universite jean monnet, saint-étienne - TEL (thèses
Ex 1, 2 (page 10). p201 n°1 à 4. p208 n°65. p207 n°62. p200 n°1 à 4. p211 n°
101. p206 n°61. p200 n° ... p208 n°66*. Ex 3 (page 10). p200 n°7 à 11. p206 n°
61.
part of the document
Université jean monnet saint-Étienne
Les collectifs et leurs natures
Un parcours sociologique, des animaux emblématiques à la biodiversité
Mémoire pour lobtention de lhabilitation à diriger les recherches
Spécialité Sciences juridiques, politiques, économiques de gestion
présenté et soutenu publiquement le XXXX par
Isabelle Mauz
devant le jury suivant :
M. Robert Barbault rapporteur
M. André Micoud directeur
M. Marc Mormont rapporteur
M. Olivier Soubeyran rapporteur
M. Daniel Terrasson examinateur
M. Jacques Weber examinateur
Remerciements
Ma reconnaissance va dabord à André Micoud, qui ma accordé sa confiance et a accepté de diriger ce mémoire.
Je remercie également Robert Barbault, Marc Mormont, Olivier Soubeyran, Daniel Terrasson et Jacques Weber davoir bien voulu lire et évaluer mon travail, en dépit de leur emploi du temps chargé.
Dautres chercheurs ont accompagné tout ou partie de mon parcours sociologique, à qui je veux dire ma gratitude, notamment Raphaël Larrère, Bernard Debarbieux, Jacques Perret et Jacques Rémy.
Je remercie aussi Céline Granjou, pour les recherches que nous avons menées ensemble ces dernières années ainsi que pour sa lecture de ce texte et ses suggestions damélioration.
Le Cemagref ma offert un contexte très favorable pour cette habilitation à diriger les recherches. Les deux personnes qui ont dirigé le département « Gestion des territoires », Daniel Terrasson puis Marc Guérin, mont en effet permis de minitier à la sociologie puis de développer mon activité de recherche. Avec Marie-Hélène Cruveillé, directrice du groupement de Grenoble, ils mont vivement encouragée à engager une démarche dhabilitation à diriger les recherches. Marie-Pierre Arlot, responsable de lunité de recherche « Développement des territoires montagnards » a de très bon gré accepté mes très fréquentes escapades à la bibliothèque universitaire, pour réfléchir et écrire loin des diverses sollicitations du bureau.
Je tiens également à remercier tous ceux, commanditaires et enquêtés, grâce auxquels jai pu mener les recherches dont il sera ici question.
Ma reconnaissance va enfin à mes proches, pour leur soutien constant et pour lintérêt quils portent à mes activités professionnelles.
Sommaire
TOC \o "1-4" \u Avant-propos Retour sur quinze ans de recherches au Cemagref PAGEREF _Toc202583372 \h 5
Un parcours buissonnier, de laménagement des forêts à la sociologie de la nature PAGEREF _Toc202583373 \h 7
Des études scientifiques et une formation initiale dingénieur forestier PAGEREF _Toc202583374 \h 7
Larrivée au Cemagref et les premières enquêtes PAGEREF _Toc202583375 \h 8
Une formation tardive à la recherche en sciences sociales PAGEREF _Toc202583376 \h 9
La constitution dune petite équipe de recherche en sociologie de la nature PAGEREF _Toc202583377 \h 11
Le développement dactivités connexes à la recherche PAGEREF _Toc202583378 \h 13
La participation à des instances au sein dorganismes gestionnaires de la nature PAGEREF _Toc202583379 \h 13
Lenseignement et lencadrement de mémoires détudiants PAGEREF _Toc202583380 \h 15
La présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques PAGEREF _Toc202583381 \h 16
Principes théoriques et méthodologiques PAGEREF _Toc202583382 \h 20
Le terrain dabord PAGEREF _Toc202583383 \h 20
Plonger dans le terrain PAGEREF _Toc202583384 \h 20
Des interlocuteurs engagés dans laction PAGEREF _Toc202583385 \h 21
« Concrètement, comment vous faites ? » PAGEREF _Toc202583386 \h 22
Le « matériau » de la recherche PAGEREF _Toc202583387 \h 24
Le goût de lhistoire PAGEREF _Toc202583388 \h 28
Un goût qui vient de loin PAGEREF _Toc202583389 \h 28
Une « ficelle » efficace PAGEREF _Toc202583390 \h 29
Rendre compte des histoires des autres PAGEREF _Toc202583391 \h 29
Le sociologue, les enquêtés et le commanditaire PAGEREF _Toc202583392 \h 34
Lindividu et le collectif PAGEREF _Toc202583393 \h 34
Des individus considérés pour eux-mêmes
PAGEREF _Toc202583394 \h 34
mais pas seulement PAGEREF _Toc202583395 \h 35
Une sociologie plus interactive est-elle possible ? PAGEREF _Toc202583396 \h 37
Correction de la forme, adaptation du fond à la publication PAGEREF _Toc202583397 \h 44
Respect du lecteur, image de soi et responsabilité PAGEREF _Toc202583398 \h 46
De recherches dans les espaces protégés à des recherches sur et pour les espaces protégés PAGEREF _Toc202583399 \h 52
Où situer la nature ? PAGEREF _Toc202583400 \h 56
Dune sociologie des pratiques et des représentations de la nature
PAGEREF _Toc202583401 \h 57
Le succès des représentations de la nature PAGEREF _Toc202583402 \h 58
Les inconvénients de lapproche par les représentations de la nature PAGEREF _Toc202583403 \h 59
à la sociologie des collectifs PAGEREF _Toc202583404 \h 62
Les attachements au fondement des collectifs PAGEREF _Toc202583405 \h 64
Les animaux et la sociologie des collectifs PAGEREF _Toc202583406 \h 68
Une sociologie ni verte ni rouge PAGEREF _Toc202583407 \h 72
La nature des collectifs PAGEREF _Toc202583408 \h 77
La naissance des collectifs : le cas des espaces protégés PAGEREF _Toc202583409 \h 78
Éveiller les visiteurs à lamour de la nature PAGEREF _Toc202583410 \h 79
Maintenir les villages de montagne vivants PAGEREF _Toc202583411 \h 82
Donner, en France, un territoire aux bouquetins PAGEREF _Toc202583412 \h 85
Faire des « conserves de nature » PAGEREF _Toc202583413 \h 87
Lentrée des loups en politique PAGEREF _Toc202583414 \h 91
Larrivée des loups dans les mondes humains et la recomposition des attachements PAGEREF _Toc202583415 \h 92
Dans quels mondes les loups ont-ils surgi ? PAGEREF _Toc202583416 \h 92
Ce que les loups ont changé PAGEREF _Toc202583417 \h 93
Loups et bergers salariés : une illustration de la recomposition des attachements à la suite de larrivée des loups PAGEREF _Toc202583418 \h 94
Formation de nouveaux attachements PAGEREF _Toc202583419 \h 95
Transformations dattachements antérieurs PAGEREF _Toc202583420 \h 100
Un travail de qualification des nouveaux venus et des attachements PAGEREF _Toc202583421 \h 104
La production de qualifications difficilement contestables PAGEREF _Toc202583422 \h 106
Une parenté entre collectifs et « sociétés de contrôle » ? PAGEREF _Toc202583423 \h 108
Lavènement de la biodiversité PAGEREF _Toc202583424 \h 111
Ce quelle est PAGEREF _Toc202583425 \h 115
Ce quon en sait PAGEREF _Toc202583426 \h 120
Pas grand-chose mais tout de même assez PAGEREF _Toc202583427 \h 120
Lérosion de la biodiversité et la question des preuves publiques PAGEREF _Toc202583428 \h 120
La liste rouge de lUicn PAGEREF _Toc202583429 \h 121
Méthodes destimation des taux dextinction des espèces PAGEREF _Toc202583430 \h 126
Ce quelle nous fait faire PAGEREF _Toc202583431 \h 129
Une révolution scientifique et technique PAGEREF _Toc202583432 \h 129
Un vaste programme scientifique dexploration de la biodiversité PAGEREF _Toc202583433 \h 129
La contribution mesurée de naturalistes et dusagers de la nature PAGEREF _Toc202583434 \h 139
La montée dune ingénierie écologique de la biodiversité PAGEREF _Toc202583435 \h 144
La constitution dune ingénierie sociale de la biodiversité PAGEREF _Toc202583436 \h 147
Deux normes daction a priori favorables lune à lautre PAGEREF _Toc202583437 \h 148
Une affirmation contestée PAGEREF _Toc202583438 \h 151
Perspectives PAGEREF _Toc202583439 \h 158
La constitution dune science de la biodiversité PAGEREF _Toc202583440 \h 158
Caractériser les lieux, les techniques et les acteurs de la science de la biodiversité PAGEREF _Toc202583441 \h 159
Dégager et analyser ses effets politiques et ses enjeux éthiques PAGEREF _Toc202583442 \h 162
Lappropriation de la biodiversité par les exploitants et les usagers de la nature PAGEREF _Toc202583443 \h 164
Identifier les acteurs de la biodiversité, leurs trajectoires et leurs stratégies PAGEREF _Toc202583444 \h 165
La place de la biodiversité dans le « retour par lenvironnement » des exploitants et des usagers « traditionnels » de la nature PAGEREF _Toc202583445 \h 166
Conclusion PAGEREF _Toc202583446 \h 170
Bibliographie PAGEREF _Toc202583447 \h 173
Avant-proposRetour sur quinze ans de recherches au Cemagref
La satisfaction est toujours vive lorsquon peut enfin « boucler » une recherche et larchiver, après des mois, parfois des années, denquête, de réflexion et de rédaction. Passer à du neuf ! La Hdr oblige à et permet de considérer les chantiers qui se sont succédé, non plus comme des totalités achevées et closes sur elles-mêmes, mais comme des pièces dun ensemble en construction, comme les étapes dun parcours marqué par de grandes orientations et des points dinflexion. Elle est par ailleurs loccasion de faire le point sur les acquis et de préparer un programme pour lavenir : quelles nouvelles questions aborder, à présent ?
Je reviendrai dans un premier temps sur litinéraire qui ma conduite à la sociologie de la nature, après une formation dingénieur des Eaux et des Forêts qui me dirigeait vers un métier de gestionnaire et où les sciences sociales brillaient par leur absence. Loin dêtre tracé davance, cet itinéraire sest dessiné progressivement, sous la triple influence dintérêts et de goûts venus de loin, de rencontres et de lectures beaucoup plus contingentes et des orientations prises par le Cemagref.
Je dirai ensuite les convictions et les interrogations qui sont les miennes à ce stade de mon parcours et je présenterai au travers de quatre points les méthodes de travail que jai progressivement adoptées et les idées qui mont guidée ou du moins inspirée. Le premier de ces points concerne le terrain, ce qui reflète bien la place que je lui accorde. Je dis ici les réponses que japporte à des questions que se pose tout chercheur : pourquoi aller sur le terrain et que va-t-on y chercher ? Quand y aller ? Quelles personnes rencontrer et quels types de questions leur poser ? Vient ensuite le goût pour les récits et pour lhistoire qui transparaît dans la plupart de mes travaux. Je minterroge sur lintérêt, la signification, la spécificité et les difficultés dune entreprise consistant essentiellement à rendre compte des histoires des autres. Le troisième point porte sur les rapports entre le sociologue, les enquêtés et le commanditaire, dans le cas particulier, qui est souvent le mien, où la recherche concerne directement à la fois ceux qui la commandent et ceux que lenquêteur mobilise pour constituer son matériau. Je précise là comment je considère mes interlocuteurs et jexamine la possibilité de produire des analyses sociologiques non pas seulement sur les gens que lon rencontre, mais avec eux : dans quelle mesure les commanditaires et les enquêtés peuvent-ils être des partenaires et des auteurs de la recherche, au-delà du rôle étroitement circonscrit auquel les cantonne généralement la sociologie académique ? Quels problèmes soulève un projet de recherche sociologique « participative » et quel intérêt présente-t-il ? Enfin, le quatrième point traite de la place des êtres de nature dans les sociétés humaines et retrace lévolution de ma réflexion à ce sujet, depuis une approche par le biais des pratiques et des représentations sociales de la nature pour laquelle la nature et la société demeurent des entités distinctes, jusquà une conception des sociétés humaines comme des collectifs qui mêlent des hommes, des êtres vivants non-humains et des objets.
Dans un troisième temps, jexposerai ce que je puis dire de la nature de ces collectifs en mappuyant sur les recherches effectuées. Par nature, il faut ici entendre lensemble à la fois des caractéristiques des collectifs et des êtres vivants non humains repérés et tenus pour importants dans chacun deux. Mais les collectifs se révèlent en réalité si difficiles à délimiter et à définir quil faut bien profiter de moments singuliers de leur trajectoire pour saisir leur nature. Deux événements mont particulièrement occupée : leur naissance, où lon assiste à la formation dun assemblage inédit dêtres et dobjets, et lapparition, dans un collectif déjà constitué, dun nouveau membre dont larrivée provoque une recomposition des relations, au sein du collectif considéré comme entre collectifs. Cest essentiellement au travers des recherches sur la construction des espaces protégés que jai exploré le premier moment, tandis que le retour des loups a été loccasion détudier le second.
Je présenterai pour finir les perspectives de recherche qui sont aujourd'hui les miennes. En tirant parti des connaissances acquises et des expériences réalisées, je souhaite morienter à présent vers létude de la montée de la biodiversité, de ses modalités et de ses enjeux. Je donnerai les raisons de ce choix et je ferai le point sur ce que mes recherches antérieures et mes lectures me permettent dores et déjà de dire à ce sujet. Je mintéresserai ici à la façon dont est définie la biodiversité, à ce que lon dit savoir ou ignorer delle et à ce quelle nous fait faire. Sur cette base, je présenterai les pistes que jenvisage demprunter, qui sorganisent autour de trois grands thèmes : les sciences et les techniques de la biodiversité, lutilisation de la biodiversité par des acteurs comme ressource pour redéfinir leur identité et recomposer leurs attachements, les enjeux politiques et éthiques de la biodiversité.
Un parcours buissonnier, de laménagement des forêts à la sociologie de la nature
Je suis venue à la sociologie de la nature tardivement et par des voies très détournées. Si je me suis toujours intéressée à la seconde, rien ne me prédisposait à la première et je ne me suis pas inscrite demblée dans la discipline ni, a fortiori, dans un de ses champs particuliers. Cest donc bien un parcours buissonnier que je mapprête à retracer.
Des études scientifiques et une formation initiale dingénieur forestier
Jai été élevée dans une famille de biologistes et jai fait des études scientifiques : une « prépa Bio-math-sup bio-math-spé », suivie de lInstitut national agronomique-Paris Grignon et de lEngref, où jai opté pour la spécialisation forêt. À la sortie de lÉcole, jai été affectée à lOffice national des forêts, sur un poste dingénieur aménagiste basé à Commercy, dans la Meuse. Bien que je ny sois restée que quelques mois, jen ai gardé un assez vif souvenir. Jétais très jeune, Igref et femme et arriver dans des équipes dagents techniques entièrement masculines et fortement syndicalisées constituait une expérience singulière qui ne soublie pas facilement. Jai passé beaucoup de temps en forêt avec les agents, qui mapprenaient à repérer et à distinguer les essences et les bêtes et qui jaugeaient mon endurance et mes compétences. Nous arpentions chaque parcelle, fouillant la terre argileuse à laide dune tarière, comptant et mesurant les arbres, remplissant des tableaux et inscrivant nos observations sur des feuilles de papier ciré censées résister à la pluie. Je me suis également plongée dans les archives relatives aux deux forêts communales dont on mavait confié la rédaction du plan daménagement. Ces plans devaient régler la gestion de la forêt pour les quinze ans à venir, en prenant en compte lâge et la nature des peuplements, le climat, le sol, les tranchées de la guerre de 14-18 et les bois mitraillés, la fréquentation,
qui formaient un tout indissociable. Cest en tout cas ce quil me semble, rétrospectivement.
Larrivée au Cemagref et les premières enquêtes
Jai profité dun congé parental pour quitter la Lorraine et me rapprocher des Alpes. Jai été nommée en février 1993 à lInstitut national des études rurales montagnardes (Inerm). LInerm était alors composé de quatre secteurs ; celui que je devais rejoindre, dénommé « Territoires », avait pour responsable Jacques Perret et était composé déconomistes du développement, qui étudiaient notamment les modes de développement touristique et la pluriactivité. Devant moi-même travailler sur les flux économiques entre les territoires, je me suis procurée quelques livres de référence en économie mais, au bout de quelques semaines, jai dû admettre que je ne parvenais pas à « accrocher ». Je men suis ouverte à Jacques Perret, qui ma donné carte blanche pour aborder les territoires montagnards comme je lentendais. Je ne crois pas que jaurais pu bénéficier ailleurs dune telle compréhension ni dune telle liberté.
Comme lInra, lInerm était alors engagé dans un suivi pluridisciplinaire de la mise en place de larticle 19 dans le Var, le Jura et en Margeride lozérienne. Un volet sociologique avait été prévu ; jen ai été chargée. Cest ainsi, sans la moindre préparation, que je suis partie en enquête. Au cours de ces premières années, jai également travaillé sur les stations de sports d'hiver, sous la houlette de Jacques Perret. Jai mené avec lui des enquêtes approfondies dans plusieurs communes et nous avons notamment rédigé ensemble un rapport sur « les fondements historiques des difficultés actuelles des stations de sports d'hiver ». Quelques-unes des orientations de ces travaux de jeunesse ne se sont pas démenties. Je retrouve lintérêt pour les rapports des gens à la nature et, plus précisément, le questionnement sur leurs réactions à un changement de la nature ou de leur rapport à la nature. Je retrouve aussi le goût pour lapproche historique et pour les histoires, que lon recueille et que lon raconte. Je retrouve encore limportance décisive accordée à lenquête de terrain. Je navais certes que le terrain auquel me raccrocher puisque les courants et les auteurs sur lesquels jaurais pu mappuyer métaient totalement inconnus. Mais mes lectures et mes progrès en sociologie ny ont rien changé, au contraire : le terrain continue de venir en premier. Sur dautres points, on le verra, mes idées ont sensiblement évolué.
Une formation tardive à la recherche en sciences sociales
Désireux que le Cemagref puisse être reconnu comme un Établissement public à caractère scientifique et technologique (Epst) à part entière, ses responsables poussaient les jeunes ingénieurs mis à disposition par le ministère de lagriculture à acquérir une véritable formation à la recherche et à entreprendre un cursus universitaire. Jai donc été incitée à minscrire en Dea puis en thèse. Jai opté pour le Dea « gestion des espaces montagnards » de lInstitut de géographie alpine, à la fois pour des raisons pratiques et parce que nous avions des liens étroits avec plusieurs enseignants-chercheurs de lIga, avec lesquels nous partagions des interrogations sur les « systèmes territoriaux ». Jai décidé de contribuer à lanalyse territoriale telle quelle était pratiquée à lInerm en démontrant que lattachement des gens aux territoires se constitue dans leurs relations à des éléments particuliers et que ces éléments ne sont pas nécessairement dotés dune grande valeur marchande. Je ne voulais donc choisir pour objet détude ni les stations de sports d'hiver ni les troupeaux domestiques, sur lesquels travaillaient mes collègues, ni la forêt, que je connaissais un peu. La quête déléments du territoire à la fois importants dans la formation dattachements entre des gens et des lieux et économiquement marginaux ma conduite aux ongulés sauvages, dont javais repéré la place dans les discours et les pratiques dune partie des montagnards. Jai donc enquêté sur « le rôle du chamois et du bouquetin dans la configuration symbolique de lespace en Vanoise », sous la direction de Bernard Debarbieux. La perspective théorique et lobjet retenu étaient totalement absents des travaux antérieurs du Cemagref. À laune de ma petite expérience, celui-ci se révélait à nouveau très différent dune image qui me semble assez répandue, à luniversité et dans dautres Epst, selon laquelle les relations seraient au Cemagref fortement hiérarchisées et les études menées essentiellement appliquées et dictées par la possibilité dobtenir des financements.
À la suite de mon Dea, Daniel Terrasson, chef du département « Gestion des territoires », ma encouragée à poursuivre en thèse, en sociologie plutôt quen géographie, en me conseillant de madresser à Raphaël Larrère. Jai rencontré pour la première fois Raphaël Larrère au colloque dAussois sur les sciences sociales et les espaces protégés, en 1997, et il a aussitôt accepté de diriger ma thèse. Celle-ci sest en partie inscrite dans la continuité du Dea, dans la mesure où jai continué à travailler sur le chamois et le bouquetin et où la question spatiale na pas cessé de moccuper. Je me suis notamment intéressée aux conceptions de mes interlocuteurs sur « la juste place des animaux » (Mauz, 2002) et à la façon dont ils mobilisent les animaux et les rapports aux animaux pour faire et défaire des liens entre des gens et des lieux. Mais jai cessé de faire référence au territoire et je me suis centrée sur le rôle des animaux dans la construction des rapports sociaux, avec le souci constant de montrer que, loin dêtre seulement parlés et agis, les animaux interviennent activement dans les rapports entre les hommes. Il sagissait de ne pas verser dans le « sociocentrisme », selon le terme de Raphaël Larrère (Larrère, 1999), qui ma par ailleurs convaincue dintégrer dans ma réflexion larrivée des loups dans mon terrain détude, en dépit de mes préventions initiales.
Au final, la thèse que jai livrée ne relève pas dune seule discipline et comporte des références aussi bien à la sociologie quà lanthropologie, à lethnologie et à la géographie. Des représentants de ces quatre disciplines ont dailleurs participé au jury de thèse (Encore Raphaël Larrère nest-il pas seulement sociologue ; outre sa formation zootechnique initiale, on connaît son goût pour la philosophie et la place de léthique dans ses réflexions). Ma thèse mobilise en outre largement les récits de mes interlocuteurs sur lévolution des populations animales et des rapports entre les hommes et les animaux, si bien que les interrogations sur lhistoire et la mémoire sont loin den être totalement absentes. Le fait davoir un poste au Cemagref et dêtre inscrite à lEngref, en sciences de lenvironnement, plutôt quà luniversité, ne ma sans doute pas incitée à privilégier une discipline particulière. Pendant toute la durée de ma thèse, jai pu, dans une très large mesure, faire abstraction des frontières académiques. On retrouve la même tendance à la mobilisation de références relevant de plusieurs sciences sociales dans mes travaux sur lhistoire et les mémoires des espaces protégés.
Jai commencé à enquêter sur la construction du parc national de la Vanoise alors que jachevais ma thèse. Raphaël Larrère avait proposé au ministère chargé de lenvironnement de conduire un programme de recherche sur lhistoire et la mémoire des parcs nationaux métropolitains et, sa proposition ayant été retenue, il nous avait sollicités, Adel Selmi et moi, pour mener des entretiens auprès des fondateurs et des pionniers du parc national de la Vanoise, où nous effectuions tous deux notre thèse. De son côté, le parc souhaitait vivement disposer dun ouvrage pour la commémoration de son quarantième anniversaire, en 2003. À ce moment-là, jétais loin davoir fini dexploiter le matériau recueilli, composé à part sensiblement égale dentretiens et darchives. Jai donc rédigé un premier ouvrage (Mauz, 2003) qui a essentiellement porté sur la période de construction du parc, depuis sa conception jusquà sa mise en place sur le terrain, quon peut considérer achevée avec laffaire de la Vanoise qui, en mettant le parc à lépreuve, a conforté son existence et son orientation. Un deuxième ouvrage (Mauz, 2005b), consacré au parc tel que le racontent les différentes générations qui sy sont succédé, visait à suivre ses transformations jusquà la période actuelle. Enfin, un troisième ouvrage réalisé avec Marie-Christine Micheels (Micheels et Mauz, 2007) a consisté en une esquisse de prosopographie des gens du parc. Alors que les livres précédents, et le premier en particulier, soulignaient le rôle de personnages-clés dans la constitution du parc, nous avons tenté ici de donner à voir la foule des personnes impliquées et de mettre en relief la diversité de leurs itinéraires, de leurs motivations et de leurs contributions.
Je poursuivais lenquête sur le parc national de la Vanoise lorsque les gestionnaires des réserves naturelles de Haute-Savoie mont à leur tour demandé de recueillir la mémoire de leurs aînés la plus âgée dentre eux venait de décéder et de retracer la genèse des réserves. Jai donc engagé en Haute-Savoie un travail similaire à celui que javais mené en Vanoise, sans éprouver de sentiment de répétition tant les personnes et les textes diffèrent de ceux que javais rencontrés en Vanoise. À lorigine du parc national de la Vanoise et des réserves naturelles de Haute-Savoie, on trouve, en effet, des personnes qui nont partagé ni les mêmes goûts ni les mêmes aversions.
La constitution dune petite équipe de recherche en sociologie de la nature
Comme la thèse, les recherches sur lhistoire et les mémoires des espaces protégés ont été essentiellement solitaires. Jai certes toujours été en lien avec des chercheurs dautres établissements ou de luniversité et jai rapidement été chercheur associé de léquipe « Territoires » du laboratoire Pacte du Cnrs. Jai par ailleurs mené avec Jacques Rémy une étude de longue durée en Moyenne Tarentaise sur lévolution du métier dagriculteur. Mais, au Cemagref de Grenoble, jai tout de même été longtemps relativement isolée, surtout après le départ à la retraite de Jacques Perret. La capacité de recherche en sociologie dont sest doté le Cemagref au cours des dernières années sest en effet dabord développée au Cemagref de Bordeaux. Aussi larrivée à lautomne 2004 de Céline Granjou, recrutée sur un poste de chargée de recherche après une thèse en sociologie des sciences, a-t-elle été pour moi un tournant.
Céline Granjou et moi avons depuis beaucoup collaboré. À la demande du responsable du conseil scientifique du parc national des Écrins, nous avons recueilli et analysé les réactions à une expérimentation de contraception de marmottes menée dans la zone centrale du parc en 2004. Nous avons également enquêté sur la production et la réception du suivi scientifique du loup en France, dans le cadre de la convention entre le Cemagref et la Direction de la nature et des paysages du Medad ainsi que sur les acteurs de lenvironnement en Haute-Savoie. Ces recherches ont donné lieu à plusieurs communications et publications conjointes. Outre des idées, des références et des relations nouvelles, notamment avec des chercheurs du Cristo, la venue dune collègue a signifié pour moi la possibilité déchanger au quotidien, de construire des projets de recherche communs, de se partager le travail de terrain et danalyser ensemble le matériau recueilli, bref de travailler en équipe, même si cette équipe a dabord été réduite à sa plus simple expression. Surtout, il a dès lors été possible de satteler à lélaboration dun véritable programme de recherche, en tirant parti de nos connaissances, compétences et expériences respectives.
Cette perspective ma conduite à opérer un certain recentrage disciplinaire, bien que des références à des recherches en sciences politiques soient venues sajouter à celles que je mobilisais déjà. Je me suis donc appliquée à réfréner ma propension au « vagabondage » disciplinaire et, surtout, à approfondir ma connaissance de certains courants de la sociologie. La présence de Céline Granjou a certainement contribué à cette évolution : bien que son parcours soit également atypique, ses recherches antérieures étaient en effet plus que les miennes ancrées dans la sociologie et sappuyaient en particulier sur les apports de la sociologie du risque et de la « nouvelle » sociologie des sciences et des techniques. Sil ne sagit sûrement pas de senfermer dans une discipline, je me suis progressivement convaincue de la nécessité de sinscrire plus clairement dans un champ, la sociologie de la nature, dont il faut bien maîtriser les débats et les évolutions si lon veut pouvoir sy exprimer. Après des années où jhésitais sur la manière de me présenter, je me suis donc enfin décidée à me dire sociologue.
Deux jeunes chercheurs nous ont tout récemment rejointes. Le premier, Antoine Doré, est arrivé en décembre 2006 pour réaliser une thèse dont le sujet était initialement intitulé « la place de lÉtat et de la science dans la construction de laction publique contemporaine. Le cas de la mise en place dune gestion du loup en France ». Financée par le Cemagref, cette thèse est effectuée sous la cotutelle de Marc Mormont et de Bruno Latour. Le second, Arnaud Cosson, a été recruté deux mois plus tard pour étudier lélaboration des chartes prévues par la loi du 14 avril 2006, qui transforme lancienne zone périphérique des parcs nationaux en une aire dadhésion, régie par une charte à laquelle les communes concernées décideront dadhérer ou pas. Ces travaux alimenteront et renouvelleront la réflexion sur des thèmes que jai déjà partiellement explorés et que je continue pour certains détudier, par exemple à travers lenquête sur le suivi scientifique du loup en France.
Un petit groupe de quatre personnes sest ainsi constitué qui mène des recherches sur des sujets apparentés, permettant un enrichissement mutuel des analyses à partir des différents chantiers de recherche engagés. Un atelier bibliographique mensuel a également été organisé afin de mutualiser les capacités de lecture. Il se trouve que les deux « nouveaux » viennent également de lextérieur de la sociologie : Antoine Doré a une formation initiale de biologiste et Arnaud Cosson, qui est lui aussi Igref, a dabord été directeur adjoint du parc national des Cévennes. Si de telles trajectoires ne sont pas sans présenter des avantages et facilitent en particulier les discussions avec les scientifiques et les gestionnaires, elles nécessitent tout de même un effort de formation particulier et rendent selon moi dautant plus nécessaire dasseoir le positionnement disciplinaire de notre petite équipe.
Le développement dactivités connexes à la recherche
Plusieurs activités se sont progressivement ajoutées à la recherche sensu stricto. Parce qu'elles ne sont pas sans influencer, parfois sensiblement, la manière de la concevoir et de la conduire, trois dentre elles méritent en particulier dêtre présentées : la participation à des instances au sein dorganismes gestionnaires de la nature, lenseignement et lencadrement de mémoires détudiants, la présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques.
La participation à des instances au sein dorganismes gestionnaires de la nature
Longtemps réduites à la portion congrue, les sciences sociales sont aujourd'hui fortement sollicitées par les espaces protégés et il est à cet égard significatif que Raphaël Larrère ait été élu en 2006 président du conseil scientifique du parc national du Mercantour. En raison des travaux que jai menés et de la volonté croissante dassocier des chercheurs en sciences sociales aux débats et aux orientations des espaces protégés, jai été sollicitée pour participer au conseil scientifique dinstitutions impliquées dans la protection de la nature. Après avoir été nommée au comité scientifique des réserves naturelles de Haute-Savoie et au conseil scientifique du parc national de la Vanoise, je suis également entrée à celui du parc national du Mercantour et, tout récemment, à celui de Parcs nationaux de France, établissement créé par la loi du 14 avril 2006. Je participe en outre au conseil d'administration du parc national de la Vanoise, au titre des personnalités nommées par le Conseil national de protection de la nature (Cnpn).
À nen pas douter, ce sont là des postes dobservation privilégiés. Participer à des conseils scientifiques despaces protégés permet notamment de repérer les modalités et les enjeux de la production et de la circulation des connaissances sur la nature et un certain nombre de débats, entre les gestionnaires et les scientifiques, entre les scientifiques appartenant à des disciplines et à des écoles différentes ou encore entre les scientifiques et des amateurs qui, parfois, adressent aux espaces protégés des propositions détude ou des demandes de prélèvement. Sont également régulièrement présentés et discutés des instruments et des techniques dont on se sert désormais, de manière expérimentale ou routinière, pour observer et gérer les milieux naturels et les populations animales et pour exploiter, archiver et diffuser les bases de données sans cesse plus grosses que lon constitue sur le vivant. Disposer dun poste dobservation nest pas le seul avantage du sociologue membre dun conseil scientifique : il nest pas rare que des sujets détude lui soient proposés qui peuvent se révéler tout à fait intéressants. Ainsi, cest à la suite dune suggestion de Marie-Hélène Cruveillé, directrice du Cemagref de Grenoble et membre du conseil scientifique du parc national des Écrins, dont elle est aujourd'hui la présidente, que nous avons été sollicitées pour enquêter sur lexpérimentation de contraception de marmottes. Mais lexploitation pour ses recherches de ce quentend et voit le sociologue lors des séances auxquelles il lui est donné de participer nest pas sans poser des questions dordre déontologique ni présenter des inconvénients et des risques. Si on ne le lui interdit certainement pas, le sociologue nest évidemment pas invité pour prendre des notes et mener son enquête : on attend de lui quil prenne part aux débats et aux décisions et il nest pas toujours possible de tirer parti des échanges relevés en séance. Parce qu'elle consomme beaucoup de temps, la participation à ces instances peut en outre tendre à tenir lieu de terrain denquête principal. Or je crois essentiel de continuer à faire des campagnes dentretiens et dobservations prolongées, ce qui suppose dy consacrer des périodes suffisantes. Pour ces diverses raisons, il ne me paraît pas souhaitable daugmenter encore la part de mes activités que je consacre aux instances des organismes gestionnaires de la nature. En revanche, si loccasion men est donnée, jenvisagerais volontiers de diversifier les institutions dans lesquelles je suis actuellement impliquée, donc de me désengager de certains espaces protégés pour minvestir dans dautres types de structure.
Lenseignement et lencadrement de mémoires détudiants
Jai simultanément développé une petite activité de formation auprès de publics variés, qui a commencé avec des interventions ponctuelles lors de stages organisés par lAtelier technique des espaces naturels (Aten) et qui sest depuis légèrement diversifiée. Par exemple, la Fédération des alpages de lIsère (Fai) ma demandé daborder la question du retour du loup lors de sa dernière session de formation à destination des bergers salariés. De manière générale, les acteurs et les organismes impliqués dans la protection et la gestion de la nature montrent un appétit croissant pour les sciences sociales. Assez souvent, ils appréhendent les rapports à la nature et des hommes entre eux à son sujet avant tout comme une affaire de « représentations », attendant alors du sociologue quil mette au jour ces représentations et éventuellement quil contribue à les modifier. On verra plus loin que ce nest pas là mon approche. Mais, quelle que soit lattente qui les ait motivées, ces interventions sont, presque toujours, loccasion dun échange permettant de mieux prendre en compte la diversité des situations particulières dans lesquelles sont engagés les acteurs et les êtres naturels qui les préoccupent. Il nest pas rare, en effet, que les tentatives dinterprétation générale que lon présente se voient opposer des contre-exemples (« chez nous, ça ne sest pas passé comme ça »), qui contribuent à affiner le schéma proposé et à mieux saisir comment il se décline en un ensemble de variantes en fonction des contextes.
Sil est rare quelles puissent donner lieu à de semblables discussions, les interventions devant des étudiants présentent un autre type dintérêt, celui de situer les recherches dans un ensemble et den faire une présentation académique facilement accessible. Depuis quelques années ma été confié un enseignement dune vingtaine dheures en master 1ère année, dont les étudiants sont issus dun cursus en géographie pour la moitié dentre eux environ, en biologie pour lautre moitié. Jai dispensé ce cours pendant trois ans et Céline Granjou a pris le relais en 2007, une intervention conjointe devant avoir lieu à partir de lan prochain. Cet enseignement vise à initier les étudiants à la sociologie de la nature et au recours aux méthodes qualitatives en sciences sociales. Il sagit en particulier de les amener à se demander pourquoi des chercheurs en sciences sociales sintéressent à la nature et de leur montrer quils ont le choix entre des méthodes et des orientations théoriques dont dépendent leurs résultats. En nous appuyant sur des exemples concrets empruntés à la littérature et à nos propres recherches, nous mettons en évidence que le rapport à la nature peut être appréhendé plutôt comme un signe dappartenance à des classes sociales, ou comme une stratégie pour exercer ou conserver un pouvoir, ou encore comme le résultat dune socialisation comprise comme un processus dattachements entre des individus et leur environnement humain et non humain.
Cest notamment lenseignement qui ma amenée à encadrer ou à accompagner un certain nombre de mémoires détudiants de master 2ème année, dont les auteurs mavaient sollicitée parce qu'ils connaissaient mes travaux ou parce que les responsables de leur formation le leur avaient conseillé, du fait de leur sujet. Dans un seul cas, celui de létude du suivi scientifique du loup, nous avons fait appel à des étudiants de luniversité puis de lInstitut détudes politiques de Rennes pour réaliser les entretiens sur lesquels nous avons fondé notre analyse. Certains mémoires que jai encadrés mont beaucoup appris, comme celui de Sabrina Egger (2006) sur linfluence de larrivée des loups sur la professionnalisation des bergers ou celui de Claire Martinet (2007) sur lactivité de communication déployée par les services de lÉtat à propos du loup. Mais le suivi de stages demande un investissement important, sans toujours parfaitement sinsérer dans les recherches en cours. Pas plus que la participation à des instances comme les conseils scientifiques, il ne doit se substituer à lenquête directe et prolongée dont jai déjà souligné limportance à mes yeux et il est donc lui aussi à doser. Par leur durée et lapprofondissement de lenquête de terrain et de la réflexion auquel elles donnent lieu, les recherches doctorales constituent un cas à part. Les discussions que jai eues avec Coralie Mounet, dont la thèse a été dirigée par Olivier Soubeyran et par André Micoud, et celles que jai avec Antoine Doré mont donné un avant-goût de lintérêt et de la difficulté quil y a à assurer la direction dune thèse.
La présentation des recherches et de leurs résultats à des publics non scientifiques
Si le suivi de travaux détudiants avancés relève indiscutablement de lactivité légitime du chercheur, il nen va pas de même avec la présentation de ses travaux et de ses résultats à des publics non scientifiques. Il est révélateur quun auteur comme Philippe Descola ait voulu expliquer (Descola, 1994b) pourquoi il avait cru bon de publier, à côté de sa thèse, un ouvrage « grand public » (Descola, 1994a) : faire de la « vulgarisation » ne va pas de soi et peut être considéré comme une perte de temps ou une quête déplacée de reconnaissance. Il sagit au fond de se demander si les recherches que nous menons sadressent exclusivement à nos pairs ou, aussi, à un public élargi : pour qui donc travaillons-nous ?
Ma réponse à cette question a évolué, notamment à la suite dune expérience qui remonte à un court séjour effectué en Norvège juste avant ma soutenance de thèse, en compagnie de sociologues travaillant sur les grands prédateurs. Après deux jours passés à Oslo, dans les locaux de Nina, linstitut norvégien pour la recherche sur la nature, Ketil Skogen ma conduite dans la région où Olve Krange et lui ont étudié les conflits suscités par larrivée des loups. Là, nous avons rencontré quelques-uns de leurs interlocuteurs privilégiés des biologistes spécialistes des grands prédateurs, des chasseurs, des éleveurs et nous avons également rendu visite à une petite agence de presse responsable de la publication du journal local. Ketil Skogen ma expliqué quils venaient rarement sur le terrain sans passer à lagence dire où ils en étaient et informer, par ce biais, les habitants de lévolution de leurs réflexions. Un court article mentionnant les points communs entre les situations norvégienne et française vint, par exemple, ponctuer mon passage.
Le fait de sadresser à un public non scientifique nétait pas pour moi quelque chose de nouveau. L« appui dédié » étant une de leurs missions, la plupart des chercheurs et des ingénieurs du Cemagref communiquent en effet couramment devant des gestionnaires et des acteurs de terrain. Javais moi-même déjà participé à des sessions de formation des agents despaces protégés et au séminaire organisé par lÉtat à lissue du second programme Life sur le loup mais javais considéré ces interventions comme un à-côté de la recherche, lié à la spécificité et à la tradition du Cemagref. Lexemple de mes collègues scandinaves ma convaincue de regarder la restitution comme une composante à part entière du travail sociologique et, par la suite, je me suis régulièrement adressée aux enquêtés et à des acteurs intéressés par les sujets traités et, occasionnellement, au grand public, lors de conférences et dexpositions de longue durée.
Jai notamment eu deux occasions de présenter les résultats de mes recherches non pas aux personnes sollicitées au cours des enquêtes ni même à des acteurs particulièrement intéressés mais à un public très élargi et a priori très éloigné des cas détude, en recourant à des formes dexpression pour moi totalement insolites. La première ma été offerte avec lexposition Making things public, dirigée par Bruno Latour et Peter Weibel, pour laquelle jai contribué à la conception dune maquette qui devait « rendre publics » les changements induits par larrivée des loups dans les Alpes (Mauz et Gravelle, 2005). Avec Didier Demorcy et Julien Gravelle, jai ainsi tenté de montrer ce qui se passe lorsque les loups arrivent, non pas en écrivant un texte mais en fabriquant un objet que les visiteurs de lexposition de Karlsruhe ont pu regarder, toucher et « interroger ». La seconde expérience, plus récente, est une contribution à lexposition Bêtes et Hommes (Grande Halle de la Villette, septembre 2007-janvier 2008), sous la forme dun petit film fabriqué à partir dun entretien avec Vinciane Despret. Il y a bien sûr un équilibre à trouver entre la rédaction darticles et douvrages scientifiques, la restitution orale aux personnes enquêtées et aux acteurs intéressés et la participation à des expositions ou à des conférences grand public. La présentation des résultats de mes recherches au grand public na jusquici occupé quune petite fraction de mon temps et je pense quil en restera ainsi.
Le choix de présenter les résultats des recherches non seulement à des chercheurs mais aussi aux enquêtés et éventuellement à un public plus large tend à compliquer le travail sociologique en le soumettant à une double contrainte. La restitution des résultats aux enquêtés ou à des auditoires intéressés est un moment délicat, loin dêtre toujours confortable. Par exemple, Gilbert André a été assez mécontent de lire quil était qualifié par certains d« illuminé » (Mauz, 2003 : 100) et il na pas été non plus très satisfait de la place que jai accordée au projet du Dr Couturier, beaucoup moins important que le sien, selon lui, dans la genèse du parc national de la Vanoise : le compte rendu du sociologue, ou de lethnologue, correspond rarement à la vérité de ses interlocuteurs (Zonabend, 1994), qui peuvent alors éprouver de la déception, voire un véritable sentiment de trahison. Lors du colloque organisé à Orléans sur les grands prédateurs, mon intervention sur les rumeurs lycophiles et lycophobes (Mauz, 2004) a été plutôt mal accueillie par un auditoire majoritairement composé de protecteurs des loups. En présentant les résultats de ses travaux à des personnes qui ont une connaissance approfondie de la situation étudiée et qui ont des intérêts à défendre que les résultats de lenquête peuvent contrarier ou servir, le sociologue se confronte délibérément à des exigences qui diffèrent de celles que lui imposent son appartenance à la communauté scientifique et qui ne sont pas toujours faciles à concilier avec elles.
Peut-on alors adresser les mêmes produits à la communauté scientifique et aux enquêtés ou bien faut-il élaborer deux types de travaux, les uns pour ses pairs, les autres pour les enquêtés et pour le public ? Il mest arrivé dadapter mon discours à lauditoire, soit en rédigeant des articles dits de vulgarisation pour des revues qui men avaient fait la demande (Espaces naturels, Textes et documents pour la classe), soit lors de présentations orales qui ont lavantage de permettre une discussion des enquêtes menées et de leurs résultats avec des personnes qui nen prendraient pas facilement connaissance autrement, parce qu'elles nont pas lhabitude ni le temps de lire ce genre de textes. Je mefforce cependant de produire des comptes rendus denquête qui puissent être lus ou entendus par tous, dune part parce que le temps manque souvent pour proposer des versions différentes de la même recherche, dautre part parce que je crois malgré tout possible décrire des textes qui soient acceptables et compréhensibles par les personnes sollicitées tout en étant scientifiquement recevables.
La trajectoire que jai suivie jusquici apparaît au final comme la résultante de plusieurs facteurs, dont les grandes orientations du Cemagref. La volonté de ses dirigeants de poursuivre sa transformation, dune sorte de bureau détudes du ministère de l'agriculture en un établissement à même de coopérer et de rivaliser avec les autres Epst a été déterminante, de même que leur souhait de le doter dune certaine capacité de recherche en sciences sociales, au-delà de léconomie. Le moment où je suis arrivée a lui aussi beaucoup compté, labsence de travaux antérieurs en sociologie mayant dans une très large mesure laissé le champ libre. Jai pu entreprendre à peu près ce que je voulais, tout en trouvant à lextérieur des personnes, au premier rang desquelles Raphaël Larrère, qui mont aidée à me situer et à me forger une certaine conception de la sociologie et du travail sociologique. Cest elle que je voudrais à présent exposer.
Principes théoriques et méthodologiques
La présentation des options théoriques précède souvent celle des méthodes de travail que lon choisit de mettre en uvre. Il paraît cependant difficile de dissocier les conceptions que lon a de la société et de la sociologie, de même quil paraît difficile de distinguer lune et lautre des procédures et des postures que lon privilégie. On voit mal, par exemple, comment une sociologie qui se veut pragmatique pourrait naccorder quune importance subalterne au terrain, quelle que soit par ailleurs la nature de ce dernier, ni comment la volonté du chercheur de prendre en compte lindividu non seulement en tant que membre dun collectif, mais aussi pour lui-même, pourrait ne pas retentir sur ses relations avec les enquêtés. Cest pourquoi jai préféré aborder ensemble les aspects théoriques et plus méthodologiques de mes recherches.
Le terrain dabord
En sciences sociales, tout le monde fait du terrain. Un philosophe peut bien ne jamais mobiliser dexpériences ni dobservations empiriques, mais pas un chercheur en sciences sociales, qui sintéresse aux choses telles quelles sont, non à ce quelles pourraient ou devraient être. Mais il existe de si nombreux terrains et de si nombreuses façons de les appréhender quil faut bien que je précise ce que sont mes terrains, pourquoi je my rends et comment je my prends. Ce nest pas, à nouveau, une simple question de méthode ; beaucoup de choix théoriques sexpriment dans la manière de faire du terrain (Bongrand et Laborier, 2005).
Plonger dans le terrain
Un peu décontenancé par ma pratique, un étudiant en master 2 de sociologie, qui effectuait son stage sur le suivi scientifique de la population de loups, mexposait récemment comment il a appris à procéder. Il convient, disait-il, de formuler des hypothèses, qui proviennent de la réflexion, de lectures et éventuellement dun petit nombre denquêtes exploratoires. À lissue de cette phase, qui occupe une bonne partie de la recherche, on part sur le terrain, muni des hypothèses que lon veut tester. On en revient avec des hypothèses validées ou, si lon est moins heureux, partiellement ou totalement infirmées. Dans le second cas, il faut reformuler les hypothèses ou en avancer dautres, que lon met à leur tour à lépreuve en retournant sur le terrain. Ma démarche est nettement plus empirique et inductive. Pour moi, le terrain, cest ce qui vient dabord : jy vais très vite, jy plonge, en minspirant de certains de mes prédécesseurs, dont Anselm Strauss et Howard Becker.
Par exemple, lorsque le service scientifique du parc national des Écrins ma demandé danalyser les réactions suscitées par lexpérimentation de contraception de marmottes entreprise un an auparavant, nous Céline Granjou et moi avons rapidement mené une campagne dentretiens. Je nai pas émis dhypothèses avant de rencontrer mes interlocuteurs, ni dassister à une séance de comptage et à une opération de capture. Je pars du principe que les gens savent des choses que le sociologue ne sait pas, et ne peut pas savoir, et quil doit donc aller leur demander, en étant aussi ouvert que possible à ce quils ont à dire, sans être trop encombré didées préalables : il faut pouvoir sétonner de ce que lon va trouver. La position du sociologue nest donc certainement pas de supériorité : il est en quête, en demande ; il sollicite. Aussi suis-je toujours un peu étonnée par lidée selon laquelle le sociologue répond à une « demande sociale ». Certes, le sociologue ne va pas nimporte où demander nimporte quoi : la thèse passée, ses enquêtes sont très souvent des réponses à des commandes institutionnelles. Dans la très grande majorité des cas, cependant, il interroge des gens qui ne lui ont rien demandé et qui le questionnent, parfois avec un scepticisme non dissimulé, sur lutilité de son travail : « et à quoi ça va servir, tout ça ? »
La position que je viens de défendre peut paraître très naïve. Comme si le sociologue arrivait vierge sur un terrain, sans idées préconçues, sans connaissances préalables, sans être impliqué dans ce quil va étudier, sans intérêts à protéger, sans hypothèses implicites quil ferait mieux dexpliciter ! Le matériau, il va de soi quon ne le découvre pas ; on le constitue, en rencontrant certaines personnes (et pas dautres) à qui on pose certaines questions (et pas dautres), en prenant connaissance de certains documents et archives (idem). Il faut donc dire quelles personnes je rencontre, et quelles questions je leur pose.
Des interlocuteurs engagés dans laction
Dans ma thèse sur le rôle des animaux sauvages dans la construction des rapports sociaux, je suis allée voir des chasseurs, des éleveurs, des gardes-moniteurs, des protecteurs, des scientifiques. Après quelques tentatives que jai jugées décevantes, je ne me suis plus adressée aux touristes, ni aux habitants nayant avec les animaux sauvages que des relations épisodiques et distantes. De même, dans létude sur les réactions à lexpérimentation de marmottes dans le parc national des Écrins, nous avons rencontré des personnes que lexpérimentation a concernées de près, parce qu'elles lont initiée, réalisée, observée ou critiquée. De manière générale, je mintéresse aux personnes engagées dans laction. Cest bien parce que mes interlocuteurs sont engagés dans dautres actions que moi quils savent des choses que jignore : ils savent parce qu'ils font.
Les activités de mes interlocuteurs auxquelles je me suis intéressée ont en commun de toutes survenir dans le cadre de leurs relations à la nature ou à des êtres de nature. Mais elles sont par ailleurs extrêmement variées. Les unes approcher des chamois, capturer des marmottes, suivre des traces de loups dans la neige, etc. sont des activités physiques. Dautres sont des activités plus « intellectuelles » : préparer et mener une réunion de présentation ou de négociation, écrire des rapports, raconter les changements quont connus des pratiques ou qui sont survenus dans des populations animales ou humaines, construire des catégories (les gens dici et les gens dailleurs, les spécialistes et les profanes, les animaux domestiques et les animaux sauvages, etc.), sont aussi des activités auxquelles se livrent régulièrement les individus, et dont il importe de saisir le déroulement.
« Concrètement, comment vous faites ? »
Lors dune réunion du groupe de recherche dAlternet sur « les attitudes du public à légard de la biodiversité », nous devions réfléchir à lélaboration dun questionnaire qui nous permettrait, précisément, de cerner ces attitudes dans nos différents pays. Afin dengager la discussion et de nourrir la réflexion, lun des partenaires présenta une importante enquête par questionnaire menée en 2001 par des membres de son équipe auprès de 3 500 personnes, visant à expliquer les désirs des individus en matière de taille de la population de loups. Le questionnaire reposait sur lhypothèse selon laquelle la taille de la population de loups désirée dépend essentiellement de « facteurs sociaux », quil sagissait alors didentifier en analysant les réponses des enquêtés à des questions censées renseigner sur leurs caractéristiques sociales, notamment en calculant les facteurs de corrélation entre la variable dépendante et les variables explicatives mises à lépreuve. Les concepteurs de lenquête avaient identifié deux grands groupes de variables susceptibles dexpliquer la variable dépendante : premièrement, laxe rural-urbain, dans lequel lenquêté était situé par lintermédiaire de la localisation de son habitation ; deuxièmement, la classe et la culture de classe. Aussi le questionnaire comportait-il de nombreuses questions visant à préciser le niveau de formation initiale des enquêtés, leur capital culturel (saisi au travers du nombre de livres au domicile de lenquêté), leur revenu, leurs orientations politiques, religieuses, environnementales, etc. En revanche, le questionnaire ne cherchait pas tellement, ou du moins pas autant, à cerner lintérêt des enquêtés pour la population de loups ni les activités suscitées par cette population dans lesquelles ils pouvaient être engagés. Il semblait ne pas permettre de savoir, par exemple, sils avaient déjà vu des grands prédateurs (quand ? où ? dans quelles circonstances ? etc.), sils lisaient des articles ou des ouvrages à leur sujet ou sils regardaient des émissions à la télévision, sils en discutaient (avec qui ?), sils avaient déjà participé à des opérations de suivi des loups, sils connaissaient les méthodes destimation du nombre de loups et ce quils en pensaient. Ainsi, lexplication du « désir de loups » des enquêtés était recherchée uniquement, ou du moins essentiellement, du côté de facteurs sociaux « génériques », pouvant être convoqués à propos de nimporte quelle opinion ou attitude exprimée par des individus ce qui ne signifie évidemment pas quils soient sans importance. En revanche, la spécificité des questions et des problèmes soulevés par la population de loups et des rapports des enquêtés à cette population paraissait rester dans lombre ou, en tout cas, ne pas faire lobjet de la même attention. Jai pris plus clairement conscience, ce jour-là, des différences entre une sociologie plus pragmatique, dont je me sens proche, et une sociologie plus déterministe, qui cherche, et qui trouve, lorigine des conduites des individus dans des caractéristiques sociales où ninterviennent pas les êtres non humains et les choses avec lesquels ils interagissent.
Il faut reconnaître quil nest pas toujours aisé damener les gens à dire ce quils font et comment ils le font. Bien souvent il faut leur demander : « concrètement, comment ça se passe, comment vous faites ? ». Il semble exister une certaine réticence à décrire en détail des actions menées au quotidien, comme sil y avait là quelque chose de futile, de banal, de trivial, qui ne mérite pas que lon sy arrête. Pour Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger, un des objectifs est dailleurs précisément « de transporter dans lespace public ce qui fait la condition pragmatique, souvent obscure, des personnes » (1997 : 61). Plutôt que de raconter, tout simplement, comment ils procèdent comment va-t-on à la chasse au chamois ?, comment observe-t-on des loups ?, etc. et de dire « ce qui les tient » (Hennion, 2004 : 15), certains interlocuteurs se lancent dans une analyse de ce qui les détermine. Faisant la théorie de ce quils font, ils exposent leurs raisons plutôt que leurs façons dagir. Le sociologue na certes pas le monopole de lanalyse ; je lai déjà suggéré, la production dun discours sur la société est une compétence quil partage avec ses interlocuteurs. Mais cest une compétence parmi dautres, qui doit certes retenir lattention, mais pas toute lattention. Accompagner les gens dans leurs activités, les observer dans le cours de leur action, offre un moyen de remédier à la difficulté quils éprouvent à dire ce quils font, une fois laction terminée. Une personne que lentretien avec un sociologue incitait à théoriser sa pratique peut se mettre à détailler ses façons de faire et les conditions de félicité de ce quil fait dès lors quil est pris dans une discussion au cours de son activité ou autour des instruments quelle mobilise. Cest pourquoi ma démarche se rapproche volontiers de lethnographie.
Faire du terrain recouvre ainsi, pour moi, des activités relativement variées. Le plus souvent, cela consiste à me déplacer plus ou moins loin pour réaliser des entretiens et à prendre connaissance de documents. Les endroits que je fréquente et les activités que je mène sont alors bien différents de ce quévoque lexpression « faire du terrain » pour la plupart des gens : assise au domicile ou sur le lieu de travail de mes interlocuteurs, dans une salle de lecture ou darchives, je pose des questions, jécoute, je lis, je prends des notes. Mais il marrive aussi de faire du terrain dans un sens plus proche du sens commun, lorsque jaccompagne mes interlocuteurs et que je les observe « dans le feu de laction ». Les lieux où je me rends dépendent bien sûr de ce que je veux voir : ce peut être une salle de réunion comme ce peut être une commune de montagne où je vais rencontrer des éleveurs sur lalpage, accompagner des chasseurs « au chamois », assister à une capture de marmottes ou de bouquetins, ou encore suivre un membre du réseau grands prédateurs.
Le « matériau » de la recherche
Dans un chantier de recherche, le temps que je passe à la constitution du matériau est assez considérable. Réaliser les entretiens, les transcrire, accompagner certains interlocuteurs, dépouiller les archives : toutes ces opérations sont longues. Lanalyse du matériau est tout aussi prenante ; il ne servirait à rien de consacrer autant defforts à recueillir ces éléments pour ne pas, ensuite, en tirer le maximum. Pour ce faire, je réalise ce que jappelle une « lecture thématique » des entretiens. Jen parcours un premier, dont jextrais un certain nombre de thèmes. Par exemple, dans létude sur la diversification des acteurs de lenvironnement haut-savoyard, un des thèmes identifiés était lexistence dun front commun environnementalistes/chasseurs/pêcheurs/agriculteurs. À chaque thème se trouve associé un premier extrait dentretien. Je procède de la même façon pour tous les entretiens. Très souvent, un thème donné est abordé par plusieurs interlocuteurs, qui disent grosso modo la même chose, ou qui au contraire se contredisent ou apportent des nuances sensibles. Lintitulé du thème peut alors connaître des modifications. Certains interlocuteurs précisent que les environnementalistes, les chasseurs, les pêcheurs et les agriculteurs haut-savoyards sont presque toujours daccord, sauf lorsquil est question du loup, ou de la loutre. Les grands prédateurs ouvrent donc une brèche dans ce qui apparaissait dabord comme un solide front commun ce que je traduis en ajoutant un simple point dinterrogation à lintitulé du thème. Il arrive aussi quun thème ne soit abordé que par quelques rares interlocuteurs, voire par un seul dentre eux, ce qui ne signifie pas pour autant quil doive être supprimé. Il faut dans ce cas sinterroger sur lintérêt et la signification de ce thème, et sur les raisons de sa discrétion : sagit-il dun sujet particulièrement délicat à aborder (qui concerne par exemple une pratique illicite, ou stigmatisée), linterlocuteur qui la mis en avant se distingue-t-il dune manière ou dune autre (responsabilités ou statut particuliers, relation de confiance avec lenquêteur en raison de lancienneté de leurs échanges ou dune proximité quelconque) ? Par ailleurs, certains thèmes peuvent être rapprochés et regroupés au sein dun même « méta-thème ». Le relatif front commun environnementalistes/chasseurs/pêcheurs/agriculteurs est désigné comme une des singularités de la Haute-Savoie, avec la très forte pression foncière et touristique, en plaine comme en montagne, et lancienneté et limportance de la connaissance et de limplication environnementales : la Haute-Savoie, département à part, figure parmi les méta-thèmes de la lecture thématique. Ainsi, une architecture émerge, qui se ramifie et sorganise progressivement. Tel aspect, qui semblait primordial, passe au second plan ; tel autre fait son apparition. Cest cette structure qui oriente lanalyse et qui charpente les textes produits.
Dans cette phase danalyse des entretiens et des archives, les lectures des travaux relatifs au sujet dans les nouveaux visages des acteurs de lenvironnement, les recherches de Pierre Lascoumes (1994) et dAndré Micoud (2005b), notamment, sur les associations environnementales , mais aussi à des sujets apparemment plus éloignés, jouent un rôle primordial, dune part parce qu'elles permettent de confirmer ce que lon a mis en évidence, ou au contraire de sinterroger sur sa singularité (liée aux personnes rencontrées, à une évolution survenue, à une spécificité du lieu, etc. ?), dautre part parce qu'elles éclairent des propos que lon trouvait insignifiants. On peut avoir lu vingt fois un passage sans en avoir rien « tiré », et lui découvrir un sens grâce à un article ou un ouvrage sociologique ou un roman : lire ouvre les yeux. Dire que le terrain vient dabord ne signifie donc nullement négliger lapport de la littérature sociologique, qui agit comme un catalyseur de la pensée, mais qui vient pour moi en parallèle plutôt quen amont de la recherche.
Le travail mené permet en définitive de porter sur laction un regard spécifique, différent de celui des personnes qui y sont engagées. Il débouche sur une théorisation qui se veut enracinée dans lobservation des pratiques concrètes des individus, une « grounded theory », selon lexpression dAnselm Strauss. La démarche, on laura compris, requiert de la patience et de la persévérance ; elle est lente, « artisanale ». Jemploie ce mot à dessein. Pour moi, en effet, le sociologue est bien un artisan, un artisan intellectuel : de même quune couturière doit monter une robe qui tombe bien à partir de coupons de tissu, et un ébéniste un meuble à partir de planches, lui doit produire un texte qui se tienne, en partant des propos de ses interlocuteurs et en sappuyant sur les écrits de ses prédécesseurs. Comme le souligne Howard Becker (2002 : 23), « à linstar des plombiers et des charpentiers, les sociologues ont eux aussi leurs ficelles, qui leur servent à résoudre les problèmes qui leur sont propres. »
Si jaccorde autant dimportance au terrain, cest donc à la fois parce qu'il intervient en premier, quil occupe une bonne partie de mon temps, et quil fournit lossature de mes productions. Il tient aussi une grande place dans mes textes, qui incluent de nombreuses citations de mes interlocuteurs, choisies, non pour leur représentativité, dont je ne sais à peu près rien, mais pour leur exemplarité. Figurent également dans ma thèse des extraits de mon journal de bord. Ces fragments de terrain sont moins des illustrations de ce que jaurais à dire que lorigine de ce que je peux dire : le terrain est le « matériau » de la recherche, au sens littéral du terme. La sociologie, pour moi, est bien un « parcours denquêtes » (Dubar, 2006).
Le goût de lhistoire
Faire raconter et rendre compte des récits recueillis sont des tâches qui ont été très présentes dans mes travaux sur lhistoire et les mémoires des espaces protégés. Ces travaux ont porté dabord sur le parc national de la Vanoise, dans le cadre du programme sur les parcs nationaux métropolitains dirigé par Raphaël Larrère, puis sur les réserves naturelles de Haute-Savoie. Jai ainsi pu apporter une contribution à lhistoire récente des espaces protégés français et minterroger sur la conception, la création et lévolution de ces territoires dun nouveau genre.
Un goût qui vient de loin
En réalité, mon goût pour lhistoire est bien antérieur à ces recherches. Dès mes premières années au Cemagref, jai rencontré avec Jacques Perret des acteurs et des pionniers des stations de sports d'hiver Georges Cumin, Laurent Chappis et bien dautres et nous avons tiré de leurs récits un rapport sur les « fondements historiques des problèmes actuels des stations de sports d'hiver » (Perret et Mauz, 1997). Dans ma thèse, jai demandé à mes interlocuteurs de retracer lévolution des populations animales sauvages, ainsi que des pratiques pastorales, cynégétiques et de protection. Dans lenquête réalisée avec Jacques Rémy en Moyenne Tarentaise sur le métier dagriculteur, nous sommes partis de lidée que lon ne comprendrait rien à la façon dont les agriculteurs présentent et vivent leur métier si lon ne prenait pas en compte dune part « les autres », les non-agriculteurs, dautre part lévolution de la vie agropastorale, saisie à travers les récits de nos interlocuteurs et à travers les archives. Même lorsque mes chantiers concernent des événements récents, comme lexpérimentation de contraception de marmottes dans le parc national des Écrins, ou des phénomènes en cours, comme la diversification des acteurs de lenvironnement, jinvite toujours les enquêtés à dire « comment on en est arrivé là ». Ma propension à remonter le cours des choses, à reconstituer des trajectoires, avec leurs enchaînements, leurs accidents, leurs tournants, est donc ancienne et systématique : jappréhende toute situation comme laboutissement provisoire dune histoire, plutôt que comme leffet dune cause. Je rejoins en cela dautres sociologues. Recueillir des histoires et en écrire constituent lune des pièces maîtresses du projet de « sociologie modeste » défendu par Catherine Mougenot (2003). Cest aussi une des « ficelles » préconisées par Howard Becker (2002 : 104-112).
Une « ficelle » efficace
Il faut reconnaître que la ficelle fonctionne bien. Il se peut que les sujets que jai abordés se prêtent tout particulièrement aux mises en intrigue (Ricur, 1983). Il semble en effet exister une tendance spontanée, en matière denvironnement, à comparer le passé et le présent. Les gens parlent dembroussaillement, de fermeture du paysage, dérosion de la biodiversité, densauvagement des espaces et des espèces domestiques et de familiarisation des bêtes sauvages, de raréfaction et de disparition de certaines espèces ou au contraire dinvasions et de proliférations, de réchauffement, etc. : presque toujours il est question de processus, de changements et de mouvements, plutôt que détats.
Par ailleurs, lhistoire des espaces protégés navait donné lieu quà très peu de recherches, lorsque jai commencé à my frotter. Aussi les initiateurs et les réalisateurs de ces espaces navaient-ils guère eu loccasion de (se) raconter et en avaient-ils très envie, ce qui ma incontestablement facilité la tâche.
Rendre compte des histoires des autres
Sil est relativement facile de recueillir des histoires, il est en revanche assez difficile den rendre compte, et plus difficile encore davoir les idées un tant soit peu claires sur le statut des différents récits que lon manipule (ceux que lon glane en enquêtant, ceux que lon produit en écrivant). Des histoires, tout le monde en entend et tout le monde en fabrique. À ce niveau très général, il nexiste pas de différence fondamentale entre le sociologue, ou lhistorien, et ceux quil interroge nous retrouvons là une idée déjà exprimée précédemment. Écouter et raconter, ces compétences que nous partageons tous, le chercheur en sciences sociales les exerce cependant dune manière qui lui est propre, en mettant en uvre des méthodes particulières (par exemple lenregistrement, la transcription, la multiplication et la confrontation des sources, la comparaison avec dautres lieux et dautres temps). La spécificité des méthodes conduit à une spécificité du produit, qui diffère de plusieurs façons des récits « ordinaires », que le chercheur produit, lui aussi, dès quil cesse de se comporter en chercheur.
Tout dabord, rendre compte des histoires des autres, ce nest pas seulement sen servir pour écrire une autre histoire. Lorsquon a collecté un ensemble de récits et dépouillé les archives, et que lon dispose dun abondant matériau, on peut certes élaborer un nouveau récit et cette élaboration constitue même lessentiel du travail. Mais le compte rendu que lon rédige comporte généralement plus quune histoire. On peut notamment se demander doù viennent les différences entre les récits des enquêtés, et entre leurs récits et les documents, et engager ainsi une réflexion sur la mémoire.
Cependant, le compte rendu est bien dabord et avant tout une histoire inédite. (Pour Bruno Latour (2006 : 199), il ne doit être que cela).
Cette nouvelle histoire est fabriquée, ce qui ne signifie pas quelle est fausse. Cest précisément parce qu'elle est construite quelle peut prétendre à davantage de véracité et de solidité que les histoires des enquêtés. Certains dentre eux, il est vrai, ont longuement mûri leur récit avant de le livrer. Ils ont réalisé tout un travail de mémoire et de réflexion, ne se bornant pas à se rappeler ce qui sest passé, mais pesant aussi linfluence respective des différents protagonistes, sinterrogeant sur les causes des événements, leur caractère fatal ou fortuit, leur portée, etc. Lhistoire quils racontent a généralement constitué une part tout à fait essentielle de leur existence et elle en est rigoureusement indissociable. Gilbert André en Vanoise, Gilbert Amigues en Haute-Savoie ont tous deux été profondément marqués par les projets despaces protégés quils ont conçus et, pour le second, réalisés. Lun comme lautre ont très sérieusement préparé nos entretiens et, pendant toutes les années où je me suis attachée à comprendre la naissance du parc national de la Vanoise, Gilbert André na cessé de menvoyer des documents (jai dû ouvrir plusieurs boîtes darchives) et de mécrire pour préciser et justifier ses positions et pour réagir à mes textes. Une telle implication est exceptionnelle. La plupart des gens racontent simplement les souvenirs qui leur viennent à lesprit, sur le moment, sans y avoir particulièrement pensé au préalable. Leurs histoires sont spontanées et orales ; le compte rendu que lon en fait est fabriqué et il est écrit (de Certeau, 1988 ; Veyne, 1971 ; Ricur, 1983).
Les éléments à partir desquels on rédige un compte rendu sont généralement très divers. On peut bien sûr rendre compte dhistoires et de situations auxquelles on a été mêlé. Cest ce que fait Jeanne Favret-Saada (1977), lorsquelle analyse comment elle sest trouvée « encrouillée » dans les histoires de sorcellerie quelle voulait démêler. Cest aussi ce que fait Gilles Kleitz (2003), qui a été impliqué dans les programmes de conservation de la nature dont il étudie la mise en place au Zimbabwe. On dispose alors déléments de première main pour rédiger un compte rendu (à condition de les avoir constitués et conservés) et lon na pas nécessairement besoin de sadresser à dautres. Jusquà présent, jai essentiellement rendu compte dhistoires et de situations que je nai pas directement vécues, ce qui oblige, pour pouvoir les penser, à faire appel à des témoignages et à des documents.
Cette obligation du recours à autrui permet de multiplier les points de vue, en multipliant les interlocuteurs et en confrontant les sources écrites et orales. Les gens sont rarement daccord, les occasions de le vérifier sont innombrables. En Haute-Savoie, deux hommes, Gilbert Amigues et Jean Eyheralde, sont généralement désignés comme les pères fondateurs des réserves naturelles du département. Pour Gilbert Amigues, les réserves naturelles auraient vu le jour, avec ou sans Jean Eyheralde, et linfluence de ce dernier na pas été déterminante. Jean Eyheralde et ses amis sont dun autre avis. À leurs yeux, Gilbert Amigues a certes pris en charge les aspects administratifs mais cest Jean Eyheralde qui a donné une âme aux réserves. Le rôle de ce dernier a été mis en avant lors du trentième anniversaire de la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, dont il avait fait son laboratoire naturaliste et pédagogique. Gilbert Amigues en a été irrité et a rédigé une note, quil ma adressée, « sur les VRAIES conditions de la fondation de la Réserve Naturelle des Aiguilles Rouges (hors extension ultérieure sur Carlaveyron et sur le Vallon de Bérard) ». On trouve un semblable conflit de mémoires en Vanoise : Gilbert André tend à minimiser limportance du projet du Dr Couturier, décédé en 1973 et donc condamné au silence. Mais dautres interlocuteurs, qui nont jamais cru au projet de « parc national culturel » de Gilbert André, marginalisent son personnage, sa pensée et son action. Il faut bien arriver à rendre compte de ces différents points de vue.
Ceux quoffrent les documents sont également essentiels. Jai souvent constaté que des aspects et des débats qui occupent une grande place dans les archives ne sont guère évoqués par des enquêtés qui semblent pourtant leur avoir accordé, autrefois, beaucoup dintérêt. Au comité scientifique du parc national de la Vanoise, Paul Ozenda a âprement et brillamment combattu une conception de lécologie fermée aux hommes et opposée à leurs activités, quil jugeait scientifiquement dépassée et politiquement maladroite. Jai rencontré deux fois Paul Ozenda, dans le bureau quil a conservé à luniversité Joseph Fourrier ; cest à peine sil a évoqué ces questions. A contrario, les archives peuvent être muettes sur des points importants : elles ne disent rien du rôle de Jean Eyheralde, qui a très peu écrit et qui a fui les réunions officielles. Comment saisir son influence, cependant majeure, sans le rencontrer et rencontrer celles et ceux quil a inspirés ? Après avoir interviewé de nombreuses personnes et dépouillé les archives disponibles, on dispose dune masse énorme dinformations, pleine de répétitions et de contradictions. Le compte rendu que lon génère nest ni la somme ni la moyenne de tous ces éléments. Il cherche à associer, dans un texte, lensemble des personnages et de leurs relations. Il est plus complet, plus précis mais aussi plus complexe, plus « échevelé » que chacun des récits sur lesquels il sappuie.
On ne peut recourir à la mémoire orale sans être régulièrement confronté à lépineuse question de la vérité. Une solution consiste à considérer que les gens ont toujours raison, de leur point de vue et donc que la question ne se pose pas, ou ne présente pas dintérêt. Il me semble cependant quil faut établir une claire distinction entre les faits et linterprétation des faits : on peut discuter à linfini de la signification ou de limportance dun événement mais on ne peut pas discuter son existence. En dautres termes, si le passé est à jamais ouvert aux relectures, la recherche de la vérité reste le devoir fondamental de lhistorien, et de tout chercheur de manière générale (Ginzburg, 2003 : 52) : le relativisme doit être contrôlé.
Les histoires auxquelles je me suis intéressée sont suffisamment proches pour que la majorité de leurs protagonistes soient encore vivants, et suffisamment lointaines pour quils soient particulièrement soucieux de ce que lon va retenir deux ; ce sont mes lecteurs les plus attentifs et les plus exigeants. Je ne cherche pas à produire des textes que certains enquêtés auraient pu écrire et qui leur donnent satisfaction parce qu'ils reprennent leur version des faits, mais des textes qui, parce qu'ils sefforcent de respecter le passé et de rendre compte des différents points de vue sur ce passé, soient « acceptables » par tous. Cette contrainte que je me suis fixée ma amenée à réaliser de nombreux entretiens. Au parc national de la Vanoise, jai dans un premier temps essentiellement rencontré des hommes dun certain âge, qui sétaient impliqués dans la conception du parc et dans sa mise en place. Ces hommes se montrent dans lensemble assez critiques envers lévolution qua connue le parc après leur départ. Lorsque je me suis attelée à la période récente, jai commencé par produire un récit dans lequel la nouvelle génération du parc ne se reconnaissait absolument pas et sestimait maltraitée. Jai alors refait des entretiens, avec des agents plus jeunes, et jai rédigé un nouveau compte rendu, qui intégrait ceux que mon premier essai avait laissés de côté. En dépit des précautions dont je me suis entourée, je nai pas toujours atteint mon objectif : jai appris récemment, par le plus grand des hasards, quun neveu du Dr Couturier dont jignorais lexistence pense le plus grand mal de mon travail sur le parc national de la Vanoise et estime que jai écrit « nimporte quoi » sur son oncle. Dans la réaction indignée dun proche de mes personnages, ce nest pas la critique qui me contrarie, je nécris pas pour faire plaisir à mes interlocuteurs , cest léventualité de navoir pas été aussi juste, complète et précise que jaurais pu lêtre.
Les comptes rendus produits, on laura compris, sont largement incarnés (Dodier, 1996 : 421) : les individus concrets y occupent une large place. Faut-il considérer ces personnes seulement pour elles-mêmes, ou comme les représentants de groupes quelles permettent de saisir ? Soulever cette question, cest ouvrir le difficile débat sur le rapport entre conditions pragmatique et sociale des individus et, plus largement, entre lindividu et le collectif.
Le sociologue, les enquêtés et le commanditaire
Ma réflexion portera ici sur la façon de considérer les enquêtés et les commanditaires de la recherche. Je me situerai dabord dans la large gamme des statuts conférés à lenquêté, depuis celui dindividu qui ne parle que pour lui-même à celui de représentant dun groupe dont il constitue en quelque sorte un porte-parole. Je minterrogerai ensuite sur le rôle que peuvent avoir les enquêtés et les commanditaires de la recherche dans le travail sociologique : ce rôle sarrête-t-il nécessairement avec lenquête ou peut-il être prolongé au-delà ? Je décrirai mes quelques expériences en matière de présentation des résultats intermédiaires des enquêtes à mes interlocuteurs et je dégagerai les avantages et les inconvénients dune telle démarche ainsi que les difficultés quelle soulève. À cette occasion, il sagira de se demander si nous pouvons décider seuls de ce que nous publions ou sil nous faut tenir compte du point de vue des enquêtés et des commanditaires. Il sagira, plus largement, de savoir la part que peuvent prendre dans notre travail des non-sociologues et, finalement, quelle conception de notre profession nous entendons défendre.
Lindividu et le collectif
Le chercheur en sciences sociales qui se rend sur le terrain, mène des entretiens et effectue des observations na jamais affaire quà un nombre limité de personnes, quil peut considérer de diverses façons. Il peut voir en elles les membres dun groupe quil cherche à saisir. Très peu dindividus peuvent suffire à lenquêteur à accéder à la totalité visée à travers eux, voire même un seul, si on le tient pour suffisamment représentatif ou assez fin connaisseur du groupe quon le dit incarner. Ainsi, cest du seul Ogotemmêli que Marcel Griaule a progressivement reçu les clés de la mythologie des Dogons (Griaule, 1966). À linverse, lenquêteur peut considérer les individus quil rencontre pour eux-mêmes, en refusant toute généralisation. Sil estime que lidentité individuelle et lappartenance à un groupe ne sont ni assimilables lune à lautre ni sans rapports lune avec lautre, il peut enfin sefforcer de prendre en compte les individus concrets, avec leurs irréductibles singularités, sans sinterdire de les rattacher à des ensembles plus vastes.
Des individus considérés pour eux-mêmes
Mes textes comportent tous des citations des personnes enquêtées. Plusieurs incluent en outre des portraits et des itinéraires de vie. Dans mes travaux sur lhistoire et les mémoires des espaces protégés, les personnages sont présentés (par eux-mêmes, par dautres, par moi) dans des encarts, souvent assortis dune photographie. Ces divers procédés linclusion de citations, de notices biographiques, de photographies constituent autant de moyens de mettre en scène des individus déterminés et déviter de produire des comptes rendus par trop désincarnés.
La volonté de placer les individus au cur de la recherche a été poussée à son comble dans le travail mené avec Marie-Christine Micheels sur « celles et ceux qui ont fait le parc national de la Vanoise ». Au lieu de mettre en avant quelques-uns des artisans du parc, comme je lavais fait dans les deux précédents ouvrages, nous avons ici cherché à identifier toutes les personnes ayant contribué, dune manière ou dune autre, à la vie du parc, de sa conception à la fin de lannée 2005. Pour chacune delles, nous avons établi une courte notice biographique, illustrée, quand nous lavons pu, par une photographie. Si lexhaustivité nest pas atteignable, la démarche prosopograhique adoptée a permis de montrer que le parc national de la Vanoise ne se réduit pas à une poignée de directeurs, de présidents du conseil d'administration et du conseil scientifique mais que près de, et en réalité plus de, 600 personnes y ont uvré. Nous avons ainsi pu rappeler, en nous inscrivant dans le sillage dHoward Becker (1982), que les entreprises humaines sont toujours plus collectives quon ne le croit communément.
mais pas seulement
Déduire les conduites des individus de leur appartenance à un groupe partageant un ensemble de caractéristiques communes, comme la classe dâge, la catégorie socio-professionnelle, le genre, etc., na rien dévident. Jai ainsi constaté, par exemple, que des chasseurs qui semblaient à maints égards (âge, profession, niveau de formation, etc.) très proches se révèlent adopter des attitudes nettement différentes à légard des plans de chasse et des pratiques que ces derniers encouragent, comme le tir des cabris. Les itinéraires des agents de terrain des espaces protégés se sont considérablement diversifiés et lon trouve, parmi eux, des hommes et des femmes qui ont été professeurs des écoles, policiers, vétérinaires, informaticiens, salarié dans une entreprise de jeux vidéo, etc. Sans doute la mobilité et limprévisibilité des individus se sont-elles accrues et la vie fragmentée (Bauman, 2003) qui est souvent la nôtre aujourd'hui rend peut-être plus difficile quautrefois lassignation des individus à des groupes, qui suppose un minimum de stabilité. Toujours est-il que le classement des individus en fonction des conduites et des discours observés, assimilé à une tentative denfermement et de réduction des potentialités multiples de la personnalité, suscite des réserves, des réticences et un malaise croissants de la part de ceux qui sont classés comme de ceux qui les classent. Attribuer les types de discours ou de pratiques que lon a repérés à des groupes dindividus revient en effet à supposer que les personnes sétant conduites ou exprimées semblablement continueront à le faire dans dautres circonstances. Rien, de fait, noblige à formuler une hypothèse aussi forte, quinfirment en outre certaines observations : on peut fort bien classer les conduites que les gens adoptent et les discours quils tiennent sans aller jusquà les classer eux-mêmes. Le glissement du classement des discours et des conduites à celui des personnes nest pas inévitable.
Faut-il pour autant rejeter la question de lagrégation des individus ? Je ne le pense pas, ne serait-ce que parce que lidée selon laquelle il est possible dagréger les individus nest pas propre aux sociologues : la plupart des gens la partagent et opèrent de telles agrégations. Aussi faut-il au moins essayer de comprendre comment ils sy prennent pour passer des individus aux groupes, et inversement, pour se situer dans ces groupes et y situer les autres. Je me suis ainsi demandée comment mes interlocuteurs mobilisent les rapports aux animaux sauvages pour construire mais aussi faire évoluer des couples de contraires (gens dici/gens dailleurs, profanes/spécialistes, anciens/modernes, hommes/femmes).
Je ne me suis pas contentée dexaminer la façon dont mes interlocuteurs bâtissent des catégories. Je me suis aussi risquée à en élaborer. Jai ainsi distingué trois grandes générations parmi les gens du parc national de la Vanoise celle des précurseurs, celle des pionniers et celle des professionnels (Mauz, 2005b) ; jai rapproché les membres de ces générations, non parce qu'ils partageraient les mêmes caractéristiques sociales (ce nest absolument pas le cas) mais parce qu'ils se sont impliqués dans la même période de lhistoire du parc et quils ont de ce fait vécu les mêmes « épisodes marquants » (Dodier, 2003 : 32-33) et ont été engagés dans les mêmes activités. Définir des générations dacteurs nempêche pas davoir clairement conscience que certaines personnes appartiennent à deux dentre elles au moins, que ces générations sont loin dêtre homogènes et que les conduites des individus ne se laissent pas déduire de leur appartenance à lune ou à lautre.
Parmi les trois voies brièvement évoquées précédemment, cest donc la dernière, intermédiaire entre une approche qui voit dans lindividu un être à peu près entièrement déterminé par son appartenance à un groupe, et une autre pour laquelle il nexiste que des individus indépassables, que je privilégie. La posture adoptée se veut proche de celle proposée par Nicolas Dodier (1996), pour qui les sciences sociales doivent se fixer une double exigence de totalisation et dincarnation : les tentatives de généralisation sont acceptables à condition quelles ne fassent pas oublier les individus, dont il faut montrer lirréductibilité sans sinterdire de les rattacher à des totalités (sans être, finalement, plus individualiste que les individus eux-mêmes).
Retracer lévolution du parc national de la Vanoise ma par ailleurs convaincue de lintérêt de compléter lattention pour les individus par une prise en compte de linstitution en tant que telle. Les objectifs du parc, ses intérêts et ses besoins ont évolué et il na pas attiré ni retenu les mêmes personnes au fil du temps. Les aspirations de linstitution nont pas non plus toujours également coïncidé avec celles de ses membres. Prenons lexemple de la reconnaissance. Dans un premier temps, le siège du parc a été très réduit. Les quelques personnes qui le composaient ont pris en charge lensemble, relativement limité, des activités de létablissement et elles ont entretenu de fréquentes et étroites relations avec les élus locaux et les habitants. Les qualités personnelles de ces personnes connues de tous, et présentes sur tous les fronts, ont été fortement reconnues et appréciées. La reconnaissance de linstitution est allée de pair avec celle de ses membres. Par la suite, le parc a multiplié ses domaines dactivités et il a recruté de nouveaux agents, chacun soccupant de manière plus approfondie dun secteur plus restreint. La multiplication, la parcellisation et la professionnalisation des activités ont permis au parc daccroître sa notoriété, en particulier aux échelles nationale et internationale. En revanche, il est devenu plus difficile pour chacun de ses agents, y compris les plus haut placés dans la hiérarchie de létablissement, de mettre en valeur et de faire reconnaître leurs qualités personnelles. Cest sans doute la principale raison pour laquelle les premiers directeurs des parcs jouissent dune aura qui se retrouve rarement chez leurs successeurs, quelles que soient leurs compétences et leur valeur humaine.
La manière du chercheur de considérer ses interlocuteurs se joue aussi dans sa façon de les associer à la recherche menée et aux activités danalyse et de publication : le sociologue a-t-il des comptes à rendre aux enquêtés et doit-il en particulier échanger avec eux avant de décider ce qui sera rendu public et publié ? Dans quelle mesure la participation des enquêtés à la production du sociologue est-elle compatible avec ses engagements à légard de la communauté scientifique ?
Une sociologie plus interactive est-elle possible ?
Les sociologues des professions ont mis en évidence lexistence dune conception très répandue (Hughes, 1996), selon laquelle les professionnels détiennent le monopole dun corps de connaissances dans leur domaine dintervention et doivent, à ce titre, jouir dune autonomie maximale à légard des personnes extérieures, réputées inaptes à saisir les problèmes quils rencontrent, les normes quils adoptent et les buts quils poursuivent et, en définitive, à les juger. Ladoption de cette conception saccompagne dun refus dune participation des personnes étrangères à la pratique professionnelle, qui sinscrit moins dans une perspective de défense corporatiste quil ne reflète la conviction que le travail des professionnels gagne à ne pas être perturbé par dimportunes ingérences profanes. Cest donc pour le bien de ses patients, sil est médecin, ou de ses clients, sil est avocat, que le professionnel devrait jouir de la plus grande liberté à leur égard.
Il semble que la majorité des sociologues adhèrent à cette conception en ce qui concerne leur propre profession. Nombre dentre eux revendiquent fortement leur autonomie, vis-à-vis des profanes en général, et des enquêtés et des commanditaires en particulier, considérant avoir des comptes à rendre essentiellement à la communauté scientifique, éventuellement au commanditaire mais très peu, voire pas du tout, aux enquêtés. Ces derniers sont presque toujours cantonnés à des phases étroitement circonscrites de la recherche : en dehors de la phase denquête et, éventuellement, de restitution des résultats définitifs, ils nont pas voix au chapitre.
Les sociologues adeptes de lenquête de terrain se sont certes intéressés aux relations avec les enquêtés et ils ont écrit à ce sujet des articles (par exemple Michelat, 1975) et des ouvrages devenus classiques (par exemple Blanchet et Gotman, 1985 ; Kaufman, 1996). Mais ils se sont focalisés sur le moment particulier de lenquête et ils nont pas vraiment envisagé que le rôle des enquêtés puisse se prolonger au-delà. Ils se sont notamment demandés comment mener les entretiens pour obtenir un matériau de la meilleure qualité possible, en tenant pour acquis que la meilleure analyse est celle que le sociologue élabore sous le seul contrôle et avec le seul concours de ses confrères. Les questions des caractéristiques personnelles de lenquêteur (sexe, âge, couleur de peau, origine géographique et sociale, etc.), de sa distance avec les enquêtés et avec le sujet de lenquête et de son attitude vis-à-vis des enquêtés au cours des entretiens sont dès lors devenues centrales. Aussi dispose-t-on aujourd'hui dune littérature assez abondante sur les difficultés rencontrées par les sociologues ayant mené une enquête auprès de certaines catégories de personnes, comme les dominants (Chamborédon et al., 1994), les grands bourgeois et les aristocrates (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991), les gens confrontés à la misère (Bourdieu, 1993), etc., et sur les astuces et les pièges à éviter dans chacun de ces cas. Nous ne manquons pas non plus de comptes rendus sur les avantages respectifs de lempathie, généralement conseillée pour explorer les « univers idéologiques » des enquêtés (Mayer, 1995), de la sympathie, de lagressivité (Becker, 2006 : 93) ou de lantipathie préconisées dans certains cas.
Il ne fait guère de doutes que la personne et la technique de lenquêteur peuvent en effet infléchir le discours des enquêtés et quil est dans ces conditions nécessaire daccompagner lanalyse du sociologue dun récit des conditions de son enquête, afin « dexploiter linformation en connaissance de cause » (Bizeul, 1998). Il se peut toutefois que lon ait un peu exagéré la part de lenquêteur dans ce que disent ses interlocuteurs. Dune part, lorsque lenquête se prolonge et que lenquêteur complète les entretiens par des séances dobservation, il est peu probable que les enquêtés parviennent à jouer un rôle qui ne leur correspond pas (Becker, 2006 : 65-97). Dautre part, bien quil arrive en effet que les gens se contredisent face à des interlocuteurs différents voire avec le même interlocuteur (Dalla Bernardina, 1997), on observe aussi, bien souvent, quils répètent sensiblement la même chose dun entretien et dune personne à lautre, que cette personne, dailleurs, soit ou non sociologue : si les enquêtés peuvent endosser des rôles différents qui les amènent à varier leurs discours et sils peuvent être tentés de servir à lenquêteur ce quils pensent quil a envie dentendre, ils ont aussi des choses à dire et des messages à transmettre, quils expriment quel que soit lenquêteur et, à la limite, quelles que soient les questions quil pose. Savoir si lenquêteur est jeune ou vieux, si cest un homme ou une femme, sil est socialement proche ou distant des enquêtés, sil fait preuve dempathie, de sympathie ou dantipathie est peut-être alors un peu moins important quon ne le suppose généralement. Réfléchir à leur influence sur le discours des enquêtés ne devrait en tout cas pas dispenser les sociologues de sinterroger aussi sur le rôle que pourraient avoir leurs interlocuteurs dans leur propre travail, outre celui de pourvoyeurs dinformations.
Deux raisons au moins donnent à penser quil convient détendre la réflexion sur les relations entre le sociologue et ses interlocuteurs au-delà de la seule phase de constitution du matériau et dinterroger le modèle professionnel généralement adopté par les sociologues. Premièrement, la sociologie des professions a souligné lexistence dun décalage entre le modèle théorique de la profession, volontiers mis en avant par les professionnels et qui constitue en quelque sorte un idéal (Becker emploie le terme de symbole), et la réalité : « Le symbole ignore systématiquement des faits tels que lincapacité des professions à monopoliser leur zone de connaissance, leur manque dhomogénéité en leur sein, le refus fréquent des clients à accepter le jugement professionnel, la présence chronique de praticiens non éthiques comme segment intégré de la structure professionnelle et les contraintes organisationnelles pesant sur lautonomie professionnelle » (Becker, 2006 : 151). Lexistence de tels écarts, qui ne semblent pas moins importants en sociologie que dans des professions comme la médecine et le droit, devrait, selon Becker, inciter à se distancier dun idéal souvent très éloigné de la réalité et à trouver un meilleur guide de la pratique professionnelle : « Un symbole qui ignore autant déléments importants de la vie professionnelle ne peut pas constituer un guide adéquat pour lactivité professionnelle » (idem). Deuxièmement, la sociologie des sciences et des techniques a mis en évidence lintérêt que peut présenter limplication des profanes dans des domaines, comme la médecine, qui ne sont certainement pas moins spécialisés ni difficiles daccès que la sociologie, et dont les praticiens étaient ou sont tout aussi convaincus que les sociologues que la qualité de leur travail na rien à gagner à une intervention de personnes étrangères. Sintéressant à des situations où des malades regroupés en associations ont revendiqué et obtenu dêtre davantage associés aux recherches les concernant (Callon, 1998 : 71-72 ), diverses enquêtes ont ainsi souligné lexistence dun double enrichissement du débat par la participation des malades : dune part, ces derniers ont fait preuve dune capacité longtemps sous-estimée à acquérir les connaissances pointues qui leur permettent de discuter de leurs traitements avec les instances médicales et, dans certains cas, de les améliorer ; dautre part, ils ont introduit dans lexamen des problèmes une dimension nouvelle lexpérience humaine de la maladie , quils sont les seuls à avoir. Si le rôle des patients dans la renégociation de ce que recouvre lexpertise médicale et dans la redéfinition des experts a été particulièrement étudié, la médecine ne constitue pas une exception et des tendances similaires ont été décrites dans dautres secteurs longtemps inaccessibles aux profanes, comme lindustrie chimique. Des groupes de citoyens américains ont obtenu dentrer dans de grandes usines dindustrie chimique implantées dans leur région, en faisant valoir lintérêt pour lentreprise de leurs connaissances locales dans la prévention des pollutions et en apprenant à manier le langage technique de la chimie industrielle ; ils ont alors effectivement contribué, aux côtés des employés, à améliorer les méthodes de prévention de la pollution et à réduire les quantités de produits particulièrement toxiques utilisées (Iles, 2004). De tels exemples invitent à sinterroger sur les apports possibles à la sociologie dune implication accrue de personnes extérieures à la profession et cependant intéressées, et notamment des enquêtés.
Afin dapporter à cette interrogation des éléments de réponse, je commencerai par préciser quelle peut être la nature de limplication des enquêtés au-delà de la phase denquête sensu stricto puis jexaminerai les objections qui peuvent être formulées à son encontre ; je décrirai enfin les expériences dimplication des enquêtés que jai pu faire et je mefforcerai den tirer quelques enseignements.
Lenquête achevée, le travail sociologique consiste à assimiler le matériau généralement très abondant et très riche qui a été recueilli et notamment les entretiens, à extraire les thèmes qui paraissent importants et à choisir un « angle dattaque » de ce matériau, qui en offre presque toujours plusieurs. Cette part du travail sociologique demande beaucoup de temps et dépend fortement des centres dintérêt et des orientations théoriques du sociologue, au point quil paraît difficile de la partager avec les enquêtés, dans un premier temps au moins. En revanche, il est envisageable de leur présenter les résultats intermédiaires de la recherche et de recueillir leurs réactions et leurs suggestions. À lévidence, solliciter les enquêtés avant la publication des résultats de lenquête ajoute une étape à un processus déjà long et expose le sociologue aux pressions et aux revendications des enquêtés, qui peuvent par exemple demander la modification ou la suppression de certaines citations ou critiquer âprement linterprétation qui en a été faite. Il convient donc dy réfléchir à deux fois.
Cette démarche, si elle existe, semble fort peu répandue (Mucchielli, 2006). Il est généralement admis que lenquêteur na pas à recueillir lavis et encore moins laccord des enquêtés avant de publier ses résultats. Pourquoi en est-il ainsi ? Les arguments que lon peut invoquer pour justifier cet état de fait sont-ils solides ?
Premièrement, on peut souligner que les enquêtés ont accepté lentretien sauf dans le cas très particulier des enquêtes « à couvert », où les enquêtés ignorent quils le sont et quils ont passé un contrat avec lenquêteur, qui les a demblée prévenus de son projet de publier les résultats de lenquête : ainsi, les enquêtés sexprimeraient « en toute connaissance de cause » (Zonabend, 1994 : 4). Bien que lenquêteur nextorque en effet pas les discours de ses interlocuteurs, on peut tout de même se demander si ce « contrat » entre enquêteur et enquêtés existe véritablement et, à supposer quil ne soit pas quune fiction, sil est suffisamment clair. En réalité, il semble que les enquêtés sachent rarement à quoi ils sexposent en accordant un entretien (Becker, 2006 : 169). La plupart du temps, leurs questions visant à démêler ce quil adviendra de leurs propos, à quoi le travail servira et à qui il sera communiqué reçoivent des réponses évasives et globalement rassurantes, non que le sociologue cherche à dissimuler lusage quil compte faire de leurs dires mais tout simplement parce quil ignore presque complètement, à ce stade, comment il rendra compte de lenquête, ce quil mettra en avant et les extraits de lentretien quil retiendra. Ainsi, au moment de prendre la parole, les enquêtés baignent dans un flou que leur interlocuteur est incapable de dissiper. Cette absence de négociation préalable (Bourdieu, 1993 : 905), source dune confusion initiale qui ne se retrouve pas dans la relation du médecin à son patient ni de lavocat à son client, devrait suffire à motiver un retour vers les enquêtés, lorsque le sociologue sait enfin comment « prendre » le matériau que les enquêtés lui ont permis de constituer et sur lesquels de leurs propos sappuyer.
Un deuxième argument qui peut être avancé a trait à la spécificité des publications scientifiques, qui ne sortiraient guère de la sphère académique : les enquêtés ayant peu de chances dassister aux colloques ou de lire les revues où paraissent les articles, le risque paraît réduit que la publication et lanalyse des propos offensent les personnes sollicitées ou causent du tort aux institutions dont elles sont membres ou dont elles parlent sans leur appartenir. Cependant, la diffusion de lusage dInternet a considérablement affaibli largument du confinement des travaux sociologiques : les personnes enquêtées sont beaucoup plus susceptibles que par le passé daccéder aux publications des chercheurs les concernant. Jai plusieurs fois eu la surprise de constater que des enquêtés avaient pris connaissance de mes travaux sur Internet avant lentretien ou entre deux entretiens. Plusieurs fois aussi, jai noté la familiarité de mes interlocuteurs avec la littérature et la démarche sociologiques. Dans les milieux du pastoralisme comme dans ceux de la gestion et de la protection de la nature, un nombre croissant de personnes se révèlent assez voire très « éclairées », pour avoir suivi une formation en sciences sociales à un niveau parfois élevé ou pour avoir lu des travaux consacrés au domaine qui les intéresse, si bien que certains entretiens avec un berger, un gestionnaire de la faune sauvage ou despace protégé donnent limpression de sadresser aussi à un pair. Ainsi, que cela nous plaise ou non, la sphère académique est de moins en moins hermétique : nous ne sommes plus quentre nous. Les enquêtés ont de plus en plus la possibilité de trouver les résultats des enquêtes sociologiques, de les comprendre et de les critiquer.
Troisièmement, loin de sautoriser à publier tout ce quil a appris lors de lenquête, le sociologue effectuerait de toute façon un tri dans le matériau recueilli de manière à ne pas nuire aux enquêtés : la déontologie professionnelle, prenant ici la forme de lautocensure, constituerait une bonne garantie du respect quil leur doit. Par ailleurs, des précautions sont généralement prises pour que les enquêtés ne soient pas identifiables : la règle de lanonymat contribuerait elle aussi à rendre superflue la consultation des enquêtés. La promesse danonymat du sociologue peut cependant poser problème, parce qu'elle exige, en théorie, déliminer toute mention permettant lidentification du locuteur, notamment les indications de lieu ou relatives au statut ou à la fonction exercée. Mais cette exigence entre alors en tension avec le souhait de rendre compte des activités dindividus incarnés, qui suppose de son côté de ne pas gommer leurs particularités (Mougenot, 2003 : 25). Aussi les sociologues se contentent-ils souvent, en pratique, de supprimer patronymes et toponymes ou de les remplacer par des pseudonymes, ces précautions dusage nempêchant nullement les connaisseurs, qui sont aussi les lecteurs les plus probables, de reconnaître les locuteurs et les situations : « les masques ou grimages que lethnographe semploie à mettre sur le réel fondent et tombent rapidement, de sorte quà terme ils nont plus quune valeur conventionnelle, une fonction de codage, non point de travestissement » (Zonabend, 1994 : 9).
Au final, lexamen des divers arguments pour ne pas consulter les enquêtés avant la publication des résultats de la recherche révèle une certaine fragilité et incite plutôt à considérer quil faudrait au moins tenter lexpérience. Je my suis pour ma part résolue, en grande partie dailleurs du fait des circonstances dans lesquelles je me suis trouvée.
Après avoir procédé très classiquement pour ma thèse, c'est-à-dire respecté la règle de lanonymat et éliminé quelques indices, en me bornant à ajouter, après chaque citation, une désignation relativement vague (un chasseur, un éleveur, un naturaliste, un garde-moniteur, etc.), jai estimé ne pas pouvoir adopter la même démarche pour mes recherches sur lhistoire et les mémoires des espaces protégés : sil est assez difficile didentifier un chasseur, voire un éleveur, parmi tous ceux que compte un terrain détude comme la Vanoise, les agents du parc, les membres de son conseil d'administration et de son conseil scientifique sont en revanche aisément reconnaissables. Cest essentiellement la conviction quil serait totalement impossible de maintenir lanonymat des enquêtés qui ma conduite à leur demander lautorisation de spécifier leur identité. Jai donc adressé à chacun de mes interlocuteurs les passages où je les citais, le plus souvent accompagnés des quelques lignes précédentes et suivantes, et je leur ai demandé lautorisation de les publier. Jai joint à mon courrier une introduction présentant lensemble de la démarche et jai pris soin dindiquer que je tenais à conserver le caractère oral et spontané des propos recueillis : il ne sagissait donc pas, précisais-je, de les réécrire. Jai procédé ainsi à plusieurs reprises, pour les deux premiers tomes sur le parc national de la Vanoise, pour le rapport sur la conception et la mise en place des réserves naturelles de Haute-Savoie (Mauz, 2005c) ainsi que pour le rapport sur lévolution des acteurs de lenvironnement en Haute-Savoie, réalisé avec Céline Granjou (Mauz et Granjou, 2007). De manière presque expérimentale, jai ainsi pu recueillir les réactions des enquêtés lorsquon lève lanonymat. Que se passe-t-il lorsque le sociologue entreprend de ne plus décider seul de ce quil peut publier et de tenir compte du point de vue de ses interlocuteurs ? Je mappuierai ici sur la soixantaine de réponses écrites que jai reçues, qui montrent clairement que tout ce quont dit les enquêtés lors de lentretien ne saurait selon eux être rendu public.
Correction de la forme, adaptation du fond à la publication
Les réponses aux demandes dautorisation de publication adressées aux enquêtés se décomposent en trois groupes principaux dimportance sensiblement égale.
Dans un peu plus dun tiers des cas, lautorisation est accordée sans aucune demande de modification. Les agents de terrain des espaces protégés qui ont été sollicités sont majoritairement dans ce cas dont ils constituent par ailleurs la majorité. La plupart des citations demeurées inchangées sont courtes ou très courtes (elles nexcèdent pas deux lignes) mais on trouve aussi, parmi elles, des passages nettement plus longs.
Un deuxième groupe dautorisations de publication sont assorties de suggestions ou de demandes de rectification de forme, mineures dans la plupart des cas, mais quelquefois majeures : quatre personnes ont entièrement reformulé les citations et leur ont donné une tournure plus voire très littéraire. Les corrections visent à rétablir les règles grammaticales, en particulier la double négation, très rarement employée à loral, quel que soit le locuteur, et le sujet impersonnel. Elles visent également à supprimer les spécificités de la langue orale : les hésitations, les petits mots de la langue parlée, les tics de langage, le « moi, je » par lequel souvre souvent la phrase. Les répétitions sont elles aussi volontiers éliminées, de même que les procédés oraux qui permettent dinsister. Les mots familiers et a fortiori grossiers sont remplacés par des termes dun registre plus soutenu. Les digressions sans rapport direct avec le sujet sont rayées, tandis que les phrases restées en suspens sont souvent reconstituées et des marques de ponctuation ajoutées. Les enquêtés cherchent ainsi à se rapprocher dune langue écrite, plus sobre, plus claire, plus « correcte ».
Enfin, une partie des demandes de modification ont porté sur le sens des extraits. Trois cas peuvent à nouveau être distingués. Certaines interventions apportent des éléments nouveaux. Dautres modifient le sens des propos, généralement dans le sens dune atténuation. Ainsi, « des gestionnaires hermétiques à la logique scientifique et incapables de sextraire des frontières » est changé en « des gestionnaires peu ouverts à la logique scientifique et réticents à sextraire des frontières ». Dautres enfin consistent à supprimer des mots (le terme de malade, employé pour qualifier un personnage, est biffé ; « chasseurs du village » remplace « chasseurs bracos du village »), des fragments de citations ou des citations tout entières. Par exemple, en marge dun passage dans lequel un enquêté expliquait en avoir connu un autre à lÉcole normale supérieure, où tous deux faisaient leurs études, figure lannotation : « Totalement inutile. Je pense même que ça déplairait à M. X ». Un enquêté a fortement remis en cause le choix des extraits, estimant quil ne reflétait pas la tonalité générale de lentretien et donnait de ses rapports à son institution une vision biaisée et systématiquement critique.
Dans de rares cas, les corrections suggérées ont porté non sur les citations mais sur mon commentaire ou mon analyse. Un enquêté écrit : « je vous envoie mon autorisation de publication de mes dires, nayant aucune remarque à faire, si ce nest (page jointe) une éventuelle correction (addition) à votre phrase qui peut laisser croire à du dépit ou de la rivalité, alors que, tout bonnement, dans les années 50 (et début 60), nous navions pas lâge et la position dintervenir, tout simplement. »
Respect du lecteur, image de soi et responsabilité
Les enquêtés justifient leurs demandes de modifications en invoquant deux raisons principales : le respect du lecteur et leur conviction que les citations donnent deux une piètre image. Les modifications quils apportent suggèrent cependant lexistence dune autre motivation : la volonté dadopter une attitude « responsable », prenant en compte les effets potentiels de la publication dopinions exprimées dans le cadre confidentiel de lentretien.
Le respect dû au lecteur revient à plusieurs reprises dans les arguments des enquêtés. Lun deux expose « lintérêt qu[il] verrai[t] à ce que, dans le transfert dun style oral à un texte écrit, on adopte des formes quelquefois plus allégées et agréables que celles que revêt souvent une réponse ex abrupto adressée à une sollicitation bien cuisinée de la mémoire. Je vise particulièrement [un] long paragraphe [
] qui me semble nécessiter, par respect pour linterviewé, pour le rédacteur du rapport
et pour le lecteur une certaine remise en forme ». Un autre, qui sest contenté dajouter quelques marques de ponctuation, indique « [avoir] été amené à de légères retouches qui donnent un peu plus de fluidité et surtout de clarté. » Ici, les corrections apparaissent surtout dictées par le souci de procurer au lecteur un certain confort et de ne pas lui infliger de passages rendus confus sinon tout à fait obscurs par lextraction de leur contexte dénonciation : « je regrette que vous citiez un langage parlé dans un texte écrit. Il sensuit des citations au français douteux et auxquelles il manque le ton dans lequel elles ont été dites, ainsi que le reste du texte pour leur donner leur véritable signification. »
Sils soulignent la lourdeur de lexpression orale et les méprises que des extraits non remaniés peuvent entraîner, les enquêtés sinquiètent aussi de voir leur image ternie et la qualité de leurs relations compromise par les citations de leurs propos. Le souci de la présentation de soi (Goffman, 1973) se traduit quelquefois par des corrections de fond : le garde-moniteur qui substitue « chasseurs du village » à « chasseurs bracos du village » redoute peut-être dêtre considéré comme un délateur par ses voisins et ses collègues. Mais cest bien plus souvent la forme qui est ici en cause, le travail des journalistes et dune partie des sociologues pour offrir aux lecteurs et aux personnes interviewées des propos « présentables » semblant être devenu la norme : « Jamais je nai vu ainsi de transcription littérale avec toutes les fautes de grammaire, les répétitions, etc
Il ne vous échappera pas, si vous lisez les articles de journaux reprenant des entrevues que ce nest pas du tout de cette façon que lon procède. » Sauf exception, les enquêtés ne sont pas habitués à lire des transcriptions littérales et éprouvent un choc à la lecture dun langage parlé, émaillé de phrases inachevées, dexpressions qui leur paraissent impropres, et de « fautes » de grammaire : « je ne savais pas que je parlais si mal ! ». La crainte est récurrente de ne pas apparaître à son avantage, dêtre pris pour un « demeuré » ou un « analphabète », en particulier chez les personnes habituées à travailler leurs textes et leurs prises de parole, pour lesquelles la clarté et la qualité de lexpression constituent des aspects importants du jugement. Désagréablement surpris et déçus par la façon dont ils se sont exprimés, ils pensent que les lecteurs seront, comme eux, attentifs à la forme et critiques à leur égard, conformément à lun des principes énoncés par Goffman (1973 : 21), selon lequel « si quelqu'un prétend, implicitement ou explicitement, posséder certaines caractéristiques sociales, on attend de lui quil soit ce quil prétend être. » Reprenant dans son courrier lun des passages où je le citais : « quoi, je vous explique, quoi, que javais besoin de, quoi, me dépenser », un ancien professeur duniversité commande : « Ça doit se corriger, je ne parle pas normalement comme un ado. des quartiers ». « Lado. des quartiers » figurant probablement, dans son esprit, larchétype du mauvais locuteur, la possibilité dune confusion des langages, sinon des personnes, lui est franchement insupportable : « ça doit se corriger ».
Plusieurs personnes remarquent en outre que le risque datteinte à leur image et à leur statut est encore aggravé par linclusion des citations dans un texte qui, lui, a été travaillé par lauteur. Le contraste entre le langage parlé des uns et la langue écrite de lautre leur apparaît comme une forme dinjustice, puisquils nont pas pu soigner leur expression et servent, en quelque sorte, de faire-valoir : le « nous allons passer pour des idiots » devient alors : « vous nous faites passer pour des idiots ». Les citations sont dans ce cas perçues comme un moyen, pour lenquêteur, de se donner le beau rôle au détriment de ses interlocuteurs, suscitant parfois un véritable sentiment dindignation : « il y a votre discours pontifiant, bien construit, entrecoupé des entrevues des crétins locaux incapables de sexprimer que vous avez écoutés et dont vous avez su décrypter le discours. Le résultat est extrêmement péjoratif et méprisant à notre égard ». Ce dévoilement dune tentative du chercheur de se valoriser en dominant ses interlocuteurs par le verbe est à rapprocher de lanalyse que Sergio dalla Bernardina (2006 : 71-74) propose de la relation entre lethnologue et ses informateurs : en dépit ou plutôt du fait même de la sympathie professée par le chercheur pour ses interlocuteurs et des qualités quil leur attribue, cette relation, en cela similaire à celle du maître à ses animaux domestiques, nest pas exempte de domination ni de paternalisme et risque toujours dêtre détournée à des fins narcissiques. Dans cette optique, les efforts des enquêtés pour préserver leur image en « toilettant » les citations, qui pouvaient sembler égocentriques, apparaissent plutôt comme la manifestation dune volonté de rétablir une symétrie et une égalité de traitement mises à mal par lenquêteur.
Outre quils se montrent par ailleurs sensibles au confort du lecteur et soucieux de ne pas être mal compris, les enquêtés apportent des modifications qui manifestent une préoccupation quant aux effets potentiels de la publication de leurs propos. Une partie des corrections visent en effet à atténuer ou à supprimer des critiques à lencontre de personnes qui pourraient être blessées ou dinstitutions, dont le fonctionnement pourrait être perturbé ou avec lesquelles les relations pourraient être altérées. Lors des entretiens, il nest pas rare quun interlocuteur spécifie quil faudra taire telle opinion ou information : « ça, cest entre nous », ou demande dinterrompre lenregistrement.
Les enquêtés ne sont pas tous également prudents, les uns nhésitant pas à formuler très clairement et à laisser publier ce que dautres osent à peine suggérer. Dans les recherches menées, les fonctionnaires se sont souvent distingués par une crainte particulière dêtre « piégés », un certain nombre dentre eux refusant même dêtre enregistrés lorsquils sexpriment à propos dun « dossier » réputé sensible, comme celui du loup, ou demandant que les propos retenus, voire lentretien tout entier, soient visés par leur supérieur hiérarchique. La garantie quils auront un droit de regard sur les extraits retenus peut alors convaincre ces enquêtés « récalcitrants » de se laisser enregistrer et de ne pas sabriter derrière leur devoir de réserve. Les agents de lÉtat pensent fréquemment que la publication de leurs propos peut nuire de diverses façons à la réputation et à la qualité du travail effectué par leur service. Nombre dentre eux répugnent en particulier à mettre au jour des divergences de vue entre les services déconcentrés et leur ministère de tutelle ou au sein de leur propre service : « Nous ne parlons que dune seule voix », affirme un enquêté pour justifier sa demande de discrétion. Certains estiment en outre que les explications simplifiées et parfois approximatives quils ont fournies oralement à un interlocuteur insuffisamment au fait de la réglementation ne peuvent être transcrites telles quelles dans un document destiné à la publication et demandent à tout le moins à être précisées, afin de ne pas donner limpression dun manque de rigueur coupable : « certaines analyses réglementaires, émanant dun agent de lÉtat, ne peuvent être rendues sous cette forme [orale et approximative] dans un rapport écrit. » Lorsquils relisent les propos retenus, des agents de lÉtat expliquent également avoir décidé de révéler certains aspects de leurs activités à un sociologue qui est lui aussi un fonctionnaire, membre de surcroît dun établissement de recherche quils considèrent relativement proche de leur service, sans se douter que ces propos circuleraient hors de la sphère administrative.
Si les fonctionnaires se montrent particulièrement circonspects, tous les enquêtés reconsidèrent leurs propos en apprenant quils seront publiés. Pour les enquêtés qui ont été engagés dans laction ou qui le sont encore, tout ce quils ont dit à lenquêteur ne peut être rendu public et il importe de bien peser les conséquences de ce que lon choisit de révéler, non plus dans le huis clos de lentretien, mais sous une forme écrite, c'est-à-dire relativement durable, à une audience élargie et inconnue (Hilgartner, 2000 : 17). Très ennuyé, un enquêté ma indiqué par téléphone quil souhaitait, finalement, dire autre chose et en définitive à peu près le contraire de ce quil avait dit lors de lentretien : tout bien considéré, cétait cela qui lui paraissait véritablement important et digne dêtre retenu.
Préservation du sens, crédibilité et respect de linteraction
Jai apporté aux citations la plupart des modifications de forme demandées, en particulier quand il sagissait de suppressions et de substitutions dun terme par un autre. Jai par ailleurs négocié le maintien de trouvailles de langage qui avaient fait les frais de lentreprise de correction des enquêtés et jai alors généralement eu gain de cause. Enfin, parce qu'il ma semblé souhaitable de maintenir une relative égalité de traitement entre les citations, jai introduit partout des doubles négations, y compris lorsque les enquêtés ne lavaient pas demandé. La levée de lanonymat et les échanges avec les personnes citées qui en ont résulté mont ainsi forcée à transiger avec les règles de transcription littérale dont javais lhabitude.
Jai examiné au cas par cas les demandes de modification du fond des propos. Les précisions apportées par les enquêtés, à leurs propos ou à lanalyse proposée, ont généralement été acceptées : elles contribuent à la justesse du travail, qui nest peut-être pas dune importance capitale aux yeux des sociologues mais qui lest certainement à ceux des enquêtés. Jai moins souvent repris les propositions dajouts et de compléments conséquents. Jai relu lentretien réalisé avec lenquêté qui trouvait que les propos cités trahissaient le sens général de son discours et donnaient une image faussée de la relation avec son institution : estimant quil navait pas tort, jai allongé les extraits cités qui apparaissaient alors plus nuancés. Dans de rares cas, jai maintenu des citations que les enquêtés jugeaient problématiques, parce qu'elles révélaient lexistence de difficultés et de conflits quil me paraissait important de connaître, tout en ne fournissant aucune indication sur lidentité du locuteur. Lenquêteur néprouve évidemment pas les mêmes réserves que les enquêtés à légard de la publicisation et de la publication des critiques et des difficultés dont ils lui ont fait part, son objectif nétant pas de protéger le fonctionnement des institutions ni la réputation des personnes mais de montrer les choses telles quelles sont.
Jusquà présent, il a toujours été possible de trouver une solution satisfaisante à la fois pour les enquêtés consultés et pour moi, si bien que le bilan me paraît dans lensemble positif, en dépit des concessions que jai dû faire et de la lourdeur de la démarche. Dune part, jestime que les requêtes de mes interlocuteurs sont restées raisonnables et nont pas excessivement dénaturé les citations ; assez fréquemment, limplication des enquêtés a permis déviter des erreurs et a amélioré la précision et la qualité du travail. Dautre part, cette période déchanges ma permis dobtenir maints compléments dinformation, les enquêtés profitant de leur réponse pour préciser leur pensée, par courrier ou par téléphone : des enquêtés « rodés », ayant jusque-là toujours tenu le même discours, se sont mis à apporter des explications ou des éléments nouveaux lorsquils ont pu réagir sur des textes. Doù un prolongement et un approfondissement de lenquête, notés aussi par Denis Poupardin (www.inra.fr/archorales). Enfin, les inquiétudes et les récriminations des enquêtés mont amenée à préciser pourquoi jaccorde en effet autant dimportance au respect de la forme orale des citations, queux-mêmes apprécient moins et dont ils tendent plutôt à déplorer le caractère négligé, obscur ou maladroit et, pour les plus critiques, linutilité voire la perversité.
Je formulerai trois arguments en faveur du maintien de lintégralité et de la littéralité des citations. Premièrement, si elles sont peut-être plus claires pour le lecteur, les citations retouchées sont certainement moins riches de sens. Les hésitations, les répétitions, les lapsus sont certes parfois difficiles à interpréter un silence prolongé peut manifester une gêne, une réticence à aborder un sujet, mais aussi un temps de réflexion ou de remémoration mais ils constituent des indices que lenquêteur, qui les a recueillis, trouve consternant deffacer. À ses yeux, les citations ne contiennent pas de fautes mais des indications précieuses sur la langue et sur létat desprit du locuteur. Bref, la réécriture des citations et la formalisation quelle opère constituent un appauvrissement.
Deuxièmement, il existe un effet de vérité liée à la littéralité des propos cités, qui se trouve amoindri lorsque les propos ont été réécrits. Or, cette littéralité tend à prouver que les propos ont été fidèlement rapportés et que lenquêteur, précisément, ne les a pas trafiqués, quil ne « bidonne » pas. Il paraît dautant plus important de ne pas retoucher des propos quils sont moins limpides et quils peuvent donc être interprétés diversement. Les transcriptions sont pour lenquêteur assez comparables aux résultats expérimentaux des sciences biologiques et physiques, que personne, ou presque, ne songerait à modifier pour quils soient plus agréables, ou plus clairs. Ainsi, là où lenquêté souhaite réécrire ses propos, parce qu'il redoute de chuter dans lestime des lecteurs en raison dune expression quil juge défaillante et indigne de sa personne, lenquêteur, de son côté, peut vouloir les conserver intacts parce qu'il craint de ne pas être cru par ses pairs. Lintégralité de la transcription vaut en quelque sorte, à ses yeux, comme une marque dintégrité de la démarche.
Enfin, certains enquêtés en conviennent, les citations littérales confèrent au texte un caractère plus vivant, une fraîcheur, un réalisme. Que signifient ici « caractère plus vivant et fraîcheur » ? Les citations littérales donnent au lecteur limpression dy être, davoir affaire, non à des machines parlantes ou à des livres, mais à des gens en chair et en os, dont les propos nont pas été dissociés de leur situation particulière dénonciation, celle de lentretien. Les tics de langage et les expressions participent de la « façade personnelle » (Goffman, 1973 : 29), qui accompagnent partout les individus. Lattachement à la littéralité des citations traduit en définitive la volonté de rendre compte de la rencontre avec des individus concrets dans un contexte déterminé. Le respect de cette situation, de cette rencontre, importe plus à lenquêteur que celui du confort du lecteur ou de limage de lenquêté.
Les contraintes et les exigences du chercheur, on le voit, ne sont pas faciles à concilier avec celles de ses interlocuteurs. Au terme de ces quelques expériences, je ne sais pas très bien jusquoù les enquêtés peuvent prendre part à la recherche ni sils peuvent en devenir de véritables co-auteurs. Il est très probable que certains projets scientifiques, visant par exemple à « fouiller les consciences » pour mettre au jour des motivations profondes ou inavouables (Sergio dalla Bernardina, 2006), exigent de cantonner les individus à un statut denquêté et interdisent de les inviter à réagir sur des résultats intermédiaires par définition inacceptables.
Mais les recherches sociologiques qui, comme les miennes, cherchent moins à découvrir ce que les gens ont à cacher quà montrer ce quils ont à dire et souhaitent ou du moins acceptent de rendre public pourraient davantage tenir compte de limportance de la contribution des profanes aux processus délaboration des savoirs, particulièrement bien mise en évidence dans le domaine médical.
Le cas des enquêtés est certes bien différent de celui des personnes atteintes de maladies graves. Sauf exception, les analyses sociologiques ne sont pas pour les enquêtés une question de vie ou de mort et le travail sociologique importe généralement moins aux enquêtés que le travail médical aux patients. Il nempêche que certaines personnes accordent une attention extrême aux travaux relatifs à leurs activités présentes ou passées : lorsquelles y ont accès, ce quécrit delles le sociologue les indiffère rarement. Étant donné le rôle que la sociologie a eue dans « la valorisation du malade actif » (Dodier, 2003) et lintérêt que les enquêtés portent aux travaux sociologiques qui les concernent, il serait dommage que les sociologues qui sintéressent à ce que les gens ont à dire sélectionnent et interprètent seuls les propos de leurs interlocuteurs et continuent de faire, en quelque sorte, de la sociologie « dans le dos des acteurs », en les et en se privant de leur participation. Il paraît en tout cas nécessaire de disposer dautres expériences de ce type, si lon veut mesurer plus précisément ce que les enquêtes sociologiques ont à perdre et à gagner dune ouverture, au demeurant toute relative, de latelier du sociologue aux personnes quil a sollicitées. On se donnerait alors véritablement les moyens de publier en connaissance de cause.
De recherches dans les espaces protégés à des recherches sur et pour les espaces protégés
Jai beaucoup échangé avec les personnes que jai enquêtées ; jai aussi consacré un certain temps à négocier avec mes commanditaires. Après avoir réalisé ma thèse dans le parc national de la Vanoise, entièrement prise en charge par le Cemagref, jai en effet de plus en plus travaillé sur et pour les espaces protégés. Jai poursuivi avec un financement du parc les recherches sur lhistoire et les mémoires du parc national de la Vanoise, entamées dans le cadre du programme dirigé par Raphaël Larrère. Jai ensuite mené des recherches similaires sur les réserves naturelles de Haute-Savoie, à la demande dAsters, le gestionnaire des réserves. Létude sur lexpérimentation de contraception de marmottes a été voulue par le service scientifique du parc national des Écrins et celle portant sur la diversification des acteurs de lenvironnement en Haute-Savoie a été officiellement commandée par le comité scientifique des réserves naturelles de Haute-Savoie, le gestionnaire souhaitant ne pas se mettre en avant pour ne pas indisposer ses partenaires et concurrents mais suivant en réalité de près lavancée de lenquête. Enfin, létude sur la production et la réception du suivi scientifique du loup sinscrit dans le cadre dune convention entre le Cemagref et la Direction de la nature et des paysages (Dnp) du Ministère de lécologie, du développement et de laménagement durables (Medad). Quest-ce qui change, lorsque le chercheur, qui avait déjà affaire à des pairs, à des enquêtés, à des lecteurs (souvent les mêmes que les précédents, plus éventuellement quelques autres), est en outre en étroite relation avec un commanditaire ? Fait-on de la recherche autrement et produit-on une autre recherche, lorsquelle est commandée et stipendiée par ceux quelle concerne ? Quelle sorte de contrat se met alors en place ?
Remarquons tout dabord que le fait quelle ait été commandée peut faciliter lenquête. Il est parfois plus aisé de rencontrer les membres du personnel dun établissement, par exemple, lorsquils savent que létude est prescrite par leur direction. Je me souviens notamment dun agent de terrain dun parc national qui na accepté de me recevoir quà partir du moment où je lui ai fourni une lettre de ses supérieurs attestant de leur intérêt pour le travail engagé. Au demeurant, la commande nouvre pas toutes les portes. Lorsque jai commencé à travailler en Vanoise, jai pu très facilement accéder aux dossiers administratifs des personnels et consulter, en particulier, les copies dexamen des agents recrutés en 1963 et en 1964, au moment de la création du parc. Par la suite, les employés du service du personnel ont changé et il na plus été possible dapprocher ces documents. Il arrive également que lenquête voulue par la direction soit ressentie comme une corvée dont on se serait volontiers dispensé. Lenquêté « sur ordre » peut très bien livrer des propos et des réflexions tout à fait intéressants mais il ne se prive pas de manifester sa mauvaise humeur et de signaler au chercheur quil est dans lobligation de le recevoir. Ce cas ma cependant semblé très peu répandu dans les enquêtes que jai menées. Enfin, je nai pas remarqué que la demande de recherche formulée par une institution empêche de sadresser à des personnes extérieures critiques à son égard.
Le commanditaire se sent dautant plus concerné par le rapport remis quil est plus proche de la recherche quil finance. Les directeurs des espaces protégés avec lesquels jai eu loccasion de travailler et leurs proches collaborateurs ont tous lu les rapports avec la plus grande attention et des discussions parfois « serrées » ont eu lieu sur des mots, des phrases, des citations ou des idées. Les premiers textes que jai fournis au parc national de la Vanoise sur la période récente du parc ont été, je lai dit, sévèrement critiqués. Il mest arrivé de faire part de ces discussions et réactions à des collègues universitaires peu coutumiers de ce type de partenariat, qui ont été choqués par ce quils considèrent comme une ingérence insupportable du commanditaire dans le travail du chercheur. Ils voient dans le contrôle exercé sur le texte une censure qui porte atteinte à la liberté dexpression et à la souveraineté de lauteur et qui ne peut déboucher que sur une recherche muselée et asservie. Sans doute existe-t-il des cas où les chercheurs sont en effet à la merci de ceux qui les financent ou les dirigent et où leur autonomie doit être protégée. Le cas extrême de laffaire Lyssenko rappelle même la possibilité dune subordination totale de la science aux intérêts idéologiques, ce que suggère aussi la description par Vassili Grossman (2000), dans Vie et destin, de la situation de la recherche en physique sous le régime soviétique. Ma petite expérience des relations avec les commanditaires de la recherche est, heureusement, bien différente et jestime que leur lecture attentive et parfois même tatillonne a bien plus stimulé et amélioré lanalyse quelle ne la mutilée.
Il est assez rare que les discussions à propos du rapport se limitent à un dialogue entre le chercheur et le responsable de la structure commanditaire. Une version provisoire du texte circule généralement dans un petit cercle et donne lieu à débat. Une réunion avec des agents dAsters a par exemple été organisée pour examiner le rapport sur les histoires et les mémoires des réserves naturelles de Haute-Savoie et pour décider de la suite à lui donner. Bernard Debarbieux, responsable de la commission vie locale du comité scientifique des réserves, y assistait également, si bien que je nétais pas seule face aux gestionnaires. Deux passages ont été pointés comme susceptibles de « poser problème » et ont été particulièrement discutés. Dans lun deux, un enquêté évoquait des opérations de réintroduction de chats sauvages qui avaient été entreprises dans les années 1970, à linitiative de lun des « pères » des réserves. Or le retour des loups était depuis quelque temps à lordre du jour en Haute-Savoie. Les premiers témoignages dobservations commençaient à arriver et lun des dirigeants dAsters était inquiet : était-il vraiment opportun de rendre publiques, précisément à ce moment-là, ces histoires de réintroduction de chats sauvages ? Certains nallaient-ils pas être trop heureux de pouvoir arguer du fait que les fondateurs des réserves avaient relâché des prédateurs pour affirmer quAsters, à présent, en faisait autant avec les loups ? Bref, la citation lui paraissait tout à fait malencontreuse et bien susceptible dêtre utilisée contre Asters. Plusieurs de ces collègues ont défendu un autre point de vue : ils ont jugé important de ne pas taire les entreprises de leurs prédécesseurs, même lorsquelles étaient critiquables, et de montrer, par là même, ne rien avoir à cacher. Le dirigeant inquiet sest rangé à ces raisons et la citation a finalement été conservée. Lautre passage, beaucoup plus long, concernait la création de la réserve naturelle de Carlaveyron (1991). On y apprend que des personnalités scientifiques réputées, dont un prix Nobel de physique, ont joué un grand rôle pour contrer des projets immobiliers et obtenir le classement en réserve, en activant leurs relations dans les services du ministère chargé de lenvironnement. Or, ces scientifiques se trouvaient posséder une résidence secondaire sur la commune et avoir par conséquent des intérêts privés à défendre. Il est très vraisemblable et même à peu près certain que les promoteurs immobiliers bénéficiaient dappuis tout aussi haut placés et mobilisaient de leur côté des réseaux dinterconnaissance. Bien entendu, ils défendaient eux aussi des intérêts privés. Mais le matériau dont je disposais nen disait rien. Ce qui apparaissait donc très clairement, cest que des procédés discutables, comme linvocation du bien commun et de lautorité scientifique au profit de la défense dintérêts particuliers, avaient dans ce cas présidé à la création des réserves. Là encore, la possibilité que le passage incriminé serve à alimenter les reproches adressés aux gestionnaires des réserves a été débattue. Largument a finalement prévalu selon lequel Asters était à même, désormais, d« assumer le passé » et ce second passage a également été intégralement maintenu à la suite dune discussion collective.
À plusieurs reprises, des citations ont certes été supprimées des rapports, les propos qui mettent en avant lexistence de dissensions au sein des établissements en question étant en particulier visées. Mais jai souvent été étonnée par ce que lon mautorisait à publier, en fin de compte. Il va de soi que les responsables dune structure nont pas les mêmes préoccupations ni les mêmes contraintes que le chercheur. Lorsquils lisent un rapport, ils sinterrogent bien sûr sur sa véracité, son intérêt et son accessibilité mais ils se demandent aussi quelles seront ses conséquences en interne et en externe. Ni le chercheur ni le commanditaire ne peuvent totalement faire fi de leurs contraintes et de leurs objectifs respectifs. Un contrôle excessif du commanditaire devient intolérable au chercheur. Mais la collaboration est-elle tenable si le chercheur croit pouvoir tout écrire, sans tenir aucun compte des suites possibles de la publication ? La question de savoir où passent les limites à ne pas franchir se pose ainsi pour les deux parties et elle se pose de manière inédite lors de chaque chantier de recherche.
Membre dune communauté qui a ses règles, ses codes, ses exigences, un chercheur a des comptes à rendre avant tout à ses pairs. Sil estime navoir à sexpliquer quavec eux, il peut se moquer de ce que les personnes quil a sollicitées pensent de ses analyses et du compte rendu quil propose de leurs discours et de leurs agissements. Au demeurant, ce nest pas parce que les enquêtés lui donnent raison (tort), quil ne sest pas trompé (quil sest trompé). Même si cest souvent un peu plus difficile, il peut encore ne pas trop se soucier de lavis de ses commanditaires, ou sarranger pour avoir des commanditaires qui ne soient pas trop impliqués dans les recherches quil mène. Mais il peut aussi considérer que ses pairs, les enquêtés et les commanditaires, en faisant peser sur lui des contraintes différentes, contribuent à la production dune recherche plus exigeante, plus rigoureuse et mieux insérée dans la société. Cet élargissement suppose un apprentissage collectif croisé (Callon, 1998 : 71), les commanditaires et les enquêtés étant dans lensemble peu accoutumés à être associés à des recherches en sciences sociales et les chercheurs, de leur côté, nayant pas tellement lhabitude de discuter avec leurs interlocuteurs pour décider ensemble de ce qui peut être publié dans le respect des contraintes de la production scientifique.
Pourquoi et comment faire du terrain ? Quel statut accorder aux récits que lon recueille et que lon produit ? Quelles relations tisser avec les enquêtés et les commanditaires de la recherche ? Ces questions se posent quel que soit le champ de la sociologie. Une interrogation importante subsiste qui semble en revanche propre à la sociologie de la nature. Le travail, la famille, les religions, léducation, les institutions, etc. font en effet indéniablement partie de la société. Mais où situer son objet, lorsquon veut faire de la sociologie de la nature ?
Où situer la nature ?
Jai dit plus haut avoir voulu mettre en évidence et analyser le rôle dêtres réputés peu importants comme les animaux sauvages dans la vie de certains hommes : il sagissait de montrer, par exemple, que des gens sappuient sur le comportement, laspect, les agissements, le nombre et la localisation danimaux quils connaissent bien pour se présenter et justifier leurs actions et leurs jugements à légard non seulement de ces animaux mais également dautrui. Je me suis donc demblée intéressée à la signification sociale des relations entre des humains et des êtres non humains qui leur importent particulièrement. En revanche, ma façon de concevoir et dappréhender ces relations a sensiblement évolué. Jai en effet commencé par considérer que les relations des hommes entre eux et celles quils établissent avec des animaux appartiennent à des plans différents.
Dune sociologie des pratiques et des représentations de la nature
Lorsque je suis arrivée à lInerm, léquipe collaborait étroitement avec des chercheurs de lInstitut de géographie alpine à la rédaction du premier numéro de la revue Montagnes méditerranéennes, consacré au « système territorial ». Impliquée dans cette réflexion collective, jai défini le territoire comme un « feuilleté » formé de deux couches superposées, unies par des relations matérielles les pratiques et idéelles les représentations. Sur lune de ces couches se trouvaient les hommes, organisés en groupes interdépendants de tailles variables. Lautre était découpée en écosystèmes peuplés dêtres vivants, également interdépendants. Létude de « létage des hommes » et de celui des écosystèmes revenait aux spécialistes respectivement des sciences humaines et des sciences naturelles, tandis que lanalyse de leurs interrelations incombait aux spécialistes des relations des hommes à la nature, recrutés parmi différentes disciplines, dont la sociologie, la géographie humaine, et lécologie humaine. Schématiquement, cela donnait :
SHAPE \* MERGEFORMAT
Ce schéma conférait une place centrale aux pratiques et aux représentations de la nature.
Le succès des représentations de la nature
Après avoir fait leur entrée en sociologie avec larticle dÉmile Durkheim (1898) sur les représentations individuelles et les représentations collectives, les représentations ont ensuite connu une longue période déclipse, jusquà ce que Serge Moscovici revisite la notion au début des années 1960 et lapplique au cas de la réception de la psychanalyse en France (Moscovici, 1961). Serge Moscovici a insisté sur limportance de la communication et des interactions entre les individus dans la genèse et la transmission des représentations, qui ont alors perdu le caractère dobligation et la permanence que leur avait conférés Durkheim : les représentations collectives ont cédé la place aux représentations sociales.
Comme toutes les notions ayant une longue histoire et qui se sont largement diffusées, la notion de représentations sociales est très polysémique. Je retiens ici la définition, souvent reprise, quen a proposée Denise Jodelet (1989 : 36) : « Cest une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction dune réalité commune à un ensemble social. » Dirigeant louvrage collectif sur les représentations dont est tirée cette définition, Denise Jodelet peut alors faire le constat de lexpansion des représentations et de la vitalité, de la transversalité et de la complexité du domaine (Jodelet, 1989 ; Moscovici, 1989).
Les représentations, et plus encore le duo pratiques-représentations, ont en particulier connu un vif succès auprès des spécialistes des rapports à la nature. Létude des représentations de la nature a en effet ouvert aux sciences sociales un nouveau champ, dautant plus prometteur que létat de la nature et de lenvironnement suscite des préoccupations, des interventions et un intérêt croissants, sans remettre en cause lautonomie daucune discipline : il ne sagit nullement de sintéresser à la nature elle-même, qui reste laffaire des naturalistes (Kalaora, 2000 : 211), mais uniquement à ses représentations.
Lidée selon laquelle il nexiste pas daccès immédiat à la nature, si bien que lon ne peut sen faire que des représentations, na pas seulement séduit les chercheurs en sciences sociales. Les représentations jouissent également dune grande popularité auprès des naturalistes et des gestionnaires de la nature, qui se sont rapidement approprié le terme : étant bien entendu quelles nont aucun rapport avec la nature réelle que la science permet peu à peu de découvrir, les représentations de la nature développées par les profanes sont tout à fait acceptables. Les représentations que des chasseurs ou des éleveurs se font de la nature constituent même des curiosités plutôt amusantes, et gratifiantes, parce qu'elles soulignent lécart entre savoirs scientifiques et populaires et donc limportance des progrès accomplis par les naturalistes. De leur côté, les agriculteurs et les chasseurs en question nont nullement le sentiment davoir des représentations, mais bien plutôt des expériences de la nature. De ce point de vue, les représentations ne sont pas sans rappeler les croyances (Pouillon : 1993 : 26) : ce sont toujours les autres qui en ont et lon ne peut les repérer que parce qu'on ne les partage pas.
Portée par son succès, lexpression « pratiques et représentations de la nature » a été employée de façon de plus en plus routinière ; elle est devenue une réponse « tout-terrain » (Despret, 2007 : 13). Annoncer que lon allait étudier les-pratiques-et-les-représentations-de-la-nature dun groupe (ethnique, religieux, dusagers de la nature, tels que les éleveurs, les agriculteurs, les pêcheurs, les chasseurs, les protecteurs, etc.) est devenu une sorte dantienne. Cette référence quasi constante et presque obligatoire aux représentations de la nature mérite pourtant dêtre discutée.
Les inconvénients de lapproche par les représentations de la nature
La définition des représentations que lon vient de rappeler nest pas, en effet, sans poser de problèmes. Celui, tout dabord, de laccès aux représentations : comment atteindre « ces formes de connaissance socialement élaborées et partagées » ? Comment sassurer, en particulier, que les connaissances dun individu sur la nature sont bien partagées par un ensemble social ? Supposer que les membres dun groupe ont des connaissances partagées et une conception commune de la réalité est une hypothèse difficilement vérifiable. Par ailleurs, les pratiques concrètes des individus et les représentations sont souvent considérées comme interdépendantes mais leur articulation nest jamais clairement élucidée et les décalages ne sont pas rares entre les pratiques observables et les représentations que lon tente de reconstituer, par exemple à partir des discours (Jollivet et Mathieu, 1989). Enfin, même si, après les travaux de Serge Moscovici, les représentations nont plus été statiques, elles ont néanmoins conservé une relative stabilité et apparaissent de ce fait en partie au moins indépendantes des situations particulières dans lesquelles se trouvent engagés les individus (Mondada, 1998), ce qui pose tout de même le problème de leur genèse : si elles préexistent aux conduites des individus, comment, à laide de quels supports, sont-elles produites et transmises ?
Au-delà de ces difficultés dordre théorique et méthodologique, les observations concrètes saccordent parfois difficilement à lappréhension des relations entre les hommes et la nature à partir dune approche par les pratiques et les représentations.
Demblée, celle-ci accorde en effet une sorte de préséance aux hommes puisque ce sont eux qui ont des pratiques et des représentations de la nature. Elle donne donc à penser que linitiative des relations entre les hommes et la nature revient essentiellement sinon exclusivement aux premiers. Or les membres dune relation, quelle quelle soit, ne sont pas soit acteurs soit agis mais tour à tour acteurs et agis (Gomart et Hennion, 1999). Cette réciprocité et cette alternance des rôles semblent particulièrement se vérifier dans le cas des relations entre les hommes et la nature : les êtres naturels, et les animaux sans doute au premier chef, suscitent dans une large mesure les paroles, les actions et les émotions de ceux qui sintéressent à eux.
Par ailleurs, lapproche des relations entre les hommes et la nature par les pratiques et les représentations saccompagne de lidée que la nature et la société constituent des entités qui, pour être couplées et indissociables, nen demeurent pas moins distinctes. En effet, les représentations et les pratiques étant liées par des rapports dialectiques, un certain type de pratiques et, partant, un certain état de la nature correspondent à un certain type de représentations. Sil existe une « histoire humaine de la nature » (Moscovici, 1968), la nature elle-même peut demeurer inchangée quelles que soient les représentations que lon sen fait et les pratiques que lon adopte : ce sont moins des natures que des états de la nature qui coexistent dans lespace et se succèdent dans le temps. Non seulement le couple pratiques-représentations nest pas incompatible avec une conception duale de la nature et de la société mais il lui est indispensable : en faisant correspondre des états de la nature à des cultures, les pratiques et les représentations continuent précisément de disjoindre les cultures et la nature, saisie comme une entité universelle susceptible de revêtir une multitude de formes particulières.
Apparue dans le sillage des travaux dAndré-Georges Haudricourt et dAndré Leroi-Gourhan, lidée que la nature et la société constituent des entités interdépendantes et distinctes représente indiscutablement un progrès par rapport à celle qui en faisait des instances autonomes. Cest grâce à elle quont été étudiés les objets, les mots et les gestes dont les hommes se servent dans leurs rapports à la nature et que des catégorisations et des savoirs vernaculaires ont été mis au jour. En faisant voir des liens et des réseaux jusque-là inaperçus, les recherches des ethnoécologues comme celles de certains géographes et sociologues ont jeté des ponts entre les disciplines et montré les interdépendances entre « faits naturels » et « faits sociaux ». Mais elles nont pas abattu la cloison dressée entre la nature et les sociétés humaines et elles ont renforcé lidée selon laquelle chaque peuple interprète la nature, c'est-à-dire notre nature, à sa façon (Descola, 2005).
Pourtant, à écouter les gens parler et à les regarder se comporter, on ne trouve pas plus de coupure entre la nature et la société quune nature unique. Aucune des nombreuses personnes que jai rencontrées ne soccupe ni ne se préoccupe de la nature dun côté et des hommes de lautre. Loin de partager les êtres qui leur importent selon quils sont ou non humains, toutes les associent sans cesse dans leurs discours et leurs activités. Par ailleurs, outre que les gens ont des façons différentes de considérer et de traiter les mêmes êtres, ils sintéressent à des êtres qui, pour dautres personnes, nexistent tout simplement pas. Enfin, un nombre croissant de travaux indiquent que la façon détudier et de traiter la nature ninfluence pas seulement lidée que lon sen fait et la connaissance que lon en a mais la nature elle-même. Le cas des animaux sauvages est à cet égard tout à fait exemplaire. Ainsi, si les spécialistes des primates ont pu produire de nouvelles connaissances lorsquils se sont mis à rester plus longtemps sur le terrain et à ne plus avoir besoin de nourrir les animaux pour les observer, cest certes parce qu'ils ont considéré les primates autrement et quils leur ont adressé dautres questions mais cest aussi que lattitude des animaux à légard de leurs congénères comme à légard des chercheurs a changé (Despret, 2007). De même, lorsque, par exemple, des chasseurs changent leur manière de chasser les chamois (Mauz, 2005a) ou les sangliers (Mounet, 2007), ce ne sont pas seulement leur représentation du gibier qui changent, mais bien les animaux eux-mêmes, ce qui amène à réévaluer à la fois ce que disent les premiers et ce que font les seconds.
Contrairement à ce quexprime le schéma précédent, il ne semble donc pas exister, dans la réalité, de couches que lon pourrait décoller lune de lautre et les relations des hommes aux milieux et aux êtres naturels ne sont pas disjointes des relations ni des hommes ni des milieux entre eux. Il ny a donc pas de raisons de représenter les unes verticalement, les autres horizontalement : elles coexistent sur un même plan.
à la sociologie des collectifs
Jai progressivement abandonné lidée que les groupes humains sintéresseraient à la nature chacun à sa manière, au profit dune autre conception, selon laquelle des hommes sassocient entre eux, à des êtres vivants non humains qui constituent leur nature et à des objets pour former les sociétés dans lesquelles ils vivent. Cest dire que les hommes seuls ne suffisent pas à faire des sociétés humaines : celles-ci rassemblent, outre des gens, dautres êtres et des objets, sans lesquels ces sociétés ne seraient pas ce quelles sont et nexisteraient tout simplement pas. Je conçois donc aujourd'hui les sociétés humaines comme des assemblages dhumains, dêtres non humains et dobjets, que jappellerai indifféremment des collectifs ou des mondes humains.
Mais, si les gens vivent dans des mondes où les êtres et les choses ne revêtent pas la même signification ni la même identité, comment se fait-il quils parviennent assez souvent à sentendre et à produire ensemble des actions un tant soit peu cohérentes ? Cette question se pose particulièrement à propos des espaces protégés, dans lesquels se sont impliqués, dès lorigine et jusquà aujourd'hui, des acteurs aux motivations et aux objectifs profondément divergents. La réflexion développée par Star et Griesemer (1989) se révèle ici très utile. Étudiant lhistoire du musée de zoologie des vertébrés de luniversité de Californie, Star et Griesemer ont constaté limportance de la coopération entre des acteurs (scientifiques professionnels, naturalistes amateurs, membres de ladministration du musée, trappeurs, éleveurs, etc.) impliqués dans des mondes sociaux différents. Cherchant alors à comprendre comment la cohérence et la coopération nécessaires au fonctionnement de létablissement sont rendues compatibles avec cette hétérogénéité, ils suggèrent quun des principaux moyens de les concilier consiste à recourir à des objets frontières (boundary objects) ainsi définis : those scientific objects which both inhabit several intersecting social worlds and satisfy the informational requirements of each of them. Boundary objects are objects which are both plastic enough to adapt to local needs and the constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites. They are weakly structured in common use, and become strongly structured in individual-site use. These objects may be abstract or concrete. They have different meanings in different social worlds but their structure is common enough to more than one world to make them recognizable, a means of translation. The creation and management of boundary objects is a key process in developing and maintaining coherence across intersecting social worlds (1989: 393).
Cette conception des sociétés humaines comme des assemblages entre des humains, des êtres non humains et des objets est relativement récente et elle diffère sensiblement de celle qua longtemps privilégiée la sociologie et qui la amenée à soccuper avant tout des relations des hommes entre eux. En revanche, elle se rapproche de celle proposée par la nouvelle sociologie des sciences, dont je me suis de fait assez fortement inspirée.
Les nouveaux sociologues des sciences ont employé plusieurs termes pour exprimer leur volonté de tenir compte de la diversité des membres des sociétés humaines dans leur travail dobservation et danalyse, cette instabilité des désignations ne facilitant dailleurs pas la lisibilité de lapproche. Dans leurs écrits, on trouve ainsi les expressions de « sociologie de la traduction » (Callon, 1986 ; Akrich et al., 2006), « danthropologie symétrique » (Latour, 1991), de « théorie de lacteur réseau » (en anglais Actor Network Theory, doù lacronyme ANT) (Latour, 2006), de « sociologie des collectifs », (Barbier et Trépos, 2007). Jai retenu cette dernière formulation, qui indique selon moi plus clairement la spécificité de lapproche, si du moins lon tient pour acquise la composition hybride des collectifs.
Assimiler les sociétés humaines à des collectifs conduit à accorder une grande attention à ce qui fait tenir ensemble les êtres et les objets qui les composent et donc à laptitude et à la propension de leurs membres à se lier, à sassocier et à sattacher les uns aux autres, au-delà des barrières despèce et du vivant. Cest pourquoi je suis également très sensible à la proposition dAntoine Hennion (2004) de développer une « sociologie des attachements ».
Je ne prétends pas que laptitude et la propension à sattacher soient un propre de lhomme. Dune part, les travaux des philosophes contemporains sur lanimalité incitent à se méfier des critères de distinction de lhumain, ceux qui ont été successivement proposés la parole, la raison, la conscience de soi, la notion du temps, laccès à un monde, etc. conduisant tous à exclure de lhumanité des humains momentanément ou durablement dépourvus de ces caractères et à légitimer une exploitation illimitée danimaux systématiquement définis comme des êtres « privés de » (Burgat, 1997 ; De Fontenay, 1998). Dautre part, il suffit de regarder autour de soi pour constater que nous ne sommes pas seuls à éprouver de la curiosité et de lintérêt pour dautres que nos congénères. Les exemples abondent de liens et dassociations interspécifiques, quil sagisse dun parasite et de son hôte, de fourmis qui élèvent des pucerons ou des champignons, etc. Les relations entre des hommes et dautres espèces ne sont donc quun cas particulier, qui ne se distinguent pas nécessairement par la part quy prennent les premiers : Nicolas Lescureux (2006) a montré la réciprocité des relations entre les loups et les éleveurs kirghizes et il est probable que maintes espèces, dont le loup, nauraient pas été domestiquées si elles ne sétaient pas, de leur côté, intéressées et attachées aux hommes et laissées apprivoiser (Sigaut, 1988 : 62 ; Haudricourt et Dibie, 1988 : note 11). En outre, si les hommes ont particulièrement développé et diversifié leurs rapports avec la matière, dautres espèces, et pas seulement celles qui nous ressemblent le plus, sont elles aussi capables dédifier des constructions complexes et de se servir doutils (Lestel, 2001 : 61-99). À nen pas douter, la capacité de sattacher à des êtres et à des choses est très largement partagée et nest nullement lapanage de lhumanité. Mais il nest pas besoin que la tendance à sassocier soit un propre de lhomme pour en faire un trait marquant des sociétés humaines.
Les attachements au fondement des collectifs
Je préfère aujourd'hui le terme dattachement à celui de relation, que jai beaucoup employé dans ma thèse. Je continue pourtant de penser que nous sommes fondamentalement faits de relations, au double sens du terme : de liens que nous nouons avec dautres pour former des collectifs et de récits que nous élaborons, les collectifs et les récits constituant deux grandes « synthèses de lhétérogène » (Ricur, 1983 : 9) à partir, les uns dune juxtaposition dêtres et dobjets, les autres dune succession dévénements. Je crains pourtant que parler de relation nincite à considérer les liens entre les membres dun collectif comme des données pouvant sexpliquer par les caractéristiques des termes reliés. Dans cette perspective, quun montagnard chasse les chamois, par exemple, peut sexpliquer par son appartenance à une famille de chasseurs, par la possession dun véhicule tout terrain qui dispense de la marche dapproche, par laugmentation des populations de chamois, par la volonté de se distinguer des touristes qui, eux, ne chassent pas, etc. Ce sont là des explications avancées par les chasseurs eux-mêmes, ou par dautres, et qui sont tout à fait recevables. Il nempêche que lon peut très bien avoir été élevé dans une vieille famille de chasseurs, conduire un 4 X 4, tenir à se distinguer des touristes et ne pas chasser les chamois, tout en continuant, parfois, de sy intéresser, mais autrement. Plutôt que de multiplier les tentatives didentifier les déterminants sociaux de nos pratiques, autrement dit dexpliquer ce que nous faisons par ce que nous sommes, il sagit de retourner la proposition et de considérer que nous sommes faits par les liens que nous établissons. Substituer le terme dattachement à celui de relation témoigne de cette volonté de déplacer lattention, des êtres et des objets vers leurs attachements, dans un mouvement d« écologisation » (au sens de Bruno Latour, cf. encart) de lanalyse sociologique.
Lécologisation
Le terme décologisation, dont la fortune nest pas encore assurée et dont le sens est loin dêtre clair (Mougenot et Roussel, 2005), est venu récemment enrichir le champ lexical de lécologie. Il nest véritablement employé dans la littérature scientifique francophone quà partir des années 1990 (Morin, 1992 ; Berlan-Darqué et Kalaora, 1992 ; Béney, 1992 ; Latour, 1995) et il se répand depuis lan 2000 (Miéville-Ott, 2000 ; Chabert et de Sainte-Marie, 2003, Draetta, 2003 ; Dubuisson-Quellier et Stassart, 2003 ; Semal, 2005 ; Mougenot et Roussel, 2005 ; Flipo, 2005). De manière générale, ce néologisme traduit lidée quil se passe quelque chose du côté de lécologie, de la nature ou de lenvironnement, sans que les auteurs saccordent sur la qualification ni sur la signification de ce qui advient.
Certains articles proposent cependant une définition relativement précise de lécologisation ou du moins des indications suffisantes pour que lon puisse dégager deux grandes tendances.
La première, surtout présente dans des articles théoriques, voit dans lécologisation une véritable révolution de la pensée et une rupture avec la modernité, qui apparaît caractérisée par sa propension à négliger voire à nier les liens entre les êtres, et notamment entre la société et la nature. Pour Edgar Morin (1992), il faut « écologiser la pensée » en renonçant au « paradigme cartésien » qui octroyait à lhomme un statut dinsularité et de supériorité dans la nature. Lhumanité nest plus à part : tout est lié sur la planète terrestre. La même perspective holiste est reprise par Fabrice Flipo (2005). Pour Bruno Latour (1995), laffirmation selon laquelle tout se tient na pas plus de sens que laffirmation contraire. Il sagit de savoir à quels êtres nous tenons et voulons nous associer. Une analyse sociologique écologisée consiste alors à explorer les réseaux dattachements. Se référant aux économies de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), Bruno Latour défend lexistence dune septième cité, qualifiée de verte ou décologique, où serait tenue pour « grande » la capacité à mettre en doute et à lépreuve les liens entre les membres du collectif, tandis que serait « petit » le fait de considérer comme certaines et données lexistence comme linexistence de liens entre des êtres.
Dans la deuxième tendance relevée, plus fréquente dans les textes qui retracent lévolution du mouvement écologique ou qui scrutent la transformation des pratiques, les auteurs affirment quun tournant majeur sest produit à la fin de la décennie 1980-1990. Lémergence du concept de développement durable, popularisé par le rapport Brundtland (1987), et la tenue cinq ans plus tard du Sommet de la Terre de Rio marqueraient le passage de la confrontation à la conciliation dans les rapports entre protecteurs de la nature et tenants du développement économique. Tandis que le développement économique et la protection de la nature auraient été jusque-là considérés comme nécessairement opposés lun à lautre, un compromis est dès lors apparu possible et nécessaire et la modernisation aurait alors commencé à absorber le mouvement écologique (Semal, 2005). On se rapproche ici de la théorie de la modernisation écologique (Mol, 2000 ; Hajer, 1996 ; Buttel, 2000), courant né dans les années 1980 dans des pays dEurope du nord ouest, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume Uni, qui, comme le relève Jacques Theys (2000), constitue un nouvel oxymore, témoignant de laffirmation dune possibilité de trouver un compromis entre développement économique et social et protection de lenvironnement.
Deux des questions habituellement posées à propos des êtres et des objets me paraissent alors pouvoir être reprises pour les attachements. La première est celle de leur carrière. Dans bien des cas, le lien entre deux êtres ou un être et un objet, loin dêtre immédiat, advient progressivement, passe par des phases de consolidation et daffaiblissement et finit parfois par disparaître. Bien quil se soit intéressé à la carrière des fumeurs de marijuana, Howard Becker (1985) a donné un très bel exemple de la succession des étapes à parcourir pour que le lien une fois apparu entre le fumeur et la drogue devienne occasionnel ou régulier et se fasse attachement. Howard Becker a décrit lapprentissage des techniques que le fumeur doit mettre en uvre pour que la marijuana puisse exercer sur lui un effet, dont lapparition nécessite par exemple de conserver la fumée suffisamment longtemps dans les poumons ou encore de doser convenablement la drogue. La marijuana nagit sur le fumeur que sil a préalablement appris à agir sur elle, autrement dit sil y a interaction. Il faut encore que le fumeur apprenne à reconnaître les effets que la drogue a sur lui et quil apprenne à les apprécier. Le lien entre la vierge et les pèlerins de Medjugorge étudié par Élisabeth Claverie (2003) et repris par Isabelle Stengers (2006) nest pas davantage donné : parce qu'ils savent bien que la vierge ne se manifeste pas dans nimporte quelles circonstances, les pèlerins se préparent à sentir sa présence et à favoriser les situations dans lesquelles elle est susceptible de leur apparaître. Les attachements entre les membres des mondes auxquels je me suis intéressée ne vont pas plus de soi que ceux des fumeurs et de la marijuana ou de la vierge et des pèlerins ; les liens entre les hommes et les animaux sauvages demandent eux aussi que les conditions et les circonstances qui favorisent ou au contraire entravent leur genèse et leur maintien soient élucidées. Par exemple, les hommes qui cherchent à observer des loups ou à capturer des ongulés sauvages ou des marmottes expliquent souvent quil faut, pour y parvenir, se placer dans certaines conditions mais aussi être dans une disposition desprit particulière : « il faut y croire, sinon ça ne marche pas », disait très sérieusement un garde-moniteur du parc national des Écrins à propos de la capture de marmottes au moyen de pièges-cages, moins efficaces que les anciens pièges à mâchoires.
La seconde question, qui concerne la qualification des attachements, suppose que soit dabord résolue celle de leur existence. Pour parler dattachements, il faut en effet avoir conscience de leur existence et donc conscience que deux êtres ou un être et un objet exercent lun sur lautre des effets. Nous pouvons nous dire attachés à un être ou à un objet si nous percevons que, dans certaines conditions, cet être ou cet objet a sur nous un pouvoir parce qu'il nous fait faire ou ressentir quelque chose ou parce qu'il nous fait être ce que nous sommes ou devenir autre. Or cette conscience nest pas nécessairement partagée, comme le montre très bien, à nouveau, lexemple développé par Howard Becker : il arrive que des fumeurs expérimentés soient convaincus que le novice quils initient nest pas dans son état habituel et « plane » alors que lui-même est convaincu du contraire. Il ne fait aucun doute pour les premiers que la drogue agit et pour le second quil nen est rien. Réciproquement, le fumeur régulier qui souhaite cacher son lien à la marijuana à certains membres de son entourage semble souvent y parvenir, non seulement en dissimulant la drogue mais aussi en apprenant à contrôler ses effets comportementaux. Dans tous les cas où les attachements sont incertains, tout un travail est nécessaire pour établir ou au contraire mettre en doute lexistence des effets et du pouvoir que les êtres exercent les uns sur les autres.
Il reste ensuite à comprendre comment est qualifié un attachement dont lexistence est reconnue, au moins par certains. Un attachement peut avoir des effets tantôt ou toujours jugés positifs ou négatifs sur lun des termes de la relation, ou sur les deux. Selon les individus et, pour un individu donné, selon les moments et les circonstances, il peut aller du plus choisi au plus contraint, du plus direct au plus indirect, du plus secret au plus public, etc. Il peut également aller du plus fort au plus faible, être permanent ou intermittent, symétrique ou asymétrique. Loin de se résumer à la figure de lalliance, qui correspond à un lien mutuel délibéré dont on attend des suites favorables, les attachements sont ainsi éminemment variables. Le sociologue na pas plus à préjuger de la qualité ni de lintensité dun attachement quil na à décider de son existence. Son rôle est plutôt de tenter de saisir le travail déployé par les acteurs, non seulement pour constituer les attachements entre les membres des collectifs, mais aussi pour les décrire et les qualifier.
Les animaux et la sociologie des collectifs
Il est beaucoup question de relations entre des hommes et des animaux dans mes recherches. Le loup, le chamois et le bouquetin mont particulièrement occupée durant ma thèse et les animaux ne sont pas absents de mes travaux sur lhistoire des espaces protégés. On les trouve encore, par exemple, dans létude réalisée avec Céline Granjou sur les réactions à lexpérimentation de contraception de marmottes lancée par le service scientifique du parc national des Écrins en 2004.
Sintéresser aux rapports entre les hommes et les animaux, aujourd'hui, na rien de très original. Lattention que leur portent les chercheurs en sciences sociales sest fortement accrue au cours des dernières décennies et elle est aujourd'hui assez largement partagée. Aucune discipline nest demeurée totalement à lécart de cet engouement : des historiens, des sociologues, des géographes, des ethnologues, des anthropologues, des juristes se sont spécialisés sur les animaux et sur leurs relations avec les hommes. De nombreuses revues leur ont consacré un numéro spécial, des séminaires et des colloques ont été organisés et maints ouvrages publiés. Les philosophes, de leur côté, nont pas été en reste et ont multiplié les réflexions et les prises de position sur la condition animale.
Lintérêt pour les animaux, surtout domestiques mais pas seulement, et à leurs relations avec les hommes nest pas non plus nouveau, en particulier chez les sociologues et les anthropologues ruralistes. Dans un article de 1962 devenu classique, André-Georges Haudricourt (1911-1996) suggérait lexistence de corrélations entre la façon de gouverner les hommes et lélevage du mouton ou la culture de ligname. Il concluait sa réflexion par linterrogation suivante : « Est-il absurde de se demander si les dieux qui commandent, les morales qui ordonnent, les philosophies qui transcendent nauraient pas quelque chose à voir avec le mouton, par lintermédiaire dune prédilection pour les modes de production esclavagiste et capitaliste, et si les morales qui expliquent les philosophies de limmanence nauraient pas quelque chose à voir avec ligname, le taro et le riz, par lintermédiaire des modes de production de lantiquité asiatique et du féodalisme bureaucratique ? » (Haudricourt, 1962 : 50). Cétait suggérer la dimension politique du rapport à lanimal et lexistence de liens entre des êtres aussi différents, par exemple, que les dieux, les esclaves et les moutons. On commence donc, aujourd'hui, à disposer dun certain recul.
Ainsi, les considérations théoriques et les études ne manquent pas pour qui veut étudier les relations entre les hommes et les animaux. Je me suis pour ma part appuyée sur la sociologie des collectifs pour tenter de comprendre ces relations, ce qui nest pas un cas isolé, dautres chercheurs intéressés par ces relations étant eux aussi attirés par la sociologie des collectifs. Notons que lattirance a joué dans les deux sens : les initiateurs de la sociologie des collectifs ont, de leur côté, plusieurs fois pris pour exemple lanimal et plus généralement lêtre vivant. Après avoir consacré un livre aux microbes et collaboré avec Shirley Strum, spécialiste des sociétés de babouins, Bruno Latour a rédigé un ouvrage sur les politiques de la nature et une partie de lexposition Making things public quil a dirigée avec Peter Weibel (2005), intitulée The Great Pan is dead, visait notamment à montrer la présence danimaux au cur des collectifs. Pour exposer ses éléments de « sociologie de la traduction », Michel Callon (1986) a quant à lui retenu lexemple des marins-pêcheurs et des coquilles Saint-Jacques. La place prise par les animaux dans la sociologie des collectifs ne relève pas du hasard : la sociologie des collectifs fournit à létude des relations entre les hommes et les animaux un cadre danalyse fécond et, réciproquement, ce que lon apprend et comprend progressivement des relations entre les hommes et les animaux est à même de nourrir et denrichir la sociologie des collectifs. Les recherches menées sur le rôle des animaux sauvages dans la construction des rapports sociaux mont pour ma part conduite à me démarquer sur certains points de la sociologie des collectifs telle quelle est habituellement présentée. En particulier, la distinction entre humains et non-humains fréquemment opérée par la sociologie des collectifs (Barbier et Trépos, 2007), outre quelle relègue, une fois de plus, les animaux et les êtres vivants en général du côté des objets, ne me paraît pas rendre pleinement justice à leur façon particulière dintervenir dans les mondes humains.
Les animaux se distinguent en effet dautres non-humains, comme les objets techniques, par au moins trois grands traits. Premièrement, lancienneté de leur coexistence avec les hommes. Il nest pas un site préhistorique qui ne livre des traces de présence animale et, en bien des endroits, des hommes et des animaux vivent ensemble depuis des siècles ou des millénaires, dans des communautés qualifiées de mixtes par Mary Midgley (1983), de domestiques par Catherine et Raphaël Larrère (1997, 2004), et dhybrides par Dominique Lestel (1996). Si des collectifs ont duré, cest bien ceux formés par les hommes et les animaux. Deuxièmement, le mode dexistence des animaux. Un animal nexiste pas à la manière dune table, dune machine ou dun esprit. Il sinscrit dans lhistoire dune espèce, qui ne se réduit pas à celle de ses relations avec lespèce humaine (Delort, 1984). De plus, lanimal vit, c'est-à-dire quil naît, se développe et vient un jour à mourir : il a lui aussi une histoire et cette histoire, si marquée soit-elle par les hommes, demeure partiellement autonome. En tant quêtre vivant, lanimal est porteur dexigences, de préférences et, pour certains dentre eux, dintentions, démotions, probablement même dune culture (Lestel, 2001 ; Despret, 2007 : 74-77). Troisièmement, la proximité entre lhomme et les autres animaux. Outre quelle a toujours été une source de fascination et dinterrogation (jusquoù sommes-nous proches ?), cette étrange proximité (Larrère et Larrère, 2004) permet une communication non langagière avec les humains : une compréhension mutuelle est possible. Il arrive certes que des personnes disent ressentir une affinité si forte avec des êtres inanimés ou des éléments quils parviennent à prévoir leurs réactions : le tailleur de pierre sait où et comment taper pour que la pierre se fende, le guide de haute montagne peut souvent prédire si le manteau neigeux va tenir ou céder. Mais la pierre et la neige, elles, nont aucune intelligence de ceux qui la taillent ou la foulent. Au contraire, la connaissance que des hommes et des animaux parviennent à avoir les uns des autres permet létablissement dun véritable commerce, qui nest bien sûr pas exempt de ratés ni de ruses : « Lui, il nous connaît par cur », sexclame un des éleveurs rencontrés par Coralie Mounet (2007 : 159) à propos du loup. De plus en plus de travaux de recherche confirment en outre ce que savent bien les personnes qui ont quotidiennement affaire aux animaux, quils soient sauvages ou domestiques : loin dêtre interchangeables, les individus dune espèce donnée se distinguent les uns des autres par leur aspect, leur comportement et leur personnalité.
Si lon admet quune société humaine comporte des êtres qui ne sont pas humains mais dont le rôle ne se réduit pas à celui de figurants, et si lon décide de sintéresser plus particulièrement à des animaux, comment procéder ? Comment aborder lanimal dans une sociologie des collectifs ?
On ne peut occulter la difficulté à laquelle on se trouve immédiatement confronté : nous pouvons certes communiquer avec les animaux, dans une mesure qui varie avec les espèces et les individus, mais ils ne peuvent pas nous parler. Cette parole quils nont pas, daucuns la leur octroient, pour rétablir une symétrie qui, en réalité, nexiste pas. Le procédé est fréquent dans la littérature, chez les fabulistes, depuis Ésope au moins, mais aussi chez les romanciers. Bruno Latour (1992) nhésite pas à lemployer, faisant parler Aramis, le mode de transport révolutionnaire dont il a retracé la brève histoire. Bien que le procédé ait lavantage de très clairement signaler que lon a affaire à des êtres qui agissent et font agir et dont, par conséquent, dépendent les événements passés, présents et à venir, jai préféré ne pas ladopter. Dans mes textes, les animaux sont privés de parole, comme ils le sont dans la réalité.
Je ne me suis pas non plus transformée en éthologue. Je nai pas cherché à saisir le point de vue des animaux sur le monde des hommes, ni le monde de lanimal, comme a pu le faire Jacob Von Uexküll (1956) avec la tique, par exemple, mais le monde humain de cet animal, c'est-à-dire lensemble des êtres et des objets que des hommes associent lorsquils sintéressent à cet animal. Si lapparence, le comportement, le régime alimentaire, la localisation, le nombre, ou les changements qui affectent ces différents aspects comptent pour mes interlocuteurs, alors je dois moi aussi leur accorder de lattention. Si, pour parler des loups, ils ont besoin de jumelles, de longues-vues, darchives, de photographies, de magnétophones, de cadavres de brebis, de crottes, de colliers émetteurs, de séquenceurs dADN, de modèles mathématiques, de réseaux dobservateurs, alors tout cela, sans quoi les loups qui les intéressent nexisteraient pas, doit également être pris en compte. Sil est pour eux important de se rendre sur le terrain, il est important pour moi de les y accompagner. Si tout se passe pour eux au laboratoire, ou dans les comités loup départementaux ou national, il faut dans la mesure du possible les y suivre, ou chercher du moins à savoir ce qui sy passe.
Une sociologie ni verte ni rouge
Létat dans lequel se trouvent les populations animales et les traitements qui leur sont réservés sont régulièrement sources de disputes et de débats, souvent très médiatisés, mettant aux prises des services administratifs chargés de la gestion des animaux, des scientifiques, des acteurs professionnels et associatifs, etc. Cest le cas actuellement en ce qui concerne la grande faune sauvage, dont les effectifs et le comportement ont passablement évolué au cours des dernières décennies. On sait la dureté des conflits générés par le retour des loups dans les Alpes et par la réintroduction dours dans les Pyrénées, mais même des espèces en apparence tout à fait paisibles, comme le bouquetin, espèce protégée que les chasseurs réclament de pouvoir à nouveau chasser, ou la marmotte, peuvent donner lieu à des controverses. Je voudrais suggérer ici que le mode dengagement du sociologue des collectifs dans ces conflits et ces débats diffère sensiblement de celui que favorisent dautres courants sociologiques.
Les sociologues qui se sont spécialisés dans les questions environnementales se sont bien entendu interrogés sur leur place et sur leur rôle (Billaud, 1990 ; Kalaora, 1993 ; Claeys-Mekdade et Jacqué, 2004 ; Mermet et al., 2005). Les positions quils revendiquent et les objectifs quils se fixent, lesquels influent nécessairement sur le déroulement de la recherche et sur ses résultats, sont loin de toujours concorder et paraissent même parfois incompatibles. Une tentative de classement des chercheurs fondée sur leur conception du rôle du sociologue ne serait cependant guère raisonnable, car certains dentre eux ont évolué, passant dune conception à une autre, ou mâtinant du moins leur conception initiale déléments empruntés à une autre. Mieux vaut donc tenter de caractériser et de qualifier les travaux que leurs auteurs.
Révéler et corriger les rapports de force
Nombre de recherches relevant de ce que lon peut appeler la sociologie de la nature ou de lenvironnement visent à peser dans les rapports de force et à mettre lanalyse au service de certains acteurs et des causes quils défendent. Ce groupe est lui-même hétérogène et une distinction de deuxième ordre peut être introduite, selon la nature des acteurs que les chercheurs sattachent à soutenir.
Une partie des auteurs sefforcent dapporter leur appui à des groupes quils estiment dominés. Ils voient dans la protection de la nature une nouvelle façon, pour les dominants, dasseoir leur suprématie et de défendre leurs intérêts. Par exemple, et en forçant le trait pour le rendre plus visible, les espaces protégés seront interprétés comme une forme de colonisation des territoires ruraux et comme une tentative dimposer aux populations locales des valeurs et des pratiques citadines qui leur sont étrangères. Dautres prennent parti pour des « êtres de nature », comme les grands prédateurs (Benhammou, 2003), et pour leurs protecteurs. Ces deux grandes approches peuvent être respectivement qualifiées, pour faire bref, de « rouge » et de « verte ».
Pour la sociologie « rouge », la présentation de la protection de la nature comme un impératif sert des intérêts et profite à certains. La mission du sociologue consiste alors à dévoiler les rapports de force masqués et à démonter les mécanismes du pouvoir qui sexerce sur les plus faibles, sous couvert de protéger la nature. Dans le cas des espaces protégés, on sappliquera à montrer quils reposent sur un pouvoir scientifique et technico-administratif qui tend à exclure les habitants, que les auteurs de lexpertise environnementale ne sont pas si neutres quil y paraît, ou encore que lémergence de cette expertise environnementale saccompagne de nouveaux marchés dont bénéficie une petite minorité. Une première génération de travaux en sociologie ont été fortement marqués par cette approche critique, orientée notamment contre lÉtat (Kalaora, 1993). Dans ce type dapproches, les animaux, les plantes, les paysages et les milieux naturels sont fréquemment perçus comme de simples moyens de défendre des positions ou dy accéder et ne remettent pas en cause le champ de la recherche : il sagit toujours dobserver et détudier les hommes entre eux. Un des membres du groupe de recherches auquel je participe dans le cadre du programme européen Alternet sur la biodiversité présente ainsi le loup, qui est lun de ses objets détude, comme un bon prétexte pour étudier les tensions entre les classes sociales : « it could be anything else ; it is not the wolf I am interested in ». Claudette Lafaye et Laurent Thévenot notent que « les sciences sociales inclinent dautant plus à une lecture [critique] de ce type que la suspicion y est grande à légard de toute explication recourant à des phénomènes naturels » (1993 : 496). La difficulté voire lincapacité de ces recherches à prendre en compte la matérialité de lenvironnement nourrit le reproche « dobsession de lautonomie » (Kalaora, 1993) et de « sociologisme » (Murphy, 1995) ou de « sociocentrisme » (Larrère, 1999), qui leur est parfois adressé. Pour ceux qui ne la pratiquent pas, ou plus, la sociologie rouge souffre, littéralement, dautisme.
Dautres prennent parti pour des « êtres de nature » et pour leurs protecteurs. LAnalyse stratégique de la gestion environnementale (Asge), dont les principes et les étapes ont été rappelés dans un article récent (Mermet et al., 2005), offre sans doute lun des exemples les plus manifestes et les plus aboutis de cette sociologie « verte ». Le sociologue commence par identifier un problème environnemental, par exemple la rareté des grands prédateurs, et examine le dispositif de gestion qui prétend le prendre en charge. Il cherche alors à évaluer lefficacité de la gestion et à traquer ses facteurs limitants : il sagit de faire pencher la balance du côté des acteurs susceptibles de rendre la gestion plus efficace, c'est-à-dire, dans notre exemple, de garantir la viabilité de la population de grands prédateurs, au détriment de ceux qui entendent freiner sa progression au nom de leurs intérêts. On suppose le chercheur clairvoyant : il sait repérer les problèmes environnementaux et démêler le jeu complexe des acteurs (Aggeri, 2005), et puissant : son intervention est à même de modifier les poids respectifs des protagonistes.
Ces deux approches sont a priori radicalement opposées puisque les uns regardent comme de pures constructions sociales ce que les autres considèrent comme des problèmes tout à fait réels exigeant une réponse. Mais, dans les deux cas, la fracture est nette entre la nature et la société, considérées tantôt comme une fin, tantôt comme un moyen. Il suffit en effet dinverser la devise de lAsge : « Buts dans la nature, moyens dans la société » (Mermet et al., 2005 : 129), pour décrire la sociologie « rouge ». De plus, quelle que soit leur coloration, ces travaux ont en commun de privilégier les perspectives stratégiques et de considérer, avec Pierre Bourdieu, que « la sociologie est un sport de combat » (Carles, 2001). Il sagit de simpliquer dans des rapports de force entre des protagonistes aux intérêts opposés, et de prendre parti, pour les populations locales contre lÉtat savant, ou pour les loups et les ours contre leurs opposants.
Décrire les collectifs
Le rejet de la dualité de la réalité devrait permettre de sextraire dune conception selon laquelle la nature et la société et les acteurs qui les défendent ne peuvent en définitive être que plus ou moins gagnantes ou perdantes. Dans loptique de la sociologie des collectifs, la tâche du chercheur ne consiste pas à dévoiler, à dénoncer et à nouer des alliances stratégiques mais à enquêter sur la composition et le fonctionnement des collectifs. Il ne sagit donc pas, pour garder le même exemple, de porter un jugement sur larrivée de grands prédateurs, mais dexaminer comment les membres des collectifs sy prennent pour fixer le sort de ces nouveaux-venus, et ce que cela change à leurs pratiques. De quels dispositifs se dote-t-on pour que des acteurs aux intérêts en effet divergents puissent débattre des avantages et des inconvénients de la présence de grands prédateurs et du nombre danimaux qui peuvent être acceptés ? De quels moyens séquipe-t-on pour tenter de concilier le pastoralisme ovin, la fréquentation touristique et la présence de grands prédateurs ? Comment les acteurs impliqués opèrent-ils pour produire et faire circuler des « preuves publiques » à même de légitimer leur position ? Dans cette optique, le rôle du chercheur est dexplorer les modalités concrètes des diverses actions entreprises par des membres des collectifs pour gérer la situation à laquelle ils se trouvent confrontés, et les résultats de ces actions.
La démarche peut sembler exagérément ambitieuse, puisque quelle suppose de sintéresser à des pratiques aussi différentes que la négociation entre les acteurs impliqués et lintroduction de chiens de protection dans les troupeaux ovins et que le nombre déléments à prendre en compte se trouve considérablement accru dès lors que des loups, des ours, des chiens de protection, des brebis et même des parcs de nuit interviennent eux aussi activement. Elle peut aussi sembler excessivement modeste, puisque le sociologue ne prétend pas savoir si la présence de prédateurs est une bonne ou une mauvaise chose ni si le collectif est en mesure de laccepter. Il affirme se borner à « suivre les acteurs eux-mêmes » et à décrire ce qui leur arrive et ce quils entreprennent mais cette prétention à simplement rendre compte de ce quil observe est parfois mise en doute et il est alors accusé de masquer ses options idéologiques sous des descriptions hyperréalistes (Shinn et Ragouet, 2005) : labsence de jugement affiché est dans ce cas suspecté dêtre un leurre.
La rapide présentation qui précède donne peut-être à penser que les différents courants de la sociologie de la nature sont séparés par dinfranchissables frontières. Ce nest pas le cas. Des auteurs sont ainsi progressivement passés du rouge au vert. Plaidant pour une ingénierie sociale et affirmant quil faut « proposer les cadres de référence des comportements en vue dune meilleure prise en compte des intérêts de lenvironnement » (1993 : 314), Bernard Kalaora rappelle quil a « contribué à ces recherches dont on peut effectivement dire a posteriori quelles ont exagéré limportance de lÉtat par rapport aux autres acteurs dune part, et dautre part nié lexistence même de la nature comme support physique et biologique de pratiques sociales » (1993 : 310). Quant à la sociologie des collectifs, elle se rapproche à certains égards des deux autres. Comme la sociologie « verte », elle prête une très grande attention aux non-humains, quelle refuse de saisir par le biais des « représentations sociales de la nature », mais sans leur conférer un statut supérieur dobjets de protection. Comme la sociologie « rouge », elle sintéresse à la construction et à la contestation des positions de pouvoir et des sources de légitimité, mais en posant que les positions ne sont jamais données demblée, ni définitivement acquises.
Lors de ma thèse et des différents chantiers de recherche que jai conduits par la suite, je me suis efforcée de suivre les quelques principes théoriques et méthodologiques qui viennent dêtre présentés. Jai systématiquement fondé la réflexion sur des enquêtes de terrain, visant à saisir les discours, les récits et les pratiques des acteurs engagés dans des relations fortes avec des éléments de la nature et à en rendre compte. À quelques reprises, jai expérimenté une méthode de travail qui consiste à impliquer les interlocuteurs au-delà de lenquête elle-même et à mener, en quelque sorte, une sociologie plus participative et il me semble que cette expérimentation, si elle nest pas sans présenter des risques et des inconvénients, mérite dêtre poursuivie. Enfin, jai considéré, après bien dautres, que les hommes et les êtres auxquels ils sattachent nappartiennent pas à des ensembles séparés mais à des collectifs dont il sagit de comprendre comment ils se forment et se transforment. Je voudrais à présent dégager ce que nous apprennent de la nature des collectifs quelques-unes des recherches réalisées, en les réexaminant à la lumière de ces principes.
La nature des collectifs
Les recherches menées portent toutes sur des collectifs dans lesquels des éléments de la nature occupent une place importante. Lorsquon cherche à étudier une chose, surtout si elle est complexe, il paraît assez logique de commencer par savoir où elle sarrête et de quoi elle se compose. Or cet exercice de délimitation et de décomposition des collectifs savère bien souvent extraordinairement difficile, comme la clairement démontré la tentative de recenser, avec Marie-Christine Micheels, « celles et ceux qui ont fait le parc national de la Vanoise ». Nous sommes pourtant bien loin davoir poussé à son terme le recensement des membres du collectif, puisque nous nous sommes arrêtées aux humains, comme si les animaux, les plantes, les montagnes, les chemins, les refuges, les bureaux, les inventaires, les conventions, les réglementations, les rapports dactivité, les programmes daménagement, etc. ne composaient pas eux aussi le parc. Pourquoi nous être ainsi focalisées sur les hommes et navoir pas « tout » pris en compte ? Dune part, jai pensé quil était plus essentiel de souligner la place des hommes dans la constitution dun territoire souvent perçu comme avant tout « naturel » (la « nature » étant ici réservée aux non-humains) de même que je métais efforcée, dans ma thèse, déclairer le rôle danimaux sauvages dans létablissement de rapports entre humains perçus comme strictement « sociaux » (le « social » étant ici réservé aux relations humaines). Notre tentative de présenter un à un les artisans humains du parc national de la Vanoise, pour lesquels on dispose de traces qui nexistent pas nécessairement pour les non-humains, ma, dautre part, convaincue de limpossibilité de réaliser un recensement exhaustif dun collectif. Même en nous restreignant à la part humaine du parc, nous avons parfois longuement hésité (par exemple, la question sest posée de savoir sil convenait dinclure ou pas les agriculteurs dans les gens du parc) et nous avons été contraintes de limiter notre projet. Nous avons dû éliminer les visiteurs, parce qu'ils sont trop nombreux, les ouvriers qui ont tracé les chemins, parce qu'ils étaient de passage, et nous avons fixé des critères de sélection des agents et des membres des diverses instances du parc, parce que nous ne voyions pas, sinon, comment nous sortir dune tâche qui se révélait quasiment infinie. Après plusieurs années détudes sur la construction du parc, jai donc dû constater que je ne savais pas exactement de qui et de quoi ce dernier se compose et admettre limpossibilité daller plus loin. Peut-être certains collectifs ont-ils des frontières clairement tracées. Les espaces protégés, en tout cas, réunissent des êtres et des objets qui forment des ensembles mouvants et aux contours flous, dont les membres eux-mêmes ignorent combien ils sont, comme le suggère lexclamation de plusieurs personnes figurant dans la liste que nous avons établie : « nous ne savions pas que nous étions si nombreux ! » Je tire de cette expérience une leçon de méthode : à défaut de pouvoir déterminer la composition des collectifs, il convient plutôt de privilégier le repérage et le suivi dévénements qui sortent de leur silence certains attachements et certains membres, que lon aurait peut-être, sinon, le plus grand mal à déceler. Il faut renoncer à tout savoir des collectifs et être à laffût de ce que révèle ce qui leur arrive.
Les recherches menées peuvent alors être relues comme une contribution à lappréhension de deux moments singuliers dans la trajectoire des collectifs : celui de leur naissance, à travers létude de la création des espaces protégés, et celui de larrivée dêtres nouveaux, comme les loups, dans des collectifs déjà constitués.
La naissance des collectifs : le cas des espaces protégés
Les espaces protégés apparus en France dans les années 1960 et 1970, comme le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie, peuvent être considérés comme des collectifs réunissant des hommes, des êtres vivants non humains et des objets. Létude de leur genèse peut dès lors éclairer le processus de constitution des collectifs : quels êtres et quels objets sest-on efforcé de faire « tenir ensemble » et comment y est-on parvenu ?
Le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie dérivent principalement de quatre projets, portés par des hommes qui poursuivaient un objectif précis. À chacun de ces objectifs a correspondu la constitution, inégalement aboutie, dun collectif inédit, qui navait pas été initialement prévu et dont la composition progressive a, presque toujours, amené à modifier plus ou moins fortement lobjectif premier. Les initiateurs de ces espaces protégés avaient au départ un dessein assez général et ils ne savaient pas précisément de qui ni de quoi ils auraient besoin pour le réaliser.
Un bref retour sur chacun de ces projets montrera que les initiateurs de ces espaces protégés poursuivaient des objectifs qui peuvent être formulés en termes dattachements, quil sagissait de créer ou de maintenir, entre des êtres dissemblables. Il permettra en outre de mettre en évidence la pluralité des collectifs créés, sous le même vocable despace protégé : les collectifs qui ont vu le jour se distinguent fortement par leur composition, avec de profondes différences, dun cas à lautre, dans la nature et la diversité des animaux et des plantes qui en ont fait partie.
Éveiller les visiteurs à lamour de la nature
Jean Eyheralde, prêtre à Argentière, dans la vallée de Chamonix, est en outre un amateur de sciences et de nature. À force de côtoyer des touristes lorsquil étudie des plantes et des lichens, il constate que ces gens font des remarques et posent des questions pertinentes et quils sont moins indifférents quil le croyait à ce qui lintéresse. Progressivement, lidée lui vient quil pourrait transformer cette curiosité dun instant en un appétit durable et faire ainsi partager sa passion pour les plantes et les animaux qui lentourent. Tout son projet est là : donner le goût de la nature aux gens. En dautres termes, fonder un attachement. Ses réflexions, ses tâtonnements visent constamment à déterminer les dispositifs et les circonstances favorables à léclosion dun intérêt du public pour la nature, en particulier pour la nature ordinaire. Que faut-il, de qui et de quoi a-t-on besoin pour instaurer ce lien ?
Au début des années 1970, Jean Eyheralde est presque seul. Une loupe binoculaire dans le coffre de sa voiture, il sinstalle sur un parking, au col des Montets, qui relie les vallées de Chamonix et de Vallorcine, et où les automobilistes sarrêtent pour admirer le point de vue ou se dégourdir les jambes. Lui sefforce de les attirer jusquà sa voiture et de leur montrer les petites bêtes et les petites plantes qui se trouvent à leurs pieds. Comme ce nest guère commode, il entreprend de convaincre le maire de Chamonix, Maurice Herzog, de construire au col un chalet, qui servirait de porte dentrée dans sa prestigieuse commune. Le bâtiment est construit tout près du parking et une personne est employée pour sen occuper et accueillir les visiteurs. Il comporte des toilettes, une buvette et lon peut y acheter des cartes postales : autant dexcellentes raisons de sy rendre, lorsquon est de passage. Mais le chalet est aussi le point de départ dun sentier de découverte, tracé de manière à être accessible à tous. Venus boire un café, les touristes se trouvent entraînés dans une autre activité : les voilà partis sur le sentier.
Jean Eyheralde est persuadé que les vacanciers sont davantage en quête de divertissement que dinstruction et quil faut donc trouver dautres médiateurs que les livres, les discours et les expositions pour « piquer leur curiosité » : si lon veut quils sintéressent à la nature, il faut la leur montrer. Des loupes binoculaires ont été disposées à cet effet dans le chalet, dont le sous-sol a été aménagé en laboratoire. Mais montrer la nature aux visiteurs ne suffit pas, il faut encore quelle leur soit montrée par des gens qui laiment. En tant que prêtre, Jean Eyheralde a lhabitude de sadresser aux gens mais il nest pas constamment disponible : même sil passe beaucoup de temps au col des Montets, il doit aussi soccuper de sa paroisse. Cependant, il ne reste pas longtemps seul : très vite, il fonde et préside une association des amis de la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, qui inclut le col des Montets ; lassociation emploie un jeune Chamoniard, qui porte le titre de « garde de la réserve » mais qui passe en réalité lessentiel de son temps au col, aux côtés de Jean Eyheralde. La vallée de Chamonix est par ailleurs fréquentée par des chercheurs et des scientifiques de toutes disciplines qui ont entendu parler de Jean Eyheralde et de ses activités. Certains dentre eux, intéressés et séduits, prennent lhabitude de venir au chalet et dintervenir auprès des visiteurs. Le flux des touristes sintensifiant au fil des années, Jean Eyheralde pense en outre à impliquer des étudiants, qui mènent quelques travaux pratiques, découvrent au col une autre manière de faire de la science et dautres rapports avec les scientifiques, tout en assurant le contact avec les visiteurs. Une sorte de petite communauté universitaire voit ainsi le jour, chaque été, le chalet du col des Montets devenant à la fois un lieu dapprentissage et de formation à la recherche et à lenseignement pour les étudiants, de rencontre et de recherche pour les scientifiques, de découverte pour les visiteurs et dinvention dune pédagogie sensible de la nature.
Cependant, ce nest pas « la nature » que lon peut faire découvrir aux visiteurs, mais des plantes et des animaux en particulier, quil faut pouvoir montrer et éventuellement manipuler sans quils périssent, séchappent, mordent, etc. Autrement dit, il faut trouver des plantes et des animaux qui consentent à coopérer. Quelques animaux naturalisés (chamois, aigles, grands-ducs) ont été exposés dans une vitrine qui ne satisfont guère Jean Eyheralde car les gens ont peu de chance de les revoir et, surtout, ils sont morts. Il y a aussi les marmottes, qui ne se laissent pas trop approcher mais que lon peut tout de même regarder dassez près, pour peu que lon reste sur le chemin. Toutefois, Jean Eyheralde a trouvé beaucoup mieux que les marmottes et les animaux empaillés pour tisser un lien entre les touristes et la nature : les araignées, quil a appris à manipuler tout en causant. Dabord, il y a des araignées partout et les visiteurs, de retour chez eux, retrouveront les araignées du col des Montets ou des araignées similaires : mieux que les bouquetins et les aigles, elles peuvent permettre de délocaliser le lien apparu au col des Montets. Ensuite, les araignées passent souvent pour des animaux repoussants, dont on va, sous la loupe, découvrir létonnante beauté. Surtout, les araignées se laissent faire, à condition de savoir les choisir toutes ne sont pas aussi dociles et davoir appris à les prendre. Suspendues au bout de leur fil de soie ou un instant prisonnières sous la loupe, les araignées ne se contentent pas de se laisser faire ; elles participent, « en nous regardant » : « les araignées cest le comble, les araignées, javais des dons pour les araignées, jai beaucoup travaillé sur les araignées, linventaire des araignées, tout ça ; cest des bêtes extraordinaires : elles ont huit yeux, elles vous regardent avec huit yeux, quand on se fait regarder dans une bino, parce que elle saperçoit pas quon voit quelle nous regarde [il rit] et ben cest formidable, alors tout ça ben les gens ils en tombent assis, avec les araignées, ils peuvent pas croire, et puis on peut les prendre, alors je sais bien les prendre, et puis je les faisais danser comme ça, surtout les grosses, les [ ?], alors je tirais, cest amusant, vous pouvez faire ça, vous allez conquérir du public » (Jean Eyheralde). Jean Eyheralde a progressivement acquis un pouvoir sur les araignées, qui lui « obéissent » et il compte sur elles pour exercer un pouvoir sur le public, pour le « conquérir ». Lortie est léquivalent végétal de laraignée ; elle aussi commune, crainte pour ses piqûres, elle se laisse toucher pour peu que lon sache sy prendre et il suffit de mettre une feuille dortie sous la loupe pour découvrir le mécanisme de la piqûre : « une ortie ça pique alors on laime pas mais cest complètement idiot ça, une ortie ça pique cest sûr mais ça
dabord on peut très bien travailler dans les orties sans se faire piquer, y a des trucs, vous remontez simplement la
, au lieu de faire comme ça, on fait comme ça, parce que les poils piquants ils se retournent alors ça on en met plein la vue aussi aux gens mais on leur indique le moyen, donc ils se mettent à aimer les orties. Cétait ça quoi, on cherchait à ce que les gens aiment » (Jean Eyheralde). « La mauvaise bête et la mauvaise herbe » deviennent ainsi des pièces maîtresses du collectif destiné à créer un attachement entre lhomme et la nature ordinaires.
Cependant, le chalet-laboratoire, le sentier de découverte, les étudiants, les araignées et les orties, les loupes, Jean Eyheralde et tous les scientifiques qui lentourent ne servent à rien si les visiteurs oublient ce quils ont vu et entendu sitôt repartis. Pour que cette amorce dattachement dure et sexporte au-delà du col des Montets, Jean Eyheralde et ses amis forgent peu à peu des formules qui, espèrent-ils, suivront leurs visiteurs dans leurs régions respectives et pourront peut-être même se propager et atteindre de nouveaux destinataires, en empruntant les circuits improbables de la parole. Ces formules doivent être brèves et percutantes, pour être aisément retenues par des gens de passage, simples, puisque lon sadresse à tous, tout en restant justes ; cela donne, par exemple, « le sentier est le territoire de lhomme » ou « lextraordinaire de lordinaire ». Au col des Montets, on mise ainsi sur le pouvoir et la transmissibilité de formules mémorables pour que le lien entre les visiteurs et la nature ordinaire sétende et se communique à dautres.
À partir du désir de faire aimer la nature ordinaire, on voit ainsi se constituer et se peupler tout un collectif, composé dhumains un cercle de pédagogues qui sest formé autour de Jean Eyheralde, les touristes, les étudiants, etc. , de plantes et danimaux les orties et les araignées plutôt que les édelweiss et les bouquetins dobjets le chalet-laboratoire, le sentier, la loupe et de formules facilement mémorisables, qui se tiennent les uns les autres en formant un réseau dattachements (Latour, 2000).
Ce collectif se constitue aussi dans lexclusion. Jean Eyheralde, qui accuse les chiens de faire fuir tous les autres animaux et les a en horreur, sefforce de convaincre les habitants et les touristes de ne pas les sortir au col. Il veut encore les convaincre de ne plus se débarrasser de leurs ordures (de nombreux cols de montagne servent alors de dépotoir), ni de cueillir les fleurs. La chasse est elle aussi interdite dans la réserve naturelle des Aiguilles Rouges. Jean Eyheralde et ses amis se défient par ailleurs des fonctionnaires et de ladministration en général et, pendant plusieurs années, ils soccupent de tout, jusquà ce que la création de plusieurs autres réserves les convainquent de la nécessité daccepter la création dune association vouée à la gestion de lensemble des réserves, logée à la Direction départementale de lagriculture et de la forêt.
Maintenir les villages de montagne vivants
Depuis lenfance, Gilbert André rêve des Alpes et déteste les grandes villes. Ce quil aime, ce nest pas le terrain de jeu de lEurope qua décrit Leslie Stephen (2003, éd. or. 1871), mais les Alpes habitées par les paysans des années 1950. Il trouve cette montagne belle et ses habitants, sils sont pauvres, lui semblent heureux et libres. Cependant, lémigration saisonnière et temporaire devenant de plus en plus souvent définitive, la montagne se vide de ses paysans. Ceux qui restent sont employés par de puissants acteurs récemment arrivés dans les Alpes, dont Edf, qui multiplie les aménagements hydroélectriques. En 1951, le village de Tignes a été ennoyé et il a fallu employer la force pour expulser les derniers habitants récalcitrants. Ce que Gilbert André appelle « la civilisation alpine » lui paraît ainsi doublement menacé, par lexode et par lemprise croissante de ces nouveaux venus. Convaincu que les montagnards sont extrêmement attachés à leurs terres et à leurs troupeaux, Gilbert André se fixe pour objectif de permettre à cet attachement de persister.
Au mois de juin 1953, après de longues pérégrinations solitaires dans les Alpes, il sarrête quelques jours au fond de la Haute-Maurienne, à Bonneval-sur-Arc, où il reste finalement tout lété. Il participe aux foins et, en échange, les paysans le nourrissent et le logent. Il leur rend dautres menus services, les aidant par exemple à remplir quelques formalités administratives. Obéissant à une injonction paternelle, il quitte Bonneval en septembre pour aller faire un stage dans une banque parisienne mais, rappelé quelques mois plus tard par les Bonnevalains, il décide de les rejoindre. En février 1956, les habitants lui demandent dêtre leur maire. Le lien, dabord ténu, entre les Bonnevalains et ce jeune étranger dont ils décident de faire leur porte-parole, a pris de la consistance.
À Bonneval, les habitations sont sombres et basses ; en hiver, la route daccès au village, très exposée aux avalanches, nest ni déneigée ni sécurisée. Il ny a pas de réseau dadduction deau potable ni dévacuation des eaux usées. En juin 1957, des inondations catastrophiques surviennent dans plusieurs vallées alpines et Bonneval est particulièrement touché ; le village et les terres agricoles sont envahis par des coulées de boue. Cette catastrophe, qui aurait pu anéantir le village, devient au contraire loccasion de léquiper de tout ce qui lui manque pour que les montagnards cessent de sexpatrier.
Mais pour construire des ponts, des routes, des paravalanches, des réseaux deau, pour éclairer et rehausser les habitations, pour acquérir des engins de déneigement, il faut de largent et les Bonnevalains nen ont pas même si, souligne Gilbert André, ils sont prêts à faire beaucoup de travaux eux-mêmes, gratuitement et si, précisent dautres enquêtés, le village bénéficie de redevances dEdf qui ne suffisent pourtant pas à tout financer. Il faut donc parvenir à « intéresser » des personnalités influentes qui acceptent daider Bonneval. Gilbert André se déplace beaucoup ; il se rend régulièrement à Paris où il rencontre des gens haut placés dans les milieux politiques, intellectuels, financiers, religieux, artistiques et médiatiques. Son projet trouve un écho favorable auprès de nombreux élus locaux et nationaux et de hauts fonctionnaires des services de laménagement du territoire, en quête de solutions pour mettre un terme à la « désertification » des campagnes et à la croissance de la capitale (« Paris et le désert français » de Jean-François Gravier, est alors très présent dans les esprits). Gilbert André sait manifestement sadresser à ses puissants interlocuteurs : sans doute essuie-t-il des refus et ne réussit-il pas partout mais il obtient des journalistes quils publient des articles dans les grands quotidiens nationaux, du Crédit agricole quil prête aux Bonnevalains à des taux très avantageux et sans véritable caution, de fonctionnaires quils agréent ses demandes et soutiennent ses projets, etc. Gilbert André noue avec chacun de ses interlocuteurs une relation personnelle : il rencontre les gens, les invite à Bonneval et entretient avec eux une correspondance très suivie, qui enfle progressivement : ses archives personnelles renferment des centaines de lettres avec des préfets, des écrivains, des journalistes, etc., venues de toute la France et même de létranger. Grâce à ses fréquents séjours parisiens et aux innombrables lettres quil envoie et reçoit, le problème qui loccupe cesse dêtre seulement le sien et celui des Bonnevalains. Dabord strictement local, il a acquis une tout autre dimension : il se traite désormais autant dans les cabinets ministériels, les salles de rédaction et à la préfecture que dans les vieux chalets de Bonneval.
Sil est nécessaire que les Bonnevalains soient plus confortablement logés, il faut encore quils parviennent à gagner un peu dargent, sans aller travailler à lextérieur. Ils pourraient commercialiser les produits de leur travail, sils avaient quelque chose à commercialiser mais lagriculture et lélevage quils pratiquent sont essentiellement vivriers et ne dégagent pas dexcédents. Doù lidée de construire une fromagerie collective, conçue sur le modèle des fromageries suisses, que Gilbert André est parti visiter, et dembaucher un fromager professionnel, trouvé à Annecy. Bientôt, Bonneval produit des fromages qui sexportent à Paris : « Il y avait quinze spécialités, y compris le Beaufort, et des spécialités que le fromager avait inventées, cétait merveilleux, et puis il y avait des Italiens qui venaient de Suze, qui venaient exprès, des hôteliers de Suze qui venaient acheter du Beaufort, et puis la production nétait pas importante ; il ny en avait pas des tonnes, il ny avait pas une production telle quon ne puisse pas écouler tout de suite ; au début, on vendait aux cinq plus grands fromagers de Paris, Androuet, Paillot, place de la Madeleine
. Jétais allé les démarcher, il fallait avoir le temps. Androuet était le plus célèbre à lépoque, il est décédé depuis, je venais le voir de la part du directeur général de lUnesco » (Gilbert André). Le prix du lait augmente et, avec lui, le nombre de vaches : « À la fromagerie, javais trouvé une politique financière telle quon augmentait le prix du lait au kilo de cinq centimes tous les ans. Je voyais les troupeaux qui augmentaient ; je voyais les cloches des vaches qui étaient plus nombreuses cétait un miracle ! au lieu de diminuer » (idem). Ayant par ailleurs noté lhabileté manuelle des Bonnevalains, Gilbert André décide de lancer un atelier dart local et fait venir un artiste renommé, spécialisé dans la fabrication dobjets religieux, pour initier les Bonnevalains à la sculpture sur bois : « jai appelé ça de lart, cen était un petit peu ; il y avait une statuette qui représente une vierge, une sainte vierge en bois, et Mme de Gaulle la conservée sur son secrétaire toute sa vie. Dautres objets ont été achetés par des Américains et sont partis aux États-Unis. Cétait apprécié comme de lart. Ce tabouret a été fait à Bonneval à lépoque ; ça partait bien ; ça se vendait cher » (idem). Le développement dune activité touristique permet bientôt de commercialiser la majeure partie de la production alimentaire et artisanale à Bonneval même. Grâce aux prêts négociés avec le crédit agricole, des chalets sont construits à lécart du vieux village, dans le but daccueillir une clientèle haut de gamme, sur le modèle du Tyrol autrichien, où Gilbert André a emmené à plusieurs reprises les Bonnevalains. Par la suite, les habitants réclament la construction de remontées mécaniques et une petite station de sports dhiver voit le jour, tandis que latelier dart local est abandonné.
Laissons Bonneval-sur-Arc, au moment où ce que Gilbert André avait envisagé dans son projet de parc national présenté en 1955 et qui devait, dans son esprit, être étendu à lensemble des hautes vallées savoyardes et même au-delà, a quasiment été entièrement réalisé. Alors quil sagissait initialement daider les montagnards à rester au pays et « à rester eux-mêmes » et quextérieurement Bonneval a, en effet, peu changé et est demeuré un village « typique », comme il nen existe plus beaucoup dans les Alpes françaises, le Bonneval des années 70 na pas grand-chose à voir avec celui des années 50. Outre Gilbert André, il y a désormais plus de Bonnevalains, plus de vaches, leau courante dans les maisons, un chasse-neige, des touristes, des hôtes de marque, une fromagerie, etc. À travers des articles dans la presse, une montagne de courriers, des fromages, des statues en bois, Bonneval est présent dans des lieux inimaginables vingt ans plus tôt. Une multitude de liens ont été noués entre Bonneval et le reste du monde pour maintenir les Bonnevalains à Bonneval.
Donner, en France, un territoire aux bouquetins
Même sil a fortement influencé la rédaction de la loi de 1960 et la construction du parc national de la Vanoise, le collectif auquel nous avons affaire avec le projet du Dr Couturier (1897-1973), présente la particularité, par rapport aux deux précédents, de navoir existé que sur le papier. Comme Jean Eyheralde et Gilbert André, Marcel Couturier est un homme de passion et même de plusieurs passions : en plus dêtre un grand alpiniste, cest un naturaliste renommé et reconnu par ses pairs dont la production scientifique sélève à plusieurs milliers de pages et il est également fou de chasse. Avec le bouquetin, il trouve un animal qui lui permet de sadonner simultanément à ces trois activités la science, lalpinisme et la chasse : longulé, à peu près partout en déclin ou disparu, est en effet très méconnu des naturalistes ; il na subsisté que dans des endroits très escarpés et seulement accessibles aux montagnards émérites et, selon Couturier, il surpasse tous les autres gibiers dans le plaisir quil procure au chasseur. Aussi Marcel Couturier ne lâche-t-il plus le bouquetin, à partir du moment où il la découvert, consacrant une bonne partie de son temps, de son argent et de son énergie à lui donner, en France, un territoire.
Que faut-il aux bouquetins pour quils puissent sinstaller quelque part et y prospérer ? À quelles conditions sattacheront-ils à lespace quon leur destine et parviendront-ils à le coloniser et à en faire leur territoire ? Selon le Dr Couturier, la meilleure garantie de réussite consiste à laisser les bouquetins désigner eux-mêmes ce qui leur convient le mieux, en retenant un espace quils fréquentent spontanément, plutôt que de prendre le risque de les transplanter arbitrairement dans un endroit qui ne correspond peut-être pas à leurs exigences ni à leurs goûts. Ne pas choisir à leur place, donc. Doù lidée de sorienter vers les hautes vallées savoyardes, qui jouxtent le parc national italien du Grand Paradis, et dans lesquelles des bouquetins saventurent régulièrement avant dêtre abattus par les chasseurs des villages voisins. Fort de lautorité que lui confèrent toutes les études quil a consacrées aux bouquetins, Marcel Couturier peut parler en leur nom et affirme que les ongulés sétabliraient volontiers en Haute-Tarentaise et en Haute-Maurienne, si seulement les chasseurs leur en laissaient le loisir. Il faut donc les mettre à labri des balles. Les expériences antérieures témoignant de linefficacité de linterdiction de la seule chasse au bouquetin, le Dr Couturier recommande dinterdire purement et simplement la chasse, sur tout lespace retenu, qui doit être suffisamment étendu pour satisfaire les besoins des bouquetins mais pas trop pour ne pas déclencher la fronde des chasseurs. Permettre aux bouquetins de sinstaller implique alors la présence de gardes qui fassent respecter la réglementation. Prenant modèle sur le parc national du Grand Paradis, Marcel Couturier préconise lembauche dun grand nombre dhommes, jeunes, répartis sur tout lespace protégé. Ayant la double mission dobserver les populations dongulés et de prévenir et de réprimer les actes de braconnage, ces hommes devraient être équipés dinstruments dobservation naturaliste, assermentés et armés. Lidéal serait, pour lui, de les recruter parmi les meilleurs chasseurs locaux, quil serait à la fois plus facile et plus judicieux de transformer en « garde-bouquetins » que de sefforcer de les en détourner, puisque lon tirerait alors parti de leur connaissance du terrain et des chasseurs et de leur passion des animaux. Les plus grands braconniers deviendraient ainsi des alliés, plutôt que des opposants.
Ce projet, élaboré après une longue fréquentation de la montagne et des bouquetins, Marcel Couturier le présente et le défend dans les revues spécialisées quil connaît bien de par ses activités scientifiques, cynégétiques et dalpiniste. Cest notamment par le biais de ces publications que ses idées sur la création dun parc national à bouquetins se diffusent et acquièrent des soutiens dans des milieux variés.
Marcel Couturier est décédé en 1973, dix ans après la création du parc national de la Vanoise, à laquelle il na finalement pas pris part, pour avoir été jugé et condamné pour braconnage dans dautres espaces protégés. Comme il lavait prédit, les bouquetins ont bien colonisé la Vanoise, avec, à plusieurs reprises, lappui actif dagents du parc qui ont réclamé et obtenu que des réintroductions soient organisées pour hâter le processus. Les bouquetins sont à présent en Vanoise chez eux et ils ont même, en plusieurs points, dépassé les limites du parc. Effectivement aussi, une bonne partie des agents du parc de la première génération se sont très fortement attachés aux bouquetins, quils ont protégés avec acharnement. Sur ces points, donc, Marcel Couturier avait vu juste. En revanche, peut-être navait-il pas imaginé que les bouquetins ne se contenteraient pas seulement de sinstaller et quils modifieraient également leur comportement, devenant non seulement plus nombreux et plus proches mais aussi moins farouches, alimentant les discours des chasseurs et des éleveurs sur l« avachissement » contemporain de la faune sauvage.
Faire des « conserves de nature »
Retournons en Haute-Savoie, où Gilbert Amigues, un ingénieur des Eaux et Forêts, nourrit encore un autre dessein : constatant la rapidité et lampleur des transformations qui affectent le département, il pense quil faut, de toute urgence, créer des « conserves de nature ».
Cette logique de mise en conserve saccompagne dune hiérarchisation des espèces et des espaces naturels : puisquil est à lévidence impossible de tout conserver, il convient de favoriser ce qui le mérite le plus, la nature remarquable. Gilbert Amigues compte beaucoup sur la science pour lidentifier ; aussi se rapproche-t-il très vite des naturalistes haut-savoyards et genevois, afin quils lorientent dans ses choix et lui fournissent des arguments à faire valoir pour obtenir une protection durable. Il entreprend par ailleurs de réintroduire plusieurs espèces disparues de Haute-Savoie et notamment le bouquetin et le gypaète ; les grands ongulés et les grands rapaces retiennent tout particulièrement son attention.
Pour Gilbert Amigues, deux menaces principales pèsent sur la nature remarquable quil convient de conserver : la chasse, responsable de la raréfaction ou de la disparition de certaines espèces, et le développement touristique rapide et massif que connaît le département. Face à ces deux menaces, il privilégie larme du droit, quil peut lui-même manier car il a acquis une solide formation juridique à lÉcole nationale des Eaux et Forêts. Exploitant pleinement la possibilité quoffre la loi Verdeille (1964) de créer des réserves de chasse couvrant au moins 10 % du territoire de chasse, il parvient à persuader les maires dinstaurer des réserves de chasse vastes et contiguës. La lutte contre les projets immobiliers, en altitude et sur les rives des grands lacs, se révèle plus difficile : ni ladministration centrale ni les communes ne voulant dun parc national, Gilbert Amigues est contraint de se rabattre, par défaut, sur un outil initialement conçu pour la protection despaces de petite dimension : les réserves naturelles. Il engage une course de vitesse contre les aménageurs et obtient en quelques années la signature de sept décrets de création de réserve naturelle.
Pour que ces décrets voient le jour, Gilbert Amigues doit convaincre ses interlocuteurs, à la fois au ministère de lagriculture puis de lenvironnement et dans les communes, de la nécessité de classer plusieurs centaines ou milliers dhectares en réserve naturelle. Il multiplie les exposés aux conseils municipaux et les discussions avec les maires, présentant les espaces protégés sous un jour avantageux. Lexamen des archives relatives à la création des réserves naturelles révèle lampleur de sa correspondance, dune teneur et dune tonalité tout autres que celle de Gilbert André : usant dun langage technique et administratif, Gilbert Amigues rappelle les délais à respecter, fournit des arguments, indique ce qui est négociable et ce qui ne saurait selon lui être acceptable par ladministration centrale ou par les communes.
Gilbert Amigues ne se mêle pas vraiment de la gestion des réserves naturelles nouvellement créées : il estime sa mission achevée à la parution du décret, sattelant aussitôt à la préparation dun autre décret, afin dobtenir la protection de la plus grande surface possible avant quil ne soit trop tard.
Bien quils soient rassemblés sous le terme despaces protégés, les quatre collectifs qui viennent dêtre présentés sont manifestement très dissemblables. Ils ne sont pas du tout composés de la même façon et, en particulier, ils nont pas la même nature : pour Gilbert André, la nature cest dabord les troupeaux domestiques et les alpages ; pour le Dr Couturier, les bouquetins ; pour Jean Eyheralde, les bêtes et les plantes ordinaires ; pour Gilbert Amigues les grandes espèces emblématiques.
Ils nont pas non plus la même extension dans le temps. Certains ont été conçus pour durer, pour être inscrits dans la loi et institutionnalisés. Gilbert Amigues, par exemple, entendait faire des conserves de nature qui résistent au temps. Mais dautres sont partis du principe que lattachement, une fois apparu, se perpétuerait de lui-même et que le collectif dont il avait besoin pour éclore ne serait plus nécessaire : le collectif est alors perçu comme provisoire. Ainsi, Jean Eyheralde, qui se plaît à envisager le moment où les réserves naturelles seront devenues superflues parce que tous auront appris à aimer la nature, affirme volontiers que « les réserves naturelles sont faites pour disparaître ».
Lexamen détaillé des origines des espaces protégés amène ainsi à nuancer une présentation courante de lévolution des politiques de la nature, qui peut donner à penser que les projets initiaux visaient tous à sanctuariser la nature ou à la « mettre sous cloche » et que la volonté de prendre en compte les activités humaines serait apparue tardivement (par exemple Pinton et al., 2007 : 18). Lintérêt pour la nature ordinaire, qui est au cur du projet de Jean Eyheralde, est lui aussi souvent présenté comme récent. Il faudrait bien sûr disposer dautres études pour savoir si les projets culturels et pédagogiques portés respectivement par Gilbert André et par Jean Eyheralde ont été des exceptions ou si lon retrouve ailleurs, dès les années 1960, une semblable volonté de créer des espaces protégés visant à associer lhomme et la nature et à défendre la nature domestique et la nature ordinaire. Il apparaît en tout cas déjà clairement que ce nest pas un mouvement environnemental unifié qui a conduit à la création des espaces protégés mais un ensemble de projets extrêmement hétérogènes, dont les partisans sont parvenus à former des coalitions (Hajer, 1996 : 247), parfois provisoires, sans pour autant partager les mêmes intérêts, ni les mêmes objectifs ni les mêmes méthodes.
Que nous a finalement appris de la naissance des collectifs ce retour sur le tout début des espaces protégés ?
Les collectifs apparaissent dans un premier temps davantage comme un moyen que comme une fin. Ceux que lon considère aujourd'hui comme les pères des espaces protégés ont voulu, non pas créer des espaces protégés, mais susciter ou prolonger des liens qui leur importaient par dessus tout. Notons que leurs objectifs nétaient pas particulièrement novateurs. Avant eux, dautres avaient affirmé, par exemple, la nécessité de sauver le bouquetin des Alpes ou de maintenir les montagnards dans les hautes vallées. Mais contrairement à ceux dont ils ont adopté ou repris les idées, Gilbert André et le Dr Couturier en Vanoise, Jean Eyheralde et Gilbert Amigues en Haute-Savoie, ont consacré toutes leurs forces à lobjectif quils sétaient fixé et surtout ils ont su créer des connexions inédites et souvent inattendues entre des éléments très divers quils ont, au moins pendant un temps, réussi à associer et à faire tenir ensemble. Leur rôle na pas tant consisté à concevoir des idées originales quà susciter des attachements entre des éléments jusque-là disjoints. Ils sont parvenus à enrôler des hommes, des animaux, des objets et des mots pour établir ou maintenir un lien quils jugeaient essentiel et cest en cela quils se distinguent de leurs prédécesseurs. Ils ont été, en dautres termes, des « entrepreneurs de collectifs ».
Or, tous ces attachements quils ont suscités ou favorisés nont pas été sans transformer les êtres. Après avoir réaménagé leurs maisons, construit des gîtes, visité lAutriche et la Suisse, reçu des journalistes, fréquenté leurs riches et parfois illustres visiteurs, les Bonnevalains ne pouvaient pas « rester eux-mêmes », comme le souhaitait Gilbert André. Assez vite aussi, les bouquetins qui ont colonisé les hautes vallées savoyardes ont changé : ils se sont habitués à côtoyer des humains devenus à leur égard pacifiques et ils ont cessé de les fuir, nhésitant plus, au printemps, à descendre dans les vallées et à se nourrir dans les prés de fauche et les champs de luzerne. Ainsi, les collectifs constituent des moteurs du changement et du renouvellement des êtres, si bien que les questions de savoir si lon veut « vivre ensemble » et comment y parvenir sont toujours à reprendre.
Les mondes humains se constituent progressivement, à mesure quils incorporent des membres dont on ne pouvait imaginer, au départ, quils participeraient à lentreprise : la composition des mondes nest ni prévisible, ni figée. Leurs dimensions ne le sont pas davantage. Les collectifs émettent des ramifications à des distances variables, se dilatant à certains moments et se contractant à dautres. Le collectif constitué pour que les Bonnevalains restent attachés à Bonneval, par exemple, sétend jusquà Paris et, à certaines périodes, il sallonge jusquau Tyrol ou à New York. Pour alimenter ses conserves de nature, Gilbert Amigues tente dans les années 1970 de récupérer des gypaètes en Afghanistan, avec le concours de lambassadeur de France. Ce qui, à un moment donné, peut être considéré comme local résulte ainsi dun travail certes de localisation mais aussi de délocalisation : il faut aller chercher ailleurs ce qui fait tenir le lien au lieu. Ce double travail peut échouer (comme dans le cas de la mort ou du départ danimaux réintroduits) et il peut être contesté (Long Martello, 2004). Par exemple, les enquêtés ont presque toujours mentionné que Gilbert André nétait pas de la région et plusieurs dentre eux, insistant sur ses relations avec de grands personnages de lÉtat et sur le fait que la commune de Bonneval-sur-Arc a longtemps perçu une véritable « manne » financière dEdf, ont affirmé que lexpérience de Bonneval ne saurait être considérée comme un modèle de développement local. De son côté, Gilbert André sefforce de défendre le caractère endogène de ce qui a été réalisé, en soulignant la part prise par les Bonnevalains dans la « résurrection » du village.
De manière générale, les collectifs naissent dans lopposition et lexclusion ce qui rend dautant plus nécessaire la passion de leurs initiateurs. Les attachements que ces derniers veulent favoriser sont concurrencés ou contrariés par dautres : les Bonnevalains sont attirés par les emplois que proposent Edf puis la station voisine de Val d'Isère ; les montagnards chassent le bouquetin et vont promener leur chien au col des Montets, etc. Les collectifs émergent péniblement, en résistant à dautres collectifs déjà constitués autour dautres attachements, et leur naissance constitue bien souvent un combat.
Une fois les collectifs constitués, bien des événements peuvent survenir, les plus fréquents consistant probablement en une modification des attachements entre leurs membres et donc de ces membres eux-mêmes. Dans son étude des interrelations très anciennes et très fortes entre les éleveurs kirghizes et les loups, Nicolas Lescureux (2006) met en évidence la réponse comportementale des prédateurs aux évolutions pastorales qui se sont produites depuis laccession du pays à lindépendance : les loups se sont par exemple rapidement adaptés à la réduction des moyens consacrés au gardiennage des troupeaux et à la chasse dont ils étaient lobjet, en se rapprochant des villages et en se montrant plus audacieux que par le passé. Les attachements et les identités des membres des collectifs connaissent ainsi des ajustements constants. La disparition dun membre du collectif constitue un événement probablement plus rare, qua exploré Éric Chevillard (2007) dans son roman « Sans lorang-outan » : que se passe-t-il lorsque les derniers orangs-outans, dont les hommes avaient ignoré limportance, viennent à disparaître ? Cest lévénement symétrique larrivée dun nouvel être qui ma occupée dans ma thèse.
Lentrée des loups en politique
Cette thèse mapparaît aujourd'hui comme une tentative de rendre compte de lentrée des loups en politique, définie comme la constitution progressive dun monde humain (Latour, 2000 : 203).
Rendre compte de lentrée des loups en politique consiste alors, dune part à retracer les changements survenus dans les attachements entre les êtres qui composent les mondes humains quont pénétrés les loups, ainsi que dans les rapports entre ces mondes, dautre part à identifier la façon dont les acteurs sy prennent pour qualifier, quantifier et finalement juger les nouveaux venus ainsi que les effets quils exercent sur les membres des collectifs, et réciproquement. Je reprendrai ici ces deux pans de lanalyse, qui ont tous deux été traités dans la thèse, le second ayant en outre été approfondi lors de la recherche menée avec Céline Granjou sur le suivi scientifique des loups.
Larrivée des loups dans les mondes humains et la recomposition des attachements
On ne peut saisir comment les loups ont reconfiguré les attachements au sein des mondes humains quils ont pénétrés quaprès avoir préalablement exploré ces mondes. Cest ce que visait à faire la première partie de ma thèse, la seconde étant notamment consacrée aux changements provoqués par larrivée des loups quidentifient les acteurs. Ces deux points sont brièvement résumés ci-dessous, la démarche adoptée étant illustrée par le cas particulier des bergers salariés, que je nai pas approfondi dans la thèse et sur lequel je nai pas mené denquête spécifique mais que la lecture et le suivi de plusieurs travaux récents (Baumont, 2005 ; Egger, 2006 ; Lassalle, 2007) me permettent à présent daborder.
Dans quels mondes les loups ont-ils surgi ?
Cest à partir de deux ongulés sauvages, le chamois et le bouquetin, que jai cherché à saisir les mondes humains préexistants à larrivée des loups. Les récits recueillis à propos de lévolution des populations de ces deux animaux et des pratiques à leur égard suggèrent que les gens construisent autour deux des mondes qui diffèrent par leur épaisseur temporelle, leur étendue spatiale et leur organisation interne : schématiquement, les petits mondes des éleveurs et des chasseurs, structurés par le couple sauvage/domestique, se distinguent fortement du vaste monde des protecteurs et des gestionnaires de la nature, structurés par lopposition entre la nature et lartifice. Les qualificatifs de sauvage et de naturel reposent sur des critères distincts, si bien que le sauvage des uns ne correspond pas toujours au naturel des autres. Pour les chasseurs et les éleveurs, est sauvage, du moins en théorie, un animal rare, distant et qui adopte à légard de lhomme un comportement farouche ; le caractère sauvage des animaux est produit ou en tout cas renforcé par laction humaine : la chasse apprend aux animaux à devenir sauvages et élimine les moins sauvages dentre eux, de même que lélevage consiste à constamment conforter la proximité de lhomme et de lanimal et à sélectionner les animaux les plus aptes à vivre en compagnie des hommes, en raison par exemple de leur docilité. Dans ces conditions, la sauvagerie est au moins en partie acquise, plutôt quinnée. Pour les gestionnaires et les protecteurs de la nature, ce sont lautochtonie et lautonomie qui fondent la naturalité dune espèce : un animal est naturel sil na pas été introduit par lhomme et sil nen dépend pas pour son alimentation ni sa reproduction. Cest labsence dintervention humaine sur lanimal qui est ici déterminante, beaucoup plus que le comportement de lanimal vis-à-vis de lhomme ; peu importe, en particulier, que lanimal se montre craintif ou au contraire familier.
Certains animaux, comme le chamois, sont tenus à la fois pour sauvages et pour naturels ; dautres, en revanche, répondent aux critères du naturel mais pas du sauvage, ou inversement. Ainsi, le bouquetin est considéré comme naturel par les gestionnaires et les protecteurs de la nature, alors quil a, selon les chasseurs et les éleveurs, perdu son caractère sauvage pour nêtre plus chassé depuis longtemps. Sils ne considèrent ni ne traitent le chamois et le bouquetin de la même façon, tous les enrôlent dans des stratégies de victimisation, de rationalisation ou de stigmatisation et les utilisent pour se situer dans le temps et par rapport aux autres.
Dans chacun de ces deux types de monde, un petit nombre dhommes sont reconnus comme des spécialistes, auxquels on sadresse pour tout ce qui a trait à ces animaux. Bien que ces spécialistes habitent à proximité les uns des autres et quils se passionnent pour les mêmes espèces ou pour des espèces proches, les rencontres et les échanges dun type de monde à lautre demeurent relativement rares, le zonage de lespace et un partage du temps permettant notamment déviter les discussions qui fâchent et les remises en cause. Les deux types de monde, juxtaposés, ont ainsi coexisté dans une certaine ignorance mutuelle, jusquà larrivée des loups.
Ce que les loups ont changé
La venue des loups peut être interprétée comme un événement ayant rendu inévitables la rencontre entre ces deux types de monde et le déclenchement dune « crise de collectifs ». Après avoir essayé de comprendre pourquoi les loups ont pu déclencher une telle crise, contrairement à dautres animaux qui les ont devancés et qui causent eux aussi des dégâts, comme le lynx et le sanglier, jai identifié les étapes de cette crise, depuis la poursuite de lévitement jusquau bricolage de solutions pragmatiques en passant par la confrontation. Jai enfin montré quau-delà des conflits, la venue des loups a provoqué une reconfiguration des attachements et une redéfinition de lidentité de toute une série dêtres. Les mouflons du Mercantour, par exemple, ont dû apprendre, en catastrophe, à ne plus être des proies aussi faciles : dans un premier temps décimés par les loups au grand dam des chasseurs, qui ont réintroduit lespèce, et à la satisfaction des protecteurs de la nature qui, parce que les mouflons ne sont pas endogènes, ne les apprécient guère , ils semblent être devenus plus vigilants au fil des attaques. Chez les hommes, plusieurs catégories dacteurs ont également été conduits à modifier leurs façons de faire : les éleveurs et les bergers en premier lieu, mais également les gestionnaires et les protecteurs de la faune sauvage ou encore les touristes, qui ont désormais affaire à des chiens de protection lorsquils fréquentent les alpages. Larrivée des loups sest accompagnée de nouveaux clivages dans chacun des deux grands types de monde, notamment entre partisans de la recherche de compromis et partisans de la défense de positions plus radicales. Simultanément, des liaisons et des proximités inédites sont apparues, avec des êtres quon ne connaissait pas, comme les techniciens prédation, les aides bergers et les chiens de protection, ou que lon préférait ignorer. Dans les petits mondes des éleveurs comme dans le vaste monde des protecteurs, la venue des loups a ainsi modifié toute une série dattachements, de comportements et didentités. Les ongulés domestiques et sauvages, les éleveurs, les protecteurs, la montagne pastorale, etc. ne sont plus exactement les mêmes, une fois que les loups sont là.
Prendre la mesure de lampleur de la recomposition des attachements qui solidifiaient les deux grands types de monde invitait à sinterroger, en conclusion de la thèse, sur lavenir de ces mondes et sur les conditions de réussite dune rencontre entre des collectifs initialement étrangers lun à lautre. Aujourd'hui encore, la disparition dun monde au profit de lautre demeure le rêve de certains : si seulement il ny avait pas déleveurs de moutons, ou pas de protecteurs des loups ! On peut désormais penser que ces espoirs seront déçus : dans la région Provence-Alpes-Côte dAzur, où la présence des loups est à la fois la plus ancienne et relativement forte, la production ovine a relativement mieux résisté que dans dautres régions ovines françaises (Tchakérian et al., 2007). Aucun des deux collectifs na donc remporté de « victoire ». Se pose alors la question de savoir si lon a toujours affaire à deux mondes disjoints qui se serait chacun ajusté à la venue des loups ou si lon assiste à la constitution dun nouveau collectif, issu de la confrontation de ceux qui lont précédé. Outre quil permet dillustrer lapproche adoptée pour rendre compte de lentrée des loups en politique, le cas des bergers salariés peut contribuer à éclairer cette interrogation.
Loups et bergers salariés : une illustration de la recomposition des attachements à la suite de larrivée des loups
Soit donc les bergers salariés. Leur attachement pour telle catégorie dêtres ou dobjets varie selon les bergers et selon lêtre ou lobjet singulier qui appartient à la catégorie considérée. Lattachement dun berger au troupeau, à la montagne pastorale, à léleveur qui lemploie, au chalet dalpage, aux loups dépendent ainsi de ce berger, de ce troupeau, de cette montagne, de cet éleveur, de ce chalet et aussi de ces loups, plus ou moins amateurs de viande de mouton, plus ou moins nombreux, organisés, rusés, obstinés, etc. Dans ce qui suit, je considérerai quil est cependant possible de parler dun attachement, en quelque sorte idéal-typique, des bergers aux troupeaux, aux montagnes, aux éleveurs, aux loups, etc.
Parmi les changements dans les attachements considérés plus haut, seules la formation dattachements inédits et la transformation dattachements antérieurs paraissent ici devoir être envisagées. En effet, il ne semble pas que larrivée des loups ait induit de détachements entre les bergers salariés et dautres êtres. Par ailleurs, certains attachements nont pas été modifiés par la présence nouvelle des loups, ou alors de manière très marginale ; par exemple, la relation entre les bergers et les chiens de conduite est aujourd'hui sensiblement la même que par le passé.
Formation de nouveaux attachements
Les premiers nouveaux êtres auxquels les bergers se sont attachés sont bien entendu les loups. Cela ne signifie pas que les bergers se soient mis à aimer les loups ni quils en aient fait des alliés (bien que ce ne soit pas exclu), mais, tout simplement, que les loups ont influencé les bergers (et réciproquement), qui ne travaillent plus comme avant et ne sont plus tout à fait les mêmes. Pour plusieurs raisons, lattachement des bergers aux loups diffère de celui des éleveurs.
Tout dabord, les éleveurs et les bergers nont pas la même expérience des loups, avant même dêtre concrètement confrontés à leur présence. Les éleveurs ont généralement entendu parler des loups en des termes extrêmement effrayants, par leurs prédécesseurs et par ceux de leurs pairs déjà touchés par la prédation. Les bergers, eux aussi, ont recueilli des récits inquiétants et ils ont de bonnes raisons de craindre larrivée des loups. Mais il nest pas rare quils aient lu ou entendu des comptes rendus tout autres, émanant de personnes (protecteurs, scientifiques, etc.) qui ont une expérience et une opinion des prédateurs beaucoup plus positives. De plus en plus, en effet, les bergers nont pas mené la même vie que les éleveurs : nombre dentre eux ne sont plus originaires du milieu agricole ni des régions pastorales et découvrent la montagne en même temps que les animaux. Ils ont souvent passé leur enfance et leur jeunesse en ville et ils souhaitent rompre avec un mode de vie qui ne leur a pas donné satisfaction (Baumont, 2005). Leur niveau de formation initiale a par ailleurs sensiblement augmenté et un nombre croissant de bergers et de bergères on compte parmi eux de plus en plus de femmes et de personnes vivant en couple sont aujourd'hui fortement diplômés et ont une fibre écologique assez prononcée. Les bergers salariés séloignent ainsi rapidement de la figure du célibataire endurci, entré dans le métier au sortir de lenfance et nayant guère quitté ses bêtes ni sa montagne.
Une rencontre lors de lenquête menée sur les réactions à lexpérimentation de contraception de marmottes lancée par le parc national des Écrins dans le Haut-Champsaur (Hautes-Alpes) ma aidée à percevoir les divergences entre éleveurs et bergers salariés. Léleveur chez qui jallais avait affiché sur la porte de son étable son opposition aux loups, a priori encore absents de la région. Durant lété, son petit troupeau de moutons est rassemblé avec celui de quatre autres éleveurs et gardé, depuis une quinzaine dannées, par la même bergère. Léleveur précise que cette femme, quil qualifie de « douée », passe le reste de lannée dans sa Bretagne natale, « mange uniquement bio » et a réussi à convaincre ses employeurs, pourtant dabord dubitatifs, de lefficacité de lhoméopathie pour soigner les moutons. Sans avoir abordé le sujet avec elle, il subodore quelle nest pas hostile aux loups : « elle en parle pas parce qu'elle sait que nous on est contre [
]. Elle est très verte donc
, nous elle fait ce quelle veut, on lui en parle pas non plus, chacun pense ce quil veut mais je pense que si elle avait une attaque un jour sur son troupeau, elle changerait davis. » Avant même dêtre effectivement présents et de peser sur les manières de faire, les loups suscitent des réactions et des émotions la peur, la curiosité, ladmiration, la colère, etc., au demeurant souvent mêlées qui diffèrent selon les gens et selon les moments.
Lorsque les loups sont là, bergers et éleveurs sont à nouveau dans une situation différente. Sur le terrain, les bergers vivent au quotidien les contraintes de la présence des prédateurs, qui les amènent à conduire et à garder les bêtes autrement, qui les font se déplacer davantage puisquil faut ramener les troupeaux, le soir, dans un site moins exposé, qui les angoissent et amaigrissent un certain nombre dentre eux. Plus que les éleveurs, physiquement éloignés de leur troupeau et de toute façon occupés par les foins, les bergers peuvent tenter de faire quelque chose. Ils sont dans laction, dans un pragmatisme dailleurs revendiqué : « En tant qu'association de bergers, nous avons refusé d'entrer dans la polémique, car il nous a semblé plus important d'être pragmatiques que polémiques. » Il sagit dexpérimenter les mesures de protection (mais ce sont les éleveurs qui décident de prendre des mesures ou pas) et deffarouchement (légales et illégales) : comment empêcher les loups daccéder au troupeau ? Ont-ils peur des projecteurs ? Et de la radio ? Combien de temps le bruit, la lumière ou des coups de fusil les écartent-ils ? Que peut-on se permettre avec ces loups et que vaut-il mieux éviter ? Les bergers éprouvent ainsi leur pouvoir sur les loups et le pouvoir que les loups ont sur eux, pouvoirs variables avec les conditions météorologiques, la taille du troupeau, la configuration de la montagne, la présence de chiens de protection et leur qualité, létat de vigilance et de fatigue des uns et des autres, etc. Ils cherchent également à évaluer quelle marge de manuvre leur laissent les loups et sil y a moyen de « sarranger » avec eux, et à quel prix. Étant très souvent dehors et au milieu de proies potentielles, les bergers ont en outre plus de chances que dautres dobserver des loups, certains cherchant même à les voir et à les photographier, soit pour apporter la preuve quil sagit bien de loups (et non de chiens errants), soit tout simplement pour examiner ces êtres si influents et pourtant si discrets.
Loin darriver seuls, les loups sont en quelque sorte accompagnés par des animaux eux aussi nouveaux dans les Alpes : les chiens de protection, dont lintroduction dans les troupeaux semble, dans certaines conditions, particulièrement efficace contre les attaques de grands prédateurs, précisément parce quils présentent lavantage de ressembler aux loups et dêtre, comme eux, capables dapprentissage : « de toute manière, cétait le seul moyen de se protéger, puisque bon, on a des animaux qui ont les mêmes moyens que le loup, ils sont même un peu plus forts, un peu plus puissants, ce qui fait quil sont les gagnants sil y a affrontement, en plus ils sont un peu plus nombreux, et puis bon, ils ont, ils ont les mêmes capacités, louïe, quand le loup approche, en général, ils sen rendent compte » (un éleveur). Assez souvent, ces chiens nappartiennent pas aux bergers, mais aux éleveurs. De plus, lobjectif est de favoriser lattachement entre ces chiens et les brebis, quils sont censés ne jamais quitter : les chiens, normalement, nont rien à faire avec les bergers. Leurs liens devraient donc être lâches, sans être tout à fait nuls. Les chiens modifient cependant parfois sensiblement le travail et lexistence des bergers. Loin dêtre instantané, lattachement entre les chiens et les brebis peut, dune part, demander beaucoup de temps et être précédé par une période de rejet du chien par les brebis et de grande nervosité du troupeau. Dautre part, les chiens réagissent souvent à toute intrusion sur lalpage, en particulier celle des touristes, amenant parfois les bergers à intervenir pour éviter que la rencontre ne dégénère. Des bergers notent une baisse de la fréquentation touristique sur leur alpage, dont certains se réjouissent, parce que le troupeau et eux-mêmes sont moins dérangés et plus « tranquilles », mais que dautres déplorent, parce que les échanges avec les randonneurs font, pour eux, partie de leur métier. Il arrive aussi que les touristes soient toujours aussi nombreux et que les bergers consacrent une part significative de leur temps et de leur énergie à surveiller les touristes et les chiens : « Les chiens les plus teigneux je les mets pas en montagne, ceux qui y sont, ils ont un collier de dressage, la bergère suit ça de très près, dès quils avancent dun peu trop près les gens, ils sont secoués, on serre les boulons ; je suis sur des alpages, que je dirais faciles à protéger, parce quon peut les parquer, mais très accessible aux touristes, cest le pendant, donc il y a deux, trois cents personnes, qui traversent le troupeau par jour, je dirais quune seule personne qui se fait mordre par jour ou par semaine, cest quon fait très bien les choses, cest quon fait vraiment les choses très fort, ma bergère je la paye au maximum de la grille, elle est à 1 600 euros par mois, parce que sinon, elle part, elle se fait engueuler du matin au soir, retenez vos chiens, quest ce que cest que ce bazar !?, les touristes en ont rien à foutre, quil y ait du loup et quon soit engagé dans une aventure difficile à vivre et tout, yen a, mais bon, il y a aucune culture par rapport à ça » (un éleveur).
Les loups arrivent aussi accompagnés par des hommes aides-bergers, techniciens prédation, éco-volontaires, protecteurs, journalistes, biologistes et sociologues, etc. que les bergers, jusque-là, ne voyaient guère sur les alpages et auxquels ils peuvent ou doivent désormais sattacher. Larrivée des aides-bergers, notamment, a bouleversé lexistence des bergers, qui se voient adjoindre une personne avec lequel ou laquelle il leur faut non seulement coopérer, mais également cohabiter, dans un chalet souvent des plus exigus, lorsque les troupeaux sont importants, que la pression de prédation est forte ou encore que lalpage est particulièrement difficile (très étendu, peu accessible, escarpé, embroussaillé). En théorie, laide berger nintervient pas dans la conduite du troupeau et se charge uniquement des tâches liées à la présence des loups (déplacement des parcs, nourrissage des chiens, surveillance des animaux, etc.). Dans la réalité, le partage des rôles est souvent moins clair et plus problématique, la réussite de lattachement étant dautant plus incertaine que le berger et son aide ne se connaissaient pas et ne se sont pas choisis. Dans la mesure du possible, les éleveurs privilégient dailleurs lembauche dun couple, afin déviter les disputes et les défections en cours de saison dalpage.
Les loups ont enfin favorisé lintroduction de nouveaux objets. Ainsi, une des premières réponses des responsables du parc naturel régional du Queyras à larrivée des loups a été déquiper les bergers et les éleveurs qui le souhaitaient dune radio reliant, sur la même fréquence, éleveurs, bergers, aides-bergers, agents du parc national régional et personnels chargés du secours en montagne (Egger, 2006). Désormais attachés aux radios, les bergers le sont également davantage à tous leurs utilisateurs : « On ne loue plus de radios maintenant, on est autonome, on a une flotte radio importante [une cinquantaine de radios] avec des relais daltitude à plus de 3 000 mètres et la radio cest un outil professionnel. En 2002, on a enregistré à peu près un millier [dappels] sur quatre mois. Un millier de conversations pastorales, en plus de nos propres conversations, dagents du parc, etc. Donc les, les professionnels de lélevage entre eux, environ un millier de conversations. Donc ça ça a été aussi, euh, le médium déterminant aussi pour cultiver les liens » (un agent du parc naturel régional du Queyras). Initialement distribuées pour que les bergers puissent facilement avertir des attaques, les radios servent aussi à véhiculer des informations, des questions, des trucs, des blagues, etc. : « on peut communiquer la plupart du temps aussi entre nous, et eux peuvent communiquer entre eux aussi, parce que cest pas anonyme la radio, cest tout le monde qui entend. Et euh
donc cest euh, ça va du conseil, du genre y en a toujours un qui appelle pour demander, ouais jai un problème avec telle brebis là, euh, jai mis ça, mais ça guérit pas, est-ce-que quelquun connaît un produit qui est mieux ?, si y a quelquun qui mentend, quil me réponde, des trucs comme ça. (
) Bon ça sert aussi, moi je me souviens des mecs : quest-ce que tu vas faire cet hiver ?, ben jen sais rien, y en a toujours un qui répond ben attends appelle machin, je crois quil cherche quelquun, bon ça peut servir à ça aussi, bon ça a eu servi à ça. Et puis le soir à neuf heures, neuf heures et demi, ils se détendent aussi quoi, ça devient un peu radio pastre quoi. Ça peut déconner aussi, chanter, raconter des blagues, ce qui est pas désagréable non plus. De toute façon, je pense quelle est faite aussi pour ça je veux dire. Euh, elle permet le lien social cette radio, elle coupe lisolement. » Comme lattachement entre les loups et les chiens de protection le suggérait déjà, lattachement entre deux êtres en modifie plusieurs autres, dans des sortes de réactions en chaîne largement indéterminées. On retrouve là ce quAntoine Hennion dit de la médiation (93 : 224) : à lextrémité dun attachement ne se trouve pas un monde autonome, mais un autre attachement.
Transformations dattachements antérieurs
Larrivée des loups a également profondément modifié la relation des bergers salariés avec plusieurs des êtres qui leur importaient déjà, à commencer par les troupeaux (essentiellement ovins et caprins, les bovins et les équins étant jusquà présent peu touchés dans les Alpes par la prédation), dont le mode de gardiennage et de conduite a fortement changé. Les loups amènent les bergers à conduire plus fréquemment les moutons en parc, à installer des filets quil faut régulièrement déplacer, et à regrouper les animaux pour la nuit à proximité dun chalet dalpage. Si les statistiques disponibles témoignent dune réduction du nombre dattaques et du nombre de victimes par attaque lorsque les diverses mesures de protection des troupeaux sont mises en uvre conjointement, celles-ci ne parviennent pas totalement à prévenir ni à faire échouer les attaques de loups : le risque de prédation imprègne désormais la relation entre les bergers et leur troupeau. Les brebis et les agneaux devaient autrefois « profiter » de leur séjour à la montagne et redescendre plus beaux quils nétaient montés ; le bon berger était celui dont les agneaux, en particulier, quittaient lalpage suffisamment lourds pour navoir pas besoin dêtre « finis » (c'est-à-dire engraissés) en bergerie avant de partir pour labattoir. Les loups font des moutons des proies potentielles, quil importe avant tout de redescendre entiers, quitte à parcourir chaque jour de grandes distances pour regagner, le soir, un lieu supposé sûr. Parce qu'ils se déplacent plus que par le passé, les agneaux ne sont pas nécessairement aussi gros à la descente de lalpage. En même temps que leur relation, les animaux et le berger sont ainsi modifiés jusque dans leur corps et les critères dappréciation des uns et des autres ne sont plus tout à fait les mêmes quavant la venue des loups : le caractère grégaire des animaux, variable selon les races, et la capacité de résistance du berger à la fatigue et au stress occasionné par déventuelles attaques entrent à présent davantage en ligne de compte.
La venue des prédateurs a également modifié la relation des bergers à la montagne. Lespace et le temps de lestive apparaissaient jusquà présent comme bien différents de lespace et du temps den bas. À certains égards, larrivée des loups a plutôt réduit lécart entre lalpage et la vallée ou la plaine. Dune part, en effet, elle sest accompagnée dun équipement et dune humanisation des alpages, au point quil suffit souvent de parcourir une montagne ou simplement de lobserver pour savoir si elle se trouve dans une zone à loups, bien que les loups eux-mêmes soient presque toujours invisibles : des chalets dalpage ont très souvent été rénovés ou construits, des pistes empruntables par des véhicules motorisés ont parfois été tracées et les parcs, les filets, les chiens et les hommes y sont plus nombreux : « On installe des kilomètres et des kilomètres de filets » (un éleveur savoyard, 2007). Cest notamment cette transformation de la montagne pastorale consécutive à larrivée des loups que Julien Gravelle, Didier Demorcy et moi avons voulu mettre en relief en concevant la maquette « des loups dans la vallée ». Pour les bergers salariés, lamélioration des conditions de logement et daccès aux alpages constitue très généralement un progrès, voire une condition sine qua non du maintien de la profession. Mais il arrive aussi quils estiment trop belle, trop grande ou exagérément confortable un chalet dalpage récemment rénové ou construit, révélant ainsi lexistence dune tension entre le souhait de voir le métier de berger sortir de la précarité et de la marginalité et la crainte quil ne puisse plus procurer la rupture à laquelle certains aspirent, si lestive « mise aux normes » se mettait par trop à ressembler à lespace et au temps den bas. Dautre part, alors que lestive pouvait être considérée comme un espace et un temps de liberté à la fois pour les animaux, maintenus le reste de lannée sous une surveillance beaucoup plus étroite, voire enfermés, et pour les bergers, larrivée des loups a renforcé le contrôle qui pèse sur les uns et les autres. Lexercice dun contrôle sur les troupeaux ne date certes pas de la venue des loups : lexistence de risques (dérochement des animaux, apparition de problèmes sanitaires, attaques de chiens errants, foudre en cas dorage), la nécessité de veiller à la gestion de lherbe et à ce que les troupeaux nempiètent pas sur les alpages voisins ont toujours exigé une conduite et une surveillance actives des troupeaux. Les bergers pouvaient malgré tout diriger les animaux en leur accordant et en saccordant une marge dautonomie, moyennant un pourcentage de pertes suffisamment faible pour être jugé acceptable et des frictions occasionnelles à propos des limites de propriété. Les choses ont commencé de changer avec lintroduction de mesures agri-environnementales sur certains alpages, qui ont amené à davantage contenir les déplacements des animaux, dans un objectif de meilleure répartition de la charge pastorale ou de protection de certains milieux, plantes et animaux. Mais la présence des loups, elle, nest pas choisie et elle impose un contrôle serré et permanent des animaux. Aussi lidée dune restriction de la liberté de circulation des animaux et de ceux qui les gardent, du fait de la présence des prédateurs, revient-elle souvent dans les propos des bergers ; il est à cet égard symptomatique que le loup soit parfois surnommé « le commandant ». Pour ces différentes raisons, lestive nest plus autant synonyme de rupture et les bergers exercent, moins que par le passé, un métier à part : ils sont moins isolés, mieux logés et, comme les animaux quils gardent, ils ont perdu de leur marge de manuvre.
La venue des loups a encore transformé et complexifié lattachement des bergers aux éleveurs qui leur confient un troupeau contre le versement dun salaire. Outre quelle rend leur présence à peu près indispensable, larrivée de prédateurs accroît la responsabilité des bergers. Tandis que les bergers peuvent vivre comme un échec et une atteinte à leur « fierté » une attaque ayant provoqué des pertes, même sils ne sont pas mis en cause par leurs employeurs, la menace que la proximité des prédateurs fait peser sur le troupeau leur donne une excellente occasion daffirmer et de faire valoir leur compétence professionnelle. Bien plus que les éleveurs, en effet, ce sont eux qui connaissent lalpage et la façon dont les animaux sy comportent et sy déplacent et ce sont eux qui, au quotidien, mettent en uvre les mesures de protection et ont affaire aux loups. Dans ces conditions, on comprend que la venue des prédateurs ait pu, dans certains cas, saccompagner de revendications sur les salaires, les conditions de travail (congés notamment) et de logement, dautant quelle a sensiblement alourdi la charge de travail et sa pénibilité. Comme je lai déjà suggéré, les loups ont par ailleurs attiré de nouvelles personnes (agents des services de lÉtat, spécialistes des diagnostics pastoraux, etc.), qui ont pu favoriser lexpression de telles revendications, en mettant un terme au face-à-face entre éleveurs employeurs et bergers salariés. Mais il semble également que certaines personnes, intéressées par les loups et par le pastoralisme, aient été prêtes à exercer le métier de berger contre une rémunération sensiblement inférieure à celle que percevaient les salariés en place. La mise en place dune possibilité de recours à léco-volontariat, lancée par des associations de protection comme France nature environnement, et la création de postes daides-bergers, quelquefois employés à la place des bergers, ont pu elles aussi faire craindre une remise en cause des récents acquis des bergers par larrivée des loups. Quelle ait fait espérer aux bergers salariés une revalorisation de leur situation ou quelle leur ait, au contraire, fait redouter une dégradation, la venue des loups a souligné les spécificités de leur métier, parfois confondu avec celui déleveur, alors que les compétences, les expériences des animaux et les statuts sont distincts (même si certains éleveurs sont aussi bergers et si certains bergers finissent par devenir éleveurs, et réciproquement).
Enfin, la présence des loups a influencé les rapports entre les bergers, conscients dêtre à la fois concernés au premier chef par larrivée des loups « cest à nous que les choses arrivent, quand il y a prédation » et peu impliqués dans les discussions et dans les prises de décision relatives à la gestion des loups et à la protection des troupeaux. Ainsi, on ne compte que trois bergers salariés parmi les 285 personnes auditionnées par la commission denquête parlementaire sur la présence du loup en France et lexercice du pastoralisme en montagne. Par ailleurs, les bergers sont plus souvent absents que présents aux comités départementaux loup et au comité national loup. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : les bergers sont entièrement pris et difficiles à joindre pendant la saison destive et léloignement des alpages ne facilite pas les rencontres ni les échanges, même si les moyens de communication (téléphones portables, radio) sont aujourd'hui assez largement répandus. Le reste de lannée, les bergers sont souvent employés dans dautres départements et sont, à nouveau, géographiquement dispersés et difficiles à réunir ou tout simplement à localiser. La durée moyenne dans le métier est en outre assez faible : les bergers salariés sont nombreux qui exercent ce métier quelques années seulement. On conçoit que linstabilité des emplois et le « nomadisme » fréquents naident pas à lorganisation professionnelle. Si des structures comme le Cerpam ou la Fédération des alpages de lIsère incitent les bergers salariés à sassocier, il est possible aussi que leur absence arrange parfois ceux qui parlent à leur place, lauto-exclusion se doublant alors dune exclusion ou à tout le moins dun manque de volonté de les associer. Quoi quil en soit, la présence nouvelle des loups paraît avoir dynamisé le groupe professionnel des bergers dans un département au moins : créée à la fin des années 70 et tombée par la suite en sommeil, lassociation des bergers et des vachers des Hautes-Alpes a en effet connu un regain de vigueur avec larrivée des prédateurs (Egger, 2006 : 79-80), les bergers ayant souhaité se regrouper pour faire reconnaître leur spécificité et participer aux débats sur les loups et les mesures de protection, quils sont les premiers à expérimenter.
Arrêtons là, bien que lexamen des modifications des attachements des bergers ne soit pas totalement achevé on pourrait encore montrer, par exemple, comment la venue des loups transforme les filets, dinstruments de conduite des troupeaux en outils qui servent aussi à améliorer la protection des animaux contre les prédateurs. Ce qui précède suffit déjà à confirmer que les bergers ont changé en même temps que leurs attachements. La démarche adoptée, en revanche, ne permet pas de décider si larrivée des loups est une bonne ou une mauvaise chose pour les bergers salariés, dont le cas illustre bien, au contraire, larbitraire dune réponse positive ou négative et combien la question est au fond insatisfaisante, un nouvel attachement se répercutant sur plusieurs autres sans que ces répercussions aillent dans le même sens ni au même rythme et sans quelles soient également appréciées par ceux quelles touchent. Létude du cas des bergers salariés permet-elle, comme nous lespérions, de répondre à la question soulevée plus haut : les deux types de monde identifiés continuent-ils de coexister ou un nouveau monde commun a-t-il émergé ? Parce que les bergers sont à la fois fortement attachés aux moutons et aux loups, il est en tout cas très difficile de les assigner à un monde plutôt quà un autre : comme les chiens de protection dont le cas a été développé dans la thèse, ils sont assurément de ceux qui favorisent la constitution dun monde pluriel mais commun (Latour, 2003), différent de chacun des types de monde qui lont précédé et qui nen est pas la simple somme.
Un travail de qualification des nouveaux venus et des attachements
Si certains sabstiennent de sexprimer demblée et « attendent de voir », on rencontre des affirmations sur les loups, sur les êtres qui les accompagnent et sur ce quils vont faire dès leur arrivée, voire dès avant. Que lon puisse qualifier les loups ou les chiens de protection sans les avoir rencontrés peut sexpliquer de diverses manières, deux hypothèses étant fréquemment avancées : selon la première, les gens auraient des représentations variables en fonction des groupes sociaux auxquels ils appartiennent ; selon la seconde, ils défendraient leurs intérêts. Sans contester que la défense des intérêts pèse parfois lourdement sur les affirmations que lon porte, il me semble que lexpérience préalable que lon a des êtres et des situations est également déterminante. Dans la majorité des cas, en effet, les loups ne sont pas complètement inconnus : les gens en ont déjà croisé, dans des zoos ou des parcs animaliers, dans des ouvrages et des articles, dans des récits ou encore dans des films et des documentaires. Larrivée des loups peut par ailleurs être rapproché dévénements antérieurs qui, à certains égards, lui ressemblent. Or tous nont pas lu, entendu, vu ni vécu la même chose. Les loups que les environnementalistes ont rencontrés dans les livres ne tuent que pour se nourrir et ils tuent de préférence les animaux faibles ou malades, jouant le rôle de « médecin des troupeaux » ; dans un premier temps au moins, il est raisonnable de penser que les loups qui viennent darriver se comporteront de la même façon et contribueront eux aussi à la bonne santé des populations animales. Pour dautres, qui nont pas lu ces livres mais ont entendu des récits de loups mangeurs dhommes, la possibilité que des loups sattaquent à des humains est tout à fait vraisemblable. En sappuyant sur leur expérience passée, beaucoup ont le sentiment de déjà connaître les nouveaux venus et de savoir à peu près comment les choses se sont passées et vont se passer.
Cependant, les loups réels et les êtres auxquels ils ont affaire se comportent rarement de la manière attendue. Il a bien fallu admettre, par exemple, que les loups nouvellement arrivés dans les Alpes françaises blessent ou tuent parfois beaucoup plus de brebis quils nen mangent et quil nest pas si facile, pour les ennemis des loups, de sen débarrasser. Ces loups-ci, qui manifestement diffèrent de ceux que connaissaient les montagnards des siècles passés, comme ils diffèrent des loups de Jack London, dAldo Leopold ou de Farley Mowat, obligent à découvrir qui ils sont, ce quils font et comment ils affectent, et sont affectés par les collectifs. À nouveau, les réponses que les acteurs donnent à ces questions ne sont pas indépendantes de leurs intérêts. Il ne fait aucun doute que les éleveurs ont intérêt à exagérer le nombre de loups et leurs protecteurs à le minimiser. Il est tout aussi certain que la grande majorité des éleveurs ont envie de penser que des loups ont été réintroduits par des militants radicaux. Mais lexpérience que les gens acquièrent progressivement influence aussi leurs qualifications. Des éleveurs expliquent avoir à plusieurs reprises surveillé à distance les chiens de protection pour sassurer quils restaient au troupeau et lun deux raconte avoir changé davis sur ses chiens après avoir découvert, un matin, lun deux blessé dans le troupeau indemne : la blessure de lanimal, attestant du combat mené pendant la nuit, lobligeait à réviser son jugement sur laptitude de ses chiens à protéger les moutons et à suspendre son scepticisme initial. On pourrait objecter que les qualifications des êtres et des attachements ne sont pas toutes aussi clairement reliées aux expériences des individus, qui sexpriment également sur des aspects difficiles ou impossibles à appréhender directement, comme le nombre ou lorigine des loups. Il nest cependant pas surprenant que les éleveurs, qui perçoivent les loups à travers les dégâts dans les troupeaux, estiment quils sont beaucoup plus nombreux que les amoureux des loups, qui passent beaucoup de temps à essayer den apercevoir et ny parviennent que rarement.
La production de qualifications difficilement contestables
La conjonction de la diversité des intérêts et des expériences des acteurs en présence amène à une multiplication des controverses, sur les êtres eux-mêmes combien y a-t-il de loups ? Où sont-ils ? Doù viennent-ils ? , et sur les attachements : comment les loups affectent-ils le pastoralisme ? Et les populations de proies sauvages ? Et les touristes ? Quelles interactions existe-t-il entre les chiens de protection et les loups ? Entre les chiens de protection et les touristes ? Entre ces mêmes chiens et les voisins des éleveurs ? Etc.
Parce que des qualifications des êtres et des attachements qui ne soient pas trop contestées sont nécessaires, dune part à la prise de décisions publiques, dautre part à la garantie du respect des engagements de lÉtat, des dispositifs sont mis en place qui visent spécifiquement à produire ce type de qualifications. Il est de fait très difficile de produire une affirmation certaine et de clore définitivement une controverse. Le plus souvent, les controverses se déplacent, à mesure quune incertitude en remplace une autre (Dodier, 2003). Considérons les statistiques disponibles sur les attaques danimaux domestiques attribuées à des loups, qui témoignent dune réduction du nombre dattaques et du nombre de victimes par attaque dans les troupeaux protégés : dans les milieux pastoraux, certains affirment que des éleveurs, lassés par les démarches que nécessitent les déclarations, ne signalent plus toutes les attaques, donnant à entendre que les statistiques en question témoignent davantage du changement dattitude des éleveurs que de lefficacité des mesures de protection. On pourrait donner bien dautres exemples de tentatives dinvalidation des qualifications, par les uns et par les autres. Toute cette fabrication dincertitude qui, selon Laurent Mermet (2007, sert à prolonger linaction, est aussi un des moteurs de la sophistication et de lamélioration des dispositifs de qualification, qui deviennent au fil des controverses de plus en plus « robustes » et résistants à la contestation.
Plusieurs études et enquêtes ont ainsi cherché à préciser la nature des attachements entre les êtres. Les contacts entre des chiens de protection et des touristes ont été observés et notés, de même quentre des chiens et des animaux sauvages. Une caméra thermique utilisée par des agents du parc national du Mercantour a permis de filmer un alpage de nuit et de rendre visible le travail des loups pour isoler un animal du troupeau, et celui des chiens pour les en empêcher. Des études sur la conduite et la protection des troupeaux ovins en présence de loups ont également été menées par les services pastoraux. Les résultats de ces études et enquêtes ont été publiés sous la forme de rapports, de films (vision nocturne) ou encore de colloques (séminaire technique dAix-en-Provence organisé en juin 2006 par lUnité commune de programme pastoralisme méditerranéen). Il existe ainsi de nombreuses initiatives pour produire et rendre publique une connaissance des êtres au sein des collectifs qui puisse être considérée comme « purifiée » des intérêts et des points de vue personnels.
Cest probablement dans le domaine de la connaissance de la population de loups et tout particulièrement de ses effectifs que la production de preuves publiques (Latour et Weibel, 2005) est allée le plus loin. Cest donc là que lon peut le mieux saisir les conditions de production de ces qualifications difficilement contestables et le type dattachement avec les loups quelle exige. La connaissance du nombre de loups est lun des éléments sur lesquels sappuie le ministère chargé de lenvironnement pour fixer le nombre de loups pouvant être abattus chaque année dans le cadre dun dispositif de prélèvement. LÉtat a en outre besoin de données relatives à la dynamique de la population pour prouver que celle-ci se trouve dans un « état de conservation favorable », conformément aux engagements contractés par la France en signant la directive Habitats, et pour réduire les risques dattaque juridique par les associations de protection.
Il importe alors de fournir une estimation du nombre de loups que tous ou presque puissent considérer comme neutre, objective et abstraite de considérations partisanes. À quelles conditions le nombre de loups avancé peut-il être accepté par les parties en présence comme nétant pas « pollué » par les intérêts de ceux qui lavancent ? Produire une telle qualification nécessite, non pas de ne pas être attaché à lanimal on ne peut rien dire dun être auquel on nest pas attaché mais de lui être attaché dune manière très particulière, en sefforçant de mettre de côté les aspects affectifs et les intérêts personnels ou collectifs. Lexamen de la production dune estimation du nombre de loups met en évidence une sophistication des techniques mobilisées, avec le passage du suivi hivernal, fondé sur un simple repérage des traces laissées par les animaux, à une méthode de capture-marquage-recapture virtuelle faisant appel à des disciplines pointues, une instrumentation lourde et des centres de calcul (Latour, 1989). Un réseau « grands prédateurs » a été constitué dont les membres sont chargés de renseigner des fiches dobservation des animaux très précises et de recueillir des poils et des crottes susceptibles dappartenir à des loups. Ces crottes et ces poils sont ensuite triés par des biologistes et expédiés à des généticiens qui, au laboratoire, sappliquent à extraire, à amplifier et à décoder lAdn quils contiennent. Les résultats des analyses génétiques sont alors communiqués à des biostatisticiens qui tiennent compte de la probabilité de ne pas retrouver un animal pourtant vivant pour calculer une fourchette de la population de loups.
Ainsi, si les membres du réseau dobservation qui parcourent le terrain sont encore proches des animaux, les généticiens en sont déjà plus éloignés à la fois dans lespace et dans le temps, les biostatisticiens, quant à eux, ne travaillant plus sur de la matière mais uniquement sur les informations que leur transmettent les généticiens. La fabrication de chiffres que des protagonistes aux intérêts opposés puissent difficilement contester (Porter, 1995) passe ici par une distribution de la production de connaissance entre des acteurs de plus en plus éloignés de lanimal concret, tout en tentant de maintenir un lien solide avec cet animal, par le biais dune chaîne dinscriptions qui ne cesse de sallonger. Au final, les agents de lOncfs responsables du suivi scientifique de la population de loups établissent un tout autre rapport à lanimal que lamoureux des loups ou que léleveur, en interposant entre les loups et eux une longue cascade de médiateurs, hommes et instruments de laboratoire.
Lentreprise de qualification des loups et des attachements visant à fournir au débat et aux décideurs une base expurgée des intérêts particuliers nest pas sans exercer des effets. En particulier, on peut se demander si elle ne contribue pas à la constitution de ce que Gilles Deleuze a appelé des « sociétés de contrôle ».
Une parenté entre collectifs et « sociétés de contrôle » ?
Pour Gilles Deleuze, les sociétés disciplinaires dont Michel Foucault a retracé la genèse ont fait leur temps : il sagit moins, à présent, dorganiser de grands milieux denfermement de la naissance à la mort, que de contrôler étroitement des individus quon laisse circuler à peu près librement.
Il est tentant de voir dans les nouveaux dispositifs de gestion de la faune sauvage et notamment des grands prédateurs une illustration et une extension du passage esquissé par Gilles Deleuze des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. On a en effet renoncé à éradiquer et à enfermer les lynx, les ours et les loups et, contrairement à ce que souhaiterait une grande partie des éleveurs, il nest pas aujourd'hui question de les parquer, mais de « faire avec ». Or cette logique du « vivre ensemble » qui sest substituée à la logique de lélimination et de lexclusion suppose de savoir aussi précisément que possible où sont les loups, combien ils sont et ce quils font. Au-delà des prédateurs eux-mêmes, ce sont aussi les chiens, les moutons et les hommes que lon trace et que lon surveille.
Certes, la volonté de connaissance et de contrôle des hommes et des animaux sauvages se heurte à un ensemble de limites, que Céline Granjou et moi avons tenté didentifier (Granjou et Mauz, à paraître). En nous appuyant sur deux dispositifs de connaissance et de gestion des populations animales sauvages le suivi scientifique des loups et lexpérimentation de contraception de marmottes menée par le parc national des Écrins , il nous a semblé que lon pouvait distinguer deux grands types de limites à la visée de connaissance et de contrôle. Nous avons qualifié déchappements et de ratés des limites internes aux dispositifs mis en uvre. Dans ce cas, lobjectif de connaissance et de contrôle nest pas totalement atteint sans que le cadre du dispositif mis en uvre pour y parvenir ne soit remis en cause ni transgressé. Dautres limites tiennent au fait que les animaux, les hommes et les objets réussissent parfois à sortir du cadre des dispositifs, en le quittant physiquement ou en évoluant de telle sorte que ces derniers deviennent au fil du temps de moins en moins aptes à les gouverner, et pour ainsi dire caducs : nous avons alors parlé de « débordements ». Si les ratés, les échappements et les débordements concernent à la fois les hommes, les animaux et les instruments qui se trouvent enrôlés dans les dispositifs de gestion considérés, nous avons toutefois noté la faculté singulière des animaux à échapper aux mesures de surveillance, en raison notamment de leur capacité à se rendre invisibles, à se déplacer sans quon sen doute et à sadapter aux dispositifs censés les surveiller et les orienter, de manière à les rendre inopérants.
En dépit de ces limites, et au-delà du cas des animaux sauvages, il faut peut-être sinterroger sur la proximité entre les collectifs et les sociétés de contrôle. La conception des sociétés humaines retenue, qui en fait des assemblages dêtres et dobjets qui sentre-tiennent, amène à récuser les grands partages, entre une société sans nature et une nature sans hommes comme entre les modernes et les non-modernes. Mais, dans des sociétés faites dattachements, sans compartiments ni frontières, il se pourrait bien que les dispositifs de connaissance et de contrôle jouent un rôle accru et doivent faire lobjet dune attention particulière, notamment de la part des sociologues. En insistant sur la question du vivre ensemble, la sociologie des collectifs peut en outre occulter les phénomènes de domination et dexclusion, qui nen continuent pas moins dexister.
Larrivée des loups ma donné la possibilité dobserver ce qui advient lorsquun nouvel être fait son entrée dans des mondes humains. En travaillant sur la crise générée par cet événement, jai été amenée à placer au cur de mes interrogations la question de la genèse et de la reconfiguration des attachements entre les membres des collectifs et entre les collectifs eux-mêmes. En prenant mes distances avec la notion de représentations, jai également tenté de rendre compte du travail des acteurs pour qualifier les êtres qui leur importent ainsi que les attachements qui se créent et se transforment. Dès la thèse, et davantage encore par la suite, je me suis notamment intéressée aux modalités de production de qualifications scientifiques des attachements, pouvant apparaître comme désintéressées et aptes à éclairer la décision et le débat publics. Plus récemment, les recherches sur le suivi scientifique des loups et sur lexpérimentation de contraception de marmottes dans les Écrins mont incitée à minterroger sur lexistence dune parenté entre les collectifs et les sociétés de contrôle, telles que les a présentées Gilles Deleuze.
Je nai jusquici presque pas employé un terme aujourd'hui extrêmement répandu, celui de biodiversité ; je men expliquerai bientôt. Pourtant, la biodiversité a elle aussi fait son entrée en politique et elle a commencé à modifier les collectifs. Cest le repérage et lanalyse des modalités et des enjeux de cet événement que je voudrais à présent entreprendre.
Lavènement de la biodiversité
La biodiversité est apparue aux États-Unis en septembre 1986, lors dun forum national qui lui a été consacré et qui a donné lieu à la publication dun livre, sobrement intitulé « Biodiversity » et dirigé par le naturaliste et sociobiologiste Edward O. Wilson (Micoud, 2005a : 21). En 1992, au cours du Sommet de la Terre de Rio, a été signée la Convention sur la diversité biologique, ratifiée par un très grand nombre de pays, dont la France (juillet 1994). Un Institut français de la biodiversité (Ifb) a vu le jour en 2000 (Jollivet, 2004). En 2002, les parties de la Convention sur la diversité biologique se sont engagées à « réduire significativement dici 2010 le taux dérosion de la biodiversité aux échelles globale, régionale et nationale, pour contribuer à la diminution de la pauvreté et pour le bénéfice de la vie sur Terre ». La France a adopté en 2004 une stratégie nationale pour la biodiversité. En janvier 2005 sest tenue à Paris une conférence internationale sur la biodiversité (Barbault, 2006a).
Née dans les milieux académiques états-uniens, la biodiversité na donc pas tardé à se répandre dans les instances politiques internationales et nationales et à être institutionnalisée. Cependant, elle nest pas restée cantonnée aux sphères scientifiques et politiques et des actions concrètes ont été conduites en son nom, dont lune des plus importantes, en Europe, est la construction du réseau Natura 2000 (Pinton et al., 2007). Les professionnels de lexploitation de la nature semparent à leur tour de la biodiversité, revendiquant un rôle dans sa préservation ou mettant du moins en avant les efforts quils consentent pour la préserver. Dans une page quils font paraître dans le Monde pendant le « Grenelle de lenvironnement », les Jeunes agriculteurs affirment : « nous avons déjà réalisé de nombreux efforts pour raisonner nos méthodes culturales (diminution des intrants
), pour mieux gérer les ressources en eau et pour maintenir la biodiversité
». La popularité de la biodiversité est telle, désormais, que des fêtes lui sont dédiées et quun jour, le 22 mai, lui est consacré. Il aura donc suffi de vingt ans pour que la biodiversité se diffuse partout, ou presque.
Ce succès a quelque chose détonnant. Il ne correspond manifestement pas à la découverte de la multiplicité des êtres vivants, qui est à nen pas douter extrêmement ancienne (il suffit pour sen convaincre de songer à lArche de Noé) et qui, sous lappellation de « variété du vivant », fascine les naturalistes depuis le dix-huitième siècle au moins (Drouin, 1997 ; Seutin, 1997 : 13 ; Samper, 2006 : 74). Il ne correspond pas non plus à une prise de conscience ni à lémergence dune dénonciation des effets négatifs de certaines activités humaines sur les milieux naturels, la faune et la flore, elles aussi bien antérieures à lavènement de la biodiversité (Hajer, 1996 : 246). Cependant, au lieu de supposer que le passage de la variété du vivant à la biodiversité consiste en un simple changement dappellation, lhypothèse peut être formulée quil correspond à lavènement de quelque chose de nouveau, dont la réalité nest pas seulement discursive. Cest dans nos mondes que la biodiversité est en train de prendre place et pas seulement dans nos discours ou dans nos représentations ; il convient dès lors de saisir à quoi elle invite ou oblige ceux qui reconnaissent son existence et les pratiques quelle favorise de même que celles quelle décourage.
Larrivée en France de la biodiversité est à peu près contemporaine de celle des loups. Au moment où je commençais ma thèse, en 1997, plusieurs publications étaient déjà disponibles à son sujet (Parizeau, 1997 ; Lévêque, 1997) et mon propre directeur de thèse, Raphaël Larrère, présentait au séminaire dAussois sur les sciences sociales et les espaces protégés une communication sur la diversité biologique et la gestion des parcs et des réserves (Larrère, 1997). Pourtant, la biodiversité na dans un premier temps pas tellement retenu mon attention. Dune part, celle-ci était focalisée sur des espèces animales singulières et rares étaient ceux, à lépoque, qui éprouvaient le besoin de me parler de biodiversité à propos du chamois, du bouquetin ou même du loup. Dautre part, les recherches sur lhistoire des espaces protégés me ramenaient à une période antérieure à son invention : la biodiversité nexistait pas au moment où le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie ont vu le jour.
En 2004, jai toutefois écrit avec Jacques Rémy un article intitulé « biodiversités et agriculteurs des Alpes du Nord ». Nous appuyant sur lenquête menée en Moyenne Tarentaise sur lévolution du métier dagriculteur, nous y faisions le constat que les éleveurs, sils apprécient dautres espèces que celles qui leur sont directement utiles, nemployaient pas spontanément le terme de biodiversité. Nous montrions de plus que nos interlocuteurs, loin de considérer que toutes les espèces contribuent à former une seule et même biodiversité, distinguaient de « bonnes » et de « mauvaises » espèces, les premières étant favorisées par lagriculture ou facilement compatibles avec son exercice, les secondes contrariant les activités agricoles et délevage et tendant à se porter mieux lorsque celles-ci vont mal (Mauz et Rémy, 2004). La biodiversité mapparaissait alors surtout comme un terme savant que lon cherchait sans grand succès à imposer aux acteurs de terrain.
Plusieurs éléments mont amenée à réviser mon jugement : de plus en plus de textes émanant dorganisations professionnelles de lélevage ont affirmé limportance du pastoralisme pour la biodiversité et certains éleveurs ont commencé à introduire spontanément la biodiversité dans leur discours. Lun deux, rencontré lors de létude sur le suivi scientifique du loup, disait ainsi récemment : « Dautres activités connaissent des difficultés, mais le problème, c'est que le pastoralisme, c'est pas quelque chose qui se délocalise. Or, le pastoralisme amène énormément de biodiversité, et il est prouvé scientifiquement quil en amène plus que le loup. » À travers lenquête sur lexpérimentation de contraception de marmottes, le rôle de la référence à la biodiversité dans lémergence de nouveaux modes de gestion de la faune sauvage est par ailleurs clairement apparu : cest en son nom que les expérimentateurs ont défendu leur initiative et la nécessité de trouver des solutions innovantes pour assurer la coexistence sur le même site des marmottes et des activités agricoles et tenter de dépasser le vieil antagonisme entre exploitation et protection. Nous avons pu constater à la fois que la biodiversité justifiait un changement des modes de suivi et de traitement des animaux sauvages et que le recours à des techniques inédites de gestion de la nature à des fins de préservation de la biodiversité suscitait des réactions critiques de la part dacteurs que lon tend ordinairement à opposer, comme les agriculteurs et les partisans dune protection « pure et dure » de la nature. Dans létude sur les acteurs de lenvironnement haut-savoyards, elle aussi menée avec Céline Granjou, comme lors des séances des conseils scientifiques de plusieurs espaces protégés, jai été frappée par la transformation en cours des modes dobservation de la nature et par les moyens consacrés à la constitution de bases de données naturalistes dune ampleur inédite. À partir de 2004, jai en outre représenté le Cemagref dans lun des nombreux groupes de travail dAlternet, un programme de recherche regroupant 24 organismes de 17 pays européens, visant à un renforcement et à un rapprochement « durables » des recherches menées en Europe sur la biodiversité et les écosystèmes et présenté comme un moyen de lutter contre les menaces pesant sur la biodiversité et de favoriser la prise de conscience de lopinion publique (http://www.alter-net.info/). Très concrètement, la biodiversité ma dès lors fait prendre lavion deux fois par an pour aller rencontrer des sociologues et des écologues écossais, allemands, roumains, slovaques, hongrois, finlandais et norvégiens et discuter avec eux de recherches à mener sur les « attitudes du public envers la biodiversité ». Les loups eux-mêmes navaient pas eu le même effet sur mes activités de chercheur. Enfin, les interrogations et les débats suscités par le projet en cours du parc national du Mercantour dorganiser un colloque sur les relations entre les activités pastorales et la biodiversité ont également éveillé ma curiosité. Pour la direction du parc, il sagissait, en établissant un état des lieux des connaissances, de clarifier un sujet très controversé, à propos duquel saffrontent schématiquement deux affirmations contradictoires, le pastoralisme étant décrit tantôt comme un garant de la biodiversité, tantôt comme une activité qui la menace ou qui du moins ne lui profite pas. Cette présentation des objectifs du colloque a cependant suscité un certain scepticisme, en particulier parmi les pastoralistes. Affirmant que le parc lui-même est le mieux placé pour réaliser un état des lieux, en raison des très nombreuses études dont il dispose déjà, ils lui ont prêté dautres intentions et soupçonné ou redouté que le colloque ne soit en réalité loccasion dinstruire le procès du pastoralisme dans les espaces protégés de montagne. En mettant bout à bout tous ces éléments, jen suis venue à penser que je devais prendre la biodiversité à bras le corps et essayer de comprendre ce quelle change à nos attachements, aux êtres auxquels nous nous intéressons et à nous-mêmes, comme je lai fait pour les loups.
Bien sûr, le cas de la biodiversité présente avec celui des loups de profondes différences. Les loups sont des animaux, êtres en chair et en os, qui se déplacent, vivent, mangent, se reproduisent, meurent et que lon peut voir, entendre, effaroucher, tuer, etc. Ce quest la biodiversité est moins clair et elle est dailleurs diversement qualifiée dans la littérature en sciences sociales, où elle apparaît successivement comme une expression, une notion (Larrère, 1997 : 79), un concept (Aubertin, 2003 : 285), un paradigme (Mounet, 2007 : 56) ou une norme (Larrère, 1997 ; Selmi, 2006 : 393-462). Y voir une nouvelle figure du discours sur la nature, une nouvelle ligne narrative, comme y invitent par exemple les écrits de Hajer (1996), ne paraît pas totalement satisfaisant car la biodiversité nest manifestement pas quun mot. La proposition dAndré Micoud (2005a) est plus intéressante, qui consiste à la saisir de trois manières complémentaires : comme une figure ou un percept, qui sadresse dabord aux sens et vise une mobilisation affective des individus ; comme un concept (ou un « quasi-concept ») dont la nature est débattue par les institutions et les acteurs autorisés ; comme un précepte inscrit dans divers textes réglementaires lui conférant une valeur qui simpose à tous. Lattention est ici attirée sur les dispositifs qui constituent la biodiversité comme une réalité quil faut à la fois aimer, explorer et respecter. Mais la biodiversité comporte également une dimension matérielle on parle sans cesse de son érosion ou de son écroulement (Blondel, 2006 : 66) quil importe de prendre en compte.
Afin de décider comment considérer la biodiversité, il peut être utile de chercher à identifier les attributs qui lui sont prêtés. Cest ce que je ferai dabord, en mappuyant sur mes recherches antérieures ainsi que sur des articles et des ouvrages qui lui ont été consacrés. Il apparaîtra alors que, si les naturalistes ont inventé la biodiversité, certains sociologues ont eux aussi contribué à en faire une réalité et ont notamment joué un rôle actif dans son affirmation et sa diffusion comme norme positive daction (Larrère, 1997 : 83). Mintéressant successivement à sa définition, à ce que lon dit savoir delle et aux traitements que lon entend lui réserver, je montrerai que la biodiversité est construite comme une totalité « accueillante », menacée, méconnue, destinée à être explorée, gérée et exploitée. On verra également que son émergence, bien quen apparence largement consensuelle, soulève des enjeux et des questions que je me propose didentifier et détudier dans les années qui viennent.
Ce quelle est
Citons pour commencer deux des multiples définitions de la biodiversité, proposées respectivement par Gilles Seutin et par Edward Wilson : « La diversité biologique [
] désigne lensemble des formes et des fonctions du monde vivant » (Seutin, 1997 : 13) ; « La diversité biologique ou biodiversité est la totalité de toutes les variations de tous les organismes » (Wilson, 2006 : 30). Bien dautres définitions ont été avancées, qui ont en commun de présenter la biodiversité comme une totalité englobant lensemble du vivant.
La biodiversité subsumant en particulier les trois grands niveaux dorganisation du vivant communément distingués par les sciences naturelles les gènes, les espèces et les écosystèmes , son émergence a contribué à lélargissement de la gamme des objets naturels considérés comme dignes de recherche et dattention. Elle a notamment souligné la nécessité de renforcer létude et la préservation des milieux qui servent dhabitats aux espèces. Pour autant, lémergence de la biodiversité na pas éclipsé les espèces, depuis longtemps objet dinvestigations et de soins de la part dun grand nombre de naturalistes et de gestionnaires. Y compris dans le cas du réseau Natura 2000, dont la construction repose sur la directive européenne dite Habitat, une large proportion des études réalisées reste consacrée à des plantes et à des animaux particuliers (Pinton et al., 2006 : 183). La constitution de listes despèces prioritaires et de « listes » ou « livres rouges » répertoriant les espèces menacées, ainsi que le suivi et la gestion de ces espèces, continuent de constituer une part essentielle du travail des gestionnaires (Selmi, 2006 : 329-365). Un tout petit nombre de plantes et danimaux sont en outre toujours érigés en emblème dune région ou dun mode de gestion de la nature. Dans les Alpes, le gypaète barbu, par exemple, suscite aujourd'hui chez les agents des espaces protégés la même fascination et la même passion que le bouquetin il y a trente ans. Lémergence de la biodiversité nest donc pas venue entraver lattachement à telle espèce, voire à tel individu, comme la rappelé lémotion soulevée par la mort des ourses Cannelle et Franska. De la même manière, bien que la biodiversité ait demblée été définie comme un enjeu planétaire (Chauvet et Olivier, 1993), elle nempêche pas de sintéresser à la mare ou à la forêt en bas de chez soi. Tout se passe donc comme si lémergence de la biodiversité créait une nouvelle nature contenant toutes les autres, où il sera toujours possible de trouver ce à quoi lon sintéressait déjà auparavant. Pour autant, elle ne change pas rien car il faut désormais établir que lespèce ou le milieu en question présentent un intérêt non seulement pour elle-même ou pour lui-même mais aussi pour la biodiversité. Il faut montrer que les espèces et les milieux retenus constituent des cas exemplaires : « Si on fait un bon choix, ce nest pas les espèces que lon suit, cest LA biodiversité, à travers un échantillonnage », dit ainsi un naturaliste. Certes, les façons de légitimer lélection de telle espèce ne manquent pas il peut sagir dune espèce « clef », « clef de voûte », « sentinelle », « porte-drapeau », « parapluie », « indicatrice », etc. mais encore faut-il, pour les avancer, se poser des questions sur les relations interspécifiques ou sur les interactions des espèces avec leurs milieux que lon avait pu jusqualors ignorer. Me promenant lautre jour en Chartreuse, entre le col de la Charmette et la Grande Sure, je suis tombée sur un épicéa aux branches rares et dégarnies, sur lequel était cloué un panonceau de lOffice national des forêts, qui disait « arbre conservé pour la biodiversité » ; le dessin dun insecte xylophage et celui dun pic figuraient à côté de linscription. Depuis que la biodiversité existe, lépicéa moribond et le forestier ont changé. Ce sont ces changements quil sagit de saisir : comment considère-t-on et traite-t-on les plantes, les animaux, les milieux et les hommes, une fois que la biodiversité est là et comment les êtres et les milieux en question et ceux qui sen occupent et sy intéressent se trouvent-ils simultanément transformés ?
Outre les divers niveaux dorganisation du vivant, la biodiversité inclut diverses catégories que lon tend souvent à distinguer et même à opposer, du moins dans les sociétés occidentales modernes, comme le sauvage et le domestique ou la nature et lartifice (Mauz, 2005a). À nouveau, la biodiversité inclut tout le vivant, quil soit dorigine anthropique ou pas. Lhomme se voit par conséquent paradoxalement réhabilité par son émergence. Désigné comme la principale menace pour la biodiversité, il apparaît aussi comme lune de ses composantes et lun de ses moteurs, du fait de sa capacité à produire des variétés animales et végétales (Cauderon et Cauderon, 1993) et à construire des écosystèmes particulièrement diversifiés (Larrère, 1997 : 83). La directive Habitats reconnaît ainsi que « le maintien de la biodiversité peut, dans certains cas, requérir le maintien, voire lencouragement, dactivités humaines ». La biodiversité devient alors un moyen de défendre lexistence de pratiques agricoles, pastorales ou sylvicoles traditionnelles et, par suite, celle des cultures humaines qui les ont élaborées (Micoud, 1997 ; Larrère, 1997 : 84).
Affirmer que la biodiversité ne pâtit pas nécessairement de laction humaine mais peut aussi en bénéficier conduit à interroger un certain nombre de partages et de zonages anciens et alimente lespoir que sa prise en compte permettra de régler ou du moins dapaiser de vieux conflits dusage et de légitimité : des vertus réconciliatrices lui sont ainsi attribuées. Par exemple, lécart entre espaces protégés et exploités devrait diminuer, à partir du moment où la biodiversité peut être préservée ou enrichie partout, dans les parcs nationaux et les réserves naturelles comme dans les carrières abandonnées et les cultures intensives et extensives.
Il nest en définitive rien de vivant qui ne puisse être préservé au nom de la biodiversité. En réalité, ce nest pas tout à fait exact car les espèces exotiques en sont presque toujours violemment bannies (Larrère, 1997 : 87-89). Il ne paraît pas excessif de parler à leur sujet de diabolisation, quand on connaît les moyens par endroits mis en uvre pour les éradiquer et quand on sait que Jared Diamond les a rangées parmi les « démons » qui menacent lenvironnement, au même titre que la destruction des habitats et la pollution. Sans être très ancienne, la stigmatisation des espèces exotiques et la valorisation de lautochtonie ne datent certes pas de lémergence de la biodiversité. Contrairement à ce que lon pouvait supposer, celle-ci ne les a toutefois pas remises en cause et les a même plutôt renforcées, comme sil avait fallu, pour procéder à lintégration générale du vivant dans un tout que lon veut préserver, en expulser une partie et créer en quelque sorte un au-dehors à combattre et une exception à la règle : tout est bon dans le vivant, pourvu quil soit « à sa place » et les espèces exotiques font aujourd'hui souvent figure de monstres qui affectent lordre idéal de la nature (Sperber, 1975). Lidée de la dangerosité des espèces exotiques et de la nécessité de les combattre est aujourd'hui très largement et presque unanimement admise dans les milieux scientifiques. Son émergence sinscrit pourtant dans un contexte singulier, illustrant un résultat important de la sociologie des sciences et des techniques : comme toute connaissance, la connaissance scientifique ne naît pas universelle mais située, si bien quil faut dune part mettre au jour les conditions de son apparition et, dautre part, expliquer son extension au lieu de la considérer comme acquise (Jasanoff et Long Martello, 2004 : 16).
Espèces invasives et production « située » du savoir scientifique
Lidée selon laquelle les espèces étrangères constituent un fléau à combattre nest en effet pas apparue nimporte où ni nimporte quand : il semble bien que les recherches menées pendant la seconde guerre mondiale par lécologue britannique Charles Elton (1900-1991) aient joué un rôle majeur dans sa conception puis dans sa diffusion (Davis et al., 2001). Jusquaux années 1940, Charles Elton ne sintéresse pas particulièrement aux invasions. Pendant le conflit, il simplique fortement dans lévaluation des dégâts de rongeurs aux réserves de céréales nationales, indispensables pour soutenir leffort de guerre, et dans la recherche de moyens pour tenter de les réduire. Or les espèces incriminées (souris, rat, lapin) ont toutes été introduites au Royaume-Uni à une époque plus ou moins reculée. La guerre terminée, Charles Elton continue daccorder une importance et une attention extrêmes aux phénomènes dinvasion par des espèces étrangères et il publie en 1958 un ouvrage intitulé « The ecology of invasions by animals and plants », qui constitue aujourd'hui encore une référence. Lécologie des invasions sest fortement développée à la suite de ses travaux, pour des raisons et dans des conditions qui demandent dailleurs à être élucidées, et les espèces exotiques sont désormais regardées par la quasi totalité des scientifiques comme une des principales causes de lérosion de la biodiversité.
Cependant, létude que consacre Jens Lachmund aux étapes de la transformation, à Berlin, dun ancien terrain vague en parc naturel montre comment des scientifiques ont pu nouer avec les espèces étrangères des rapports moins belliqueux et ont produit à leur sujet des connaissances distinctives. Jens Lachmund démontre limportance de la situation et de lhistoire particulières de la ville et du parc lui-même dans la construction du savoir des écologues et des politiques de préservation et daménagement mises en uvre. En ce lieu, proche dune ancienne gare de triage, les espèces étrangères sont depuis longtemps particulièrement nombreuses car des graines ont été apportées dun peu partout par les trains, en même temps que les marchandises et les passagers. Les bombardements de la seconde guerre mondiale ont en outre laissé dans la ville de vastes terrains vagues, dans lesquels se sont développés une faune et une flore riches et comportant une forte proportion de plantes voyageuses. Enfin, obligés pendant plusieurs décennies détablir leurs terrains de recherche dans la ville elle-même, les écologues de Berlin ouest se sont notamment intéressés aux plantes venues de loin et à la constitution et à la dynamique décosystèmes caractérisés par labondance de ces plantes. Lhistoire et la situation du lieu où le parc a été créé, de la végétation qui y a évolué et des scientifiques qui y ont travaillé sont ainsi indissociables de lélaboration dune écologie urbaine originale, qui se signale par un regard plutôt positif sur les espèces étrangères et qui a produit des connaissances différentes de celles que dautres scientifiques développaient ailleurs.
En dépit de cette mise au ban des espèces exotiques, la biodiversité apparaît comme une entité très accueillante. Puisquelle rassemble presque tout ce qui a trait au vivant, on peut, en la convoquant, défendre quasiment nimporte quelle espèce ou variété, un grand nombre de milieux, des activités comme lagriculture, lélevage, la sylviculture, la pêche, à condition tout de même quelles ne revêtent pas un caractère trop intensif, ou encore lingénierie écologique et pourquoi pas génétique. Dans ces conditions, on comprend quun grand nombre dacteurs se réclament delle pour légitimer leurs pratiques ou pour les faire évoluer.
Ce quon en sait
La biodiversité est définie comme le résultat dune histoire (Blondel, 2006 : 60-66), marquée par des processus relativement réguliers dapparition et dextinction et par des accidents, caractérisés par une chute brutale et massive du nombre despèces. La biodiversité aurait ainsi déjà connu plusieurs crises, dont les causes nont pas toutes été élucidées. Contrairement aux présentations quen font généralement les sociologues, où la biodiversité est qualifiée de concept, dexpression ou de norme, elle est ici davantage apparentée à un être vivant, qui traverse des crises, passe ensuite par des « temps de récupération » (Blondel, 2006 : 63) et peut être en bonne ou en mauvaise santé (Martin, 2006 : 73).
Pas grand-chose mais tout de même assez
Létat des connaissances sur la biodiversité donne lieu à deux affirmations apparemment contradictoires et pourtant fréquemment associées. Dune part, on dit en savoir suffisamment pour ne pas reporter les décisions et pour réclamer que des mesures durgence soient prises pour enrayer le déclin de la biodiversité. Selon Loreau (2006 : 59), la méconnaissance ne doit pas nourrir lattentisme : on en sait peu mais assez pour agir tout de suite. Steiner affirme même que nous en savons beaucoup (2006 : 97). Dautre part, un grand nombre dauteurs relèvent ou dénoncent notre ignorance « incroyable » (Wilson, 2006 : 31) de la biodiversité (Loreau, 2006 : 56) et soulignent les innombrables lacunes du savoir accumulé par les naturalistes depuis le dix-huitième siècle ; Donoghue et Smith (2006 : 85) vont même jusquà parler de « létat plutôt déplorable de notre connaissance de la biodiversité ». Selon Seutin (1997 : 31), nous ne connaîtrions pas plus de dix pour cent de la richesse spécifique de la planète, alors même que la priorité a jusque-là été donnée aux espèces.
Lérosion de la biodiversité et la question des preuves publiques
Sans que lon ait une idée de son ordre de grandeur, et même si les estimations du rythme actuel dextinction des espèces varient sensiblement selon les auteurs (Barbault, 2006c : 169-186), il est presque unanimement admis que la biodiversité traverse actuellement une nouvelle crise, qui serait la sixième depuis lapparition de la vie sur la Terre et qui serait cette fois dorigine anthropique : « Personne ne remet plus en cause les problèmes affectant la diversité du vivant sur Terre, même si persiste la difficulté de ne pas avoir encore réussi à en dresser un inventaire complet » (Steiner, 2006 : 97). Si le sociologue na pas à infirmer ni dailleurs à confirmer les affirmations des naturalistes, il peut en revanche sinterroger sur les disputes et les débats quelles suscitent, au sein de la communauté scientifique et au-delà, et sur les preuves publiques sur lesquelles elles reposent. Or le déclin de la biodiversité ne se mesure pas simplement.
La liste rouge de lUicn
Parmi les principaux éléments convoqués pour établir lérosion de la biodiversité figure la liste rouge de lUicn : « Fondée sur une solide base scientifique, la Liste rouge de l'UICN est reconnue comme l'outil de référence le plus fiable sur l'état de la diversité biologique ». Cette liste relève typiquement des « infrastructures informationnelles » quont étudiées Bowker et Star (1999) en sappuyant notamment sur lexemple de la classification internationale des maladies et dont ils ont montré quelles sont bien plus que de simples « toiles de fond » de nos sociétés. Les premières tentatives de dresser une liste rouge des espèces menacées à léchelle mondiale remontent au début des années 1960, c'est-à-dire à une époque où il nétait pas encore question de biodiversité. Le recadrage du problème a nécessité dengager un mouvement dadaptation et de révision des pratiques et des intentions initiales, pour que la liste offre un moyen crédible dévaluer lévolution de la biodiversité et dorienter laction publique environnementale, à partir de ce quelle était dabord : un recensement très partiel des espèces menacées.
La liste rouge de lUicn effectue une mise en ordre inédite de la nature, les espèces étant classées en catégories en fonction de lappréciation du risque dextinction qui pèse sur elles. Classer, on le sait, cest aussi penser (Perec, 1985). Transformés en évaluateurs de ce risque dextinction, les naturalistes qui collaborent à lentreprise se voient chargés dadresser à toutes les espèces une seule et même question : quelle est votre position par rapport à lextinction ? La liste opère une lecture très partielle et simplifiée du vivant (Goody, 1979), focalisée sur un critère unique, la distance à lextinction, qui acquiert un caractère dautorité et de généralité du fait même de lexistence et de la notoriété de la liste.
La liste fait de lextinction un processus inexorable étant toutes condamnées à disparaître et en quelque sorte en sursis, les espèces sont toutes en route vers lextinction (Barbault, 2006c : 169) , contre lequel il est néanmoins possible de lutter ou quil est en tous cas possible de différer : des espèces peuvent connaître une amélioration de leur situation et rétrograder vers une catégorie moins menacée. Outre un inventaire, la liste rouge constitue donc aussi un plan dactions à entreprendre (Goody, 1979 : 149) : elle hiérarchise les priorités, son mode même de construction attirant inévitablement lattention vers les espèces qui apparaissent dabord. Or la première catégorie est celle des espèces éteintes, pour lesquelles il ny a a priori plus rien à faire, puisque « un taxon est dit Éteint lorsquil ne fait aucun doute que le dernier individu est mort ». Pourquoi intégrer les espèces éteintes dans une liste des espèces menacées dextinction et leur donner de surcroît une visibilité maximale en les inscrivant en tête de liste (Goody, 1979 : 184) ? Outre que linscription sur la liste est encore un moyen de les conserver, les espèces disparues témoignent de la réalité de la menace et de la nécessité dintervenir durgence sur les espèces qui les suivent de près, si on veut leur éviter le même sort. Placées en premier, les espèces éteintes montrent que lon « ne crie pas au loup » (lequel, au passage, figure dans la catégorie Préoccupation mineure).
La succession des listes régulièrement actualisées construit un film de la nature, plutôt quun tableau : cest le mouvement des espèces sur un axe conduisant à lextinction que lon cherche à saisir et que lon donne à voir, par un codage visuel emprunté au code de la route qui fait immédiatement sens, les espèces passant du vert au rouge à mesure quaugmente le risque dextinction. En réalité, la comparaison des listes successives rend visibles plusieurs mouvements : en premier lieu, celui des espèces le long de leur trajectoire vers lextinction mais aussi celui de la progression de la connaissance ou plutôt de la régression de lignorance de la position des espèces sur cette trajectoire. Le nombre despèces qui figure dans la liste et leur proportion par rapport à lensemble des espèces répertoriées (inférieure à 3 % en 2004) donne un ordre de grandeur des progrès accomplis et de ceux quil reste à réaliser. Lexamen des listes permet de dater lentrée de nouvelles classes dêtres vivants (les champignons, les coraux, etc.), de comparer leffort dévaluation du risque dextinction selon les différentes classes et de désigner celles qui sont à la traîne de la connaissance. Considérées dans leur ensemble, les listes racontent ainsi plusieurs histoires : celle des espèces le récit dominant étant celui de laccélération de leur progression vers lextinction , celle de lavancée du type de savoir nécessaire à létablissement de la liste, celle enfin des catégories et des critères qui structurent la liste et que lon peut saisir à travers ses versions successives.
Les catégories et les critères de classement des espèces dans ces catégories ont en effet varié, notamment parce quils avaient été initialement conçus pour un nombre réduit despèces (surtout de grands vertébrés) par un petit groupe de spécialistes et quils ne sont plus adaptés, dès lors quils doivent être appliqués à un nombre despèces considérablement accru par plusieurs milliers dévaluateurs ressortissant à des organisations et à des pays de plus en plus diversifiés.
En outre, la définition de lespèce nest pas totalement stabilisée (Bardat, 1994), le recours croissant à la génétique dans lidentification des taxons pouvant en particulier amener à considérer comme une espèce ce qui était auparavant assimilé à une sous-espèce, ou inversement. Des espèces peuvent ainsi disparaître, non parce qu'elles séteignent, mais parce qu'elles ne sont plus définies comme telles, ou parce qu'elles ont changé de nom. Ainsi, si des espèces sont transférées dune catégorie à lautre entre une liste et la suivante parce que leur statut de conservation ou son appréciation ont varié, la définition et la dénomination des espèces changent également, ainsi que les catégories et les critères employés pour les classer.
Comme toute classification dune telle envergure, la liste rouge de lUicn engendre et résulte dune immense entreprise de standardisation, de négociation et de coordination du travail (Bowker et Star, 1999). Les batteries de critères utilisés pour apprécier le risque dextinction et classer les espèces dans les différentes catégories et les règles de transfert dune catégorie à lautre doivent être applicables à toutes les espèces, quelles aient déjà été répertoriées ou pas, et doivent pouvoir être utilisées par tous les évaluateurs enrôlés de par le monde dans la fabrication de la liste. Des différences dans linterprétation et dans lutilisation des critères biaisant les résultats, les évaluateurs doivent théoriquement procéder sensiblement de la même manière pour que des comparaisons puissent être effectuées dans lespace et dans le temps, ainsi quentre les différentes classes dêtres vivants. Cela na rien dévident, même si lUicn tente de réduire lhétérogénéité des interprétations et des pratiques des évaluateurs en prodiguant notes et consignes sur les procédures à respecter et en rendant publics les critères de classement ainsi que les définitions quil convient de donner aux termes employés. Un glossaire a été élaboré qui précise comment comprendre les termes utilisés dans la définition des critères, dont lacception peut être différente de celle quelle revêt habituellement en biologie : la standardisation méthodologique repose notamment sur une standardisation lexicale et linguistique (VanDeveer, 2004 : 315).
Les évaluateurs sont de plus fréquemment confrontés à une difficulté majeure : lincertitude des données disponibles. Au-delà de lemploi des catégories et des critères de catégorisation, cest donc aussi leur rapport à lincertitude quil importe de documenter, dencadrer et de standardiser : les évaluateurs reçoivent des consignes sur la manière de gérer lincertitude des données, visant à éviter une inflation de la catégorie Données insuffisantes et incitant à assigner malgré tout une catégorie Menacé aux espèces concernées. Il leur est demandé dapprécier et dindiquer leur attitude face au risque et à lincertitude et de privilégier les attitudes précautionneuses :
« Lorsquon interprète et quon utilise des données peu sûres, lattitude adoptée face au risque et à lincertitude peut jouer un rôle important. Cette attitude compte deux éléments. Premièrement, les évaluateurs doivent décider, soit dinclure toute la gamme des valeurs probables dans les évaluations, soit dexclure les valeurs extrêmes (tolérance au désaccord, « tolerance dispute »). Un évaluateur qui a une faible tolérance au désaccord inscrit toutes les valeurs et augmente, de ce fait, lincertitude, tandis quun évaluateur qui a une grande tolérance au désaccord exclut les extrêmes, réduisant ainsi lincertitude. Deuxièmement, les évaluateurs doivent décider dadopter soit le principe de précaution, soit le principe de la preuve face au risque (limite de risque acceptable). Le principe de précaution conduit à classer un taxon dans les catégories Menacé à moins dêtre certain que le taxon en question nest pas menacé, tandis que le principe de la preuve namène à classer un taxon dans une catégorie Menacé que sil y a suffisamment de preuves pour justifier ce choix. Lorsquils appliquent les critères, les évaluateurs doivent éviter dadopter le principe de la preuve et choisir une approche de précaution qui reste réaliste vis-à-vis de lincertitude, par exemple en utilisant des limites inférieures acceptables plutôt que des meilleures estimations pour déterminer les effectifs dune population, notamment si cette population fluctue. Lattitude adoptée doit être explicitement décrite ».
Si les consignes fournies aux évaluateurs ne révèlent certainement pas tout des négociations et des bricolages en amont (et en aval) du classement des espèces dans des catégories de menace et ne disent rien, en particulier, de la façon dont les évaluateurs procèdent concrètement pour apparier les espèces et les catégories de menace, elles montrent déjà la difficulté et la complexité de lentreprise et elles font apparaître un certain nombre doptions politiques derrière des opérations en apparence purement scientifiques (Jasanoff). Outre la centration sur la question de la distance à lextinction, qui amène nécessairement à négliger dautres questions possibles, on voit bien, par exemple, que le fait de privilégier à légard des espèces une attitude précautionneuse plutôt que fondée sur la preuve constitue une option politique et na rien dautomatique. De manière générale, les conseils et les consignes aux évaluateurs concourent tous à augmenter le nombre despèces inscrites dans les catégories Menacé et à souligner par conséquent le déclin de la biodiversité. Simultanément, toute une série de procédures institutionnalisées, comme la nécessité de documenter et dargumenter les choix effectués, la possibilité de réviser les critères et de contester devant une commission dexperts le classement dune espèce dans une catégorie donnée, permettent daméliorer sans cesse la légitimité et la crédibilité de la liste dans les milieux scientifiques et gestionnaires.
Au final, la liste rouge de lUicn constitue un cas qui illustre bien la coproduction des connaissances scientifiques et de la décision publique mise en évidence par la sociologie des sciences et des techniques, loin de lidée que la science et la politique constitueraient deux domaines clairement séparés (Jasanoff). Cette liste mériterait à lévidence une analyse approfondie qui permettrait de bien repérer et danalyser les moyens mis en uvre pour rendre utile et pertinente pour laction publique environnementale une information complexe et incertaine sur la nature (VanDeveer, 2004). Il sagissait ici simplement de montrer que sa fabrication et son utilisation comme élément de preuve de lérosion de la biodiversité ne vont pas de soi et reposent sur un énorme travail de standardisation des définitions, des catégories et des critères de classement des espèces, des attitudes envers lincertitude, etc., et, in fine, d« administration de la nature et des hommes » (Charvolin, 2006).
Méthodes destimation des taux dextinction des espèces
La liste rouge de lUicn nest pas le seul élément qui fonde laffirmation selon laquelle la biodiversité est en train de seffondrer. Des expériences et des inventaires diachroniques localisés sont mobilisés pour mesurer le rythme de disparition de certaines classes dêtres vivants, que lon compare au rythme dextinction des espèces en période « normale », lui-même tiré des connaissances des paléontologues sur la durée de vie moyenne des espèces. Robert Barbault (2006c : 169-186) rapporte deux grandes séries dinventaires et dexpériences, réalisées lune à Singapour, lautre au Brésil, dans la forêt amazonienne.
À Singapour, île très fortement déboisée où la forêt dite primaire, en particulier, a presque complètement disparu, les premiers inventaires considérés comme fiables remontent à la fin du dix-neuvième siècle. Comme la déforestation était à cette époque déjà très avancée, ces inventaires ont été complétés à partir de listes établies dans la forêt malaise. On sefforce ainsi de reconstituer une liste despèces présentes à Singapour avant la déforestation, en sappuyant à la fois sur des inventaires historiques réalisés sur place et sur des inventaires contemporains de milieux géographiquement proches et encore boisés. La confrontation des données ainsi produites et des inventaires récemment effectués à Singapour met en évidence la disparition de plusieurs centaines despèces parmi les quelque 4 000 qui figurent dans les inventaires historiques complétés. Un taux de disparition est alors calculé qui est comparé au taux dextinction déduit par les paléontologues à partir de la durée de vie moyenne des espèces en dehors des périodes dextinction massive (de lordre de 5 millions dannées).
Des inventaires ont également été réalisés en Amazonie, cette fois dans le cadre dun dispositif expérimental. Après inventaire des espèces connues quelles contenaient, des parcelles forestières de tailles variables (1 à 1 000 hectares) ont été isolées du reste de la forêt, en déboisant des bandes de largeurs différentes, qui ont ensuite été encloses et pâturées de manière à rester en herbe. La réalisation de nouveaux inventaires, vingt ans plus tard, a permis de calculer des taux de disparition des espèces initialement recensées, selon la taille des parcelles et selon le type despèces. Ces travaux ont permis de vérifier que le taux de disparition des espèces est dautant plus grand que les surfaces des parcelles sont petites (conformément aux hypothèses des écologues) et de distinguer les types despèces en fonction de leur vulnérabilité à la fragmentation de la forêt.
Les expérimentations et les inventaires réalisés à Singapour et en Amazonie diffèrent fortement, dans leurs principes et leur ampleur, de la liste rouge de lUicn des espèces menacées. Alors que celle-ci vise à cataloguer progressivement toutes les espèces (sauf les microorganismes) et constitue une entreprise à très grande échelle et sur le très long terme, les inventaires dont il vient dêtre question sont au contraire localisés et concernent un nombre despèces et de scientifiques beaucoup plus limité. On a vu que la fabrication de la liste rouge passe par une standardisation des définitions, des catégories et des critères, par des négociations et une coordination du travail des évaluateurs ; avec les inventaires diachroniques localisés, il sagit plutôt de retrouver et déventuellement compléter des inventaires anciens et de procéder à des extrapolations pour passer dun taux de disparition despèces entre deux inventaires dans un milieu particulier à un taux dextinction des espèces à léchelle mondiale. Dans les deux cas cependant, lérosion de la biodiversité nest pas quelque chose qui se donne à voir facilement et que lon pourrait simplement observer et mesurer. Sa mise en évidence et lestimation de son importance nécessitent de tracer les espèces sur des durées variables (qui peuvent couvrir plusieurs millions dannées pour les espèces fossiles), de recourir à des mesures et à des observations indirectes ainsi quà des hypothèses et à des calculs souvent complexes.
Or, dans la plupart des publications et des articles de presse, apparaissent seulement les conclusions du travail. Par exemple, lUicn présente les résultats de la mise à jour 2006 de la liste rouge dans les termes suivants : « La liste rouge de lUicn des espèces menacées 2006 révèle une dégradation constante de létat des plantes et des animaux », ajoutant aussitôt le nombre despèces incluses dans les trois catégories Menacé : « On sait, avec certitude, quau moins 16 119 espèces sont menacées dextinction ». On peut également lire que le taux dextinction des espèces est actuellement de 100 à 1 000 fois, ou de 1 000 à 10 000 fois supérieur « à ce quil serait naturellement ». Ainsi résumé à quelques chiffres et phrases, le travail est en quelque sorte vidé de sa substance, de ses difficultés, de ses incertitudes et des choix qui ont présidé à son orientation et à sa réalisation, les résultats pouvant dès lors apparaître comme naturels, c'est-à-dire inscrits dans la nature elle-même (Bowker et Star, 1999 ; Charvolin, 2006).
Il faut toutefois nuancer. Dans louvrage de Robert Barbault (2006c : 169-186), par exemple, les difficultés méthodologiques et théoriques que soulève la mesure de lérosion de la biodiversité sont largement évoquées. En ce qui concerne la liste rouge de lUicn des espèces menacées, les révisions des catégories et des critères ou encore les choix en matière de traitement de lincertitude ne sont pas maintenus secrets et sont accessibles non seulement aux évaluateurs et aux utilisateurs de la liste mais aussi aux personnes suffisamment intéressées pour mener quelques recherches sur Internet. Un certain nombre de documents mis en ligne et accessibles sous format papier sur simple demande auprès de lUicn retracent lévolution de la liste et exposent les grandes orientations qui président à son élaboration. Si « boîte noire » il y a, elle peut donc être ouverte, au moins en partie, au moins par certains. Ainsi, les modalités de construction des affirmations relatives à lévolution de la biodiversité apparaissent simultanément peu publicisées et cependant accessibles, au moins dans une certaine mesure.
Ce quelle nous fait faire
Lémergence de la biodiversité ne peut être dissociée dimportantes innovations à la fois scientifiques, techniques et sociales dans la manière non seulement détudier les êtres vivants et les milieux, mais aussi de prendre des décisions à leur sujet et de les traiter. Je mintéresserai dabord à la montée dune science et dune ingénierie écologique de la biodiversité. Nous verrons ensuite que se développe simultanément une ingénierie sociale de la biodiversité, dont la signification est loin dêtre claire et est dailleurs âprement discutée.
Une révolution scientifique et technique
On sait depuis un certain temps déjà que les questions et les problèmes denvironnement sont indissolublement liés aux sciences et aux techniques qui permettent de les repérer, de les rendre visibles et de les formuler dune certaine façon (Theys et Kalaora, 1992). Les techniques qui sont apparues ou qui se sont répandues en même temps que la biodiversité et les disciplines qui ont été mobilisées comme linformatique, la géomatique ou les biomathématiques font que lon a désormais affaire à une autre nature, dotée de caractéristiques insaisissables sans le recours à des instruments extrêmement sophistiqués, qui ne se comporte plus et que lon ne traite plus comme avant.
Un vaste programme scientifique dexploration de la biodiversité
Savoir que nous ignorons la majeure partie de la biodiversité et que nous ne savons même pas ce que nous détruisons apparaît aujourd'hui insupportable. Au moins dans les milieux scientifiques et politiques, lidée sest diffusée que lon ne peut plus se satisfaire de connaissances à ce point lacunaires et quil faut, sans plus tarder, explorer la biodiversité, qui fait ainsi figure de nouvelle terra incognita.
Étant donné lampleur de la tâche et lurgence quon lui assigne, les pratiques naturalistes que lon peut désormais qualifier de « classiques », fondées sur le recueil de données de terrain par des spécialistes des espèces et des milieux, sont regardées par un nombre croissant de scientifiques comme inadaptées à lobjectif de recensement général du vivant. Au début des années 1990, des scientifiques estimaient quil « faudrait un à deux millions dannées de systématiciens, en temps cumulés, pour connaître toutes les espèces non encore répertoriés dont on suppose lexistence » (Theys et Kalaora, 1992 : 28). Pour une partie au moins des scientifiques, la conclusion simpose : « nous devons mettre en uvre des changements drastiques » (Donoghue et Smith, 2006 : 89).
La rareté des spécialistes apparaît comme un premier obstacle, régulièrement souligné : les études naturalistes ayant été négligées pendant plusieurs décennies, le nombre de personnes capables didentifier certains groupes despèces est aujourd'hui extrêmement faible, en tout cas dans les milieux universitaires. Or, former des taxinomistes prend du temps et la nécessité daccélérer la production de connaissances est constamment soulignée. Ainsi, bien que la formation de nouveaux taxinomistes ne soit pas une voie totalement abandonnée et demeure même une priorité affichée, par exemple par les responsables du programme Edit (European distributed Institute of Taxonomy) dont on reparlera plus loin, elle est considérée comme une solution tout à fait insuffisante, dautant plus que dautres inconvénients que sa lenteur lui sont reprochés. Les naturalistes coûtent cher, remarque-t-on ainsi, dès lors que lon ne fait pas appel aux seuls amateurs généralement bénévoles. Lidentification de nouvelles espèces, la multiplication du nombre de celles que lon suit et une meilleure prise en compte des milieux risquent dans ces conditions de se heurter très vite à des contraintes financières. Outre quils ont un coût, les naturalistes ont aussi des goûts qui les amènent à privilégier les quelques espèces ou milieux qui leur plaisent particulièrement au détriment de tous les autres. Sil ne se trouve sans doute guère despèces ou de milieux qui nintéressent personne et qui soient totalement « orphelins », certaines plantes (exemple des orchidées) et certains animaux (exemple des grands vertébrés) concentrent tout de même sur eux une bonne partie de lattention. Doù un « biais taxinomique » (Seddon et al., 2005) que lon aimerait réduire en saffranchissant en partie du passage obligé par les observateurs de terrain. La passion de ces derniers pour les espèces quils étudient, qui représentait plutôt un atout pour vaincre les multiples obstacles à la protection dune faune et dune flore « remarquables », constitue un handicap dès lors que lon envisage de mener un inventaire exhaustif du vivant. La concentration relative des naturalistes dans les pays développés influence de plus fortement la distribution des connaissances sur la biodiversité, qui ne correspond pas à celle de la biodiversité elle-même. Enfin, il arrive aux naturalistes de se tromper, par exemple en confondant des espèces voisines. Ainsi, lexploration de la biodiversité par les naturalistes de terrain apparaît à la fois lente, onéreuse, biaisée, hétérogène et entachée derreurs. Une solution consiste alors à inciter les usagers de la nature, et notamment les chasseurs et les pêcheurs, à recueillir et à transmettre eux aussi des données sur les espèces et sur les habitats. En Haute-Savoie, les différents organismes impliqués dans la gestion et la protection de la nature sont parvenus à sentendre et à se partager en quelque sorte le travail de production de connaissances sur la biodiversité, en évitant dempiéter sur les prérogatives des uns et des autres (Mauz et Granjou, 2007). Mais il semble que le cas de la Haute-Savoie soit loin dêtre général et que les rivalités entre naturalistes et usagers traditionnels de la nature et les disputes au sujet de la validité et de lusage des données entravent assez souvent les possibilités de coopération (Alphandéry et Fortier, 2007). En outre, la mobilisation des usagers traditionnels ne résout pas tous les problèmes précédemment évoquée. Dans ces conditions, un certain nombre de scientifiques préconisent non pas daugmenter le nombre dobservateurs de terrain mais de changer complètement de méthode : si lon veut véritablement gagner en efficacité, il sagit, selon eux, de passer de la cueillette à la récolte de données ou, si lon préfère, de lartisanat à lindustrie. Cet appel à plus defficacité revient par exemple à de très nombreuses reprises dans larticle de Donoghue et Smith (2006) et il convient certainement de se demander comment et pourquoi lefficacité est à ce point devenue une injonction et un critère dévaluation pour lexploration de la biodiversité et pour laction environnementale en général, comme le montrent plusieurs travaux sociologiques récents (Salles, 2006 ; Mermet et al., 2005).
Quoi quil en soit, la volonté dexplorer efficacement la biodiversité conduit à plaider pour une automatisation des méthodes dobservation et didentification des êtres vivants et des milieux et pour une autonomisation par rapport aux observateurs de terrain : « Il est donc urgent de mettre en place un système dobservation coordonné ainsi que des méthodes standardisées pour le suivi de la biodiversité » (Loreau, 2006 : 57, souligné dans le texte). Ces deux processus (lautomatisation et lautonomisation) concernent aussi bien la biodiversité « de plein air » que celle qui est conservée dans les muséums dhistoire naturelle.
Une des façons dexplorer la biodiversité consiste en effet à tirer parti du travail accompli par les naturalistes du passé et en particulier des collections végétales et animales quils ont permis aux muséums dhistoire naturelle de constituer. Lémergence de la biodiversité contribue ainsi à donner un nouveau rôle et une nouvelle valeur aux réserves des muséums, qui troquent une image obsolète contre celle dun gigantesque stock de données à portée de main, susceptible de faire gagner un temps précieux à la connaissance de la biodiversité et de son évolution : « nous commençons tout juste à en exploiter les données [des collections] et les rayons et les tiroirs des musées recèlent encore de nombreuses découvertes scientifiques » (Samper, 2006 : 77 ; Schnase et al., 2007 : 4 ; voir aussi Le Monde du 26 septembre 2007). En 2006 a été créé un réseau nommé Edit (European distributed institute of taxonomy), auquel participent plusieurs grands muséums dhistoire naturelle et jardins botaniques européens et coordonné par le Muséum dhistoire naturelle de Paris. Ce réseau a notamment pour objectif « dintégrer les infrastructures et [de] les rendre accessibles de manière électronique et physique ». Alors que la majorité des spécimens dormaient dans les sous-sols des muséums depuis des décennies ou même des siècles, le temps saccélère brusquement (Latour, 1984 : 184) : linformatisation manuelle des données attachées aux plantes et aux animaux détenus par les muséums (espèce, lieu et date de prélèvement) paraît soudain trop lente et lon cherche à procéder à leur automatisation (Donoghue et Smith, 2006 : 90-91 ; Schnase et al., 2007).
Lexploration de la biodiversité « de plein air » est caractérisée par la même hâte, autorisée par lapparition, à côté de lidentification sur place ou, en cas dimpossibilité, de prélèvement du spécimen pour lexaminer tout à loisir ou le faire examiner par un expert, de nouveaux modes de production, de circulation et denregistrement des données sur les êtres vivants et les milieux. Des animaux sont toujours observés et recensés in situ et des plantes continuent dêtre cueillies pour être conservées dans des herbiers. Mais un ornithologue reconnaissait imaginer, dans « ses moments de blues », les milieux quil affectionne équipés denregistreurs reliés à des sonographes eux-mêmes couplés à des systèmes experts capables didentifier les chants doiseaux. Les appareils photographiques numériques et les GPS, qui se sont banalisés, permettent de prendre des images géoréférencées que lon peut ensuite plus facilement classer (par espèce, genre et famille ; par date ; par site ; etc.), archiver et que lon peut également transmettre instantanément à des experts délocalisés, pour identification ou vérification. Les techniques informatiques modernes permettent ainsi denvisager une centralisation et une circulation de masses de données autrefois inconcevables. Là où le naturaliste voyait jadis arriver dans son cabinet des centaines ou des milliers danimaux empaillés et de plantes séchées, ce sont à présent des milliards dinformations qui convergent vers les plus grandes bases de données et les « centres de calcul » (Latour, 1985 : 33). Comme la montré Florian Charvolin à propos de la systématique linnéenne et de lexpertise environnementale des années 1960 (Charvolin, 2006), cest ce changement déchelle permis par la diffusion de nouvelles technologies de production et de circulation des données sur la nature qui sous-tend le renouveau de lentreprise systématique.
Beaucoup plus danimaux et de plantes peuvent désormais être répertoriés et suivis, sur des étendues beaucoup plus importantes mais ce que disent les hommes des êtres quils observent change radicalement avec leurs manières de faire. En réalité, ce nest pas seulement lattachement entre lhomme et lanimal qui change, mais aussi, comme toujours, les deux termes de la relation. Lors de la table ronde organisée à la Villette le 20 octobre 2007, à loccasion de lexposition Bêtes et Hommes, Jean-Paul Crampe, chef de secteur au parc national des Pyrénées, expliquait suivre depuis près de trente ans plus de quatre cents isards, quil a équipés de signes distinctifs et quil a tous nommés. Il raconte que telle femelle ne peut manifestement en souffrir une autre et fréquente en revanche volontiers une troisième. Il est à ses yeux évident que chaque isard a sa personnalité, ses habitudes et ses affinités. Il ne doute pas non plus que les animaux quil suit lont de leur côté attentivement observé, quils le connaissent et il a souvent noté quils le laissent plus facilement approcher lorsquil est seul que lorsquil est accompagné. Dautres observateurs utilisent des méthodes de repérage à distance et ne vont que rarement sur le terrain ; ils ne savent pas toujours comment les animaux se comportent entre eux ni vis-à-vis de lobservateur. Mais ils ont développé dautres habiletés techniques et, croisant et traitant davantage de données, ils peuvent mettre au jour dautres aspects des animaux.
Lobservation des milieux connaît elle aussi des changements majeurs, avec la substitution croissante de la fréquentation directe du terrain par une relation à distance lourdement instrumentée, qui a débuté avant lémergence de la biodiversité (Jasanoff, 2004a : 45) mais qui sest depuis lors répandue. De plus en plus, les écosystèmes ne sont plus parcourus mais « vus du ciel », le recours aux images prises par avion ou par satellite permettant aux écologues dobserver de très vastes étendues et de repérer les changements qui sy produisent. Lusage actuel de la télédétection laisse entrevoir le jour où lon pourra, dans une très large mesure, faire léconomie dun travail de terrain encore nécessaire aujourd'hui. Une participante au programme Habitalp, mené dans onze espaces protégés de larc alpin et qui vient de sachever, explique ainsi : « lobjectif du programme est de faire des cartes [des habitats] à partir des seules photos et de pouvoir se passer du terrain ; ceci dit y a quand même une part de terrain au moment de létalonnage qui est indispensable, pour dire : cette couleur, ce grain ça correspond à telle chose. Mais on a beaucoup discuté sur : jusquoù ne pas aller trop loin ? La méthode cest quand même la photointerprétation et on essaie dexploiter au maximum la source. » Lexploration de la biodiversité saccompagne dune dématérialisation et dune distanciation du rapport à la nature ainsi que dune accélération et dune mondialisation de la circulation des données.
Avec la révolution des modes de production et de diffusion des connaissances sur la nature, lexploration de tout le vivant continue dapparaître comme une tâche gigantesque, mais désormais réalisable et qui offre aux bioinformaticiens de nouvelles questions de recherche (Schnase et al., 2007) : comment, par exemple, agréger des bases de données constituées dans des objectifs distincts, à des échelles et à des époques différentes ? Plusieurs auteurs nhésitent pas à parler de lémergence dune nouvelle science de la biodiversité (par exemple Loreau, 2006), quils chargent dopérer une double « intégration », des approches disciplinaires dune part, des approches nationales dautre part.
La science de la biodiversité apparaît dabord comme résolument interdisciplinaire (Barbault, 2006b). En effet, lexploration de la biodiversité nécessite une étroite collaboration entre les sciences de la vie, dont bénéficie en particulier la taxinomie. Longtemps présentée comme le parent pauvre des sciences de la vie, la majorité des financements et des postes étant alloués à la biologie et à la génétique moléculaires, la taxinomie accède au rang de science moderne, innovante et pleine davenir en salliant à ses anciennes rivales mais en séloignant simultanément du travail dobservation in situ (Larrère, 1997 : 85), fondée sur les sens (essentiellement la vue). Elle sassocie également avec linformatique on parle aujourd'hui de « cybertaxinomie » (Tillier, 2006 ; Le Monde du 28/06/06) : les naturalistes passent de plus en plus de temps devant des écrans, un certain nombre dentre eux devenant progressivement des spécialistes de linformatique. Mais cest aussi le dialogue entre sciences de la nature et sciences de lhomme que lémergence de la biodiversité est censée favoriser puisque, on la vu, la biodiversité inclut lhomme et la diversité culturelle. Dès lors, son étude ne peut pas être seulement laffaire de spécialistes des sciences biologiques. Plusieurs dossiers et ouvrages récents rassemblent des contributions pluridisciplinaires (Chartier, 2005 ; Marty et al., 2005) et lon assiste aujourd'hui à la mise en place de dispositifs de suivi de la biodiversité et de son évolution supposés favoriser une très large interdisciplinarité. Ainsi, laddition de vastes plates-formes Ltser (Long term socio-ecological research) au réseau de sites Lter (Long term ecological research), généralement de petite taille et faiblement anthropisés, (Haberl et al., 2006) constitue une manifestation de la volonté de faire valoir limportance de « la dimension humaine » et dimpliquer les sciences sociales dans les recherches sur la biodiversité. Cependant, si la montée de la biodiversité apparaît comme une opportunité à saisir pour les défenseurs de linterdisciplinarité, le directeur des Passeurs de frontières (1992) déplore la faible participation des sciences sociales à lInstitut français de la biodiversité et sinterroge : « Quelle interdisciplinarité le GIS contribuera-t-il à créer autour de la question de la biodiversité ? Il y a une attente forte à son égard sur ce plan » (Jollivet, 2004 : 15).
La science de la biodiversité est simultanément décrite comme internationale, voire mondiale. Explorer la biodiversité, affirme-t-on, nest pas plus à la portée dune nation que dune discipline donnée et il faut donc que des scientifiques de tous les pays sunissent pour y parvenir : « le développement de la science de la biodiversité passe désormais par un effort de recherche majeur, coordonné au niveau mondial. Des projets isolés et à faible coût ne suffiront plus à réaliser des avancées significatives » (Loreau, 2006 : 59).
Une science « intégrative » de la biodiversité ?
Alternet, programme auquel participe le Cemagref et dans lequel je suis moi-même impliquée, vise précisément à « intégrer » les recherches européennes sur la biodiversité, plutôt quà produire de nouvelles connaissances. Il sagit dharmoniser les méthodes et les objectifs des chercheurs, délaborer des façons communes dappréhender et détudier la biodiversité et de fonder en quelque sorte une « communauté épistémique ». La petite expérience acquise au sein du groupe de travail dont je fais partie indique cependant les difficultés et les limites de lentreprise. Ce groupe de travail est chargé détudier les attitudes du public face à la biodiversité. Après un démarrage laborieux en 2004, marqué notamment par un très fort scepticisme du premier coordinateur du groupe sur lintérêt et la validité scientifiques du travail qui pourrait être mené, la composition du groupe sest à peu près stabilisée, en dépit de quelques départs et arrivées au fil du temps. Le groupe comprend des écologues, un spécialiste des sciences de léducation, une économiste et des sociologues, venus dune petite dizaine de pays européens. Une des actions menées a consisté à élaborer un questionnaire sur les « points de vue [des Européens] sur les changements relatifs aux animaux, aux plantes et à leurs milieux », actuellement en cours de test auprès dun échantillon de 300 personnes dans des régions de huit pays dEurope de louest (Royaume-Uni, Pays-Bas, France, Autriche, Belgique) et de lest (Slovaquie, Hongrie, Roumanie). Lélaboration du questionnaire a donné lieu à de nombreuses discussions sur les approches disciplinaires et sur les contextes politiques, économiques et sociaux des différents pays impliqués. Pour les écologues, lérosion de la biodiversité est un fait bien établi dont il importe de convaincre les citoyens européens afin de les amener à modifier leurs pratiques, si bien que demander aux enquêtés, par exemple, sils ont « personnellement observé des changements de la nature au cours des vingt dernières années », ne présente à peu près aucun intérêt. Très largement majoritaires au sein dAlternet mais plutôt minoritaires au sein de ce groupe de travail, les écologues ont été amenés à poser des questions qui ne les intéressent pas vraiment. Si les sociologues se sont de leur côté accordés pour considérer que lintérêt des gens pour la biodiversité ne va pas de soi et que tous ne sont pas nécessairement persuadés de son érosion, des clivages sont rapidement apparus dans la manière de considérer le questionnaire. Cest essentiellement une orientation dinspiration bourdieusienne visant à dégager les variables explicatives sociales (niveau détude, capital scolaire, fourchette de revenus, orientations politiques et religieuses, etc.) des opinions exprimées par les individus qui sest rapidement imposée, une approche psychologique, défendue par la coordinatrice du groupe, cherchant à saisir comment les enquêtés perçoivent différentes espèces, parvenant également à sexprimer. Pour ma part, jai plutôt regardé le questionnaire comme une opportunité que les enquêtés ont saisie, ou pas, pour transmettre un message sur un certain nombre de sujets, dont la biodiversité, à lUnion européenne, présentée dans la lettre annonçant le questionnaire comme le commanditaire et le destinataire de létude. Les questionnaires non retournés, renvoyés sans avoir été remplis, les annotations marginales et bien entendu les commentaires généraux sur le questionnaire revêtent alors un intérêt quils nont pas lorsquon cherche à révéler des relations entre, par exemple, le niveau détude et lattitude à légard des mesures de protection. Cependant, les divergences inter- et intradisciplinaires qui ont marqué les échanges au sein du groupe napparaissent quasiment pas dans les documents produits.
Les discussions ont par ailleurs souvent porté sur la spécificité des contextes sociaux, économiques et politiques dans les différents pays. Pointant à la fois des problèmes de forme et de fond et plaidant pour une prise en compte des situations locales, le participant roumain a à maintes reprises tenté dexpliquer que plusieurs questions par exemple celle-ci : « qui, selon vous, doit prendre les décisions concernant la gestion des animaux sauvages, des plantes et des milieux ? » nont guère de sens pour les paysans du delta du Danube auxquels elles seront adressées. Le mode dadministration des questionnaires a également fait apparaître une importante ligne de clivage entre les pays représentés. Les chercheurs venus des pays dEurope de lest ont estimé indispensable dadministrer les questionnaires en face-à-face, en recourant à des étudiants, le recours aux questionnaires nétant selon eux pas encore « entrés dans les murs » et les enquêtés pouvant hésiter à répondre sils ne sont pas sollicités directement. Les chercheurs dEurope du nord (Norvège notamment) ont demblée refusé cette solution, en mettant en avant le coût de la main-duvre le sociologue norvégien déclenchant lire de son homologue roumain en parlant de limpossibilité, en Norvège, « dexploiter » les étudiants et le niveau suffisant bien que déclinant des taux de réponse généralement obtenus chez eux pour ce type denquête. Constatant la faiblesse des taux de réponse dans leurs pays, les chercheurs dEurope de louest ont pour leur part plaidé pour un mode dadministration mixte, reposant sur une enquête par voie postale complétée en tant que de besoin par des questionnaires réalisés auprès dindividus appartenant à des groupes sociaux sous-représentés. Ainsi, contrairement à lobjectif initial dadopter partout la même méthode, la décision a finalement été prise de procéder diversement selon les pays et de tenir compte, dans une certaine mesure, des contextes historiques, politiques et économiques dans les régions retenues pour tester le questionnaire. Conformément aux conclusions de létude de Myanna Lahsen sur les scientifiques et décideurs brésiliens impliqués dans les réseaux internationaux sur le changement climatique (Lahsen, 2004), de profondes différences persistent en dépit dune apparente convergence, liées à la fois à la diversité des orientations disciplinaires des chercheurs, des conditions dexercice de la recherche et plus généralement de vie dans leurs pays respectifs.
Les membres du groupe ont de fait appris à se connaître, à fréquenter leurs organismes de recherche respectifs et à co-rédiger des rapports, certains dentre eux ayant même élaboré des propositions de recherche conjointes. Ils sont en apparence parvenus à adopter des questions et à élaborer des méthodes communes. Cette interconnaissance et cette production documentaire ne doivent toutefois pas être prises pour la marque dune adhésion à une conception « intégrée » des recherches sur la biodiversité, par delà les disciplines et les appartenances nationales. Elles ne doivent pas masquer, en particulier, le fait que certains points de vue ont réussi à simposer au détriment dautres, pour des raisons diverses, notamment numériques (linfériorité des écologues par rapport aux représentants des sciences sociales), de renommée des participants ou des auteurs quils mobilisent ou encore de maîtrise de langlais parlé et écrit. Elles ne doivent pas non plus masquer que les participants, confrontés à limpossibilité de trouver des questions qui fassent sens pour tous les membres du groupe, quelle que soit leur discipline, et pour tous les enquêtés, quel que soit leur pays, sont parvenus à obtenir une marge de manuvre qui nétait pas initialement prévue. La relative convergence atteinte par le groupe est ainsi passée par lintroduction dune dose de flexibilité, dont dautres travaux (Gupta, 2004) ont mis en évidence le caractère à la fois inévitable et souhaitable.
Porteuse dune promesse de participation à des réseaux interdisciplinaires et internationaux ainsi que de changement déchelle et de cadence dans la production de connaissances sur le vivant, lémergence de la biodiversité ouvre à de nombreux scientifiques des perspectives nouvelles et enthousiasmantes. Alors que les naturalistes « classiques » ont dès le départ souffert dun manque de reconnaissance, les chercheurs de la biodiversité peuvent au contraire espérer voir lutilité de leur travail appréciée et récompensée par lattribution de moyens humains et financiers considérables : « il existe des milliers de nouvelles organisations, de nouveaux postes de recherche et de nouveaux programmes en lien avec la biodiversité. À elles seules, les quatre principales ONG impliquées dans la conservation de la biodiversité réunissent plus dun milliard et demi de dollars par an pour le financement de travaux dans ce domaine » (Steiner, 2005 : 95). Lavènement de la biodiversité a en définitive généré un programme scientifique dune telle ampleur et dune telle ambition quil peut être comparé à la recherche spatiale ou sur le génome humain : « Un programme de recherche ambitieux, de même envergure que les programmes consacrés à lexploration spatiale ou au génome humain doit être mis en uvre » (Loreau, 2006 : 59).
La contribution mesurée de naturalistes et dusagers de la nature
Si un nombre croissant de scientifiques rêvent dautomatiser lexploration du vivant et de saffranchir du recours aux observateurs de terrain, ces derniers continuent pour lheure de jouer un rôle essentiel de fournisseurs (bénévoles et/ou stipendiés) de données aux organismes gestionnaires et scientifiques (Charvolin et al., 2007 : 9). Les Znieff, par exemple, nauraient pu être élaborées ni « modernisées » sans limplication massive de naturalistes amateurs, qui sont souvent les seuls à étudier certaines espèces « obscures » et à les bien connaître (Ellis et Waterton, 2004). Il ne fait aucun doute que, sans eux, la biodiversité serait encore moins bien connue quelle ne lest. Ceux que lon peut qualifier dusagers traditionnels de la nature (chasseurs, pêcheurs, cueilleurs, agriculteurs, etc.) sont eux aussi souvent de fins observateurs et, depuis longtemps déjà mais de plus en plus souvent, ils sont enrôlés dans la constitution de connaissances sur la biodiversité : il nest pas rare que leurs pratiques soient mises à profit pour recueillir des informations sur les espèces. Ils deviennent alors les « auxiliaires dune vaste entreprise de connaissance scientifique », comme le note André Micoud à propos des piégeurs (Micoud, 1993a : 92-93). Ils peuvent également être encouragés à tirer parti de leur présence sur le terrain pour noter et transmettre des informations sur dautres espèces que celles qui les occupent principalement : « on a eu dans notre journal de la fédération, y a quelques années maintenant, un dossier de quatre pages qui a été réalisé sur le gypaète et où on demandait aux chasseurs, en tant quacteurs de terrain, eh bien de retourner des fiches dobservation de gypaète, ce qui a relativement bien marché puisque Asters reçoit aujourd'hui régulièrement des données dobservation transmises par les chasseurs » (un salarié de la Fédération départementale des chasseurs de la Haute-Savoie). Ainsi, favoriser la participation dacteurs variés à la constitution dun stock de connaissances sur la biodiversité permet dobtenir des données plus diversifiées et plus complètes. Ce nest pas le seul intérêt. Les naturalistes, les pêcheurs, les chasseurs, etc., ont avec les plantes, les animaux et les milieux une relation sensible, intense, passionnée. Ils ne construisent pas leur savoir de lextérieur, comme les nouveaux instruments dinvestigation incitent à le faire, mais en étant concrètement engagés dans un monde peuplé dêtres quils ont appris à repérer et à connaître (Ingold, 2000). Être dehors (« en plein air »), regarder, écouter et vivre avec des plantes et des animaux font partie de leur existence quasiment quotidienne et de leur identité. Aussi leur participation à la production de connaissances sur la biodiversité pourrait-elle permettre de refléter, autrement que par des tableaux de noms et de chiffres, la richesse et lintensité des expériences humaines de la nature et la diversité des attachements aux plantes et aux animaux, selon que lon est bryologue, pêcheur à la mouche ou chasseur de chamois (Ellis et Waterton, 2004). Cest le point de vue que défendent par exemple Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (2007 : 13) : « le respect accordé aux autres manières de connaître le vivant (locales, tacites, sensibles, féminines, empathiques, anthropomorphiques, user friendly
), loin de nuire au « progrès des connaissances », est peut-être le plus sûr moyen de faire quil soit laffaire du plus grand nombre ».
Cependant, lenrôlement dobservateurs de terrain dans la production de connaissances sur la biodiversité ne va pas sans tensions ni critiques. Nous avons vu plus haut les critiques formulées par des scientifiques à lencontre des observateurs de terrain. Mais ces derniers non plus napprécient pas toujours leurs relations avec les organismes scientifiques ou gestionnaires auxquels ils communiquent des données, qui semblent de moins en moins les satisfaire, comme si le « contrat » entre fournisseurs et utilisateurs de données avait été mis à mal par la montée en puissance de la biodiversité (Ellis et Waterton, 2005). Les observateurs de terrain estiment en particulier que leur relation aux organismes utilisateurs de données revêt un caractère inégalitaire et unilatéral, lorsque les données fournies sont reçues et absorbées comme allant de soi et ne donnent lieu à aucune récompense daucune sorte. Condamnant vigoureusement lingratitude de certains organismes demandeurs de données à légard de ceux qui les leur fournissent souvent gracieusement, Adel Selmi insiste sur la dimension financière du problème, particulièrement aiguë chez les naturalistes amateurs. Cependant, des observateurs salariés peuvent eux aussi se montrer critiques envers les personnes ou les institutions qui récupèrent et utilisent leurs observations : ce nest donc pas seulement labsence de rétribution financière des données fournies qui est en cause mais, plus largement, le manque de réciprocité de la relation. Les observateurs de terrain nont pas tous les mêmes motivations ni la même position et ne réclament pas tous la même chose. Certains disent devoir respecter des protocoles définis par des scientifiques sans être consultés et sans que leurs remarques et suggestions damélioration soient prises en compte, en dépit de leur connaissance fine du terrain où le protocole est mis en uvre : ceux-là souhaitent que leur savoir dobservateur soit reconnu et pris au sérieux, dans lintérêt même de la qualité des données. Les propos dun garde-moniteur qui estimait incongru de compter les ongulés au mois daoût, les animaux se trouvant alors en haute montagne, traduisent sa conviction de posséder un savoir méprisé par des scientifiques à la fois ignorants mais arrogants (Wynne, 1992) : « Je leur ai dit plusieurs fois, au service scientifique, mais ils en tiennent pas compte. Quand on contredit les scientifiques, cest de la contestation : nous, on est là pour compter, pas pour poser des questions ; eux ont la prétention de détenir le savoir. » Dautres demandent que la valeur des observations transmises et plus généralement du travail accompli soit ouvertement reconnue. Un naturaliste embauché depuis longtemps par une grande association gestionnaire et reconnu comme un botaniste hors pair dit ainsi : « moi quand jai débarqué jamenais déjà un capital en termes de données qui est extrêmement important et moi jestime, alors ça cest mon regret, jestime que ça na jamais été reconnu, ce que jai amené ce que jai fait, on me la jamais dit, en tout cas je ne lai jamais entendu dire de manière publique, on ne la jamais reconnu. Je regrette, cest pas normal. » Dans dautres cas encore, les observateurs de terrain attendent une réelle prise en compte de la spécificité de leurs problèmes et de leurs questions par les personnes ou les institutions qui collectent les données. Les agents du parc national des Écrins qui se sont impliqués pendant plusieurs années dans le suivi scientifique des marmottes du plateau de Charnières espéraient que les chercheurs tenteraient de trouver une solution pour faciliter la cohabitation entre les marmottes et les agriculteurs. Certains dentre eux reprochent aujourd'hui aux chercheurs davoir utilisé les données recueillies pour faire progresser la connaissance de léthologie et de la génétique des marmottes mais de navoir pas véritablement traité le problème posé par les agents de terrain, inchangé après des années détudes : « à la suite de cette étude qui devait soi-disant régler les problèmes, enfin qui devait permettre de trouver une solution, y a rien qui a été trouvé malgré tout, que je sache, à moins que je sois trop couillon pour men être rendu compte mais après ces cinq ans de trucs qui ont servi au laboratoire et à léquipe, pour faire tourner leur laboratoire et leur équipe, nous sur le terrain voilà on a les cages dans les garages, cest tout ce quon a de plus ; en plus les cages cest moi qui les avais faites. » Selon cet interlocuteur, les chercheurs ont largement tiré parti des données collectées par les agents de terrain dans leurs publications, sans faire en contrepartie beaucoup defforts pour résoudre le problème posé par les agents. Quelles ciblent labsence de rétribution financière, de reconnaissance du savoir ou de la valeur de ce savoir, ou encore de réponses aux difficultés rencontrées sur le terrain, les critiques précédentes, qui parlent dun manque de correction des organismes qui recueillent les données à légard des observateurs de terrain, saccompagnent dun sentiment dinjustice. Sils pensent être assimilés à de simples exécutants de la recherche à qui lon sous-traite lobservation des données, les participants sestiment en droit de protester (« Je regrette, cest pas normal ») et éventuellement de communiquer leurs données à des institutions plus respectueuses et soucieuses détablir une réciprocité minimale. Ces diverses critiques contribuent sans doute à expliquer le fait que les observateurs de terrain nacceptent pas tous de participer à une production institutionnalisée de connaissances naturalistes. Des naturalistes amateurs et des usagers traditionnels de la nature choisissent de ne pas coopérer et sexcluent de la collecte à grande échelle des données sur les espèces et sur les milieux plus quils nen sont exclus. Rebecca Ellis et Claire Waterton (2005 : 681-682) citent lexemple dune bryologue qui préfère rester à lécart des réseaux de suivi, en dépit de sa très bonne connaissance locale des mousses, et Carole Barthélémy (2005 :4) rapporte la réticence des pêcheurs dalose à noter leurs prises journalières, sous le prétexte que les carnets pourraient prendre leau. Un examen des membres du réseau grands prédateurs montre labsence quasi totale des éleveurs et des bergers, alors même quune formation de trois jours suffit à entrer dans le réseau et que les responsables de ce dernier reconnaissent lintérêt que présenterait une implication des éleveurs et des bergers, particulièrement bien placés pour recueillir des observations (Mauz et Granjou, 2005). Si les observateurs de terrain salariés peuvent a priori plus difficilement adopter des attitudes de mise en retrait, tous ne se montrent pas également empressés à participer à toutes les campagnes dobservation. La lecture des données transmises au réseau loup montre bien que nombre dentre elles émanent dun petit groupe dagents particulièrement investis, qui acceptent de consacrer une part significative de leur temps de travail au suivi du loup. En outre, les observateurs salariés ne se comportent pas de la même façon avec les différents organismes utilisateurs avec lesquels ils sont en relation. Le botaniste précédemment cité explique avoir cessé de transmettre à lassociation qui lemploie les fiches quil remplit pendant ses loisirs, quil communique en revanche à un conservatoire botanique national dans lequel il a entière confiance : « là je sais que cest enregistré vraiment, cest vraiment authentifié, je veux dire oui cest authentifié par celui qui a fait ça [un oiseau passe dans son champ de vision : ah un oiseau à ajouter, non cest peut-être un faucon crécerelle, ça cest fait, pour le début de lannée] ; tu vois ce que je veux dire, je sais très bien ; la manière dont cest fait je sais que je nai pas de craintes à avoir de ce côté-ci ». Ainsi, les observateurs de la nature effectuent des choix relatifs non seulement à ce quils observent et notent mais aussi aux personnes et aux institutions avec lesquelles ils acceptent de partager leur savoir et leur plaisir. Plus que des attitudes de type tout ou rien, où les gens seraient observateurs ou pas, coopératifs ou pas, on note plutôt des orientations qui dépendent du regard que les gens portent sur les liens quils ont progressivement noués et qui sont toujours susceptibles dévoluer tant avec les êtres observés quavec ceux que ces observations intéressent.
Un autre type de critiques formulées par des observateurs de terrain peut être distingué, qui naît de lévacuation de la dimension personnelle et affective quopère inévitablement la traduction de leur vécu en données standardisées destinées à alimenter des bases numérisées : dans ce cas, ce nest pas à lobservateur et à son savoir que la récupération des données ne rend pas justice, mais à la relation établie avec les plantes, les animaux et les milieux quil fréquente et à la signification quelle revêt pour lui, en tant qu« être vivant sensible » (Charvolin et al., 2007 : 9) parmi dautres. Or les bases de données ne sont pas conçues pour rendre compte de la passion quéprouvent les naturalistes, les chasseurs ou les pêcheurs. Le botaniste cité précédemment ajoute : « il faut savoir quencore une fois cest ma passion, cest ma vie, cest moi ». Lengagement passionné et illimité des observateurs ne peut être quun « résidu » (Ellis et Waterton, 2004 : 100) de linformatisation de la nature, aussi attentive soit-elle à ne pas complètement effacer leur présence.
Enfin, les participants à la production de connaissances sur la biodiversité peuvent craindre que leurs observations ne servent à prendre à légard des espèces qui les occupent, et que généralement ils aiment, des décisions quils jugent mauvaises et, finalement, ne nuisent à ces espèces au lieu de leur profiter (Ellis et Waterton, 2005). Un agent du parc national de la Vanoise constate que les comptages de grands ongulés effectués dans le parc ont déjà permis aux chasseurs de réclamer davantage de bracelets : « On na pas vu que ces comptages allaient servir à tuer les chamois. Cest par notre biais quon les a fait tuer » et pourraient bien, à terme, les aider à obtenir la réouverture de la chasse au bouquetin. À partir du moment où un protocole de prélèvement des loups a été adopté, certains défenseurs des loups qui jusque-là avaient collaboré au réseau grands prédateurs ont cessé de transmettre leurs observations, de peur quelles ne contribuent à une augmentation du quota danimaux pouvant être abattus. Ne maîtrisant pas litinéraire de leurs données ni lusage qui en sera fait, les observateurs de terrain ne peuvent exclure quelles serviront un jour à des fins quils réprouvent.
Comment enrôler durablement dans des dispositifs de production de connaissances des acteurs qui se montrent réticents et expriment des doutes et des inquiétudes ? Les enquêtes déjà effectuées et la littérature montrent lexistence de plusieurs techniques denrôlement utilisées par les organismes utilisateurs de données, les unes déjà anciennes, comme le retour aux observateurs de terrain dinformations sur les données transmises, dautres plus récentes, comme l« accompagnement » (buddying) de naturalistes amateurs par des professionnels dont font état Rebecca Ellis et Claire Waterton (2004). À nen pas douter, le recours à de nouvelles techniques de recueil, de traitement et denregistrement des données naturalistes saccompagne dinnovations sociales (Jasanoff, 2004b) quil importe de repérer et danalyser.
La montée dune ingénierie écologique de la biodiversité
Le mouvement de scientifisation et de technicisation de lexploration du vivant qua induit lémergence de la biodiversité se retrouve dans les interventions concrètes sur les espèces et les milieux. Dans certains cas, on la vu à propos de lépicéa malingre de la forêt de Chartreuse, la prise en compte de la biodiversité conduit à ne rien faire et à ne pas couper larbre mourant ou mort, longtemps tenu pour inutile et néfaste à la santé de ses congénères. Mais, bien souvent, la volonté de préserver, de restaurer voire denrichir la biodiversité amène au contraire à intervenir en recourant à des techniques qui relèvent dune ingénierie écologique.
Lingénierie écologique est antérieure à la biodiversité, puisquelle apparaît aux États-Unis en 1962 sous la plume dun des frères Odum, Howard T., (Charles et Kalaora, 2003 : 230 ; Mitsch, 2003), qui la définit comme « une manipulation de lenvironnement par lhomme recourant à de petites quantités dénergie pour contrôler des systèmes dans lesquels lénergie continue de provenir principalement de sources naturelles » (Mitsch et Jørgensen, 2003 : 367, ma traduction). Mais cest au début des années 1990, au moment où pointe la biodiversité, quelle connaît une véritable institutionnalisation, avec la création de revues et lorganisation de conférences internationales (Barnaud et Chapuis, 2004). Ce nest probablement pas un hasard si lessor de lingénierie écologique coïncide avec lémergence de la biodiversité.
Dune part, la biodiversité est connue sinon définie comme allant de mal en pis, ce qui permet de justifier laction : nous ne pouvons regarder la biodiversité séroder sous nos yeux, et par notre faute, sans rien faire. Dautre part, la biodiversité saccompagne de lidée selon laquelle les interventions humaines lui sont potentiellement bénéfiques : nous avons la faculté daméliorer la situation. Lingénierie écologique de la biodiversité, ou lécologie de la restauration qui en est proche, est bien souvent présentée comme une thérapie (Barnaud et Chapuis, 2004 : 128 ; Micoud, 2006 : 7), qui relèverait alors de ces méthodes consistant à soigner le mal par le mal. Il sagit en effet de faire appel aux techniques de lingénieur quand ces techniques sont précisément responsables de la dégradation des écosystèmes ; il y a là un paradoxe que plusieurs auteurs ont déjà souligné (Micoud, 2006 ; Charles et Kalaora, 2003 : 233).
Lingénierie écologique de la biodiversité ne consiste pas seulement à légitimer et à multiplier les interventions sur le vivant que lon pratiquait déjà au nom de leur préservation ; les opérations quelle promeut se distinguent de deux façons au moins des actions antérieures, comme lillustre lexpérimentation de contraception de marmottes entreprise dans le parc national des Écrins. Premièrement, il sagit dinstaurer une gestion savante des écosystèmes, découlant des connaissances les plus récemment acquises (Charles et Kalaora, 2003 : 227). Les instigateurs de lexpérimentation de contraception de marmottes ont constamment souligné que leur initiative sappuyait sur les résultats des études scientifiques sur lorganisation sociale et territoriale des marmottes menées dans les années 1990 sur le plateau de Prapic. En montrant que les marmottes vivent en familles hiérarchisées qui défendent leur territoire, ces recherches avaient mis en évidence linutilité de capturer et de déplacer des animaux, les territoires libérés étant aussitôt colonisés par des marmottes descendues des versants. Proches des agriculteurs, des chasseurs et des agents partisans de la translocation des animaux par leur volonté opérationnelle et leur pragmatisme, les initiateurs de lexpérimentation sen démarquent en revanche par leur souci dinscrire leur intervention dans une démarche scientifique et dinstaurer une gestion savante des écosystèmes et des populations animales sauvages. Deuxièmement, lintervention vise explicitement à préserver ou à augmenter la biodiversité, tandis que les translocations de marmottes cherchaient davantage à maintenir des relations correctes avec les agriculteurs. Les expérimentateurs ne décrivent pas seulement les agriculteurs comme des personnes avec lesquelles il faut bien parvenir à sentendre parce qu'on vit et travaille à leurs côtés mais comme des acteurs qui maintiennent la diversité des insectes et des oiseaux du plateau en fauchant les prairies et en évitant quelles ne se reboisent.
Lingénierie écologique de la biodiversité se développe aujourd'hui sensiblement. Dans les parcs nationaux, où lon a jusquà présent beaucoup exploré la nature, mais où lon est relativement peu intervenu, sauf sur les grands animaux, il est de plus en plus question de gérer les habitats. Les corps dingénieurs, notamment celui du génie rural des eaux et des forêts, sintéressent de leur côté à ce nouveau domaine daction, relisant leur histoire à la lumière de lémergence de lingénierie écologique, dont la restauration des terrains de montagne devient une forme précoce (Dunglas, 1990 : 164), et initient leurs recrues à ce nouveau génie, affirmant que « la formation des ingénieurs du génie rural des eaux et des forêts (IGREF) les amène tout naturellement à la pratique du génie écologique » (idem).
Mais le recours croissant à lingénierie écologique de la biodiversité suscite aussi des interrogations et des critiques, venues à la fois dusagers et de praticiens traditionnels de lespace rural, qui estiment les méthodes mises en uvre inutilement dispendieuses et compliquées et doutent de leur efficacité et de leur innocuité, et de partisans de la protection radicale de la nature (Mauz et Granjou, 2006). Il nest pas rare dentendre des agents et des membres des conseils scientifiques des espaces protégés sélever contre la tendance grandissante à l« interventionnisme » et à lartificialisation de la nature. Leur point de vue a été formalisé et étayé par Jean-Claude Génot qui peste qu« il faudra bientôt sexcuser de ne rien faire » (2003 : 129) et qui tient la référence à la biodiversité pour responsable de la banalisation de lingénierie écologique et de ce quil appelle la « gesticulation écologique » : « De nombreux aménageurs se sont emparés du concept de biodiversité parce qu'ils façonnent la nature et que, pour eux, lhomme peut produire de la biodiversité. [
] la nature la plus intéressante devient celle qui recèle le plus despèces. Et cela nest possible quavec laide de spécialistes qui ne se contenteront pas de la richesse dun milieu mais vont tout faire pour amplifier sa biodiversité » (2003 : 81). Jean-Claude Génot propose alors dintroduire une « naturadiversité », qui ninclurait que la diversité « naturelle » (c'est-à-dire exempte dintervention humaine).
Ainsi, plutôt quà la réconciliation attendue, on assiste à lapparition de nouvelles lignes de clivage, tant dans les milieux de la protection que dans ceux de la gestion et de lexploitation de la nature. Lémergence de la biodiversité saccompagne dune diversification des attachements entre les hommes et les animaux, les plantes et les milieux auxquels ils sintéressent ainsi que dune recomposition et dune complexification des relations des hommes entre eux, à mesure quapparaissent des convergences et des divergences insoupçonnées.
Pour Lionel Charles et Bernard Kalaora, lingénierie écologique remet en cause la prétention de certains à lexclusivité de laccès et de lusage des territoires et oblige à tenir compte de la pluralité des acteurs (2003 : 232). Ils posent alors la question de savoir comment conduire le processus et se demandent sil ne faudrait pas instaurer une forme dingénierie sociale. Il semble bien que cette ingénierie sociale de la biodiversité soit dores et déjà en cours de constitution.
La constitution dune ingénierie sociale de la biodiversité
Le sommet de la Terre de Rio (1992) a représenté un tournant à la fois pour la biodiversité et la participation, avec la signature de la convention sur la diversité biologique dune part et, dautre part, lorganisation dun forum global des organisations non gouvernementales, qui sest déroulée en même temps que la réunion des représentants officiels des États (Jasanoff, 2004b : 90). Depuis lors, la biodiversité (Larrère, 1997 ; Pinton et al., 2006 : 94) et la participation (Blondiaux et Sintomer, 2002) ont toutes deux été définies comme de nouvelles normes de laction publique environnementale et il vient assez spontanément à lesprit quelles ont pu se renforcer mutuellement. Laffirmation selon laquelle la biodiversité et la participation jouent en faveur lune de lautre est de fait assez courante et cest elle que je présenterai dabord, en indiquant les arguments qui la sous-tendent. On verra ensuite que cette affirmation est cependant contestée, pour des raisons que je tenterai également de dégager. La difficulté à trancher la nature des rapports entre biodiversité et participation plaide alors pour la réalisation détudes empiriques qui permettent dexaminer ces rapports au cas par cas et de dégager lusage concret que les acteurs font de la participation à la décision pour agir sur la gestion de la biodiversité et réciproquement.
Deux normes daction a priori favorables lune à lautre
Soit laffirmation selon laquelle la préoccupation pour la biodiversité et la participation à la prise de décisions concernant sa gestion jouent en faveur lune de lautre. Commençons par voir comment la première pourrait servir la seconde. À la suite du travail accompli par des chercheurs en sciences sociales et des organisations non gouvernementales, la contribution de la diversité des groupes humains et des savoir-faire locaux sur la nature à la biodiversité a été reconnue (Aubertin, 2003 : 278). Aussi la gestion de la biodiversité est-elle considérée comme « laffaire de tous », comme laffirme la stratégie nationale pour la biodiversité et comme lécrit Robert Barbault (2006b : 26) : « Gérer la biodiversité dans une perspective de développement durable est laffaire de tous, scientifiques, politiques, militants, gestionnaires de la nature, industriels et citoyens ». Nul ne pouvant dès lors revendiquer de monopole sur la biodiversité, il apparaît nécessaire de réunir les acteurs pour quils mettent en commun leurs connaissances et leurs compétences et quils discutent des formes de biodiversité à privilégier et des types dactivités à maintenir, modifier, développer, entreprendre, réduire ou supprimer pour la préserver.
La gestion de la biodiversité pourrait en outre exercer un effet positif indirect sur la participation à la décision. En effet, précisément parce que la gestion de la biodiversité est laffaire de tous, elle suscite un certain nombre de conflits (Beuret, 2006). Or certaines formes de participation à la prise de décisions, comme le dialogue et la concertation entre les acteurs, apparaissent comme des moyens dapaiser les conflits (idem). La gestion de la biodiversité devrait donc favoriser la participation à la prise de décision. Le cas de Natura 2000 peut être mobilisé à lappui de ce raisonnement : dans les années 1990, la construction du réseau Natura 2000 a déclenché en France une vague de contestations des usagers traditionnels de lespace rural (chasseurs, agriculteurs, pêcheurs, forestiers, etc.), rassemblés au sein dun « groupe des neuf » (Alphandéry et Fortier, 2001), affirmant leur refus de la désignation et de la délimitation des sites en fonction de critères purement scientifiques et réclamant la prise en compte de leurs propres savoirs et savoir-faire. À la suite de ces contestations et du blocage quelles ont entraîné à léchelle nationale, les procédures ont été révisées et lélaboration du réseau passe aujourd'hui par la création de « scènes locales de la biodiversité », qui permettent à un très grand nombre dacteurs différents dexposer leurs points de vue : « jamais une politique de protection de la nature naura mobilisé dans autant de lieux un nombre aussi important de participants » (Pinton et al., 2006 : 50). La volonté de préserver la biodiversité a effectivement entraîné des conflits, et même une crise, qua réussi à clore la reconnaissance de la légitimité dacteurs, qui avaient été dans un premier temps écartés, à intervenir dans la prise de décisions relative à la gestion de la biodiversité.
Ainsi, la gestion de la biodiversité pourrait favoriser la participation à la décision à la fois directement elle concerne tout le monde et tout le monde doit donc participer et indirectement elle génère des conflits que la participation peut calmer. Elle semble donc contribuer à létablissement dune « démocratie environnementale », définie par Michael Mason comme « une forme participative et écologiquement rationnelle de prise de la décision collective : elle privilégie les jugements fondés sur les intérêts généralisables à long terme, facilités par des procédures politiques de communication et une extension des droits existants [a radicalization of existing liberal rights] », (cité par Forsyth, 2004 : 196, ma traduction).
Examinons à présent laffirmation symétrique, selon laquelle la participation à la décision pourrait favoriser la biodiversité. Elle repose en fin de compte sur le fait que les gens nouent avec les espèces et avec les milieux des rapports fort différents, produisant des connaissances et élaborant des pratiques qui dépendent de ce à quoi ils sintéressent et de leur manière de le faire (en bref de leurs attachements).
Les gens naiment pas tous les mêmes espèces ni les mêmes milieux. Par exemple, certains préfèrent les milieux ouverts tandis que dautres, comme Jean-Claude Génot, affectionnent la forêt. Aussi les prises de décision concernant la gestion de la biodiversité devraient-elles dautant mieux garantir la diversité des milieux et celle de la faune et de la flore quils abritent que des acteurs plus variés y participent. Considérons à titre dillustration le cas des ongulés de montagne. On trouve parmi eux des ongulés domestiques (vaches, moutons, chèvres, porcs, chevaux) et plusieurs espèces dongulés sauvages, dont lune a toujours été présente (le chamois) et dont les autres ont fait leur apparition au cours des dernières décennies, à la suite dintroductions (le mouflon), de réintroductions (le bouquetin) ou dun retour spontané généralement accompagné de renforcements des populations (le cerf, le chevreuil, le sanglier). Aucun de ces animaux ne plaît à tout le monde, à lexception peut-être du chamois, que personne ne rejette vraiment. Les ongulés domestiques, en particulier les moutons, sont accusés par des protecteurs et des gestionnaires de la nature de dégrader la végétation là où ils sont trop nombreux et de véhiculer des maladies ; le mouflon na rien à faire dans les Alpes selon les protecteurs et les gestionnaires ; le bouquetin sest complément « avachi » aux yeux des chasseurs et des éleveurs depuis quil est entièrement protégé ; les sangliers sont la bête noire des agriculteurs en raison des dégâts quils commettent dans les prés et les champs cultivés ; les cerfs et les chevreuils ne sont guère appréciés des agriculteurs ni surtout des forestiers. Mais chacun de ces animaux est apprécié et secouru par au moins un groupe dacteurs : les chasseurs défendent les sangliers et les mouflons, les éleveurs les ongulés domestiques, les protecteurs et les gestionnaires les bouquetins, etc. La diversité des ongulés dépend ainsi de la diversité de ceux qui sy intéressent, les connaissent et sont prêts à simpliquer dans la prise de décisions concernant leur gestion.
La participation dacteurs variés paraît également utile à lintervention concrète sur les milieux et sur les espèces que suppose dans certains cas la gestion de la biodiversité (cf. supra). Le savoir-faire qui a été élaboré au cours du vingtième siècle en matière de reconstitution des populations animales sauvages sest notamment nourri demprunts aux chasseurs et aux braconniers. Dans une première phase de leur histoire, les parcs nationaux ont recruté des gens du lieu dont les goûts et les compétences ont beaucoup compté dans la réintroduction des grands ongulés : ce sont les premiers gardes-moniteurs du parc national de la Vanoise qui ont réclamé la réintroduction de bouquetins, les plus investis dans ces opérations étant danciens chasseurs qui savaient se servir dun fusil et, pour certains, poser des lacets. En Haute-Savoie, les réintroductions danimaux sauvages ont systématiquement associé des chasseurs, y compris lorsque les espèces concernées nétaient pas classées gibier (bouquetin, castor, gypaète). On voit poindre aujourd'hui lémergence de nouvelles problématiques et, avec elles, de nouvelles techniques maîtrisées par dautres catégories dacteurs. Si les interventions sur la faune sauvage continuent de viser principalement la sauvegarde des populations menacées et la progression de leurs effectifs, il arrive en effet quil faille limiter des populations considérées comme « localement surabondantes » (Garrott et al., 1993) et susceptibles de menacer la biodiversité du site. Confronté à une situation de ce type, le service scientifique du parc national des Écrins a sollicité des vétérinaires pour tenter de stopper laugmentation dune population de marmottes sur des prés de fauche situés dans le cur du parc. Lintervention sur les milieux à des fins de préservation de la biodiversité fait de son côté très souvent appel à des agriculteurs, incités par divers contrats (Contrat territorial denvironnement, puis Contrat dagriculture durable et maintenant mesures agro-environnementales territorialisées) à contribuer par la fauche ou par le pâturage de leurs animaux au maintien ou à la restauration dun état jugé favorable à la biodiversité.
La participation dacteurs variés pourrait en définitive bénéficier aussi bien à la prise de décisions concernant la gestion de la biodiversité quà lintervention physique sur des espèces et des milieux visant à la préserver ou à la restaurer. Si la prise en compte de la biodiversité encourage de son côté la participation à la décision et à la gestion effective, alors lune et lautre se renforcent mutuellement. Cette affirmation est cependant contestée de diverses façons quil convient maintenant de présenter et dexaminer.
Une affirmation contestée
Un certain nombre de voix critiques tendent en effet à proposer des relations entre biodiversité et participation une présentation moins optimiste ou plus critique que celle qui précède. On commencera par examiner comment laffirmation dune influence positive de la prise en compte de la biodiversité sur la participation se trouve mise en doute.
Il faut tout dabord noter que la participation des acteurs est conditionnée par leur reconnaissance de la biodiversité, définie comme une grandeur suprême, qui englobe tout et notamment les espèces et les milieux dont eux-mêmes se préoccupent. Dans les textes qui composent les actes de la conférence de Paris (Barbault, 2006a), lidée est récurrente que les civilisations humaines pourraient bien disparaître en cas deffondrement de la biodiversité. Michel Loreau (2006 : 8) écrit ainsi : « Lavenir de notre planète et de nos sociétés en dépend [de la prise en compte de la biodiversité dans tous les processus de décision] ». Dès lors, la préservation de la biodiversité est clairement une obligation : nous navons le choix quentre préserver la biodiversité ou disparaître, comme les dinosaures ont purement et simplement disparu lors de la précédente crise de la biodiversité. La concision des titres des ouvrages consacrés à la biodiversité (Wilson, 1986 ; Chauvet et Olivier, 1993 ; Barbault, 2006a) exprime bien limportance et lurgence de laction : il ny a pas à discuter. Lémergence de la biodiversité sest ainsi accompagnée de multiples discussions entre des acteurs qui sétaient jusque-là ignorés ou évités et dune impossibilité de contester, au fond, lobjet central des discussions. Les naturalistes, les usagers et les exploitants de la nature se voient contraints de parler des milieux, des espèces et de leurs activités en termes de contribution à la préservation de la biodiversité, ce qui ne va pas sans difficultés, y compris pour les naturalistes : Florence Pinton (2001 : 338) note que les experts impliqués dans Natura 2000 ont peiné à intégrer la notion de « préservation de la biodiversité », tendant plutôt à raisonner dans les termes plus classiques de la « protection des espèces patrimoniales ».
Outre que la participation des acteurs à la prise de décision concernant la gestion des espèces et des milieux est de plus en plus suspendue à leur reconnaissance de la nécessité de préserver la biodiversité, des critiques visent la réalité de la participation qui confine selon eux, dans certains cas, à de la manipulation. Ces critiques pointent dune part le mode de participation retenu. La participation recouvre en effet une large gamme de pratiques qui poursuivent des objectifs et mobilisent des dispositifs très différents. Une typologie graduée des formes de participation a été proposée, en fonction du poids effectif des acteurs sur la prise de décision (Beuret, 2006 : 11-13). À la base et au sommet de léchelle se trouvent respectivement la communication et la négociation, linformation, la consultation, le dialogue, la concertation constituant les échelons intermédiaires. Dans les faits, il est cependant difficile de décider à quel type de participation on a au juste affaire, les acteurs impliqués nétant pas nécessairement daccord entre eux ni avec la façon dont la participation est officiellement présentée. Il semble malgré tout que les formes les plus ambitieuses soient rarement retenues. Reprenons lexemple de Natura 2000. Certes, les auteurs de La construction du réseau Natura 2000 en France soulignent la part prise par les acteurs ruraux dans les débats à la suite de la révision des procédures Natura 2000 et linstitution de scènes locales de la biodiversité ainsi que létablissement de liens et déchanges inédits entre les protagonistes. Mais ils notent aussi que « le poids des pouvoirs publics y reste [dans les débats qui co-instituent les documents dobjectifs] très important, au moins dans le cadrage et la validation des décisions » (Pinton et al., 2006 : 93). Les entretiens exploratoires menés auprès de membres du comité national loup incitent également à la prudence.
Le comité national loup, entre thèses de lutilité et de linanité de la participation
Le comité fait en effet lobjet dappréciations fortement contrastées : certains, notamment parmi les agents de lÉtat et les représentants dassociations de protection des prédateurs, insistent sur les progrès que le comité a permis de réaliser en termes découte mutuelle des protagonistes, de restauration des relations entre les deux ministères impliqués dans la gestion du dossier et délaboration dun compromis entre une politique pastorale durable et la conservation du loup, désormais inscrit dans un plan daction : « Ce qui nous aide beaucoup, c'est la mise en place de ce fameux comité national loup, dont on a dû vous parler, qui fonctionne depuis plusieurs années et qui est un lieu de rencontres et de communication, dinformation qui est très important pour... comment dire... lamélioration, en tous cas, la prise en compte de cette... de cette problématique pour les uns et pour les autres. Je crois que ce comité national est vraiment un élément très important. Il a été créé pour ça de toutes façons, déjà, pour mettre autour de la table des gens qui ont des intérêts très divergents, et pour faire en sorte quils puissent sexprimer, et mieux se comprendre. Et on a limpression, quand même, quon arrive beaucoup mieux, grâce à ce comité national loup, à
non pas à une acceptation mais... à une meilleure écoute... des uns et des autres... ce qui, dans un dossier comme ça, est particulièrement important » (un agent du ministère chargé de lagriculture). Les éleveurs rencontrés se montrent en revanche beaucoup plus sceptiques sinon sévères, lun deux, qui dailleurs a cessé de siéger au comité, considérant que les débats au sein du comité national loup sont verrouillés et noffrent quun simulacre de démocratie : « tout ça cest des instances, qui fonctionnent bien de par leur représentativité, tout le monde y a accès, les gens qui sont pour le loup, les éleveurs, alors tout le monde a accès à une table, cest apparemment très démocratique, mais bon, cest tellement fixé den haut et cadré à lavance, lordre du jour est établi à lavance et on ny a pas accès, que jai limpression que tout ça, ça ne sert à rien. » On retrouve ici, assez typiquement, lopposition manichéenne entre la « thèse de linanité » de la participation (Barthe, 2002) (« tout ça, ça ne sert à rien ») et celle, sinon du miracle participatif, du moins de laffirmation de son utilité, que les travaux des politistes incitent à dépasser. Essayons donc daller un peu plus loin, en suivant la suggestion de Yannick Barthe (2002) dexaminer la capacité des dispositifs participatifs à « rendre discutables » des décisions qui semblaient irréversibles et à rouvrir un espace de débat. Le travail au sein du comité a en effet permis dinscrire dans le plan daction sur le loup la possibilité dabattre un petit nombre danimaux, dans des conditions bien précises, alors que lespèce est protégée : « ça a été une élaboration commune, qui a finalement été validée, qui a entériné lidée quon allait pouvoir prélever trois loups, je crois, la première année, qui a entériné le fait que le ministère de lagriculture mettait des moyens importants sur la protection des éleveurs, qui a entériné tous les résultats officiels, enfin, qui a officialisé tous les résultats du suivi par lOncfs. Voilà. Donc pour la première fois on avait ensemble, les éléments biologiques sur le loup, des éléments de gestion, de choix politique, des éléments de protection des éleveurs » (un ancien agent du ministère chargé de lenvironnement). Notant que le quota de loups qui peuvent être abattus chaque année, outre quil na jamais été atteint, est bien trop faible pour réduire sensiblement la prédation, les éleveurs contestent de leur côté la réalité de louverture et de ses effets. Le débat au sein du comité a bien débouché sur un résultat mais celui-ci, arguent-ils, vise moins à améliorer leur situation quà obtenir la « paix sociale » : « même si le nombre de loups officiel serait de deux cents, et celui à abattre de dix, ça changerait quoi ? De toute manière, sur les six de prévus combien vont être abattus cette année ? Vous verrez quon narrivera pas aux six, un ou deux, hein, question de calmer les esprits, mais pas plus. Ils ont jamais arrivé à tirer les loups quil était prévu de tirer, hein, ça cest de la foutaise, comme je vous dis cest politique, aller on va en tirer deux ou trois, pour faire semblant, cest politique, question dapaiser les éleveurs les plus échaudés, cest tout, voilà à quoi ça sert » (un éleveur membre du comité national loup). En révélant ce quils pensent être les véritables objectifs du comité, les éleveurs qui y siègent entendent montrer leur lucidité et leur volonté de résister à la tentative de les assagir. On voit bien ici comment la contestation, loin dêtre entièrement canalisée par le dispositif participatif, parvient à sen nourrir, en proposant du débat instauré et des objectifs affichés une interprétation critique (Blatrix, 2002 : 84). Si lon peut sans doute discuter la réalité de louverture permise par le débat au sein du comité national loup, il est clair, en tout cas, quil na pas épuisé la capacité de contestation des éleveurs, qui en font un nouvel ingrédient de leur protestation.
Les critiques portent dautre part sur lidentité des participants. Selon un constat fréquent, toutes les personnes concernées par les prises de décision ou qui du moins devraient lêtre ne simpliquent pas (ou pas durablement ou pas régulièrement) dans les dispositifs participatifs mis en place (Billé, 2006 : 38), sans que les absents soient nécessairement les acteurs les plus faibles. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi des acteurs décident de ne pas ou de ne plus participer aux discussions sur un sujet qui pourtant les concerne. Reprenons lexemple du comité national loup. Des éleveurs qui y siègent ou y ont siégé font remarquer que se rendre aux réunions, qui ont lieu à Paris, prend du temps, coûte cher et nest pas facilement compatible avec leur activité professionnelle. Ils estiment en outre que les thèmes abordés, comme le suivi scientifique dont les résultats sont systématiquement présentés, ne sont pas faits pour les encourager à simpliquer durablement : parce qu'elles se placent souvent sur un terrain technique et scientifique, les discussions nécessitent dune part davoir des connaissances et des compétences spécialisées que les éleveurs peuvent certes acquérir mais quils nont pas demblée et, dautre part, les questions abordées ne sont pas celles qui préoccupent le plus les éleveurs, qui disent dès lors « subir » les séances : « on subit, on subit beaucoup de choses, c'est-à-dire des résultats du suivi scientifique, des machins, des bidules. » À travers la localisation, le rythme et lordre du jour des réunions, les dispositifs participatifs trient à la longue leurs membres, ceux qui estiment ne pas y avoir leur place se retirant au bout dun certain temps. Née dans les sphères scientifiques, la biodiversité, dont on a vu que lexploration passe par des technologies et des instruments de plus en plus complexes et sophistiqués, tend à promouvoir une approche rationnelle et comptable de la nature et ne favorise pas nécessairement la participation dacteurs éloignés des sphères scientifiques et techniques qui peuvent leur paraître définitivement fermées à leurs préoccupations. Dans un article paru dans le Monde, un ancien administrateur de la Ligue de protection des oiseaux sen prend à la rationalisation de la nature qui a suivi lémergence de la biodiversité, nhésitant pas à parler de la confiscation et de la monopolisation du débat par « la caste des experts » qui, selon lui, en résulte : « Étant les seuls à manier avec dextérité les concepts quils ont créés, ils deviennent seuls habilités à établir des constats et à échafauder des politiques complexes que le peuple ne sappropriera jamais, étant par la force des choses exclu du débat. La caractérisation rationnelle de la nature a mis dun côté la petite minorité de ceux qui savent et de lautre la grande majorité des ignorants. » Il est probable que bien des gens parviendront plus ou moins rapidement à acquérir les connaissances et les compétences leur permettant de débattre avec les experts de la biodiversité et, par ailleurs, à contester ce qui fait ces experts et leur expertise. Mais il est bien possible que certaines personnes préfèrent déserter des dispositifs qui ne laissent guère de place à une approche esthétique, sensible ou utilitariste des plantes, des animaux et des milieux.
Outre quils les sélectionnent, les dispositifs participatifs forment aussi leurs membres. Les participants qui décident de rester doivent en effet découvrir puis maîtriser les règles comportementales et « grammaticales » en vigueur au sein de lespace participatif sils veulent parvenir à sy faire entendre (Talpin, 2006). Car tout nest pas audible ni recevable dans un dispositif participatif donné. Cest en premier lieu une question de forme. Le témoignage dun chasseur rencontré pendant ma thèse témoigne de la nécessité demployer un ton et un vocabulaire adéquats et de lamertume quéprouvent ceux qui ont le sentiment davoir des choses à dire mais de ne pas les dire comme il faut : « Bien souvent, ceux qui vont dans les réunions cest des gens qui font que ça, cest des gens bien parce quils parlent bien, nous on a pas le bon parler, on a un parler de sauvage, et agressif, comme on nous dit. Non, mais à chaque réunion, on nous dit quon a un parler agressif, de leur part, ou de la part de beaucoup de
dassociations. » Cest ensuite une question de fond ; les arguments et les points de vue mis en avant ne sont pas tous jugés également recevables. Par exemple, au sein du comité national loup, les prises de parole des protecteurs des droits de animaux en faveur des loups sont brocardées à la fois par les éleveurs et par les protecteurs des loups adhérents dassociations de protection de la nature, en raison de leur caractère jugé excessivement « sentimental ». Un représentant de France nature environnement au comité national loup raconte : « la Spa, cest vraiment pas une approche biologique, scientifique, cest une approche sentimentale, une approche de lanimal de compagnie, de lanimal de sentiment, mais pas du tout
, même sils sen défendent dur sur le thème du loup, cest ça quils font. La première intervention de la nana de la Spa, pour lanecdote, première séance de deux heures du groupe national, elle fait un truc larmoyant, du genre, on était en mars, [en prenant une petite voix douce et innocente], vous pensez à cette petite louve du Vercors, qui avait été tuée en octobre davant, qui est morte sans avoir pu donner la vie, enfin voilà sur cette petite louve, enfin voilà un truc larmoyant, enfin je tdis pas les éleveurs ils explosent ! » Il sagit de verser au débat des éléments scientifiques et techniques tangibles et rationnels, pas de faire du sentiment, aussitôt ramené à de la sensiblerie. Pour emporter ladhésion, les participants doivent saligner sur les arguments localement considérés comme légitimes, parfois au détriment de motivations qui pourtant leur tenaient à cur (Bocking, 2004 : 209).
On vient de voir comment des voix critiques mettent en doute la capacité de la prise en compte de la biodiversité à stimuler la participation. Des critiques, parfois exprimées par les mêmes personnes, vont également en sens inverse : la réalité de lapport de la participation à la prise en compte de la biodiversité est elle aussi interrogée, voire franchement contestée.
Nombre dacteurs de lenvironnement, relayés par des sociologues (par exemple Billé, 2006 : 36-37) pointent en particulier lalourdissement et le ralentissement de la prise de décisions induits par le « participationnisme » ambiant. Notant que les discussions avec les innombrables acteurs locaux prennent beaucoup de temps et requièrent une formation et des compétences spécifiques, donc le recours à un personnel particulier, certains mettent en avant le côté « dévorant » de la participation : « Tous ces aspects-là la communication, la vulgarisation, la concertation cest des savoirs nouveaux et cest un temps infini. Ça a vraiment un côté dévorant. On a un plan de communication qui a été confié à une boîte privée, [
] ; le gars ajoute des niveaux dinformation supplémentaires alors quil y en a déjà pas mal ; il met deux réunions par an au niveau cantonal, ça devient de la folie » (une salariée dun conservatoire despaces naturels). Un sentiment denlisement dans des discussions sans fin gagne aujourd'hui un certain nombre dacteurs de lenvironnement. Comme le contexte est par ailleurs marqué par des restrictions budgétaires (sauf dans le cas des parcs nationaux), la question de lallocation des moyens et de léquilibre à trouver entre activités de production des connaissances et de protection dune part et de participation dautre part se pose avec une acuité particulière : « on a des problèmes financiers et quand on trouve de largent cest pour créer un poste à temps plein en communication (elle-même, qui est chargée de mission scientifique, est à temps partiel et souhaiterait travailler davantage) ; cest des questions qui nous interrogent beaucoup ; le poste du botaniste qui est parti à la retraite nest pas remplacé, celui dun garde non plus ; en revanche on a embauché un chargé de mission communication et un chargé de projets internationaux » (idem). Pour un certain nombre dacteurs, favoriser la participation des acteurs locaux aux discussions et à la prise de décision exige des moyens qui font alors défaut à la connaissance et à la préservation des espèces et des milieux, considérées comme la mission fondamentale et la raison dêtre des institutions environnementales.
Enfin, des acteurs et des chercheurs soulignent un risque dutilisation stratégique des procédures participatives à des fins de ralentissement ou de blocage des changements quils estiment nécessaires pour préserver la biodiversité. Par exemple, Laurent Mermet voit dans lInstitut patrimonial du Haut Béarn un dispositif qui, sous couvert de favoriser les discussions, singénie en réalité à confisquer le pouvoir : « Sur le plan procédural, le dispositif, qui en première analyse inclut tous les protagonistes, sert de cadre et de façade à lexercice du pouvoir renforcé dune coalition limitée, mais localement hégémonique, dintérêts agricoles, cynégétiques et politiques » (Mermet, 2007 : 262). On retrouve ici le schème de la manipulation, que lon avait déjà rencontré plus haut. Il servait alors à contester laffirmation dune stimulation de la participation par la prise en compte de la biodiversité : cette fois, la manipulation que lon entend démasquer est opérée au nom de la participation au détriment de la biodiversité.
De ce qui précède ressort limpossibilité de conclure de manière simple et générale et de soutenir que la préoccupation pour la biodiversité bénéficie de la participation à la décision ou lui profite ou de soutenir laffirmation contraire. Il faut examiner chaque cas et prendre en compte la diversité des points de vue dacteurs qui évidemment ne sont pas daccord ni sur la réalité de la participation ni sur celle de la préoccupation pour la biodiversité. Mais ce nest finalement pas tant la question de savoir qui lemporte de lune ou de lautre qui paraît la plus intéressante. Mieux vaut peut-être chercher à comprendre comment les acteurs mobilisent la participation, dont ils critiquent le manque ou lexcès, comme une nouvelle ressource dans le débat.
Perspectives
Des interrogations et des pistes de recherche peuvent être tirées de ce qui précède. Certaines dentre elles ont été traduites en projets de recherche plus ou moins avancés ; dautres constituent pour linstant de simples perspectives, à orienter dans les mois et les années à venir en fonction des opportunités qui se présenteront. Les perspectives envisagées sorganisent autour de deux grands thèmes. Le premier porte sur la constitution dune science de la biodiversité, le second sur lappropriation de la biodiversité par les usagers et les exploitants traditionnels de la nature.
La constitution dune science de la biodiversité
Plusieurs des études que jai menées au cours des dernières années donnent à penser que lirruption de la biodiversité saccompagne dune scientifisation et dune technicisation sans précédent du rapport au vivant. Jamais celui-ci navait été autant exploré, à laide de moyens sophistiqués et à toutes les échelles, du gène à la planète. Jamais non plus il navait été autant question dintervenir à la fois sur les gènes, les individus, les espèces, les écosystèmes voire sur la Terre elle-même, avec lémergence de « géo-ingénieristes » qui se proposent dinfléchir le climat global (Le Monde du 21 février 2007). Les scientifiques ne se sont donc pas contentés de créer la biodiversité : ils développent à présent un ensemble de sciences et de techniques regroupées sous le terme générique de « science de la biodiversité », qui vise à connaître et à gérer tout le vivant et quil convient détudier, du point de vue de la sociologie des collectifs. Sans doute cette science de la biodiversité sinscrit-elle dans le prolongement de lécologie mais il semble quelle sen distingue par plusieurs traits et que les objectifs quelle poursuit, les disciplines et les techniques quelle mobilise, les lieux où elle se constitue et les résultats quelle produit diffèrent de ceux de lécologie. Il semble aussi que la science de la biodiversité transforme une partie des acteurs de lécologie et en attire de nouveaux et que les engagements des chercheurs et des techniciens de la biodiversité et leurs attachements au terrain et à leurs objets détude ne soient pas les mêmes que ceux des écologues et des naturalistes « classiques ». Ce sont du moins là des hypothèses que je voudrais éprouver et préciser.
Caractériser les lieux, les techniques et les acteurs de la science de la biodiversité
Caractériser la science de la biodiversité et examiner en quoi elle se distingue de lécologie nécessite de répondre à plusieurs interrogations. Il faut ainsi identifier les questions quelle entend résoudre et les comparer à celles que pose lécologie, et procéder de la même façon avec les objets de recherche quelle se donne. La connaissance scientifique ne naissant pas plus nimporte où et ne se diffusant pas plus spontanément que nimporte quelle autre forme de connaissance, il faut également chercher à repérer les lieux où se constitue la science de la biodiversité et les circuits quempruntent ses résultats. Ces lieux peuvent être des terrains au sens concret du terme. On sait que lécologie sest particulièrement attachée à des types de milieux, comme lîle, le lac et la montagne, dont elle a tiré un certain nombre de modèles (Drouin, 1991). La science de la biodiversité paraît avoir elle aussi des terrains privilégiés (exemple des « hot spots »), dont il importe de savoir sil recouvre ceux des écologues et de comprendre comment ils sont désignés. Les lieux où se constitue la science de la biodiversité recouvrent aussi des laboratoires de recherche et les diverses scènes où sont présentés et débattus ses projets, ses méthodes et ses résultats. Comme la science de la biodiversité et lécologie paraissent se distinguer par le degré dinstrumentation quelles nécessitent, beaucoup plus élevé pour la première que pour la seconde, il faut encore recenser les outils et les instruments qui permettent de recueillir, danalyser, dagréger, de transférer et de visualiser des masses de données considérables sur le vivant. Il importe enfin de sintéresser aux produits de la science de la biodiversité, dont les bases de données et les diverses listes constituent une part importante. Jai esquissé plus haut une étude de la liste rouge de lUicn, quil est clairement possible dapprofondir en poussant lenquête beaucoup plus loin : il sagit en particulier de préciser comment seffectue la coordination des multiples acteurs et la standardisation des méthodes nécessitées par la réalisation de ce genre dentreprises, danalyser la mise en ordre du vivant quelles opèrent et les histoires quelles racontent (Bowker et Star, 1999).
Toute une enquête est en outre à mener sur les différents acteurs de la science de la biodiversité pour tenter de savoir qui ils sont, doù ils viennent et quelles sont leurs intentions et leurs motivations. Ces acteurs sont notamment des chercheurs et des techniciens qui revendiquent de contribuer à la connaissance ou à la gestion de la biodiversité et qui affichent de plus en plus souvent des compétences doubles (bioinformaticiens, biomathématiciens, écozootechniciens, etc.) : de quelles disciplines sont-ils issus et quelle part lécologie occupe-t-elle dans leur formation et dans leurs activités de recherche quotidienne, par rapport à dautres disciplines comme la génétique, linformatique ou les mathématiques ? Quelles compétences ont-ils acquises qui leur permettent de saffirmer comme des spécialistes de la biodiversité ? ¨Parce qu'ils ne travaillent pas sur les mêmes objets ni avec les mêmes techniques, il se pourrait que les chercheurs de la biodiversité aient dautres engagements et attachements que les écologues et les naturalistes. Leur attachement au terrain, notamment, pourrait ne pas être de même nature. On connaît limportance du terrain pour lécologie, largement fondée sur lobservation in situ des êtres vivants et des milieux naturels. Le terrain remplit peut-être dautres fonctions pour la science de la biodiversité. Dans le programme Habitalp dont il a déjà été question, par exemple, le travail de terrain vise à contrôler le travail des photointerprètes et il nintervient que dans une phase finale de vérification des résultats et dévaluation de la technique. Il faut aussi se demander si lattachement à leur objet détude des chercheurs qui se définissent comme des spécialistes de la biodiversité ressemble à celui des écologues : retrouve-t-on dans la science de la biodiversité la prédilection de maints écologues pour les êtres vivants et pour les milieux quils étudient ? Le rapport au militantisme pourrait constituer un autre point de divergence entre la science de la biodiversité et lécologie et mériterait dêtre étudié. La proximité entre écologie et écologisme et la difficulté à distinguer le mouvement politique de la science ont souvent été soulignées. En va-t-il de même chez ceux qui se définissent comme des scientifiques de la biodiversité ou bien se distancient-ils de lengagement militant ?
Les acteurs de la science de la biodiversité sont aussi ceux qui la financent. Contrairement à lécologie, qui a toujours été le parent pauvre des sciences de la vie, la science de la biodiversité ambitionne de disposer de moyens financiers considérables, à la hauteur du projet quelle sest donné : connaître et gérer tout le vivant. Quelles institutions investissent dans sa constitution et dans quels buts ? Il sagit aussi didentifier les utilisateurs de ses résultats. Les porte-parole de la science de la biodiversité affirment son utilité pour la décision publique et, plus que lécologie, la science de la biodiversité paraît à même de déboucher sur une activité dexpertise. À la suite de la conférence de Paris « Science et gouvernance » (24-28 janvier 2005), un projet de créer un « mécanisme international dexpertise scientifique sur la biodiversité » (Imoseb) a ainsi vu le jour, sur le modèle du Groupe dexperts intergouvernemental sur lévolution du climat (Giec) ; à une échelle beaucoup plus grande, celle du département, on assiste à une multiplication des acteurs qui prétendent détenir une capacité dexpertise de la biodiversité (Mauz et Granjou, 2007).
Plusieurs chantiers pourraient permettre daborder ces questions à des échelles et sous des angles différents et de leur apporter des éléments de réponse. Le projet interdisciplinaire dirigé par Bernard Debarbieux « Globalisation et re-territorialisation de laction environnementale en Europe : acteurs, récits, images », dans lélaboration duquel jai été étroitement impliquée, devrait aider à mieux cerner le rôle des institutions (Pnue) et des organisations non gouvernementales internationales (Uicn, Wwf, etc.) dans la constitution et la définition des orientations de la science de la biodiversité. Il devrait également éclairer les modalités de constitution de bases de données internationales sur la biodiversité ainsi que les pratiques délection des régions européennes tenues pour particulièrement pertinentes pour étudier la biodiversité et élaborer des mesures de gestion favorables à sa conservation. Jenvisage en outre détudier la création de la « zone atelier Alpes », initiée par le Cnrs et qui pourrait devenir, à terme, un site Ltser (cf. supra). Plusieurs équipes de recherche grenobloises sont impliquées dans ce projet, dont le Laboratoire décologie alpine (Leca), le laboratoire détude des transferts en hydrologie et environnement (Lthe) et lunité Agriculture et milieux montagnards (Amm) du Cemagref, ainsi quun certain nombre dinstitutions impliquées dans la connaissance et la gestion de la nature (Conservatoire national botanique de Gap Charance, parc national des Écrins, réserve naturelle des Hauts plateaux du Vercors, Fédération des alpages de lIsère, etc.). Un collectif est ainsi en cours de constitution, qui semploie notamment à concevoir et à établir un système de recueil sur le long terme de données sur la biodiversité. Lenquête prévue viserait à étudier la composition et le fonctionnement de ce collectif et à préciser la part dévolue à la recherche sur la biodiversité dans ses activités. Il sagirait aussi de comprendre comment sest effectué le choix du secteur retenu (Vercors et Oisans), de savoir quelles données sur la biodiversité détiennent déjà les membres du collectif, comment sopère la circulation de ces données et quels effets elle produit, quelles données supplémentaires les membres du collectif estiment nécessaire dacquérir et comment ils procèdent. Les disciplines et les techniques mobilisées pour recueillir des données sur la biodiversité et construire des bases de données feraient ici lobjet dune attention particulière nécessitant de recourir à une ethnographie de lactivité de production des connaissances (Vinck, 1999). Enfin, une autre étude débutera en 2008 qui portera sur le réseau « herbivorie ». Fondé en 2002 à linitiative du Cnrs et constitué dune vingtaine de personnes, ce réseau vise à promouvoir, auprès des animaux et de leurs éleveurs, lidée selon laquelle les herbivores domestiques, à condition dêtre « bien élevés », consomment des broussailles et contribuent au maintien de la biodiversité (Meuret et al., 2006). Cette enquête permettra danalyser le rôle de chercheurs dans lélaboration de preuves publiques de la capacité de certaines mesures de gestion à favoriser la préservation de la biodiversité.
Dégager et analyser ses effets politiques et ses enjeux éthiques
En dépit de la séduction quexercent la science de la biodiversité et les techniques quelle mobilise, un certain nombre de personnes choisissent de ne pas y contribuer, y compris parmi les naturalistes, par exemple parce quils se méfient des interventions sur le vivant que pourraient légitimer les connaissances acquises ou parce qu'ils refusent de participer à une institutionnalisation de la production de connaissances naturalistes (Ellis et Waterton, 2005). On observe de semblables cas dexclusion volontaire chez des usagers traditionnels de la nature (Barthélémy, 2005 ; Mauz et Granjou, 2005). Dans dautres cas, des acteurs et des organismes souhaiteraient contribuer à la constitution dune science de la biodiversité mais ils ny parviennent pas parce que leurs connaissances du vivant ne sont pas tenues pour être utiles ou légitimes, ou encore parce que leur attachement au vivant est jugé trop sentimental. Les moyens techniques et financiers nécessités par la constitution dune science de la biodiversité sont toujours plus importants, si bien que les acteurs incapables de les réunir peuvent se trouver exclus. Dans notre étude sur les acteurs de lenvironnement en Haute-Savoie, nous avons ainsi observé une certaine mise à lécart dassociations de protection de la nature dont la scientificité des connaissances sur la nature est parfois remise en cause. À léchelle internationale, des pays entiers peuvent, par manque de moyens, être évincés de la production de connaissances sur la biodiversité. Astrid Scholz (2004) a cependant mis en évidence limportance du rôle et de la responsabilité des scientifiques spécialistes de la biodiversité dans linclusion ou lexclusion des personnes et des organismes avec lesquels ils travaillent localement. Étudiant le cas particulier du projet panaméen du groupe coopératif international sur la biodiversité, elle montre que ses responsables ont eu la volonté de créer sur place les capacités danalyse du matériau végétal recueilli, plutôt que de lexpédier dans des laboratoires états-uniens : des appareils sophistiqués ont donc été importés, qui ont attiré des étudiants avancés ; des shamans ont par ailleurs été associés aux équipes de prospection. Les phénomènes dinclusion, dexclusion (des humains mais aussi de certains non-humains) et dauto-exclusion à luvre dans la constitution de la science de la biodiversité paraissent ainsi mériter une attention particulière : comment sopèrent-ils et quels effets politiques exercent-ils ? Ces questions seront examinées à loccasion des différents projets envisagés, en particulier le projet sur la mondialisation et la re-territorialisation de laction environnementale en Europe et celui sur la création de la zone atelier Alpes.
Au-delà de la question des laissés pour compte de la science de la biodiversité, il faut aussi sinterroger sur le type de rapport à légard du vivant quelle conduit à adopter ou que du moins elle favorise. Le recensement, le suivi et le contrôle des êtres, jusque-là réservés à lespèce humaine, aux animaux délevage et aux plantes cultivées, sont progressivement étendus à un nombre croissant despèces. Par exemple, des caméras ont été installées au-dessus daires de gypaètes, là où les communes intéressées ont donné leur accord, pour observer, à distance, les déplacements et les comportements des oiseaux ; il serait facile de multiplier les exemples de ce type. Si le but est à lévidence très loin dêtre atteint, la volonté existe bien de savoir combien dindividus renferme chaque population, de connaître leur localisation et leur histoire et, sil sagit danimaux, doù ils viennent, où ils vont et ce quils font, de manière à pouvoir, si nécessaire, intervenir sur les individus montrant un comportement jugé inadapté. On dispose ou lon disposera à lavenir de moyens dinvestigation et de gestion du vivant à tous ses échelons dorganisation et il est probable que le génie écologique et le génie génétique se compléteront et se renforceront plus quils ne sopposeront. Se confirment ainsi la montée dun éco-pouvoir, selon lexpression de Pierre Lascoumes (1994 : 313) désignant lextension du bio-pouvoir à lensemble du vivant, et la tendance des mondes humains de la biodiversité à être des sociétés de contrôle (Deleuze) particulièrement abouties. Cette évolution appelle deux séries de questions : premièrement, suscite-t-elle des débats et se heurte-t-elle à des oppositions et à des critiques ? De la part de qui et au nom de quoi ? Deuxièmement, quelles limites les êtres vivants eux-mêmes opposent-ils à cette volonté de les connaître et de les « piloter » ? Dans quelle mesure et par quels moyens parviennent-ils à demeurer inconnus et imprévisibles et à échapper aux dispositifs visant, censément pour leur bien, à les découvrir, à les dénombrer, à les surveiller et à les gouverner ?
Lappropriation de la biodiversité par les exploitants et les usagers de la nature
Dire que la biodiversité est une création scientifique et quelle nexisterait pas sans la science. ne signifie pas que lon puisse la résumer à un terme savant quune partie des scientifiques imposeraient à leurs concitoyens. Je me propose plutôt de considérer quun nombre croissant de personnes sen emparent pour proposer une présentation renouvelée delles-mêmes et des autres, de leurs pratiques, de leur situation et de leur évolution et pour se repositionner dans un jeu dacteurs complexifié.
Cette lecture sinspire fortement des travaux de Michel de Certeau puisquelle entend sintéresser à la faculté à développer des « arts de faire » (de Certeau, 1980) et à « assimiler » les injonctions adressées pour proposer de soi-même et de ses activités une définition nouvelle et pour faire reconnaître une utilité contestée. De fait, des protecteurs de la nature mais aussi des éleveurs, des agriculteurs, des chasseurs et des forestiers ont fort bien réussi à établir des relations avec dautres partenaires et à tenir compte dautres plantes, dautres animaux et dautres milieux que ceux qui les avaient jusque-là intéressés, c'est-à-dire à « sécologiser », au sens de Bruno Latour (1995, 1999), sans pour autant cesser dêtre des protecteurs, des éleveurs, des agriculteurs, des chasseurs et des forestiers, selon leurs propres critères. Mettre en lumière ces capacités permet de ne pas réduire leur revendication croissante de contribuer à la protection et à la gestion durable de la biodiversité à un retournement purement rhétorique et uniquement dicté par une préoccupation de défense de leurs intérêts ou à une acceptation passive et subie de valeurs exogènes. Il sagit donc de savoir comment ces acteurs semparent de la biodiversité pour requalifier leurs activités et leur identité, réorienter un discours et des pratiques et recomposer leurs attachements.
Identifier les acteurs de la biodiversité, leurs trajectoires et leurs stratégies
Il faut alors repérer les acteurs et les institutions qui se saisissent de la biodiversité, généralement pour revendiquer un rôle dans sa préservation mais aussi, on la vu, pour dénoncer dans certains cas des effets jugés pervers de sa mise en avant. Ce repérage effectué, il conviendra de retracer les différents types de trajectoires dans lesquels vient sinscrire lappel à la biodiversité et didentifier les stratégies que cette convocation est censée servir. Il faudra enfin examiner les relations et les négociations entre la multitude dacteurs qui se déclarent impliqués dans le maintien de la biodiversité.
Ce travail devrait être loccasion délargir le champ des institutions et des acteurs jusquà présent considérés, demeuré essentiellement local et en tout cas hexagonal. Or il apparaît clairement que les acteurs de la biodiversité sont aussi des organisations et des institutions internationales, quil est essentiel de prendre en compte tant elles exercent une influence majeure dans la définition, lexploration et la gestion de la biodiversité. Sil est accepté, le projet interdisciplinaire élaboré sous la direction de Bernard Debarbieux, intitulé « Mondialisation et re-territorialisation de laction environnementale en Europe : acteurs, récits, images » permettra de mener une enquête approfondie auprès dorganisations et dinstitutions internationales fortement impliquées dans lexploration et la préservation de la biodiversité (Uicn, Wwf, antenne genevoise du Programme des Nations Unies sur lenvironnement).
Un des objectifs de ce projet est détudier comment laffirmation dacteurs globaux et la reconnaissance publique des problèmes quils portent pèsent sur des acteurs et des problèmes construits à dautres échelles. On cherchera en particulier à savoir si, et comment, les institutions et les acteurs locaux se saisissent de la question de lérosion de la biodiversité à léchelle globale ou si lon a affaire à des niveaux de discours et daction relativement indépendants, sinon cloisonnés. Il est par ailleurs probable que larticulation des tendances à la globalisation et à la territorialisation des problèmes denvironnement soit parfois problématique : la volonté daffirmer le caractère global de lérosion de la biodiversité peut en effet conduire à occulter certains aspects déterminants à grande échelle, de même que la lutte contre un problème global peut primer sur les tentatives datténuer un problème local, voire les contrarier (et inversement) : comment ces dilemmes sont-ils alors résolus ? Il conviendra en outre de préciser comment des structures impliquées dans laction environnementale à des échelles intermédiaires contribuent à la circulation des arguments et des preuves publiques relatives à lérosion de la biodiversité et dexaminer sil existe un niveau daction en deçà duquel cette circulation ne se fait plus.
La place de la biodiversité dans le « retour par lenvironnement » des exploitants et des usagers « traditionnels » de la nature
Aborder ainsi la biodiversité devrait notamment permettre de porter un autre regard sur les réactions des usagers et des exploitants de lespace rural confrontés à la montée des préoccupations environnementales et notamment à celle de la biodiversité, souvent réduites à des réactions de défense à lencontre dun pouvoir exogène exercé par les scientifiques et par lÉtat.
Cest ainsi notamment en termes dimposition à une minorité déclinante dune volonté extérieure de prendre en compte lenvironnement et de modifier en conséquence les pratiques de cette minorité que les sociologues ont souvent analysé les mesures agri-environnementales. La réticence des agriculteurs à passer des contrats et, lorsquils sy résolvent, leur propension à privilégier leurs terrains les moins productifs ont ainsi été regardées comme une preuve que lintégration de lenvironnement dans les pratiques agricoles est plus subie que voulue (Miéville-Ott, 2000). Cette lecture sest trouvée confortée par la formation dans les années 1990 dun groupe dopposants à Natura 2000, dit groupe des Neuf : léchec initial de la démarche a été imputée à la volonté des naturalistes et des gestionnaires administratifs dimposer des critères scientifiques et à leur absence de considération pour les usagers traditionnels (Alphandéry et Fortier, 2001 ; Pinton, 2001), le remède consistant dès lors à davantage tenir compte de lexistence et des points de vue de ces derniers en instaurant un dialogue et une concertation.
Il importe en premier lieu de retracer lhistoire de la mobilisation de la biodiversité par ces acteurs et de préciser le rôle joué par les structures qui les encadrent, les contrôlent et les conseillent. Il faut également identifier les conditions et les modalités de la mobilisation de la biodiversité par les usagers et exploitants de lespace rural (dans quelles situations font-ils principalement appel à la biodiversité ?) et chercher à savoir quelles manières particulières ils ont de la mobiliser. Il convient enfin de sinterroger sur les effets de la mobilisation de la biodiversité : quest-ce que la biodiversité permet à ces gens de dire deux-mêmes (et des autres, humains et non humains), de leur existence, de leur rôle et de leur évolution et que leur fait-elle faire aux animaux, aux plantes et aux milieux qui les préoccupent et à la faune et à la flore de manière générale ?
Les éleveurs et les agriculteurs constituent un premier ensemble dacteurs auxquels je souhaite mintéresser ici. La réflexion sur la mobilisation de la biodiversité par les éleveurs et les agriculteurs sinscrira à partir de 2008 dans le cadre dun programme Pro-dd (Production de connaissances et innovation en agriculture pour le développement durable), coordonné par Marc Barbier, auquel je participe officiellement, mais dans lequel je nai pas jusquici mené denquête. Dans les mois qui viennent, je compte minvestir activement dans lopération de recherche « la biodiversité, nouveau motif de rationalisation de lagriculture ? » qua conçue Céline Granjou et qui sappuie sur des enquêtes de terrain dans le massif des Bauges. La réflexion se nourrira également de recherches menées au sein de léquipe, notamment par Antoine Doré, sur les pratiques, les controverses, les argumentaires et les discours suscités par la présence des loups, dans lesquels la biodiversité semble occuper une place grandissante.
Létude de la façon dont les chasseurs mobilisent la biodiversité paraît également très intéressante, notamment parce qu'elle permettrait de procéder à des comparaisons, à un moment où les chasseurs et les éleveurs constituent des groupes de plus en plus distincts, du moins dans les régions alpines (Mauz, 2005a). Par ailleurs, des différents usages traditionnels de lespace rural, la chasse est sans doute celui qui a été le plus précocement, le plus durement et le plus régulièrement visé par les critiques dune société devenue majoritairement urbaine et désormais sensibilisée aux questions environnementales et de bien être animal, un rassemblement des opposants à la chasse (Roc) ayant même vu le jour en 1976. Parallèlement, les effectifs des chasseurs, tout en restant élevés, se sont fortement érodés jusquà une période récente, passant dun peu plus de 2 millions en 1980/1981 à un peu moins de 1,4 millions en 2005/2006. La chasse se trouve par ailleurs confrontée à une évolution rapide et massive des populations animales sauvages : tandis que des espèces se raréfient au point dêtre, pour certaines (tétras lyre), menacées dextinction, dautres connaissent une augmentation spectaculaire de leurs effectifs, occasionnant parfois des dégâts aux cultures (sangliers) et aux forêts (cerfs). Des catégories autrefois communes comme celle de nuisible se trouvent contestées (Micoud, 1993a) et les oppositions sauvage versus domestique et nature versus artifice sont de plus en plus brouillées (Bobbé, 2004 ; Mauz, 2005a). Face à cette évolution des hommes et des animaux, la chasse revendique un rôle de gestionnaire de la faune sauvage, quillustre, par exemple, le changement de nom de lOffice national de la chasse (Onc), devenu Office national de la chasse et de la faune sauvage (Oncfs), et de maisons de la chasse transformées en maisons de la chasse, de la faune sauvage et de la nature. Ce rôle a été reconnu et imposé par la loi du 26 juillet 2000 relative à la chasse, qui oblige notamment les fédérations départementales de chasseurs à établir un schéma départemental de gestion cynégétique, qui doit notamment prévoir les actions à mener en vue de préserver ou de restaurer les habitats naturels de la faune sauvage. Des associations environnementales ont en outre été appelées à siéger au sein des commissions départementales de la chasse et de la faune sauvage, qui émettent un avis sur la gestion des espèces chassées et la préservation de leurs habitats et se prononcent sur les schémas départementaux de gestion cynégétique.
Pour toutes ces raisons, la transformation de la chasse à la faveur de la montée des préoccupations environnementales et de lévolution de la faune sauvage constitue un cas particulièrement intéressant, qui a pourtant été moins étudié que les réactions du monde agricole aux mesures agri-environnementales.
Sergio dalla Bernardina a certes clairement mis en évidence le rôle, dans les régions alpines, de linvention de la tradition dans « linvention du chasseur écologiste » (dalla Bernardina, 1989), en montant que bien des chasseurs se construisent un passé de gestionnaire que démentent aussi bien les sources historiques disponibles que certains témoignages et létat des populations il y a quelques décennies. On peut cependant penser que linvention dune tradition ne constitue quune voie parmi dautres et quelle népuise pas la question de savoir comment se produisent aujourd'hui la promotion et lorganisation dune chasse gestionnaire de la faune sauvage et plus largement de la biodiversité.
Linitiative de la fédération nationale des chasseurs de lancer un programme Life + « chasse durable et Natura 2000 », en partenariat avec la fédération des espaces naturels, pourrait constituer une occasion dexplorer ces questions et déclairer le retournement de la contrainte environnementale en opportunité à saisir pour recouvrer une légitimité sociale et continuer à exister. Jai eu connaissance de ce programme par lintermédiaire du chargé de mission Natura 2000 de la fédération, qui ma un jour appelée, après avoir lu un court article paru dans la revue de vulgarisation Espaces naturels, parce qu'il pensait intéressant dadjoindre au programme un volet sociologique. En réponse à sa sollicitation, jai soumis à la commission des thèses du Cemagref un projet quelle a retenu. Hélas, ce projet, qui nous aurait permis daccueillir un nouveau doctorant, a finalement été écarté par les partenaires du programme Life +, qui lui ont reproché son coût et surtout son caractère trop « fondamental ». Une recherche plus légère pourrait cependant être entreprise, par exemple dans le cadre dun post-doctorat.
Si la biodiversité et la science de la biodiversité ont été inventées par des scientifiques, ces derniers ne sont pas les seuls à sy intéresser ; ils ont enrôlé dans leur entreprise dexploration et de gestion du vivant un très grand nombre de naturalistes amateurs et dusagers de la nature et, par ailleurs, un nombre croissant de personnes et de groupes utilisent la biodiversité comme une ressource pour redéfinir leur identité et recomposer leurs attachements. Des mondes humains de la biodiversité se sont ainsi formés, où existent des enjeux politiques et éthiques quil importe détudier.
Conclusion
Jai dabord pris pour objets détude un très petit nombre danimaux et despaces singuliers : les chamois, les bouquetins, les loups, le parc national de la Vanoise et les réserves naturelles de Haute-Savoie, notamment, mont beaucoup occupée. Les recherches que jai effectuées ont indéniablement influencé ma conception et ma pratique du travail sociologique. Elles ont favorisé lancrage de la réflexion dans des enquêtes de terrain, le recueil de récits, lappréhension conjointe des hommes et des autres êtres dont ils parlent et soccupent, létablissement de liens étroits avec les enquêtés et les commanditaires des recherches. Certaines de ces orientations théoriques et méthodologiques sont défendues depuis plus ou moins longtemps. Très tôt et très largement préconisé, par exemple par les sociologues de lécole de Chicago, le recours à des enquêtes de terrain est désormais classique. Le recueil de récits est lui aussi relativement répandu. Si elle continue de faire débat et dêtre minoritaire, la définition des sociétés humaines comme des collectifs hybrides réunissant des humains et des non-humains est tout de même aujourd'hui bien connue. En revanche, la tentative dimpliquer davantage les enquêtés et les commanditaires de la recherche dans le travail sociologique est, à ma connaissance, plus originale. La démarche comporte assurément des risques et des inconvénients mais je la crois suffisamment intéressante pour poursuivre sa mise à lépreuve.
Je compte développer à lavenir des recherches sur la biodiversité en mintéressant, dune part aux modalités concrètes, aux effets politiques et aux enjeux éthiques de la constitution dune science de la biodiversité, dautre part à la biodiversité comme une ressource que mobilisent des usagers de la nature pour redéfinir leur identité et leurs attachements. Ces nouvelles recherches se dérouleront dans des collectifs sensiblement différents de ceux que jai déjà explorés, par leur composition, leur dimension et les attachements qui leur donnent leur cohésion. En étudiant la constitution dune science de la biodiversité, je pourrai notamment découvrir et analyser le rôle joué par des institutions et des associations internationales dans sa promotion et ses orientations. Les êtres vivants et les milieux qui interviendront dans lenquête devraient être beaucoup plus nombreux que ceux que jai déjà pris en compte. La fraction du vivant que croise le sociologue lorsquil travaille sur une espèce donnée est en effet extrêmement réduite. Dans les mondes humains des loups, par exemple, il ne rencontre guère, outre des loups et des hommes, que les proies des premiers et surtout des moutons, et des chiens de protection. Coralie Mounet (2007) a montré quil en va de même dans les mondes humains des sangliers, où le maïs est le principal protagoniste, outre bien sûr les sangliers eux-mêmes et les hommes qui en parlent et sen occupent. Les mondes humains de la biodiversité, au contraire, contiennent presque tout le vivant. Se posent dès lors des questions inédites, comme celle de lélaboration de méthodes dexploration et de classification standardisées applicables quels que soient les espèces et les milieux et de lenrôlement et de la coordination dacteurs très différents et très éloignés les uns des autres. En outre, les attachements au sein des collectifs semblent ne pas être de même nature. Dans les mondes humains des animaux considérés, quils prennent la forme de la chasse, de lélevage ou de la protection, les attachements des hommes et des animaux sont très souvent affectifs, jusquà prendre, dans les cas extrêmes, la figure de lamour ou de la haine. Dans les mondes humains de la biodiversité, il semble que les attachements entre les hommes et les autres êtres vivants soient plus rationnels que passionnels et quils doivent en tout cas prendre lapparence de la raison.
Je ne vais pas pour autant abandonner les animaux et les espaces que jai eu loccasion détudier pour ne plus mintéresser quà la biodiversité. Des sollicitations minvitent en effet régulièrement à revenir sur des recherches antérieures ou à les prolonger ; le loup, en particulier, nest pas un objet détude que lon abandonne facilement. La thèse engagée par Antoine Doré et celle que fera Arnaud Cosson à partir de 2008 seront des occasions dapprofondir et de renouveler la réflexion engagée, la première sur la mise en politique des loups, la seconde sur lévolution des parcs nationaux. En outre, les études que nous avons réalisées sur lexpérimentation de contraception de marmottes et sur le suivi scientifique des loups donnent à penser que cest parfois en se concentrant sur un espace ou une espèce particuliers que lon peut le mieux saisir les nouvelles manières de létudier et de le ou la traiter induites par linvention de la biodiversité. De plus, si sintéresser à la biodiversité permet de repérer des acteurs, des êtres, des objets et des processus autrement difficiles à déceler, cela risque aussi de faire perdre de vue des phénomènes qui, au contraire, apparaissent mieux lorsquon cible une espèce ou un espace donnés. Cest notamment le cas des conflits entre les hommes et des espèces animales et végétales et entre les hommes à propos de ces espèces. Il nest sans doute aucune espèce qui fasse lunanimité ni aucune quabsolument personne napprécie : quelle que soit lespèce considérée, et il en va de même pour les milieux naturels, elle a ses partisans et ses opposants, bien sûr plus ou moins nombreux et plus ou moins actifs selon les cas. Lexemple des grands prédateurs est ici particulièrement éloquent. Larrivée des loups a provoqué une véritable crise des collectifs : des camps regroupant des partisans et des opposants de lanimal se sont rapidement constitués, avant que ne sinventent, lentement, des façons de vivre ensemble qui demeurent précaires et qui réclament des ajustements constants. On nobserve rien de tel avec la biodiversité : son invention na pas suscité de crise et elle na pas à proprement parler dopposants. On imagine mal une manifestation contre la biodiversité et, à ma connaissance, il ny en a en tout cas jamais eu. La biodiversité semble au contraire présenter des vertus unificatrices, qui risquent docculter lexistence de conflits dont les recherches sur des espèces et des espaces particuliers rappellent opportunément lexistence.
Au final, cest donc un élargissement de lobjet détude par la prise en compte de la biodiversité qui est envisagé, bien plus quun remplacement dun objet détude par un autre.
Bibliographie
ADDIN EN.REFLIST Aggeri, F. 2005 'L'environnement en quête de théories', Natures sciences sociétés 13 (2) : 138-140.
AIGREF. 1990 Gérer la nature ? Ingénierie de l'environnement et ingénierie écologique. 25ème anniversaire de l'École nationale du génie rural, des eaux et des forêts. Nancy, Montpellier, Paris. 7-8 juin 1990.
Akrich, M., Callon, M. et Latour, B. 2006 Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris : Presses de l'École des Mines.
Alphandéry, P. and Fortier, A. 2001 'Can a territorial policy be based on science alone? The system for creating the Natura 2000 network in France', Sociologia ruralis 41(3): 311-328.
2007 'A new approach to wildlife management in France: regional guidelines as tools for the conservation of biodiversity', Sociologia ruralis 47(1): 42-62.
Aubertin, C. 2003 'La socialisation du problème de la biodiversité', in C. Lévêque et S. van der Leeuw (eds) Quelles natures voulons nous? Pour une approche socio-écologique du champ de l'environnement, Paris : Elsevier.
Barbault, R. (ed) 2006a Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. Paris, 24-25 janvier 2005, Paris : Institut français de la biodiversité.
2006b 'Chercheurs, gestionnaires et autres acteurs de la biodiversité: des partenariats à construire' Réserves de biosphère. Notes techniques 1 - 2006 : Biodiversité et acteurs : des itinéraires de concertation, pages 26-34.
2006c Un éléphant dans un jeu de quilles. L'homme dans la biodiversité, Paris : Seuil.
Barbier, R. et Trépos, J.-Y. 2007 'Humains et non-humains : un bilan d'étape de la sociologie des collectifs', Revue d'anthropologie des connaissances 1.
Bardat, J. 1994 'L'espèce, histoire d'une notion fondamentale', Courrier de l'environnement de l'INRA 21 : 15-19.
Barnaud, G. et Chapuis, J.-L. 2004 'Ingénierie écologique et écologie de la restauration: spécificités et complémentarités', Ingénieries, N° spécial : 123-138.
Barthe, Y. 2002 'Rendre discutable. Le traitement politique d'un héritage technologique', Politix 15 (57) : 57-78.
Barthélémy, C. 2005 'Les savoirs locaux: entre connaissances et reconnaissance', VertigO 6 (1) : 1-6.
Bauman, Z. 2003 La vie en miettes : expérience postmoderne et moralité, Rodez, Paris: Le Rouergue, Chambon.
Baumont, I. 2005 'Berger. Un authentique métier moderne' Mémoire de master 2 en Sociologie : Université de René Descartes-Paris 5 -Sorbonne.
Becker, H. S. 1982 Art worlds, Berkeley, Los Angeles, London: University of California Press.
1985 Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris : Métailié.
2002 (Ed. or. 1998) Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris : La Découverte.
2006 Le travail sociologique: méthode et substance, Fribourg: Academic Press Fribourg.
Béney, G. 1992 'La montée des géocrates', in J. Theys et B. Kalaora (eds) La Terre outragée. Les experts sont formels ! , Paris: Ed. Autrement.
Benhammou, F. 2003 'Les grands prédateurs contre l'environnement ? Faux enjeux pastoraux et débat sur l'aménagement des territoires de montagne', Courrier de l'environnement de l'Inra 48 : 5-12.
Berlan-Darqué, M. and Kalaora, B. 1992 'L'écologisation de l'agriculture française', Revue de droit rural 204: 255-295.
Beuret, J.-E. 2006 'Dialogue et concertation dans les réserves de biosphère : problématique et enjeux' Réserves de biosphère. Notes techniques 1 - 2006 : Biodiversité et acteurs : des itinéraires de concertation, pages 8 à 21.
Billé, R. 2006 'Participation et gestion de la biodiversité : éléments de bilan et de réflexion' Réserves de biosphère. Notes techniques 1 - 2006 : Biodiversité et acteurs : des itinéraires de concertation, pages 35 à 39.
Bizeul, D. 1998 'Le récit des conditions d'enquête : exploiter l'information en connaissance de cause', Revue française de sociologie 19 (4) : 751-787.
Blanchet, A. et al. 1985 L'entretien dans les sciences sociales, Paris.
Blatrix, C. 2002 'Devoir débattre. Les effets de l'institutionnalisation de la participation sur les formes de l'action collective', Politix 15 (57) : 79-102.
Blondel, J. 2006 'La biodiversité sur la flèche du temps', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO. Paris : Institut français de la biodiversité.
Blondiaux, L. et Sintomer, Y. 2002 'L'impératif délibératif', Politix 15 (57) : 17-35.
Bobbé, S. 2004 'Gestions faunistiques, cultures des sauvages et brouillage des catégories', Communications 76 : 203-220.
Bocking, S. 2004 Nature's experts. Science, politics and the environment: Rutgers University Press.
Boltanski, L. et Thévenot, L. 1991 De la justification : les économies de la grandeur, Paris : Gallimard.
Bongrand, P. et Laborier, P. 1995 'L'entretien dans l'analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique', Revue française de science politique 55 (1) : 73-111.
Bouamrane, M. et Weber, J. 2006 'Comprendre et prévoir les itinéraires de concertation : quelques pistes pour la recherche et la formation ' Réserves de biosphère. Notes techniques 1 - 2006 : Biodiversité et acteurs : des itinéraires de concertation, pp. 66-74.
Boucher, M. 2006 'La recherche, la politique et les dispositifs de lutte contre l'insécurité. Dépasser les problèmes méthodologiques et déontologiques lors d'une enquête sociographique sur l'insécurité', Socio-logos 1.
Bourdieu, P. 1993 La misère du monde, Paris : Seuil.
Bowker, G. C. and Star, S. L. 1999 Sortings things out. Classification and its consequences, Cambridge, London: MIT Press.
Burgat, F. 1997 Animal, mon prochain, Paris : Odile Jacob.
Buttel, F. H. 2000 'Reflections on the potentials of ecological modernization as a social theory', Natures sciences sociétés 8(1): 5-12.
Callon, M. 1986 'Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc', Année sociologique 36 : 169-208.
1998 'Des différentes formes de démocratie technique', Annales des Mines (Responsabilité et environnement)(janvier) : 63-73.
Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. 2001 Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil.
Carles, P. 2001 'La sociologie est un sport de combat', Paris : Ed. Montparnasse.
Cauderon, Y. et Cauderon, A. 1993 'Le triticale, première céréale créée par l'homme', Natures sciences sociétés 1 (2) : 102-107.
Chamboredon, H., Pavis, F., Surdez, M. and Willemez, L. 1994 'S'imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l'usage de l'entretien', Genèses 16 : 114-132.
Charles, L. et Kalaora, B. 2003 'L'ingénierie écologique entre écologie, technique et aménagement : des enjeux durables', in C. Lévêque et S. van der Leeuw (eds) Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-écologique du champ de l'environnement, Paris : Elsevier.
Chartier, D. (ed) 2005 La biodiversité est-elle encore naturelle ?, Écologie et politique, Vol. 30, Paris : Syllepse.
Charvolin, F. 2006 'De la bonne administration de la nature et des hommes. Comparaison de l'histoire naturelle au 18e siècle et l'administration de l'environnement dans les années 1960 ', Écologie politique 33 : 139-153.
Charvolin, F., Micoud, A. et Nyhart, L. K. (eds) 2007 Des sciences citoyennes ? La question de l'amateur dans les sciences naturalistes. Éd. de L'Aube.
Chauvet, M. et Olivier, L. 1993 La biodiversité, enjeu planétaire, Paris : Ed. Sang de la Terre.
Chevillard, E. 2007 Sans l'orang-outan, Paris : Editions de Minuit.
Claeys-Mekdade, C. et Jacqué, M. 2004 'Sociologie de l'environnement ou sociologie pour l'environnement ?', in AFS (ed) Premier congrès de l'association française de sociologie. Dynamiques de transformation de la société française contemporaine, Villetaneuse, 24-27 février 2004.
Claverie, E. 2003 Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris : Gallimard.
Dalla Bernadina, S. 1997 'Pourquoi les informateurs se contredisent-ils sans arrêt ? Les Corses, les Alpins et le déclin du substantialisme dans les sciences de l'homme.' Géographie et cultures.
2006 L'éloquence des bêtes : quand l'homme parle des animaux, Paris : Métailié.
Davis, M. A., Thompson, K. and Grime, J. P. 2001 'Charles S. Elton and the dissociation of invasion ecology from the rest of ecology', Diversity and Distributions 7: 97-102.
De Certeau, M. 1980 L'invention du quotidien , t. I : Arts de faire, Paris : Folio essais.
De Certeau, M. 1988 (Ed. or. 1975) L'écriture de l'histoire, Paris : Gallimard.
De Fontenay, E. 1998 Le silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Paris : Fayard.
De Planhol, X. 2004 Le paysage animal. L'homme et la grande faune : une zoogéographie historique, Paris : Fayard.
Deleuze, G. 1990 'Post-scriptum sur les sociétés de contrôle', L'autre journal 1.
Delort, R. 1984 Les animaux ont une histoire, Paris : Seuil.
De Sainte-Marie, C. and Chabert, J.-P. 2003 'Les surprises sociales et techniques de l'écologisation de l'agriculture' Journées de la société d'écologie humaine, Marseille, 11-12 décembre 2003.
Descola, P. 1994a Les lances du crépuscule, Paris : Plon.
1994b 'Rétrospections', Gradhiva 16 : 15-27.
2004 'Le sauvage et le domestique', Communications 76 : 17-39.
2005 Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard.
Despret, V. 2007 Bêtes et hommes, Paris : Gallimard.
Digard, J.-P. 1990 L'homme et les animaux domestiques. Anthropologie d'une passion, Paris : Fayard.
Dodier, N. 1996 'Les sciences sociales face à la raison statistique', Annales HSS 2.
2003 Leçons politiques de l'épidémie de sida, Paris : Editions de l'école des hautes études en sciences sociales.
Dodier, N. et Baszanger, I. 1997 'Totalisation et altérité dans l'enquête ethnographique', Revue française de sociologie 37 : 37-66.
Donoghue, M. J. et Smith, M. 2006 'L'inventaire de la biodiversité: considérations sur la capacité d'intervention et sur l'efficacité', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO, Paris: Institut français de la biodiversité, pages 84-92.
Draetta, L. 2004 'L'écologisation des pratiques en milieu industriel : un effet socio-institutionnel ?' 1er congrès de l'AFS, Villetaneuse, 24-27 février 2004.
Drouin, J.-M. 1991 Réinventer la nature. L'écologie et son histoire, Paris : Desclée de Brouwer.
1997 'La biodiversité : nouvelle version d'un débat ancien?' in M.-H. Parizeau (ed) La biodiversité : tout conserver ou tout exploiter?, Bruxelles De Boeck Université, pages 97-114.
Dubar, C. 2006 Faire de la sociologie: un parcours d'enquêtes, Paris : Belin.
Dubuisson-Quellier, S. et Stassart, P. 2004 'Écologisation et recomposition des relations autour de l'échange des produits alimentaires' 1er congrès de l'AFS, Villetaneuse, 24-27 février 2004.
Dunglas, J. 1990 'Ingénierie de l'environnement et ingénierie écologique' Gérer la nature ? Ingénierie de l'environnement et ingénierie écologique, Nancy, Montpellier, Paris : Aigref.
Durkheim, E. 1898 'Représentations individuelles et représentations collectives', Revue de métaphysique et de morale 6.
Egger, S. 2006 'Pastres, bédigues et loups. L'impact du loup sur les bergers d'alpage dans les Alpes du Sud', Mémoires de Master 2 en sciences politiques, IEP de Grenoble.
Ellis, R. and Waterton, C. 2004 'Environmental citizenship in the making: the participation of volunteer naturalists in UK biological recording and biodiversity policy', Science and public policy 31(2): 95-105.
2005 'Caught between the cartographic and the ethnographic imagination: the whereabouts of amateurs, professionals and nature in knowing biodiversity', Environment and planning D: Society and space 23: 673-693.
Elton, C. 1958 The ecology of invasions by animals and plants, London: Methuen.
Favret-Saada, J. 1977 Les mots, la mort, les sorts, Paris : Gallimard.
Flipo, F. 2005 'Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen', Natures sciences sociétés 13: 68-75.
Forsyth, T. 2004 'Social movements and democratization in Thailand', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: MIT Press, pages 195-215.
Garrott, R. A., White, P. J. and Vanderbildt White, C. A. 1993 'Overabundance: an issue for conservation biologists?' Conservation biology 7: 946-949.
Génot, J.-C. 2003 Quelle éthique pour la nature ?, Aix-en-Provence : Edisud.
Ginzburg, C. 2001 À distance: neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris : Gallimard.
2003 Rapports de force: histoire, rhétorique, preuve, Paris : Gallimard, Le Seuil
Goffman, E. 1973 La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris : Ed. de Minuit.
Gomart, E. and Hennion, A. 1999 'A sociology of attachments: drug users, music amateurs', in J. Law and J. Hassard (eds) Actor network theory and after, Oxford/Malden (Ma): Blackwell publishers.
Goody, J. 1979 La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, 1979 Edition, Paris : Ed. de Minuit.
Granjou, C. 2004 'La gestion du risque entre science et politique. Comités d'experts et dispositifs de traçabilité à travers les exemples de la vache folle et des OGM' Thèse pour le doctorat de sociologie: Université René Descartes.
Granjou, C. et Mauz, I. 2007 'Un "impératif scientifique" pour l'action publique ? Analyse d'une compétition pour l'expertise environnementale', Socio-logos 2.
Griaule, M. 1966 Dieu d'eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris : Fayard.
Grossman, V. 2000 Vie et destin, Paris : Robert Laffont.
Guilles-Escuret, G. 1989 Les sociétés et leurs natures, Paris Armand Colin.
Haberl, H., Winiwarter, V., Andersson, K., Ayres, R. U., Boone, C., Castillo, A., Cunfer, G., Fischer-Kowalski, M., Freudenburg, W. R., Furman, E., Kaufmann, R., Krausmann, F., Langthaler, E., Lotze-Campen, H., Mirtl, M., Redman, C. L., Reenberg, A., Wardell, A., Warr, B. and Zechmeister, H. 2006 'From LTER to LTSER: conceptualizing the socio-economid dimension of long-term socioecological research', Ecology and society.
Hajer, M. A. 1996 'Ecological modernisation as cultural politics', in S. Lash, B. Szerszynski and B. Wynne (eds) Risk, environment and modernity, London: Sage.
Hennion, A. 1993 La passion musicale, Paris : Métailié.
2004 'Une sociologie des attachements. D'une sociologie de la culture à une pragmatique de l'amateur', Sociétés 85 (3) : 9-24.
Hilgartner, S. 2000 Science on stage: expert advice as public drama, Stanford: Stanford University Press.
Hughes, E. C. 1996 Le regard sociologique. Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris : Editions de l'EHESS.
Iles, A. 2004 'Patching local and global knowledge together: citizens inside the US chemical industry', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: The MIT Press.
Ingold, T. 2000 The perception of the environment. Essays in livelihood, dwelling and skills, London, New York: Routledge.
Jallet, M. et Fabre, P. 2006 'Organisation du travail face à la prédation: redéfinition des métiers de l'alpage', in L. Garde (ed) Loup - élevage, s'ouvrir à la complexité... Aix-en-Provence: Cerpam, Institut de l'élevage, SIME/SUAMME, pages 108-116.
Jallon, E. 2003 'Quel aurochs pour la Ferme de l'Aurochs ?' ethnographiques.org 3.
Jasanoff, S. 2004a 'Heaven and earth: the politics of environmental image', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: MIT Press, pages 31-52.
2004b 'Science and citizenship: a new synergy', Science and public policy 31(2): 90-94.
Jasanoff, S. and Long Martello, M. (eds) 2004 Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: The MIT Press.
Jodelet, D. (ed) 1989 Les représentations sociales, Paris : PUF.
Jollivet, M. (ed) 1992 Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, Paris : CNRS éditions.
2004 'L'institut français de la biodiversité', Natures sciences sociétés 12 (2) : 213-215.
Jollivet, M. et Mathieu, N. (eds) 1989 Du rural à l'environnement : la question de la nature aujourd'hui, Paris : L'Harmattan.
Kalaora, B. 1993 'Le sociologue et l'environnement. La longue marche vers la science pragmatique: arpenteur du social ou conseiller du Prince ?' Natures sciences sociétés 1 : 309-315.
2000 'Le sociologue et le commanditaire', in M. Abélès, B. Kalaora and H.-P. Jeudy (eds) L'environnement en perspective. Contextes et représentations de l'environnement, Paris : L'Harmattan.
Kaufmann, J.-C. 1996 L'entretien compréhensif, Paris : Nathan.
Kleitz, G. 2003 'Ruling by nature. Analysing the implementation of nature conservation projects in rural areas. A case study in Northern Zimbabwe.' Degree of philosophy in development studies: University of Sussex.
Lachmund, J. 2004 'Knowing the urban wasteland', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Eartly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: The MIT Press.
Lafaye, C. et Thévenot, L. 1993 'Une justification écologique ? Conflits dans l'aménagement de la nature', Revue française de sociologie 39 (4) : 495-524.
Lahsen, M. 2004 'Transnational locals: Brazilian experiences of the climate regime', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: The MIT Press.
Larrère, C. et Larrère, R. 1997 'Le contrat domestique', Le courrier de l'environnement de l'INRA 30 : 5-17.
2004 'Actualité de l'animal machine', Sens public.
Larrère, R. 1997 'Diversité biologique et gestion des parcs et des réserves' Sciences sociales et espaces protégés, Aussois : MATE.
1999 'Peut-on sortir du sociocentrisme ?' Actes de la conférence Sociologie et environnement, Paris, 9-10 novembre 1999.
2005 'Quelle(s) éthique(s) pour la nature ?' Natures sciences sociétés 13 (2) : 194-197.
Lascoumes, P. 1994 L'éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris : La Découverte.
Laslaz, L. 2004 Vanoise. 40 ans de parc national. Bilan et perspectives, Paris : L'Harmattan.
Lassalle, D. 2007 'Berger pyrénéen. Une identité professionnelle, culturelle et sociale en question (Pyrénées occidentales et centrales)' Thèse en Sociologie: Université de Toulouse - Le Mirail.
Latour, B. 1984 Les Microbes : Guerre et Paix suivi par Irréductions, Paris : A.M. Métaillé
1985 'Les "vues" de l'esprit. Une introduction à l'anthropologie des sciences et des techniques', Culture technique 14 : 5-29.
1989 La science en action, Paris : La Découverte.
1991 Nous n'avons jamais été modernes : essai d'anthropologie symétrique, Paris : La Découverte.
1992 Aramis ou l'amour des techniques, Paris : La Découverte.
1995 'Moderniser ou écologiser ? À la recherche de la "septième" cité', Ecologie politique 13 : 5-27.
1999 Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris : La découverte.
2000 'Factures/fractures: de la notion de réseau à celle d'attachement', in A. Micoud and M. Péroni (eds) Ce qui nous relie, Paris : Editions de l'Aube.
2003 Un monde pluriel mais commun. Entretiens avec François Ewald, Paris : Ed. de l'Aube.
2006 Changer de société, refaire de la sociologie. Paris : La Découverte.
Latour, B. and Weibel, P. (eds) 2005 Making things public: atmospheres of democracy, Karlsruhe, Cambrige (MA): ZKM, MIT Press.
Lescureux, N. 2006 'Towards the necessity of a new interactive approach integrating ethnology, ecology and ethology in the study of the relationship between Kyrgyz stockbreeders and wolves', Social science information 45(3): 463-478.
Lestel, D. 1996 L'animalité. Essai sur le statut de l'humain, Paris : Hatier.
2001 Les origines animales de la culture, Paris : Flammarion.
Lévêque, C. 1997 La biodiversité, Paris : PUF.
Long Martello, M. 2004 'Negotiating global nature and local culture: the case of Makah whaling', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Eartly Politics. Local and global in environmental governance, Cambridge: The MIT Press, pages 263-284.
Loreau, M. 2006 'Enjeux de la science et de la gouvernance de la biodiversité', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO, Paris: Institut français de la biodiversité, pages 53-59.
Martin, C. 2006 'Mondialisation de l'économie et évolutions actuelles de la biodiversité', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO, Paris, pages 67-73.
Martinet, C. 2007 'Quels usages de la communication dans la construction d'une politique publique ? Enquête auprès de quelques gestionnaires et destinataires de la politique relative aux loups', mémoire de master 2 en sciences politiques, IEP de Rennes, 149 pages.
Marty, P., Vivien, F.-D., Lepart, J. et Larrère, R. (eds) 2005 Les biodiversités : objets, théories, pratiques : CNRS Editions.
Mauz, I. 2002 Les conceptions de la juste place des animaux dans les Alpes françaises. Espaces et sociétés, 110-111 :129-145.
Mauz, I. 2004 'Thèses lycophiles et lycophobes : un essai de traitement symétrique', Recherches naturalistes en région Centre 14 : 79-85.
2005a Gens, cornes et crocs, Paris : Cemagref, Cirad, Ifremer, Inra.
2005b Histoire et mémoires du parc national de la Vanoise. Trois générations racontent, Grenoble : Revue de géographie alpine.
2005c 'Histoires et mémoires des réserves naturelles de Haute-Savoie. Des origines à la mise en place' : Asters.
2006 'Introductions, réintroductions : des convergences, par delà les différences', Natures, sciences, sociétés 14 (supplément) : 3-10.
Mauz, I. et Granjou, C. 2005 Lincertitude scientifique explique-t-elle la défiance ? Le cas de la réception des résultats du suivi scientifique du loup, Actes des journées « Incertitude et environnement » de la Société décologie humaine, Arles, 23-25 novembre 2005. Actes à paraître en 2008.
Mauz, I. et Granjou, C. 2006 Laffaire des marmottes de Prapic. Des frontières familières à lépreuve dune expérimentation de contraception animale. Colloque « Lhomme et lanimal. La question des frontières », Dijon, 16-17 mai 2006. Actes à paraître en 2008.
Mauz, I. et Granjou, C. 2007 Les nouveaux visages des acteurs de lenvironnement. Le cas de la Haute-Savoie. Rapport remis à Asters, 78 p.
Mauz, I. and Gravelle, J. 2005 'Wolves in the valley. On making a controversy public', in B. Latour and P. Weibel (eds) Making things public: atmospheres of democracy, Karlsruhe, Cambridge (MA): ZKM, MIT Press.
Mauz, I. et Rémy, J. 2004 'Biodiversités et agriculteurs des Alpes du Nord', Fourrages 179 : 295-306.
Mayer, N. 1995 'L'entretien selon Bourdieu. Analyse critique de la misère du monde', Revue française de sociologie XXXVI : 355-370.
Mermet, L. 2007 'Quand un principe cosmopolitique, hypostasié en institution de gestion, devient machine à exclure', in O. Soubeyran et J. Lolive (eds) L'émergence des cosmopolitiques, Paris : La Découverte.
Mermet, L., Billé, R., Leroy, M., Narcy, J.-B. et Poux, X. 2005 'L'analyse stratégique de la gestion environnementale : un cadre théorique pour penser l'efficacité en matière d'environnement', Natures sciences sociétés 13 (2) : 127-137.
Micheels, M.-C. et Mauz, I. 2006 Histoires et mémoires du parc national de la Vanoise. Celles et ceux qui ont fait le parc. Grenoble : Revue de géographie alpine.
Michelat, G. 1975 'Sur l'utilisation de l'entretien non directif en sociologie', Revue française de sociologie XVI : 229-247.
Micoud, A. 1993a 'Comment en finir avec les animaux dits nuisibles ?' Etudes rurales 129-130 : 83-94.
1993b 'Vers un nouvel animal sauvage : le sauvage "naturalisé vivant" ?' Natures-Sciences-Sociétés 1 (3) : 202-210.
1997 'En somme, cultiver tout le vivant : ou comment la protection de la biodiversité peut-elle aussi être un moyen pour reconnaître la diversité des cultures humaines ? ' in M.-H. Parizeau (ed) La biodiversité : tout exploiter ou tout conserver: Bruxelles, De Boeck Université.
2005a 'La biodiversité est-elle encore naturelle ?' Écologie et politique 30 : 17-25.
2005b 'Une nébuleuse associative au service de l'environnement', Sciences humaines Hors-Série [n°49] (Les enjeux sociaux de l'environnement) : 54-59.
2006 'L'ingénierie écologique au regard des sciences sociales' 3ème journée thématique de la ZABR. L'ingénierie écologique des cours d'eau. Quelles évolutions depuis 20 ans ? , Guilherand-Granges, 20 juin 2006.
Micoud, A., Laneyrie, P. et Chantrel, C. 1989 'Les animaux dits "nuisibles" : essai sur l'évolution récente d'une notion' : Sretie.
Micoud, A. et Péroni, M. (eds) 2000 Ce qui nous relie, Paris : Editions de l'Aube.
Midgley, M. 1983 Animals and why they matter. The university of Georgia Press.
Miéville-Ott, V. 2000 'Les éleveurs du Jura face à l'écologisation de leur métier', Courrier de l'environnement de l'Inra 40 : 75-84.
Mills, C. W. 1967 L'imagination sociologique, Paris : Maspéro.
Mitsch, W. J. 2003 'Ecology, ecological engineering, and the Odum brothers', Ecological engineering 20(5): 331-338.
Mitsch, W. J. and Jørgensen, S. E. 2003 'Ecological engineering: a field whose time has come', Ecological engineering 20: 363-377.
Mol, A. P. J. and Sonnenfeld, D. A. 2000 'Ecological modernization around the world: an introduction', Environmental politics 9(1): 3-16.
Mondada, L. 1998 'De l'analyse des représentations à l'analyse des activités descriptives en contexte', Cahiers de praxématique 31 : 127-148.
Morin, E. 1992 'Pour une pensée écologisée', in J. Theys et B. Kalaora (eds) La Terre outragée. Les experts sont formels !, Paris: Ed. Autrement.
Moscovici, S. 1968 Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris : Flammarion.
1989 'Des représentations collectives aux représentations sociales : éléments pour une histoire', in D. Jodelet (ed) Les représentations sociales, Paris : PUF.
Mougenot, C. 2003 Prendre soin de la nature ordinaire, Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme, Inra.
Mougenot, C. and Roussel, L. 2005 'To poison or to trap? The ecologisation of 'pest' control', Sociologia Ruralis 45(1/2): 115-129.
Mounet, C. 2007 'Les territoires de l'imprévisible. Conflits, controverses et "vivre ensemble" autour de la gestion de la faune sauvage. Le cas du loup et du sanglier dans les Alpes françaises' Thèse de Géographie, Grenoble : Université Joseph Fourier.
Mucchielli, L. 2006 'Travailler sur la déviance. Problèmes méthodologiques et déontologiques des recherches en sciences sociales', Socio-logos 1.
Murphy, R. 1995 'Sociology as if nature did not matter: an ecological critique', The British journal of sociology 46(4): 688-707.
Noiville, F. et Hermitte, M.-A. 2006 'Quelques pistes pour un statut du chercheur lanceur d'alerte', Natures sciences sociétés 14 (3) : 269-277.
Parizeau, M.-H. (ed) 1997 La biodiversité, tout conserver ou tout exploiter ?, Bruxelles: de Boeck Université.
Perec, G. 1985 Penser / Classer. Paris : Hachette.
Perret, J. et Mauz, I. 1997 Les fondements historiques des problèmes actuels des stations de sport d'hiver. Rapport remis au commissariat général du plan, 42 p.
Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 1991 'Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande bourgeoisie : Distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif', Genèses 3 : 120-133.
Pinton, F. 2001 'Conservation of biodiversity as a European directive: The challenge for France', Sociologia ruralis 41(3): 329-342.
Pinton, F., Alphandéry, P., Billaud, J.-P., Deverre, C., Fortier, A. et Géniaux, G. 2007 La construction du réseau Natura 2000 en France, Paris : La Documentation française.
Pollak, M. 2000 L'expérience concentrationnaire : essai sur le maintien de l'identité sociale, Paris : Métailié.
Porter, T. M. 1995 Trust in numbers. The pursuit of objectivity in science and public life, Princeton: Princeton university press.
Pouillon, J. 1993 Le cru et le su, Paris : Seuil.
Poulle, M.-L. et Lonchampt, F. 1997 'Régime alimentaire des loups dans le Mercantour', Faune de Provence (C.E.E.P.) 18 : 33-40.
Préau, P. 1964 'Le parc national de la Vanoise banc d'essai d'une politique d'aménagement de la montagne', Revue de Géographie Alpine LII, 3 : 393-436.
Ricoeur, P. 1983 Temps et récit I. L'intrigue et le récit historique, Paris : Seuil.
Salles, D. 2006 Les défis de l'environnement. Démocratie et efficacité, Paris : Syllepse.
Samper, C. 2006 'La biodiversité: science, politique et opinion publique', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO, Paris: Institut français de la biodiversité, pages 74-77.
Schnase, J. L., Cushing, J. and Smth, J. A. 2007 'Biodiversity and ecosystem informatics', Journal of intelligent information systems 29(1): 1-6.
Scholz, A. 2004 'Merchants of diversity : scientists as traffickers of plants and institutions', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Eartly politics. Local and globl in environmental governance, Cambridge: The MIT Press, pages 217-238.
Seddon, P. J., Soorae, P. S. and Launay, F. 2005 'Taxonomic bias in reintroduction projects', Animal Conservation 8: 51-58.
Selmi, A. 2006 Administrer la nature, Paris : Editions de la MSH, Editions Quae.
Semal, N. 2005 'Le développement durable est-il l'héritier du mouvement pro-environnement ?' Esprit critique 7 (1). http://www.espritcritique.fr/0701/esp0701article08.pdf
Seutin, G. 1997 'La diversité en biologie', in M.-H. Parizeau (ed) La biodiversité, tout conserver ou tout exploiter ?, Bruxelles : De Boeck Université.
Shepard, P. 1996 The Others. How animals made us human, Wahington, D.C.: Island Press.
Shinn, T. et Ragouet, P. 2005 Controverses sur la science. Pour une analyse transversaliste de l'activité scientifique, Paris : Raisons d'agir.
Sigaut, F. 1988 'Critique de la notion de domestication', L'Homme XXVIII (4) : 59-71.
Sperber, D. 1975 'Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ?' L'Homme XV (2) : 5-34.
Star, S. L. and Griesemer, J. R. 1989 'Institutional ecology, 'translations' and boundary objects: Amateurs and professionals in Berkeley's Museum of vertebrate zoology', Social studies of science 19(3): 387-420.
Steiner, A. 2006 'La protection de la nature dans un état critique: de nouvelles stratégies pour sensibiliser la société', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale. UNESCO, Paris: Institut français de la biodiversité, pages 93-101.
Stengers, I. 2006 La vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente. Les empêcheurs de penser en rond.
Stephen, L. 2003 [éd. or. 1871] Le terrain de jeu de l'Europe, Paris: Hoëbeke.
Strauss, A. 1992 La trame de la négociation, Paris : L'Harmattan.
Strum, S. et Latour, B. 2006 'Redéfinir le lien social: des babouins aux humains', in M. Akrich, M. Callon et B. Latour (eds) Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris : Presses de l'École des Mines.
Talpin, J. 2006 'Jouer les bons citoyens. Les effets contrastés de l'engagement au sein de dispositifs participatifs', Politix 75 : 13-31.
Tchakérian, E., Bataille, J.-F., Dimanche, M. et Legeard, J.-P. 2006 'Pastoralisme et élevage ovin en zones de prédation dans le Sud-Est de la France', in L. Garde (ed) Loup - élevage, s'ouvrir à la complexité... , Aix-en-Provence : Cerpam, Institut de l'élevage, SIME/SUAMME, pages 14-20.
Theys, J. et Kalaora, B. 1992 'Quand la science réinvente l'environnement', in J. Theys and B. Kalaora (eds) La Terre outragée. Les experts sont formels !, Paris : Ed. Autrement, pages 15-50.
Theys, J. 2000 'Après le "développement durable", la "modernisation écologique" ?' Natures sciences sociétés 8 (1): 13.
Tillier, S. 2006 'A l'heure de la cybertaxonomie', Pour la science 346 : 12-13.
VanDeveer, S. 2004 'Ordering environments: regions in European international environmental cooperation ', in S. Jasanoff and M. Long Martello (eds) Earthly politics. Global and local in environmental governance, Cambridge: The MIT Press, pages 309-334.
Veyne, P. 1971 Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémologie, Paris : Seuil.
Voldman, D. (ed) 1992 La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, Vol. n°21 : Institut d'histoire du temps présent.
Von Uexküll, J. 1956 Mondes animaux et monde humain, suivi de La théorie de la signification. Gonthier.
Wilson, E. O. 2006 'Discours d'ouverture', in R. Barbault (ed) Biodiversité, science et gouvernance. Actes de la conférence internationale, Paris : Institut français de la biodiversité, pages 30-32.
Wynne, B. 1992 'Misunderstood misunderstandings: social identities and public uptake of science', Public understanding of science 1(3): 281-304.
Zonabend, F. 1994 'De l'objet et de sa restitution en anthropologie', Gradhiva 16 : 3-14.
ADDIN EN.REFLIST
Fondé en 1963, lInerm a été intégré en 1970 au Cerafer devenu Ctgref puis Cemagref (1981). Impliqué dans tout ce qui concernait la montagne, lInerm a notamment joué un rôle important dans la préparation et la rédaction de la loi montagne (1982-1985). Au début des années 1990, les échanges entre les pastoralistes et les écologues dune part, les économistes du développement territorial dautre part, étant devenus très limités, lInerm a été scindé en deux unités, « développement des territoires montagnards », dont je fais partie, et « agriculture des milieux montagnards », dont la majorité des membres ont depuis lors été regroupés avec dautres chercheurs pour former une vaste équipe « écosystèmes montagnards ».
Larticle 19 du règlement CEE 797/85 a été la première mesure agri-environnementale. Appliqué tardivement en France, il permettait à des agriculteurs adoptant des pratiques jugées respectueuses de lenvironnement de bénéficier de subventions à lhectare pour une période de cinq ans.
Intitulée « Gens, cornes et crocs », cette thèse a été publiée en 2005 sous une forme remaniée.
Qui a donné lieu à un rapport publié (Mauz, 2005c).
Intitulée « la gestion du risque entre technique et politique. Comités dexperts et dispositifs de traçabilité à travers les exemples de la vache folle et des Ogm », (Granjou, 2004).
(Mauz et Granjou, 2005, 2006, 2007 ; Granjou et Mauz, 2007).
Étudiant les conflits suscités par larrivée des loups et la multiplication des sangliers, Coralie Mounet (2007) a montré quon ne peut en rester aux argumentaires et aux discours communs à lensemble des terrains étudiés, et quil faut aussi analyser les spécificités géographiques, écologiques et historiques des espaces et des acteurs qui y sont engagés si lon veut comprendre pourquoi les conflits observés sont plus ou moins visibles, intenses et instables.
(Mauz, 2006 ; Mauz, 2007).
Alternet est un programme de recherche européen sur la biodiversité, qui regroupe des partenaires de différents pays, dont le Cemagref. Le programme compte de nombreux groupes, tournés les uns vers des activités de recherche (RA pour research activity), les autres vers des activités dites « dintégration » (IA pour integration activity). Daniel Terrasson ma proposé de représenter le Cemagref au sein du RA5, intitulé « public attitudes to biodiversity », ce que je fais depuis 2004.
Pour un exemple de transformation du discours et du comportement de lenquêté selon les circonstances de léchange entretien formel ou discussion en situation, cf. (Hennion, 2004 : 16).
Après ma thèse, pour laquelle javais réalisé une centaine dentretiens, jai rapidement été confrontée à un problème de temps de travail. Je voulais absolument continuer à faire du terrain, et notamment des entretiens, et les transcriptions me prenaient énormément de temps. Comme il ny avait personne dans léquipe pour mépauler dans cette tâche et que par ailleurs la transcription, pour fastidieuse quelle paraisse parfois, nest certainement pas dénuée dintérêt elle permet de vraiment avoir en tête ce que disent les gens , jai mis en place diverses tactiques pour en réduire la durée : frappe abrégée des mots (la correction automatique proposée par les logiciels de traitement de texte permettant de rétablir lintégralité du mot, donc de produire des transcriptions parfaitement lisibles) et, ce qui nest pas du tout la manière « correcte » de procéder, frappe au cours de lentretien, sur un ordinateur portable qui me sert également denregistreur. Procéder ainsi présente sans doute des inconvénients : lentretien prend un peu des airs de déposition de police et des interlocuteurs sont peut-être gênés par mon incapacité à les regarder constamment en les écoutant. Mais il me semble que la pratique nest pas sans présenter aussi des avantages : la démarche devient plus transparente, lenquêté ne pouvant pas oublier, puisquil le voit, que ses propos seront transcrits ; les interlocuteurs timides paraissent par ailleurs plus à laise lorsquils ne sont pas constamment fixés par lenquêteur ; enfin, le retard que jai toujours sur la parole du locuteur a guéri ma tendance à « meubler » les silences.
Pour une introduction à la sociologie de Strauss, voir lintroduction dIsabelle Baszanger à (Strauss, 1992), notamment le passage sur « les théories fondées ou le terrain comme maïeutique », pp. 51-55. Strauss définit une théorie fondée comme « une théorie qui découle inductivement de létude du phénomène quelle représente. C'est-à-dire quelle est découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais bien plutôt avec un domaine détude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine démerger. », cité par Isabelle Baszanger, p. 53.
Sur la figure du sociologue comme artisan intellectuel, voir (Mills, 1967), notamment lappendice sur le métier dintellectuel, pp. 199-229 et (Kaufmann, 1996 : 12-13).
Catherine Mougenot emprunte lexpression de « sociologie modeste » à John Law.
Leurs trajectoires, ainsi que les motivations et les modalités de leurs actions sont aujourd'hui mieux connues, en particulier pour le parc national de la Vanoise, auquel dautres chercheurs (Adel Selmi, Lionel Laslaz) se sont intéressés. Il se trouve que les historiens de métier sont presque totalement absents de ces travaux : le groupe constitué par Raphaël Larrère sur « lhistoire et la mémoire des parcs nationaux métropolitains » nen comportait aucun et les recherches qui ont précédé ou suivi ce programme émanent de géographes (Préau, 1964 ; Laslaz, 2004) et de sociologues (Zuanon, 1995), à lexception de celle réalisée par Frédéric Gervason (2000) sur lévolution des professions de garde-moniteur et de chef de secteur dans le parc national des Écrins.
Document daté du 7 septembre 2004, non paginé.
Linstitut dhistoire du temps présent a consacré à cette question un numéro spécial intitulé « La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales », Les cahiers de lIHTP, n°21, 1992, sous la direction de Danièle Voldman.
Carlo Ginzburg écrit ailleurs (2001 : 36) vouloir sopposer « avec la plus grande clarté à certaines théories en vogue, qui tendent à brouiller jusquà les rendre indistinctes les frontières entre lhistoire et la fiction ».
Je mappuie ici essentiellement sur lessai dHoward Becker intitulé La nature dune profession (Becker, 2006 : 131-152).
Pour un exemple, voir (Boucher, 2006).
Il semble en aller de même en anthropologie. Envisageant la question de la restitution des résultats définitifs des enquêtes, Françoise Zonabend cite toutefois une expérience de présentation aux enquêtés dun texte non encore publié (Zonabend, 1994 : 10).
Par exemple, une des personnes que Céline Granjou et moi avons rencontrées lors de notre travail sur le suivi scientifique du loup venait de lire nos thèses respectives.
Ce quécrit Jean-Claude Kaufmann (1996 : 53) confirme quil sagit bien dune règle : « La base est lanonymat, qui doit absolument être garanti à la personne, comme le médecin garantit le secret médical. Cest pourquoi par exemple je me refuse à retourner voir des informateurs après lenquête, à discuter avec eux des résultats, etc., bien que cela serait sans doute passionnant : lentretien terminé linformateur doit se sentir totalement libre. »
Denis Poupardin, initiateur et auteur du projet Archorales (Archives orales de lInra) a procédé différemment. Les interviews des chercheurs ont été publiées « après un travail de réécriture et de mise en forme tenant au fait que les langues écrites et parlées nobéissent pas strictement aux mêmes règles ». Trois possibilités ont été proposées aux interviewés pour la publication intégrale, sur Internet, des entretiens ainsi retravaillés : libre communication, communication sous réserve, communication assortie dun délai. Denis Poupardin précise que « la plupart des témoins sollicités nont pas jugé bon [
] de formuler des réserves pour en restreindre la communication [des interviews]. » (www.inra.fr/archorales)
Certaines des personnes sollicitées mont accordé leur autorisation et indiqué les corrections quelles souhaitaient par téléphone.
À titre dexemple, « il avait considéré quil avait reçu une paire de claques » est mué en « il avait considéré quil était désavoué ».
Allusion à un passage de mon introduction, envoyée aux enquêtés en même temps que le passage où je les citais.
Ainsi, Pierre Bourdieu et ses collaborateurs ont choisi, dans La misère du monde, de ne pas livrer le texte brut des entretiens mais un texte « allégé » et rendu plus lisible : « on a dû parfois prendre le parti dalléger le texte de certains développements parasites ou des tics de langage (les bon et les euh ) qui, même sils donnent sa coloration particulière au langage oral et remplissent une fonction éminente dans la communication, en permettant de soutenir un propos qui sessouffle ou de prendre linterlocuteur à témoin brouillent et embrouillent la transcription au point, dans certains cas, de la rendre tout à fait illisible pour qui na pas entendu le discours original. [
] Mais on na jamais remplacé un mot par un autre, ni transformé lordre des questions ou le déroulement de lentretien et toutes les coupures ont été signalées » (Bourdieu, 1993 : 921-922).
Au point, pour certains, de mettre en doute la fiabilité de la transcription.
Dautres interlocuteurs adoptent un tout autre ton, beaucoup plus proche de celui de la négociation. Lun deux, par exemple : « je vous propose, mais vous nêtes pas tenue de laccepter, de faire les petites corrections en rouge sur votre texte. »
Linfluence de la publicité donnée au récit a également été notée par Mickael Pollak (2000 : 184).
Les enquêtés ont disposé de trois semaines pour prendre connaissance de mon courrier et menvoyer leur autorisation de publication. À ce délai sajoute le temps nécessité par le dépouillement des réponses et les discussions quelles entraînent inévitablement. Lensemble de la démarche allonge sensiblement la durée de la recherche et retarde dautant la publication.
Il nest pas surprenant que Sergio dalla Bernardina (2006), qui sinterroge lui aussi sur les conditions dun plus grand respect de lindividu par le chercheur, propose une autre voie, la « misanthropologie », aux antipodes de la fameuse neutralité bienveillante recommandée depuis Carl Rogers : afin de traiter ses informateurs en adultes responsables, l ethnologue doit s autoriser à ne pas sympathiser avec eux, voire à adopter à leur encontre une attitude antipathique.
Modestement : à l exception de ceux promis par la Dnp pour l étude sur la production et la réception du suivi scientifique du loup, les financements octroyés ont été de l ordre de 5 000 ¬ , parfois moins ; il serait presque plus approprié de parler d incitations ou de subventions que de financements.
Sur la question de la pertinence, des limites et des exigences d une protection juridique du chercheur empêché de lancer lalerte en faisant part de ses suspicions de lexistence dun risque dans le domaine sanitaire et de lenvironnement, cf. (Noiville et Hermitte, 2006).
En italique dans le texte.
Cette idée a été très clairement exprimée par Georges Guilles-Escuret (1989 : 65) : « Il ny a ni cassure entre les deux [la nature et la société], ni dilution de lune dans lautre : le fait social procède historiquement et logiquement du fait écologique, mais aussi il sen détache historiquement et logiquement, au point de générer dautres faits écologiques. Il sagit de deux formes dorganisation étroitement interdépendantes et distinctes qui agissent lune sur lautre dinnombrables façons. » (souligné dans le texte)
« Notre lien, à un moment donné, avec les éléments, est en même temps notre état de nature, qui correspond à lintelligence, aux besoins et au potentiel de production de cette époque. À partir des conditions qui lui sont propres peuvent se développer dautres éléments, dautres règles de découverte, dautres facultés intellectuelles et dautres dextérités manuelles, et, somme toute, un autre milieu qui représente en même temps un autre état tout aussi naturel que celui dont il est issu » (Moscovici, 1968 : 41).
Chacun de leur côté, Bruno Latour (1999) et Philippe Descola (2005) sont parvenus à la conclusion que le multiculturalisme et le mononaturalisme vont de pair.
Par leur étude approfondie du cas de la passion et de laddiction, Antoine Hennion et Émilie Gomart ont fortement contribué à lémergence dune sociologie des attachements (Hennion, 1993 ; Gomart et Hennion, 1999 ; Hennion, 2004). Sur la notion dattachement, voir aussi (Latour, 2000) et plus généralement (Micoud et Péroni, 2000). La réflexion sur les modes dassociation entre les éléments des collectifs nest pas venue seulement de la nouvelle sociologie des sciences. En anthropologie, Philippe Descola, qui considère lui aussi les sociétés humaines comme des collectifs englobant des êtres non humains, sest notamment intéressé aux « formes de lattachement » (Descola, 2005 : 423-458). Il est selon lui possible de caractériser les collectifs par un schème de relations prédominant, qui marque autant les relations entre humains quentre humains et non-humains. Aussi sest-il efforcé de mettre au jour des structures élémentaires de « lêtre ensemble », en sappuyant sur ses propres recherches amazoniennes et sur la vaste littérature constituée par les anthropologues de par le monde. Tout en soulignant la grande diversité des modes dassociation inventés par les hommes pour se lier entre eux et à des éléments de leur environnement non humain, il retient six schèmes dominants, quil propose de classer en deux catégories : dans la première, qui regroupe léchange, le don et la prédation, les relations sont réciproques et les termes reliés sont équivalents tandis que, dans la seconde, où figurent la production, la protection et la transmission, les relations sont univoques et les termes reliés hiérarchisés.
On trouve dans les littératures de langues anglaise et allemande des termes équivalents (ecologisation, ökologisierung), qui semblent cependant moins couramment usités dans la littérature scientifique que leur homologue français. Cette différence, qui demande à être confirmée, pourrait sexpliquer par le succès de la théorie de la modernisation écologique (cf. infra) dans les pays anglo-saxons.
Pour ne donner que quelques exemples récents, empruntés à plusieurs disciplines : Revue Terrain, Espaces et sociétés, Politix (volume 16, n°64, 2003) ; séminaire animalité à linitiative de Raphaël Larrère et de Florence Burgat à lInra dIvry, colloque Homme et animal la question des frontières, Dijon mai 2006. Baratay et Hardouin-Fugier, Dalla Bernardina, 2006, de Planhol (2004), Digard (1990), Hermitte. La montée en puissance de lattention pour lanimal nest pas propre à la France ; ouvrages anglophones : Midgley, Ingold, Shepard, etc.
Par exemple de Fontenay (1998), Burgat (1997), Goffi, Archambaud.
Cf., par exemple, les numéros spéciaux que la revue Études rurales a consacrés à la chasse et à la cueillette (1982 N°87-88) puis au sauvage et au domestique (1993 N°129-130).
Cf. notamment les travaux de Brian Wynne, par exemple (Wynne, 1992).
La réserve naturelle des Aiguilles Rouges est officiellement créée le 23 août 1974 mais elle est précédée par une réserve intercommunale, créée en 1971.
Lexpression est de Victor Hugo. Elle figure dans un poème intitulé « Jaime laraignée, jaime lortie », que lon dirait spécialement écrit pour ce collectif.
Environ 70 % des troupeaux sont confiés à un berger salarié durant la saison dalpage (Jallet et Fabre, 2007).
La part des animaux domestiques dans le régime alimentaire des loups varie sensiblement dune meute à lautre (Poulle et Longchampt, 1997).
La proportion de femmes (11 %) et de personnes vivant en couple reste malgré tout limitée (Jallet et Fabre, 2007 : 111).
Propos de François Marie Perrin, alors président de lassociation des bergers des Alpes de Haute-Provence, lors de la table ronde organisée par la commission denquête parlementaire sur la présence du loup en France et lexercice du pastoralisme en montagne, le 17 décembre 2002, consultable sur HYPERLINK "http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-enq/r0825-t2.asp" http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-enq/r0825-t2.asp. Sur le pragmatisme des bergers, voir aussi (Egger, 2006).
Les propos dun éleveur illustrent bien cette invisibilité des loups : « cest des animaux, quon voit quasiment jamais. On voit de temps en temps, là, le chef de la garderie départementale, qui court après le loup depuis dix ans, il voit les traces et tout, puisque lhiver il les suit ; lannée passée, dans le cadre dune mise en uvre du protocole pour tuer un loup, ils sont tombés dessus, ils faisaient du repérage la nuit en 4X4, la nuit sur le chemin, ils sont tombés sur un loup, ils lont pas tué, ils étaient pas prêts, il y avait personne sur le toit, il aurait fallu, quils descendent, quils allument les phares et tout, alors là il a quand même vu un loup, au bout de dix ans de travail. »
Les chiens doivent bien entendu être nourris et des éleveurs affirment quils ont besoin de contacts réguliers pour ne pas se « décourager » ; on attend également deux quils obéissent à des ordres simples et notamment à linterdiction et au rappel.
Cité par (Egger, 2006).
Idem.
Cette maquette a été exposée à Karlsruhe lors de lexposition « Making things public » dirigée par Bruno Latour et Peter Weibel.
Un salarié de la fédération des alpages de lIsère précise quil arrive chaque année quun berger compromette la réfection dun chalet dalpage en déclarant, par exemple, ne pas avoir besoin de douche. Cette attitude semble cependant très minoritaire : la plupart des bergers aspirent à une amélioration des conditions de logement. Alors que je parlais de « cabane pastorale », lors de la session de formation des bergers de lIsère en mai 2007, lun des participants séleva assez vivement contre une appellation qui rappelle trop, selon lui, la « niche du chien », et à laquelle il préfère celle de « chalet dalpage ». Limportance de létat, de léquipement et du nom de lhabitation pour la qualification de ses occupants et de leurs activités transparaît ici très clairement.
Propos de François-Marie Perrin, cf. note 52.
Idem.
Les bergers ne siègent pas non plus à la commission dindemnisation des dégâts des ours, dans les Pyrénées, (Lassalle, 2007 : 303, note 229), ni au comité consultatif de la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors (Mounet, 2007 : 405).
Il est vrai que laugmentation du nombre de candidats aux formations existantes (École du Merle, Etcharry) suggère que les bergers salariés ne sont pas aujourd'hui menacés, contrairement à certaines catégories déleveurs qui, nayant pas les moyens, précisément, demployer un berger ni de garder eux-mêmes leur troupeau, semblent singulièrement démunis pour tenter de sarranger avec les loups.
Directive 92/43/CEE.
En revanche, le gouvernement des Etats-Unis na pas à ce jour ratifié la convention.
Le Monde des 9 et 10 octobre 2007.
La question des intervenants à solliciter fait particulièrement débat. Nul, en effet, ne paraît en mesure de répondre à la question dans sa globalité et sa complexité et les seuls éléments dont on dispose portent sur les relations entre un certain type de pratique pastorale et une espèce donnée ou éventuellement un groupe particulier despèces. Un spécialiste des insectes xylophages aura ainsi un tout autre point de vue sur la présence des troupeaux domestiques quun spécialiste de la flore, de lavifaune ou de lentomofaune des prairies alpines : faut-il dès lors hiérarchiser les espèces, comme le proposent certains, et considérer par exemple que les vaches, ou les chamois, doivent passer avant les collemboles ou les lichens, ou veiller au contraire à maintenir un équilibre entre diverses composantes de la biodiversité ? Peut-on aborder un tel sujet sans favoriser un point de vue, certaines espèces et, avec elles, ceux qui sy intéressent particulièrement ? Le calendrier du colloque soulève lui aussi des discussions. La direction du parc souhaite que le colloque intervienne suffisamment tôt (début 2008) pour que ses conclusions puissent être intégrées à la charte qui sera proposée aux communes de lactuelle zone périphérique dans le cadre de la nouvelle loi sur les parcs nationaux, ce qui inquiète ceux qui craignent que le colloque serve in fine à encadrer et à limiter lactivité pastorale dans le parc.
Pour une répartition, selon les organismes, des études sur les habitats et les milieux dune part, sur les espèces dautre part, dans le cadre de Natura 2000, voir (Pinton et al., 2006 : 183-184).
Philippe Descola (2005) a montré que ces oppositions ne sont pas universelles et sinscrivent dans une écologie des relations, le naturalisme, qui nest quune des solutions que les hommes ont trouvées pour se lier aux autres êtres vivants.
Il existe désormais une « écologie de la réconciliation » (Reconciliation ecology), ainsi définie : « science of inventing, establishing and maintaining new habitats to conserve species diversity in places where people live, work or play », HYPERLINK "http://winwinecology.com/definition.html" http://winwinecology.com/definition.html, cité par (Bouamrane et Weber, 2006 : 69, note 1). La volonté de réconcilier lhomme et la nature nest cependant pas nouvelle et était déjà exprimée dans les années 1960, par exemple par Jean Dorst (1965) : « Il sagit au fond de réconcilier lhomme avec la nature. De le persuader de signer un nouveau pacte avec elle, car il sera le premier bénéficiaire » (Cité par Barbault, 2006, en exergue de son ouvrage Un éléphant dans un jeu de quilles).
Pour un exemple récent, voir Le Monde du 18 janvier 2008, page 7.
Des campagnes dempoisonnement de très grande ampleur ont par exemple été mises en uvre en Australie et en Nouvelle Zélande. En France, le ragondin, originaire dAmérique du sud, fait lui aussi lobjet de campagnes dempoisonnement à la bromadiolone (Mougenot et Roussel, 2005).
Cité par Barbault (2006 : 29), voir aussi (Wilson, 2006 : 31). Je me suis intéressée au sort réservé aux espèces considérées comme étrangères dans mon article sur les introductions et les réintroductions (Mauz, 2006).
Jean-Marc Drouin (1997 : 109) rappelle que Linné et Bernardin de Saint-Pierre étaient tous deux des « partisans enthousiastes » des introductions despèces exotiques, végétales et animales.
Pour un exemple récent, voir Le Monde du 13 septembre 2007, p. 24.
http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/Francais/background_FR.htm
Bowker et Star définissent les infrastructures informationnelles comme des « hybrid creations of work practice and information medium » (Bowker et Star, 1999 : 132) qui revêtent un certain nombre de propriétés : elles sinscrivent dans des systèmes enchevêtrés et distribués dautres structures (« embeddedness »); elles sont prêtes à lemploi et elles nont pas besoin dêtre réinventées à chaque fois (« transparence ») ; elles sont étendues et transversales ; elles font lobjet dun apprentissage ; elles sont liées à des conventions de communautés de pratiques, quelles modèlent et par lesquelles elles sont modelées ; elles sont le support dune large gamme de fonctions telles que la collecte de données, la légitimation des pratiques professionnelles, etc. (« multifunctionalité ») (Bowker et Star, 1999 : 238).
Depuis la révision de la liste opérée en 2001, neuf catégories sont distinguées : espèces éteintes, éteintes à létat sauvage, en danger critique dextinction, en danger, vulnérables, quasi menacées, préoccupation mineure, données insuffisantes, non évaluées. Sont considérées comme menacées les espèces appartenant aux catégories en danger critique dextinction, en danger et vulnérables.
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf.
En même temps que lUicn expose la dégradation générale du sort des espèces, elle sappuie sur le transfert de certains animaux protégés vers des catégories de menace inférieure pour attester lefficacité des mesures de conservation. La liste rouge 2006 donne ainsi à voir, par exemple, lamélioration de la situation du pygargue à queue blanche : « Dans de nombreux pays dEurope, la reconstitution des populations de pygargues à queue blanche (Haliaeetus albicilla) a été spectaculaire. Les effectifs ayant doublé dans les années 1990, lespèce est passée de la catégorie Quasi menacée à la catégorie Préoccupation mineure. Lapplication de lois interdisant de le tuer et de mesures de protection pour éliminer les menaces que constituaient les changements de son habitat et la pollution sont à lorigine de cette embellie. »
HYPERLINK "http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm" http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm
A priori car des projets de recréation despèces disparues ont existé : dans la première moitié du vingtième siècle, des zoologues ont affirmé avoir « recréé » des aurochs, disparus au dix-septième siècle, à partir de variétés domestiques bovines censées leur ressembler et avoir conservé des caractères archaïques, si bien que lon trouve aujourd'hui des animaux, qualifiés tour à tour daurochs et daurochs reconstitués, à lidentité très incertaine et âprement discutée (Jallon, 2003). Dans les dernières pages de son roman, Éric Chevillard imagine pour sa part de redonner vie aux orangs-outans, à partir de cellules sexuelles prélevées sur les deux derniers individus morts. Certes, on est là dans le domaine de la science-fiction mais plus pour longtemps, selon Jean-Claude Génot, qui sattend à la réalisation prochaine de ces « projets de savants fous » (Génot, 2003 : 114). Après tout, lextinction des espèces nest peut-être que provisoirement définitive.
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf.
http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/GSAexecsumm_EN.htm
Dans lédition 2007 de la liste rouge de lUicn, on peut ainsi lire : « Pour la première fois, des coraux ont été évalués et inscrits sur la Liste rouge de l'UICN. Dix espèces des Galápagos ont fait leur entrée sur la Liste dont deux dans la catégorie 'En danger critique d'extinction' et une dans la catégorie 'Vulnérable'. Rhizopsammia wellingtoni a été classé 'En danger critique d'extinction' (Peut-être éteint). Pour ces espèces, les menaces principales sont les effets du phénomène El Niño et des changements climatiques », communiqué de presse de lUicn du mercredi 12 septembre 2007, intitulé « Escalade de la crise de lextinction ».
http://www.iucn.org/en/news/archive/2007/09/12_pr_redlist_fr.htm
Par exemple : « Dans les critères pour la Liste Rouge, le terme population est utilisé dans une acception particulière, qui diffère de lusage biologique habituel. La population est définie comme le nombre total dindividus dun taxon. »
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, paragraphe Définitions.
« Lorsque lincertitude est très forte, on peut inscrire le taxon dans la catégorie Données insuffisantes. Lévaluateur doit toutefois, dans ce cas, apporter les preuves établissant que le taxon est assigné à cette catégorie parce qu'il ny a pas suffisamment de données pour lassigner à une catégorie de menace précise. Il importe de reconnaître que les taxons mal connus peuvent souvent être assignés à une catégorie de menace sur la base dinformations générales concernant la détérioration de lhabitat et/ou dautres facteurs ; en conséquence un usage trop libéral de la catégorie Données insuffisantes est à proscrire. »
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, paragraphe Incertitude.
Les évaluateurs sont ainsi invités à ne classer les espèces dans la catégorie Données insuffisantes quen dernier recours et à trancher en faveur dune des autres catégories.
http://intranet.iucn.org/webfiles/doc/SSC/RedList/redlistcatsfrench.pdf, Annexe 1.
Il est possible de contester le classement dune espèce dans une catégorie donnée, à condition de se référer aux catégories et aux critères retenus par la liste rouge : « il nest pas possible de modifier laffectation pour des raisons politiques, émotionnelles, économiques ou pour des raisons qui ne se fondent pas sur les catégories et critères de la liste rouge. »
http://www.iucn.org/themes/ssc/redlists/petitions.htm
Uicn, communiqué de presse du 2 mai 2006. On notera la précision des chiffres, à lespèce près.
http://www.iucn.org/en/news/archive/2006/05/02_pr_red_list_fr.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Extinction_des_especes
http://www.iucn.org/themes/ssc/red_list_2004/Francais/background_FR.htm
Après avoir accédé au site Internet de lUicn, il faut encore pouvoir lire les documents, rédigés en anglais et, pour certains dentre eux, également disponibles dans quelques autres « grandes langues » (espagnol, français).
Voir aussi (Schnase et al., 2007 : 2) : If we are to keep pace with our need for quality information about the living systems of our planet, we must produce mechanisms that can efficiently manage petabytes of high-resolution, Earth-observing satellite data. We must understand how to integrate these new datasets with traditional biodiversity data, such as specimen data held in natural history collections, and genomic data from cellular- and molecular- level work. We must be able to make correlations among data from these and even more disparate sources, such as ecosystem-scale global change and carbon cycle data, compute these data in new ways, analyze them, and present the results in understandable and usable ways.
http://www.mnhn.fr/museum/foffice/science/science/Recherche/rub-recherche/som-recherche/fiche-rech.xsp?ARTICLE_ARTICLE_ID=8599&idx=3&nav=liste
Prendre des photographies dun individu qui permettent didentifier son espèce suppose encore de connaître les critères morphologiques distinctifs des espèces. Se référant à la science fiction, Donoghue et Smith (2006) imaginent de recourir à un identificateur automatisé et portatif grâce auquel, en séquençant lAdn présent dans un tout petit fragment danimal ou de végétal, on pourrait situer lindividu sur lequel il a été prélevé dans lensemble du vivant et lidentifier comme le membre dune espèce déjà connue ou, au contraire, non encore répertorié, sans plus avoir besoin de connaissances taxinomiques particulières. Il y a en effet fort à parier quun tel appareil, sil devait voir le jour, connaîtrait rapidement un grand succès : « Nimporte quelle invention qui accélérera la mobilité des traces, ou qui améliorera leur immutabilité, ou leur lisibilité, ou leur combinaison, sera aussitôt sélectionnée par des chercheurs passionnés » (Latour, 1985 : 18).
En réalité, les bioinformaticiens comptent désormais en « pentabytes », soit 1015 bytes (Schnase et al., 2007).
« Le changement qui suscite la systématique nest pas déclenché par un phénomène nouveau mais par laccélération du rythme de production des informations, la multiplication des canaux de diffusion, lamélioration de la durabilité des objets circulant et le télescopage des états de description du monde, quil sagisse despèces ou de pollution, de nuisance ou denvironnement. Il y a un retard dans luvre systématique par rapport aux découvertes des faits quelle va synthétiser qui montre que ce nest pas lirruption sur la scène publique dun nouveau phénomène mais un changement de moyens, de canaux, une masse critique, qui suscitent le changement, tout comme la science avait changé avec la révolution de limprimé » (Charvolin, 2006 : 145).
« Apparue au dix-huitième siècle, tombée en désuétude dans les années 1960, la taxinomie connaît aujourd'hui un regain spectaculaire. » http://www.mnhn.fr/museum/foffice/science/science/Recherche/rub-recherche/som-recherche/fiche-rech.xsp?ARTICLE_ARTICLE_ID=8599&idx=3&nav=liste
Haas définit une communauté épistémique comme « un réseau de professionnels ayant une expérience reconnue, une compétence dans un domaine particulier et une prétention autorisée à une connaissance politiquement pertinente dans ce domaine [
]. Les membres dune communauté épistémique sont liés par leur croyance ou leur foi partagée dans la vérité et lapplicabilité de formes particulières de connaissance ou de vérité spécifique », cité par Tim Forsyth (2004 : 213, note 1, ma traduction).
Jean-Marc Drouin (1991 : 42) rapporte la lassitude de Linné face aux railleries et à lincompréhension de ses contemporains.
Pour le cas des pêcheurs, voir (Barthélémy, 2005).
Conservatoire des espaces naturels haut-savoyards.
Sintéressant plus particulièrement aux amateurs (dont jai déjà suggéré quils ne forment quune partie des observateurs de terrain engagés dans la production de connaissances sur la biodiversité), Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (2007) donnent des exemples où lutilisation scientifique de la connaissance profane passe par une reconnaissance de la singularité de lexpérience de lamateur, et réciproquement. Ils insistent en outre sur la constitution mutuelle et sur la porosité des catégories damateur et de scientifique.
« Non contents de faire travailler, depuis des années, de nombreux botanistes de terrain aux multiples projets en cours (ZNIEFF, Natura 2000, cartographies, etc.) avec, si souvent, des déplacements sans nombre et non défrayés, ces organismes prétendent, de plus, obtenir gratuitement ou presque ces données qui leur sont nécessaires, mais qui ont coûté de longues années de travail et, si lon fait le compte, des sommes considérables à ceux qui les possèdent. Cest là une attitude absolument intolérable, surtout lorsque lon sait que ces mêmes organismes ne se privent pas de faire appel, par ailleurs et pour très cher, à des bureaux détudes privés trop souvent incompétents » (Selmi, 2006 : 369).
Coralie Mounet rapporte que léquipe de la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors a un temps hésité à cesser de participer au réseau grands prédateurs après le tir dun loup dans le parc naturel régional du Vercors dont elle navait pas été préalablement avertie, le conservateur de la réserve disant : « On sest posé la question même publiquement et pas que nous : est-ce quil faut quon continue les protocoles pour donner de la matière à lOnc pour les tirer » (Mounet, 2007 : 419-420).
« Where does this information go, god knows! », sexclame la bryologue mise en scène par Rebecca Ellis et Claire Waterton (2004 : 99).
Il sagit ici de la définition proposée par Howard Odum en 1963, sensiblement équivalente à celle de 1962. Plus récemment, William Mitsch et Sven Jørgensen ont défini lingénierie écologique comme « la conception décosystèmes durables qui intègrent la société humaine et son environnement naturel pour leur bénéfice mutuel » (2003 : 365, ma traduction).
Sur léquation entre intervention et artificialisation, voir (Mauz, 2005a).
Pour une présentation et un commentaire du livre de Jean-Claude Génot (2003), voir (Larrère, 2005).
Empruntée à la sociologie du risque, la notion de « scène locale », proche de celle de forum hybride, est définie comme un espace public de débat « où des citoyens sengagent par la délibération dans la détermination de décisions communes » (Pinton et al., 2006 : 96).
Voir aussi (Zedan, 2005 : 17 ; Moosa, 2005 : 21).
Plan daction sur le loup 2004-2008, présenté par les ministères chargés de lécologie et de lagriculture. http://www.ecologie.gouv.fr/Plan-d-action-Loup.html
Raphaël Billé (2006 : 38) note que les acteurs les plus puissants économiquement peuvent également briller par leur absence, « comme sil ny avait rien à négocier avec eux »
Le Monde, 25 janvier 2005.
Société protectrice des animaux.
Étudiant lentrée dans des usines dindustrie chimique de groupes de citoyens américains déterminés à lutter contre les pollutions, Alastair Iles (2004) montre comment lapprentissage du vocabulaire, de la logique et des procédures techniques en vigueur à lintérieur des usines peut permettre aux activistes de se faire reconnaître comme des partenaires à part entière de la prévention des pollutions donc de peser davantage dans la prise de décisions mais peut aussi constituer un piège, en les obligeant à adopter les termes de la discussion des industriels et à renoncer à dautres approches et à dautres formulations du problème.
Cécile Blatrix (2002 : 80) définit le participationnisme comme « un contexte caractérisé par la valorisation de lidée de participation des citoyens ordinaires et par la multiplication des détours participatifs, à savoir des procédures et des pratiques destinées à associer les citoyens à la décision publique. »
Notamment sur lexpérimentation de contraception de marmottes, sur le suivi scientifique du loup et sur les nouveaux acteurs de lenvironnement en Haute-Savoie.
Ce projet a été soumis au Fonds national suisse en octobre 2007. Il regroupe des géographes de luniversité de Genève, des politistes et des sociologues (Céline Granjou et moi-même).
En gardant à lesprit le travail de Michel de Certeau, selon lequel « assimiler ne signifie pas nécessairement devenir semblable à ce quon absorbe, mais le rendre semblable à ce quon est, le faire sien, se lapproprier ou réapproprier » (de Certeau, 1980 : 241).
Cf. les travaux du groupe de recherches sociologiques sur la nature, dit groupe Grenat et son audition le 25 juin 2003 dans le cadre du rapport dinformation de Jean-François Legrand sur la mise en uvre de la directive Habitats (http://www.senat.fr/rap/r03-023-1/r03-023-1.html).
La France reste, de loin, le pays européen où le nombre de chasseurs est le plus élevé : la chasse est la deuxième activité sportive la plus pratiquée après le foot.
Cf. aussi le colloque « Gestions durables des espèces animales (mammifères, oiseaux). Approches biologiques, juridiques et sociologiques », Paris, 15-17 novembre 2004, qui visait à réfléchir au fondement des statuts des espèces animales et dont une partie des communications a été publiée en 2006 dans un numéro spécial de la revue Natures Sciences Sociétés.
Cf. article 23 du décret du 7 juin 2006 relatif à la réduction du nombre et à la simplification de la composition de diverses commissions administratives.
&)-.NÛ F G K L M V Z [ \ ] h k s v òîêîêßÑżÅê´ê¬§¬êêuumc^Wm´hÒ`hÒ` hÒ`5hÒ`hÒ`5;hÒ`hÒ`5hÒ`hCù56hÒ`hÒ`56hÒ`hTµhCù5;hTµhCù5hÒ`hCù6 hÒ`6hÒ`hÒ`6hÒ`hCù5hCù5CJ$aJ$hTµhCù5CJ$aJ$hTµhCù5;CJ$aJ$hCù5;CJ$aJ$hCùh©Njh©NUmHnHu!&'()*+,-.NÛ L M [ \ úõõõððððÆÆÆÆ¾¾¾´¬¾¾ð$a$gdÒ` $¤a$gdÒ`$a$gdCù)$$d%d&d'dNÆÿOÆÿPÆÿQÆÿa$gdCùgdCùgd©NgdCùhà&àGáýýýý\ ] v ´ Ñ ó
5
6
7
8
F
µ
x8ëÇTÜæVÈúòíúúúúúëßßßÔÔÔÔÔÔÏÊÄÄ
Æf#
gd ]gd ]
$dha$gd£%$¤ð¤Xa$gd7SgdÒ`$a$gdÒ`gdCù ¥ ¦ © ³ ¼ Ã Æ Ð Ü å è ò ý
%
&
)
4
5
6
8
E
F
Á
&&÷
!
O
³
¾
&Ùh ]6¾®³Ì»NÆoÇËÐ-Ð'Ôi××"ÙÜeäÙèì¥ìTòzö³ûJdôôììììäìììììÜôìÐÇìôºµgd ]$dh¤ha$gd ] $dhgd ]$$dha$gd ]dhgd ]dhgd ]dhgd ]
$dha$gd ]˻̻5¿6¿ÄÄĦÄÿÄÅýÔÕi××ÜyÞzÞªÞ«ÞQàRà¬áíácäCåHåê£êì¥ìø¨øRûSû@ ° · äÛÜÛÂ×S,-'-ôðéðâðÚðâðÓðÌðÌðÌðÌðÌÂÌð½ð½ð¸ðÓð®ð§ð§ðððð®ðð½h3sh ]6h8ph ]6h&h ]hp=}h ]he