Le mode d’administration des questionnaires a également fait apparaître une importante ligne de clivage entre les pays représentés. Les chercheurs venus des pays d’Europe de l’est ont estimé indispensable d’administrer les questionnaires en face-à-face, en recourant à des étudiants, le recours aux questionnaires n’étant selon eux pas encore « entrés dans les mœurs » et les enquêtés pouvant hésiter à répondre s’ils ne sont pas sollicités directement. Les chercheurs d’Europe du nord (Norvège notamment) ont d’emblée refusé cette solution, en mettant en avant le coût de la main-d’œuvre — le sociologue norvégien déclenchant l’ire de son homologue roumain en parlant de l’impossibilité, en Norvège, « d’exploiter » les étudiants — et le niveau suffisant bien que déclinant des taux de réponse généralement obtenus chez eux pour ce type d’enquête. Constatant la faiblesse des taux de réponse dans leurs pays, les chercheurs d’Europe de l’ouest ont pour leur part plaidé pour un mode d’administration mixte, reposant sur une enquête par voie postale complétée en tant que de besoin par des questionnaires réalisés auprès d’individus appartenant à des groupes sociaux sous-représentés. Ainsi, contrairement à l’objectif initial d’adopter partout la même méthode, la décision a finalement été prise de procéder diversement selon les pays et de tenir compte, dans une certaine mesure, des contextes historiques, politiques et économiques dans les régions retenues pour tester le questionnaire. Conformément aux conclusions de l’étude de Myanna Lahsen sur les scientifiques et décideurs brésiliens impliqués dans les réseaux internationaux sur le changement climatique (Lahsen, 2004), de profondes différences persistent en dépit d’une apparente convergence, liées à la fois à la diversité des orientations disciplinaires des chercheurs, des conditions d’exercice de la recherche et plus généralement de vie dans leurs pays respectifs.
Les membres du groupe ont de fait appris à se connaître, à fréquenter leurs organismes de recherche respectifs et à co-rédiger des rapports, certains d’entre eux ayant même élaboré des propositions de recherche conjointes. Ils sont en apparence parvenus à adopter des questions et à élaborer des méthodes communes. Cette interconnaissance et cette production documentaire ne doivent toutefois pas être prises pour la marque d’une adhésion à une conception « intégrée » des recherches sur la biodiversité, par delà les disciplines et les appartenances nationales. Elles ne doivent pas masquer, en particulier, le fait que certains points de vue ont réussi à s’imposer au détriment d’autres, pour des raisons diverses, notamment numériques (l’infériorité des écologues par rapport aux représentants des sciences sociales), de renommée des participants ou des auteurs qu’ils mobilisent ou encore de maîtrise de l’anglais parlé et écrit. Elles ne doivent pas non plus masquer que les participants, confrontés à l’impossibilité de trouver des questions qui fassent sens pour tous les membres du groupe, quelle que soit leur discipline, et pour tous les enquêtés, quel que soit leur pays, sont parvenus à obtenir une marge de manœuvre qui n’était pas initialement prévue. La relative convergence atteinte par le groupe est ainsi passée par l’introduction d’une dose de flexibilité, dont d’autres travaux (Gupta, 2004) ont mis en évidence le caractère à la fois inévitable et souhaitable.
Porteuse d’une promesse de participation à des réseaux interdisciplinaires et internationaux ainsi que de changement d’échelle et de cadence dans la production de connaissances sur le vivant, l’émergence de la biodiversité ouvre à de nombreux scientifiques des perspectives nouvelles et enthousiasmantes. Alors que les naturalistes « classiques » ont dès le départ souffert d’un manque de reconnaissance, les chercheurs de la biodiversité peuvent au contraire espérer voir l’utilité de leur travail appréciée et récompensée par l’attribution de moyens humains et financiers considérables : « il existe des milliers de nouvelles organisations, de nouveaux postes de recherche et de nouveaux programmes en lien avec la biodiversité. À elles seules, les quatre principales ONG impliquées dans la conservation de la biodiversité réunissent plus d’un milliard et demi de dollars par an pour le financement de travaux dans ce domaine » (Steiner, 2005 : 95). L’avènement de la biodiversité a en définitive généré un programme scientifique d’une telle ampleur et d’une telle ambition qu’il peut être comparé à la recherche spatiale ou sur le génome humain : « Un programme de recherche ambitieux, de même envergure que les programmes consacrés à l’exploration spatiale ou au génome humain doit être mis en œuvre » (Loreau, 2006 : 59).
La contribution mesurée de naturalistes et d’usagers de la nature
Si un nombre croissant de scientifiques rêvent d’automatiser l’exploration du vivant et de s’affranchir du recours aux observateurs de terrain, ces derniers continuent pour l’heure de jouer un rôle essentiel de fournisseurs (bénévoles et/ou stipendiés) de données aux organismes gestionnaires et scientifiques (Charvolin et al., 2007 : 9). Les Znieff, par exemple, n’auraient pu être élaborées ni « modernisées » sans l’implication massive de naturalistes amateurs, qui sont souvent les seuls à étudier certaines espèces « obscures » et à les bien connaître (Ellis et Waterton, 2004). Il ne fait aucun doute que, sans eux, la biodiversité serait encore moins bien connue qu’elle ne l’est. Ceux que l’on peut qualifier d’usagers traditionnels de la nature (chasseurs, pêcheurs, cueilleurs, agriculteurs, etc.) sont eux aussi souvent de fins observateurs et, depuis longtemps déjà mais de plus en plus souvent, ils sont enrôlés dans la constitution de connaissances sur la biodiversité : il n’est pas rare que leurs pratiques soient mises à profit pour recueillir des informations sur les espèces. Ils deviennent alors les « auxiliaires d’une vaste entreprise de connaissance scientifique », comme le note André Micoud à propos des piégeurs (Micoud, 1993a : 92-93). Ils peuvent également être encouragés à tirer parti de leur présence sur le terrain pour noter et transmettre des informations sur d’autres espèces que celles qui les occupent principalement : « on a eu dans notre journal de la fédération, y a quelques années maintenant, un dossier de quatre pages qui a été réalisé sur le gypaète et où on demandait aux chasseurs, en tant qu’acteurs de terrain, eh bien de retourner des fiches d’observation de gypaète, ce qui a relativement bien marché puisque Asters reçoit aujourd'hui régulièrement des données d’observation transmises par les chasseurs » (un salarié de la Fédération départementale des chasseurs de la Haute-Savoie). Ainsi, favoriser la participation d’acteurs variés à la constitution d’un stock de connaissances sur la biodiversité permet d’obtenir des données plus diversifiées et plus complètes. Ce n’est pas le seul intérêt. Les naturalistes, les pêcheurs, les chasseurs, etc., ont avec les plantes, les animaux et les milieux une relation sensible, intense, passionnée. Ils ne construisent pas leur savoir de l’extérieur, comme les nouveaux instruments d’investigation incitent à le faire, mais en étant concrètement engagés dans un monde peuplé d’êtres qu’ils ont appris à repérer et à connaître (Ingold, 2000). Être dehors (« en plein air »), regarder, écouter et vivre avec des plantes et des animaux font partie de leur existence quasiment quotidienne et de leur identité. Aussi leur participation à la production de connaissances sur la biodiversité pourrait-elle permettre de refléter, autrement que par des tableaux de noms et de chiffres, la richesse et l’intensité des expériences humaines de la nature et la diversité des attachements aux plantes et aux animaux, selon que l’on est bryologue, pêcheur à la mouche ou chasseur de chamois (Ellis et Waterton, 2004). C’est le point de vue que défendent par exemple Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (2007 : 13) : « le respect accordé aux autres manières de connaître le vivant (locales, tacites, sensibles, féminines, empathiques, anthropomorphiques, ‘‘user friendly’’…), loin de nuire au « progrès des connaissances », est peut-être le plus sûr moyen de faire qu’il soit l’affaire du plus grand nombre ».
Cependant, l’enrôlement d’observateurs de terrain dans la production de connaissances sur la biodiversité ne va pas sans tensions ni critiques. Nous avons vu plus haut les critiques formulées par des scientifiques à l’encontre des observateurs de terrain. Mais ces derniers non plus n’apprécient pas toujours leurs relations avec les organismes scientifiques ou gestionnaires auxquels ils communiquent des données, qui semblent de moins en moins les satisfaire, comme si le « contrat » entre fournisseurs et utilisateurs de données avait été mis à mal par la montée en puissance de la biodiversité (Ellis et Waterton, 2005). Les observateurs de terrain estiment en particulier que leur relation aux organismes utilisateurs de données revêt un caractère inégalitaire et unilatéral, lorsque les données fournies sont reçues et absorbées comme allant de soi et ne donnent lieu à aucune récompense d’aucune sorte. Condamnant vigoureusement l’ingratitude de certains organismes demandeurs de données à l’égard de ceux qui les leur fournissent souvent gracieusement, Adel Selmi insiste sur la dimension financière du problème, particulièrement aiguë chez les naturalistes amateurs. Cependant, des observateurs salariés peuvent eux aussi se montrer critiques envers les personnes ou les institutions qui récupèrent et utilisent leurs observations : ce n’est donc pas seulement l’absence de rétribution financière des données fournies qui est en cause mais, plus largement, le manque de réciprocité de la relation. Les observateurs de terrain n’ont pas tous les mêmes motivations ni la même position et ne réclament pas tous la même chose. Certains disent devoir respecter des protocoles définis par des scientifiques sans être consultés et sans que leurs remarques et suggestions d’amélioration soient prises en compte, en dépit de leur connaissance fine du terrain où le protocole est mis en œuvre : ceux-là souhaitent que leur savoir d’observateur soit reconnu et pris au sérieux, dans l’intérêt même de la qualité des données. Les propos d’un garde-moniteur qui estimait incongru de compter les ongulés au mois d’août, les animaux se trouvant alors en haute montagne, traduisent sa conviction de posséder un savoir méprisé par des scientifiques à la fois ignorants mais arrogants (Wynne, 1992) : « Je leur ai dit plusieurs fois, au service scientifique, mais ils en tiennent pas compte. Quand on contredit les scientifiques, c’est de la contestation : nous, on est là pour compter, pas pour poser des questions ; eux ont la prétention de détenir le savoir. » D’autres demandent que la valeur des observations transmises et plus généralement du travail accompli soit ouvertement reconnue. Un naturaliste embauché depuis longtemps par une grande association gestionnaire et reconnu comme un botaniste hors pair dit ainsi : « moi quand j’ai débarqué j’amenais déjà un capital en termes de données qui est extrêmement important et moi j’estime, alors ça c’est mon regret, j’estime que ça n’a jamais été reconnu, ce que j’ai amené ce que j’ai fait, on me l’a jamais dit, en tout cas je ne l’ai jamais entendu dire de manière publique, on ne l’a jamais reconnu. Je regrette, c’est pas normal. » Dans d’autres cas encore, les observateurs de terrain attendent une réelle prise en compte de la spécificité de leurs problèmes et de leurs questions par les personnes ou les institutions qui collectent les données. Les agents du parc national des Écrins qui se sont impliqués pendant plusieurs années dans le suivi scientifique des marmottes du plateau de Charnières espéraient que les chercheurs tenteraient de trouver une solution pour faciliter la cohabitation entre les marmottes et les agriculteurs. Certains d’entre eux reprochent aujourd'hui aux chercheurs d’avoir utilisé les données recueillies pour faire progresser la connaissance de l’éthologie et de la génétique des marmottes mais de n’avoir pas véritablement traité le problème posé par les agents de terrain, inchangé après des années d’études : « à la suite de cette étude qui devait soi-disant régler les problèmes, enfin qui devait permettre de trouver une solution, y a rien qui a été trouvé malgré tout, que je sache, à moins que je sois trop couillon pour m’en être rendu compte mais après ces cinq ans de trucs qui ont servi au laboratoire et à l’équipe, pour faire tourner leur laboratoire et leur équipe, nous sur le terrain voilà on a les cages dans les garages, c’est tout ce qu’on a de plus ; en plus les cages c’est moi qui les avais faites. » Selon cet interlocuteur, les chercheurs ont largement tiré parti des données collectées par les agents de terrain dans leurs publications, sans faire en contrepartie beaucoup d’efforts pour résoudre le problème posé par les agents. Qu’elles ciblent l’absence de rétribution financière, de reconnaissance du savoir ou de la valeur de ce savoir, ou encore de réponses aux difficultés rencontrées sur le terrain, les critiques précédentes, qui parlent d’un manque de correction des organismes qui recueillent les données à l’égard des observateurs de terrain, s’accompagnent d’un sentiment d’injustice. S’ils pensent être assimilés à de simples exécutants de la recherche à qui l’on sous-traite l’observation des données, les participants s’estiment en droit de protester (« Je regrette, c’est pas normal ») et éventuellement de communiquer leurs données à des institutions plus respectueuses et soucieuses d’établir une réciprocité minimale. Ces diverses critiques contribuent sans doute à expliquer le fait que les observateurs de terrain n’acceptent pas tous de participer à une production institutionnalisée de connaissances naturalistes. Des naturalistes amateurs et des usagers traditionnels de la nature choisissent de ne pas coopérer et s’excluent de la collecte à grande échelle des données sur les espèces et sur les milieux plus qu’ils n’en sont exclus. Rebecca Ellis et Claire Waterton (2005 : 681-682) citent l’exemple d’une bryologue qui préfère rester à l’écart des réseaux de suivi, en dépit de sa très bonne connaissance locale des mousses, et Carole Barthélémy (2005 :4) rapporte la réticence des pêcheurs d’alose à noter leurs prises journalières, sous le prétexte que les carnets pourraient prendre l’eau. Un examen des membres du réseau grands prédateurs montre l’absence quasi totale des éleveurs et des bergers, alors même qu’une formation de trois jours suffit à entrer dans le réseau et que les responsables de ce dernier reconnaissent l’intérêt que présenterait une implication des éleveurs et des bergers, particulièrement bien placés pour recueillir des observations (Mauz et Granjou, 2005). Si les observateurs de terrain salariés peuvent a priori plus difficilement adopter des attitudes de mise en retrait, tous ne se montrent pas également empressés à participer à toutes les campagnes d’observation. La lecture des données transmises au réseau loup montre bien que nombre d’entre elles émanent d’un petit groupe d’agents particulièrement investis, qui acceptent de consacrer une part significative de leur temps de travail au suivi du loup. En outre, les observateurs salariés ne se comportent pas de la même façon avec les différents organismes utilisateurs avec lesquels ils sont en relation. Le botaniste précédemment cité explique avoir cessé de transmettre à l’association qui l’emploie les fiches qu’il remplit pendant ses loisirs, qu’il communique en revanche à un conservatoire botanique national dans lequel il a entière confiance : « là je sais que c’est enregistré vraiment, c’est vraiment authentifié, je veux dire oui c’est authentifié par celui qui a fait ça [un oiseau passe dans son champ de vision : ah un oiseau à ajouter, non c’est peut-être un faucon crécerelle, ça c’est fait, pour le début de l’année] ; tu vois ce que je veux dire, je sais très bien ; la manière dont c’est fait je sais que je n’ai pas de craintes à avoir de ce côté-ci ». Ainsi, les observateurs de la nature effectuent des choix relatifs non seulement à ce qu’ils observent et notent mais aussi aux personnes et aux institutions avec lesquelles ils acceptent de partager leur savoir et leur plaisir. Plus que des attitudes de type tout ou rien, où les gens seraient observateurs ou pas, coopératifs ou pas, on note plutôt des orientations qui dépendent du regard que les gens portent sur les liens qu’ils ont progressivement noués et qui sont toujours susceptibles d’évoluer tant avec les êtres observés qu’avec ceux que ces observations intéressent.
Un autre type de critiques formulées par des observateurs de terrain peut être distingué, qui naît de l’évacuation de la dimension personnelle et affective qu’opère inévitablement la traduction de leur vécu en données standardisées destinées à alimenter des bases numérisées : dans ce cas, ce n’est pas à l’observateur et à son savoir que la récupération des données ne rend pas justice, mais à la relation établie avec les plantes, les animaux et les milieux qu’il fréquente et à la signification qu’elle revêt pour lui, en tant qu’« être vivant sensible » (Charvolin et al., 2007 : 9) parmi d’autres. Or les bases de données ne sont pas conçues pour rendre compte de la passion qu’éprouvent les naturalistes, les chasseurs ou les pêcheurs. Le botaniste cité précédemment ajoute : « il faut savoir qu’encore une fois c’est ma passion, c’est ma vie, c’est moi ». L’engagement passionné et illimité des observateurs ne peut être qu’un « résidu » (Ellis et Waterton, 2004 : 100) de l’informatisation de la nature, aussi attentive soit-elle à ne pas complètement effacer leur présence.
Enfin, les participants à la production de connaissances sur la biodiversité peuvent craindre que leurs observations ne servent à prendre à l’égard des espèces qui les occupent, et que généralement ils aiment, des décisions qu’ils jugent mauvaises et, finalement, ne nuisent à ces espèces au lieu de leur profiter (Ellis et Waterton, 2005). Un agent du parc national de la Vanoise constate que les comptages de grands ongulés effectués dans le parc ont déjà permis aux chasseurs de réclamer davantage de bracelets : « On n’a pas vu que ces comptages allaient servir à tuer les chamois. C’est par notre biais qu’on les a fait tuer » et pourraient bien, à terme, les aider à obtenir la réouverture de la chasse au bouquetin. À partir du moment où un protocole de prélèvement des loups a été adopté, certains défenseurs des loups qui jusque-là avaient collaboré au réseau grands prédateurs ont cessé de transmettre leurs observations, de peur qu’elles ne contribuent à une augmentation du quota d’animaux pouvant être abattus. Ne maîtrisant pas l’itinéraire de leurs données ni l’usage qui en sera fait, les observateurs de terrain ne peuvent exclure qu’elles serviront un jour à des fins qu’ils réprouvent.
Comment enrôler durablement dans des dispositifs de production de connaissances des acteurs qui se montrent réticents et expriment des doutes et des inquiétudes ? Les enquêtes déjà effectuées et la littérature montrent l’existence de plusieurs techniques d’enrôlement utilisées par les organismes utilisateurs de données, les unes déjà anciennes, comme le retour aux observateurs de terrain d’informations sur les données transmises, d’autres plus récentes, comme l’« accompagnement » (buddying) de naturalistes amateurs par des professionnels dont font état Rebecca Ellis et Claire Waterton (2004). À n’en pas douter, le recours à de nouvelles techniques de recueil, de traitement et d’enregistrement des données naturalistes s’accompagne d’innovations sociales (Jasanoff, 2004b) qu’il importe de repérer et d’analyser.
La montée d’une ingénierie écologique de la biodiversité
Le mouvement de scientifisation et de technicisation de l’exploration du vivant qu’a induit l’émergence de la biodiversité se retrouve dans les interventions concrètes sur les espèces et les milieux. Dans certains cas, on l’a vu à propos de l’épicéa malingre de la forêt de Chartreuse, la prise en compte de la biodiversité conduit à ne rien faire et à ne pas couper l’arbre mourant ou mort, longtemps tenu pour inutile et néfaste à la santé de ses congénères. Mais, bien souvent, la volonté de préserver, de restaurer voire d’enrichir la biodiversité amène au contraire à intervenir en recourant à des techniques qui relèvent d’une ingénierie écologique.
L’ingénierie écologique est antérieure à la biodiversité, puisqu’elle apparaît aux États-Unis en 1962 sous la plume d’un des frères Odum, Howard T., (Charles et Kalaora, 2003 : 230 ; Mitsch, 2003), qui la définit comme « une manipulation de l’environnement par l’homme recourant à de petites quantités d’énergie pour contrôler des systèmes dans lesquels l’énergie continue de provenir principalement de sources naturelles » (Mitsch et Jørgensen, 2003 : 367, ma traduction). Mais c’est au début des années 1990, au moment où pointe la biodiversité, qu’elle connaît une véritable institutionnalisation, avec la création de revues et l’organisation de conférences internationales (Barnaud et Chapuis, 2004). Ce n’est probablement pas un hasard si l’essor de l’ingénierie écologique coïncide avec l’émergence de la biodiversité.
D’une part, la biodiversité est connue sinon définie comme allant de mal en pis, ce qui permet de justifier l’action : nous ne pouvons regarder la biodiversité s’éroder sous nos yeux, et par notre faute, sans rien faire. D’autre part, la biodiversité s’accompagne de l’idée selon laquelle les interventions humaines lui sont potentiellement bénéfiques : nous avons la faculté d’améliorer la situation. L’ingénierie écologique de la biodiversité, ou l’écologie de la restauration qui en est proche, est bien souvent présentée comme une thérapie (Barnaud et Chapuis, 2004 : 128 ; Micoud, 2006 : 7), qui relèverait alors de ces méthodes consistant à soigner le mal par le mal. Il s’agit en effet de faire appel aux techniques de l’ingénieur quand ces techniques sont précisément responsables de la dégradation des écosystèmes ; il y a là un paradoxe que plusieurs auteurs ont déjà souligné (Micoud, 2006 ; Charles et Kalaora, 2003 : 233).
L’ingénierie écologique de la biodiversité ne consiste pas seulement à légitimer et à multiplier les interventions sur le vivant que l’on pratiquait déjà au nom de leur préservation ; les opérations qu’elle promeut se distinguent de deux façons au moins des actions antérieures, comme l’illustre l’expérimentation de contraception de marmottes entreprise dans le parc national des Écrins. Premièrement, il s’agit d’instaurer une gestion savante des écosystèmes, découlant des connaissances les plus récemment acquises (Charles et Kalaora, 2003 : 227). Les instigateurs de l’expérimentation de contraception de marmottes ont constamment souligné que leur initiative s’appuyait sur les résultats des études scientifiques sur l’organisation sociale et territoriale des marmottes menées dans les années 1990 sur le plateau de Prapic. En montrant que les marmottes vivent en familles hiérarchisées qui défendent leur territoire, ces recherches avaient mis en évidence l’inutilité de capturer et de déplacer des animaux, les territoires libérés étant aussitôt colonisés par des marmottes descendues des versants. Proches des agriculteurs, des chasseurs et des agents partisans de la translocation des animaux par leur volonté opérationnelle et leur pragmatisme, les initiateurs de l’expérimentation s’en démarquent en revanche par leur souci d’inscrire leur intervention dans une démarche scientifique et d’instaurer une gestion savante des écosystèmes et des populations animales sauvages. Deuxièmement, l’intervention vise explicitement à préserver ou à augmenter la biodiversité, tandis que les translocations de marmottes cherchaient davantage à maintenir des relations correctes avec les agriculteurs. Les expérimentateurs ne décrivent pas seulement les agriculteurs comme des personnes avec lesquelles il faut bien parvenir à s’entendre parce qu'on vit et travaille à leurs côtés mais comme des acteurs qui maintiennent la diversité des insectes et des oiseaux du plateau en fauchant les prairies et en évitant qu’elles ne se reboisent.
L’ingénierie écologique de la biodiversité se développe aujourd'hui sensiblement. Dans les parcs nationaux, où l’on a jusqu’à présent beaucoup exploré la nature, mais où l’on est relativement peu intervenu, sauf sur les grands animaux, il est de plus en plus question de gérer les habitats. Les corps d’ingénieurs, notamment celui du génie rural des eaux et des forêts, s’intéressent de leur côté à ce nouveau domaine d’action, relisant leur histoire à la lumière de l’émergence de l’ingénierie écologique, dont la restauration des terrains de montagne devient une forme précoce (Dunglas, 1990 : 164), et initient leurs recrues à ce nouveau génie, affirmant que « la formation des ingénieurs du génie rural des eaux et des forêts (IGREF) les amène tout naturellement à la pratique du génie écologique » (idem).
Mais le recours croissant à l’ingénierie écologique de la biodiversité suscite aussi des interrogations et des critiques, venues à la fois d’usagers et de praticiens traditionnels de l’espace rural, qui estiment les méthodes mises en œuvre inutilement dispendieuses et compliquées et doutent de leur efficacité et de leur innocuité, et de partisans de la protection radicale de la nature (Mauz et Granjou, 2006). Il n’est pas rare d’entendre des agents et des membres des conseils scientifiques des espaces protégés s’élever contre la tendance grandissante à l’« interventionnisme » et à l’artificialisation de la nature. Leur point de vue a été formalisé et étayé par Jean-Claude Génot qui peste qu’« il faudra bientôt s’excuser de ne rien faire » (2003 : 129) et qui tient la référence à la biodiversité pour responsable de la banalisation de l’ingénierie écologique et de ce qu’il appelle la « gesticulation écologique » : « De nombreux aménageurs se sont emparés du concept de biodiversité parce qu'ils façonnent la nature et que, pour eux, l’homme peut ‘‘produire’’ de la biodiversité. […] la nature la plus intéressante devient celle qui recèle le plus d’espèces. Et cela n’est possible qu’avec l’aide de spécialistes qui ne se contenteront pas de la richesse d’un milieu mais vont tout faire pour amplifier sa biodiversité » (2003 : 81). Jean-Claude Génot propose alors d’introduire une « naturadiversité », qui n’inclurait que la diversité « naturelle » (c'est-à-dire exempte d’intervention humaine).
Ainsi, plutôt qu’à la réconciliation attendue, on assiste à l’apparition de nouvelles lignes de clivage, tant dans les milieux de la protection que dans ceux de la gestion et de l’exploitation de la nature. L’émergence de la biodiversité s’accompagne d’une diversification des attachements entre les hommes et les animaux, les plantes et les milieux auxquels ils s’intéressent ainsi que d’une recomposition et d’une complexification des relations des hommes entre eux, à mesure qu’apparaissent des convergences et des divergences insoupçonnées.
Pour Lionel Charles et Bernard Kalaora, l’ingénierie écologique remet en cause la prétention de certains à l’exclusivité de l’accès et de l’usage des territoires et oblige à tenir compte de la pluralité des acteurs (2003 : 232). Ils posent alors la question de savoir comment conduire le processus et se demandent s’il ne faudrait pas instaurer une forme d’ingénierie sociale. Il semble bien que cette ingénierie sociale de la biodiversité soit d’ores et déjà en cours de constitution.
La constitution d’une ingénierie sociale de la biodiversité
Le sommet de la Terre de Rio (1992) a représenté un tournant à la fois pour la biodiversité et la participation, avec la signature de la convention sur la diversité biologique d’une part et, d’autre part, l’organisation d’un forum global des organisations non gouvernementales, qui s’est déroulée en même temps que la réunion des représentants officiels des États (Jasanoff, 2004b : 90). Depuis lors, la biodiversité (Larrère, 1997 ; Pinton et al., 2006 : 94) et la participation (Blondiaux et Sintomer, 2002) ont toutes deux été définies comme de nouvelles normes de l’action publique environnementale et il vient assez spontanément à l’esprit qu’elles ont pu se renforcer mutuellement. L’affirmation selon laquelle la biodiversité et la participation jouent en faveur l’une de l’autre est de fait assez courante et c’est elle que je présenterai d’abord, en indiquant les arguments qui la sous-tendent. On verra ensuite que cette affirmation est cependant contestée, pour des raisons que je tenterai également de dégager. La difficulté à trancher la nature des rapports entre biodiversité et participation plaide alors pour la réalisation d’études empiriques qui permettent d’examiner ces rapports au cas par cas et de dégager l’usage concret que les acteurs font de la participation à la décision pour agir sur la gestion de la biodiversité et réciproquement.
Deux normes d’action a priori favorables l’une à l’autre
Soit l’affirmation selon laquelle la préoccupation pour la biodiversité et la participation à la prise de décisions concernant sa gestion jouent en faveur l’une de l’autre. Commençons par voir comment la première pourrait servir la seconde. À la suite du travail accompli par des chercheurs en sciences sociales et des organisations non gouvernementales, la contribution de la diversité des groupes humains et des savoir-faire locaux sur la nature à la biodiversité a été reconnue (Aubertin, 2003 : 278). Aussi la gestion de la biodiversité est-elle considérée comme « l’affaire de tous », comme l’affirme la stratégie nationale pour la biodiversité et comme l’écrit Robert Barbault (2006b : 26) : « Gérer la biodiversité dans une perspective de développement durable est l’affaire de tous, scientifiques, politiques, militants, gestionnaires de la nature, industriels et citoyens ». Nul ne pouvant dès lors revendiquer de monopole sur la biodiversité, il apparaît nécessaire de réunir les acteurs pour qu’ils mettent en commun leurs connaissances et leurs compétences et qu’ils discutent des formes de biodiversité à privilégier et des types d’activités à maintenir, modifier, développer, entreprendre, réduire ou supprimer pour la préserver.
La gestion de la biodiversité pourrait en outre exercer un effet positif indirect sur la participation à la décision. En effet, précisément parce que la gestion de la biodiversité est l’affaire de tous, elle suscite un certain nombre de conflits (Beuret, 2006). Or certaines formes de participation à la prise de décisions, comme le dialogue et la concertation entre les acteurs, apparaissent comme des moyens d’apaiser les conflits (idem). La gestion de la biodiversité devrait donc favoriser la participation à la prise de décision. Le cas de Natura 2000 peut être mobilisé à l’appui de ce raisonnement : dans les années 1990, la construction du réseau Natura 2000 a déclenché en France une vague de contestations des usagers traditionnels de l’espace rural (chasseurs, agriculteurs, pêcheurs, forestiers, etc.), rassemblés au sein d’un « groupe des neuf » (Alphandéry et Fortier, 2001), affirmant leur refus de la désignation et de la délimitation des sites en fonction de critères purement scientifiques et réclamant la prise en compte de leurs propres savoirs et savoir-faire. À la suite de ces contestations et du blocage qu’elles ont entraîné à l’échelle nationale, les procédures ont été révisées et l’élaboration du réseau passe aujourd'hui par la création de « scènes locales de la biodiversité », qui permettent à un très grand nombre d’acteurs différents d’exposer leurs points de vue : « jamais une politique de protection de la nature n’aura mobilisé dans autant de lieux un nombre aussi important de participants » (Pinton et al., 2006 : 50). La volonté de préserver la biodiversité a effectivement entraîné des conflits, et même une crise, qu’a réussi à clore la reconnaissance de la légitimité d’acteurs, qui avaient été dans un premier temps écartés, à intervenir dans la prise de décisions relative à la gestion de la biodiversité.
Ainsi, la gestion de la biodiversité pourrait favoriser la participation à la décision à la fois directement — elle concerne tout le monde et tout le monde doit donc participer — et indirectement — elle génère des conflits que la participation peut calmer. Elle semble donc contribuer à l’établissement d’une « démocratie environnementale », définie par Michael Mason comme « une forme participative et écologiquement rationnelle de prise de la décision collective : elle privilégie les jugements fondés sur les intérêts généralisables à long terme, facilités par des procédures politiques de communication et une extension des droits existants [a radicalization of existing liberal rights] », (cité par Forsyth, 2004 : 196, ma traduction).
Examinons à présent l’affirmation symétrique, selon laquelle la participation à la décision pourrait favoriser la biodiversité. Elle repose en fin de compte sur le fait que les gens nouent avec les espèces et avec les milieux des rapports fort différents, produisant des connaissances et élaborant des pratiques qui dépendent de ce à quoi ils s’intéressent et de leur manière de le faire (en bref de leurs attachements).
Les gens n’aiment pas tous les mêmes espèces ni les mêmes milieux. Par exemple, certains préfèrent les milieux ouverts tandis que d’autres, comme Jean-Claude Génot, affectionnent la forêt. Aussi les prises de décision concernant la gestion de la biodiversité devraient-elles d’autant mieux garantir la diversité des milieux et celle de la faune et de la flore qu’ils abritent que des acteurs plus variés y participent. Considérons à titre d’illustration le cas des ongulés de montagne. On trouve parmi eux des ongulés domestiques (vaches, moutons, chèvres, porcs, chevaux) et plusieurs espèces d’ongulés sauvages, dont l’une a toujours été présente (le chamois) et dont les autres ont fait leur apparition au cours des dernières décennies, à la suite d’introductions (le mouflon), de réintroductions (le bouquetin) ou d’un retour spontané généralement accompagné de renforcements des populations (le cerf, le chevreuil, le sanglier). Aucun de ces animaux ne plaît à tout le monde, à l’exception peut-être du chamois, que personne ne rejette vraiment. Les ongulés domestiques, en particulier les moutons, sont accusés par des protecteurs et des gestionnaires de la nature de dégrader la végétation là où ils sont trop nombreux et de véhiculer des maladies ; le mouflon n’a rien à faire dans les Alpes selon les protecteurs et les gestionnaires ; le bouquetin s’est complément « avachi » aux yeux des chasseurs et des éleveurs depuis qu’il est entièrement protégé ; les sangliers sont la bête noire des agriculteurs en raison des dégâts qu’ils commettent dans les prés et les champs cultivés ; les cerfs et les chevreuils ne sont guère appréciés des agriculteurs ni surtout des forestiers. Mais chacun de ces animaux est apprécié et secouru par au moins un groupe d’acteurs : les chasseurs défendent les sangliers et les mouflons, les éleveurs les ongulés domestiques, les protecteurs et les gestionnaires les bouquetins, etc. La diversité des ongulés dépend ainsi de la diversité de ceux qui s’y intéressent, les connaissent et sont prêts à s’impliquer dans la prise de décisions concernant leur gestion.
La participation d’acteurs variés paraît également utile à l’intervention concrète sur les milieux et sur les espèces que suppose dans certains cas la gestion de la biodiversité (cf. supra). Le savoir-faire qui a été élaboré au cours du vingtième siècle en matière de reconstitution des populations animales sauvages s’est notamment nourri d’emprunts aux chasseurs et aux braconniers. Dans une première phase de leur histoire, les parcs nationaux ont recruté des gens du lieu dont les goûts et les compétences ont beaucoup compté dans la réintroduction des grands ongulés : ce sont les premiers gardes-moniteurs du parc national de la Vanoise qui ont réclamé la réintroduction de bouquetins, les plus investis dans ces opérations étant d’anciens chasseurs qui savaient se servir d’un fusil et, pour certains, poser des lacets. En Haute-Savoie, les réintroductions d’animaux sauvages ont systématiquement associé des chasseurs, y compris lorsque les espèces concernées n’étaient pas classées gibier (bouquetin, castor, gypaète). On voit poindre aujourd'hui l’émergence de nouvelles problématiques et, avec elles, de nouvelles techniques maîtrisées par d’autres catégories d’acteurs. Si les interventions sur la faune sauvage continuent de viser principalement la sauvegarde des populations menacées et la progression de leurs effectifs, il arrive en effet qu’il faille limiter des populations considérées comme « localement surabondantes » (Garrott et al., 1993) et susceptibles de menacer la biodiversité du site. Confronté à une situation de ce type, le service scientifique du parc national des Écrins a sollicité des vétérinaires pour tenter de stopper l’augmentation d’une population de marmottes sur des prés de fauche situés dans le cœur du parc. L’intervention sur les milieux à des fins de préservation de la biodiversité fait de son côté très souvent appel à des agriculteurs, incités par divers contrats (Contrat territorial d’environnement, puis Contrat d’agriculture durable et maintenant mesures agro-environnementales territorialisées) à contribuer par la fauche ou par le pâturage de leurs animaux au maintien ou à la restauration d’un état jugé favorable à la biodiversité.

La participation d’acteurs variés pourrait en définitive bénéficier aussi bien à la prise de décisions concernant la gestion de la biodiversité qu’à l’intervention physique sur des espèces et des milieux visant à la préserver ou à la restaurer. Si la prise en compte de la biodiversité encourage de son côté la participation à la décision et à la gestion effective, alors l’une et l’autre se renforcent mutuellement. Cette affirmation est cependant contestée de diverses façons qu’il convient maintenant de présenter et d’examiner.
Une affirmation contestée
Un certain nombre de voix critiques tendent en effet à proposer des relations entre biodiversité et participation une présentation moins optimiste ou plus critique que celle qui précède. On commencera par examiner comment l’affirmation d’une influence positive de la prise en compte de la biodiversité sur la participation se trouve mise en doute.
Il faut tout d’abord noter que la participation des acteurs est conditionnée par leur reconnaissance de la biodiversité, définie comme une grandeur suprême, qui englobe tout et notamment les espèces et les milieux dont eux-mêmes se préoccupent. Dans les textes qui composent les actes de la conférence de Paris (Barbault, 2006a), l’idée est récurrente que les civilisations humaines pourraient bien disparaître en cas d’effondrement de la biodiversité. Michel Loreau (2006 : 8) écrit ainsi : « L’avenir de notre planète et de nos sociétés en dépend [de la prise en compte de la biodiversité dans tous les processus de décision] ». Dès lors, la préservation de la biodiversité est clairement une obligation : nous n’avons le choix qu’entre préserver la biodiversité ou disparaître, comme les dinosaures ont purement et simplement disparu lors de la précédente crise de la biodiversité. La concision des titres des ouvrages consacrés à la biodiversité (Wilson, 1986 ; Chauvet et Olivier, 1993 ; Barbault, 2006a) exprime bien l’importance et l’urgence de l’action : il n’y a pas à discuter. L’émergence de la biodiversité s’est ainsi accompagnée de multiples discussions entre des acteurs qui s’étaient jusque-là ignorés ou évités et d’une impossibilité de contester, au fond, l’objet central des discussions. Les naturalistes, les usagers et les exploitants de la nature se voient contraints de parler des milieux, des espèces et de leurs activités en termes de contribution à la préservation de la biodiversité, ce qui ne va pas sans difficultés, y compris pour les naturalistes : Florence Pinton (2001 : 338) note que les experts impliqués dans Natura 2000 ont peiné à intégrer la notion de « préservation de la biodiversité », tendant plutôt à raisonner dans les termes plus classiques de la « protection des espèces patrimoniales ».
Outre que la participation des acteurs à la prise de décision concernant la gestion des espèces et des milieux est de plus en plus suspendue à leur reconnaissance de la nécessité de préserver la biodiversité, des critiques visent la réalité de la participation qui confine selon eux, dans certains cas, à de la manipulation. Ces critiques pointent d’une part le mode de participation retenu. La participation recouvre en effet une large gamme de pratiques qui poursuivent des objectifs et mobilisent des dispositifs très différents. Une typologie graduée des formes de participation a été proposée, en fonction du poids effectif des acteurs sur la prise de décision (Beuret, 2006 : 11-13). À la base et au sommet de l’échelle se trouvent respectivement la communication et la négociation, l’information, la consultation, le dialogue, la concertation constituant les échelons intermédiaires. Dans les faits, il est cependant difficile de décider à quel type de participation on a au juste affaire, les acteurs impliqués n’étant pas nécessairement d’accord entre eux ni avec la façon dont la participation est officiellement présentée. Il semble malgré tout que les formes les plus ambitieuses soient rarement retenues. Reprenons l’exemple de Natura 2000. Certes, les auteurs de La construction du réseau Natura 2000 en France soulignent la part prise par les acteurs ruraux dans les débats à la suite de la révision des procédures Natura 2000 et l’institution de scènes locales de la biodiversité ainsi que l’établissement de liens et d’échanges inédits entre les protagonistes. Mais ils notent aussi que « le poids des pouvoirs publics y reste [dans les débats qui co-instituent les documents d’objectifs] très important, au moins dans le cadrage et la validation des décisions » (Pinton et al., 2006 : 93). Les entretiens exploratoires menés auprès de membres du comité national loup incitent également à la prudence.
Le comité national loup, entre thèses de l’utilité et de l’inanité de la participation
Le comité fait en effet l’objet d’appréciations fortement contrastées : certains, notamment parmi les agents de l’État et les représentants d’associations de protection des prédateurs, insistent sur les progrès que le comité a permis de réaliser en termes d’écoute mutuelle des protagonistes, de restauration des relations entre les deux ministères impliqués dans la gestion du dossier et d’élaboration d’un compromis entre une politique pastorale durable et la conservation du loup, désormais inscrit dans un plan d’action : « Ce qui nous aide beaucoup, c'est la mise en place de ce fameux comité national loup, dont on a dû vous parler, qui fonctionne depuis plusieurs années et qui est un lieu de rencontres et de communication, d’information qui est très important pour... comment dire... l’amélioration, en tous cas, la prise en compte de cette... de cette problématique pour les uns et pour les autres. Je crois que ce comité national est vraiment un élément très important. Il a été créé pour ça de toutes façons, déjà, pour mettre autour de la table des gens qui ont des intérêts très divergents, et pour faire en sorte qu’ils puissent s’exprimer, et mieux se comprendre. Et on a l’impression, quand même, qu’on arrive beaucoup mieux, grâce à ce comité national loup, à… non pas à une acceptation mais... à une meilleure écoute... des uns et des autres... ce qui, dans un dossier comme ça, est particulièrement important » (un agent du ministère chargé de l’agriculture). Les éleveurs rencontrés se montrent en revanche beaucoup plus sceptiques sinon sévères, l’un d’eux, qui d’ailleurs a cessé de siéger au comité, considérant que les débats au sein du comité national loup sont verrouillés et n’offrent qu’un simulacre de démocratie : « tout ça c’est des instances, qui fonctionnent bien de par leur représentativité, tout le monde y a accès, les gens qui sont pour le loup, les éleveurs, alors tout le monde a accès à une table, c’est apparemment très démocratique, mais bon, c’est tellement fixé d’en haut et cadré à l’avance, l’ordre du jour est établi à l’avance et on n’y a pas accès, que j’ai l’impression que tout ça, ça ne sert à rien. » On retrouve ici, assez typiquement, l’opposition manichéenne entre la « thèse de l’inanité » de la participation (Barthe, 2002) (« tout ça, ça ne sert à rien ») et celle, sinon du miracle participatif, du moins de l’affirmation de son utilité, que les travaux des politistes incitent à dépasser. Essayons donc d’aller un peu plus loin, en suivant la suggestion de Yannick Barthe (2002) d’examiner la capacité des dispositifs participatifs à « rendre discutables » des décisions qui semblaient irréversibles et à rouvrir un espace de débat. Le travail au sein du comité a en effet permis d’inscrire dans le plan d’action sur le loup la possibilité d’abattre un petit nombre d’animaux, dans des conditions bien précises, alors que l’espèce est protégée : « ça a été une élaboration commune, qui a finalement été validée, qui a entériné l’idée qu’on allait pouvoir prélever trois loups, je crois, la première année, qui a entériné le fait que le ministère de l’agriculture mettait des moyens importants sur la protection des éleveurs, qui a entériné tous les résultats officiels, enfin, qui a officialisé tous les résultats du suivi par l’Oncfs. Voilà. Donc pour la première fois on avait ensemble, les éléments biologiques sur le loup, des éléments de gestion, de choix politique, des éléments de protection des éleveurs » (un ancien agent du ministère chargé de l’environnement). Notant que le quota de loups qui peuvent être abattus chaque année, outre qu’il n’a jamais été atteint, est bien trop faible pour réduire sensiblement la prédation, les éleveurs contestent de leur côté la réalité de l’ouverture et de ses effets. Le débat au sein du comité a bien débouché sur un résultat mais celui-ci, arguent-ils, vise moins à améliorer leur situation qu’à obtenir la « paix sociale » : « même si le nombre de loups officiel serait de deux cents, et celui à abattre de dix, ça changerait quoi ? De toute manière, sur les six de prévus combien vont être abattus cette année ? Vous verrez qu’on n’arrivera pas aux six, un ou deux, hein, question de calmer les esprits, mais pas plus. Ils ont jamais arrivé à tirer les loups qu’il était prévu de tirer, hein, ça c’est de la foutaise, comme je vous dis c’est politique, aller on va en tirer deux ou trois, pour faire semblant, c’est politique, question d’apaiser les éleveurs les plus échaudés, c’est tout, voilà à quoi ça sert » (un éleveur membre du comité national loup). En révélant ce qu’ils pensent être les véritables objectifs du comité, les éleveurs qui y siègent entendent montrer leur lucidité et leur volonté de résister à la tentative de les assagir. On voit bien ici comment la contestation, loin d’être entièrement canalisée par le dispositif participatif, parvient à s’en nourrir, en proposant du débat instauré et des objectifs affichés une interprétation critique (Blatrix, 2002 : 84). Si l’on peut sans doute discuter la réalité de l’ouverture permise par le débat au sein du comité national loup, il est clair, en tout cas, qu’il n’a pas épuisé la capacité de contestation des éleveurs, qui en font un nouvel ingrédient de leur protestation.
Les critiques portent d’autre part sur l’identité des participants. Selon un constat fréquent, toutes les personnes concernées par les prises de décision ou qui du moins devraient l’être ne s’impliquent pas (ou pas durablement ou pas régulièrement) dans les dispositifs participatifs mis en place (Billé, 2006 : 38), sans que les absents soient nécessairement les acteurs les plus faibles. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi des acteurs décident de ne pas ou de ne plus participer aux discussions sur un sujet qui pourtant les concerne. Reprenons l’exemple du comité national loup. Des éleveurs qui y siègent ou y ont siégé font remarquer que se rendre aux réunions, qui ont lieu à Paris, prend du temps, coûte cher et n’est pas facilement compatible avec leur activité professionnelle. Ils estiment en outre que les thèmes abordés, comme le suivi scientifique dont les résultats sont systématiquement présentés, ne sont pas faits pour les encourager à s’impliquer durablement : parce qu'elles se placent souvent sur un terrain technique et scientifique, les discussions nécessitent d’une part d’avoir des connaissances et des compétences spécialisées que les éleveurs peuvent certes acquérir mais qu’ils n’ont pas d’emblée et, d’autre part, les questions abordées ne sont pas celles qui préoccupent le plus les éleveurs, qui disent dès lors « subir » les séances : « on subit, on subit beaucoup de choses, c'est-à-dire des résultats du suivi scientifique, des machins, des bidules. » À travers la localisation, le rythme et l’ordre du jour des réunions, les dispositifs participatifs trient à la longue leurs membres, ceux qui estiment ne pas y avoir leur place se retirant au bout d’un certain temps. Née dans les sphères scientifiques, la biodiversité, dont on a vu que l’exploration passe par des technologies et des instruments de plus en plus complexes et sophistiqués, tend à promouvoir une approche rationnelle et comptable de la nature et ne favorise pas nécessairement la participation d’acteurs éloignés des sphères scientifiques et techniques qui peuvent leur paraître définitivement fermées à leurs préoccupations. Dans un article paru dans le Monde, un ancien administrateur de la Ligue de protection des oiseaux s’en prend à la rationalisation de la nature qui a suivi l’émergence de la biodiversité, n’hésitant pas à parler de la confiscation et de la monopolisation du débat par « la caste des experts » qui, selon lui, en résulte : « Étant les seuls à manier avec dextérité les concepts qu’ils ont créés, ils deviennent seuls habilités à établir des constats et à échafauder des politiques complexes que le peuple ne s’appropriera jamais, étant par la force des choses exclu du débat. La caractérisation rationnelle de la nature a mis d’un côté la petite minorité de ceux qui savent et de l’autre la grande majorité des ignorants. » Il est probable que bien des gens parviendront plus ou moins rapidement à acquérir les connaissances et les compétences leur permettant de débattre avec les experts de la biodiversité et, par ailleurs, à contester ce qui fait ces experts et leur expertise. Mais il est bien possible que certaines personnes préfèrent déserter des dispositifs qui ne laissent guère de place à une approche esthétique, sensible ou utilitariste des plantes, des animaux et des milieux.
Outre qu’ils les sélectionnent, les dispositifs participatifs forment aussi leurs membres. Les participants qui décident de rester doivent en effet découvrir puis maîtriser les règles comportementales et « grammaticales » en vigueur au sein de l’espace participatif s’ils veulent parvenir à s’y faire entendre (Talpin, 2006). Car tout n’est pas audible ni recevable dans un dispositif participatif donné. C’est en premier lieu une question de forme. Le témoignage d’un chasseur rencontré pendant ma thèse témoigne de la nécessité d’employer un ton et un vocabulaire adéquats et de l’amertume qu’éprouvent ceux qui ont le sentiment d’avoir des choses à dire mais de ne pas les dire comme il faut : « Bien souvent, ceux qui vont dans les réunions c’est des gens qui font que ça, c’est des gens bien parce qu’ils parlent bien, nous on a pas le bon parler, on a un parler de sauvage, et agressif, comme on nous dit. Non, mais à chaque réunion, on nous dit qu’on a un parler agressif, de leur part, ou de la part de beaucoup de… d’associations. » C’est ensuite une question de fond ; les arguments et les points de vue mis en avant ne sont pas tous jugés également recevables. Par exemple, au sein du comité national loup, les prises de parole des protecteurs des droits de animaux en faveur des loups sont brocardées à la fois par les éleveurs et par les protecteurs des loups adhérents d’associations de protection de la nature, en raison de leur caractère jugé excessivement « sentimental ». Un représentant de France nature environnement au comité national loup raconte : « la Spa, c’est vraiment pas une approche biologique, scientifique, c’est une approche sentimentale, une approche de l’animal de compagnie, de l’animal de sentiment, mais pas du tout…, même s’ils s’en défendent dur sur le thème du loup, c’est ça qu’ils font. La première intervention de la nana de la Spa, pour l’anecdote, première séance de deux heures du groupe national, elle fait un truc larmoyant, du genre, on était en mars, [en prenant une petite voix douce et innocente], ‘‘vous pensez à cette petite louve du Vercors’’, qui avait été tuée en octobre d’avant, ‘‘qui est morte sans avoir pu donner la vie’’, enfin voilà sur cette petite louve, enfin voilà un truc larmoyant, enfin je t’dis pas les éleveurs ils explosent ! » Il s’agit de verser au débat des éléments scientifiques et techniques tangibles et rationnels, pas de faire du sentiment, aussitôt ramené à de la sensiblerie. Pour emporter l’adhésion, les participants doivent s’aligner sur les arguments localement considérés comme légitimes, parfois au détriment de motivations qui pourtant leur tenaient à cœur (Bocking, 2004 : 209).
On vient de voir comment des voix critiques mettent en doute la capacité de la prise en compte de la biodiversité à stimuler la participation. Des critiques, parfois exprimées par les mêmes personnes, vont également en sens inverse : la réalité de l’apport de la participation à la prise en compte de la biodiversité est elle aussi interrogée, voire franchement contestée.
Nombre d’acteurs de l’environnement, relayés par des sociologues (par exemple Billé, 2006 : 36-37) pointent en particulier l’alourdissement et le ralentissement de la prise de décisions induits par le « participationnisme » ambiant. Notant que les discussions avec les innombrables acteurs locaux prennent beaucoup de temps et requièrent une formation et des compétences spécifiques, donc le recours à un personnel particulier, certains mettent en avant le côté « dévorant » de la participation : « Tous ces aspects-là — la communication, la vulgarisation, la concertation — c’est des savoirs nouveaux et c’est un temps infini. Ça a vraiment un côté dévorant. On a un plan de communication qui a été confié à une boîte privée, […] ; le gars ajoute des niveaux d’information supplémentaires alors qu’il y en a déjà pas mal ; il met deux réunions par an au niveau cantonal, ça devient de la folie » (une salariée d’un conservatoire d’espaces naturels). Un sentiment d’enlisement dans des discussions sans fin gagne aujourd'hui un certain nombre d’acteurs de l’environnement. Comme le contexte est par ailleurs marqué par des restrictions budgétaires (sauf dans le cas des parcs nationaux), la question de l’allocation des moyens et de l’équilibre à trouver entre activités de production des connaissances et de protection d’une part et de participation d’autre part se pose avec une acuité particulière : « on a des problèmes financiers et quand on trouve de l’argent c’est pour créer un poste à temps plein en communication (elle-même, qui est chargée de mission scientifique, est à temps partiel et souhaiterait travailler davantage) ; c’est des questions qui nous interrogent beaucoup ; le poste du botaniste qui est parti à la retraite n’est pas remplacé, celui d’un garde non plus ; en revanche on a embauché un chargé de mission communication et un chargé de projets internationaux » (idem). Pour un certain nombre d’acteurs, favoriser la participation des acteurs locaux aux discussions et à la prise de décision exige des moyens qui font alors défaut à la connaissance et à la préservation des espèces et des milieux, considérées comme la mission fondamentale et la raison d’être des institutions environnementales.
Enfin, des acteurs et des chercheurs soulignent un risque d’utilisation stratégique des procédures participatives à des fins de ralentissement ou de blocage des changements qu’ils estiment nécessaires pour préserver la biodiversité. Par exemple, Laurent Mermet voit dans l’Institut patrimonial du Haut Béarn un dispositif qui, sous couvert de favoriser les discussions, s’ingénie en réalité à confisquer le pouvoir : « Sur le plan procédural, le dispositif, qui en première analyse inclut tous les protagonistes, sert de cadre et de façade à l’exercice du pouvoir renforcé d’une coalition limitée, mais localement hégémonique, d’intérêts agricoles, cynégétiques et politiques » (Mermet, 2007 : 262). On retrouve ici le schème de la manipulation, que l’on avait déjà rencontré plus haut. Il servait alors à contester l’affirmation d’une stimulation de la participation par la prise en compte de la biodiversité : cette fois, la manipulation que l’on entend démasquer est opérée au nom de la participation au détriment de la biodiversité.
De ce qui précède ressort l’impossibilité de conclure de manière simple et générale et de soutenir que la préoccupation pour la biodiversité bénéficie de la participation à la décision ou lui profite ou de soutenir l’affirmation contraire. Il faut examiner chaque cas et prendre en compte la diversité des points de vue d’acteurs qui évidemment ne sont pas d’accord ni sur la réalité de la participation ni sur celle de la préoccupation pour la biodiversité. Mais ce n’est finalement pas tant la question de savoir qui l’emporte de l’une ou de l’autre qui paraît la plus intéressante. Mieux vaut peut-être chercher à comprendre comment les acteurs mobilisent la participation, dont ils critiquent le manque ou l’excès, comme une nouvelle ressource dans le débat.
Perspectives
Des interrogations et des pistes de recherche peuvent être tirées de ce qui précède. Certaines d’entre elles ont été traduites en projets de recherche plus ou moins avancés ; d’autres constituent pour l’instant de simples perspectives, à orienter dans les mois et les années à venir en fonction des opportunités qui se présenteront. Les perspectives envisagées s’organisent autour de deux grands thèmes. Le premier porte sur la constitution d’une science de la biodiversité, le second sur l’appropriation de la biodiversité par les usagers et les exploitants traditionnels de la nature.
La constitution d’une science de la biodiversité
Plusieurs des études que j’ai menées au cours des dernières années donnent à penser que l’irruption de la biodiversité s’accompagne d’une scientifisation et d’une technicisation sans précédent du rapport au vivant. Jamais celui-ci n’avait été autant exploré, à l’aide de moyens sophistiqués et à toutes les échelles, du gène à la planète. Jamais non plus il n’avait été autant question d’intervenir à la fois sur les gènes, les individus, les espèces, les écosystèmes voire sur la Terre elle-même, avec l’émergence de « géo-ingénieristes » qui se proposent d’infléchir le climat global (Le Monde du 21 février 2007). Les scientifiques ne se sont donc pas contentés de créer la biodiversité : ils développent à présent un ensemble de sciences et de techniques regroupées sous le terme générique de « science de la biodiversité », qui vise à connaître et à gérer tout le vivant et qu’il convient d’étudier, du point de vue de la sociologie des collectifs. Sans doute cette science de la biodiversité s’inscrit-elle dans le prolongement de l’écologie mais il semble qu’elle s’en distingue par plusieurs traits et que les objectifs qu’elle poursuit, les disciplines et les techniques qu’elle mobilise, les lieux où elle se constitue et les résultats qu’elle produit diffèrent de ceux de l’écologie. Il semble aussi que la science de la biodiversité transforme une partie des acteurs de l’écologie et en attire de nouveaux et que les engagements des chercheurs et des techniciens de la biodiversité et leurs attachements au terrain et à leurs objets d’étude ne soient pas les mêmes que ceux des écologues et des naturalistes « classiques ». Ce sont du moins là des hypothèses que je voudrais éprouver et préciser.
Caractériser les lieux, les techniques et les acteurs de la science de la biodiversité
Caractériser la science de la biodiversité et examiner en quoi elle se distingue de l’écologie nécessite de répondre à plusieurs interrogations. Il faut ainsi identifier les questions qu’elle entend résoudre et les comparer à celles que pose l’écologie, et procéder de la même façon avec les objets de recherche qu’elle se donne. La connaissance scientifique ne naissant pas plus n’importe où et ne se diffusant pas plus spontanément que n’importe quelle autre forme de connaissance, il faut également chercher à repérer les lieux où se constitue la science de la biodiversité et les circuits qu’empruntent ses résultats. Ces lieux peuvent être des terrains au sens concret du terme. On sait que l’écologie s’est particulièrement attachée à des types de milieux, comme l’île, le lac et la montagne, dont elle a tiré un certain nombre de modèles (Drouin, 1991). La science de la biodiversité paraît avoir elle aussi des terrains privilégiés (exemple des « hot spots »), dont il importe de savoir s’il recouvre ceux des écologues et de comprendre comment ils sont désignés. Les lieux où se constitue la science de la biodiversité recouvrent aussi des laboratoires de recherche et les diverses scènes où sont présentés et débattus ses projets, ses méthodes et ses résultats. Comme la science de la biodiversité et l’écologie paraissent se distinguer par le degré d’instrumentation qu’elles nécessitent, beaucoup plus élevé pour la première que pour la seconde, il faut encore recenser les outils et les instruments qui permettent de recueillir, d’analyser, d’agréger, de transférer et de visualiser des masses de données considérables sur le vivant. Il importe enfin de s’intéresser aux produits de la science de la biodiversité, dont les bases de données et les diverses listes constituent une part importante. J’ai esquissé plus haut une étude de la liste rouge de l’Uicn, qu’il est clairement possible d’approfondir en poussant l’enquête beaucoup plus loin : il s’agit en particulier de préciser comment s’effectue la coordination des multiples acteurs et la standardisation des méthodes nécessitées par la réalisation de ce genre d’entreprises, d’analyser la mise en ordre du vivant qu’elles opèrent et les histoires qu’elles racontent (Bowker et Star, 1999).
Toute une enquête est en outre à mener sur les différents acteurs de la science de la biodiversité pour tenter de savoir qui ils sont, d’où ils viennent et quelles sont leurs intentions et leurs motivations. Ces acteurs sont notamment des chercheurs et des techniciens qui revendiquent de contribuer à la connaissance ou à la gestion de la biodiversité et qui affichent de plus en plus souvent des compétences doubles (bioinformaticiens, biomathématiciens, écozootechniciens, etc.) : de quelles disciplines sont-ils issus et quelle part l’écologie occupe-t-elle dans leur formation et dans leurs activités de recherche quotidienne, par rapport à d’autres disciplines comme la génétique, l’informatique ou les mathématiques ? Quelles compétences ont-ils acquises qui leur permettent de s’affirmer comme des spécialistes de la biodiversité ? ¨Parce qu'ils ne travaillent pas sur les mêmes objets ni avec les mêmes techniques, il se pourrait que les chercheurs de la biodiversité aient d’autres engagements et attachements que les écologues et les naturalistes. Leur attachement au terrain, notamment, pourrait ne pas être de même nature. On connaît l’importance du terrain pour l’écologie, largement fondée sur l’observation in situ des êtres vivants et des milieux naturels. Le terrain remplit peut-être d’autres fonctions pour la science de la biodiversité. Dans le programme Habitalp dont il a déjà été question, par exemple, le travail de terrain vise à contrôler le travail des photointerprètes et il n’intervient que dans une phase finale de vérification des résultats et d’évaluation de la technique. Il faut aussi se demander si l’attachement à leur objet d’étude des chercheurs qui se définissent comme des spécialistes de la biodiversité ressemble à celui des écologues : retrouve-t-on dans la science de la biodiversité la prédilection de maints écologues pour les êtres vivants et pour les milieux qu’ils étudient ? Le rapport au militantisme pourrait constituer un autre point de divergence entre la science de la biodiversité et l’écologie et mériterait d’être étudié. La proximité entre écologie et écologisme et la difficulté à distinguer le mouvement politique de la science ont souvent été soulignées. En va-t-il de même chez ceux qui se définissent comme des scientifiques de la biodiversité ou bien se distancient-ils de l’engagement militant ?
Les acteurs de la science de la biodiversité sont aussi ceux qui la financent. Contrairement à l’écologie, qui a toujours été le parent pauvre des sciences de la vie, la science de la biodiversité ambitionne de disposer de moyens financiers considérables, à la hauteur du projet qu’elle s’est donné : connaître et gérer tout le vivant. Quelles institutions investissent dans sa constitution et dans quels buts ? Il s’agit aussi d’identifier les utilisateurs de ses résultats. Les porte-parole de la science de la biodiversité affirment son utilité pour la décision publique et, plus que l’écologie, la science de la biodiversité paraît à même de déboucher sur une activité d’expertise. À la suite de la conférence de Paris « Science et gouvernance » (24-28 janvier 2005), un projet de créer un « mécanisme international d’expertise scientifique sur la biodiversité » (Imoseb) a ainsi vu le jour, sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ; à une échelle beaucoup plus grande, celle du département, on assiste à une multiplication des acteurs qui prétendent détenir une capacité d’expertise de la biodiversité (Mauz et Granjou, 2007).
Plusieurs chantiers pourraient permettre d’aborder ces questions à des échelles et sous des angles différents et de leur apporter des éléments de réponse. Le projet interdisciplinaire dirigé par Bernard Debarbieux « Globalisation et re-territorialisation de l’action environnementale en Europe : acteurs, récits, images », dans l’élaboration duquel j’ai été étroitement impliquée, devrait aider à mieux cerner le rôle des institutions (Pnue) et des organisations non gouvernementales internationales (Uicn, Wwf, etc.) dans la constitution et la définition des orientations de la science de la biodiversité. Il devrait également éclairer les modalités de constitution de bases de données internationales sur la biodiversité ainsi que les pratiques d’élection des régions européennes tenues pour particulièrement pertinentes pour étudier la biodiversité et élaborer des mesures de gestion favorables à sa conservation. J’envisage en outre d’étudier la création de la « zone atelier Alpes », initiée par le Cnrs et qui pourrait devenir, à terme, un site Ltser (cf. supra). Plusieurs équipes de recherche grenobloises sont impliquées dans ce projet, dont le Laboratoire d’écologie alpine (Leca), le laboratoire d’étude des transferts en hydrologie et environnement (Lthe) et l’unité Agriculture et milieux montagnards (Amm) du Cemagref, ainsi qu’un certain nombre d’institutions impliquées dans la connaissance et la gestion de la nature (Conservatoire national botanique de Gap Charance, parc national des Écrins, réserve naturelle des Hauts plateaux du Vercors, Fédération des alpages de l’Isère, etc.). Un collectif est ainsi en cours de constitution, qui s’emploie notamment à concevoir et à établir un système de recueil sur le long terme de données sur la biodiversité. L’enquête prévue viserait à étudier la composition et le fonctionnement de ce collectif et à préciser la part dévolue à la recherche sur la biodiversité dans ses activités. Il s’agirait aussi de comprendre comment s’est effectué le choix du secteur retenu (Vercors et Oisans), de savoir quelles données sur la biodiversité détiennent déjà les membres du collectif, comment s’opère la circulation de ces données et quels effets elle produit, quelles données supplémentaires les membres du collectif estiment nécessaire d’acquérir et comment ils procèdent. Les disciplines et les techniques mobilisées pour recueillir des données sur la biodiversité et construire des bases de données feraient ici l’objet d’une attention particulière nécessitant de recourir à une ethnographie de l’activité de production des connaissances (Vinck, 1999). Enfin, une autre étude débutera en 2008 qui portera sur le réseau « herbivorie ». Fondé en 2002 à l’initiative du Cnrs et constitué d’une vingtaine de personnes, ce réseau vise à promouvoir, auprès des animaux et de leurs éleveurs, l’idée selon laquelle les herbivores domestiques, à condition d’être « bien élevés », consomment des broussailles et contribuent au maintien de la biodiversité (Meuret et al., 2006). Cette enquête permettra d’analyser le rôle de chercheurs dans l’élaboration de preuves publiques de la capacité de certaines mesures de gestion à favoriser la préservation de la biodiversité.
Dégager et analyser ses effets politiques et ses enjeux éthiques
En dépit de la séduction qu’exercent la science de la biodiversité et les techniques qu’elle mobilise, un certain nombre de personnes choisissent de ne pas y contribuer, y compris parmi les naturalistes, par exemple parce qu’ils se méfient des interventions sur le vivant que pourraient légitimer les connaissances acquises ou parce qu'ils refusent de participer à une institutionnalisation de la production de connaissances naturalistes (Ellis et Waterton, 2005). On observe de semblables cas d’exclusion volontaire chez des usagers traditionnels de la nature (Barthélémy, 2005 ; Mauz et Granjou, 2005). Dans d’autres cas, des acteurs et des organismes souhaiteraient contribuer à la constitution d’une science de la biodiversité mais ils n’y parviennent pas parce que leurs connaissances du vivant ne sont pas tenues pour être utiles ou légitimes, ou encore parce que leur attachement au vivant est jugé trop sentimental. Les moyens techniques et financiers nécessités par la constitution d’une science de la biodiversité sont toujours plus importants, si bien que les acteurs incapables de les réunir peuvent se trouver exclus. Dans notre étude sur les acteurs de l’environnement en Haute-Savoie, nous avons ainsi observé une certaine mise à l’écart d’associations de protection de la nature dont la scientificité des connaissances sur la nature est parfois remise en cause. À l’échelle internationale, des pays entiers peuvent, par manque de moyens, être évincés de la production de connaissances sur la biodiversité. Astrid Scholz (2004) a cependant mis en évidence l’importance du rôle et de la responsabilité des scientifiques spécialistes de la biodiversité dans l’inclusion ou l’exclusion des personnes et des organismes avec lesquels ils travaillent localement. Étudiant le cas particulier du projet panaméen du groupe coopératif international sur la biodiversité, elle montre que ses responsables ont eu la volonté de créer sur place les capacités d’analyse du matériau végétal recueilli, plutôt que de l’expédier dans des laboratoires états-uniens : des appareils sophistiqués ont donc été importés, qui ont attiré des étudiants avancés ; des shamans ont par ailleurs été associés aux équipes de prospection. Les phénomènes d’inclusion, d’exclusion (des humains mais aussi de certains non-humains) et d’auto-exclusion à l’œuvre dans la constitution de la science de la biodiversité paraissent ainsi mériter une attention particulière : comment s’opèrent-ils et quels effets politiques exercent-ils ? Ces questions seront examinées à l’occasion des différents projets envisagés, en particulier le projet sur la mondialisation et la re-territorialisation de l’action environnementale en Europe et celui sur la création de la zone atelier Alpes.
Au-delà de la question des laissés pour compte de la science de la biodiversité, il faut aussi s’interroger sur le type de rapport à l’égard du vivant qu’elle conduit à adopter ou que du moins elle favorise. Le recensement, le suivi et le contrôle des êtres, jusque-là réservés à l’espèce humaine, aux animaux d’élevage et aux plantes cultivées, sont progressivement étendus à un nombre croissant d’espèces. Par exemple, des caméras ont été installées au-dessus d’aires de gypaètes, là où les communes intéressées ont donné leur accord, pour observer, à distance, les déplacements et les comportements des oiseaux ; il serait facile de multiplier les exemples de ce type. Si le but est à l’évidence très loin d’être atteint, la volonté existe bien de savoir combien d’individus renferme chaque population, de connaître leur localisation et leur histoire et, s’il s’agit d’animaux, d’où ils viennent, où ils vont et ce qu’ils font, de manière à pouvoir, si nécessaire, intervenir sur les individus montrant un comportement jugé inadapté. On dispose ou l’on disposera à l’avenir de moyens d’investigation et de gestion du vivant à tous ses échelons d’organisation et il est probable que le génie écologique et le génie génétique se compléteront et se renforceront plus qu’ils ne s’opposeront. Se confirment ainsi la montée d’un éco-pouvoir, selon l’expression de Pierre Lascoumes (1994 : 313) désignant l’extension du bio-pouvoir à l’ensemble du vivant, et la tendance des mondes humains de la biodiversité à être des sociétés de contrôle (Deleuze) particulièrement abouties. Cette évolution appelle deux séries de questions : premièrement, suscite-t-elle des débats et se heurte-t-elle à des oppositions et à des critiques ? De la part de qui et au nom de quoi ? Deuxièmement, quelles limites les êtres vivants eux-mêmes opposent-ils à cette volonté de les connaître et de les « piloter » ? Dans quelle mesure et par quels moyens parviennent-ils à demeurer inconnus et imprévisibles et à échapper aux dispositifs visant, censément pour leur bien, à les découvrir, à les dénombrer, à les surveiller et à les gouverner ?
L’appropriation de la biodiversité par les exploitants et les usagers de la nature
Dire que la biodiversité est une création scientifique et qu’elle n’existerait pas sans la science. ne signifie pas que l’on puisse la résumer à un terme savant qu’une partie des scientifiques imposeraient à leurs concitoyens. Je me propose plutôt de considérer qu’un nombre croissant de personnes s’en emparent pour proposer une présentation renouvelée d’elles-mêmes et des autres, de leurs pratiques, de leur situation et de leur évolution et pour se repositionner dans un jeu d’acteurs complexifié.
Cette lecture s’inspire fortement des travaux de Michel de Certeau puisqu’elle entend s’intéresser à la faculté à développer des « arts de faire » (de Certeau, 1980) et à « assimiler » les injonctions adressées pour proposer de soi-même et de ses activités une définition nouvelle et pour faire reconnaître une utilité contestée. De fait, des protecteurs de la nature mais aussi des éleveurs, des agriculteurs, des chasseurs et des forestiers ont fort bien réussi à établir des relations avec d’autres partenaires et à tenir compte d’autres plantes, d’autres animaux et d’autres milieux que ceux qui les avaient jusque-là intéressés, c'est-à-dire à « s’écologiser », au sens de Bruno Latour (1995, 1999), sans pour autant cesser d’être des protecteurs, des éleveurs, des agriculteurs, des chasseurs et des forestiers, selon leurs propres critères. Mettre en lumière ces capacités permet de ne pas réduire leur revendication croissante de contribuer à la protection et à la gestion durable de la biodiversité à un retournement purement rhétorique et uniquement dicté par une préoccupation de défense de leurs intérêts ou à une acceptation passive et subie de valeurs exogènes. Il s’agit donc de savoir comment ces acteurs s’emparent de la biodiversité pour requalifier leurs activités et leur identité, réorienter un discours et des pratiques et recomposer leurs attachements.
Identifier les acteurs de la biodiversité, leurs trajectoires et leurs stratégies
Il faut alors repérer les acteurs et les institutions qui se saisissent de la biodiversité, généralement pour revendiquer un rôle dans sa préservation mais aussi, on l’a vu, pour dénoncer dans certains cas des effets jugés pervers de sa mise en avant. Ce repérage effectué, il conviendra de retracer les différents types de trajectoires dans lesquels vient s’inscrire l’appel à la biodiversité et d’identifier les stratégies que cette convocation est censée servir. Il faudra enfin examiner les relations et les négociations entre la multitude d’acteurs qui se déclarent impliqués dans le maintien de la biodiversité.
Ce travail devrait être l’occasion d’élargir le champ des institutions et des acteurs jusqu’à présent considérés, demeuré essentiellement local et en tout cas hexagonal. Or il apparaît clairement que les acteurs de la biodiversité sont aussi des organisations et des institutions internationales, qu’il est essentiel de prendre en compte tant elles exercent une influence majeure dans la définition, l’exploration et la gestion de la biodiversité. S’il est accepté, le projet interdisciplinaire élaboré sous la direction de Bernard Debarbieux, intitulé « Mondialisation et re-territorialisation de l’action environnementale en Europe : acteurs, récits, images » permettra de mener une enquête approfondie auprès d’organisations et d’institutions internationales fortement impliquées dans l’exploration et la préservation de la biodiversité (Uicn, Wwf, antenne genevoise du Programme des Nations Unies sur l’environnement).
Un des objectifs de ce projet est d’étudier comment l’affirmation d’acteurs globaux et la reconnaissance publique des problèmes qu’ils portent pèsent sur des acteurs et des problèmes construits à d’autres échelles. On cherchera en particulier à savoir si, et comment, les institutions et les acteurs locaux se saisissent de la question de l’érosion de la biodiversité à l’échelle globale ou si l’on a affaire à des niveaux de discours et d’action relativement indépendants, sinon cloisonnés. Il est par ailleurs probable que l’articulation des tendances à la globalisation et à la territorialisation des problèmes d’environnement soit parfois problématique : la volonté d’affirmer le caractère global de l’érosion de la biodiversité peut en effet conduire à occulter certains aspects déterminants à grande échelle, de même que la lutte contre un problème global peut primer sur les tentatives d’atténuer un problème local, voire les contrarier (et inversement) : comment ces dilemmes sont-ils alors résolus ? Il conviendra en outre de préciser comment des structures impliquées dans l’action environnementale à des échelles intermédiaires contribuent à la circulation des arguments et des preuves publiques relatives à l’érosion de la biodiversité et d’examiner s’il existe un niveau d’action en deçà duquel cette circulation ne se fait plus.
La place de la biodiversité dans le « retour par l’environnement » des exploitants et des usagers « traditionnels » de la nature
Aborder ainsi la biodiversité devrait notamment permettre de porter un autre regard sur les réactions des usagers et des exploitants de l’espace rural confrontés à la montée des préoccupations environnementales et notamment à celle de la biodiversité, souvent réduites à des réactions de défense à l’encontre d’un pouvoir exogène exercé par les scientifiques et par l’État.
C’est ainsi notamment en termes d’imposition à une minorité déclinante d’une volonté extérieure de prendre en compte l’environnement et de modifier en conséquence les pratiques de cette minorité que les sociologues ont souvent analysé les mesures agri-environnementales. La réticence des agriculteurs à passer des contrats et, lorsqu’ils s’y résolvent, leur propension à privilégier leurs terrains les moins productifs ont ainsi été regardées comme une preuve que l’intégration de l’environnement dans les pratiques agricoles est plus subie que voulue (Miéville-Ott, 2000). Cette lecture s’est trouvée confortée par la formation dans les années 1990 d’un groupe d’opposants à Natura 2000, dit groupe des Neuf : l’échec initial de la démarche a été imputée à la volonté des naturalistes et des gestionnaires administratifs d’imposer des critères scientifiques et à leur absence de considération pour les usagers traditionnels (Alphandéry et Fortier, 2001 ; Pinton, 2001), le remède consistant dès lors à davantage tenir compte de l’existence et des points de vue de ces derniers en instaurant un dialogue et une concertation.
Il importe en premier lieu de retracer l’histoire de la mobilisation de la biodiversité par ces acteurs et de préciser le rôle joué par les structures qui les encadrent, les contrôlent et les conseillent. Il faut également identifier les conditions et les modalités de la mobilisation de la biodiversité par les usagers et exploitants de l’espace rural (dans quelles situations font-ils principalement appel à la biodiversité ?) et chercher à savoir quelles manières particulières ils ont de la mobiliser. Il convient enfin de s’interroger sur les effets de la mobilisation de la biodiversité : qu’est-ce que la biodiversité permet à ces gens de dire d’eux-mêmes (et des autres, humains et non humains), de leur existence, de leur rôle et de leur évolution et que leur fait-elle faire aux animaux, aux plantes et aux milieux qui les préoccupent et à la faune et à la flore de manière générale ?
Les éleveurs et les agriculteurs constituent un premier ensemble d’acteurs auxquels je souhaite m’intéresser ici. La réflexion sur la mobilisation de la biodiversité par les éleveurs et les agriculteurs s’inscrira à partir de 2008 dans le cadre d’un programme Pro-dd (Production de connaissances et innovation en agriculture pour le développement durable), coordonné par Marc Barbier, auquel je participe officiellement, mais dans lequel je n’ai pas jusqu’ici mené d’enquête. Dans les mois qui viennent, je compte m’investir activement dans l’opération de recherche « la biodiversité, nouveau motif de rationalisation de l’agriculture ? » qu’a conçue Céline Granjou et qui s’appuie sur des enquêtes de terrain dans le massif des Bauges. La réflexion se nourrira également de recherches menées au sein de l’équipe, notamment par Antoine Doré, sur les pratiques, les controverses, les argumentaires et les discours suscités par la présence des loups, dans lesquels la biodiversité semble occuper une place grandissante.
L’étude de la façon dont les chasseurs mobilisent la biodiversité paraît également très intéressante, notamment parce qu'elle permettrait de procéder à des comparaisons, à un moment où les chasseurs et les éleveurs constituent des groupes de plus en plus distincts, du moins dans les régions alpines (Mauz, 2005a). Par ailleurs, des différents usages traditionnels de l’espace rural, la chasse est sans doute celui qui a été le plus précocement, le plus durement et le plus régulièrement visé par les critiques d’une société devenue majoritairement urbaine et désormais sensibilisée aux questions environnementales et de bien être animal, un rassemblement des opposants à la chasse (Roc) ayant même vu le jour en 1976. Parallèlement, les effectifs des chasseurs, tout en restant élevés, se sont fortement érodés jusqu’à une période récente, passant d’un peu plus de 2 millions en 1980/1981 à un peu moins de 1,4 millions en 2005/2006. La chasse se trouve par ailleurs confrontée à une évolution rapide et massive des populations animales sauvages : tandis que des espèces se raréfient au point d’être, pour certaines (tétras lyre), menacées d’extinction, d’autres connaissent une augmentation spectaculaire de leurs effectifs, occasionnant parfois des dégâts aux cultures (sangliers) et aux forêts (cerfs). Des catégories autrefois communes comme celle de nuisible se trouvent contestées (Micoud, 1993a) et les oppositions sauvage versus domestique et nature versus artifice sont de plus en plus brouillées (Bobbé, 2004 ; Mauz, 2005a). Face à cette évolution des hommes et des animaux, la chasse revendique un rôle de gestionnaire de la faune sauvage, qu’illustre, par exemple, le changement de nom de l’Office national de la chasse (Onc), devenu Office national de la chasse et de la faune sauvage (Oncfs), et de maisons de la chasse transformées en maisons de la chasse, de la faune sauvage et de la nature. Ce rôle a été reconnu et imposé par la loi du 26 juillet 2000 relative à la chasse, qui oblige notamment les fédérations départementales de chasseurs à établir un schéma départemental de gestion cynégétique, qui doit notamment prévoir les actions à mener en vue de préserver ou de restaurer les habitats naturels de la faune sauvage. Des associations environnementales ont en outre été appelées à siéger au sein des commissions départementales de la chasse et de la faune sauvage, qui émettent un avis sur la gestion des espèces chassées et la préservation de leurs habitats et se prononcent sur les schémas départementaux de gestion cynégétique.
Pour toutes ces raisons, la transformation de la chasse à la faveur de la montée des préoccupations environnementales et de l’évolution de la faune sauvage constitue un cas particulièrement intéressant, qui a pourtant été moins étudié que les réactions du monde agricole aux mesures agri-environnementales.
Sergio dalla Bernardina a certes clairement mis en évidence le rôle, dans les régions alpines, de l’invention de la tradition dans « l’invention du chasseur écologiste » (dalla Bernardina, 1989), en montant que bien des chasseurs se construisent un passé de gestionnaire que démentent aussi bien les sources historiques disponibles que certains témoignages et l’état des populations il y a quelques décennies. On peut cependant penser que l’invention d’une tradition ne constitue qu’une voie parmi d’autres et qu’elle n’épuise pas la question de savoir comment se produisent aujourd'hui la promotion et l’organisation d’une chasse gestionnaire de la faune sauvage et plus largement de la biodiversité.
L’initiative de la fédération nationale des chasseurs de lancer un programme Life + « chasse durable et Natura 2000 », en partenariat avec la fédération des espaces naturels, pourrait constituer une occasion d’explorer ces questions et d’éclairer le retournement de la contrainte environnementale en opportunité à saisir pour recouvrer une légitimité sociale et continuer à exister. J’ai eu connaissance de ce programme par l’intermédiaire du chargé de mission Natura 2000 de la fédération, qui m’a un jour appelée, après avoir lu un court article paru dans la revue de vulgarisation Espaces naturels, parce qu'il pensait intéressant d’adjoindre au programme un volet sociologique. En réponse à sa sollicitation, j’ai soumis à la commission des thèses du Cemagref un projet qu’elle a retenu. Hélas, ce projet, qui nous aurait permis d’accueillir un nouveau doctorant, a finalement été écarté par les partenaires du programme Life +, qui lui ont reproché son coût et surtout son caractère trop « fondamental ». Une recherche plus légère pourrait cependant être entreprise, par exemple dans le cadre d’un post-doctorat.
Si la biodiversité et la science de la biodiversité ont été inventées par des scientifiques, ces derniers ne sont pas les seuls à s’y intéresser ; ils ont enrôlé dans leur entreprise d’exploration et de gestion du vivant un très grand nombre de naturalistes amateurs et d’usagers de la nature et, par ailleurs, un nombre croissant de personnes et de groupes utilisent la biodiversité comme une ressource pour redéfinir leur identité et recomposer leurs attachements. Des mondes humains de la biodiversité se sont ainsi formés, où existent des enjeux politiques et éthiques qu’il importe d’étudier.
Conclusion
J’ai d’abord pris pour objets d’étude un très petit nombre d’animaux et d’espaces singuliers : les chamois, les bouquetins, les loups, le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie, notamment, m’ont beaucoup occupée. Les recherches que j’ai effectuées ont indéniablement influencé ma conception et ma pratique du travail sociologique. Elles ont favorisé l’ancrage de la réflexion dans des enquêtes de terrain, le recueil de récits, l’appréhension conjointe des hommes et des autres êtres dont ils parlent et s’occupent, l’établissement de liens étroits avec les enquêtés et les commanditaires des recherches. Certaines de ces orientations théoriques et méthodologiques sont défendues depuis plus ou moins longtemps. Très tôt et très largement préconisé, par exemple par les sociologues de l’école de Chicago, le recours à des enquêtes de terrain est désormais classique. Le recueil de récits est lui aussi relativement répandu. Si elle continue de faire débat et d’être minoritaire, la définition des sociétés humaines comme des collectifs hybrides réunissant des humains et des non-humains est tout de même aujourd'hui bien connue. En revanche, la tentative d’impliquer davantage les enquêtés et les commanditaires de la recherche dans le travail sociologique est, à ma connaissance, plus originale. La démarche comporte assurément des risques et des inconvénients mais je la crois suffisamment intéressante pour poursuivre sa mise à l’épreuve.
Je compte développer à l’avenir des recherches sur la biodiversité en m’intéressant, d’une part aux modalités concrètes, aux effets politiques et aux enjeux éthiques de la constitution d’une science de la biodiversité, d’autre part à la biodiversité comme une ressource que mobilisent des usagers de la nature pour redéfinir leur identité et leurs attachements. Ces nouvelles recherches se dérouleront dans des collectifs sensiblement différents de ceux que j’ai déjà explorés, par leur composition, leur dimension et les attachements qui leur donnent leur cohésion. En étudiant la constitution d’une science de la biodiversité, je pourrai notamment découvrir et analyser le rôle joué par des institutions et des associations internationales dans sa promotion et ses orientations. Les êtres vivants et les milieux qui interviendront dans l’enquête devraient être beaucoup plus nombreux que ceux que j’ai déjà pris en compte. La fraction du vivant que croise le sociologue lorsqu’il travaille sur une espèce donnée est en effet extrêmement réduite. Dans les mondes humains des loups, par exemple, il ne rencontre guère, outre des loups et des hommes, que les proies des premiers et surtout des moutons, et des chiens de protection. Coralie Mounet (2007) a montré qu’il en va de même dans les mondes humains des sangliers, où le maïs est le principal protagoniste, outre bien sûr les sangliers eux-mêmes et les hommes qui en parlent et s’en occupent. Les mondes humains de la biodiversité, au contraire, contiennent presque tout le vivant. Se posent dès lors des questions inédites, comme celle de l’élaboration de méthodes d’exploration et de classification standardisées applicables quels que soient les espèces et les milieux et de l’enrôlement et de la coordination d’acteurs très différents et très éloignés les uns des autres. En outre, les attachements au sein des collectifs semblent ne pas être de même nature. Dans les mondes humains des animaux considérés, qu’ils prennent la forme de la chasse, de l’élevage ou de la protection, les attachements des hommes et des animaux sont très souvent affectifs, jusqu’à prendre, dans les cas extrêmes, la figure de l’amour ou de la haine. Dans les mondes humains de la biodiversité, il semble que les attachements entre les hommes et les autres êtres vivants soient plus rationnels que passionnels et qu’ils doivent en tout cas prendre l’apparence de la raison.
Je ne vais pas pour autant abandonner les animaux et les espaces que j’ai eu l’occasion d’étudier pour ne plus m’intéresser qu’à la biodiversité. Des sollicitations m’invitent en effet régulièrement à revenir sur des recherches antérieures ou à les prolonger ; le loup, en particulier, n’est pas un objet d’étude que l’on abandonne facilement. La thèse engagée par Antoine Doré et celle que fera Arnaud Cosson à partir de 2008 seront des occasions d’approfondir et de renouveler la réflexion engagée, la première sur la mise en politique des loups, la seconde sur l’évolution des parcs nationaux. En outre, les études que nous avons réalisées sur l’expérimentation de contraception de marmottes et sur le suivi scientifique des loups donnent à penser que c’est parfois en se concentrant sur un espace ou une espèce particuliers que l’on peut le mieux saisir les nouvelles manières de l’étudier et de le ou la traiter induites par l’invention de la biodiversité. De plus, si s’intéresser à la biodiversité permet de repérer des acteurs, des êtres, des objets et des processus autrement difficiles à déceler, cela risque aussi de faire perdre de vue des phénomènes qui, au contraire, apparaissent mieux lorsqu’on cible une espèce ou un espace donnés. C’est notamment le cas des conflits entre les hommes et des espèces animales et végétales et entre les hommes à propos de ces espèces. Il n’est sans doute aucune espèce qui fasse l’unanimité ni aucune qu’absolument personne n’apprécie : quelle que soit l’espèce considérée, et il en va de même pour les milieux naturels, elle a ses partisans et ses opposants, bien sûr plus ou moins nombreux et plus ou moins actifs selon les cas. L’exemple des grands prédateurs est ici particulièrement éloquent. L’arrivée des loups a provoqué une véritable crise des collectifs : des camps regroupant des partisans et des opposants de l’animal se sont rapidement constitués, avant que ne s’inventent, lentement, des façons de vivre ensemble qui demeurent précaires et qui réclament des ajustements constants. On n’observe rien de tel avec la biodiversité : son invention n’a pas suscité de crise et elle n’a pas à proprement parler d’opposants. On imagine mal une manifestation contre la biodiversité et, à ma connaissance, il n’y en a en tout cas jamais eu. La biodiversité semble au contraire présenter des vertus unificatrices, qui risquent d’occulter l’existence de conflits dont les recherches sur des espèces et des espaces particuliers rappellent opportunément l’existence.
Au final, c’est donc un élargissement de l’objet d’étude par la prise en compte de la biodiversité qui est envisagé, bien plus qu’un remplacement d’un objet d’étude par un autre.
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 ADDIN EN.REFLIST 


 Fondé en 1963, l’Inerm a été intégré en 1970 au Cerafer devenu Ctgref puis Cemagref (1981). Impliqué dans tout ce qui concernait la montagne, l’Inerm a notamment joué un rôle important dans la préparation et la rédaction de la loi montagne (1982-1985). Au début des années 1990, les échanges entre les pastoralistes et les écologues d’une part, les économistes du développement territorial d’autre part, étant devenus très limités, l’Inerm a été scindé en deux unités, « développement des territoires montagnards », dont je fais partie, et « agriculture des milieux montagnards », dont la majorité des membres ont depuis lors été regroupés avec d’autres chercheurs pour former une vaste équipe « écosystèmes montagnards ».
 L’article 19 du règlement CEE 797/85 a été la première mesure agri-environnementale. Appliqué tardivement en France, il permettait à des agriculteurs adoptant des pratiques jugées respectueuses de l’environnement de bénéficier de subventions à l’hectare pour une période de cinq ans.
 Intitulée « Gens, cornes et crocs », cette thèse a été publiée en 2005 sous une forme remaniée.
 Qui a donné lieu à un rapport publié (Mauz, 2005c).
 Intitulée « la gestion du risque entre technique et politique. Comités d’experts et dispositifs de traçabilité à travers les exemples de la vache folle et des Ogm », (Granjou, 2004).
 (Mauz et Granjou, 2005, 2006, 2007 ; Granjou et Mauz, 2007).
 Étudiant les conflits suscités par l’arrivée des loups et la multiplication des sangliers, Coralie Mounet (2007) a montré qu’on ne peut en rester aux argumentaires et aux discours communs à l’ensemble des terrains étudiés, et qu’il faut aussi analyser les spécificités géographiques, écologiques et historiques des espaces et des acteurs qui y sont engagés si l’on veut comprendre pourquoi les conflits observés sont plus ou moins visibles, intenses et instables.
 (Mauz, 2006 ; Mauz, 2007).
 Alternet est un programme de recherche européen sur la biodiversité, qui regroupe des partenaires de différents pays, dont le Cemagref. Le programme compte de nombreux groupes, tournés les uns vers des activités de recherche (RA pour research activity), les autres vers des activités dites « d’intégration » (IA pour integration activity). Daniel Terrasson m’a proposé de représenter le Cemagref au sein du RA5, intitulé « public attitudes to biodiversity », ce que je fais depuis 2004.
 Pour un exemple de transformation du discours et du comportement de l’enquêté selon les circonstances de l’échange – entretien formel ou discussion en situation, cf. (Hennion, 2004 : 16).
 Après ma thèse, pour laquelle j’avais réalisé une centaine d’entretiens, j’ai rapidement été confrontée à un problème de temps de travail. Je voulais absolument continuer à faire du terrain, et notamment des entretiens, et les transcriptions me prenaient énormément de temps. Comme il n’y avait personne dans l’équipe pour m’épauler dans cette tâche et que par ailleurs la transcription, pour fastidieuse qu’elle paraisse parfois, n’est certainement pas dénuée d’intérêt — elle permet de vraiment avoir en tête ce que disent les gens —, j’ai mis en place diverses tactiques pour en réduire la durée : frappe abrégée des mots (la correction automatique proposée par les logiciels de traitement de texte permettant de rétablir l’intégralité du mot, donc de produire des transcriptions parfaitement lisibles) et, ce qui n’est pas du tout la manière « correcte » de procéder, frappe au cours de l’entretien, sur un ordinateur portable qui me sert également d’enregistreur. Procéder ainsi présente sans doute des inconvénients : l’entretien prend un peu des airs de déposition de police et des interlocuteurs sont peut-être gênés par mon incapacité à les regarder constamment en les écoutant. Mais il me semble que la pratique n’est pas sans présenter aussi des avantages : la démarche devient plus transparente, l’enquêté ne pouvant pas oublier, puisqu’il le voit, que ses propos seront transcrits ; les interlocuteurs timides paraissent par ailleurs plus à l’aise lorsqu’ils ne sont pas constamment fixés par l’enquêteur ; enfin, le retard que j’ai toujours sur la parole du locuteur a guéri ma tendance à « meubler » les silences.
 Pour une introduction à la sociologie de Strauss, voir l’introduction d’Isabelle Baszanger à (Strauss, 1992), notamment le passage sur « les théories fondées ou le terrain comme maïeutique », pp. 51-55. Strauss définit une théorie fondée comme « une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle représente. C'est-à-dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais bien plutôt avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger. », cité par Isabelle Baszanger, p. 53.
 Sur la figure du sociologue comme artisan intellectuel, voir (Mills, 1967), notamment l’appendice sur le métier d’intellectuel, pp. 199-229 et (Kaufmann, 1996 : 12-13).
 Catherine Mougenot emprunte l’expression de « sociologie modeste » à John Law.
 Leurs trajectoires, ainsi que les motivations et les modalités de leurs actions sont aujourd'hui mieux connues, en particulier pour le parc national de la Vanoise, auquel d’autres chercheurs (Adel Selmi, Lionel Laslaz) se sont intéressés. Il se trouve que les historiens de métier sont presque totalement absents de ces travaux : le groupe constitué par Raphaël Larrère sur « l’histoire et la mémoire des parcs nationaux métropolitains » n’en comportait aucun et les recherches qui ont précédé ou suivi ce programme émanent de géographes (Préau, 1964 ; Laslaz, 2004) et de sociologues (Zuanon, 1995), à l’exception de celle réalisée par Frédéric Gervason (2000) sur l’évolution des professions de garde-moniteur et de chef de secteur dans le parc national des Écrins.

 Document daté du 7 septembre 2004, non paginé.
 L’institut d’histoire du temps présent a consacré à cette question un numéro spécial intitulé « La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales », Les cahiers de l’IHTP, n°21, 1992, sous la direction de Danièle Voldman.
 Carlo Ginzburg écrit ailleurs (2001 : 36) vouloir s’opposer « avec la plus grande clarté à certaines théories en vogue, qui tendent à brouiller jusqu’à les rendre indistinctes les frontières entre l’histoire et la fiction ».
 Je m’appuie ici essentiellement sur l’essai d’Howard Becker intitulé La nature d’une profession (Becker, 2006 : 131-152).
 Pour un exemple, voir (Boucher, 2006).
 Il semble en aller de même en anthropologie. Envisageant la question de la restitution des résultats définitifs des enquêtes, Françoise Zonabend cite toutefois une expérience de présentation aux enquêtés d’un texte non encore publié (Zonabend, 1994 : 10).
 Par exemple, une des personnes que Céline Granjou et moi avons rencontrées lors de notre travail sur le suivi scientifique du loup venait de lire nos thèses respectives.
 Ce qu’écrit Jean-Claude Kaufmann (1996 : 53) confirme qu’il s’agit bien d’une règle : « La base est l’anonymat, qui doit absolument être garanti à la personne, comme le médecin garantit le secret médical. C’est pourquoi par exemple je me refuse à retourner voir des informateurs après l’enquête, à discuter avec eux des résultats, etc., bien que cela serait sans doute passionnant : l’entretien terminé l’informateur doit se sentir totalement libre. »
 Denis Poupardin, initiateur et auteur du projet Archorales (Archives orales de l’Inra) a procédé différemment. Les interviews des chercheurs ont été publiées « après un travail de réécriture et de mise en forme tenant au fait que les langues écrites et parlées n’obéissent pas strictement aux mêmes règles ». Trois possibilités ont été proposées aux interviewés pour la publication intégrale, sur Internet, des entretiens ainsi retravaillés : libre communication, communication sous réserve, communication assortie d’un délai. Denis Poupardin précise que « la plupart des témoins sollicités n’ont pas jugé bon […] de formuler des réserves pour en restreindre la communication [des interviews]. » (www.inra.fr/archorales)
 Certaines des personnes sollicitées m’ont accordé leur autorisation et indiqué les corrections qu’elles souhaitaient par téléphone.
 À titre d’exemple, « il avait considéré qu’il avait reçu une paire de claques » est mué en « il avait considéré qu’il était désavoué ».
 Allusion à un passage de mon introduction, envoyée aux enquêtés en même temps que le passage où je les citais.
 Ainsi, Pierre Bourdieu et ses collaborateurs ont choisi, dans La misère du monde, de ne pas livrer le texte brut des entretiens mais un texte « allégé » et rendu plus lisible : « on a dû parfois prendre le parti d’alléger le texte de certains développements parasites ou des tics de langage (les “ bon ” et les “ euh ”) qui, même s’ils donnent sa coloration particulière au langage oral et remplissent une fonction éminente dans la communication, en permettant de soutenir un propos qui s’essouffle ou de prendre l’interlocuteur à témoin brouillent et embrouillent la transcription au point, dans certains cas, de la rendre tout à fait illisible pour qui n’a pas entendu le discours original. […] Mais on n’a jamais remplacé un mot par un autre, ni transformé l’ordre des questions ou le déroulement de l’entretien et toutes les coupures ont été signalées » (Bourdieu, 1993 : 921-922).
 Au point, pour certains, de mettre en doute la fiabilité de la transcription.
 D’autres interlocuteurs adoptent un tout autre ton, beaucoup plus proche de celui de la négociation. L’un d’eux, par exemple : « je vous propose, mais vous n’êtes pas tenue de l’accepter, de faire les petites corrections en rouge sur votre texte. »
 L’influence de la publicité donnée au récit a également été notée par Mickael Pollak (2000 : 184).
 Les enquêtés ont disposé de trois semaines pour prendre connaissance de mon courrier et m’envoyer leur autorisation de publication. À ce délai s’ajoute le temps nécessité par le dépouillement des réponses et les discussions qu’elles entraînent inévitablement. L’ensemble de la démarche allonge sensiblement la durée de la recherche et retarde d’autant la publication.
 Il n’est pas surprenant que Sergio dalla Bernardina (2006), qui s’interroge lui aussi sur les conditions d’un plus grand respect de l’individu par le chercheur, propose une autre voie, la « misanthropologie », aux antipodes de la fameuse neutralité bienveillante recommandée depuis Carl Rogers : afin de traiter ses informateurs en adultes responsables, l ethnologue doit s autoriser à ne pas sympathiser avec eux, voire à adopter à leur encontre une attitude antipathique.
 Modestement : à l exception de ceux promis par la Dnp pour l étude sur la production et la réception du suivi scientifique du loup, les financements octroyés ont été de l ordre de 5 000 ¬ , parfois moins ; il serait presque plus approprié de parler d incitations ou de subventions que de financements.
 Sur la question de la pertinence, des limites et des exigences d une protection juridique du chercheur empêché de lancer l’alerte en faisant part de ses suspicions de l’existence d’un risque dans le domaine sanitaire et de l’environnement, cf. (Noiville et Hermitte, 2006).
 En italique dans le texte.
 Cette idée a été très clairement exprimée par Georges Guilles-Escuret (1989 : 65) : « Il n’y a ni cassure entre les deux [la nature et la société], ni dilution de l’une dans l’autre : le fait social procède historiquement et logiquement du fait écologique, mais aussi il s’en détache historiquement et logiquement, au point de générer d’autres faits écologiques. Il s’agit de deux formes d’organisation étroitement interdépendantes et distinctes qui agissent l’une sur l’autre d’innombrables façons. » (souligné dans le texte)
 « Notre lien, à un moment donné, avec les éléments, est en même temps notre état de nature, qui correspond à l’intelligence, aux besoins et au potentiel de production de cette époque. À partir des conditions qui lui sont propres peuvent se développer d’autres éléments, d’autres règles de découverte, d’autres facultés intellectuelles et d’autres dextérités manuelles, et, somme toute, un autre milieu qui représente en même temps un autre état tout aussi naturel que celui dont il est issu » (Moscovici, 1968 : 41).
 Chacun de leur côté, Bruno Latour (1999) et Philippe Descola (2005) sont parvenus à la conclusion que le multiculturalisme et le mononaturalisme vont de pair.
 Par leur étude approfondie du cas de la passion et de l’addiction, Antoine Hennion et Émilie Gomart ont fortement contribué à l’émergence d’une sociologie des attachements (Hennion, 1993 ; Gomart et Hennion, 1999 ; Hennion, 2004). Sur la notion d’attachement, voir aussi (Latour, 2000) et plus généralement (Micoud et Péroni, 2000). La réflexion sur les modes d’association entre les éléments des collectifs n’est pas venue seulement de la nouvelle sociologie des sciences. En anthropologie, Philippe Descola, qui considère lui aussi les sociétés humaines comme des collectifs englobant des êtres non humains, s’est notamment intéressé aux « formes de l’attachement » (Descola, 2005 : 423-458). Il est selon lui possible de caractériser les collectifs par un schème de relations prédominant, qui marque autant les relations entre humains qu’entre humains et non-humains. Aussi s’est-il efforcé de mettre au jour des structures élémentaires de « l’être ensemble », en s’appuyant sur ses propres recherches amazoniennes et sur la vaste littérature constituée par les anthropologues de par le monde. Tout en soulignant la grande diversité des modes d’association inventés par les hommes pour se lier entre eux et à des éléments de leur environnement non humain, il retient six schèmes dominants, qu’il propose de classer en deux catégories : dans la première, qui regroupe l’échange, le don et la prédation, les relations sont réciproques et les termes reliés sont équivalents tandis que, dans la seconde, où figurent la production, la protection et la transmission, les relations sont univoques et les termes reliés hiérarchisés.
 On trouve dans les littératures de langues anglaise et allemande des termes équivalents (ecologisation, ökologisierung), qui semblent cependant moins couramment usités dans la littérature scientifique que leur homologue français. Cette différence, qui demande à être confirmée, pourrait s’expliquer par le succès de la théorie de la modernisation écologique (cf. infra) dans les pays anglo-saxons.
 Pour ne donner que quelques exemples récents, empruntés à plusieurs disciplines : Revue Terrain, Espaces et sociétés, Politix (volume 16, n°64, 2003) ; séminaire animalité à l’initiative de Raphaël Larrère et de Florence Burgat à l’Inra d’Ivry, colloque Homme et animal la question des frontières, Dijon mai 2006. Baratay et Hardouin-Fugier, Dalla Bernardina, 2006, de Planhol (2004), Digard (1990), Hermitte. La montée en puissance de l’attention pour l’animal n’est pas propre à la France ; ouvrages anglophones : Midgley, Ingold, Shepard, etc.
 Par exemple de Fontenay (1998), Burgat (1997), Goffi, Archambaud.
 Cf., par exemple, les numéros spéciaux que la revue Études rurales a consacrés à la chasse et à la cueillette (1982 N°87-88) puis au sauvage et au domestique (1993 N°129-130).
 Cf. notamment les travaux de Brian Wynne, par exemple (Wynne, 1992).
 La réserve naturelle des Aiguilles Rouges est officiellement créée le 23 août 1974 mais elle est précédée par une réserve intercommunale, créée en 1971.
 L’expression est de Victor Hugo. Elle figure dans un poème intitulé « J’aime l’araignée, j’aime l’ortie », que l’on dirait spécialement écrit pour ce collectif.
 Environ 70 % des troupeaux sont confiés à un berger salarié durant la saison d’alpage (Jallet et Fabre, 2007).
 La part des animaux domestiques dans le régime alimentaire des loups varie sensiblement d’une meute à l’autre (Poulle et Longchampt, 1997).
 La proportion de femmes (11 %) et de personnes vivant en couple reste malgré tout limitée (Jallet et Fabre, 2007 : 111).
 Propos de François Marie Perrin, alors président de l’association des bergers des Alpes de Haute-Provence, lors de la table ronde organisée par la commission d’enquête parlementaire sur la présence du loup en France et l’exercice du pastoralisme en montagne, le 17 décembre 2002, consultable sur  HYPERLINK "http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-enq/r0825-t2.asp" http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-enq/r0825-t2.asp. Sur le pragmatisme des bergers, voir aussi (Egger, 2006).
 Les propos d’un éleveur illustrent bien cette invisibilité des loups : « c’est des animaux, qu’on voit quasiment jamais. On voit de temps en temps, là, le chef de la garderie départementale, qui court après le loup depuis dix ans, il voit les traces et tout, puisque l’hiver il les suit ; l’année passée, dans le cadre d’une mise en œuvre du protocole pour tuer un loup, ils sont tombés dessus, ils faisaient du repérage la nuit en 4X4, la nuit sur le chemin, ils sont tombés sur un loup, ils l’ont pas tué, ils étaient pas prêts, il y avait personne sur le toit, il aurait fallu, qu’ils descendent, qu’ils allument les phares et tout, alors là il a quand même vu un loup, au bout de dix ans de travail. »
 Les chiens doivent bien entendu être nourris et des éleveurs affirment qu’ils ont besoin de contacts réguliers pour ne pas se « décourager » ; on attend également d’eux qu’ils obéissent à des ordres simples et notamment à l’interdiction et au rappel.
 Cité par (Egger, 2006).
 Idem.
 Cette maquette a été exposée à Karlsruhe lors de l’exposition « Making things public » dirigée par Bruno Latour et Peter Weibel.
 Un salarié de la fédération des alpages de l’Isère précise qu’il arrive chaque année qu’un berger compromette la réfection d’un chalet d’alpage en déclarant, par exemple, ne pas avoir besoin de douche. Cette attitude semble cependant très minoritaire : la plupart des bergers aspirent à une amélioration des conditions de logement. Alors que je parlais de « cabane pastorale », lors de la session de formation des bergers de l’Isère en mai 2007, l’un des participants s’éleva assez vivement contre une appellation qui rappelle trop, selon lui, la « niche du chien », et à laquelle il préfère celle de « chalet d’alpage ». L’importance de l’état, de l’équipement et du nom de l’habitation pour la qualification de ses occupants et de leurs activités transparaît ici très clairement.
 Propos de François-Marie Perrin, cf. note 52.
 Idem.
 Les bergers ne siègent pas non plus à la commission d’indemnisation des dégâts des ours, dans les Pyrénées, (Lassalle, 2007 : 303, note 229), ni au comité consultatif de la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors (Mounet, 2007 : 405).
 Il est vrai que l’augmentation du nombre de candidats aux formations existantes (École du Merle, Etcharry) suggère que les bergers salariés ne sont pas aujourd'hui menacés, contrairement à certaines catégories d’éleveurs qui, n’ayant pas les moyens, précisément, d’employer un berger ni de garder eux-mêmes leur troupeau, semblent singulièrement démunis pour tenter de s’arranger avec les loups.
 Directive 92/43/CEE.
 En revanche, le gouvernement des Etats-Unis n’a pas à ce jour ratifié la convention.
 Le Monde des 9 et 10 octobre 2007.
 La question des intervenants à solliciter fait particulièrement débat. Nul, en effet, ne paraît en mesure de répondre à la question dans sa globalité et sa complexité et les seuls éléments dont on dispose portent sur les relations entre un certain type de pratique pastorale et une espèce donnée ou éventuellement un groupe particulier d’espèces. Un spécialiste des insectes xylophages aura ainsi un tout autre point de vue sur la présence des troupeaux domestiques qu’un spécialiste de la flore, de l’avifaune ou de l’entomofaune des prairies alpines : faut-il dès lors hiérarchiser les espèces, comme le proposent certains, et considérer par exemple que les vaches, ou les chamois, doivent passer avant les collemboles ou les lichens, ou veiller au contraire à maintenir un équilibre entre diverses composantes de la biodiversité ? Peut-on aborder un tel sujet sans favoriser un point de vue, certaines espèces et, avec elles, ceux qui s’y intéressent particulièrement ? Le calendrier du colloque soulève lui aussi des discussions. La direction du parc souhaite que le colloque intervienne suffisamment tôt (début 2008) pour que ses conclusions puissent être intégrées à la charte qui sera proposée aux communes de l’actuelle zone périphérique dans le cadre de la nouvelle loi sur les parcs nationaux, ce qui inquiète ceux qui craignent que le colloque serve in fine à encadrer et à limiter l’activité pastorale dans le parc.
 Pour une répartition, selon les organismes, des études sur les habitats et les milieux d’une part, sur les espèces d’autre part, dans le cadre de Natura 2000, voir (Pinton et al., 2006 : 183-184).
 Philippe Descola (2005) a montré que ces oppositions ne sont pas universelles et s’inscrivent dans une écologie des relations, le naturalisme, qui n’est qu’une des solutions que les hommes ont trouvées pour se lier aux autres êtres vivants.
 Il existe désormais une « écologie de la réconciliation » (Reconciliation ecology), ainsi définie : « science of inventing, establishing and maintaining new habitats to conserve species diversity in places where people live, work or play »,  HYPERLINK "http://winwinecology.com/definition.html" http://winwinecology.com/definition.html, cité par (Bouamrane et Weber, 2006 : 69, note 1). La volonté de réconcilier l’homme et la nature n’est cependant pas nouvelle et était déjà exprimée dans les années 1960, par exemple par Jean Dorst (1965) : « Il s’agit au fond de réconcilier l’homme avec la nature. De le persuader de signer un nouveau pacte avec elle, car il sera le premier bénéficiaire » (Cité par Barbault, 2006, en exergue de son ouvrage Un éléphant dans un jeu de quilles).
 Pour un exemple récent, voir Le Monde du 18 janvier 2008, page 7.
 Des campagnes d’empoisonnement de très grande ampleur ont par exemple été mises en œuvre en Australie et en Nouvelle Zélande. En France, le ragondin, originaire d’Amérique du sud, fait lui aussi l’objet de campagnes d’empoisonnement à la bromadiolone (Mougenot et Roussel, 2005).
 Cité par Barbault (2006 : 29), voir aussi (Wilson, 2006 : 31). Je me suis intéressée au sort réservé aux espèces considérées comme étrangères dans mon article sur les introductions et les réintroductions (Mauz, 2006).
 Jean-Marc Drouin (1997 : 109) rappelle que Linné et Bernardin de Saint-Pierre étaient tous deux des « partisans enthousiastes » des introductions d’espèces exotiques, végétales et animales.
 Pour un exemple récent, voir Le Monde du 13 septembre 2007, p. 24.
 http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/Francais/background_FR.htm
 Bowker et Star définissent les infrastructures informationnelles comme des « hybrid creations of work practice and information medium » (Bowker et Star, 1999 : 132) qui revêtent un certain nombre de propriétés : elles s’inscrivent dans des systèmes enchevêtrés et distribués d’autres structures (« embeddedness »); elles sont prêtes à l’emploi et elles n’ont pas besoin d’être réinventées à chaque fois (« transparence ») ; elles sont étendues et transversales ; elles font l’objet d’un apprentissage ; elles sont liées à des conventions de communautés de pratiques, qu’elles modèlent et par lesquelles elles sont modelées ; elles sont le support d’une large gamme de fonctions telles que la collecte de données, la légitimation des pratiques professionnelles, etc. (« multifunctionalité ») (Bowker et Star, 1999 : 238).
 Depuis la révision de la liste opérée en 2001, neuf catégories sont distinguées : espèces éteintes, éteintes à l’état sauvage, en danger critique d’extinction, en danger, vulnérables, quasi menacées, préoccupation mineure, données insuffisantes, non évaluées. Sont considérées comme menacées les espèces appartenant aux catégories en danger critique d’extinction, en danger et vulnérables.
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf.
 En même temps que l’Uicn expose la dégradation générale du sort des espèces, elle s’appuie sur le transfert de certains animaux protégés vers des catégories de menace inférieure pour attester l’efficacité des mesures de conservation. La liste rouge 2006 donne ainsi à voir, par exemple, l’amélioration de la situation du pygargue à queue blanche : « Dans de nombreux pays d’Europe, la reconstitution des populations de pygargues à queue blanche (Haliaeetus albicilla) a été spectaculaire. Les effectifs ayant doublé dans les années 1990, l’espèce est passée de la catégorie Quasi menacée à la catégorie Préoccupation mineure. L’application de lois interdisant de le tuer et de mesures de protection pour éliminer les menaces que constituaient les changements de son habitat et la pollution sont à l’origine de cette embellie. »
 HYPERLINK "http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm" http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm
 A priori car des projets de recréation d’espèces disparues ont existé : dans la première moitié du vingtième siècle, des zoologues ont affirmé avoir « recréé » des aurochs, disparus au dix-septième siècle, à partir de variétés domestiques bovines censées leur ressembler et avoir conservé des caractères archaïques, si bien que l’on trouve aujourd'hui des animaux, qualifiés tour à tour d’aurochs et d’aurochs reconstitués, à l’identité très incertaine et âprement discutée (Jallon, 2003). Dans les dernières pages de son roman, Éric Chevillard imagine pour sa part de redonner vie aux orangs-outans, à partir de cellules sexuelles prélevées sur les deux derniers individus morts. Certes, on est là dans le domaine de la science-fiction mais plus pour longtemps, selon Jean-Claude Génot, qui s’attend à la réalisation prochaine de ces « projets de savants fous » (Génot, 2003 : 114). Après tout, l’extinction des espèces n’est peut-être que provisoirement définitive.
 http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf.
 http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/GSAexecsumm_EN.htm
 Dans l’édition 2007 de la liste rouge de l’Uicn, on peut ainsi lire : « Pour la première fois, des coraux ont été évalués et inscrits sur la Liste rouge de l'UICN. Dix espèces des Galápagos ont fait leur entrée sur la Liste dont deux dans la catégorie 'En danger critique d'extinction' et une dans la catégorie 'Vulnérable'. Rhizopsammia wellingtoni a été classé 'En danger critique d'extinction' (Peut-être éteint). Pour ces espèces, les menaces principales sont les effets du phénomène El Niño et des changements climatiques », communiqué de presse de l’Uicn du mercredi 12 septembre 2007, intitulé « Escalade de la crise de l’extinction ».
http://www.iucn.org/en/news/archive/2007/09/12_pr_redlist_fr.htm
 Par exemple : « Dans les critères pour la Liste Rouge, le terme ‘‘population’’ est utilisé dans une acception particulière, qui diffère de l’usage biologique habituel. La population est définie comme le nombre total d’individus d’un taxon. »
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, paragraphe Définitions.
 « Lorsque l’incertitude est très forte, on peut inscrire le taxon dans la catégorie Données insuffisantes. L’évaluateur doit toutefois, dans ce cas, apporter les preuves établissant que le taxon est assigné à cette catégorie parce qu'il n’y a pas suffisamment de données pour l’assigner à une catégorie de menace précise. Il importe de reconnaître que les taxons mal connus peuvent souvent être assignés à une catégorie de menace sur la base d’informations générales concernant la détérioration de l’habitat et/ou d’autres facteurs ; en conséquence un usage trop libéral de la catégorie Données insuffisantes est à proscrire. »
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, paragraphe Incertitude.
Les évaluateurs sont ainsi invités à ne classer les espèces dans la catégorie Données insuffisantes qu’en dernier recours et à trancher en faveur d’une des autres catégories.
 http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, Annexe 1.
 Il est possible de contester le classement d’une espèce dans une catégorie donnée, à condition de se référer aux catégories et aux critères retenus par la liste rouge : « il n’est pas possible de modifier l’affectation pour des raisons politiques, émotionnelles, économiques ou pour des raisons qui ne se fondent pas sur les catégories et critères de la liste rouge. »
http://www.iucn.org/themes/ssc/redlists/petitions.htm
 Uicn, communiqué de presse du 2 mai 2006. On notera la précision des chiffres, à l’espèce près.
http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm
 http://fr.wikipedia.org/wiki/Extinction_des_especes
 http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/Francais/background_FR.htm
 Après avoir accédé au site Internet de l’Uicn, il faut encore pouvoir lire les documents, rédigés en anglais et, pour certains d’entre eux, également disponibles dans quelques autres « grandes langues » (espagnol, français).
 Voir aussi (Schnase et al., 2007 : 2) : “If we are to keep pace with our need for quality information about the living systems of our planet, we must produce mechanisms that can efficiently manage petabytes of high-resolution, Earth-observing satellite data. We must understand how to integrate these new datasets with traditional biodiversity data, such as specimen data held in natural history collections, and genomic data from cellular- and molecular- level work. We must be able to make correlations among data from these and even more disparate sources, such as ecosystem-scale global change and carbon cycle data, compute these data in new ways, analyze them, and present the results in understandable and usable ways”.
 http://www.mnhn.fr/museum/foffice/science/science/Recherche/rub-recherche/som-recherche/fiche-rech.xsp?ARTICLE_ARTICLE_ID=8599&idx=3&nav=liste
 Prendre des photographies d’un individu qui permettent d’identifier son espèce suppose encore de connaître les critères morphologiques distinctifs des espèces. Se référant à la science fiction, Donoghue et Smith (2006) imaginent de recourir à un identificateur automatisé et portatif grâce auquel, en séquençant l’Adn présent dans un tout petit fragment d’animal ou de végétal, on pourrait situer l’individu sur lequel il a été prélevé dans l’ensemble du vivant et l’identifier comme le membre d’une espèce déjà connue ou, au contraire, non encore répertorié, sans plus avoir besoin de connaissances taxinomiques particulières. Il y a en effet fort à parier qu’un tel appareil, s’il devait voir le jour, connaîtrait rapidement un grand succès : « N’importe quelle invention qui accélérera la mobilité des traces, ou qui améliorera leur immutabilité, ou leur lisibilité, ou leur combinaison, sera aussitôt sélectionnée par des chercheurs passionnés » (Latour, 1985 : 18).
 En réalité, les bioinformaticiens comptent désormais en « pentabytes », soit 1015 bytes (Schnase et al., 2007).
 « Le changement qui suscite la systématique n’est pas déclenché par un phénomène nouveau mais par l’accélération du rythme de production des informations, la multiplication des canaux de diffusion, l’amélioration de la durabilité des objets circulant et le télescopage des états de description du monde, qu’il s’agisse d’espèces ou de pollution, de nuisance ou d’environnement. Il y a un retard dans l’œuvre systématique par rapport aux découvertes des faits qu’elle va synthétiser qui montre que ce n’est pas l’irruption sur la scène publique d’un nouveau phénomène mais un changement de moyens, de canaux, une masse critique, qui suscitent le changement, tout comme la science avait changé avec la révolution de l’imprimé » (Charvolin, 2006 : 145).
 « Apparue au dix-huitième siècle, tombée en désuétude dans les années 1960, la taxinomie connaît aujourd'hui un regain spectaculaire. » http://www.mnhn.fr/museum/foffice/science/science/Recherche/rub-recherche/som-recherche/fiche-rech.xsp?ARTICLE_ARTICLE_ID=8599&idx=3&nav=liste
 Haas définit une communauté épistémique comme « un réseau de professionnels ayant une expérience reconnue, une compétence dans un domaine particulier et une prétention autorisée à une connaissance politiquement pertinente dans ce domaine […]. Les membres d’une communauté épistémique sont liés par leur croyance ou leur foi partagée dans la vérité et l’applicabilité de formes particulières de connaissance ou de vérité spécifique », cité par Tim Forsyth (2004 : 213, note 1, ma traduction).
 Jean-Marc Drouin (1991 : 42) rapporte la lassitude de Linné face aux railleries et à l’incompréhension de ses contemporains.
 Pour le cas des pêcheurs, voir (Barthélémy, 2005).
 Conservatoire des espaces naturels haut-savoyards.
 S’intéressant plus particulièrement aux amateurs (dont j’ai déjà suggéré qu’ils ne forment qu’une partie des observateurs de terrain engagés dans la production de connaissances sur la biodiversité), Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (2007) donnent des exemples où l’utilisation scientifique de la connaissance profane passe par une reconnaissance de la singularité de l’expérience de l’amateur, et réciproquement. Ils insistent en outre sur la constitution mutuelle et sur la porosité des catégories d’amateur et de scientifique.
 « Non contents de faire travailler, depuis des années, de nombreux botanistes de terrain aux multiples projets en cours (ZNIEFF, Natura 2000, cartographies, etc.) avec, si souvent, des déplacements sans nombre et non défrayés, ces organismes prétendent, de plus, obtenir gratuitement ou presque ces données qui leur sont nécessaires, mais qui ont coûté de longues années de travail et, si l’on fait le compte, des sommes considérables à ceux qui les possèdent. C’est là une attitude absolument intolérable, surtout lorsque l’on sait que ces mêmes organismes ne se privent pas de faire appel, par ailleurs et pour très cher, à des bureaux d’études privés trop souvent incompétents » (Selmi, 2006 : 369).
 Coralie Mounet rapporte que l’équipe de la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors a un temps hésité à cesser de participer au réseau grands prédateurs après le tir d’un loup dans le parc naturel régional du Vercors dont elle n’avait pas été préalablement avertie, le conservateur de la réserve disant : « On s’est posé la question même publiquement et pas que nous : est-ce qu’il faut qu’on continue les protocoles pour donner de la matière à l’Onc pour les tirer » (Mounet, 2007 : 419-420).
 « Where does this information go, god knows! », s’exclame la bryologue mise en scène par Rebecca Ellis et Claire Waterton (2004 : 99).
 Il s’agit ici de la définition proposée par Howard Odum en 1963, sensiblement équivalente à celle de 1962. Plus récemment, William Mitsch et Sven Jørgensen ont défini l’ingénierie écologique comme « la conception d’écosystèmes durables qui intègrent la société humaine et son environnement naturel pour leur bénéfice mutuel » (2003 : 365, ma traduction).
 Sur l’équation entre intervention et artificialisation, voir (Mauz, 2005a).
 Pour une présentation et un commentaire du livre de Jean-Claude Génot (2003), voir (Larrère, 2005).
 Empruntée à la sociologie du risque, la notion de « scène locale », proche de celle de forum hybride, est définie comme un espace public de débat « où des citoyens s’engagent par la délibération dans la détermination de décisions communes » (Pinton et al., 2006 : 96).
 Voir aussi (Zedan, 2005 : 17 ; Moosa, 2005 : 21).
 Plan d’action sur le loup 2004-2008, présenté par les ministères chargés de l’écologie et de l’agriculture. http://www.ecologie.gouv.fr/Plan-d-action-Loup.html
 Raphaël Billé (2006 : 38) note que les acteurs les plus puissants économiquement peuvent également briller par leur absence, « comme s’il n’y avait rien à négocier avec eux »
 Le Monde, 25 janvier 2005.
 Société protectrice des animaux.
 Étudiant l’entrée dans des usines d’industrie chimique de groupes de citoyens américains déterminés à lutter contre les pollutions, Alastair Iles (2004) montre comment l’apprentissage du vocabulaire, de la logique et des procédures techniques en vigueur à l’intérieur des usines peut permettre aux activistes de se faire reconnaître comme des partenaires à part entière de la prévention des pollutions donc de peser davantage dans la prise de décisions mais peut aussi constituer un piège, en les obligeant à adopter les termes de la discussion des industriels et à renoncer à d’autres approches et à d’autres formulations du problème.
 Cécile Blatrix (2002 : 80) définit le participationnisme comme « un contexte caractérisé par la valorisation de l’idée de participation des citoyens ordinaires et par la multiplication des ‘‘détours participatifs’’, à savoir des procédures et des pratiques destinées à associer les citoyens à la décision publique. »
 Notamment sur l’expérimentation de contraception de marmottes, sur le suivi scientifique du loup et sur les nouveaux acteurs de l’environnement en Haute-Savoie.
 Ce projet a été soumis au Fonds national suisse en octobre 2007. Il regroupe des géographes de l’université de Genève, des politistes et des sociologues (Céline Granjou et moi-même).
 En gardant à l’esprit le travail de Michel de Certeau, selon lequel « “assimiler ” ne signifie pas nécessairement “ devenir semblable ࠔ ce qu’on absorbe, mais le “ rendre semblable ” à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier » (de Certeau, 1980 : 241).

 Cf. les travaux du groupe de recherches sociologiques sur la nature, dit groupe Grenat et son audition le 25 juin 2003 dans le cadre du rapport d’information de Jean-François Legrand sur la mise en œuvre de la directive Habitats (http://www.senat.fr/rap/r03-023-1/r03-023-1.html).
 La France reste, de loin, le pays européen où le nombre de chasseurs est le plus élevé : la chasse est la deuxième activité sportive la plus pratiquée après le foot.
 Cf. aussi le colloque « Gestions durables des espèces animales (mammifères, oiseaux). Approches biologiques, juridiques et sociologiques », Paris, 15-17 novembre 2004, qui visait à réfléchir au fondement des statuts des espèces animales et dont une partie des communications a été publiée en 2006 dans un numéro spécial de la revue Natures Sciences Sociétés.
 Cf. article 23 du décret du 7 juin 2006 relatif à la réduction du nombre et à la simplification de la composition de diverses commissions administratives.
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