La Chine et l'Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées
Librairie académique Didier, Paris, 1867, 608 pages. .... Quatrième période de
719 à 630. ...... Par contre, de faux sages, sous prétexte de corriger le
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Joseph FERRARI
LA CHINE
ET L'EUROPE
Leur histoire et leurs traditions comparées
à partir de :
LA CHINE ET L'EUROPE
Leur histoire et leurs traditions comparées
par Joseph FERRARI (1811-1876)
Librairie académique Didier, Paris, 1867, 608 pages.
disponible sur HYPERLINK "http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6207712g" Gallica.
Édition en format texte par
Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
novembre 2016
TABLE DES MATIÈRES
Préface
HYPERLINK \l "p1" Première partie
L'art de comparer les dates
Chapitre Ier. HYPERLINK \l "p1c01" Les faits historiques.
L'histoire des nations, d'après Linnée et Buffon, demande des faits réels, à l'abri des illusions métaphysiques, certifiés par des témoins à charge et à décharge, poétiques dans leur manifestation, dramatiques dans leur développement et constants dans leur apparition. Divagations spiritistes d'Herder. Débats sur l'avènement du christianisme, sur les événements de la réformation et de la révolution française. Considérations sur les historiens unitaires, fédéraux, conservateurs, révolutionnaires, patriotiques, pleurards, classiques et autres.
Chapitre II. HYPERLINK \l "p1c02" Rareté des historiens.
Comment paraissent les historiens. Ils ne célèbrent que les morts. Leur nombre singulièrement réduit par les dévastations révolutionnaires, par le mutisme des peuples les plus imposants, par le silence des peuples barbares, par la barbarie qui est au fond des sociétés les plus civilisées, et qui sert à les renouveler.
Chapitre III. HYPERLINK \l "p1c03" Quand commence la civilisation.
La civilisation ne s'explique ni par notre corps, ni par l'analyse de nos facultés intellectuelles, ni par celle de nos facultés morales. Supériorité ironique du singe sur l'homme, de la fourmi sur le lion.
Chapitre IV. HYPERLINK \l "p1c04" La division des races.
Chaque nation soumise à l'instinct comme une espèce animale. Ses actions fatales, imprévoyantes et néanmoins fatidiques. Corrélation magique entre sa civilisation et la terre qu'elle habite. Persistance de cette corrélation depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours. Les naturalistes condamnés à classer les races d'après les divisions géographiques.
Chapitre V. HYPERLINK \l "p1c05" La guerre des races.
Les blancs visent à exterminer les autres races. C'est là le premier mouvement du cur. C'est aussi le dernier résultat de la réflexion, d'après les idées de la propagande chrétienne, témoin Las Casas ; d'après les idées de la philanthropie philosophique, témoin Raynal. Comment on arriverait à l'unification des crânes.
Chapitre VI. HYPERLINK \l "p1c06" Les races dans le temps.
Les époques séparées l'une de l'autre comme les races. Nous sommes plus loin d'Achille et d'Agamemnon que des Chinois de Péking. Toute époque est une épopée dont les poètes sont les interprètes, un système que les savants seuls expliquent et qui domine la géographie, le gouvernement, les lois, les institutions, les inspirations des hommes supérieurs, les hasards de la guerre, les caprices de l'industrie, les mystères des religions.
Chapitre VII. HYPERLINK \l "p1c07" Les périodes en quatre temps.
La période historique divisée en quatre temps, d'après les quatre moments de l'erreur. Premier moment : de l'explosion ou de l'innovation. Second moment : de la réaction ou de la réflexion. Troisième moment : de la solution ou transition de l'erreur à la vérité Moment de préparation, connu le dernier, quoiqu'il soit le premier en date. Caractère des diverses phases. Sens affirmatif et négatif qu'elles donnent aux formes alternées de la politique. Leur durée. Arithmétique des périodes sociales.
Chapitre VIII. HYPERLINK \l "p1c08" Équivalence des nations.
Variantes de la civilisation ; Toujours dominées par les ressemblances ; Toujours soumises à la nécessité de mettre les peuples de niveau. L'infériorité d'une nation en présence de l'ennemi serait sa mort. Comment les peuples se rachètent de leurs défauts. Pourquoi ils s'organisent en sens inverse les uns des autres. De quelle manière toute période en quatre temps fait le tour du monde.
Chapitre IX. HYPERLINK \l "p1c09" La Chine à l'image de l'Europe.
Sa tradition. La seule qui s'oppose à la nôtre. Se développe par l'unité contre les fédérations tartares ; Par le génie positif des inventions contre la poésie de l'Inde ; Par la force du despotisme contre la liberté du Japon. Sa richesse nous confond. Ses singularités nous déroutent. Mais son extrême simplicité nous permet de la dominer.
Chapitre X. HYPERLINK \l "p1c10" Équivalences générales de la Chine.
Unité. Démocratie. Philosophie des Chinois. Qui ne connaissent ni le droit de propriété, Ni les droits héréditaires, Ni les institutions féodales de l'Europe. Mais ils sacrifient tout à la monarchie. Et ils restent sans liberté, Sans responsabilité, Sous le bâton, Avec des codes absurdes. Réduits à l'unique franchise du suicide.
Chapitre XI. HYPERLINK \l "p1c11" Les historiens de la Chine.
Comment ils n'accueillent que des faits vrais, fermes et positifs. Comment leur tribunal arrive à donner des narrations certaines, Et intéressantes ; Sans que toutefois elles puissent devenir poétiques. Prosaïsme des Chinois. Conséquence de leur servilisme. Mais leur histoire commence en même temps que la nôtre et n'est pas moins explicite.
HYPERLINK \l "p2" Seconde partie
La Chine dans le monde ancien
Chapitre Ier. HYPERLINK \l "p2c01" Les premiers temps de la Chine.
Les premiers dieux de la Chine. Transformés en inventeurs. D'après la chronologie probable des inventions. Les neuf inventeurs des Grandes annales. Leurs luttes contre les magiciens. Leur corrélation avec les rois de l'Égypte. Description de la magie chinoise. Vaincue sur le fleuve Jaune et victorieuse sur le Nil, Où elle organise le règne des morts, en opposition avec l'empire chinois. Explication des ressemblances et des contrastes entre la Chine et l'Égypte.
Chapitre II. HYPERLINK \l "p2c02" Des premiers personnages de la Chine.
Histoire de Yao. De Chun, De Yu, Fondateurs du Céleste Empire, Comparables aux rois-pasteurs de l'Égypte, et surtout aux patriarches historiques de la Bible. Déplorable infériorité des Juifs. (2337-2205)
Chapitre III. HYPERLINK \l "p2c03" La loi agraire en Chine.
Régularité des dynasties chinoises. Leurs lois territoriales et leur régime pédagogique. Première loi agraire octroyée par les Hia. Son mouvement dans une première période en quatre temps. Nouvelle loi agraire inaugurée par la seconde dynastie ; Qui déplace sept fois sa capitale ; Et nomme des ministres tirés des dernières classes du peuple ; Et tombe, pour céder la place à une troisième dynastie, À laquelle l'empire doit sa troisième loi agraire. (2205-1122)
Chapitre IV. HYPERLINK \l "p2c04" Les premières lois de l'Occident.
Les lois agraires de la Chine sur le Nil. Chez les Juifs. Supposées par les murs des Assyriens. Acceptées par les Indous. Faste général de cette époque. Sa cruauté chez tous les peuples. On doit à cette époque l'invention de l'esclavage. Comment est-elle sanctifiée ?
Chapitre V. HYPERLINK \l "p2c05"La loi agraire sous les princes apanagés.
La réforme du Tchéou-li améliore la loi agraire, décentralise le pouvoir impérial, multiplie les franchises, donne libre essor à une nouvelle mythologie, et utilise les esprits des monts et des vallées. Erreurs des lettrés sur l'ère féodale de la Chine. Force et vitalité qu'elle montre pendant les cinq périodes de sa décomposition. (1122-878)
Chapitre VI. HYPERLINK \l "p2c06" Décomposition progressive de l'empire.
Période de 1122 à 1000. Mou-vang. Opposition du Japon, du Thibet. Conquête de Rama. La chute de Troie et les erreurs d'Ulysse. Les lucomonies étrusques. Samuel sous David et Salomon. Seconde période de 1000 à 878. Marasme universel. Troisième période de 878 à 719. Insurrections des princes chinois. Législation de Lycurgue. Ère de Nabonassar. Quatrième période de 719 à 630. Les guerres fédérales de la Chine. Les républiques de la Grèce. La monarchie des Mèdes. La fédération des Scythes. L'Égypte en progrès sous les rois. (1122-630).
Chapitre VII. HYPERLINK \l "p2c07" Les philosophes en Chine.
La philosophie fille de la liberté. Sa première apparition en Chine. Lao, son premier représentant, aux prises avec l'autorité des anciens et la pédagogie impériale. Il prêche les elf-government. Ses disciples. Les sages de la Grèce. L'indépendance organisée des pythagoriciens. Les sages de l'Inde et Çakiamouni. Les sages de l'Égypte et le roi Amosis. Les sages de la Perse, leurs révolutions contre les mages. Les quatre temps d'Astyage. Cyrus. Cambyse. Darius. Philosophie de Zoroastre. (630-550).
Chapitre VIII. HYPERLINK \l "p2c08" Confucius.
Pontife du bon sens chinois, il combat la liberté anarchique de Lou, et se met à la recherche du meilleur gouvernement, qu'il trouve dans l'autorité paternelle d'un empereur philosophe. Comment il concilie le règne de la philosophie avec son respect pour l'autorité des anciens. Son optimisme historique. Il rappelle le cérémonial de l'ancienne unité. Il renouvelle le culte des ancêtres. Son influence sur les cent cinquante-cinq États de l'empire, Bientôt livrés à la fureur des annexions et réduits à huit, qu'on appelle les royaumes combattants. (510)
Chapitre IX. HYPERLINK \l "p2c09" Confucius chez tous les peuples.
Explosion persane des temps de Xerxès. Explosion grecque des temps de Périclès. Socrate appelé à jouer le rôle de Confucius. Semblable au philosophe chinois, il interprète la morale naturelle, il ne donne aucun système ; il s'explique par le dialogue ; mais sa subtilité, son martyre, sa lutte avec les sophistes prennent au rebours le Céleste Empire. (310).
Chapitre X. HYPERLINK \l "p2c10" Confucius à Rome.
Périclès à Syracuse. Rome fondée en 510. Sa république proclamée pour combattre les rois ses voisins. Sa lutte régicide pendant cinq siècles. Ses institutions populaires de 510 à 376. (510).
Chapitre XI. HYPERLINK \l "p2c11" Les fusions chinoises.
Quelles furent les réformes de 375. Leur insuffisance suppléée par la libre propriété inventée à Tsin. Explosion de la propriété. Tchao-siang subjugue tous les rois de la loi agraire. Leur impuissance due aux philosophes de l'ancienne école. (370-230).
Chapitre XII. HYPERLINK \l "p2c12" La révolution de l'unité.
Réforme unitaire de la Chine par la dévastation des capitales, par l'incendie de tous les livres, par une série de coups d'État suggérés par Lao, par le désarmement universel suivi d'une réorganisation complète. Construction de la Grande muraille. On fixe la religion des tao-ssé. Funérailles de Hoang-ti. Réaction fédérale de Hiang-yu. Solution de Liéou-pang, qui délivre les prisonniers et fonde la dynastie unitaire des Han d'après l'unique impulsion de sa bonté naturelle. Fidélité de cette dynastie au principe philanthropique de son origine. Liberté, richesse et conquêtes de la Chine sous les Han. (230).
Chapitre XIII. HYPERLINK \l "p2c13" L'histoire des Tsin en Grèce et à Rome.
La propriété discutée par Platon aux temps de Koung-siun-yang, et proclamée par Aristote, avec les paroles du novateur chinois. Mobilisation du sol séparé de la domination politique, en Grèce, sous la date moyenne de 375, à Rome, à la suite de la loi licinienne de 376. Elle donne pour conséquence les conquêtes d'Alexandre et celles des Romains, contemporaines de la conquête des Tsin. Les Romains plus libres, plus féroces, plus superstitieux que les Chinois, avec des périodes accentuées en sens inverse du Céleste Empire. Une chaîne de guerres met en communication Rome avec Lo-yang.
HYPERLINK \l "p3" Troisième partie
La Chine dans le monde moderne
Chapitre Ier. HYPERLINK \l "p3c01" Les rédempteurs de la Chine.
Nécessité de l'Homme-Dieu pour racheter les multitudes. Les tao-ssé y songent. Miracles politiques de l'usurpateur Ouang-mang. Maximum qu'il impose à la propriété et à l'esclavage. Sa mort et son immortalité. Sa corrélation avec le segoun du Japon, avec les bouddhistes de l'Inde, avec les dynasties de la Perse, et avec les insurrections de l'empire romain, surtout avec celle de Jérusalem. Guerre judaïque contre les dieux, les lois et la tyrannie des Romains. Les césars nommés hors de Rome en 66, quand les Han transportent à Lo-yang leur capitale. (1-63).
Chapitre II. HYPERLINK \l "p3c02" Le second rédempteur de la Chine.
Les Chinois renoncent aux insurrections. Foé second rédempteur de la Chine, bouleversée par les croyants et décomposée dans les trois royaumes. Chrichna second rédempteur de l'Inde en sens inverse de la Chine. Jésus-Christ second rédempteur de l'empire romain, connu après la chute de Jérusalem. Sa doctrine essénienne aussi antique que l'école de Bouddha. Haines judaïques qu'elle soulève en renonçant à la guerre matérielle contre les Romains. Hérésies qui s'efforcent de la ramener au combat. Les philosophes forcés d'avouer enfin sa puissance. Déroute de Celse, chef de tous les incrédules. Les catéchismes comparés du bouddhisme et du christianisme. (65-220).
Chapitre III. HYPERLINK \l "p3c03" Les dates chinoises dans le christianisme.
Les eunuques paralysent les lettrés de la Chine. Les philosophes, semblables aux eunuques, paralysent le paganisme de l'Occident. L'insurrection des Bonnets Jaunes reproduite par les grands pères de l'Église, et par les successeurs anarchiques de Commode. L'empire décomposé à Rome comme en Chine. La capitale également déplacée dans les deux régions. La chronologie bouddhique dans le christianisme. La chronologie chrétienne dans l'histoire des Césars. L'autonomie du mouvement chrétien n'exclut aucunement les guerres internationales qui le lient au mouvement chinois, par l'entremise de la Perse.
Chapitre IV. HYPERLINK \l "p3c04" Les barbares en Chine.
Le bouddhisme chinois détermine l'invasion des Tartares, qui fractionnent le Nord de l'empire en dix-sept principautés, et refoulent les empereurs à Nan-king. Réforme confucienne des deux États du Midi et du Nord. Mais le pontife du bouddhisme transporte son siège en Chine. Contenu par la loi agraire de 485, il est successivement soutenu au Nord par l'impératrice Hou-chi, qui oblige les lettrés à discuter avec les bonzes, et au Sud, par l'empereur Ou-ti, que les grands disputent aux moines. Guerres de religion et solution dernière de Souy, qui rend l'unité à la Chine, en soumettant à sa dictature les bonzes et les lettrés. (300-600).
Chapitre V. HYPERLINK \l "p3c05" Les barbares en Occident.
Les barbares arrivent en 378 comme en Chine, et rendent l'Europe plus progressive que Byzance, exceptée de l'invasion. Ils élèvent les patriarches du christianisme à l'époque où le bouddhisme voit son pontife en Chine. Ils transforment les conditions économiques de l'Europe à l'époque des nouvelles lois agraires de la Chine, avec la différence constante que l'Occident fait taire la philosophie, quand la Chine fait taire les religions. Retard de soixante-douze ans trois fois répété en Europe. Son explication. Tous les peuples intermédiaires soumis aux dates de la Chine et de l'Europe.(378-590).
Chapitre VI. HYPERLINK \l "p3c06" Les empereurs pontifes de la Chine.
Papauté sauvage de Kao-tsou. Papauté philosophique de Taï-tsoung, aussi favorable aux bonzes qu'aux lettrés. Sagesse de sa femme. Déchaînement révolutionnaire des religions sous l'impératrice Wou-héou. Solution de Ming-hoang, réformateur des lois, fondateur de la grande académie des Han-lin. Il renouvelle l'art. Il rétablit la propriété.
Chapitre VII. HYPERLINK \l "p3c07" Les papes partout.
Les papes en Occident s'élèvent à l'époque des Tang. Saint Grégoire intervertit toutes les réformes de Taï-tsoung en soumettant la science à la domination de la foi et la politique à celle de la religion. Ses successeurs finissent par imposer à l'Europe le joug de l'Église. Mahomet reproduit Taï-tsoung et saint Grégoire en Arabie. Sa supériorité sur les chrétiens de l'Europe et sur les mages de la Perse. Ses conquêtes en Occident et en Orient. Les temps historiques du Japon commencent avec la séparation des deux pouvoirs. Élévation bouddhique du seogoun. Déchéance civile du daïri. Erreur de M. Klaproth.
Chapitre VIII. HYPERLINK \l "p3c08" Les nouveaux barbares en Chine et en Europe.
La liberté de rêver aiguise les esprits, démolit le grossier éclectisme de Tang, renverse leur dynastie, et bientôt cinq dynasties tragiques cherchent de nouveau l'unité au fond d'une réforme philosophique et religieuse, et la Chine renaît avec les Song. Mêmes événements en Europe, où les Carlovingiens tombent comme les Tang, et tous les États se réorganisent vers 960, à l'époque des Song, avec la différence traditionnelle que la Chine perfectionne la philosophie et l'Europe la religion. La Perse explique encore les corrélations entre l'Occident et l'extrême Orient. (755-1000).
Chapitre IX. HYPERLINK \l "p3c09"Les docteurs en Chine et en Europe.
Les miracles chinois de l'an 1000. Réforme d'Ouang-an-chi dans la philosophie et dans la politique. Réaction de Sse-nia-kuang. Triomphe ultérieur de la réformation. Comment Grégoire VII répond en Europe à Ouang-an-chi. Comment la paix des investitures reproduit la solution chinoise. Comment nos scolastiques se trouvent en corrélation avec les commentateurs de Confucius de l'ère des Song et avec les commentateurs arabes de la même époque. Comment le Vieux de la Montagne imite en Perse Grégoire VII et Ouang-an-chi (1000-1126).
Chapitre X. HYPERLINK \l "p3c10" La guerre des deux pouvoirs chez tous les peuples.
La scission des docteurs chinois détermine la demi-invasion des Kin et l'invasion complète des Mongols, qui organisent le nouveau système tartaro-chinois. Fondation de Pé-king, capitale des deux empires. Ce sont les mêmes phénomènes en Europe, où tous les États se scindent par les Guelfes t les Gibelins (1126-1279).
Chapitre XI. HYPERLINK \l "p3c11" La liberté des Yen.
Progrès de la scission chinoise. Le dalaï-lama maître du Thibet. Grand interrègne chinois, son théâtre, ses romans, sa science, ses ondulations politiques, tandis que l'Europe voit le grand interrègne de l'Allemagne, l'anarchie italienne, et la Divine Comédie, de Dante Alighieri (1279-1368).
Chapitre XII. HYPERLINK \l "p3c12" La renaissance.
La seigneurie des Ming dompte la scission chinoise, grâce à son impartialité due à sa philosophie de la nature. Comment elle protège les bonzes et les lettrés. Comment elle surmonte la réaction pour régner sur la Tartarie et sur la Chine. L'impartialité des Ming chez les seigneurs de l'Italie et les rois de l'Europe, qui domptent les Guelfes et les Gibelins, et qui surmontent tous la plus violente des réactions. Pétrarque et Boccace préoccupés de la forme littéraire et imitateurs des anciens, comme leurs contemporains de la Chine qui écrivent les Deux Cousines et les Deux jeunes Filles lettrées. La seigneurie en Perse avec Tamerlan, et à Constantinople avec les sultans (1400).
Chapitre XIII. HYPERLINK \l "p3c13" Les Tartares mantcheoux et les protestants d'Allemagne.
Révolution lamaïque des Mantcheoux. Influence croissante du dalaï-lama. Les catholiques en parlent trop légèrement. Ses renaissances comparées à l'infaillibilité héréditaire de nos pontifes. Ressemblance frappante entre Khang-hi et Louis XIV (1649).
Chapitre XIV. HYPERLINK \l "p3c14" La période actuelle en Chine et en Europe.
L'extrême Orient et l'Occident perdent aux mêmes jours la tranquillité des anciens temps, l'un grâce à une révolution religieuse, l'autre grâce à une révolution philosophique, dont le résultat dans les deux régions est de doubler également la population et l'instruction publique. Sagesse économique, militaire et politique des Chinois. Ils parlent, ils pensent comme nous. Pourquoi, après nous avoir devancés, sont-ils eu retard ? Si ce retard est un danger pour eux. On peut dire qu'ils se trouvent comme nous entre les deux feux de l'Amérique et de la Russie (1790).
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PRÉFACE
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p.I Les premières études relatives à la Chine causèrent une vive impression sur le monde savant de l'Europe par la révélation de faits qui blessent profondément l'orgueil de la tradition chrétienne. On a eu tout à coup une autre tradition, avec des dates aussi anciennes que les nôtres, avec la prétention non moins exclusive de remonter seule aux origines de l'humanité, avec des fondateurs, des inventeurs, des réformateurs bien supérieurs aux patriarches et aux héros de la Bible, enfin avec une religion reproduisant tellement nos dogmes et nos cérémonies que nos missionnaires en ont été réduits à imaginer que le démon avait parodié notre religion dans l'intérêt de l'enfer. Le spectacle de trois cent millions d'hommes régis depuis 4.000 ans par des philosophes qui laissent passer chez eux les rédempteurs et les papes comme les accidents éphémères de l'ignorance ou les maladies p.II incurables de l'esprit achevait d'humilier notre vanité.
Pour s'en délivrer, on a inventé trois mots ; et en disant que le Céleste Empire est barbare, stationnaire et isolé, on l'a livré à la stérile curiosité des antiquaires.
Mais la Chine est-elle barbare ? Il n'y a pas un éventail, pas une boîte à thé arrivée de Nan-king qui ne démente cette extravagante accusation. Demandons plutôt si l'Europe est civilisée en Angleterre, où l'aristocratie règne sur le sol ; en Russie, où le peuple est esclave ; à Constantinople, où il n'y a ni arts, ni philosophie, ni littérature ; en France, en Espagne, en Italie, en Autriche, où l'on adore un pontife inutilement combattu par tous les hommes éclairés. Demandons plutôt si toutes les places mises au concours dans toute l'Europe, abstraction faite de tout rang nobiliaire, et si les hommes supérieurs mis à la tête des États de par la loi ne nous donneraient pas un progrès qu'on doit encore considérer comme une utopie.
La Chine est-elle stationnaire ? Elle nous dit au jour le jour la date précise de ses inventions ; elle nous apprend quand elle a inventé l'écriture, quand elle l'a perfectionnée, à quelle époque elle a fondé son académie, comment elle l'a depuis p.III étendue, quelles ont été les vicissitudes de ses lois, les modifications qu'elle a imposées à la propriété, à la pénalité, à l'administration ; elle nous dit combien de fois elle a réformé sa géographie, déplacé ses capitales, renouvelé son calendrier. L'idée qu'elle soit stationnaire vient de ce que nous croyons nos habits, nos modes, nos gouvernements beaucoup plus mobiles qu'ils ne le sont ; nos moindres variations nous absorbent ; nous y jouons la vie et les biens, tandis que les Chinois, vus à distance et engagés à leur tour dans des variations et des vicissitudes qui nous échappent, nous semblent immobiles comme les astres. Mais eux aussi, en nous observant de loin, en voyant les Grecs, les Romains toujours habillés de la même manière, les Français toujours sous la monarchie, les catholiques constamment attachés à la Bible, pourraient nous croire sinon barbares, au moins stationnaires.
L'accusation d'isolement serait moins injuste, car nous n'avons connu la Chine que sous Louis XIV ; elle a eu le tort de ne pas se présenter plus tôt à notre curiosité, de ne pas recevoir plus tôt la visite de Cabral, de n'avoir vu dans nos premiers navigateurs portugais ou espagnols que des pirates incapables de l'étudier, dans nos missionnaires français ou italiens que des bonzes p.IV disposés à la tromper, dans nos voyageurs les plus ingénieux que des individus dédaignés par leurs compatriotes, comme Marco Polo chez les Vénitiens. C'est un tort ; mais la distance de Pé-king à Paris étant la même que celle de Paris à Pé-king, on pourrait avec autant de raison dire à la Chine que nous avons vécu isolés, dans un coin du monde, que notre politique et notre religion n'ont pas eu la force de dépasser Madras et Bombay, de se faire connaître à Canton, que dis-je ? de rester à Constantinople ou à Jérusalem. Si nous avons bouleversé plusieurs fois notre continent, si les Grecs, les Romains, les chevaliers, les croisés ont fait un effroyable fracas, il faut aussi user d'indulgence envers les Chinois qui ont plusieurs fois rasé leurs villes, incendié leurs capitales, envahi ou absorbé les barbares, subi ou imposé d'affreux désastres pendant des siècles, en un mot mis aux prises des armées de quinze cent mille combattants sans que l'Europe s'en soit aperçue. Ne faut-il pas leur pardonner s'ils ne sont venus chez nous ni pour inventer le papier-monnaie, qu'ils ont connu deux siècles avant nous, ni pour imiter l'imprimerie, qu'ils ont fait fonctionner cinq siècles avant nous, ni même pour nous dérober la boussole, qu'ils possédaient une vingtaine de siècles avant que les Romains eussent des barques ? Ils n'ont pas été plus p.V isolés que nous, puisque la Perse, le Japon, l'Inde et la Tartarie recevaient leurs nouvelles.
Mais si la Chine n'est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire, si elle mérite toute notre attention, si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D'après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la Terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l'existence les uns des autres ? Je crois avoir résolu ce problème dans mon Histoire des Révolutions d'Italie, où j'ai montré comment à chaque période les républiques de la Toscane, le royaume de Naples, le duché de Milan, les États les plus variés, la papauté elle-même et par l'entremise de la papauté victorieuse ou vaincue, tous les États de l'Europe marchaient sur la même route, sans le savoir, sous l'unique pression de la guerre qui les condamnait à se tenir de niveau pour rester indépendants. Dans mon Histoire de la raison d'État, j'ai généralisé cette loi et maintenant je m'adresse encore une fois au lecteur dans l'espérance de confirmer ces généralisations en expliquant le monde par la Chine. Puisque toutes les histoires se ressemblent, l'histoire la plus ancienne, la plus p.VI continue, la plus explicite servira de guide, et en voyant toutes ses révolutions reproduites en Europe l'une après l'autre, on comprendra comment le jour même où Salomon disait mélancoliquement : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil », on lisait sur la statue mystérieuse du temple de Lo-yang : « Le ciel n'a point de parenté ; il traite également tous les hommes. »
Florence, août 1867.
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PREMIÈRE PARTIE
ART DE COMPARER LES DATES
Chapitre I
Les faits historiques
L'histoire des nations, d'après Linnée et Buffon, demande des faits réels, à l'abri des illusions métaphysiques, certifiés par des témoins à charge et à décharge, poétiques dans leur manifestation, dramatiques dans leur développement et constants dans leur apparition. Divagations spiritistes d'Herder. Débats sur l'avènement du christianisme, sur les événements de la réformation et de la révolution française. Considérations sur les historiens unitaires, fédéraux, conservateurs, révolutionnaires, patriotiques, pleurards, classiques et autres.
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p.003 L'idée de considérer les empereurs de la Chine comme des objets d'histoire naturelle ne choquera sans doute personne, car on obtient toujours les concessions les plus bénévoles quand il s'agit de rabaisser les peuples éloignés, bien différents de nos murs, fort séparés de notre civilisation. Ce sont alors, à nos yeux, des bimanes agglomérés, sous de faux empires ou des républiques étranges, parodiant la propriété, la famille, la religion. Tout ce qui est sacré chez nous devient plaisant chez eux, et les convenances sauves, le baptême respecté, le gouvernement mis hors de cause, nous rions volontiers de ces imitations exotiques de l'Europe, sans nous douter p.004 que nous rions ainsi parfois de nous-mêmes. Parlons donc de la Chine d'après les règles de Linnée et de Buffon, qui sont historiens, mieux encore qu'Hérodote ou Tite-Live ; et, parce qu'il faut procéder avec ordre, examinons d'abord quel doit être le caractère des événements historiques, quels faits nous offre en général l'histoire d'Occident, et sous quels rapports il convient de les comparer à ceux de l'extrême Orient.
Dès que l'on cherche le caractère des faits historiques, en suivant nos maîtres les naturalistes, la plus modeste prétention exige qu'ils apparaissent devant nous et qu'ils soient décrits tels qu'ils se sont passés. En voyant comment un animal naît, vit, se nourrit, se propage, on peut commencer son histoire, qui s'arrête à l'instant où l'on ignore son origine, ses aventures antérieures à sa constitution actuelle, et les calamités qui l'attendent au milieu des races futures. Veut-on connaître une pierre prise au hasard, on se demande d'où elle vient, si une éruption volcanique l'a jetée devant nous, si un astre l'a lancée sur la Terre, si une montagne de glace l'a arrachée à son granit primitif, si elle s'est formée par voie de lentes filtrations ou soudainement par ces brusques condensations qui surprennent la mouche dans le cristal de l'ambre.
Il en est de même de notre propre passé, que les plus chétifs historiens s'efforcent sans cesse d'évoquer dans toute sa vérité, avec la plus minutieuse description des temps, des guerres, des conquêtes, des succès de toutes les institutions. Ils ne veulent rien oublier, rien p.005 ajouter, et, tout en copiant des légendes, ils parlent encore aux yeux, et ils vous montrent les dieux tels qu'on les a vus, tantôt bienveillants, tantôt irrités, parfois indécis ou repentis, faisant des promesses aux mortels ou se révélant par des oracles, des miracles, des épiphanies. des incarnations qui les détachent de l'être absolu, égal au néant, et où toute religion se perd. Au milieu de ces spéculations, la philosophie elle-même voudrait être la narration de l'atome qui compose le monde, ou de l'essence qui constitue les êtres, ou de Dieu qui crée l'univers, ou d'une faculté de l'homme qui devient toutes les facultés en nous et la nature hors de nous.
Clio est donc la véritable muse de l'univers, et il est inutile de dire que, sévère et positive, elle écarte les légendes et les mythes ; qu'elle confie à ses surs les uvres des poètes, qu'avide de faits évidents et soustraits aux pénombres des transitions comme aux métamorphoses de la scolastique, elle veut suivre l'homme tel qu'il paraît sur le théâtre du monde, en se gardant de le considérer comme le signe d'une chose inconnue ou comme le héros d'un roman, dont le commencement et la fin dépassent sa portée. Mais, s'il est facile de suivre ses injonctions en présence des poètes, il est difficile de lui rester fidèle quand la métaphysique se glisse insidieusement dans nos phrases, à la suite des traditions, en donnant une tournure hyperbolique aux plus simples narrations. Pour citer un exemple, Herder bouleverse la création sans s'en douter, sans même s'écarter des faits les mieux constatés par les sciences naturelles,
« Quand je p.006 considère, dit-il, que la place occupée par notre planète dans ce temple de soleils, que la ligne décrite par elle dans sa course, que sa grandeur, sa masse et toutes les choses qui en dépendent sont déterminées par des lois qui agissent à travers l'infini, je dois non seulement être content de la place qui m'a été donnée, et me réjouir d'être si bien formé pour remplir mon rôle dans ce chur harmonieux des êtres (à moins que je ne veuille me révolter follement contre la Toute-Puissance), mais de plus, ma noble occupation doit être de rechercher ce que je peux être dans la place qui m'a été réservée, et ce que, selon toutes les probabilités, je ne peux être que là seulement.
Chacune de ces phrases nous jette dans l'impossible. Quoi ! notre terre serait dans un temple de soleils ! Qu'est-ce donc qu'un temple de soleils ? Un temple ? Me voilà dans une église, et l'église suppose un dieu, des autels, des pontifes, des croyants. Où sont donc les autels, les pontifes, les croyants éparpillés dans l'univers ? Il fallait parler plus simplement : la terre est une planète, le soleil un astre, voilà tout ; et c'est bien assez, sans multiplier gratuitement les êtres et les dénaturer.
Herder ajoute que, déterminée depuis l'éternité, la place que j'occupe doit me satisfaire : et pourquoi en serais-je content ? On a forgé mes fers depuis l'éternité, les murs de ma prison sont construits d'après toutes les règles de la plus jalouse prévoyance, il n'y a pas moyen que je m'évade, et je dois en être heureux ! On le voit, Herder bat la campagne.
p.007 Et non seulement, dit-il, je dois être content, mais je dois me réjouir d'être si bien formé. Qu'en savez-vous ? Qu'en sais-je moi-même ? J'ai faim, j'ai froid, à chaque instant, je suis fatigué ; je dois remonter ma machine deux, trois fois par jour ; je dois donner les trois quarts de ma vie au sommeil, à l'attente, à la préparation. Quand je veux jouir des richesses que j'ai conquises, quand je m'assieds au banquet que je me suis apprêté, les bougies pâlissent ; quand je veux toucher aux mets, les ombres de la mort m'enveloppent, bref, les plus vifs plaisirs sont d'un instant, les plus vives joies présupposent de longues douleurs. De quoi dois-je donc me réjouir ? Quel être, quel maître peut sans démence m'imposer la gaieté ?
Je dois me réjouir, continue Herder, pour accomplir mon rôle dans le chur harmonieux des êtres. Quel chur ? quelle harmonie ? Ô dérision ! Je dispute mon existence aux maladies, ma poche au filou, ma caisse au percepteur, mon loisir à ma famille, ma liberté au gouvernement, à la conscription, à la réquisition ; mille liens me garrottent depuis le maillot jusqu'au tombeau ; mille exigences civiles, politiques, sociales, religieuses m'étouffent, parce que l'État auquel j'appartiens est hypocrite et poltron, ou fanatique et guerrier, ou banqueroutier et vantard ; les ennemis m'accablent, les amis se débandent, les traîtres foisonnent, et vous voulez que je célèbre le chur harmonieux des êtres ?
Mais voici qui est plus singulier : si je ne me résigne p.008 pas, suivant Herder, je me révolte follement contre la Toute-Puissance, je tombe dans le crime de lèse-majesté, je n'ai pas même la plus lointaine espérance de succès. C'est encore sortir du fait, c'est encore se transporter dans un monde qui n'est pas le nôtre. Non, je reste où je suis et je ne me résigne pas, je lutte ; je n'écoute pas le philosophe allemand qui me recommande la patience, je ne dis pas : Dieu le veut ; je m'inquiète, je m'insurge, je me livre à d'actives recherches qui supposent le comble du mécontentement ; je descends dans les mines chercher du fer ; je m'aventure sur la mer en quête de denrées ; je me procure de quoi mieux me défendre ; car l'essentiel dans ce chur harmonieux et dans ce temple de soleils est d'être armé jusqu'aux dents. Mon industrie parvient à apaiser ma faim, à me vêtir plus convenablement que n'y avait pourvu la nature, à me loger mieux que ne l'avait voulu la Toute-Puissance, et, pour cela, je serais donc un criminel, un fou, un homme perdu ? Eh bien ! je proclamerai ma folie qui enfante la civilisation ; je marcherai en combattant les dieux ; au lieu de bénédictions, j'entonnerai des hymnes d'imprécations ; à la prière, je substituerai le blasphème... Illusion ! l'ennemi m'a donné des vertiges : on ne doit pas plus blasphémer que prier.
Mais, enfin, que dois-je faire, selon Herder, pour être agréable au Tout-Puissant ? Je dois chercher ce que je dois être dans la place qui m'a été réservée. La singulière occupation ! chercher ma place au milieu des soleils ! Mais c'est m'obliger à étudier l'astronomie à p.009 perpétuité, c'est m'imposer de prendre le télescope au lieu de la bêche, de la charrue, des filets, de la barque, c'est me faire perdre mon temps, puisque je ne puis pas changer de place ; c'est, en un mot, m'obliger d'errer en dehors des faits, tandis qu'il faut y rester avec la conscience que les faits historiques sont comme tous ceux de la nature entourés de contradictions, rayonnants d'antithèses, placés au milieu d'une lumière fausse et tremblante qui, du reste, n'altère aucune proportion, n'allume aucun incendie.
Cependant il ne suffît pas que le fait soit pris tel qu'il apparaît, il faut aussi, et tout le monde l'accorde, qu'il soit certain, et qu'on ne le confonde pas avec les illusions de notre esprit. Par conséquent, l'historien doit explorer à fond son sujet, sous peine d'imiter ces naturalistes de l'antiquité qui faisaient entrer le phénix, le minotaure ou le sphinx dans leurs classifications. Rien n'est plus facile que cette méprise. Quel événement plus notoire que celui de la révolution française ? Presque contemporaine nous en connaissons les précurseurs, les chefs, les victimes, qui sont encore nos précurseurs, nos chefs et nos martyrs, et cependant que de jugements contradictoires sur ce fait considéré au point de vue de la simple narration ! Si on veut le définir, on rencontre de vives oppositions ; si on veut l'apprécier, les dissidences éclatent ; si on veut le circonscrire, ce sont des discussions infinies ; tous les jours un nouveau livre refait le récit, renouvelle la narration et en altère les proportions. Tantôt ses héros acquièrent une p.010 importance inattendue, tantôt ils perdent la moitié de leur auréole. C'est le fait le plus connu qu'on traite comme le plus inconnu.
Mais à quoi bon parler de la révolution française ? L'événement le plus grandiose, le plus historique, celui qui sépare le monde chrétien du monde païen, et qui devient le point de départ d'innombrables vicissitudes, la naissance du Messie à Bethléem est contestée à Jérusalem par les Juifs, et bientôt les sectes se divisent et prononcent sur le fait même deux jugement opposés. La scission se reproduit dans le monde romain, et continue pendant trois siècles. Étouffés par un parti victorieux, les vaincus protestent en Perse avec les philosophes exilés, en Arabie avec l'islamisme, en Europe avec les libres-penseurs. C'est ainsi que toute grande époque nous arrive avec une double série d'historiens se donnant un complet démenti sur tous les points.
En réalité, le fait le plus simple plonge dans un labyrinthe de détails. Le héros traîne à sa suite le confident, le traître, la femme, l'enfant ; au moment de la bataille, il y a les fausses nouvelles, les trépidations, les soupçons ; chaque victoire est suivie de revers, et quand on mêle le possible au réel et qu'on juge, qu'on vit, qu'on lutte en même temps, le débat s'éternise.
C'est pourquoi le fait historique doit être constaté d'après les règles des procès judiciaires, qui exigent les dépositions de témoins probes, intelligents, instruits et désintéressés, car s'ils étaient dans la dépendance ou dans la parenté de l'accusé, ils pourraient chercher à p.011 l'excuser. La décision appartient au juge indifférent et silencieux.
Appliquons ces règles au fait historique, qui est toujours judiciaire et contentieux, puisqu'il dispose de la vie et des biens des citoyens, et qu'il donne lieu à une double plaidoirie devant le tribunal de l'opinion, reine du monde. Qu'on entende donc les témoins à charge et à décharge, les accusateurs et les apologistes, les amis et les ennemis ; tant qu'ils parlent, le procès est ouvert ; personne n'a le droit de leur refuser la parole, leur parole est une partie de l'événement qui se développe par la lutte ; il s'agit toujours d'une bataille où l'ami suppose l'ennemi, le tyran répond au tribun, l'hérétique combat l'orthodoxe.
C'est ainsi que la révolution française vit encore ; elle parle, elle combat ; sa cause sera donc sub judice tant que l'un de ses partis ne sera pas réduit au silence.
C'est ainsi que le christianisme combat dès son origine une raison profane. Vaincue dans sa forme païenne, celle-ci se représente dans le chef de l'empire baptisé et le tourne contre l'Église qu'elle force à discuter, à philosopher ou à devenir ainsi quasi païenne et, par là, à ajourner son apocalypse et à gémir sur l'impossibilité d'appliquer ses préceptes. Le juge écoute encore les deux partis ; ce sont les deux éléments de notre histoire.
Veut-on connaître le grand événement de la réformation protestante ? Qu'on lise les historiens de l'Allemagne, qu'on écoute Luther et Calvin, mais qu'on entende aussi les prélats de Rome, le souverain pontife, le concile de p.012 Trente, et on comprendra alors que, puisque la papauté représente la plus vaste centralisation religieuse, la propagande la plus unitaire de l'Occident, le protestantisme, à son tour, proclame la plus grande des fédérations. Les deux religions se tiennent.
On ne saurait assez insister sur la nécessité d'entendre les deux partis et de se délivrer des habitudes qui nous attachent presque toujours à l'un d'eux , car, enfin, nous sommes constamment les hommes d'un pays, d'une époque, d'un principe, d'une nation, d'une civilisation fondée ou renouvelée par une victoire, et, pour nous diriger dans la vie, nous avons besoin d'amis et de partisans. Qu'importent au peuple les spéculations inutiles, les vérités amères, les théories paradoxales, les prétentions insociables ! Mais on ne connaît pas le Français sans interroger ses ennemis les Anglais et les Allemands, sans entendre la critique de ses qualités, la révélation de ses scandales, la satire qui exagère ses défauts, et qui réduit à ses véritables proportions des gestes trop célébrés à Paris. Jamais on ne comprendra la croisade sans considérer la tradition musulmane, ses griefs, ses gloires, ses héros, qui finissent par expulser les chrétiens de l'Orient. Jamais on n'aura une idée vraiment historique des Russes sans étudier les Polonais, des Guelfes sans les comparer aux Gibelins, des Italiens sans entendre les jugements qu'en portent les autres nations.
Le juge n'a qu'à rester dans le débat, à le dégager des détails inutiles, à négliger les vues personnelles des p.013 plaideurs, à écarter les témoins suspects, à concentrer l'attention sur le point contentieux en lui subordonnant tout le reste, à refuser la victoire aux protestants tant que le pape reste à Rome, à Rome tant que la réformation subsiste, aux républicains et aux royalistes tant que dure la révolution française, aux Guelfes et aux Gibelins pendant le moyen âge italien, au christianisme et à l'islamisme tant que la croix s'arrête devant le croissant. On domine ainsi les doubles histoires, les doubles épopées ; on fait taire les mémoires, les chroniques, les biographies, le bavardage des voyageurs, les prétendues révélations des indiscrets, des vantards et des laquais où les petites causes se substituent aux grandes, les incidents aux événements, les escarmouches aux véritables batailles. Que m'importe que tu aies été à Wagram ou dans une antichambre des Tuileries ; que ton maître t'ait tiré l'oreille ou que, dans un instant de bonne humeur, il t'ait décoré par distraction ; tu n'es pas dans l'action, tu t'occupes de toi, tu n'as pas le droit de parler, et je me méfie même de César s'il parle de lui : tel chétif historien des Gaules m'en dirait davantage.
Le troisième caractère du fait historique dans les sciences naturelles est d'être imposant par lui-même et choisi au milieu d'une foule d'autres faits également déterminés et certains, parce qu'il est poétique. L'inspiration guide la raison dans toutes ses préférences, même quand le physicien étudie le soleil plutôt qu'un caillou. Charlemagne captivera plus que Tristan notre attention si le peuple qu'il représente, si l'idée qu'il fait p.014 triompher, si l'Italie qu'il organise, si le système européen qu'il fonde réveillent l'admiration ; que si ses exploits étaient individuels, sans suite, sans éclat, l'absence de poésie le laisserait tomber dans l'oubli.
L'histoire dédaigne donc les personnages prosaïques, les faits insipides, les aventures insignifiantes et secondaires ; comme l'art, elle repousse toute intention étrangère au développement désintéressé de la narration. Cède-t-elle à une suggestion de ce genre, son travail calculé conduit alors à une véritable falsification.
Car il n'y a rien de moins historique que le but moral, poursuivi si obstinément par certains historiens, qui transforment l'histoire en une sorte de catéchisme. Elle, au contraire, admet tous les dénouements : tantôt, tragique, tantôt comique, tour à tour indulgente et cruelle, elle ne se charge de punir ou de récompenser aucun héros, et demande sans cesse des tyrans, des condottieri, des martyrs, des dupes, des victimes. Pourquoi voudrait-on ici qu'elle s'inclinât devant un innocent, là qu'elle s'irritât contre un fâcheux, et qu'elle se substituât à Dieu pour récompenser les hommes, selon leur mérite ; qu'elle fût en un mot, édifiante pour les mères de famille et les enfants à la mamelle ? Nous ne serions plus dans le monde réel, et, par là non plus, nous n'apprendrions pas à mieux nous conduire. La crainte, l'espérance, la conscience, l'orgueil nous instruisent mille fois plus que Plutarque, et c'est la poésie de son récit, l'importance de ses personnages, le haut intérêt de leur destinée, qui font de lui le véritable interprète p.015 des Grecs et des Romains, en présence de l'humanité.
Les préoccupations troublent à leur tour la scène de l'histoire et la remplissent de fausses réverbérations, de couleurs douteuses, de contrastes factices. De là les histoires larmoyantes où l'écrivain pleure, gémit, se désespère à chaque page, s'étonne sans cesse de ce qui arrive, et marche au rebours de sa propre narration, qui devrait s'expliquer naturellement, suivre sa raison d'être dans la tragédie comme dans la comédie, et garder sa teinte solennelle, semblable à la couleur des anciens monuments qui certes ne s'étonnent pas d'exister. C'est la préoccupation qui fait verser tant de larmes artificielles aux historiens actuels des anciennes périodes italiennes ; ils pensent au présent en regardant le passé ; ils demandent l'unité politique en parlant de Charlemagne, des pontifes, de cent républiques ; ils détruisent ainsi toutes les soudures des événements ; ils dérangent l'ordre des temps et des lieux ; ils confondent les villes reliées par des chemins de fer avec les communes de l'an mil au milieu de la forêt féodale ; ils ne peuvent pas comprendre qu'il y ait eu un pape, eux qui ont célébré Pie IX ; ils ne s'expliquent pas l'empereur, eux qui tiennent leur liberté de l'empereur des Français ; ils s'attristent en songeant aux condottieri, aux émigrations armées, aux villes scindées en deux villes, eux qui applaudissent aux volontaires, aux deux armées rivales, à la double politique de l'unité et de la liberté, à la poésie de Dante, qui est la plus violente des imprécations contre l'unité du royaume. Qu'on prenne n'importe p.016 quelle part au carnaval de la vie, mais qu'on laisse les morts en paix.
Ce n'est certes pas la perte d'un roi qui afflige les Français ; ils demandent donc quelque chose de plus, comme la république ou des franchises, et puisque la régularité de la monarchie française et sa force traditionnelle ne permettent pas de pleurer, certains historiens s'en dédommagent par des narrations épisodiques ou exotiques, où l'allusion devient une méthode, un principe, un véritable tic nerveux qui se reproduit au bout de chaque phrase. Ici, il faut que Néron ressemble à tel chef incommode, là que Brutus soit à notre service, ailleurs que les Normands, les Gaulois ou les Francs soient des républicains, voire même que de grandes défaites comme celle de Waterloo se transforment en triomphes pour la France. Sans doute il y a des ressemblances partout, partout les révolutions et les réactions se montrent avec des caractères analogues, mais l'allusion tue les ressemblances, les exagère jusqu'à les détruire, et il n'y a certes rien de commun entre César qui renverse une république de cinq siècles et Napoléon qui rétablit une monarchie momentanément interrompue par dix ans d'anarchie.
Parfois on ne pleure pas, on ne se borne pas à l'allusion, mais la préoccupation est si forte, si juste dans son temps, si vive dans sa prétention, si militante et tellement sûre de sa victoire, que la patience manque pour observer les faits et qu'en dédaignant la narration, on l'atrophie par les ellipses de la satire. À quoi bon discuter ? se dit-on. Tant d'erreurs, p.017 tant d'ignorance méritent-elles qu'on avilisse la parole ? Puisque les peuples se trompent grossièrement, il est bon qu'on s'en moque, et que Voltaire parle de l'Église et des saints. Et Voltaire a fait des chefs-d'uvre, mais dans sa joyeuse préoccupation, il a abandonné au hasard les vicissitudes des cultes et des empires, et il a mis au monde une foule de mauvais plaisants, d'esprits taquins, d'écrivains tracassiers qui exploitent au jour le jour ses phrases pour laisser dans l'ombre sa hardiesse et réduire sa raillerie à des proportions constitutionnelles et vulgaires.
Par contre, de faux sages, sous prétexte de corriger le voltairianisme, et d'expliquer tout effet par sa raison suffisante, se sont presque entièrement réconciliés avec les erreurs du passé et professent le plus profond respect pour tous les préjugés. Ce n'est pas ainsi que Tacite donnait l'histoire de Tibère ou de Néron, quand il découvrait au fond de la nature humaine assez de bassesse pour expliquer les tyrannies les plus dépravées, et au fond de son cur assez de force pour s'élever au-dessus de tout sans se perdre dans le ciel.
Il est impossible de signaler toutes les préoccupations de l'esprit. Il y en a de gouvernementales à tout prix, qui créent les panégyristes des faits accomplis, fauteurs d'une théorie innocente par elle-même, mais coupable, captieuse, sophistique quand elle prétend enrayer le mouvement, quand elle ne veut pas laisser passer tous les faits, quand elle oublie que chacun d'eux contient la cause de sa propre dissolution. Il y a les p.018 émeutiers à tout prix qui mettraient, au contraire, le règne de Louis XIV sous les pieds de Guillaume Tell et des trois cantons illettrés de la Suisse. Il y a les écrivains français par excellence, ou allemands de propos délibéré, ou anglais quand même ; ils ne conçoivent pas que leurs voisins ne se comportent pas exactement d'après leurs principes, leurs préjugés, leurs intérêts ; ce sont les pontifes de cette erreur guerrière par laquelle chaque peuple se croit le premier de tous les peuples et possède des proverbes injurieux à l'adresse de tous ses voisins.
L'admiration de l'antiquité produit un effet analogue quand les écrivains donnent une forme classique aux événements modernes, quand ils affublent nos hommes du casque romain, quand ils entourent de licteurs nos rois, quand ils peuplent nos villes de Quirites, quand ils transforment nos ouvriers en plébéiens à la suite de Catilina et nos prêtres en augures, en pontifes d'Apollon ou de Minerve. Leur ton solennel dénature les choses les plus simples, et froisse si désagréablement à la lecture des chroniques latines de la Renaissance, que plus elles sont élégantes et cicéroniennes, plus elles jettent les événements dans un faux lointain qui en efface les contours. Au contraire, les plus grossières chroniques en français, en italien, en espagnol peignent de véritables personnages avec les idées, les dires, les préjugés de l'époque à laquelle ils appartiennent, et on les bénit d'ignorer le latin. Les historiens qui veulent être philosophes de propos délibéré, avec force maximes, p.019 sentences et apophtegmes, ne sont pas moins fastidieux. Avec eux, on subit le cahot d'une réflexion à chaque pas, comme si le moindre fait pouvait dicter une loi ou donner lieu à une oraison funèbre. Semblable à la statue, l'histoire ne doit servir qu'à elle-même, ne pas chercher en dehors de sa poésie un but artificiel, ne prendre aucun souci des politiques qui voudraient la consulter ; si elle prétendait nous apprendre à faire le roi, le ministre ou même le sujet, elle manquerait son rôle et n'enseignerait rien.
Jusqu'ici nous avons considéré le fait historique dans son apparition, dans sa certitude, dans sa poésie ; mais si sa poésie ne rentrait pas dans le cadre d'une action, elle ne saurait nous intéresser réellement. L'animal entre dans l'histoire par sa vie, par ses guerres, par ses victoires, par ses défaites ; le moindre muscle de notre corps provoque l'attention par le rôle qu'il y joue ; quand l'action s'efface dans le végétal ou dans le minéral, on souffre, et on s'en dédommage par des cercles vides comme ceux de l'astronomie. C'est pourquoi les grands historiens se consacrent toujours au récit d'une action déterminée, témoin Xénophon qui décrit la retraite des Dix Mille, Thucydide qui expose la guerre du Péloponnèse, Guichardin qui explique le drame de la décadence italienne. Aucun homme ne se soustrait d'ailleurs à la nécessité de circonscrire son sujet.
D'après les règles de l'art, on devine aisément à quelles conditions une action devient historique. Sa première condition est d'être achevée, de ne pas s'arrêter p.020 capricieusement, de ne pas mutiler son sujet, de ne pas autoriser l'artiste à se dédommager par des dénouements arbitraires et par des altérations où tout être déplacé perd sa signification dans le drame. C'est ce qui arrive à ceux qui cueillent le fruit vert de l'histoire contemporaine, en se hâtant trop de célébrer des révolutions dites immortelles, ou des victoires qu'ils croient définitives ; ils écrivent des cinquièmes actes imaginaires, bientôt effacés par les événements du lendemain.
En second lieu, l'action doit être simple : elle ne se complique pas sans se perdre. L'avènement ou la chute d'une dynastie, la conquête d'un royaume, la fin d'une religion prêtent tellement au récit, que les grands poètes, s'en emparant, en transmettent le cadre tracé aux historiens. Il faut attribuer la grande célébrité de M. Augustin Thierry à l'extrême simplicité de son Histoire de la conquête des Normands. Un chef, des chevaliers, toute une fraction de la France qui passe le détroit, la bataille de Hastings qui élève une race sur les ruines d'une race antérieure, l'Angleterre qui surgit avec ses lords, ses communes, ses richesses : était-il possible de concevoir une action plus nette, plus décidée, plus solennelle dans sa rapidité, plus grande dans ses résultats ? Les exagérations mêmes de l'historien, son parti pris de montrer tous les événements ultérieurs comme des protestations contre la conquête normande, embellissent son uvre, si bien qu'en la corrigeant au point de vue de la vérité on la détruit à celui de l'art.
Il est difficile que l'histoire d'une nation se p.021 développe simplement dans toute son étendue sans se composer d'une série de drames qui se subdivisent et se compliquent. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'un peuple élu, d'une nation exceptionnelle, sa mission permet de dominer la série des événements, et la grande action de la conquête romaine peut donner lieu à d'admirables narrations. Quelle simplicité dans la mission des Romains ! Ils sont déjà sur le plan naturel de la conquête avec Romulus ; ils sont déjà les plus illustres des brigands sous les premiers rois ; ils sont déjà les ennemis de l'Italie en présence de Porsenna, ceux du monde en présence de Pyrrhus. À chaque instant les dictateurs font attendre César ; à chaque guerre les fils de Romulus élargissent le cercle de leurs dévastations ; chaque année le cercle des inimitiés qui les condamnent à combattre recule vers les plus lointains confins, et cette épopée incomparable montre encore sa grandeur dans les plus misérables abrégés.
La simplicité étant unitaire, on conçoit difficilement l'histoire d'une nation fédérale, à moins qu'on n'amène tous les rois de la Grèce sous les murs de Troie, comme dans l'Iliade d'Homère, ou tous les chevaliers des croisades sous les remparts de Jérusalem, comme dans le poème du Tasse. Hors de là, comment faire marcher de front, par exemple, les trois cents États du labyrinthe germanique sans s'y perdre au milieu d'une foule d'édifices dont les avenues conduisent de l'un à l'autre d'une manière si circulaire, que le fil d'Ariane s'y épuiserait vingt fois ? Müller lui-même, qui se borne à la fédération p.022 helvétique, s'égare, et son amour de la liberté, l'énergie des hommes qu'il peint, leur physionomie accentuée, la nature rustique du spectacle, ne suffisent pas à vaincre la complication du sujet. Zurich n'est jamais Lucerne, et le drame de Lucerne ne peut se confondre avec celui des trois cantons primitifs, sans compter que la féodalité, les abbayes, les combourgeoisies subdivisent Schwitz, Uri et Unterwald en plusieurs compartiments où l'unité même de la perspective disparaît.
Les mêmes raisons rendent impossible l'histoire de la Grèce, qu'on simplifie d'une manière factice par une sorte de Grèce imaginaire qui n'est ni à Sparte, ni à Athènes, ni à Corinthe, et qui met les variantes sur le compte de la liberté des chefs. En attendant, on n'a ni l'histoire suivie des villes, ni la série des drames de Sparte ou de Corinthe, ni la succession dramatique de l'ensemble, qui échappe sans cesse à Miltiade, à Épaminondas, à Alexandre, à tous ces héros épisodiques. L'Italie fatigue à son tour ses historiens, et, les détournant de la tâche trop pénible de suivre la marche générale des événements, elle les renvoie à leurs villes natales de Naples, Venise, Florence ou Milan. Que si depuis la chute de l'empire romain ses drames se suivent régulièrement, si la poésie les idéalise avec tant de force dans ses épopées fantastiques, si la philosophie peut les analyser facilement, grâce à d'innombrables synchronismes où les mêmes idées prennent tant de formes, cette simplicité tout idéale, toute dans le pacte de Charlemagne avec l'Église, toute dans un mouvement qui fait p.023 éclore les révolutions en coupe réglée dans des périodes déterminées, sans que les villes puissent se copier mutuellement et qu'elles puissent s'affranchir de la nécessité de marcher pas à pas sur la même route, cette régularité se révèle à l'intelligence et ne se montre jamais aux yeux, réduits à voir des faits accidentellement entassés les uns sur les autres, au-dessus desquels les deux figures du pape et de l'empereur dominent constamment, comme Jupiter surmontait les rochers à l'aide desquels les Titans voulaient escalader le ciel.
Une autre condition de l'action est d'être bien liée, de subordonner les moyens au but et de ne pas admettre des soudures factices. C'est ainsi que les Romains arrivent à la conquête de Cartilage avec des navires préparés dans leurs ports, des capitaines enfantés par leurs guerres, des soldats dressés à la victoire par leurs propres batailles, forcés de les seconder par leur politique.
Il n'est pas nécessaire que les hommes aient conscience de toute leur action : ils peuvent n'être que des instruments, ne viser qu'à un but inférieur, ne rêver que leur repos dans une station intermédiaire, ou même lutter pour arrêter le mouvement, en sorte que l'indignation soulevée double ensuite l'élan général. Comme la vie des nations dépasse de beaucoup le temps accordé à la vie des individus, rien n'est plus naturel que nous ignorions notre uvre dans le monde. Mais les causes doivent être réelles et non imaginaires comme dans l'histoire du peuple d'Israël chez Moïse, ou du genre humain chez saint Augustin, ou de l'univers d'après Bossuet, qui voit tous les peuples en p.024 marche pour arriver l'un après l'autre dans le sein de l'Église gallicane. Et pour se méprendre ainsi sur la marche des nations, il n'est pas nécessaire d'être catholique, chrétien ou juif : une préoccupation suffit comme une précipitation dans le jugement, et on ressemble alors au fou du Pirée, qui se croyait chargé de recevoir tous les navires en route pour Athènes.
Mais peu nous importe encore qu'une action soit déterminée, certaine, poétique, et que son drame soit simple, complet et lié, si elle reste isolée et si rien ne doit la rappeler. Pourquoi s'occuperait-on de la retraite des Dix Mille ? À quoi bon se souvenir du siège de Troie ou de la donation de la comtesse Mathilde à l'Église ? À quoi sert-il de narrer les exploits de Charlemagne ou de Charles Quint ? Un cas ne fait pas loi ; qui voudrait écrire l'histoire d'un clou ? Il faut donc en dernier lieu que l'histoire soit générale et constante comme les descriptions de Linnée et de Buffon. Pouvons-nous croire que la guerre de Troie et les erreurs d'Ulysse se répètent dans le monde comme les individus d'une même espèce, comme les ouragans d'une même nature, comme les éruptions volcaniques produites par les mêmes feux ? Pourquoi pas ? Lycurgue serait-il sorti d'un moule brisé à sa naissance ? Alexandre le Grand serait-il unique dans son individualité ? César n'appartiendrait-il à aucun genre destiné à se reproduire dans certains moments de l'histoire ? Il est certain que les ressemblances se multiplient d'une manière prodigieuse, qu'elles sont notées dès la plus haute antiquité, que Plutarque, après avoir écrit ses p.025 Vies, donna ses Parallèles, où il les accoupla pour faire marcher la Grèce de pair avec Rome ; il est certain que l'imitation des usages, des lois, des cultes, des gouvernements, la propagation des inventions et des découvertes supposent un même terrain prédisposant les sociétés à s'imiter mutuellement, les mêmes causes prêtes à donner les mêmes effets, les mêmes germes impatients d'aboutir aux mêmes éclosions. Enfin il est hors de doute que le rôle des paladins, des dames, des rois, des chevaliers aux prises avec les musulmans, dure plusieurs siècles et captive les générations en les obligeant à répéter les mêmes batailles, les mêmes pèlerinages, les mêmes tournois, d'une manière périodique comme le sommeil et la veille. Les hommes qui appartiennent à ces époques les croient éternelles et ne rêvent pas une autre scène : ils se croient nés avec la mission de combattre les infidèles ; leurs plus lointaines prévisions s'arrêtent dans le monde de la chevalerie, le seul qu'ils supposent habitable. Mais ce monde n'est que le camp des chrétiens. Dans le camp opposé sont les musulmans qui provoquent cette tension de la croisade et l'obligent à se fixer par la chevalerie ; ce sont eux qui déterminent par contre-coup la vie des Roland, Roger, Angélique et Bradamante, tandis que leur propre vie se développe par des murs, des personnages, des drames en sens inverse avec le harem au lieu de la dame, des esclaves au lieu de vassaux, le despotisme à la place des diètes, les habits de soie substitués à la maille de fer. Si ce conflit de la croix et du croissant était éternel, on pourrait croire que les musulmans et les p.026 chrétiens se tiennent comme deux races nécessairement hostiles, quoique transitoires, éphémères, semblables à celles des forêts de l'Amérique, qui vivent au milieu des batailles. Mais le jour arrive où les murs changent, où Cervantès se moque des paladins, où François Ier accueille la flotte musulmane dans le port de Marseille, où des puissances européennes secourent le Grand Turc contre les Allemands, et alors un autre monde remplace le monde éteint de la chevalerie sans que personne ait triomphé, sans que la guerre ait été autre chose qu'un tournoi de plusieurs siècles. Telles sont l'universalité et la constance relatives de l'histoire ; semblables à celles des sciences naturelles, elles suivent les faits historiques dans leur fuite vers l'éternité, en se résignant à la mort parce que les historiens sont mortels à leur tour.
Pour nous résumer : qu'on nous donne des faits déterminés comme ceux de l'anatomie comparée ; qu'on arrache les faits aux origines, aux transitions, aux déviations rebelles à toute classification ; que les faits recueillis soient soustraits aux nuages de la superstition et de la vanité nationale ; qu'ils soient exposés dans toute la périphérie de leur incertitude ; qu'on entende les deux partis opposés, les deux nations qui se combattent, les deux religions qui s'excommunient réciproquement ; qu'on s'arrête devant les scènes poétiques inondées de lumière, devant les drames simples, liés, complets comme les tragédies de Shakespeare, ou les comédies de Molière ; qu'on fixe l'attention sur ce qu'ils représentent de constant ou se répète d'une manière périodique d'un bout p.027 à l'autre de la terre, et alors le prêtre de l'Égypte, le républicain d'Athènes, le légionnaire romain, le chevalier du moyen âge, le musulman de Saladin se rangeront devant nous, classés par genres, espèces et variétés, pour compléter l'histoire de la nature.
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Chapitre II
Rareté des historiens
Comment paraissent les historiens. Ils ne célèbrent que les morts. Leur nombre singulièrement réduit par les dévastations révolutionnaires, par le mutisme des peuples les plus imposants, par le silence des peuples barbares, par la barbarie qui est au fond des sociétés les plus civilisées, et qui sert à les renouveler.
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p.028 Les qualités que doit réunir l'historien semblent le rendre impossible. Où trouver l'homme qui ne soit pas d'une époque, d'une patrie, d'un parti, d'une religion ? Qui peut se croire exempt de préoccupations, sans haines, sans amour pour personne ? Ne faut-il pas tenir par un sentiment à son sujet, ne fût-ce que pour s'y dévouer ? On tombe ainsi de tous côtés dans ces catégories d'écrivains que nous avons appelés pleurards, rieurs, apologétiques, émerveillés, satiriques ou partisans. Et en vérité, si la charge d'historiographe pouvait se donner, le choix de la personne serait difficile. Heureusement ce ne sont pas les hommes, c'est l'histoire qui fait l'historien ; ce sont les événements qui vont chercher le narrateur prédestiné à les raconter ; c'est leur importance p.029 dramatique qui inspire quelques hommes supérieurs, et leur confie la gloire de faire connaître le passé à un petit nombre d'élus. Il en est d'eux comme des généraux que les gouvernements nomment par centaines, mais que la renommée réduit à un nombre très restreint sur le champ de bataille. Peut-être d'autres auraient été plus capables, plus habiles, plus savants, mais aux jours décisifs on ne voit paraître que ceux auxquels les nations ont livré leurs armées, leur fortune, leur nom ; le reste ne compte pas.
Aussitôt qu'un événement s'accomplit surgit l'écrivain qui le raconte. Hérodote se présente après le réveil de la Grèce, quand Xerxès est refoulé, quand les héros de Salamine, de Marathon, de Platée ont doublé les victoires d'Achille et d'Agamemnon, quand la civilisation ouvre des voies inconnues aux sociétés de l'Égypte, de l'Afrique, de la Perse, quand toute une période grecque est achevée et que ses tombeaux sont fermés. C'est également à la fin de la guerre du Péloponnèse, de cette grande réaction patricienne contre la propagande démocratique des Athéniens, que Thucydide parle et qu'il devient le grand témoin des luttes intérieures de sa patrie. Tite-Live arrive quand la conquête romaine est achevée, quand personne ne peut plus ni l'étendre ni la répéter, quand les Romains ne craignent plus ni que Porsenna les disperse, ni que Carthage les arrête, ni que l'Orient les humilie, ni que les Gaulois se vengent ; l'ondulation de la marée montante a cessé, elle a tout submergé, personne ne dispute plus, chaque gloire est fixée, chaque querelle vidée, la république est morte : on peut en parler. Il en est de p.030 même de Plutarque : la lutte de Rome et de la Grèce est finie, les deux civilisations se sont confondues ; elles ont désormais une même littérature, une même philosophie : leurs dieux s'humanisent en même temps en civilisant le monde, et les plus grandes biographies qui aient été écrites de la main de l'homme expliquent l'association des deux plus grands peuples de la Terre.
Pendant les périodes ternes, attristées ou barbares, la même loi préside à la naissance des historiens, et il faut que le royaume des Goths d'Italie soit vaincu, que ses chefs soient humiliés, ses soldats dispersés, ses derniers combattants réduits à s'exiler pour ne plus lutter, comme ils disent eux-mêmes, « contre la colère réunie des dieux et des hommes » ; il faut que personne ne puisse plus imiter le grand Théodoric, ou répéter les tragédies du palais de Ravenne, pour que Jornandès, un notaire de Ravenne, nous transmette cette histoire qui fait encore pâlir les rois d'Italie en lutte avec l'Église. Plus tard, le royaume des Lombards tombe à son tour : il n'a plus ni le désespoir des Goths, ni l'incrédulité des Ariens, ni la barbarie de ses fondateurs pour conjurer les foudres de Rome et l'invasion de la France, et c'est alors que Paul Diacre Warnefried, donne son histoire laconique, mais significative comme l'inscription d'un mausolée. Deux siècles plus tard encore, un nouveau royaume d'Italie s'écroule tout à fait ; après avoir transporté sa capitale de Vérone à Spolète, de Spolète à Lucques, à Ivrée, il rend son dernier soupir en présence de l'empereur d'Allemagne, et Luitprand le pousse du pied dans le tombeau. p.031 Il en chante le trépas sur le ton le plus joyeux, inspiré qu'il est par la jeunesse de cent républiques avec leurs sept mille révolutions futures. Quel est le vrai, le seul historien de Venise, l'unique que l'on puisse lire sans impatience, sans s'engouffrer dans des détails inutiles, sans tomber dans la prose bavarde, ampoulée, interminable des Vénitiens ? C'est Daru qui arrive de Paris au moment où Venise s'éteint, où l'on fouille son cadavre, où le poignard est tombé des mains des sicaires patentés, où les Quaranties, les assemblées, les avogadors ne traitent plus chaque affaire à travers un labyrinthe de formes surannées, où enfin la morale moderne surprend en flagrant délit d'impuissance la fourberie byzantine et les équivoques italiennes.
Que l'on parcoure les collections monumentales de la France, de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Espagne : on ne trouvera pas un État, pas une ville, dont la narration n'arrive à point nommé, dont le témoin ne soit un homme solennel. Ainsi Joinville ferme l'ère des croisades, la Chronique générale de l'Espagne clôt l'ère chevaleresque de cette nation, et même, lorsqu'un événement de second ordre figure à son tour comme une médaille dans ces musées de statues, la médaille parle une langue que personne ne peut plus imiter. Rien n'empêche, à la vérité, que tout homme n'écrive son histoire des Grecs ou des Romains, qu'il ne renouvelle le récit des Évangiles ou de Tacite, que ses écrits ne soient des chefs-d'uvre de critique, de polémique, de discussion, d'érudition, et qu'à ce point de vue il puisse surpasser Thucydide ou p.032 comprendre Rome mieux que Tite-Live ; rien n'empêche non plus que les reproductions, les vulgarisations, les abrégés se multiplient, et tous les ans le nombre des livres augmente à tel point qu'aucun roi, aucune bibliothèque ne peut plus se procurer les meilleurs d'entre eux. Mais ces livres sont imprimés sur du papier qui est au parchemin comme la paille est au fer, comme le plâtre à l'airain ; au bout de cinquante ans, la moisissure les détruit, ils n'ont rien de commun avec l'histoire. Que s'ils lui appartiennent, ce n'est pas même aux contemporains de le savoir, c'est à la postérité de les sauver, de voir le diamant au milieu des cailloux, de choisir Tite-Live entre les innombrables historiens auxquels il ne se croyait pas supérieur.
Au reste, bien des causes réduisent sensiblement le nombre des historiens. D'abord, la tyrannie que l'homme exerce au nom des principes, détruit périodiquement le passé ; les religions, les arts, l'antique civilisation subissent au bout d'un certain nombre de siècles un véritable arrêt de mort. Tantôt le monde ne veut pas avoir été païen, et il anéantit la littérature classique ; tantôt il ne veut pas avoir été Gaulois, Étrusque, Ibérien, Germain, et il ne reste plus une page de l'histoire de Carthage, de Numance, de Sagonte, des capitales les plus florissantes. Hier encore on menaçait le christianisme, la féodalité, le latin, et en 93 la torche incendiaire de la civilisation était sur le point de réaliser les vux des philosophes, qui désiraient la destruction de tous les livres pour dégager enfin les nouvelles générations de la p.033 tyrannie du passé. L'homme est le premier ennemi de sa propre mémoire, et si nous pénétrons la vie intime des Grecs et des Romains, si nous la saisissons dans ses moindres détails à Pompéi ou à Herculanum, si nous connaissons leurs maisons, boutiques, triclines, lampes et outils, c'est que la lave et les cendres des volcans les ont dérobés pendant des siècles aux dévastations périodiques, aux besoins faméliques des générations successives, à l'activité dévorante du paysan, de l'ouvrier, du propriétaire ; sans cet ensevelissement, pas un clou n'aurait échappé à la transformation constante et universelle de toutes les uvres de l'homme. Pourquoi voit-on encore les Pyramides en Égypte, les ruines admirables d'Agrigentum et de Pstum ? Parce qu'elles se composent de pierres énormes, inutilement entassées et trop difficiles à déplacer : le Parthénon pouvait être mis en pièces ; qu'en reste-t-il ?
Mais il n'y a pas seulement le vide dans le passé : il y a l'erreur qui trompe, la fausse histoire qui cache la vérité, Un jour on veut descendre d'Énée, l'autre jour on exige que tous les vivants sortent de l'arche de Noé ; ici Zaïg doit fonder la Perse, là des demi-dieux donnent le jour à la Grèce, et le passé se remplit de fables. Les meilleurs historiens, les hommes les plus savants, les plus positifs, commencent leurs récits par des romans, qui font arriver la vérité après le mensonge. Il n'y a pas une origine ancienne ou moderne qui ne plonge dans la fable.
Certains peuples ne parlent pas ; ils naissent, vivent et meurent muets. L'Égypte ne dit rien de son passé ; la p.034 Chaldée, la Phénicie ne prononcent pas un mot ; l'Assyrie garde un silence absolu ; la plus haute antiquité de notre tradition se fonde sur un unique monument : la Bible. Mais qu'est-ce que la Bible ? Le livre du peuple le plus exceptionnel, le plus obscur, le plus dédaigné parmi les peuples ; les Égyptiens, les Assyriens, les Mèdes eussent été bien étonnés de se voir relégués parmi les nations incapables de parler, tandis que leurs voisins déguenillés et presque nomades devaient remplir de leur bruit la postérité tout entière.
Enfin l'histoire suppose des villes, des capitales, une terre organisée, des dieux, des rois, des pontifes, des lois, des traditions ; elle se développe par des révolutions, des batailles, où les peuples jouent leur existence ; elle est enfin inséparable de l'industrie, de l'art, de la civilisation. Or, ces conditions manquent aux trois quarts du genre humain. Si on supprime l'Asie et l'Europe, si on retranche de l'Asie toute la partie méridionale, et de l'Europe l'Occident ou le Midi ; si on efface de l'histoire Ninive, Babylone, les capitales chinoises, l'Égypte, la Grèce, Rome et les nations modernes, que nous reste-t-il ? Des peuples qui refusent de s'occuper de leur passé, qui le laissent tomber dans l'oubli, qui vivent dans une enfance éternelle à côté de quelques tombeaux à peine fermés et bientôt effacés par la luxuriante végétation du lendemain.
Qu'on passe en revue les terres habitées, ce tiers du globe que les eaux de la mer n'ont pas submergé ; qu'on suive Cook, Wallis ou Dumont d'Urville dans leurs p.035 explorations de l'océan Pacifique, on verra des îles, des archipels, un continent encore inconnus un siècle après la découverte de l'Amérique, et néanmoins peuplés par des races que leurs traits distinguent des autres et déclarent contemporaines de la création. Quel est depuis cinq mille ans au moins leur passé ? Personne ne répond. Que dis-je ? chez eux, personne ne comprend même cette demande si naturelle qu'on se fait en Europe : Quel âge avez-vous ? On ne compte pas les années. À partir de l'archipel de Pomotou, les hommes sont nus et stupides, armés de casse-tête et de bâtons dont une pointe se termine par une arête de poisson ou par une flèche en pierre ; ils s'entre-tuent et se dévorent mutuellement ; pour eux notre chair est un mets, notre sang une boisson, le meurtre une friandise.
C'est le même abrutissement aux îles Marquises, où l'on connaît à peine la fronde ; aux îles Sandwich, où le comble de l'industrie est de se faire des couteaux et des scies avec des dents de requin ; aux îles de la Société, où l'arc et la flèche, à l'état de jouet, ne sont pas encore des armes ; aux îles des Navigateurs, à celles des Amis, à la Nouvelle-Zélande, dont les naturels se fourrent des bâtons dans le nez ; aux Célèbes, où l'on mange non seulement les prisonniers de guerre, mais aussi les criminels. La guerre et l'anthropophagie se retrouvent aussi aux Carolines et dans l'archipel Hogoleu, où l'industrie de l'homme n'égale pas celle du castor. Voilà toute une race qui s'étend mille huit cent soixante-quinze lieues du sud au nord, et mille cinq cents lieues de l'est à l'ouest, p.036 et qui ne donne pas un seul historien. Pour elle le monde est d'hier, Moïse n'a pas existé ; c'est en vain que le Christ et Mahomet ont voulu convertir le genre humain.
Cinglez vers les îles Malaisiennes, voilà des hommes d'une autre race, d'une autre couleur, d'un autre tatouage ; et c'est peut-être pis, car ici non seulement on mange les prisonniers et les coupables, mais on brûle les malades, on comprime le crâne des nouveau-nés, on empoisonne les arêtes des poissons dont on arme les lances. En contact avec les Européens, les Malaisiens s'enivrent, s'exaltent, deviennent furieux, assassins ; il faut les abattre comme des bêtes fauves. À l'intérieur de Bornéo, les Kayans se logent sur les arbres et mangent de la viande crue. Toute cette population pourrit dans une inertie, dans une nudité, dans une misère qui donnent des nausées au voyageur depuis le Madagascar jusqu'à l'île de Pâques, pondant deux cents pleins degrés, embrassant les îles de Sumatra, Java, Ambone, Macassar et les Philippines.
Au sud, on trouve les Australiens, sales, nus, sans abri, à la peau noirâtre, au corps de singe, à l'il hébété, se nourrissant de mollusques dégoûtants, de coquilles, de racines, buvant çà et là de l'eau saumâtre, et réduits à un tel idiotisme, que pour prendre un écureuil ils brûlent un arbre ; leur industrie n'arrive pas jusqu'à inventer les filets et l'hameçon ; le singe qui pêche les écrevisses avec sa queue leur est supérieur. Ces malheureux sont trop faméliques pour ne pas s'entre-dévorer au besoin. Même stupidité chez les nègres mélaniens, qui p.037 habitent Viti, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calédonie, Vanikoo, Vitendi, la Nouvelle-Bretagne, les îles Salomon, la Nouvelle-Islande. Les plus avancés d'entre eux, les Vittiens, entourent de murs leurs villages ; ils vendent des casse-tête et des lances à leurs voisins, mais ils les dépassent en cruauté, et ils ne manquent jamais de brûler leurs parents malades. Enfin, à la Nouvelle-Guinée, on voit le Papou, le dernier de tous les êtres à figure humaine, ayant l'angle facial du gorille et du chimpanzé, espèce d'orang-outang avorté, qui croque avec avidité les insectes qui pullulent sur sa tête.
Nos archéologues ont découvert au fond des lacs et des cavernes, au milieu de terrains d'une époque cosmique antérieure à la nôtre, des ossements humains et des couteaux de pierre mêlés à des restes d'animaux qui ont disparu. Ces crânes, d'une race évidemment inférieure, ces couteaux, grossiers rudiments d'une industrie qui se laisse encore vaincre par celle des animaux, sont à peu près les crânes et les couteaux des habitants de la cinquième partie du monde.
Que dire de la jeune Amérique ? Découverte et détruite il y a trois siècles, c'est par un effort de la science que l'on connaît ses quatre cents nations et qu'on les classe dans l'histoire naturelle. Quelle était leur ancienne civilisation ? Que nous a-t-elle laissé ? Des tertres sacrés qui en attestent la stérile antiquité, des ruines qui n'ont pas plus de signification historique que les soixante-huit forêts ensevelies les unes sous les autres dans le delta du Mississipi. Presque tous les habitants du continent américain p.038 découvert par les capitaines de Charles Quint étaient nus, sauvages, bornés aux occupations de la chasse, de la pêche, livrés à l'anthropophagie comme les Mélaniens et les Australiens, sans outils de fer, sans armes solides ; ils n'avaient pas de passé, quoiqu'ils fussent presque aussi anciens que l'Europe. Les civilisations exceptionnelles du Pérou et du Mexique comptaient à peine quelques siècles d'antiquité : tous les efforts des voyageurs et le zèle des commissions n'ont abouti qu'à déterrer des noms, à ramasser des hiéroglyphes enfantins, à découvrir des monuments de terre cuite. Le continent américain, en un mot, en était, en 1500, aux flèches d'os, aux couteaux de pierre, aux sabres de bois, aux lances aiguisées avec le feu, à l'industrie de cet âge de pierre oublié en Europe, et vivant encore dans l'Océanie. En cinq mille ans pas un poème, pas une narration, pas une légende, pas une statue digne de l'Europe. Ce sont nos poètes qui célèbrent les Natchez ou les Algonkins ; c'est Chateaubriand qui peint Attala et l'habille en nonne : c'est Ercilla qui célèbre les Araucaniens après les avoir attaqués à coups de fusil ; les Peaux-Rouges n'ont pas plus d'historiens que les Malaisiens, les Polynésiens ou les Papous.
Prendrons-nous les Africains pour nous consoler ? Un nègre, disait-on en Amérique, vaut quatre Indiens : mais ces hommes qui peuplent le continent central de l'Afrique, Yoloffs, Mandingues, Fellah, Caffres, Boschmans ou Hottentots, présentent les traits de la brute ; leur visage s'allonge en museau, leur crâne s'efface, leur tête acquiert une force bestiale, ils peuvent trousser comme des p.039 moutons, et leur intelligence s'éteint si bien que la servitude est leur lot depuis les temps les plus anciens. Les habitants de Tyr, de Sidon, de Carthage les achetaient et les vendaient comme les achètent et les vendent les négriers d'Europe. Rome et l'Assyrie les châtraient pour en faire les gardiens de leurs beautés, comme aujourd'hui on les mutile pour garder les harems de l'Orient. Trois siècles avant notre ère, Hannon ne savait pas les distinguer des singes, et l'histoire naturelle hésite encore à les séparer de l'orang. Le Hottentot est si bas placé dans l'échelle des êtres, qu'on n'en veut même pas pour esclave ; sans villages ni maisons, il s'abrite comme il peut dans des cavernes, et ne connaît le feu que pour allumer sa pipe.
Là Homère et Virgile seraient de trop, et on doit considérer comme un véritable ouvrage de luxe celui que l'abbé Grégoire imprima avec le titre de Traité sur la littérature des nègres. Avec la meilleure volonté, l'illustre philanthrope n'a pas découvert un seul poète, un seul écrivain indigène de l'Afrique ; ses Vassa, Othello, Sancho sont des célébrités inédites, des affranchis que l'Europe a élevés dans ses collèges, façonnés dans ses bureaux, sans pouvoir en faire plus que des employés, des militaires ou des curiosités ; ils soupiraient tous après la liberté, mais à peine délivrés ils se hâtaient d'aller s'établir à Londres ou ailleurs, et ils auraient frémi à l'idée de retourner dans leur pays, qui n'avait plus rien de commun avec eux.
Mais l'ancien continent indo-européen est-il acquis à la civilisation ? L'a-t-il toujours été ? Ce serait bien se p.040 méprendre que de le supposer. Écartons d'abord toutes les régions boréales, où les Lapons, les Samoyèdes, les Ostiaques, semblables aux Esquimaux de l'Amérique, vivent plongés dans un froid horrible, dans des ténèbres continuelles pendant trois mois de l'année, sauf à s'aveugler l'été au milieu de la fumée pour se préserver des moustiques. Ces hommes ne sont pas même au niveau des nègres et des Australiens. Écartons tous ces Tartares, ces sauvages qui dorment à cheval et s'abritent sous des tentes si nauséabondes que l'Européen n'y peut entrer. Écartons tous les demi-sauvages de la Russie, de la Scandinavie, et çà et là des pays mêmes les plus avancés, car on n'en voit pas un qui ne renferme ses clans, ses montagnards isolés, ses peuplades sacrées, ses originaux d'outre-tombe avec des lois, des murs, des usages qui résistent à tous les efforts de la législation ; écartons ces peuplades écossaises que Walter Scott a trop bien peintes pour qu'on puisse les admettre dans notre giron, ces brigands kurdes ou autres, qui résistent trop héroïquement pour qu'on puisse espérer une conversion complète ; écartons tous les barbares qui pullulent au fond de nos États, que la misère rend sauvages, que les gouvernements enchaînent et conduisent au combat sans qu'ils devinent les principes professés à Paris, à Londres ou à Florence ; écartons enfin tous les hommes que l'industrie condamne à labourer la terre ou à travailler dans les ateliers, ou à passer leur vie sur les navires, ou à transporter des poids, ou à continuer sous des formes nouvelles l'esclavage des anciens, et l'histoire p.041 proprement dite s'amoindrira singulièrement entre nos mains, réduite à une vingtaine de nations, ou plutôt de grandes coteries dirigeant les masses à travers les siècles, les poussant, les torturant, les excédant de manière à les rendre folles dans la résignation comme dans l'insurrection.
La barbarie, qui est au fond de tous les empires, explique leur fragilité ; elle rend facile leur chute. Il est plus aisé de les détruire que de les réformer. La multitude n'a qu'à rester inerte quand ils sont attaqués, à fraterniser avec le conquérant quand ils tombent, et alors les palais, les statues, les monuments, tout ce luxe de l'intelligence et de l'art s'évanouit ; les constructions les plus gigantesques n'ont plus de but, on perd jusqu'au souvenir de leur destination. Toute civilisation est ainsi comme un navire dans l'océan de la barbarie ; la force de l'humanité est dans la force de cet océan qui peut faire sombrer tous les vaisseaux.
On conçoit qu'on ait mis en doute la civilisation, qu'on l'ait accusée d'être un fléau de notre race, une dégénération de l'état de nature, une maladie de l'entendement humain, rongé par la fièvre des passions et des intentions. On conçoit que le dix-huitième siècle célébrât les sauvages ; que, parmi les Romains, Tacite vantât les vertus barbares des Germains ; que des saints Pères missent les Goths et les Vandales bien au-dessus des Romains ; que tout poème interrompe la série de ses batailles par la description de la vie pastorale. La civilisation est trop artificielle, trop semée de ruines pour que, p.042 dans les moments solennels de l'humanité, on ne se demande pas comme Cinéas s'il n'eût pas été mieux de se reposer avant de s'engager dans une voie où l'on trouve tant de défaites. Et on parcourt avec un mouvement d'impatience ces apologistes de la société qui se plaisent à réfuter ce qu'ils appellent le paradoxe de l'état de nature, sans voir qu'il y a dans ce paradoxe une telle fierté, une si puissante protestation, une rébellion si vaste, que personne sur la Terre ne saura jamais la réduire au silence. Certes la civilisation est fatale ; elle nous emporte, elle nous comprime, elle nous transforme, elle nous arrache notre moi, elle nous pousse vers un but inconnu, elle nous donne des besoins, des passions, des fureurs dont nous ne connaissons pas l'origine, elle nous force à travailler à son uvre avant de la connaître, elle est nécessaire comme le mouvement du globe ; mais on ne la comprend que quand on en doute, quand on sait braver ses vanités, ses erreurs, ses fantômes, ses religions, ses divagations, sa raison d'être, qui est toujours une raison d'État, une raison grecque, romaine, égyptienne, une manière de se tromper.
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Chapitre III
Quand commence la civilisation
La civilisation ne s'explique ni par notre corps, ni par l'analyse de nos facultés intellectuelles, ni par celle de nos facultés morales. Supériorité ironique du singe sur l'homme, de la fourmi sur le lion.
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p.043 La civilisation n'a pas d'origine et paraît tout à coup, sans qu'on puisse connaître l'instant où elle nous sépare des animaux.
C'est en vain qu'on chercherait la cause de notre supériorité dans notre organisation physique, dans notre stature droite, dans notre démarche assurée, dans notre main intelligente, dans notre bras qui demande des armes, dans nos besoins qui nous poussent à la chasse, à la guerre, à nous construire des cabanes, des villages, des capitales ; tandis que nous faisons notre apothéose comme si nous étions seuls dans le monde, le singe se dresse devant nous pour se moquer de nos prétentions.
Comme nous, il a la face nue, la tête en équilibre sur la colonne vertébrale, les épaules larges et aplaties, les mamelles à la poitrine, les mains avec les doigts p.044 articulés, la bouche avec des dents omnivores, les pieds avec des doigts semblables à ceux de la main, et sa conformation est si analogue à la nôtre dans toutes ses parties, qu'il imite nos gestes, notre démarche, nos actions, notre manière de nous asseoir, de manger, de nous coucher. Sa station quasi droite, les organes de la génération qu'il a libres, les menstrues de la femelle, la gestation de sept mois, l'instinct qui pousse ses petits à se cramponner à la femelle comme les négrillons à la mère, le placent de vive force dans notre famille, où il demande à être reçu par la plus caractéristique de toutes les affinités, sa passion pour la femme.
Au reste, il vit au sommet des arbres en s'y construisant des cabanons, comme certains sauvages de l'Australie ; continuellement excité à l'amour, il tend, comme l'homme, à la monogamie ; il idolâtre sa progéniture, l'embrasse, la caresse, la mord, la choie sans cesse. Il se réunit par troupes, obéit à des chefs, vole, fait la maraude, envahit les vergers, pille les blés, le millet, les fruits, mettant des sentinelles, qu'il punit de mort s'il le faut, et fait la chaîne, en sorte qu'en un clin d'il la récolte est enlevée et à l'abri des poursuites. Des singes rencontrent-ils des voyageurs : leurs rapports avec eux sont encore ceux d'une race amicale et goguenarde : ils les imitent et les persiflent, les irritent et les tourmentent, les entourent et leur font la moue, gambadent, s'enfuient, s'approchent. En Asie, ils suivaient les phalanges d'Alexandre au pas militaire, serrés en bataillons. En Amérique, l'astronome La Condamine les voyait p.045 pointer son télescope et courir regarder l'heure à la pendule. Et le voyageur qui les vise et les tue n'est pas content de lui ; il voit des agonies humaines, des yeux intelligents lui reprochent sa barbarie ; il comprend alors le respect sacré des Hindous pour cette race.
Mais elle n'a ni inventions ni découvertes, et ne garde pas le souvenir de son passé ; elle reste sans traditions, ne bâtit ni villes ni palais ; elle vit même sans prêtres et sans cathédrales. D'où vient donc notre supériorité ? Ce n'est pas certes de toutes les nuances physiques qui nous caractérisent et qu'on voudrait transformer en autant de privilèges.
La première de toutes est dans le cerveau, plus volumineux chez l'homme que chez les autres animaux. Cependant on ne saurait en tirer aucune conclusion par la raison péremptoire que le crâne est fermé, le cerveau muet, sa forme mystérieuse ; et si toutes nos sensations s'animent et deviennent des idées, des raisonnements, des inventions dans la boîte osseuse du front, si ses protubérances sont les signes de nos penchants ou de nos vocations, ces signes restent sans suite, sans explication, étrangers à la pensée, en dehors des passions, et n'annoncent que de vagues possibilités dans un monde inaccessible à l'il. L'aiguillon de l'abeille, les ailes de l'oiseau, la trompe de l'éléphant révèlent leur destination ; mais des bosses plus ou moins multipliées ou irrégulières ne sont pas des données positives. Au reste, la même description s'applique également bien au cerveau de l'homme et à celui du singe ; les différences de quantité p.046 se réduisent à un pli de passage et à un opercule incomplet, et les différences de quantité donnent lieu à des discussions encore plus embarrassantes. Si on les mesure par l'angle facial, on voit des nègres au-dessous du saïmiri ; si on les mesure par le poids absolu, l'homme cède la place à la baleine et à l'éléphant ; si on les évalue par le poids relatif au corps de l'animal, les petits singes américains seraient très supérieurs à nos plus grands génies.
La différence de stature est plus remarquable ; on peut du moins la mettre en rapport avec nos actions, car elle tient au système entier des muscles et des os. On dirait que la fermentation mystérieuse qui agite le crâne nous oblige à nous lever, et nous tenons notre tête ferme par le cou, nos jambes par les mollets, nos pieds par les talons ; nos cuisses, fortement développées, nous permettent de rester absolument droits sur nos pieds. Nous n'avons ni le trou de l'occiput reculé comme le singe, ni ses cuisses et ses jambes décharnées, ni ses pieds sans talon, ni sa station transversale, ni sa démarche bondissante et ondulée. Notre stature fait l'orgueil des humanistes, et les théologiens se livrent aux plus consolantes réflexions sur le port magnifique de notre tête. Mais ce port suffit-il pour constituer notre supériorité ? Est-ce vraiment un privilège de l'homme de tenir la tête haute ? Le pingouin, le plongeon ne rivalisent-ils pas avec nous ? Le singe ne se dresse-t-il pas presque autant que nous ? Le cygne, l'oie, la girafe devraient-ils monter en rang à cause de leur cou flexible ? Rien de moins concluant que cette partie de notre p.047 organisation. Supposons que nous possédions des ailes, que nous puissions planer dans l'air comme l'aigle, que nos prédicateurs pussent entrer dans les églises par les fenêtres et aller se percher en chaire sans gravir l'escalier, quelles merveilleuses périodes ne nous feraient-ils pas entendre sur les ailes données à l'homme, sur son sort infiniment supérieur à celui des autres bipèdes et quadrupèdes de la Terre ! Avec quelle pitié ne les verraient-ils pas ramper sur le sol, grimper avec des peines infinies sur les arbres, monter de marche en marche de petites échelles de quelques mètres, et risquer la vie au moindre faux pas ?
En vérité, la station droite et la tête levée ne valaient pas tant de panégyristes, et on pourrait leur opposer les éloges qu'Adrien Spiegel donne à notre derrière, dont les muscles, épais comme des coussins, nous permettent, dit-il, de nous asseoir et de nous mettre ainsi dans la posture la plus propre à la méditation.
Depuis Anaxagore, on n'a cessé d'attribuer la supériorité de l'homme à la main, et les Athéniens coupaient le pouce aux Éginètes, leurs esclaves, pour s'assurer de leur soumission. Le pouce s'oppose aux autres doigts ; atrophié dans le singe, il lui ôte la possibilité de bien manier les objets, et on ajoute que chez nous le bras, doué d'un mouvement de rotation plus ample, nous donne de plus grands moyens d'attaque, de défense et d'action. On oublie pourtant que le bras du singe est plus long, plus agile, plus fort ; il porte tout son corps avec aisance, il lui permet d'imiter les tours de force de p.048 nos baladins sans apprentissage, sans efforts, presque sans y songer. Si ses deux mains sont imparfaites, il en a quatre ; il grimpe mille fois mieux que nous, il s'élance d'un arbre à l'autre, il fait des lieues comme l'écureuil en se jetant de branche en branche, il se pend aux arbres avec sa queue, il s'en sert pour prendre les objets. La queue prenante ne vaut-elle pas les talons et les mollets qui, au reste, manquent au nègre ? Si quelques mouvements sont interdits au singe, il s'en dédommage par l'agilité, par l'adresse, par la force. Peut-on se mesurer avec le gorille, que dix hommes peuvent à peine tenir, qui tord de ses mains le canon du fusil déchargé contre lui et qui emporte une fille à la cime d'un palmier ?
Puisqu'on fait appel à l'anatomie comparée pour prouver notre supériorité, qu'on la suive jusqu'au bout ; et dès qu'on vante si haut notre stature droite, nous demandons aussi si nous ne lui devons pas les palpitations, les anévrismes, les concrétions polypeuses au cur et cette pression des humeurs qui surexcite nos désirs vénériens et nous place si souvent au-dessous des animaux. C'est encore à la stature droite que la femme doit les menstrues, la structure du bassin qui rend l'accouchement difficile et provoque la naissance de l'enfant avant que l'ossification du crâne soit achevée. De là notre longue enfance, nos pas incertains, notre faiblesse qui dure une dizaine d'années, la nécessité où nous sommes d'apprendre à marcher, à sauter, à penser. Enfin, notre peau nue nous livre à la variole, à la rougeole, aux pétéchies, à la milliaire, à la scarlatine ; toute notre p.049 organisation nous porte aux dispositions cancéreuses, à la teigne, aux maladies syphilitiques, à l'obésité, à l'apoplexie, aux hystérismes, aux appétits dépravés. En naissant, nous sommes des infirmes, en vivant des malades ; nous n'avons ni l'il de l'aigle, ni l'ouïe du lièvre, ni le toucher de la chauve-souris, ni l'odorat du chien, ni les cornes, les défenses, la course rapide de certains animaux. Sans plumes, sans écailles ni téguments, sans armes offensives ou défensives, nous sommes le plus disgracié de tous les êtres, et le singe ne doit ses imperfections, sa lubricité, sa légèreté et son tic imitatif qu'à son trop de ressemblance avec nous.
Tel est l'homme de la nature, l'Adam, qu'on rencontre dans les bois, triste, fatigué, décharné, travaillant sans cesse pour conquérir une chétive nourriture et passer la nuit à l'abri des bêtes féroces. Voulez-vous le voir de plus près ? Suivez le capitaine Ross, au moment où il découvre les Esquimaux ; ils sont là sur une montagne de glace : c'est avec peine qu'on les approche, qu'on leur montre que les Européens sont des hommes comme eux ; ils se croient les seuls habitants du monde qu'ils se figurent rempli de glace comme le pôle. On leur montre le navire, ils le prennent pour un animal, puis pour un dieu ; ils lui font des révérences, ils se tirent le nez pour le saluer : on les fait monter à bord, alors ils veulent emporter les mâts sur leurs épaules ; ils n'ont aucune idée du poids relatif des objets. Comparez ces brutes à figure humaine avec la chimpanzé femelle, que le capitaine Duprez observe à bord d'un navire en traite. p.050 Elle chauffe le four, elle veille à ce qu'aucun charbon ne tombe, elle vire le cabestan, elle envergue les voiles, elle se chargerait de l'empointure, la partie la plus difficile et la plus périlleuse, si le matelot de service le lui permettait. Elle amarre les rabauds, elle dégage sa main engagée entre les relingues et la vergue sans cris, sans contorsions, sans grimaces. Un jour, le capitaine lui fait donner le fouet : elle le subit sans résister ; à chaque coup elle tend la main d'un air suppliant pour qu'on cesse de la frapper, et depuis, elle refuse toute nourriture et se laisse mourir de faim. Où est la supériorité de l'homme ?
Elle sera, certes, dans les facultés intellectuelles ou morales ; mais si on les analyse d'après les traités de psychologie, si on démonte pièce par pièce la raison en comparant ses diverses formes avec les formes de la raison chez les animaux, si on reste dans l'homme individuel, antérieur aux faits historiques, à la tradition, à la religion, on reste au point de départ.
La première faculté qui se présente, la sensation, ne nous donne aucun avantage sur les animaux. Ils regardent, ils touchent, ils écoutent, ils jouissent, ils souffrent comme nous, et parfois ils nous surpassent tellement, qu'ils nous semblent vraiment doués de facultés magiques. Nous ne pouvons pas même lutter avec le nègre, qui approche du singe : il voit le vaisseau que le blanc aperçoit à peine avec la lunette ; il flaire la piste du blanc là où notre odorat reste insensible. Réduits à la statue de Condillac, nous tombons au-dessous de l'animal.
p.051 Passons à la mémoire. La refuserons-nous au cheval, que nous prenons pour guide dans les mines ? Sans lui nous nous perdrions dans nos propres souterrains. L'oiseau de retour d'Afrique découvre dans la forêt, au milieu d'arbres tous semblables, la branche où il a couvé ses petits : nous en croyons à peine nos yeux. Avec la mémoire, il faut admettre ses lois, ses jugements mnémoniques, ses cercles qui renferment la prévision dans le passé, enfin son résultat, l'expérience qui se développe par la société. Cent espèces marchent par troupeaux, forment de véritables républiques, ont un gouvernement, des guerres, des conquêtes, des migrations ; elles punissent les sentinelles négligentes, les individus qui compromettent la sécurité publique : chaque membre de la tribu a sa femelle, ses petits, sa famille ; il doit y pourvoir, et, quel que soit l'instinct, comment vivrait-il sans associer ses idées et sans prévoir, d'après la veille, les événements du lendemain ? Aucune différence entre l'expérience de l'animal et celle de l'homme : un général visite sa forteresse avec l'attention d'un lion qui examine sa caverne.
Dès qu'on accorde la sensation, la mémoire, l'association des idées et un certain degré d'expérience, le jugement suit cette concession, car on le trouve dans la perception qui affirme les objets, dans la mémoire qui les reconnaît, dans l'analogie qui les enchaîne, dans les cercles des habitudes intellectuelles, et, une fois admis que l'animal juge, on est forcé de lui octroyer toutes les catégories, toutes les conditions sans lesquelles le jugement p.052 ne saurait se produire. Nous voilà amenés à lui accorder des idées, car on a trop bien démontré que sans idées on ne juge pas, que chacun de nos jugements suppose une idée générale, qu'ils se développent en attribuant l'être à des objets, les qualités à des substances, les effets à des causes, pour qu'il soit permis de refuser les catégories de la raison aux animaux. Puisque le jugement entraîne à sa suite le principe de contradiction, déclarant qu'une chose ne peut pas être et n'être pas en même temps, il faut leur accorder aussi le principe exclusi tertii, par lequel une chose ne peut pas avoir en même temps deux qualités opposées ; c'est là-dessus que les animaux se fondent pour ne pas se contredire.
Qu'on cesse donc de vanter notre grand privilège de concevoir les idées nécessaires et universelles : le dernier insecte les possède comme nous ; il perçoit les objets dans l'espace qui est, comme on dit, une idée nécessaire et universelle, dans le temps qui conduit à l'infini ; il ne confond certes pas la couleur avec l'objet coloré, il voit donc la substance au fond des objets, il en voit l'être premier qui les soutient, il le voit actif, il connaît la cause, et on ne dira certes pas que le chien de chasse ignore la cause et l'effet dans le coup de fusil, qu'il ne redoute pas la raison suffisante du fouet, qu'il n'a pas la notion de la cause finale quand il tombe en arrêt devant sa proie pour qu'elle soit saisie ; qu'il n'ait aucune notion ni de l'espace à parcourir, ni du temps à employer pour le parcourir, ni des cachettes qui donnent à l'être l'apparence du non-être. Ces notions une fois supprimées, p.053 la chasse est impossible. Mais quel animal n'est pas chasseur, ne cherche ou ne broute pas sa nourriture, ne s'agite pas dans le temps ou dans l'espace, au milieu des causes ou des substances ? Et, comme il est convenu de distinguer nettement ces notions de leur analyse, de la réflexion qui les domine et les décompose dans les traités de philosophie ; comme il est entendu que le pâtre ne cesse de juger avec toutes les catégories de Kant ou d'Aristote, quoiqu'il ne sache pas qu'il les possède, il faut bien appliquer le même principe à l'animal, qui juge, doute, affirme, nie, distingue la qualité de la substance, la couleur de l'objet coloré, l'effet de la cause qui le produit, le signalement de la chose signalée, sans avoir suivi aucun cours de philosophie. Enfin, le raisonnement est dans toutes ses actions : il ne peut passer d'un jugement à l'autre sans s'engager dans la filière de la déduction et de l'induction, sans obéir aux cinq cents modes syllogistiques dénombrés par Aristote, sans appliquer les règles de l'Organon de Bacon, qui compare toute recherche à une chasse, en un mot, sans que le raisonnement lui donne la raison, quoi qu'en disent Leibnitz et Buffon.
Si du catalogue des facultés intellectuelles on passe à celui des sentiments, on les trouve tous dans la nature animale ; la joie, la tristesse, la crainte, le suicide, la folie, le rêve, l'amour, la haine, la jalousie, la justice, la rage. Quelle impulsion manque à l'animal ? Il connaît la famille, la société, la république, la monarchie, la guerre, tous les objets que nous connaissons, et ici encore la p.054 variété indéfinie des goûts et des penchants nous défend de nommer la passion ou l'impulsion par laquelle l'histoire commence. Pour indiquer une faculté spéciale à laquelle on attribue notre supériorité, on a été réduit à la chercher dans la religion, dans la tradition, dans le langage. Mais avec la religion on est déjà bien loin d'Ève et d'Adam, en pleine civilisation, avec des temples, des autels, des pontifes qui nous imposent de croire à un paradis, à un enfer, dont ils donnent une description minutieuse, démontrant les dieux et racontant l'histoire du monde avant son origine ou celle de l'homme avant sa naissance.
La même réflexion s'applique à la tradition qui, à son tour, est déjà de l'histoire, déjà une partie de la civilisation dans sa condition la plus essentielle de ne pas oublier le passé. Nous demandons précisément pourquoi l'homme est un être historique ? pourquoi il se souvient d'hier ? Pourquoi ajoute-t-il toujours des inventions nouvelles aux anciennes ? Pourquoi ses guerres, ses gouvernements, ses dieux dépendent-ils de la foi de ses pères ? Comment se sépare-t-il, à un moment donné, de ses frères dans la création, les animaux, condamnés à vivre dans un présent perpétuel ? Enfin le langage n'explique rien : car naturel, il est commun à tous les animaux, et la cigogne parle comme l'homme ; artificiel, il se perfectionne de siècle en siècle, il suit la pensée dans sa course, la réflexion dans ses retours, la société dans ses élaborations. Tout dictionnaire est un véritable résultat de la vie historique d'un peuple, un recueil de ses p.055 idées disposées par ordre alphabétique, un formulaire où l'on voit réunies toutes les abstractions auxquelles il est arrivé.
Une dernière considération interdit toute conclusion d'après l'analyse de nos organes, ou de nos facultés ; c'est qu'en suivant les physiciens on arrive à des résultats en contradiction directe avec ceux de la psychologie. D'après les physiciens, on peut suivre les progrès de la vie dans ses manifestations extérieures ; on passe au moins ainsi du mollusque au ver, au reptile, à l'oiseau. Il est certain que les organes s'ajoutent progressivement aux organes, et qu'en arrivant aux mammifères on peut parler avec Linnée des primates de l'animalité. Tant qu'on regarde le corps, il est certain qu'en montant les degrés de l'échelle, certaines facultés s'atrophient pour céder la place à des facultés supérieures, et que, par exemple, l'odorat, si puissant dans le chien, et l'amour physique, si prépondérant chez le nègre, diminuent dans les races supérieures, afin que l'esprit s'élève. Si on donnait à l'homme les ailes de l'aigle, il perdrait ses bras et ses mains, il planerait dans les airs, mais son industrie s'évanouirait. Tant que la physique reste seule, on peut la suivre, on peut lui laisser combler à sa manière les vides de l'échelle ; on acceptera avec résignation ses assertions gratuites qui les attribuent à une perte de certaines espèces ; on acceptera avec attention ses explications sur les développements parallèles, car dans mille cas la lutte et l'équivalence des forces se substituent au progrès.
Malheureusement la psychologie révèle dans l'abeille, p.056 la puce, la mouche, le moustique, une supériorité hors de proportion avec l'exiguïté de leur corps. On serait épouvanté en voyant des abeilles de la grosseur de l'éléphant : quelle force, quel art, quelle bataille aurions-nous devant les yeux ! Mais pour la science, le grand et le petit n'existent guère ; la psychologie se soucie fort peu du corps, elle regarde l'esprit, et au lieu d'admirer le lion ou l'éléphant, dont le travail stupide se réduit à errer dans la forêt à la chasse d'une proie et à dévaster des arbrisseaux, elle admire les travaux infiniment plus compliqués et plus ingénieux des insectes. Ici les études de MM. Réaumur, Latreille et Huber placent la fourmi au plus haut de l'échelle animale, bien au-dessus de l'orang et du chimpanzé. On sait comment elle construit son terrier, les soins infinis qu'elle donne à son asile, de quelle manière elle dispose cet immense édifice de cellules, de salles, de corridors, de souterrains, de magasins. Son industrie met tout à contribution, la terre, la paille, les herbes et jusqu'à la pluie qu'elle attend pour fortifier la voûte de son habitation prête à s'écrouler si la terre reste aride. Tous les soirs elle se barricade, le matin elle se débarricade ; la fourmilière a ses soldats, ses sentinelles, ses patrouilles, ses gardiens, son langage, qu'on a appelé antennal, son association, qui distribue les taches et les entreprises, et on ne finirait pas si on voulait décrire la ponte des ufs, la fête de l'éclosion, le moment où les fourmis nouvelles s'élancent dans l'air, où elles s'accouplent, celui où la femelle fécondée retombe sur la terre et s'arrache les ailes pour accomplir p.057 ses devoirs de mère. Mais deux faits la placent à côté de l'homme. D'abord elle est le seul animal qui élève des animaux à son usage. Avide d'une liqueur sucrée qui coule de deux trous de l'abdomen de la chenille, elle va la prendre sur les arbres, la presse, la caresse, la suce, et la transporte délicatement sur les arbrisseaux de gramen qui entourent son terrier, et là elle en tient des troupeaux à sa portée, en sorte que toute fourmilière se trouve ainsi entourée de pâturages naturels et de troupeaux artificiellement groupés et surveillés de près. Voilà la vie pastorale avec ses travaux, sa richesse, ses délices.
Le second fait par lequel la fourmi nous imite est celui de la guerre. Vaillante et disciplinée, elle marche régulièrement à l'attaque des fourmilières ennemies, les combat à outrance, leur livre des batailles rangées où l'on voit tous les épisodes des batailles en rase campagne, toutes les ruses de la stratégie ; et, au moment de la victoire, elle s'empare de l'ennemi, l'extermine, lui enlève ses ufs, et la race conquise naît dans l'esclavage, destinée à servir la fourmilière conquérante. Rien de plus curieux que ces fourmis guerrières habituées au commandement ; elles ne descendent plus aux travaux domestiques : la nourriture, le soin des ufs, le transport des poids, tout est livré à leurs victimes, surveillées par des patrouilles ; si on bouleverse le terrier, les conquérants meurent de faim et délaissent tout, à moins qu'on ne leur rende leurs domestiques, bientôt empressées de reprendre leur travail subalterne. La fourmi a donc des p.058 troupeaux et des esclaves à peu près civilisés. Nous ne comptons pas les autres combats, où elle pousse l'audace jusqu'à attaquer l'homme. Dans la Guyane, on évite ses terriers, hauts de dix pieds sur trente de base ; on ne les démolit qu'à coups de canon en les entourant d'un cercle de feu. S'en approcher serait s'exposer à l'invasion d'un million d'êtres exaspérés, héroïques, sans aucun souci de leur vie. En Afrique, Adams remarqua une espèce de fourmi qui minait et recouvrait sournoisement quelques toises de terrain fréquenté pour guetter et envelopper les passants. En les traversant à la course on ne risquait rien, mais un enfant, un infirme, un animal blessé y aurait laissé la vie.
Or, que l'on compte les actes d'entente, d'hésitation, d'exploration, de délibération ; que l'on note les raisonnements inductifs et déductifs impliqués par la vie de la fourmi ; qu'on tienne compte de son industrie, de ses luttes, de ses guerres, de sa richesse pastorale, de sa domination sur les vaincus ; qu'on dénombre les amours, les haines, les affections domestiques, belliqueuses ou républicaines supposées par un terrier, et on trouvera le lion bien vulgaire en présence d'un insecte. Ainsi, tandis que notre supériorité ne s'explique ni par l'anatomie, qui compare pièce à pièce notre corps avec celui des animaux, ni par l'analyse qui compare pièce à pièce notre intelligence avec celle des fourmis, la psychologie se met en contradiction avec la physique et renverse son échelle des êtres et son organologie progressive pour compléter la confusion. Il en faut conclure que le problème de l'histoire s'explique d'une autre manière.
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Chapitre IV
La division des races
Chaque nation soumise à l'instinct comme une espèce animale. Ses actions fatales, imprévoyantes et néanmoins fatidiques. Corrélation magique entre sa civilisation et la terre qu'elle habite. Persistance de cette corrélation depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours. Les naturalistes condamnés à classer les races d'après les divisions géographiques.
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p.059 L'homme se distingue des animaux comme ceux-ci se séparent les uns des autres par la force de l'instinct, par ce fait primitif dont personne ne rend compte, qu'on appelle spontanéité, inspiration, vitalité, ou d'un seul mot, nature, mais qui certes ne se révèle que par ses effets. Toute notre action obéit à ses lois.
La première d'entre elles, l'instinct, condamne à l'action, d'une manière fatale, prophétique et divinatoire, l'animal qui atteint son but à son insu, et les anciens adoraient les animaux comme des êtres surnaturels, parce que leur sagesse silencieuse devance la réflexion, l'enseignement, l'exemple. Dès qu'une action est enseignée, cela seul l'exclut de la classe des instincts. Or, le miracle de l'instinct se trouve dans nos besoins, dans nos passions, p.060 dans l'inquiétude divinatoire qui demande l'action avant d'en connaître le but, qui demande l'instruction avant de la soupçonner ; ce mot seul de recherche, qui s'applique à la chasse, à la guerre, à la science, suppose qu'on cherche ce qu'on ignore, qu'on attend l'inconnu, qu'on obéit, en un mot, à l'attente mystérieuse d'une destinée.
L'instinct protège l'espèce, il suggère les actes les plus utiles, et il pousse aveuglément aux travaux que conseillerait la science la plus initiée aux mystères de la nature. Il choisit les nourritures, les boissons, les mouvements nécessaires pour éviter les dangers soudains ; il éclate surtout dans l'instant de la génération, et il protège tellement l'espèce, qu'il lui sacrifie l'individu et que la mission de la mère est un délire continuel au profit de l'enfant. Là-dessus encore nulle différence entre l'homme et l'animal, tous deux également poussés à se propager, à se multiplier, également heureux sur toute terre où ils peuvent s'étendre davantage à chaque nouvelle génération, également attristés en présence des disettes, des miasmes, des inondations, de toutes les misères qui dépeuplent le monde et montrent l'image de la mort.
Une fois en action, l'instinct entraîne tout, le jugement, le raisonnement, l'intelligence, ce qu'on appelle la raison, et cette expérience de l'oiseau, qui approprie son nid aux angles des murs, aux sinuosités des rochers, aux branches des arbres, quelquefois au bout des branches pour éviter les serpents, se retrouve dans l'homme, qui aiguise le bâton, en fait une lance, et fortifie ainsi ses p.061 membres par ses outils et ses outils par son industrie. Rien n'est en dehors de l'impulsion primitive, tous les progrès ne font que la développer : l'architecte abrite, l'armurier protège ; chaque besoin enfante sa profession, sa vocation que l'industrie subdivise à l'infini. L'art ne fait que l'embellir, et si les industries des animaux ont leurs élégances, leur beauté, leurs rythmes, si la vipère déroule ses spirales avec grâce, si le paon étale avec orgueil son admirable plumage, le cygne sa forme ravissante, de même l'homme s'embellit naturellement, et si on le contemple dans les tableaux de la vie chinoise, indienne, africaine, on comprend que ses usages, ses murs, ses lois forment autant de cristallisations où la nécessité géométrique des molécules obéit aux lois de l'art.
Là où l'instinct cesse, l'animal tombe dans une sorte d'atonie d'où rien ne l'arrache. Chaque espèce vit ainsi dans sa sphère d'efficience, sans communication avec les autres, barricadée par une invincible insouciance dans sa vocation, dans un somnambulisme éternel. Ce somnambulisme nous enchaîne à notre tour à notre espèce, nous sépare de toutes les autres espèces, nous isole dans notre destinée, et toute notre supériorité réside dans nos impulsions plus variées, dans nos actions plus vastes, dans nos corrélations plus diversifiées, dans nos attroupements plus compliqués, dans notre éducation plus longue, plus pénible, plus difficile, et dans la facilité avec laquelle elle devance l'instinct, le débauche, lui donne des désirs précoces, des satisfactions anticipées, des curiosités maladives jusqu'à nous jeter dans cette indécision qui nous p.062 fait croire que nous sommes raisonnables. Mais nous restons toujours à la merci de la nature ; elle tire de la confusion de nos souvenirs grecs et romains un homme toujours nouveau ; elle tire de la foule les hommes prédestinés réclamés par le monde ; elle fait jaillir en nous cette poésie qui nous anime, sans même nous permettre de compter nos penchants, dont les psychologues et les phrénologues ne peuvent fixer le nombre ; elle tire de ces notes primitives toute la musique de nos actions, sans que nous connaissions son but ; elle nous met de vive force en harmonie avec le spectacle magique qu'elle fait paraître devant nous. Nos religions la suivent en dépit de nos yeux, certaines que la Providence perfectionnera la Terre par le ciel afin de mieux répondre à nos attentes. Nos sciences économiques prêchent la liberté du commerce, de l'industrie, du travail, en se confiant aveuglément au libre essor de nos intérêts, et nos utopies s'insurgent contre l'économie politique, parce qu'elles la trouvent trop timide ; il ne leur suffit pas de laisser libres le travail, l'industrie, le capital, le commerce, les colonies, toutes les nations, il leur faut le règne de la nature, de ses élus, de ses forces primitives, sans que la tradition de la propriété pèse sur le génie des inventions et sur les attraits des créations.
Livré à l'enchantement de ses corrélations avec le monde, l'homme varie quand la scène du monde varie. Telle est l'exigence générale de l'instinct. L'Afrique nourrit le lion, le tigre, l'éléphant ; on voit d'autres vivants au milieu des lianes et sur les prairies tremblantes p.063 de l'Amérique ; l'Océanie a ses espèces, l'Asie les siennes, et il n'y a pas de naturaliste qui ne devine à première vue la partie du monde à laquelle une faune appartient. Chaque atmosphère a ses oiseaux, chaque mer ses poissons ; la baleine du Nord n'est pas celle du Sud, bien que ses formidables moyens de locomotion lui permettent de se jouer des distances. L'homme que nos idées rendent invariable, typique et omnivore, fléchit sous le climat comme l'oiseau, la baleine et l'insecte, et son corps porte le premier l'empreinte du milieu où il vit, L'Apollon du Belvédère et la Vénus des Médicis, que nous admirons comme des modèles, perdent leur sens aussitôt qu'on s'éloigne de l'Europe. Ailleurs on aime des femmes à embonpoint hideux, au teint jaune, noir ou noirâtre, aux yeux écartés ou de travers, aux mamelles pendantes, aux laideurs les plus variées. L'air, la terre, le climat, la nourriture modifient le corps, et avec le corps les goûts, les penchants, les passions ; la modification s'étend peu à peu aux parures, aux habitations, aux murs, aux fêtes, à toutes les industries, et la vie sociale finit par présenter les tableaux les plus opposés.
Ainsi au pôle on a des nuits de trois mois, des jours de la même durée, une terre prise par les glaces de la mer, des fontes où des montagnes s'entre-choquent et s'écroulent avec un fracas épouvantable, presque point de végétation, et à ce climat répondent des hommes rabougris, hauts à peine de quatre pieds, les Lapons, les Samoyèdes, les Groenlandais, les Esquimaux au visage large, plat, à l'il jaune, au nez écrasé, aux paupières p.064 retirées vers les tempes, au corps trapu. Approchez de l'Esquimau ; son haleine vous chauffe comme si elle sortait d'un four, son odeur de lard vous donne des vertiges ; certes, vous ne partagez pas son pain de farine d'os de poisson mêlée avec de l'écorce de pin ou de bouleau, ni sa boisson favorite d'huile de phoque ou de baleine. Et cependant, très heureux, il vit dans les délices de la chasse, il guette le phoque, il harponne la baleine, il glisse sur la glace, il passe ses nuits de trois mois sous terre, dans des souterrains ensevelis sous la neige, il se fraye un passage, la pioche à la main, dans les souterrains de ses amis ; il a ses fêtes, ses joies que nous ne comprenons pas. Mais ne croyez pas qu'il porte envie à Paris ou à Londres ; il les abhorre, il y mourrait d'ennui ; le spectacle de notre nature ne parle plus à ses instincts.
Quittons ces climats effroyables, transportons-nous sous la zone torride, en Afrique, sous un soleil que notre tête ne supporte pas, sur un sol brûlant où la Portugaise avorte ; là nous voyons d'autres hommes en harmonie avec le sol, les nègres avec le tronc court, le cou également raccourci, le crâne simien, les cheveux de laine, le pied plat, la démarche incertaine, les parties génitales monstrueuses. Ils exhalent une odeur de chair morte ; leur sang, leur bile, toutes leurs humeurs présentent une teinte plus foncée que chez nous, enfin les penchants, les instincts, les passions ne sont plus les mêmes. Quelle fougue dans leurs combats ! Quelle fureur n'ont-ils pas pour la danse ! Toutes leurs fibres remuent au son de la p.065 musique la plus grossière ; terribles dans les vengeances, ineptes dans les batailles ; chez eux, tous nos objets changent de prix, et ils vendraient un homme pour une paire de bottes.
Tournons-nous vers l'Amérique ; c'est, dit-on, un continent nouveau, une création récente, où les Andes s'abaissent à vue d'il, où le feu central fait entendre sous les pieds les explosions de l'artillerie. Ancien ou nouveau, c'est le monde de la race cuivrée, ou, d'après l'expression vulgaire, des Peaux-Rouges, une race faible, réflexive, mélancolique, apathique, paresseuse, orgueilleuse et fortement nuancée, jusqu'à présenter chez elle des géants et des hommes au thorax colossal. Les noms seuls de Caraïbes, d'Araucains, de Patagons, de Pécherais rappellent que nous sommes au milieu d'autres cabanes, d'autres industries, d'autres habitudes ; une autre chasse poursuit des animaux inconnus à l'ancien monde, et d'autres chants, d'autres fêtes, d'autres batailles animent ces peuplades d'après les langues que la statistique évalue jusqu'à quatre cents. Rien qu'à voir une idole du Mexique ou le costume d'un Inca, on rêve un monde fantastique, et aucune histoire ancienne ou moderne ne ressemble aux dernières scènes où s'arrêtent soudainement, au quinzième siècle, le mouvement inconnu de ces peuples, insensibles à la douleur, incapables d'arriver à la gloire, héroïques dans la souffrance, nuls dans la résistance. Ces caciques d'Ana-Caona, qui fêtent Christophe Colomb ; ce Montezuma, qui voit descendre chez lui les demi-dieux de l'Espagne : ces hommes p.066 qui se laissent égorger à Cassamalca, au nombre de six mille, sans lever la main, sans qu'un seul Espagnol soit blessé ; ces insulaires qui se laissent déporter au nombre de quarante mille à Saint-Domingue, où ils espèrent voir les ombres de leurs pères dans un paradis hispanique, ne vivaient, ne sentaient, n'agissaient pas comme nous, n'avaient pas dans leurs veines le sang du nègre ou de l'Européen.
À l'orient de l'Asie, on découvre un autre peuple au milieu d'une végétation si bizarre et si pittoresque que longtemps elle a passé pour un caprice des artistes chinois. C'est une autre famille de vivants, la race jaune du Mongol sans coloration sanguine, sans nuances vives au visage ; sa taille est ordinaire, son ossification forte, sa chevelure rude, lisse, épaisse, presque toujours noire, sa tête quasi européenne se dessine en losange et finit au sommet en pyramide. L'angle externe des yeux s'y relève, les paupières se brident, le front s'aplatit, le nez s'élargit, la face se développe. Cette race embrasse une foule de nuances, depuis les Kalmouks, les plus horribles des hommes, jusqu'aux Chinois, les plus adroits, les plus vigoureux, les plus prolifiques des mortels. Les usages, les murs, les traditions, tout s'harmonise dans le monde tartare-chinois ; un singulier mélange de naïveté et de ruse, de raffinements et de puérilités, de convoitise et de fourberie, de réflexion et d'imbécillité, varie les combinaisons ici pour créer de hordes errantes qui rêvent la conquête de la terre en parcourant à cheval leurs steppes démesurées, là pour construire l'empire p.067 indestructible qui surpasse depuis des milliers d'années les plus grandes centralisations d'Occident, ailleurs pour imiter Venise à force d'espionnage, de cruautés, de méfiances d'ailleurs si heureuses, que jamais l'étranger n'a foulé l'île du Japon. Aucune des merveilles de l'Europe n'étonne ces peuples ; s'il le faut, ils les copient, mais d'une manière si originale, qu'ils nous déroutent ; aucune de nos gloires ne réveille leur jalousie, car au besoin ils nous surpassent par des conquêtes inopinées, par des inventions qui nous humilient ; aucune de nos séductions ne les arrache à leurs habitudes, et ils savent au contraire nous faire aimer leurs singularités. Ils sont nos seuls rivaux sur la Terre, mais le mur d'airain de la race les sépare de nous avec une force proportionnée à la distance de l'Europe à la Chine.
Dès que les naturalistes ont essayé de classer les races, leur premier soin a été de les considérer dans leurs relations avec les climats, et Linnée les divisa d'après les quatre continents ; Buffon les porta à six en tenant compte de deux races des pôles et de l'Australie ; Leibnitz s'attacha à faire ressortir l'opposition entre les Lapons et les nègres, entre l'Orient et l'Europe. Mais la race n'est pas seulement dans la couleur, elle est dans les instincts, dans les passions, dans le caractère, et même pour la classer physiquement il faut noter des signes organiques. Ainsi Camper, Blumenbach, Virey, Cuvier donnèrent d'autres classifications d'après le crâne diversement conformé, les cheveux soyeux ou laineux, lisses ou crépus, la barbe riche ou indigente, les yeux p.068 bleus, gris ou noirs, les dents droites ou obliques, le nez camus, écrasé ou aquilin, le pied avec ou sans talon, les mamelles ovales ou en forme de poire, la stature haute ou rabougrie, svelte ou épaisse, le thorax ample ou ordinaire, les jambes, le bassin, l'occiput, la couleur du cerveau, du sperme, de la bile, une foule de détails anatomiques ont fourni d'autres différences. Que résulte-t-il cependant de toutes les recherches ? Que les nuances se multiplient à chaque pas, qu'elles échappent désormais à la plume comme au pinceau, que le crâne, les traits du visage, les formes du corps se combinent avec une mobilité qui confond les voyageurs. Combien de différences entre le Français et l'Allemand, entre l'Allemand et l'Italien, entre le Sicilien et le Napolitain ! Il n'y a pas une région dont les habitants noirs, noirâtres, rouges ou jaunes ne se subdivisent indéfiniment, et pour ne pas tomber dans une foule de signalements vagues, indécis, confus, on les indique encore, d'après le pays, et sans le nom des localités le discours même serait impossible.
La persistance des races dans leurs corrélations avec le sol est le fait le plus constant de l'histoire. En Grèce, les hommes ressemblent aux statues de leurs anciennes divinités, et leurs assemblées actuelles, leurs armées, leurs insurrections contre le sultan rappellent sous des formes nouvelles l'audace, le fractionnement et le génie des aventures qu'ils montraient jadis en combattant Xerxès. Leur poésie antique revit sans cesse même chez leurs pirates. Plus loin on dirait que les Tadjiks sont des Persans détachés des bas-reliefs et de monuments les p.069 plus antiques. Qu'on parcoure les rues de Rome, on rencontrera des hommes semblables aux statues des Césars ; même visage large, même crâne carré, le front borné, la face courte, le nez séparé du front, courbé à l'origine et s'abaissant en ligne droite pour se terminer sur une base horizontale. La majesté du port se retrouve chez les derniers gueux, la dureté des traits est générale et la beauté des matrones se reproduit sans cesse chez les dernières femmes de la plèbe.
On sait que les Français d'aujourd'hui portent les têtes rondes et ovoïdes de leurs ancêtres les plus reculés, et les chevelures des Gaulois donnent maintenant à Paris les premiers coiffeurs du monde. Quand César les a visités, il en a parlé comme s'il avait vu les révolutions de France ; légers et terribles, prodigues de la vie et faciles à la démoralisation, tournés au merveilleux, mais trop exposés à passer les confins du sublime, leur caractère reste encore aujourd'hui dans les lignes, on dirait presque ostéologiques, des Gaulois constamment aimables chez eux, intolérables à l'étranger. À leur tour, les Germains ont-ils varié ? Les voilà toujours avec leurs têtes blondes, leurs murs virginales, l'obstination intelligente, la raideur de la machine, et aujourd'hui encore ils ne pourraient être libres sans méthode, ni philosophes sans scolastique, ni héroïques sans pédanterie. Qui habite la Russie ? Toujours le Scythe aux cheveux blonds, au teint blanc, aux yeux bleus, aux murs sauvages. Qui habite l'Espagne ? Toujours l'Ibère, aussi fier que sobre : Sagonte résiste comme Saragosse, le cid Campéador fait trembler p.070 l'ennemi comme les capitaines de Charles Quint, et l'âme des premiers combattants contre les Romains se retrouve tout entière dans le peuple qui repoussait l'invasion de Napoléon Ier.
La corrélation de la race et du climat se montre avec une merveilleuse exactitude chez les Arabes, dont l'histoire répète sans cesse le drame d'Abraham avec ses tentes, ses troupeaux, son Dieu toujours adoré avec une exaltation exceptionnelle, et ses brigandages où le vol devient poétique. Les populations libyennes, de la Barbarie, de l'Algérie, du Sahara, de Barca ne changent pas, et l'expédition d'Alger les retrouve en 1830 telles que les avaient vues les Romains à la prise de Carthage. L'Inde ne met pas même de dates à son histoire ; à quoi serviraient-elles ? Ses hommes comptent des milliers de millions d'années, certains de ne jamais quitter leur sol, leurs traditions, leurs dieux, leur indolente et poétique méditation. Sous tous les conquérants ils vivent inaltérables avec leurs castes et leurs éléphants et ils respectent le singe aujourd'hui comme au temps de Brama. Les Anglais en parlent maintenant comme les Grecs du temps d'Alexandre. Il est inutile de citer les nègres, les Polynésiens, les Lapons, les Peaux-Rouges, les habitants de l'Océanie ; sans industrie, asservis à la vie animale, qu'y aurait-il derrière eux ? Ils sont à zéro, ils viennent du néant ; quand même ils se diraient anciens d'un million d'années, ils n'en seraient pas moins les témoins éternels de l'immobilité des races.
On pourrait facilement ajouter bien des exemples, mais p.071 les noms seuls de la Tartarie, de la Chine, du Japon rappellent les civilisations et les races les plus obstinées dans leur autonomie, et on doit conclure que l'étude comparée des langues, des monuments, des traditions, confirme l'immobilité des races sur les lieux où l'histoire les signale pour la première fois, et que les innombrables nuances des peuples affinés montrent, par leur constance, la séparation décisive des grandes familles du genre humain. On ne peut dire s'il y en a quatre, six ou quinze, les deux grandes races des peuples jaunes et blancs sont les seules prédominantes, mais toutes sont filles de la terre, enchaînées à leur climat par la magie de l'instinct, et dans l'impossibilité de se déplacer sans se dénaturer complètement.
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Chapitre V
La guerre des races
Les blancs visent à exterminer les autres races. C'est là le premier mouvement du cur. C'est aussi le dernier résultat de la réflexion, d'après les idées de la propagande chrétienne, témoin Las Casas ; d'après les idées de la philanthropie philosophique, témoin Raynal. Comment on arriverait à l'unification des crânes.
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p.072 La guerre des races, tout animale, massive et implacable, n'a rien de commun avec les guerres politiques. Celles-ci glissent, pour ainsi dire, à la surface des nations, se réduisent à des irruptions, à des promenades militaires, à des interventions armées, elles sont plutôt funestes aux gouvernements qu'aux masses, elles se bornent à remanier les sociétés en dissolution, à délivrer des multitudes opprimées, à subalterniser des peuples raffinés, des nations séparées par d'imperceptibles nuances, et les plus remarquables invasions depuis Xerxès jusqu'à nos jours ne se composent que d'à peu près cinq cent mille intrus au milieu de populations de dix à cent fois supérieures. Les plus grandes conquêtes se limitent à p.073 fixer quelques légions, quelques phalanges, quelques corps d'armées dans des pays incapables de se défendre. Les Romains laissaient les populations à elles-mêmes, les Lombards n'apportaient pas six cent mille hommes à l'Italie, Clovis n'en donnait pas deux cent mille à la France, et bientôt les conquérants se dispersaient, se fondaient avec les vaincus, subissaient tous les attraits du climat, toutes les conditions imposées par la terre. Mais l'invasion des races s'avance par l'extermination en faisant table rase, à tel point que les survivants doivent disparaître, et que les voisins doivent demander à la nature des barrières infranchissables pour se rassurer.
Notre race, en marche depuis quatre siècles, sillonne toutes les mers, visite toutes les côtes pour attaquer toutes les races, et notre intérêt nous dit que nous visons à les détruire, que nous ne les croyons pas de notre espèce, que tout nous est permis contre elles. N'interrogeons pas le sentiment du Parisien ou du Romain non plus que le dire des savants ou des philosophes, mais l'instinct des marins portugais, espagnols, hollandais, anglais, qui vont dans ces lointains parages où l'homme étant en présence de l'homme, sans le frein des lois, retourne à l'état de nature. Prenons au hasard un contemporain de Christophe Colomb ou de Cortez, l'un des témoins de la première conquête, Pigafetta qui suit Magellan chez les Patagons. La première idée du capitaine est d'en enlever deux comme on ferait de deux singes ; il les appelle à bord, les charge de ciseaux, de couteaux, de sonnettes, de rosaires de cristal, et leur fait présent en p.074 même temps d'une couple de chaînes destinées à leurs pieds. Charmés de voir ce singulier ornement, ils se laissent enchaîner, et c'est ainsi qu'ils se trouvent entre les mains des blancs qui éclatent de rire en les voyant se gonfler, dit Pigafetta, comme des taureaux. Ils moururent au bout de quelques jours. Trois siècles plus tard, après la réformation de Luther, après la Révolution française, à l'époque des théories philanthropiques, le capitaine Ross découvre au pôle les Esquimaux, et il en enlève un, qui meurt à son tour au bout de huit jours. On trouve la même insensibilité chez tous les chroniqueurs, chez tous les historiens contemporains des conquérants de l'Amérique, de l'Asie et de la Nouvelle-Hollande ; personne ne se croit l'égal de l'homme cuivré, personne ne se promène avec le nègre, personne ne cherche des amis parmi les Papous, personne ne veut s'épancher avec des Malais ou des Polynésiens. Croit-on qu'un nègre soit un homme pour une créole ? Elle qui rougirait de se laisser surprendre par le dernier des blancs, se fait masser, pétrir au sortir du bain par son esclave ; elle qui tomberait en défaillance en voyant couler le sang d'un homme de sa race, donne des ordres sanguinaires à son commandeur. On croit que le nègre a la peau dure, que sans les coups on n'en viendrait pas à bout, que le battre c'est le nourrir, c'est perfectionner son éducation, qu'au besoin on le récompensera, et que pour un verre d'eau-de-vie il recevrait volontiers une volée capable de tuer l'un des nôtres : cela le regarde ; en attendant on va au plus pressé ; s'il s'enfuit on le p.075 punit, s'il se révolte on le pend. En Amérique, c'était une partie de plaisir que d'aller à la chasse des Esquimaux ; dans la Nouvelle-Zélande c'était un amusement pour les marins du capitaine Cook que de tuer les Indiens, et il n'y a pas de capitaine qui n'ait dû contenir l'instinct meurtrier de son équipage. D'après cette impulsion, la politique des capitaines de Leurs Majestés catholiques et chrétiennes au milieu des autres races a été celle des négriers en Afrique, des chercheurs d'or qui massacrent leurs concurrents, des chauffeurs qui surprennent une maison isolée, avec la différence qu'ils procédaient saintement, méthodiquement, naturellement, avec la persuasion de délivrer la terre de gens qui ne méritaient pas de vivre.
Cette guerre d'extermination se fonde sur le principe constamment professé par notre race qu'elle a droit à l'empire du monde, parce qu'elle est la règle de l'univers. Si les Grecs évoquaient le souvenir d'Hellen, et les Romains celui d'Énée, les chrétiens, plus raffinés, ont trouvé la formule encore plus singulière qu'on lit chez Herrera, et qui a dirigé toutes les opérations des capitaines portugais, espagnols et, en général, européens, dans la prise de possession des terres découvertes. Ces capitaines, en arrivant au milieu des peuples les plus inconnus, leur déclaraient que Dieu avait créé une seule race, que cette race s'était divisée par suite de calamités très anciennes, que le pape s'était chargé de réunir de nouveau toutes les nations, que, dans ce but, il avait chargé les rois de les visiter, que le souverain dont ils portaient le drapeau p.076 était spécialement chargé de rétablir la véritable religion :
Si vous obéissez docilement, concluait le capitaine, vous agirez avec sagesse ; mais si vous résistez à mes ordres ou si vous tergiversez, alors je vous combattrai, je vous réduirai en esclavage avec vos femmes et vos enfants ; je m'emparerai de vos biens, je vous ferai tout le mal possible, et je vous en imputerai toutes les conséquences.
Cette déclaration, lue par-devant notaire à la face du ciel, en présence de l'équipage et des naturels, que la curiosité attirait sur le rivage, et qui ne pouvaient la comprendre, traçait la ligne de conduite de la race conquérante. Sans doute l'Église était bien criminelle, mais Alexandre VI, en donnant l'Occident à l'Espagne, et l'Orient au Portugal, se bornait à sanctionner le sentiment général des blancs, qui se croyaient inspirés par le zèle de la plus bienveillante fraternité. Pouvaient-ils douter des injonctions de la Bible, de l'autorité du pape et de la tradition des croisades sans se renier ? Dès qu'on avait intimé l'ordre de se rendre, la résistance devenait malicieuse, elle était une rébellion. Dès qu'on la réprimait, qu'on jugeait avec toutes les formes de la jurisprudence européenne appliquées à des Incas, à des Caciques, à des hommes qui devaient la considérer comme un honneur, la peine était la conséquence nécessaire du jugement, et l'extermination celle de la peine.
En vain voudrait-on enlever ce débat sur la destinée des autres races au cercle fatal de nos sentiments. Lincoln ne s'y dérobe pas plus que Las Casas, les p.077 missionnaires catholiques pas plus que les biblistes. Ils y plaident sans doute la cause des vaincus, mais ils servent les maîtres ; le Mexicain, le Péruvien, le nègre ne se mêlent pas à la discussion ; nous nous constituons leurs juges, accusateurs et défenseurs, en confirmant ainsi leur éternelle minorité. Une sorte de question préalable les condamne à jamais.
Au reste, que demande Las Casas, certes le plus noble partisan de la race cuivrée ? En principe, il ne demande rien, il ne peut rien demander. Sujet de Sa Majesté Catholique, l'un des délégués du successeur de saint Pierre, il arrive en Amérique avec la formule sacrée des blancs, avec les idées de Christophe Colomb, de Fernand Cortez, de François Pizarre, de tous les capitaines européens. Sa mission se limite donc aux détails où il s'agit de savoir comment on gouvernera les nouveaux sujets du roi, de quelle manière on les convertira, si on usera de douceur ou de rigueur, si on les prendra par les bienfaits ou de vive force, si on les tiendra par l'amour ou par la terreur, s'il faudra les ménager ou les rudoyer, et toujours dans l'intérêt de la couronne. Telle est la question que pose Las Casas, et il n'est point facile de la résoudre à son avantage. C'est une question d'opportunité, d'équité, d'à-propos ; or de pareilles questions se décident en présence des faits en subissant le joug des événements, en obéissant aux nécessités de la guerre. Que faire donc quand tout un continent s'agite, quand la conspiration est dans la religion, les murs, les traditions, quand l'insurrection est dans la couleur, quand p.078 la force est dans le nombre, quand le capitaine qui recule d'une semelle glisse dans son sang, quand un instant d'oubli peut rendre la victoire aux vaincus ? Las Casas proposait de fonder une colonie nouvelle sous un nouveau régime, et il en avait obtenu le terrain ; mais ce terrain était un champ de bataille où on entendait le sifflement des balles espagnoles, où chaque buisson cachait un guet-apens indien, et Las Casas, réduit à chercher un secours en dehors de l'Amérique et de l'Espagne. pensa que les nègres d'Afrique, plus vigoureux, plus insensibles aux injures, pourraient remplacer les Indiens dans la tâche de l'esclavage. Une question d'opportunité le conduisit ainsi à un expédient, et un à-propos vaste comme un continent donna pour résultat la traite des nègres, la plus épouvantable iniquité, contre laquelle s'est liguée la civilisation moderne. Et la traite suggérée par Las Casas, décrétée par le roi catholique, organisée par les Génois, n'est encore qu'une démonstration éclatante de la guerre d'extermination des blancs contre les autres races également opprimées, guerre faite par notre cupidité et continuée par nos attendrissements hypocrites sur la servitude que les vaincus subissent.
La philosophie n'a pas été plus heureuse que la théologie, et c'est le cas de dire qu'elle en est restée l'humble servante. Raynal, certes un homme libre, disciple de J.-J. Rousseau, en pleine révolution contre la civilisation, prit fait et cause pour les autres races, et sa célèbre plaidoirie historique des deux Indes se fonde sur l'apologie même de l'état de nature. Voici comment il p.079 excite les Hottentots contre les Hollandais établis au cap de Bonne-Espérance :
« Prenez vos haches, leur dit-il, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées : puisse-t-il n'en partir aucun pour porter à leurs compatriotes la nouvelle de leur défaite !
Et il ne manque pas de leur en donner les raisons.
« Vous ne les connaissez pas, ajoute-t-il. Ils ont la douceur peinte sur leur visage. Leur maintien promet une affabilité qui vous en impose... La vérité semble habiter sur leurs lèvres. En vous abordant, ils s'inclineront ; ils auront une main placée sur la poitrine, ils tourneront l'autre vers le ciel ou vous la présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienveillance, leur regard celui de l'humanité ; mais la cruauté, mais la trahison sont au fond de leur cur. Ils disperseront vos cabanes, ils se jetteront sur vos troupeaux, ils séduiront vos femmes, ils corrompront vos filles, ils vous plieront à leurs opinions ou ils vous massacreront sans pitié.
C'est parler clair, mais les invectives de Raynal s'évaporent en paroles contradictoires. N'est-il pas l'historien de la conquête des deux Indes ? N'est-il pas l'apologiste involontaire de son sujet ? Pourquoi l'a-t-il choisi s'il était inique, immoral, déshonorant pour l'homme ? Pourquoi s'est-il embarqué avec les Espagnols, les Portugais, les Hollandais dont il connaissait à l'avance les exploits ? Pourquoi donne-t-il de grands éloges aux capitaines éclairés et humains qui découvraient les deux Indes ? Leur humanité, leurs lumières n'étaient-elles pas plus funestes aux races que la férocité de quelques agents secondaires ? p.080 Renonce-t-il à leurs conquêtes ? sort-il de sa race ? s'identifie-t-il réellement avec les autres races ? Non certes ; ici il donne des conseils aux Hollandais pour qu'ils se gagnent les habitants de Ceylan et les tournent contre leurs anciens maîtres ; là il veut que la France civilise Madagascar, lui donne des murs honnêtes, une police exacte, des lois sages, une religion bienfaisante, des arts utiles et même agréables. Partout il ne cesse d'appliquer ses idées, de propager sa philosophie ; mais comment améliorer les peuples, leur apporter une nouvelle religion et une police exacte sans les dominer, sans prendre possession du sol, sans les mettre dans l'impossibilité de se révolter, en d'autres termes, sans les subjuguer, sans faire la conquête des deux Indes avec les navigateurs de l'Espagne et du Portugal ? Et que faire en présence de ces Indiens paresseux, obtus, de ces Cafres, de ces Hottentots, de ces Papous presque dépourvus de raison, incapables de compter jusqu'à vingt et très friands de la vermine qui les couvre ? La philanthropie retombe dans le système de Las Casas, qui retombait par le système chrétien dans la guerre d'extermination contre toutes les races.
Si notre civilisation s'empare des autres races, elles seront plus heureuses ; on peut l'admettre par hypothèse ; elle les améliorera. On peut accepter les espérances des utopistes les plus bénévoles, mais ce sera notre uvre ; nous imposerons nos lois, nos dogmes, nos traditions ; nous serons les maîtres dans les deux sens de la domination et de l'enseignement. Mais p.081 confondrons-nous les lois que nous nous imposons dans notre propre intérêt avec celle d'une véritable fraternité ? Nous pouvons nous interdire d'acheter, de vendre les esclaves, comme nous nous interdisons de battre les chevaux, comme nous proclamons des lois très utiles aux animaux dans l'intérêt de la chasse, mais notre action sera toujours meurtrière. Elle ressemblera toujours aux soins que le maître donne à l'esclave, que le négrier donne à ses captifs. Il pousse la prévenance jusqu'à les obliger à danser deux fois par jour au son du fifre et de la clarinette pendant toute la traversée ; il les distrait, les nourrit au mieux ; il voudrait les rendre heureux : ils n'en seraient que plus gras au jour de la vente.
En attendant, hors de sa périphérie, le blanc paralyse tout, arrête tout ; son marteau, sa hache, ses outils, ses fabriques, ses toiles, sa quincaillerie abêtissent les autres races et les appauvrissent chaque jour. Les Mexicains ne peuvent relever leurs édifices, les Péruviens entretenir leur ancienne canalisation ; les Haïtiens ne construisent plus ni leurs élégantes pirogues ni leurs maisons originales ; les voyageurs avouent la nécessité où se trouvent certains pays de se barricader contre nous, de fermer leurs frontières ou de se méfier de notre insidieuse amitié, et il est heureux pour les nègres qu'ils nous opposent les barrières infranchissables de leur climat. Si l'Afrique avait été plus accessible, depuis trois mille ans, ses indigènes auraient disparu.
Dans nos sociétés nous pouvons concevoir une démocratie illimitée ; mais à quoi sert l'égalité là où p.082 les intelligences sont si inégales, où l'enseignement, le travail, l'industrie donnent des résultats si divers ; là où, enfin, il faut confier le gouvernement à des peuples élus, les sciences à des nations privilégiées, les arts à des hommes dont la supériorité condamne le nègre à l'esclavage. Prêchez si vous voulez des dogmes sans distinction de race et de nation ; mais en dehors de notre agglomération, cette phrase de l'Évangile conduirait à imposer une même organisation au nègre, au Lapon, au Chinois, au Kalmouk, au Malais, au Polynésien, au Papou ; il s'agirait d'unifier les crânes, d'identifier les couleurs, de rectifier les visages, de donner le pied du blanc au nègre, la force du nègre à l'Américain, l'activité du Chinois à l'Australien, au Polynésien, la poésie de l'Hindou au Papou. Il s'agirait de croiser les races, d'égaliser les climats, de trouver une nouvelle terre édénique, d'établir un drame uniforme pour tous les vivants, dans un milieu sans variétés. Le temps requis pour cette fusion universelle nous jette tellement en dehors de notre action et de notre jour cosmique, que nous pourrions certes plus facilement et en moins de temps voir les continents s'abaisser comme les Andes ou la Suède, la terre submergée par la mer ou d'autres montagnes sortir de ses entrailles avec d'autres continents, peuplés par des animaux supérieurs à l'homme et nous imposant bientôt la même servitude que nous imposons aux animaux domestiques.
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Chapitre VI
Les races dans le temps
Les époques séparées l'une de l'autre comme les races. Nous sommes plus loin d'Achille et d'Agamemnon que des Chinois de Péking. Toute époque est une épopée dont les poètes sont les interprètes, un système que les savants seuls expliquent et qui domine la géographie, le gouvernement, les lois, les institutions, les inspirations des hommes supérieurs, les hasards de la guerre, les caprices de l'industrie, les mystères des religions.
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p.083 Ce n'est pas sans effort que nous nous sommes tenus dans les limites de l'animalité ou aux premières impressions que l'homme reçoit de la nature. La civilisation entraîne tout, emporte tout dans sa course. Partout elle efface les premières suggestions de la nature, partout nous sommes fils de l'art. De là une objection. On conçoit que l'homme varie partout où la scène du monde varie et où son travail doit changer de nature pour corriger les corrélations défaillantes entre ses besoins et les êtres qui l'entourent. On comprend que la vie de l'Américain au milieu des forêts ne soit pas celle du Lapon au milieu des neiges ou du nègre brûlé par le soleil. Mais comment p.084 attribuer à l'instinct le mouvement des sociétés humaines si changeantes dans le temps, si inconstantes à travers les siècles, si diverses d'un jour à l'autre ? Les actions des animaux se réduisent à l'éternelle répétition des mêmes actes, à un mouvement isochrone, à une fastidieuse redite, sans but préconçu, sans préoccupation arrêtée, sans liberté apparente ; or la variabilité continuelle du progrès ne semble-t-elle pas en contradiction avec la fatalité de l'instinct ?
Pour répondre, il suffit d'observer que la fatalité de l'instinct ne consiste pas dans son insipide monotonie, mais dans sa magique corrélation avec le spectacle de la nature. C'est ce qui le modifie sans cesse d'après le milieu, c'est ce qui donne à chaque période cosmique ses espèces, ses variétés à chaque terre et ses races à chaque climat. Mais, pour changer de milieu, il n'est nullement nécessaire de se transporter de l'équateur au pôle : l'homme transforme lui-même la région qu'il habite, et son travail le place sans cesse dans un nouveau milieu. Il abat la forêt, il fertilise le sol : au bois impénétrable succède la terre labourée, au désert le village, à la cabane ouverte aux quatre vents le palais, la forteresse, la ville, la capitale, et l'on vit dans un autre monde. De nouveaux fantômes nous entourent : on les dirait surgis du sillon tracé par la charrue, détachés des forts qui nous protègent, sortis comme des miasmes pestilentiels de l'agglomération des peuples et des armées, des richesses et des misères, et ils grandissent, ils s'élèvent jusqu'à se mêler aux nuages pour former un ciel factice p.085 au-dessus de nos têtes. Un homme nouveau naît alors dans le vieil homme : ses progrès l'obligent à marcher, et il faut qu'il accepte les travaux d'Hercule, qu'il s'aventure à la conquête de la Toison d'or, qu'il assiste aux tragédies de Médée, qu'il paraisse au banquet des Atrides, qu'il prenne part aux luttes fratricides des Thébains.
Le premier pas décide de tout : Ulysse, Achille, Philoctète devraient rester dans leurs palais : le père, la mère, l'épouse voudraient empêcher leur départ. Que de troupeaux dans leurs prairies ! que de trésors dans leurs greniers ! Comment se décideraient-ils à quitter la patrie ! Mais ils sont trop heureux, leurs épouses sont trop belles. Hélène est ravie, la Grèce outragée : il faut partir, passer dix ans sous les remparts de Troie, et quand on l'a incendiée, quand les Troyens sont exterminés, la vie antique n'a plus de sens : sa scène a disparu, une sorte de nuit enveloppe les héros : l'un tombe sous le poignard qui l'attend dans son palais, l'autre ne découvre plus la voie du retour ; celui-ci est maudit des dieux, celui-là trouve ses peuples insurgés ; Ménélas s'attriste d'avoir conquis son Hélène : un nouveau monde l'accable et de nouveaux héros recommencent la guerre de Troie à la suite de Miltiade contre Xerxès, d'Alexandre contre Darius, de Constantin contre Rome, de Photius contre les pontifes, tandis que tous les peuples ont leur Jérusalem à bâtir ou à délivrer, leur grand uvre, qui les entraîne, peu à peu, par la disparition de l'ennemi, à d'autres entreprises.
p.086 Telle est notre destinée, telle est l'épopée de l'humanité. La fatalité qui enchaîne chaque peuple à sa terre et le rend étranger à l'histoire des autres races, ce somnambulisme qui voue l'Esquimau, le nègre, l'Européen, l'Asiatique à ses travaux, sans qu'ils puissent se mélanger, se reproduit dans le temps pour séparer une époque de l'autre, car nous donnerons désormais ce nom aux divers drames de la vie historique. Nous différons plus de nos devanciers de la guerre de Troie que des peuples jaunes de l'Asie. À la seule vue de leurs images, de leurs armes, de leurs costumes, nous sentons qu'ils ont vécu, qu'ils ont rempli leur destinée. Nous les admirons comme on admire un tableau de la nature, l'éléphant dans la forêt, la baleine sous les flots ; mais Achille appartient à un monde qui n'est plus : il n'y a pas un article de nos codes, pas un précepte de nos catéchismes qui ne le refoule parmi les espèces d'un autre temps. Nous ne parlons plus de la sagesse d'Ulysse ou de la justice de ses dieux , nous n'en voudrions pas dans nos écuries, et, à leur tour, ils ne daigneraient pas nous adresser la parole ; nous serions pour eux trop vulgaires, trop humbles, trop dégénérés et leur muse refuserait de chanter nos héros de l'obéissance passive. On ne déplace pas plus les hommes dans le temps que dans l'espace.
Essayons de mêler les époques : supposons-nous un instant au milieu des héros de l'Iliade. Soudain, le tableau poétique qu'on admirait se remplit de contresens : Achille va à la messe, Ulysse voyage en chemin de fer, on passe du sublime au ridicule, et toutes les p.087 parodies se fondent ainsi sur le mélange de l'ancien et du moderne, sur le grotesque des phrases qui commencent dans le ton homérique, pour finir avec des tournures bourgeoises, enfin sur la mascarade continuelle qui affuble de nos habits les héros antérieurs à l'ère des pantalons.
C'est en vain que vous voudriez parfois vous soustraire à la civilisation, retourner à la nature primitive, oublier les soucis de la ville, et vous retirer au milieu des champs, dans l'innocence de l'ère des bergers. Votre champ est près d'un embarcadère, sous la garde des gendarmes, à deux pas de la préfecture ; votre jardin est en communication avec la Chine, qui le pare de ses fleurs, avec l'Amérique, avec l'Afrique qui l'ornent de leurs productions ; votre civilisation est en vous, qui ne pouvez oublier ni la religion qui vous froisse, ni la politique qui vous insulte, ni les hommes qui vous trahissent, et votre retraite devient une protestation ou une faillite. Le Florentin d'aujourd'hui pourrait se croire aux temps de la république : ce sont bien les mêmes palais qui se dressent devant lui, ce sont les mêmes meurtrières, les mêmes tours, les mêmes églises, les mêmes couvents qui étonnent sans cesse avec leurs caprices athéniens. Ici on a poignardé Buondelmonte, là on a brûlé Savonarole, voici la petite habitation de Dante Alighieri, voilà les maisons des Strozzi, des Albizzi, des Pazzi, mais ce n'est plus la même ville ; elle ne s'arrête plus devant les remparts de Fiesole, elle ne tremble plus sous les menaces de Lucques ou de Sienne ; elle connaît la mer de Livourne, les voyages d'Espagne, de Gibraltar, p.088 d'Amérique, de l'Océanie ; une autre ère l'anime, et cette énergie concentrée, qui jadis construisait des cathédrales ou éclatait dans des tragédies guelfes et gibelines, fait maintenant de Florence l'une des stations de la révolution italienne.
Fille de l'instinct, toute époque s'explique avant tout par les poètes, auxquels on ne demande ni précision, ni vérité, ni vraisemblance, afin de les laisser entièrement au délire de l'inspiration. Qu'ils créent un univers imaginaire, des êtres fantastiques, des aventures impossibles ! peu importe, la raison se taira devant eux ; ils découvrent la source mystérieuse d'où viennent les grandes pensées, les réponses soudaines que la logique voudrait inutilement combiner. Avant de connaître, il s'agit de sentir, d'être prêt, en arrêt, avec la certitude de trouver les éventualités que la fantaisie déchaîne sous des formes romanesques pour que le possible renferme le réel.
C'est ainsi qu'Homère nous met en présence de Troie et des Grecs, qu'il nous fait comprendre leur civilisation mieux que les plus diligents historiens ; c'est ainsi que Virgile nous révèle Rome et ses destinées, Dante, l'Italie et ses révolutions, l'Arioste, les condottieri et leurs joyeuses profanations. Si nous n'avions pas le Roland furieux, toute une série de scènes historiques se présenterait comme un effet sans cause, comme un tableau sans couleurs, comme une représentation dont on ne connaîtrait pas le sujet, et il importerait fort peu de savoir par cur tous les exploits des seigneurs, des tyrans et des p.089 condottieri, si on ignorait cette puissance d'ironie, de gaieté et de ruse qui se moquait alors du ciel, de la terre et de l'enfer avec le plus profond respect pour l'imbécillité universelle. On conçoit donc que chaque nation divinise ses poètes, qu'elle vante ses épopées, que les Espagnols répètent sans cesse le romancero, que les Français sachent par cur Corneille, Molière, Voltaire ; que l'Angleterre soit fière de Shakespeare ; ce sont les vrais témoins des nations, et chaque enfant, en les lisant, connaît toutes les situations idéales, tous les personnages typiques de son milieu, toutes les divinités tutélaires qui l'assisteront au moment où il défendra sa patrie contre des ennemis réels ou dans des situations déterminées.
Après l'inspiration arrive l'action, et alors c'est au savant d'interpréter la société. Il laisse de côté l'inconnu, le miracle ; il surprend l'instinct au moment où il devient pensée, travail, industrie, civilisation ; il ne s'occupe que du fait, le décrit et l'oblige à se mettre d'accord avec les autres faits, et il est le premier ennemi du poète, car chez lui une erreur, une fiction, une contradiction seraient la mort d'une nation. On conçoit son rôle si on réfléchit que toute action suppose une force, et que tout calcul sur les forces est constamment mécanique. En effet, quand un homme dit : « Je vous aime », on n'apprécie ce mot que par le résultat qu'il promet, par les choses qu'il déplacera, et, appliqué à la femme, à l'ami, à la patrie, il ne sera agréable, ridicule ou terrible que d'après le mouvement qu'il déterminera, les obstacles qu'il brisera, les tragédies qu'il traînera à sa suite. Le p.090 raisonnement mesure et coordonne les effets sur la scène du monde ; il les considère mécaniquement, extérieurement, et les idées dont il se sert ne sont que les classes et les genres de nos forces et de nos mouvements. Le mécanicien transporte un obélisque, le politique écrase un parti, le général une armée, le novateur une époque ; toutes les qualités finissent par subir le joug de la quantité.
L'historien connaît les poètes, mais il suit les politiques, les généraux, les novateurs, les réformateurs ; il les tient à sa merci par les faits qu'il voit, qu'il touche, qu'il mesure à l'équerre et au compas et que de plus il sent. Une fois coulée dans le bronze, la statue reste, Prométhée est enchaîné à une forme, et cette forme, dans la société, s'appelle un système qui coordonne tous les faits et toutes les idées.
Qu'on décompose la civilisation en autant de parties que l'on voudra, on la verra toujours systématique.
S'agit-il du sol ? Ce n'est plus le sol naturel, c'est la terre labourée, avec les fleuves domptés, les routes tracées, les communications établies, les villes bâties, la capitale organisée de manière à éviter toute contradiction économique. Partout, la direction des travaux publics veut que la capitale puisse transmettre ses ordres à la frontière, que la frontière soit fortifiée, que les villes soient en harmonie. Si elles étaient rivalisées, si la capitale, au lieu d'être un point de ralliement, était hors de route ; si elle ne pouvait connaître les dangers des provinces, si elle avait moins de population que les centres p.091 de second ordre, si les routes manquaient, si les inondations séparaient une partie du royaume des autres parties, si les forteresses étaient faibles, en contradiction avec le principe de la défense, la nation serait comme en délire, elle ne formerait pas un système.
On applique les mêmes idées au gouvernement. Dès qu'on proclame, par exemple, la monarchie absolue, il faut qu'on inculque la plus profonde vénération pour le roi ; qu'on soumette tout à son action ; qu'on considère la république comme le plus grand des crimes, la liberté comme la sur germaine de l'anarchie, que l'on propose les césars à l'imitation du roi, les satrapes à l'édification des fonctionnaires, et l'obéissance passive comme le chef-d'uvre de la civilisation. Admettre dans un pareil état l'éloge de Brutus, des apologies républicaines, un catéchisme d'indépendance individuelle, ce serait détruire l'édifice que l'on veut construire. Dans l'hypothèse opposée, c'est le même raisonnement interverti, et tous les discours politiques, tous les débats, depuis les clubs jusqu'aux parlements, ne sont que des discussions pour faire concorder les institutions, de telle sorte que la folle contradiction soit vaincue.
Dans nos codes, on ne cherche qu'à coordonner les lois de manière que le mariage, la famille, la propriété se tiennent, qu'il n'y ait aucun conflit entre les droits et les devoirs du père, du fils, de la femme, de l'État et des citoyens. Que de cas douteux ! Que de froissements entre les diverses lois ! Que de contradictions entassées par les siècles ! Que de contrastes entre les anciennes p.092 législations et le nouveau milieu où l'on vit ! C'est aux Papinien, aux Tribonien, aux Bartole, aux Cujas de dissiper les ténèbres, de dominer les antinomies, de mettre l'ordre, l'harmonie dans la jurisprudence, de faire que les tribunaux soient d'accord avec la loi et la loi avec la politique ; c'est là ce qu'on appelle le travail de la raison : il n'a d'autre but que d'anéantir la contradiction.
Mais le milieu où nous vivons n'est pas seulement constitué par la terre, les villes, les édifices, le gouvernement, les lois. On croit au ciel, à l'enfer, à des divinités invisibles ; on peuple le monde de fantômes ; ici les morts attendent le jour de la résurrection, ce sont presque des vivants ; là ils nous assistent miraculeusement dans nos entreprises ; ailleurs les dieux descendent sur la terre et se montrent ou se cachent dans les temples, dans les fleuves, dans les forêts, même dans le pain et dans le vin ; parfois tel individu n'est pas un homme, mais un représentant de Dieu, une divinité travestie. Notre véritable milieu est la religion, qui dépasse le monde, s'étend au passé, à l'avenir, jusqu'à l'infini ; et ici encore, le pontife, le prêtre, le théologien n'ont d'autre mission que de résoudre les problèmes de ce milieu fantastique. Ils se demandent si le monde a commencé, s'il a toujours été tel qu'il se présente, s'il disparaîtra, s'il est sous la domination d'un dieu ou de plusieurs dieux, si ce sont eux ou leurs serviteurs ailés qui donnent le mouvement aux fleuves, à la terre, qui déchaînent les flots de l'Océan, qui éclairent les astres du ciel, qui nous inspirent les meilleures pensées, qui nous p.093 assistent dans les combats, qui nous livrent ou nous enlèvent les victoires, et toutes les réponses qui se font sur les miracles, les oracles, les prophéties, les auspices, les enchantements, les épiphanies, les incarnations, etc., coordonnent les plus importantes révélations sur notre destinée. Le physicien qui découvre les éléments de l'eau ou de l'air, le géologue qui compte les siècles nécessaires à la formation des terrains, le législateur qui entoure de garanties l'administration de la justice ne mettent pas plus de sagesse dans leurs recherches que le théologien dans ses divagations. Que de subtilité ne voit-on pas prodiguée dans la formation de l'Église catholique ! Tout y est prévu, analysé, combiné, depuis l'arbre de la science du bien et du mal jusqu'aux peines du purgatoire, au degré des péchés, aux canonisations des saints, à la valeur de la moindre prière dans tous les cas possibles ; la contradiction entre la réalité et l'hypothèse éclatait à chaque pas, mais la solution arrivait sur-le-champ, et l'ensemble des solutions, toutes prises à la fausse lumière de la foi, étaient à leur tour coordonnées par les décisions des pères, des docteurs, des papes et des conciles. Un même travail rendait harmonique le paganisme en Occident, le brahmanisme dans l'Inde, la métempsycose en Égypte, le sabéisme en Asie.
Une illusion fait opposer l'individu à la société comme s'il était d'une autre nature. D'après certains philosophes, le genre humain, enchaîné au sort de quelques hommes supérieurs, serait leur jouet, et s'ils réclamaient de lui ce qu'ils lui ont donné, tout, les inventions, les p.094 découvertes, les lois, les religions, la civilisation même, disparaîtrait. On ôterait aux Romains Romulus, aux Spartiates Lycurgue, au bouddhisme Bouddha, au christianisme le Christ, il ne resterait rien à l'humanité. On tend ainsi à présenter l'histoire comme une série de coups de dés alternés, les uns heureux, les autres malheureux ; les jours de bonheur prennent le nom des inventeurs et durent des siècles ; la foule passive vit alors de l'aumône des grandes pensées que le génie a bien voulu lui prodiguer ; dans les jours de malheur, on marche au hasard, on mendie, on cherche d'autres chefs. Dans cette hypothèse, le génie, la force, le système serait dans les individus et non pas dans la société, et Descartes, qui méprisait la foule, comparait les uvres individuelles à des villes régulières bâties d'un coup par un seul homme, avec des places aérées, des maisons alignées, des carrefours droits, des formes géométriques, tandis que celles construites lentement pendant le cours des siècles se réduisent à un amas des maisons avec des rues tortueuses, des ruelles rabougries aboutissant à des places obscures, à des carrefours bizarres.
Mais c'est au contraire par l'analyse du génie que se confirme la force systématique de la société. Qu'est-il par lui-même ? Dirons-nous qu'il est une bosse, une névrose, de l'attention surexcitée, une raison supérieure ? Ce sont des mots ; nous connaissons le génie par les uvres et les uvres par la gloire, nous n'avons pas d'autre guide pour nous diriger. Vous pouvez vous croire l'égal d'Homère ; mais comment vous croire sur parole ? Avez-vous écrit l'Iliade ? Avez-vous enchaîné l'admiration des p.095 peuples à votre suite ? Pouvons-nous de notre chef vous assurer trois mille ans de renom, vous certifier que pendant cet intervalle il ne paraîtra aucun poète supérieur ni aucun événement pour éveiller de plus grandes inspirations ?
La capacité, le mérite, l'uvre même ne suffisent pas pour proclamer la supériorité d'un homme, il faut la décision de l'histoire que personne ne devance. Et qui dicte cette décision ? La société. C'est elle qui donne à Mahomet la place qu'il doit occuper dans la tradition ; par lui-même le Coran n'est qu'une brochure : les vanteries, les absurdités, les lieux communs y fourmillent ; dans une bibliothèque, le lecteur intelligent ne le mettrait certes pas avec la République de Platon ou la Métaphysique d'Aristote. Mais ses paroles ont remué le monde, elles ont trouvé la voie de tous les curs, elles ont suscité des saints, des dévotes, des pèlerins, des capitaines, des conquérants par milliers. Il y a donc là un succès, une gloire, une uvre à côté de l'uvre même ; c'est là que se révèle le génie, il est tout entier dans le monde qui lui donne un sens. On applique le même raisonnement aux quatre Évangiles. Que sont-ils, en effet ? Quelle brochure philosophique ne les dépasse pas ? Ce sont quatre légendes, mais elles touchent les plébéiens du monde ancien, elles désarment la conquête romaine ; l'Église les développe, les commente, les amplifie, et le système chrétien, qui demandait le génie du Christ, interprète ce génie et donne la célébrité aux quatre évangélistes, qui, certes, ne s'attendaient pas à un si monstrueux succès : Habent sua fata libelli. On cite p.096 Christophe Colomb comme le type des inventeurs ; il a donné un monde à l'Espagne, et d'après Schiller, si ce monde n'avait pas existé, il aurait dû jaillir des ondes pour justifier la prévision du génie. Mais d'où vient l'Amérique ? Elle est fille de toutes les explorations des navigateurs précédents à la recherche depuis un siècle de nouvelles terres. Christophe Colomb n'est pas libre d'en empêcher la découverte, il n'est pas même libre d'en disposer à loisir ! Il ne la peut donner à sa patrie qui la refuse, il doit la livrer à la puissance qui l'accepte, qui possède un surplus de navires au service d'une idée et qui est à la veille de régner en même temps sur l'Italie, sur l'Allemagne, sur l'Angleterre, à la puissance enfin qui offrira le nouveau monde à la papauté défaillante pour contre-balancer le monde des idées qui jaillit du fond de l'Allemagne en opposition avec la tradition latine. C'est à Ferdinand et Isabelle, c'est à Charles Quint, c'est au protecteur de la papauté et de l'Empire que le Génois livre sa découverte, sans savoir ce qu'elle deviendra, sans en deviner la portée ; se méprenant même sur son entreprise, puisqu'il cherchait l'Inde, il laissait un faux nom à l'Amérique ; et l'Amérique conquise par une foule de capitaines espagnols est à Colomb comme l'Église est à l'Évangile, comme l'islamisme au Coran, une uvre sociale, collective, systématique, réunie à toutes les traditions européennes par les mille liens de la géographie, de l'histoire, de l'industrie, du droit, du culte.
Les phénomènes que présente le génie confirment l'esclavage qui l'enchaîne à la société. En premier lieu il est p.097 bienfaisant parce qu'il lui est impossible d'être malfaisant, il ne travaille jamais pour lui, il ne songe jamais à sa personne, il vit hors de lui, dans son invention, à laquelle il peut toujours appliquer le mot du Créateur, il voit qu'elle est bonne. En effet, sa découverte est hors de lui meilleure qu'elle n'était dans son esprit. Qu'on se rassure donc, le génie du mal n'existe pas, il n'est qu'une illusion de notre esprit, barricadé dans un parti, une nation, une religion foudroyés par le génie du bien, et même nos démons sont condamnés à nous êtres propices.
Le génie paraît à des moments funestes, pour la religion s'il est réformateur, pour la société s'il est politique, pour la finance s'il est économiste, pour la science s'il est philosophe ; sans calamités point de héros ; si le système n'était pas en défaillance, aurait-il besoin d'une main qui le secoure ?
Les contemporains méconnaissent le génie et le méprisent. En effet, comment changerait-il tout à coup la société ? Comment triompherait-il soudainement de l'inertie universelle ?
La légende, l'histoire le grandissent, en ce sens que le temps lui donne raison, déduit les conséquences de ses principes, dépasse sa prévision, voit dans Charlemagne le fondateur du pacte de l'Église avec l'empire, et fait du Christ, de Moïse, de David, autant de dieux ou de demi-dieux.
Hors de sa mission il n'est rien ; la plume, le pinceau, l'épée à la main, il est supérieur à sa nature, il découvre des ellipses et des courbes qui étonnent le monde ; mais p.098 une fois en dehors de sa mission le dieu redevient homme, il est accessible à toutes les erreurs, à tous les ridicules, et Pétrarque devenu philosophe fait bâiller, Cicéron écrivant des vers fait rire, Vico rimant des sonnets fait pitié.
Enfin l'apparition des poètes obéit à une loi opposée à celle qui régit l'apparition des génies de la science, de la guerre ou de la politique. Dispensé de s'en tenir à la réalité, libre d'imaginer des dieux qui n'existent pas, de les nourrir d'air et de lumière, de leur donner la béatitude en leur enlevant les sens, tout lui est permis : la métaphore, l'invective, la colère, l'invention de personnages merveilleux qu'il transportera chez Armide, chez Pluton, au ciel, parce que son rôle est de peindre la vie, de rendre visible ce qui est ineffable, l'harmonie des instincts dans leurs satisfactions intimes. Or, tandis que les génies de la raison naissent dans les temps de désordre, les poètes, au contraire, paraissent dans les temps de paix, de calme, quand les guerres cessent, quand les agitations s'apaisent, quand une sorte de silence permet d'entendre leur voix magique, quand la lyre garde toutes ses cordes, quand l'ordre fixé permet que le délire de l'inspiration éclate dans toute sa force sans tomber dans la démence. Dans d'autres temps l'ordre manque et l'inspiration manque à son tour, le désordre fait appel aux génies positifs des inventions, des découvertes, de l'action, mais l'art languit, et il regrette aujourd'hui les siècles heureux d'Auguste, de Léon X, de Philippe II et de Louis XIV.
Si le génie ne détermine aucune crise, si loin d'y p.099 céder il la dompte, on devine que le hasard se réduit à un vain mot. En apparence il règne sur la société, il nous touche sur tous les points, depuis l'instant où nous naissons jusqu'au dernier moment de la mort ; il est tour à tour heureux ou malheureux ; il sert à nos desseins ou les renverse ; il peut être une calamité comme le déluge ou un bonheur comme les inventions de la boussole, l'imprimerie ou la vapeur. Toujours est-il que par lui-même il n'est qu'un fait, un accident inopiné, une surprise quelconque, et, semblable à l'apparition d'un homme supérieur, il n'a que l'expression du système qui le domine. La boussole, découverte il y a quatre mille ans en Chine, n'accélère pas la marche du Céleste Empire ; l'imprimerie, retardée de cinq cents ans en Europe, ne retarde pas notre civilisation ; tous les faits sont comparables à des atomes qui vont d'eux-mêmes prendre la place et la direction nécessaires à l'ordre du monde auquel nous appartenons.
Peu importe donc que la société soit plongée dans les hasards de la guerre, ou que, entourée d'ennemis, elle soit condamnée à vivre en combattant ; que, toujours assiégée, ses confins soient marqués par des batailles, et qu'ils varient sans cesse, livrés à des victoires alternées de revers. On sait d'avance qu'elle est une uvre de guerre, et que, destinée à tenir tête aux voisins, son gouvernement, ses lois, ses institutions, sa tradition supposent l'ennemi et n'ont d'autre but que de disposer des hommes et des biens pour repousser à tout instant des invasions armées, des irruptions désespérées. Le p.100 jour où elle aura cessé de combattre, elle aura cessé d'exister. Quand l'empire romain est envahi, dépecé, subjugué, son système est perdu. Mais les nouvelles sociétés forment à leur tour des systèmes et constituent des gouvernements, proclament des lois, arment les peuples, fortifient les confins pour recommencer d'autres guerres, qui dureront autant que leur existence.
Les guerres intérieures suivent la même loi. Toute république se scinde en deux partis : les patriciens et les plébéiens ; tout parlement met aux prises la droite avec la gauche ; tout conseil compte ses dissidents, toute cour a ses mécontents, et, dans les monarchies les plus despotiques, le vizir attend toujours son cordon ; le roi lui-même est tel parce qu'il a le droit de se dédire, habeo dictum et dedictum, il représente les alternatives d'une guerre intérieure où les tribuns, les orateurs, les conspirateurs, les favoris se disputent la direction des affaires en multipliant les surprises des ministères, des insurrections, des régicides. C'est la donnée même de la société qui l'exige ; semblable à un champ clos, elle admet tous les hasards du tournoi ; semblable à la flamme, elle suppose les éléments de la combustion ; semblable au marché, elle admet d'avance les chances de l'achat et de la vente ; semblable à l'Église, elle doit vivre avec ses hérésies, et, à l'heure du triomphe, l'hérésie victorieuse sera aussi logique que l'Église contre d'autres hérétiques.
Il est facile de faire la critique des sociétés, et d'imiter Érasme faisant l'éloge de la folie. On n'a p.101 qu'à se placer au point de vue de nos idées, de nos connaissances, de notre science moderne, de nos lumières personnelles ; il suffit d'oublier l'ignorance des multitudes, leurs préjugés traditionnels, leurs données religieuses ; dès lors l'histoire fourmille de contresens. Le peuple croit à l'enfer, à ses tourments infligés par un feu perpétuel. Mais où est l'enfer ? Le plaçons-nous au centre de la Terre ? ou plus loin, dans les abîmes de la création ? Ce feu brûle-t-il notre corps ? Mais s'il le brûle, comment pourrait-on l'endurer ? Comment la chair se reproduirait-elle toujours exprès pour se laisser brûler à l'infini ? Et qui la reproduirait ? Un miracle encore pour le supplice de l'homme ! Ces doutes peuvent arrêter les physiciens, affliger les théologiens, mais le peuple n'y songe pas ; les miracles, les prophéties, toute une histoire surnaturelle, depuis la chute de Lucifer, l'assurent que Dieu saura bien trouver du feu pour tourmenter ses ennemis. Il reste dans ses données ; la physique est notre affaire, elle ne le touche pas, elle crée un autre système étranger au sien. De même les premiers chrétiens mouraient dans l'attente de la fin du monde, de la résurrection des morts et du jugement dernier, et ils se voyaient ensuite à la droite de Dieu, et leurs ennemis les Romains à la gauche. Mais en attendant le jugement de Dieu, où allait leur âme ? où demeurait-elle ? que faisait-elle ? Errait-elle au milieu des vivants ? s'abîmait-elle au fond de la terre ? allait-elle s'endormir au sein d'Abraham ? Qu'est-ce que le sein d'Abraham ? Vaines questions d'une curiosité inquiète, qui voudrait marchander les p.102 moyens avec un Dieu qui a créé le monde, les Juifs et les Romains tout exprès pour préparer le drame de l'Apocalypse. Plus tard l'Église divinise les martyrs, le peuple les adore, il leur demande des grâces, et jette leurs ennemis au fond des enfers, où il les voit entourés de flammes éternelles. Mais, pouvait-on dire, le monde était-il incendié ? Les morts étaient-ils ressuscités ? Le jugement dernier était-il arrivé ? Pourquoi adorer des gens qu'on n'a pas encore jugés ? Pourquoi condamner d'autres qui ne sont pas ressuscités ? Ces objections ne devaient pas arrêter les catholiques, déjà certains du salut des saints, de la punition des incrédules, de l'existence du purgatoire, de l'enfer, du paradis, et les canonisations, les indulgences, les prières pour les âmes des trépassés laissaient derrière elles cette contradiction entre l'Apocalypse et le jugement immédiat de l'âme au moment de la mort. Prenons un autre exemple : on dira peut-être que la matrone romaine n'est pas d'accord avec elle-même quand elle entre dans le temple de Vénus, où elle adore la déesse des orgies, quand elle respecte dans le ciel les aventures qu'elle s'interdit sur la terre, quand elle admire une nudité qui la ferait mourir de honte. Mais pour elle Vénus est une des forces élémentaires de la nature, qu'elle invoque comme elle invoque en même temps Neptune, Vulcain ou les dieux des bois et des marais, elle ne se voue pas exclusivement à son culte, elle sait que le monde appartient à toutes les divinités régies par le destin, et sa vie s'écoule entre les bacchantes et les vestales, d'après le système de sa patrie.
p.103 Parfois les pontifes font adorer des contradictions sur les autels, et la foule se prosterne devant un Dieu un et triple, devant une hostie à double forme, devant un homme à deux natures opposées. Le règne de la logique semble alors suspendu ; mais c'est, au contraire, le moment où il arrive à sa plus haute perfection ; car la contradiction est partout dès qu'on perce la surface des choses. Dès qu'on dépasse le fait matériel, on trouve le fini dans l'infini, le temps dans l'éternité, le monde dans l'immensité ; la discorde éclate dans les éléments, la chaîne des causes et des effets se brise sur tous les points, on ne lui voit aucune origine, aucune fin ; et puisqu'on coordonne les faits logiques comme les faits illogiques, et qu'on s'efforce toujours d'arriver ci un système et que s'il ne répond pas à toutes les interrogations, il cesse d'exister, chaque religion doit avoir son chaos, ses ufs embryonnaires, ses origines miraculeuses, ses dieux contradictoires comme la nature. Sa dialectique à demi ébauchée, encore incapable de comprendre que tout est contradictoire en dehors de la simple apparition des phénomènes, mêle naïvement à l'histoire les plus visibles contresens qu'elle découvre. Et qu'on ne s'étonne pas si la religion demande la foi, si elle donne des préceptes que le croyant suit à moitié et viole à chaque instant, au risque de se perdre. C'est encore que nos actions toujours flottantes, toujours ondoyantes, mi-parties de vices et de vertus, dans l'impossibilité d'être absolument bonnes ou absolument mauvaises, se montrent dans la religion comme dans la vie où nous voudrions être p.104 héroïques, mais où la peur, l'espérance, les tentations, les distractions, la lassitude, l'enjeu couvert de brouillards nous jettent sans cesse dans la foule régie par les tribunaux, la police, l'inquisition, la routine, l'esprit d'imitation et toutes les erreurs qui nous enchaînent au système régnant.
Ainsi, poétique dans son inspiration, la civilisation devient mécanique en se réalisant ; dès lors elle se développe en combattant la contradiction, et elle reste toujours un système en dépit de tous les hasards, des guerres extérieures qu'elle suppose, des guerres intérieures où elle puise sa vie et des petites causes qui influent sur ses grandes vicissitudes, mais qu'elle dompte par l'arithmétique de ses lois. Les contradictions qu'elle fait adorer sur les autels ne sont que des contradictions qui déchirent tous les êtres ; les mystères de la foi, qui flottent entre le paradis et l'enfer, ne sont encore que des phénomènes de l'incertitude inséparable de l'action, et l'homme de génie, ce hasard merveilleux qui semble nous tenir à sa merci, comme si la foule errait sur la Terre sans inventions, sans recherches, sans direction, trouve, au contraire, dans la tradition le gage et la preuve de sa grandeur.
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Chapitre VII
Les périodes en quatre temps
La période historique divisée en quatre temps, d'après les quatre moments de l'erreur. Premier moment : de l'explosion ou de l'innovation. Second moment : de la réaction ou de la réflexion. Troisième moment : de la solution ou transition de l'erreur à la vérité Moment de préparation, connu le dernier, quoiqu'il soit le premier en date. Caractère des diverses phases. Sens affirmatif et négatif qu'elles donnent aux formes alternées de la politique. Leur durée. Arithmétique des périodes sociales.
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p.105 Puisque les races sont toujours dans un système qui est leur providence, leur monde, leur Dieu, nous pouvons désormais les suivre dans le temps et compter leurs pas sur la route de l'histoire. Il ne nous reste plus qu'à découvrir l'unité de mesure qui s'applique à tous les systèmes, la période et, pour ainsi dire, le jour dans lequel se décompose la grande année des gouvernements, des traditions, des religions. Rien qu'à regarder le passé, on le voit confusément subdivisé en époques ; à chaque instant, ce sont des religions qu'on inaugure, des réformes qui séparent les peuples de leur passé, des fêtes p.106 nationales qui fixent certaines dates, des fondations, des libérations, des rédemptions qui sont comme des grandes pierres milliaires sur la voie du genre humain.
Or, on détermine la période historique par cette simple réflexion que tous les commencements supposent une action dont le résultat est de donner une lumière nouvelle à la société. Quand l'action est accomplie et qu'on regarde en arrière, on voit que les peuples se réveillent comme d'un sommeil, qu'ils repoussent leurs dieux auparavant vénérés, qu'ils considèrent leur ancienne gloire comme un songe, qu'ils croient à peine à son existence. On passe ainsi d'époque en époque en sortant des erreurs qui avaient captivé les générations antérieures, et on s'explique partant le mouvement de l'histoire d'après le procédé par lequel tout homme, tout animal corrige ses propres jugements.
Acceptons les exemples de l'erreur qui figurent dans tous les traités de logique : on sait qu'une tour carrée vue de loin semble ronde, qu'un bâton plongé dans l'eau paraît brisé. Tant que ces illusions durent, elles tiennent la place de la réalité ; il n'y a pas moyen de s'en séparer, et nos plus fausses pensées nous dominent avec autant de force, d'attrait et de séduction que les plus belles découvertes ; il n'y a pas d'absurdité qui ne puisse nous arracher de grands sacrifices.
On commence à douter quand, en approchant de la tour, sa rondeur apparente laisse poindre les angles du carré, quand le bâton retiré de l'eau se montre droit. C'est ce qu'on doit dire des illusions nationales en p.107 considérant la société comme un individu, non pas par métaphore, mais parce qu'elle n'est vraiment la société que dans les principes, les idées, les croyances officiellement inaugurées dans ses institutions, écrites dans ses lois, proclamées dans ses livres sacrés, professées par son sacerdoce, identifiées avec sa vie. Hors de là, il n'y a que caprices, opinions, désagrégations : on perd de vue le système. Quand paraît donc l'erreur dans la société ? quand voit-on poindre la double apparence qui nous secoue et nous jette dans le doute ? Lorsque nous voyons deux gouvernements, deux religions, deux sociétés, deux États, deux armées décidées au combat dans l'impossibilité de coexister.
C'est le cas du christianisme naissant ; d'abord on ne le connaît pas, le paganisme tient lieu de vérité ; personne ne doute de Jupiter, de Mars ou de leur puissance, et Rome demande encore son éternité aux oracles ; mais quand on voit deux cultes, deux armées, deux capitales, deux générations d'hommes qui s'accusent mutuellement d'impiété et de folie, alors le ciel est double, la terre dualisée, le milieu ondoyant ; on ne peut vivre dans la contradiction, et on cherche une issue dans une société nouvelle, dans une autre civilisation. C'est le cas aussi du protestantisme quand il fait son explosion ; alors seulement la société doute du pape, de l'Église, de la tradition, des indulgences, des sacrements, des saints, des couvents, des rosaires, des reliques ; alors l'Europe est double, deux apparences contradictoires se la disputent. Faut-il obéir au pape ou lire la Bible ? La question est p.108 posée. Même déchirement dans la société française, quand, en 1789, toute la tradition catholique et féodale est mise en doute par la philosophie, en sorte que depuis lors il y a deux mondes aux prises sur le champ de bataille, deux sectes qui se vouent mutuellement à l'exécration de la postérité, s'accusant mutuellement de détruire la famille, la propriété, la religion, la civilisation.
Cependant la contradiction n'est que le doute entre deux apparences opposées, et pour revenir à nos exemples, tant que nous voyons la tour ronde de loin et carrée de près, le bâton droit hors de l'eau et brisé dans l'eau, nous comparons, nous délibérons, nous sommes dans l'incertitude ; nous savons qu'il y a une erreur, mais où est-elle ? en quoi consiste-t-elle ? comment se rectifie-t-elle ? On ne le sait pas encore, et on cherche une issue. Cette phase de recherches, de combinaisons et de réflexions se montre dans l'histoire au moment des réactions. L'histoire en est pleine. À toute explosion succède constamment une répression, un retour vers les institutions détruites, un effort pour ramener sur la scène les rois exilés, les patriciens expulsés, les prêtres sacrifiés. On conçoit qu'une croyance ait soulevé les multitudes, et qu'elle ait surpris la nation ; mais explique-t-elle le passé de l'ancienne croyance ? a-t-elle le droit de la considérer comme une erreur folle ? Après s'être affirmée, est-elle arrivée à s'établir avec l'autorité des anciens pouvoirs ? Cette apparence de la vieille tradition ne subsiste-t-elle pas au fond des campagnes ou dans les palais, semblable à la tour ronde, au bâton brisé, ne conserve-t-elle pas p.109 son illusion dans son milieu ? Longues et douloureuses, les réactions durent autant que les révolutions ; celle de Frédéric Barberousse en Italie s'établit pendant trente-deux ans ; celle de Frédéric II ne compte pas moins d'années, et la restauration de 1814 a pesé sur l'Europe jusqu'en 1848, pendant trente-quatre ans, comme les phases les plus néfastes de l'histoire italienne. Cependant ce sont là des retours superficiels, factices, impuissants ; on ne rétablit jamais les régimes détruits, on ne fait jamais oublier les révolutions aux peuples qui les ont vues ; mille ans de répression ne les effaceraient pas de la mémoire des hommes. D'ailleurs, moins sanguinaires que les explosions, les réactions se bornent à contenir les hommes nouveaux, en les forçant à discuter officiellement au jour le jour toutes les questions, à légitimer leurs prétentions, à reconquérir les positions surprises, à s'emparer des postes oubliés, à se mettre à la tête du commerce, de l'armée, de l'art, de la science, et à dépasser les apôtres de l'ère antérieure. Ils poussaient aveuglément au martyre ; ils s'attendaient à des miracles, à des transformations soudaines ; ils ne se doutaient pas de la force de l'ancienne société barricadée dans toutes les forteresses de l'erreur, de l'ignorance, des mystères, des contradictions naturelles, de l'esprit et de la nature ; mais la nouvelle génération connaît tout, sait tout ; elle compare tout, et elle laisse la naïveté unilatérale aux hommes du vieux temps. La plus grande réaction, celle de l'empereur Julien, arracha subitement la victoire aux chrétiens. En relevant des dieux qu'on p.110 croyait sans vie, une philosophie qu'on avait insultée, une sagesse qu'on supposait folie, sans pour cela persécuter les chrétiens ni les supprimer, elle les obligea à montrer ce que pouvait leur orgueilleuse ignorance, quelle était la force de leur misère affichée, et ce fut alors que le christianisme apprit à combattre les fausses apparences du paganisme.
Enfin le mouvement de l'erreur s'achève quand l'erreur est remplacée par la vérité, quand le doute est vaincu, quand on voit que la distance rend la tour ronde de loin, que l'eau brise le bâton dans ses flots, quand on découvre enfin le terme intermédiaire (la distance de la tour, la réfraction de l'eau) qui produisait la double apparence de la contradiction. Alors on arrive aux solutions célébrées par des fêtes nationales. Ainsi, à la mort de Julien, le christianisme triomphe pour toujours en discréditant à jamais le paganisme, désormais exploité au profit de l'Église, en sorte que les anciens prêtres ne peuvent plus restaurer leurs temples, ni relever leurs autels, ni rappeler leurs traditions. Ce fut le même spectacle quand la réformation religieuse de Luther reçut enfin sa solution après la guerre de Trente ans, qui la dégagea de la restauration forcée de l'Autriche, et rassura à jamais toutes les Églises protestantes. Quand on a traversé les deux phases de l'explosion et de la réaction, on arrive toujours aux solutions.
Mais il n'y aurait ni explosion, ni réaction, ni solution si la poésie intérieure ne les cherchait pas, si les prédispositions de l'esprit ne les demandaient pas. Dès que p.111 l'inspiration manque, tout s'arrête, on reste même dans le doute qui devient notre oreiller, dans la contradiction qui nous berce par ses oscillations, dans l'incertitude où se plaît la partie indolente et aléatoire de nos instincts, dans la somnolence qui est l'état habituel des masses occupées par le travail, les affaires, les affections domestiques, le beato vivere. Aussi, que d'idées douteuses et contradictoires, que de pensées oubliées et négligées dans les recoins de notre intelligence ! On n'y songe pas, on ne s'en soucie guère, quand tout à coup une illumination soudaine, un éclair de l'instinct nous agitent et nous imposent une recherche. Cette prédisposition à la recherche devient visible dans l'art, dans le style, dans les modes à certains intervalles, dans les poèmes poétiques ou satiriques qui révèlent une modification profonde dans le rythme de la vie. Cette prédisposition forme le quatrième moment de l'erreur. Mais la première, en réalité, elle précède tous les autres moments, et, semblable à l'amour naissant, elle entraîne à sa suite un cortège d'inquiétudes nouvelles, de méfiances étranges, des exigences impatientes de se traduire en succès positifs. De là, au temps d'Auguste, l'ancien monde discrédité avant même qu'on l'eût mis en cause, et le nouveau monde invoqué par la poésie de Virgile, par les métamorphoses d'Ovide qui avilit les dieux, par l'incrédulité dissimulée des historiens et des philosophes qui se détachent sournoisement de l'ancienne tradition. De là aussi, quand le moyen âge finit, les poètes italiens Pulci, Bojardo, l'Arioste, qui donnent une tournure comique aux p.112 anciens romans de chevalerie en attendant que Luther et les rois combattent la tradition de Charlemagne et de l'Église.
La période actuelle de la révolution française montre les quatre phases aussi nettement dessinées qu'on peut le désirer. La phase de la prédisposition est évidente dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, dans le style des écrivains, dans les nouvelles formes de la satire, dans l'incrédulité qui trouve enfin ses apôtres, dans la familiarité nouvelle qui confond les rangs, dans les questions qui arrivent pleines de nuages sur le trône et sur l'autel, et tout le monde connaît Voltaire, Rousseau, les encyclopédistes, tous ces hommes qui vivent sous Louis XV et qui alarment Louis XVI. Cependant rien n'est altéré dans la société, dont les lois restent les mêmes.
En 1789, c'est le moment de l'explosion ; il y a deux sociétés dans la société, deux États dans l'État ; le dogme nouveau triomphe par la république, forme éphémère, tyrannie momentanée, véritable arme de combat contre l'ancienne monarchie, aboutissant à une monarchie renouvelée pour envahir l'Europe.
La phase de la réaction succède bientôt avec les deux restaurations de Louis XVIII et de Louis-Philippe : c'est une discussion continuelle, croissante et visiblement transitoire entre la république et l'absolutisme, entre le temps de 89 et la monarchie antérieure.
La solution arrive en 1848, quand on proclame la république pour que la volonté générale librement interpellée donne sa conclusion définitive et arrive à l'empire p.113 qui accepte la révolution et la transporte dans la forme traditionnelle de la monarchie française.
La monarchie et la république sont à la société comme les catégories à la pensée individuelle, où l'affirmation et la négation s'alternent sans cesse. Si le gouvernement est monarchique, sa négation devient républicaine ; s'il est républicain, elle devient monarchique ; aucun peuple ne se soustrait à la nécessité de donner à son non la forme opposée aux affirmations régnantes. À défaut de réflexion, la parole toute seule devient républicaine contre les rois. Le spectacle des affaires concentrées dans un cabinet, les arrêts qui ressemblent à des caprices, les prodigalités princières où s'engouffrent les ressources de la nation, l'impossibilité de mettre en accusation les grands coupables, font désirer les assemblées, la liberté, la tribune ; tandis que sous les tribuns, quand le parlement est aux avocats, quand les débats s'emprisonnent dans des fictions constitutionnelles, quand la vérité ne peut se faire jour, quand la clameur universelle étouffe la parole des sages, quand on passe de délire en délire au milieu des déroutes et que la raison périt, alors l'attaque prend une forme monarchique et on invoque un dictateur redoutable, une action silencieusement sérieuse, un ennemi de la parole menteuse.
La force des choses nous condamne ainsi à élever et à détruire l'un après l'autre les gouvernements auxquels nous attribuons une bonté ou une sévérité qu'ils n'ont pas par eux-mêmes ; l'heure de notre naissance nous rend irrésistiblement républicains ou monarchiques. Le p.114 lieu nous oblige à aimer les tribuns ou les despotes suivant qu'on combat des rois obstinés ou des peuples attardés ; et tandis que le révolutionnaire français est enchaîné à la forme républicaine, avec les ligues, les frondes, les émeutes et les parlements pour renverser la monarchie, le révolutionnaire anglais suit les Tudor, les Cromwell, les despotes pour renverser le parlement traditionnel. De même, la république romaine comptait ses explosions et ses réactions par les dictatures ; sous les césars, au contraire, les séditions, les régicides, les conspirations du sénat et des généraux interrompaient à chaque instant la domination despotique.
Chaque tradition traîne donc à sa suite une guerre civile dont les victoires alternées déterminent les quatre phases de ses mouvements. Qu'on prenne au hasard une chronique, un abrégé de l'histoire d'un peuple, le nom seul de ce peuple dira s'il est monarchique ou républicain. La simple indication des événements les plus considérables suffira à vérifier la loi de ses explosions et de ses réactions en sens inverse des traditions. Sous la monarchie, on aura des révolutions de palais, des émeutes formidables, des insurrections dans les provinces, des décompositions momentanées, des abdications volontaires ou forcées, des favoris disgraciés, envoyés à l'échafaud, de nouveaux rois congédiant tous les ministres du règne précédent, des princes se succédant avec toutes les vertus de la couronne, d'autres princes formant des séries néfastes comme si une influence malfaisante pervertissait leur esprit, et tous ces accidents dégagés du luxe de la p.115 narration, de circonstances fortuites, des hasards exclusivement personnels se traduiront aisément en phases officiellement constatées par leur influence sur les lois de la monarchie. Que s'il s'agit d'une république, les sénats envahis par la plèbe, les consuls paralysés par la peur, les capitaines enlevés ou exécutés, les libertés violées, parfois l'invasion de l'ennemi, car souvent les partis s'associent avec l'étranger et triomphent grâce à une défaite, marqueront les inévitables intervalles des quatre temps. Plus la société est vaste, ferme par sa base, vivante par ses idées, plus ses phases sont régulières, isochrones, solennelles : témoin l'ancienne Rome. Que si la société chancelle, si de nombreux ennemis l'entourent, si elle est forcée de répéter plusieurs fois ses essais avant d'aboutir, on lira l'histoire de Gênes ou de Sienne, qui multipliaient tellement les redites et les avortements que souvent elles comptaient plusieurs révolutions dans une même année.
Les fédérations suivent la loi des États unitaires, avec cette seule différence que, faute d'une capitale, elles livrent leurs batailles en rase campagne. Mais chaque bataille est la préparation, l'explosion, la réaction ou la solution d'une époque nationale. L'initiative part de l'État le plus avancé, et quand ses impatiences éclatent, il subjugue la fédération par une explosion unitaire, par une conquête qui efface les confins intérieurs, qui suspend la liberté des centres, qui expulse les rois obstinés, les patriciens insensés, les chefs aveugles, les héros d'outre-tombe, sauf à se laisser vaincre ensuite par les p.116 réactions à demi unitaires, à demi fédérales, jusqu'à ce qu'on arrive aux véritables solutions fédérales voulues par la préparation. On divise ainsi la grande époque de la Grèce dans les quatre temps de l'effervescence athénienne qui prépare l'explosion unitaire de Périclès, à laquelle succède la réaction spartiate connue sous le nom de guerre du Péloponnèse, et déjouée par la solution thébaine qui rend la liberté à la Grèce.
Par la même raison, les guerres de l'Allemagne préparent la réforme avec Luther, la font triompher avec l'explosion qui menace Vienne, et subissent ensuite la réaction de Wallenstein, pour arriver avec Gustave-Adolphe et Richelieu à la grande liberté des traités de Westphalie. Hier le canon tonnait sur le continent américain, et une formidable guerre semblait menacer la fédération des États-Unis, dont on voyait le Nord livré aux dictateurs, le Sud à une conquête : cette guerre n'était qu'une révolution, cette conquête qu'une explosion ; il ne s'agissait que de supprimer l'esclavage.
Les fédérations ne se bornent pas aux États réunis par un pacte catégorique, par une diète permanente, par des traités éternels ; partout où les idées sont communes à plusieurs centres, la fédération est sous-entendue, quel qu'en soit le trait d'union. Un temple suffit aux républiques de la Phénicie, l'amphictyonie aux Grecs, et il y a des fédérations si vastes que parfois leur pacte se dérobe aux yeux des plus illustres historiens. C'est ce qui arrive à l'Italie, réunie depuis Charlemagne par une fédération pontificale et impériale sur la base d'un pacte p.117 sous-entendu, sous la présidence honoraire d'un pape désarmé et d'un empereur absent, et toutes les guerres italiennes n'ont été que des révolutions, des réactions, des solutions, si bien qu'aujourd'hui encore, quand on parle de l'Italie, on se demande si le pape est réellement désarmé, si l'empereur restera absent, si les deux chefs accepteront le royaume unitaire, s'il est une explosion momentanée destinée à se résoudre de nouveau dans une fédération soit républicaine, soit princière sous la présidence des deux chefs du moyen âge, ou si les temps de l'Église touchant à leur fin comme ceux de l'empire, la géographie italienne dans sa mobilité prépare à Rome un avenir qui réponde aux vux de la philosophie. Enfin l'Europe forme à son tour une fédération contre les autres peuples du globe : elle avait ses symboles à Rome du temps de Charlemagne, ses espérances à Jérusalem à l'époque des croisades ; en présence des autres races, ses navigateurs sont associés, et nos guerres sont en quelque sorte des guerres civiles où l'on note les révolutions, les réactions, les solutions sur une échelle plus vaste ; en sorte que nous avons nos Périclès, nos Alexandre, et que Paris joue le rôle d'Athènes à la tête de la démocratie universelle.
Le théâtre chinois divise ses drames en quatre actes ; de même on doit diviser toute action historique en quatre phases, soit qu'elle se développe dans un État, soit qu'elle se déroule au milieu des plus vastes fédérations. La période de quatre temps est donc l'unité de mesure de toutes les histoires ; partout où les hommes p.118 pensent, agissent, combattent et triomphent, ils tombent fatalement dans une sorte de drame chinois qui permet de comparer les uns aux autres les peuples les plus lointains, les plus opposés. Peu importe que l'un proclame la monarchie et l'autre la république, l'un l'unité, l'autre la fédération ; semblables à l'affirmation et à la négation, ces formes n'ont de sens que relativement à l'erreur mise en doute, combattue, discutée ou résolue, et l'incendie de Troie peut répondre à l'avènement d'une dynastie à Lo-Yang.
On fixera les années de la période en remarquant que chaque phase demande le travail d'une génération, à peu près trente ans, le temps où tout homme supérieur paraît, se connaît, se fait connaître, accepte sa mission, et l'accomplit. Avant l'âge de trente ans, il n'est pas homme public. Livré aux tâtonnements de l'adolescence, aux épreuves de la jeunesse, aux accidents de la famille, à l'inexpérience des affaires, aux entraînements de l'amour, de la colère, aux aveuglements qui conduisent aux fautes irréparables, les parlements le refusent, les états-majors le croient incapable ; dans la guerre, il n'est qu'un soldat, dans la science qu'un apprenti, dans les bureaux qu'un subordonné, dans la ville qu'un homme remuant, sur les marches du trône qu'un présomptif. Après soixante ans, ses facultés s'affaiblissent, le désarment ; d'autres idées, d'autres usages, une autre génération le chassent de la scène du monde, son étoile pâlit, et, semblable aux femmes, la fortune tourne le dos aux cheveux blancs. p.119
D'après quelques physiologues, l'homme arriverait sur la scène à l'âge de quarante ans et y resterait jusqu'à soixante-dix ans ; telle est aussi l'opinion exprimée par le Li-Ki, le grand livre de l'éducation chinoise :
« À quarante ans, dit-il, l'homme s'appelle capable, il entre dans les fonctions publiques, à cinquante ans, il s'appelle grisonnant, il a l'expérience des choses politiques ; à soixante ans, il s'appelle sage, il dirige ceux qui sont chargés d'agir ; à soixante-dix ans, il s'appelle vieillard.
Et ailleurs :
« À quarante ans, on commence à remplir les fonctions publiques, on discerne les choses, on trouve des expédients, on fait des prévisions, on marche d'accord avec le souverain ; à cinquante ans, on est chargé de l'administration supérieure ; à soixante-dix ans, on se retire des affaires.
Toujours est-il que nous sommes amenés à compter les phases par générations, et les générations par des intervalles d'à peu près trente ans, le temps de toute action personnelle. Si on veut signaler une phase historique, on nomme un homme comme Mahomet, ou David, ou César ; si on veut indiquer une action politique, on se trouve encore réduit à un intervalle de trente ans. La grande guerre de l'indépendance grecque contre Xerxès dure de 510 à 480, la réaction de Sparte contre la démocratie d'Athènes s'accomplit en vingt-six ans, la guerre Sacrée occupe la Grèce pendant trente ans. Toutes les phases des révolutions et des réactions italiennes restent dans la même latitude pendant le moyen âge ; la décadence italienne s'accomplit à son tour de 1496 à 1530, et l'Amérique, découverte en 1492, p.120 est subjuguée, dévastée, anéantie en 1525. Mêmes intervalles dans l'histoire de la réformation qui se fait reconnaître de 1517 à 1555, et qui surmonte sa dernière réaction par la guerre de Trente ans. La vie de Jésus-Christ, la vie moyenne des sept rois de Rome, la prédication des apôtres qui commence en 33 et finit en 68 avec la réaction de Néron, la prédication des petits pères qui lui succède, toutes les périodes successives répètent le même intervalle tout aussi bien que les grands siècles d'Auguste, de Philippe II, de Léon X et de Louis XIV, tous bornés à une génération, en sorte qu'on voit, immédiatement après, le style s'alourdir, les couleurs se faner, la poésie disparaître.
Or, puisque toute action historique s'accomplit en quatre temps, ou en quatre générations, toute période historique se compose donc d'au moins cent vingt ans, juste le temps de toutes les grandes périodes italiennes les plus accentuées dans l'histoire de l'Europe. Ainsi la révolution des évêques dure de 1000 à 1122 ; celle qui traverse les phases des consuls, de la réaction de Frédéric Barberousse, de la guerre aux châteaux et des citoyens aux prises avec les concitoyens, finit exactement en 1250, au jour du grand interrègne. Successivement les guerres guelfes et gibelines, les tyrannies alternées, la réaction qui les attaque et les seigneurs qui donnent la solution finissent en 1372, le jour du grand schisme. La tourmente ultérieure des condottieri et la liquidation des seigneuries ne cessent qu'en 1494, au commencement de la décadence. Hors d'Italie, la réformation p.121 n'embrasse-t-elle pas au moins cent vingt-cinq ans ? Les concentrations et les monarchies modernes nous portent avec Louis XIV en France et Pierre Ier en Russie de 1650 à 1775 ; c'est ensuite la révolution française qui débute avec la prédication des philosophes et qui touche maintenant chez tous les peuples à sa dernière solution.
On remarquera qu'en général les périodes citées dépassent légèrement la durée de cent vingt ans. La première, de 1000 à 1122, compte deux années de plus ; la période successive, de 1122 à 1250, montre un excédant de huit ans ; on arrive encore, avec la troisième période des seigneurs, à 1372 avec un nouvel excès de deux ans qui se reproduit dans la période ultérieure des condottieri qui finit en 1494. Si on suit les autres périodes, soit en Italie, soit hors d'Italie, chez tous les autres peuples de l'Europe, le même excédent se répète constamment, comme on pourra le voir dans notre Histoire des révolutions d'Italie ; et la nécessité de donner une forme précise, un chiffre exact qui représente la durée moyenne des périodes les porte à cent vingt-cinq ans, en élevant le temps moyen de chaque génération à trente et un ans et trois mois. Cette augmentation se confirme par l'observation que tous les cinq cents ans, c'est-à-dire toutes les fois que quatre périodes s'épuisent, le monde subit une transformation sensible. Ainsi, l'an mil avant Jésus-Christ, la Grèce se détache visiblement de l'ère des héros, et on dirait qu'elle sort des nuages mythologiques de l'Iliade et de l'Odyssée. Prenons-la en 500, la voilà républicaine, civilisée, aux prises avec la Perse, à la veille p.122 d'enfanter Hérodote, Thucydide, Périclès, ses poètes, ses philosophes. Transportons-nous à l'an 1 de notre ère : tout l'Occident change de forme, et Auguste tourne à la paix la société précédemment organisée d'après l'unique principe de la guerre. Cette fois Miltiade, Thémistocle, le premier Brutus, deviennent aussi impossibles au milieu du monde chrétien qu'auparavant Achille, Diomède, Hector et Andromaque l'auraient été à Salamine, à Platée, à Marathon. Encore cinq cents ans, et les barbares envahissent l'empire pour fonder d'autres royaumes, d'autres sociétés, une nouvelle civilisation. L'an 1000 de notre ère, l'Europe paraît avec les capitales actuelles, avec les dynasties que nos rois continuent, avec la religion qui règne encore, enfin avec la géographie, qu'aucun événement n'a ébranlée. Arrivons en 1500 et nous demandons si la découverte de l'Amérique et si la prédication de Luther ne changent pas de nouveau la face de la Terre ? si les chevaliers du Moyen Âge peuvent se renouveler ? si nous ne sommes pas dans le monde que les historiens appellent moderne, parce que rien ne lui ressemble dans le passé et que la révolution française elle-même modifie légèrement ? Nous demandons si avant d'arriver à un changement équivalent à celui de l'an 1500 ou de l'an 1000, ou des barbares qui détruisent en 500 l'empire romain, ou de César et de Jésus-Christ qui le fondent cinq siècles plus tôt, ou de la Grèce qui se civilise et de Rome qui débute en 500 avant l'ère, il ne nous faudra pas des mutations, des perfectionnements, des innovations capables de remplir p.123 encore une période de cent vingt-cinq ans avec ses quatre phases et de toucher ainsi à l'an 2000 ? Le temps d'une génération évaluée à trente et un ans et trois mois est donc l'unité, le jour qui mesure les époques dans toutes les histoires.
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Chapitre VIII
Équivalence des nations
Variantes de la civilisation ; Toujours dominées par les ressemblances ; Toujours soumises à la nécessité de mettre les peuples de niveau. L'infériorité d'une nation en présence de l'ennemi serait sa mort. Comment les peuples se rachètent de leurs défauts. Pourquoi ils s'organisent en sens inverse les uns des autres. De quelle manière toute période en quatre temps fait le tour du monde.
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p.124 Ce qui frappe d'abord l'esprit des historiens est la diversité des nations, leur opposition réciproque, leur guerre éternelle, qui semble sortir des profondeurs de la création avec une tradition de combats, de contrastes, de railleries, de malédictions répétées de siècle en siècle depuis le commencement du monde. C'est ainsi que la Bible raconte l'histoire des Juifs, constamment inspirés par leur haine contre les Égyptiens, les Assyriens, les Perses, les Mèdes et une foule de peuples qui les étonnent, les uns par leurs dieux, les autres par leurs institutions, d'autres par les villes cyclopéennes qu'ils construisent. C'est ainsi que l'Iliade nous laisse une p.125 impression indélébile, parce qu'elle oppose le camp des Grecs à la ville des Troyens, où l'on voit Hector, Andromaque, Pâris, Priam, avec des idées, des alliés, des traditions qu'Agamemnon combat et qu'Achille méprise. Quelle variété dans la revue de l'armée des Grecs, quand Hellène nomme à Priam les capitaines et les troupes qui se massent autour de Troie ! Ce sont des hommes que de longues guerres ont déjà séparés, façonnés de cent manières diverses, soumis à des divinités qui les protègent ; les uns sont voués à Mars, les autres à Minerve, chacun d'eux a choisi dans le ciel son étoile Polaire, et la variété des casques, des boucliers, des lances, des costumes, annonce qu'ils sont tous fils de terres entourées d'ennemis.
Cette diversité éclate plus saisissante encore dans l'Odyssée, où l'on observe les peuples dans leur foyer domestique, et où l'on ne passe de l'un à l'autre qu'à travers les aventures, les surprises, les combats, les prodiges de l'art, de l'industrie, de la religion. Calypso ne peut naître chez les Phéaces, pas plus que Ménélas en Égypte.
D'où vient enfin la grandeur d'Hérodote, avec qui nous touchons à la véritable narration historique ? De ce qu'il traduit en prose et transporte de Priam à Xerxès la guerre des Grecs contre l'Asie. D'un côté on voit le grand roi, ses satrapes, une armée aux innombrables combattants, un mouvement rapide qui concentre tout à coup une foule de peuples sur l'Hellespont, le faste de la civilisation, les larges et cruelles justices de l'Orient, une p.126 sagesse qui prend toujours des proportions gigantesques, un profond mépris pour les petites villes, les peuplades républicaines, les ligues microscopiques soudées et dessoudées à chaque instant, les discordes qui prennent le nom pompeux de franchises, de libertés, de discussions ; de l'autre côté ce sont des villes suppléant au nombre par la force de l'enthousiasme, des citoyens que leur génie élève au-dessus des rois, de petites armées qui se jouent de masses stupides marchant aveuglément au carnage, des combattants doués d'une opiniâtreté surhumaine, d'une intelligence capable de découvrir une puissance dans leur propre impuissance. Hérodote peint les deux camps, en comprend tous les drames, et quand il les décompose, on voit encore dans son histoire, qui devient universelle, les peuples diversifiés par les milieux ou de longues guerres : des épreuves séculaires, des lois, des murs, des traditions désormais indélébiles en ont fait comme des races distinctes, même quand ils offrent les mêmes traits.
Quelle différence entre les Assyriens et les Égyptiens ? Comment comparer les Égyptiens aux Éthiopiens, qui ne peuvent comprendre les ambassadeurs des Perses ? Quel rapport entre les Perses si civilisés et les Scythes nomades, traînant après eux leurs maisons, leurs troupeaux, leurs devins, au milieu d'un climat affreux, où ils se retranchent et se défendent par la dévastation ; en sorte que Darius peut à peine se sauver, lui qui leur reprochait de fuir. Chaque peuple a sa loi bizarre : les Adyrmacides livrent leur fiancée au roi avant d'y toucher, les Nasamons la p.127 livrent aux convives ; entre les Auliens et les Agathyrs, les femmes sont communes ; les Atarantes maudissent le soleil qui les brûle, les Massagètes au contraire l'adorent ; chez les Indiens, chez les Thraces, la femme suit son mari dans le tombeau ; quelques Indiens tuent leurs vieillards et leurs malades, d'autres les laissent mourir dans la solitude ; les Assyriens exposent au contraire leurs infirmes dans les carrefours ; jamais un Grec ne mangera son père, jamais un Galatien ne se décidera à le brûler. Tout peuple tient obstinément à sa loi.
« Si on proposait, dit Hérodote, à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois qui s'observent dans les divers pays, il est certain qu'après un examen réfléchi chacun se déterminerait pour celles de sa patrie ; tout homme est persuadé qu'il n'en est point de plus belles.
Au milieu de cette diversité, les civilisations restent équivalentes, car la guerre force tous les peuples à ne pas s'attarder d'un jour, et celui qui reste en arrière voit ses provinces envahies, sa capitale menacée. S'il ne répare pas sur-le-champ ses défaites, il disparaît à jamais. De là les nations sont obligées de s'imiter, de se copier, de se voler les idées, les découvertes, les inventions, les religions. Vous voyez les mêmes dieux en Égypte, à Tyr, en Grèce ; les oracles à Dodone comme à Thèbes d'Égypte ; le deuil et les cérémonies funèbres de Babylone sont celles de Thèbes et de Memphis ; les Perses empruntent l'habillement aux Mèdes, la cuirasse aux Égyptiens, l'amour des garçons aux Grecs, le culte de Vénus aux Assyriens, et chez Hérodote toute la Terre est déjà pleine d'habitants p.128 en communication les uns avec les autres, en sorte que les sauvages sur les confins de l'Égypte ne peuvent rester étrangers aux combats de Darius contre les Scythes, et aucun homme de la Grèce ne s'arrache à la fatalité qui l'oblige à combattre ou à défendre le despote de la Perse. Puisque tout est force dans le monde, la beauté de Vénus comme la vigueur d'Hercule, la lyre d'Amphion comme les dix mille ouvriers du temple de Salomon, la boussole comme le canon, la religion comme l'armée, cet équilibre qu'on trouve aujourd'hui entre le schisme russe, la papauté catholique, la philosophie protestante, la liberté anglaise et la monarchie française est le fait constant de toutes les époques les plus reculées de l'histoire.
Il en résulte qu'une période en quatre temps ne peut se réaliser à Memphis sans se reproduire à Athènes, sans devenir italienne, ibérienne, assyrienne, sans faire le tour du monde, sans figurer dans toutes les histoires. Rien n'est donc plus naturel que de comparer les peuples entre eux en dépit de leurs différences, et le langage même nous y entraîne avant qu'on y réfléchisse. En parlant de Rome, on dira qu'elle est supérieure par sa constance à la république d'Athènes, mais que les Athéniens surpassent les Romains dans les arts et dans les sciences, que les Spartiates, en présence des Athéniens, sont moins civilisés, mais plus héroïques. En général on tend à soumettre à une mesure unique les événements les plus variés et à chercher les héros d'un peuple chez les autres peuples. On dit à chaque instant que Romulus est le Thésée de Rome, qu'Aristide est le Caton d'Athènes, p.129 que Calvin est le Luther de la France, Knox le Calvin de l'Écosse, Albuquerque le Christophe Colomb du Portugal, Pierre Ier le Louis XIV de la Russie, et que Firmian, Dutillot, Tanucci, sont les Turgot de l'Italie, dont Joseph II est le pendant en Autriche, Frédéric II en Prusse et Catherine II à Saint-Pétersbourg. Il est impossible de ne pas reconnaître que la manie des cathédrales, la fureur des croisades, la violence des guerres civiles, la constitution des monarchies modernes, se montrent l'une après l'autre, presque aux mêmes jours dans l'histoire des nations, aujourd'hui toutes sécularisées, comme vers l'an 1000 toutes dévouées à l'Église.
Mais il y a plus : les différences des civilisations s'expliquent par leurs ressemblances. En effet, portons les ressemblances à l'excès, imitons les géomètres qui facilitent leurs calculs en se figurant des surfaces sans profondeur, des lignes sans étendue, des points sans dimensions. Supposons les deux mille nations qui habitent la Terre, toutes égales depuis le commencement du monde ; admettons que, par hypothèse, elles possèdent toutes le même nombre de lieues carrées, le même chiffre de soldats, des chefs également habiles, les mêmes dispositions à la science, aux arts, à l'industrie ; qu'en un mot la pluie, le soleil, le climat, les fleuves, l'air, la mer, la végétation s'accordent miraculeusement à leur assurer la plus parfaite égalité, et supposons-les toutes dans la première phase de leur civilisation : quelle en sera la conséquence ? Chacune aura son histoire, qui passera d'une période à l'autre avec la régularité des p.130 mathématiques ; chaque peuple donnera les mêmes représentations à Paris et à Constantinople, à Bombay et à Yeddo ; et l'histoire de tous les peuples étant la même, le monde n'aura en réalité qu'une seule histoire commune à tous les États. À une époque donnée, ils se construiront des capitales : l'époque suivante, ils bâtiront des temples grecs ; plus tard, ils les remplaceront par des basiliques romaines, par des cathédrales gothiques ; plus tard encore, par des hôtels de ville, par de riches palais, et enfin les palais des rois ou des embarcadères merveilleux feront oublier le luxe suranné des cathédrales. L'impossibilité de remporter des victoires réduira les guerres à des tournois, mais chacune d'elles traversera les cycles du siège de Troie, des conquêtes d'Alexandre, des croisades catholiques réduites à des fêtes nationales, dont les Homère, les Virgile, les Dante seront comme autant de Pindares aux Jeux Olympiques. Dans cette hypothèse, chaque peuple se verra dans son voisin comme dans un miroir, et les deux mille histoires seront autant de redites.
Il n'y a, certes, aucune égalité entre les nations, et on ne trouverait pas plus deux Frances dans le monde, que deux gouttes d'eau semblables dans l'univers ; mais la guerre universelle condamne les peuples à exploiter le sol, le climat, la population, les dispositions naturelles dans toute leur variété, pour en tirer des forces équivalentes à celles de leurs adversaires. L'équivalence doit être exacte, sous peine de mort : il suffit que deux peuples vivent à côté l'un de l'autre pour qu'on puisse p.131 les dire égaux au point de vue du mécanisme politique. Si l'un d'eux était doué du moindre avantage, du plus faible privilège, il subjuguerait son voisin ; dès lors, deux fois plus fort, il ne trouverait aucune résistance en présence d'un troisième peuple, et de proche en proche, les autres disparaîtraient sous sa domination sans cesse doublée par cette supériorité croissante qui étendait si rapidement les conquêtes des Grecs, des Romains, des barbares, des Arabes, des Tartares, de toutes les nations assez heureuses pour changer un moment l'équilibre d'un continent. Mais, loin d'arriver à la domination universelle, leurs conquêtes, toujours arrêtées à moitié chemin, n'ont jamais occupé le quart de la Terre connue, duraient à peine quelques siècles, et se dissolvaient au premier choc des nouvelles invasions. Toutes les civilisations se nivellent tellement, qu'on peut en quelque sorte justifier la vanité qui porte invariablement chaque peuple à se croire le premier de la Terre. Quelle que soit sa misère, il supplée à ses défauts ou par le climat, ou par les armes, ou par l'industrie, ou par la navigation, ou par l'agriculture, ou par les expédients insaisissables de la race, des murs, des idées, des traditions, des alliances. Malheur à lui s'il devait se dire inférieur à un autre peuple !
L'équivalence des peuples explique ainsi la variété des formes politiques, toutes tournées, les unes contre les autres, comme les instruments de leurs éternelles rivalités. Ils savent à merveille que le moindre surcroît de force donne la conquête, que la moindre infériorité p.132 conduit à la servitude, que vivre c'est utiliser les accidents du sol, du climat, des produits, de la race, de manière à tenir tête au plus proche voisin, et à rendre inutiles tous les avantages qu'il obtient de la nature. Le sol permet-il à l'ennemi de s'organiser par la centralisation, de siéger dans une capitale formidable, de diriger une armée aguerrie ? On lui opposera la ressource des fédérations, on l'entourera de républiques, de petites principautés, de barbares quasi-nomades, de peuples pasteurs qui le harcèleront, le harasseront et le fatigueront par le nombre des combattants, par la variété des résistances, par l'inertie la plus sournoise qui déjouera son besoin d'agir, de civiliser, de séduire, d'entraîner. L'ennemi se rend-il formidable par la liberté ? On l'observera et on tâchera de conquérir les avantages du silence mystérieux, de l'obéissance passive, des armées permanentes ; on s'habituera à endurer les caprices du despotisme, compensés par des victoires en rase campagne, par la gloire de la monarchie, par la richesse du territoire étendu, et la monarchie parviendra ainsi à rendre vaine la sagesse des peuples condamnés aux discussions, aux parlements, aux révélations scandaleuses, à la discorde étalée en plein jour, érigée en système.
Il en résulte que les peuples s'organisent en sens inverse l'un de l'autre, qu'à côté de la tradition unitaire des Perses on voit sans cesse la fédération républicaine des Grecs ; la libre Angleterre combat constamment l'absolutisme français, et la monarchie française rivalise depuis des siècles avec la fédération germanique, avec les États p.133 de Hollande, des Flandres, du Brabant, de la Suisse. Au sein même de chaque fédération, on découvre une foule de subfédérations, de ligues entourant des royaumes. Enfin chaque ligue subalterne contient aussi son ver rongeur, sa ville menaçante, comme Thèbes, qui subjuguait la Béotie, comme Zurich, où Guillaume Tell était déclaré traître à la Suisse. Les formes tendent à s'alterner avec la régularité du blanc et du noir sur le damier ; les montagnes, les fleuves, les déserts, les golfes, les accidents du sol ne font que multiplier les contrastes dans les détails, toujours dominés d'ailleurs par la loi générale qui nous fait passer de la France unitaire à l'Allemagne fédérale, à la Russie encore unitaire, à la Tartarie livrée aux ligues, à la Chine organisée par le despotisme, en présence du Japon, terre de liberté. Quand le commerce déplace les richesses et quand les gouvernements se transforment, alors les contrastes se transforment à leur tour. Les unités deviennent des fédérations et les fédérations des unités. Alors l'empire romain, décomposé, laisse paraître l'unité au nord chez Attila, chez Charlemagne, tandis que la Pologne unitaire jette les Russies dans des conditions fédérales.
Ainsi, la Terre est couverte de peuples organisés en sens inverse l'un de l'autre. Albuquerque, en arrivant au Ceylan, y découvre deux peuples : les Bedas, établis au Nord, nus, partagés en tribus obéissant chacune à un chef, liguées, libres, ennemies de tout étranger ; et les Chingalais, au Midi, petits, policés, avec des prêtres bouddhistes, fourbes, faux, cérémonieux et unitaires. Au p.134 Bengale, Bismapore fait opposition aux autres régions. Les Péruviens, doux jusqu'à la lâcheté, incapables d'opposer la moindre résistance aux forbans titrés de l'Espagne, confinaient avec les Chiliens intrépides, dit Pietro Martire, habitués au travail, indépendants, et non seulement ils se défendirent, mais ils attaquèrent les Espagnols, si bien que le Portugais Ercilla, leur ennemi, au service de l'Espagne, les célébrait dans son poème, véritable jeu de lumière, incontestable reflet de la haine de Lisbonne pour Madrid, transportée dans les scènes de la vie américaine. Pietro Martire signale le même contraste à la Havane, où le peuple était peureux et affable, tandis que les îles voisines appartenaient à d'affreux anthropophages.
Les navigateurs découvraient une foule de rivalités dans les archipels de l'océan Pacifique ; fêtés à Othaïti et aux îles des Amis, une race cruelle et sanguinaire les attaquait à Sandwich. Ils trouvaient des habitants sales, pauvres et pudiques à la Nouvelle-Zélande, propres, attrayants et voluptueux à Taïti. La Nouvelle-Calédonie, aux terres hostiles et désolées, s'opposait également aux Nouvelles-Hébrides, luxuriantes et hospitalières, mais livrées à l'anthropophagie.
On dit assez souvent que l'Asie et l'Afrique sont les régions du despotisme, mais on voit la liberté dans les diètes tartares, dans la fierté de la Corée, dans les fédérations de l'Inde, dans le conseil du Japon. En Afrique, Loango, le pire des royaumes, est électif, avec un roi qui peut tuer ou vendre ses ministres, mais qui n'oserait pas p.135 toucher à ses vassaux de Cabende, Malembo, Sogora et Magouba. Qu'on lise Cadamoste.
« De mon temps, dit-il, le roi du Sénégal, nommé Zucolin, avait été élu par des seigneurs habitués à chasser leurs rois dès qu'ils leur déplaisaient. Son pouvoir n'est ni sûr, ni durable comme celui du Soudan du Caire... Les Barbacini et les Sereri, ajoute-t-il, n'ont aucun roi, aucun maître ; ils se bornent à honorer tantôt l'un, tantôt l'autre, d'après les qualités et la fortune des hommes.
Enfin, d'après Virey, les peuples chez lesquels on faisait la traite obéissaient à des gouvernements les uns despotiques, les autres libres comme l'État aristocratique d'Alchantie.
La nécessité des équivalences est telle que les races aboutissent aux plus extravagantes juxtapositions. Les Circassiens, les Cachemiriens, les Géorgiens, qui sont les plus beaux des peuples, confinent avec les hideux Kalmouks ; les Tartares Nogais rabougris, avec les Lapons ; les Samoïèdes sont en présence des grands et lymphatiques Finnois, les stupides Groënlandais des blonds Irlandais.
« Rien ne surprend plus l'émigrant européen, dit le docteur Pichéring, que la différence physique entre les habitants de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, deux régions situées entre les mêmes parallèles.
L'Inde réunit sous le même climat les Rohillas blonds, les Népauliens à la peau jaune et les Bengalais brun foncé ; à Bornéo, les Malais habitent la côte, et les Duryaks l'intérieur.
« La plupart des voyageurs qui ont parcouru l'océan Pacifique, dit Jacqueminot, témoignent de la surprise qu'ils éprouvent en voyant deux peuples aussi p.136 voisins et aussi différents que les Rougans et les Vittiens.
La juxtaposition la plus frappante est celle des Pecherais et des Patagons sur la Terre du Feu. Les premiers, petits, maigres, vilains, avec des femmes hideuses, presque nus et teints en rouge et en blanc ; les seconds, hauts de plus de six pieds, carrés, vigoureux, avec des membres épais, un caractère doux et hospitalier. La première fois que Magellan les découvrit, en 1519, l'Europe les connut à travers les exagérations de Pigafetta, qui parlait de perles grosses comme des ufs et d'oiseaux qui entraient dans la bouche des baleines pour leur manger le cur. Un siècle plus tard, les voyageurs donnaient aux Patagons des palais corinthiens et la stature des Titans, en réservant aux Pecherais leurs ennemis la taille des pygmées. Toujours est-il qu'après toutes les rectifications, le contraste ne saurait être plus considérable, ni conduire à deux genres de vie plus opposés. Les Patagons chaussent des bottines, montent à cheval, se couvrent de manteaux de peau, font des esclaves, les traînent avec eux, s'abritent sous des tentes, rôtissent leur viande, endurent un froid insupportable, aiment le jeu avec frénésie, croient aux sorciers et à l'esprit des Andes, et se ressemblent tous comme si c'étaient des frères jumeaux. Les Pecherais leur résistent évidemment par la montagne, ou par un esprit plus intelligent, ou par une ruse plus développée, bref par des qualités qui nous échappent, mais que leur survivance met hors de doute.
L'équivalence protège encore les peuples les plus p.137 arriérés quand le sol ou le climat les barricadent contre la civilisation et les dispensent du pénible travail qui l'enfante. Pourchassé, assiégé, écrasé par les blancs, le nègre se retranche sous les tropiques où personne ne peut attaquer la mystérieuse Tomboctou. L'hyperboréen se cache aux pôles, où personne ne veut sa place.
L'océan Pacifique a protégé avec ses eaux la malheureuse race des Papous, la race incapable des Polynésiens, celle des Malais évidemment chassés de l'Inde. Partout les montagnes, les déserts, les steppes, les fleuves, les golfes ont été les forteresses, les fossés, les remparts des nations ; et, pour citer un dernier exemple, le Madagascar doit son indépendance à la mer qui l'entoure, à ses forêts d'une végétation extravagante, à ses deltas marécageux et infects, et son royaume prospère avec ses Hawas (la race conquérante), ses Sakalaves (le peuple conquis), sa capitale Atanarive, son port Tamava, et sa religion justement hostile au christianisme qui ouvrirait les frontières aux blancs.
L'Amérique doit sa catastrophe au défaut d'équivalence avec l'Europe qu'elle avait ignorée, et l'Europe doit ses conquêtes dans les autres parties du monde au progrès de la navigation qui rend désormais inutile la grande défense de l'océan, si favorable à la barbarie des archipels et des continents détachés. Encore nos conquêtes auraient-elles été bien difficiles, si nos capitaines n'avaient pas profité des hostilités établies entre les peuples qu'ils visitaient, et Cortez aurait été massacré avec ses neuf cents Espagnols s'il ne s'était mis à la tête d'une p.138 foule de caciques et surtout de la république de Tlascala, qui lui fournissait une armée de deux cent à quatre cent mille hommes contre la grande monarchie du Mexique. Tous les voyageurs s'accordent à dire que les frères Pizarro n'auraient pu s'emparer du Pérou si, par un bonheur inopiné, ils n'étaient arrivés dans un moment où deux prétendants se disputaient l'empire. Que fit Vasco Nunez à l'isthme de Panama ? Il imita Cortez et les Pizarro en se mettant à la tête de tous les caciques que Pacra avait domptés ; il le trahit, le fit lier, voulut entendre tous ceux qui se plaignaient de lui, et il fit justice. Quel royaume d'Europe dont le chef serait pris, lié, mis au pilori, livré à ses ennemis, ne tomberait pas à la merci d'un imitateur de Nunez ? Lorsque Cabral attaqua le Zamorin de Calicut, maître du Malabar, il se mit à la tête de ses vassaux, les rois de Cochin, de Cananor, d'Onor, de Cular. Les Portugais opposent Goa à Calicut ; et les négriers ne font leur capture qu'en se mêlant aux effroyables guerres des nègres.
Le niveau des nations se prouve donc par les ressemblances des drames que tous les historiens remarquent, par la guerre qui condamne les nations à s'imiter sans cesse, par les différences mêmes qui les séparent l'une de l'autre et qui les montrent organisées de manière à éterniser leurs combats, enfin par les religions toujours hostiles l'une à l'autre, mais toujours obligées de se tenir tête sur tous les points. Toute découverte fait le tour du monde, toute période historique se reproduit d'un bout à l'autre de la Terre, bien que ses formes varient, bien p.139 que la France accepte l'explosion protestante avec la quasi république de Coligny, et l'Angleterre avec le despotisme des Tudor, en un mot bien que les affirmations et les négations s'alternent d'un pays à l'autre comme les dents des roues engrenées. L'équivalence ainsi assurée nous permet de comparer les nations d'époque en époque sur la mesure des périodes en quatre temps.
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Chapitre IX
La Chine à l'image de l'Europe
Sa tradition. La seule qui s'oppose à la nôtre. Se développe par l'unité contre les fédérations tartares ; Par le génie positif des inventions contre la poésie de l'Inde ; Par la force du despotisme contre la liberté du Japon. Sa richesse nous confond. Ses singularités nous déroutent. Mais son extrême simplicité nous permet de la dominer.
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p.140 Nous remontons vers le passé avec la tradition chrétienne, la plus ancienne, la seule qui nous inspire. Les autres traditions se réduisent à des fragments historiques, à des narrations détachées, à de courts commentaires sur des périodes de quelques siècles, à des légendes poétiques, où la fable bouleverse les données de la vie réelle, et encore ces narrations, ces fragments, ces légendes sont éclairés par notre civilisation, qui entraîne dans son courant et les souvenirs de l'Égypte, et les arts de la Grèce, et la conquête des Romains, et la barbarie du moyen âge. Les Assyriens, les Babyloniens, les Perses ne semblent revivre dans le passé et se tenir sur leur base que grâce au regard que leur accorde notre religion. Mais si le christianisme embrasse le tiers des p.141 vivants, si l'islamisme qui en embrasse un autre tiers se fonde encore sur la tradition chrétienne et remonte à son tour vers le passé grâce à l'Évangile de Jésus-Christ et au Pentateuque de Moïse, nous trouvons à la Chine 352 millions d'habitants ayant d'autres lois et une tradition qui garde ses souvenirs depuis quatre mille ans avec une précision merveilleuse, sans passer, comme nous, à travers quatre langues, sans offrir aucune interruption, sans violer un instant la série de ses deux cent trente-trois empereurs, dont les règnes, minutieusement décrits par les statistiques, ont exercé une influence décisive sur les deux tiers de l'Asie. Si nous ne comparons pas notre tradition avec celle de la Chine, où chercherons-nous d'autres points de repère dans le monde ?
De race jaune ou mongole, les Chinois retournent contre nous toutes nos prétentions. Comme nous, ils se croient le premier peuple du monde. Suivant eux, nous sommes les barbares, et si nous voulons tout soumettre au pape, ils déclarent que tous les hommes doivent obéir à leur empereur, fils du ciel. Aussi inflexible que les cérémonies catholiques en présence des autres religions, jamais l'étiquette chinoise n'a fléchi devant aucune puissance de l'Europe ; aucun ambassadeur de notre race n'a pu se vanter d'avoir parlé au chef du Céleste Empire : il faut dire, à notre honneur, qu'aucun d'eux n'a accepté l'humiliation des trois génuflexions et des neuf prosternations jusqu'à toucher la terre avec le front. À la vérité, lorsqu'il le faut, nous imitons les inventions et jusqu'aux murs de la Chine, nous ne cessons de lui p.142 demander des traités, des libertés, des exemptions ; mais ici encore, s'il y a une invention à imiter, à retourner contre nous, aucun préjugé n'arrête les Chinois, et ils donnent la direction de l'artillerie au père Verbiest, celle du tribunal de l'astronomie au père Parennin, quoique tous deux appartenant à un culte proscrit. Que si les Chinois ne fréquentent pas nos ports, s'ils ne nous demandent aucun traité, c'est là encore une manière de nous tenir tête, et ils disent ouvertement qu'ils n'ont aucun besoin de nous.
Au milieu des peuples de l'Asie, la Chine est au moins aussi bien assise que l'Europe au milieu de ses voisins, et elle forme la plus ancienne et la plus grande des monarchies, parce qu'elle combat les Tartares, qui forment la plus vaste et la plus ancienne des fédérations. Chez eux aucune capitale, aucune centralisation, tout se fait par des masses mobiles comme le sable du désert emporté par le vent ; leurs révolutions toutes géographiques jettent de véritables tourbillons d'hommes sur d'autres hommes, et c'est ainsi qu'aux Lao succèdent les Kin, aux Kin les Mongols, aux Mongols les Mantchoux. Leurs conquêtes s'accomplissent souvent à l'insu du khan, que par erreur l'Europe croit un despote et dont la liberté ouvre les frontières aux cultes les plus variés. Par contre-coup, la Chine est donc centralisée, avec une énorme capitale, une armée régulière, une bureaucratie terrible, un despotisme solennel, une vie essentiellement agricole, une industrie on ne peut plus sédentaire et une civilisation excessivement littéraire et raffinée.
p.143 On ne saurait pousser plus loin les contrastes avec les Tartares, qui sont de la même race. Mais à l'Occident paraît une autre race fédérale et fractionnée dans les royaumes de l'Inde ; c'est la race de la poésie, de la philosophie, des mythes merveilleux, des créations fantastiques, des divinités éblouissantes, des traditions aux mille épisodes, des narrations aux innombrables variantes, où le torrent des images enveloppe la réalité, où l'extase se mêle au raisonnement, le rêve à la veille, où l'artiste, le prêtre et le philosophe se confondent toujours, où enfin la civilisation est un enchantement et la nature un miracle. En vain y chercherait-on une époque fixée, une ligne en prose, un mot qui réponde à l'exactitude requise par les lois du temps et de l'espace. Eh bien, que fait le Chinois ? Il cherche tout ce que l'Inde évite ; il fuit tout ce qu'elle recherche ; il lui oppose son prosaïsme à toute épreuve, ses dates péremptoires, ses statistiques assommantes, un positivisme universel, qui dégrade les cultes, qui brutalise les prêtres, qui détruit les castes, qui n'admet aucune consécration hormis celle de l'empereur ; et, pour sceller tous les contrastes, la secte la plus abhorrée dans l'Inde, celle qui en minait la tradition, les castes, les divinités, les murs, tout, le bouddhisme en un mot, proscrite comme un crime dans toute celle région poétique, devient la religion des Chinois.
Un nouveau contraste protège la Chine contre le Japon, où la liberté reparaît sous des formes quasi vénitiennes, pour élever les grands et en faire des Tartares ingénieux p.144 et sédentaires, avec des diètes non plus nomades, mais permanentes, et avec un empereur, le daïri, qui ne peut ni donner des ordres, ni disposer de l'armée, ni s'emparer du trésor, ni proposer aucune des lois qu'il sanctionne, ni même vivre, se promener, se livrer aux distractions indispensables à sa santé, en sorte que l'obligation de se laisser adorer immobile comme une statue, de se laisser habiller, nourrir, soigner comme une divinité de bois, le pousse à un désespoir qui multiplie les abdications. Au contraire, l'empereur de la Chine exerce un pouvoir réel, entouré de ministres obéissants, de généraux à genoux, de conseillers prosternés, de prêtres qu'il réduit à l'immobilité, il craint tellement de déroger et de donner prise à la critique par de vaines cérémonies que, maître des génies de l'air comme le daïri, il défend de parler de son influence mystérieuse sur le monde des esprits. Au reste, puisque le Japonais est fier, le Chinois veut être très humble ; il n'accepte pas les duels où les deux combattants s'ouvrent le ventre ; ses femmes ne se montrent jamais dans la rue comme à Yeddo, et sa langue même reproduit les contrastes des caractères en s'interdisant l'énergie de l'r dans toute l'étendue de l'empire, où s'effacent en même temps une foule de désinences japonaises.
On le voit, depuis un temps immémorial, la Chine, toute à ses luttes contre les Tartares, les Hindous, les Japonais, les insulaires de ses mers, ne pense, certes, pas à nous ; mais en débarquant à Canton, en arrivant à Pé-king, on trouve tout à coup l'Europe sous une forme bizarre, p.145 riche, variée, d'une inépuisable fécondité. Voulez-vous entrer dans une église ? voilà des temples, des autels, des cierges allumés, des reliques, des divinités, des processions, des prêtres en surplis, et si vous avez du goût pour la vie monastique, d'admirables couvents tout prêts à accueillir tous les caprices de l'ascétisme. Avez-vous des affaires ? voilà le mandarin, le tribunal, la police, les boutiques, la banque, la monnaie, le papier-monnaie, les fabriques, tous les travaux subdivisés, réglés aussi minutieusement qu'à Paris ou à Londres. Faites-vous des visites ? voilà vos cartes, l'étiquette fixée, les compliments arrêtés, proportionnés aux rangs ; vous vous croiriez à Vienne ou à Saint-Pétersbourg. Bref, si l'Europe vante ses musées très riches, où l'on voit tous les débris du passé, le Chinois, qui n'en soupçonne pas l'existence, montre dans ses musées, dans ses bibliothèques, dans ses archives, tout un passé vaste comme le nôtre ; si vous citez Platon, il vous parle de Confucius ; si vous suivez le Christ, il adore Bouddha ; si vous êtes spirite, il vous confie à ses tao-pins, il vous magnétise, il vous exorcise, il vous fait paraître les ombres qu'il vous plaît d'évoquer. Vous étudiez Hérodote, Polybe, Tite-Live, c'est bien ; mais il lit Ssé-ma-kuen, le Tong-kien-kang-mou, une foule d'histoires, de romans, de traités anciens, modernes, d'âge moyen, pris sur l'étendue de quatre mille ans, dans un monde deux fois plus peuplé que la Grèce, Rome, l'Assyrie, la France.
Sans doute vous tenez peu à ses vieux magots ; mais que lui importe votre antiquité aux statues indécentes, p.146 au phallus impertinent ? Vous vous moquez de sa robe, mais votre habit le fait rire ; il vous semble le singe de l'Europe, mais il vous croit le sapajou de la Chine : où est la différence ? Vous lui cédez la droite par politesse, il vous cède la gauche suivant lui plus respectable ; vous ôtez votre chapeau pour le saluer, il enfonce le sien sur sa tête pour vous honorer ; vous vous habillez de noir pour porter le deuil, lui il s'habille de blanc ; vous lisez en passant de la première page à la dernière, il commence par la dernière pour finir à la première. En attendant, il a ses langues, sa littérature, ses classiques, ses encyclopédies, ses libraires, ses marchands de papier, d'encre, ses écoles, son académie des quarante, sa musique, ses musiciens, son théâtre, ses tragédies, ses comédies, sa mythologie, son industrie, ses usages, son commerce, et la porcelaine, le thé, la soie, le riz nous en disent là-dessus plus qu'un volume.
Mais à l'instant même où les ressemblances de la Chine avec l'Europe se multiplient le plus, sa fastidieuse indépendance semble la dérober à nos études, ne fût-ce que par l'ampleur du sujet. Sa langue nous déroute, son écriture nous confond, ses fastes nous accablent, sa géographie, sa statistique, ses livres nous écrasent par la masse des détails bizarres, exotiques, extravagants. Une terre d'une latitude de six cents lieues sur cent vingt lieues de longitude, horizontalement traversée par deux énormes fleuves, avec la plus grande variété de climats, cinq mille deux cent soixante-dix montagnes, des houilles, des mines, des feux éternels, des volcans, des accidents p.147 en tous genres, et une agriculture depuis la plus haute antiquité aidée par une canalisation prodigieuse, comment se familiariser avec ce spectacle ? Qui se vantera de connaître les Chinois ?
Leurs quarante siècles d'histoire sous vingt-deux dynasties fourmillent de héros, de guerres, de vicissitudes dont les noms n'ont pas de rapport avec nos langues ; on s'y traîne à travers une interminable série de luttes sans liaison, sans analogie apparente avec nos idées. Leurs Bossuet célèbrent des victoires inconnues contre des peuples qui n'ont pas de nom dans notre tradition, et ils parlent de l'univers avec la même autorité et la même présomption que nos orateurs sacrés. Leurs érudits s'engagent dans une foule de discussions, cent fois plus détaillées que les nôtres, sur des événements qui ont remué des populations égales en nombre à celles des Assyriens, des Mèdes, des Égyptiens, mais complètement inconnues à notre Occident ; ces débats sur des énigmes perpétuelles fatiguent notre mémoire avant même que nous puissions y réfléchir.
Autre difficulté. Les époques, ces grandes classifications des faits historiques, sont toutes tracées dans notre esprit ; les mots seuls de Romains, de Grecs, de Gaulois, de Goths ont acquis une telle force, grâce à notre éducation, que l'homme le moins instruit tient ses à-peu-près dans une latitude raisonnable de ressemblances. On sait toujours à quelle période appartiennent Socrate, Hector, Moïse ou Salomon ; chaque nom est une histoire, une explication, et au moment où l'on cite que p.148 chronique de Saxe ou d'Angleterre, les événements se rangent d'eux-mêmes sous la domination de quelques grands souvenirs. On devine aisément des peuples classés d'avance, et on se fait une idée de la religion qu'ils professent, des principes qu'ils représentent. Mais comment se diriger au milieu d'une tradition qui célèbre les Tcheou, les Tsin, les Hân, qui discute les Bonnets Jaunes ou les cils rouges, qui reste toujours dans une autre race, dans un autre monde, soit qu'il s'agisse de Vou-vang ou de Tsin-chi-hoang-ti, dont les ordres mettent en mouvement des millions de soldats et détruisent des villes supérieures à l'ancienne Rome en grandeur ?
Il s'en faut bien que la Chine soit toujours restée à la même place, dans les mêmes centres, avec les mêmes capitales, avec la même étendue de territoire. En partant de Chen-si, anciennement elle s'arrêtait dans les provinces entre les deux fleuves, elle ne passa le Kiang, au sud, qu'au temps des Romains ; elle ne s'étendit au nord qu'au temps des Mongols ; ces trois régions du Sud, du Milieu et du Nord se sont disputé plusieurs fois la domination de l'empire ; dans cette lutte, pleine de succès, de revers et de flottements en tous genres, la capitale s'est déplacée cinquante-neuf fois ; des villes subjuguées sont devenues dominantes, des États opprimés ont conquis les autres États, des villes grandes comme Ninive et Babylone se sont éteintes, la fédération et l'unité se sont alternées plusieurs fois, la fédération a donné à chaque État sa dynastie, ses armées, ses fastes, sa tradition, et on ne dira pas qu'un Européen puisse s'y orienter p.149 facilement comme s'il s'agissait de Vienne, Berlin, Londres ou Paris.
Il y a plus : pour nous, l'histoire chinoise est lettre morte, sans relation avec nos sentiments ; et quelle que soit notre érudition, nous ne trouverons jamais pour la comprendre ces ellipses, ces intuitions, ces lumières soudaines que nous donne notre inspiration européenne quand nous pensons aux docteurs, aux pères qui ont prêché notre religion, aux Romains qui ont préparé nos lois, aux Grecs qui ont donné des modèles à nos artistes, aux juifs qui ont tracé le drame de la rédemption. Ici on admire ou on combat sérieusement ; l'ironie même de Voltaire part d'une conviction sincère ; mais comment prendre au sérieux Yao et Chun ? On n'arrive pas au bout d'une page chinoise sans qu'une singularité vous déroute, qu'une bizarrerie vous force de sourire. Il y a là une autre vie qui traîne à sa suite une autre série de sentiments, d'admirations, d'extases, où notre antique Vénus, au visage pâle, aux pieds plats, aux yeux droits, aux cheveux blonds et bouclés, devient une véritable monstruosité.
Le foyer domestique du Chinois, avec son appartement intérieur, ses secondes femmes, ses délicatesses compassées, son obéissance filiale, ses interminables révérences avant de parler, de remuer, de rire, de pleurer, nous jette de surprise en surprise. Voici un jeune homme amoureux d'une jeune fille qu'il n'a jamais vue, cas impossible chez nous, cas naturel en Chine : une entremetteuse honnête se charge de lui en dessiner le front p.150 pyramidal, les yeux de travers, la calligraphie élégante, les connaissances musicales, l'obéissance filiale, et les révérences lentes, rondes, faciles et complètes. L'amoureux l'adore sur parole, fixe le mariage et ne la voit qu'au lit.
Un autre exemple : M. Lou veut épouser mademoiselle Pé, qui voudrait bien accepter sa main, mais qui ne peut se séparer de sa cousine ; son amitié, sa famille, ses affaires, car il y en a partout, le lui défendent. Est-ce une difficulté ? Nullement. M. Lou épouse les deux cousines le même jour, les reçoit très gravement dans sa maison sans les regarder, et quand les parents se retirent, l'une se couche dans un pavillon à gauche, l'autre dans un pavillon à droite, et l'époux va les complimenter l'une après l'autre en commençant par la plus âgée. Le romancier nous fait assister à ce dénûment sans plaisanteries, sans railleries, sans prononcer un mot qui enlève au tableau le ton de la solennité nuptiale.
Voici encore une autre scène entre le mari et la femme :
Monsieur, dit-elle, vous quittez la maison pour fréquenter cette traînée de Lou, vous négligez vos affaires, vous les remettez toujours au lendemain, vous vous ruinez, vous ne rentrez jamais que fort avant dans la nuit.
Il n'y a pas de mari parisien qui ne devine le reste. Mais le mari chinois trouve un expédient dont jamais on ne s'aviserait en Europe.
Madame, répond-il très humblement, soyez indulgente, j'aime cette femme, je l'adore, je l'épouserai.
Ce mot change le ton de la conversation, et après une nouvelle explosion mêlée de prières, de caresses, de sages réflexions sur les terres, les pièces de p.151 soie, l'argenterie, le mobilier, on arrive à cette conclusion : que mademoiselle Lou fera quatre révérences à madame, qui recevra la première, se lèvera à la seconde, rendra les deux autres, et la cérémonie du second mariage se trouvera ainsi accomplie.
Si nous nous élevons plus haut, nous voyons le mandarin nourri par la lecture des livres canoniques, passé au fil de tous les examens, grave, fourbe, clairvoyant. Mandé auprès de l'empereur, il se prépare par le jeûne et par les ablutions ; avant de sortir, il édifie toute sa maison par son air béat ; il marche lentement en faisant résonner les breloques de jade qui pendent de sa ceinture, il récite mentalement l'ode Mai-Kin, qui lui inspire des idées édifiantes, et il s'incline légèrement, de manière que ses breloques s'entre-choquant donnent des sons harmonieux pour adoucir les curs : c'est ainsi qu'il arrive dans la salle du trône, où il tourne et manuvre en traçant les courbes larges d'une voiture à six chevaux.
Les tragédies succèdent vite aux comédies, et ce négociant calme, sérieux, honnête, tout absorbé par ses affaires, exact aux échéances, infatigable au travail, aimé de tout le monde, se trouve soudainement enlevé par le mandarin, qui lui fait donner cinquante coups de bambou. Quel crime a-t-il commis ? Aucun sans doute ; mais l'un de ses neveux a violé la loi, donc il est coupable d'avoir négligé son éducation, de ne lui avoir pas suffisamment inculqué les cinq devoirs, le respect pour les parents, la crainte de l'autorité compétente. Supposons-le âgé de quatre-vingts ans, alors on lui pardonnera, p.152 mais la volée passe à son héritier direct, tenu de la recevoir sans bénéfice d'inventaire. Les femmes, les enfants perdent ainsi la liberté, la fortune, la vie sous le joug d'une loi où les malheurs de la vie domestique prennent les proportions de calamités publiques dont les conséquences s'étendent jusqu'à la cinquième génération. Ces coups de foudre passent du code dans la haute politique et dévastent des provinces grandes comme des royaumes, exterminent des capitales démesurées, portent la désolation au loin sans que l'Européen puisse s'y habituer. L'Orphelin de la maison de Tchao pousse la terreur si loin, qu'elle produit l'effet opposé : le premier acteur se tue dans le prologue, sa femme se pend à la première scène ; bientôt on ordonne l'extermination de tous les nouveau-nés du royaume dans l'espoir que l'orphelin succombera avec eux, mais un général s'ouvre le ventre pour le laisser passer sans violer la consigne, un ministre expire sous le bâton pour ne pas le trahir, et quand le tyran reçoit à la dernière scène un coup de poignard, il faut bien que la toile tombe, car il ne reste plus qu'un acteur. Sans doute on entend dans cette pièce des mots que, depuis Sophocle jusqu'à Corneille, aucun poète d'Occident n'aurait trouvés, mais ces coups de tonnerre éclatent au milieu d'événements si étrangement combinés et si en dehors de nos murs qu'on n'éprouve aucune émotion.
Quelle peut être la religion de ces familles, de ces tribunaux, de cet empire ? Quel rapport peut-elle avoir avec les nôtres ? Comment nous répond-elle d'époque en p.153 époque, depuis Abraham jusqu'au pontife régnant ? Il y a là toute une science à déterrer, une tradition à ranimer, une histoire curieuse à classer et une humanité à refaire.
On ne se fait pas une idée de l'énorme masse littéraire que charrie la tradition chinoise. Ses sciences remontent jusqu'aux temps les plus anciens, avec d'innombrables traités presque intégralement conservés sur l'astronomie, la physique, la médecine, et sur les moindres détails, comme le pouls, les moxas, les saignées, l'uranologie, les aérolithes. Elle nous présente de vastes études géographiques où l'on compte des ouvrages tels que la collection imprimée il y a quatre siècles en deux cent cinquante grands volumes, accompagnés de cartes, de plans, de statistiques, de biographies, de bibliographies comme l'Europe n'en possède aujourd'hui sur aucune de ses contrées les mieux connues. Nous ne parlons pas des études historiques proprement dites, de leurs monographies, des travaux philologiques sur des langues étrangères, des encyclopédies multipliées depuis des siècles, des efforts pour établir les synchronismes japonais, tartares, indiens, etc. Nous dirons seulement que depuis deux mille cinq cents ans les religions des Chinois, aussi processives que les nôtres, ne cessent de commenter Confucius, de discuter Bouddha, de réunir des conciles, de lancer des excommunications, de réformer leurs Églises, de rédiger des Sommes bouddhiques ou confuciennes traduites dans toutes les langues de l'Asie ; que le gouvernement, non moins explicite, ne se lasse pas d'imprimer p.154 édits sur édits, lois sur lois, que la seule collection des statuts administratifs de la dynastie régnante embrasse plus de trois cents volumes, que l'imprimerie fonctionne à la Chine depuis dix siècles, en s'appliquant à un empire au moins deux fois plus grand que l'Europe par la population et par l'influence ; qu'elle y dessert des communautés religieuses, des académies, des universités, qui surpassent vingt fois les nôtres sous le rapport des chiffres, et on comprendra que dans un empire où tous les emplois, toutes les charges, toutes les dignités, depuis l'huissier d'un tribunal subalterne jusqu'au Premier ministre, depuis le lieutenant de l'armée jusqu'au général en chef, se donnent par voie d'examen, à la suite d'une série d'épreuves savantes, les livres écrasent de toutes les manières notre érudition.
La collection des meilleurs ouvrages chinois, décrétée vers 1790 par l'empereur Kien-long, devait comprendre près de cent quatre-vingt mille volumes, son catalogue raisonné est de cent vingt volumes ; son abrégé, borné au seul titre des ouvrages, en nomme plus de dix mille et se compose de dix tomes. Un homme qui en lirait un volume par jour n'en viendrait pas à bout en cinq cents ans. Si Louis XI en avait commencé la lecture, il ne l'aurait pas encore finie, et il ne connaîtrait ni les légendes populaires, ni les livres de dévotion, ni les recueils des sectes dédaignées, ni la variété extraordinaire des contes, des épigrammes, des jeux de mots laissés au vulgaire, ni même les trente mille caractères imprimés il y a deux mille ans sous la dynastie des Han, sur les deux p.155 premiers caractères du Chou-king, quand la discussion sur ce livre n'était encore qu'au début.
Heureusement ces difficultés disparaissent devant la considération que la Chine ne forme qu'un empire soumis à un seul chef, avec une série unique d'empereurs, avec des révolutions régulièrement marquées par les dynasties, avec des mouvements qui ne se répètent pas cent fois comme en Europe, où les populations fractionnées, séparées par les mers, les langues, les littératures, les murs, s'interrompent à chaque instant par des gloires opposées, par des succès contradictoires, et se laissent entrecouper ou disperser par de longs intervalles de barbaries, et par des invasions qui déplacent sans cesse les foyers de la civilisation. La simplicité du sujet en détruit à moitié les obstacles. Trois siècles de découvertes sinologiques nous apportent des secours indispensables ; et comme l'herbier de Chin-kong ou le traité sur le pouls ne sont pas nécessaires pour suivre la succession des grandes équivalences ; comme, d'un autre côté, il n'est pas non plus nécessaire de connaître toute l'érudition européenne pour parler de l'Europe, nous croyons que les matériaux ne manquent pas quand on se limite aux faits les plus saillants des périodes historiques. Il est certain que les Chinois existent, qu'ils se défendent, qu'ils exploitent leur terre, qu'ils repoussent les invasions, qu'ils savent les absorber ; il est également hors de doute qu'ils nous ignorent, mais qu'au besoin ils nous copient. Devons-nous nous effrayer s'ils ont commenté les moindres incidents de leur tradition, perfectionné la moindre p.156 particularité de leur écriture, abordé tous les problèmes de la religion, de la législation, de l'industrie, de la guerre ? L'important pour nous est de fixer l'attention sur des faits si évidents qu'on ne peut les ignorer.
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Chapitre X
Équivalences générales de la Chine
Unité. Démocratie. Philosophie des Chinois. Qui ne connaissent ni le droit de propriété, Ni les droits héréditaires, Ni les institutions féodales de l'Europe. Mais ils sacrifient tout à la monarchie. Et ils restent sans liberté, Sans responsabilité, Sous le bâton, Avec des codes absurdes. Réduits à l'unique franchise du suicide.
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p.157 Considérons avant tout les avantages par lesquels la Chine confond notre orgueil. Cette réunion des peuples sous un seul pasteur que rêve notre religion, cette domination de la Terre que poursuivent les successeurs de César, cette suppression des guerres, des rebellions, des barrières qui séparent les royaumes, des langues qui isolent les nations, ces vux de tous les utopistes modernes s'accomplissent dans le Céleste Empire, où tout le monde obéit à une législation uniforme, où la justice n'admet ni exceptions, ni privilèges, ni immunités, où une seule juridiction fait main basse sur toutes les prétentions, où enfin le passé ne lègue jamais aucune impertinence au présent. Là, pas de guerres féodales, pas de Fueros p.158 d'Aragon qui allument la guerre civile, point de châteaux italiens qui menacent les villes, aucune maison anglaise qui rende inviolable l'assassin ou le voleur, mais tous les sujets, depuis le Premier ministre jusqu'à l'homme le plus malheureux, obéissent à un chef qui parle une langue universelle, qui représente la science de l'empire, qui adopte toutes les inventions, qui ordonne des travaux gigantesques pour fonder des villes, endiguer les fleuves, canaliser la terre, fortifier les confins, et qui ne connaît que le mérite, sans que la naissance, la noblesse, les droits héréditaires, l'obligent à choisir ses ministres et ses fonctionnaires dans une caste. Aussi la science règne-t-elle en Chine sans oracles, sans miracles, sans fictions d'aucune espèce ; les savants décident de toutes les nominations, et leur académie suprême, loin d'être une réunion de beaux esprits ou de grands seigneurs occupée à disserter sur des riens, règne au contraire sur les cultes et forme partie intégrante du gouvernement.
Rien de forcé, rien de militaire dans l'empire : n'est-il pas universel ? Donc il exclut d'avance le principe de la guerre et se fonde sur le principe opposé de l'autorité paternelle. L'empereur veille sur ses sujets comme s'ils étaient ses fils. Loin de lui conseiller l'emploi de la force, les écrivains ne cessent de lui prêcher la bienveillance, l'humilité, l'absence de toute mesure conquérante. Suivant eux, il ne cherchera pas à reculer les frontières de l'empire par les armes, et s'il rend heureux ses peuples, les barbares se soumettront d'eux-mêmes à sa domination.
« L'humilité, dit l'Y-king, surmonte tout ; soyez p.159 humble, et personne ne se méfiera de vous ; que votre orgueil soit haut et ferme comme une montagne, mais que cette montagne soit cachée sous la terre, et l'amour engendrera l'obéissance.
Les livres chinois multiplient les exemples, les contes, les maximes dictés par la plus sincère horreur de la force ; les héros mêmes de l'unité chinoise ne trouvent pas grâce quand ils marchent les armes à la main. Il y en a deux à qui la Chine doit ses plus rapides concentrations : Tsin-chi-Hoang-ti, qui réunit toutes les provinces en 249 avant Jésus-Christ, et Souy, qui enchaîne l'anarchie vers l'an 600 de notre ère ; mais on les censure tous deux à cause de leurs violences, et les historiens notent qu'ils passent comme l'éclair sans laisser la couronne à leurs descendants.
Dans leurs variations indéfinies à travers les siècles, les lois chinoises relèvent du principe unique qui impose le plus profond respect pour le père ; elles ne connaissent aucune autre religion que celle qu'inspire la nature à la famille. Là le père est le maître ; son fils doit le vénérer ; même coupable, il ne le peut dénoncer aux tribunaux sans subir une peine. À sa mort, il vénère son tombeau comme un autel devant lequel toute la famille se réunit chaque année pour célébrer sa mémoire. Cette religion inspire un calme, une fraternité, des attachements, des délicatesses qu'on ne soupçonne pas si on ne pénètre dans l'intérieur de la maison chinoise avec le guide du théâtre et du roman ; chaque personne y occupe le rang déterminé par la nature, le garde avec les p.160 cérémonies traditionnelles, manifeste ses sentiments d'après les règles de l'étiquette ; les préséances, les révérences, tout est compté avec la précision qu'on trouve dans nos monastères.
L'égalité n'aurait été qu'un vain mot, si l'idée de faire de l'empereur le père de ses sujets n'avait conduit à le proclamer le maître unique du sol contre toutes les prétentions de la propriété personnelle. C'est ainsi qu'il se charge de protéger les pauvres contre les riches, que ce principe subsiste au milieu de toutes les vicissitudes de la législation, et d'après l'article 89 du code mantchou, (le dernier connu), les veuves, les orphelins, les orphelines, les infirmes, ceux qui manquent de secours sont nourris par le magistrat du lieu où ils sont nés, et s'il manque à cette injonction il reçoit le plus sévère châtiment. On ne reconnaît à personne le droit monstrueux d'user et d'abuser de la terre, de la laisser tomber en friche, de la stériliser à loisir, de la livrer à une végétation d'apparat, de la soustraire à ses fonctions naturelles. Le propriétaire travaille, l'empereur le contrôle, l'espionne, et l'article 91 du code mantchou rend le principal propriétaire responsable de l'agriculture de tout le district ; si on néglige des champs, si les mûriers et le chanvre ne sont pas assez bien cultivés, il subit une peine qui s'étend aussi au mandarin et à l'inspecteur trop indulgent. Et, si la Chine prospère, si ses plantations surpassent celles de nos plus riches nations, si le voyageur s'étonne de voir que pas un rocher n'échappe à l'infatigable industrie des Chinois, c'est que la législation p.161 exclut ce droit d'abus, qui stérilise nos terres et livre la masse au hasard de la charité privée.
Le règne de la science, de l'égalité et du mérite avec une langue universelle et une législation uniforme, voilà donc les avantages de la Chine. Notre infériorité ne saurait être plus honteuse. Qu'on compte les massacres que coûterait la destruction de la féodalité survivante depuis Lisbonne jusqu'à Saint-Pétersbourg, les guerres nécessaires pour effacer les barrières qui séparent les nations de l'Europe, les luttes indispensables pour supprimer la diversité de nos codes, de nos langues, de nos religions dominantes, qu'on suppute les victimes immolées par la Convention pour donner les places au mérite, le gouvernement aux plus dignes, et qu'on les multiplie par le nombre des États de l'Europe, qu'on les proportionne aux forces aristocratiques de l'Angleterre et de l'Allemagne et aux préjugés de toutes nos Églises, et on verra l'immense route qui nous reste à parcourir avant d'égaler la Chine et combien nos gloires féodales nous coûtent cher.
Cependant, puisque les Chinois n'exercent aucune domination, aucune fascination sur nous, il faut bien que leurs avantages soient compensés par des sacrifices qui les replacent à notre niveau. Voyons donc à quel prix ils ont réalisé leurs propres progrès.
En fondant le plus grand des empires, ils lui ont immolé toutes les libertés, et, à cette condition seulement, ils ont pu fondre tant de peuples variés, divisés, hostiles les uns aux autres.
p.162 Qu'on suppose toutes nos capitales soumises à une seule capitale, à Varsovie, par exemple, tous nos royaumes réduits à l'état de provinces comme le Chen-si ou le Chan-si, tous nos rois abaissés au rang de mandarins, les mandarins pris indistinctement dans toutes les classes, nommés par un même conseil, contrôlés par la même bureaucratie, l'administration de l'Europe relevant d'un chef qui contre-signe tous les arrêts de mort et qui met seul en mouvement les armées depuis Lisbonne jusqu'à Moscou ; qu'on détruise les différences de nos lois, de nos finances, de nos cultes pour mettre à ses pieds toutes les traditions, on concentrera nécessairement sur la personne de ce chef unique la vénération des catholiques pour le pape, le respect des protestants pour leur roi et la terreur qu'inspire le czar à ses sujets.
Partout la monarchie deviendra une religion. Le palais impérial se transformera en un temple, l'étiquette en un culte avec ses mystères, sa politique et ses terreurs. Dans cet empire, voir le chef ce sera influer sur des décisions qui remuent des millions d'hommes. Le moindre mot, la plus humble prière pourra déranger, pour ainsi dire, la machine qui dirige le monde, et les lois les plus cruelles menaceront l'homme assez téméraire pour troubler son roi. On pourra dire de lui comme d'Aman surpris aux pieds d'Esther : Le malheureux pousse l'audace jusqu'à violer la reine en présence du roi. Aman fut crucifié pour avoir violé le cérémonial. De même la Chine entoure l'empereur de cérémonies si difficiles à suivre dans leurs minuties compliquées, que le courtisan, le p.163 lettré, le mandarin se trouvent toujours à ses genoux, à sa merci, dans les transes de la peur. Une révérence manquée, une préséance violée, une rencontre fortuite qui mette à même de voir une impératrice sont des crimes qui servent de prétexte à d'effroyables vengeances. Quand l'empereur sort du palais, on ferme les boutiques, les profanes s'enfuient : c'est la foudre qui passe.
Une loi terrible détruit toute sécurité en punissant les fautes de l'individu dans toute sa parenté jusqu'à la cinquième génération. Ici encore il nous faut remonter aux Assyriens, aux peuples les plus barbares de l'antiquité pour trouver cet arrêt de malédiction qui viole tous les principes de la responsabilité humaine ; et si nous ne l'adorions pas dans le ciel tandis que la Chine l'applique à la Terre, si notre Dieu n'était pas Jéhovah, qui condamne éternellement le genre humain pour la faute d'un seul homme, si ce Dieu ne renouvelait pas tous les jours son anathème en acceptant le sacrifice de son fils qui se substitue à tant de victimes innocentes, nous n'aurions pas assez de mots pour flétrir la raison d'État du Céleste Empire. Mais nous avons dit qu'il nous montre notre image renversée, et tant d'innocents sacrifiés depuis des milliers d'années à la solidarité de la famille représentent le nombre des morts que demanderait à l'Europe le règne de l'égalité et de la science.
Bien plus, toute mécanique et extérieure, la loi chinoise ne s'enquiert même pas de l'intention de l'accusé, et si l'acte le déclare criminel, elle punit l'homicide par imprudence comme un assassinat, la blessure faite au p.164 hasard comme un crime prémédité ; elle refuse toutes les excuses, dans la crainte que, si elle les admettait, la famille, la parenté, les ententes domestiques, les faux témoignages ne sauvassent tous les coupables. Ce n'est certes pas l'intelligence qui manque à l'habitant de la Chine pour connaître les lois de la responsabilité. Si le nègre, le Papou et le singe distinguent le meurtre par accident du meurtre prémédité, le fils coupable du père innocent, on accordera au moins autant de capacité au peuple du plus grand empire du monde. Mais la civilisation, les arts, la science, l'égalité l'obligent à donner cette nouvelle moisson de victimes pour arriver à l'égalité que refuse l'Europe avare de son sang.
Le despotisme se reproduit dans l'organisation même de la famille, par la loi qui accorde à l'homme le droit d'épouser quatre femmes. On ne saurait dire si la race justifie la polygamie des Chinois, si leurs femmes méritent la réclusion et les humiliations de l'appartement intérieur, ni d'où vient cette déviation des instincts qui les amène à doubler leur faiblesse en se tordant les pieds pour les faire entrer dans des souliers d'enfant. N'est-il pas évident que l'homme en dégradant sa compagne se mutile volontairement ? qu'il remplace une amie fidèle par une servante suspecte ? Dira-t-on que l'esclavage est juste tant que l'esclave ne se révolte point ? Par toutes les voies, on arrive à cette conséquence que les femmes chinoises supportent à leur tour ce sacrifice de la liberté repoussé par l'Europe, et à ce prix, la polygamie, partage exclusif des riches, dissipe leur fortune, dépèce leurs p.165 champs, disperse leurs biens et rend impossible la féodalité en multipliant les enfants. Une fois le principe de l'hérédité affaibli, le mérite se fait jour, et sa force est telle que le musulman époux de quatre femmes, comme le Chinois, nous résiste en dépit de son ignorance. Les descendants mêmes des familles impériales sont trop nombreux pour exercer une influence ; personne ne se soucie de vérifier leurs titres inutiles, et les princes mêmes du sang, accablés par les exigences du service, pauvrement rétribués, n'ont que la consolation de parader dans le palais le jour, pour se voir cloîtrés chez eux la nuit.
Enfin toutes les lois chinoises reçoivent la sanction du bâton, l'instrument le plus paternel, le plus monarchique, le plus despotique, le plus sûr contre l'héroïsme. Dès son premier article, le code mantchou définit le bambou destiné à frapper le patient ; en détermine le poids, la longueur, la forme, et son coup devient l'unité de mesure de la pénalité tout entière. Dix coups constituent le premier degré, vingt le second, et ainsi de suite on arrive jusqu'à cent, le dixième degré de la peine, qu'on dépasse ensuite, évaluant à cinquante coups un an de bannissement. D'après ce calcul, un homme condamné à cent dix coups expie la peine avec soixante coups, plus un an de bannissement ; cent vingt coups se compensent par soixante-dix coups et un an de bannissement, et on s'arrête à deux cent cinquante coups, c'est-à-dire à cent coups et à trois ans de bannissement. On ne se figure pas la diligence avec laquelle les coups sont numérotés, proportionnés aux fautes, diminués ou augmentés par les p.166 circonstances atténuantes ou aggravantes, et des tableaux synoptiques en facilitent l'évaluation, la traduisent en amendes proportionnées au rang du coupable, et donnent la notion la plus exacte du coup de canne au triple point de vue moral, politique et pécuniaire. Personne ne se soustrait au bambou : fait-on une fausse inscription hypothécaire, des coups ; la marque du timbre est-elle à moitié effacée par la négligence de l'employé, des coups ; un ouvrier est-il en retard, une adoption est-elle dédite, un mariage est-il contracté sous l'empire de causes dirimantes, manque-t-on à une promesse de mariage, encore des coups, toujours des coups, comme au plaideur téméraire, à l'impie qui commet un sacrilège, au courtisan qui ne se courbe pas assez, au ministre qui viole une forme de l'étiquette. Quelquefois la marque ou le carcan s'ajoutent à la correction corporelle ; d'autres fois les soufflets ou d'autres tortures remplacent le bambou ; anciennement on mutilait, on châtrait les coupables et on leur impose encore l'esclavage. Au-dessus du vingt-cinquième degré, on trouve la décapitation, la strangulation, le supplice des couteaux par lequel on coupe le criminel en cent vingt-cinq morceaux. Mais la bastonnade est l'âme de la pénalité chinoise, tandis que les codes de l'Europe se fondent plutôt sur la prison, ce long supplice qui tue et qui respecte la liberté, cette torture qui pénètre au fond de la pensée sans effleurer le corps. Cependant, si on réfléchit que chez nous la suppression de la peine du bâton est récente, partielle, étrangère à tout notre passé (le seul qui nous occupe), bien p.167 inconnue à l'Égypte, à l'Assyrie, à la Grèce, à Rome, et même aujourd'hui à la Russie, à l'Autriche, à la Turquie, à l'État de l'Église, un mandarin pourrait nous dire que le droit de punir ne se discute pas avec les idées du duel, et qu'un châtiment rapide, douloureux et sans suite vaut bien la clôture qui abrège ou stérilise la vie. Accusé de barbarie, le mandarin pourrait répondre que la démocratie européenne a fait fausse route en voulant imiter les comtes et les marquis, et qu'au lieu de verser des torrents de sang, elle aurait mieux atteint son but en soumettant les hommes des anciens régimes au niveau du bâton.
L'esclavage du Chinois éclate bien plus encore quand son tribunal subordonne le code civil au code criminel, en renversant ainsi notre jurisprudence, qui considère le code criminel comme une sanction des lois civiles. Quand en Chine on s'adresse au mandarin pour obtenir justice, on intente une action plutôt pénale que civile, et le demandeur lui-même ignore s'il ne s'expose pas à un simple échec ou à une reconvention criminelle. Ses preuves peuvent paraître fausses, ses déclarations malicieuses, combinées pour surprendre le juge, et son procès peut retomber à coups de canne sur son dos. Triste dérision de la liberté qu'à son tour notre jurisprudence trompe d'une manière opposée, par les interminables délais, les exceptions dilatoires, les frais accablants, les plaidoiries destinées à se jouer des droits les plus sacrés et à transformer les cours de justice en tournois, avec des chevaliers en robe et un auditoire galant. Pour créer les Papinien, p.168 les Ulpien, les Cujas, les Grotius, on crée l'art de contredire par métier, de multiplier les chicanes, et une légalité bâtarde, aveugle, matérielle, qu'on ne saurait détruire sans nous détruire, mais contre laquelle la philosophie et l'Église ont toujours protesté.
Par une dernière interversion, le code chinois définit la peine avant de parler du crime ; il s'adresse aux fonctionnaires, aux conseillers, aux assesseurs, aux exécuteurs plutôt qu'au citoyen ; il spécifie la correction qu'ils subiront, s'ils ne punissent pas le vol, l'escroquerie, l'assassinat, crimes dénoncés ; l'abus de pouvoir s'y trouve si minutieusement détaillé qu'une moitié des articles est consacrée aux dispositions qui le frappent. L'empire songe surtout à terrifier les hommes chargés de régner par la terreur. À tout instant, il les oblige à des comptes rendus, les fait inspecter ; parfois il les examine annuellement pour vérifier s'ils n'ont pas perdu la capacité requise, et quand ils se rouillent, on les réveille à coup de bambou. Un vice-roi s'avise-t-il de nommer un fonctionnaire de son chef, on le décapite (§ 61) ; nomme-t-il quelques surnuméraires, deux ans de bannissement, cent coups de bambou ; refuse-t-il une nomination, cent coups ; demande-t-il des honneurs qu'il ne mérite pas, il perd la tête, et il entraîne sur l'échafaud ceux qui l'ont appuyé. Malheur à lui s'il trouve un panégyriste, si on lui dresse un monument, s'il achète des terres, s'il épouse une femme sous sa juridiction ! Malheur au commissaire de police qui ne découvre pas le voleur, l'incendiaire, l'assassin dans le délai prescrit ! à chaque mois p.169 de retard sa peine augmente. On ne conçoit même pas qu'on puisse l'appliquer ; mais on voit que l'empereur, en représentant la plèbe, se méfie de tous ceux qu'il élève.
Les antinomies qui déchirent toute jurisprudence au moment où elle touche aux derniers confins du possible soulèvent chez nous les contradictions de la liberté, et les législateurs, par exemple, voudraient respecter le coupable qui ne respecte personne, ou rendre le fils aussi libre que le père, le citoyen que le ministre. Ces contradictions interverties torturent la jurisprudence chinoise, qui voudrait au contraire imposer le respect pour toutes les injonctions en ne respectant personne. Sa vénération pour la famille la conduit à permettre aux domestiques, aux esclaves de s'entr'aider impunément devant le juge, tandis qu'elle les livre sans merci au fouet domestique ; elle intervient et dénombre les coups, suivant les degrés de la parenté ou de l'affinité ; puis elle s'arrête capricieusement, en permettant tout au père, à la femme première, qui peut tuer les secondes femmes, pourvu qu'elles ne meurent pas le jour même où elles ont été frappées. On frémit en voyant cette effroyable grêle de coups régie par le mécanisme de l'arithmétique en délire. Ce sont là les dernières conséquences de l'autorité paternelle, combattant toutes les rebellions de la famille, de la propriété et des préjugés contre le règne de l'égalité et de la science.
Chassée du palais, des tribunaux, de la famille, la liberté se réfugie dans le suicide, si facile à la Chine, que les grands portent des boules empoisonnées dans leurs p.170 colliers. Comme la loi respecte les morts, quand un accusé veut sauver sa famille, il n'a qu'à se tuer ; quand il veut se venger, s'il se donne la mort, la justice poursuit son ennemi ; quand un ministre, un censeur, un lettré veut résister au gouvernement, il se présente au palais avec son cercueil. Alors il est sur le point de devenir un ancêtre, alors l'étincelle sacrée de la liberté le divinise en quelque sorte sous la forme de la paternité, alors le Chinois le redoute comme un spectre et n'ose plus le frapper, ou du moins il hésite, il réfléchit, il se sent dominé par une force surnaturelle, que la force du martyre enduré n'aurait pas à ses yeux. Certes, il respectera Socrate qui boit la ciguë, Jésus-Christ sur la croix ; il voudra reviser leurs sentences, destituer leur juges, les vouer à l'exécration de la postérité ; mais il réserve sa vénération pour l'homme encore officiellement respecté, sur le bord du tombeau, pour faire entendre une dernière fois sa parole aux vivants.
Si on réfléchit au nombre des illustres suicidés de la Chine, à leur cortège d'innombrables victimes des accidents de la vie vulgaire, à la facilité avec laquelle on prodigue le sang dans les batailles et dans les insurrections chinoises, aux massacres qui se reproduisent même de nos jours, on comprendra toute la force de cet empire que nous pouvons accuser de barbarie, à la condition de recevoir patiemment à notre tour la même accusation, à cause de notre légalité remplie d'illusions et d'exceptions, et de notre philosophie continuellement vouée au martyre.
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Chapitre XI
Les historiens de la Chine
Comment ils n'accueillent que des faits vrais, fermes et positifs. Comment leur tribunal arrive à donner des narrations certaines, Et intéressantes ; Sans que toutefois elles puissent devenir poétiques. Prosaïsme des Chinois. Conséquence de leur servilisme. Mais leur histoire commence en même temps que la nôtre et n'est pas moins explicite.
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p.171 Consacrés au culte de la science, les Chinois surpassent tous les peuples par la religion avec laquelle ils ont conservé leurs souvenirs les plus anciens sans aucune interruption. Les moindres doutes, les moindres lacunes ont exercé pendant des siècles leur infatigable sagacité, sans qu'aucun homme parmi eux se soit permis de donner ses décisions comme des solutions.
Tous les caractères nécessaires aux faits historiques donnent à leur histoire la précision de l'arithmétique et l'évidence des sciences physiques.
D'abord ils n'accueillent que des faits vrais, fermes, positifs, à l'abri de toute indécision qui puisse les ébranler et les faire paraître ce qu'ils ne sont pas réellement. p.172 Pas de mythes, pas de divinités tutélaires se mêlant aux batailles, pas d'augures, pas d'aruspices, d'oracles troublant la marche naturelle des événements, pas de suppositions qui ouvrent les portes du ciel ou de l'enfer pour faire de la Terre un péristyle fantastique où se joue un drame dont le commencement et la fin se trouvent ailleurs. On ne pourrait certes accepter le Koran ou le Zend-A-Vesta, les livres de l'Inde ou les traditions des Grecs, des Romains, des Juifs, sans s'engager à croire, sur parole, à des genèses en dehors de toutes les données de l'histoire naturelle. Mais Newton et Galilée mettraient leur signature au bas du Chou-king et des Grandes Annales sans compromettre une seule des vérités conquises par la science moderne.
On comprend l'importance de cette histoire véridique quand on pense à l'influence qu'exerce sur un peuple sa tradition nationale. Elle parle à son orgueil par le récit de ses gloires, à sa prudence par l'expérience des dangers traversés, à ses intérêts par les épreuves auxquelles les ennemis et les amis l'ont exposée, à sa raison qu'elle force à réfléchir sur les défauts et les ressources de son caractère, sur les succès, les revers de ses diverses entreprises et sur les droits qu'il doit poursuivre en évitant les tentations de la vanité ou l'entrain des passions. Nous sommes Italiens, Français ou Allemands à cause de notre passé continuellement répété de génération en génération, sans cesse rajeuni par notre éducation et constamment rappelé par les poèmes, les romans, les proverbes, les monuments qui frappent nos yeux. Or, tandis que p.173 tous les peuples connus débutent au milieu de calamités ou de félicités impossibles dans un monde qui n'est pas le nôtre, tandis qu'ils imposent à chaque génération des faits qui sont à l'esprit comme est la compression du crâne chez les sauvages, les Chinois, depuis la plus haute antiquité, gardent l'intégrité de leur raison au milieu de la nature, et leur littérature officielle professe un tel dédain pour les traditions fabuleuses, qu'elle ne daigne ni les rapporter ni le réfuter, et qu'elle refuse jusqu'à son estime aux compilateurs qui se bornent à les recueillir comme de simples curiosités philologiques. À ce point de vue notre infériorité ne saurait, pendant quatre mille ans, être plus constante ni plus accablante. C'est à peine si nous nous rachetons depuis deux ou trois siècles ; mais comment ? En séparant l'histoire sacrée de l'histoire profane, et il en résulte que la première continue de répéter ses contes discrédités, par elle défendus avec une foule d'artifices, dans le but tantôt de mettre en doute les faits découverts, tantôt de leur donner un sens absurde et toujours de multiplier les impossibilités factices sur les transitions les plus naturelles de l'esprit humain, d'une langue à l'autre, d'une histoire à l'autre. Et l'histoire profane, forcée de la tolérer dans les États où l'ancienne religion règne sans partage, erre au hasard à travers une forêt de faits sans signification pour notre destinée, sans enseignement pour notre avenir, sans autorité pour corriger nos erreurs.
En second lieu, les Chinois cherchent des faits certains mis hors de doute par une exploration solennelle, p.174 et ils savent qu'aucun fait n'est certain devant le tribunal de l'histoire qu'après avoir été constaté par une double série de témoins à charge et à décharge, attendu sa nature de fait contentieux. De là leur tribunal de l'histoire fondé depuis un temps immémorial, composé de hauts fonctionnaires chargés d'enregistrer tous les événements, choisis d'après les règles dictées par la haute légalité d'une nation qui attend les décisions de la postérité. On les veut d'une probité à toute épreuve, d'une science consommée, rompus aux affaires, complètement désintéressés, à l'abri de toute intimidation. L'idée qu'ils sont comptables devant la postérité la plus reculée de leurs relations, le sentiment du sacerdoce qu'ils exercent, l'assurance que leurs rapports, jetés dans le trou d'un secrétaire, ne seront lus qu'à la fin de la dynastie, quand toutes les haines seront éteintes, toutes les passions assoupies, les persécutions impossibles, et que les faits accomplis auront montré la juste valeur des espérances, des craintes et de toutes les prévisions, garantissent à la nation que jamais ils ne manqueront à leur ministère. En 549 avant J.-C., sous King-Kong, prince de Tsi, on massacrait les historiens parce qu'ils avaient noté le crime auquel ce prince devait son élévation ; mais les historiens nommés à leur place se déclarèrent prêts à subir le dernier supplice plutôt que de céder. Douze cents ans plus tard, un empereur de la dynastie des Tang voulait voir ce que le tribunal disait de lui :
Je ne sache pas, lui répondit le président, qu'aucun empereur ait jamais vu ce qu'on écrivait sur son compte.
Et il lui annonça p.175 que même son désir inutile de connaître les feuilles accusatrices serait fidèlement enregistré.
Le débat requis entre les témoins ne manque pas au tribunal, se subdivisant en deux sections : celle des historiens de la droite, qui notent les faits, et celle des historiens de la gauche, qui enregistrent les discours de l'empereur. Ainsi placé entre ses actes et ses paroles, on sait jusqu'à quel point il fléchit tantôt devant la force des choses, tantôt devant celle de ses propres penchants ; les paroles, au reste, d'un aussi grand empereur sont des actes et se traduisent en guerres, en insurrections, en révolutions, dont il est aisé de voir l'harmonie ou le désordre.
Si notre débat est plus ouvert, si les feuilles éparses de nos historiens sont entre les mains de tout le monde, si le premier venu accuse, défend, excuse, où est cependant l'unité du fait ? On la trouve au hasard, on ne l'obtient pas avant la chute des gouvernements séculaires, pas avant que le tribunal chinois ait ouvert son secrétaire des relations entassées depuis cinq ou six siècles. Et les Chinois ne laissent pas le passé au sacerdoce comme les Égyptiens, les Juifs et presque tous les peuples et quand leur tribunal rédige enfin ses Annales, il ne lit pas, comme Hérodote, Tite-Live et nos plus grands historiens, des relations fabuleuses, il ne se fie pas à ces courtisans que les gouvernements de l'Europe décorent du titre d'historiographes, mais il se fonde sur des actes notariés.
L'intérêt général, ce troisième caractère que nous avons demandé à l'histoire, est assuré par le fait même p.176 de l'empire, par son unité qui le soumet à un chef, par le point de vue nécessairement général de la cour, placée au centre des provinces devant le grand jury des historiens. Ils ne peuvent lui substituer un autre point de vue sans commettre des erreurs trop impossibles, car en dehors du centre, toute lumière disparaît, et personne ne devine la situation des provinces si éloignées les unes des autres, qu'à Nan-king on ignore si Lo-yang est insurgée, et à Lo-yang si l'empire est en guerre avec les Tartares. De là, les préoccupations personnelles écartées, les histoires à allusions, à satires, à préceptes, à monomanies politiques ou philosophiques, écrasées d'avance par l'importance colossale de l'empire, où personne ne peut se vanter d'un triomphe, abstraction faite de l'empereur. On pourra exagérer son influence en supposant que ses vices ou ses vertus décident du sort des peuples ; on se figurera peut-être une liaison trop étroite entre la politique et la morale ; mais ce seront des déviations plutôt verbales que réelles, puisque la masse des faits ne subit pas comme en Europe l'arrangement arbitraire d'une foule des formes individuelles, contradictoires et variables.
Nous avons déjà vu que l'histoire de la Chine ne pouvait pas être plus dramatique, et, que simple, à cause de son unité, elle ne saurait être plus liée sous un chef qui ne laisse errer aucun épisode en dehors de sa juridiction, et sous un tribunal qui ne livre pas son secret avant la chute de la dynastie régnante. Mais il est temps d'ajouter que les sacrifices prodigués par les Chinois au règne de l'égalité et de la science se reproduisent pour immoler chez p.177 leurs historiens la poésie, les arts, tout ce que l'Europe chérit. Après avoir détrôné les divinités de la mythologie, pourraient-ils respecter Homère qu'elles inspirent ? Ils l'exilent de l'empire d'après le vu de Platon, et ils lui défendent d'abandonner le baccalauréat et la licence pour chanter des dieux imaginaires. Ils exilent Virgile, qui demande au génie d'Homère et aux divinités de la Grèce l'origine et l'avenir de Rome ; chez eux il n'y a pas d'Élysée où Énée puisse interroger l'ombre d'Anchise. Ils exilent Dante qui parle du ciel, du purgatoire et de l'enfer en évoquant l'ombre de Virgile, pour qu'il anime toutes les légendes du moyen âge et leur donne l'immortalité de l'art au moment même où la religion déconsidérée les condamne à mourir dans le feu des guerres guelfes et gibelines. Ils exilent Milton, dont le grand mérite est de transporter dans un ciel vide et livré aux calculs de l'astronomie la chute du premier homme, conçue aux temps où le paradis était sur la Terre. Ils exilent enfin tous les poèmes chevaleresques de l'Espagne, de la France, de l'Italie, les uns tragiques, les autres comiques, mais tous issus de la croisade qui poussait l'Occident tout entier à la conquête d'un tombeau. Dès que le souffle de la foi ne donne plus la vie aux magiques apparitions de l'épopée, la tragédie, la comédie, l'ode, toutes les formes de la poésie tombent inanimées, et la dévastation s'étend à la peinture, à la sculpture, à l'architecture, car tout se tient dans l'art. Si on supprime Homère, Phidias ne peut naître ; si on détruit la Divine Comédie, Michel-Ange et Raphaël perdent les types de leurs madones ; l'art, p.178 séparé de la religion, s'éteint. Dès que la science règne, on ne reste plus dix ans sous les murs de Troie pour conquérir Hélène ; on ne marche plus pendant deux siècles à la recherche du tombeau de Dieu ; il n'y a plus ni chevaliers, ni paladins, ni pontifes visitant le ciel ou l'enfer dans leurs pérégrinations transmondaines.
Même nos romans tiennent à notre habileté dans le maniement de l'impossible, et transportent dans des tableaux apparemment simples, vraisemblables, très naturels, la liberté du rêve octroyée par le culte. Leurs héroïnes sont encore des madones éplorées, qui éprouvent les douleurs de l'enfer avant de toucher à des délices que leur vulgarité relègue à la dernière page quand la poésie cesse. La réalité s'y arrange à chaque pas, de manière à provoquer des sentiments pour ainsi dire surnaturels, en poussant à l'excès toutes nos passions surexcitées, comme si nous vivions au milieu des anges ou des démons. Mais transportons la nouvelle Héloïse en Chine. Jamais sa mère ne lui aurait donné pour précepteur un homme plein de vie et de force ; jamais elle ne l'aurait reçu dans son appartement intérieur ; jamais on ne lui aurait refusé sa main, puisque son talent lui promettait un succès au concours ; jamais son père ne lui aurait préféré un baron allemand ; jamais ce baron devenu son mari ne serait tombé en extase en lisant la correspondance avec Saint-Preux ; au grand jamais il ne lui serait venu à l'esprit d'appeler cet amant chez lui et de l'engager à passer le reste de sa vie avec sa femme comme précepteur de ses enfants. La nouvelle Héloïse a dû souffrir plus de douleurs p.179 qu'il n'en fallait pour tuer vingt femmes, et les autres romans créent également l'héroïsme avec les prétentions illimitées de la liberté en présence du gendarme, du prêtre, du baron, du marquis, qui leur barrent toutes les issues comme autant de magiciens, de géants ou de chimères ailées. Mille caprices, qui s'envoleraient de la jolie tête d'une Chinoise au premier soufflet maternel, prennent ainsi les proportions de l'Iliade. Mille idées perdues, que le prosaïsme chinois écraserait sous la pesanteur de ses écoles, deviennent d'admirables féeries et font battre tous les curs sensibles, habitués au mysticisme européen.
Loin de Là, le Chinois se sert de l'art pour orner sa maison, pour varier ses loisirs, pour donner une tournure agréable à l'expression de sa pensée ; il aime le contraste, le trait, le pastiche qui l'amuse ; ses romans ressemblent à sa vie, aux courtes agitations, sous un empire où la loterie des décisions impériales se résout vite par l'extraction d'un numéro.
Le théâtre chinois est au nôtre comme l'éventail de la Chine à nos tableaux. Le dialogue y est d'une grossièreté primitive ; les acteurs entrent en scène en déclinant leurs nom, prénoms, qualités et le rôle qu'ils jouent ; ils diront, par exemple : Je suis Pé, de nom honorifique Yen, ministre de la Guerre du roi de Tchao ; je viens de faire massacrer trois cents personnes de la famille de Tchéou, et je me propose maintenant de faire assassiner aussi le prince lui-même. Le reste est sur ce ton de procès-verbal. Les grands traits éclatent presque à l'insu du poète p.180 au milieu d'une foule de crimes et des supplices où la bastonnade, donnée avec toutes les formalités requises, est aussi inévitable que le songe dans la tragédie antique. Rien n'empêche que les ombres et les esprits ne paraissent au milieu des personnages réels, mais à la condition de se comporter décemment comme des êtres raisonnables, soumis aux lois de l'empire, obéissant aux injonctions des mandarins et sans trop parler de l'autre vie.
Quelle que soit la grossièreté de ce théâtre, on ne remonte pas au delà du sixième siècle de notre ère sans le voir réduit à des danses, à des pantomimes, à des ballets inférieurs au char de Thespis. On conçoit que les Chinois préfèrent les marionnettes aux acteurs ; il nous répugnerait trop, en effet, de voir Talma jouer le rôle d'un prince qui se tue à la première scène, ou Lekain représentant l'ex-ministre Kong-sun sous le bâton, ou mademoiselle Rachel chargée de recevoir trois tours de verges dans la personne de Ten-ngo devant le tribunal des crimes. Les comédiens restent sur les tréteaux, mêlés aux acrobates, aux baladins en concurrence avec les ombres chinoises.
Le prosaïsme envahit toute la civilisation de l'empire, toute la tradition de la race. Conseillers, insurgés, mandarins ou brigands, ce sont toujours des êtres mécaniques arrivant à la grandeur par la masse, par l'action cyclopéenne, par des massacres épouvantables. Moïse, Mahomet, c'est-à-dire ces créations poétiques de notre histoire, n'existent pas dans la Chine, où les hommes p.181 vivent tous sous une loi insouciante de leurs intentions, et où personne ne se soucie de savoir ce que César pensait au moment de passer le Rubicon. Partant, les biographies chinoises, à peu près illisibles, sans accentuations, sans caractères, présentent des physionomies vagues, placées dans les cadres pédantesques de l'école, des bureaux, des emplois ; elles donnent des éloges avec une magniloquence indécise qui ôte toute valeur à la parole ; elles ne soupçonnent pas les conditions du portrait et l'analyse de la pensée. Que sait-on de Confucius lui-même quand on apprend qu'il a été sage, morigéné, bien pensant, qu'il a merveilleusement fait ses classes, pris le doctorat et mérité la place de mandarin due à ses talents ? On devine la sécheresse des historiens chinois ; ce serait insulter Tacite ou Robertson que de les comparer avec eux.
Ainsi les habitants du Céleste Empire, après avoir sacrifié au règne de la science et de l'égalité la liberté, la famille, la responsabilité, la femme, après avoir donné des milliers de victimes à leurs lois de solidarité et à l'héroïsme du suicide, lui sacrifient l'art tout entier jusque dans ces derniers instants où il inspire la philosophie et où il pénètre au fond de la pensée avec la liberté de l'hypothèse. À ce prix, la Chine acquiert l'avantage d'une histoire véridique et certaine, d'une éducation simple et naturelle. Que ce sacrifice soit l'effet d'un calcul effroyable ou plutôt le défaut d'une race inférieure qui se rachète d'elle-même par sa ruse instinctive, le sacrifice de l'art chez les artistes, les philosophes et les historiens est certain, et on le doit comparer à un autre p.182 sacrifice qui compense l'avantage d'une langue universelle. Au moyen de signes graphiques, tous les Chinois, sans distinction de langue et de dialecte, communiquent entre eux comme nous nous communiquons nos calculs écrits en chiffres arabes ou en lettres algébriques. Un sinologue parle aisément avec un Chinois, la plume à la main, sans savoir un mot de sa langue. Mais comment arrive-t-on à cette prodigieuse simplification ? On le découvre en considérant à quel prix, en Europe, le latin devenait la langue universelle du moyen âge. En supprimant les langues parlées, il privait tout le monde du droit d'écrire, à moins d'avoir fait le trivium et le quadrivium. À cette époque, madame de Sévigné n'aurait pas publié ses lettres, pas plus que Benvenuto Cellini ses mémoires. L'intime union de la pensée et de la parole une fois détruite, l'inspiration manquait, et si la tyrannie du latin avait triomphé, tous nos grands poètes auraient disparu avec l'innombrable cortège de leurs imitateurs, avec l'influence qu'ils ont exercée, avec les peintres, les sculpteurs, les architectes qu'ils ont inspirés. On connaît la misère de la littérature latine pendant le moyen âge et même au milieu des splendeurs de la Renaissance, quand elle pouvait néanmoins s'aider de tant d'exemples. Maintenant supposons que la classe des latinistes fût condamnée non pas à se servir de phrases déjà élaborées par Virgile et Cicéron, mais de signes graphiques muets, de véritables rébus enchaînés les uns aux autres par des clefs bizarres et empruntant leur précision aux traits de la plume, à la position des lignes, à la force d'un geste écrit, ce seront autant de sourds-muets, p.183 et cette fois on rendra impossibles jusqu'aux efforts de nos illustres latinistes comme Valla ou Sannazzaro. Telle est la littérature des Chinois, telle est leur histoire : une chronique remplie de détails et sans la moindre coloration, une statistique de faits où l'on désire inutilement un éclair de génie.
Mais en venant aux résultats, quelle humiliation pour nous de nous trouver, ici encore, à peine au niveau des Chinois ! Nous ne remontons pas plus loin qu'Abraham, que l'on suppose avoir vécu vers 2200 avant J.-C. À leur tour, les temps historiques de la Chine commencent avec Yao et Chun, qui paraissent, d'après Sse-ma-tsien, en 2000 avant J.-C., d'après Pan-kou en 2303, d'après le tribunal des Mathématiques en 2330 ; d'autres flottent de 2132 à 2326. Les deux histoires de l'extrême Orient et de notre Occident débutent donc en même temps, à quelques siècles de différence dont on ne saurait tenir compte au milieu d'une antiquité aussi nébuleuse. Après l'histoire d'Abraham, Isaac et Jacob, nous restons sans détails, et les récits sont encore à la merci de la tradition orale. C'est aussi le cas des Chinois, avec la différence que la série de leurs empereurs n'est jamais interrompue comme l'est dans la Bible la série des successeurs d'Abraham, et que le calcul des dates chinoises pendant les deux premières dynasties donne à peine une variante de quatre-vingts ans sur neuf cent soixante-cinq ans.
Chez nous on passe de la tradition orale à la tradition écrite avec Esdras vers 450 avant J.-C. C'est ce qui arrive également dans le Céleste Empire, où Confucius p.184 nous devance d'un demi-siècle et fixe les dates antérieures avec trente-six éclipses.
Nos historiens prennent plus tard, sous Auguste, leur Mécène, une forme savante, et le christianisme nous donne cette seconde vue qui nous rend familiers et domestiques tous les événements comme s'ils étaient contemporains. De même à la Chine nous devons les premiers travaux sur l'histoire à Sse-ma-tsien, appelé le restaurateur de l'histoire, à Pan-piao son successeur, à Pan-kou, fils de Pan-piao, et à Isao-ta-kia, sur de Pan-kou. Or, Sse-ma-tsien vivait vers l'an 25 de J.-C. ; la lettrée Tsao-ta-kia, vers l'an 89 de notre ère ; et à partir de cette époque, en Chine aussi les détails se multiplient, les faits s'enchaînent, les personnages perdent cet air de mausolée qui auparavant les rendait étrangers à l'ère actuelle.
Enfin, si les historiens de la Chine sont arides, si la lecture de Tong-kien-kang-mou ne saurait être plus fastidieuse, si cette pesante narration, traînée d'année en année, semble, à première vue, une éternelle répétition des mêmes faits et des mêmes dires, une fois l'ennui surmonté et l'habitude faite, on obtient sur la Chine tout ce que donnent nos chroniques sur l'Europe, c'est-à-dire les faits, les dates, des actions, des périodes de la civilisation, et de plus le dénombrement exact des grands drames historiques.
Quant à la constance de l'histoire que nous cherchons à tout prix, elle échappe également à l'Occident et à l'extrême Orient. Nous ne la découvrons ni dans les pages p.185 de Herder ni dans celles de Hégel ; tous deux, loin de montrer les peuples semblables, s'obstinent à leur constituer des différences imaginaires. Le dernier pousse son erreur jusqu'aux confins du possible en élevant les Européens au-dessus des Chinois de toute la hauteur des progrès conquis par le travail de quarante siècles. Mais si les Chinois ont le tort de ne pas comprendre notre philosophie, toujours est-il que nous n'avons trouvé ni la parole qui puisse les émouvoir, ni l'épée qui puisse suppléer à la parole, ni le Moïse capable enfin de parler à l'Orient et à l'Occident en dominant les deux histoires sans leur donner une origine fabuleuse ou un but chimérique.
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SECONDE PARTIE
LA CHINE DANS LE MONDE ANCIEN
Chapitre I
Les premiers temps de la chine
Les premiers dieux de la Chine. Transformés en inventeurs. D'après la chronologie probable des inventions. Les neuf inventeurs des grandes Annales. Leurs luttes contre les magiciens. Leur corrélation avec les rois de l'Égypte. Description de la magie chinoise. Vaincue sur le fleuve Jaune et victorieuse sur le Nil, Où elle organise le règne des morts, en opposition avec l'empire chinois. Explication des ressemblances et des contrastes entre la Chine et l'Égypte.
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p.189 Les premiers Chinois ne purent se soustraire à la fatalité, qui troubla la vue de l'homme primitif en lui montrant les objets défigurés, les proportions altérées, les perspectives doublées par une sorte de strabisme qui place un dieu à côté de chaque chose. Leurs temps les plus anciens gardent le souvenir confus d'une mythologie antéhistorique, et leurs prêtres de Bouddha et de Lao-tsé s'efforcent sans cesse de grandir ce faste surnaturel et de le ranimer dans le peuple. Ils parlent de Pan-kou qui agitait le chaos, des dix Ki ou périodes qui embrassaient 2.650.000 ans, de trente-six empereurs magiques qui remplissaient une période de 180.000 ans, p.190 de personnages chimériques qui arrivaient jusqu'à l'âge de 84.000 ans, d'un premier homme qui de son souffle créait les vents, de sa voix le tonnerre, de ses yeux le Soleil et la Lune, de ses membres les quatre parties de la Terre. Les variantes de ces traditions et les théories qui leur donnent un sens philosophique ne peuvent se démontrer. Mais l'histoire chinoise, la véritable tradition de l'empire, au lieu de se prosterner devant les divagations primitives de l'espèce humaine, débute par les combattre résolument, et le tribunal de l'histoire représente par sa fondation une victoire remportée sur les légendes.
À peine daigne-t-il prendre quelques-unes de ces ombres errantes de la mythologie en déroute pour en faire des chefs bienfaisants, des inventeurs des arts, des fondateurs de l'empire, puisqu'il fallait bien, faute de renseignements, lui supposer une origine. Les premières notions historiques qu'on donne ainsi sans responsabilité forment dans le Tong-kien-kang-mou une série de neuf empereurs semblables à des Mercures sans ailes ou à des Hercules civilisés, mais rangés de manière à expliquer la succession naturelle des inventions les plus nécessaires.
Le premier, Yeou-tsao-chi, paraît dans le Chen-si, où il trouve les hommes à l'état de brutes, dispersés dans les forêts, nourris avec les fruits des arbres et la chair crue des animaux.
« S'étant consulté avec son conseiller, disent les Annales, il leur fit rompre les branches des arbres et leur enseigna à s'abriter sous des cabanes.
Ils passent ainsi de la vie nomade à la vie sédentaire.
p.191 À l'inventeur de la cabane succède son confident Soui-gin-chi, qui joue le rôle de Prométhée.
« Ayant remarqué, continuent les Annales, qu'en construisant des huttes, certain bois avait donné du feu, il enseigna à en faire et à cuire la chair des animaux.
Cette découverte jeta les peuples dans l'admiration, et le maître en profita pour monter sur un théâtre, pour donner une longue série de leçons sur la marche des saisons, sur le Tien qu'il faut adorer, sur le commerce indispensable à la société, sur les cordelettes, première ébauche de l'art de fixer les idées, et sur le gouvernement qu'il développe avec ses quatre conseillers.
Iou-hi, son successeur, entouré de quinze conseillers et proclamé maître absolu, introduit le mariage, aux grands applaudissements de tout le monde, disent les Annales. Il invente en même temps la flèche, l'art de soigner les animaux domestiques, la nouvelle écriture des Kouas qui remplacent les cordelettes, et le cycle de soixante ans, qui dure encore aujourd'hui. La musique lui doit des instruments, la religion le rite de sacrifier des fruits au ciel, l'empire de voir ses frontières reculées dans le Ho-nan, où surgit Ichin-tou, la première capitale de la Chine. On dit que, fils de l'arc-en-ciel, il avait le corps d'un dragon et la tête d'un buf, et que sa sur, douée des mêmes agréments, devint sa femme, tout en gardant sa virginité.
Chin-nong, quatrième demi-dieu, engendré par un dragon, doué de la force du taureau, parla trois heures après sa naissance ; en cinq jours il marcha, en sept p.192 mois il eut ses dents, et en trois ans il devint agriculteur. En jouant impérialement le rôle de Cérès au milieu de son peuple, il lui enseigna à cultiver le grain, le riz, le millet, les petits pois et à se servir de la charrue pour labourer la terre. Il connut les simples, les goûta, en distingua les qualités ; en un jour seul il dénombra jusqu'à soixante-dix espèces de plantes vénéneuses auxquelles il opposa soixante-dix contre-poisons, et il transporta la capitale, à Kio-feou, dans le Chan-tong, pour mieux dominer toutes les terres de l'empire.
L'empire, ainsi étendu du Chen-si au Ho-nan et au Chan-tong, bordé par les deux grands fleuves du Nord et du Sud, nous montre une rébellion qui substitue à Chin-nong son général Hoang-ti. C'est ici l'époque des villes qui succède à l'ère de Cérès, et qui multiplie les inventions du nouvel empereur. Les maisons bâties avec des briques, des temples pour la première fois élevés au Tien, l'écriture enrichie de cinq cents nouveaux caractères, le tribunal de l'histoire qui fixe la mémoire du passé, la hiérarchie introduite parmi les officiers, le peuple divisé en dix provinces, chacune de 360.000 familles, toute province divisée en dix départements, tout département en dix districts, tout district en dix villes ; de plus le char, la barque, l'arc, la flèche, le sabre, la pique, les drapeaux, les monnaies, les poids et les mesures, l'orgue, l'art de fondre les métaux, la boussole pour se diriger au milieu des brouillards, le calendrier perfectionné et d'autres inventions déjà attribuées à ses prédécesseurs, nous obligent presque à recommencer p.193 l'histoire avec Hoang-ti. Non content de tant d'inventions, il ordonna à sa femme de devenir inventrice et digne de porter son nom. Elle cultiva sur-le-champ les vers à soie, mit à la mode les habits de soie et de toile, et les Chinois portèrent enfin leur costume national, où l'on admire les images du ciel et de la Terre, du Soleil, de la Lune, des fleurs, de tout ce qui peut encourager la vertu. Les démons, aussi envieux alors qu'aujourd'hui, en voyant les bienfaits semés à pleines mains, versèrent des larmes amères, mais le ciel fit pleuvoir des couronnes, et Hoang-ti perfectionna son uvre en inventant l'art, jusqu'alors ignoré, de couper la tête aux rebelles.
L'ère des villes rencontre à son tour des obstacles. Chao-hao, qui déplaçait encore une fois la capitale, aperçut neuf magiciens évoquant des spectres affreux et jetant l'épouvante dans les populations. D'où venaient ces spectres ? Quels étaient ces magiciens ? Appartenaient-ils aux peuples nouvellement subjugués ? Sortaient-ils des anciens tombeaux avec le culte antérieur ? Voulaient-ils ramener l'empire aux demi-dieux abolis, à la transmigration des âmes, aux mystérieuses communications entre le ciel et la Terre ?
L'histoire passe vite sur cette scission pour arriver à Ichuen-hio, qui, d'après la phrase énergique des écrivains chinois, coupa les communications irrégulières entre le ciel et la Terre, remit l'ordre dans les cérémonies, instruisit le peuple de ses devoirs et rétablit l'équilibre et la paix dans tout ce qui est sous le ciel. Il fortifia le p.194 culte de la raison par le droit exclusif de faire des sacrifices, par la fondation d'une nouvelle capitale, et son triomphe fut certes bien positif, car les Annales mentionnent, pour la première fois, sous lui, les confins de l'empire, qui touche au nord la Tartarie, au midi la Cochinchine, à l'occident le désert de sable, à l'orient la mer.
Ti-ko, neveu de Ichuen-hio, arrive avec le visage noir et une mère qui accouche de lui dix mois après la mort de son mari. Des chants très anciens attaquent et défendent la vertu de l'Ève chinoise, et, en voyant que son fils invente le rite des morts pour l'honorer et la polygamie pour se consoler des désagréments du mariage, on devine encore une révolution inconnue, d'autant plus que Li-ko perfectionne les écoles et introduit le tambour « pour récréer les peuples et les dresser à la vertu ».
Les découvertes épuisées au bruit du tambour, la mythologie cesse, et après un prince insignifiant qui règne neuf ans, on entre avec Yao dans l'ère de la véritable histoire.
Suivant les Annales, les empereurs qu'on vient de nommer règnent les uns soixante-dix ans, les autres cent, et jusqu'à cent quarante ans ; quelques historiens font varier leur série. Sse-ma-tsien place Tchi-yeou, roi magicien, avant Hoang-ti, qui le détrône ; Chi-tse, cinq siècles avant Jésus-Christ, donne à Chin-nong, roi de l'agriculture, une dynastie de soixante-dix rois ; d'autres lui donnent sept successeurs, mais il suffit de noter la régularité avec laquelle les empereurs mythologiques se p.195 succèdent. L'un invente la cabane, l'autre le feu, le troisième les arts de la paix, le quatrième l'agriculture, le cinquième la ville et les armes, le sixième voit paraître les spectres de l'antique liberté, le septième les dompte, le huitième les honore dans le néant du tombeau, et le neuvième se présente avec le rythme du nombre qu'il répète dans le nombre des années de son règne.
Il est évident qu'une antique religion pleine de vitalité, de liberté et d'erreurs, a été détrônée et foulée aux pieds par la doctrine qui a soumis ses divinités à la domination impériale. Il est encore plus évident que l'empire se constitue par son triomphe, qui sera souvent contesté, mais que jamais on ne pourra détruire. Aujourd'hui encore, les idoles tombées à la merci des mandarins reçoivent parfois la bastonnade quand ils manquent à leurs fonctions, et le peuple obéit à l'empereur avec la persuasion que, favorisé par le ciel (puisqu'il règne), il représente l'ordre de l'univers sur la Terre.
À l'époque de la guerre chinoise contre les spectres et les magiciens, tous les peuples de l'Asie, le Japon, le Thibet, l'Inde même, ne se laissent pas entrevoir : l'Assyrie n'est pas née, la Perse non plus, la Grèce n'existe pas encore ; il faut arriver jusqu'en Égypte pour établir une comparaison. Et qu'y trouvons-nous ? L'image de la Chine avec ses caractères graphiques.
L'an 2500 avant l'ère, quand l'Europe n'existe pas encore et que ses traditions sont à peine ébauchées sur les bords du Nil ou dans les chants des Juifs, l'Égypte vante la Chine pour ses observations astronomiques, sa p.196 superstition qui rattache le gouvernement de la Terre à la marche des astres, sa foi que l'univers matériel est en harmonie avec le monde des nations, que le ciel règne sur la Terre dans notre intérêt, qu'il faut regarder le moment où le Soleil et la Lune se lèvent ou s'effacent, se montrent ou s'éclipsent, pour régler les affaires des hommes. Une même forme solennelle règne dans les deux pays, une même majesté enfantine y trace des figures sottement mystérieuses, où l'on prétend représenter la raison divine des choses. Une foule de ressemblances dans les murs, les usages, les armes, une même préoccupation d'arracher la Terre aux inondations, là du fleuve Jaune, ici du Nil, une même passion pour rendre le sol fertile à force d'industrie, un même respect pour le génie de l'architecture, qui commande au cours des fleuves et aux saisons de l'année, un même effort également vénéré et flottant entre l'adoration de dieux inconnus et la science des choses naturelles, pour élever des monuments, des digues, des palais, des autels, des tombeaux, toute une création artificielle, où l'on défie le chaos des éléments, se mêle enfin dans les deux régions à une foule de dissemblances, qui deviennent des corrélations encore plus étonnantes dès qu'on se place au véritable point de vue qui les domine.
Puisque les Égyptiens sont aux antipodes des Chinois, supposez que les magiciens de la Chine, ces hommes continuellement méprisés par les empereurs chinois, soient les maîtres du Nil, qu'ils y méprisent à leur tour les rois, les mandarins, les guerriers, les fonctionnaires p.197 de toutes les nuances, qu'au lieu d'être relégués dans les solitudes, ils triomphent dans les villes, ils s'emparent du gouvernement, ils tiennent sous leur tutelle la société, ils évoquent librement leurs spectres, les mêlent effrontément aux armées dans les batailles, aux précepteurs du roi dans le palais, aux magistrats, aux pères dans toutes les familles : dès lors vous aurez le sacerdoce tout-puissant, la capitale à Thèbes sous sa domination, le roi forcé d'obéir, de subir ses arrêts ou de se réfugier à Memphis, de régner en sous-ordre ; la science, les arts, tous les mystères de la nature, tous les secrets de l'industrie, soustraits à sa puissance, seront entre les mains des pontifes ; ce sera à eux d'offrir les sacrifices, de veiller sur le cours des astres, de faire concorder le ciel avec la Terre, d'orienter les pyramides, les temples, les palais, les tombeaux, de déterminer la marche des saisons, de devenir les interprètes de l'ordre universel.
Libres de rêver, libres de soumettre la raison à leurs rêves, laisseront-ils le Chang-ti endormi au fond de la nature ? Non, certes, ils lui donneront des aventures, en feront un homme, un esprit planant sur le chaos primitif et prédéterminant la création par sa sagesse. Cet homme, Theuth, aura une vie, une histoire ; sa sagesse sera déposée dans des livres mystérieux, révélée dans une langue inaccessible aux mortels. Les cinq esprits qui entourent le Chang-ti resteront-ils dans une éternelle et silencieuse immobilité ? Non, certes, ils sortiront de leur immobilité pour s'aimer, pour engendrer d'autres esprits, pour vivre d'une vie nomade pleine d'aventures et de péripéties ; p.198 ils s'appelleront Osiris et Isis ; il engendreront Orus ; ils liront les livres de Theuth, les traduiront dans la langue des demi-dieux, des prêtres ; ils deviendront les maîtres des maîtres ; ils enseigneront à cultiver la terre, à tisser le lin, à endiguer les fleuves, à transporter d'énormes blocs de pierre, à construire des navires, à forger des armes, à bâtir des villes.
Ce culte des anciens, réduit en Chine à un respect énigmatique pour les morts et soumis à la surveillance des mandarins, gardera-t-il sa réserve ? Restera-t-il dans les limites d'un acte de déférence envers nos pères ? Demeurera-t-il dans les limites du bon sens ? Nullement, puisque les magiciens règnent sur les mandarins : les anciens seront des demi-vivants, des ombres errantes heureuses ou malheureuses, des âmes qui reçoivent les récompenses méritées ou qui expient leurs fautes ; on les verra au ciel, aux enfers, au purgatoire, au milieu des flammes, dans des chaudières bouillantes, enchaînés, tenaillés, le cur séparé du corps, et tout un drame souterrain invisible dédoublera le monde visible. Enfin cette métempsycose si discrète des magiciens chinois, si peureuse de se montrer au grand jour, si épouvantée de sa propre hardiesse, si rapide dans ses transformations, de crainte d'attirer les regards, fera circuler librement les Hein, les Chir et les Kouei à travers les cercles de la vie, donnera une fixité solennelle à leurs stations transmondaines, un nom spécial à leurs formes diverses ; les âmes des hommes transmigreront dans le corps des animaux, celles des animaux dans les corps des hommes, et p.199 tous les spectres tourneront dans les cercles d'une cosmogonie générale. Faites que le dogme de la résurrection des morts ait force de loi ; laissez-le paraître au grand jour avec ses prétentions surnaturelles ; ne l'exilez pas ; mettez à ses ordres des maçons, des architectes, des artistes, et il dressera des pyramides, des tombeaux, des mausolées à garder les décédés pendant l'éternité. L'industrie sera plus fastueuse pour les morts que pour les vivants ; on ne saura pas manier la poulie, mais on trouvera des secrets à nous confondre sur l'art d'embaumer les rois, de les transmettre à la postérité la plus reculée comme s'ils venaient de fermer les yeux en faisant connaître leur âge, leur dignité, leur vie, tout ce qui ne compte pas, et on n'aura pas un enseignement vraiment historique et utile sur la marche du temps ; bref, on sacrifiera la réalité aux chimères, la vie réelle aux songes ; on vivra au milieu de monuments qui seront comme des rêves en granit, et puisque partout où se montre la vie il y a une âme errante, peut-être un Dieu, les animaux seront respectés comme les hommes, quelquefois plus.
Quoi ! dira-t-on, il n'y aura pas un lettré, pas un mandarin, pas un magistrat pour protester au nom de la raison ? Serait-elle exilée de l'Égypte ? Sans doute, comme la magie l'est de la Chine : le sacerdoce veille à toutes les avenues pour qu'elle ne se montre nulle part. Il entoure le roi, l'élève, le proclame, le tient par les femmes, les fils, les multitudes ; s'il bouge, toutes les forces bestiales de la nature et de la nation se révoltent contre lui. Les prêtres lui permettent au reste toutes les licences qu'ils p.200 s'interdisent ; libre à lui de se livrer aux délices de la paix ou à celles de la guerre ; on ne lui demande nullement d'être humble, puisqu'on ne le charge plus du poids de l'univers, et on ne le rend pas non plus responsable des calamités physiques qui affligent son peuple. À la rigueur, le peuple n'existe pas ; il n'y a que des castes, de vastes associations héréditaires, où l'on se transmet de père en fils les métiers, les professions, les outils, les privilèges, les terres, et le sanctuaire réunit toutes les libertés contre les rois. Que si la raison se révèle par quelque découverte accidentelle, par quelque invention bienfaisante, alors le sanctuaire l'adopte, la prend à son service, l'ajoute au système de ses erreurs, l'inscrit dans sa loi souveraine, et elle devient une partie intégrante de sa folie.
Une dernière différence atteste encore la corrélation des contrastes, quand on compare les documents historiques de la Chine avec ceux de l'Égypte. Les magiciens de la Chine ont-ils des historiens ? Nous font-ils connaître le passé d'une manière positive, certaine, documentée ? Notent-ils fidèlement les événements de la terre en restant sur la terre ? Non, certes, pour eux un fait n'est jamais un fait ; c'est un signe, une manifestation ; il vivent dans l'inconnu ; ils voient le mort d'hier à la tête des armées, tels prennent les vivants pour des esprits ; le temps, l'espace n'existent pas pour eux ; ils soumettent tout à une idée, à un dogme, à des dieux ; en racontant les événements ils en font des miracles, qui se multiplient, éblouissent, passent et ne laissent une p.201 trace que dans les cadres vides des périodes astronomiques, où paraissent au hasard les royaumes, les empires, les catastrophes séculaires comme des phénomènes momentanés. Qu'on confie donc les sciences, les arts, le gouvernement de la Chine aux magiciens, on aura encore l'Égypte, dont l'histoire se réduit aux trois âges des dieux, des demi-dieux et des hommes ; le tribunal de l'histoire se réduira aux quarante-deux juges qui prononceront leurs arrêts devant le cercueil de chaque roi décédé ; rien au delà de ces arrêts ; de simple noms, parfois pas même les noms : telle est l'histoire de l'Égypte. Un catalogue de trente-trois dynasties, qui remontent à cinq mille ans avant Jésus-Christ ; une nomenclature si aride qu'on en est à deviner ce qu'était une dynastie égyptienne et comment un fils en succédant au père s'intitulait chef d'une famille nouvelle. La prétention de compter les années avec l'exactitude de l'astronomie laisse les époques dans le vide, sans que rien sépare l'une de l'autre, sans qu'on puisse hasarder aucune conjecture sur les périodes historiques ou soupçonner même de loin un drame régulier. On sait que Nitocris s'étouffe dans un cabinet rempli de cendres, que de temps à autre les rois sont sacrifiés, que des familles tragiques donnent des rois presque tous immolés, que d'autres familles sont conquérantes, heureuses, bénies ; mais aucune parole vivante ne révèle le véritable mouvement, et on ne lit qu'une série d'inscriptions mortuaires. Comme les Chinois, les Égyptiens notent solennellement les déplacements de leur capitale, qui passe de Thèbes à Memphis, p.202 à Saïte, à Éléphantine, à Tanis, mais le silence le plus absolu règne sur les motifs des déplacements, et pour tout résumer d'un mot, Thèbes, qui reste la capitale des magiciens, impose tellement que les trente-six mille ans de son ère sacerdotale ne cessent de peser sur les rois, campés ailleurs et forcés d'avancer en posant leur pouvoir en dehors du véritable pouvoir, comme une usurpation éphémère.
Le contraste dans les analogies entre la Chine et l'Égypte est tel qu'on les dirait aussi voisines l'une de l'autre que la France de l'Angleterre. Ces deux régions se sont-elles connues ? Dans des époques reculées, se sont-elles touchées par le commerce ou par la guerre ? Il est incontestable que, dès la plus haute antiquité, la porcelaine mettait en communication ces peuples placés aux deux bouts de la Terre. Mais ces communications directes ne sont rien comparées à la communication bien plus décisive, attestée par les peintures et les bas-reliefs des plus anciens temps de l'Égypte, qui montrent les Pharaons aux prises avec les peuples voisins, armés comme les Égyptiens. Ces peuples avaient donc des villes capables de tenir tête à Thèbes et à Memphis ; ils avaient des gouvernements, des administrations, des ateliers, toute une organisation équivalente à celle des assaillants. S'ils n'ont pas laissé de monuments, c'est que peut-être leur raison plus forte n'avait pas besoin d'entasser blocs sur blocs pour s'expliquer, et, en définitive, puisque les Égyptiens ont été refoulés dans leurs confins, leurs adversaires auraient pu peindre et sculpter les victoires p.203 qui réparaient leurs défaites. De l'Égypte à l'Arabie, de l'Arabie à la Perse, à la Tartarie, à la Chine, la chaîne des guerres ne permettait donc à aucun peuple de rester en arrière. Si les uns s'élevaient par le despotisme, les autres se révoltaient par la religion. Quoi donc de plus naturel que de trouver dans l'extrême Orient la philosophie victorieuse de la métempsycose, tandis que dans l'extrême Occident les revenants tuent les vivants !
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Chapitre II
Des premiers personnages de la Chine
Histoire de Yao. De Chun, De Yu, Fondateurs du Céleste Empire, Comparables aux rois-pasteurs de l'Égypte, et surtout aux patriarches historiques de la Bible. Déplorable infériorité des Juifs.
(2337-2205)
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p.204 Aux empereurs mythiques succèdent l'un après l'autre Yao, Chun et Yu, les grands hommes des temps historiques. Ce ne sont plus des inventeurs. Ils n'improvisent plus les diverses parties de la civilisation, ils n'offrent plus aucune analogie avec Orphée ou Hercule, ils n'établissent plus les conditions élémentaires de la société, mais ce sont des hommes de notre stature, et ne gardant plus de l'âge antérieur que le merveilleux d'une sagesse qui les rend les véritables maîtres de la Chine.
Les dires de Yao rapportés par Confucius se réduisent tous à l'unique axiome que l'empereur est responsable de tout dans le sens le plus illimité.
« Le peuple a-t-il froid, disait-il, c'est moi qui en suis cause, a-t-il faim, p.205 c'est ma faute ; tombe-t-il dans quelque crime, je dois m'en regarder l'auteur.
Et sa vertu fut telle que, d'après Confucius,
« il mit la paix dans sa famille, le bon ordre parmi ses officiers, l'union dans tous les pays ; ceux qui avaient jusque-là tenu une mauvaise conduite se corrigèrent, et la tranquillité régna partout.
Ses actions principales se réduisent à deux : la première fut provoquée par une inondation du fleuve Jaune, si terrible dans la chronique, que, par un malentendu de la foi, les missionnaires l'ont confondue avec le déluge, et Yao décréta non seulement les travaux réclamés par l'inondation, mais une exploration générale de l'empire, comme l'auraient demandée Aristote ou Bacon.
« Il ordonna à ses ministres Hi et Ho, dit le Chou-king, de fixer exactement et avec attention les règles pour la supputation de tous les mouvements des astres, du Soleil, de la Lune, de respecter le ciel suprême et de faire connaître aux peuples les temps et les saisons.
D'autres ministres, au nombre de quatre, partirent pour les quatre extrémités de l'empire pour étudier, l'un les phénomènes du printemps, l'autre ceux de l'été, le troisième pour observer l'égalité des jours et des nuits de l'automne, lorsque le peuple est tranquille et que la nature offre un spectacle agréable ; le dernier, envoyé dans le Nord, observa la brièveté des jours de l'hiver quand les hommes se couvrent pour éviter le froid, tandis que le poil des animaux et le plumage des oiseaux se resserrent. Yao imposa donc l'étude de la nature, et s'il n'inaugura pas le règne de la science, qui était précédemment établi, il en doubla p.206 l'organisation pour faire la guerre aux erreurs de la magie. Le ministère de l'astronomie, qu'il éleva au-dessus de tous les autres, marque assez son idée de supplanter l'aveugle adoration des astres, de l'arrêter autant que possible à la contemplation des phénomènes physiques, et l'importance donnée à l'annonce des éclipses pour rassurer les populations se dirige évidemment contre les magiciens, impatients de s'insurger et de ramener l'empire au temps des revenants.
Par la seconde action, Yao cherche un successeur, en montrant en même temps comment le despotisme éclairé doit procéder dans le choix des hommes obéissants.
Qu'on me cherche, dit-il, un homme propre à gouverner selon les circonstances des temps, si je le trouve, je lui remettrai le gouvernement.
Les grands lui indiquent son fils, doué, disent-ils, d'une grande pénétration.
Vous vous trompez, répond-il, il manque de droiture, il aime à disputer : un tel homme convient-il ?
Il faut un homme qui ne discute pas.
Qu'on me cherche, continue-t-il, un chef qui soit propre aux affaires.
On désigne Kong-Kong, qui a montré, observe-t-on, de l'habileté et de l'application dans le gouvernement.
Vous êtes dans l'erreur, réplique Yao ; Kong-Kong dit beaucoup de choses utiles, et quand il faut traiter une affaire, il s'en acquitte mal ; il affecte d'être modeste, attentif, réservé, mais son orgueil est sans bornes,
et, suivant l'expression chinoise, il inonde le ciel. Point de babil, on demande l'obéissance passive, et, pour mieux s'expliquer, le Chou-king s'interrompt en supposant que p.207 Kouen, nommé pour diriger les travaux sur le fleuve Jaune, a travaillé neuf ans sans succès, parce qu'il aimait la contradiction et ne savait ni obéir aux supérieurs ni vivre avec ses égaux. Enfin les grands, sommés une dernière fois de proposer un successeur, désignent Chun, âgé, sans femme et d'une famille obscure.
J'en ai entendu parler, dit l'empereur, qu'en pensez-vous ?
Chun, répondirent-ils, quoique fils d'un père aveugle, quoique né d'une méchante mère, dont il est maltraité, et quoique frère de Siang, qui est plein d'orgueil, garde les règles de l'obéissance filiale, vit en paix ; insensiblement il est parvenu à corriger les défauts de sa famille et à empêcher qu'elle ne fasse de grandes fautes.
Alors Yao se décida, le mit à l'épreuve d'un mariage avec ses deux filles, et Chun, associé dans l'empire, devint le type de l'homme qui sait commander, parce qu'il sait obéir. Il sacrifia sur-le-champ Kong-Kong, auparavant proposé à la succession de l'empire, Hoau-teou qui voulait le défendre, Kouen qui avait travaillé sans succès, et San-miao, l'un des plus puissants vassaux du Midi.
« Alors, dit la chronique, l'empire fut en paix ; Yao monta et descendit (c'est-à-dire que la mort fit monter son esprit et descendre son corps), et le peuple prit le deuil pendant trois ans en pleurant ce prince comme les enfants pleurent leur père.
Resté seul, Chun veut tout voir de ses yeux, tout entendre de ses oreilles ; il réforme tous les ministres, qu'il porte au nombre de vingt-deux. Et tout plie sous ses ordres. On ne lui résiste, lorsqu'on reçoit ses p.208 nominations, que pour avoir l'air de céder ensuite par esprit d'obéissance. Mais ses mots, allez, obéissez, n'admettent pas de réplique ; s'il voit des désordres, ils sont aussi vite réprimés que conçus, ses rivaux disparaissent et, s'il y a des mécontents, le génie de l'inspection lui suggère de fonder le ministère de la Police. Voici ses idées là-dessus :
J'ai une extrême aversion, dit-il à Long, pour ceux qui ont une mauvaise langue ; leurs discours sèment la discorde et nuisent beaucoup aux gens de bien ; par les mouvements et les craintes qu'ils excitent ils mettent le désordre dans le peuple. Vous donc, Long, je vous nomme Na-yen, c'est-à-dire rapporteur de bouche de la parole des autres (en d'autres termes, ministre du gosier et de la langue, chef de tous les espions de l'empire) ; soit que vous transmettiez mes ordres et mes résolutions, soit que vous me fassiez le rapport de ce que les autres disent, depuis le matin jusqu'au soir, ne suivez que l'inspiration de la droiture et de la vérité.
La légende d'Yao et de Chun s'achève par celle de Yu, qui rend héréditaire la monarchie et fixe ainsi la loi souveraine de l'empire, la loi qui surplombe à toutes les explosions, à laquelle aboutissent toutes les solutions, la loi qui régira naturellement tous les drames au milieu des calamités les plus inattendues. Elle le soustraira à la nécessité d'invoquer à tout instant l'intervention du génie, les artifices des politiques, les tours de force d'une police ingénieuse, les coups de dés de la fortune qui octroie d'en haut des librations exceptionnelles. Au reste, l'hérédité ajoute à la science de Yao, à l'obéissance de Chun, p.209 le don de l'amour, qui tournera tous les obstacles par des voies miraculeuses. On dit que Yu, chargé par Chun de réprimer des rebelles, ordonna à ses troupes de dresser un théâtre et de se livrer à la danse, certain qu'à la fin ils ne pourraient résister à l'envie de danser à leur tour, ce qu'ils firent, en effet, après avoir tenu bon pendant soixante-dix jours. La légende enseigne ainsi qu'il obtenait par la persuasion les succès que la force ne pouvait lui donner. Une autre fois, la rébellion lui opposait les souvenirs de l'ancien culte, en adorant les spectres, comme si elle voulait retourner à l'époque des magiciens. Va-t-il la combattre ? C'eut été tirer des coups d'épée contre les ombres vaines de l'erreur ! Il fait peindre leurs formes bizarres et grimaçantes sur les vases qui représentent les provinces de l'empire, et livrés à la dérision, ils deviennent inoffensifs.
Un jour qu'il rencontre des criminels enchaînés qu'on conduisait au lieu de leur peine, il descend de son char, s'enquiert de leur faute et les fait mettre en liberté :
C'est moi, dit-il, qui suis la cause de leurs crimes.
Les pages du Chou-king sont remplies de détails sur les lacs qu'il creuse, les canaux qu'il trace, les montagnes qu'il perce, les jetées avec lesquelles il met en communication les diverses terres, les digues qui contiennent au nord le Houang-ho, au sud le Kiang. Il est le vrai conquérant du sol, arraché aux forces aveugles de l'eau et rendu à l'agriculture, qui peut enfin se développer. La capitale, transportée à Ngan-y, rajeunit la p.210 centralisation et la fixe pendant plusieurs siècles. Une diète générale accepte le nouvel ordre. Enfin les explorations scientifiques entreprises par ordre de Yao se terminent par une description statistique de l'empire, où toutes les terres sont analysées, divisées en neuf classes, appréciées d'après leur nature, leur fertilité, leurs produits, avec l'indication de la culture qu'elles ont reçue, de celle qu'elles demandent, des tributs qu'elles doivent payer à l'État, c'est-à-dire le plomb, le fer, l'huile, le sel, les pierres résonnantes, les plumes de faisans, les pierres précieuses, les perles, les poissons, plusieurs espèces de soieries, de toiles, de bois, l'or, l'argent, les dents d'éléphant, le vernis, les peaux, le coton, une foule d'objets qui laissent supposer une richesse supérieure à toutes les attentes.
Nous venons d'indiquer les premiers exploits historiques de la Chine, et nous voudrions en montrer le reflet renversé sur les pyramides de l'Égypte. Mais cette fois la terre du Nil s'y prête assez mal ; envahie par les Hyksos, ses habitants sont livrés à l'esclavage, ses villes à la dévastation ; ses édifices, ses monuments tombent en ruines, et l'incurie des barbares compromet la canalisation jusqu'à engendrer des famines. Les prêtres en fuite suivent le roi dans les hautes régions du Midi, et les multitudes, indifférentes à l'ancienne domination, laissent passer la déroute en demandant trois siècles de réflexion avant de revenir à leurs maîtres.
Les Hyksos remplacent donc les Pharaons sur le théâtre de l'histoire ; et sans nous permettre aucune conjecture p.211 sur leur origine ou sur leur religion, il est certain qu'amis des Juifs, on les explique par Abraham, Isaac, Jacob et Joseph, les premiers personnages historiques de l'Occident. Contemporains de Yao, Chun et Yu, ce n'est pas la date seulement qui leur donne un caractère historique, c'est la narration de la Genèse qui lutte contre une tradition antérieure pour tracer une première séparation entre l'histoire des dieux et celle de l'humanité. Sur cinquante chapitres, elle en consacre à peine dix à la création, au déluge, à la dispersion de la tour de Babel ; elle ne se préoccupe que de la famille d'Abraham, dont les hommes sont de notre taille, parlent notre langage et se laissent comprendre. Si leur vie est trop longue, c'est ce qu'on peut dire aussi de Yao et de Chun, et d'ailleurs Abraham et Saraï ont le bon sens d'en rire les premiers ; c'est ce que note la Bible quand ils reçoivent l'ordre de faire des enfants l'un à l'âge de cent ans, l'autre de quatre-vingt-dix ans, et Abraham risit... et Sara risit.
Les miracles de la famille d'Abraham se réduisent à des rêves, à des hallucinations, à des quiproquos qui pourraient arriver de notre temps. Un jour Abraham croit voir Dieu, un autre jour il lui semble entendre sa voix, une autre fois il donne à manger à trois esprits, une autre fois il obéit à un messager du ciel qui lui crie de ne pas verser le sang de son fils. Le premier venu est exposé à prendre un songe pour une apparition. Jacob se borne à voir des anges qui montent et descendent sur une échelle pendant qu'il dort : rien de plus naturel. Joseph est un ministre des Finances p.212 qui se fonde sur des rêves : ce n'est pas sans exemple. Le reste est consacré à des aventures que l'Arabie et la Tartarie voient encore de nos jours ; il ne s'agit que de trouver des pâturages, de faire des razzias, de vider des querelles domestiques, de maintenir l'ordre dans la polygamie ; et de même que Yao et Chun sont les fondateurs du Céleste Empire et les modèles de l'extrême Orient, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph sont les modèles de la tradition d'Occident, dont ils établissent la donnée primitive en représentant la liberté des rois pasteurs contre la tyrannie immobilisée de l'ancienne Égypte.
Chaque page de la Bible affirme la liberté par des paroles incendiaires. On la voit dans le premier homme qui veut être semblable à Dieu, dans son aîné qui dispute encore à son frère les grâces du ciel, dans les filles des hommes qui forcent les anges à descendre sur la terre pour s'allier avec elles, dans la tour de Babel où les hommes se proposent d'escalader le ciel, et où ils perdent l'unité de langue. Toujours libre comme Dieu, l'homme de la Bible ne voit la sagesse que loin des villes, loin des palais, loin des pyramides, loin des richesses accumulées, loin des soldats marchant par milliers sous de terribles généraux, dirigés par des rois épouvantables. Toute fédérale, elle isole les hommes pour les protéger, elle disperse les trois fils de Noé pour les nourrir, elle sépare Abraham de Loth, Isaac d'Ismaël, Jacob d'Ésaü, les fils de Jacob forment autant de tribus indépendantes ; aucune d'elles ne règne sur les autres, aucune ne proclame un chef, et toute la postérité d'Abraham, tout l'Occident p.213 reste libre et fédéral, en relevant de ce pacte d'alliance où le patriarche traite sur le pied de l'égalité avec le maître de l'univers.
Dieu même agit comme un homme libre qui sort des catacombes où les prêtres égyptiens le cachaient sous l'innombrable foule des divinités et des génies. Pour se venger de l'humiliation qu'il a subie, il déclare la guerre à tous les dieux avec la fureur d'un roi ennemi de tous les rois. Par cette guerre, il revendique les attributs du Chang-ti, de manière à en présenter les reflets en haine des magiciens du Nil. Il ne veut pas de pontifes, il défend à ses lévites d'être les maîtres de la terre, de cacher leur science, de dicter des lois, de s'éloigner du peuple, de s'entourer de mystères quand ils prononcent leurs jugements. Ni prêtres ni pontifes, Abraham, Isaac et Jacob ne fondent aucune caste.
Mais la liberté de la Bible subit toutes les chutes qu'évite la sagesse des Chinois. Leur Chang-ti se moque silencieusement des fureurs de Jéhovah ; s'il le rencontrait par hasard dans ses parages, il le trouverait bien barbare et le renverrait sur les bords de la Méditerranée, dans des pays fractionnés, fanatisés, remplis de sorciers et de guerriers ; il ne voudrait pas tolérer que les animaux fussent adorés ou sacrifiés comme en Égypte et en Arabie, et sa lumière naturelle effacerait les feux artificiels de la Genèse. Jamais le tribunal de l'histoire du Céleste Empire n'a pactisé avec les fables, jamais il n'a fondé sur des illusions l'autorité de l'empereur, jamais il n'a admis qu'on copiât à moitié les magiciens pour réfuter p.214 l'autre moitié de leur doctrine. Et que dirait-il de la morale des Juifs ? Abraham est sur le point d'égorger Isaac son fils ; il expose Agar, sa seconde femme, à mourir de faim avec Ismaël, son fils ; il permet à Sara, sa première femme, d'entrer dans le harem des Pharaons ; Jacob vole l'héritage de son frère aîné, sa mère protège ce vol, ses fils attentent à la vie de leur frère Joseph. L'infortuné Sichem, amoureux d'une fille de Jacob, l'avait enlevée pour l'épouser, et il avait offert de doubler sa dot, d'enrichir ses frères, de leur donner des terres pour sanctifier son union. Que firent-ils ? Ces malheureux acceptèrent toutes ses offres, lui imposèrent de plus de se soumettre avec tous les siens à la circoncision, et le troisième jour, quand la blessure très cuisante les mettait dans l'impossibilité de se défendre, ils les égorgèrent tous et amenèrent avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux. Comment comparer de pareilles gens à Yao, Chun et Yu ? Jamais ils n'auraient permis que la Genèse fut lue dans leurs écoles ; que ses héros fussent proposés comme des modèles, et qu'on parlât de les imiter ou d'éterniser leur mémoire. Ils les auraient proscrits comme des magiciens qui portaient l'épouvante parmi les peuples, ils auraient fait peindre leurs images sur les douze vases de l'empire pour les livrer au supplice du ridicule, ils y auraient montré Abraham couché avec ses servantes, Jacob escamotant le droit d'aînesse sous une peau de chevreau, ses fils assis au banquet des Sichemites qu'ils massacrent le lendemain, leur père réduit à les maudire après avoir fait leur éducation ; ils auraient p.215 relégué leur morale avec leurs mythes dans les solitudes les plus reculées de l'empire.
Un reflet du Chang-ti reçu ou rendu tombe aussi sur les Vedas de l'Inde ; mais les nuages lumineux de cette contrée éblouissent et produisent en définitive l'effet des ténèbres. Faute de dates et de renseignements, nous devons nous taire. On ne peut pas non plus parler de la Perse, quoique en ce moment elle sorte du chaos de ses cosmogonies et nous présente Kaïomoud aux prises avec les Dews, des hommes surnaturels, de véritables magiciens. C'est aussi le moment de Tahamur, l'homme qui lie les sorciers et les forces à lui révéler le secret des sciences. Mais comment se fier à de pareilles indications ?
Les dates assyriennes sont plus sûres, quoiqu'on ne sache pas si Ninus, Sémiramis et Ninias paraissent en 2200 ou seize cent soixante-dix ans plus tard. Toujours est-il que Ninive et Babylone s'entourent de remparts à l'époque de Yao, Chun et Yu, et c'est ainsi qu'elles arrivent sur le théâtre du monde, vastes comme de petits royaumes, nourrissant dans leur enceinte de nombreuses populations avec leurs troupeaux menacés par les invasions. Elles arment des millions d'hommes, elles lancent des chars de guerre par milliers, elles conçoivent des conquêtes démesurées. Les générations qui arrivent plus tard s'étonnent sans cesse de leur grandeur ; on compte leurs tours, on mesure l'épaisseur, la hauteur de leurs remparts, on dénombre les portes, les travaux, les ouvriers employés, et on ne sait plus comment la force de p.216 l'homme a suffi à ces constructions. Leur canalisation gigantesque est la même qu'en Chine et en Égypte, la force militaire supérieure ; mais quelle est la sagesse de cette nation ? Toute son histoire postérieure nous assure qu'elle reste dans la latitude de la sagesse des Égyptiens et des Juifs, et que dès son premier moment historique le monde est nivelé.
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Chapitre III
La loi agraire en Chine
Régularité des dynasties chinoises. Leurs lois territoriales et leur régime pédagogique. Première loi agraire octroyée par les Hia. Son mouvement dans une première période en quatre temps. Nouvelle loi agraire inaugurée par la seconde dynastie ; Qui déplace sept fois sa capitale ; Et nomme des ministres tirés des dernières classes du peuple ; Et tombe, pour céder la place à une troisième dynastie, À laquelle l'empire doit sa troisième loi agraire.
(2205-1122)
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p.217 Après l'explosion des trois fondateurs de la monarchie chinoise, nous trouvons deux dynasties qui se succèdent régulièrement et sans trop de bruit : la première, celle des Hia, commence en 2205, finit en 1766, et compte dix-sept empereurs dont les règnes durent le temps moyen de vingt-six ans ; la seconde dynastie, dite des Chang, commence en 1766, finit en 1122, et compte vingt-huit empereurs dont les règnes moyens sont de vingt-trois ans. Voilà donc deux dynasties d'à peu près cinq cents ans chacune et dont la succession atteste le plus grand calme, p.218 l'ordre le plus solennel, une sécurité qui manque aux dynasties européennes, dont les règnes moyens les plus longs n'atteignent pas ceux de Hia et restent en France à vingt-cinq ans. Ajoutez que les règnes des empereurs chinois sont notés par leurs chronologies avec la plus grande exactitude, qu'on connaît leurs actions principales, et que les oscillations des dates flottent dans des intervalles négligeables.
Quel a été le rôle de ces dynasties ? Quelle série de transformations ont-elles imposée à la Chine ? Comment un Chinois de l'an 2205 diffère-t-il d'un Chinois né onze cents ans plus tard ? La Chine débute d'une manière inattendue en nous enlevant soudainement à nos habitudes. Nous croyons, en effet, que la propriété est la première institution de la société, et nous la supposons même exagérée dans ses commencements par les castes, plus tard diminuée dans le patriciat, et enfin mobilisée avec les testaments, les achats, les ventes, et décomposée de cent manières avec les baux, les canons, les servitudes, les hypothèques, en sorte qu'on arrive à notre propriété comme à une espèce de valeur au porteur qu'on échange en présence du notaire. En général, le mot de loi agraire nous fait songer aux tribuns, aux républicains, à ces luttes très modernes, à la fin et non pas certes à l'origine des monarchies.
Au contraire, la Chine commence par une loi agraire conçue avec une telle exactitude de répartition, de retours, d'inspections, qu'aucun de nos utopistes n'a jamais osé réclamer autant d'égalité. La première dynastie p.219 distribue la terre aux familles ; chaque famille reçoit ainsi sa quote-part, la cultive, moitié pour son compte, moitié pour le compte de l'empereur. Aucun propriétaire ; tous sont usufruitiers, obligés au travail, surveillés dans leurs travaux, tenus de se considérer comme des ouvriers de l'État. Comment la Chine d'il y a quatre mille ans est-elle arrivée à une loi agraire aussi exacte, aussi mesurée, avec des renouvellements annuels et une ponctualité militaire ? D'une manière fort simple : sa civilisation, fille de la science, se fonde sur le despotisme le plus absolu de l'empereur, et si l'empereur cessait de régler le cours du fleuve Jaune et du Kiang, qui sont les deux grandes artères de la Chine, le sol serait inondé, l'agriculture perdue, la richesse anéantie. Semblable au roi de l'Égypte qui soustrait la terre aux inondations périodiques du Nil, l'empereur de la Chine peut se considérer comme le créateur de tous les fonds, et puisqu'ils tiennent à ses digues, à ses canaux, à ses travaux cyclopéens, en créant la terre, il a décidé comment elle devait être cultivée au point de vue de l'utilité générale. Il a donc donné une mesure de terrain, 50 meous, à tous les groupes de huit familles, avec l'obligation de la cultiver moitié individuellement pour leur compte, l'autre moitié en commun pour le compte de l'État. Toutes les répartitions successives sont parties de cette donnée pour modifier les lots, les groupes, les redevances, sans altérer le principe primitif de l'égalité encore régnante aujourd'hui. Sous le fondateur de la première dynastie, on représente déjà l'empire avec six carrés concentriques se rapetissant pour p.220 laisser l'espace d'une zone de l'un à l'autre et pour aboutir à un carré vide où réside l'empereur, avec ses colons, sur une terre de cinq cents li carrés (50 lieues carrées). Tout autour du carré impérial, sur la première zone de 500 li carrés, il y a le domaine impérial ; sur la deuxième zone, également de 500 li, s'établissent les vassaux ; sur la troisième zone, encore de 500 li, on voit le domaine de la paix, qu'on cultive, trois cinquièmes au profit de l'instruction publique et deux cinquièmes au profit de la guerre ; on passe ensuite à la quatrième zone de la punition, où 300 li sont occupés par les prisonniers de guerre faits aux Tartares, 200 par les condamnés indigènes ; de là on passe enfin à la dernière zone du commerce, aux confins de l'empire, où vivent sur 200 li les étrangers du Midi, sur 300 li les exilés. Telle est la Chine au moment où elle sort des eaux du fleuve Jaune et du Kiang.
La première dynastie n'eut d'autre mission que de maintenir cette loi, de la propager, de résoudre les problèmes qu'elle soulevait, de tourner les obstacles qu'elle rencontrait. Il s'agissait probablement de savoir si le carré impérial n'était pas trop vaste, si la part de l'empereur n'était pas celle du lion, si les inspecteurs dépossédaient ou rançonnaient capricieusement les colons, si les terres des vassaux de la paix, des peines, du commerce, étaient coordonnées avec celles des colons immédiats ; si le tribut était équitable ou excessif ; tels étaient les problèmes, et sous le gouvernement despotique on ne les résolvait certes ni avec les chambres, ni avec les p.221 débats, ni d'après des remontrances bénévoles, mais avec les événements, les émeutes, les tragédies, avec les déroutes en présence de l'étranger, en un mot avec l'expérience variée et fatale de la prospérité publique ou de la détresse générale.
Les scènes variées de l'histoire chinoise se déroulent sur la pente de la loi agraire et en signalent les luttes et les solutions. Accompagnées de sermons pleins d'exagérations sur la responsabilité des empereurs, qu'on déclare coupables de tous les désordres de l'empire, on les explique d'après cette loi, qui exige une surveillance exacte, assidue, pédagogique et tout à fait en dehors de nos murs, où la libre propriété dispense le gouvernement de tous les soins des ménages. En 2188, on trouve donc Taï-kang accusé d'indolence et d'incapacité, livré avec frénésie à la chasse, déploré par sa mère et ses cinq frères, qui l'attendent au retour à l'embouchure du Lo.
Si on commet une erreur, s'écrient-ils, attendrons-nous que la plainte soit publique pour la réparer ?
En d'autres termes, attendrons-nous une révolution pour nous corriger quand il n'en sera plus temps ? Ils ajoutent :
On a déjà perdu la ville de Ki, on n'obéit plus aux lois, on n'étudie plus les sciences, on méconnaît les rites.
Bref, la loi agraire est dans l'anarchie. Il en résulte que le ministre Yé guette Taï-kang au retour d'une chasse, le surprend au passage d'une rivière et le détrône en lui substituant, en 2159, l'héritier présomptif de la couronne. C'est la première explosion qui trouble la paisible atmosphère de la Chine, et, comme toutes les p.222 explosions chinoises, elle est libérale, elle détruit instantanément le despotisme impérial, elle donne le pouvoir au Premier ministre Yé, qui devient le vrai maître de la Chine, et la renommée lui attribue tous les succès, soit que les bannières tartares se soumettent, soit que des ennemis désarmés demandent des amnisties. Son influence est telle, qu'en 2139 il finit par détrôner la dynastie, et il règne à sa place avec Han-tsou, son complice.
Pendant cette explosion, la liberté traîne à sa suite la superstition, qui s'efforce d'interrompre à son tour la loi régnante de la science, et le ministre Yé est l'ami des astronomes Hi et Ho, qui négligent d'annoncer, en 1255, une éclipse imminente. Rien n'égale la colère des Annales contre ces deux alliés de la révolution, elles les accusent d'être crapuleux, de jeter l'épouvante parmi les populations.
« L'aveugle, disent-elles, battit le tambour ; le peuple et les mandarins inférieurs se débandèrent précipitamment comme des chevaux sans frein.
Évidemment, Yé, Hi et Ho protégeaient ces magiciens si exécrés par les lettrés.
À l'explosion de Yé succède le règne de Han-tsou, son complice, qui le tue, usurpe la couronne et règne pendant trente-cinq ans sans que les Annales puissent mentionner ni troubles ni scandales. Elles se bornent à l'accuser vaguement de tyrannie : mais quel nom donnerons-nous à cette tyrannie tournée contre le mouvement révolutionnaire de Yé, si nous ne l'appelons pas une réaction ? Enfin, un descendant posthume des Hia, réfugié chez des bergers, confié à des serviteurs p.223 fidèles, placé chez des mandarins affidés, devenu sous un faux nom gouverneur d'une province, entraîne les peuples, et, en 2093, remonte sur le trône.
Il faut remarquer l'extrême régularité avec laquelle ce drame obéit au rythme numérique de toute période sociale. Sous l'indolent Taï-kang, vous avez vingt-neuf ans d'agitation et de préparation ; le ministre Yé, qui le supplante, reste sur la scène de 2159 à 2131, c'est-à-dire vingt-huit ans, qui sont évidemment des années d'explosion, de tumultes, de superstitions. Han-tsou, son meurtrier, règne trente-cinq ans, de 2131 à 2096, et la tranquillité de sa domination montre qu'il réunit l'ordre à l'usurpation, en sorte qu'il y a véritable réaction. Ensuite Chao-kang, l'héritier légitime, paraît vers 2096, triomphe en 2079, règne jusqu'en 2058, et avec lui l'empire rentre dans sa tradition, évidemment en y transportant les progrès réclamés.
Après cette période, pendant deux cents ans, nous savons à peine le nom des empereurs, et les Annales ne s'animent plus jusqu'à ce que la dynastie ébranlée arrive vers 1879 à la période où le système agraire de Yu décline. Alors, Kong-kia
« s'adonna aux superstitions qui, disent les Annales, le précipitèrent dans toutes sortes de désordres. Les peuples en conçurent du mépris, et les gouverneurs des provinces ne vinrent plus lui rendre hommage.
D'autres princes marquent de nouveaux degrés de décadence ; et enfin, en 1818, arrive Li-koué, un homme cruel, dissolu, livré au luxe le plus effréné ; sa femme Mey-hii le surpasse encore dans tous les vices. p.224 Aucune limite à ses folies : des palais de jaspe avec des balustrades d'ivoire ; des meubles d'or et d'argent incrustés de perles et de pierreries ; des fêtes avec des lacs de vin, des pyramides de viande ; des débauches gigantesques dans des palais sans fenêtres, où la lumière de mille bougies éclairait une multitude d'hommes et de femmes consacrés dans une perpétuelle nudité à des voluptés sans nom, et cette fureur libertine nourrie avec d'innombrables rapines au milieu d'un désordre universel annonce que la dynastie ne peut plus ni écouter ses ministres ni les réfréner, et le général Tching-tang, chef de l'insurrection, fonde enfin en 1766 la nouvelle dynastie des Chang.
C'est bien l'homme qui double la loi agraire à l'avantage du peuple. Prince du petit État de Chang, il est à la tête de l'insurrection, non pas à cause de sa force, mais à cause de la réforme qu'il représente. Ses sujets étaient si heureux, qu'ils refusaient l'honneur de délivrer la Chine.
Notre prince, disaient-ils, n'a pas de compassion pour nous ; il veut que nous abandonnions nos maisons et nos affaires pour aller punir les Hia. Comment les crimes de cette famille peuvent-ils nous atteindre ?
Jing-tchang les place entre la tentation d'une proie et la terreur d'une réaction.
Suivez-moi, dit-il, je vous en récompenserai grandement ; que si vous ne suivez pas mes ordres, je vous ferai mourir vous et vos enfants.
À peine victorieux, son premier soin est de renouveler les partages en réduisant l'impôt du cinquième au p.225 neuvième. Chaque famille, au lieu de 50 meou de terre en reçoit 70 ; les communes sont formées par des groupes de neuf familles appelés tsing et représentées par trois fois trois carrés, dont celui du milieu se cultive en commun pour l'empereur. On voit par les nombreuses dispositions législatives sur le tsing, sur son irrigation, sur la manière de cultiver la terre, que toute la pédagogie est transformée, qu'un nouveau système succède à l'ancien avec la prétention de régler les moindres détails, et qu'une recrudescence de discours, d'homélies et de démonstrations morales donne une nouvelle direction à l'empire. Aussi rien n'égale les saints avertissements du nouveau chef contre les plaisirs, le faste, la dissipation ; il fait inscrire trois fois sur sa baignoire : « Pour te perfectionner, purifie-toi chaque jour » ; il fait graver force maximes sur tous les vases de son palais, et au milieu d'une famine il s'offre au ciel.
Je suis le seul coupable, s'écrie-t-il, je dois être le seul immolé.
Par une confession publique, il s'accuse de posséder de trop somptueux palais, d'avoir trop aimé la table, le vin, les femmes, les favoris, les grands, et c'est en multipliant les humiliations qu'il assure sa domination. Il est donc le roi des pauvres, l'homme de la plèbe, le chef qui embrasse l'avenir par une nouvelle loi agraire.
La dynastie des Chang allège d'ailleurs le poids de l'antique centralisation, et on voit paraître les principautés tributaires et même héréditaires que les historiens, habitués à donner tout au mérite, rien à la naissance, considèrent comme un scandale. Mais la nouvelle p.226 dynastie était forcée de se fier aux grands vassaux, les seuls qui pouvaient conserver l'empire chancelant. Où aurait-elle trouvé ailleurs un point d'appui au milieu de cette égalité agitée, ondoyante, insurgée ? D'ailleurs, pouvait-elle résister aux insurrections dissimulées, partielles, groupées autour des gouverneurs ? Ne fallait-il pas suivre cette lente rébellion qui emportait un empire arraché à sa base ? En 1618, les grands vassaux se rendent déjà maîtres dans leurs terres ; deux cents ans plus tard, ils sont à peu près indépendants et ils cessent de payer le tribut : peu à peu l'empire se décompose.
Il en résulte que la nouvelle dynastie ne reste plus immobile à Ngan-y, ancienne capitale des Hia, et qu'elle transporte ailleurs son uvre, en se déplaçant jusqu'à sept fois. Évidemment la surveillance devient difficile ; d'un côté les vassaux profitent de l'éloignement pour s'étendre, s'arrondir, s'affranchir ; d'un autre côté les peuples des provinces lointaines sont exposés aux dépossessions capricieuses des inspecteurs, aux concussions sans contrôle, à tous les fléaux d'un despotisme impuissant. Chaque station de la capitale en mouvement est une sorte de guerre de l'empereur contre ce tourbillonnement de tous les intérêts des grands et des multitudes, et en 1401, la lutte est si violente que le bruit en arrive jusqu'à nous, et que nous entendons pour la première fois des voix sur la translation d'une métropole. L'empereur s'efforce de persuader aux peuples de son ancienne résidence qu'il agit dans leur intérêt, et il se fonde sur la prétendue nécessité de se mettre à l'abri des inondations du fleuve p.227 Jaune :
Lorsque mes prédécesseurs, dit-il, fixèrent la cour dans ce pays, ils songèrent certes à votre bonheur. Mais pouvaient-ils prévoir que les débordements du fleuve les auraient exposés à se voir submergés ? Maintenant vous errez, dispersés, dans l'impossibilité de vous secourir mutuellement, comment pourrais-je alléger votre malheur ? Aucun prince n'a jamais décrété que la cour ne serait jamais déplacée... En me fixant ailleurs, je rétablirai le gouvernement de mes ancêtres, et j'assurerai la paix partout.
Et, comme les peuples ne croyaient pas à ces paroles hypocrites, comme ils sentaient que l'inondation servait de prétexte pour les sacrifier à une nouvelle centralisation, le prince leur montra la griffe du lion.
Vous ne sentez, dit-il, que les malheurs que vous voyez de près, vous ne voyez pas ceux qui vous menacent de loin ; sachez donc que, si vous bougez, je vous punirai de mort sans distinction de rang.
Plus tard, au moment de la translation, il revient sur la nécessité qui lui force la main, il réitère ses menaces :
Je vous ferai couper le nez, dit-il, j'écraserai vos familles.
Et il mêle les tons les plus doucereux aux plus affreuses intimidations. Arrivé dans sa nouvelle résidence, il répète ses sermons paternellement sanguinaires, et les Annales, qui ne cessent de lui prodiguer les éloges, avouent que le débordement du fleuve n'a été que l'occasion, habilement saisie, pour réformer des abus qui s'étaient introduits et pour élever certains mandarins en révoquant ceux qui avaient cessé d'obéir.
Entourés de vassaux suspects et de mandarins p.228 indociles, les Changs ne cessent de régner en hommes de la plèbe. On sait que les rois de la plèbe s'entourent d'hommes tirés des dernières classes du peuple, et que Louis XI avait pour confidents le barbier et le bourreau. Leur conseil ne pouvait être infidèle, et leurs joies grossières s'associaient naturellement à des intérêts hostiles à la haute aristocratie. Eh bien, on trouve en 1324 avant notre ère, sous une forme orientale, les murs de Louis XI et des rois ses contemporains. En effet, sous cette date, l'empereur refuse de prendre les rênes de l'empire, et, après avoir résisté à de longues sollicitations, il ne cède aux prières du peuple que lorsque le ciel lui montre, dit-il, dans un songe, son futur ministre. Il le peint ; on expédie son portrait dans toutes les directions, et on découvre enfin dans le Chan-si un maçon qui travaillait à une digue. Il s'appelait Jou-Yue, et, reconnu pour l'homme de la vision, il devint l'un des plus célèbres ministres de la Chine.
Au bout de six siècles le progrès général des peuples conduit la dynastie à une catastrophe tellement semblable à celle de la dynastie antérieure qu'on la dirait artificiellement imaginée par les historiens afin de soumettre l'histoire à une sorte de répétition musicale. Il fallait aux Hia plus d'un siècle pour tomber, et les historiens en 1225 accusent déjà Lin-sin de compromettre à jamais la famille des Chang en défendant à ses ministres de lui parler d'affaires. Évidemment il voyait déjà le mouvement échapper à son action. À la chute de la dynastie des Hia, la superstition reparaissait et réclamait contre le p.229 despotisme traditionnel la liberté de rêver, c'est le même phénomène à la fin des Chang, lorsque l'empereur Ou-y se livre aux magiciens et appelle à son secours les génies des montagnes et des vallées. Les tableaux chinois le montrent comme un insensé qui adore les idoles, qui attache à leurs statues des hommes pour les faire mouvoir, qui les bat, qui lance des flèches contre le ciel, qui transperce dans l'air des vessies remplies de sang pour donner à entendre qu'il peut blesser les dieux, et c'est ainsi qu'il prétend régenter l'empire chancelant. De même que Li-koué le dernier des Hia, Cheou-sin le dernier des Chang étale une richesse inouïe, un faste éblouissant, une affreuse cruauté.
Comme son devancier de la dynastie antérieure, il aime éperdument sa femme Tan-ki, aussi criminelle que Mey-hi. Ce couple infâme ouvre le ventre des femmes enceintes pour examiner les mouvements du ftus, invente de nouveaux supplices pour se réjouir à la vue des nouvelles formes que prennent les spasmes de la douleur ; les odieuses orgies de Li-koué et Mey-hi reparaissent dans une tour de marbre et de jaspe sans fenêtres, éclairée par la lumière artificielle de mille flambeaux, et si la Chine s'obstine à faire remonter à Mey-hi la fête des lanternes, elle attribue à Tan-ki la mode des petits souliers qui emprisonnent encore les pieds des Chinoises. Ce fut aussi au milieu de cette fastueuse dégradation que la colère du peuple surprit enfin la seconde dynastie de la Chine.
La répétition se voit encore dans l'insurrection qui va p.230 choisir de nouveau pour son chef le prince d'un petit État, un homme que personne ne redoute et que tous les peuples voudraient voir imité. Depuis soixante ans son père, Ouen-Ouang, prince de Tchéou, avait élevé au mandarinat, disent les Annales, la neuvième partie de ses laboureurs. Compatissant aux malheureux, il avait exactement dénombré les personnes âgées des deux sexes en décrétant que dans les greniers publics elles seraient préférées aux autres suivant leurs besoins. À partir de ce moment la famille de Tchéou avait été chérie des multitudes, respectée des seigneurs, arbitre dans une foule de différends entre les vassaux, heureuse dans ses paisibles conquêtes, si bien que Ou-Ouang, fils de Ouen-Ouang, au moment de la crise, se trouva à la tête de l'insurrection générale. Le combat fut acharné comme au temps de Li-koué ; l'histoire en conserve les moindres détails avec l'animation de la légende. On dirait que le ciel et la terre tremblent sous les pieds des combattants, les insurgés se heurtent contre une forêt de lances et d'innombrables guerriers que la dynastie avait su nourrir. Des monceaux de cadavres restent sur le champ de bataille, le sang coule par ruisseaux, on sent que la déroute fait crouler l'édifice gigantesque élevé par 644 ans de rapines et de calcul, de bienfaits et de crimes. Enfin l'empereur comprend que sa dernière heure est arrivée. Il monte vêtu de ses habits les plus riches sur la tour où se conservaient ses trésors, et il se jette dans l'incendie qu'il avait fait allumer. L'entrée de Ou-Ouang dans la capitale, l'étonnement qu'il éveille, ses largesses aux soldats, les grains p.231 distribués au peuple, la liberté rendue aux femmes du sérail, le mépris qu'il professe pour les trésors de Chéou-sin et pour la beauté de sa femme, bientôt livrée au bourreau, dénouent au milieu des têtes ce drame presque contemporain de l'incendie de Troie.
Ce n'est pas l'innocence que l'on demande aux empires, c'est que les grands crimes y provoquent des coups de tonnerre, que les peuples sachent se venger, que la tradition puisse exploiter les scandales des révolutions, et c'est là ce qu'on ne contestera pas à la Chine, vide d'événements, pauvre de poésie, mais entièrement vouée au progrès de la loi agraire. Sa civilisation lui défend de régler la distribution des terres, sans régler en même temps l'industrie, le commerce, les armées, le pouvoir, la science, sans se trouver accablée, enrayée ou fourvoyée de temps à autre par son propre travail. Elle a laissé bien loin derrière elle le palais d'Yao, au toit de paille et de terre, entouré d'arbres, où les grands dignitaires attendaient patiemment leur tour d'audience. Les Chang connurent tous les secrets de l'industrie et du luxe, tous les raffinements de l'amour et de la terreur ; leur pouvoir, étendu au loin, reçut les hommages de tous les royaumes de l'Asie orientale ; en une seule fois, les ambassades de soixante-dix rois arrivaient à leur cour, et bientôt nous verrons comment Ou-Ouang leur succédait au nom de la réforme la plus vaste dont on ait gardé le souvenir.
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Chapitre IV
Les premiers rois de l'Occident
Les lois agraires de la Chine sur le Nil. Chez les Juifs. Supposées par les murs des Assyriens. Acceptées par les Indous. Faste général de cette époque. Sa cruauté chez tous les peuples. On doit à cette époque l'invention de l'esclavage. Comment est-elle sanctifiée ?
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p.232 Pendant les premiers mille ans de l'histoire chinoise les temps sont vides, les faits ténébreux, les renseignements nuls, mais il est certain que l'égalité fait le tour du monde et se montre aux deux bouts de la Terre ; car Hérodote, le seul historien qui parle des lois égyptiennes, dit un mot de Sésostris qui le place de plain-pied avec les empereurs de la loi agraire.
Les prêtres, ce sont ses paroles, me dirent encore que ce même roi fit le partage des terres, assignant à chaque Égyptien une portion de terre égale et carrée, qu'on tirait au sort, à la charge néanmoins de lui payer tous les ans une certaine redevance, qui composait son revenu. Si le fleuve enlevait à quelqu'un une partie de sa portion, il allait trouver le roi et lui exposait ce qui était arrivé. Ce prince envoyait sur p.233 les lieux des arpenteurs pour voir de combien l'héritage était diminué, afin de ne faire payer de redevance qu'à proportion du fonds qui restait.
Suivant Hérodote, la géométrie, fille de la loi agraire, passa plus tard de l'Égypte à la Grèce, peut-être en portant avec elle l'idée à laquelle elle devait son existence.
Les Juifs nous montrent aussi la loi agraire dans les Nombres et dans le Lévitique. Au moment de leur sortie d'Égypte, quand ils rêvent la fondation d'un royaume semblable à celui de Sésostris, Moïse veut à son tour donner un lot de terre à chaque famille ; à la première halte dans la terre promise, on soumettra cette terre à un arpentage égyptien :
Vous partagerez au sort, dit le législateur, la terre par familles et par tribus, de manière qu'on en donne une plus grande portion à ceux qui seront en plus grand nombre et une moindre à ceux qui seront moins nombreux.
Cette loi sans cesse reproduite devient la loi fondamentale des Juifs, et il reste établi que les citoyens vivront sur le pied de l'égalité, que les étrangers tolérés chez les Juifs auront leur quote-part et qu'on s'efforcera constamment de revenir à l'égalité primitive en dépit des accidents qui la troubleraient. De là, en premier lieu, tout achat et toute vente soumis au contrôle général de la grande assemblée ; le contrat se stipule en présence du peuple ; il n'est valable que du consentement du public. Et encore on n'aliène pas la propriété avant de l'avoir préalablement offerte au plus proche parent ; on ne la transmet à d'autres que sur son refus solennellement constaté en présence de l'assemblée. p.234 Le vendeur conserve en outre le droit de rachat au bout d'un certain nombre d'années ; enfin ce rachat est assuré par la grande loi du jubilé, qui fait rentrer le propriétaire dans son champ au bout de cinquante ans. Telle est la loi judaïque, la tradition du peuple élu, et jusqu'au jour de sa captivité, elle est suivie à la lettre, continuellement rappelée par les prophètes et tellement respectée par les rois qu'en voulant acheter une misérable vigne en dépit du propriétaire, Achab expose sa couronne :
« Malheur à ceux, écrit Isaïe, qui joignent maison à maison et qui approchent un champ de l'autre, de manière à absorber tout le terrain et à se rendre seuls possesseurs du pays !
Est-il possible de combattre plus ouvertement le droit de propriété tel que le proclament nos codes ? L'acquisition indéfinie, le cumul, la liberté du contrat et du testament ne sauraient être plus franchement proscrits. Enfin l'année sabbatique, qui revient tous les sept ans. en exigeant qu'on laisse reposer le sol, dispense de payer les dîmes, donne un répit aux débiteurs et permet à l'égalité de reparaître, en attendant la confirmation demi-séculaire du jubilé.
L'Assyrie suppose à son tour des lois analogues. Ces jeunes filles qu'on vendait à l'enchère à leurs époux, ces dots ainsi ramassées pour faciliter ensuite les mariages des plus laides, ces trésors si aisément prodigués dans des constructions gigantesques, ces villes si vastes et soumises cependant si facilement à une unique pensée, à laquelle obéissaient les pierres tout aussi bien que les hommes, excluent jusqu'au doute que la propriété ne p.235 reçût la plus rude des atteintes à l'avantage des masses. À la fin de cette époque, il n'est question que de partager les terres des républiques, de s'asseoir aux repas publics à Sparte et à Carthage ; or, ces partages, ces repas ne supposent-ils pas qu'on n'a pas à lutter contre l'obstacle de la propriété ? Plus tard, quand l'obstacle naît, quand il est insurmontable et que les philosophes ne peuvent plus toucher à la société, à la merci de la liberté individuelle, ils tournent les regards vers le passé, le regrettent et embellissent l'ère où l'équerre et le compas des géomètres ne respectaient pas le capricieux entassement des droits acquis.
Les castes de l'Inde se rapportent à cette époque. Il est vrai que rien ne répugne plus à l'égalité que ces sociétés superposées les unes aux autres et néanmoins impénétrables comme la crête qui arrête l'eau à la surface de la terre. Chaque caste est comme une race constituée avec son milieu, hors duquel l'individu trouve la mort. On peut à peine concevoir l'incapacité relative dont on se frappe volontairement pour n'appartenir qu'à une société, à une profession, à une superstition, et toute classification implique l'inégalité la plus profonde. Mais au sein de la caste que trouvons-nous ? La caste elle-même, l'égalité poussée jusqu'à la fraternité, jusqu'à l'identification de toutes les familles dans un même but : tous les brahmanes sortent de la tête de Brahma, tous les guerriers de son bras. Loin de nier la loi agraire, la caste l'affirme, la demande, la suppose, l'exagère. Il est bien entendu qu'ici on ne parle que des principes ; on ne descend à p.236 aucun détail ; la loi agraire n'indique que l'intention du législateur d'égaliser les lots des terres, sans tenir compte de la libre acquisition et de la libre transmission des biens. Ici la loi agraire embrasse tout aussi bien les dispositions de la première dynastie chinoise que celles de la seconde ou de la troisième, et dans ce sens, dans cette latitude d'interprétation, la caste suit pas à pas dans son intérieur le nivellement du Céleste Empire. Nous n'en connaissons pas l'histoire, mais elle peut, elle doit reproduire les périodes des Hia, des Chang, des Tchéou. Quant à l'inégalité qui sépare une caste de l'autre, elle est toute politique, équivalant au despotisme, elle lui oppose une sorte de liberté professionnelle prise en bloc ; elle fait avec la force de la routine, de l'usage, de la tradition, ce que le despotisme prétend faire par la volonté mobile d'un seul homme. L'antithèse est franche, son effet infaillible ; l'Inde résiste avec ses castes depuis des milliers d'années en présence de la Chine. Les Hindous ne sont pas moins attachés aux castes que les Chinois à la monarchie ; la superstition qui les rend si incapables, les mutile et les enchaîne à leur profession comme si chacune d'elles exigeait un instinct particulier, et une incapacité universelle n'est que la superstition de l'habitant du Céleste Empire pour son chef, en sorte que chez lui tout se fait monarchiquement, au couvent où le supérieur bat l'inférieur, comme dans la famille où le père est un empereur. C'est ainsi que les qualités et les défauts se balancent.
On demandera si la loi agraire est le premier mot du p.237 genre humain sur la répartition de la richesse, si on doit la considérer comme la base la plus grossière, la plus informe de la civilisation économique, et si, écartée par des progrès ultérieurs, elle reste condamnée à jamais. On doit répondre que, d'abord, elle n'est certes pas le premier mot de l'humanité, qu'elle présuppose des travaux antérieurs, que cette apparition de l'arpentage, des canalisations, des travaux publics sur une échelle qui nous dépasse, des observations astronomiques qui supposent des recherches accumulées pendant une longue série de siècles, des langues déjà élaborées, des essais d'écriture déjà proposés, rejetés, corrigés, et l'adoration de la science avec toute la conscience de sa mission contre l'erreur, ne nous permettent aucunement de parler de l'an 2200 comme de la première année du genre humain. En second lieu, nous avons ici une série et non pas un terme unique et immuable ; l'égalité s'établit sur la base du communisme et se développe d'une manière progressive, accentuée, si bien que la Chine compte déjà en 1120 trois systèmes se succédant aux dépens de la communauté de plus en plus diminuée. Sous les Chang, on voit de grands vassaux et la centralisation agonisante ; sous les Tchéou, les grands vassaux se multiplient et la centralisation s'efface. On doit supposer le même mouvement partout. Or, les séries croissantes ou décroissantes ne doivent-elles pas cesser ? Leur cessation n'implique-t-elle pas l'apparition d'une série opposée, et, dans le cas actuel, l'apparition de la propriété, qui s'établit dans les douze tables des Romains, s'élève plus tard et fléchit de p.238 nouveau sous le communisme de l'Église, se relève de nouveau pendant le moyen âge et plie encore de nos jours sous le principe de l'utilité publique considérée sous toutes les formes de l'éducation sociale, des banqueroutes nationales, des demi-faillites appelées conversions de la rente, de la rente doublant l'impôt naturel, ne se montre-t-elle pas aussi éphémère que le communisme dès qu'on embrasse un espace de mille ans ?
En même temps que la loi agraire on voit partout le faste et l'atrocité des Hia et des Chang. Leurs palais de jaspes, leurs tours de marbre, leurs meubles d'or et d'argent incrustés de pierreries, les orgies sanglantes à la lumière des flambeaux, en dépit du jour et de la nuit qui demandent le travail et le repos, ces fêtes continuelles ailleurs de Mey-hi et de Tan-ki se reproduisent sous les formes encore plus imposantes et durables du granit. La dix-huitième dynastie égyptienne qui chasse les Hyksos relève les temples démolis, en construit d'admirables et bâtit les meilleurs monuments de Thèbes et de la Nubie. Quand on passe aux rois contemporains de la famille des Chang, en 1736, les monuments se multiplient et s'embellissent, leurs restes nous étonnent, et les civilisations postérieures, avec leurs vanteries et leurs engins, dérobent encore à cette époque égyptienne les trois obélisques qui ornent maintenant les places de Rome, de Byzance et de Paris. Plus tard on voit l'immense palais de Louqsor, la statue sonore de Memnon, qui vivait en 1550 ; les vastes constructions encore debout dans la Nubie. En 1610, ce sont de magnifiques monuments p.239 aux sculptures merveilleuses, aux peintures encore conservées. En 1571, Sésostris le Grand dirige son armée de 600.000 hommes, de 24.000 chevaux, de 27.000 chars ; et de nouveaux monuments, de nouvelles digues, la Grande muraille de Pelusium, embellissent et protègent l'infatigable terre de l'Égypte. Plus tard encore, les grands tombeaux continuent de s'ajouter les uns aux autres. Mais le faste appartient tellement à cette époque, que lorsqu'on approche de 1121, lorsque la seconde dynastie chinoise déchoit, les efforts titaniques cessent et les dynasties obscures, dédaignées, accusées de fainéantise, annoncent que la main de l'homme refuse de se prêter à un faste inutile.
Ce faste s'associait évidemment à une cruauté inouïe. En effet, comment aurait-on déplacé tant de pierres et presque des montagnes sans les charger sur le dos des multitudes ? Lisez la Bible, voyez ce que coûtent les pyramides de l'Égypte ; voyez les Juifs écrasés par le travail ; voyez-les savamment opprimés, condamnés à traîner des blocs, à cuire des briques, à élever des villes, à bâtir des tombeaux ; on les surveille, on les exténue, on leur tue leurs aînés, de crainte qu'ils ne se multiplient ; c'est le génie de cette époque de férocité, qui enfanta les Pharaons au cur de pierre. Enfin vous assistez à l'insurrection de la race opprimée, à la rébellion de Moïse libérateur des Juifs. Et comment lutte-t-il ? En opposant des massacres aux massacres, en surpassant la cruauté désormais impuissante des mages, en condamnant à mort tous les aînés des Égyptiens, en bouleversant le ciel, la p.240 terre, les eaux, pour multiplier les désolations, et il triomphe à travers des miracles où la fureur des vengeances veut dépasser les limites du possible. Quelle que soit la vérité de sa légende, on ne saurait en contester l'horrible cruauté. Il vit, il marche, il erre, il légifère au milieu des merveilles sanglantes ; son peuple, qui ne peut construire ni villes, ni digues, ni monuments, se dédommage ainsi dans les espaces imaginaires du surnaturel où il substitue un faste invisible à sa profonde détresse. Au moindre geste du législateur, ce sont des milliers de Juifs qui tombent dans les abîmes de la Terre, qui meurent atteints des maladies mystérieuses, qui se tordent dans les affres de la faim, et qui considèrent tous les autres peuples comme des peuples maudits de Dieu. Et que font-ils quand ils se ruent sur leurs ennemis, quand ils s'emparent de la terre promise ? Ils s'avancent encore par l'extermination, ils égorgent les femmes, les enfants à la mamelle, et jusqu'aux bufs, aux ânes, aux chameaux, aux brebis ; pour eux, épargner un être vivant, c'est commettre un crime que Dieu ne pardonne pas.
On frémit en lisant le livre des Juges, contemporains des Chang ; l'inhumanité la plus révoltante s'y trouve sanctifiée, divinisée ; il n'est question que de massacres, où les vierges parfois ne survivent que par un acte de miséricorde exceptionnelle, où Jephté sacrifie sa fille, où le Dieu d'Abraham demande tous les aînés, où enfin les Juifs font subir à leurs esclaves tous les mauvais traitements qu'ils avaient eux-mêmes endurés sous les Égyptiens. Il leur était permis de les frapper jusqu'à les tuer, p.241 pourvu que la mort n'arrivât que le lendemain. Telles étaient aussi les murs de tous les peuples qui entouraient le peuple élu, et quand les Juifs coupaient les mains et les pieds d'Adonizebec, que disait-il de son sort ? Il le trouvait naturel, car il était universel.
J'ai fait couper, ce sont ses paroles, les mains et les pieds à soixante-dix rois qui mangeaient sous ma table les restes de mon dîner ; Dieu m'a traité comme j'ai traité les autres.
On devine que l'Assyrie ne restait pas en arrière de l'Égypte ou de la Judée, et le nom de Babylone sert encore à signaler les dernières limites du luxe en délire. Ses ruines parlent assez ; en reconstruisant ses édifices par l'imagination, on les dirait sortis des entrailles de la Terre dans l'ère où elle enfantait des montagnes. Le sang coule dans ces temples, où Baal et Moloch réclament des victimes humaines, où l'on jette les enfants dans les statues ardentes des idoles. D'ailleurs, comment fonder cet empire de granit, ces villes grandes comme des royaumes, comment détourner les fleuves pour en refaire les quais, sans que la plus impassible cruauté présidât aux travaux publics ?
L'Inde perd à cette époque l'innocence des Vedas, et les veuves de ses brahmanes se brûlent sur le cadavre de leurs époux ; depuis, on ne cesse de renouveler ces terribles sacrifices à la jalousie, à l'orgueil, à la supériorité de l'homme. L'usage de donner un cortège aux cadavres se retrouve dans les régions les plus éloignées, et c'est à cette époque féroce qu'appartiennent les millions de victimes immolées en Tartarie, en Afrique, dans l'Océanie, p.242 en Amérique. Il en reste des traces chez une foule de peuples, où les plus proches survivants s'arrachent une dent, se coupent une phalange des doigts, évidemment en commémoration d'un sacrifice plus complet. Les marins jetaient Jonas à la mer pour apaiser la colère des dieux ; aujourd'hui encore, les marins d'une foule de nations de l'Orient jettent des images à la mer pour conjurer par le simulacre d'un sacrifice humain les génies des tempêtes.
La Grèce n'est pas cruelle, mais depuis Inachus jusqu'aux erreurs d'Ulysse, elle multiplie les tragédies : en Crète, dont les personnages historiques deviennent les trois juges de l'enfer ; à Thèbes, à Argos, à Ithaque, dans toutes les villes où l'on voit les scènes des Atrides, les calamités des fils de Cadmus, les perfidies des Danaïdes, Agamemnon qui sacrifie sa fille comme Jephté, une foule de héros accablés par la colère des dieux, condamnés malgré eux aux incestes et aux meurtres que la religion des Assyriens imposait directement.
Ce faste, cette atrocité ne peuvent se confondre avec les prodigalités, les caprices ou les cruautés des époques postérieures. De 2200 à 1122 ce sont des phénomènes gigantesques, permanents ; ils laissent un souvenir ineffaçable ; ils élèvent des monuments qu'on ne peut plus égaler, ils étalent des crimes habituels qui étonnent la postérité. Pourquoi donc la Chine se rappelle-t-elle encore aujourd'hui Mey-hi et Tan-ki ? Pourquoi personne ne bâtit-il plus de pyramides ? Pourquoi aucun peuple ne vénère-t-il plus une légende aussi effroyable p.243 que celle de Moïse aux prises avec les Mages ? Pourquoi l'Assyrie confond-elle toutes les générations postérieures avec ses orgies religieuses et ses constructions incomparables ? Pourquoi faut-il que la veuve indienne monte encore aujourd'hui sur son bûcher d'après les injonctions qui lui viennent d'aussi loin ? C'est qu'à cette époque la politique, l'art et la religion, unis dans un élan épouvantable, ont enfanté avec l'ivresse de l'invention la terrible institution de l'esclavage.
Sans doute l'esclavage préexistait, et peut-être a-t-il commencé le jour où l'homme s'est trouvé en présence de l'homme ; mais l'esclavage regardé comme partie intégrante du système social, l'esclavage considéré comme une nécessité publique, l'esclavage soumis à une législation, exploité avec sagesse, perfectionné par la civilisation n'appartient qu'à cette époque où le faste le suppose et où la cruauté n'aurait eu aucun but sans le faste. Tandis que les rois inventeurs venaient de conquérir un à un à travers les siècles les plus utiles instruments de l'industrie, tandis que les rois historiques venaient de se dégager de ce trouble intellectuel qui avait en tous temps empêché de distinguer la Terre du ciel, au moment où l'on pouvait enfin embrasser par des lois générales de vastes régions en leur donnant l'unité de la personne humaine, on découvrit qu'on pouvait s'emparer de l'homme, le façonner comme le buf ou l'éléphant, le transformer en un outil vivant, et lui demander par la force de la douleur un tel déploiement d'intelligence et d'énergie que ses maîtres pourraient désormais régner p.244 sur la Terre comme autant de dieux. Dès lors on transporta toutes les proies de la guerre dans les capitales sur les bords des fleuves, sur les terres en friche, et on leur ordonna d'improviser des remparts, des palais, des digues, des quais, une canalisation, des merveilles dignes des empires où les lois agraires promettaient de voir s'élever une sorte de paradis politique.
Cependant il ne suffit pas d'avoir un but dans le monde, l'intérêt seul n'a pas de force ; pour qu'il entraîne les peuples il faut que l'on sache s'y sacrifier, qu'un sentiment d'abnégation le soutienne dans ses efforts ; c'est ainsi que le guerrier est prêt à mourir dans l'intérêt de la guerre, le citoyen dans l'intérêt de la patrie, le père dans celui de la famille. Le législateur qui se fonde pas sur le fond mystérieux de la justice et qui ne surpasse pas la récompense bâtit sur le sable, et permet à tout homme de se soustraire à ses ordres dans son intérêt personnel. Il fallait donc que l'esclavage fût sanctifié, que tout mouvement de pitié ou de commisération pour les races dégradées se transformât en une véritable profanation, que tout maître apprît à sacrifier saintement les sentiments d'humanité, les distractions de l'indulgence, et on comprend enfin que le sanctuaire enseignât à immoler les fils, à égorger des victimes par milliers, à assister avec dévotion à des scènes de sang, à des boucheries religieuses, où les maîtres eux-mêmes, devenus esclaves des dieux, souffraient trop pour qu'ensuite ils pussent songer à épargner les victimes prédestinées à transformer le monde à leur profit.
p.245 Plus tard l'esclavage est un fait accompli, personne ne doute de sa légitimité, pas plus Homère que Platon ou Aristote. Pendant de longs siècles la plus grande partie du genre humain reste rayée de l'histoire, on n'entend pas même ses gémissements, et c'est en voyant comme les hommes les plus héroïques, les plus éclairés pouvaient se faire un jeu de la vie de leurs semblables, comment les Spartiates, pour ne citer qu'un exemple, pouvaient déclarer une guerre annuelle aux Ilotes, les insulter, les battre, les égorger par milliers, à l'instant même où ils venaient de servir sous les drapeaux et de remporter des victoires, qu'on se fait une idée des calculs affreux avec lesquels on a fixé cette institution à l'époque des Hia, des Chang, de Sésostris et de Moïse. Que si la Chine parle peu des esclaves et les suppose à peine, si son faste ne scandalise pas le monde comme celui des autres nations, nous devons nous souvenir qu'à cette époque l'histoire obscure, confuse et partout mêlée à des fables, a été évidemment corrigée, mitigée, dissimulée par les lettrés du Céleste Empire. Au reste, rien de plus naturel que le peuple le plus humain de la Terre, le peuple qui ne divinisait pas ses rêves, qui ne sacrifiait pas des victimes humaines à ses dieux, qui n'immolait pas sa vie terrestre à une vie imaginaire au delà du tombeau, surpassât tous les autres peuples par son indulgence à l'égard des races maudites. Tous les historiens, tous les voyageurs s'accordent dans les époques les plus récentes à déclarer que nulle part les esclaves ne trouvent des maîtres aussi paternels qu'en Chine.
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Chapitre V
La loi agraire sous les princes apanagés
La réforme du Tchéou-li améliore la loi agraire, décentralise le pouvoir impérial, multiplie les franchises, donne libre essor à une nouvelle mythologie, et utilise les esprits des monts et des vallées. Erreurs des lettrés sur l'ère féodale de la Chine. Force et vitalité qu'elle montre pendant les cinq périodes de sa décomposition.
(1122 - 878)
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p.246 La Chine est encore le phare qui éclaire l'histoire de tous les peuples depuis le douzième jusqu'au sixième siècle, grâce à la réforme décrétée par Vou-vang dans le grand livre du Tchéou-li, le plus singulier, le plus bizarre, le plus précis des monuments qu'on rencontre à trois mille ans de notre époque. Qu'on se figure un almanach impérial détaillé, avec toutes les places, les charges et les fonctions de l'empire ; en même temps un formulaire à demi ecclésiastique pour les cérémonies, les sacrifices et l'étiquette du palais ; une exposition complète des charges divisées d'après les six ministères, sans oublier les infimes tâches des domestiques minutieusement p.247 dénombrés, gradués, hiérarchisés ; un manuel d'industrie donnant des ordres aux inspecteurs, aux fabricants, aux laboureurs, avec les préceptes les plus techniques sur l'art de faire les tambours, les cloches, les chars, les épées, l'arc, la pique, le vin, le vinaigre, la soie, le chanvre : qu'on se figure une géographie, une statistique des métiers, avec des règles pour apprécier les murs, garder les archives, vider les procès, distribuer les terres, et que tout soit symétrisé, d'après un système dont la raison première se perd dans la nuit des temps, et dont les conséquences soumettent à des assonances fantastiques les dénombrements des objets les plus variés, tels que les six ministères, les six tons mâles, les six tons femelles, les six aliments, les six habillements, les six noms honorifiques ; que cette mosaïque soit sanctionnée par une pénalité où le nombre cinq donne cinq supplices, deux mille cinq cents crimes, cinq cents coups, et cinq manières d'examiner les accusés par la parole, la couleur, la respiration, les yeux et les oreilles, et l'on aura une faible idée de ce code qui résume tout à coup la réforme de Vou-vang, et qui explique de nouveau le Céleste Empire après un silence de dix siècles. Étudié, commenté, analysé cent fois, le Tchéou-li traîne à sa suite toute une littérature qui subit de profondes modifications, et donne lieu à d'interminables recherches ; mais sans descendre aux détails, qui réclameraient des études bien pénibles, sa réforme se résume en disant qu'il remplace la centralisation impériale si universellement détestée, par des seigneurs fixés p.248 à la terre, immobilisés d'une manière héréditaire, transformés en comptables armés, en bureaucrates guerriers qui se trouvent en même temps responsables du contingent financier et militaire. Les chefs de l'insurrection, devenus autant de sous-empereurs, s'obligèrent à généraliser les lois que, depuis soixante ans, les chefs des Tchéou avaient proclamées dans leur principauté, et de demeurer chacun dans sa circonscription avec une capitale imposée, et des règlements, des rites, des missions exactement indiqués.
On conserva donc la loi agraire telle qu'elle existait, et que personne ne l'avait mise en doute, pas plus le tyran Chéou-sin que ses ennemis les plus acharnés. Là-dessus on se borna à des améliorations peu sensibles, on donna 100 méou de terre à chaque chef de famille ; ici les colons, groupés par dizaine, payaient le dixième, d'après la méthode des Hia dans les terres fertiles ; ailleurs, ils se groupèrent par huitaine en payant le neuvième, d'après la méthode des Chang. Ces changements ne furent guère considérables. Mais la réforme rangea les chefs immobilisés en cinq catégories dont on proportionna les juridictions et les redevances. Les Kong et les Héou reçurent 1.000 li de terre à la charge de fournir 1.000 chars de guerre. On accorda 100 li aux Pé avec l'obligation de fournir 100 chars, et on accorda 50 li aux Tseu et aux Nan à la condition d'amener 10 chars. Dès lors, le gouvernement ne pesa plus sur les quelques misérables ares de terre octroyés aux laboureurs, mais sur d'immenses domaines, sur des provinces confiées à des seigneurs, à des p.249 chefs, à des capitaines, parmi lesquels l'empereur figura pour un apanage de 1.000 li avec l'obligation de 10.000 chars de guerre. Les seigneurs se rendirent à la cour deux fois par an, afin de rendre compte de leur administration et de payer leurs tributs. L'empereur fit à son tour deux tournées annuelles dans chaque département pour entendre les plaintes des sujets et rétablir l'ordre si c'était nécessaire. Enfin Vou-vang assura la réforme en créant soixante et onze principautés où il plaça les descendants des plus célèbres empereurs Chin-nong, Hoang-ti, Yao, Chun, Yu, et trente-cinq membres de sa famille ainsi associés à tout le passé de l'empire pour empêcher la résurrection de l'unité. L'empereur conserva la même autorité, mais l'empire fut une fédération : il habita un palais grand comme une ville, mais il abandonna à jamais la capitale des Chang en s'établissant à Lo-yang ; enfin la configuration de l'empire fut modifiée et les six carrés concentriques qui le représentaient furent portés à onze, dont celui du milieu, à côté des mille li réservés à l'empereur, était entouré de zones ou dépendances appelées de surveillance, d'administration, de collection, de garnison, des étrangers ralliés, des étrangers voisins, d'occupation armée et d'enceinte.
Il est hors de doute que le peuple acquit une liberté dont on ne voit pas de trace auparavant. On le consulta sur l'application de la peine de mort et sur l'adoucissement de graves peines, dans les cas où il s'agissait de nommer un nouveau prince, et dans les grandes occasions des levées en masse contre l'invasion et des grands déplacements p.249 pour éviter les disettes. De plus, des inspecteurs parcouraient les provinces pour accueillir les plaintes contre les princes, et si ceux-ci jouissaient d'une sorte d'autorité fédérale, l'empereur était toujours prêt à les accabler.
« S'ils écrasent les faibles, dit le Tchéou-li, on les attaquera ouvertement, s'ils sont cruels à l'intérieur et usurpateurs au dehors, on leur fera un autel (on les déclarera morts civilement) ; si leurs champs sont stériles, si leur peuple se disperse, on réduira leur territoire ; s'ils se prévalent de leur force et s'ils n'obéissent pas, on les attaquera sans démonstration ; s'ils maltraitent ou tuent leurs parents, on les réprimera ; s'ils violent les ordres supérieurs, on les arrêtera ; s'ils fomentent l'anarchie et se conduisent comme des bêtes fauves, on les anéantira.
La religion, toujours réprimée de crainte de compromettre la vérité et de donner des franchises à l'erreur, obtint quelques concessions, et il fut au moins permis de rêver. Sans qu'on puisse déterminer la valeur de cette concession, il est certain que l'empereur, indulgent aux génies sublunaires, ne songea plus à les peindre sur les vases de l'empire avec des formes insensées, et les génies mirent à profit les réticences de la doctrine impériale, son silence équivoque sur le séjour des ancêtres, sur leur destinée après la mort, sur les offrandes qu'on renouvelle tous les ans devant leurs images, sur leurs rapports possibles avec le Tien, sur le pouvoir de l'empereur qui offre des sacrifices au Chang-ti, sur la valeur du chi, du pou, des moyens pour consulter les esprits, et ils firent irruption dans l'empire avec la triple forme des p.251 hien, des ken et des kouei. Les premiers formèrent les anges, les trônes et les dominations du ciel chinois ; les ken, leurs inférieurs, régnèrent sur la Terre, le Soleil, la Lune, les astres, les jours, les heures et tous les phénomènes de la création. Soumis à l'empereur, ils furent chargés d'une foule de fonctions quasi bureaucratiques ; ils eurent leurs promotions, leurs destitutions, leurs mésaventures ; il y en eut d'habiles, d'étourdis, de distraits, qu'il fallait corriger et renvoyer à l'école. Dans les drames, on les voit monter la garde autour des magistrats, répondre aux interrogations des juges, des inspecteurs, sous peine de rester éternellement enchaînés sur des montagnes ou plongés dans des abîmes affreux. Mais leur fonction la plus importante fut de combattre les kouei doués d'une perversité profonde, d'un instinct diabolique qui les porte à se réjouir de tous nos malheurs, d'une activité malfaisante qui les pousse à errer autour des tombes, à prendre des formes humaines au milieu des exhalaisons des cadavres, et à se glisser sournoisement dans nos corps pour nous maléficier. On dit que les crimes de l'impératrice Tan-ki étaient dus à un kouei qui avait profité de l'évanouissement de cette princesse, jusqu'alors innocente, pour se substituer à son âme et semer la désolation dans l'empire.
En tolérant les dieux, Vou-vang dut tolérer leurs pontifes les magiciens. Ils sortirent de leurs solitudes et se mirent en rapport avec les esprits, les évoquèrent, les chassèrent, suivant qu'ils étaient utiles ou malfaisants, les forcèrent d'exécuter leurs ordres, les condamnèrent p.252 à servir leurs plans et en laissant à l'empereur les privilèges de l'ancienne doctrine, dont le dieu indolent et enseveli au sein de la nature n'était guère inquiétant pour les mortels, ils s'occupèrent surtout des démons, beaucoup plus intéressants ou redoutables pour la foule. C'est ainsi que nous interprétons un exposé du père Amyot inséré dans le quinzième volume des Mémoires concernant la Chine, où Vou-vang, après avoir triomphé des Chang, annonce que son général Tsé-kia est un génie de l'ordre moyen, que pour mériter un rang supérieur il n'avait pas craint de parcourir de nouveau les cercles de sa vie, que devenu homme, il s'était mis dès la première jeunesse sous la discipline des sages séparés du monde, qu'il avait passé avec eux quarante ans sur la montagne de Koun-sun-chan, que d'après leurs ordres il était enfin descendu dans la plaine pour combattre Chéou-sin et qu'il avait apporté les deux livres célestes qui contenaient l'un les nouvelles lois à publier, l'autre les noms et les offices des ken destinés à protéger le nouvel empire.
Nous connaissons le premier (le Tchéou-li) que l'empereur reçut des mains de son général, en présence de l'armée et d'une immense multitude, avec toutes les cérémonies indispensables pour persuader au peuple que la nouvelle dynastie était consacrée par tous les dieux orthodoxes et hétérodoxes de l'empire. Quand au second livre, le général se rendit seul sur la montagne Ki-chun, dans l'ancien État de la maison de Tchéou, et là, monté sur un trône, il convoqua tous les ken en leur p.253 enjoignant d'écouler respectueusement les ordres de l'empereur.
« Vous avez bien mal rempli vos emplois, dit-il aux ken en fonction, votre négligence a causé toutes les calamités qui sont venues fondre sur l'empire : la nouvelle dynastie ne saurait vous garder à son service, le ciel vous chasse désormais de vos places. Allez, retirez-vous où bon vous semblera, ou, si vous l'aimez mieux, tachez de rentrer dans le cercle de la vie humaine pour réparer promptement vos fautes et mériter les récompenses dues à la pratique constante de la vertu.
Les ken congédiés se retirèrent pleins de confusion et le général procéda à la nomination des nouveaux esprits chargés de prendre leurs places. Ce furent des généraux, des ministres, des sages morts depuis longtemps avec une réputation de haute sainteté, des hommes que leur vie d'outre-tombe passée dans la solitude des études avait élevés au-dessus de leur passé. On nomma aussi les martyrs de la dynastie détrônée ; on n'oublia pas non plus ceux qui avaient rendu des services à l'État, même en combattant la nouvelle dynastie. L'un d'eux, hautain de caractère, brusque de manières, se souvenait trop de son ancien rang de général, et, deux fois appelé, il refusa d'avancer. Mais Tsé-kia lui fit durement comprendre qu'il n'était plus désormais qu'un ken sans emploi, qu'il était tenu d'obéir et l'amena enfin à accepter sa nouvelle place à la tête de ses anciens soldats. On donna à chaque ken sa brigade et sa mission. L'un veilla sur les épidémies, l'autre sur les incendies, celui-ci gouverna les p.254 montagnes, celui-là les fleuves ; la pluie, les nuages, le vent, le tonnerre reçurent leurs garnisons imaginaires, et le grand uvre s'acheva par la punition des kouei qui s'étaient glissés dans les corps des plus perfides serviteurs des Chéou-sin.
Ce drame finit avec le dîner que l'empereur donna aux sept grands magiciens de l'empire. Il les combla d'éloges, il déclara qu'ils étaient sept ken immortels dans des corps humains, qu'ils étaient les plus sages des hommes, les constitua chefs de tous les magiciens, mais il leur ordonna de quitter les villes et les villages, d'aller vivre dans les montagnes, de les considérer désormais comme leur domaine naturel où ils pourraient fuir la corruption des multitudes et se livrer à la recherche des vérités les plus occultes pour la direction des hien.
Partez, continua-t-il, le plus tôt possible, rien ne vous manquera sur la route, vous y serez abondamment pourvus de tout ; arrivé au terme, chacun de vous choisira pour y vivre ceux qui se seront faits ses compagnons. N'oubliez pas que votre principal objet, en vous consacrant à l'étude du Tao, a été de travailler à vous rendre immortels. Puissiez-vous faire chaque jour de nouveaux progrès. Liez-vous d'intérêt et d'amitié avec des ken protecteurs de l'empire. Exhortez-les à bien remplir leurs fonctions. Partez, je ne vous retiens plus.
Les magiciens devinrent ainsi des solitaires officiellement constitués, respectés et isolés par ordre supérieur.
À la vérité, la narration du père Amyot est loin de p.255 présenter les caractères de l'authenticité, mais si les historiens de l'empire n'en font aucune mention, c'est une raison pour ne pas croire aux hien, aux ken et aux kouei ; ce n'en est pas une pour contester leur développement en 1122, d'autant plus que la tradition officielle des historiens ne peut pas nous dérober les indices de leur influence croissante. D'après les Annales, le père de Vou-vang connaissait les destinées futures de sa famille ; emprisonné par Chéou-sin, il interprétait les signes mystérieux des koua ; son fils ne combattait le tyran Chéou-sin qu'après avoir évoqué les esprits dans la salle des ancêtres. Suivant Confucius, il recevait le Hong-fou, c'est-à-dire la règle fondamentale pour consulter le pou, le chi, la Grande tortue et tous les pronostics. Nous le trouvons donc en pleine magie, et le surcroît de cérémonie, de moralités, d'homélies qui accompagnent son avènement, les jeûnes et les prières qu'il offre au Tien, les ministres de la gaieté, de l'amusement, de la danse, de la joie, de l'astronomie dont il entoure son fils, toute cette parade de la vertu antique ralliée au mouvement des sphères, s'accorde avec le récit du père Amyot pour faire remonter à l'avènement des Tchéou celui des magiciens, auxquels il faut bien assigner une origine, une date et une occasion historique.
Après les explosions qui fondent les dynasties ou les républiques, les nations tombent dans une sorte de repos, les générations s'endorment, les hommes de génie disparaissent, car la médiocrité suffit au cours des événements. Puisque le fleuve a creusé son lit, l'eau coule p.256 naturellement ; et c'est ainsi qu'après Yao, Chun et Yu, l'histoire se tait sur leurs successeurs, qu'après Tching-tang, qui crée la dynastie des Chang, on traverse des siècles obscurs. Que sait-on en Occident après la mort d'Abraham, Isaac et Jacob ? Cela seul que les Juifs se multiplient en Égypte. De même après Vou-vang, la dynastie des Tchéou fonctionne régulièrement, le fractionnement de la Chine se développe peu à peu, il donne naturellement ses conséquences : il construit ses capitales, il constitue ses États, il trace leurs confins, il crée les guerres, il dicte les paix nécessaires pour fixer les rapports ici avec les empereurs, là avec les princes, ailleurs avec les peuples ; tantôt il règle l'industrie, tantôt le commerce qui se fraye de nouvelles routes, qui déplace, qui envahit, qui abandonne ces vieilles foires pour en chercher de nouvelles.
Cependant, comme le fractionnement arrache la Chine au principe antérieur de la centralisation, il en résulte que les historiens, trop attachés au pouvoir de l'empereur, croient que la Chine déchoit, que, décomposée par les apanages, elle s'affaiblit. Son empereur perd chaque jour une prérogative, il essuie des affronts que son impuissance le condamne à dévorer en silence, on dédaigne ses ordres, on méprise son autorité. Comment ne pas gémir sur le sort de la Chine ? Les Annales représentent cette époque comme une honte pour la nation, et elles assombrissent le tableau en montrant la Chine exposée, au Nord, aux irruptions des Tartares, au Sud, aux attaques des Youei, partout aux guerres intérieures, où souvent les princes et l'empereur combattent avec le secours p.257 des armées étrangères, Il semble qu'on aille ainsi de catastrophe en catastrophe et qu'on se détache d'un paradis primitif pour tomber au fond d'un enfer moderne.***
Telle est la Chine des Tchéou dans les livres de Confucius, littéralement copiés par tous les historiens ; mais c'est là une Chine imaginaire, et la nouvelle dynastie, loin d'être déconsidérée, impuissante, malheureuse, règne pendant neuf cents ans, c'est-à-dire deux fois plus que les Hia et les Chang ; aucune famille postérieure n'atteint la moitié de sa durée, et ses règnes comptent la moyenne de vingt-six ans, durée qui dépasse d'une année la moyenne accordée aux rois des plus sûres monarchies de l'Europe. Ses chefs, loin de déchoir progressivement, se trouvent en 600 avant l'ère, rassurés, respectés, adorés et en mesure de survivre encore pendant 350 ans au milieu d'un empire qui les délaisse.
À son tour, la Chine dément cette décadence attachée d'une manière si factice à sa décomposition. D'abord elle n'a rien à redouter ni des Tartares du Nord ni des Youei du Midi, dont les irruptions sont repoussées par les princes apanagés. Aussi anciennes que la Chine, Hoang-ti n'a inventé l'arc et la lance que pour les combattre, et si autrefois on en parlait moins, c'est qu'alors l'histoire oubliait tout. Mais les conquêtes chinoises supposaient des revers, et maintenant que l'on note mieux les événements, on voit mieux les parties se balancer sans que les frontières se rétrécissent. On découvre ensuite le progrès de la Chine en le suivant tel que Vou-vang l'a p.258 imaginé par le fractionnement, et on le voit dans les États naissants, dans les principautés qui construisent leurs capitales, dans les nouvelles dynasties à la physionomie originale, à la pétulante vitalité. Auparavant, on ne distinguait pas une province de l'autre, et toutes les différences disparaissaient sous la bureaucratie impériale. Maintenant chaque royaume se montre avec ses chefs, son caractère national, sa tradition diligemment conservée. Les princes de Lou, pour citer quelques exemples, se présentent calmes, dissimulés, toujours dans les bornes de la légalité ; leurs révolutions de palais s'accomplissent silencieusement, et si tout l'empire en parle, personne n'en dit mot chez eux. Ils mourront de douleur, ou ils vivront de longues années avec des ministres qu'ils abhorrent sans en laisser rien paraître. Au contraire, dans le royaume de Tsin, ce ne sont que batailles et victoires, tantôt contre les Chinois, tantôt contre les Tartares, avec des princes fastueux et barbares, qui immolent des victimes humaines dans leurs funérailles. Plus civilisée, mais plus ambitieuse, la principauté de Ichin porte le défi à l'empereur et fonde les tribunaux de l'Histoire et des Mathématiques, comme si elle devait régner sur tout le monde ; mais à l'intérieur les guerres civiles se multiplient sans cesse avec les alternatives des exils, des retours, des insurrections internes qui décomposent l'État, et des répressions qui le reconstituent au milieu des massacres. Regardez, au contraire, l'État de Tsi : violent et uni, toujours tout d'une pièce, il agit rapidement, soit qu'il déplace sa capitale, soit que p.259 ses officiers sabrent ses princes, soit que ses princes ordonnent le massacre des grands. Le fractionnement varie encore les perspectives : à Song, où l'on fait sauter à coups de sabre les têtes des princes et des généraux, à Tching, l'État des ministres qu'on ne peut ni destituer ni trahir ; à Ouei, le royaume qui résiste aux Tartares à force de civilisation ; à Tsao, la terre des régicides heureux ; et vers 750 l'histoire de Yen, de Ki, de Yuei, et d'une foule d'États, qui montent bientôt à cent cinquante-cinq, atteste l'extraordinaire prospérité de l'empire.
La décomposition de la Chine se fait d'une manière si régulière qu'elle marque directement les diverses périodes de l'empire. C'est ainsi que de 1122 à 510 nous en comptons cinq d'à peu près cent vingt-cinq ans chacune.
De 1122 à 1000, la décomposition paisible, florissante, tout administrative, ne met pas en doute l'autorité de l'empereur ; de 1000 à 878, la décomposition, terne et décolorée, atteste un travail pénible, un déchirement intérieur ; de 878 à 719, elle éclate et crée vingt et un nouveaux États ; de 719 à 630, ces États se combattent ; de 630 à 510, la décomposition arrive à créer cent cinquante-cinq États, et s'arrête tout à coup pour toujours. La multiplication des États complique l'histoire de l'empire, mais cette complication ne trouble point sa régularité ; car, semblable à une glace brisée, la Chine montre toujours le même spectacle dans les moindres de ses fragments. Dès qu'une révolution éclate dans l'un de ses États, tous les autres la reproduisent ; et si les événements se p.260 multiplient, les points de repère se multiplient à leur tour sur la route du progrès. Or, comme toute l'histoire de notre hémisphère tient dans les parallèles qui partent des points lumineux de la Chine, nous parlerons de la Chine et de tous les peuples connus d'après la division des périodes chinoises.
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Chapitre VI
Décomposition progressive de l'empire
Période de 1122 à 1000. Mou-vang. Opposition du Japon, du Thibet. Conquête de Rama. La chute de Troie et les erreurs d'Ulysse. Les lucomonies étrusques. Samuel sous David et Salomon. Seconde période de 1000 à 878. Marasme universel. Troisième période de 878 à 719. Insurrections des princes chinois. Législation de Lycurgue. Ère de Nabonassar. Quatrième période de 719 à 630. Les guerres fédérales de la Chine. Les républiques de la Grèce. La monarchie des Mèdes. La fédération des Scythes. L'Égypte en progrès sous les rois.
(1122-630)
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p.261 Commençons parla première période de 1122 à 1000 : c'est la période de la décomposition pacifique, inaugurée de gré à gré : l'empereur se dépouille de son autorité à l'amiable, les princes s'en emparent à l'amiable ; ils prennent leurs apanages sans mot dire ; les anciennes dynasties reparaissent officiellement installées dans les principautés ; on accorde un État même à la dynastie destituée des Chang ; celle des Hia acquiert le privilège de suivre son calendrier, de sacrifier au ciel, de garder sa tradition, privilège qui implique une quasi souveraineté. p.262 À la première translation de la capitale dans le Chen-si, il en succède une autre au bout de treize ans à Lo-yang, ville franchement fédérale, bâtie exprès sous forme carrée, au milieu de l'État de Tchéou qui prend le nom d'État du Milieu, et sous la domination inoffensive de Lo-yang la prospérité s'augmente. En 1053 on voit encore le progrès de la loi agraire, et le ministre Chao-kong fait des partages si heureux qu'à sa mort le peuple, attristé, se fait une loi de ne couper aucune branche de l'arbre sous lequel le ministre a distribué les derniers lots.
« Arbres que la nature chérit, dit la légende populaire, ne craignez rien de la main de l'homme ; vous avez protégé Chao contre les rayons brûlants du soleil : quel téméraire oserait toucher à la moindre de vos branches ?
Cette période finit avec Mou-vang, l'empereur aux palais merveilleux, aux temples féeriques élevés aux esprits de la terre, aux chevaux rapides comme la lumière, aux batailles heureuses contre les Tartares, et aux victoires miraculeuses où les esprits combattent en sa faveur. Sa renommée s'étend si loin, que la mère du roi d'Occident va lui rendre visite. On ne sait ni le nom du roi d'Occident ni celui du royaume, mais la mention de cette visite est déjà un événement exceptionnel, et c'est l'unique fois que les annales chinoises fixent l'attention sur une visite souveraine et notent la réception que l'empereur fait à la reine, les fêtes qu'il lui donne sur un lac, et le chant qui célèbre à cette occasion la paix de la Terre et le bonheur universel.
Cette période chinoise de 1122 à 1000 se reproduit p.263 chez toutes les nations connues à cette époque. Et d'abord, à l'avènement de la troisième dynastie, le Japon paraît pour la première fois, et la nuée des demi-dieux adorés par les solitaires chinois s'abat sur cette île sauvage et se prosterne aux pieds du daïri, aujourd'hui encore vénéré comme un empereur chinois tombé en mythologie, ses femmes ne se présentent devant lui que nu-pieds, les cheveux dénoués, et dans le temps des visites, personne ne fréquente les temples des dieux, qui sont censés à leur tour en visite auprès du daïri.
Les Thibétains, à l'occident du Céleste Empire, paraissent également pour la première fois dans les rangs de Vou-vang, le fondateur de la troisième dynastie. Ils combattent sous ses ordres le dernier tyran de la loi agraire, et c'est ainsi qu'on apprend l'existence de ce peuple destiné à diriger plus tard la plus vaste religion du monde.
L'Inde reste-t-elle immobile ? On connaît la conquête de Rama, les races hideuses et impies qu'elle met en déroute, et si personne ne s'oriente au milieu de ces nuages dorés, leur agitation est incontestable et laisse soupçonner toute une époque où les lois de Manon peuvent se comparer au Tcheou-li, à moins qu'on ne les recule vers le temps de Moïse. Dans les deux cas, les trois codes marchent de pair, attendu l'impossibilité de les supposer improvisés chacun sous un règne, et la nécessité de n'y voir qu'une tradition d'une latitude semblable à celle qui passe entre le code justinien et le code français.
Comment ce mouvement se propage-t-il du Thibet et de l'Inde à l'Occident ? On ne peut le dire, mais il se p.264 montre évidemment dans les révolutions politiques et dans les institutions sociales des États les plus célèbres. Ici on assiste d'abord à l'incendie de Troie, capitale d'un empire silencieux, qui nous envahit tout à coup par le fracas de sa chute. Semblable au cratère d'un volcan, Troie projette si loin ses aérolithes, que Rome se dit issue d'un fils de Priam. Au reste, ses flammes se communiquent si vite aux vainqueurs, qu'ils peuvent à peine rentrer chez eux, et, une fois dans leurs foyers, ils sont entourés d'ennemis, de conspirateurs, d'insurgés. On connaît le sort d'Agamemnon, la tristesse de Ménélas, la folie d'Oreste ; Hélène disparaît dans une tragédie, de longs exils affligent les héros, et le poète ou la poésie qui a chanté l'Iliade nous fait vivre dans un autre monde éclairé par les lueurs d'une révolution pour le partage des biens. Ces princes qui se réunissent tous les jours dans la maison d'Ulysse en exil, ces banquets où ils gaspillent la fortune du roi, ces pleurs de Pénélope qui attend son mari, cette impuissance de Télémaque qui ne sait ni défendre sa mère ni trouver son père, sont les scènes où l'on essaye d'obtenir avec les formes de la liberté le progrès que l'extrême Orient s'assurait avec la monarchie entourée de princes apanagés. Le retour d'Ulysse et la ruine des princes ne sont que des dénouements artificiels conçus pour rendre hommage aux souvenirs des compagnons d'Achille. Mais où sont les compagnons d'Ulysse ? Pas un ne reparaît ; ils sont tous morts dans des régions enchantées : le héros a dû armer ses pâtres et disputer sa nourriture aux mendiants. Tout a péri autour de lui ; p.265 il n'est lui-même qu'un survivant, un amnistié du destin, et Minerve l'arrête dans son triomphe pour qu'il puisse mourir en paix avec les honneurs éphémères de sa dernière victoire.
Bientôt le banquet des princes reparaît dans les repas publics de Carthage, nécessairement suggérés par le principe de l'égalité. Le banquet de Sparte nous rappelle à son tour les princes, et nous permet d'y supposer le mouvement chinois sous les formes les plus variées, non seulement dans la Laconie, mais dans la Béotie, qui proclame, en 1126, ses cinq républiques ; à Athènes, où le dernier roi disparaît en 1088 ; à Cumes, que l'on fonde en 1030 ; en un mot dans tous les États helléniques.
L'apparition des lucomonies étrusques, en 1100, répond, en Italie, à l'apparition du Thibet et du Japon, à la chute d'Ilion, à l'avènement des républiques grecques et avec les lucomonies la loi souveraine de l'Italie devient fédérale comme celle de la Chine sous les Tchéou, pour dominer une civilisation qui joint l'élégance de l'hellénisme aux formes solennelles de l'Égypte.
Le mouvement chinois se reproduit surtout chez les Juifs avec une précision de dates et une netteté historique qu'on n'attend pas d'une tradition aussi lointaine de la Chine, aussi solitaire dans le monde. À la chute de Chéou-sin, Samuel, Saül, David et Salomon représentent chacun, à la tête d'une génération, les quatre phases par lesquelles le peuple élu passe de la religion sanglante de l'arche au culte moins sombre du temple.
Sous Samuel, on immole encore à la colère de Dieu p.266 tous les vaincus, jusqu'aux enfants à la mamelle. Mais bientôt on accuse les juges de rapacité, d'incapacité, d'avarice, on rougit de subir encore la cruelle balourdise de cette domination sacerdotale, et on veut un roi à l'imitation des autres peuples.
En 1096, la république cède enfin la place au roi Saül, qui se couvre de gloire et qui, décidé à ne plus sacrifier de victimes humaines, pousse l'humanité jusqu'à épargner le roi des Amalécites, son prisonnier.
Il est donc abhorré par les prêtres, accusé d'humanité, signalé comme un ennemi de Dieu. On suscite David pour le supplanter, on l'introduit dans son palais pour bouleverser le royaume, et la réaction la plus étrange, la plus pittoresque se développe ainsi avec David, le plus célèbre et le moins compris parmi les rois de la Bible. En effet, le saint roi, comme on l'appelle, l'homme du sanctuaire, puise toute sa force dans l'adresse, dans le rêve, dans la dévotion ; encore enfant, il est victorieux du géant ; jeune homme, il séduit la famille royale, sa gloire trouble la raison de Saül, que sa harpe apaise miraculeusement. Saül ne peut ni lui pardonner ni l'atteindre, il ne peut s'endormir dans une caverne sans se trouver à sa merci ; semblable aux génies de la religion, David le menace sans qu'aucune épée puisse le transpercer, et, voici le point décisif, il continue les brigandages du vieux temps, massacrant chez les voisins qui le protègent les hommes, les femmes, les enfants, à l'instant même où il leur fait croire qu'il combat les Juifs. Saül tombe, et c'est bien l'ombre de Samuel qui le sacrifie. p.267 David triomphe, et c'est bien là un roi qui attarde son peuple, qui ranime les vieilles murs : ses femmes rougissent de le voir nu danser devant l'arche, son peuple s'insurge à la suite d'Absalon, plus tard, on le voit trahir un général pour épouser sa femme, et on l'abhorre tellement, qu'on lui attribue la peste qui désole la Judée pendant trois ans.
Enfin, à sa mort, la réaction cesse et la solution est frappante avec Salomon. Plus de massacres, plus de sacrifices humains, plus de folies sauvages, plus de danses bachiques : la religion se développe par le faste inoffensif des arts, l'humanité par la sagesse du roi que la renommée proclame le plus sage des hommes, et on arrive à l'an mil avec le temple édifié, la royauté consolidée, le peuple en pleine prospérité, l'industrie en relation avec tous les peuples de l'Asie.
Si Mou-vang étonnait la Chine par ses richesses, par ses temples, par ses chevaux et par les fêtes qu'il donnait à la mère du roi d'Occident, Salomon était la merveille de sa contrée, et il recevait à son tour la visite de la reine de Saba, que la tradition de la Bible montre tout à fait semblable à la mère du roi d'Occident et que le Coran dit subjuguée par les esprits aux ordres du roi juif.
Entre la période juive et celle de la Chine, il n'y a que la différence de huit ans, car Samuel commence à régner en 1126, et nous arrêtons la prospérité de Salomon en 996.
La seconde période chinoise, de 1000 à 878, est bien différente. Triste, décolorée, sans faits saillants, sans p.268 éclats poétiques, sans souvenirs historiques, on ne sait en vérité qu'en dire ; on voit seulement qu'en 934 l'empereur laisse pleine liberté aux poètes de se moquer de lui et qu'en 909 il accorde à l'un de ses palefreniers la principauté de Tsin, plus tard l'un des premiers remparts de l'empire contre les Tartanes. Le même marasme se retrouve partout ; le Japon, qui s'était laissé entrevoir un instant comme un phare dans la nuit, s'éclipse pendant cinq siècles, la lumière incertaine du Thibet s'éteint à son tour, l'Inde n'offre plus rien de comparable à la conquête de Rama, ni la Grèce à la guerre de Troie, aux erreurs d'Ulysse, à la disparition de Codrus, aux républiques de la Béotie ; dans l'Inde comme dans la Grèce, le sentiment d'une gloire perdue et désormais impossible, l'obscurité de la route nouvelle dont on ne voit pas encore les aboutissants se manifeste enfin avec les deux grandes épopées de Valmici et d'Homère, qui chantent le passé parce que le présent les attriste. Accélérées ou retardées, comme on voudra, les dates du héros et du poète de l'Inde se tiendront toujours comme celles d'Achille et du chantre qui l'immortalise dans le monde.
Ce qui se dit de l'Inde et de la Grèce doit se dire de l'Étrurie, qui a paru dans la grande époque. Que fait-elle maintenant ? On sait qu'elle existe, qu'elle vit, qu'elle continue de fabriquer, de peindre ses vases inimitables, mais que sait-on de plus ? Quels exploits fait-elle connaître ? On cesse d'en parler comme du Thibet et du Japon. Même remarque sur l'Égypte en pleine décadence et la Judée, où Salomon finit ses derniers jours honteusement, p.269 où son harem admet toutes les femmes et adore tous les dieux, où sa mort donne lieu à la scission entre Juda et Israël, l'un centralisé par Jérusalem, l'autre fédéral comme les dix tribus. Désormais, si on cherchait dans l'histoire de ce double royaume la régularité des intervalles et des alternatives révolutionnaires ou réactionnaires, on verrait une rivalité fortement constituée, deux gouvernements organisés en sens inverse l'un de l'autre, l'orthodoxie victorieuse à Jérusalem quand en Israël règne l'impiété et, réciproquement, l'impiété interrompant l'orthodoxie de la Judée quand Israël obéit aux prophètes. Mais des personnages comme Samuel, des rois comme Saül, David ou Salomon ne se trouvent pas plus chez le peuple élu qu'Ulysse à Ithaque, ou Agamemnon à Argos, ou Vou-vang et Mou-vang à la Chine. Cette décadence relative au passé tandis que l'on ne connaît pas l'avenir donne enfin le mot de la période antérieure, et puisque désormais on se trouve au milieu des hommes, nous découvrons que nous avons quitté l'époque des héros.
De 878 à 719, on s'arrache à l'incertitude universelle, et la Chine se développe par la fédération à la suite des princes qui tournent le dos à l'empereur.
Le prince de Tchéou prend le titre de roi, celui de Lou entre dans son alliance, les vassaux cessent de payer le tribut, les empereurs se trouvent sans argent, sans ressources, et sous Li-ouang, la dignité impériale devient une calamité publique. Avare, jaloux, cruel et entouré de rebelles, le tort de Li-ouang est évidemment p.270 d'être pauvre et de vouloir continuer le faste d'une tradition opulente. Il soulevé une haine si générale, qu'il doit défendre à ses sujets de se parler à l'oreille, et qu'il pousse la tyrannie jusqu'à faire venir des magiciens de la principauté d'Ouei, auxquels il ordonne de lui dénoncer les mécontents, aussitôt exécutés sans examen. Mais l'insurrection extermine sa famille et se ménage un interrègne de quatorze ans, permettant à peine à la dynastie de survivre. En 823 on fonde l'État de Yuei et Mi, en 824 la principauté de Chin, en 822 on accorde de nouvelles terres aux princes de Tsin. Que reste-t-il au souverain ? En 779, on lit l'histoire de la belle Pao-ssé, que les peuples de Pa lui livrent pour désarmer sa colère. Subjugué par son esclave, ce ne sont plus que fêtes pour l'amuser, que tours de force pour la distraire ; mais celle-ci est naturellement sérieuse, et quels que fussent les efforts de son amant couronné, il ne pouvait pas la faire rire.
« Après avoir épuisé sans succès tous les moyens, disent les Annales, il s'avisa de celui-ci, qui lui réussit. C'était une coutume, lorsqu'il arrivait quelque trouble considérable qui demandait un prompt secours, d'allumer de grands feux sur les montagnes ; on battait la caisse partout, jusque dans les plus petits hameaux. À ces signaux, les princes voisins, qui les communiquaient successivement aux plus éloignés, rassemblaient les troupes toujours prêtes à marcher au premier ordre et se rendaient à la cour. L'empereur ordonna donc un jour de faire ces signaux. Les princes alarmés, croyant p.271 qu'il était survenu quelque grande affaire, mirent aussitôt leurs troupes sur pied et se rendirent successivement à la cour. Pao-ssé, les voyant arriver les uns après les autres, se mit à rire de toutes ses forces, ce qui fit un si grand plaisir à l'empereur, qu'il fit souvent allumer des feux sur les montagnes pour tromper les grands et faire jouir Pao-ssé de leurs alarmes.
Que ce soit un conte ou une histoire, à partir de la belle Pao-ssé les princes cessent de se rendre à l'appel de l'empereur, et quand le prince de Chin et les Tartares l'attaquent, en 772, abandonné de tous il succombe. Son successeur ne se soustrait à leur rapacité que pour tomber à la merci des princes de Tçin, Ouei et Tsin ; les récompenses qu'ils le forcent de donner étendent l'État de Tçin et créent l'État de Fong et Kin. En 749, les peuples de ses terres émigrent et laissent les champs en friche ; bientôt les princes s'arrogent le droit de créer d'autres princes. Mais ils fixent leurs capitales, les embellissent, les fortifient, fondent des tribunaux, sacrifient au Chang-ti. L'histoire commence enfin à parler des dynasties de Tsi en 878, d'Ouei en 866, de Tsai en 863, de Tchi en 854, de Tching en 836, de Tsao en 864, de Ki en 750, de Song en 856, de Tçine en 818. La dynastie de Tsou précède les autres de neuf ans. Au lieu de soixante-dix États, il y en a près de cent.
On le voit, on ne pouvait s'attendre à une plus grande vitalité, à une direction plus décidée, à des innovations plus fortes ; aussi les autres peuples du monde trouvent à leur tour de nouvelles directions, chacun d'après sa loi p.272 souveraine. Cette fois la Grèce commence à compter ses olympiades ; sa fédération se connaît. Sparte, État modèle, montre enfin la loi agraire en action avec ses lois, ses guerriers, ses colons, ses esclaves. Auparavant, on en était à deviner son organisation, maintenant comment pourrait-on révoquer en doute le principe d'égalité qui dicte le partage de ses terres ? On voit même qu'il est ancien, que Lycurgue se borne à le rétablir, à le modifier, et la singularité de Sparte tient précisément à son effort pour maintenir l'égalité antique au milieu d'un monde qui la rend difficile par la force des inventions, de l'industrie, du commerce. Aussi son législateur combat le luxe ; ne pouvant l'exclure sans se perdre, il l'accorde aux femmes et l'interdit aux hommes. Il combat de même la famille, en condamnant les citoyens aux repas publics, à une sobriété monacale, à une égalité maintenue de vive force en dépit des hasards des successions. L'agriculture pourrait en souffrir, mais il livre les terres de la Laconie à la caste inférieure des periki divisés en 30.000 familles qui se les partagent. Le travail lui demande des bras dont la force, jointe à l'agriculture, rétablirait l'inégalité ; mais il le livre au peuple des Ilotes aussi opprimés que jadis les Juifs en Égypte. On penche vers la république qui pourrait favoriser l'inégalité par la liberté ; mais Lycurgue s'obstine dans la monarchie mitigée par la création de deux rois, par le sénat des vingt-huit qui fait tout et ne décide de rien, par le vote du peuple qui ne sait rien et décide de tout : c'est ainsi que 9.000 guerriers règnent sur 30.000 periki et sur p.273 la race maudite des Ilotes, annuellement massacrés de crainte qu'ils ne se multiplient.
On nie que Lycurgue ait fixé l'égalité par une loi agraire, laquelle supposerait la dépossession soudaine des propriétaires antérieurement établis, et partant un régime contraire au principe qui rattache à des idées plus récentes les réclamations plébéiennes sur le sol. Cependant, on ne contestera pas, certes, que la caste des guerriers ne fût fondée sur l'égalité ; que cette égalité ne supposât celle des biens ; que toutes les lois ne fussent destinées à la compenser ; qu'à l'époque de la seconde guerre messénienne les propriétaires des contrées endommagées par la guerre n'aient demandé un nouveau partage ; que Socrate, en félicitant les Spartiates d'avoir passé tant de siècles sans séditions violentes, sans abolitions de dettes et sans nouveaux partages, n'admette implicitement la persistance de l'ancien partage décrété par Lycurgue ; que Platon ne l'ait imité dans sa République, qu'il ne l'ait idéalisé jusqu'en laissant aux laboureurs (les periki) la propriété et la famille comme une véritable dégradation. On ne contestera pas non plus que ces partages n'aient été dans les murs de l'époque, que d'après Dion Chrysostome on n'obligeât les nombreux dykastes qui formaient le corps judiciaire populaire d'Athènes à jurer annuellement qu'ils repousseraient toute proposition faite en vue d'un nouveau partage des terres, signe évident des réclamations habituelles. Il n'y a pourtant aucune raison pour révoquer en doute l'autorité de Plutarque si ouvertement décisive en faveur de Lycurgue.
p.274 Plus attardés, mais plus puissants, les peuples de l'Assyrie répondent à leur tour au fractionnement chinois et au progrès de l'égalité spartiate par une effroyable révolution qui donne la vie à une moitié de l'Asie : car en 747 les rois de Ninive ne peuvent plus maintenir l'empire granitique de l'ancien temps. Cerné par les insurrections, abandonné par ses généraux, Sardanapale monte sur un bûcher avec ses femmes, et c'est l'ère de Nabonassar, la grande ère de la liberté asiatique qui commence à Babylone. Les Mèdes affranchis se groupent en bourgades qui forment de véritables républiques sous des juges électifs. On ne conçoit pas que tant d'insurrections, une aussi violente catastrophe, une liberté si soudaine aient existé en dehors de la chaîne des guerres et des batailles qui forçaient tous les peuples à se tenir de niveau.
L'Égypte, en retard, déchoit sous une longue série de rois ineptes, obscurs, accusés de fainéantise, méprisés par le sanctuaire, mais devant l'ère de Nabonassar, elle ne peut rester immobile, et quand on arrive à la première moitié du huitième siècle, Boccoris fonde à lui seul sa dynastie, qui est toute une révolution. Suivant Diodore de Sicile, il renouvelle les lois sur le commerce, il limite l'intérêt de l'argent au montant du capital, et, défendant aux hommes de se donner en gage, il leur permet la profanation inouïe d'engager leurs momies qui attendent la résurrection. On dit que Boccoris expia son impiété en montant sur un bûcher ; mais la caste sacerdotale ne put annuler ses lois.
Enfin, trois événements répondent en Italie à p.275 Boccoris d'Égypte, au mouvement de Sparte, aux archontes d'Athènes et à la création de vingt et un États chinois. En 750, Rome surgit, et ce sera un jour la première ville du monde ; en 735, Syracuse paraît avec son port qui abritera tous les navires de la Méditerranée, quatorze ans plus tard, naît Sibaris, la ville la plus raffinée dont l'antiquité ait gardé le souvenir.
Dans l'histoire, naître c'est combattre. À la période chinoise, où vingt et un États développaient la fédération, succède donc une nouvelle période où les États constatent leur existence par la guerre, et de 719 à 630, le Céleste Empire, livré en apparence au dieu des batailles et aux caprices du combat, s'engage en réalité dans une vaste série de luttes régulières, compliquées, géométriques, où les États, dirigés par l'idée de se coaliser sans cesse contre l'État le plus fort, maintiennent l'équilibre et conservent une sorte d'égalité fédérale. Dès qu'un prince s'élève, tous les autres deviennent ses ennemis, et son ascendant passe vite ; Tching, tout-puissant en 710, cède, vers 650, à l'influence de Tsi, qui se trouve dépassé en 620 par Tsin et par Tchéou. Cette période est tellement séparée de la précédente, que l'empereur se montre tout à coup sous une nouvelle apparence. Les tragédies de Li-ouang, l'histoire de la belle Pao-ssé, la détresse, la misère, la tyrannie de la cour disparaissent, et on voit des empereurs bénévoles, résignés au rôle de chefs de la fédération, intéressés à maintenir l'égalité entre les princes, qui dirigent des ligues contre les États redoutables. C'est ainsi qu'ils deviennent les chefs de la p.276 ligne générale, les hommes de l'égalité universelle. D'accord avec les princes, Tchouang-vang règle en 655 sa succession dans une diète où il préfère son fils puîné à l'aîné, et en 631 Siang-vang clôt cette période guerrière en fixant la grande pacification où tous les princes jurent de se respecter réciproquement et de provoquer la colère du Tien et la rébellion des peuples contre celui d'entre eux qui violera son engagement.
Les princes sont si attentifs au maintien de l'équilibre qu'on ne les dirait pas même rivaux. Sans doute Tsin est fastueux et barbare, Lou philosophe et civilisé, Tçine se déchire par les guerres civiles, d'autres États se fondent sur la profonde dissimulation des chefs, ou préfèrent la magie à la philosophie : mais la véritable rivalité politique qui consisterait à organiser la république à Lou et la monarchie à Tsi, le despotisme à Tchéou et de hautes franchises à Song ne se voit pas. Toute la Chine demeure monarchique, à Lo-yang comme dans toutes les principautés : si elles diffèrent par les nuances, on les dirait néanmoins dans l'impossibilité organique de sortir de leur forme traditionnelle. C'est qu'elles doivent combattre avant tout la Tartarie : Là est le véritable ennemi, là se trouve la puissance qu'on doit prendre au rebours, là est le peuple qu'on doit surprendre, dérouter, tromper sans cesse par le jeu des forces cachées, et quand même la monarchie chinoise serait fille de la race, quand même elle sortirait du sol avec la spontanéité d'une végétation, dans ce dernier cas encore elle rentrerait dans la règle générale en gardant les rois par p.277 cela seul qu'elle tient tête à la liberté des Tartares.
Pendant cette période, le mouvement hellénique se développe à son tour par le fractionnement qui fonde Crotone en 710, Tarente en 707, Rhegium en 668, et les législateurs s'efforcent d'enrayer la démocratie par de terribles lois.
Puisque les Grecs perfectionnent leur fédération par les républiques et par les centres qu'ils multiplient, leurs voisins d'Orient perfectionnent leur civilisation par l'unité. Et en effet, les républiques des Mèdes, issues de la rébellion contre Sardanapale, ne tiennent plus sous leurs juges électifs.
« Dans toute la Médie, dit Hérodote, les lois étaient méprisées.
Seul Déjocès jugeait les habitants avec droiture.
« Les habitants des autres bourgades, poursuit l'historien, jusqu'alors opprimés par d'injurieuses sentences, apprenant que Déjocès jugeait tous conformément aux règles de l'équité, accoururent avec plaisir à son tribunal, et ne voulurent plus enfin être jugés par d'autres que par lui.
Mais la réaction était telle que Déjocès s'abstint de porter des sentences.
« Il refusa, continue Hérodote, de monter sur le tribunal où il avait jusqu'alors rendu justice, et renonça formellement à ses fonctions.
Les Mèdes cherchaient donc un roi à l'instant même où les Grecs se précipitaient vers les républiques, et non seulement ils avaient l'idée d'une forme unitaire en contradiction avec la fédération républicaine des Hellènes, mais leur morale cherchait la monarchie en prenant au rebours la morale de Sparte et d'Athènes. Voici comment p.278 Hérodote peint le héros qu'ils chérissent :
« Déjocès, dit-il, prétexta le tort qu'il se faisait à lui-même en négligeant ses propres affaires, tandis qu'il passait des jours entiers à terminer les différends d'autrui.
C'est ainsi qu'il se rend respectable en invoquant ses propres affaires : les Grecs l'auraient chassé comme indigne, les Mèdes, au contraire, aiment l'homme important décidé à ne songer qu'à lui. Que pouvaient-ils, désormais, faire de mieux que de se confier à sa fortune ? La conclusion fut qu'on le proclama roi, on lui bâtit un palais entouré de remparts, on construisit une ville autour avec six remparts concentriques. Dès lors, il établit un cérémonial, des lois, et avec lui la monarchie exista. Il régna cinquante-trois ans. Phraorte, son successeur, subjugua les Perses, Ciaxares, successeur de Phraorte, menaça Babylone.
Une autre corrélation nous montre les Scythes, pour la première fois peints par Hérodote, comme on se représenterait aujourd'hui les Russes et les Tartares. Devenus conquérants, ils s'étendent si rapidement qu'en 634 ils subjuguent les Mèdes eux-mêmes, et puisqu'ils les subjuguent, c'est qu'ils les valent, c'est qu'ils leur sont supérieurs, et il est certain que leur liberté les mettait à même de renverser de grandes monarchies. D'après Hérodote, Ciaxares égorgeait ensuite tous leurs chefs dans un banquet auquel ils s'étaient rendus sur son invitation : ils étaient donc de libres suzerains, ils se fiaient à leur valeur, ils croyaient à la loyauté des vaincus, les laissaient à eux-mêmes, et les Mèdes, faux, lâches et p.279 habiles, comme au jour où ils élevaient Déjocès, les surprenaient avec la ressource monarchique de la conspiration qui les rendait encore une fois indépendants. Vainqueurs ou vaincus, à partir de cette époque les Scythes existent sans que personne puisse les dompter chez eux.
Les victoires des rois mèdes expliquent l'Égypte de cette période. Jadis emprisonnée dans ses souvenirs, elle dédaignait tous les peuples et leur fermait ses frontières, considérant les Grecs eux-mêmes comme des barbares qui lui avaient dérobé les premiers rudiments de la civilisation, et qui ne pouvaient pas même peindre ou sculpter ses dieux sans les souiller par des embellissements profanes. Dorénavant, menacée par les Mèdes, elle s'humanise avec Sabacon, pieux roi qui abolit la peine de mort, et elle s'hellénise avec Psamméticus, qui ouvre ses frontières aux étrangers, en admettant les Ioniens et les Cariens dans la caste des guerriers. Allié des Athéniens, il fait ensuite donner une éducation grecque à son fils.
Résumons-nous. Quand le dernier tyran de la loi agraire tombe en Chine, vers 1122, le Japon se réveille, le Thibet paraît, l'Inde montre la conquête de Rama, la Grèce menace ses rois vers 1126 en Béotie, vers 1088 à Athènes. Carthage surgit en 1137, Tyr en 1050, Cumes en 1030, tandis qu'en 1100 l'Étrurie fonde ses lucomonies, et que sous la même date les Juifs entrent dans l'ère des rois avec Saül, pour imiter, disent-ils, les autres nations. Ce sont là des explosions en feux de file.
Le feu de file cesse dans la seconde période chinoise, de 1000 à 878 ; là point d'événement saillant, et en p.280 Occident non plus, aucun fondateur, aucun réformateur digne de fixer l'attention.
À la troisième période, de 878 à 750, les princes chinois subalternisent l'empereur et montrent leurs dynasties, et en même temps Sparte accepte la législation de Lycurgue, l'Élide proclame la république, Corinthe l'oligarchie des Bacchiades, l'agitation reparaît partout.
Dans la quatrième période de la guerre entre les États chinois, de 750 à 630, la Grèce fonde ses colonies, l'Italie voit surgir Syracuse (735), Sybaris (720), Crotone (750), Tarente (707), Rhégium (668). Rome se montre en 750 ; en 747 tous les royaumes de l'Assyrie se révoltent contre Ninive, et commencent l'ère de leur indépendance. Déjocès fonde ensuite l'empire des Mèdes (709), Phraorte, lui, soumet la Perse (646), les Scythes bouleversent une moitié de l'Asie (634), et l'Égypte, alarmée par l'expansion des Mèdes, ouvre ses frontières aux Hellènes.
Toutes les guerres s'enchaînaient alors comme aujourd'hui, et en dépit de la variété des formes, on poursuivait partout le même but : l'égalité dans le partage des terres.
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Chapitre VII
Les philosophes en Chine
La philosophie fille de la liberté. Sa première apparition en Chine. Lao, son premier représentant, aux prises avec l'autorité des anciens et la pédagogie impériale. Il prêche les elf-government. Ses disciples. Les sages de la Grèce. L'indépendance organisée des pythagoriciens. Les sages de l'Inde et Çakiamouni. Les sages de l'Égypte et le roi Amosis. Les sages de la Perse, leurs révolutions contre les mages. Les quatre temps d'Astyage. Cyrus. Cambyse. Darius. Philosophie de Zoroastre.
(630-550)
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p.281 Le fractionnement chinois s'accélère dans une cinquième et dernière période où paraissent les États de Kiou en 603, de Tchen en 599, d'Ou en 585, de Sie en 578, et d'autres États qui arrivent enfin au nombre de 155. Ce sont là de nouveaux foyers qui multiplient les révolutions. Les rares éclats qui se répondaient auparavant d'un État à l'autre se suivent maintenant avec rapidité, et pour ne citer que quelques exemples, la révolution qui a lieu dans le palais de Song, en 611, se reproduit à Lou en 609, à Tsi la même année, à Tching p.282 en 603. Celles de Tchéou en 548, 541, 531, 529 s'allient avec le mouvement de Tsai, à tel point qu'en 531 et en 529, c'est un véritable duel entre les deux États, et qu'en 520 le prince de Tchéou soupçonne son fils d'être d'accord avec l'ennemi.
Qu'on considère sous le point de vue des intérêts de la religion, des traditions, des murs, des doctrines ce mouvement de six siècles, et l'on verra, maintenant que nous sommes à la fin, que c'est le mouvement de la liberté révoltée contre l'antique centralisation. Elle a poussé les princes à la recherche de nouvelles terres au détriment de l'empereur, après quoi de nouveaux seigneurs se sont insurgés contre les princes, et plus tard c'était à qui aurait plus vite sacrifié les domaines en se contentant des apanages au rabais. Les quasi-empereurs des grands États, les ennemis du fractionnement, les hommes aux parcs immenses, aux dilapidations royales, aux gouvernements fastueux, au luxe ruineux, disparaissaient rapidement dans le gouffre des transformations, et la révolution arrachait les États à l'antique tradition, les familles à l'autorité despotique du père, les hommes à l'aveugle adoration des ancêtres, toute l'organisation sociale à la pédagogie paternelle du vieux temps, en sorte qu'on négligeait désormais la pédanterie des rites, les prosternations de l'esclavage politique, les adorations du servilisme primitif, les années de deuil qui condamnaient les survivants à de longs intervalles de fainéantise. Les lois barbares du code des Tchéou tombaient en désuétude, l'ancienne p.283 religion se voyait débordée par la multitude des nouveaux dieux auxquels Vou-vang avait accordé les franchises de son insurrection ; la métempsycose transportait enfin dans le ciel l'insurrection séculaire qui multipliait les princes de l'empire.
Au milieu de cette effervescence universelle aux prises avec l'inconnu pour surpasser le passé, la philosophie parut comme la forme la plus pure de la liberté universelle.
En effet, la philosophie n'est pas la science, c'est l'amour de la sagesse ; ce n'est pas la connaissance de la vérité, c'est la libre recherche de l'inconnu, poursuivi partout, toujours, à l'infini, même dans les abîmes du néant ; c'est l'inquiétude de la pensée poussée à sa dernière exaltation, en sorte que rien ne l'arrête, rien ne lui suffit, ni l'autorité, ni la tradition, ni Dieu, ni la nature, car il lui faut toujours la cause de la cause, la certitude de ce qui semble certain, la réalité essentielle de ce qui s'offre comme réalité. Quelles que soient sa modestie, son humilité ou sa dissimulation, quand même elle ne serait qu'une fausse curiosité, quand même un orgueilleux bon sens dut la voir naître et périr comme une apparition éphémère et sans résultats, elle naît avec la liberté, elle périt lorsque la liberté s'éteint, elle s'éclipse dès qu'elle subit l'empire d'un préjugé, d'une autorité, d'une convenance ; si elle plie pour ménager un gouvernement, elle n'est plus qu'une fiction ; si elle ne plane pas au-dessus des religions, elle cesse d'être.
Puisant sa force dans la liberté du doute, elle naît p.284 quand l'anarchie générale des esprits l'oblige à se demander d'où viennent les choses ? quelle puissance fait naître les hommes et les dieux ? quelle force fait germer l'arbre, vivre l'animal, penser l'homme ? quel principe donne le mouvement au Soleil ? si le mouvement existe ou s'il est une illusion des mortels ? quelle vie mènent les dieux dans le monde ou dans le ciel ? comment les morts se reposent ou se réveillent dans les tombeaux ? si les dieux sont justes ou injustes ? si on peut les voir, les comprendre, les invoquer ? comment ils peuvent vivre au sein de l'unité, se tenir au milieu des atomes, des essences, des éléments, de l'harmonie ou de la discorde universelle ? Et toutes les affirmations lui semblent tellement insupportables, qu'elle ne cesse de bouleverser ses propres convictions pour reconquérir à chaque instant sa liberté.
Telle fut la philosophie à la Chine alors que l'empire en dissolution lui fit voir les principautés sous la forme générale d'un État applicable à tous les États, alors que les éléments dont il se compose, le prince, les grands, le peuple, les mandarins, les laboureurs, les artisans se trouvèrent aussi des catégories typiques que la réflexion domina sans s'enchaîner aux faits particuliers, et quand les idées sur le travail, sur le gouvernement, sur la vertu, sur les êtres supérieurs à la nature, sur tous les phénomènes du monde visible et invisible tombèrent enfin à la merci de la science.
Le premier et le plus grand des philosophes chinois, Lao-tsé, naît en 604 dans l'État du Ho-nan, appartenant p.285 à l'empereur. Il sort de cette religion dédaignée que Vou-vang reléguait sur les montagnes et qu'il condamnait à la solitude, asile de toutes les libertés. Pauvre comme un solitaire, la biographie le dit fils d'un paysan qui, à l'âge de soixante-dix ans, avait épousé une paysanne âgée de quarante ans. La légende ajoute que sa mère le porta dans son sein pendant quatre-vingts ans, que son maître, mécontent de sa grossesse, la renvoya, et qu'après avoir erré longtemps dans la campagne, s'étant reposée sous un prunier, elle mit au monde un fils avec les cheveux et les sourcils blancs. C'est pourquoi on l'appela l'enfant vieillard, Lao-tsé. Fils du peuple et de ses malheurs longtemps endurés, sans jeunesse comme la misère, il vécut en voyageant comme les solitaires ; par grâce, il obtint un petit emploi dans la bibliothèque du roi de Tchéou, plus tard il demeura dans le Han-Kouan avec la permission du mandarin, et après avoir composé son grand ouvrage, il se mit en route vers l'Occident et disparut. Une gravure chinoise le montre sur un buf au galop vers des régions inconnues. Ses disciples voyagent comme lui et ils cherchent dans le déplacement continuel cette liberté que la terre chinoise refuse à tout homme domicilié dans une ville.
Jamais aucun homme par ses théories n'a mieux représenté la liberté : pour lui l'empire n'existe pas, la tradition ne compte pas, l'autorité est un accident ; jamais il ne s'en rapporte à la sagesse des anciens, jamais il ne mentionne les fondateurs de la monarchie ; Yao, Chun et Yu, ces précepteurs de l'obéissance, disparaissent p.286 complètement de son livre. Il n'accepte pas même ce positivisme officiel qu'il aurait pu considérer comme de la sagesse et par lequel on faisait la guerre aux dieux et aux spectres. Que lui importent les dieux et les spectres ? s'ils combattent les mandarins, s'ils développent la liberté de rêver, ce sont des amis comme les personnages des épopées. Il croit donc à la métempsycose et aux cosmogonies des magiciens, sauf à leur donner la forme de la raison.
Mais s'il croit à la liberté, c'est qu'il se fie à la nature, c'est qu'il la trouve foncièrement bonne et qu'il ne redoute aucune des dissonances ou des douleurs qu'elle inflige, certain que par une loi supérieure le bien jaillit du mal. Son raisonnement ne saurait être ni plus simple ni plus profond. Peut-on concevoir, se demande-t-il, le haut sans le bas, la droite sans la gauche, l'un sans le deux ? Non, certes, tous les termes se tiennent mutuellement, ils se répondent l'un à l'autre, ils s'appellent sans cesse, et c'est ainsi que le mal fait connaître le bien, que le vice conduit à la vertu, que le désordre enfante l'ordre et que dans l'univers le néant enfante la création.
« Trente rayons, dit Lao-tsé, se réunissent autour d'un moyeu, mais de son vide dépend l'usage du char ; on pétrit de la terre glaise pour faire des vases, mais de son vide dépend l'usage des vases ; on perce des portes et des fenêtres pour faire une maison, mais de leur vide dépend l'usage de la maison.
De même l'existence dépend du néant et le sage en se posant à zéro arrive à tout.
Là-dessus se fonde sa liberté, qu'il développe en imitant la raison suprême des choses, le Tao, le principe p.287 subtil, éternel, ineffable, cause de tout ce qui arrive dans l'espace, le temps, la distinction des choses et des mots, bien qu'il ne soit rien par lui-même.
« Le saint homme n'a qu'à le comprendre, à faire acte de foi, à se bien pénétrer de sa voie, qui est la grande voie de l'univers, et il arrivera sans marcher ; il sera comme l'eau qui ne heurte pas, mais qui pénètre partout.
Il laisse donc faire, il laisse passer, il ne donne pas des ordres à la nature, il ne régente pas les peuples, il n'intervient pas dans les affaires au nom de l'autorité, de l'unité, de l'ordre, de la sagesse enfin, pour nous servir de l'expression même de Lao-tsé, il se fonde sur l'inaction, il suit le principe de ne pas agir.
« Si le roi, dit-il, pratique le non-agir, le peuple se convertit ; s'il reste dans une quiétude absolue, le peuple se rectifie de lui-même : à quoi bon donc prêcheriez-vous l'humanité et la justice ? Vous seriez comme un homme qui battrait le tambour pour chercher une brebis égarée.
Il est impossible de pousser plus loin l'anéantissement de l'autorité. Et ce ne sont pas seulement des mots isolés, des passages détachés, ce sont les thèses d'une doctrine qui ne recule devant aucun détail, devant aucune interpellation, qui ne cesse d'insister sur la nécessité où se trouve le sage,
« de ne pas bouger, de se taire, parce que l'être et le non-être naissent l'un de l'autre, le long et le court se donnent mutuellement la forme, le haut et le bas montrent réciproquement leur inégalité, les sons de la voix s'accordent tout seuls.
En d'autres termes, la nature se révèle, marche, se gouverne d'elle-même, p.288 s'instruit toute seule par ses contrastes ; elle fait comprendre la beauté par la laideur, le bien par le mal. et celui qui veut la remplacer, la gouverner, la réglementer, trouble les populations et confond tout.
« N'agissez pas, dit encore une fois Lao-tsé aux rois, et l'État sera bien gouverné ; n'exaltez pas les sages, et le peuple ne disputera pas ; méprisez les biens inutiles, personne ne les cherchera ; enfin confiez le gouvernement de l'empire à ceux qui ne le veulent pas.
L'action inutile, l'intervention des brouillons se trouve ainsi anéantie avec la cause première de l'ambition qui multiplie les essais, les épreuves, les tortures, les critiques, et surtout les souffrances des nations.
« Dans la haute antiquité, dit Lao-tsé, le peuple savait à peine qu'il avait des rois (c'est-à-dire ils ne pesaient pas sur lui) ; et ils régnaient avec la sagesse de l'inaction. Bientôt on sortit de cette innocence primitive, et le peuple aima ses rois, ensuite il les craignit, et enfin il les méprisa.
Notez cette gradation dans le mal ; sa première apparition se marque par l'amour ; on n'a qu'à sortir de l'inaction sous le prétexte de bien faire, et on tombe dans le premier échelon des calamités publiques, la bolge de la servitude enthousiaste qui conduit bientôt à l'oppression, à la crainte des tyrans, et de la crainte au mépris, car la tyrannie est impuissante.
En lutte avec la pédagogie impériale, Lao arrive jusqu'à déclarer que sous de bons administrateurs, le peuple s'appauvrit ; que sous les administrateurs dépourvus de lumières, il devient riche ; que les sages perdent le peuple, que les idiots le nourrissent. Il n'accepte des p.289 anciens empereurs que l'unique principe de l'humilité, auquel il donne encore le sens de l'inaction conseillée plutôt aux princes contre l'empereur, qu'à l'empereur contre les princes. Qu'ils s'humilient, dit-il ; qu'ils s'abaissent, comme les fleuves et les mers où se réunissent toutes les eaux, et ils gagneront les États qui les entourent. Le plus petit royaume n'a qu'à s'avilir pour séduire les peuples que l'orgueil des grands rois fatigue. Ce n'est pas l'orgueil, ce n'est pas la force, ce n'est pas la conquête qui unit les peuples ; tous ces moyens sèment la désolation, la détresse, la rébellion ; mais l'humilité, le laisser faire, l'inaction viennent à bout de tous les obstacles. Enfin, par une exagération que le système rendait inévitable, Lao-tsé exige non seulement l'ignorance et le désarmement, mais l'absence complète de voyages politiques, et il craint l'intervention impériale à tel point qu'il dit :
« Si un royaume se trouvait en face du mien et que les chants des coqs et les aboiements des chiens s'entendissent de l'un à l'autre, mon peuple arriverait à la vieillesse et à la mort avant d'avoir visité le peuple voisin.
Proclamé maître des solitaires, Lao-tsé devint, à sa mort, le Grand hien, l'ombre formidable de la religion des montagnes : sa métaphysique, en passant dans la tradition, s'identifia avec la mythologie ; peu à peu le cortège des sciences occultes, de la magie, des revenants, le transformèrent en une incarnation de dieu ; on crut à son retour périodique sur la Terre pour remonter la machine de l'univers, et reculé dans une antiquité cosmique, il plana sur le grand océan primordial antérieur à p.290 l'origine des formes pour opérer des créations et des annihilations de mondes dans des séries d'ères incalculables. Mais d'autres souvenirs plus historiques le montrent à la tête d'une école de philosophes insouciants de l'opinion, supérieurs à toutes les affections, et vertueux, grâce à leur mépris pour toutes les scènes de la vie, ou à leur indifférence pour toutes les lois de l'empire. Parmi eux figurent Yang et Mé, tous deux de l'État de Sun, tous deux en guerre contre l'empire, le premier au nom de l'égoïsme qui prenait une forme épicurienne contre les préjugés sacrés de l'époque, le second au nom de l'amour universel, tourné contre la société, où, suivant lui, le cur se corrompt comme la soie qui, une fois plongée dans la teinture, perd sa couleur naturelle. Les titres de ses traités sur la vénération pour les morts, sur l'égalité en matière de politique, sur la propagation de l'égalité par l'amour universel, prouvent assez sa tendance.
Un conte, au reste très récent et antidaté, sur Tchuang-tsé, montre aussi comment la doctrine de Lao put prendre les formes les plus inattendues. On dit que Tchuang-tsé rencontra un jour, dans un cimetière, une jeune veuve en pleurs, à genoux devant la tombe de son mari qu'elle éventait de toutes ses forces. Pourquoi faisait-elle jouer son éventail avec tant de rapidité ? Elle lui avoua que son mari avait exigé d'elle la promesse de ne pas se remarier avant que son tombeau ne fût séché ; et de retour à la maison le philosophe raconta cette histoire à sa troisième femme avec des réflexions assez plaisantes pour piquer la dignité de son sexe. Mais bientôt p.291 Tchuang-tsé mourut ; sa femme, imitant la veuve à l'éventail, amena un bachelier à l'épouser, et fit elle-même les frais de la noce ; mais, voyant son nouvel époux s'évanouir au moment d'entrer dans son lit, elle courut frapper de la hache le cercueil de Tchuang-tsé, croyant que le cerveau d'un homme mort depuis peu pourrait faire cesser l'épilepsie de son époux. Heureusement pour Tchuang-tsé, il n'était pas mort : le coup de hache le réveilla d'un long assoupissement ; la dame se pendit de désespoir, et il fit un joyeux carillon en frappant sur les pots, les plats et les ustensiles qui avaient servi au festin.
Les plaisantes funérailles dont tu m'honorais ! s'écria-t-il ; tu me régalais d'un grand coup de hache ! Mettons en pièces ces pots et ces plats de terre, ridicules instruments de ma symphonie.
Aussitôt il éclata de rire, mit le feu à la maison et alla rejoindre Lao-tsé, avec lequel il passa agréablement le reste de sa vie eu voyageant toujours.
Tandis que Lao-tsé donne à la Chine le dernier mot de sa longue histoire et le premier de sa nouvelle liberté, les autres parties du monde reçoivent à leur tour la secousse de la philosophie ; et les Grecs vantent, à la même époque, leurs sages, Thalès, Bias, Solon qui arrive en 594, et qui abolit les dettes de l'Attique tout en résistant au peuple impatient d'obtenir une nouvelle loi agraire. Thalès, Anaximandre, Anaximène, tous de Milet, cherchent également, de 600 à 550, un principe unique qui enfante les dieux et les hommes ; mais Pythagore, leur contemporain, exerce une telle influence qu'on le dirait Lao en personne arrivé à Samos.
p.292 La liberté, qui conseillait au philosophe chinois de rechercher la solitude, le pousse en Occident à fuir sa patrie. Mais comme en Occident le peuple est partout sur pied, et on ne saurait s'isoler par le déplacement perpétuel des voyages, le philosophe se barricade dans une société mystérieuse d'où sont exclus les profanes. La vie commune de ses adeptes, leurs banquets, ne rappellent-ils pas encore la loi de Sparte ou de la Chine ? Son langage reproduit la forme sentencieuse et paradoxale de Lao-tsé et dépasse sans cesse le but de propos délibéré pour frapper l'esprit des initiés en se dérobant à la foule par la gravité de l'énigme. Il n'est pas moins hardi contre la tradition qu'il méprise, ni moins confiant dans l'ordre de l'univers, dans ses bonnes dispositions, comme dit Lao, dans son harmonie, comme il dit. De même que Lao cherche la grande voie qui conduit au salut par la force naturelle des contrastes, il étudie l'harmonie, il en sonde les contrastes qui conduisent de l'un au deux, et de leur combinaison à tous les nombres doués de propriétés qui se révèlent dans les assonances musicales, coloriés, organiques de l'univers. Il croit également à la force des contrastes, à leurs corrélations, au lien qui tient inséparable le haut et le bas, la droite et la gauche, le bien et le mal. Enfin tous deux plongent dans une même religion et croient à la métempsycose : les hien, les ken et les kouei du philosophe chinois peuplent de leurs transfigurations le monde des pythagoriciens, et conduisent à des cosmogonies circulaires, à des rythmes périodiquement répétés dans la rotation universelle des êtres. Si les accidents p.293 personnels des deux doctrines varient, si les voyages ténébreux des esprits à travers les corps donnent lieu à une poésie mobile, changeante, capricieuse comme les craintes et les espérances des hommes, si le calcul des nombres et des catégories se présente plus varié, plus riche, plus ambitieux en Occident, le sort des deux écoles reste le même, car Lao-tsé s'enfuit, et Pythagore qui, dans un État républicain ne peut s'enfuir, succombe avec les siens à la colère du peuple. Mais la demi-religion de la métempsycose, alliée au mystère des nombres et à l'énigme des contrastes, lui survit, et quand plus tard les peuples s'agitent pour chercher des rédempteurs, et qu'on voit en Chine les disciples de Lao plus puissants que jamais, les néopythagoriciens obéissent, en Occident, à des chefs miraculeusement doués du don d'ubiquité, disposant des forces occultes de la nature, et comme Apollonius de Thyane, sur le point de devenir dieux.
D'après les Chinois, la sagesse vient de l'Occident ; d'après les Grecs, elle vient de l'Orient ; et en effet, à l'occident de la Chine et à l'orient de la Grèce, l'Inde nous offre Kapila, qui est à la fois Pythagore et Lao, ses contemporains. Il arrive dans un moment où l'Inde, fatiguée de sa religion, pleine de pénitences absurdes et de sacrifices ruineux, comprend enfin que ce sont là des moyens impurs, incapables de sauver complètement les dieux eux-mêmes, fondés sur la richesse qui les rend inaccessibles au grand nombre, et Kapila prêche la nouvelle libération de la science qui conduit encore au non-agir du philosophe chinois. Au milieu des p.294 féeries métaphysiques du philosophe indou, on saisit encore cette idée de Lao que c'est à la nature même de nous délivrer : semblable au lait, dit-il, qui, sans connaître son action, nourrit le veau, elle nous conduit à nous isoler et à nous délivrer : semblable à une danseuse, elle cesse d'agir dès qu'elle a fini son rôle, mais elle a montré sa grâce ; elle ne s'expose pas deux fois aux regards de l'âme, mais elle se révèle, comprenons-la. Enfin, comme Lao, Kapila s'exprime par des aphorismes à double entente, par des révélations à demi-mot, où les fines nuances de son génie laissent deviner une situation analogue à celle du philosophe chinois et la nécessité du mystère en présence des magiciens du Gange.
Avec Çakiamouni, qu'on dit son maître, la libération philosophique se développe à tel point qu'il nous répugne d'en donner une idée en quelques mots. Quelle subtilité dans ses conceptions ! quelle poésie dans ses mythes ! que de variété et de couleur dans ses légendes ! Jamais on n'a plus intimement uni l'art et la science, le délire et la raison. Un volume suffirait à peine à signaler les tableaux changeants du philosophe de l'Inde, destiné, comme Lao et Pythagore, à enivrer de sa parole une longue série de croyants et de visionnaires. Au bout de cinq siècles, il devient à son tour un messie, une incarnation, et les rêves rétrospectifs d'un nouveau sacerdoce reculent son existence dans le passé de plusieurs millions d'années, et le font paraître « à de longs intervalles pour renouveler la Terre d'époque en époque. Mais restons dans le fait, dans l'idée de cette époque, et quoique ce soit presque de la p.295 barbarie que de traduire en prose tant de poésie, et de faire d'un poème une page de scolastique, faisons rentrer cette féerie de Bouddha dans le cercle de la réalité. À quoi se réduit donc la mission de Çakiamouni ? à donner une première secousse à l'édifice de la religion et des castes, à fonder une première église de philosophes, à prêcher le nirvana, la philosophie du repos, surtout à délivrer l'homme de l'épouvantable tyrannie des dieux et des prêtres, sans toutefois dépasser la sphère innocente et inactive des théories. Il laisse subsister les castes, la tradition, les légendes, les sacrifices, les prières, tout : le culte, tous les rites, toutes les consécrations ; mais il annonce cette vérité inouïe que même le soudra, l'ouvrier, peut s'affranchir de la chaîne des renaissances et s'élever au-dessus des dieux. N'est-ce pas la mission de Lao et de Pythagore dans un pays où règne la plus hideuse des magies, où l'on brûle les veuves, où la plus sotte allitération des actes de la vie rend impossible le bon sens, où la raison doit simuler la folie et où Lao enfin doit s'incliner devant un fanatisme incurable ?
D'après cette donnée, on devine sa vie et ses légendes. Il naît dans la caste des guerriers en dehors des brahmanes qu'il doit détruire. Il quitte son épouse, la belle Gopa, qu'il a conquise en surpassant ses rivaux dans la gymnastique, la course, le tir, l'arithmétique, la grammaire, la syllogistique. Il n'accepte donc pas la société et il se rend chez un brahmane entouré de trois cents disciples. Mais peut-il s'y arrêter ? Non pas, car le brahmane ne lui enseigne pas à tuer le désir. Un p.296 autre brahmane ne sait pas non plus le captiver.
Votre voie, lui dit Çakia, ne conduit pas à l'indifférence pour les objets du monde, ne conduit pas à l'affranchissement de la passion, ne conduit pas à l'empêchement des vicissitudes de l'être, ne conduit pas au calme, ne conduit pas à l'intelligence parfaite, ne conduit pas, en un mot, au nirvana.
Quand il quitte ainsi le second brahmane, cinq disciples le suivent, mais ils s'en séparent scandalisés dès qu'il leur déclare que les austérités sont inutiles, excessives, terribles, les dieux eux-mêmes en sont épouvantés. Enfin sa doctrine fonde une société semblable à celle de Pythagore, une église philosophique avec le noviciat, le célibat, les monastères, la confession publique et l'adoration d'un dieu égal au néant, qui surpasse tous les dieux et qui n'admet le culte d'aucune image. Quand il meurt, en 543, un premier concile de cinq cents personnes recueille ses doctrines, et bientôt des rois, à la tête de leurs armées, viendront demander ses reliques.
L'Égypte répond à la Grèce de Pythagore, à l'Inde de Çakiamouni, à la Chine de Lao-tsé avec ses sages mystérieux que Pythagore visite, qu'Hérodote croit supérieurs à ses plus célèbres concitoyens et que Platon vénère. On ne sait quels étaient leurs principes à cette époque, ni comment ils modifiaient leur ancienne métempsycose, ni quels sages entendaient les Grecs dans les temples de Thèbes, ni comment leurs mystères s'accordaient avec leur religion publique. Les détails nous échappent, mais l'humanisation de cette secte n'admet aucun doute, car ses nouvelles pensées se trouvent désormais en p.297 contradiction avec le régime qui élevait les pyramides.
En 570, le roi qui remporte encore des victoires avec les moyens des temps de Sésostris, voit ses troupes se révolter et, victime de la fureur populaire, il cède la place à Amasis, avec lequel nous tombons, comme du haut d'une cataracte, des temps anciens dans l'ère nouvelle. Il favorise les dieux de la Grèce, il tolère leurs temples, il concourt à la réédification du temple de Delphes, il est l'ami de Polycrate, qui jette sa bague à la mer parce qu'il est trop heureux, et de Solon qu'il admire et que peut-être il imite. Memphis et Saïs lui doivent leurs embellissements ; son règne rend le peuple heureux, et cette tolérance pour les Grecs, ce respect pour leurs sages n'attestent-ils pas le discrédit des anciens dieux et des dangers imminents pour le culte absurde des animaux ?
En 524, la conquête persane tombe comme la foudre sur l'Égypte, profane ses tombeaux, outrage ses prêtres et ses dieux sans que la terre s'entr'ouvre, et la vieille religion finit ici, en même temps qu'en Chine, la tradition des Hia, des Chang et des empereurs héroïques.
Mais d'où vient le coup qui foudroie l'ancienne Égypte ? Qui l'a frappé ? Qui a dérobé à la philosophie la force d'abattre des autels si vénérés ? Transportons-nous chez les Mèdes, et si cette fois la philosophie n'a pas d'interprètes chez un peuple muet, où les hommes n'existent pas et où l'on ne voit que des armures vivantes, nous assistons néanmoins au drame de la philosophie en action, qui laisse voir toutes ses phases.
Voulez-vous la première phase de la préparation p.298 ou de l'agitation qui menace cet empire à demi assyrien ? Lisez chez Hérodote les songes d'Astyage, qui voit son trône menacé par son unique fille Mandane impatiente de lutter l'heure de sa mort. Ce sont les songes agités d'un roi qui oblige ses généraux à manger leurs fils sans même leur ôter le commandement des armées. Mais il espère qu'en donnant sa fille à l'un des grands de la Perse il se ralliera ce peuple. Nouvelle déception ! d'autres songes, une autre agitation lui annoncent que du sein de Mandane sortira une vigne qui couvrira toute l'Asie, en d'autres termes, que les Perses renverseront les Mèdes et renouvelleront, à leur profit, l'antique domination des Assyriens. Les mages conseillent de sacrifier le fils de Mandane. Mais qui touchera à cet enfant que le peuple porte dans son sein depuis des siècles comme l'enfant vieillard de la Chine ? Voilà Cyrus sauvé à la tête de l'insurrection persane, que personne n'arrête : c'en est fait des Mèdes, Babylone tombe surprise au milieu de ses fêtes, la Lydie au milieu de l'opulence, les lois et les satrapies sont renouvelées, Cyrus devient la terreur des barbares, un demi-dieu sous des formes humaines. Les prophètes des Juifs le célèbrent aussi bien que les philosophes de la Grèce.
Or, le coup qui foudroie l'ancienne Égypte n'est que la suite de l'explosion de Cyrus ; Cambyse, fils de Cyrus, ne fait que le continuer, et s'il renverse les divinités de l'Égypte, s'il fouille ses tombeaux, s'il soufflette ses pontifes, l'Égypte, fatiguée de ses rêves presque assyriens, l'accepte, le dit fils d'une Égyptienne, et on le voit p.299 bientôt épouser sa sur comme s'il était un Pharaon.
À l'explosion succède la réaction, au moment où le fils de Cyrus atteint de folie tombe dans le délire des rois qui évoquent les spectres, et on le prendrait pour Saül troublé par l'ombre de Samuel et devenu fratricide. Mais les révoltes éclatent, et cette folie, cette anarchie, l'usurpation du faux Smerdis, le règne des Mages rétabli, cette relâche où l'on remet les tributs pendant trois ans, où les peuples respirent et se trompent, cette paix, cette liberté nouvelle, en un mot cette réaction, s'évanouit quand les sept grands entrent dans le palais et pénètrent jusqu'à la chambre où ils trouvent le Mage, trahi par ses femmes, couché avec une prostituée de Babylone. Voilà Darius sur le trône.
Dirons-nous que la solution lui échappe ? Ses conquêtes, ses expéditions, sa domination, tout annonce qu'il achève l'uvre de Cyrus ; ses peuples voient les tributs diminués de moitié. Les habitants de Babylone révoltés, après avoir massacré leurs femmes, reçoivent de ses mains cinquante mille étrangères pour prolonger leur existence ; tous les ennemis de la Perse visités par ses armées, les Scythes attaqués comme les Massagètes l'avaient été par Cyrus, enfin les Grecs à moitié envahis, déroutés par leurs tyrans, effrayés par les déportations en masse, traqués, enlevés des îles comme des bêtes fauves, menacés par la plus grande des armées, réduits à abandonner leurs villes, à se défendre par une lutte désespérée attestent que la Perse touche à son apogée et qu'Astyage, Cyrus, Cambyse ont transmis leur p.300 inspiration au fils d'Hystaspe. Veut-on davantage ? Zoroastre paraît pour couronner de sa lumière la grande période de la philosophie.
Il n'est autre que Lao, Bouddha ou Pythagore sous la forme traditionnelle des Perses. Dans une monarchie absolue, pourrait-il être réformateur sans être prince ? Il descend donc d'une race royale, entouré de prodiges, il vient au monde en riant, et sa vie, à moitié mythique, est un long combat contre les enchantements des Mages qui veulent le brûler, le fouler aux pieds des taureaux, des chevaux, le faire manger par les loups. Mais il échappe à tous les pièges, Ormuzd le protège, et s'il lui refuse l'immortalité, c'est seulement pour ne pas lui refuser la résurrection et pour qu'il n'ait pas ensuite à lui demander la mort comme un bienfait.
Toute sa mission se développe en présence de Darius, qu'il veut convertir, étonner par son éloquence, persuader par ses miracles ; il ne vise qu'à gagner le roi ; c'est là la Perse. Est-il élevé, c'est par le roi. Est-il calomnié, c'est devant le roi. Doit-il confondre ses accusateurs par un prodige, il rend au cheval de Darius ses jambes. Un brahmane de l'Inde l'appelle-t-il à l'épreuve de la discussion, c'est encore devant le roi qu'il accepte le défi, et avant que ce bonze prononce un mot il lui récite les objections par lesquelles il croyait triompher et les réponses qui les détruisent. Enfin, le jour arrive où il faut imposer sa religion, ses lois contre l'insurrection du Touran, contre son chef Ardjars, qui protège les Dews, et c'est au roi qu'il s'adresse, l'encourageant au p.301 combat. Qu'est-il besoin de prudence ? lui dit-il ; il faut marcher et le Touran succombe.
Astyage, Cyrus, Cambyse et Darius ont fondé la secte de Zoroastre, mis en fuite les magiciens qui adoraient les mauvais génies, proclamé enfin le règne d'un Dieu unique, égal au temps et sans limites. Ils ont annoncé le triomphe d'Ormuzd, qui doit vaincre Arishmane, le principe du mal, et donner une solution heureuse aux périodes de douze mille ans dont se compose le temps limité, le temps qui n'est pas Dieu, le temps qui nous crée, nous anime, nous emporte et nous impose la vie et la mort. C'est ainsi que sort des mythes antérieurs cet empire aux rois absolus, fastueux, jaloux de leurs frères, terribles aux grands, supérieurs aux pontifes, toujours flottant entre la science et la superstition, pour régner sur un sol qui nourrit des tribus errantes, des guerriers indépendants mêlés à une population sédentaire, dont l'agriculture rivalise avec celle de l'Égypte et de la Chine.
« Quoique nul pays, dit Malcolm, n'ait subi depuis deux mille ans plus de révolutions que le royaume de Perse, il n'y en a peut-être aucun qui ait éprouvé moins de changements dans ses formes essentielles : le pouvoir du souverain et des satrapes des temps anciens, la magnificence de la cour, les habitudes des peuples, leur division en citadins, en tribus militaires et en sauvages nomades, l'administration intérieure et jusqu'au système de guerre, tout est resté véritablement le même, et les Persans ne sont pas dans l'état actuel un peuple très différent de ce qu'ils étaient aux temps de Darius ou de Cosroès. p.302
L'entourage fédéral des Tartares, des Indous, des Grecs, des Scythes, des Massagètes les condamnait à la monarchie absolue protégée par cette cavalerie nomade qui combat encore en fuyant.
Lao-tsé, Çakiamouni, Cyrus, Amasis et Pythagore, tous contemporains, ménageaient enfin la vie des hommes, et donnaient pour la première fois une valeur à la pensée. Lao entamait le vieil empire par le non-agir, Çakiamouni les anciennes castes par le Nirvana, Pythagore s'efforçait d'organiser la société par la philosophie, Amasis était le roi de la plèbe. Cyrus un libérateur contre la domination quasi assyrienne des Mèdes ; enfin Jérusalem respirait, la Grèce s'agitait, le monde allait tomber sous la direction des philosophes.
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Chapitre VIII
Confucius
Pontife du bon sens chinois, il combat la liberté anarchique de Lou, et se met à la recherche du meilleur gouvernement, qu'il trouve dans l'autorité paternelle d'un empereur philosophe. Comment il concilie le règne de la philosophie avec son respect pour l'autorité des anciens. Son optimisme historique. Il rappelle le cérémonial de l'ancienne unité. Il renouvelle le culte des ancêtres. Son influence sur les cent cinquante-cinq États de l'empire, Bientôt livrés à la fureur des annexions et réduits à huit, qu'on appelle les royaumes combattants.
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p.303 Cinquante ans après Lao-tsé, naquit Confucius, le sage de la Chine, l'homme qui a exercé la plus profonde influence sur sa race, le philosophe le plus respecté au milieu de toutes les nations de la Terre. Les plus grands noms qu'on pourrait placer à côté du sien n'ont joui que d'une célébrité d'école, limitée à un petit nombre de peuples, contestée par les religions, ignorée par les lois ; mais depuis deux mille cinq cents ans, Confucius est le génie tutélaire de la Chine, dont on ne pourra plus suivre les époques sans prononcer son nom et sans considérer ses livres comme la loi souveraine de la nation.
p.304 Cependant, qu'on ne lui demande pas des prodiges de science ou de pénétration. S'il avait donné des théories ingénieuses, sondé des mystères inconnus, fait des découvertes scientifiques, ou même livré d'un seul coup, comme Theuth, toutes les sciences, jamais 300 millions d'hommes n'eussent vénéré une spécialité. Tout son mérite est d'avoir représenté la philosophie sous la forme du sens commun ; en sorte que son uvre, hors de proportion avec sa capacité, est toute hors de lui dans le monde comme celle de Mahomet, qu'on ne pourrait jamais deviner dans le Koran s'il n'y avait l'islamisme pour l'expliquer.
Au reste, sa vie, d'une simplicité merveilleuse, est connue comme s'il était mort hier ; on trouve son tombeau à Lou, sa patrie, comme si on venait de le fermer. Pas de miracles, pas de mystères, aucun exploit de guerre ou de politique, toujours des événements accessibles à l'intelligence la plus vulgaire, des préceptes que tout enfant peut comprendre ; il est donc facile de définir sa mission.
En premier lieu, il accepte toute la critique de Lao-tsé, qui ne se fonde plus sur l'autorité irrationnelle de l'empereur, sur la tradition morte des Hia, des Chang, ou des Tchéou, discrédités à jamais par la subdivision de la Chine en cent cinquante-cinq États. Il accepte également cette confiance suprême par laquelle Lao-tsé se livrait à l'ordre universel, certain que la discorde qui règne dans le monde est savante, et qu'elle tire le bien du mal, la vertu du vice, l'harmonie d'une foule p.305 de dissonances mystérieuses. Comme le philosophe du Ho-nan, il veut connaître la raison de l'univers pour connaître la raison de l'empire. Mais les rébellions qui se sont indéfiniment multipliées, les peuples qui s'agitent sans trouver d'issue, l'absence complète de gouvernement général, l'incertitude universelle des princes, lui défendent de s'en tenir à l'inaction de son devancier et de laisser passer tous les désordres avec le lointain espoir que par contre-coup les peuples arriveront à se gouverner sagement. Il ne voit pas ce qui pourrait les conduire d'eux-mêmes au bien sous le fléau des calamités publiques. Pourquoi la vertu jaillirait-elle du vice, comme le haut du bas ou la gauche de la droite ? Et d'ailleurs comment les catégories créent-elles le monde ? Quelle déduction nous assure que l'harmonie sort nécessairement de la discorde universelle ? Confucius admire la métaphysique de son prédécesseur, mais suivant lui elle ne justifie pas l'inaction.
Je sais, dit-il, qu'on prend les poissons à l'hameçon, les quadrupèdes avec des filets, les oiseaux à coups de flèche ; quant au dragon, je ne sais pas comment il s'élève dans les nuages jusqu'au ciel. J'ai vu aujourd'hui Lao-tsé, il ressemble au dragon.
Quant il lui, il demande à rester sur la terre.
Puisqu'il faut un gouvernement, et que l'anarchie croissante l'invoque, il commence par chercher qui doit gouverner. La nature le doit dire, non pas par les vides contrastes où plongent les origines insondables de l'univers, mais par les suggestions les plus patentes de la p.306 raison. Elle soumet la famille au père et à la mère, les hommes médiocres aux plus capables, la société à celui qui surpasse les autres par le mérite. Elle veut donc que le mérite règne, que le sage gouverne : car, d'après les paroles du philosophe, il est plus homme que ses semblables.
« Sa vertu corrigera sa personne, et sa personne étant corrigée, sa famille sera ensuite bien dirigée, le royaume se trouvera ensuite bien gouverné, et le monde jouira enfin de la paix et de la bonne harmonie.
Il s'agit donc de donner le gouvernement du monde à la raison, et de faire régner la philosophie.
C'est plus qu'un plan, plus qu'un projet politique nécessairement livré à des conditions accidentelles ou à des combinaisons éphémères ; c'est une injonction à la fois naturelle et incendiaire contre le règne des armées funeste aux multitudes, contre le règne de la force qui ne dure pas, contre le règne de l'empereur tel qu'il existe avec ses choix aveuglément héréditaires, enfin contre les princes de l'anarchie, tous à la merci des batailles et des émeutes.
Confucius attaque tout le passé de l'empire. Mais puisque la raison naît dans la société, il se résigne à la suivre dans la tradition : si la tradition la condamnait, quel espoir resterait-il aux sages ? Quel homme pourrait entraîner le genre humain hors de sa route ? De là, Confucius se fait apologiste, interprète de la tradition ; c'est lui qui réunit les Kings, livres canoniques, qui les commente, rappelle l'antique sagesse et montre Yao, Chun, Yu, Tching-tang, Vou-vang comme des hommes p.307 vénérables. Fondateurs de la Chine, chefs des dynasties, ils ont été les élus de la nature dans un moment donné de l'histoire du monde, et les princes doivent les imiter, les peuples les célébrer, la philosophie les considérer comme les représentants de la raison qui se fait jour à travers les dynasties dégénérées.
Entre les mains de Confucius, l'histoire devient ainsi une philosophie ; on voudrait presque lui donner le nom de religion pour indiquer le sentiment qu'elle inspire. Elle suppose sans cesse chez lui que l'ordre triomphe jusqu'à identifier les vertus individuelles des chefs avec leurs vertus politiques, jusqu'à supposer que l'empereur soit responsable de tous les crimes que l'on commet dans l'empire, jusqu'à donner le ton de la légende à la narration des événements régis par la plus terrible fatalité. Mais ces exagérations n'altèrent pas les faits ; sans danger pour la science, elles détruisent cette folle sagesse qui subordonnait aux astres toutes les actions des hommes. Elle disparaît tellement que les éclipses cessent de donner une date aux événements.
D'accord avec la tradition, Confucius en perfectionne toutes les forces, l'éloquence qui entraîne, la musique qui inspire, la poésie qui donne le verbe à l'esprit, la gymnastique qui fortifie le corps : tous les arts, toutes les industries que les solitaires dédaignaient et que Lao-tsé laissait naître, s'éteindre et renaître autour de lui au hasard, forment enfin une partie de la sagesse chinoise. Le grand philosophe ne néglige ni l'arithmétique, ni la calligraphie, ni l'escrime, ni l'art de conduire les chars, p.308 et il s'attache surtout à suivre scrupuleusement le cérémonial, si profondément identifié avec la grandeur de l'ancienne unité. Il lui consacre le Li-ki, l'étudie dans ses moindres détails ; pour rien au monde il ne voudrait manquer une révérence, ou prendre le pas sur un supérieur, ou accepter un honneur déplacé. Suivant lui, le rite social dit tout, explique tout, indique à chaque homme sa place, à chaque fonctionnaire ses devoirs, à chaque famille sa hiérarchie intérieure, à chaque situation sa solution, et à chaque liberté, cette inviolabilité que le soldat trouve au milieu de l'obéissance la plus aveugle quand il suit sa consigne.
Les habits, les festins, les exercices, les examens, les mariages, l'éducation, la cour, le foyer domestique, Confucius soumet tout à d'innombrables cérémonies qu'on avait oubliées avec l'unité de l'empire, mais qui reçoivent de lui le sens de la monarchie relevée par la raison.
Semblables à la parole qui révèle la pensée, elles ont pour lui une telle importance, qu'accablé d'éloges, il se borne à répondre : Dites seulement que je sais un peu de musique et que je tache de ne manquer à aucun rite.
Mais quel est le plus grand des rites ? Ce n'est pas celui qui honore le père comme un empereur, ce n'est pas celui qui honore l'empereur lui-même comme le trait d'union entre le Ciel et la Terre : c'est le rite des ancêtres qui nous déclare fils d'une même tradition, tous soumis à l'autorité paternelle des morts, tous protégés par le travail de nos devanciers, leurs disciples dans les arts, p.309 dans la science, dans les lois, dans le gouvernement, et Confucius l'arrache à l'incurie des temps révolutionnaires, où le présent fait oublier le passé, et il consacre trois ans de deuil à la mort de sa mère, sans toutefois rompre le silence en présence du tombeau pour parler de la vie à venir.
Son mutisme prémédité sur les génies de l'air, les revenants de la métempsycose et l'action du Chang-ti donne un air solennel à toute sa doctrine comme si l'absence de mythes y devenait un mystère. Bien plus, dans le Li-ki il lutte contre la pression d'une mythologie prête à éclater à la moindre concession. Il est vrai qu'on se demande si ce livre est réellement son uvre, si sa main ne s'y montre pas défaillante, s'il ne se laisse pas égarer par des puérilités, s'il ne s'occupe pas quelquefois de plates cérémonies, s'il n'y mêle pas souvent l'allégorie, le calembour et le mysticisme, s'il n'y a pas trop de pêle-mêle dans ses chapitres, trop d'artifices dans ses théories et même trop de religion dans ses pages. Au chapitre III il admet les sacrifices de l'empereur au ciel et à la Terre, des princes aux dieux tutélaires, des fonctionnaires de troisième ordre aux dieux domestiques ; ces sacrifices supposent qu'on invoque quelque chose, et l'invocation laisse supposer à son tour qu'on peut obtenir des faveurs. À chaque instant le Li-ki parle des cinq dieux domestiques ; au chapitre IX il distingue les esprits des lieux élevés de ceux des lieux bas ; au chapitre XVIII il est dit qu'on sacrifie à celui qui a publié de bonnes lois pour le peuple, à celui qui est mort victime de son culte pour p.310 le salut public, à celui qui a enduré beaucoup de fatigue pour la pacification de l'empire, à celui qui a empêché une grande calamité, à celui qui a pu obvier à de grands malheurs. Ces sacrifices se réduiraient-ils à de vaines cérémonies ? Puisqu'il y a des génies, il peut y avoir des âmes détachées des corps ; et d'après le chapitre VIII le sacrifice aux ancêtres se fait par l'entremise du devin qui commence par leur annoncer l'ardente piété de leur descendants, et finit par se tourner vers la famille comme s'il avait entendu la voix des aïeux en lui promettant de la récompenser par toutes sortes de prospérités. On pourrait en déduire que les âmes sont évoquées, qu'elles font des promesses, qu'elles peuvent les tenir. Enfin il est hors de doute que la tortue sert aux divinations, la plante kia à jeter des sorts, et que le premier chapitre de l'ouvrage conseille de consulter les esprits. Confucius croirait-il donc aux puissances surnaturelles ? Cette demande peut se répéter à propos du Chou-king et des autres livres où la concordance entre les lois de la nature et celles de la morale touche au prodige, où la vertu ne reste jamais sans récompense, où le vice reçoit toujours sa punition, où des événements fortuits se présentent souvent comme des avertissements du ciel, et où il arrive même que le philosophe annonce une fois miraculeusement l'incendie d'un palais royal. Dans les odes du Chi-king les esprits vivent, écoutent, agissent ; partout les morts eux-mêmes conservent une demi-existence, partout on laisse passer la divination, dont rien n'arrête les divagations dans le monde invisible.
p.311 Mais Confucius parle à la Chine du sixième siècle, c'est-à-dire à une race qui a été gagnée à la magie des solitaires, que la métempsycose a emportée dans ses cercles capricieux, et réformateur contre une liberté de six cent vingt-cinq ans, représentant d'une révolution vis-à-vis des solitaires, son mérite est de lutter dans la mesure du bon sens, de marcher avec la science et avec le peuple, de conduire la première jusqu'au bord des précipices d'où l'on découvre les abîmes de la superstition sans y tomber, et d'imposer à la multitude par un silence qui est tout un enseignement parce qu'il est forcé. Il brûle donc un grain d'encens sur les autels du Chang-ti et devant les images des morts ; il croit à une divination mystérieuse comme la musique qui agite la pensée avant qu'elle puisse trouver la parole ; mais à l'instant où l'attention se recueille et où les interrogations se présentent en foule, il se tait, il reste dans le monde matériel. Un mot de plus trahirait la science, un mot de moins abandonnerait le peuple à lui-même : le grand homme reste ainsi à la nation tout entière pour un avenir indéterminé où les commentateurs trouveront dans ses livres les hardiesses nécessaires au milieu de toutes les vicissitudes possibles.
Une dernière observation. La biographie de Confucius est la vie, non pas d'un savant, d'un ministre, d'un capitaine, d'un homme consacré à une spécialité, d'une capacité appelée à des fonctions déterminées, mais de l'homme le plus humain de tous, le plus plongé dans le milieu de la tradition, le mieux consacré au triomphe de p.312 la raison, au règne naturel de la philosophie sur la Terre. Il n'est donc pas fils d'un paysan comme Lao, mais d'un mandarin issu d'une famille royale. Loin de chercher la solitude à dix-neuf ans, il préside déjà aux achats et aux ventes du marché ; bientôt il est inspecteur des champs et des troupeaux, plus tard il donne des conseils aux rois ; il leur propose des réformes, il fréquente les cours de Lou, Yen, Tsi, Tchen, Ouei ; pendant quatorze ans il voyage sans cesse d'une cour à l'autre ; de retour dans sa patrie, il y accepte une charge assez humble ; partout il exerce un apostolat administratif ; il vit au milieu de la foule ; il s'explique par des exemples, par des paraboles, par des métaphores où le moindre incident lui sert à proclamer une vérité, à conduire la multitude du fait particulier à la loi générale ; et à la fin on le voit dans sa maison transformée en un lycée, entouré de douze disciples, donnant son enseignement à trois mille élèves qui fraternisent avec d'innombrables adeptes désormais disséminés dans tous les États de l'empire.
Sa mort, arrivée en 479, fut considérée comme une calamité publique, mais bientôt sa renommée grandit, chaque année, avec le nombre de ses disciples qui portèrent son enseignement de ville en ville, et ses plaintes sur la déchéance de l'empire, sur la division des peuples, sur l'urgence de ranimer l'ancienne autorité, les forcèrent à dicter les préceptes d'une réforme générale an nom de la raison, si bien que les princes et les peuples, obéissant soudainement à sa voix, arrêtèrent le fractionnement, se mirent à la recherche de l'unité. En 484, l'État de Song p.313 absorbe celui de Tsao ; en 473, la domination de Yu-Yuei s'étend à Ou, dont le prince se tue ; en 447, l'État de Tchéou subjugue la principauté de Tsai ; deux ans plus tard, il impose son joug à Ki ; en 431, l'État de Kiou voit la fin de sa dynastie ; en 375, c'est la fin de celle de Tching ; la Chine, à cette époque, n'a plus que les huit États de Tsin, Tchéou, Yen, Ouei, Han, Tchao, Tsi et Lou. Près de cent quarante-sept États disparaissent ainsi en cent vingt-cinq ans.
Il est impossible de découvrir un mouvement politique plus marqué, plus accentué, plus rapide, et sa régularité nous force à le considérer comme l'effet d'un plan unique qu'on explique aisément par une hypothèse arithmétique. Supposons la Chine primitive divisée en 3.000 lots de terres, dont 1.500 livrés à l'empereur, 1.500 au peuple. Si le peuple veut s'étendre, il remplacera l'empereur par deux princes qui se contenteront de 1.400 lots, et il en gagnera 100 ; s'il veut s'arrondir davantage, il substituera aux deux princes quatre nouveaux chefs qui seront heureux d'avoir 1.300 lots en lui en laissant encore 100. Continuons la progression : huit princes à 1.200 lots en laisseront libres encore 100 ; doublés encore jusqu'à 16, à 32, à 64, ils abandonneront aisément au peuple d'autres centaines de lots, et, portés à 155, ils garderont en tout, par exemple, 930 lots, c'est-à-dire 6 chacun, tandis que le peuple aura ajouté 670 lots aux 1.500 primitifs. C'est, comme on voit, l'histoire du fractionnement depuis 1122 jusqu'à Confucius.
Mais enfin arrivera l'instant où les princes ne p.314 sauraient proposer un plus grand rabais sans congédier l'armée, les employés, et sans rendre impossible le gouvernement. Comment le peuple s'avancera-t-il alors ? Forcément en renversant le mécanisme de la révolution pour diminuer le nombre des princes. S'il en sacrifie 55, en copartageant leurs terres avec les 100 qui restent, non seulement il s'emparera, s'il veut, de 130 lots, mais les cent seigneurs survivants, au lieu de 6 lots chacun, en auront 8. S'il en jette encore 50 dans le gouffre des fusions, les 50 qui le secondent pourront jouir chacun de 12 lots en lui livrant la proie de 200 lots ; s'il supprime encore 25 dynasties inutiles, si successivement il en détruit encore plus de la moitié, réduisant la Chine à 8 États, toute famille régnante pourra posséder un apanage de 25 lots, et la part du peuple portée à 2.800 sera celle du lion.
C'est ainsi que la Chine, d'abord décomposée, se recomposa soudainement avec la fureur des annexions. Que la proie à partager fût en lots ou en argent, que ses valeurs concentrées fussent matérielles ou immatérielles, que la simplification se fît pour réduire des parcs immenses ou pour désarmer des dynasties incorrigibles, ou pour faire cesser des dilapidations barbares, ou pour se décharger du poids de guerres trop onéreuses, ou pour suivre des princes révolutionnaires ; qu'elle se réalisât par la sédition, par la trahison, à travers tous les hasards de la guerre et des méprises, l'effet était le même. Et les disciples de Confucius parcouraient tous les États, prêchant l'annexion, offrant la Chine aux meilleurs princes, p.315 menaçant les familles ineptes, dans la persuasion que le roi le plus humain serait le plus puissant, que le plus humble serait acclamé par tous les peuples, qu'en bien gouvernant son État il les réduirait sans y songer et les subjuguerait sans coup férir. La rébellion élevait les philosophes, les multipliait ; les rois, terrifiés, les appelaient, les écoutaient à genoux, se les disputaient. Toutes les fois qu'il s'agissait d'une crise, d'une guerre, d'une ligue, d'une contre-ligue, on les voyait paraître comme les pontifes de l'inconnu, et leur doctrine, en apparence vulgaire, réduite à des conseils prosaïques, à des maximes banales, à des discours fastidieux, qui prêchaient la justice, la modération, la vertu, une morale indéterminée commune à tous les temps, à tous les lieux, et par elle-même incapable de décider la moindre mesure (car à la modération s'oppose la fermeté, à la justice l'équité, à la sévérité la clémence, et rien ne jaillit de ces vides antithèses), prenait tout à coup un sens incendiaire dans un océan de rébellions où elle montrait au loin la raison comme le port du salut. Il fallut enfin les suivre. Les huit États entrent, en 402, dans la phase qui s'appelle des royaumes combattants, et leur rivalité était si flagrante, leur expansion si inévitable, qu'ils se reformèrent presque tous en même temps : le royaume de Tchéou en 381, celui de Tsin en 375, l'État de Tching dans la même année, Tsi changeait de dynastie en 301, Tçine se scindait en trois États en 376. On ne connaît aucune révolution ni à Lou ni à Ouei ; mais le premier État n'en marque jamais, le second donne les ministres des réformes à Tsin et à p.316 Tchéou ; il ne cesse d'être civilisé, influent ; il est un centre de philosophie et de liberté. Il faut donc conclure que les coups d'État, les révolutions, les ministres exceptionnels inaugurent partout, sous la date moyenne de 375, une grande réforme, et jusqu'en 250, pendant cent vingt-cinq ans, les huit royaumes subsistent sans qu'aucun d'eux cède aux fusions auparavant si précipitées. On conçoit dès lors la vénération du Céleste Empire pour le philosophe qui a su arrêter le mécanisme du fractionnement et activer à sa place celui de la recomposition.
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Chapitre IX
Confucius chez tous les peuples
Explosion persane des temps de Xerxès. Explosion grecque des temps de Périclès. Socrate appelé à jouer le rôle de Confucius. Semblable au philosophe chinois, il interprète la morale naturelle, il ne donne aucun système ; il s'explique par le dialogue ; mais sa subtilité, son martyre, sa lutte avec les sophistes prennent au rebours le Céleste Empire.
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p.317 Après avoir vu la philosophie et l'inaction de Lao-tsé chez tous les peuples, nous assistons maintenant au spectacle de la doctrine de Confucius, de la philosophie en action s'étendant également à travers l'hémisphère indo-européen. Cette fois l'histoire s'éclaircit, et il suffit de lire ses nombreux documents pour retrouver les dates chinoises partout.
En 510 nous avons à la Chine la propagande de Confucius, et nous disons exactement en 510, parce qu'il naît en 550 et que, suivant lui, avant l'âge de quarante ans l'homme n'exerce aucune influence publique. Or, dans la p.318 même année, la Perse, fortifiée par le gouvernement de Darius et par la doctrine de Zoroastre, pousse Xerxès à demander l'empire du monde. De là encore, dans cette même année, les Hellènes menacés, envahis par les armées du grand roi se réunissent, chassent de leurs villes les tyrans soutenus par l'ennemi et remportent ensuite les trois grandes victoires de Salamine, Platée et Marathon. À ces trente ans de guerre et d'effervescence intérieure succède l'explosion contre l'hégémonie spartiate et les lois patriciennes, et l'hégémonie passe aux Athéniens, qui ont porté le poids de la guerre. Ils ont abandonné leurs maisons pour monter sur les cent quatre-vingts navires de la république, ils ont dispersé leurs femmes chez leurs alliées ; sans terre ni eau ils ont remporté la victoire de Salamine avec Thémistocle, celle de Marathon avec Miltiade, et désormais leurs hommes parlent une langue si nouvelle, si imprévue que les idées de l'ancien temps disparaissent, honteuses devant ses enchantements.
C'en est fait de cette Sparte, si jalouse qu'elle contestait à Athènes le droit de relever ses murs, si barbare qu'elle ne permettait à aucun Grec de séjourner dans ses murs, si cruelle qu'elle égorgeait ses esclaves par calcul, si égyptienne qu'elle restait sans artistes, sans orateurs, sans poètes, et que Pausanias, son roi, songeait déjà à se rallier aux Perses. Les patriciens les regrettaient, mais la haine des multitudes contre le passé s'exaltait tellement que, inquiètes, méfiantes, ombrageuses, elles jetaient les meilleurs de leurs chefs en exil chez l'ennemi, par cela p.319 seul qu'on cessait de les comprendre. En attendant, l'ostracisme contre les grandeurs inutiles frayait la route aux grandeurs nécessaires à continuer la guerre persane sur le sol même de la patrie contre les gouvernements protégés par le grand roi, contre les tyrans attardés, contre les sénats qui pactisaient avec l'étranger, et Périclès improvisait cet empire athénien où la simplification incendiaire des Chinois prenait les formes de l'art hellénique.
Athènes, Samos, Cyrène, Milet, Abdère, Elée reproduisaient ainsi avec la liberté républicaine les scènes de Tsi, Lou, Ouei, des États de l'extrême Orient. Faute de princes on voyait les philosophes dans les rues, sur les places, liés avec les premiers représentants des républiques, applaudis par le peuple en haine de la Grèce patricienne. Les uns voyageaient de ville en ville expliquant l'origine du monde sans tenir compte des théogonies, les autres riaient ou pleuraient en considérant la folie des mortels, d'autres encore défendaient et combattaient en même temps toutes les lois, tous les dogmes, et, au milieu de cette confusion, paraissait Socrate, le Confucius de l'Occident, le père de tous les systèmes postérieurs qui relèvent de son enseignement à ce point que pas un ne se dérobe à son influence. Qu'on prenne tous les historiens de la philosophie quelles que soient leurs doctrines ou leurs préoccupations, ils disent que Platon, Aristote, les stoïciens, les épicuriens, les néoplatoniciens sont ses disciples, et quand la philosophie renaît dans le monde moderne qui peut l'oublier ?
Mais d'où lui vient cette gloire sans tache ? De ce qu'il p.320 n'est pas l'homme d'une théorie ou d'un système arrêté, mais l'interprète de la raison, qu'il fait, à l'imitation de Confucius, descendre du ciel pour interpeller toutes les opinions au point de vue de notre destinée sur la terre. Peu lui importent les grandes conceptions sur l'origine de l'univers, qu'il vienne de l'eau, de l'air, du feu, qu'il soit une combinaison d'atomes ou une création numérique, il veut l'interroger à son point de vue et le connaître pour l'exploiter ensuite à son profit. Afin que la guerre au passé soit complète, il va jusqu'à se déclarer ignorant, mais intéressé à ne pas se tromper et à combattre toute erreur comme un fantôme capable de l'égarer. Que si on prétend en savoir plus que lui et l'éclairer, il en est heureux, mais que son maître y prenne garde, car il parle à un homme d'action, et une faute serait sa ruine.
À l'exemple de Confucius, il écoute donc la voix de la nature qui révèle les lois morales. Or la morale ne se laisse ni expliquer, ni régler, ni emprisonner par la rigueur des déductions ; elle se manifeste par l'exemple, par la vie, par la parole identifiée à l'action. Si on voulait inculquer l'amour et le respect au père et à la mère en vertu d'une prémisse, on ne trouverait aucune liaison entre l'acte de la génération et le phénomène de la piété filiale. Votre père, votre mère ont-ils pensé à vous ? ont-ils voulu vous engendrer ? Vous connaissaient-ils avant de vous mettre au monde ? Étaient-ils libres de résister à leurs penchants mystérieux ? Sont-ils responsables d'un instinct qu'ils ne se sont pas donné ? Nous dire p.321 d'être reconnaissant pour l'éducation qu'ils nous ont donnée n'est-ce pas encore signaler sans preuves la toute-puissance d'une loi indiscutable ? Ce même raisonnement s'applique à tous ses devoirs, ils sont ou ils ne sont pas. Quoi qu'on en dise, la jurisprudence elle-même peut se mesurer dans les actes extérieurs de la liberté, car ils s'excluent mutuellement, mais la liberté elle-même descend du ciel, sans qu'on puisse deviner de quelle manière elle nous donne l'orgueil des anges déclins. Socrate s'efforce de la susciter en nous par des interrogations, de nous aider quand nous voulons entendre sa voix, et il se compare à la sage-femme qui aide la mère au moment où l'enfant doit paraître. C'est ainsi qu'il révèle, comme Confucius, la morale naturelle sans origine et sans mystère, abstraction faite du ciel et des enfers, sans souci des nombres et des catégories et se bornant à honorer le dieu responsable de l'ordre universel. Libre à la foule de l'invoquer à sa manière, de l'entourer d'esprits, de le rapprocher de la Terre, de lui donner un cortège de cérémonies, d'évocations et d'enchantements, de le supposer l'auteur des famines, des inondations. Pour lui il n'est que le principe de la finalité incontestable, qui rend la vertu utile, le crime nuisible, la famille nécessaire, la société indispensable, la patrie inviolable.
De même que Confucius, Socrate se laisse résumer en peu de mots. Quand on a dit que sa morale est pure, qu'elle se dégage de toute superstition, de toute religion locale, de toute tradition nationale, quand on a ajouté qu'avec lui la raison donne une parole impérative au p.322 sentiment, qu'elle montre l'utilité de la vertu, la nécessité de la justice, les calamités qui accablent l'homme révolté contre l'ordre naturel, le néant de ses prétendus succès, la force des choses qui conseille de préférer le supplice accidentel de l'homme vertueux au triomphe éphémère du criminel, si on veut donner une exposition plus longue de sa doctrine les paroles manquent, tandis qu'on peut consacrer de longs volumes à Platon, à Aristote, à Zénon, à tous ses disciples.
C'est que son interrogation, toujours naturelle, s'arrête à l'instant où l'on voudrait la continuer pour raffiner la réponse. Où placerons-nous, par exemple, le bonheur, si ardemment poursuivi par Socrate ? Est-ce dans le plaisir du moment, ou dans l'intérêt bien entendu, ou dans notre propre opinion capable de mépriser tous les biens de la terre ? Où est le bonheur du martyr de la vertu ? Est-il protégé par le ciel ? Le ciel est-il sur la Terre, ou dans l'Olympe, ou dans le néant du tombeau ? Est-il urgent de se délivrer de la crainte des dieux, ou faut-il l'inculquer comme un principe de salut ? Et s'il y a des dieux, comment disposent-ils de notre destinée ? Faut-il invoquer les divinités d'Homère ou quelque divinité inconnue qui se dérobe mieux aux traits de la critique ? Socrate ne répond pas, et c'est là son mérite ; s'il répondait, il serait Épicure ou Zénon, sceptique ou croyant, chrétien ou païen, il ne serait plus le maître à tous, l'homme qui a posé la pierre d'un édifice qu'on ne peut ni abandonner ni achever.
Révélateur de la morale sans théories et sans p.323 superstitions, Confucius ne s'expliquait que par l'exemple, par l'action, par des actes qui frappaient les yeux, qui déconcertaient les esprits rebelles, qui surprenaient le monde à la merci des magiciens. Le roi d'Oueï voulut un jour le montrer comme une curiosité à sa concubine : le philosophe se renferma dans le cérémonial, il resta dans la cour, et quand il entendit par le tintement des sonnettes que la maîtresse du roi allait le regarder, il se prosterna devant elle comme si elle était le roi, qui vit ainsi sa dignité avilie. Dans une entrevue, le roi de Tsi insultait le roi de Lou, en faisant jouer devant lui une pièce qui rappelait la lubricité d'une reine de sa famille ; Confucius, ministre de Lou, fit décapiter sur-le-champ les deux premiers acteurs, parce qu'ils insultaient, dit-il, la majesté des deux rois, qui ne pouvaient ni ordonner ni voir pareille représentation. Un philosophe au désespoir était sur le point de se tuer : il l'arrêtait, le consolait et lui apprenait que la sagesse doit être supérieure aux hasards de la vie. Au reste, un fleuve qui coule, un seau qui puise de l'eau dans un puits, la demande timide ou indiscrète d'un disciple, tout lui sert de point de départ, et, par la méthode de l'exemple, il évite la démonstration et il semble enseigner ce qu'on sait déjà. C'est ainsi que Socrate vit en public, qu'il enseigne en causant, que le dialogue est son arme. Un dévot qui porte une offrande au temple pour se dispenser d'être probe ; Alcibiade qui cherche le bonheur dans le plaisir ; un sophiste qui joue sur les antithèses pour démontrer que tout ce qui est utile est juste ; un patriote armé jusqu'aux dents qui croit p.324 la patrie invulnérable parce qu'elle possède d'admirables armuriers, sans songer qu'ils fournissent des épées aux deux partis qui la déchirent : voilà les scènes de la vie de Socrate. Qu'on le suppose taciturne, renfermé chez lui ou errant de ville en ville pour échapper à tous les regards, on pourra dire, comme Confucius des solitaires, qu'il n'est sage que pour lui, qu'il répète l'histoire de Pythagore, qu'il manque à la mission de le venger, en infligeant au peuple l'utile punition de connaître ses torts dans son propre intérêt.
Il serait facile de multiplier les ressemblances entre le philosophe de la Grèce et celui de la Chine, mais les différences intéressent davantage, car elles tiennent aux contrastes entre les deux régions opposées. Par une première différence, Socrate, né au milieu des républiques, prêche une morale qui élève le citoyen, et, loin de s'adresser aux princes avec le cérémonial de la monarchie, pas un mot chez lui n'inculque l'humilité ; s'il écoute la voix de la nature, il souffre qu'à la Chine elle parle très haut dans la famille, mais il l'écoute avant tout quand elle inspire les citoyens, quand elle impose le niveau de l'égalité à tous les hommes, quand elle choisit ses chefs naturels par la libre voix de l'élection ; quand elle confie le gouvernement de la république, non pas à un père impossible, mais aux meilleurs citoyens.
Aux prises avec la mythologie qu'exploitent les sophistes et qui provoque l'objection poétique et raffinée, Socrate ne peut se contenter de l'exposition paternelle et positive de Confucius. Ses adversaires l'obligent à mieux connaître les p.325 mystères de la discussion, à mieux aiguiser l'ironie de son interrogation, à mieux explorer les faux-fuyants de la polémique, qui trouve autant de détours que l'esprit humain découvre de théories pour échapper à l'étreinte de la nature. Et l'interrogation de Socrate est si profonde, qu'elle engendre bientôt la dialectique de Platon, le syllogisme d'Aristote, le dilemme de Zénon, la description d'Épicure, enfin la merveilleuse analyse de l'Occident, tandis que la Chine reste à l'enfance de la parole.
Par une différence encore plus profonde, Confucius, protégé par une tradition scientifique et régnante, est toujours magistrat, homme de cour, professeur ; ses disciples ne cessent de représenter le gouvernement, de prêcher l'empire ; aucune proscription ne les frappe, hormis les malheurs inséparables de la fortune des théories. Mais le philosophe d'Occident, opprimé par la mythologie régnante et par les fantômes du sanctuaire, doit ses succès à des équivoques, ses triomphes à une surprise bientôt expiée par la grande catastrophe de sa mort, que l'Europe sent encore aujourd'hui comme au moment où l'aréopage prononçait son arrêt. Car, pendant de longs siècles, nos philosophes errent d'une ville à l'autre comme des êtres maudits. Notre liberté les suscite, les multiplie, protège leur génie ; aucun fait ne leur échappe, aucune ruse de la nature ou de l'art ne se soustrait à leur vue perçante, ils portent l'exactitude jusqu'au miracle. Ils prononcent des mots éternels sur chaque situation de l'esprit ; mille fois plus hardis que les disciples de Confucius, ils se font un honneur d'attaquer la poésie, d'insulter les p.326 dieux, de les bannir de leurs républiques idéales ; ils tournent contre les pontifes toute la haine du mandarin pour les magiciens. Cette haine enfante des utopies merveilleuses où la famille, le mariage même périssent pour faire place à l'égalité la plus absolue. Mais dans la balance des nations, quand ils auraient dû donner à l'Occident la domination de la Terre, leurs théories s'arrêtent dans les écoles, l'erreur reparaît dans les lois, et la guerre de la philosophie contre les religions reste stérile.
Cette différence entre les destinées de la philosophie en Orient et en Occident nous explique aussi pourquoi Confucius naît et meurt exactement soixante-quinze ans avant Socrate, en avance de deux générations sur lui. La période reste la même, car les dates ne dépassent pas l'intervalle de cent vingt-cinq ans, mais elle place Confucius dans la phase de la préparation, parce que la philosophie règne déjà à la Chine, et le novateur peut agiter paisiblement les idées sans attaquer la loi. Au contraire, en Grèce la préparation doit se montrer avant tout dans la mythologie régnante, dans la politique, dans la société, dans la lutte de Salamine, de Marathon, de Platée, dans l'apparition de Miltiade, de Thémistocle, d'Aristide, de Pausanias ; l'explosion seule de Périclès permet à Anaxagoras de paraître, d'expliquer enfin les éclipses par l'astronomie, d'appliquer la physique aux événements de la nature, de tenter silencieusement à huis clos une réforme que la Chine connaissait depuis deux mille ans et qui constituait sa monarchie. De plus, comme cette explosion ne doit ni faire triompher la philosophie ni p.327 renverser la mythologie, comme Socrate n'aspire qu'à se faire tolérer grâce à la liberté d'une crise où le peuple le plus spirituel aime à connaître tout le possible, il ne parle qu'au moment de la réaction, chargé de la combattre, de la confondre, de lutter, de mettre en déroute les sophistes, dont le pour et le contre s'accordaient avec le scepticisme vulgaire de la mythologie ébranlée mais toujours souveraine. Plus tard la réaction passe ; Platon résout le grand débat de Socrate contre les sophistes, Aristote succède à Platon ; mais tous deux laissent le monde aux pontifes, tournent le dos aux républiques, et ils ne peuvent pas non plus entraîner les rois, auxquels ils offrent la domination de la Terre.
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Chapitre X
Confucius à Rome
Périclès à Syracuse. Rome fondée en 510. Sa république proclamée pour combattre les rois ses voisins. Sa lutte régicide pendant cinq siècles. Ses institutions populaires de 510 à 376.
(510)
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p.328 La date chinoise de 510 se reproduit en Italie. Ses villes du Midi, menacées par les Perses, pouvaient-elles rester immobiles sous la caste des pythagoriciens, avec des lois qui imposaient à tout novateur de se présenter au sénat la corde au cou, prêt à mourir si son innovation n'était pas acceptée ? Au premier bruit de la guerre persane on massacre les pythagoriciens à Crotone, à Tarente, à Caulonie, à Locri, et on agite dans toutes les villes la question chinoise des lois agraires. Syracuse, qui les surpasse par la richesse et l'ambition, voit son peuple et ses esclaves aussi hostiles aux Géogomères (les propriétaires), que les Athéniens l'étaient aux Spartiates. Son tyran Gélon joue, en 481, le rôle de Périclès, dans tout le Midi de l'Italie, le frère de Gélon réunit à sa cour p.329 Épicarme, Simonide, Bachilide, Eschyle, les grands poètes de la Grèce. Les deux Denys, qui régnaient à Syracuse après un intervalle de république, propageaient encore la démocratie, Platon arrivait à leur cour, et, si le souvenir de leurs extorsions inspire du dégoût, il ne faut pas non plus oublier qu'ils défendaient la patrie, qu'ils secondaient une expansion plébéienne abhorrée par les riches et que ce nouvel empire athénien de la Sicile ne pouvait se faire sans soldats, sans argent, sans démolitions, sans tyrannie.
Toutes les villes imitaient Athènes et Syracuse en reproduisant leurs révolutions, et, pour ne citer que Tarente, au début de la période en 507, elle égorgeait les pythagoriciens, à la fin de la période en 374, exactement une année après les réformes chinoises, elle faisait sa révolution démocratique en ménageant les mille hipparques par l'unique raison qu'ils partageaient avec les pauvres les revenus de la terre.
Les indications qui nous restent sur les autres villes, sur les pythagoriciens réformés, sur Thurium, Héraclée, Néapolis, nouvellement fondées, sur la résurrection de Sybaris encore aux prises avec Crotone, sur la guerre de Rhegium contre les Étrusques, dont la puissance maritime décline, enfin sur l'Égypte même qui s'associe à la grande guerre contre les Perses ses maîtres, par trois insurrections, et qui finit en 373, deux ans après la grande réforme, par entrer dans l'alliance spartiate, prouvent que les Grecs, les Carthaginois, les Égyptiens, les Italiens du Midi, tous liés par une fièvre de rivalités p.330 et de guerres, marchaient d'année en année avec les mêmes idées dans une même révolution.
Mais le parallélisme le plus surprenant est celui de Rome, certes la ville alors la moins civilisée, la moins initiée aux débats de Socrate avec les sophistes, la plus éloignée de soupçonner l'existence de Confucius, et néanmoins tellement de niveau avec la Chine, que juste en 510 elle proclame sa république. Oublier cet événement serait oublier notre langue qui lui doit son origine, notre civilisation qui lui doit sa géographie. Les idées mêmes du citoyen, du tribun, du censeur, du dictateur, sont fixées par la république romaine avec une telle précision que toute imitation en sera toujours pâle et misérable.
Importante comme l'avènement de la philosophie grecque, l'expulsion des Tarquins donne donc la véritable date de la fondation de Rome. Si on remonte au delà de 510, Rome ne se distingue pas des autres capitales italiennes ; inférieure à Crotone, à Tarente, à Syracuse, à Agrigente, son obscure histoire ne laisse pas deviner sa grandeur à venir. Romulus qui la fonde, Numa qui lui donne des rites, les institutions militaires ou civiles de Tullus Hostilius ou de Servius Tullius ne forment qu'une petite monarchie probablement inférieure à celles de Clusium, de Tusculum, de Tibur, ou d'Antium, dont on sait à peine le nom. Ses rois sont des hommes légendaires, des demi-inventeurs dont la longévité met en doute l'existence. Comment au nombre de sept, sur lesquels on en compte trois tués et un expulsé, auraient-ils donné des règnes d'une moyenne de trente-trois ans, p.331 c'est-à-dire de sept années plus longue que les règnes des dynasties héréditaires les plus paisibles ? Leur grandeur est due aux perspectives des temps postérieurs, et si Veies avait subjugué Rome, l'admiration se serait attachée à la série de ses princes, tandis que Romulus et Numa seraient tombés dans l'oubli.
Mais après l'expulsion des Tarquins, Rome s'élève d'une manière si exceptionnelle que les écrivains s'efforcent bientôt d'expliquer sa grandeur. Les uns l'attribuent à la fortune, et certes, si les Romains n'étaient pas nés sur un sol heureux, s'ils ne s'étaient pas trouvés près de la Méditerranée pour la dominer, assez loin de la côte pour ne pas redouter une invasion maritime, si le commerce n'avait pas déplacé les forces et les richesses de manière à les engager aux conquêtes et à leur donner un temps d'avance sur l'Étrurie, le Samnium, sur les peuples plus éloignés, sur les nations désormais incapables de profiter de la mer Intérieure qui réunit trois continents, leur histoire se serait confondue avec celle des peuples moins célèbres. Une fortune quelconque est nécessaire à l'acquisition de ce que les théologiens appellent la grâce ou l'élection, sans laquelle on n'arrive à rien. Mais la fortune ainsi conçue ne donne encore aucune explication, et d'autres écrivains ont été forcés de rendre compte de la grandeur des Romains par la vertu. Et nul doute qu'ils avaient ce qu'on appelle la vertu, cette disposition nécessaire pour suivre leur mission, cette abnégation inséparable de leurs intérêts, en un mot cette moralité commune à tous les peuples et variée, suivant les exigences p.332 de la guerre, du commerce, ou de l'industrie. Puisque les Indous et les Égyptiens ont les vertus de leurs intérêts, comment refuser cet avantage aux Romains ? Certes, Caton et Marius ne seraient jamais nés sous l'équateur. Mais pourquoi leur fortune a-t-elle été républicaine ? Pourquoi leur vertu a-t-elle choisi cette forme pour se manifester, et cette date de 510 pour donner une seconde origine à la ville de Romulus ?
Tite-Live ne se méprend nullement sur l'importance de l'expulsion des Tarquins, et comme au fond son récit est l'histoire de la république romaine, entraîné par son sujet, il cherche les raisons du sort exceptionnel de sa patrie par des considérations politiques. Cependant les raisons politiques sont à leur tour inférieures à la grandeur, à la durée, à l'influence des Romains ; variables comme les circonstances, tantôt favorables à la liberté, tantôt à la monarchie, ici fédérales, là unitaires, ailleurs mêlées, elles nous égarent dans un labyrinthe de contrastes que l'opportunité multiplie et détruit à chaque instant. Comment donc pourrions-nous suivre le grand historien quand il veut tirer d'une lutte momentanée contre les Tarquins tout l'avenir de sa patrie ?
Si Tarquin était orgueilleux, il fallait l'expulser, proclamer son fils, lui imposer la révolution, ou choisir une autre dynastie en passant à travers ces alternatives de liberté et de royauté qui retrempent les monarchies. Tite-Live dit que les Tarquins avaient soulevé les haines de tout le monde : que ne nommait-on des princes bénévoles ? qu'ils avaient tué les sénateurs les plus influents ; p.333 il fallait donc les remplacer par d'autres nominations. Il ajoute que, les premiers, ils avaient aboli la coutume de consulter le sénat sur toutes les affaires. Mais qu'y avait-il de plus simple que de le convoquer de nouveau, de le consulter souvent, de le composer comme on voulait ? Le successeur des Tarquins aurait été l'ami du sénat, ne fût-ce qu'en haine de la famille expulsée. Les autres remarques de Tite-Live tendent à montrer Tarquin le Superbe sous les couleurs du tyran grec, et n'en sont que plus inconcluantes.
« Il ne régnait, dit-il, ni par les suffrages du peuple, ni par le consentement du sénat, et il fallait nécessairement qu'il se conservât le royaume par la crainte, puisqu'il n'avait point d'espérance en l'amour des citoyens. Aussi, pour les assujettir davantage, il jugeait tout seul, et sans y appeler personne, les procès criminels ; de sorte que par ce moyen il pouvait faire mourir, envoyer en exil et punir en leurs biens non seulement les personnes suspectes et odieuses, mais encore celles dont il pouvait espérer du butin.
On conçoit donc la révolution, l'expulsion, mais non pas qu'on ne nomme aucun roi pendant cinq siècles, et que dans un État monarchique de tradition la république ne soit momentanée comme la perversité des Tarquins. Tous les sophismes, toutes les subtilités qu'on pourrait multiplier sur la situation intérieure de Rome en 510, bien que relevés par mille éloges à la fierté, au courage, au caractère des Romains, ne donneront jamais que des conclusions vagues incertaines, facilement interverties.
Il faut chercher la raison de la république là où p.334 personne ne la soupçonne, où il faut chercher l'origine de tous les gouvernements, c'est-à-dire hors de l'État, hors de Rome, chez les voisins qu'elle devait combattre. Or Rome, dans son origine, avait été fédérale, si bien que d'après Tite-Live,
« chez les Latins et chez les Romains, les institutions étaient les mêmes, et les guerres étaient de véritables guerres civiles.
Énée fondait Lavinium pour accepter l'hospitalité du Latium, Ascagne construisait Albe en dehors de Lavinium, sans luttes, paisiblement, fédéralement ; Romulus bâtissait Rome en ménageant Albe, et les Romains étaient heureux d'imiter leurs voisins, d'épouser leurs femmes, d'obéir comme eux à des rois, de les choisir chez eux. À la mort de Romulus, ils nommaient Numa, qui était Sabin ; à la mort d'Ancus Martius, ils revenaient encore à la famille de Numa ; Servius Tullius arrivait de Ceriole ; les Tarquins, jadis exilés de Corinthe, venaient de Tarquinie, et c'étaient des lucumons, en un mot des fédérés.
Voilà donc Rome associée avec toutes les villes de son rayon, heureuse de vivre avec elles sur le pied de l'égalité, avec des chefs qu'elles lui offrent dans des conditions fraternelles. Mais en 510 la secousse mondiale qui donnait aux Chinois les fusions, aux Perses l'idée de subjuguer le monde, aux Carthaginois l'idée de les seconder en Occident, aux Grecs l'élan de la liberté, à la Grande Grèce l'élan des plébéiens, ou des tyrans, et des villes nouvelles, donne aussi à Rome le souffle d'une vie nouvelle en lui montrant qu'elle doit subjuguer ses voisins, doubler son territoire et entrer enfin dans la voie p.335 solitaire de la conquête. Dès lors, elle abhorre ce roi de Tarquinie, qui la tenait de vive force dans la modestie des alliances du Latium, de l'Étrurie, du Samnium, des Volsques, et comme tous ses vieux alliés obéissaient à des rois, la république fut son arme, la liberté sa vertu, et son action dut être régicide pendant cinq siècles.
Maintenant nous pouvons relire Tite-Live et voir si cette explication naturelle, déduite de l'origine de tous les gouvernements et confirmée par la situation générale du monde, concorde avec les faits. Tite-Live dit :
« Tarquin le Superbe fit la guerre sans prendre conseil de personne ; il fit la paix, il fit des alliances avec tel peuple qu'il lui plût, et les rompit tout de même à sa fantaisie sans se soucier de l'autorité et du consentement, ni du sénat ni du peuple.
Il se jouait donc des intérêts de Rome ; il les sacrifiait à ceux des villes voisines. En effet, Tite-Live ajoute
« qu'il affectait particulièrement de se concilier l'amitié des Latins, afin de s'affermir davantage parmi les siens, par les forces et l'assistance des étrangers.
Il en était donc à se poser comme un ennemi public avec des alliances perfides.
« Et non seulement, continue Tite-Live, il contractait des amitiés avec les premiers d'entre les Latins, mais encore des parentés. Ainsi il donna sa fille en mariage à Octavius Mumilius de Tusculum, le premier de tous les Latins, descendu d'Ulysse et de la déesse Cérès, s'il faut croire ce qu'on en dit, et il gagna par ce mariage un grand nombre de parents et d'amis de son gendre.
Il cherchait donc à étouffer le peuple dans son intérêt, à lui imposer l'alliance p.336 de ses rivaux, la parenté des hommes qu'il aurait dû immoler.
Les suites de l'expulsion des Tarquins confirment encore les Romains dans la nécessité d'être républicains, de se méfier des hommes incertains, de sacrifier les fils de Brutus, la jeunesse corrompue. Les Tarquins obtiennent le secours de Veies, qui est royale ; de Tarquinie, ville natale des Tarquins ; de Tusculum, leur point d'appui : s'ils triomphaient, Rome serait la proie de Veies, de Tusculum, de Tarquinie, des Latins et des Étrusques. Plus la guerre dure, plus on sent la nécessité de la république, ne fût-ce que pour résister à Porsenna, roi de Clusium et ami des Tarquins.
« S'imaginant, dit Tite-Live, qu'il était avantageux aux Toscans qu'il y eut à Rome un roi de leur nation, il y vint aussitôt avec une armée.
Sans Horatius Coclès, sans Mutius Scevola, Rome tombait sous l'hégémonie étrusque. Après huit ans d'une guerre acharnée, où trouvons-nous les Tarquins ? à Tusculum, à quelques lieues de Rome, chez Octavius Mumilius, son gendre, qui parvient encore à tourner trente villes contre les Romains. Enfin la guerre finit en 496 par la victoire de Régille, par un combat furieux contre les Latins. Et où trouvons-nous Tarquin après la défaite ? à Cumes, chez le tyran Astromède. C'est ainsi que se fondait la république, et en 492 ses succès l'entouraient d'un cercle de haines si fortes qu'au milieu d'une famine les villes voisines lui refusaient les vivres et l'obligeaient à chercher des secours à Cumes, en Sicile, en Toscane, au loin. Le titre d'alliés qu'elle donna p.337 depuis aux peuples de sa prédilection n'était plus qu'un souvenir de son origine fédérale.
Maintenant, si nous examinons les luttes intérieures de la république, nous trouvons que ce sont les luttes chinoises de la loi agraire qui agitent le monde. De même que le premier empereur de la Chine, Romulus avait déjà partagé les terres.
« Après avoir divisé le peuple en tribus, dit Denys d'Halycarnasse, et les tribus en centuries, il partagea le sol en trente parties égales, et assigna une de ces portions à chaque curie ; du surplus de ces terres, il attribua au culte une partie convenable, et laissa le reste à l'État.
Dans cette distribution, la propriété publique fut hors de proportions avec toutes les propriétés particulières des patriciens ; et depuis, toutes les conquêtes, toutes les rapines, toutes les confiscations, tout l'argent que l'on tira de la vente des prisonniers de guerre, des habitants des villes subjuguées, et des expropriations forcées des territoires étrangers formèrent partie de l'agger publicus ; les particuliers n'en profitèrent que comme laboureurs, ouvriers, gardiens ; les patriciens que comme colons, moyennant redevance.
Mais bientôt le peuple réclama une part de l'agger, une modification de la loi primitive fut accordée par Servius Tullius, et d'après les expressions de Tite-Live, « il distribua au peuple des terres prises à l'ennemi ».
Avec la république les réclamations furent plus fortes que jamais, et la terre devint la récompense de toutes les vertus, le trophée de toutes les conquêtes, le but de toutes les guerres, comme elle était en Orient la prime p.338 de toutes les annexions. Ainsi, dès les premières guerres, Horatius Coclès et Mutius Scevola eurent des champs ; bientôt Spurius Cassius proposa le partage des terres prises aux Herniques, et ses propositions de partage dix fois réitérées aboutirent, en 458, à la division du mont Aventin. De nouvelles motions disposèrent, en 390, des terres des Véiens distribuées dans la mesure de sept arpents pour chaque citoyen. On donna en même temps la paye au soldat ; la fondation des colonies militaires ouvrit ensuite une nouvelle issue aux partages, enfin, en 376, l'année même des grandes réformes chinoises, deux ans avant la réforme de Tarente à l'époque où la tyrannie se raffermissait à Syracuse et l'alliance spartiate en Égypte, Licinius Stolo fit passer la grande loi qui interdit à tout citoyen de posséder plus de cent arpents et qui déposséda soudainement les grands propriétaires devenus accapareurs de l'agger publicus sous forme de fermiers.
Avec cette loi finit la première période de la république, qui dura ainsi cent trente-cinq ans, le temps d'une période régulière. Tite-Live, qui expose les faits avec tant d'évidence et d'amour, ne manque pas de signaler l'importance de cette loi de Licinius en faisant observer que, dix-huit ans plus tard, la république était en mesure de lever dix légions de 45.000 hommes.
« Si maintenant, dit-il, on voulait repousser des légions étrangères, il serait difficile de rassembler tout à coup autant de soldats dans ce vaste empire qui s'étend jusqu'aux extrémités de la Terre.
p.339 Les historiens remarquent également que, pendant cette période, les Romains fixent les institutions auxquelles ils doivent depuis toute leur grandeur, et ce sont encore les institutions de la loi agraire conçues, non pas au point de vue monarchique de la Chine ou tumultuaire de la Grèce, mais au point de vue de la plus stricte république. La première des tribuns est créée à la suite de la retraite du peuple irrité, contre les usuriers qui traînaient le débiteur insolvable dans leurs prisons, le chargeaient de chaînes et le soumettaient à d'affreuses tortures. Mais qu'est-ce que l'usurier ? C'est le propriétaire privilégié, l'élu d'une loi agraire antérieure, le tyran de la foule qu'elle dépossède, et le débiteur insolvable est le fermier frappé par la grêle, le paysan auquel on a avancé les semailles, l'ouvrier dans l'impossibilité de tenir ses engagements. Solon accordait au peuple l'abolition des dettes, espèce de loi agraire précipitée, de cote mal taillée, qui violait les lots des riches pour enrichir les pauvres. Les plébéiens de Rome respectent les lots primitifs des riches, mais ils en réclament d'autres pour eux pris sur l'agger et ils créent les tribuns, seuls inviolables, pour réclamer du gouvernement que les patriciens respectent les lois, habituellement violées au détriment des plébéiens. Depuis, les tribuns ne cessent plus d'être les hommes de la nouvelle loi agraire contre le gouvernement de la république, et les grands propriétaires les accusent souvent d'être les Tarquins de la rue.
La loi des Douze Tables, encore une institution de cette période, n'a d'autre but que d'arracher à l'aristocratie le p.340 secret des lois, de les placer dans le forum et de les rendre vraiment tutélaires. Empruntées aux Grecs ou romaines pour le fond, elles mettent hors de doute le droit, c'est-à-dire la vie et les biens des citoyens, la propriété qu'on mobilise, qu'on transmet par testament, qu'on arrache ainsi aux agnations antiques. Le partage des consulats, les mariages autorisés entre les plébéiens et les patriciens, les auspices communiqués à la plèbe, quelle que soit l'interprétation qu'on donne à cette partie ultérieure de la jurisprudence romaine, ne sont que la conséquence de la loi agraire, du tribunal, des lois nouvelles, des privilèges accordés à la plèbe.
Enfin la dictature et la censure sont encore deux institutions éminemment républicaines de cette période. Le dictateur assure à la république tous les avantages de la monarchie, le pouvoir discrétionnaire, le silence, les lois exceptionnelles, l'effacement de l'opposition légale, la rapidité de l'action arrachée à la solennité des assemblées. Le censeur représente, au contraire, l'inquisition illimitée en faveur des lois, il exige la stricte observance des murs, des traditions, des formes qui rassurent la liberté, et ces deux fonctionnaires, contemporains de l'ostracisme athénien, montrent jusqu'à quel point la république, destinée à se mesurer avec tous les rois de la Terre, était jalouse de leur dérober toutes les ressources en les subordonnant au principe unique, la volonté populaire.
En dehors de Rome, de la Grèce et de la Chine, à cette époque, il n'y a pas d'autre histoire connue ; la p.341 Perse décline comme l'Égypte, attendu l'impossibilité où elle se trouve de liquider la grande faillite de Xerxès, mais partout où l'on trouve des renseignements on les explique d'après l'histoire notariée de la Chine.
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Chapitre XI
Les fusions chinoises
Quelles furent les réformes de 375. Leur insuffisance suppléée par la libre propriété inventée à Tsin. Explosion de la propriété. Tchao-siang subjugue tous les rois de la loi agraire. Leur impuissance due aux philosophes de l'ancienne école.
(370-230)
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p.342 Nous sommes arrivés à l'année 375, qui a été l'année de la réforme générale du monde, année dans laquelle les États de la Chine se fixèrent, la Grèce donna la grande période Périclès, la Macédoine commença sa carrière, l'Égypte, la Perse, l'Étrurie déclinèrent, tandis que la Grande Grèce s'éleva à Syracuse, à Tarente, à Thucium, à Héraclée, à Naples, et que la république romaine enfin publia la loi agraire, préparation nécessaire de ses conquêtes. Pour suivre encore la marche des nations et pour nous rendre compte de l'histoire postérieure du monde, on doit revenir sur le terrain de la Chine à la date de 375, à cette réforme que nous avons vaguement indiquée et qui se réalisait dans les huit royaumes. Pour p.343 en sentir la portée il faut se rappeler qu'elle arrêtait le mouvement des fusions, par lequel en un siècle cent quarante-sept États disparaissaient et cent cinquante-cinq dynasties se réduisaient à huit ; il faut aussi se figurer l'agitation de la Chine pendant la destruction de cent quarante-sept gouvernements, de leurs armées, de leurs capitales, au milieu des tumultes, des guerres, des émeutes, des retours, des craintes, des espérances suscitées par cette anarchie. Or, comment le mouvement s'est-il donc arrêté ? Tsi changeait de dynastie, Tchéou, Tsin, Tching modifiaient leurs lois, mais si on voulait définir exactement ces réformes, quand même nous aurions les documents de chaque royaume, nous ne pourrions les expliquer par la raison suprême qu'elles étaient dictées par la doctrine de Confucius, par des considérations morales, par des appels au meilleur des princes, par des efforts multipliés dans le but d'obtenir des perfectionnements pédagogiques, des améliorations discrétionnaires. On prêchait la vertu, on l'exigeait de tous les princes ; mais quel homme est véritablement vertueux ? quel gouvernement peut se soustraire aux invectives de la morale ? Comment faire cesser une critique qui exige dans le roi le sentiment d'un père, dans les sujets l'égalité des frères, dans l'État la sainteté de la famille ? Les huit royaumes s'arrêtaient par cela seul que les fleuves, les montagnes, le sol, en un mot les circonscriptions géographiques, aidées par les différences des lois, des murs, des langues, mettaient une limite à la recherche incendiaire du meilleur des gouvernements. p.344 On ne devinait plus à Tsi ce qui se passait dans le royaume de Tchéou, à Lou jusqu'à quel point le prince de Yen eût été préférable, on ne voyait pas de quelle manière le roi de Han aurait pu soutenir ses partisans à Tchao, et on jouissait d'un instant de répit. Mais le principe de l'agitation subsistait dans son intégrité, car les philosophes ne se lassaient ni de critiquer les princes ni de chercher le meilleur des chefs destinés à les dominer.
« Il n'y a désormais plus, disait l'un d'eux, un seul prince qui ne se plaise à faire tuer les hommes ; si un seul d'entre eux n'était pas criminel, toutes les populations de l'empire se précipiteraient à sa rencontre semblables à des soldats qui se précipitent dans la mêlée. Qu'un seul prince soit sage, ajoutait-il, et tous les fonctionnaires de l'empire voudront venir à sa cour, tous les laboureurs voudront labourer son champ, tous les marchands apporteront les marchandises à son marché, tous les voyageurs, tous les étrangers voudront voyager sur ses terres, tous les peuples de l'empire, opprimés par les princes, iront à lui pour l'instruire de leurs souffrances.
Mais en quoi devait consister la sagesse du meilleur des princes ? Par quel moyen, catégoriquement désigné, devait-il séduire les fonctionnaires, les laboureurs, les marchands, les voyageurs ? Personne ne le disait et, en attendant, personne ne résistait à cette démagogie obséquieuse, et chaque jour il devenait plus urgent de chercher une idée qui ne fût ni une vaine exhortation à la vertu, ni une méchante dénigration des gouvernements, mais une réforme positive où cette masse des populations chinoises p.345 tombât comme le bronze dans sa forme pour y rester à jamais.
L'État qui chercha cette idée fut celui de Tsin au nord-ouest de l'empire, un État à moitié barbare, qui combattait depuis huit siècles tantôt les Tartares, tantôt les Chinois, et qui tenait son originalité de cette double guerre. Il avait eu son grand conquérant Mou-kong, et, à la veille des réformes, il avait devancé toutes les dynasties en changeant sa dynastie. Or, la nouvelle dynastie se jette dans la révolution avec la liberté des Tartares, la précision des Chinois, l'avidité des conquérants. Une génération après l'avènement de la nouvelle dynastie, en 364, son roi, Hiao-kong, s'écrie :
Cherchons un ministre, cherchons-le ; peu importe sa condition. Si je le trouve dans la foule je saurai l'élever, s'il occupe déjà quelque place je lui promets la souveraineté dans une partie de mes États.
Le royaume d'Oueï lui présenta le philosophe Koung-siun-yang, qui transforma immédiatement l'impôt alors personnel, incertain, à la merci des inspecteurs, en une contribution fixée, déterminée par la terre, proportionnée à son revenu. Cette innovation, conforme aux principes de nos cadastres et de notre émancipation territoriale, entraînait à sa suite d'autres par lesquelles on doublait les corvées aux oisifs, on récompensait les meilleurs laboureurs, on punissait les égoïstes avec l'esclavage, et enfin on donnait l'avancement dans l'armée d'après le mérite. La translation de la capitale à Hien-yang scellait ces lois qui enlevaient bientôt sept mille familles aux États voisins de Yen et Tchao.
p.346 Jusqu'ici on restait encore dans le vague des législations antérieures et d'autres princes auraient pu bientôt rivaliser avec celui de Tsin. Mais quatorze ans plus tard, en 350, le même philosophe discute tout à coup le principe même de la loi agraire. Pourquoi distribue-t-elle des terres ? dit-il. Pourquoi renouvelle-t-elle tous les ans la répartition ? Son égalité mathématique n'a rien de commun avec l'inégalité des hommes ; elle donne une même mesure de terre aux meilleurs et aux pires des colons ; sa répartition bizarre et viciée dérobe la terre à l'attente du laboureur : comment pourrait-il s'intéresser à son amélioration quand il doit la quitter au plus tôt ? Pour Koung-siun-yang, la loi agraire était un désordre, et il détruisit les terres communes en permettant à chacun d'occuper les champs qu'il voudrait, de les entourer de bornes, de les garder à perpétuité, et d'en disposer librement par vente ou par toute autre voie.
À partir de ce moment, les paysans de Tsin sont propriétaires, leur avidité sans limites est au service du roi, personne ne peut plus leur résister. Que voient-ils à la frontière ? La loi agraire, une pédagogie mêlée de révolution, une conquête facile, des terres vides, les Tsin n'ont plus qu'à tuer du monde pour s'enrichir, les autres Chinois n'ont plus qu'à déserter les anciens princes pour s'affranchir, et le principe de la propriété offre ainsi la Chine au plus égoïste et au plus séducteur de ses États.
La conquête s'accomplit d'une manière très rapide, au milieu d'événements connus, comme s'il s'agissait d'une guerre d'hier ; on sait le jour, le lieu où chaque prince p.347 succomba, ses résistances désespérées, ses illusions du moment, et tout est dominé par cette force supérieure de la propriété qui fit tourner toutes les vertus et tous les vices au profit des Tsin.
Voici le premier fait. Un philosophe de l'école de Confucius, Sou-tsin, s'efforce de les tromper en leur offrant ses services pédagogiques et incendiaires, et comme on le remercie, il se rend chez leurs ennemis et devient l'âme d'une ligue générale. Mais les Tsin battent la ligue, dispersent ses chefs, et, devenus suzerains de Ouei et maîtres de Pa et de Chou, lèvent trois grandes armées qui ébrèchent les États de Kin, Oueï et Han, et qu'on arrête avec peine à force de concessions.
Bientôt la ligue se renouvelle, dirigée par l'État de Tsi et soutenue par les philosophes de l'école de Confucius. Parmi eux on voit Meng-tsé, le grand homme de l'école, personne ne le surpasse en prédications morales, personne ne respecte plus que lui l'autorité de princes qu'il veut détrôner. De 314 à 288, le roi de Tsin se défend avec peine ; peut-être est-il lui-même entravé par une réaction intérieure. Mais il combat, il se rachète de sa faiblesse momentanée, et, en 288, il est si sûr de sa réforme et de l'incendie qu'il propage au nom de la libre propriété, que de sa propre autorité il divise la Chine en deux parties qu'il appelle l'une l'empire d'Orient, l'autre l'empire d'Occident, et, en prenant la première, il envoie l'un des plus grands seigneurs de sa cour au roi de Tsi, pour l'engager à prendre à son tour le titre d'empereur d'Orient. Celui-ci joua dérisoirement le rôle d'empereur p.348 pendant deux jours, et renvoya le messager comme s'il avait été l'ambassadeur d'une comédie. Mortifié, dit-on, par cette moquerie, le roi de Tsin finit par abandonner lui-même le titre qu'il avait pris, et les Annales, très orthodoxes dans le culte de l'autorité d'après Confucius, louent le prince de Tsin à cause de sa sagesse et de sa modération en présence des chefs de l'hérésie et de l'innovation. Mais le roi de Tsin avait porté un véritable défi ; solitaire dans son action, il pouvait aspirer à la domination de la Chine, tandis que son adversaire, fédéral à cause des alliances, fondé sur les traditions, entouré de philosophes en déroute, ne pouvait pas même accepter la moitié de la Chine sans perdre tous ses appuis. Il est possible que son chef, d'humeur plaisante, sût tourner en ridicule la singulière prétention de son rival et que le contraste entre les formes tartares de Sa Majesté de Tsin et les rites philosophiques d'un couronnement impérial eût assez de force pour provoquer l'hilarité universelle. Mais le roi de Tsin revint à l'attaque plus décidé que jamais. Toujours sans alliés, sans hésitations, méprisant tout le passé de l'empire, cette fois il était Tchao-siang, un homme de fer, qui vivait plus d'un demi-siècle au milieu des batailles, et marchait en avant avec tous les excès de la cruauté et du progrès. Ses généraux s'avancèrent par le massacre des garnisons, par l'extermination de tout ce qui résistait ; en une seule fois ils égorgèrent quatre cent cinquante mille prisonniers pour empêcher de futures rébellions. Mais partout ils allégèrent l'impôt, ils protégèrent le peuple, ils abolirent p.349 la bureaucratie désastreuse du vieux temps, et la propriété, établie sans délai, multiplia leurs amis. De plus, ils accueillirent les sages sans distinction de secte ; libres comme la propriété, ils les respectèrent tous, et pour donner une idée du prix qu'ils attachaient à la pensée, il suffira de dire qu'un général de Tsin assiégea exprès une ville pour s'emparer d'un philosophe qui s'y était réfugié et qu'il voulait accabler de bienfaits. Mais si ce philosophe se donna la mort pour rester fidèle à son prince, ce fut à un autre philosophe, Fan-tchin, que Tchao-siang dut ses dernières victoires. Dès qu'il le vit arriver, roué de coups par son ennemi, il se prosterna devant lui, l'écouta à genoux et le suivit à la lettre, si bien que sous sa direction l'arithmétique de la propriété et du meurtre multiplia les réformes et les massacres comme si la Chine avait voulu vivre dix siècles en quelques jours.
L'empereur légitime, complètement oublié, végétait dans son misérable apanage. Cette fois, il se réveilla comme d'un rêve ; et, sans comprendre son temps ni deviner la cause du bouleversement universel, il crut encore à la force de sa dignité, et en 256 il quitta sa retraite pour se mesurer avec le colosse de Tsin. Rapidement humilié, réduit à payer un tribut, son successeur Koei-kong encore plus persuadé de sa toute-puissance, trouva les peuples de Tchéou exaltés en sa faveur. Trompés par leurs propres préjugés, ou épouvantés par les dévastations méthodiques des Tsin, ils abandonnaient leurs terres et leurs maisons pour se donner à lui ; ils fortifiaient ainsi ses illusions, et il supposait le moment p.350 propice pour s'étendre d'après la loi du plus petit qui subjugue le plus grand, à force de douceur. Dans son aveugle stupidité, il envahit l'État de Lou, où il pensait que le respect pour la tradition lui donnerait les moyens de s'étendre. Mais Tchao-siang, déclaré empereur, sacrifia au Chang-ti, demanda le tribut impérial, relégua le dernier descendant du Tchéou dans un village où il s'éteignit sans bruit comme un fonctionnaire destitué, et c'est ainsi que finit cette dynastie qui avait régné huit cent soixante-treize ans, donné trente-cinq princes et assisté à la naissance des philosophes que jamais elle ne comprit.
On recule d'épouvante quand on évalue ce qu'a coûté cette révolution de la propriété : de 365 à 255, les princes de Tsin ont fait abattre, de sang-froid, 1.400.000 têtes, sans compter les victimes de leurs guerres, où des masses de 500.000 hommes se heurtaient les unes contre les autres. Mais cette phase effroyable n'est que le prélude d'une nouvelle phase qui la surpasse de beaucoup par la férocité des combats et par l'atrocité des massacres ; nous sommes dans le sang jusqu'aux genoux, et rien qu'à considérer la situation de la Chine et la force de ses idées, on voit que le sang nous arrivera bientôt jusqu'à la gorge. Car, le jour où les princes de Tsin prennent le titre d'empereur, ils ne possèdent qu'un cinquième de l'empire, tous les États sont encore debout ; Tchéou, Yen, Ouei, Tchao, Han, Tsi, cruellement mutilés, dans l'impossibilité de fermer leurs blessures, frappés mortellement, subsistent toutefois et s'obstinent à combattre et à se combattre, comme si la conquête impériale n'était p.351 qu'un événement éphémère. Ils ne comprennent pas que le système fédéral est tué, que l'unité nominale de l'empire devient réelle, grâce à la propriété ; que le travail des Tsin, à peine ébauché dans le Nord, doit s'étendre à l'empire, et que dans ce moment le dernier vaurien, jaloux de s'emparer d'une motte de terre, surpasse Confucius dans sa passion pour l'unité imminente de la Chine.
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Chapitre XII
La révolution de l'unité
Réforme unitaire de la Chine par la dévastation des capitales, par l'incendie de tous les livres, par une série de coups d'État suggérés par Lao, par le désarmement universel suivi d'une réorganisation complète. Construction de la Grande muraille. On fixe la religion des tao-ssé. Funérailles de Hoang-ti. Réaction fédérale de Hiang-yu. Solution de Liéou-pang, qui délivre les prisonniers et fonde la dynastie unitaire des Han d'après l'unique impulsion de sa bonté naturelle. Fidélité de cette dynastie au principe philanthropique de son origine. Liberté, richesse et conquêtes de la Chine sous les Han.
(230)
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p.352 La vie révolutionnaire de Tchao-siang se continue par son fils Tsin-chi-hoang-ti, le terrible empereur qui donne enfin l'unité par explosion et surpasse tous ses devanciers sans que la postérité puisse encore lui donner un rival. Peu nous importent le nombre de ses batailles, ses habitudes personnelles, les circonstances de sa famille, la cruauté avec laquelle il punit les dérèglements de sa mère. Allons au fait, puisqu'il s'agit encore de l'histoire la moins sympathique et la plus arithmétique qu'on puisse concevoir. Voici quelle est son action.
p.353 1. Il extermine d'abord tous les royaumes. Ces capitales qui avaient cinq cents ans d'existence, ces dynasties qui comptaient de longues séries de princes, ces États aux cours fastueuses, aux traditions civilisées, aux armées admirables, tout périt sous le fer de ses soldats. Il achève, en 231, la conquête de Han, dont il jette la famille régnante dans la classe du peuple ; trois ans plus tard il subjugue le royaume de Tchao, dont il massacre la dynastie ; trois ans plus tard encore, c'est l'État d'Oueï qu'il détruit en exterminant ses princes ; en 223, le royaume de Tchéou use d'abord une armée conquérante de 200.000 hommes, et succombe enfin accablé par une nouvelle armée de 600.000 hommes. L'année suivante, l'État de Yen finit, sa dynastie s'éteint dans le sang ; l'année suivante encore, la famille de Tsi se livre lâchement, et, reléguée dans un désert, elle y périt tout entière de faim et de misère. Il n'y a plus aucun État : les apanages disparaissent, le sol se nivelle, trente-six provinces se substituent avec leur uniformité administrative à l'ancien fractionnement, les mandarins font oublier les rois, et la centralisation s'établit sur la base de la propriété proclamée dans toutes les terres de l'empire. C'est là le résultat géographique, et bientôt un autre combat succède à celui des épées et des flèches.
2. En effet, novateurs et incendiaires, les Tsin, à peine l'unité triomphe-t-elle, se trouvent aux prises avec les disciples de Confucius, qui continuent leur critique pédagogique et morale. Pour eux, les rois n'avaient jamais été assez bienfaisants, et cette fois il était facile de censurer cet p.354 empire élevé sur une montagne de cadavres. Un jour, ils poussent l'audace jusqu'à rappeler en plein conseil les franchises des anciens, les apanages qui élevaient les princes, la tradition qui les convoquait, les consultait, les considérait comme les premiers sujets de l'empire : on voulait une diète. Par une contradiction flagrante, ces adorateurs de l'unité revenaient à la fédération, et, à force de respecter le passé, ils défaisaient l'empire. Mais Li-ssé, le grand ministre de Hoang-ti se leva :
Ordonnez, seigneur, dit-il, qu'on brûle tout ce fatras de livres pernicieux ou inutiles dont nous sommes inondés, et surtout ceux où les murs, les actions et les coutumes des anciens sont exposées en détail. N'ayant plus sous leurs yeux ces livres de morale et d'histoire qui leur rappellent avec emphase les hommes des siècles passés, ils ne seront plus tentés d'être leurs imitateurs serviles, et ne feront plus un crime à Votre Majesté de ne pas les suivre.
On décréta l'incendie de tous les vieux livres, en jetant aux flammes avec eux quatre cent soixante lettrés qui s'obstinaient à les suivre, et comme on écrivait alors sur des tablettes de bambou, et que tout livre était difficile à cacher, et que sous terre il pourrissait, l'incendie fit table rase de toute la littérature, et les livres mêmes de Confucius disparurent dans l'incendie qui laissa à Hoang-ti le nom d'empereur incendiaire. Mais le livre moderne, le livre qu'on emporte, qui n'occupe pas de place, qui est notre ami invisible, naquit à l'instant même. Car on écrivit justement alors sur la soie, et plus tard sur le papier. Depuis lors, le livre fut écrit vraiment pour tout le p.355 monde, dans une langue universelle, avec les caractères li-chou, qui remplacèrent soudainement plus de soixante écritures ; en sorte que l'unité passa de la politique à la littérature, du gouvernement aux murs, des idées à la langue.
3. La guerre était géométrique ; mais jusqu'à présent, nous n'avons pas dit quel général invisible la dirigeait, nous n'avons cité que les noms des tueurs d'hommes, des destructeurs de livres, et il est temps de nommer le philosophe auquel tout le monde obéissait. Jadis Lao-tsé, chef des solitaires, avait prêché que le sage devait être inerte, le gouvernement sans action, et la prospérité générale confiée à la liberté du peuple et aux intérêts des individus. Il paraissait étrange que cet homme, que nous avons vu disparaître à cheval sur un buf, devançât l'économie moderne dans ses axiomes les plus hardis. Nous avons vu qu'il avait laissé des disciples toujours dédaignés par les confuciens, relégués dans les solitudes, méprisés comme des magiciens, et néanmoins chers aux multitudes auxquelles ils accordaient le droit de rêver en dépit de l'empereur, et de chercher dans les tombeaux les enchantements d'une liberté proscrite sur la Terre. Maintenant, c'est bien Lao-tsé qui triomphe, qui abat les vasselages, qui abolit les lois agraires, qui octroie à la raison des lettres de course pour attaquer de tous côtés l'autorité des anciens, les royaumes des pédagogues, l'empire des argousins, et la calamité qui accable l'école de Confucius venge les persécutions qu'il a subies. Et voyez comme les faits p.356 répondent à la pensée de Lao : c'est bien la liberté qui enfante la propriété, c'est elle qui met le sceau de la personne sur les choses ; elle sanctifie l'achat, la vente, le contrat ; elle rend le travail inviolable, l'industrie toute-puissante, le commerce irrésistible, et le magicien, après avoir inspiré Hiao-Kong, suscité les Tsin, dirigé Fan-tchin, donnait l'empire à Hoang-ti, pour créer la féerie de la Chine renouvelée.
Il paraîtra contradictoire que la philosophie de la liberté, de l'inertie, du non-agir, soit si cruelle dans l'action, et il serait assez facile de répondre qu'elle abattait la tyrannie, qu'elle ne pouvait se soustraire à la nécessité du combat, que jamais Lao n'était tombé dans la sotte utopie de s'interdire toute guerre. Mais il nous dispense du soin de cette défense vulgaire, car tout en voulant la liberté il connaissait trop la possibilité que le peuple se trouvât garrotté comme un prisonnier auquel il faut couper une corde pour rendre la force, et il arrivait à cette éventualité par une théorie que nous appellerons des coups d'État.
« Le sage, dit-il, frappe un coup décisif et s'arrête ; il frappe un coup décisif et ne se vante pas, il frappe un coup décisif et ne se glorifie point, il frappe un coup décisif et ne s'enorgueillit point, il frappe un coup décisif et ne combat que par nécessité, il frappe un coup décisif et ne veut point paraître fort.
C'est ainsi que Hoang-ti, au milieu des massacres décisifs, laissait le peuple libre, propriétaire, commerçant, industriel, et sans même prendre le nom de fils du ciel, l'emblème de sa dynastie était l'eau, que Lao-tsé disait plus p.357 puissante que le fer, et qui, d'après les Tsin, devait éteindre le feu, emblème de la dynastie antérieure, la dynastie des agitations perpétuelles.
4. Aussi un édit d'Hoang-ti ordonnait, pour la première fois, le désarmement de la Chine. Désormais plus d'armées qui sèment les ronces et les épines sur leur passage ; plus de châteaux entourés de fossés, plus de capitales fortifiées, plus de citoyens armés de flèches et de piques, plus de guerres intérieures qui déchirent la patrie par des inimitiés séculaires fixées dans le sol, nourries par la géographie, consacrées par la tradition. Au coup décisif du désarmement succèdent tous les avantages de la paix, des embellissements merveilleux et des travaux si nombreux que, d'après les historiens, Hoang-ti voulait renouveler la surface de la Terre, qu'il transformait réellement par un système de routes rayonnantes autour de Hien-yang, sa capitale. Ces routes perçaient des montagnes, comblaient des vallées, jetaient des ponts sur les fleuves et ralliaient toutes les provinces. Pour la première fois la statistique prenait note de toutes les ressources et donnait ses chiffres au gouvernement qui soumettait tout aux calculs de l'unité. Le tableau arithmétique de cette époque fatigue l'imagination. Les armées militantes, le nombre des victimes qui périssent dans les massacres, les populations exterminées, déportées, ici pour la faute d'un homme, là pour faire place à l'empire, ailleurs pour peupler les villes ; le palais impérial qui s'élève sur l'emplacement de sept palais démolis avec le travail de huit cent mille ouvriers, et avec des cours où manuvrent p.358 jusqu'à six mille hommes rangés en bataille, l'or prodigué pour perdre les ministres, les généraux de l'ennemi, qui se trouvent calomniés, ruinés, terrassés chez eux sans connaître la flèche invisible qui les transperce font du règne de l'empereur incendiaire une uvre magique.
5. Et tout s'y fait en quarante ans, au milieu de la guerre éternelle contre les Tartares, au milieu des grandes victoires qui les refoulent dans leurs steppes et dans un moment où s'élève, comme par enchantement, la Grande muraille de la Chine de cinq cents lieues de longueur, haute de vingt à vingt-cinq pieds, si large que six chevaux de front pourraient y courir sans se gêner, et flexible jusqu'à suivre les ondulations du sol depuis les plus profondes vallées jusqu'aux plus hautes montagnes. Le père Verbiest lui reconnut, en certains endroits, jusqu'à mille trente-sept pas géométriques d'élévation au-dessus de l'horizon ; dans sa longueur elle est défendue à de justes distances par une chaîne de forts dans lesquels on entretenait jusqu'à un million d'hommes ; aucun monument du globe ne l'a jamais égalée et les soldats qui travaillaient à la construire étaient menacés de mort si les jointures des pierres permettaient de l'escalader. La terreur présidait à la construction comme à la dévastation.
6. Il faut considérer comme une grande innovation de ce règne la transformation des solitaires en prêtres sous le nom de tao-ssé. En 219, ils quittent leurs solitudes, ils descendent des montagnes, ils prennent un habit sacerdotal et depuis ils ne cessent de s'étendre en formant une véritable religion. À partir de ce moment on connaît p.359 leur histoire, on les suit pas à pas, d'année en année, et si on ne sait pas quelle est leur doctrine, elle se laisse deviner. Évidemment les meilleurs d'entre eux suivent Lao-tsé et Tchuang-tsé à la lettre, les enrichissent de toute l'expérience des siècles postérieurs, les développent en leur confiant l'unité de l'empire, et, fortifiés dans leur mépris du passé, dans leur dédain pour les paradoxes des confuciens, dans leur foi aux surprises de la magie, ils étendent leurs recherches dans toutes les voies des sciences occultes où la raison se sert parfois du levier de l'absurde pour atteindre son but. La foule des tao-ssé s'empare ainsi des superstitions vivantes pour donner des proportions colossales à l'ombre de Lao et pour le rappeler sur la Terre ; ses vagues paroles sur la métempsycose promettent désormais l'immortalité aux vivants, ses voyages scientifiques deviennent des déplacements mystérieux, des excursions magiques dans la région des esprits, et les Annales disent que Hoang-ti lui-même envoie un navire à la recherche de son esprit pour obtenir le don de l'immortalité.
Lorsque Hoang-ti mourut, ses funérailles égalèrent le faste de son règne. On enterra avec lui ses femmes qui ne laissaient pas de fils, bon nombre d'archers, et on lui éleva sur le mont Li un mausolée haut de cinq cents pieds, d'une demi-lieue de circuit, semblable à une montagne sur une montagne. Son cercueil, placé au centre, était entouré de trésors, éclairé par des lampes et des flambeaux entretenus avec de la graisse d'homme, et cette sinistre lumière éclairait un étang d'argent vif sur lequel on voyait des p.360 oiseaux d'or et d'argent. Dix mille ouvriers furent ensevelis vivants pour consacrer cet asile de terrible mémoire. Jamais aucun homme ne commit un plus grand nombre de crimes, jamais le crime ne fut plus utile, jamais aucune uvre ne fut plus durable ; la Chine d'aujourd'hui relève encore tout entière du terrible méfait de cette révolution.
On ne nous contestera pas que la phase de l'empereur incendiaire, de 230 à 210, n'ait été une phase d'explosion, éminemment révolutionnaire en cela qu'elle détruisit l'ancien empire des Tchéou, qu'elle proclama le nouvel empire des Tsin, qu'elle abolit toutes les anciennes lois, toutes les antiques circonscriptions et qu'elle poussa la dévastation aussi loin que possible. Mais, puisque la phase de Hoang-ti a été révolutionnaire, nous devons nous attendre à la réaction, et toute une génération se consacrera à la tache de rétablir le passé, de le ranimer, et de faire en sorte que son souvenir évoqué efface le présent et se venge des outrages qu'il a endurés.
La réaction se montre à l'instant même où cessent les funérailles du Tsin. Puisqu'on ne le craint plus, les peuples s'agitent, ses généraux se détachent sur le champ de la dynastie menacée, le général Tching-ching s'empare du royaume de Tchéou dont il est originaire, son lieutenant se proclame roi de Tchao, un lieutenant de ce lieutenant devient à son tour roi de Yen ; bientôt les anciennes familles remplacent ces généraux à Tchéou et à Tchao, l'ancienne dynastie relève le royaume d'Ouei, un dernier rejeton de l'ancienne race rétablit le royaume de p.361 Tsi. Le branle est donné, la propriété mise en doute laisse reparaître la pédagogie, il ne s'agit que d'abolir les lois des Tsin, de revenir aux lois agraires ; la confusion est au comble et la terre de Tchéou, qui avait longuement résisté à la conquête, domine et dirige le mouvement.
Pour comprendre ce retour, il faut imiter les membres du tribunal de l'histoire et se transporter dans la capitale, au milieu de la cour. Là, l'eunuque Tchao-Kao ordonne déjà à l'héritier légitime Fou-fou de mourir et le remplace par un autre fils, plus affermi dans les principes de la révolution.
Sois tranquille, lui dit-il, je spolierai les riches et j'enrichirai les pauvres, et c'est ainsi que tu régneras.
Bientôt il cache les nouvelles de l'insurrection, il enchaîne les courriers, il dénature les dépêches. La famille impériale, les princes, les princesses, les grands se divisaient comme il arrive dans les cas extrêmes, où tout homme a son avis, ses amis, sa conspiration, et s'il ne conspire pas, on le soupçonne de conspirer, ce qui le rend chef de parti. Partant l'eunuque immole presque toute la famille impériale, les princes, les princesses, les grands et, pour ne pas insister sur les détails de ces horribles massacres et ne suivre que l'action unitaire, il suffira de dire que les prétentions de l'eunuque étaient arrivées à tel point qu'un jour, en présence de toute la cour, il offrit un cerf à l'empereur en lui disant : Je t'offre un cheval. L'empereur sourit et répondit : Mais vous voyez bien que c'est un cerf. Tchao-Kao interrogea les grands du regard, les uns dirent que c'était un cheval, les autres un cerf, et ces derniers furent assassinés. Il p.362 s'établit le silence de la mort. Li-sse, qui avait fait taire les philosophes, voulut réclamer, mais il fut mis en pièces à son tour. La terreur était telle que personne ne parlait plus ni de guerre ni d'insurrections et qu'on vivait comme si l'empire était heureux, bien que l'empereur fût réduit à sa capitale. Enfin l'édifice s'écroula tout à coup. L'eunuque ordonna à l'empereur de se tuer, un nouvel empereur le massacra avec toute sa race, bientôt Liéou-pang, général de Tchéou, pénétra dans la capitale en n'épargnant que les personnes ; plus tard on ne les épargna pas non plus, et Hiang-yu, un autre général, en fit passer 200.000 au fil de l'épée, profana les tombeaux des Tsin, en pilla les trésors, et incendia l'immense palais de Hien-yang, qui avait exigé le travail de huit cent mille ouvriers. Le feu y resta trois mois.
Mais peut-on combattre sans agir en sens inverse de l'ennemi ? En marchant contre l'unité des Tsin, les généraux du roi de Tchéou promettent partout les anciennes lois, les principautés apanagées, la loi agraire, la restauration des capitales, la résurrection des royaumes. Le plus puissant d'entre eux, Hiang-yu, rétablit tout le passé comme il pouvait le rétablir à travers les insurrections, les émeutes, les batailles livrées au nom d'un roi à qui il donnait et ôtait à loisir le titre d'empereur, et on vit une dernière fois le code des Tchéou publié neuf cents ans auparavant régir un simulacre de fédération qui divisait la Chine en vingt États, sous le rayon de vingt capitales assignées à vingt rois avec l'antique obligation de ne pas s'en éloigner et de respecter toutes les circonscririons p.363 décrétées. Les rois qui avaient reparu, les généraux qui s'étaient imposés, les usurpateurs qu'on ne pouvait renverser sans de longues guerres, représentaient ainsi la Chine et, pour dire en peu de mots quelle fut cette restauration, il suffira de réfléchir qu'on échappait à la terreur des Tsin par la rapidité d'une réaction non moins terrible, qu'un moment d'hésitation ou de faiblesse coûtait la vie aux chefs, et que Hiang-yu, rois des rois et même de l'empereur, était un géant, doué d'une voix qu'entendait une moitié de l'armée, d'un bras qu'aucun poids ne pliait, d'une résolution aussi épouvantable pour les ennemis que pour ses propres amis.
Si la fatalité voulait qu'à l'explosion succédât la restauration des anciennes lois, si elle exigeait que cette restauration fût proportionnée à la phase sanglante d'Hoang-ti, Hiang-yu pouvait-il fonder une nouvelle dynastie ? Cette dynastie pouvait-elle durer comme celle des Hia, des Chang ou des Tchéou ? Nous disons qu'on devait l'espérer, car toute génération s'absorbe dans son travail, n'en comprend pas d'autres, et dès que la famille, la patrie, la religion lui persuadent une action, elle doit la croire durable ; aucune action n'est possible si on ne croit à la généralité et à l'éternité de son uvre. Mais si on s'élève plus haut, cette éternité est momentanée et à la réaction de Hiang-yu succède bientôt une phase nouvelle où la révolution, mieux instruite par ses propres revers, forcée de mûrir ses propres idées, de reconnaître ses hommes, de résoudre l'un après l'autre les problèmes auxquels elle n'avait pas songé, de s'emparer de l'héritage du passé p.364 que dans son ignorant enthousiasme elle avait méprisé, elle triomphe enfin avec des chefs étrangers aux crimes de l'explosion et à ceux de la réaction.
C'est ce qui arriva avec Liéou-pang. Les crimes des deux phases antérieures se réduisaient à la cruauté des exterminations ou des répressions, et il n'eut qu'à s'insurger contre la cruauté pour toucher à la solution. D'abord chef de bande, ensuite lieutenant de Hiang-yu et roi de Tsin, enfin révolté contre Hiang-yu, il lui livre dix-sept batailles. Son humanité entraîne tous les amis de la liberté ; elle encourage tous les peuples, et son terrible adversaire, au bout de cinq ans, isolé, se voit réduit à l'extrémité de l'appeler en duel. Voici la réponse du héros de la Chine :
Vous avez divisé l'empire, lui dit-il ; vous avez assassiné le général du roi de Tchéou, votre maître ; vous avez détruit Hien-yang ; vous avez profané les tombeaux des Tsin ; vous avez mis à mort, avec toute sa famille, le prince Tsé-yang, qui s'était mis sous votre protection ; vous avez fait passer au fil de l'épée les deux cent mille habitants de Tchang-han, qui s'étaient soumis ; vous avez dépouillé les princes pour mettre à la place vos officiers ; vous avez détrôné l'empereur, qui s'est tué... Je ne songe qu'à délivrer la Chine de votre personne ; ce n'est pas une lutte de corps, mais de raison...
L'issue de la guerre ne fut pas douteuse : Hiang-yu se donna la mort, ses compagnons se dispersèrent et le héros pardonna à tout le monde, jusqu'à donner une principauté au père de Hiang-yu, jusqu'à épargner ses ennemis personnels, jusqu'enfin à combler de bienfaits les grands p.365 qui, dans son propre palais, se disposaient déjà à le massacrer. Son règne, inauguré par l'humanité, se continua d'après le même principe, et on vit un phénomène dont on pourrait douter comme d'un miracle, s'il n'était attesté par les écrivains et confirmé sans aucune interruption pendant deux siècles. Car cet empire, si violemment bouleversé, où de 375 à 250 on avait égorgé, de sang-froid un million quatre cent mille habitants, où l'empereur incendiaire en avait sacrifié peut-être autant, sans compter les victimes de Hiang-yu, montre l'ordre le plus parfait, la tranquillité la plus exceptionnelle et des empereurs qui réforment toutes les lois pour ménager la vie des hommes.
Attribuerons-nous au génie de Liéou-pang ce prodige sans exemple ? L'histoire ne serait pas une science si elle ne dominait pas les individus, les peuples, les nations, et si elle ne révélait pas les secrets ignorés des acteurs mêmes des vicissitudes dont elle rend compte. Liéou-pang ne connaissait aucunement sa destinée ; obscur citoyen de la ville de Pei, il ne songeait qu'aux misérables affaires de sa vie très vulgaire. Chargé un jour de conduire des prisonniers au lieu de leur exil, par un accident encore très vulgaire, quelques-uns d'entre eux s'enfuirent. Le soir, il songea à la cruelle punition qui l'attendait, et il noya sa douleur dans le vin ; mais le matin il donna la liberté à ceux qui restaient, décidé à déserter à son tour. C'étaient évidemment des rebelles, des insurgés contre les Tsin ; touchés par cet acte d'humanité, ils répondirent avec la fraternité chinoise qu'ils p.366 ne le quitteraient pas. Le voilà donc chef de bande, parmi les soldats de la réaction, exclusivement occupé de sa troupe. Injustement exclu d'une amnistie par le gouverneur de sa ville natale, il écrit une déclaration sur un morceau de soie, la lance par-dessus des bastions, et la sentinelle, au lieu de la porter à son chef, la montre au peuple, qui lui ouvre les portes. Cette fois, il est maître d'une ville ; mais il se borne encore à délivrer des prisonniers, à propager la liberté, et il devine si peu son avenir qu'il reste dans la réaction de Hiang-yu, dont il devient lieutenant ; il la représente dans le royaume de Tsin ; il figure parmi les vingt tyrans qui se partagent la Chine.
Lésé dans le partage de la Chine, il doit se venger, et puisque la bienveillance est le principe premier par lequel tout chef d'une nouvelle dynastie s'arrondit, soudainement il devient le meilleur des princes, et il arrive à l'empire. Pouvait-il supposer que sa famille régnerait pendant quatre siècles ? Il aurait été heureux de régner pendant une seule génération ; mais l'histoire ne permet pas à sa famille de se dérober à son uvre, et elle l'exploite pendant quatre cents ans, jusqu'à la dernière goutte de son sang.
Jamais dynastie ne resta plus fidèle à son origine ; jamais cette nécessité qui oblige les familles régnantes à réaliser le programme de leur fondateur ne trouva de princes plus dignes de leur mission. Pendant les deux premiers siècles de sa durée, l'histoire des Han est si calme, si régulière, si profondément nationale qu'en peu p.367 de mots on la suit depuis Liéou-pang jusqu'aux premières années de notre ère, en achevant pour ainsi dire le récit de son élévation. En haine des Tsin à demi Tartares, elle ne cesse de représenter la civilisation chinoise, avec sa sagesse, ses raffinements, sa passion pour la paix, son amour pour les conquêtes paisibles, naturelles, accomplies par la force des choses plutôt que par l'action de l'homme. En s'écartant à jamais de la capitale des Tsin, où chaque ruine protestait contre son avènement, elle se transporte à Si-ngan-fou, dans le Chen-si, la ville des arts, de l'industrie, du travail. Le procès-verbal de sa fondation montre qu'on la voulait à la fois fortifiée et accessible, entourée de montagnes et facile au commerce, et on résolut le problème en choisissant un emplacement central, protégé par le fleuve Jaune, gardé par des gorges où de petites garnisons suffisaient contre des armées, mais en communication avec les provinces grâce à des ponts volants, jetés d'une montagne à l'autre, et alors inventés pour exploiter et surmonter en même temps les ressources de la défense.
Les lois pénales se transformèrent et subirent à leur tour l'impulsion première donnée par le héros qui délivrait les prisonniers. Yen-ti abolit les peines qui frappaient le père et la mère du coupable ; il remplaça par la bastonnade l'horrible supplice de la mutilation ; il réduisit les coups de cinq cents à trois cents. Le même empereur ordonna de fournir chaque mois aux vieillards du grain, de la viande, du vin, des étoffes de soie et de coton ; il rétablit la cérémonie du labourage ; il fonda des prix p.368 d'agriculture ; en un mot, les historiens le placent au rang des empereurs les plus dignes du respect de la postérité. Ses successeurs ne démentent pas l'humanité de cette famille, et le renom de Vou-ti, protecteur des lettres, de Hiao-tchao-ti, un modèle de bonté, de Hiao-youan-ti, homme vénérable, se perpétue à travers les siècles de l'histoire chinoise. Les Annales de cette époque annoncent à chaque instant une diminution des impôts ou de nouvelles institutions de bienfaisance, des pardons ou amnisties, des actes de charité fraternelle.
Tandis que cette merveilleuse transformation faisait succéder la plus douce philanthropie à l'amère misanthropie des Tsin, la philosophie de Confucius remplaça celle de son rival Lao-tsé. Le principe de l'inaction n'avait plus de sens, puisque la propriété était libre, la vieille pédagogie détruite. La théorie des coups d'État était désormais comme la hache qu'on jette après l'exécution, et comme il fallait revenir au gouvernement paternel, on amnistia les confuciens, qui n'avaient plus le tort de s'adresser à huit rois, en fomentant les divisions à l'instant où ils prêchaient l'union. Puisqu'un seul chef régnait, ils pouvaient s'extasier à leur aise sur les vertus monarchiques, et si leurs phrases étaient trop vagues, dès qu'ils n'étaient plus à la recherche du meilleur des princes elles s'appliquaient naturellement à l'empereur. À la vérité, pendant les premières années de la dynastie, on se méfia d'eux à cause de quelques passages de Confucius où l'on pouvait trouver des armes en faveur de l'ancienne pédagogie. Mais six ans après la mort de p.369 l'empereur incendiaire, on était déjà à la recherche des livres du philosophe, et un vieillard qui savait par cur le Chou-king le dictait à sa fille, la seule personne qui pût entendre sa faible voix. Bientôt Liéou-pang demanda au pays de Lou le cérémonial pour les festins de l'empereur. Il ne se sentit vraiment empereur que lorsque l'étiquette mit à ses pieds tous ses égaux des jours de l'anarchie. Plus tard il visita le tombeau du grand philosophe de l'unité et de l'obéissance, et en 192, on leva enfin la défense de le lire, et non seulement on lui rendit sa gloire, mais il devint le demi-dieu de la dynastie.
Cette agitation fiévreuse qui mettait les vieux princes apanagés à la merci des peuples et transformait les philosophes en tribuns, cette sédition continuelle que les Tsin avaient partout trouvée, renaissait paisible, tranquille, unifiée dans le palais impérial de Si-ngan-fou ; elle devenait la véritable constitution de la Chine, une sorte de charte morale où les grands trouvaient leur garantie contre l'empereur, et les peuples contre les grands. À la terreur des Tsin et de Hiang-yu succédait ainsi une liberté inattendue. En 184, les grands discutaient la succession impériale, à la même époque Ven-ti donnait pleine liberté à la critique.
« Parmi nos lois, disait-il, j'en trouve une qui fait un crime de parler mal du gouvernement. C'est le moyen de nous priver non seulement des lumières que nous pouvons nous procurer des sages qui vivent loin de nous, mais même de fermer la bouche aux officiers de notre cour. Comment donc le prince pourrait-il être instruit de ses fautes et de ses défauts ? Cette loi p.370 est encore sujette à un autre inconvénient : sous prétexte que les peuples ont fait des protestations publiques et solennelles de fidélité, de soumission et de respect à l'égard du prince, si quelqu'un paraît se démentir en la moindre chose, on l'accuse de rébellion. Les discours les plus indifférents passent chez les magistrats, quand il leur plaît, pour des murmures séditieux contre le gouvernement. Aussi le peuple, simple et ignorant, se trouve sans y penser accusé d'un crime capital. Non, je ne le puis souffrir ; que cette loi soit abrogée.
Le ton, l'accent, la bonté sincère et paternelle de cet édit sont tels qu'on le dirait publié dans des siècles que l'Europe ne connaît pas encore.
En 154, les grands donnent leur avis sur les principales affaires ; en 140, Vou-ti invite les gens éclairés à donner leur conseil sur la meilleure forme de gouvernement. Un philosophe répond à son invitation en lui montrant la nécessité de se réformer lui-même avant de réformer l'empire. Loin de s'indigner, Vou-ti le nomme précepteur et conseiller de ses frères. Le même empereur se plaint que les mandarins ne cherchent pas assez les hommes supérieurs. La recherche des inventeurs, des sages, des hommes capables, cette recherche, ignorée par toutes les générations de l'Occident, devient un devoir à la Chine, et bientôt l'assemblée des grands décrétait qu'on est plus coupable en excluant les hommes supérieurs du gouvernement qu'en refusant d'obéir au prince. Vers 132, l'empereur ne décide de rien sans le conseil des grands, dont la puissance arrive à tel point p.371 qu'en 74, ils détrônent le chef de l'empire. Les ministres de cette époque sont des savants, des philosophes ; l'un d'eux passe trois ans dans une chambre les yeux fixés sur les livres, sans se mettre une seule fois à la fenêtre. À la vérité, les lettrés de cette époque accusent le peuple de licence et de corruption ; à les entendre, il n'y a plus ni sincérité ni droiture ; livré au luxe, l'avidité l'emporte, la richesse le plonge dans les vices, et on arrive à la plus profonde confusion des rangs et des conditions. Mais on connaît la valeur de ces invectives sans cesse répétées en Occident dans les époques les plus florissantes. Que dirions-nous si, sous la même date de 112, les lettrés avaient trouvé le peuple indifférent à la richesse, insouciant de toute parure et très respectueux pour la hiérarchie ? Nous dirions que la révolution de la propriété aurait été inutile, qu'elle n'aurait pas donné ses conséquences, que le peuple serait resté dans la servitude de l'antique pédagogie, que la Chine n'aurait été ni civilisée, ni riche, ni industrieuse, ni aisée, ni même littéraire et classique, car elle n'aurait fourni aucune invective morale contre les vices inséparables de sa prospérité.
Enfin l'expansion de la Chine, doublée sous les Tsin, continue sous les Han. Au nord, elle ne cesse de refouler les Tartares tantôt dominés par la civilisation et attirés à la cour, tantôt arrêtés par les villes-frontières, où les soldats transformés en colons leur opposent l'obstacle de la terre défrichée et de la propriété armée. Au reste, de grandes victoires étendent les confins de l'empire jusqu'à la mer Caspienne. Et non seulement la Chine s'étend p.372 au nord, mais elle subjugue les Yuei du Midi, que l'on considérait à l'époque des Tsin comme des peuples indociles, indomptables, étrangers à l'empire. Sous les Hia, les Chang, les Tchéou, ils refusaient jusqu'au calendrier, et tout à coup, en 138, le roi du Midi Yu-chen, qui venait de tuer son frère, se soumet pour se rassurer, et l'empire passe ainsi le Kiang. Huit ans plus tard, il conquiert le royaume de Yu-chen ; vers 110, il s'étend à toutes les provinces au delà du Kiang ; leurs anciens royaumes s'effacent, les peuples du Fou-kien qui pouvaient résister subissent une déportation en masse, et leurs terres restent désertes. Vers l'an 50, la Chine, étendue jusqu'à la mer du Midi, n'a plus qu'un seul ennemi, les Tartares, désormais en déroute.
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Chapitre XIII
L'histoire des Tsin en Grèce et à Rome
La propriété discutée par Platon aux temps de Koung-siun-yang, et proclamée par Aristote, avec les paroles du novateur chinois. Mobilisation du sol séparé de la domination politique, en Grèce, sous la date moyenne de 375, à Rome, à la suite de la loi licinienne de 376. Elle donne pour conséquence les conquêtes d'Alexandre et celles des Romains, contemporaines de la conquête des Tsin. Les Romains plus libres, plus féroces, plus superstitieux que les Chinois, avec des périodes accentuées en sens inverse du Céleste Empire. Une chaîne de guerres met en communication Rome avec Lo-yang.
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p.373 Le travail de la Chine, depuis la grande réforme de 375 jusqu'aux premières années de l'ère vulgaire, ses révolutions, ses fusions, ses victoires, s'expliquent d'un mot, par le triomphe de la liberté sous la forme nouvelle de la propriété, qui dérobait la terre à la pédagogie de la loi agraire, à la domination des mandarins, à la répartition annuelle des inspecteurs. Grâce à la réforme des Tsin, tout homme put occuper, cultiver, vendre, léguer son champ, et comme tout principe demande de longues expériences pour passer dans la loi, dans les institutions, dans le gouvernement, dans toutes les p.374 branches de la civilisation et doit se faire jour à travers d'innombrables contestations, la propriété jeta d'abord l'empire sous la conquête des Tsin, ensuite sous la réaction de Hiang-yu, enfin sous la dynastie des Han. Maintenant, pour comparer l'histoire de la Chine avec celle de l'Occident, il faut voir si l'Occident a inventé la propriété à la même époque ; c'est là une demande simple et catégorique, et sans une réponse affirmative, toute comparaison se réduirait à de vagues confrontations de personnages et de conquêtes.
Examinons d'abord la Grèce, dont l'histoire est si splendide, dont les événements sont les mieux connus, et dont on suit pas à pas les moindres vicissitudes, grâce à des artistes, à des poètes, à des philosophes qui sont les premiers du genre humain. Or la philosophie, ce privilège de la Grèce, nous apprend qu'en 375, c'est-à-dire vingt-quatre ans après la mort de Socrate, Platon écrit sa République, où il se déchaîne contre la propriété, accusée d'être le vice de son temps, la maladie des sociétés, la cause de tous les désordres, le grand obstacle qui rend impossible le règne des sages, l'élection des hommes supérieurs dans les fonctions publiques, et l'exclusion des riches désormais les maîtres dans tous les États. Ainsi, au moment où Koung-siun-yang proposait la propriété à la cour de Hien-yang, la propriété était déjà le vice des républiques de la Grèce. On dira peut-être que Platon, en l'attaquant, représentait l'idée opposée de la communauté, et sans doute il protestait inutilement contre ses contemporains qui le forçaient à transporter ses plans p.375 désespérés dans les espaces imaginaires de la philosophie, et c'est en vain qu'il évoquait les souvenirs de Sparte, qu'il embellissait les castes de l'Inde et de l'Égypte, et qu'il donnait en un mot des formes helléniques à la vieille pédagogie de la Chine. Mais Aristote, à peu près son contemporain, lui répond en peu de mots avec les paroles mêmes de Koung-siun-yang...
« Personne, dit-il, ne s'intéresse aux terres communes ; sans le mobile de l'intérêt, le travail languit, l'égalité met de niveau les hommes utiles et les inutiles.
Et avec ces paroles le débat est clos, la propriété triomphe, et nul doute qu'Aristote ne soit le philosophe de son siècle. Nul doute non plus qu'Aristote et Platon ne soient les maîtres de ce débat, et que tous les philosophes, tous les jurisconsultes postérieurs, tous les docteurs de l'Église, tous les rédacteurs des codes modernes, en soutenant soit la propriété, soit la communauté, ne relèvent des deux grands contemporains des réformes chinoises.
Ce n'est pas qu'avant Aristote on n'eût aucune notion de la propriété ; loin de là, les patriciens de Rome étaient tous des propriétaires ; les guerriers de Sparte l'étaient à leur tour ; le jubilé des Juifs supposait qu'on pût vendre et acheter les champs et les maisons, et la Genèse raconte comment, plus de deux mille ans avant Jésus-Christ, Abraham acheta un champ pour y enterrer Sara, sa femme. À ce point de vue, dès la plus haute antiquité, il n'y avait pas un coin de terre qui n'appartint à un maître, pas une tribu, d'ailleurs, qui n'eût sa circonscription, pas un peuple qui ne traçât les confins de sa p.376 domination, et, pour nous servir d'une phrase chinoise, pas un prince apanagé, pas un vassal qui ne disposât de son lot, comme à présent, dans les limites de la loi. Mais avant les Tsin on ne connaissait que la propriété consacrée par les lois agraires, constituée par les castes, monopolisée par les patriciens, enchaînée à l'État comme un privilège, mesurée, surveillée, qu'on devait acheter ou vendre en présence du peuple, devant l'assemblée, à des conditions tellement onéreuses et sous des réserves si exceptionnelles, que la liberté du contrat et de la transmission était formellement proscrite.
C'est ainsi que les Spartiates étaient propriétaires, et qu'ils pouvaient acheter, vendre, hériter sans être libres, sans se soustraire à la loi agraire de Lycurgue, sans qu'il leur fût permis de se dégager du partage primitif. C'est ainsi qu'Abraham et les plus anciens Romains devaient acheter ou vendre leurs champs devant le peuple solennellement convoqué pour reconnaître le nouveau propriétaire. C'est ainsi qu'avant 594 les riches d'Athènes étaient autant de souverains avec le droit d'emprisonner chez eux leurs débiteurs, et que les hommes et les choses étaient partout sous un régime pédagogique analogue à celui de la vieille Chine et des princes apanagés.
Ce régime était si profondément étranger à celui de la libre propriété proposé par Koung-siun-yang en Chine et par Aristote en Occident, que les plébéiens d'Athènes, de Rome, de Syracuse, de toutes les républiques, ne l'attaquaient que pour l'étendre, le renouveler à leur profit, le dépasser comme le régime du Tchéou avait dépassé p.377 celui des premières dynasties chinoises. Ils demandaient de nouvelles lois agraires, de nouveaux partages, de nouvelles distributions des terres, de simples modifications de la répartition primitive, et les mots mêmes de lois agraires les renfermaient dans le cercle des idées antérieures. Aujourd'hui encore, prononcés par Babuf ou par Cabet, ne sont-ils pas la négation péremptoire de la propriété, soit d'après le code, soit d'après Aristote ?
Les plébéiens ne visaient qu'à renverser les patriciens ; et à se mettre à leur place. Cette utopie agrarienne se réalisa à la lettre vers 260 avant Jésus-Christ, dans la ville de Bolsène, où les esclaves, après avoir obtenu le titre de citoyens, l'accès à toutes les fonctions publiques, et jusqu'à l'entrée dans le sénat, s'emparèrent de la république, maltraitèrent les anciens citoyens, arrivèrent jusqu'à enlever leurs filles et leurs femmes, et jusqu'à établir, peut-être par une hideuse revanche, la loi que désormais ils auraient le droit de coucher les premiers avec les nouvelles mariées. On renversait ainsi toutes les données : ceux qui avaient commandé obéissaient, ceux qui avaient obéi commandaient ; mais l'organisation sociale ne changeait point, et les lois les plus incendiaires restaient dans les lignes pédagogiques de l'ancien système.
La libre propriété n'est donc pas antérieure à Koung-siun-yang et à Aristote, et si on passe de la philosophie à la politique pour chercher l'année de son triomphe dans le monde hellénique, le calcul des dates moyennes nous ramène encore à la date de 375 avant Jésus-Christ. En voici la preuve : les deux grands centres du monde p.378 hellénique étaient Sparte et Athènes ; Sparte en représentait le passé, la religion, la tradition, les castes quasi égyptiennes, la sévérité patricienne et militaire ; Athènes, au contraire, était le centre du mouvement de la démocratie, de la démagogie ; là bouillonnaient toutes les innovations prématurées, là la multitude devançait tous les États de la Grèce. Or, la propriété doit, certes, paraître d'abord à Athènes, et on la voit poindre en 594 quand Solon abolit les dettes de l'Attique, tout en résistant à la plèbe qui demandait une nouvelle répartition des terres. Mais Sparte, trois cent cinquante-quatre ans plus tard, en 240, en est encore à la loi agraire ; elle en subit encore le joug avec tant de résignation que les neuf mille guerriers de Lycurgue sont réduits à sept cents, et parmi eux les conditions sont si inégales, que les uns, très riches, dînent avec des citoyens réduits à épouser à plusieurs frères une seule et même femme, pour subvenir aux frais du repas public et garder ainsi le titre de citoyens. À cette époque, Agis et Cléomène réformaient enfin la république, mais pour renouveler la loi agraire, pour porter à quatre mille cinq cents les lots des guerriers, pour rester en un mot sous le régime de Lycurgue, des banquets, de l'éducation monacale, de l'antique pédagogie qui subsistait jusqu'aux derniers jours de la Grèce. La propriété paraît donc dans le monde hellénique de 594 à 200. C'est entre ces deux dates qu'elle se montre à Syracuse, à Tarente, à Rhégium, et toutes les scènes variées de la guerre Sociale se placent ainsi sous la date moyenne de 375. C'est le moment de la guerre Sacrée p.379 pour le partage des terres incultes vouées à l'oracle de Delphes ; c'est le moment où la Macédoine s'ébranle et intervient pour la première fois dans les débats des républiques ; c'est le moment où Philippe appelle à sa cour Aristote pour lui confier l'éducation d'Alexandre, son fils. Supposons que dans ce moment la propriété s'affranchit dans la Macédoine, que tout Macédonien est libre d'acheter, de vendre, de transmettre son champ ; qu'en marchant à la suite de son roi il puisse occuper toutes les terres vagues et devenir propriétaire comme un Chinois à la suite des Tsin ; supposons en Grèce, en Perse, en Égypte, partout, les hommes fatigués du joug des lois agraires et des anciennes pédagogies, prêts à accueillir les phalanges de la Macédoine qui les délivrent de la tyrannie séculaire de leurs gouvernements, vous aurez la conquête des Tsin en Occident, la conquête d'Alexandre. La Grèce, surprise, nivelée, pacifiée tout à coup, ses républiques soudainement associées à la plus romanesque des expéditions, les satrapies de l'Asie, les castes et les demi-castes des barbares renouvelées depuis l'Inde jusqu'à l'Égypte, et toutes les ambassades du monde réunies à Babylone pour fêter un homme que tous jusqu'à ses ennemis aiment et admirent ; tous ces prodiges où le calcul le plus sûr s'alliait à l'action la plus poétique, comment s'expliqueraient-ils s'ils n'étaient pas les prodiges de la liberté octroyée à la terre sous la forme du contrat ? Et l'uvre d'Alexandre reste, ses généraux la continuent ; ils réalisent ses plans dans les royaumes conquis, ils sont adoptés par les peuples, et aucune terre d'Occident ne se soustrait p.380 à leur solution, ni l'Égypte qui se régénère avec les Ptolémées, ni la Perse qui obéit aux Séleucides, ni l'Inde où Tchandragoupta fonde une dynastie très puissante, ni enfin la Grèce elle-même, où chaque ville poursuit sa route avec une liberté si moderne que ses anciennes gloires en souffrent.
Nous avons peu de renseignements sur la civilisation de cette période ; mais la Perse était affaiblie, travaillée par les révolutions, envahie par Xénophon à la tête des Dix Mille. Comment donc ne pas supposer que ses peuples n'obtinssent par Alexandre ce progrès qu'ils ne pouvaient réaliser par leurs propres forces ? De même l'Inde, après Alexandre, se développe par le bouddhisme : sa gloire est le roi Açoka qui chasse soixante mille schismatiques affectionnés à l'ancienne pédagogie des castes, et Açoka représente tellement la liberté moderne que sous lui le bouddhisme tient son troisième concile, organise ses missions, fonde ses évêchés, revise ses écritures, et le tout pour que l'ouvrier puisse s'affranchir aussi bien que le guerrier ou le brahmane.
À Carthage, les renseignements nous manquent ; mais si ces citoyens ne cherchaient pas des propriétés, qu'allaient-ils donc quérir en Sardaigne, en Corse, sur toutes les mers ? Tite-Live dit que pendant la seconde guerre punique, les plébéiens de toutes les villes italiennes suivaient Annibal, tandis que les patriciens se ralliaient aux Romains. C'est que les Carthaginois combattaient les sénats ; pour les multitudes, leur conquête était une libération, et Annibal arrivait jusqu'aux portes de Rome p.381 en ami de tous les plébéiens depuis la Ligurie jusqu'aux extrémités de la Sicile.
Mais jusqu'ici nous sommes dans le demi-jour des conjectures ; il est temps de chercher un terrain plus sûr, et l'histoire de Rome reproduit d'une manière éclatante l'histoire des Tsin en Chine et des Macédoniens dans le monde hellénique. C'est que l'histoire de la libre propriété commence à Rome exactement à cette époque avec la grande réforme de 376, que nous avons déclarée corrélative aux réformes chinoises de 375, et que nous devons désormais expliquer. La loi licinienne de 376 était encore une loi agraire qui divisait l'agger publicus, le mettait à l'enchère, le vendait aux plébéiens, et limitait à cinq cents arpents toutes les acquisitions. Ici, le sénat accordait le moins qu'il pouvait, et en renouvelant le partage ou plutôt en doublant la distribution des terres, il ne livrait à la plèbe qu'une propriété méprisée et dénuée de toutes les conditions politiques qui entouraient la propriété des patriciens et en faisaient un privilège. Libre aux plébéiens d'acheter, de vendre, de transmettre leurs champs comme ils l'entendaient. Étaient-ce des Quirites, pour que l'assemblée dût intervenir quand le premier venu se dessaisissait d'un coin de terre ? En attendant, le principe de la propriété animait les acheteurs à l'insu des patriciens, ils se passaient les champs de la main à la main comme des monnaies, et ils demandèrent peu à peu, l'une après l'autre, toutes les garanties de la propriété patricienne. Pouvaient-ils se croire propriétaires tant que les patriciens avaient le droit de les traîner dans p.382 leurs prisons ? Non certes, et on abolit la prison privée du créancier. Était-on le maître de la terre tant qu'on ne pouvait la transmettre au moment de la mort, faute de mariage solennel et d'héritiers légitimes ? Les plébéiens réclamèrent le mariage solennel des patriciens ; ils obtinrent la certitude des successions ; ils imitèrent les patriciens, dont ils étaient désormais les égaux devant les tribunaux, et bientôt ils le furent aussi dans les emplois, dans le consulat, dans le pontificat, en sorte que les biens de la plèbe eurent autant d'influence que ceux des sénateurs. C'est ainsi que la jurisprudence romaine, la jurisprudence de la libre propriété se développa à la suite de la loi licinienne étendue à son tour par une foule d'autres concessions qui accordaient aux meilleurs offrants les terres enlevées à l'ennemi.
D'origine plébéienne, espèce de pis aller laissé à des gens sans nom, sans titres, sans qualités, la propriété détrôna par contre-coup l'ancien système des lois patriciennes. En effet, pourquoi les patriciens en auraient-ils gardé les entraves ? Pourquoi se seraient-ils garrottés, immobilisés comme des citoyens de Sparte ? Pourquoi auraient-ils continué de convoquer le peuple pour vendre un coin de terre ou pour faire un testament ? Dès que les plébéiens achetaient, vendaient, louaient leurs biens sans s'astreindre aux fastidieuses formalités de l'ancien droit, ils renoncèrent aux honneurs gênants qui les mettaient au-dessous de leurs inférieurs, et on passa de cette manière de la propriété apanagée à celle du code, qui se réduit encore aujourd'hui à la dialectique du tien et du p.383 mien, c'est-à-dire de l'achat, de la vente, de l'hérédité, et, en définitive, de tous les cas de la liberté appliquée à l'acquisition et à la perte des meubles et des immeubles.
La réforme de la propriété donna les mêmes résultats chez les Grecs et chez les Romains ; les premiers y gagnèrent ce surcroît de force qui leur permit de remporter une longue série de victoires, et les Romains armèrent à leur tour, en 358, ces dix légions, ces quarante-cinq mille hommes avec lesquels ils firent main basse sur tous leurs voisins de l'Italie centrale. Les Tsin subirent une réaction, et ils eurent, de 314 à 288, leur moment malheureux, quand ils se défendirent assez mal contre la ligue des sept royaumes ; les Romains n'échappèrent pas non plus aux Fourches Caudines en 319 et à l'invasion de Pyrrhus en 278. Quand Tchao-siang monta sur le trône, où il resta pendant cinquante ans, en subjuguant presque entièrement les royaumes qui l'entouraient, on vit les Romains, aux prises avec Carthage, victorieux en Corse et en Sardaigne, à peu près maîtres de l'Italie ; et si Tchao-siang fut terrible en Chine, où il sacrifia en une seule fois quatre cent mille prisonniers, ce fut la même cruauté à Rome, où les combats des gladiateurs et les sacrifices humains donnèrent au peuple la férocité réclamée par la révolution de la propriété. Enfin l'empereur incendiaire paraît en 249 ; il écrase les sept royaumes vers 230 ; il meurt en 210, après avoir soumis la Chine à une même législation, sans que depuis personne puisse mettre en doute sa conquête. Et c'est à la même époque p.384 que Rome écrase Syracuse, Capoue, Tarente, et force Carthage à signer cette paix qui l'oblige, en 199, à livrer ses transfuges, à incendier ses flottes, à ne plus recevoir un ambassadeur étranger, à vivre captive, en attendant que l'Espagne vaincue et l'Orient entamé l'obligent à subir son arrêt dernier.
La dynastie des Han succède en Chine à celle des Tsin, et nous avons admiré ses règnes paisibles, son calme confiant ; son humanité qui devance et surpasse la civilisation actuelle de l'Europe, soit qu'on la considère dans les lois pénales, soit qu'on l'examine dans les institutions philanthropiques, et les Romains abolissent, en 184, les sacrifices sanglants et ils brûlent les livres de Numa, de peur qu'ils ne scandalisent le peuple en rappelant des coutumes oubliées. Sous les Han, les Chinois abattaient les obstacles qui s'opposaient encore à la propagation de la libre propriété. Les princes du sang, les grands, les vassaux jouissaient encore des apanages des temps antérieurs, et il n'était certes pas question d'acheter ou de vendre leurs propriétés ; c'étaient eux, au contraire, qui s'emparaient de toutes les terres tombées dans le commerce, et ils réduisaient le peuple à l'indigence. De là la guerre aux grands, la liberté de critique que les empereurs accordaient au peuple, les édits où ils se montraient aussi libres que nos tribuns, et quand on arrivait à 140, à 135, à 125 avant Jésus-Christ, le droit d'aînesse disparaissait, les héritages princiers se divisaient, une moitié du patrimoine paternel appartenait aux cadets. Il va sans dire que les princes s'indignaient de se voir ainsi avilis, p.385 jetés dans la classe du peuple, souvent ils s'insurgeaient. Mais leurs insurrections diminuaient peu à peu ; celle de 184 était sur le point de bouleverser la Chine ; cent ans plus tard, le danger était moindre ; plus tard encore, la résistance se réduisait à des intrigues qui se dénouaient assez vite, et à chaque éclat, on voyait apparaître un empereur ouvertement démocratique qui rassurait les peuples et doublait le nivellement général. C'est le même mouvement à Rome où les Gracques veulent limiter la propriété des patriciens, où les villes insurgées pendant la guerre Sociale demandent le nivellement des naturalisations, où Marius est le héros des multitudes, où, enfin, les Césars sont les chefs de la plèbe, à laquelle ils sacrifient les fausses libertés du sénat.
Si la dynastie des Han surpasse en dernier lieu toutes les dynasties antérieures par sa domination, qui s'étend au sud jusqu'à la mer et à l'ouest jusqu'à Samarkand, comment ne pas reconnaître qu'à la même époque pendant les mêmes années, avec un retard tout au plus d'une demi-génération, les Romains s'étendent depuis les Gaules jusqu'au Pont, et serrent de si près les Parthes, que ceux-ci restent seuls intermédiaires entre Rome et la Chine ?
Les deux empires de l'Orient et de l'Occident furent également les tombeaux du monde antérieur, détruit rapidement par les Tsin dans l'extrême Orient, anéanti par les Romains peu à peu en cinq cents ans. Rien ne resta des anciennes langues, des vieilles traditions, des religions antérieures, à l'exception des souvenirs trop p.386 saisissants pour qu'on pût les effacer de la mémoire des hommes. En même temps, la liberté en Chine, l'égalité en Occident donnèrent lieu à deux nouvelles littératures qu'aujourd'hui on admire également à Pé-king et à Paris. Le Chinois se fonde sur les historiens, sur les philosophes qui ont paru dans les cinq derniers siècles avant notre ère. L'Européen fonde son éducation sur les livres des Grecs et des Romains, fondus ensemble dans ce qu'on appelle la littérature classique. Au reste, la nécessité de soutenir des guerres titaniques apprenait aux Chinois comme aux Romains à élever des monuments éternels, et la Grande muraille de la Chine est encore une uvre unique dans les régions de l'Asie, comme les constructions romaines éclipsent par leur solidité toutes celles des époques postérieures. Enfin, si la Chine doit sa langue universelle aux Tsin et aux Han, à qui devons-nous encore l'unique langue universelle de l'Occident ? Aux Romains, dont la langue survit encore dans la religion catholique et dans toutes les universités du monde.
Quant aux différences entre les deux empires, il est désormais très facile de les ramener aux contrastes organiques d'une région traditionnellement despotique avec l'Europe naturellement fédérale. Ainsi l'unité chinoise part d'en haut, sous l'action de l'empereur, des ministres, des mandarins ; elle établit partout la même administration ; tout l'empire, en cent ans, obéit à une unique capitale, qui n'est ni un municipe, ni un État, ni un monopole organisé, mais une ville ouverte à tout le monde, accessible à tous ceux qui la veulent visiter p.387 sans droits sur le gouvernement, sur l'armée, sur les grades, sur les fonctions publiques. Les carrières sont également libres pour tous les sujets ; même sous les Tsin on ne distingue pas les vainqueurs des vaincus ; c'est toujours le concours qui distribue les emplois au mérite, c'est toujours la philosophie qui règne par l'école de Lao ou de Confucius. Au contraire, chez les Romains l'unité part d'en bas, grâce au tribunat, aux grands combats, aux libres dévastations. Rome n'est pas une capitale dans le vrai sens du mot ; aux prises avec une foule de villes attardées, de royaumes vieillis, elle est aussi étrangère à la Gaule cisalpine et à la Sicile qu'à l'Espagne et à l'Afrique. Son action se réduit à une guerre universelle au profit d'un million d'hommes ; elle reste toujours un municipe, un monopole, un privilège ; ses hommes sont exclusivement préoccupés des intérêts de ce monopole ; les réclamations de ses tribuns ne concernent que les intérêts de la plèbe romaine. Hors de l'enceinte de la ville, leur autorité expire, personne ne les distingue des patriciens. Le civis romanus est ainsi un être à part, un monstre qu'on redoute ; Capoue, Numance, une foule de villes préfèrent la mort à sa domination. Aussi libre dans l'indulgence que cruel dans la vengeance, il laisse subsister à Tibur une république, à Pergame, en Syrie, dans la Macédoine, en Égypte des royaumes avec leurs dynasties ; ici il fonde des colonies, des villes semblables à Rome ; là il rase des métropoles de premier ordre ; ailleurs il enlève une moitié des terres aux habitants ; plus loin il les comble de bienfaits, les p.388 appelle alliés, les protège, les enrichit. Rien de plus artificiel que son empire. On n'y voit que caprices, guerres, ruines, massacres, vengeances, et la propriété triomphe par accident, par cela seul que Rome détruit les autres gouvernements, qu'elle abat les sénats de Capoue, de Carthage, de cent villes, qu'elle détruit une foule de races royales, qu'elle renverse toutes les castes. L'égalité paraît par cela seul que toute démolition fait table rase et que tous les peuples de la Terre à tous les instants de l'histoire ne s'identifient aucunement avec leurs gouvernements, constamment persuadés que l'humanité est supérieure à l'État.
Ferons-nous l'injure aux Chinois de comparer leur philosophie avec celle des Romains ? Superstitieux et hypocrite, le Romain ne croit pas à la religion et la consulte sans cesse ; il ne livre pas une bataille sans regarder les poulets sacrés, le vol des oiseaux, les entrailles des victimes ; les plus stupides pronostics se mêlent à ses délibérations stratégiques, et le bon sens qui le domine décrète une imposture perpétuelle qui accepte tous les dieux des vaincus et transporte à Rome toutes les absurdités de la terre. Sa raison couve un délire universel, sa vertu est celle du soldat, sa justice celle du bourreau. Jamais il ne suspend le travail de la mort, il rase les villes, il tue les rebelles par milliers, il vend sur le marché les peuples subjugués, il s'approprie les terres, l'or, l'argent, tous les biens des vaincus, et même les statues dont il ne comprend pas la valeur ; ses femmes, ses enfants s'amusent au spectacle des gladiateurs, au p.389 combat des bêtes ; pour lui, le supplice des condamnés est un jeu, et même dans sa maison le portier est à la chaîne, l'esclave est battu, torturé, foulé aux pieds, jeté aux murènes, livré à tous les caprices de la cruauté, de la barbarie et de la volupté.
Pas un mot dans les grandes annales de la Chine qui révèle de mauvais traitements poussant au désespoir la classe des esclaves, mais à Rome leurs insurrections suivent de près toutes les révolutions, bien que les malheureux sachent d'avance l'extermination qui les attend. On célèbre l'humanité de Scipion qui, en Espagne, rend la liberté à la fiancée d'un prince et refuse sa rançon ; mais cet exemple fait frémir, cette générosité était donc une exception, un hasard heureux, un cas extraordinaire jusqu'à mériter une mention historique ; la règle était donc qu'une princesse fût vendue, qu'il fût presque impossible de la racheter, que la rançon dût ruiner sa famille, que tous les liens de la famille et de l'amour n'eussent aucun prix pour le Romain.
Ces remarques faites, on peut admirer les Régulus, les Caton, les héros du Tibre ; on peut reconnaître que, dans les régions fractionnées de la Méditerranée, ils accomplissaient une uvre presque impossible, que tant d'États si variées par les traditions, les lois, les religions exigeaient une sorte de catastrophe perpétuée pendant cinq siècles, et que le génie des combattants égalait la force exceptionnelle des obstacles. Tout ce qu'on pouvait demander à la liberté, les Romains l'ont donné ; ils ont créé d'en bas par la plèbe, par les tribuns, par les p.390 insurrections intérieures admirablement mêlées au génie des répressions extérieures, tout ce que les Chinois obtenaient d'en haut grâce à l'humanité des empereurs et à l'amour de la paix, et il est à regretter que les deux peuples n'aient pas été voisins, car on aurait vu ce que peuvent les deux extrêmes du monde moral mis en contact.
Par un dernier contraste, les périodes et les phases de cette époque s'accentuent à la Chine quand elles s'effacent en Europe et, vice versa, se dessinent fortement en Europe quand à peine elles se montrent en Chine. Ainsi la première période de 375 à 249 est terrible en Chine, où l'on voit l'élévation des Tsin, l'explosion de leur conquête, la réaction qui les arrête et la solution de Tchao-siang qui frappe à mort les sept royaumes. Arrive ensuite dans une nouvelle période la phase de l'empereur incendiaire, l'affreuse réaction de Hiang-yu, qui relève vingt États et rétablit vingt capitales, enfin la solution de Liéou-pang et des Han, où toutes les secousses cessent comme par enchantement. Plus tard on ne voit plus que des révolutions de palais en 184, en 154, et bientôt la Chine tombe dans une inertie qui laisse à peine entrevoir ses pulsations politiques, et ses drames sont imperceptibles, eu égard à la grandeur de l'empire, qui s'étend depuis Samarkand jusqu'aux côtes du Japon. À Rome, c'est le contraire, et, de 376 à 200, à 135 le mouvement intérieur se réduit à des débats pour la conquête de l'égalité juridique, à des vicissitudes où l'on distingue à peine une phase de l'autre. Le mouvement extérieur se développe sans doute par une longue série de batailles, de p.391 conquêtes, de triomphes, de revers. Cependant la guerre ne cesse pas de présenter une sorte de régularité dans sa continuité ; aucune paix ne l'interrompt, aucun revirement ne détermine une déviation dans les périodes. Mais quand la Chine, vers 135, tombe dans une sorte d'obésité, le travail de Rome ne saurait être plus violent et une période des plus éclatantes marque toutes ses phases en caractères de feu.
Ce sont d'abord les Gracques qui demandent la loi agraire, cette fois étendue à l'Italie, la naturalisation de toutes les villes italiennes, cette fois associées à la cause de la plèbe contre le sénat. Aux Gracques succèdent l'explosion de la guerre Sociale, l'embrasement de l'Italie, l'insurrection fédérale qui décrète la translation de la capitale à Corfinium, et la guerre Sociale triomphe par la naturalisation accordée aux villes fidèles pour les récompenser, et aux villes hostiles pour les rallier. Sylla arrive ensuite, c'est l'homme du sénat, et il arrête le mouvement d'une main si ferme, que Pompée lui-même y reste pris, qu'aucun républicain ne peut plus s'y soustraire, que la république se trouve identifiée avec la réaction et qu'il faut une nouvelle forme à la liquidation générale, et Rome ne peut plus garder l'empire du monde qu'en proclamant un empereur. Qu'on compte les années, et on verra des Gracques à Auguste cent dix-neuf ans en quatre temps et tous les caractères d'un drame mondial.
Ce dernier contraste entre les accentuations chinoises et le calme de Rome au commencement de cette époque p.392 qui finit si violemment à Rome, si paisiblement en Chine, s'explique encore par la nature des deux régions. Dès que l'on découvre la propriété et qu'elle porte l'égalité partout avec la liberté du contrat, la Chine disposée aux fusions, aux annexions, au nivellement unitaire change la loi souveraine, et partout le passage des sept royaumes à un seul empire se fait avec les plus terribles drames qu'on eût encore vus ; et une fois l'unité conquise, il n'y a plus de raison pour qu'on continue de s'agiter. Au contraire, l'Europe fédérale résiste aux fusions, les refuse encore après la conquête romaine, et c'est aux dernières extrémités qu'elle cède à l'égalité du contrat. Alors seulement la loi souveraine change, on passe réellement de la fédération à l'unité, et son mouvement est terrible.
Tant de corrélations entre Rome et la Chine n'étonneront désormais plus personne, si on réfléchit que, dès 510, toutes les nations se tiennent par une série de guerres et d'alliances nettement fixées. Rome, en s'étendant, les modifie peu à peu dans tout l'Occident. Elle attaque Antium avec l'alliance de Carthage, Carthage avec celle de la Numidie et de la Libye, la Macédoine avec le secours de l'Étolie, et ainsi de suite elle arrive jusqu'aux confins de la Perse, qu'elle combat et qui est combattue en même temps par la Chine livrée à son tour à l'expansion de l'unité. Comment le monde n'aurait-il pas été de niveau ? En trois pas on en faisait le tour, et l'État intermédiaire de la Perse tenait le niveau avec une exactitude qu'aucune théorie n'oserait demander a priori. Cette nation, constamment unitaire et despotique depuis la plus p.393 nuageuse antiquité, ce peuple dont la tradition historique commence sous Cyrus et se développe par une longue série de rois absolus, le jour où la Chine et Rome deviennent unitaires, se trouve dans la nécessité de les prendre au rebours, de se réorganiser fédéralement, et il change de gouvernement, de personnel, de lois et devient la Parthie, une véritable ligue de princes à moitié indépendants, de royaumes auxquels certains historiens donnent jusqu'au nom de républiques. Et tandis qu'en 249, avec la proclamation des Tsin, la Chine passait de la fédération à l'unité, tandis qu'en 199, à la fin de la seconde guerre punique, les peuples d'Occident tombaient sous le joug de Rome, justement dans l'année moyenne entre ces deux dates, avec douze mois seulement de retard, en 223, la Parthie prenait sa forme fédérale et la gardait pendant cinq cents ans, tant que durait l'unité chez ses deux formidables voisins. Les historiens persans, infatués de leur tradition monarchique, dédaignent cette époque, qui leur semble un désastre, comme la Chine fédérale paraissait de l'anarchie aux historiens unitaires du Céleste Empire : toujours est-il que cette anarchie était aussi forte qu'on pouvait le souhaiter au moment où la Perse se trouvait entre les deux plus formidables empires du monde. Rome l'admirait plus tard, elle imitait ses chasses, son luxe barbare, ses cavaliers redoutables dans la fuite, elle les reproduisait dans les spectacles du cirque, et l'époque la plus dépréciée par les historiens persans reste la plus célèbre chez les historiens romains.
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TROISIÈME PARTIE
LA CHINE
DANS LE MONDE MODERNE
Chapitre I
Le premier rédempteur de la Chine
Nécessité de l'Homme-Dieu pour racheter les multitudes. Les tao-ssé y songent. Miracles politiques de l'usurpateur Ouang-mang. Maximum qu'il impose à la propriété et à l'esclavage. Sa mort et son immortalité. Sa corrélation avec le segoun du Japon, avec les bouddhistes de l'Inde, avec les dynasties de la Perse, et avec les insurrections de l'empire romain, surtout avec celle de Jérusalem. Guerre judaïque contre les dieux, les lois et la tyrannie des Romains. Les césars nommés hors de Rome en 66, quand les Han transportent à Lo-yang leur capitale.
(1-63)
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p.398 La propriété une fois affranchie et arrivée à ses dernières conséquences constitue une tyrannie encore plus dure que celle des lois agraires et du régime pédagogique. Confiée plus à la famille qu'à l'individu, elle enrichit les riches, elle concentre les terres entre les mains des hommes les plus heureux, elle livre toutes les données du travail aux familles les plus puissantes, elle foule aux pieds les travailleurs dépourvus de capitaux, les laboureurs qui n'ont pas de terres, les hommes supérieurs dénués de moyens. Tout le monde est libre d'acheter, de vendre, de travailler ; mais comme cette action ne se développe que sur la base de l'argent, c'est le p.399 parvenu qui achète, vend et travaille, c'est le grand propriétaire qui arrondit son fond, et dès que sa richesse, son patrimoine paternel, sa fortune personnelle lui donnent un temps d'avance sur ceux qui l'entourent, semblable à l'État, qu'un surcroît de force rend conquérant à l'infini, il écrase ses semblables : sa liberté qui fonctionne seule devient une tyrannie, les prolétaires deviennent ses esclaves, il les achète corps et âme.
C'est ainsi qu'aux premières années de Jésus-Christ, nous trouvons la Chine entre les mains des riches. Son peuple gémit. Si on allège les impôts, l'allégement profite aux riches, auxquels le peuple s'est vendu ; si on défend au pauvre de vendre ses champs, on double sa détresse ; si on lui permet de vendre ses fils, on autorise, on étend l'esclavage ; tous les expédients imaginés par les ministres pour que l'homme ne tombât pas sous la domination de l'argent devenaient inutiles, et il n'y avait plus, dans le système de la propriété, aucune ressource pour parer à ses inconvénients ; son droit rendait illusoire tous les efforts de la philanthropie ; on pouvait plaindre les esclaves ou faire la charité aux veuves, aux vieillards et aux orphelins, mais la charité tenait à un superflu et la misère était dans les conditions essentielles de l'empire. Tout Chinois se devait avant tout à son père, à sa mère, à ses fils. Les misérables étaient-ils de la famille ? Avaient-ils un père, une mère, un foyer domestique, une protection quelconque ? En Occident, un mot suffit pour peindre leur situation : les latifundia ruinaient l'Italie, les riches stérilisaient le jardin de p.399 l'empire et les Lucullus avaient à leur suite jusqu'à quarante mille esclaves.
Il fallait donc un nouveau principe pour racheter le monde, une innovation qui attaquât la propriété, comme jadis la propriété elle-même avait attaqué la pédagogie des lois agraires. Puisque la tyrannie venait de la propriété confisquée au profit de la famille, il était urgent qu'on élevât l'homme, abstraction faite de toute parenté, qu'on consacrât sa personne, qu'on lui donnât un père supérieur à l'aveugle paternité de la nature, ou à la paternité fictive de l'empereur, et qu'enfin un Dieu naquit parmi les hommes ou qu'un homme devint dieu pour annoncer une justice supérieure à celle des lois.
En Chine, l'Homme-Dieu ne pouvant être ni lettré ni mandarin, ce fut à la religion de Lao-tsé que revint la tâche de le créer. Ses prêtres, les tao-ssé, en guerre depuis la plus haute antiquité avec les savants, libres traditionnellement comme les solitudes qu'ils habitaient, et récemment appelés dans les villes par l'empereur incendiaire, commencèrent à parler aux multitudes de leur chef, qu'ils représentaient désormais comme un dieu chargé de renouveler le monde à la fin de ses mystérieuses périodes. En 164, l'un d'eux promettait déjà l'immortalité à l'empereur. Voici les paroles des Annales :
« Sin-yuen-ping dit à l'empereur qu'un esprit lui était apparu à la porte du palais et avait tiré de dessous le seuil une coupe de pierre précieuse ; que cet esprit l'avait remise à un inconnu qui venait de la lui donner afin qu'il l'offrit à Sa Majesté ; qu'il y trouvait des caractères p.400 gravés formant ces mots : La vie de l'empereur sera longue ; enfin que, pour preuve de la vérité, si Sa Majesté voulait s'en convaincre par elle-même, quoiqu'il fût plus de trois heures du soir, elle verrait le soleil rétrograder à midi.
Le tao-ssé en imposa tellement, qu'il fit adorer les Ou-ti, ou les cinq esprits, et qu'il jeta l'alarme parmi les lettrés, si bien qu'accusé de magie, il fut mis à mort avec toute sa race.
Plus tard, en 140, après une insurrection de princes, au lieu d'être persécutés, les tao-ssés persécutent les lettrés, et par les menées de l'impératrice-mère, deux ministres de la secte officielle sont condamnés à se donner la mort.
Sept ans plus tard encore, en 133, Li-kao-kiun, de la secte des tao-ssé, offre l'immortalité à l'empereur, les nouveaux prêtres arrivent en foule des États de Tsi et de Yen ; on affirme que Lao, le grand maître, n'est pas mort ; qu'il renaît sans cesse en changeant de forme, et on érige un temple au premier principe (Tai-y), qu'on substitue au Chang-ti et qu'on fait servir par les cinq Ou-ti. Il s'agit donc d'immortaliser les hommes. Les confuciens consternés ne peuvent résister à une doctrine qui ouvre les portes de l'éternité.
Dans un troisième intervalle, en 120, en 113, les tao-ssé évoquent les esprits, promettent de faire de l'or, de ressusciter les morts ; ils gagnent du terrain, et s'ils donnent de nouveaux martyrs à l'échafaud, en 91 ils séduisent enfin l'héritier présomptif et le tournent contre l'empereur. Ils avaient donc un but politique et une p.401 doctrine capable de soutenir une rébellion. Cette fois, leur attentat souleva l'indignation de la capitale ; les prisons suffirent à peine à les contenir, et bientôt ils virent leurs statues brisées et ils durent quitter la Chine (89).
De 89 à l'an 6 avant Jésus-Christ, on les dirait perdus. Mais peuvent-ils disparaître quand toutes les multitudes les invoquent ? quand l'esclavage attend son rédempteur ? Non certes, et l'an 6 avant Jésus-Christ l'Homme-Dieu triomphe, et il s'appelle Ouang-mang.
Élevé par l'unique force de son génie à travers la filière des emplois du palais impérial, il s'empare de l'esprit de l'empereur, le régente, s'impose à la cour, se fait aimer du peuple et devient Premier ministre. Son ascendant arrive à tel point qu'on le charge de maintenir la paix, de réprimer les princes du sang, de veiller au salut de l'empire ; sans être ni général, ni soldat, ni philosophe, sans livrer aucune bataille, sans rencontrer aucune résistance, il obtient le titre inouï de Prince qui tient tranquille la famille des Han. Ce n'est pas assez ; par une usurpation lente, insensible, incontestée, il fait disparaître le jeune empereur par le poison, d'accord avec l'impératrice, il fait proclamer empereur un enfant de deux ans, et enfin il sacrifie au Chang-ti en usurpant le trône, en créant des princes du sang et en jetant dans la classe du peuple la famille régnante.
Où puise-t-il la force pour s'élever si haut ? Quelles sont ses idées ? Comment espère-t-il remplacer la grande dynastie des Han ? L'extrême simplicité de l'histoire chinoise nous permet de le dire en peu de mots. Il donne p.402 la première secousse au système de la propriété, il défend à tout homme, quel que soit son rang, de posséder plus d'un zin de terre ; le reste est donné aux villages pour nourrir les orphelins, les veuves, les vieillards, les infirmes et tous les malheureux. En outre, il interdit à tous les propriétaires de garder plus de huit esclaves, et dans un moment où les riches en possédaient des armées, cette défense impliquait l'affranchissement le plus vaste qu'on pût concevoir. Les autres dispositions n'étaient que la conséquence de cette loi de maximum imposée à la propriété et à l'esclavage ; ainsi, pour que la terre ne s'accumulât pas entre les mains des riches, il défendait la vente des champs ; pendant une famine, il distribuait aux pauvres 5 millions de taëls de sa bourse et trente mille arpents de terre. Un jour qu'il fallait subvenir aux besoins du trésor, il prit l'argent dans les caisses des mandarins gorgés d'or. On conspirait de tous côtés ; mais sans épargner aucun coupable, il envoyait les mandarins par centaines à l'échafaud. Enfin, pressé par la nécessité de trouver encore de l'argent, il le chercha dans les tombeaux des princes. Un empereur de la dynastie des Han lui avait donné l'exemple de cette profanation, et il n'hésita pas à l'imiter, dans l'idée que c'était voler les vivants que d'ensevelir tant de trésors avec les morts.
Malheureusement, accablé par la guerre, entouré de rebelles, attaqué dans son palais l'an 23 de Jésus-Christ, il fut assassiné par le peuple, qui transperça sa tête de mille flèches, et ses réformes, par trop prématurées, p.403 furent abolies. Toujours est-il qu'on ne put les oublier, et ce scandale d'un usurpateur qui interrompait pendant vingt et un ans la plus grande des dynasties fixa une date éternelle dans l'histoire de la Chine. L'ancienne famille ne put se rétablir immédiatement. Au bout de deux ans, l'un de ses chefs mourait sous le bâton des rebelles. Bientôt paraissait la grande armée des cils rouges, ainsi dite parce que ses soldats mettaient du rouge sur leurs cils. Que ce fut une bizarrerie ou un signe de ralliement, c'était une terrible protestation, et il fallait exterminer jusqu'à deux cent mille hommes pour que l'ancienne dynastie pût régner. Encore devait-elle quitter Si-ngan-fou, son ancienne capitale, la plus belle ville de la Chine, ses ponts volants, ses édifices féeriques, son immense palais, pour se fixer à Lo-yang, la capitale des temps de la fédération et des cent cinquante-cinq princes apanagés. La dynastie, qui prenait désormais le nom de Heou-Han ou de Han d'Orient, à cause de cette translation, perdait à jamais le calme des siècles antérieurs. À la merci des révolutions, elle voyait les tao-ssé se multiplier, de nouvelles religions bouleverser l'empire, les multitudes s'obstiner à croire que Ouang-mang n'était pas mort ; des marchands de Si-ngan-fou affirmaient l'avoir vu de garde aux portes de Hou-ki, ville du Midi ; en un mot, le monde était changé, et les hommes de l'ancien temps ne savaient plus comment s'arrêteraient les oscillations qu'il devait à la secousse du maximum imposé à la propriété et à l'esclavage.
Arrêtons-nous. En dépit de notre impatience de suivre p.404 les vicissitudes religieuses de la Chine, nous devons chercher Ouang-mang chez les autres nations ; certes on doit l'y trouver, comme nous avons trouvé partout et Lao, et Confucius, et l'invention de la propriété. Nous pourrions le signaler déjà au Japon, où vingt-cinq ans avant Jésus-Christ, on voit nommé pour la première fois le Segoun, l'empereur qui enlèvera le gouvernement à l'ancienne théocratie du daïri. Mais les annales du Japon sont encore trop confuses, et au lieu de marcher vers l'Orient, revenons vers l'Occident.
On rencontre d'abord l'Inde, grande fédération de castes et de royaumes, et vingt-quatre ans avant Jésus-Christ, l'invasion scythe des Youé-chi y protège le bouddhisme, qui devient enfin une religion, la religion de l'Homme-Dieu, qui attaque les castes et promet le salut individuel à tout homme, abstraction faite de sa naissance. Sous Kanicha, l'an 44 de notre ère, le bouddhisme s'étend davantage.
Laissons cette région, qui est toujours la région des rêves, en continuant notre voyage d'Occident, nous arrivons en Perse. Y trouvons-nous, aux premières années de Jésus-Christ, une révolution qui réponde à celle de Ouang-mang, de Bouddha ou du Segoun ? La Perse de cette époque était une fédération de dix-huit royaumes, constituée par l'invasion quasi-tartare des Parthes, si profondément dédaignée par les historiens postérieurs, si étrangère à la tradition nationale des Cyrus, des Darius, des Xerxès, qu'à partir de 223 avant l'ère, on ne sait pas même les noms de ses rois. Mais en l'an 30 p.405 de Jésus-Christ, le nom des rois reparaît avec Eudas : il y a donc une révolution, une nouvelle époque commence, qui sait ? peut-être la religion se renouvelle, et plus tard ses doctrines, ses hérésies se développent tellement que saint Augustin leur consacre les meilleures années de sa vie.
Mais quittons cette région à son tour ténébreuse, arrivons enfin sur les terres de l'empire romain ; cette fois Ouang-mang se représente dans la personne de Jésus-Christ. Cependant, dans ce moment, Jésus-Christ ne saurait encore être le rédempteur d'Occident ; à cette époque, il n'existe pas, il n'est pas un personnage historique ; la littérature romaine ne le connaît pas, l'empereur ne le soupçonne pas, et nous ne pouvons tenir compte que des hommes qui élèvent ou renversent les gouvernements, qui changent les lois, qui renouvellent les empires. Jésus-Christ a-t-il seulement modifié le gouvernement de la Judée ? Pline et Tacite le mentionnent à peine soixante ans après sa mort.
Nous ne pouvons pas non plus parler l'Auguste comme d'un rédempteur, bien qu'il ait enfin fermé le temple de Janus ; en quoi aurait-il altéré le système de la propriété ? A-t-il imposé une loi de maximum aux tenues des Romains ? A-t-il réduit à huit les quarante mille esclaves que les Lucullus nourrissaient dans leurs terres ? Aucun empereur ne saurait passer pour rédempteur, et Virgile lui-même, le poète qui désire un nouvel ordre, ne sait pas le nommer. Mais aux jours d'Ouang-mang, les peuples s'insurgent sur tous les points de l'empire ; p.406 en Ibérie, dans les Gaules, en Allemagne, en Orient, et c'est au milieu des insurgés que nous devons chercher nos premiers rédempteurs. À la vérité, nous ne savons que les noms de Vindex, de Cassius, de Civilis, de tous les chefs des peuples révoltés ; nous ne connaissons guère leurs idées. Heureusement le peuple de Jérusalem se trouve parmi eux, son histoire ne saurait être plus détaillée, et c'est à lui de nous montrer Ouang-mang dans l'empire romain.
Voici les faits les plus saillants de son insurrection. Aux jours de Ouang-mang, exactement dans les premières années de notre ère, les Juifs jouent le rôle des tao-ssé. Leurs chefs Judas et Sedoc annoncent qu'il ne faut reconnaître aucun maître hormis Dieu, qu'on ne doit obéir à aucun roi, que la liberté est le souverain bien des nations, et que les fils d'Abraham doivent s'insurger également contre César et contre le roi, son lieutenant dans la Judée. Ces paroles, étouffées par de sanglantes répressions, s'attachaient à la nation comme le feu à la résine ; les novateurs, les prophètes se multiplient, et on donne à la tradition de Moïse le sens d'une révolution surnaturelle contre Rome. D'après Philon, le philosophe de cette nation, les Juifs seuls étaient les dépositaires de la véritable religion, seuls ils adoraient le vrai Dieu, seuls ils protestaient contre les divinités brutales et obscènes de la mythologie qui aveuglaient les autres peuples, et si les philosophes avaient annoncé quelques vérités supérieures aux croyances païennes, c'est qu'ils les avaient dérobées aux livres de Moïse : à eux p.407 donc tout le passé, tout l'avenir du genre humain.
Si les séditions des Juifs, si leur plan de rédemption appartiennent à l'histoire, et se lisent documentés dans l'histoire même de la philosophie, l'indignation qu'ils soulèvent n'est pas moins historique. Un jour, quatre Juifs ayant commis une escroquerie à l'égard d'une matrone qu'ils avaient convertie, Tibère les fit tous chasser de Rome, en envoya quatre mille en Sardaigne et en châtia sévèrement un grand nombre. Nous connaissons les lois romaines, elles ne condamnaient pas quatre mille hommes pour un vol commis dans une capitale où les voleurs ne manquaient certes pas ; le fait était donc plus important que ne le dit Flavius Josèphe ; évidemment on réprimait la propagande judaïque, et Tibère, d'ailleurs très insouciant en matière de religion, voulait arrêter un mouvement qui tendait à détruire la conquête. Sous Caligula, tous les peuples de l'empire détestaient encore davantage les Juifs, et c'est avec peine qu'Agrippa, leur roi, conjurait l'orage d'une persécution bien plus vaste. Quand il arrivait à Alexandrie pour se rendre en Judée, il n'y eut pas d'injure qu'on lui épargnât. Ses sujets établis dans cette ville furent persécutés, traqués dans les rues comme des bêtes fauves, parqués dans leur quartier pendant deux mois, où ils faillirent mourir de faim, et sans entrer dans les affreux détails de cette persécution, il suffira de dire que c'était un amusement pour le peuple d'Alexandrie que de les torturer dans les rues et de les supplicier sur le théâtre pendant les intermèdes des danseurs et des baladins,
p.408 Ailleurs, c'étaient les mêmes colères. L'an 31 de Jésus-Christ, on les chassait de Babylone ; réfugiés à Séleucie, ils tombaient, au nombre de cinquante mille, sous le fer de leurs ennemis. Comment s'expliquer ces proscriptions s'ils n'avaient pas ébranlé la religion dominante, s'ils n'avaient pas réussi jusqu'à un certain point dans leurs tentatives ? En effet, à la même époque, ils convertissent la famille régnante des Adiabéniens, ils discutent déjà sur la manière de faciliter les conversions, ils parlent de supprimer la circoncision, ils font des prosélytes si nombreux qu'en 66 les habitants de Damas ne pouvaient rien tenter contre eux sans se cacher de leurs femmes, toutes converties à la religion de Moïse. Néron, en les brûlant à Rome, était, comme Caligula et Tibère, le ministre de l'indignation universelle.
Qu'est-ce donc que l'insurrection de Jérusalem ? C'est une insurrection non pas seulement pour le rachat d'un peuple, mais pour le rachat du genre humain, et comme les moyens matériels ne répondaient en aucune manière au but d'une rédemption universelle, on attendait le Messie, l'Homme-Dieu ou Dieu lui-même, au secours des combattants. C'est ce qui donna tant de grandeur aux derniers jours de Jérusalem. Les sacrificateurs, le sanhédrin, la synagogue, les pharisiens, les sadducéens ne pouvaient pas comprendre qu'un chétif royaume, épargné par une véritable miséricorde des conquérants, voulût provoquer son inévitable ruine dans l'idée de subjuguer les maîtres du monde. Ils ne cessaient de répéter qu'après avoir vaincu tant de nations, terrassé tant de rébellions, p.409 humilié tant de gloires, les Romains, qui s'imposaient par leurs proconsuls aux Athéniens de Salamine, aux Spartiates des Thermopyles, aux Macédoniens d'Alexandre, aux Carthaginois jadis maîtres de la mer, aux Gaulois, aux Allemands, aux Thraces, aux peuples que leurs forces herculéennes ou leur aveugle valeur rendaient terribles comme s'ils appartenaient à des races supérieures, ne pouvaient certes pas reculer devant une poignée de rebelles entourés de nations hostiles, ou découragées, ou intéressées à la domination impériale. Une garnison de trois mille soldats, disait-on, suffit à contenir les Héniochiens, les Colchéens, les Thoréens, les Bosphoriens, les habitants du Pont, des Palus-Méotides, jadis libres jusqu'à la république. La Pamphilie, la Cappadoce, la Bithynie, la Lydie, la Cilicie payent spontanément leur tribut ; deux mille soldats maintiennent dans l'obéissance la Thrace, vaste région que ses glaces rendent inaccessible ; deux légions contiennent l'Illyrie, une les Dalmates ; les Espagnols, les Portugais, la Bretagne même, en dépit de sa mer, obéissent en silence, et les principaux personnages de la Judée étaient si persuadés de la nécessité d'obéir qu'ils n'hésitaient pas à se servir non seulement de la force, mais de la trahison pour empêcher le combat. Mais les insurgés comptaient sur la force de la justice outragée, sur la fraternité des peuples unanimes contre Rome, et sur l'intervention d'un Dieu qui avait constamment protégé la race d'Abraham, la ville de David, le temple de Salomon, et qui marchait droit par les ellipses du miracle contre toutes les objections. Pour eux, p.410 les réflexions des hommes positifs étaient autant de crimes qu'il fallait châtier à tout prix, et leurs exaltés, les Sicaires, se glissaient dans la foule en vouant, dit-on, capricieusement à la mort des victimes désignées au hasard. Des prophètes entraînaient la foule dans les solitudes sur la promesse que là Dieu leur ferait voir des signes manifestes qu'il voulait les affranchir ; l'un d'eux, Égyptien de nation, en assemblait jusqu'à trente mille pour les conduire à Jérusalem, et quand la ville éclatait par le massacre des Romains, c'était une véritable guerre contre le monde romain qui répondait à l'insurrection avec une persécution aussi vaste que la rédemption. Césarée passait au fil de l'épée tous les Juifs, Scitopolis en immolait 13.000 par surprise, Ascalon, 2.500 ; Ptolémaïs, 2.000 ; Tyr, Hippone, Gadava, Bathanée n'étaient pas moins cruelles ; Alexandrie en sacrifiait 50.000 ; Joppé, 8.400 ; Damas, 10.000 ; et ces chiffres disent assez qu'on ne faisait pas quartier aux ennemis des dieux.
Parqués dans les murs de Jérusalem, assiégés par Vespasien, entourés par 70.000 légionnaires, et poussés aux plus affreuses extrémités, les Juifs s'obstinèrent encore à demander la conversion de l'univers et à massacrer les Juifs qui croyaient leur catastrophe inévitable. Quand la ville fut à moitié prise, l'obstination surhumaine des combattants condamna Titus à renoncer à toute idée de clémence ; le meilleur des humains ordonna le sac, et c'est ainsi que périt Jérusalem, en donnant 1.100.000 victimes à la mort et 100.000 captifs aux Romains. Les p.411 défenseurs de Mascade se tuèrent tous, au nombre de 960, avec les femmes et les enfants, plutôt que de céder, et les sicaires de l'Égypte furent si opiniâtres, si indomptables dans l'idée d'entraîner encore la nation au combat en poignardant les citoyens inclinés à la paix, que les Juifs d'Alexandrie s'armèrent pour s'en défaire, de crainte de se voir enveloppés dans une nouvelle catastrophe. Plus tard, les derniers sectaires dont l'histoire mentionne les résistances sont des héros qui se tuent plutôt que de fléchir.
Nous venons de signaler une rédemption qui part d'en bas dans le but de détruire le monde romain, ses dieux, ses lois, ses empereurs, ses latifundia qui minaient l'Italie, sa propriété qui engendrait l'esclavage. Les autres insurrections dont on ignore l'histoire poursuivaient, certes, le même but. Quand Tibère et Claude frappaient les Juifs, ils réprimaient en même temps les superstitions égyptiennes, ils réformaient le culte des druides ; ils redoutaient donc les séditions égyptiennes et gauloises, impatientes d'imiter les Juifs. Au moment de l'effervescence de Jérusalem, Vindex s'insurgeait dans les Gaules, et si un autre Flavius Josèphe nous avait raconté les événements de cette nation, il aurait reproduit, sous une autre forme, l'histoire de la Judée. Macrin en Espagne, Capiton dans la basse Allemagne, Civilis en Hollande, marchaient sur la même route où les prophéties de Velléda promettaient encore des miracles. Un messie paraissait réellement dans le Bourbonnais, suivi de huit mille paysans ; pris par les Romains et jeté p.412 dans le cirque, les bêtes le respectèrent comme un Dieu, si bien qu'un gladiateur dut le tuer d'un coup d'épée. L'histoire d'Apollonius de Tyanes, qui fait cesser une pestilence, reçoit les hommages d'un consul et doit répondre à un interrogatoire pour rendre compte de sa divinité, coïncide avec l'effervescence des rédempteurs et la constate dans les écoles philosophiques.
La secousse de la rédemption ne modifia pas moins l'empire romain que l'empire chinois. Si le gouvernement des Han d'Orient différa désormais de celui des temps antérieurs, les Césars de Rome qui, jusqu'alors, avaient respecté les franchises, les lois, et même les dynasties des peuples conquis, deux ans après la prise de Jérusalem, réduisirent à l'état de provinces la Grèce, la Lycie, Rhodes, Byzance, Samos, la Thrace, la Cilicie, la Comagène. On déclara que ces États se servaient de leur liberté pour multiplier les séditions. Quelles séditions ? Toujours celles de l'époque de Marie, de Velleda, de Jean de Giscale, de Bouddha, du Segoun, d'Ouang-mang. L'empire romain se renouvela comme celui des Han transporté à Lo-yang ; il cessa d'être la domination d'une ville sur toutes les villes, la conquête d'une capitale imposée à toutes les nations, et l'an 68, les nouveaux Césars furent nommés par les légions hors de Rome, en Ibérie, dans les Gaules, en Syrie ; loin de représenter la plèbe de Rome contre tous les peuples, ils représentèrent toutes les insurrections nationales assez fortes pour entraîner les garnisons et proclamer un prétendant. Bref, les révolutionnaires d'Occident succombèrent partout comme l'usurpateur de p.413 Chine et la grande armée des cils rouges ; mais la révolution triompha partout dans ce sens que, si elle arracha la Chine à sa capitale de Si-ngan-fou, elle arracha également à Rome le privilège de nommer les empereurs, et tandis que la religion ou la philosophie de Confucius se trouva discréditée, à demi vaincue, à Lo-yang, la mythologie d'Occident vit ses temples abandonnés, ses autels délaissés, et jusqu'à l'industrie des orfèvres et des marchands d'idoles tombée dans la plus profonde détresse.
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Chapitre II
Le second rédempteur de la Chine
Les Chinois renoncent aux insurrections. Foé second rédempteur de la Chine, bouleversée par les croyants et décomposée dans les trois royaumes. Chrichna second rédempteur de l'Inde en sens inverse de la Chine. Jésus-Christ second rédempteur de l'empire romain, connu après la chute de Jérusalem. Sa doctrine essénienne aussi antique que l'école de Bouddha. Haines judaïques qu'elle soulève en renonçant à la guerre matérielle contre les Romains. Hérésies qui s'efforcent de la ramener au combat. Les philosophes forcés d'avouer enfin sa puissance. Déroute de Celse, chef de tous les incrédules. Les catéchismes comparés du bouddhisme et du christianisme.
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p.414 La catastrophe du premier rédempteur de la Chine s'explique assez facilement. Trop raisonnable, trop philosophique, trop impérial, il attaquait l'empire avec les moyens mêmes de l'empire ; il combattait, lui, Homme-Dieu, à armes égales avec les mandarins dans le champ clos du gouvernement. Comment aurait-il été victorieux ? Sa loi de maximum devenait un projet du conseil d'État ; ses aumônes se réduisaient à des édits, la société n'était pas transformée, les convictions n'étaient pas changées, le vieil homme vivait partout, et il n'y avait aucune raison de croire à cet empereur qui ne faisait aucun miracle. Il p.415 fallait donc des miracles, une prédication en dehors des données politiques, des idées supérieures au contrôle des mandarins, une foi qui renouvelât réellement les hommes, qui donnât une nouvelle force à leurs justes réclamations, qui ne les exposât pas aux dangers d'une lutte inégale, qui transformât enfin les masses de manière à laisser, un jour, sans cour, sans généraux, sans ministres, sans armées, les empereurs de la propriété et de l'esclavage.
C'est ce que firent les tao-ssé à la Chine après la chute d'Ouang-mang. Pendant une génération, il n'est plus question d'eux ; mais quarante-trois ans après la mort de l'usurpateur, un nouveau rédempteur se présente. Qui est-il ? personne ne l'a vu. Quel âge a-t-il ? il est mort depuis six cents ans. Qu'a-t-il fait ? d'innombrables prodiges. Sont-ils enregistrés par le tribunal de l'histoire ? il ne pouvait les connaître, le dieu habitait les royaumes du Si-yu. Comment nier sa divinité ? on la prouve du reste par sa doctrine qui a fondé une religion, qui promet l'affranchissement complet à tous les hommes sans distinction de caste et de nation, et qui, tout en respectant les lois, les mandarins, les empereurs, enseigne le néant du monde, et élève ses adeptes non seulement au-dessus de toutes les décisions impériales, non seulement au-dessus de toutes les transmigrations à venir, mais de toutes les béatitudes bornées qu'on peut concevoir sous une forme quelconque.
Le rédempteur devient ainsi une idée, l'Homme-Dieu secourt toutes les insurrections, pourvu qu'elles n'aient pas un but impérial, et il attaque le gouvernement avec p.416 d'autant plus de force qu'il le laisse maître de la terre, souverain de toutes les vaines pompes de ce monde, arbitre de la science qu'il méprise dès qu'elle méconnaît tous les mystères de la vie, de la mort, de l'être, du néant, du bien, du mal, et en définitive de l'univers, mille fois plus vaste que le monde. Ouang-mang avait le tort de décréter des honneurs à Confucius, de vénérer un philosophe hostile à tout ce qui ne tombait pas sous le sens de l'homme, sous l'action de la loi, sous les ordres des mandarins ; ce n'est plus certes le fait de bonzes qui arrivent avec une religion indépendante, aérienne, conçue au milieu des castes de l'Inde, développée, grâce à une série de conciles et de discussions officielles que la Chine aurait interdits, imposante par une richesse de mythes, de poésie, de méditations capables de surprendre les savants aussi bien que les ignorants fascinés à leur tour par les cathédrales, les légendes, les processions, les lampes, les cloches, les chapelets, les reliques et d'innombrables invocations.
Dès que le bouddhisme pénètre à la Chine et surpasse Lao et Ouang-mang, les secousses de la rédemption se multiplient et se peuvent comparer aux soupirs des volcans. À chaque génération, les flammes d'un feu souterrain se dégagent et dévorent une partie de l'ancienne société. À peine la nouvelle doctrine arrive en Chine, deux frères de l'empereur trament une si vaste conspiration qu'après leur catastrophe, après le supplice de plus de mille victimes, le tribunal suspend les poursuites, de crainte de trouver un trop grand nombre de coupables. p.417 Que voulaient-ils ? Scindés en deux partis à la suite des deux princes, les uns professaient la doctrine de Lao et des tao-ssé, et par conséquent ils marchaient sur la route de Ouang-mang, qui attaquait le vieil empire de vive force ; tandis que le second frère de l'empereur, chef de l'autre fraction des conjurés, acceptait la nouvelle religion et ne se rattachait aux tao-ssé que parce que les premiers ils avaient appelé les bouddhistes.
En 90, c'est une autre tragédie où l'empereur étouffe encore dans le sang de sa famille un autre éclat de la nouvelle religion. Quarante-trois ans plus tard, en 133, le bouddhisme prend une nouvelle forme, toute chinoise et bâtarde, en opposant aux lettrés des hommes qui ne sont pas des hommes, et qui gardent toutes les avenues du palais et en connaissent les mystères. Les eunuques, étrangers à la science, jaloux des mandarins, favorables à tous les caprices du luxe et de la volupté, parmi lesquels il faut compter la curiosité des conversions religieuses, cherchent naturellement leur appui dans le bouddhisme, qui s'étend dans la foule et déteste la pédanterie officielle des employés supérieurs. Au bout de quatorze ans, en 147, les lettrés se plaignent déjà de leur déchéance et ne paraissent plus au palais. En 168, l'impératrice veut soustraire le jeune empereur à l'influence des eunuques ; mais tous ses efforts échouent. Quatre ans plus tard, les lettrés tombent, au nombre de sept cents, sous les coups des eunuques, et trois ans plus tard encore, leurs tentatives pour se venger provoquent d'autres exécutions non moins sanglantes.
p.418 Enfin, en 184, la nouvelle religion lève l'étendard de la révolte à la suite de Tchang-kio, qui joue le rôle de thaumaturge au milieu d'une pestilence. Le peuple se précipite sur ses pas, il lui demande des miracles, il suit ses ordres à la lettre, en quelques jours il a cinq cents disciples, puis dix mille, et alors il annonce que le ciel bleu a fait son temps, que le ciel jaune le remplacera et que le peuple arrivera à la paix la plus parfaite et au comble du bonheur l'année indiquée par les deux caractères kia-tsè, qu'il fait placer sur toutes les portes. Ses ordres sont si ponctuellement exécutés que les deux caractères paraissent immédiatement même sur les portes des tribunaux et des temples. Frappé de proscription, il lève l'armée de cinq cent mille Bonnets Jaunes, qu'il divise entre ses deux frères, prenant pour lui le titre de général du ciel, tandis qu'il leur laisse les titres de général de la terre et de l'humanité.
Ainsi, l'an 6 de l'ère vulgaire, Ouang-mang porte le premier coup à l'unité confucienne. En 70, les tao-ssés reviennent à l'attaque avec la religion de Foé et pénètrent dans le palais impérial, où ils entraînent avec eux deux frères de l'empereur ; en 186, les nouvelles religions menacent l'empire, et à partir de l'insurrection des Bonnets Jaunes, c'est à peine si on peut se faire une idée de l'anarchie générale. Dans le midi, Tchang-kiu se proclame empereur ; à l'est, Tchang-chun se déclare généralissime. En 190, la succession du trône se fait au milieu de batailles livrées dans le palais impérial, au milieu d'incendies et de supplices où périssent deux mille p.419 eunuques, et l'incroyable va-et-vient des armées, des partis, des généraux jette l'empereur à la merci du général Tong-tcho, qui fait transporter la capitale à Si-ngan-fou, avec force spoliations, confiscations et rapines, déportant tous les habitants de Lo-yang, brûlant le palais impérial et presque toute la ville et détruisant deux cents villages tout autour. L'empereur parvient à le faire égorger ; mais qu'y gagne-t-il ? De tomber sous la tutelle du général Tsao-tsao, le plus terrible des dictateurs ; de voir la Chine se démembrer, et à la mort de ce général, il est si atterré qu'il se hâte lui-même de renoncer à la couronne en faveur de Tsao-pi, fils de Tsao-tsao. La Chine se divise alors en trois fractions, en entrant dans l'ère que les historiens appellent des trois royaumes : le royaume du Nord ou l'État d'Ouei, gouverné par Tsao-pi ; l'État du Ho-nan, où réside la famille des Han, presque entièrement dépossédée, et l'État d'Ou, dans le Midi, livré à lui-même, avec cinq cent vingt villes, cent vingt-cinq mille soldats et sa capitale fixée à Nan-king.
En embrassant une longue série d'événements, on perd de vue les détails, mais on comprend mieux le sens général de l'histoire, et si on réfléchit sur les deux cents ans qui s'écoulent depuis Ouang-mang, on est amené de vive force à attribuer la décomposition de l'empire à cette première protestation du réformateur chinois contre la propriété illimitée, à la nécessité de la transporter dans le monde moral, et de chercher l'égalité des hommes et leur inviolabilité par la force d'une libération transmondaine qui met en défaut l'autorité de l'empereur. Ni morte ni p.420 agonisante, l'ancienne doctrine règne constamment dans la loi, dans les tribunaux, dans les écoles ; les mandarins se comportent toujours comme si personne ne croyait ni à Foé ni à Lao et comme si l'univers se trouvait emprisonné dans la légalité du Céleste Empire, auquel les génies eux-mêmes étaient tenus d'obéir. Autorisée par la science, nécessaire à l'unité de la Terre, indispensable contre les fédérations qui entouraient la Chine, cette doctrine ne cessa de diriger les armées, et vers l'an 100, le général Pan-tchao soumettait encore cinquante royaumes tartares, et peu s'en fallut qu'il ne déclarât la guerre aux Romains. Son frère, sa sur comptèrent parmi les premiers historiens de l'empire ; une civilisation assurée, une littérature admirée, une industrie raffinée fécondèrent l'antique tradition et ne cessèrent de protéger le sens commun dans les hautes régions du gouvernement. Mais les multitudes, à la recherche de leur inviolabilité, étaient prêtes à tout sacrifier plutôt que de rester sous le joug de la propriété, et l'unité des grands propriétaires patronnés par les confuciens était perdue à jamais.
La seconde rédemption se reproduit chez tous les peuples, et à commencer par l'Inde, à Bouddha, son premier rédempteur, succède bientôt Chrichna, encore un être abstrait, un homme idéal, un mythe, la huitième et la plus parfaite incarnation de Vichnou. Ici la poésie indienne s'embellit, s'humanise, s'exalte à la suite de Chrichna, et cette fois elle représente Bouddha sous les traits de Siva, le dieu du mal, qui avilit la caste des guerriers par sa fausse doctrine. Enfin, à partir de 78, p.421 quand la seconde rédemption triomphe à Lo-yang et à Rome, le brahmanisme régénéré, grâce à la grande insurrection de Calivahana, chasse les Scythes, combat les bouddhistes et rétablit la loi traditionnelle des castes.
En apparence, l'Inde offre le contre-sens de chasser ignominieusement Bouddha, son premier rédempteur, tandis qu'il devient le second rédempteur de la Chine. Comment rachète-il le Céleste Empire, lui qui ne peut maintenir son premier essai dans sa patrie ? Nous répondrons que la Chine n'est pas l'Inde, qu'elle s'en sépare par la force d'une contradiction ; que sans castes elle peut accueillir Bouddha, l'apôtre de la fraternité universelle, et le dispenser de soutenir un combat matériel ; mais que, dans le pays des castes, il se trouvait condamné à la témérité d'Ouang-mang, aux tentatives, ou trop désespérées pour triompher, ou trop dissimulées pour obtenir des conversions. Malheureusement, nous ne pouvons dire ni quelle fut l'action du bouddhisme aux temps de Ouang-mang, ni comment Chrichna détermina l'insurrection, ni quelles modifications subit la propriété ou la pédagogie dans les castes. Le trajet de la Perse n'est pas non plus aisé, puisqu'elle nous refuse toute espèce de renseignements, et nous sommes pressés d'arriver sur les terres des Romains, où le désastre de la première rédemption, avortée avec la chute de Jérusalem, se répare par la rédemption chrétienne, qui répond à celle de Chrichna dans l'Inde, de Bouddha en Chine.
Le grand caractère du christianisme n'est-il pas d'éviter le combat matériel, où échouait le judaïsme ? de p.422 charger Dieu de la tâche d'abattre le gouvernement romain ? de prêcher une fraternité, une communauté toute spirituelle, qui ne tient plus aux destinées d'une race, d'une nation ou d'un temple ? de livrer le monde à César, comme le bouddhisme l'abandonne à l'empereur de la Chine ? de mépriser la justice, les pouvoirs, les dignités de l'empire enchaîné aux misérables intérêts de la terre et d'ouvrir à l'homme les portes d'une éternité devant laquelle le monde est égal au néant ? Qu'on fixe l'attention sur ce point unique, et on comprendra toute l'histoire du christianisme comparé avec le bouddhisme.
Il substitue le combat moral au combat matériel, donc il paraît après la catastrophe de Jérusalem. Auparavant, personne ne le connaît, personne n'en parle, et non seulement il est ignoré par la littérature romaine, mais Flavius Josèphe, historien des Juifs, cet homme si minutieux dans sa narration qu'il nous tient au courant de la moindre émeute, de la plus faible hérésie de sa patrie, garde le silence le plus absolu sur Jésus-Christ et sur les apôtres. Ce silence a tellement scandalisé les croyants qu'à leur édification on l'a fait cesser par l'interpolation d'un passage apocryphe. Mais ici encore la nécessité de faire concorder ce passage avec l'esprit général du livre, qui l'exclut, a forcé la main du faussaire d'une manie bien plus compromettante que le silence. Voici les mots attribués à Josèphe :
« Ceux qui commencèrent à suivre Jésus-Christ ne laissèrent pas de l'aimer par l'ignominie de sa mort, et il y a encore une trace de chrétiens, lesquels ont leur nom de lui.
Ces paroles, écrites deux p.423 générations après la mort du Rédempteur, démentent assez catégoriquement le grand fracas inventé plus tard sur ses miracles, sur sa prédication, sur les massacres des innocents au moment de sa naissance, sur la Terre plongée dans les ténèbres le jour de sa mort, événements qui s'accomplissaient dans l'imagination des fidèles après la catastrophe de Jérusalem, à son tour représentée comme la juste punition de ses habitants, qui avaient méconnu le Messie.
Semblable à Bouddha, Jésus-Christ n'est donc qu'un héros idéal, une idée ; au moment où il agit, vers 75, il ne paraît, pas plus que le rédempteur de l'Asie, mort six siècles auparavant. Puisqu'on combat moralement, son absence personnelle est indispensable à la rédemption. Si sa mort est plus récente que celle de Bouddha, il pourrait être son contemporain, et il l'est par l'origine première de sa doctrine, qu'on dit essénienne, et qui remonte, certes, aux temps où le rédempteur indien n'était encore qu'un philosophe comme Pythagore ou un solitaire comme Lao-tsé. En effet, les Esséniens, espèce de laboureurs, s'interdisaient le commerce, la navigation, tout ce qui touchait au luxe et à la corruption des capitales. Sans esclaves, sans richesse, il vivaient en commun, habillés de blanc, se considérant comme des frères et continuant par exception cette communauté antérieure à la propriété que Platon avait idéalisée.
Dans leur isolement spirituel, ils formaient une espèce d'ordre religieux, dont les maisons, soumises à des supérieurs, administrées par des économes, ouvertes à tous p.424 les hommes de la secte, hospitalières à tous les vieillards, protectrices pour tous les enfants, présentaient l'apparence des couvents, où la morale monastique veillait au maintien de la petite république. N'admettre aucune innovation, ne rien cacher à ceux de la secte, ne pas révéler ses mystères aux profanes, ne point parler d'affaires mondaines avant le lever du soleil, garder le silence pendant les repas et la sobriété toujours, tels étaient leurs préceptes, au reste mêlés à une foule de rites qui surchargeaient le judaïsme de pratiques superstitieuses et de purifications exagérées. Fidèles à un passé contemporain de l'ère des prophètes et des désolations de Babylone, ils avaient des devins destinés à lire l'avenir dans la Bible, et fermes dans leurs résolutions, très zélés pour la liberté, ils ne connaissaient d'autre maître que Dieu.
À ne considérer que la partie vraisemblable de la légende, Jésus-Christ donne la couleur du temps à cette tradition pédagogique ; il en retourne les débris contre la propriété et la famille du régime impérial ; il espère que Dieu ressuscitera les morts, récompensera ses élus, punira les réprouvés, fera tout ce que les exaltés de Jérusalem tentaient inutilement de faire par le moyen de l'insurrection. Puisqu'il n'attaque pas les Romains, ils ne demandent nullement sa mort, réclamée au contraire par les Juifs indignés de le voir indifférent au sort de la patrie ; et, si Judas, Sedoc, Jean de Giscala, les sicaires, les zélateurs et tous les exaltés de Jérusalem l'avaient interpellé, il les aurait réfutés mieux qu'Agrippa, p.425 les pharisiens et tous les sages de la synagogue ; il se serait moqué de leurs complots ; il aurait plaint leur fanatisme, déploré leur combat, maudit leur aveuglement. À quoi bon défendre une patrie que la fin du monde menaçait ? Pourquoi fortifier les institutions judaïques aussi corrompues que celles des Césars ? Il fallait qu'il fût sacrifié par les patriotes ; il était le seul homme qui eût raison dans la donnée de leur folie.
À sa mort ses disciples subissent à peu près le même sort, par cela seul qu'ils substituent la guerre morale à la guerre matérielle. Étienne, frère de Jésus-Christ, est lapidé, parce qu'il déclare que sa religion ne s'attache ni à la terre de la Judée, ni au temple de Jérusalem. La même idée obligeait les apôtres à se réfugier à Samarie, ville rivale où depuis dix siècles toutes les douleurs de Sion étaient de véritables joies. Là, ils trouvaient la foi qui transporte les montagnes, là paraissaient les hommes les plus décidés à l'oubli de Jérusalem, là saint Paul devenait l'apôtre des gentils, ce qui lui valait ensuite la persécution des Juifs, impatients de le voir crucifié comme Jésus-Christ, tandis que le gouverneur romain, aussi indulgent que Pilate, penchait à le favoriser.
Dans ses luttes contre les hérétiques, la grande préoccupation de l'Église naissante est encore d'éviter le choc avec l'empire. D'où vient la guerre contre Simon le magicien ? De ce qu'il compare Jérusalem avec Troie, Jéhovah avec Jupiter, Ève avec Hélène tombée dans la prostitution ; le magicien s'engageait ainsi dans la voie de l'insurrection. D'où vient la haine des apôtres contre p.426 Corinthe ? De sa prédication sur l'avenir imminent de Jérusalem, sur le millenium qui devait lui livrer la domination de la Terre, en d'autres termes on le combattait parce qu'il marchait droit à la guerre avec la foi dans la magie de Simon ou des tao-ssé. Quand les apôtres suppriment la circoncision, quand ils permettent d'acheter les viandes sacrées des païens, quand ils simplifient le culte, quand ils le dégagent d'une foule de cérémonies gênantes et surannées, ils ne visent qu'à lui enlever sa signification nationale, et le jour de la chute de Jérusalem était pour eux un véritable jour de délivrance où ils voyaient la ruine de tous leurs ennemis domestiques, l'anéantissement de toutes les hérésies guerrières, la disparition de cette patrie terrestre qu'on ne pouvait ni maudire ni secourir. Alors on pouvait les écouter, leur humilité en présence de l'État devenait une nécessité universelle, leur guerre aux dieux ranimait toutes les espérances perdues, le signe de la croix perdait toute signification locale, et Jésus-Christ s'élevait dans la tradition chrétienne tout aussi bien que dans la tradition païenne.
Dans la tradition chrétienne, il dépassait les modestes affirmations des apôtres, qui le considéraient comme un saint, un juste méconnu, un maître indécis entre la nature humaine et son rôle de Messie : sa doctrine, si incertaine dans les lettres de saint Paul, se fixait ; ses miracles, dont on parlait à peine, se multipliaient ; sa vie si mal recueillie, si flottante, et comme effacée par sa doctrine, devenait accentuée, typique, légendaire ; en un mot son humanité disparaissait, sa divinité éclatait dans p.427 sa naissance, sa passion, sa mort et sa résurrection. Avant la chute de Jérusalem quelques-uns de ses disciples l'avaient vu, d'autres ne l'avaient pas vu ; mais cette différence si capitale, si décisive, s'il avait été le véritable Foé d'Occident, n'établissait aucune différence parmi eux, et personne ne songeait qu'en le voyant on aurait obtenu d'un coup la solution de mille doutes, la preuve de mille vérités. Pas un mot sur ce point, on glissait là-dessus comme on traverse une montagne dans les rêves ; bref, pour les apôtres, Jésus-Christ n'était pas un Dieu. Lisez au contraire les historiens, postérieurs à la catastrophe de Jérusalem, les pères apostoliques Barnabas, Clément, Polycarpe, Ignace, Hermas, cette fois Jésus-Christ est une incarnation divine, et son apothéose est tellement populaire que, par contre-coup, la littérature romaine ne peut plus garder le silence méprisant de Tacite et de Pline, et Celse, philosophe et médecin, signale au monde la nouvelle religion.
Rien de plus curieux que ce mandarin aux prises avec l'Homme-Dieu, dont il montre la faiblesse avec tant de supériorité et de science. Tout ce qu'on a dit depuis contre le christianisme se trouve dans son écrit, aucun libre penseur ne saurait le surpasser, il a formulé toutes les objections, donné toutes les répliques, signalé tous les pièges de la théologie : au point de vue du bon sens, tous les polémistes, jusqu'au curé Meslier, pourraient se considérer comme ses disciples. S'agit-il des préceptes de Jésus-Christ ? Il remarque, avec raison, qu'ils n'offrent rien de nouveau et qu'il n'y avait aucun besoin d'une descente de p.428 Dieu sur la Terre pour les connaître. Combattez-vous les idoles ? dit-il aux chrétiens. Ce combat est bien ancien, puisque, d'après Hésiode, s'adresser aux choses inanimées, c'est parler aux parois. Vantez-vous des prodiges ? Toutes les religions en vantent : nous opposez-vous votre foi ? vous rendez impossible toute discussion ; accusez-vous notre sagesse de folie ? vous effacez les limites qui sépare la folie de la raison. Votre Moïse est un devin qui en imposait à une horde errante, votre Jésus est le bâtard d'une femme forcée de s'enfuir en Égypte, où il apprend, comme Moïse, l'art de faire des miracles. Il tremble, il a peur, il s'échappe, il se cache, il finit par être trahi par les siens, on n'en dirait pas autant d'un voleur, et c'est là votre Dieu ! Qu'a-t-il donc fait de grand et de noble pour confirmer sa divinité ? A-t-il méprisé ses ennemis ? S'est-il fait un jeu de leurs desseins ? S'est-il moqué de leurs embûches ? S'est-il échappé de leurs mains ? Vous assurez qu'il ressuscita trois jours après sa mort, qu'il montra sur son corps les marques de son supplice, et sur ses mains les traces des clous de la croix : mais toute votre certitude se fonde sur le dire de quelques femmes fanatiques, de quelques disciples hallucinés, ou peut-être même de quelques dupes.
En poursuivant son examen, Celse se demande si Jésus-Christ a atteint son but, s'il a converti tout le monde, si on croit à sa parole, mais personne n'y croit, on le dirait venu au monde pour nous rendre incrédules. Les juifs nient résolument qu'il soit le messie, les chrétiens l'affirment : n'est-ce pas là la plus extravagante des p.429 querelles ? Dieu pouvait-il laisser des doutes sur son apparition, pouvait-il paraître à un moment donné en sortant de son immobilité éternelle ? N'est-ce pas le comble de la folie que d'adorer un Dieu jaloux de se faire connaître aux hommes, forcé d'abandonner son trône pour descendre parmi nous et pour jouer le rôle d'histrion et de malfaiteur incompris ? Et pourquoi a-t-il attendu tant de siècles avant de se résoudre à sauver les hommes ? Le célèbre médecin n'épargne pas plus la tradition juive que la légende chrétienne ; il se moque du déluge, de l'arche, des mille billevesées de la Bible, des enfants nés à des personnes hors d'âge d'en avoir, des frères qui se dressent des embûches, des mères qui usent de supercherie, des impertinences de Moïse, des menaces des prophètes, du vieux Jéhovah, tout penaud d'avoir fait le monde, de la fantaisie de son fils de choisir le corps d'un homme plutôt que celui d'un singe ou d'un éléphant ou des autres races de la création, aussi vouées à la mort que la nôtre et à leur tour dans la nécessité d'avoir un rédempteur et une résurrection où chaque individu, reprenant son corps probablement volé par le voisin ou en lambeaux chez les mille êtres qui ont profité de sa mort, ménage au drame de l'univers le plus piquant de tous les dénouements.
Rien de plus juste : les générations humaines passent sans cesse emportées par le souffle de la mort, comme les myriades d'insectes qui couvrent la terre ou la mer ! Dans cette tourmente de poussière animée, les perspectives varient plus rapides que le vent, et la pensée court p.430 plus folle que la vie : quel rédempteur, quelle rédemption à ces fourmilières que nous appelons pompeusement des nations ! Quelle résurrection à cette race perdue au milieu de mille races toutes hostiles les unes aux autres ! Quelle vérité commune à toutes ces innombrables apparences qui provoqueraient peut-être un éclat de rire universel si le secret de la nature nous était révélé !
Mais Celse ne sert qu'à marquer la date de l'avènement du christianisme, et ses objections, purement philosophiques, ne pouvaient certes le détruire. Il s'agissait non pas de savoir ce qu'est l'homme en soi ou quels sont ses mystérieux rapports avec la création, mais de combattre Rome, d'abattre la mythologie, d'écraser les ennemis du genre humain, d'anéantir leur gloire inique, leur propriété malfaisante, leur conquête armée, et des peuples qui croyaient aux oracles, aux miracles, aux augures, aux démons, s'attachaient à la bonne nouvelle qu'un messie les assistait, qu'il était né pour les délivrer, que la cause des hommes était celle de Dieu, que les justes n'avaient rien à craindre de César et que les âmes des sages n'avaient rien non plus à redouter de Jupiter. Celse triomphait dans les écoles ; mais dans le monde où la mythologie régnait, où la foi était admise comme un principe, où l'empereur était un pontife, où l'apothéose d'un homme était un événement naturel, où l'on prodiguait les adorations à Auguste, à Caligula, à Néron, où Vespasien avait failli passer à son tour pour un messie, où les troupeaux que l'on conduisait journellement au capitole pour les immoler à la divinité vivante p.431 de Domitien obstruaient toutes les rues des alentours, où enfin toutes les sectes, toutes les nations attendaient un libérateur, la divinité de Jésus-Christ, le merveilleux de sa légende, la tradition miraculeuse des Juifs qui l'enfantait, le fanatisme des apôtres, les attentes des croyants écartaient d'avance l'argumentation de Celse. Ainsi la foi continua son uvre, les évangiles se multiplièrent et la vie typique du rédempteur acquit cette précision de fond et cette richesse de détails que l'Église modéra en réduisant à quatre les cinquante-trois évangiles.
Ici encore la force des choses dicta aux chrétiens à peu près la même légende qu'on trouve chez les bouddhistes. D'après Klaproth, les points essentiels de l'histoire sacrée de Bouddha sont : 1° son origine de l'empire des dieux ; 2° sa conception divine dans le sein d'une mère mortelle ; 3° sa naissance, sa croissance ; 4° ses progrès dans la sagesse ; 5° son mariage et sa splendeur royale ; 6° sa retraite du monde ; 7° sa vie d'ermite ; 8° son apparition sous le figuier où, après avoir accompli ses pénitences, il fut reconnu pour le saint par excellence ; 9° le commencement de sa prédication dans le temple de Warnachi (Benarès), où avaient vécu les premiers instituteurs du genre humain ; 10° ses victoires remportées sur les Dews adorateurs du feu ; 11° la fin de sa carrière terrestre ; 12° la sépulture de son corps. Ce sont les points essentiels de la vie de Jésus, qui descend de la race royale de David, qui est fils d'une vierge, qui, à neuf ans, dispute dans le temple avec les docteurs, et se trouve à son tour aux prises avec les Pharisiens, tantôt proclamé roi par la p.432 multitude, tantôt forcé de se retirer dans la solitude et, en définitive, soumis à la mort et mystérieusement enseveli.
Il ne diffère de Foé qu'au point de vue de la liberté occidentale, essentiellement tribunitienne, et c'est pourquoi il n'habite pas un palais royal, il n'est pas l'époux de la belle Goupa, il n'est pas initié dans l'étude des beaux-arts, et, né dans une étable où les mages l'adorent, il finit sur la croix, comme Socrate avait fini par la ciguë. Les évangélistes, qui rédigent la protestation d'un martyr, ne peuvent lui donner ni les trente-deux beautés de Foé, ni des enfants heureux, ni la vieillesse d'un octogénaire qui s'éteint paisiblement.
Si on compare les miracles et les exploits de Foé avec ceux de Jésus-Christ, on trouve une autre différence également réclamée par la nature de l'ennemi qu'ils combattent. Foé aux prises avec la science régnante remplit le monde de prodiges, et ses croyants en font un véritable Dieu supérieur à toutes les forces des mortels ; Jésus-Christ, au contraire, ennemi de la mythologie et de ses innombrables prodiges, se borne à prêcher la morale, ses miracles sont de vraies concessions à la superstition païenne, sa tradition est une protestation contre la fable. Les dogmes de Foé enseignent 1° le néant de la vie ; 2° le salut par la science ; 3° la nécessité de la tentation, et 4° celle du combat. Ce sont encore les dogmes de l'évangile. Le décalogue bouddhique impose de ne pas tuer, de ne pas voler, d'être chastes, de ne pas rendre faux témoignage, de ne pas mentir, de ne pas jurer, d'éviter p.433 les paroles impies, d'être désintéressé, de ne pas se venger, de ne pas se livrer à la superstition. Qui n'y reconnaît, à première vue, nos commandements de l'Église ? Il est inutile de dire que le nombre des douze apôtres de Foé, les conciles bouddhiques, la philosophie antérieure résumée par le rédempteur chinois, se reproduisent tellement dans les apôtres de Jésus, les conciles de l'Église, le verbe de Jérusalem et nous montrent dans les deux religions tant d'assonances rythmiques et arithmétiques, qu'on ne sait plus comment deux histoires aussi uniformes ont pu s'ignorer mutuellement pendant des siècles. Enfin les deux religions célèbrent également le célibat ; toutes deux monacales, elles subordonnent également leur respect pour la famille, à leur vénération pour celui qui veut y renoncer, et cette dernière assonance, en apparence étrange et accidentelle, ne montre que mieux leur but identique. N'attaquent-elles pas la propriété accumulée entre les mains des riches, et l'esclavage qu'elle crée sur les terres des patriciens ? Mais d'où vient cette accumulation ? Quel en est l'instrument ? c'est la famille patricienne, qu'on ne pouvait renverser sans lui opposer sur la Terre et dans le ciel la déification de l'individu, abstraction faite de toutes ses qualités de père, de fils, d'époux. Désormais la nouvelle société devait naître d'un homme qui gardait une indépendance inconnue en repoussant toutes les fonctions que la nature impose de vive force à chaque génération.
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Chapitre III
Les dates chinoises dans le christianisme
Les eunuques paralysent les lettrés de la Chine. Les philosophes, semblables aux eunuques, paralysent le paganisme de l'Occident. L'insurrection des Bonnets Jaunes reproduite par les grands pères de l'Église, et par les successeurs anarchiques de Commode. L'empire décomposé à Rome comme en Chine. La capitale également déplacée dans les deux régions. La chronologie bouddhique dans le christianisme. La chronologie chrétienne dans l'histoire des Césars. L'autonomie du mouvement chrétien n'exclut aucunement les guerres internationales qui le lient au mouvement chinois, par l'entremise de la Perse.
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p.434 Toutes les phases du bouddhisme se reproduisent une à une dans le christianisme, à commencer par la première, où la nouvelle religion pénètre dans le palais impérial au moyen des eunuques. Nous avons vu comment, de 133 à 172, cette classe d'êtres neutres se substituait peu à peu aux lettrés, les chassait de la cour, les sacrifiait par centaines, et neutralisait la loi régnante de Confucius. La neutralisation de la loi régnante se reproduit en Occident, où la propagande chrétienne attaque les dieux d'Homère et de Virgile, et les pontifes qui font l'apothéose de Caligula et de Néron, et ici la philosophie paralyse la p.435 mythologie grâce à ses initiés qui (il nous pèse de le dire) jouent le rôle des eunuques de Lo-yang. Sans doute ils éclairent le monde ; ils sont représentés sur le trône par les Adrien, les Antonin, les Marc-Aurèle, et les jurisconsultes qu'ils inspirent s'appellent Ulpien, Papinien, les demi-dieux du droit ; mais croient-ils aux anciens dieux ? Non. Les attaquent-ils ? Non. Donnent-ils raison aux chrétiens ? Non. Ont-ils le courage de les proscrire ? Non. Peut-on les comparer aux philosophes de la Chine, si catégoriques pour le maintien de l'incrédulité traditionnelle ? Non. Aux yeux des païens et des chrétiens, ils forment donc une classe neutre, bâtarde, incapable d'action et de réaction, et ouvertement accusée d'impuissance.
Cette fois, les chrétiens tentent, à leur tour, avec Justin de pénétrer dans la forteresse sacrée du paganisme, par la brèche ouverte de la philosophie, et ils réclament la protection qu'on accorde aux écoles d'Athènes et aux prêtresses d'Isis.
« Quelle est donc notre faute ? s'écrie Justin. Nous mettons nos biens en commun ; nous les prodiguons aux pauvres, nos frères ; nous prions pour nos ennemis, pour nos persécuteurs ; nous rendons à César ce qui lui appartient, à Dieu ce qui lui revient. Pourquoi donc serions-nous persécutés ? »
« Soyez tolérants ! dit-il aux continuateurs de Celse, aux philosophes de l'empire, si vous vous vantez d'avoir découvert avec Platon le véritable Dieu ; si vous vous moquez des dieux qui naissent, qui souffrent, qui luttent, qui meurent, souvenez-vous que Jupiter naît, lutte et meurt comme Jésus-Christ, et si le dieu de la métaphysique reste un, p.436 indivisible et immobile dans toutes les phases de l'univers, rien n'altère non plus son unité dans la vie de Jésus-Christ, qui reste éternel et mortel, un et triple, créateur et rédempteur.
De même que Philon prétendait que tous les philosophes avaient été des disciples de Moïse, Justin s'efforce de montrer que, si les Égyptiens savent que Dieu ne peut se nommer, si Homère et Platon croient à la résurrection des corps, si les païens répètent que Jupiter accouche de Minerve, c'est qu'ils imitent le christianisme, et il voit la tour de Babel dans la révolte des Titans, la prophétie de la rédemption dans les dires de la sibylle, le baptême chrétien dans les lustrations, l'eucharistie dans le mystère de Mythra, le sabbat dans les fêtes mythologiques et l'Église dans l'assemblée des initiés. Suivant lui, tout vient d'une tradition unique, invariable, surnaturelle, professée à l'unanimité par les fidèles et, quelle que fût la distance des temps et des lieux, constamment supérieure aux philosophes, qui variaient d'une école à l'autre, en reproduisant toutes les erreurs, toutes les tyrannies des religions.
À la phase des eunuques succédait en Chine celle de Tchang-kio, du messie suivi par les cinq cent mille Bonnets Jaunes, d'une effroyable anarchie qui préludait à la décomposition de l'empire, et de la décomposition qui mettait aux prises le royaume philosophique du Nord avec le royaume quasi bouddhique du Midi. Le christianisme entre à son tour, aux mêmes jours, en 180, dans la terrible période des grands Pères de l'Église. L'esprit qui transporte les Bonnets Jaunes et les sept sages de p.437 la forêt de bambou dicte en Occident des pages d'une éloquence incomparable. Irénée ne paraît qu'une génération après Justin ; mais quelle distance ne le sépare pas de son devancier ! Sa dialectique dompte une anarchie intellectuelle que Justin ne soupçonnait guère ; de tous côtés les païens en déroute imitent les chrétiens ; les faux chrétiens égarent le christianisme, l'encombrent de fausses divinités, de rédemptions dangereuses, de tentatives à demi païennes, d'hérésies qui l'entraînent à renouveler l'insurrection de Jérusalem et les transactions avec la mythologie, et il rappelle avec l'expérience d'un pontife et l'habileté d'un philosophe la nécessité d'éviter le combat matériel. Suivez, dit-il, la tradition constante du christianisme ; tout ce qui en sort s'appelle hérésie, et quand on connaît son inquiétude secrète de voir ou des Eons se substituer au Christ, ou de nouveaux rédempteurs sortir des temples de Jupiter et d'Apollon, ou la divinité de Jésus s'évanouir et laisser à notre charge la rédemption, ou des dévotions extravagantes arrêter la propagande, soit par la communauté des femmes, soit par le célibat absolu, soit par des orgies bacchiques, son obstination hiératique acquiert la force de l'héroïsme et son argumentation présente les attraits de la poésie.
À Irénée succède Clément d'Alexandrie, qui parle avec l'éloquence des anciens, la sagesse de Socrate et le bon sens d'un moderne, et son explication de l'Évangile de saint Marc déroute les préventions contre la foi. Grâce à ses erreurs, la sagesse des écoles semble s'animer, se fortifier et promettre désormais cette récompense à la p.438 vertu, cette punition du crime, cette vie à venir, cette immortalité de l'âme qu'on demandait inutilement aux théories.
Origène accable de sa dialectique la sagesse des païens :
« Qui vous autorise, leur demande-t-il, à vous taire sur Moïse et sur les prophètes, tandis que vous invoquez le témoignage d'Orphée, de Linus, et que vous mettez Homère à la tête des sages ? Bannissez-vous nos sages de votre énumération parce qu'ils n'ont pas adoré des dieux incestueux et cruels ?
Ici, Moïse, les prophètes, le Christ, moins barbares que Jupiter et Neptune, triomphent grâce à la morale de tous les dieux de l'Olympe, ici les chrétiens, devenus des libres penseurs, se moquent de tout le passé du genre humain, et de plus transformés en sophistes, ils retournent contre les païens toutes les armes de la raison. Si vous dites, ce sont les paroles d'Origène, que Dieu ou le fils de Dieu ne pouvaient descendre sur la Terre, dès lors vous niez du même coup les miracles d'Esculape, d'Hercule, de Jupiter ; vous niez les apparitions de vos dieux, vous détruisez tous les oracles, vous niez l'action de la Providence, vous êtes des athées. Et la foule d'applaudir à la déconvenue des païens, et lorsqu'ils refusaient de reconnaître Jésus-Christ parce qu'il était humble et qu'il mourait sur la croix, la réponse était foudroyante : Oui, il n'était ni riche, ni philosophe, ni proconsul, ni magistrat ; il naissait dans la plus profonde obscurité, il subissait le plus ignominieux de tous les supplices, et cependant voyez ce qu'il a fait, voyez les conversions qu'il a opérées, les p.439 temples désertés, la religion qui change, la philosophie qui s'éteint.
Tertullien, encore plus violent contre l'empire, se réjouit de voir que les chrétiens remplissent la capitale, les villes, les villages, les châteaux, les armées, même le palais, le sénat, le forum ; il dit ouvertement que la domination romaine est un vol, que ses dieux sont des hontes nationales, ses religions des profanations, et il se vante que sa foi n'a ni temples, ni images, tandis que les Romains adorent Vénus blessée au siège de Troie, Mars emprisonné pendant treize mois, Jupiter qui échappe à la captivité grâce à Briarée, sans compter qu'ils adorent des hommes divinisés, des personnages qui doivent leur apothéose à une flatterie stupide. Quant à lui, il prie pour César ; mais parce qu'il est homme, parce qu'il est un frère, parce qu'il est prédestiné comme tous les mortels à la calamité imminente qui doit tout emporter.
Tels sont les Pères de cette époque, et Cyprien, saint Grégoire le Thaumaturge, d'autres font la guerre à l'empire ; ils l'attaquent par la ruse, par le défi, par les visions, par les miracles ; saint Antoine, lui, préfère la solitude. Leurs livres montrent, au reste, que leur influence s'étend aux murs, aux usages, aux spectacles ; ils s'occupent des habits, des jeux, des femmes ; ils touchent à tout, et leurs attaques contre les nombreux hérétiques révèlent encore plus la toute-puissance du christianisme ; car les hérétiques ne sont encore que des juifs, des faux philosophes, des impériaux à demi p.440 convertis, en transaction avec la foi, en relation avec les fidèles, des croyants prêts à demander des emplois, d'après le conseil que Celse donnait aux chrétiens, et à couvrir sous le voile complaisant de l'allégorie cette mythologie que les empereurs eux-mêmes s'efforcent de transformer.
Tandis que la littérature chrétienne se développe, celle de l'empire s'éteint, plus d'historiens distingués, plus de poètes capables de rappeler Virgile, Lucain ou Juvénal. On reconnaît désormais la force du christianisme, on le réfute, on le persécute ; les peuples en retard lui attribuent la décadence de l'empire ; des empereurs voudraient l'exterminer, et au plus fort de la persécution, on voit son ombre dans le palais des Césars, qui rêvent une réforme mythologique, un avenir miraculeux. Sévère dresse un temple à Apollonius de Tyanes, Héliogabale adore le Soleil et veut lui soumettre tous les dieux, Alexandre place Abraham et Christ à côté d'Apollon et d'Orphée.
Enfin, à partir de 180, la propagande chrétienne produit les mêmes effets que la propagande bouddhique. Si l'extrême Orient est bouleversé par une guerre effroyable, depuis Commode l'Occident ne voit plus les philosophes sur le trône, le gouvernement est à la démocratie des camps, ses chefs sont des généraux, des capitaines, des aventuriers, parfois des barbares, des bandits, qui se succèdent l'épée à la main, et pendant cent ans on compte vingt-deux Césars presque tous assassinés. Dans l'extrême Orient, l'empire se décompose en 220 ; plus tard, p.441 en 265, la grande dynastie des Han disparaît ; son dernier chef se rend avec son cercueil auprès du roi du Nord victorieux, tandis que son fils se tue dans la salle des ancêtres, après avoir égorgé sa femme, et le Nord reste ainsi à la dynastie des Tçine, fidèle aux philosophes, contre le Sud, qui devient la terre des croyants. De même, sous Dioclétien, l'empire romain se divise, en 292, dans les quatre grandes provinces soumises chacune à une capitale nouvelle. Rome n'est plus qu'un centre honorifique sacrifié à l'insurrection des peuples et à la désobéissance passive du christianisme. Nul doute que la foi déterminât le grand partage.
« Il est difficile, dit Eusèbe, d'exprimer dignement la grandeur de l'estime et de la réputation où la doctrine de la véritable piété que le Sauveur est venu enseigner aux hommes était parmi les Grecs et les barbares, et de la liberté, du repos dont nous jouissions. L'affection que les empereurs portaient à ceux de notre religion et l'honneur qu'ils leur faisaient de leur donner le gouvernement des provinces sans les obliger à sacrifier en sont une preuve illustre. Qu'est-il besoin de parler de ceux qui étaient dans les cours des princes et des princes mêmes qui permettaient à leurs officiers de s'acquitter, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs esclaves, des devoirs de leur religion, de l'exercer publiquement et en leur présence, et qui les considéraient et les chérissaient, plus que tous les autres ?
Dans leur décomposition, les deux empires de l'extrême Orient et de l'Occident se transforment également. La Chine obtient cette loi du maximum que son premier p.442 rédempteur, Ouang-mang, avait inutilement proclamée, et l'égalité qu'elle pouvait rêver librement dans le ciel descend pour ainsi dire d'elle-même sur la Terre. En effet, les Tçine, qui dès 220 règnent dans le Nord et visent à s'emparer du Midi, ne sauraient s'avancer sans faire des concessions. Aux prises avec le royaume quasi bouddhique du Sud et avec ses splendides superstitions, ils ne sauraient le subjuguer sans lui accorder sur la Terre une partie au moins des biens qu'il espère dans le ciel, et il en résulte que Vou-ty, en s'emparant enfin du Midi en 280, déclare sur-le-champ
« que toutes les familles libres auront des terres à cultiver, et comme règle de recensement des familles des contribuables, il ordonne que celles qui comprenaient des individus mâles, ting, ou valides payeraient seules l'impôt entier.
Ma-thouan-lin, cité par M. Biot, remarque que sous les Han une famille de princes tenait sous sa dépendance jusqu'à mille familles, tandis que sous les Tçine le maximum fut fixé à quarante familles. M. Biot doute de l'exactitude de cette observation concernant les esclaves ; mais nous n'en doutons pas : il est évident que les Tçine posèrent des limites à l'esclavage comme à la propriété ; on paya d'ailleurs les officiers en terres pour les obliger à les cultiver ; la loi agraire reparut, mais sur le fond mobile de la propriété, de la liberté et du travail, comme une vraie loi de maximum, ainsi que l'avait rêvé le grand usurpateur des premières années de Jésus-Christ.
Dirons-nous que la réforme de la propriété et de l'esclavage ait manqué à l'empire romain ? que ses p.443 Galère, ses Décius n'aient cédé la place à des Césars plus humains ? Les naturalisations, si cruellement refusées par l'ancienne Rome, étaient depuis prodiguées à tel point que les peuples s'en trouvaient accablés et que parfois ils auraient voulu retourner à l'esclavage pour se délivrer de la responsabilité de la liberté. Enfin, à la suite des réformes chinoises, la capitale, déplacée deux fois, se fixait en 318 à Nan-king, et sous Constantin, la capitale de l'empire était déplacée comme en Orient, et Byzance, aussi nouvelle et dans la suite aussi durable que Nan-king, fut en Europe la capitale de la rédemption chrétienne.
Nous n'hésitons pas à affirmer que pendant les trois premiers siècles de notre ère les dates chinoises expliquent les dates chrétiennes, et les dates chrétiennes expliquent celles de l'empire romain. Prenons ces dernières isolément, telles qu'on les lit dans les livres classiques : muettes et capricieuses, elles montrent d'abord la famille d'Auguste livrée à des crimes absurdes, puis, en 66, des empereurs qui viennent des provinces, et tout à coup éclairés, humains, équitables. À partir de 180 commence une série néfaste de Césars, tous voués à la mort ; en 292, la décomposition de l'empire semble promettre la paix, quand, au bout d'une génération, triomphe cette religion dont on n'avait jamais avoué l'existence ni soupçonné la force. Voilà des dates arbitraires, des événements sans suite, et à la fin une surprise, un miracle historique. Mais qu'on fouille au fond de l'empire, au milieu des nations alors vaincues, on découvrira d'abord p.444 des légendes qui s'animent, se renouvellent, et promettent des vengeurs ; on verra un peuple élu qui attend la venue du vrai Dieu contre la fausse divinité de l'empereur, et on aura pendant les premiers soixante ans de notre ère l'explosion judaïque qui force l'empire à chercher son chef hors de Rome dans les légions disséminées au milieu des peuples. Encore soixante ans, et la divinité de Jésus-Christ est fixée. Dès lors, dans les soixante ans qui suivent, de 120 à 180, la mythologie, interdite, neutralisée, laisse poindre les empereurs philosophes. Mais les chrétiens retournent la philosophie contre les païens. Dès lors, la foi s'exalte ; les grands Pères de l'Église paraissent en 180 à la suite d'Irénée. On conçoit donc qu'à partir de 180 l'empire en déroute commence, avec Commode, l'ère des Césars tragiques qui se termine par le partage de Dioclétien, par la transformation de l'empire, par la véritable résurrection des morts, des nations vaincues, toutes fraternisées et victorieuses des Romulus, des Brutus, des Caton, des Scipion et des Césars païens.
Tandis que les dates chrétiennes éclairent celles des Césars, les dates chinoises éclairent davantage celles du christianisme. Le jour où paraît Ouang-mang, le grand usurpateur communiste de la Chine, Judas se montre dans la Judée, qui marche à l'insurrection contre Rome. Le jour où le rédempteur chinois est mis en pièces par la foule, les Romains exterminent Jérusalem et répriment toutes les libertés de l'ancien monde. Quand les tao-ssé appellent à leur secours les bouddhistes et élèvent, en p.445 65, le premier temple à Foé, une même pensée suggère aux peuples d'Occident de remplacer la propagande guerrière du judaïsme par la propagande paisible du christianisme. Le bouddhisme et le christianisme ne cessent depuis de marcher de pair ; ils subissent les mêmes persécutions ; ils sont également brutalisés en Chine par les lettrés, à Rome par les philosophes. En 180, ils agitent également les peuples : en Chine, avec la guerre des Bonnets Jaunes, en Occident, par la prédication des Pères de l'Église, mêlée aux séditions armées, à un désordre universel qui dure cent ans. L'anarchie religieuse donne la même conséquence au Céleste Empire, qui se divise, en 220, dans les trois royaumes, et à l'empire romain que Dioclétien partage en 292 dans les quatre grandes provinces. Enfin, le poids de la propriété et de l'esclavage s'allège en même temps dans l'extrême Orient et en Europe, et les capitales des deux mondes se déplacent presque au même instant pour élever Nan-king en 318, et Byzance en 325.
La grande différence entre les deux empires se réduit à ce point unique qu'en Chine on n'abat aucune mythologie, les nouvelles religions restent sous le joug de la philosophie, et l'empereur ne cesse de régner au nom de la raison. En Occident, où la mythologie régnait, une nouvelle religion succéda à une religion antérieure, et la philosophie resta dans les fers. Mais, bien que dans l'extrême Orient Maxence triomphât de Constantin, le résultat fut le même dans les deux empires ; car en Chine le bouddhisme présenta de nouveaux problèmes à la p.446 philosophie de Confucius, et, sans l'obliger à suivre ses dogmes, la força à suivre son mouvement. En Europe, le christianisme réduisit le nombre des dieux, des miracles, des événements surnaturels, et montra une supériorité philosophique due à une étincelle de bon sens dérobée aux écoles de la Grèce.
Personne ne contestera, certes, l'autonomie du mouvement chrétien. Aucune relation entre les apôtres chinois et ceux de l'Europe, nulle communication entre les sept sages de la forêt de bambou et les Tertullien, les Origène, les Cyprien. En Occident, où ce combat fut le plus vaste dont l'histoire ait conservé le souvenir, et qui fut livré en présence de théologiens, de philosophes, de savants capables d'en noter les moindres détails, les peuples agissaient bien d'après leur propre impulsion ; ils s'insurgeaient, ils s'apaisaient, ils tergiversaient en suivant les intérêts du moment ; ils professaient les doctrines qu'ils croyaient vraies, ils repoussaient celles qui les trompaient. Peu à peu les saints succédaient aux dieux, les martyrs aux héros, la Bible et les Évangiles aux épopées d'Homère et de Virgile, les fêtes chrétiennes aux fêtes païennes, et les évêques aux pontifes des anciennes divinités. À leur tour, depuis Auguste, les empereurs subissaient le joug de la nécessité, en résolvant administrativement une à une toutes les questions du jour. Ils ne songeaient d'abord qu'à réprimer des séditions, ensuite qu'à dévoyer des superstitions, plus tard qu'à désarmer des colères croissantes, plus tard encore qu'à terrifier les peuples : chacun d'eux ne p.447 se préoccupait que de ses prétendants, de ses ennemis, mais derrière eux l'Homme-Dieu, poussant les masses, conduisait à la décomposition de l'empire, à la proclamation de Constantin, à la malédiction de l'ancien monde. Quels missionnaires, quels voyageurs, quels conquérants auraient pu enseigner à Judas, à Christ, à Tertullien, à Constantin, les rôles de Ouang-mang, de Foé, des sept sages et des Tçine ? Toutefois, tant de ressemblances et de si strictes coïncidences que nous pourrions multiplier en passant de la religion aux lois et aux murs, laissent supposer des nations intermédiaires engagées dans la même voie, agitées par les mêmes idées, livrées aux mêmes révolutions.
Que l'Inde servît de véhicule aux actions et aux réactions, on n'en peut douter quand on voit en 200 son grand roi Vançacékara et son successeur Tchampaka. Mais cette fois, la Perse nous éclaire davantage, car après avoir recommencé la série de ses rois vingt-cinq ans après Jésus-Christ, quand on arrive à l'ère des conversions et de l'effervescence, soit en Chine, soit en Occident, vers 240, elle est à son tour agitée par sa conversion, son effervescence qui détermine l'insurrection nationale d'Ardisher, chasse les Parthes, relève le culte de Zoroastre, et fait entendre la voix de Manès, le grand hérésiarque qui remplit le monde de son nom. Voilà donc la Perse livrée aux plus grandes agitations politiques et religieuses, avec des guerres, des révolutions et des novateurs de sa foi juste au moment où les multitudes d'Occident sont fascinées par la prédication des grands Pères p.448 d'Occident, et celles de la Chine par les sages de la forêt de bambou.
Une dernière considération montre la précision de l'engrenage qui lie l'Europe à la Chine. La restauration persane arrive en 254, et son premier acte est d'abolir la fédération des Parthes et de rétablir l'unité monarchique interrompue depuis 223 avant Jésus-Christ. Or, nous avons vu pourquoi la fédération avait interrompu la tradition monarchique, et comment la Perse, placée entre les deux expansions unitaires de la Chine (249) et de Rome (199), se sauvait par le fractionnement sous la date moyenne de 223 = (249+199)/2 1. Maintenant, puisqu'en 220 après Jésus-Christ, la Chine se décompose de nouveau en trois royaumes, et qu'en 292 Dioclétien divise l'empire romain en quatre provinces, il faut aussi que sous la date moyenne de 256 = (220+292)/2, elle revienne à l'ancienne unité de Cyrus pour continuer victorieusement ses deux guerres éternelles contre l'Orient et contre l'Occident. Cette date donnée par la mathématique de l'histoire et à peine anticipée de deux ans, est la date de la grande dynastie des Sassanides, d'Ardisheer, qui fait cesser la Parthie, et la nouvelle unité est si forte qu'en 312 Shahpoore, couronné dans le sein de sa mère, obtient le don unique d'avoir ainsi un règne de soixante-neuf ans plus long encore que sa vie.
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Chapitre IV
Les barbares en Chine
Le bouddhisme chinois détermine l'invasion des Tartares, qui fractionnent le Nord de l'empire en dix-sept principautés, et refoulent les empereurs à Nan-king. Réforme confucienne des deux États du Midi et du Nord. Mais le pontife du bouddhisme transporte son siège en Chine. Contenu par la loi agraire de 485, il est successivement soutenu au Nord par l'impératrice Hou-chi, qui oblige les lettrés à discuter avec les bonzes, et au Sud, par l'empereur Ou-ti, que les grands disputent aux moines. Guerres de religion et solution dernière de Souy, qui rend l'unité à la Chine, en soumettant à sa dictature les bonzes et les lettrés.
(300-600)
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p.449 Après avoir décomposé l'empire chinois, les nouvelles religions travaillent à le détruire, tantôt par l'insurrection, tantôt par la désobéissance passive, souvent par la trahison de l'inertie. Pourquoi le peuple le soutiendrait-il contre les Tartares qui lui apportent l'Homme-Dieu ? N'attaquent-ils pas l'autorité détestée des mandarins, la centralisation odieuse de l'empereur, et cette philosophie qui interdit jusqu'à la liberté de rêver ? Il faut que l'invasion fasse table rase de tout, que l'Homme-Dieu vive dans p.450 chaque homme, et que cette superstition, encore à l'état nuageux de légende, se fixe avec la solidité du granit.
On conçoit sa force quand on voit l'exaltation de cette époque, les bonzes qui arrivent de l'Inde, et les miracles qui couvrent d'un voile impénétrable l'amère réalité de la vie. C'est le moment où le grand Fo-thou-tching efface les limites du possible. Il a plus de cent ans, il se nourrit d'air ; en communication avec les esprits, il les force d'obéir à ses ordres ; rien ne résiste à ses enchantements. On raconte que la nuit il ouvre un trou dans sa poitrine, et que sa lumière intérieure éclaire toute sa maison ; par la même ouverture, il retire son cur et ses entrailles, et les plonge dans la rivière pour les remettre ensuite purifiés dans son corps. Il explique le son des cloches, il connaît les pronostics, il devine l'avenir, il ressuscite les morts. Comment s'intéresser au gouvernement impérial en présence de pareils hommes, tous liés avec les chefs des invasions ? On se rue à leur suite, et les solitaires, les bonzes, les magiciens rivalisent d'adresse en prêchant la plus profonde égalité dans le ciel. La tête en tourne aux plus hauts fonctionnaires tout aussi bien qu'aux derniers des paysans.
Le courant du fanatisme établi de l'Inde à la Chine grossit tellement que de pieux Chinois le remontent et visitent les royaumes de la sainte doctrine. L'un d'eux, Fa-hian, fait douze cents lieues par terre et plus de deux mille par mer, et vers 414 il publie sa relation qui donne le tableau fidèle de cette époque. Quelle ardeur ! que de zèle pour visiter les lieux consacrés par la p.451 doctrine nouvelle ! que de temples, de tours, de monastères, de reliques, de monuments mentionnés par le religieux chinois ! Avec lui, on voyage sans cesse dans le pays des chimères, avec la narration positive d'un Européen. Ici, c'est un temple qui abrite un os du crâne de Foé ; là, on rencontre son bâton, haut de vingt mètres, dans un étui d'où la puissance de tous les humains ne saurait le tirer ; plus loin, vous voyez une relique encore plus étrange, l'ombre qu'a laissée le dieu, ou des statues qui ont été à sa rencontre, ou les vestiges d'un escalier qui lui a servi pour descendre du ciel après sa mort, et qui s'est immédiatement englouti au fond de la Terre à l'exception des sept premières marches. Le pot de Foé, c'est-à-dire le panier avec lequel il mendiait ; son manteau, les empreintes de son pied, très nombreuses et si merveilleuses que l'une d'elles a une largeur toujours proportionnée à la pensée de celui qui la regarde ; bref, mille objets qui échappent au pinceau et qui se moquent effrontément du sens commun, se montrent avec l'assurance imperturbable que jamais la raison ne parviendra à les détrôner, et le bonze chinois note en même temps avec les plus grands soins la situation des royaumes explorés, le nombre de leurs couvents, la splendeur de leurs églises, le nom de leurs princes, l'habit des moines. Une visite à l'enfer, la descente de Foé du ciel, des règles pour les mendiants et les mendiantes, un exposé des hérésies, forment de son livre un tourbillonnement d'extravagances si singulièrement colorées que la nature surpasse l'art, et la poésie éclate toute seule avec les surprises du p.452 caléidoscope. On voulait une nouvelle Inde en Chine, le même nombre de temples, de prodiges, de statues, de reliques, de monastères.
L'empire se décomposait avec une rapidité dont on n'avait jamais vu d'exemple. En 296, les peuples du Kiang proclamaient un empereur ; quatre ans plus tard, on voyait la rébellion de Thao-hin ; bientôt trois chefs Li-té, Li-lieou, Li-hiong, s'insurgeaient en Occident, on fondait les royaumes éphémères de Tching, Tsien-chao, Tsien-leang, Tsien-yen ; dans le palais même de l'empereur, les généraux usurpaient le pouvoir ; l'un d'eux emprisonnait l'empereur en 300, un autre renouvelait la même scène l'année suivante ; en 306, un empereur mourait empoisonné, la Chine était ouverte aux Tartares établis dans le Chen-si sous le nom de nouveaux Han. En 311, ils enlèvent l'empereur, lui imposent le rôle d'échanson, et le tuent après l'avoir avili ; en 313, encore un empereur assassiné ; en 316, encore un empereur forcé de tenir le parasol au chef des Han, et ensuite égorgé ; en 325, un empereur mort de douleur et les capitales incendiées, leurs habitants passés au fil de l'épée, les tombeaux fouillés, montrent la Chine comme un champ de bataille, tandis que les Tartares Yen, établis à Pé-king, aspirent déjà à la subjuguer. En un mot, c'est l'ère dite des dix-sept principautés, en réalité l'ère des hordes errantes, des armées de 1.500.000 combattants, des capitales aussitôt peuplées qu'abandonnées, des palais nomades où la vie des princes est exposée comme sur les champs de bataille, des rois constamment trahis par p.453 leurs généraux, des coups de sabres qui font sauter les têtes des princes, des ministres, des gouverneurs, avec une telle rapidité, au milieu d'un si étrange tourbillonnement de guerres, de conquêtes, de partages, que la géographie de cette époque devient mobile comme les flots de la mer.
Dans son premier moment, elle subit la prépondérance des Han fixés à Tchao. Leur génie est Ché-lé ; son palais est habité par dix mille personnes, sa personne est protégée par un régiment de jeunes filles à cheval, une foule d'astrologues et de devins lui sert de cortège, et le spectacle de sa cour semble répondre aux féeries des magiciens. De 350 à 420, l'invasion des Han est accablée par la nouvelle invasion des Tartares Yen qui se répandent dans le Ho-nan et fondent les États de Si-Yen, Heou-Léang, Heou-Tsin, Si-Tsin, Heou-Yen ; d'autres Tartares, les Topa, se précipitent ensuite sur les Yen et les dévorent. À chaque flot, c'est une féerie nouvelle.
Entre la nouvelle décomposition de la Chine et l'ancien fractionnement qui avait porté les États à cent cinquante-cinq, cinq siècles avant Jésus-Christ, il y a toute la différence réclamée par la conception de l'Homme-Dieu, par son détachement de la terre, par sa force toute personnelle, tout indépendante de la patrie. Aussi le fédéralisme des Tchéou était fixe ; il respectait les confins, il se développait par des diètes, des ligues ; ses surprises ne venaient que d'un excès de fraternité qui permettait aux rois de s'arracher les ministres, les sages, les philosophes, et le royaume de Lou gardait la double p.454 initiative de la fédération et de la science. Au contraire, le nouveau fédéralisme des Tçine n'est pas territorial, n'est pas fixe, n'a pas de diètes et il accepte l'initiative des Tartares.
Il n'est pas territorial, disons-nous, car ces principautés tiennent plus aux chefs qu'au sol, et leurs prépondérances personnelles passent rapidement des Han postérieurs du Chen-si aux Yen du Pé-tche-ly, aux Tsin établis dans le Chan-si, aux Topa campés dans la région d'Oueï. Ce mouvement est scalaire, capricieux, nomade et militaire ; ses dynasties passent si vite, que celle des Hia dure à peine une dizaine d'années ; ses prépondérances sont si mobiles que ses États se renouvellent sans cesse avec des familles postérieures (les Héou) ; sa vitalité est si forte que chaque État pousse ses rejetons et se ramifie par les Si, les Nan, les Pé, c'est-à-dire par les sous-États de l'est, du sud, du nord, tels que les Si-yen, les Nan-yen, les Pé-yen. Bref, l'individualité est si accentuée, que tous ses chefs aspirent à l'empire : les Tchao en 308 et en 349, les Yen en 360 et en 383, les Tsin en 376, les Hia en 407. L'anarchie atteint la dynastie régnante elle-même, isolée, réduite à ignorer le nom de ses gouverneurs, à laisser ses villes aux pirates.
Mais la démolition une fois accomplie, tout le Nord envahi jusqu'au Kiang par les Topa, tout le Midi en décomposition sous la domination nominale des Tçine, le problème de la Chine retombait de tout son poids sur les barbares et sur les rebelles, forcés enfin de se demander comment ils pouvaient s'organiser, régner et se p.455 mettre à l'abri, les uns contre de nouvelles invasions, les autres contre de nouvelles rébellions. Or, puisque la décomposition venait du bouddhisme essentiellement transmondain, individuel, anarchique, c'était aux philosophes de l'école de Confucius que revenait la tâche de recomposer l'empire, en puisant de nouvelles forces dans les abîmes sans fond de la raison. De là, à partir de 419, une série de générations qui arrivent sur la scène avec le plan arrêté de dompter la foi.
La plus simple des tentatives consistait à prendre une situation heureuse dans l'un des mille accidents de guerre intérieure pour faire main basse sur les trônes et imposer de vive force la doctrine de Confucius. C'est ce que fit Lieou-yu à Nan-king. Cordonnier d'origine, soldat de profession, général du Tçine et protecteur de cette dynastie, il parvint à dompter les rebelles, et après avoir réuni tout le Midi, il fit étrangler l'empereur, tombé dans l'imbécillité du bouddhisme, l'anarchie disparut ainsi sous le rayon de Nan-king soumis à la nouvelle dynastie des Song. Par contre-coup, l'anarchie disparut également dans le Nord, où l'on aurait pu s'attendre à un nouvel élan bouddhique, ne fût-ce qu'en haine du Midi. Mais le chef des Topa devait se raffermir contre de nouvelles invasions. À moitié nomade, engagé dans une fédération intérieure qui subdivisait ses pouvoirs, réduit à l'état plutôt de suzerain que de véritable roi, borné à percevoir des tributs plutôt que des impôts, condamné à consulter les diètes, à ménager les princes, il voulait être philosophe pour devenir despote, et il p.456 devait imiter les Chinois pour se les affectionner, pour apaiser les vaincus, pour séduire les multitudes, pour se faire pardonner son origine, ses conquêtes accomplies, ses conquêtes futures.
Les deux cours du Sud et du Nord entrèrent donc dans la voie des proscriptions violentes. Voici la pétition d'un gouverneur à l'empereur du Midi, sous la date de 435 :
« Il y a déjà quatre cents ans que la secte des Foé s'est introduite à la Chine, et s'y est tellement répandue que partout, jusque dans les petits villages, on voit des temples et des tours dressés à son honneur.
Le gouverneur ne cesse de répéter que le nouveau culte est dangereux, qu'il détruit les premiers principes de la société, et il obtient la destruction de ses édifices, avec l'autorisation de se servir de leurs matériaux pour réparer les édifices publics. On fonde en même temps des collèges et on relève la littérature de l'époque des Han. L'empereur du Nord imite à sa manière la cour de Nan-king. En 444, il se fait instruire par un bonze pendant un mois, soir et matin, et une fois bien persuadé de l'absurdité de sa doctrine, sans lui faire aucun mal, il ordonne que quiconque fournirait de quoi vivre aux Ho-kang (les bonzes) et aux chamen (les tao-ssé) serait puni de mort. La même peine menaça ceux qui auraient donné asile aux proscrits. En même temps, on ordonna d'envoyer les enfants aux écoles publiques, avec la sanction de la peine capitale aux familles qui voudraient s'en tenir à leurs propres écoles, évidemment dirigées par des bonzes en robe ou défroqués. Les mêmes injonctions se p.457 renouvelaient deux ans plus tard, et toujours dans la conviction que les religions avaient perdu l'empire et qu'elles avaient été
« la cause, disait l'édit, de tous les troubles qui avaient désolé l'État et causé la mort d'une infinité de sujets.
Mais cette tentative brutale pouvait-elle éclairer les esprits ? La proscription était-elle une solution ? Pouvait-on faire rentrer dans le néant par ordre supérieur une foi qui avait travaillé la Chine depuis quatre siècles ? Non certes, et une génération après l'avènement des Song à Nan-king, le bouddhisme prend une revanche éclatante. Vers 452, Bouddharma, le vingt-huitième pontife de cette religion, quitte l'Indoustan et s'établit sur la montagne de Song, dans le Ho-nan, au centre de la Chine. En apparence, il se borne à fuir les persécutions de l'Inde, il ne cherche qu'un refuge au haut d'une montagne, à l'imitation des plus anciens solitaires ; en réalité, il attaque toute la restauration des philosophes. Si nous ne connaissons ni ses menées ni ses plans, nous en voyons les effets à Nan-king, où le prince héréditaire tente de s'emparer du pouvoir, avec l'aide des tao-ssé, et bientôt, après de rapides péripéties, les empereurs de Nan-king se livrent aux nouvelles religions, deviennent fanatiques, soulèvent les haines des lettrés, et l'un d'eux pousse la superstition jusqu'à se faire moine. Les empereurs du Nord les imitent et deviennent à leur tour disciples de Lao et de Foé ; l'un d'eux se fait moine, et leur cour, semblable à un miroir, reflète toutes les folies de Nan-king, à cette différence p.458 près que, dans le Midi, les princes, entourés de révolutions, menacés par leurs propres superstitions, sont des monstres, des bourreaux, des chefs sanguinaires, qu'on abat à coups de sabre comme des bêtes fauves ; tandis que le Nord obéit à des empereurs sages, studieux, jaloux de se montrer plus Chinois que la Chine, s'interdisant jusqu'à l'usage du vin. Cependant, furieuse ou paisible, la superstition était la même dans les deux cours, et le bouddhisme maléficiait la Chine.
La génération qui succéda à l'apparition de Bouddharma comprit enfin qu'il fallait renoncer à la violence, et, comme on ne revient d'une première erreur que d'une manière imparfaite, elle chercha la cause du mal non pas dans les idées, non pas dans les problèmes soulevés par les religions, mais dans cette partie du monde moral qui se rapproche le plus du monde physique, et qu'on appelle la politique. Persuadés que les peuples s'égarent à la recherche de la rédemption céleste, par cela seul que le fléau de l'inégalité les tourmente sur la terre, les lettrés se décidèrent à leur accorder une rédemption terrestre, un dédommagement capable de faire oublier Dieu. En 485, l'empereur du Nord cessa donc d'imiter la cour de Nan-king, et doubla soudainement cette réforme à laquelle, deux siècles auparavant, les Tçine avaient dû leur étonnante longévité au milieu des plus horribles tragédies. Il attribua à tout homme de quinze à soixante ans 40 méou, à chaque femme 20 pour cultiver les céréales, et il ajouta 20 méou par feu pour les mûriers et autres arbres utiles. Les mineurs, les vieillards et les veuves p.459 formant un feu à part reçurent la moitié de la portion des adultes ; la distribution se fit tous les ans dans le premier mois, et on autorisa l'émigration de ceux qui restaient sans terre.
« La loi, dit Ma-Thuan-lin d'après M. Biot, fixa la quantité de terrain que devait posséder chaque famille, et le surplus constitua les champs de rosée, c'est-à-dire les terres vagues, sans possesseur connu, où tombaient les biens des exilés, des criminels soumis à la confiscation, des familles qui ne laissaient aucun héritier.
Tout le monde dut subir le niveau de la loi, les grands, les princes, les parents de l'empereur : on ne posséda qu'un lot proportionné au rang dont on jouissait. Chaque fonction reçut sa mesure ; on n'atténua l'application du principe qu'en autorisant les riches à vendre l'excédant de leurs terres aux pauvres.
Par cette réforme, le maximum que Mang avait proclamé l'an 9 de Jésus-Christ triompha dans tout l'empire du Nord. Ma-Thuan-lin le conteste.
« Ceci, dit-il, était bien différent de ce qu'avait fait Ouang-mang lorsqu'il déposséda les propriétaires au nom de l'État.
Mais la différence n'était que dans la forme, dans l'opportunité, dans les circonstances, dans les procédés ; en attendant, l'antique propriété autorisée par les Tsin cédait sa place à l'utilité publique ; le principe d'utilité inauguré en 280 pour détruire à moitié les latifundia et l'esclavage de la campagne doublait ses conséquences ; et le grand usurpateur triomphait grâce aux dévastations tartares, aux réformes des Tçine, aux croyances nouvelles et à la science qui les ramenait à la réalité.
p.460 La réforme se développait avec les études ; vers 495, on voit les empereurs du Nord adonnés aux sciences pour échapper au reproche de barbarie ; ils quittent jusqu'à leur nom de Topa pour prendre celui de Yen, plus conforme aux dénominations chinoises ; ils transportent leur capitale à Lo-yang, l'antique capitale de la fédération ; ils n'hésitent pas à sacrifier un prince héréditaire, insurgé en haine de Lo-yang et des Chinois ; on pousse la déférence chinoise pour les vieillards jusqu'à instituer un banquet où l'empereur les sert, et il est si studieux, qu'à cheval ou en chaise il tient toujours un livre à la main. Il résiste ainsi aux religions qui bouillonnent au fond de l'empire, au patriarche bouddhiste qui les excite, aux légendes, aux miracles qui attaquent le monde réel au nom d'un monde imaginaire.
Cependant l'insuffisance de la réforme saute aux yeux. Nous vous parlons du ciel, pouvaient répondre les bonzes, et vous nous donnez à manger ; nous vous annonçons l'Homme-Dieu, si puissant qu'il a désormais converti les multitudes, et vous ne cessez de célébrer l'empereur que nous respectons. Puisque vous soulagez paternellement les peuples, nous les soulagerons avec nos doctrines, avec notre fraternité, avec notre empire spirituel et sous la direction de notre pontife. Et dès 500 l'esprit monacal s'étend ; en 516, on porte à cinq cents le nombre des couvents. Les solitaires, les anachorètes, les vagabonds de la superstition organisent leurs légions sédentaires avec l'immunité, la vie commune, la règle, le noviciat. Ils paraissent avec la tonsure, le nom de p.461 religion, l'habit ecclésiastique et les cinq vux, où ils s'engagent jusqu'à s'abstenir de vin et de tuer aucun être vivant, et cette fois, les tao-ssé se groupent à leur tour et fondent leurs couvents, et sans qu'on puisse deviner leurs menées, les deux sectes, toujours obstinées à surfaire les savants par les ignorants, les princes par les eunuques, les hommes par les femmes, ménagent enfin de telles surprises à la philosophie, qu'ils l'obligent à chercher son salut en discutant leurs dogmes.
C'est ce qui arrive sous l'impératrice Hou-chi. Sait-elle quelle est sa mission ? On en peut douter, et d'ailleurs qui connaît les pensées des héros et des héroïnes de la Chine ? Mais elle croit à Confucius, elle adore Foé ; d'un esprit inquiet, curieux, impatient de savoir ce qu'on ignorera toujours, elle sacrifie au Chang-ti comme si elle était un empereur ; elle élève un temple au repos perpétuel comme si elle croyait à Lao ; entourée de bonzes, de tao-ssé et de lettrés, elle veut entendre toutes les sectes, tous les avis, et c'est ainsi qu'on entre dans la phase de la discussion. Laissons parler les lettrés : puisqu'ils sont blessés, c'est à eux de se plaindre.
« Il y a près de trente ans, dit l'un d'eux, que les princes ont transporté la cour dans cette ville (Lo-yang) et vous n'y voyez aucune salle élevée à l'honneur des ancêtres. Les collèges pour instruire la jeunesse, les murailles, les portes de la ville, les tribunaux tombent en ruines, et la plupart des lieux publics sont inabordables. Que diront nos descendants ?
C'était dire : La translation à Lo-yang avait été un gage donné à la tradition p.462 de l'empire et à la philosophie de Confucius, mais que faites-vous ? vous la trahissez, vous transportez le faste impérial dans les pagodes et dans les couvents ; vous délaissez les asiles de la science.
Voici une autre réclamation :
« Lorsque les princes transportèrent ici leur cour, il n'y avait qu'un seul temple dédié à Foé ; aujourd'hui on en compte plus de cinq cents.
Les lettrés demandaient la destruction de tous les temples élevés à l'erreur, et l'impératrice l'accordait, sauf à ne donner aucune suite à l'édit. Pourquoi abattre les temples tant qu'on n'avait pas démontré la fausseté du dieu qu'on adorait ? Et à quoi bon les démolir si, au lendemain, la force d'un dieu méconnu pouvait les relever ?
Le prince d'Oueï, grand vassal de la couronne, engageait mieux le combat :
« Il n'y a plus d'obéissance filiale, disait-il, on ne respecte plus les cinq devoirs, on foule aux pieds les cérémonies... Comment peut-on savoir mourir, si on ne connaît pas l'art de vivre ?
Il se déchaînait ainsi contre le culte du néant et la religion de la mort, et tous les lettrés signalaient le nouveau Dieu comme une imposture où l'on adorait un homme qui avait quitté sa femme, son père, sa patrie, son royaume héréditaire, pour se livrer à de folles rêveries. Mais les bonzes lui répondaient en le prenant habilement par la silencieuse indulgence de la philosophie de Confucius, qui avait laissé passer les esprits, les pronostics et le culte des ancêtres.
« Votre Dieu, lui disaient-ils, n'est-il pas l'esprit par excellence ? N'appelez-vous pas esprit les âmes des hommes après la mort ? Foé n'a été qu'un p.463 homme comme vous ; quel est notre tort si nous l'appelons esprit ?
Pour la première fois les bonzes et les lettrés se trouvaient sur le même terrain, les seconds devaient songer enfin aux esprits, aux âmes, à Dieu que leur maître avait oubliés, et l'impératrice, charmée de les voir humiliés, ordonna au prince de donner un taël d'or à chaque bonze. De plus, elle songea à faire de la doctrine de Lao la religion dominante, et elle envoya chercher aussi cent soixante volumes de la religion de Foé dans les royaumes de Si-yu.
Aurons-nous une religion dominante à la Chine ? C'est le problème qui sort de la discussion, et on ne le résout nulle part que par la discussion même devenue militante et guerrière. Mais quand l'impératrice voulut passer de l'idée à l'action et donner la victoire aux religions qui ne l'avaient pas remportée, les lettrés se révoltèrent, on surveilla les avenues du palais, on espionna les moindres gestes de la princesse, on exploita ses faiblesses, on surprit ses amours, on l'emprisonna, et à travers une foule de péripéties on finit par la noyer avec son fils. Bientôt l'empire du Nord se scinda dans les deux États d'Oueï d'Orient et d'Oueï d'Occident. Dans le premier, les religions exaltaient tellement les esprits, qu'en 565, le roi ordonna aux bonzes et aux tao-ssé de vider leurs différends en sa présence et, après avoir donné raison aux premiers, il commanda aux seconds de les suivre, en faisant décapiter ceux qui résistaient. Mais l'État d'Occident, fidèle à la doctrine de Confucius, la réintégra officiellement dans ses droits, en 563, en 574 il abolit les livres des sectes, p.464 il proscrivit leur culte, il confirma la proscription par la peine de mort, et tout le Nord flotta ainsi les armes à la main entre la raison et la foi.
Les deux phases de la discussion, d'abord paisible et ensuite militante, étaient tellement dans la situation et si supérieures à la volonté des chefs qu'on les voit dans le Midi aux mêmes jours avec les mêmes caractères. Pendant le règne de l'impératrice Hou-chi, l'empereur de Nan-King, Ou-ti, n'était ni moins faible, ni moins studieux, ni moins affectionné à Confucius, ni moins épris de Foé. Entouré de bonzes, il poussait la passion pour la vie monacale jusqu'à se réfugier dans un couvent. Les grands, un peu plus raisonnables, l'en retiraient, mais comment ? en tremblant, en le rachetant au poids de l'or. Deux ans plus tard, il se réfugiait de nouveau dans un couvent et il fallait encore le racheter. On respectait donc la liberté des prêtres tout aussi bien que celle des philosophes ; ce respect réciproque suppose qu'on discutait ; et de quoi pouvait-on discuter, sinon de Foé, de l'âme, de Dieu, de la famille, de l'état de tout ce qui préoccupait l'impératrice du Nord. Ou-ti, disent les Annales, ne mangeait jamais ni viande, ni poissons, ni ufs, ni lait, mais son horreur pour le sang ne se bornait pas à de stériles dévotions, elle touchait à la loi, elle abolissait la peine capitale.
La discussion devenait militante dans le Midi comme dans le Nord. Ou-ti était assassiné comme l'impératrice Hou-chi. La rébellion sacrifiait son fils, deux autres fils périssaient de la main d'un général qui venait d'écraser p.465 les rebelles et, tandis que l'empire du Nord se scindait en 535, celui du Midi passait en 557 des Leang aux Tchin, nouvelle dynastie dont l'impuissance, l'indécision, l'incapacité d'être franchement philosophique comme l'État d'Oueï d'Occident ou franchement religieuse comme l'État d'Oueï d'Orient, laissaient le Nord maître des destinées de la Chine.
La solution partit donc de l'État d'Oueï d'Occident, rendu à la philosophie mais capable de comprendre les religions. Soudainement il subjugua l'État rival, lui prit trois millions cinq cent mille familles, cinquante villes de premier ordre, cent soixante-deux de second ordre et trois cent quatre-vingts de troisième ordre ; et si nous voulions imiter les historiens qui bénissent la Providence quand elle choisit un homme pour donner la paix à des empires agités depuis des siècles, notre thème serait certes admirable et nous n'aurions qu'à présenter Souy, général de l'empire du Nord réuni, comme l'élu de Dieu, qui songe enfin à passer le Kiang et à subjuguer le Midi pour rendre la Chine à son unité traditionnelle. Mais l'histoire ne passe d'une action à l'autre qu'à travers les chaos de la raison d'État. Souy n'est qu'un général, il ne s'élève que par le massacre d'une dynastie dégénérée ; devenu empereur, il étudie Confucius sans se laisser enchaîner par les King, il observe les bonzes sans s'indigner et il domine les uns et les autres par une dictature politique, fondée sur une réforme de la propriété, qui double les deux réformes antérieures de 280 et de 485.
« Il ordonna, dit M. Biot, que depuis les princes et les p.466 hauts fonctionnaires de l'État jusqu'aux hommes du peuple, tous les sujets reçussent des terres à cultiver contre la taxe personnelle du Ko ou pour le compte de l'État. Ces terres furent désignées sous le nom de Tching-nie-tien, champs du parfait devoir, ou encore sous l'ancien nom de champs de Rosée. La répartition se fit par tête d'individu mâle (ting) complet ou moyen.
Cette réforme accomplie et les impôts diminués de la moitié, Souy lança trente mille manifestes, passa le Kiang à la tête de cinq cent mille hommes, et l'empereur de Nan-king, réduit à se cacher dans un puits avec ses femmes, fut assassiné par les soldats du Nord.
Avec le triomphe de Souy il resta établi que la doctrine de Confucius continuerait de régner, mais que ses réactions cesseraient, qu'elle laisserait passer tous les rêves de la multitude, et qu'il ne fallait pas plus adorer le texte des King que les livres de Foé. La résolution du conquérant fut si ferme qu'on l'eût dit parfois l'ennemi des lettrés, dont il réduisit les collèges de manière à ne donner que sept cents élèves sortants tous les dix ans. Cela se conçoit : les lettrés n'avaient-ils pas été les chefs des réactions ? N'avaient-ils pas sottement confondu le mépris du monde avec l'adoration du néant ? la liberté de Foé avec l'aveugle respect pour de folles légendes ? N'avaient-ils pas identifié la cause de la raison avec celle des Tsin, des Han, des dynasties éteintes ? Ils avaient failli compromettre la philosophie elle-même en supprimant les problèmes que le peuple lui proposait, et quoique le langage de Souy ne fut pas le nôtre, il exprimait cette pensée p.467 dans la rude admonestation qu'il adressait aux lettrés supprimés.
« Je rends à l'État, disait-il, des laboureurs, des ouvriers et des commerçants que la facilité de suivre des études gratuites lui enlevait chaque année et, au lieu de ces demi-lettrés qui n'étaient, pour la plupart, que des fainéants orgueilleux et des frondeurs perpétuels, devenant dangereux par leur grand nombre, je leur substitue des hommes qui le serviront désormais par des travaux utiles. Les Han avaient leurs raisons pour fonder tant de collèges, j'ai les miennes pour les détruire. Au surplus, je n'empêche personne de se livrer à l'étude.
L'ère de persécution fut ainsi close à jamais. Mais pour arriver à constituer cette dictature politique de l'empereur sur tous les textes de la philosophie et des religions, il avait fallu traverser d'abord les persécutions dictées par la philosophie en 420, voir ensuite l'opposition du pontife en 452, revenir à l'attaque par une loi agraire en 485, comparer cette rédemption terrestre avec celle des couvents vers 516, passer de la discussion pacifique à des guerres de religion vers 554, et assister enfin à la catastrophe de l'État d'Oueï d'Orient et de l'empire du Sud.
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Chapitre V
Les barbares en Occident
Les barbares arrivent en 378 comme en Chine, et rendent l'Europe plus progressive que Byzance, exceptée de l'invasion. Ils élèvent les patriarches du christianisme à l'époque où le bouddhisme voit son pontife en Chine. Ils transforment les conditions économiques de l'Europe à l'époque des nouvelles lois agraires de la Chine, avec la différence constante que l'Occident fait taire la philosophie, quand la Chine fait taire les religions. Retard de soixante-douze ans trois fois répété en Europe. Son explication. Tous les peuples intermédiaires soumis aux dates de la Chine et de l'Europe.
(378-590)
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p.468 Nous sommes désormais trop habitués à retrouver les événements de l'extrême Orient en Europe pour ne pas pressentir qu'après avoir imité la révolution des rédempteurs, la division de l'empire et le déplacement de la capitale, nous verrons la domination romaine fractionnée, envahie, insultée dans ses anciens chefs, se renouveler, comme en Chine, par des chefs décidés à lui imposer la religion de l'Homme-Dieu.
En réalité, un jour arrive où les empereurs ne peuvent p.469 plus se défendre, où l'invasion des Tartares se reproduit en Europe par les Goths, qui occupent en 378 la Thrace, l'Illyrie, la Mésie. En 379, les Franks et les Allemands attaquent la Gaule ; bientôt l'empereur Théodose accepte les Goths dans l'armée pour résister aux Huns ; enfin, vers 400, Arcadius et Honorius en sont réduits à gouverner les invasions, à les repousser les unes par les autres, à désigner eux-mêmes les provinces où elles doivent se camper. Ce sont, dans le palais, les mêmes murs qu'en Chine, les mêmes généraux, toujours sur le point de trahir l'empereur ou de pactiser avec les barbares. L'histoire du chef des Tsi qui détrônait ses maîtres, du fondateur des Leang qui supplantait les Tsi, du premier des Tchin massacrant les Leang, enfin de Souy qui s'établissait en immolant les Tchin, se reproduit dans celle des Rufin, Gaïnas, Eutrope, Arbasace, Stilicon, Aétius, Boniface, et de tous les grands ministres de l'Occident. Le maire du palais, cet homme typique, aussi redoutable à l'ennemi qu'à son maître, cette anomalie qui anime et terrifie tous les royaumes de l'Occident, depuis l'Italie de Ricimer et d'Oreste jusqu'à la Gaule mérovingienne, n'est que la copie du dictateur armé des dynasties chinoises, de l'ère des invasions. En Europe, comme en Chine, il nomme et il détrône, il insulte et il protège les rois et les empereurs.
Mais en Chine, les invasions succèdent aux invasions, la Tartarie, semblable à un océan, déborde à chaque marée sur l'empire en poussant les Han postérieurs sur les Tçine, les Tsin sur les Han, les Yen sur les Tsin, les p.470 Topa sur les Yen. De même dans l'empire romain : aux Goths de Théodose succède, en 405, le royaume nomade d'Alaric, et, plus tard, les Vandales, les Bourguignons, les Franks occupent la Gaule vers 404, avec les Alains, les Vandales, les Suèves qui font irruption sur les terres d'Espagne vers 409. Les Goths de Wallia reçoivent la seconde Aquitaine en 417, les Vandales de Genséric occupent l'Afrique en 435, la formidable invasion d'Attila arrive en 453, les mercenaires, ces rois nomades, se répandent partout, et partout les derniers arrivés écrasent les premiers venus, les Goths accablent les Hérules, les Lombards succèdent aux Goths.
L'invasion s'arrête en Chine en 420, quand la sécurité même des conquérants l'exige, quand les Tartares Topa, maîtres d'Oueï, s'établissent dans le Nord et laissent le Midi à l'empereur chinois ; et vers 490 on arrive également en Occident à la fin des invasions avec les Goths établis en Italie, avec Clovis maître de la France, avec l'invasion gothique fixée en Espagne, avec les Vandales campés en Afrique, avec toutes les provinces d'Occident soustraites à Byzance. Le point d'arrêt donne enfin le même résultat géographique dans le Céleste Empire et dans l'empire romain ; car le premier, dérobé à l'invasion avec la moitié de ses terres, reste ainsi scindé dans les deux empires du Nord et du Sud, le second dérobe aux barbares Byzance et l'empire d'Orient, en leur laissant les royaumes d'Occident, qui ne reconnaissent pas plus les successeurs de Constantin, que les Tartares de p.471 l'empire chinois du Nord ne reconnaissaient les empereurs de Nan-king, proclamés seuls légitimes par les chronologies officielles.
Où avons-nous trouvé la force de la Chine ? Ce n'est pas dans le Midi, qui échappe à l'invasion ; ce n'est pas à Nan-king où résident les dynasties légitimes ; ce n'est pas dans la région où survivent les traditions nationales, mais dans le Nord, à Lo-yang, dans l'empire envahi par les Tartares, rajeuni par l'invasion ; et c'est ce qu'on voit également en Europe, où Byzance soustraite aux Barbares vieillit à vue d'il, où l'empire d'Orient s'immobilise et répond assez mal à toutes les attaques, tandis que les royaumes d'Europe abandonnés aux Goths, aux Lombards, aux Franks, aux Germains, reçoivent toutes les innovations et présentent la mobilité, la liberté du compagnonnage militaire et la hardiesse de l'Homme-Dieu qui porte le défi à toute l'antiquité.
Ce sont là des rapprochements décisifs, et rien ne serait plus facile que de les embellir par la comparaison d'Alaric et de Chélé, de Rome deux fois dévastée comme Si-ngan-fou et Lo-yang, d'une foule d'épisodes où les ressemblances se multiplient. Mais nous préférons porter notre attention sur le mouvement intérieur de l'extrême Orient et de l'Occident, et au lieu d'insister sur les faits de l'invasion, nous devons chercher s'ils étaient dus aux mêmes causes, si la religion appelait les Barbares en Europe comme en Chine, si cette époque était chez nous, comme dans l'extrême Orient, l'ère des saints de Fo-than-tching qui lavait son cur dans la rivière, des ermites qui p.472 se multipliaient, des pèlerins comme Fa-hian, qui visitaient les royaumes bouddhiques, du vingt-huitième patriarche du bouddhisme qui abandonnait l'Inde pour fixer son siège dans le Ho-nan et d'un patriarcat enfin qui organisait l'Église à l'imitation de l'empire et les prêtres d'après l'exemple des lettrés. Mais la réponse affirmative se trouve dans tous les manuels d'histoire et de religion.
On sait assez que la propagande chrétienne, essentiellement hostile à l'empire, naturellement alliée avec tous les ennemis de Rome, fraternisait enfin avec les Barbares. Constantin, le héros du christianisme, admettait le premier les Barbares dans l'armée. Théodose qui arrachait le christianisme à la réaction de Julien, leur donnait le premier des provinces. Que de fois les écrivains de l'Église ne préfèrent-ils pas ouvertement les Barbares aux Romains ! Orose ne s'en cache pas, Salvien nous apprend que les peuples conquis redoutaient une restauration de l'empire. Saint Augustin se réjouissait de voir Rome saccagée par les Vandales, désertée par les Césars, impuissante au milieu de l'anarchie universelle. Rien de plus juste que sa joie, car l'invasion frappait les patriciens, diminuait les latifundia, substituait le servage à l'esclavage, et partout les nouveaux maîtres, hostiles à la loi romaine, favorisaient même sans le savoir les multitudes et dérobaient les municipes à la fiscalité impériale. Enfin les Barbares transformaient la propriété par une révolution corrélative aux réformes chinoises de 280, de 485 et de 590, et ils inauguraient un principe de liberté personnelle qui supplantait la domination territoriale de l'antiquité.
p.473 Quant à la dévotion de Fo-thou-tching ou de Fa-hian, il est difficile de ne pas la reconnaître à cette époque où les fidèles fatigués d'attendre le millénium et de s'en tenir à la réalité croient enfin qu'après la mort les âmes montent directement au ciel ou tombent dans les abîmes de l'enfer sans attendre la fin du monde et le jugement dernier. Il en résulte que le christianisme, jadis simple révolutionnaire, sans images et tout à la négation du paganisme, se livre à l'adoration des martyrs, au culte des saints, au patronage de ces demi-dieux qu'il transporte dans le ciel et à une foule d'invocations quasi païennes. Les reliques devenaient des débris magiques d'un monde transmondain. C'est par leur présence que les Églises se divinisent, à la tête de toutes les ombres de la mort. Jésus-Christ monte en rang, et depuis Athanase et Cyrille, personne ne doute plus impunément de sa divinité et on vit au milieu d'une foule de miracles issus du commerce des morts divinisés avec les fidèles agités par les conciles cuméniques et les guerres de religion.
Par une conséquence nécessaire, les évêques acquièrent l'importance des bonzes chinois sous les Tartares, témoins saint Ambroise de Milan, saint Martin de Tours, qui parlent en véritables thaumaturges. On voit paraître les primats, le sacramentaire du pape Gelaise, et la théologie de saint Augustin, dont les polémiques n'ont plus le but de saint Irénée, qui chargeait Dieu de renverser l'empire romain, mais celui de soumettre le monde à l'Église dirigée par les Bouddharmas désormais proclamés infaillibles. De là ses luttes contre Pélage, qui p.474 détruisait l'autorité de l'Église en proclamant la liberté des hommes ; de là ses combats contre les donatistes, qui rendaient l'Église impossible en exigeant l'impeccabilité dans ses chefs.
Les corrélations ne se bornent pas à la division des empires, à l'invasion des Barbares, à l'établissement des nouveaux peuples, à la liberté nouvelle fixée en Chine avec la loi de 485, en Europe avec les lois gothiques, lombardes et germaines, aux réformes proclamées en Chine au nom de Confucius qui ne les avait pas soupçonnées, en Europe au nom de Rome qui donnait ses formes à la nouvelle religion. Les différences mêmes entre les deux extrêmes régions de notre hémisphère révèlent encore les coïncidences interverties du mouvement qui fait triompher en Chine la raison, en Europe la foi. Que font les lettrés de la Chine à partir de 420 ? Ils s'efforcent de dominer les superstitions, soit qu'ils proscrivent les bonzes, soit qu'en 485 ils supplantent Bouddharma par la loi agraire, soit qu'ils sacrifient l'impératrice Hou-chi et son pendant du Midi Ou-ti, soit que l'empire du Nord scindé aiguise l'arme de la philosophie dans le royaume occidental d'Oueï, soit enfin que Souy rende l'unité à l'empire en ordonnant aux lettrés de substituer l'usage de la raison à celui de la force. Or, quel est le travail de l'Europe à la même époque ? Elle veut que le christianisme triomphe de la philosophie, soit que Théodose proscrive les philosophes, soit que les papes de Rome profitent des invasions pour se soustraire à la lumière affaiblie de Byzance, soit que Justinien ferme à p.475 jamais les écoles de la Grèce, et soumette Ulpien, Papinien, Labeon et les jurisconsultes de l'incrédulité à l'invocation de la Trinité chrétienne, soit enfin qu'en 590 la foi se rassure au milieu des ténèbres du moyen âge. Si les ombres d'Hou-chi, d'Ou-ti, des empereurs dévots, si cruellement opprimés par la civilisation chinoise, avaient pu errer sur le Tibre, sur la Seine, sur le Tage, ils auraient vu se réaliser leurs espérances détruites à Nan-king et à Lo-yang. Leurs dernières tentatives échouaient en Chine vers 535, quand le Nord se scindait et que le Midi changeait de dynastie, et c'était le moment où Justinien abolissait à jamais le règne de la raison.
Quelques dates offrent en Europe un retard de 72 ans qui se répète avec une singulière obstination. C'est en 292 que Dioclétien divise l'empire romain, 72 ans après la division de l'empire chinois ; c'est en 378 qu'arrivent les premiers Barbares avec les Goths sur les terres de l'empire, 72 ans après la première invasion tartare des Han à la Chine ; c'est vers 490 que se fixent les Barbares en Europe, après le point d'arrêt opposé par l'empire du Nord, en 420, aux incursions sur les terres chinoises. Y aurait-il réellement un retard de 72 ans ou de deux générations en Occident ? Certes, il ne détruirait nullement nos comparaisons : rien de plus naturel qu'à une si considérable distance, l'équivalence des peuples puisse subsister en dépit d'une si faible différence ; rien non plus n'empêcherait qu'il y eût en Europe un simple déplacement dans les phases des mêmes périodes et que, p.476 comme dans l'ère des philosophes Confucius précédait Socrate de 75 ans, dans l'ère des conversions à la religion de l'Homme-Dieu, le même déplacement pût se renouveler.
Mais il y a mieux, le retard de l'Europe n'est qu'apparent, et nos phases marchent de pair avec la Chine encore plus qu'on ne saurait l'exiger. Car la division de l'empire, son invasion et l'établissement des Barbares sont des faits extérieurs, politiques, superficiels ; ils attestent le mouvement sans le constituer, ils le servent sans en être les véritables causes, et ils dépendent avant tout de la succession des idées qui se manifestent en Europe presque aux mêmes jours qu'en Chine. S'agit-il de tourner ouvertement l'effervescence des croyances contre le gouvernement impérial ? dès 180 le mouvement chinois éclate d'abord avec les Bonnets Jaunes jusqu'en 220, ensuite avec les hérésies de Nan-king et avec les sept sages de la forêt de bambou jusqu'en 285. En Europe, depuis Commode, élevé en 180, jusqu'à Dioclétien, les croyances suscitent une telle tourmente que, pendant cent ans, vingt-deux Césars sont assassinés. Ici la Chine aurait à peine une avance de 10 ans, comme à l'époque d'Ouang-mang et des premiers rédempteurs d'Occident. S'agit-il du triomphe politique des nouvelles religions ? À partir de 300, la doctrine de Confucius n'a plus qu'une influence nominale, et Nan-king devenue capitale en 318, signale la décadence de la tradition officielle. De même, en Europe, le christianisme triomphe avec Constantin, qui transporte la capitale à Byzance p.477 en 325. Considérons-nous le renouvellement de la société, qui est la conséquence du triomphe de l'Homme-Dieu ? La Chine se renouvelle en 420 par les deux empires, en 452 par l'apparition du patriarche bouddhiste dans le Ho-nan, en 485 par la réforme territoriale de l'empire du Nord, et, aux mêmes jours, l'Europe change de murs, et nous présente de 400 à 500 la nouvelle influence des patriarches de Rome et de Byzance. En dernier lieu, examinons-nous l'époque où la religion de l'Homme-Dieu modifie la loi souveraine des traditions ? En Chine, la loi de Confucius change de 500 à 600 avec l'impératrice Hou-chi, avec la scission du Nord et avec la solution de Souy, et c'est de 500 à 600 qu'on voit le christianisme maître des lois à Byzance avec Justinien, et des idées à Rome avec le pontife Pélage.
Le retard de soixante-douze ans sur les trois dates des divisions, des invasions et des points d'arrêt dans les invasions tient à ce que ces trois événements ne servent pas en Chine aux mêmes phases qu'en Europe. Le partage de l'empire s'y présente en 220 comme le premier effet de l'effervescence, tandis qu'en Europe il est le dernier, en 292 ; l'invasion des Barbares s'y montre comme le premier résultat de l'avènement politique de l'Homme-Dieu, tandis qu'elle concourt en Occident à transformer plus tard la société ; l'établissement des Barbares transforme la société chinoise, tandis que l'Europe l'exploite pour modifier sa loi souveraine.
Puisque les Chinois utilisent les barbares p.478 soixante-douze ans avant les Européens, il s'ensuit que, pendant ce cycle de trois cents ans, leurs premières phases sont ternes, que l'avènement politique du bouddhisme s'y montre sans accentuation, sans autonomie, sans héros remarquables, sans drames typiques, sans ce mouvement admirable qui donne à l'Europe la préparation de Dioclétien, l'explosion de Constantin, la réaction de Julien, la solution de Théodose. Plus tard, la Chine ne se sert plus des barbares, qui envahissent l'Europe, et alors c'est l'Europe qui présente des phases pâles, interrompues, sans discussions régulières et presque sans débat, et au contraire la Chine, libre et assurée, s'avance à pas comptés, à travers des phases nettement dessinées : celle en 420, des proscriptions ; en 452, de Bouddharma ; en 485, de la réforme territoriale ; en 516, de l'impératrice superstitieuse ; en 535, du combat déterminé du royaume d'Oueï d'Occident contre le royaume d'Oueï d'Orient, et en 585, de Souy, qui réunit la Chine.
Tant d'exactitude dans les corrélations entre la Chine et l'Europe nous garantit d'avance qu'elles doivent se retrouver aussi chez tous les peuples intermédiaires. Pour la plupart ils sont muets, et nous sommes forcé de les deviner d'après nos souvenirs européens ou d'après les archives chinoises ; mais comment ne pas reconnaître la liberté nouvelle chez les Goths, les Suèves, les Vandales, les Huns, les Germains de toutes les nuances, les Tartares de toutes les hordes ? Là nous n'avons pas besoin de longues interprétations ; là l'intérêt des multitudes conquérantes remplace l'intérêt douteux des multitudes qui p.479 se laissent conquérir ; là l'invasion constate son équivalence par le combat, la dépasse par la victoire, et convertie à l'arianisme, au catholicisme, au bouddhisme, elle en résume le travail.
Ce qu'on dit des barbares s'applique bien plus aisément aux nouveaux maîtres de l'Arabie, les Coreischites, qui envahissent la Mekke en 445, aux Abyssins, qui l'occupent en 525, et quand l'Arabie recouvre sa liberté et se fixe avec les Coreischites en 590, aux temps de Souy et de Pélage II, on la trouve convertie, dévote, exaltée, dans l'impossibilité de continuer les sacrifices sanglants que, grâce à son isolement, elle faisait encore au Dieu d'Abraham. Enfin cette fois elle ne croit plus aux trois cent soixante divinités secondaires qui entouraient la pierre sacrée de la Caba, et ses hommes supérieurs se réunissent, jurant de prendre fait et cause pour tout homme étranger ou indigène, libre ou esclave, qui éprouvera une injustice.
En définitive, si nous voulons établir la chaîne de l'Europe à la Chine, nous n'avons plus qu'à nous frayer un passage à travers la Perse et l'Inde. Or la Perse, déjà agitée par Manès à l'époque d'effervescence religieuse contre l'unité impériale de Rome et de Lo-yang, voit paraître, quand tous les États se transforment, Mozdak, qui demande au génie du bien cette libération que la Chine et l'Europe imploraient de l'Homme-Dieu. Et puisque l'Homme-Dieu limitait la propriété, par le principe opposé de la communauté, soit dans le christianisme, soit dans le bouddhisme, le prophète de la Perse p.480 déclare la guerre à tous les propriétaires, à toutes les familles, à toute la domination des mages, accusée d'accaparement et de corruption, car suivant lui, Dieu est l'unique maître de la terre et les femmes doivent être communes à tous, comme les champs. Aussi bien qu'aux temps de Zoroastre, son dieu fait entendre sa voix au milieu du feu sacré que le roi adore ; semblable à la propagation de la lumière, sa libération ne connaît pas de limites. Mais comment accepter cette démagogie effrénée qui accuse jusqu'au bon sens d'être l'uvre des dews et des démons ? Quel roi se résignerait à régner au nom de ces barbares indigènes qui bouleversent l'empire ? Ne sont-ils pas aussi anarchiques que l'impératrice Hou-chi en Chine ou que les philosophes en Occident ? Cosroës, élevé en 535, immole donc cent mille Mozdakiens, et, tout à l'élan de la Perse contre Byzance, il accueille les philosophes exilés par Justinien, et il proscrit les catholiques protégés par les empereurs de Constantinople. C'est ainsi que la Perse s'organise en sens inverse de Byzance.
Enfin l'Inde, dernière région intermédiaire entre la Perse et la Chine, vers 452, chasse entièrement les bouddhistes, qu'elle avait déjà proscrits quand elle proclamait Chrichna son véritable rédempteur, d'après la loi souveraine des castes, et ses royaumes se trouvent ainsi fixés comme les Goths d'Espagne, ou les Lombards d'Italie, ou les empereurs de Byzance, ou les rois de Perse. Sans l'exil de Bouddharma, le vingt-huitième pontife du bouddhisme, elle n'aurait plus été qu'un appendice de la p.481 Chine ; avec cet exil, elle s'en sépare à jamais et reste aujourd'hui encore, indépendante. Le choc passe comme on voit, par action et réaction, des patriarches de Rome à ceux de Byzance, aux philosophes de la Perse, aux brahmanes de l'Inde, qui renvoient le bouddhisme, dangereux pour eux, à la Chine, leur ennemie.
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Chapitre VI
Les empereurs-pontifes de la Chine
Papauté sauvage de Kao-tsou. Papauté philosophique de Taï-tsoung, aussi favorable aux bonzes qu'aux lettrés. Sagesse de sa femme. Déchaînement révolutionnaire des religions sous l'impératrice Wou-héou. Solution de Ming-hoang, réformateur des lois, fondateur de la grande académie des Han-lin. Il renouvelle l'art. Il rétablit la propriété.
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p.482 Une fois la Chine réunie sous l'empereur Souy et décidée à dominer pacifiquement les religions, son travail s'applique à fixer les conditions de cette domination. De là un nouveau problème à résoudre. Faut-il se fier au bon plaisir de l'empereur ? Est-ce bien à un soldat, à un conquérant, à un Tartare de régner sur Lao, Foé et Confucius ? Un homme moralement inférieur et élevé par le hasard des batailles peut-il rester à la tête de ses supérieurs ? S'il représente toutes les nécessités unitaires de l'empire, n'est-il pas évident que sa domination toute personnelle donnerait prise aux récriminations des lettrés, à l'insurrection spirituelle du patriarche, à de nouvelles alliances avec les Tartares, au renouvellement de l'anarchie, de la décomposition et de l'invasion ?
p.483 La Chine repousse donc la dictature de Souy. Civilisée, pleine de vie et de force, avec douze cent cinquante-cinq villes, huit millions neuf cent mille familles, une industrie, un luxe qui rappelaient les meilleures époques de l'empire, une richesse croissante qui réparait facilement les vides de la guerre, son irritation est telle, que Yang-ti, la prenant pour l'effet d'une haine contre l'excessive sévérité de Souy, son père, le tue et tente la voie opposée des facilitations, en s'efforçant de fonder sa domination sur un faste que rien n'égale. Il occupe deux millions d'ouvriers à construire son palais de Lo-yang ; quarante palais s'élèvent sur la route qui conduit à cette capitale. Des lacs artificiels, des collines faites de la main de l'homme, des jardins merveilleux s'allient à des routes percées dans les montagnes, à une nouvelle canalisation, à d'immenses entrepôts de grains où l'on voit son intention d'être populaire. Toujours est-il que ce faste condamne le peuple à la corvée et y soumet jusqu'aux femmes. Les insurrections éclatent ; six royaumes reparaissent, comme les revenants de l'ère féodale, et Yang-ti est étranglé dans son palais. Son successeur boit le poison en priant Foé de ne plus le faire renaître empereur, et un général protecteur, Kao-tsou, fonde la nouvelle dynastie des Tang, la dynastie des empereurs-pontifes.
Son premier essai ne pouvait être ni plus étrange, ni plus malheureux. Persuadé qu'il fallait résoudre le problème de la littérature et de la religion, et qu'on devait pénétrer au cur de l'une et de l'autre pour en arracher p.484 une idée organique qui élevât l'empereur au-dessus des aveugles tâtonnements de Souy et de Yang-ti, il se dit : Les bonzes ouvrent les portes aux Tartares ; ils ne croient ni à la famille, ni à l'empire. Les immunités dont ils jouissent font tomber toutes les charges sur le peuple et le poussent à la sédition ; ils adorent un dieu qui a déserté son royaume ; ils prêchent une doctrine remplie d'erreurs ; ils se livrent aux pratiques les plus insensées, et nous avons ainsi cent mille bonzes et autant de bonzesses consacrées à la plus absurde fainéantise. Renvoyons-les sur-le-champ ; ordonnons qu'ils se marient entre eux, qu'ils forment ainsi cent mille familles et qu'ils donnent leurs enfants à l'armée pour nous défendre contre les Tartares, et le peuple sera allégé, l'erreur utilisée, l'ennemi atterré. Ces idées, qu'on lit dans les réclamations de ses lettrés, reçurent la sanction d'un édit ; mais, comme elles ne mariaient la littérature et la religion qu'au point de vue de la conscription militaire, elles excitèrent une telle effervescence que la sédition éclata dans le palais même, parmi les fils de l'empereur. Deux d'entre eux, du parti des lettrés, tombèrent sous le fer de Taï-tsong, leur frère, favorable aux bonzes. L'empereur, effrayé, extermina lui-même les fils de ses deux fils sacrifiés ; puis, encore effrayé de sa propre contradiction, il abdiqua.
Après cette terrible expérience, on renonça à la violence, soit politique, soit militaire, et Taï-tsoung prit les rênes de l'empire au nom de la raison, non plus enchaînée aux textes de la loi de Confucius, mais livrée à ses p.485 inspirations indépendantes. En vérité, rien n'égale son respect pour la tradition officielle, sa déférence pour les lettrés, sa vénération pour le grand philosophe de l'empire ; mais il professe une vénération non moins profonde pour Lao-tsé ; il lui dresse un temple ; il le croit toujours vivant ; il se dit son descendant ; il transporte en un mot la liberté des solitaires en pleine civilisation. La littérature officielle le voit augmenter de dix-huit cents chambres le collège impérial, chercher les livres anciens, fonder une bibliothèque de deux cent mille volumes, ordonner de commenter Confucius, écrire lui-même un livre sur l'art de régner ; mais il n'est pas moins bienveillant pour la tradition bouddhique, ni moins indulgent pour les erreurs du peuple, auquel il laisse ses croyances, ses bonzes, ses temples, sa folie de la rédemption, cette philosophie de la misère, premier effort de l'intelligence vers une véritable libération. Il va sans dire qu'il révoqua l'édit contre les cent mille bonzes et les cent mille bonzesses, qu'il leur permit de rêver à loisir une justice plus libre que celle des lois et des tribunaux, et content de supprimer les plus dangereux d'entre eux, toute sédition s'effaça ou prit l'essor vers les espaces imaginaires du ciel.
Bien plus, en véritable pontife, il transporta la rédemption dans les lois, dans le gouvernement, partout ; immola au Néant les merveilles ruineuses des palais de Si-ngan-fou et de Lo-yang, qu'il fit incendier ; il donna la liberté à six mille femmes consacrées aux voluptés impériales ; il refréna les princes du sang ; il renouvela le p.486 code ; il adoucit la pénalité ; mais ce qui le peint mieux encore, c'est qu'il imposa à ses successeurs de ne signer aucun arrêt de mort avant d'avoir jeûné pendant trois jours, c'est le sentiment paternel avec lequel il visita les prisons, c'est la liberté qu'il donna un jour à trois cent quatre-vingt-dix condamnés à mort d'aller labourer la terre à la condition de se représenter à la fin de l'automne pour subir leur peine. Ils revinrent tous ; mais on n'en retint aucun, et il est inutile de dire qu'il fonda une foule d'hospices pour les vieillards, les lettrés, les malheureux ; toutes les infirmités du corps et de l'esprit reçurent ses bienfaits. Ses réformes s'étendirent à l'administration des provinces, à l'organisation de l'armée ; il n'oublia ni la musique, ni les rites ; il vit que tout l'empire devait se transformer, et il obtint les résultats promis par les sages à l'antique humilité ; car les Tartares se soumirent et l'adorèrent comme un bienfaiteur ; les frontières de l'empire arrivèrent de nouveau jusqu'à la mer Caspienne ; la cour reçut encore une fois toutes les ambassades de l'Asie, comme aux meilleurs temps des Han ; on aurait dit que la Chine n'avait plus de barrières, et la philosophie transportait sur la Terre la fraternité de tous les peuples, que la religion avait fait espérer dans le ciel.
La femme de Taï-tsoung est la première Chinoise qui inspire une respectueuse sympathie. D'une modestie que nous devons admirer dans son originalité exotique, chez elle aucun luxe, aucune jalousie, jamais une rivalité, une discorde avec les princesses du palais. Son mari la p.487 consulte sans cesse, mais elle n'aime pas à répondre, elle ne donne son avis qu'à contre-cur : Quand la poule chante, au point du jour, disait-elle, il arrive malheur. À ses derniers instants, le prince héréditaire, son fils, la visitait et, dans le trouble de sa douleur, il voulait que, pour prolonger sa vie, on donnât une amnistie aux condamnés et on fit des prières dans les églises.
Non, lui répondit cette princesse éclairée, le Tien est l'arbitre de la vie et de la mort, et il ne se laisse pas fléchir par les prières des hommes. La religion des tao-ssé et des bonzes est remplie de superstitions et d'erreurs, et vous devez imiter votre père qui la rejette. Quant à l'amnistie, les princes doivent sans doute répandre les bienfaits et les grâces, mais sur leurs sujets et non pas sur les criminels.
Ses derniers mots à l'empereur méritent d'être textuellement rapportés.
Inutile à l'État et au peuple, lui dit-elle, je vous prie de ne point fatiguer vos sujets, ni d'employer leur argent pour m'élever un tombeau. Je désire être enterrée comme le peuple. Le bonheur des hommes ne consiste pas dans la magnificence de leurs tombeaux, mais dans les vertus qu'ils ont pratiquées et les exemples qu'ils en laissent après eux. J'ai à vous faire une dernière prière, c'est de ne laisser approcher de votre personne et de ne mettre dans les charges que des sages. Écartez les flatteurs et ceux dont la vertu vous sera suspecte. Recevez avec bonté les conseils que des sujets fidèles vous donneront et punissez sévèrement ceux qui se serviront de vos défauts pour vous égarer. Diminuez, autant que les besoins de l'État le permettront, les p.488 impôts. Supprimez toutes ces chasses et ces voyages qui coûtent des prix immenses et qui surchargent toujours le peuple. Je mourrai contente si j'emporte avec moi l'espérance que Votre Majesté voudra bien se souvenir des derniers conseils que mon zèle pour sa gloire me fait lui donner.
Après sa mort on découvrit un livre qu'elle avait composé pour sa propre instruction, sur la vie des reines célèbres. L'empereur en ignorait l'existence, et il fondit en larmes en lisant cet ouvrage qui la mettait au rang des meilleurs écrivains. Il vit que, malgré son amour et son admiration pour elle, il n'en avait pas encore connu tous les mérites.
Taï-tsoung vécut toujours comme s'il avait été en présence de la postérité ; sa déférence pour le tribunal de l'histoire n'eut pas de limites, et il mourut en dictant ses conseils à son fils, qui l'assistait dans sa dernière maladie sans toucher à aucune nourriture. À sa mort, l'empire jouissait de la paix la plus profonde, il n'y avait pas cinquante criminels dans les prisons, deux seuls méritaient la mort. L'amour qu'il avait inspiré était tel, que des princes tartares voulaient se tuer sur son tombeau, et, quand on les empêcha de se sacrifier, ils se firent des blessures pour arroser le cercueil de leur sang.
Sous la dynastie des Tang, le pontificat rationnel de l'empereur se développe. Par cela seul que la philosophie de Confucius est engagée à admettre toutes les innovations, toutes les découvertes morales qu'elle p.489 trouvera au fond des dogmes nouveaux, les bonzes et les tao-ssé la provoquent sans cesse à un débat permanent et organique. Cette opposition que jadis les solitaires faisaient du haut des montagnes, ou les bonzes en s'alliant aux Tartares, maintenant se fait légalement, paisiblement, dans le palais, dans les pagodes, dans les couvents. C'est aux religions de profiter de la liberté, mais c'est aux philosophes de l'empire d'aviser au salut de la philosophie continuellement assaillie. Cette lutte se montre nettement à la mort de Taï-tsoung, quand l'impératrice Wou-héou règne plus d'un demi-siècle, de 649 à 705, et donne libre carrière à la religion de Bouddha : peu s'en faut qu'elle ne la rende dominante à l'imitation de l'impératrice antérieure qui avait élevé le temple au repos perpétuel. Les honneurs qu'elle prodigue à Lao-tsé, sa vénération pour la doctrine de ce philosophe, l'ordre qu'elle donne d'examiner les élèves sur ses livres et de leur conférer les grades tout aussi bien qu'à ceux qu'on interroge sur les livres de Confucius, ses amours avec le bonze de la grande église de la capitale, qu'elle nomme général, le sacrifice qu'elle fait au Chang-ti, en font l'impératrice des prêtres. En régnant avec les moyens du sacerdoce, elle trompe son mari malade et imbécile ; elle trompe son fils qu'elle tient captif, plus tard elle trompe le bonze, son amant, et le fait mourir sous le bâton ; elle dévaste la famille impériale par l'exil, le poison, les supplices, elle joue continuellement avec la mort ; au moindre soupçon, ses ennemis disparaissent, ses ministres se tuent, elle foudroie ceux qui réclament, ceux p.490 qu'on dénonce, et, à ses derniers jours, elle écrase jusqu'aux délateurs qui l'avaient servie, et qui périssent en une seule fois au nombre de huit cent cinquante. Sous sa domination, on voit plus d'exécutions, dit-on, que sous les plus cruels empereurs. Cependant, qu'on ne s'y méprenne pas, la terreur qu'elle inspire n'est que la terreur de la révolution : en effet, le peuple la suit, la famille impériale la sert avec un zèle exemplaire, la Chine prospère, la littérature se développe, on multiplie les livres, les statues, les colonnes, les bronzes, les monuments, les généraux reculent les confins de l'empire, et Wou-héou, détrônée à quatre-vingt-un ans, vit encore, après sa chute et grâce à son impulsion, le patriarche du bouddhisme s'élève et prend, en 705, le titre de maître et de prince spirituel de la loi.
Il est certain que le long règne de cette femme passe de l'explosion à la réaction, puisqu'à la fin de sa vie, elle sacrifie les mêmes hommes qu'elle avait d'abord protégés. Il est également évident que la réaction s'aggrave sous une nouvelle impératrice égorgée avec toute sa race. Mais sous Ming-hoang la solution est visible, le pontificat impérial reparaît, et le maître, le prince spirituel est l'empereur même qui donne aussi le titre de prince à Confucius, dont il place l'image entre celles de Lao et de Foé, considérés, non pas comme fondateurs de religion, mais comme chefs des deux grandes écoles philosophiques. Trois religions, disait-il, font une bonne religion, et ce mot, qu'on répète encore aujourd'hui, explique assez qu'il pénètre au cur des dogmes, qu'il en voit la force p.491 et le néant et qu'il oblige l'erreur même à conspirer au salut de l'empire.
Il était urgent de fixer le culte de la Raison, de lui donner une forme solennelle, d'opposer à la vaste organisation des bonzes une sorte d'église philosophique, à son tour hiérarchisée, avec des droits certains, une autorité supérieure, une influence assurée, et c'est ce qu'il fit en fondant l'académie des Han-lin, composée de quarante membres qui furent les juges suprêmes de la science et de l'art. Il tira de ce corps les plus hauts fonctionnaires de l'État, et les poètes eux-mêmes durent plier sous le joug de cette bureaucratie littéraire qui les classa, les numérota, leur donna des prix et les força de marcher à pas comptés, d'accord avec l'administration.
Au reste, cette régularité, exigée par la pédanterie traditionnelle de l'unité chinoise, n'excluait pas la liberté de l'inspiration. Ming-hoang la respectait chez Thou-fou, Li tai-pé et Hou-feu-king, les trois plus grands poètes, qui refusaient les grades académiques ; il créait le théâtre en 723, en substituant le drame à la musique religieuse, et il protégeait à tel point la musique, qu'en une seule fois on voyait arriver dix mille musiciens dans son palais où le chant recevait à son tour les règles d'une nouvelle académie. On ne trouve plus, à cette époque, cette superstition de Confucius, qui accordait aux sons une sorte d'influence magique, on ne cherche plus à mettre d'accord les symphonies avec les théories, mais l'entente des arts et de la politique n'en est pas moins évidente, et on peut p.492 dire que le continuateur de Tsai-tsong force la liberté à suivre ses préceptes et que, sous lui, les religions elles-mêmes doivent être libres et obéir. Ainsi, il réduit de douze mille le nombre des bonzes, mais il étend en même temps sa tolérance à une foule de sectes nouvelles y compris celle du christianisme, qui obtient son concours pour l'édification d'une église. Il réforme les finances, il refrène le luxe, il abolit l'usage d'offrir les plus belles filles à l'empereur, mais il substitue l'art au faste et il est l'homme le plus équitable de l'empire.
Sa grande réforme fut surtout d'exempter de la taxe (Ko) les femmes, les vieillards, les infirmes, les esclaves, auxquels la dynastie avait accordé des lots de terre et une sorte de loi agraire mêlée à la libre propriété. Les taxes trop graves rendaient illusoires les concessions et condamnaient le bas peuple à quitter les terres et à les livrer aux riches. Grâce aux exemptions de Ming-hoang dès 755 sur 52.912.390 recensés 44.700.988 se trouvaient exemptés de la taxe. Bientôt, au bout de cinq ans, les exemptions quadruplèrent. Trois ans plus tard toute famille à trois ting cessa de payer le Yong, autre taxe personnelle ; six ans plus tard, l'État ne donna plus de terres à cultiver ; en 780 on rétablit la libre propriété du temps des Tsin, avec la différence que, la civilisation étant transformée, le milieu changé, le commerce activé, l'industrie florissante, quelques lois générales de pédagogie agricole suffirent à rassurer l'empire contre le retour des latifundia et de p.493 l'esclavage. Ming-hoang fit ainsi le premier pas pour sortir de cette loi agraire de seconde invention qui avait réprimé les abus de l'ère de la conquête et qui devenait désormais inutile après l'admission officielle des deux cultes au nom et dans les limites de la liberté et de la science.
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Chapitre VII
Les papes partout
Les papes en Occident s'élèvent à l'époque des Tang. Saint Grégoire intervertit toutes les réformes de Taï-tsoung en soumettant la science à la domination de la foi et la politique à celle de la religion. Ses successeurs finissent par imposer à l'Europe le joug de l'Église. Mahomet reproduit Taï-tsoung et saint Grégoire en Arabie. Sa supériorité sur les chrétiens de l'Europe et sur les mages de la Perse. Ses conquêtes en Occident et en Orient. Les temps historiques du Japon commencent avec la séparation des deux pouvoirs. Élévation bouddhique du Seougoun. Déchéance civile du daïri. Erreur de M. Klaproth.
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p.494 En Chine, l'empereur, interprète unique de la loi régnante et parlante, accuse les papes de trahir la patrie, d'ouvrir les frontières aux barbares, de prêcher des doctrines dissolvantes, de miner l'autorité dans la famille, dans l'État, d'attaquer le règne de la raison. S'il lit leurs livres, c'est pour s'assurer de la nécessité de les proscrire ; s'il ouvre des écoles, c'est pour préserver la jeunesse de la contagion du fanatisme ; s'il impose la mesure du maximum aux propriétaires, c'est pour que les multitudes trouvent l'égalité sur la Terre et laissent le ciel aux visionnaires. Enfin, les empereurs de la grande p.495 dynastie des Tang se constituent pontifes des trois doctrines pour qu'il n'y ait aucune religion dominante.
Qu'on suppose en Europe les rôles intervertis, qu'on se figure les bonzes maîtres de Rome, chefs des multitudes, intéressés à protéger l'indépendance fédérale de l'Occident contre la domination des Césars de Byzance ; que, par hypothèse, leurs rois, au lieu de se faire instruire pendant un mois par un bonze afin de bien connaître la perversité de sa doctrine, suivent silencieusement pendant un mois les leçons d'un philosophe pour se bien initier aux mystères de son indépendance, qu'on les imagine ensuite soudainement proscripteurs des philosophes et que cette reine Hou-chi, morte tragiquement à la Chine, puisse librement favoriser les couvents ; que cet empereur Ou-ti, si passionné pour la vie monacale, soit un roi de Pavie, ou de Paris, ou de Burgos ; enfin, qu'on donne plein pouvoir au pape contre la science, qu'on le rende assez sage pour qu'il ne se confie pas aux miracles dans l'instant où il est menacé, en un mot que le Bouddha de Rome s'appelle Pélage II ou saint Grégoire le Grand, on aura le monde à l'envers, le monde d'Occident.
Il commence en 500 sous les Goths, il se développe avec Bélisaire et Narsès, sous Justinien, proscripteur des philosophes, et quand les Lombards s'établissent en Italie, saint Grégoire, le grand homme d'Occident, est, en 600, le vrai fondateur de ce que nous appelons la papauté distincte du patriarcat, de l'apostolat, de l'épiscopat, de toutes les fonctions ecclésiastiques antérieures, et qui répond au rôle des empereurs-pontifes p.496 primitivement rempli par le chef des Tang. Grégoire le Grand subordonne tout à la foi, aux légendes, à la tradition chrétienne ; pour lui, le salut de l'Italie, c'est le salut des croyants ; la guerre aux Lombards, c'est la guerre à l'incrédulité ; la fraternité des peuples se fonde sur leur conversion au catholicisme ; leurs relations internationales deviennent des actes de religion, de propagande, des alliances catholiques ; ses ambassadeurs sont des missionnaires qui propagent la foi, et la foi lui donne de l'argent, lui permet de soudoyer ses capitaines, de secourir l'empereur absent, de maintenir son autorité nominale sur des terres où il importe de garder sa place vide dans l'intérêt de l'Église, à laquelle il intéresse l'indépendance des rois. Ennemi de la science jusqu'à abhorrer la grammaire, il oblige l'art profane à embellir le culte, la musique à rendre théâtrales les cérémonies de la messe, et, sous lui, les églises deviennent inviolables, les monastères indépendants, les évêques, les moines se transforment en saints, leurs âmes s'envolent au ciel, et saint Benoît s'élève à une hauteur prodigieuse, jusqu'à rivaliser avec Jésus-Christ.
Dans ses livres, le monde réel se couvre de miracles entassés les uns sur les autres, pour montrer que Dieu prodigue ses grâces visibles aux élus du papisme. Ici ce sont des serpents montant la garde pour guetter des voleurs qui escaladent les murs d'un jardin ; là des débiteurs trouvent miraculeusement dans leurs poches de quoi payer leurs dettes ; ailleurs l'eau devient de l'huile dans l'église du vin, dans p.497 les banquets, un solide sur des lacs, où elle soutient les pas des cénobites ; une multitude de démons chassés des corps qu'ils obsèdent, une foule de revenants qui apportent des nouvelles de l'autre monde, d'innombrables malades guéris sans qu'ils sachent pourquoi, de nombreux morts ressuscités après avoir vu le paradis ou l'enfer, en un mot tous les miracles de l'Évangile tournés contre les incrédules, Goths ou Lombards, et racontés comme s'ils eussent été vus ou tout au plus entendus de seconde main, forment une poésie bouddhique et taossienne où l'on ne sait pas si on doit plus admirer la foi de celui qui raconte que la docilité de celui qui l'écoute. Voici l'ombre de Théodoric pourchassée par les ombres de ses victimes, le pape Jean et le patricien Symmaque ; voilà une foule d'apparitions mystiques, d'esprits frappeurs, de démons variés qui assistent à l'agonie des mourants ou se mêlent aux discussions des moines pour résoudre tous les cas de la théologie contemporaine. Plus de doute, cette fois on sait si on peut voir le paradis avant le jugement dernier, comment le pécheur descend immédiatement aux enfers avant d'être traduit dans la vallée de Josaphat ; on connaît l'enfer, quel feu brûle dans ses bolges, par quel artifice il est toujours le même et il inflige des douleurs diverses aux damnés, et de quelle manière les bonnes uvres des vivants abrègent les souffrance des âmes en peine, comme elles l'ont avoué elles-mêmes à saint Grégoire, en l'engageant ainsi à abolir toute la morale naturelle pour livrer ses peines et ses récompenses à la merci des prodiges qu'il faut croire sans les voir. Les miracles p.498 ne coûtent rien dans le tombeau, on les multiplie indéfiniment, et tandis que Taï-tsoung meurt en inaugurant le règne de la science sur les légendes, saint Grégoire meurt en léguant à l'Église le règne de la magie qui transforme le baptême en sacrement, l'ordination en un mystère surnaturel, la confession en un tribunal divinisé, le paradis et l'enfer en régions aussi explorées que des pays fréquentés par des voyageurs, et le purgatoire en une prison au service du pontife.
Le parallèle de Grégoire et de Taï-tsong se maintient en comparant successivement les empereurs-pontifes de la Chine et les pontifes spirituels de Rome. Si le Céleste Empire voit l'explosion religieuse de l'impératrice Wou-héou, les pontifes de Rome se trouvent momentanément humiliés par la philosophie byzantine, qui abolit le culte des images. Mais quand les Tang donnent le titre de prince à Confucius, en haine du patriarche du bouddhisme, les papes se donnent le titre de souverains pontifes ; quand les Tang fondent l'académie des Han-lin, qui organise en 723 la domination bureaucratique de la philosophie sur les religions nouvelles, et que, de plus en plus civilisés, ils soumettent les dogmes aux révisions de la science et à l'action du gouvernement, les papes soumettent à leur tour la politique à leurs dogmes et visent à soustraire le monde à l'empereur. Par leurs émissaires, par leurs ambassadeurs dans les cours, ils se mêlent à tous les différends, il se mettent au courant des prépondérances, ils en connaissent d'avance l'action scalaire, ils en suivent les capricieuses péripéties, ils les p.499 tournent à leur profit, bref, ils font de l'Église une puissance, un gouvernement au milieu des gouvernements, un État dans tous les États, et quand on peut dire que les empereurs de la Chine ont subjugué les religions, les papes de Rome subjuguent l'empire en signant le grand pacte de Charlemagne avec l'Église.
Par cet acte, ils enlevèrent l'empire aux souverains de Byzance, d'héréditaire qu'il était ils le rendirent électif et en disposèrent par le sacre. La jurisprudence d'Occident en resta comme ensorcelée. Une fois le sacre admis et joint à l'élection, le représentant de l'Homme-Dieu tint l'empire à sa merci ; il lui fut impossible de céder le pas à celui qui se mettait à ses genoux, qui lui tenait l'étrier, qui menait son cheval, qui implorait son absolution, qui acceptait ses pénitences. Les jurisconsultes ne purent lui opposer que des chicanes, des vieux textes annulés par la loi nouvelle, des considérations abstraites sans aucune valeur en présence de la religion dominante ou des considérations personnelles qui, en invalidant quelques choix, ne faisaient que confirmer son droit de choisir.
Rien ne fut changé dans la politique : ses lois, ses formes, ses institutions restèrent les mêmes, mais, par la magie du sacre, un homme désarmé maîtrisa les rois armés : il acquit un État sans coup férir ; ses évêques devinrent autant de rois dans leurs diocèses ; ils eurent leur donation de Charlemagne, leurs capitaines, leurs franchises ; chaque abbaye devint inviolable ; il ne resta rien en dehors de l'Église, qui régna sur Ulpien et sur p.500 Papinien, aussi bien que sur la législation des ordalies, et qui chargea l'empereur d'exterminer méthodiquement tous les ennemis de la foi. Pour que rien ne manquât à cette interversion, de 620 à 780, la propriété, qui était féodale à la Chine, devint libre, et la propriété, qui était libre, devint féodale en Europe.
Tant de raison en Chine, tant de déraison en Europe nous conduisent à nous demander comment subsiste l'équivalence des deux traditions. Ne dirait-on pas que l'une monte, tandis que l'autre descend ? En effet l'équivalence ne subsiste pas : la Chine s'étend, les Tang reçoivent les hommages de tous les princes de l'Asie ; mais l'Europe perd l'Afrique, l'Espagne ; elle reçoit des outrages de toutes les nations qui l'approchent, et si elle survit, c'est que le génie de la liberté, après l'avoir assistée en dépit de Jupiter et de Vénus, l'assiste encore, bien qu'elle soit sous les papes. Toujours est-il qu'elle n'obéit pas à un seul chef. Semblable à la république de Sparte, elle en a deux : l'un est désarmé, l'autre nominal ; le pape ne règne que par l'opinion, l'empereur ne règne que dans son État ; le fractionnement protège chaque prince, l'apanage nourrit chaque seigneur, la religion rend inviolable tout prêtre, et il se forme un système de libres clientèles où tout droit se développe avec une fièvre républicaine et des combats tribunitiens. Rien ne s'y fait que par les conciles, les diètes, les parlements, et cette liberté forme un système unique et subtil où un sacrement méconnu peut engendrer des guerres et des catastrophes. Ce n'est pas en Europe qu'un roi supprimerait des p.501 milliers de prêtres, sans colère et sans explication, d'après les considérations administratives de son conseil , ce n'est pas en Occident que les peuples s'en remettraient à la police pour empêcher les guerres de religion. Condamnés à l'inquiétude, à la vigilance, à l'investigation, à la révision des dogmes, la fièvre des recherches nous agite, et même inutiles, sophistiques, fourvoyées, elles nous donnent l'air d'être progressifs en présence des Chinois, bien que nous prenions trop souvent notre mobilité, notre métaphysique, en un mot, notre liberté pour une véritable supériorité.
Aux jours de Taï-tsong et de saint Grégoire, Mahomet paraît en Arabie, et dans un autre monde naguère méconnu ou méprisé, il n'est encore qu'un pontife. C'est à tort qu'on voudrait le comparer à Jésus-Christ ou à Moïse, ou le considérer comme le rédempteur de l'islamisme. Pour le juger, il faut le lire, l'accepter tel qu'il se présente lui-même. Et quelle est sa doctrine ? Il n'usurpe certes pas le rôle de Moïse, puisqu'il reçoit sa révélation et qu'il croit à la Genèse, à Adam, à Noé, à Abraham et à sa descendance. Il n'usurpe pas le rôle de Jésus-Christ et de rédempteur, puisqu'il le déclare le dernier thaumaturge de l'ancien monde, le nouvel Adam du monde nouveau, l'homme auquel aucun autre ne se peut comparer et qu'il est loin d'égaler. On ne saurait donc l'exclure de la tradition chrétienne, et, comme les chrétiens, il croit à la fin du monde, à la résurrection des morts, au jugement universel, au paradis, à l'enfer, et de plus il gagne tout l'espace conquis par l'Église de Constantin sur les p.502 apôtres, en reléguant l'incendie de la terre et le royaume du ciel dans un avenir si lointain qu'il laisse tous ses droits à la nature.
Il n'arrive donc que pour jouer le rôle de Grégoire Ier ou de Taï-tsoung, pour pontifier au milieu de l'Arabie contre Rome et la Perse, pour donner à sa patrie l'équivalence qu'exige l'époque nouvelle, et il fonde son Église sur les idées proscrites que lui apportent tous les exilés de Byzance et d'Ispahan. Les premiers sont des ariens, des nestoriens, des hommes qui nient la divinité de Jésus-Christ et qui réduisent le christianisme à une véritable philosophie, en haine de l'empereur grec et du pape romain ; donc, chez lui, le rédempteur n'est pas fils d'un dieu qui ne peut avoir ni fils ni filles ; il n'est pas dieu, car l'Éternel ne peut ni naître, ni mourir, ni passer comme le Soleil, la Lune et les étoiles ; il n'est pas l'Isaac de la rédemption, il ne meurt pas sur la croix, il ne peut être ni adoré ni substitué à l'Être suprême, et par conséquent Mahomet nie la mission divine des prêtres, leurs sanctifications magiques, les ascensions au ciel, les descentes aux enfers, qu'ils décrètent, et il fait la guerre jusqu'aux poètes, aux peintres et aux artistes, de crainte de voir l'idolâtrie reparaître à la suite des poèmes, des tableaux et des statues. Donc point de sacrements, de miracles invisibles entre les mains d'une classe de thaumaturges désignés par l'ordination, et consacrés d'une manière spéciale à l'attente de la fin du monde, au culte de la mort, à l'administration des trésors du ciel ; point d'avilissements inutiles qui supposent la société p.503 corrompue, la famille suspecte, la science une tentation. Un commandeur qui est un soldat, voilà toute la papauté des Arabes ; des apôtres qui sont des généraux, voilà leur Église, libre et fédérale comme les nomades de la Bible. C'est ainsi qu'ils luttent contre l'Europe.
D'autres exilés arrivent en Arabie, proscrits non pas par les croyants d'Occident, mais par les rois philosophes de la Perse, par des mages doué d'un grand bon sens et décidés à laisser sa part au génie du mal pour garder les faveurs que le génie du bien pouvait leur arracher. Disciples de Manès et de Mozdak, ces exilés prêchent le communisme poussé à ses dernières limites et mêlé à une cosmogonie où les anges naissent, vivent, meurent et ressuscitent pour subir comme les hommes leur jugement dernier. Ici Mahomet ouvre son ciel aux anges de la Perse, les accueille par myriades avec les deux, les quatre, les six ailes de leur hiérarchie, et les associe à la rédemption de l'homme en donnant à la démocratie de Mozdak la régularité de la tradition chrétienne. Il ôte à Jésus-Christ la divinité, mais la transmet à l'homme qu'il élève au-dessus des esprits dans la personne d'Adam adoré par les anges, dans la personne de Salomon servi par les génies et dans sa propre personne, que les habitants du ciel vénèrent en se mettant à genoux devant le Coran. L'humanité ainsi divinisée abolit tout droit d'aînesse, toute distinction entre les patriciens et les plébéiens, en un mot toute l'inégalité léguée par les siècles antérieurs. Dès lors l'islamisme acquiert de telles forces que personne ne lui résiste, que la Perse tombe sous sa p.504 domination, que Byzance lui livre Carthage, Jérusalem, Alexandrie ; qu'au bout d'une génération, en 650, il fonde un empire, et qu'au bout d'un siècle, en 743, cet empire surpasse par la grandeur celui d'Alexandre.
Plus tard, vers 750, quand les Tang reviennent à la libre propriété et que les papes de Rome achèvent leur domination sur la science, grâce à l'appui des Franks, les Abassides succèdent aux Ommiades et construisent Bagdad pour détrôner Damas. Les conquêtes s'arrêtent, mais les Arabes se civilisent soudainement, et on voit paraître les kalifes savants, entourés d'artistes, de philosophes, de mathématiciens, de physiciens, d'architectes, d'hommes supérieurs ; tout le monde célèbre Haroun-al-Raschid aux souvenirs merveilleux et Mamoun, que les historiens comparent vaguement à Auguste, à Léon X et à Louis XIV, mais qui répond positivement en Occident à Charlemagne son contemporain, et dans l'extrême Orient à Ming-hoang, fondateur des Han-lin.
Un dernier synchronisme de l'ère des pontifes fait enfin paraître le Japon dans l'histoire avec des dates certaines et des événements intelligibles. Avant cette époque, les annales de cet empire sont si étrangement remplies de détails inutiles et de lacunes décisives qu'on ne peut rien deviner ; un mélange de précision chinoise et d'extravagance indienne empêche d'en connaître les actions et les époques. Elles nous apprendront à une heure près comment le daïri a puni telle violation du cérémonial, mais elles nous laisseront ignorer les guerres, les révolutions et les daïris eux-mêmes ; elles noteront p.505 religieusement le jour des naissances et des décès, mais elles présenteront des règnes moyens de la longueur fabuleuse de soixante-deux ans. À peine nous a-t-il été permis de mentionner le Japon vers 1122 avant Jésus-Christ, à l'avènement de la dynastie des Tchéou. Depuis, on n'entrevoit qu'une légère pulsation politique qui laisse soupçonner les relations de l'île avec la Chine. Ainsi vers 660 avant Jésus-Christ, quand la fédération chinoise se fixe par la guerre entre les États, Zin-mou subjugue l'île et fixe pour la première fois l'unité politique. Au sixième siècle avant l'ère, quand les États de la Chine se multiplient jusqu'à 155, le Japon déplace (en 548) sa capitale ; au moment où les États de la Chine se recomposent rapidement en se réduisant à huit, le Japon, en 475 avant Jésus-Christ, déplace encore une fois sa capitale. Vers l'ère de Foé et de Jésus-Christ paraissent les généraux, les segouns, un nouveau pouvoir dans l'État ; vers l'ère où la Chine et l'empire romain se décomposent encore une fois et déplacent leurs capitales, grâce à la rédemption bouddhiste ou chrétienne, le Japon montre en 270 le philosophe Wa-nin, l'écriture chinoise, et en 315 un daïri d'une sainteté exceptionnelle.
Mais nous demandons plus de rigueur aux parallèles, et nous ne l'obtenons qu'à l'époque des invasions, tartares en Chine et germaniques en Europe. Ici le contraste de l'île avec la Chine s'accentue dans toutes les branches de la civilisation, et on voit son gouvernement libre et non paternel, avec des familles féodales et non pas nivelées, avec le droit de propriété sans limites et non pas p.506 enchaîné aux souvenirs de la loi agraire, avec la religion pour toute science, sans lettrés reçus au concours, enfin avec une idolâtrie de huit millions de génies régis par la déesse de la lumière à la place du Chang-ti qui opprime tous les esprits et défend de les nommer. Et en 400, le daïri, ce personnage divin issu d'une dynastie sans origine, sans interruption, constamment adoré comme un dieu, perd tout à coup sa fabuleuse longévité, et pendant 246 ans, les révolutions réduisent ses règnes à la durée tragique de 13 ans. Quel est le but de ces révolutions ? Pourquoi l'île s'agite-t-elle au moment des conversions religieuses, des invasions barbares, des papautés naissantes ? Il lui faut son pontife. Aussi, vers 572, le Premier ministre Moumako introduit le bouddhisme, à l'instant où Souy réunit la Chine ; en 588, quand Souy triomphe, le même ministre tue le daïri, et sous son influence le Japon compte quarante-six temples, huit cent seize prêtres, cinq cent soixante-neuf religieuses. Enfin, quand la dynastie des Tang triomphe, vers 621, aux jours de Mahomet et de Grégoire Ier, le bouddhisme est à la cour, le daïri n'est plus que le pontife d'une religion discréditée, et en 642, le Premier ministre Yemici, fils de Moumako, fait élever à son père un tombeau pareil à ceux des daïri, en y établissant des chants et des danses. Désormais le Premier ministre, appuyé sur une nouvelle religion, fait descendre le daïri à l'état de chef nominal de l'empire ; il lui soutire toute l'autorité possible et le réduit à pontifier en représentant de l'antique légalité.
p.507 Le daïri tenta une réaction, mais l'histoire de cette tentative montre que le pouvoir s'était retiré de sa personne, et qu'il pouvait parler et penser, sans que son bras éternellement paralysé obéit à sa volonté.
En effet, Irouka, auquel son père Yemici cédait de son vivant le ministère, était désormais au-dessus de la loi ; son palais était un château, il y tenait des armes dans tous les appartements, de l'eau partout pour parer aux incendies. Irouka ne sortait qu'avec une suite de soldats le sabre à la main ; jamais il ne quittait son sabre et longtemps il désespéra les conspirateurs. Enfin ils s'arrêtèrent au projet de le tuer dans la salle même du trône, devant le daïri, qui était une femme, tandis qu'elle recevrait les tributs de San-kan et qu'on lirait la liste des dons. On compta sur l'étiquette qui ordonnait à tout le monde de quitter les sabres, et on exigea qu'elle fût suivie à la rigueur.
C'est à moi, dit Irouka, qu'on en veut, et comme on n'ose pas s'en prendre à moi seul, on désarme tout le monde.
Aussitôt on ferma les douze portes du palais, et on fit apporter une caisse qui contenait deux sabres, mais personne n'osait s'en servir contre le redoutable ministre. La lecture des dons commença, et encore aucun homme n'osait se lever, le lecteur même tremblait. Irouka lui demanda la cause de son agitation.
C'est la daïri qui m'intimide, répondit-il.
Mais Na-ka-na, chef des conspirateurs, donna enfin le signal et on abattit le ministre d'un coup qui lui emporta une jambe. On délibéra encore sur son sort en présence de la daïri avec toute la solennité du cérémonial, sans que personne p.508 bougeât, et quand la daïri sortit, il fut achevé. Cependant il fallait aussi saisir son père, l'attaquer dans son château, et l'attaque était tellement impopulaire que nous voyons la daïri forcée de se défendre, retranchée dans un temple, réduite à s'y fortifier.
« La moitié des gens du daïri, dit la chronique, était près de prendre le parti de Yemici.
Le résultat fut que les deux partis durent se résoudre à rester en présence à jamais. Celui du général, avec la liberté du bouddhisme et absolument séculier ; celui du daïri avec la légalité de l'antique religion et un pouvoir purement nominal pour respecter la tradition de la patrie. Les deux pouvoirs furent ainsi constitués, et le pontificat du daïri devint tellement spirituel, tellement nul, et fut opprimé par de si gênantes formalités, que l'abdication imposée au daïri complice de la mort d'Irouka devint bientôt l'habitude de presque tous les daïris.
Ainsi s'accomplit cette singulière révolution, qui distingua définitivement le seogoun du daïri, l'empereur du pontife, le général ou le maire du palais du roi sacré et divinisé par l'antique religion. Que cette révolution fût utile, on ne peut en douter, car on vit bientôt le cérémonial renouvelé, la poste instituée, la réforme des finances, le recensement de la population. Qu'on dût cette révolution au bouddhisme, nul doute encore, puisque, en 651, il condamne le daïri à dresser des statues colossales à l'Homme-Dieu et à convoquer dans son palais deux mille cent religieux et religieuses pour y lire les livres p.509 bouddhiques et tenir des conciles au milieu des fêtes et des illuminations ? que ce mouvement vînt par un contre-coup de Nan-king et de la famille des Tang, il n'y a nul moyen de le nier ; mais il n'en est pas moins étrange de voir cette dernière intervention des papes, qui en Chine et à Rome surgissent en dehors du pouvoir civil pour le diminuer, tandis qu'au Japon on se sert d'une nouvelle religion pour proclamer un empereur et réduire le roi à l'état de pontife.
Klaproth conteste que le daïri et le seogoun soient le pape et l'empereur du Japon, et il considère cette distinction comme une erreur des voyageurs qui arrivaient avec les idées de l'Europe ; mais les détails mêmes qu'il donne justifient les préventions des voyageurs. Pourquoi, suivant lui, le daïri ne serait-il pas le pontife du Japon ? Pourquoi le seogoun n'en serait-il pas l'empereur ? Parce que les Japonais n'admettent que l'autorité unique du daïri, parce que le seogoun n'est que son premier officier, parce que son usurpation est déguisée sous l'apparence du plus profond respect, et enfin parce qu'elle est une usurpation. Mais une usurpation continuelle, incessante, dont les actes marquent les dates de l'histoire du Japon, et qui dure des siècles, n'est en définitive qu'un pouvoir aussi historique que celui dérobé par les papes aux empereurs. Toujours est-il que le daïri est miraculeux et le seogoun ne l'est pas ; le premier est sacré, l'autre profane ; le premier règne sur tout, l'autre n'exerce qu'une autorité de fait ; le premier est désarmé, l'autre est armé ; le premier consacre et rend p.510 inviolables toutes les lois, l'autre les conçoit, les modifie, les exécute, les interprète ; comment même, en parlant de l'Europe, pourrions-nous mieux expliquer la séparation des deux pouvoirs de l'Église et de l'Empire ? L'empereur n'est-il pas l'homme du pontife ? les plus hauts personnages de l'empire ne sont-ils pas tenus de témoigner au pontife, aux princes de l'Église, aux évêques, aux prêtres, et même aux moines, cette déférence que professent les dignitaires du seogoun pour ceux du daïri ? Toutes les législations européennes pendant le moyen âge ne sont-elles pas proclamées sous l'invocation de l'Église ? C'est ainsi qu'en Occident les deux pouvoirs paraissent, se tiennent, s'admettent réciproquement, coexistent, parce que le plus indompté des Gibelins croit à Dieu. C'est ainsi qu'au Japon le daïri règne, le seogoun gouverne ; le premier est le chef spirituel, le second le chef temporel. Et on aurait tort de comparer le premier à un roi, le second à un maire du palais, car un roi exilé de sa capitale, et qui laisse tout le pouvoir au maire, un roi qui lui permet de fonder des dynasties, de transporter le pouvoir d'une dynastie à l'autre pendant une longue série de siècles, sans risquer son inviolabilité, n'est ni roi ni empereur, mais véritable pontife. La première impression des voyageurs qui ont vu au Japon ces deux pouvoirs séparés a été plus juste que la science mûrie de Klaproth, et sa rectification ne sert tout au plus qu'à montrer la différence entre les deux pouvoirs de l'Europe et ceux de l'extrême Orient, où le pouvoir spirituel sans Église, en dehors de la science, est tombé dans la p.511 superstition des génies, et laisse le gouvernement à un autre chef dégagé des entraves du dogme.
Nous avons fixé l'attention sur les quatre papautés les plus remarquables, de Grégoire Ier, de Mahomet, des Tang et du daïri ; est-il nécessaire d'ajouter que tous les peuples intermédiaires subissent la loi des pontifes ? qu'indépendants ou conquis, leur fortune les condamne à organiser politiquement la rédemption ? Pour citer un exemple, la Perse s'attardait imprudemment ; après avoir écrasé les mozdakiens, elle se confiait à une tradition épuisée. Eh bien, des mendiants, des mangeurs de lézards, comme on les appelait à Ispahan, lui posèrent soudainement l'alternative de se convertir à l'islamisme ou de payer un énorme tribut, et, en 638, elle obéissait aux kalifes. À Byzance on ne voit pas de pontifes ; mais les luttes religieuses y disposent de la couronne impériale ; après Justin II le catholicisme agonisant ne sait plus défendre la patrie, ses chefs souverains succombent dans le palais impérial, et, en 610, à l'époque de Grégoire et de Mahomet, l'hérésie des monothélites élève la dynastie des Héraclides, destinée à tenir tête à l'islamisme et au catholicisme. Par Byzance, par l'Arabie, par Ispahan, cette fois, la chaîne des guerres qui rallient Rome au Japon s'établit si régulièrement que nous pouvons renvoyer aux manuels le lecteur curieux d'en connaître les détails. Le combat de Rome contre Byzance est continuel et historique, celui de Byzance contre les Arabes n'est pas moins connu ; les batailles des Arabes, leurs conquêtes en Perse, la terreur qu'ils répandent dans p.512 l'Inde et en Tartarie ne sauraient être contestées. Le mouvement de l'Inde et de l'Indo-Chine qui se replie sur l'empire chinois et accepte le patronage des Tang remplit de scènes épisodiques les annales chinoises, et, quant aux rapports de la Chine avec le Japon, ils sont aussi constants que ceux de la France avec l'Angleterre.
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Chapitre VIII
Les nouveaux barbares en Chine et en Europe
La liberté de rêver aiguise les esprits, démolit le grossier éclectisme de Tang, renverse leur dynastie, et bientôt cinq dynasties tragiques cherchent de nouveau l'unité au fond d'une réforme philosophique et religieuse, et la Chine renaît avec les Song. Mêmes événements en Europe, où les Carlovingiens tombent comme les Tang, et tous les États se réorganisent vers 960, à l'époque des Song, avec la différence traditionnelle que la Chine perfectionne la philosophie et l'Europe la religion. La Perse explique encore les corrélations entre l'Occident et l'extrême Orient.
(755-1000)
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p.513 N'oublions pas que le pontife représente la rédemption. Or la rédemption toute spirituelle, toute respectueuse pour les tyrannies établies, toute transportée dans les espaces imaginaires du ciel, inaugure le règne de la vérité sur la Terre parce qu'elle y assure le droit de rêver. Les pontifes du Nirvana et de la fraternité universelle ne se laissent plus arrêter par aucune considération politique ; plus ils s'élèvent dans le ciel, plus leurs jugements deviennent libres en présence des rois. Il n'y a plus une loi, un précepte, une action, une pensée p.514 qui se dérobe à leurs décisions et à leurs inquisitions indéfinies. Si rien n'avait pu arrêter les premiers disciples de Confucius quand ils censuraient les gouvernements au nom de la morale et s'ils les renversaient tous par la recherche incendiaire de l'homme le plus digne de régner, la magistrature des pontifes constituée pour sonder les abîmes de la pensée dans l'intérêt de la rédemption considérait désormais les idées comme des affaires, les dissidences comme des crimes, et la variété des opinions comme une coupable anarchie où elle devait porter la lumière de sa casuistique. Au reste, pour elle, les meilleures lois de la terre n'étaient que des ébauches, les meilleurs juges que les représentants d'une fausse justice, la nécessité même de s'en tenir à des lois générales, machinalement appliquées à tous les cas sans compter les intentions, l'éducation, le scandale, en un mot, le salut, se présentait comme une négation du règne de la vérité si grossièrement méconnu.
Quelle que fût la grandeur de Ming-hoang, la seconde illustration des empereurs pontifes, en déclarant que trois religions n'en faisaient qu'une, il provoquait les bonzes à examiner si c'était là vraiment une religion, si Confucius s'accordait réellement avec Lao, depuis douze siècles son adversaire, si les dogmes bouddhiques étaient en définitive ceux de Confucius qui les avait proscrits pendant six siècles, et à la longue le résultat de cet examen fait au jour le jour d'après l'impulsion, tantôt de la curiosité, tantôt de la dévotion, parfois de la colère, et surtout de ce sourd mécontentement qui est le levier de toutes les p.515 sociétés dans tous les instants de leur existence, conduisit la Chine à la période anarchique qui se développe de 755 à 960. Nous n'en connaissons pas la discussion religieuse, mais nous affirmons qu'elle devait avoir lieu, se traduire en insurrections, s'allier avec les Tartares et ne s'arrêter que lorsque la démolition une fois accomplie aurait permis à une autre dynastie de refaire l'empire. C'est ce qui arriva à travers des désastres analogues à ceux qui avaient bouleversé la Chine de 300 à 420, à l'époque de la rédemption de Foé et de l'invasion des Barbares.
Limitons-nous à signaler les traces que ce mouvement a laissées dans l'histoire exclusivement politique.
Au faîte de sa puissance, l'empire comptait 321 villes de premier ordre, 1.538 villes de second ordre et une population de 53.880.488 habitants, quand tout à coup, en 755, la rébellion d'un général tartare frappe de stupeur toutes les provinces. Les gouverneurs se laissent arrêter, tuer sans se défendre ; Ming-hoang abdique. On dirait l'empire à deux doigts de sa perte, et à partir de ce moment les rébellions se multiplient et engendrent des guerres vastes, sanglantes, perfides, où l'empereur demande secours aux Arabes, aux Tartares, à tout le monde. Les guerres et les rébellions désolent tellement la Chine que sa prospérité s'évanouit, sa population diminue, il n'est plus question que de réformer les finances et aucune réforme n'aboutit.
Longtemps encore le gouvernement fonctionne machinalement, et il consulte avec le plus grand calme les p.516 membres de l'Académie sur les causes de sa décadence. On ne peut pas dire que la civilisation s'arrête. Dans la guerre même de 755, on voit paraître l'artillerie avec ses foudres, sans parler d'une foule de ruses, détours de force, de stratagèmes très ingénieux, sans parler des chars à quatre bufs qu'on renouvelle pour porter le désordre dans les rangs de l'ennemi, les mines, les soldats de paille, les cavales qui enlèvent les chevaux donnent un air théâtral aux combats ; mais les Tartares s'avancent, le gouvernement chancèle, la dynastie ne peut se défendre.
Les historiens l'accusent de s'entourer d'eunuques qui ferment toutes les avenues du palais et le transforment en un repaire d'intrigues et de voluptés, et il faut avouer que les eunuques dans des harems qui contenaient de quatre à cinq mille femmes emprisonnaient la politique dans une sphère de méfiances, de jalousies et d'expédients bien inférieurs aux forces de l'invasion. Mais quand la religion soulevait les masses et que le despotisme des lettrés provoquait les rébellions, à qui se fier, si ce n'est à une classe d'hommes que leur sort intéressait au sort de la couronne ! Ils excluaient les lettrés, ils surveillaient les généraux, ils suivaient une sorte de juste milieu entre les religions et la science et ils s'imposaient à la cour comme une maladie nécessaire. Ils sentaient tellement leur importance qu'ils menaçaient parfois les empereurs eux-mêmes pour sauver l'empire, et il en résulta, dès 835, une lutte acharnée entre les eunuques et les lettrés qui succombèrent enfin avec leurs familles au p.517 nombre de 1.600 : ce fut naturellement un triomphe pour le bouddhisme.
Bientôt on songea à le supprimer en favorisant le culte de Lao. Plus national, plus facile avec le peuple, on le tourna contre la religion qu'il avait introduite sept siècles auparavant dans l'espoir qu'il pourrait remplacer la doctrine officielle. Sous la direction des tao-ssé, on détruisit 4.600 temples dans les villes, 40.000 dans les campagnes, on congédia 265.000 bonzes des deux sexes relégués dans la classe du peuple, on confisqua leurs biens, et on fit de la monnaie avec l'or des idoles. La proscription enveloppa toutes les sectes nouvelles et jusqu'à celle des chrétiens : on se serait cru aux temps des anciennes persécutions. Cependant cette impuissante réaction n'abattit que les temples élevés sans autorisation au sommet des montagnes, et le culte des tao-ssé était si insensé qu'au lieu de défendre les empereurs il les empoisonnait par des breuvages qui leur promettaient l'immortalité. Pour tout dire d'un mot, à partir de 877 ce ne sont que des guerres dans le palais contre les eunuques, dans les provinces contre les rebelles, partout contre les généraux insurgés, contre les prétendants à l'empire, contre les capitales qui remuent, contre les royaumes qui décomposent la Chine, et en 905, après un effroyable massacre où périssent tous les eunuques, l'empereur se trouve sans appui, à la merci d'un général protecteur qui égorge sa famille et lui succède dans cinq provinces, tandis que les autres provinces forment les cinq royaumes indépendants de Tsien-cho, Ou, Min, Ou-yuei et Tchéou.
p.518 Ainsi finit la grande dynastie des Tang qui avait donné vingt empereurs pontifes, les deux grandes illustrations de Taï-tsoung et des Ming-hoang et Vou-héou, la plus terrible de toutes les impératrices. Cette fois, la destruction étant complète, on pouvait songer à refaire l'empire et à chercher sévèrement si trois religions pouvaient en former une seule. Mais que de peines à endurer ! que de batailles à livrer ! que de tentatives avortées avant de rendre l'unité à l'empire ! On entre dans la période sanglante qu'on appelle des cinq familles postérieures, espèces de dictatures volantes qui se succèdent dans le court intervalle de cinquante-trois ans en marquant les pas des empereurs à la recherche de l'unité nationale.
Puisqu'on a massacré les eunuques et réformé les bouddhistes, la première dynastie des Héou-Léang veut imiter les Tang aux beaux jours de leur domination sur les trois cultes. Mais cette famille ne peut ni dompter les rois indépendants, ni se faire obéir des gouverneurs, et l'anarchie pénètre dans le palais impérial, où l'empereur est tué par son fils, le parricide par son frère, et celui-ci, subjugué par le roi de Tçine, se donne la mort.
Le roi de Tçine, d'origine turque, d'éducation tartare, voudrait aussi imiter le Tang des anciens temps, et il en prend le nom pour annoncer son intention, mais la sédition le tue. Son successeur, Ming-tsou, un Tartare, avait balayé les écuries impériales : rustique et résolu, sévère dans le palais, un sage dans l'empire, il renonce jusqu'à la chasse pour ménager les champs du peuple, et bien qu'il ne sache ni lire ni écrire, sous son règne on invente p.519 l'imprimerie. Mais à quoi sert la parole sans pensées, la sagesse sans idées ? Son fils est égorgé avec toute sa famille par son frère, et son petit-fils réduit au désespoir s'enferme dans son palais avec ses trésors, et il allume lui-même l'incendie qui le dévore.
Le dernier des Tçine tombe sous la tutelle du général Kao-tsou, encore un Barbare honnête, humain, résolu ; mais la trahison était tellement dans les murs et dans la situation qu'on la devine chez lui sans y songer.
Quoi ! dit un jour le jeune empereur à la femme de ce général qui prenait congé à la fin d'une fête, vous voulez déjà partir ? Vous allez peut-être, ajouta-t-il en riant, vous révolter avec votre mari ?
Elle allait, en effet, rejoindre son mari, que les Tartares, ses alliés, proclamaient empereur.
Voilà donc, en 937, avec Kao-tsou, une nouvelle dynastie tributaire des Tartares, obligée de leur céder seize villes du Pé-tché-ly, de réprimer ses sujets qui défendent la patrie, de donner le titre d'empereur père au roi tartare, et bientôt l'infidélité des gouverneurs, le débordement des Tartares, la misère, la famine, les impôts, les dilapidations sont tels que les hommes périssent par milliers, et qu'on ne peut compter le nombre des émigrants.
Enfin la domination tartare des Liao-toung s'établit, et ils fondent encore une dynastie de quatre ans au milieu des désastres, des rébellions, des insurrections nationales qui aboutissent en 951 à la dynastie des Tchéou postérieurs encore fondée par un général rebelle.
Encore neuf ans d'anarchie et de fractionnement, et p.520 enfin la lumière paraît. Les Annales remarquent que le fondateur de cette dynastie donne le titre de roi à Confucius, dont il visite le tombeau. C'est le titre que mérite, dit-il, l'instituteur des rois et des empereurs. Son fils adoptif, Chi-tsoung, savant et modeste, fait placer dans son palais une charrue et un métier de tisserand pour se rappeler son origine. Au milieu d'une détresse il ouvre les greniers publics et il donne le riz à vil prix et même à crédit. On lui fait observer qu'il ne sera pas remboursé.
Voulez-vous, répond-il, que je compte avec mon peuple et que je le laisse mourir de faim s'il ne peut pas me payer ?
En ordonnant le dénombrement des temples élevés sans autorisation, il en fait démolir 30.000 et n'en laisse subsister que 2.684, desservis par 70.000 bonzes et autant de bonzesses ; en même temps il fait battre monnaie avec les idoles d'or et d'argent. Mais suffisait-il de donner le titre de roi à Confucius, de faire largesse au peuple, d'abattre les idoles et les pagodes ? C'était invoquer la philosophie, c'était lui offrir la domination de la Chine, lui demander une réforme qui put faire cesser l'anarchie bouddhique et tartare, ce n'était pas l'accomplir.
Elle ne s'accomplit qu'en 960 quand un général protecteur et rebelle renverse le fils de Chi-tsoung et fonde enfin la grande dynastie des Song. Sous le nouvel empereur Tai-tsou, la Chine se pacifie comme par enchantement, les rois indépendants se soumettent, les généraux obéissent, les rebelles disparaissent, l'indulgence de la cour désarme tous les ennemis. Plus de tragédies dans p.521 le palais impérial, l'effroyable désordre des finances cesse, on allège l'impôt, on rétablit l'unité des mesures, on renouvelle le recensement, on fait le cadastre, et le calme qui succède à tant de bouleversements est si profond, que l'histoire devient insipide à force de simplicité. Elle ne parle plus que de vicissitudes vulgaires, et la guerre aux Tartares racontée avec une précision désespérante oblige à passer de longues pages et à parcourir un labyrinthe de marches et de contre-marches, d'ordres multipliés, de desseins avortés, de batailles gagnées ou perdues pour arriver à cette conclusion invariable que l'empereur triomphe et pardonne. Les disgrâces des Premiers ministres se réduisent à des nominations à des places inférieures, à des déplacements administratifs. Même la statistique montre l'avènement des Song comme une véritable solution, puisque pendant les cinquante-trois ans des cinq dynasties la misère, la famine, les impôts, les dilapidations ne permettaient pas de compter le nombre des émigrants, et sous les Song on comptait déjà en 1013, 21.976.965 agriculteurs, moins les femmes et les jeunes gens au-dessous de vingt ans, les fonctionnaires, les eunuques, les lettrés, les bonzes et les marins. La population dépassait le chiffre des meilleures époques de l'empire.
D'où venait donc cette pacification, si ce n'est d'une idée ? Où trouver cette idée, si on ne la cherche pas dans la philosophie décidée aux concessions nécessaires pour apaiser l'inquiétude des bonzes et des tao-ssé ? La philosophie se fit donc deux fois plus libre et plus religieuse p.522 pour que les trois cultes pussent vivre ensemble. L'académie des Han-lin, fondée en 723, se développa en 963 par les sections des lettres, des sciences, des arts et de l'histoire. On doubla son influence en lui demandant les plus grands fonctionnaires ; on abolit l'hérédité dans les fonctions du tribunal de l'histoire, on fonda de nouveaux collèges, et toutes ces innovations auraient été bien insuffisantes si Taï-tsou n'y avait ajouté les examens pour les militaires en mettant tous les grades au concours pour que le soldat fût instruit et l'armée civilisée. Son palais ouvrit toujours ses quatre portes aux réclamations ; on n'exécuta aucun arrêt de mort sans la sanction du tribunal suprême de l'empire ; enfin, loin d'opprimer les bouddhistes, Taï-tsou en envoya trois cents dans l'Indoustan pour les éclairer, et il chargea Vang, versé dans les trois religions de l'empire, de rendre compte du voyage. Pour le moment, ces tentatives, ce voyage, cette idée de chercher la vérité au fond des trois doctrines ne donnèrent pas de conséquences ; mais en 994 une grande innovation atteste une liberté sans exemple dans les époques antérieures, car on appela les notables à la tête des villes, tandis qu'auparavant tout était soumis aux hommes de l'empereur. Voilà donc la Chine avec l'armée humanisée et les communes en mouvement. Bientôt les membres de l'académie deviennent les examinateurs de l'empire ; pas un grade, pas une place qui ne dépende de ce haut tribunal de la science ; tout concurrent civil ou militaire passe par les filières d'une même série de concours où la philosophie se rajeunit au milieu des variations p.523 religieuses. Restera-t-elle stérile ? Non, certes, nous verrons bientôt son action ; en attendant, dans ces deux siècles qui conduisent la Chine du bouddhisme toléré au bouddhisme mêlé avec la philosophie de Confucius, tout notre hémisphère reproduit le même mouvement avec une précision qui a l'unique tort de paraître excessive.
À commencer par l'Europe, on sait que l'empire bâtard de Charlemagne n'a donné aucune satisfaction définitive aux haines chrétiennes contre l'ancien empire romain. Les conciles des évêques, les monastères multipliés, les franchises prodiguées, le pouvoir temporel octroyé aux papes et aux grands dignitaires de l'Église n'ont nullement attaché les peuples à ces cours d'Occident qui reproduisaient l'aveugle éclectisme de Ming-hoang ou de ses successeurs les plus immédiats. Tandis que le catholicisme se surchargeait de légendes et de pratiques superstitieuses, les Carlovingiens déclinaient rapidement, et l'empire se dissolvait en 876, une génération après le massacre des lettrés chinois.
La date de 877 marque la dernière agonie des Tang au milieu des rébellions multipliées, des guerres malheureuses, de la misère croissante, de la révolte des paysans contre l'intolérable dureté des mandarins, de l'anarchie qui arrive bientôt à ses derniers excès mêlée à l'invasion des Tartares, et sous la date de 905, après le massacre des eunuques, la dynastie succombe. Eh bien ! sous la date de 900, les Normands et les Hongrois accablent l'Europe à moitié bouleversée ; le désordre est au comble dans tous les États, en Italie comme en France, p.524 à Pavie comme à Paris ou en Allemagne. Toute la société est en doute. L'anarchie des cinq dynasties volantes et du fractionnement momentané dure en Chine de 905 à 960, et c'est encore la durée de l'anarchie européenne qui finit, pour l'Italie et l'Allemagne, en 962, avec la restauration d'Othon Ier, pour la France en 980 avec l'avènement des Capétiens, pour la Pologne en 960 avec Miczlaky Ier qui renverse les idoles, pour le Danemark en 965 avec les rois pour la première fois baptisés, pour l'Angleterre avec la conquête danoise et catholique de Canut, pour la Russie en 980 avec Vladimir qui réunit tous ses royaumes et les soumet à un nouveau dieu emprunté à Byzance, pour la Hongrie vers l'an 1000 avec saint Étienne qui lui impose la foi catholique et de nouvelles lois, pour l'Espagne en 1002 avec la victoire de Catanazor qui donne l'élan à la nation contre l'islamisme en déroute, et partout les États, les villes, les fiefs se renouvellent aux jours mêmes où les Song donnent la solution du mouvement chinois.
Le travail de la Chine se montre par l'éclipse de la philosophie régnante, qui reparaît ensuite plus radieuse que jamais en 960 ; de même le travail de l'Occident, s'accomplissant en sens inverse, se rend sensible par l'éclipse de la religion régnante, qui s'efface momentanément pour se relever plus forte que jamais sous les Othon et sous les rois la plupart canonisés de l'an 1000. Ainsi, quand sous l'éclipse le chef du Céleste Empire se livre à la dévotion, aux tao-ssé, quand il s'empoisonne avec les breuvages qui promettent l'immortalité, quand il tombe en enfance, p.525 qu'il n'est plus le chef des philosophes, le représentant de la science, au contraire la religion de l'Europe faiblit, son pontife tombe sous le joug de gens résolus, de citoyens armés, de patriciennes qui se souviennent confusément de l'ancienne Rome, et Theodora, Marozia sa fille ne craignent plus les miracles, les Béranger, les Hugo, les rois d'Italie dominent le Saint-Siège, les papes eux-mêmes finissent par invoquer Jupiter et faire la cour aux dames, et tous les historiens remarquent qu'à cette époque les saints disparaissent, l'impiété se propage, on confie les évêchés aux premiers venus de la clientèle féodale et jusqu'à des enfants de neuf ans. Mais de même que la Chine reprend, en 960, avec la grande dynastie des Song, sa forme traditionnelle de l'unité, l'Europe reprend, avec Othon Ier, sa forme traditionnelle de la fédération, et elle revient au pacte de Charlemagne et de l'Église avec l'intention arrêtée de rentrer dans la voie de la religion. Tous ses États l'acceptent, le traduisent dans leurs traditions, et nous avons trop démontré, dans notre Histoire des Révolutions d'Italie, qu'en suivant l'histoire italienne on suit celle de l'Europe tout entière, pour insister davantage sur cette idée qui simplifie tous les parallélismes avec la Chine.
Les corrélations que nous venons d'indiquer, nous le répétons, n'ont que le tort d'être trop exactes et d'arriver trop à point nommé, car si tout le monde est disposé à accorder des synchronismes en reconnaissant que, partout le genre humain étant le même, partout les mêmes causes produisent les mêmes effets, il répugne de soumettre p.526 deux grandes agglomérations d'hommes à des coïncidences d'une précision machinale. Il semble, d'après les corrélations de l'ère dont nous parlons, que des fils électriques mettent en communication Rome avec Lo-yang et produisent dans les deux villes les mêmes mouvements automatiques. Mais les faits ne laissent aucune liberté à notre opinion ; depuis l'apparition de Foé et de Jésus-Christ, les antécédents de ces faits n'ont cessé d'être les mêmes, et il faut bien permettre aux synchronismes de paraître, aux peuples de s'y soumettre, à la chronologie de les enregistrer. Ceux qui en doutent ressemblent à ces géologues de la renaissance qui attribuaient au hasard ou à l'influence des astres, ou à des caprices de la nature les poissons qu'ils voyaient dans les pierres.
Entre la Chine et l'Europe, la Perse confirme en tous points les synchronismes. Quand les Tang et les Carlovingiens déchoient, en 870, vous avez la révolte nationale des Sassanides contre la domination des Arabes ; quand l'anarchie éclate en Chine, vers 900, vous avez la dynastie tartare des Samanides, une demi-réaction arabe, deux dynasties rivales, les Samanides et les Dilemites, et enfin la solution qui arrive en Chine et en Europe l'an 960 se présente pour la Perse en 977 avec l'avènement de Subuctageen, seigneur de Ghizné, le premier à prendre le titre de sultan ; ses guerres saintes contre l'idolâtrie des Indous, ses victoires qui le font appeler le vainqueur de la foi, son fils Mahmout qui lui succède en 997 en surpassant sa gloire par une série d'exploits, de guerres, de ravages de conquêtes, rendent p.527 à la Perse sa splendeur ancienne avec une signification moderne. Essentiellement novateur et profondément national, Mahmout rappelle les traditions négligées sans livrer le grand progrès de l'islamisme ; il saccage les pagodes indiennes sans perdre les trésors qu'elles contiennent ; il se livre à la foi sans oublier l'art qui élève des mosquées merveilleuses. Et la langue se ranime, se dégage des scories de l'arabe, et si la Perse n'a ni les disputes des lettrés chinois ni les luttes théologiques de l'Europe, toute à la poésie et à l'action, elle nous montre à cette époque les plus grands poètes, et son Homère, Firdousi, finit le livre des Rois en 985.
En passant des Persans aux Arabes, on trouve encore la déchéance des Tang et des Carlovingiens en 899, avec les sectes nouvelles, avec l'anarchie qu'elles propagent, avec leur hostilité contre le sens littéral de l'islamisme, surtout avec les Karmathes, dont le chef entraîne à sa suite les multitudes en promettant la liberté aux esclaves et en abolissant hardiment une moitié des rites musulmans, le pèlerinage à la Mecque et jusqu'à l'abstention du vin. Au moindre de ses gestes, ses séides se poignardent, se noient, se précipitent du haut des rochers, et ce fanatisme contagieux jette l'islamisme dans une crise tout à fait analogue à celle de la Chine sous les cinq familles postérieures, ou de l'Europe sous les Hongrois et les Normands, ou de la Perse déchirée par les Sassanides et les Dilemites. C'est pourquoi, en 908, l'empire de Bagdad se scinde dans les deux régions d'Orient et d'Occident, les Karmathes surprennent la Mecque, l'islamisme p.528 perd la Mésopotamie reprise par les Grecs, le Moussoul qui proclame son indépendance, la Perse qui s'affranchit, une foule de principautés qui se multiplient, et le kalife, réduit à la ville de Bagdad, perd le pouvoir temporel que lui enlève l'émir.
Aucune invasion, mais qu'importe ? L'effet est le même ; tous les émirs sont révoltés ou supplantés, depuis Ispahan jusqu'en Espagne, et la solution est la même, car le progrès des Song et des Othon se révèle non seulement dans les provinces insurgées qui retournent, comme l'Espagne, la Sicile, la Sardaigne, la Perse, à leurs anciennes traditions, mais dans les provinces fidèles à l'islamisme qui se spiritualise et se relève sous la date de 972, quand il quitte Bagdad pour transporter son siège au Grand Caire. Là se développent les sciences, là l'empire fatimite retrouve les revenus de Mamoun, là la philosophie, les arts, l'industrie se raffinent, là enfin le croissant vaut la croix.
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Chapitre IX
Les docteurs en Chine et en Europe
Les miracles chinois de l'an 1000. Réforme d'Ouang-an-chi dans la philosophie et dans la politique. Réaction de Sse-ma-Kuang. Triomphe ultérieur de la réformation. Comment Grégoire VII répond en Europe à Ouang-an-chi. Comment la paix des investitures reproduit la solution chinoise. Comment nos scolastiques se trouvent en corrélation avec les commentateurs de Confucius de l'ère des Song et avec les commentateurs arabes de la même époque. Comment le Vieux de la Montagne imite en Perse Grégoire VII et Ouang-an-chi.
(1000-1126)
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p.529 Vers l'an 1000, les événements acquièrent une nouvelle signification, et en concentrant d'abord son attention sur la Chine, on voit que les religions transforment pour la première fois la doctrine de Confucius. Non contentes des avares concessions des premiers empereurs de la dynastie des Song, elles veulent lire leurs dogmes dans les livres mêmes de Confucius pour en extraire le droit de fonder une papauté bouddhique.
Ici il faut peser chaque mot des Annales, car elles nous livrent une grande période en quatre temps où les événements en apparence les plus accidentels ne sont que p.530 les phases d'un mouvement religieux d'abord et ensuite philosophique.
Dès 1008, un livre descendu du ciel annonce à l'empereur une longue prospérité, un bonheur sans exemple, une ère nouvelle où ses successeurs, au nombre de sept cents, régneront heureusement sur la Terre. Toute la Chine fête cette bonne nouvelle, partout des miracles, des fontaines sucrées qui jaillissent du sol, des dragons ailés qui paraissent dans l'air, répondent au signal, et l'ombre d'un ancêtre sort de son tombeau pour rendre visite à l'empereur. Tant de foi demandait sa récompense, et en effet, en 1013, l'idée de la papauté commence à poindre avec le bonze Li-li-ou de la Tartarie tou-fan, qui demande le titre de roi contre son propre roi siégeant à Tson-ko-tching. L'empereur, qui ne veut ni l'élever ni l'irriter, le nomme gouverneur honoraire, et le bonze oblige aussitôt son roi à quitter la capitale pour s'établir à Miao-tchun. À son tour, le roi des Tartares ki-tan nomme princes trois bonzes et confie à trois autres bonzes l'éducation de ses fils. Enfin les prêtres qui conspirent pour régner se réunissent dans une grande assemblée de treize mille quatre-vingt-six bonzes avec tao-ssé et ils forment ainsi un concile évidemment pour la conquête du pouvoir temporel. Jamais on n'avait vu une aussi grande réunion.
L'effervescence religieuse aboutit, en 1069, à l'élévation d'un grand ministre, Ouang-an-chi, que les lettrés accusent d'être tao-ssé, bouddhiste, d'infiltrer les deux religions dans ses livres, d'ouvrir la Chine aux Tartares. p.531 Fou-pi, Chao-kong, Yang-ké, Fan-ku-si, Tchang-tsai, Liu-hoei, Feu-tchen, les plus célèbres philosophes de l'empire, surtout Sse-ma-kouang, se déclarèrent ses ennemis ; et cependant il triompha sans s'inquiéter des critiques, et il monta au faîte des honneurs en laissant une école qui ne cessa de le suivre et qui nous force à le considérer comme l'homme le plus important du onzième siècle.
Quel a été donc son rôle ? Quelle a été sa mission ? D'après les Annales et d'après sa biographie insérée dans les HYPERLINK "amiot_portraits.doc" \l "p10088" Mémoires concernant la Chine, c'est un philosophe qui soulève les colères des philosophes, qui est ministre réformateur et presque aussi célèbre que Ouang-mang, le rédempteur chinois ; il tente la fusion des trois cultes par une idée capable d'élever l'empire au-dessus de la trop naïve morale de Confucius, surprise par les sectes.
Il renouvelle d'abord la doctrine en commentant les livres canoniques, par les 24 livres de son dictionnaire, où il expose un système complet imposé à toutes les écoles. On se fait une idée de ce système par les paroles que son inventeur adressait à l'empereur, livré à des abstinences à propos d'une calamité publique :
Hé quoi ! seigneur, lui dit-il, voulez-vous changer le cours ordinaire des événements ou voulez-vous que la nature s'impose pour vous plaire de nouvelles lois ? Les malheurs qui arrivent sur la Terre ont des causes fixes et déterminées, qui font qu'ils arrivent naturellement. Les tremblements de terre, les sécheresses, les inondations et les autres accidents pareils p.532 n'ont aucune liaison avec les actions des hommes ; ils arrivent quand ils doivent arriver. Revenez à votre premier genre de vie, ne vous affligez pas inutilement.
Suivant nous, le réformateur arrachait aux doctrines religieuses de Lao et de Foé la théorie du vide ; il montrait le néant dans le ciel, et il rassurait ainsi l'incrédulité de Confucius en l'initiant aux mystères d'une métaphysique supérieure.
En politique, les réformes de Ouang-an-chi, si fortement discutées, se réduisaient à trois :
1° Au printemps, il avançait aux laboureurs les grains pour ensemencer la terre, et ceux-ci à la fin de l'automne les rendaient sans aucun intérêt. On avait beau dire que le ministre encourageait ainsi les paresseux par une inutile prodigalité ; loin de là, il rendait impossible le patronage usurier que les riches se permettaient en profitant de la liberté d'acheter et de vendre les champs nouvellement octroyée par les Tang. Il respectait la propriété, mais il en proscrivait l'abus.
2° Il rétablissait les tribunaux du temps des Tchéou qui, d'après les Annales, avaient
« une inspection immédiate sur les ventes et sur les achats de toutes les choses qui sont pour l'usage de la vie. Ces tribunaux mettaient chaque jour le prix aux denrées et aux marchandises. Ils imposaient des droits qui n'étaient payés que par les riches, et dont, par conséquent, les pauvres étaient exemptés. L'argent qu'on retirait de ces droits était mis en réserve dans les épargnes du souverain, qui en faisait la distribution aux vieillards sans soutien, aux pauvres, p.533 aux ouvriers qui manquaient de travail et à tous ceux qu'on jugeait être dans le besoin.
Quoique anciens, ces tribunaux, après l'introduction de la propriété, avaient un sens moderne, car ils mitigeaient, non plus l'antique féodalité, mais le monopole des riches.
3° La dernière réforme introduisit le numéraire de l'État en enlevant aux particuliers la faculté de battre monnaie. Les lettrés refusaient de reconnaître l'utilité de cette innovation ; mais quelle justice pouvait-on attendre des partis ? N'avons-nous pas vu les lettrés obstinés à défendre les plus impuissantes dominations et laisser aux sectaires, aux casse-cou de toutes les nuances chinoises le rôle d'initier le peuple aux plus indispensables réformes ?
La manière avec laquelle Ouang-an-chi accomplit ses réformes et le ton de son administration répondent à la force de sa conception. De l'école de Lao, il ne frappe que des coups décisifs, il ne se sert que des hommes nouveaux ; rapide dans l'exécution de ses projets, il les réalise avec une impitoyable vigueur, et les ennemis qui lui reprochent ces qualités et qui auraient préféré des hommes à transactions, respectueux pour les droits acquis, incertains dans leur action et à la merci d'une bureaucratie routinière, nous obligent sans le savoir à le comparer à Hoang-ti, à Fan-tchin, à Li-sse, aux chefs les plus célèbres de la Chine.
Les propriétaires, les usuriers se déchaînaient contre sa personne, et pour donner à l'empereur une idée des résultats de son administration, ils lui envoyaient un p.534 tableau qui représentait les paysans sur le point, les uns de se pendre, les autres de s'enfuir, d'expirer sous le bâton, d'agoniser dans la cangue. Mais la Chine qui, en 1014, comptait à peine 9.985.710 familles payant tribut, en donnait en 1083 jusqu'à 17.211.713. L'industrie prospérait, la religion devenait de la science.
Il n'eut pas été naturel que la réforme d'Ouang-an-chi échappât à une réaction, et en 1086, au moment des déroutes essuyées en présence des Tartares, le nouveau ministre Sse-ma-kouang annula ses institutions, révoqua ses fonctionnaires et abolit ses doctrines. Jusqu'à quel point revint-il en arrière ? Accabla-t-il le peuple d'impôts ? Rendit-il aux riches la liberté de l'usure ? Rétablit-il dans les écoles le stupide respect des anciens pour l'empereur ? Exigea-t-il qu'il fût supérieur aux esprits, aux revenants, aux demi-dieux de l'air et des tombeaux ? Ou accepta-t-il seulement une moitié de la réforme pour en supprimer l'autre moitié ? Donna-t-il une autre direction au courant en lui frayant une nouvelle route ? L'ancienne philosophie se ranima-t-elle entre ses mains ? On ne saurait le dire ; on sait seulement par les Annales que, savant et lettré comme son adversaire, il entreprit à son tour une vaste réforme ; ses amis le déclaraient d'un esprit étendu comme le ciel, profond comme la terre ; et à son tour, minutieux, scolastique, il opposa thèse à thèse, proposition à proposition sur le texte inviolable des livres sacrés, avec défense aux examinateurs de proposer aux candidats des thèmes empruntés aux livres de Lao-tsé, de Tchuang-tsé et même des auteurs récents Chi-tseu et p.535 Han-tsé, de la secte de Foé. Il fut donc le chef d'une réaction savante, qui mit aux prises, pendant quelques années, les lettrés et les novateurs, les mandarins et les bonzes : il y eut une sorte de débat mêlé de destitutions alternées, d'exils très indulgents bientôt annulés, tant qu'enfin on arriva en 1102 au triomphe de la réforme de Ouang-an-chi et à la dégradation de plus de six cents familles jetées dans la classe du peuple et déclarées incapables de tout emploi. En 1107, on admit le réformateur dans le miao de Confucius ; six ans plus tard, des lettres patentes autorisaient les tao-ssé à se fixer dans les villes ; leurs monastères se régularisaient, ils formaient une hiérarchie de trente-six degrés soumise à trois magiciens supérieurs, et ils ouvraient des écoles, ils recueillaient leurs légendes ; bref ils imitaient le bouddhisme prêts à le combattre. Ce fut l'âge d'or de la magie, tandis qu'en même temps Lao-tsé redevint philosophe pour les plus éclairés de ses disciples. Ainsi finit cette période qui a sa préparation dans les féeries du règne de Tchin-tsoung (1008-1044), son explosion dans la réforme de Ouang-an-chi (1044-1086), sa réaction dans le ministère de Sse-ma-kouang (1086-1002), et sa solution qui entraînait les tao-ssé à quitter leurs retraites et à modifier aussi la doctrine de leur chef (1102-1126). Peu de périodes se dessinent avec autant de précision.
Cette époque se reproduit en Europe avec ses quatre temps mais renversée, parce qu'en Occident c'est la science qui proteste tandis que la foi règne toujours. Ainsi, quand vers l'an mil l'empire chinois voit tant p.536 de prodiges, comme si le ciel devait descendre sur la Terre, au contraire les croyants de l'Europe cessent d'attendre la fin du monde et la venue de Jésus-Christ, et ils s'attachent à la terre pour la soustraire à la domination de l'empereur. Si les Song accordent une liberté auparavant inconnue en nommant les notables des villes et des villages, l'Église propage dans tous les États de l'Europe les franchises des communes qui déchirent le réseau de la féodalité : partout les tribunaux ecclésiastiques supplantent ceux des comtes et des marquis.
La Chine arrive en 1069 à l'explosion de Ouang-an-chi, le ministre athée, l'ami du peuple, le grand commentateur de Confucius ; l'Europe arrive en même temps à ce que nous appelons la révolution des évêques et au pontificat de Grégoire VII, et en 1077 l'empereur est à ses pieds dans le château de Canosse où, pendant trois jours, il attend dans la cour, nu-pieds, au milieu de la neige, son absolution.
Point de jeûnes, dit le ministre chinois à son empereur, point de vaines cérémonies ; ne fatiguez pas le ciel par vos prières ; le monde, sourd à votre voix, suit son cours naturel, et vous ne devez demander conseil qu'à votre raison.
Au contraire, chez nous l'Église recommande les jeûnes extravagants, les folles macérations, les excès de la flagellation qu'on introduit à cette époque éminemment sacerdotale et tout à fait digne de saint Damien, de Pierre de Feu, de Dominique le Cuirassé, des saints qui se donnent jusqu'à quinze cents coups par jour, des moines qui expient sur leur dos les péchés de ceux qui les payent. Tout cède au règne de p.537 la légende, aux évêques arrachés à la nomination impériale, aux prêtres que le célibat sépare définitivement des familles laïques.
Continuons. La réforme d'Ouang-an-chi rencontre en 1084 la réaction d'un lettré étroit et savant, qui veut séparer le peuple de la science. Dirons-nous que la réaction de la philosophie manque aux pontifes romains ? Après son explosion, Grégoire VII ne meurt-il pas en exil ? L'empereur Henri IV ne remporte-t-il pas des victoires ? Son fils Henri V n'emprisonne-t-il pas le pape Pascal II ? Que d'évêques impériaux tournés contre les évêques du Saint-Siège ! Or la guerre des investitures n'est ni plus ni moins la guerre des docteurs chinois contre le réformateur de l'empire, avec les mêmes discussions, les mêmes destitutions alternées, la même importance pour la première fois accordée à des opinions théologiques dans le gouvernement du monde.
Enfin, à la solution chinoise répond encore la solution de l'Europe ; car, si en 1107 l'image d'Ouang-an-chi figure dans les temples à côté de celle de Confucius, si à cette époque la domination de la science est pleine et entière, si elle est assez sûre d'elle-même pour permettre aux tao-ssé de se réorganiser sans redouter leur magie, le résultat de la guerre des investitures, fixé en 1122, donne à l'Église toutes ses élections, arrache aux rois l'antique ingérence dans les matières religieuses ; les évêques règnent dans les villes ; et tous les peuples demandent à se grouper sous leur juridiction pour se dérober aux rudes étreintes d'une raison p.538 barbare et féodale. La Chine obtenait des distributions de terres, l'anticipation des grains pour les semailles, l'uniformité des monnaies et la suppression des usures. C'est aussi ce qu'obtient l'Europe sous les formes de la liberté ; car les riches qui partent pour la croisade vendent leurs châteaux et leurs terres à bas prix ; les bourgeois en profitent, les pauvres s'acquittent de leurs dettes en prenant la croix, et les serfs deviennent libres dans le camp des croisés.
Une dernière corrélation et la plus décisive. En Chine, les religions obtiennent enfin de se faire étudier par les lettrés, et cette étude du néant tourne à l'avantage de la science ; en Europe, la philosophie obtient enfin de faire lire ses textes oubliés, ses auteurs de l'ancien monde, et qui en profite ? La religion, qui prend la philosophie à son service. C'est ainsi que commence la scolastique, qu'on interroge Aristote pour comprendre la Trinité, qu'on se souvient de Platon pour expliquer l'Eucharistie, qu'on ranime l'ancienne logique pour diriger les discussions sur la Bible, qu'on s'efforce d'être méthodique pour résoudre les innombrables contradictions de la tradition chrétienne ; de là un débat quasi scientifique, des plaidoiries quasi libres, où l'on oppose thèse à thèse, texte à texte pour interpréter les livres sacrés d'après les philosophes de l'antiquité. Que si aucun homme d'Occident n'a l'élévation du réformateur chinois et de ses adeptes, si aucun antipape ou anti-évêque ne peut se comparer à Sse-ma-kouang et à ses amis, s'ils sont tous dans l'ignorance de leur propre passé, p.539 dans l'impossibilité de se faire une idée nette des anciens philosophes, il faut avouer que les leçons de Roscelin, les disputes de Guillaume de Champeaux, le sic et non d'Abailard, la scolastique qui paraît, ses premiers essais pour commenter la Trinité et l'Eucharistie d'après la théorie des idées, les débats des nominalistes et des réalistes, les premières critiques des livres saints sous la forme de problèmes, de doutes à résoudre, de recherches à faire, ressemblent aux commentaires sur les King du ministre chinois et aux critiques sur le Chou-king, qui se multiplient sous les Song. On cite à la Chine Kin-hou, qui élève une foule de doutes sous forme de problèmes, et qu'on appelle assemble-nuages ; on cite Tchou-tsé, qui d'un ton caressant pousse encore plus loin les fouilles dans la tradition confucienne et la décrédite sous prétexte de la mieux étudier. Eh bien, l'Europe lisait aux mêmes jours les quatre labyrinthes de France et les docteurs qui ébranlaient tous les dogmes dans l'idée de les expliquer.
Les docteurs paraissent également dans les régions entre l'Europe et la Chine, et pour parler des Arabes, qui occupent presque tout l'espace intermédiaire, quelle est l'époque de leurs philosophes ? Avicenne meurt en 1036, Algazel en 1127, Tophaïl en 1190, Averroès en 1217. Ce sont les dates de la réforme d'Ouang-an-chi ou de Roscelin, de Sse-ma-kouang et d'Abailard, et la forme du commentaire est la même à Bagdad comme à Nan-king et à Paris. Cette agitation philosophique reste-t-elle sans conséquences pour l'islamisme ? Elle sépare p.540 tellement les deux pouvoirs que partout les émirs supplantent les kalifes et qu'on voit le fractionnement dans le Kerman en 1040, à Alep en 1078, à Roum en 1084, à Damas en 1095.
La Perse, toujours exacte dans ses corrélations avec Rome et la Chine, obéit à la nouvelle époque en 1033, avec l'inauguration de la nouvelle dynastie des Seljoucides, avec la domination tartare qu'elle accepte pour échapper aux kalifes, avec un nouveau régime fédéral qui lui permet d'être riche et heureuse, et la secte des Assassins, qui élève en 1065 le redoutable pontificat du Vieillard de la Montagne, montre assez que, dans sa force traditionnelle, cette terre trouve des moyens pour résister à des rois habitués à n'admettre aucune discussion.
Il serait facile de citer une foule de guerres et de conquêtes soumises aux dates de la Chine et de l'Europe ; mais, dans les Annales du Japon, la lutte des deux pouvoirs est indiquée avec des paroles qu'on dirait copiées des chroniques d'Allemagne ou de la Chine. Les voici :
« 1083. Ce fut la première fois qu'un fils du daïri devint prêtre... C'est depuis ce temps qu'on a commencé à bâtir des temples superbes, pour lesquels on dépensa des sommes énormes.
Remarquons en passant que c'est l'époque où l'Europe élève ses grandes cathédrales. Sous la date de 1113, on trouve au Japon « des querelles, des combats entre les prêtres des différents temples ». Ils reproduisaient à leur manière la grande guerre des investitures ou celle d'Ouang-an-chi et de Sse-ma-kouang.
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Chapitre X
La guerre des deux pouvoirs chez tous les peuples
La scission des docteurs chinois détermine la demi-invasion des Kin, et l'invasion complète des Mongols, qui organisent le nouveau système tartaro-chinois. Fondation de Pé-king, capitale des deux empires. Ce sont les mêmes phénomènes en Europe, où tous les États se scindent par les guelfes et les gibelins.
(1126-1279)
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p.541 En 1126, le bouddhisme, qui avait fait admettre une partie de sa doctrine dans les commentaires des King et forcé les lettrés à méditer sur le néant, ne se résigna plus à rester sous le joug des mandarins. Puisqu'ils disaient que trois religions n'en font qu'une, les bonzes ne devaient-ils pas répéter à leur tour ce mot pour subordonner à leur chef, à leur hiérarchie, à leurs conciles cette morale de Confucius qui tenait si bien dans les parties subalternes de leur système ?
D'après cette donnée, on comprend aisément les nouveaux événements qui se présentent avec l'apparence du hasard. L'empereur Hoeï-tsoung se trouvait aux prises avec les Tartares du royaume de Liao-toung, et ce n'était p.542 là que l'un des mille épisodes de la guerre contre les éternels ennemis de l'empire. Faible, incapable de les vaincre, il appelait à son secours d'autres Tartares, dits jeou-tchi et que nous appellerons kin, du nom de leur dynastie, et ce n'était encore qu'un nouvel incident de cette guerre où l'on jetait si souvent des Tartares contre d'autres Tartares. Les succès rapides et décisifs des Kin autorisaient l'empereur à se féliciter de leur alliance, qui le délivrait à jamais des Jeou-chi, et jusqu'ici rien encore de bien remarquable. Mais bientôt les Kin se tournent contre l'empire, et ils envahissent les provinces du Nord ; ils forcent l'empereur à une paix ignominieuse, le voyant révolté ils le chargent de chaînes et l'envoient en Tartarie. Ils s'étendent dans le Ho-nan, prennent la capitale et emmènent encore le nouvel empereur avec ses femmes. De 1127 à 1162, l'empereur, réfugié à Nan-king et ensuite à Houng-tchéou, subit toutes les humiliations, se déclare vassal de l'invasion ; ses traités sont si honteux que les gouverneurs refusent de les publier ; on n'ose plus ni bouger ni remuer, et l'histoire ne s'occupe plus que des Kin établis dans cinq capitales, dont Caï-ngan-fou, de quinze cent mille habitants, devient l'entrepôt de toutes les richesses de l'Orient.
Dirons-nous encore que les Kin s'avançaient au hasard ? que leurs victoires étaient accidentelles ? que les armées chinoises se débandaient sans cause ? ou que leurs généraux, entourés de rebelles, devenaient des traîtres sans aucun motif ? Yao et Chun n'auraient pas manqué d'attribuer les désastres à leur propre faute, à une p.543 défaillance de la doctrine officielle, à la sinistre agitation des magiciens, et dès 1126, l'empereur lui-même ne manque pas de les imputer aux disciples de Ouang-an-chi, dont il se hâte de révoquer la réforme. Mais quel fut l'effet de cette révocation ? Précisément de doubler les déroutes, de provoquer de nouvelles rébellions, de donner libre accès à l'invasion, bref de jeter le peuple sous la domination des Tartares, les amis naturels de sa religion. Les Kin n'eurent qu'à prendre les mesures indispensables pour éviter les séditions ; ils n'eurent qu'à masquer leur infériorité numérique en obligeant les Chinois à s'habiller comme eux, et la Chine se vit ainsi divisée en deux empires, l'un actif, remuant, tartare, à demi féodal et prêt à toutes les aventures de la pensée et de la foi ; l'autre hébété dans sa légitimité, exposé à toutes les attaques et aussi incapable de maintenir l'orthodoxie de Confucius que de se livrer à l'hétérodoxie du bouddhisme.
Pendant un demi-siècle, les Annales ne parlent que de batailles entre les deux empires, sans faire aucune mention ni des bonzes, ni des tao-ssé, ni des novateurs, ni des lettrés ; on dirait que la réforme des Ouang-an-chi est oubliée jusqu'à faire oublier ses adversaires. Mais en 1178 on lit que l'un des censeurs de l'empire, Siei-kouo-yen,
« voulant établir la paix entre les lettrés et (ce sont les paroles des Annales) imposer un terme aux querelles qui s'étaient perpétuées entre les partisans de Chin-tsé et ceux de Ouang-an-chi, supplia l'empereur de défendre dans tout l'empire les livres de l'un et de l'autre, et de punir sévèrement ceux qui refuseraient d'obéir.
p.544 Les deux partis étaient donc aux prises ; loin de céder le pas à la guerre, ils en étaient l'âme, et la réclamation désespérée du censeur montrait plutôt son effroi que la possibilité d'arrêter une discussion où les deux principes de la foi et de la science se disputaient les emplois, les fonctions, les édits, tout le gouvernement de l'empire. Les Annales ne parlent que des oscillations des deux partis, et en les prenant à la lettre, on dirait qu'ils se battent toujours pour Ouang-an-chi ou pour ses adversaires, sans se modifier, sans se développer. Mais, si on prenait à la lettre les notations des chroniques sur la guerre civile de tous les pays, on croirait également qu'elles parlent toujours de luttes stationnaires, de victoires alternées, qui représentent de vaines ondulations entre des factions invariables. Les drapeaux restent les mêmes, soit qu'ils partent, soit qu'ils reviennent ; mais les idées peuvent-elles ne pas se transformer sous la pression de la guerre civile ? C'est ainsi qu'en 1190 la vieille guerre des Ouang-an-chi et de Sse-ma-kouang semble la même qu'en 1080, mais quelle différence dans les sentiments ! quelle force dans les haines des partis désormais implacables !
« La guerre continuelle, disent les Annales, qui divisait les lettrés jetait la plus profonde terreur parmi les patriotes ; elle était si forte qu'elle menaçait de perdre l'empire.
Jamais on n'aurait pu appliquer ces mots aux débats pacifiques de l'ère antérieure. Lieou-kouang demandait à l'empereur de fixer une doctrine, car on ne savait plus à quoi s'en tenir.
Je n'aurais jamais soupçonné, disait-il, qu'on pût voir des partis p.545 aussi formidables.
Mais comment fixer une doctrine par ordre supérieur ? En 1201, on laisse pleine liberté à tout le monde, à la condition de se taire. Ici encore comment obtenir le silence quand la guerre était dans les idées ? Comment demander au mutisme de dissimuler une scission qui divisait la Chine en deux empires ?
Un jour, l'empereur, obstiné dans l'idée de refouler les Kin, les vit menacés sur les derrières par les Tartares Mongols, déjà maîtres de la Tartarie et décidés à chercher de nouvelles conquêtes. Il s'allia avec eux ; mais, loin de réparer ses désastres, il remplaça sans le savoir la demi-invasion des Kin par une invasion complète, et cette fois, il n'est pas même permis de douter que le hasard des batailles ne soit enchaîné au développement naturel de la guerre entre les deux principes de l'empire.
Considérons-nous les Mongols ? Ils étaient sans doute barbares et dévastateurs ; mais, sous Gengis-khan, ils avaient déjà répandu la terreur depuis la Russie jusqu'à l'Arabie, depuis l'Arabie jusqu'aux dernières extrémités de l'Asie. Ils marchaient, ils vivaient en combattant, se campaient indifféremment dans les déserts et au milieu des villes les plus somptueuses ; toujours sous les tentes ou sur des chariots, leur capitale ne cessait d'être un campement. En apparence, ils s'avançaient avec l'insouciance de la matière inanimée méprisant la vie et la mort. Mais, sous les dehors les plus sauvages, ils savaient tout comprendre, tout évaluer ; ils régnaient ici sur l'anarchie des Polonais, là sur le schisme des Russes, ailleurs sur le croissant de Mahomet, sur les p.546 dieux de l'Inde, et ils disposaient de toutes les forces d'une pensée équivalente aux plus hautes civilisations de l'époque. Une fois en Chine, sous la direction de Koubilaï-khan, ils marchent contre les Kin avec les Chinois, auxquels ils empruntent les inventions les plus raffinées de la guerre, ils ajoutent à la flèche, à la lance, à la mine le secours de la bombe et du canon, si bien que l'immense Caï-ngan-fou, deux fois assiégée par les fils du désert et par les mandarins de l'empire, tombe enfin avec la dynastie des Kin, dont les derniers représentants se jettent au milieu des flammes qui dévorent leur palais. On le voit, les Mongols ne s'avançaient pas au hasard, leur force était aussi intelligente que jadis celle d'Hoang-ti ou d'Alexandre.
Que si nous considérons les Chinois, il n'est rien de plus évident que leur haine contre les Song, leur aspiration vers une plus libre domination, quoi qu'elle pût leur coûter. Ce sont eux qui engagent les Mongols à dompter les Kin, à pénétrer dans toutes les provinces, à s'étendre à l'aide des séditions, et en trente ans, la grande dynastie des Song est vaincue sur tous les points de l'empire ; son dernier chef finit sa vie dans les déserts de la Tartarie ; l'un de ses frères, réfugié sur la flotte avec la cour, meurt sur la côte de Kouang-Tong à l'âge de douze ans ; le dernier empereur, qui avait dix-huit ans, vaincu dans un combat maritime, se précipite dans les flots avec sa mère, et les restes de la flotte, brisée par les orages, sombrent, comme si tous les éléments conspiraient désormais pour détruire cette dynastie.
p.547 Mais ce serait la plus étrange des erreurs que de regarder la conquête mongole accomplie en 1279 comme la fin de la guerre. Appelée par la sédition, invoquée contre la philosophie officielle et la domination des mandarins, elle fut un véritable interrègne. La guerre fut excitée d'abord par la géographie de l'empire, cette fois tartare et chinoise, en sorte que deux vastes régions aux murs les plus opposées et constamment ennemies depuis la plus haute antiquité, se trouvèrent obligées de coexister. La guerre s'introduisit ensuite dans le gouvernement même, à la fois tartare par la force, la décision, la religion, et chinois par les rites, la tradition, la civilisation. À peine victorieux, Koubilaï-Khan voulut que les terres fussent cultivées et rendues à leurs anciens possesseurs ; qu'on veillât à la sûreté des artisans et des ouvriers ; qu'on établit et qu'on multipliât les écoles, et les impôts allégés, la pénalité mitigée, de nouveaux travaux publics, une nouvelle canalisation, le montrèrent encore plus favorable que les Song au parti des mandarins. Toute la Tartarie continua donc sa vie nomade comme si le meilleur des Khan régnait, tandis que la Chine prospéra comme si elle obéissait au meilleur des empereurs. La guerre se vit enfin confirmée par la nouvelle capitale de Pé-king, qui surgit sur les confins de la Tartarie et de la Chine. Sa triple enceinte aux périphères concentriques et d'une étendue démesurée abrita en même temps les nomades avec leurs troupeaux et les ouvriers occupés de leurs travaux, les uns et les autres sous la surveillance du gouvernement sis au centre p.548 avec ses dicastères qui entouraient le palais impérial aux coupoles d'or et d'argent. Enfin la civilisation imposée aux jeunes Mongols, les usages tartares imposés aux Chinois et les deux races mêlées dans tous les tribunaux produisirent une fermentation que jamais les Song n'auraient pu concevoir, mais que la liberté nouvelle rendit poétique. On ouvrit d'ailleurs les frontières à tous les cultes ; le bonze français, le marchand de Venise, le mufti de l'islamisme, les savants de l'Asie accoururent à la cour de Pé-king, qui réclama désormais le privilège de représenter le genre humain.
Les événements postérieurs à la paix des investitures présentent une telle corrélation avec ceux de la Chine qu'on peut en rendre compte avec les expressions mêmes dont se servent les annalistes chinois pour parler de leur patrie. Cette discussion théologique sur les investitures, ces premiers débats sur la scolastique du temps d'Abailard et des premières croisades, ces premières luttes entre les deux principes enfermés dans le cercle d'un même système, ces excommunications et destitutions qui semblaient finir en 1122 avec la paix des investitures, ces Guelfes et ces Gibelins d'Allemagne et d'Italie qui paraissaient morts avec Grégoire VII ou relégués dans la haute diplomatie de la fédération germanique, s'étendent peu à peu, s'enveniment, renouvellent plus violente que jamais la guerre entre le pape et l'empereur, entre Alexandre III et Frédéric Barberousse, entre le Saint-Siège et Frédéric II ; dans chaque ville italienne les citoyens sont aux prises avec les évêques, avec les p.549 châtelains de la campagne, qu'on déporte dans la ville, transformée bientôt en un champ de bataille, et les Guelfes et les Gibelins déchirent ensuite toute la péninsule. L'Allemagne s'engage dans la même anarchie quand l'empereur Albert tombe sous les coups de son neveu, la France quand Philippe le Bel sacrifie les templiers ; tous les rois l'imitent en combattant ouvertement le Saint-Siège, qui les menace à son tour par autant de prétendants qu'il y a d'États, et partout la guerre est sanglante ; pas un royaume ne s'y soustrait.
Faites revivre un docteur du onzième siècle au moment où Frédéric Barberousse dévaste les villes italiennes, et combat les Guelfes de Bavière toujours amis des pontifes, que dirait-il ? Jamais, dirait-il, je n'aurais imaginé que nos querelles auraient pu se renouveler si fortes, se perpétuer avec tant d'obstination et créer des partis aussi formidables ; elles menacent de bouleverser toute la chrétienté. Et si vous lui rendez la vie encore une fois pour le faire assister aux massacres des Guelfes et des Gibelins, à la mort des templiers, aux tragédies anglaises, flamandes ou allemandes de cette époque, où le sang coule dans tous les villages, son étonnement augmentera et ses plus sinistres prévisions seront bien surpassées. Ce sont les sentiments avec lesquelles les lettrés, les censeurs, les académiciens jugeaient la scission entre les deux doctrines chinoises. Faible en 1126, violente en 1178, terrible en 1200, elle aboutissait à l'empire partagé entre les Tartares kin et l'empereur légitime.
La scission s'étend en Chine et en Europe aux mêmes p.550 jours ; ainsi quand les Kin commencent en 1126 cette invasion tartare, religieuse et libérale qui enlève à l'empereur une moitié de ses sujets, l'Europe se divise à son tour par la lutte des consuls contre les évêques, des rois contre le pape, de l'empereur Frédéric 1er contre Alexandre III. La lutte chinoise prend une teinte encore plus sombre quand, en 1208, les Chinois s'allient avec la nouvelle invasion des Mongols pour écraser les Kin campés dans l'immense Caï-ngan-fou, qui donne neuf cent mille victimes à la peste pendant le plus épouvantable des sièges. De même en Europe la lutte double de férocité vers 1215, la date fatale des Uberti et des Buondelmonti, des familles rivales dans les villes italiennes, de Frédéric II en Allemagne, des pastoraux en France. Enfin les calamités sont encore doublées quand, en 1254, les Mongols, victorieux des Kin, se tournent contre les Chinois qu'ils secouraient, et cette guerre, toujours civile, toujours religieuse, devient organique en 1279, quand la Tartarie et la Chine forment un système unique qui met aux prises les lettrés avec les bonzes. Or il arrive également en Europe que la guerre civile des Uberti et des Buondelmonti, et des familles rivales dans les villes de l'Italie, des Flandres, de l'Allemagne, se traduit en massacres et donne enfin les expulsions guelfes et gibelines et la catastrophe des Templiers.
Par la guerre civile le parti régnant de chaque État entraîne le parti opposant de l'État voisin, et la chaîne des batailles traverse rapidement tout l'ancien hémisphère. Si les Francs voulaient les croisades, Byzance p.551 devait les combattre ; si les croisés enlevaient Jérusalem, les musulmans devaient les en chasser ; si l'islamisme faiblissait, les Tartares l'attaquaient ; si les Tartares triomphaient en Occident, comment n'auraient-ils pas régné sur la Chine ? C'est ainsi que nous voyons, en 1181, à Byzance, le massacre des Francs, en 1203 l'invasion des Vénitiens et des Francs, bientôt l'anarchie, puis deux dynasties rivales qui se disputent l'empire. Plus loin nous voyons, en 1171, Saladin qui rassemble les forces de l'islamisme, en 1219 Aléadin d'Iconium, le type des émirs révoltés, et si la Chine arrive au grand interrègne des Tartares en 1279, l'Europe au grand interrègne de l'empire en 1250, le grand interrègne des Arabes commence en 1258 avec la fin des Kalifes. Le grand interrègne se fixe pour la Perse, en 1264, avec les Tartares de Gengis-Khan ; et les Tartares maîtres de l'Inde, de Bagdad, d'Ispahan, de Moscou, de Samarkand et de Pé-king, font passer le niveau sur tous les peuples.
Le Japon leur échappe, mais se dérobe-t-il à la nécessité de la guerre civile entre les deux pouvoirs ? Puisque le bouddhisme minait le gouvernement chinois, il s'étendait davantage au Japon, il engageait les Japonais à s'insurger contre le Mikado, chef de la religion antérieure ; dès lors, l'antique querelle entre les prêtres indigènes se transformait en une guerre de religion. En effet, nous trouvons dans les Annales du Japon qu'en 1155 la guerre civile éclata :
« Ce fut chose curieuse, disent ces Annales, de voir que le père se battait contre son p.552 fils, un parent contre l'autre, et beaucoup de seigneurs contre leurs sujets.
En 1181, Minamoto-no-Yori-Masa se propose la destruction de la famille Feike, dévouée à l'antique religion, en 1192 cette famille succombe, et quelle est l'issue de ce combat ? C'est encore un grand interrègne, car Jori-tomo victorieux fonde la première dynastie des Segoun, cette fois plus séparés que jamais du Mikado.
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Chapitre XI
La liberté des Yen
Progrès de la scission chinoise. Le dalaï-lama maître du Thibet. Grand interrègne chinois, son théâtre, ses romans, sa science, ses ondulations politiques, tandis que l'Europe voit le grand interrègne de l'Allemagne, l'anarchie italienne, et la Divine Comédie, de Dante Alighieri.
(1279-1368)
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p.553 En Europe la papauté décline et faillit se perdre au milieu de l'anarchie guelfe et gibeline ; c'est donc une raison pour qu'elle s'élève à la Chine et qu'elle profite de l'anarchie pour se dessiner en présence de l'empereur. Aussi sous la dynastie des Yen le Grand lama se déclare supérieur aux mortels, chef des lettrés, l'homme le plus vertueux, le plus éclairé, le plus pénétrant, le roi des rois, le maître de l'empereur, le fils du ciel d'Occident. Des rois de la sagesse l'entourent chacun avec le titre de l'un de ses départements imaginaires, et il est toujours le même homme, qui conserve la même religion en émigrant de corps en corps, depuis Bouddha jusqu'à Pa-sse-pa, le premier à recevoir la donation du Thibet et à réunir ainsi p.554 dans cette région mystérieuse de prêtres et de miracles le double pouvoir temporel et spirituel. On réimprime tous les livres bouddhiques, on cherche à asseoir la domination universelle des Tartares sur la fraternité religieuse que la nouvelle papauté exalte, et même quand Koubilaï-khan s'avance le fer à la main, même quand il veut ajouter à la conquête de la Chine celle du Japon :
Obéissez, écrit-il à l'empereur de cette île de l'extrême Orient, les sages que nous vénérons disent que tous les hommes sont frères, et que le monde est composé d'une seule famille ; il faut que tous les peuples soient unis dans l'intérêt des bonnes lois.
En remarquant que l'empereur régnait non seulement sur la Tartarie et sur la Chine, mais sur les Russies, la Perse, l'Assyrie et une foule de régions intermédiaires, et que partout les princes tartares ne décidaient rien sans le consulter, on comprendra que le bouddhisme aurait écrasé la doctrine de Confucius, si sa domination toute fédérale, insouciante des vieilles traditions, ondoyante, mobile, à moitié nomade, et bénévole par politique, n'avait accordé aux lettrés, sans même y songer, toute la liberté qui l'animait. Peu importait aux Tartares qu'on donnât raison plutôt à Ouang-an-chi qu'à Sse-ma-kouang, pour eux les mandarins valaient les lamas, pourvu que leur opposition n'arrivât pas jusqu'à la rébellion.
La liberté pénétrait dans les murs, et, pour ne parler que du point décisif, des femmes dans les drames de cette époque, elles sortent de l'appartement intérieur, les p.555 soubrettes font des commissions, les dames reçoivent quelquefois, d'autres fois elles vont au temple, on les voit dans les rues, sur les bords des fleuves, sur les routes, elles arrivent en foule sur les places publiques au moment des exécutions. Les courtisanes savantes paraissent et se distinguent de celles « qui vendent publiquement leur sourire et courent après la volupté » ; les jeunes filles ne sont admises dans leur société qu'à la condition d'être jolies, de connaître le chant, la danse, la flûte, la guitare, l'histoire de la Chine et la philosophie de Lao-tsé. Quand elles savent bien danser au son du sen-koang et chanter à demi-voix au son des castagnettes de cantrel, elles deviennent femmes libres, séparées des femmes ordinaires qui restent dans la dépendance du père, du maître, du mari ou du fils.
C'est surtout la littérature qui montre la liberté de cette époque. Le merveilleux le plus effronté s'y développe sans souci d'aucun obstacle : vous y voyez les dix-huit enfers des tao-ssé, les métempsycoses bouddhiques, les songes mêlés à la réalité, des pontifes de Lao qui se promènent dans les nuages et descendent dans les abîmes sans cesser d'habiter leur couvent, des esprits qui errent, prennent toutes les formes, jouissent de toutes les délices et ne cessent pas d'être des hommes, des femmes, de vivre sur la Terre désormais confondue avec le ciel. Cependant, prenez-y garde, ne vous fiez pas aveuglément à ces prodiges, l'ombre de la liberté les suit dans leur course effrénée, l'incrédulité du mandarin les tourne en ridicule, et on les raconte avec trop de sans-façon pour p.556 qu'on y croie. Que de féeries dans l'histoire des rivages de Chi-naï-ngan ! Mais aussi quelle joyeuse dérision des bonzes, des mandarins, des tao-ssé, des ministres, des grands, de la cour, peut-être même de l'empereur ! L'un des héros Kao-ballon, un vaurien roué de coups par l'autorité compétente, devient ministre ; mais comment ? À cause de sa profession de valet. Son maître le cède à un prince qui lui accorde sa faveur en le voyant donner un admirable coup de pied à un ballon ; le prince, nommé empereur, le transforme en un personnage politique, sans empêcher que sa qualité primitive de vaurien le jette dans une nouvelle série d'aventures, et tantôt mandarin, tantôt brigand, quelquefois assassin, une fois moine et toujours débauché, il traverse tous les vices de l'anarchie chinoise.
D'après les pièces bouddhiques, les animaux parlent, les dieux descendent sur la Terre, les hommes montent au ciel, toutes les régions se confondent. On voit des hommes dont le sommeil d'un instant dure cent ans, des hommes qui se réveillent heureux de se reposer des délices dont ils ont joui avec les immortelles, des démons, des sorciers qui réalisent tous les caprices de l'imagination. Mais ici encore l'allégorie, la critique, l'intention philosophique ne cessent de se montrer. Lisez le songe de Lin-thang-pin, à qui Dieu envoie le maître de la doctrine pour lui offrir les douceurs du néant pendant dix-huit ans. Il s'en moque, il veut vivre, il ne veut pas de dix-huit ans de sommeil ; mais une série de péripéties l'oblige à prononcer dix-huit fois le vu qu'il refusait, et p.557 de le déclarer dix-huit fois au maître qui lui apparaît sous dix-huit formes diverses. Le prodige le plus curieux est le mal d'amour. Un bachelier enlève une jeune fille et la garde longtemps. Enfin, reçu aux examens, devenu moniteur du gouvernement, il se présente à la mère pour lui faire ses excuses.
De quoi ? demande-t-elle.
De vous avoir enlevé votre fille.
Mais vous n'avez rien enlevé.
Mais si !
Mais non !
La voici toute voilée qui attend votre pardon.
Entrez donc, voyez ma fille qui n'a cessé d'être malade.
Mais tout s'explique parce que le bachelier n'avait enlevé que la partie intelligente de l'âme, dont le corps était resté avec la mère, animé par la partie végétative. L'âme intelligente se précipita sur-le-champ dans le corps, la partie végétative guérit aussitôt, et en définitive le moniteur jouit d'une femme au complet.
L'histoire, la théologie, les connaissances utiles, les traductions qui mettent en commun les idées de tous les peuples acquièrent sous les Yen un développement inouï. Préoccupés de gouverner le monde, ils font appel à tous les étrangers, à toutes les traditions, à toutes les religions ; ils fondent un collège pour les Turcs occidentaux, en donnant ainsi l'hospitalité à l'islamisme ; ils se procurent les livres de l'Inde, les font traduire, et bien que ces traductions soient autant de scandales pour les Chinois, ils ne manquent pas d'en profiter. Enfin, nous devons à cette époque les Annales qui nous servent de guide, et l'encyclopédie de Ma-thuan-lin, où tous les orientalistes ont puisé à pleines mains ; ce sont les deux p.558 ouvrages sans lesquels nous n'aurions pu deviner les révolutions sociales de la Chine.
Placée entre la papauté lamaïque et la tradition impériale pendant l'ère des Yen, la Chine suit les vastes ondulations de la guerre civile.
1° D'abord le lamaïsme triomphe, et, en 1281, il livre aux flammes tous les ouvrages des tao-ssé, que les Song avaient protégés. Six ans plus tard, les lamas s'emparent de tous les palais de la dynastie déchue. En 1289, ils obtiennent d'autres faveurs ; bientôt ils se livrent à une rapacité effrénée, et, en 1291, l'un d'eux profane les tombeaux des Song pour en extraire les richesses. Emprisonné par les autorités chinoises, il en est quitte, grâce à l'empereur, pour rendre les trésors enlevés.
2° Au contraire, sous Tching-hong, successeur de Khoubilaï-khan, la fortune se déclare pour la tradition chinoise, et le flot remonte en sens inverse. Les ministres détournent la reine mère d'un pèlerinage au Thibet, ils insistent sur la nécessité de recenser les bonzes, de réduire leurs exemptions, de défendre aux riches de s'inscrire dans les couvents pour se soustraire au fisc, et se proposent de faire acheter la permission de se livrer à la vie monastique. Les sermons des lettrés recommencent, leur influence se relève, et, en 1299, on réduit tellement le nombre des moines, que dans la seule province de Kiang-nan on en supprime cinq cent mille.
3° En 1307, sous le nouvel empereur (Ou-tsong), les lamas tentent de regagner de vive force le terrain perdu. L'un d'eux, qui venait du Thibet, entre dans un tribunal p.559 et roue de coups le juge qui rendait un arrêt contre lui en faveur d'un homme du peuple, à propos d'un immeuble. Un disciple de ce lama refuse de céder le pas à une princesse du sang, la renverse de sa voiture et la soufflette à l'instant où elle veut se relever. Loin de le punir, l'empereur ordonne de couper la main qui aurait frappé un lama d'Occident et la langue assez hardie pour prononcer des injures contre des hommes aussi vénérables. Bientôt leur insolence arrive à tel point, qu'en 1309 ils conspirent contre l'empereur ; quatre ans plus tard, dans le Chen-si, ils donnent la liberté aux prisonniers, ils se livrent à mille désordres, et les esclaves enhardis par eux tuent leurs maîtres, les femmes tuent leurs maris.
4° C'est ce qui décide l'empereur Gin-tsong à faire un pas vers la tradition chinoise, en admettant les Chinois dans la moitié des fonctions. On réglementa le doctorat, on rétablit la hiérarchie des mandarins, désormais si avilie, que dans la rue on ne les distinguait plus du peuple ; on rétablit également les grands inspecteurs et les censeurs, dont le premier acte fut de sacrifier un ministre.
5° Mais la réaction donna de nouveau une insurrection dans le district de Si-ngan-fou, une tragédie dans le palais impérial, et les lamas parcouraient la Chine en princes, se logeant impudemment dans les hôtels, dans les maisons, s'imposant aux populations. Encore dépossédés et confinés par ordre supérieur dans le Thibet, le Grand lama tenait en échec tous les mandarins : il p.560 détrônait la tradition officielle. Quand, en 1329, on l'appela à la cour, il n'y a pas d'honneur qu'on ne lui prodiguât ; les grands lui présentaient à boire sans qu'il daignât les regarder, et l'histoire mentionne comme un acte de courage le mot du président du collège impérial, qui lui présenta à son tour la coupe en lui disant :
Vous êtes disciple de Foé et maître de tous les bonzes, et je suis disciple de Confucius et maître de tous les lettrés ; Confucius n'est pas moins illustre que Foé, et pourtant entre nous il n'est pas nécessaire de faire tant de façons.
Le pontife sourit, se leva et reçut debout la coupe que le président lui présenta dans la même position.
Telle était la Chine pendant le grand interrègne des Tartares, et le grand interrègne que nous avons vu commencer en même temps dans le système européen présente les mêmes luttes entre la tradition pontificale et celle de l'empire. En Italie, de 1250 à 1311, pas une ville, pas un village qui ne soit livré aux expulsions alternées des Guelfes et des Gibelins, aux massacres héroïques où l'on rasait une moitié des palais ; c'était le moment où Charles d'Anjou chassait Mainfoy du royaume de Naples, et où les vêpres siciliennes éclataient contre les Français, maîtres de la Sicile. La Bavière et l'Autriche se disputaient la couronne impériale en Allemagne, la France voyait la catastrophe des Templiers, les scissions des Valois et des Angevins, de la jacquerie et des chevaliers, des bons et des mauvais Français ; l'Angleterre, celle du parlement et du roi. Les villes flamandes se déchiraient comme les villes italiennes, et Pierre le Cruel p.561 de Castille, Charles le Mauvais de Navarre, les deux actes de la tragédie d'Inès de Castro, d'abord égorgée, ensuite couronnée reine de Portugal ; les convulsions des royaumes scandinaves, la Hongrie et la Pologne bouleversées par le pape, propageaient si bien l'anarchie, qu'étendue à la Russie elle engageait les Tartares maîtres de la Chine à s'avancer et à régner en véritables suzerains de la guerre civile en Russie, en Hongrie et en Pologne. Cette fois les partis se croisaient nettement d'un État à l'autre, la chaîne des guerres traversait librement tous les confins, depuis Paris jusqu'à Pé-king, et cet usage des Tartares, qui établissaient partout des juges étrangers pour vider les différends des naturels désormais incapables de se gouverner eux-mêmes, s'étendait dans toute l'Europe, depuis l'Italie, où chaque ville se livrait à des podestats choisis hors de ses propres confins, jusqu'à saint Louis, juge des différends entre le roi d'Angleterre et ses lords, jusqu'au roi d'Angleterre, juge des prétendants à la couronne d'Écosse, et Rodolphe de Habsbourg n'était lui-même que le médiateur de toutes les querelles germaniques.
Nous avons dit qu'à cette époque la poésie chinoise se surpassait, et nous pourrions ajouter que son progrès éclatait sur la scène. Auparavant réduite à des farces, à des drames burlesques, à des comédies bornées au nombre rythmique de cinq personnages, sous les Yen elle se développait avec une fécondité, une verve, une variété que rien ne laissait prévoir ; ses comédies de caractère, ses pièces à intrigue, ses drames mythologiques, p.562 judiciaires, historiques, domestiques surprennent par les tableaux féeriques, les situations inattendues, les éclairs éblouissants qu'ils arrachent au chaos antipoétique des murs tartares et chinoises. On peut voir chez Bazin, Julien, Davis, Pauthier, l'histoire de cette explosion théâtrale, qui est le meilleur commentaire de la domination mongole. Là paraît l'Orphelin de la Chine qui provoque le génie de Voltaire ; là les tao-ssé étalent leurs friponneries philosophiques, là les déesses des pruniers, des cerisiers, des pêchers tombent du ciel et se mêlent aux mortels dont elles deviennent amoureuses, quitte à les abandonner quand la destinée les rappelle dans leur patrie olympienne ; là le mandarin, entouré de pesants hallebardiers et de génies invisibles, règne sur les morts et sur les vivants, et devant lui les plats parlent, les objets inanimés dénoncent les coupables, les revenants sortent de leur tombeau pour déposer leur témoignage ; là enfin, en dépit de tous les rêves, l'autorité de la raison et le sens commun conspirent contre toutes les légendes de l'Asie, rassemblées par le système tartaro-chinois. Mais quelle est en Europe la forme de la poésie, auparavant si grossière ? C'est encore la forme du théâtre pris dans sa liberté la plus illimitée, c'est la forme de la Divine Comédie qui se dégage des mystères religieux et transporte ses héros dans les trois régions de la mort ; c'est l'épopée de Dante qui revise les faux jugements de la terre avec la liberté des Tartares, avec la colère de Teu-ngo, qu'un juge stupide avait condamnée à une mort injuste, avec la satire du roman des rivages p.563 qui se moquait des pontifes et des empereurs, enfin avec la métaphysique des docteurs, où le néant de l'extrême Orient répondait à la sainte impiété des quatre labyrinthes de France. Que si la différence est profonde entre les pièces chinoises et la Divine Comédie, si le génie des races, les murs traditionnelles, la variété des formes nous empêchent d'insister sur un rapprochement où le sujet se dérobe à l'analyse, il est cependant certain que la lutte des deux pouvoirs et le conflit de toutes les idées donnent les mêmes tons âpres, sauvages et amers aux poètes de l'extrême Orient et à ceux de l'extrême Occident.
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Chapitre XII
La Renaissance
La seigneurie des Ming dompte la scission chinoise, grâce à son impartialité due à sa philosophie de la nature. Comment elle protège les bonzes et les lettrés. Comment elle surmonte la réaction pour régner sur la Tartarie et sur la Chine. L'impartialité des Ming chez les seigneurs de l'Italie et les rois de l'Europe, qui domptent les Guelfes et les Gibelins, et qui surmontent tous la plus violente des réactions. Pétrarque et Boccace préoccupés de la forme littéraire et imitateurs des anciens, comme leurs contemporains de la Chine qui écrivent les Deux Cousines et les Deux jeunes Filles lettrées. La seigneurie en Perse avec Tamerlan, et à Constantinople avec les sultans.
(1400)
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p.564 L'histoire officielle de la Chine s'arrête à la fin des Yen, et nous laisse ensuite sans guide, à la merci des compilateurs, des missionnaires et des voyageurs qui nous transmettent leurs notes. Mais ces notes ne sauraient nous suffire. Que ce soit la faute des écrivains ou plutôt celle du sujet, l'histoire des Ming qui succèdent aux Yen, et des Mantcheoux qui succèdent aux Ming, est vide et sans accentuation, les guerres, les batailles, les succès, les revers s'y montrent sans suite ; et si, dans une p.565 histoire aussi simple que celle de la Chine, on n'a pas ces événements angulaires, ces éclairs décisifs qui expliquent le mouvement, à quoi nous servent les narrations épisodiques ? Quant à savoir que l'on livre des batailles aux Tartares, ou que dans telle année une province s'insurge ou qu'une famine emporte quelque cent mille habitants, ou qu'un tremblement de terre cause d'effroyables dégâts, ou que l'empereur récompense les hommes de mérite ou renouvelle le cens, ou diminue ou augmente les impôts, c'est là une science aussi peu instructive que les homélies morales des lettrés ou les pompes habituelles de la cour.
Nos remarques seront donc très courtes, et nous nous bornerons à observer que le grand interrègne des Mongols, et cette guerre civile organisée entre les lettrés et les bonzes, cèdent la place à une domination aussi supérieure à Foé qu'à Confucius. La transition du grand interrègne à la nouvelle domination dure de 1332 à 1368, sans qu'aucune loi se modifie, sans que l'on sorte des limites d'une simple préparation. L'empereur ne songe qu'à s'amuser, à s'entourer de bonzes, à s'entretenir avec les seize jeunes filles qu'il appelle ses esprits célestes, à se procurer des meubles somptueux, des navires fastueux. En attendant, des hommes sans nom se trouvent tout à coup à la tête de la foule, dans le Kouang-tong, dans le Ho-nan, dans le Fou-kien, dans le Hou-kouang. Partout des bandes errantes, des devins, des chefs déterminés surprennent les gouverneurs et fatiguent les généraux ; dans le Pé-tché-ly, un messie p.566 s'annonce comme le Foé Millé et entraîne à sa suite cent mille hommes, qu'on appelle les bonnets rouges ; on voit un anti-empereur, les masses s'exaltent, la détresse double l'exaspération, et neuf cent mille habitants, qui en 1351 meurent de faim dans la seule province du Chen-si, entraînent avec eux la monarchie dans le tombeau.
Le sens de la nouvelle dynastie des Ming se comprend par Tchéou, son fondateur. Fils d'un laboureur, il représente la volonté du peuple ; ancien moine, il est initié aux mystères de la fraternité universelle ; soldat, il lui a donné un sens nouveau et l'a rendue militante ; enfin, devenu empereur, il accepte également l'ancienne Chine et les réformes bouddhiques ; il se rend supérieur aux généraux tartares et aux insurrections aveuglément nationales ; il prend une situation mitoyenne dans tous les conflits de la guerre civile, et tous les chefs se soumettent si bien qu'en 1368 sa dynastie est reconnue par tout le monde. Chassés de la Chine, les Mongols perdent leur ascendant sur la Tartarie, et ils laissent aux Ming le Thibet, le Lao-toung et une foule d'autres régions.
Le fondateur de la nouvelle dynastie prodigue les encouragements à la littérature nationale, les anciennes cérémonies reparaissent dans leur éclat, Confucius redevient le Dieu de la Chine, les poètes, les philosophes entrent dans l'ère de la littérature, décidée à concilier les lamas avec les mandarins. En effet, les Ming respectent le dalaï-lama encore plus que les Mongols ; ils lui donnent les nouveaux titres de roi de la p.567 précieuse doctrine, de précepteur de l'empereur, de Dieu vivant resplendissant comme les flammes d'un incendie. On tient donc à la fraternité qu'il représente, à la morale propagée par les livres bouddhiques, à l'association de tous les peuples de l'Asie qui ont tourné les regards vers la Chine, et on accueille le débordement de légendes que les Mongols avaient traînées à leur suite. Ii reste cependant bien entendu que la fraternité, la moralité, l'association, les légendes doivent être interprétées par les philosophes, car, s'ils s'oublient, l'effervescence populaire tournerait à la folie. De là la philosophie rajeunie en 1400 par la secte de Yu-hian qui détrône le Chang-ti de Confucius et le néant de Foé en proclamant le Taï-ky, l'être insaisissable qui engendre la matière subtile (yang) et la matière grossière (yu), les deux éléments du ciel, de la terre, de l'homme et de tous les êtres. Tel est le résultat auquel aboutit le travail de la philosophie inaugurée en 1070 sous les Song, à l'époque de Ouang-an-chi. Alors Tchéou-ssé et Tching-ssé dénaturaient les livres canoniques par une scolastique athée. En 1150, Tchéou-hi développait l'athéisme, et sous les Ming, quarante-deux docteurs formaient enfin la grande collection de philosophie naturelle qui, sous le titre Sing-li-ta-yuen, résumait la pensée de la nouvelle époque. Une substance inintelligente, inanimée, amie des faits positifs et des sciences physiques, se substitua ainsi à l'indécise doctrine des anciens et réfuta les doctrines de Lao et de Foé sur un ton de plaisanterie et de précision inattendue. On laissa donc les fables à la foule, on prêcha la vérité p.568 dans les écoles par ordre du gouvernement ; elle régna dans les tribunaux, les académies, les fonctions, et l'empire fut encore une fois sous la raison dominante, avec des mandarins munis de pleins pouvoirs pour traiter les idoles comme ils l'entendaient.
Après la préparation de 1332, sous les Mongols, et l'explosion de 1368, qui fixait la dynastie des Ming, il faut remarquer la réaction qui en 1403 arrache la capitale à Nan-king et la rétablit à Pé-king. C'est bien une réaction, car Nan-king était la ville de l'ancienne civilisation, le centre des anciens rois d'Ou, le foyer de la littérature nationale, l'ennemie naturelle de la domination tartare. Or, ceux qui rêvaient encore la liberté de la guerre civile et une domination qui associât la Tartarie avec la Chine tournaient les regards vers Pé-king, où le prince Yen, nommé gouverneur, finissait par lever le drapeau de la rébellion contre le jeune Kien-ven-ti, son neveu. Trop naturelle, la rébellion s'étendit avec la férocité rapide des Tartares ; son triomphe fut complet ; on extermina tous les partisans de l'empereur, sans épargner leurs familles ; et comme la mort et les tortures ne suffisaient pas à rassurer l'usurpateur, il voulut éterniser la réaction en fondant un tribunal pour chercher les partisans de l'empereur détrôné. Ses coups portaient également sur les bonzes et sur les lettrés, et les victimes périssaient par milliers.
Cependant l'idée de la conciliation sur laquelle la dynastie se fondait se raffermissait au milieu des persécutions, car ces bonzes proscrits, ces lettrés menacés de p.569 mort par le tribunal permanent de Pé-king, ces représentants des deux grands partis qui s'étaient combattus depuis l'an 1000 se coalisèrent étroitement. Les prêtres prêtèrent leur robe aux philosophes confuciens pour les dérober à la police impériale ; les confuciens serrèrent la main des moines, et la coalition fut si générale, si respectée par le peuple, que l'empereur détrôné erra pendant quarante et un ans, déguisé en bonze, sans qu'il fût possible de le découvrir. Enfin un jour, en lisant des vers qui faisaient allusion à sa vie errante, il se trahit, mais une génération s'était écoulée, les temps avaient changé encore une fois ; on vivait désormais dans la phase des solutions. L'usurpateur avait accepté la conciliation des partis, protégé la philosophie qui les amnistiait, embelli Pé-king, qui conservait tous les progrès des Mongols et acceptait ceux des Ming, et l'empereur fugitif put finir sa vie dans un palais qu'on lui donna pour prison.
Il n'y a pas une circonstance de cette époque chinoise qu'on ne retrouve à grands traits dans notre histoire.
1° D'abord l'impartialité des Ming, également favorables au clergé et aux lettrés, se montre chez les seigneurs de l'Italie, qui font cesser la scission guelfe et gibeline en trahissant les deux sectes à Milan, à Florence, à Naples, partout, en sorte que les États de la Renaissance se dérobent aussi bien à l'anarchie du Moyen Âge qu'à la domination du pape et de l'empereur. L'empereur lui-même, depuis Charles IV, imite les seigneurs d'Italie et se reconstitue avec la bulle d'or, comme un roi d'Allemagne, supérieur à la guerre des partis. En France, p.570 Louis XI règne comme les Médicis à Florence, ou les Aragonais à Naples, ou la maison de Luxembourg en Allemagne, et il supprime à jamais l'anarchie des barons et la scission de la Bourgogne. L'Espagne marche vers sa concentration avec la Castille, la Russie s'arrache à l'étreinte des Tartares et à la liberté de Novogorod avec les grands princes de Moscou ; enfin, pour ne pas répéter ici la longue analyse que nous avons donnée de la pacification de toutes les seigneuries de l'Italie et de l'Europe, il suffira de dire que le pape lui-même cesse d'être guelfe ou gibelin, qu'il apaise les fureurs des deux partis au centre de l'Italie, qu'il rentre à Rome à la suite d'un concile de paix et qu'il ne consacre plus sa mission que par les miracles des arts.
2° Quand la guerre des partis cesse, les scissions territoriales finissent en même temps, et ce triomphe de Pé-king, qui se rétablit pour rendre à la Chine la domination de la Tartarie, à laquelle Nan-king ne pouvait aspirer, se reproduit dans presque tous les États d'Italie, alors encore à la tête de l'Europe. C'est à l'époque des Ming que Pavie cède la place à Milan, Pise à Florence, Palerme à Naples, Chambéry à Turin ; à cette époque, l'Église reprend sa capitale en dépit d'Avignon, l'empire se fixe à Vienne en dépit de Prague, le Grand prince siège définitivement à Moscou sans plus craindre la rivalité des Russies, l'Espagne cherche sa capitale, et toutes les anciennes capitales doublent d'importance, car les centres secondaires se trouvent dans l'impossibilité de garder leurs franchises avec la force d'une tradition p.571 guelfe ou gibeline. Les solutions géographiques de l'Italie et des autres États de l'Europe se font exactement vers 1403, à l'époque où l'usurpateur Yen sacrifie Nan-king ; elles donnent lieu à des guerres analogues à celles de la Chine, et les solutions ne sont pas moins rationnelles et durables.
3° Les quatre temps de la période chinoise qui, en 1332, décompose la dynastie mongole, en 1368 proclame les Ming, en 1403 revient à la barbarie tartare, et une génération plus tard se résout dans une pacification complète, se reproduisent avec les mêmes accentuations dans tous les États de l'Europe. L'Italie montre d'abord les seigneuries à peine ébauchées vers 1311 avec les familles qui exploitent la déroute de l'empereur, ensuite les seigneuries compromises par les insurrections plébéiennes et les rébellions des mercenaires ; plus tard, vers 1400, la réaction militaire des condottieri, maîtres dans tous les États, et enfin, vers 1450, la solution qui établit les Sforza à Milan, les Aragonais à Naples, les Médicis à Florence. De même, nous trouvons en Allemagne d'abord la seigneurie de Charles IV, ensuite l'insurrection des Hussites, plus tard un empereur militaire, Sigismond de Hongrie, et enfin la maison d'Autriche qui fixe la solution germanique. En France, la seigneurie s'élève avec Charles V, se décompose par la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, se rétablit avec la Pucelle d'Orléans et se fixe par la grande solution de Louis XI. L'Angleterre passe à travers la brillante domination d'Édouard III, la crise de Wiclef, qui commence en 1381 p.572 avec les insurrections plébéiennes, et après la guerre des Deux Roses et la tyrannie de Richard III, on arrive au port avec les Tudors. En Espagne, ce sont les Transtamare qui créent la seigneurie ; Alvarez de Luna détermine la crise, et Ferdinand et Isabelle la résolvent en réunissant tous les États et en chassant les Maures de Grenade. Les quatre temps de la Pologne finissent avec Edwige, qui donne sa main au chef de la Lithuanie ; les quatre temps de la Hongrie portent le nom de Louis Ier, de Harvat, le chef des plébéiens ; de Sigismond, le roi condottiere, et de Mathias Huniade, qui arrive en 1457. La Russie finit enfin ses quatre temps seize ans plus tard.
4° Les Ming dominent la grande antinomie de l'ère antérieure, en vénérant en même temps les bonzes et les lettrés, le dalaï-lama et Confucius ; leur littérature est assez forte pour leur permettre une déférence, une tolérance qui aurait renversé vingt fois les Song et les Mongols. C'est aussi ce qui arrive en Europe, où les rois acceptent toute la tradition religieuse depuis Abraham jusqu'à Grégoire VII avec une déférence qui manquait certes à Henri IV d'Allemagne, à Philippe le Bel, à Henri II d'Angleterre, aux princes, aux poètes de l'époque antérieure. Aucun roi du quinzième siècle ne songe à maudire d'après Dante les successeurs de saint Pierre, ou à les emprisonner, ou à nommer des antipapes, et en même temps on accepte toute la tradition proscrite par l'Église, toute la philosophie de Socrate jusqu'aux dernières écoles d'Athènes et d'Alexandrie, toutes les hardiesses païennes que les scolastiques avaient p.573 condamnées ou oubliées. Les tendances littéraires des Ming se trouvent chez Pétrarque et Boccace. Ainsi qu'on lise le roman chinois des Deux Cousines, on y verra la grande préoccupation de la forme, les lettrés dans l'impossibilité d'échanger deux mots sans s'engager à faire des vers, à disserter longuement sur le mérite des poètes, sur l'art de composer, d'imager le style, de cadencer les idées. Qu'on lise les Deux Jeunes Filles lettrées, il ne s'agit que d'admirer le génie de ces deux héroïnes de la plume, l'empereur ne vit que pour les protéger ; les mandarins, les lettrés, les bacheliers affluent des provinces les plus lointaines pour leur demander des vers ; l'extase littéraire est telle qu'elle se passe d'intrigue, qu'elle ne demande ni événements, ni dénouements, ni péripéties, et que tout le roman se réduit à une symétrie de parallèles encadrées dans les lignes monarchiques de la tradition chinoise. N'est-ce pas la même préoccupation en Europe ? Pouvait-on se réunir à cette époque sans faire des sonnets, sans débiter des harangues cicéroniennes ? Quels événements trouvons-nous dans les chansons de Pétrarque ? Ce sont là des pièces sur des riens, des beautés pour ainsi dire vagues, qui ne tiennent à aucune invention. De même le Décaméron de Boccace n'est pas un roman, ou c'est un roman dont l'unique but des héros est de se réunir pour se livrer aux ravissements de la narration. Bien plus, Pétrarque et Boccace se dévouent aux recherches sur la littérature gréco-romaine avec toute la passion des Chinois de cette époque pour la grande littérature des Han, contemporains des Grecs et des p.574 Romains. En haine des Tartares, qui avaient si longtemps bouleversé l'empire, les Chinois auraient voulu vivre, penser, écrire comme aux temps de Ming-ti, et de même Pétrarque et Boccace voulaient être des Romains, des Athéniens, des Spartiates, et ils méprisaient jusqu'à leur langue pour créer une sorte de renaissance latine au détriment des langues vulgaires dues à l'invasion des barbares.
Cette renaissance produisait en Occident les mêmes résultats que dans l'extrême Orient. Là on perdait toute la verve de l'ère mongole, l'étude remplaçait l'inspiration, une agréable pédanterie effaçait les hardiesses naturelles de la barbarie, et en Europe également personne n'égalait Dante en Italie, ou les épopées chevaleresques en France, ou les vieilles traditions de l'Espagne et de l'Allemagne. Il y avait en même temps progrès et décadence.
5° Par une dernière corrélation, la Chine et l'Europe s'étendent également, l'une au point de vue unitaire, l'autre au point de vue fédéral. La première, raffermie par les Ming, subjugue enfin les Tartares, et l'extrême Orient forme ainsi un système unique sous l'invocation de Confucius ; l'Europe envoie ses navigateurs à la recherche de nouvelles terres, visite l'Afrique, connaît l'Inde et découvre l'Amérique, dont elle s'empare au nom du pape.
Les nations intermédiaires acceptent l'ère des Ming chinois, et des rois de l'Europe, encore plus facilement qu'elles n'avaient accepté la période antérieure. p.575 Ainsi, chez les Turcs, vous avez les phases de l'apaisement des sectes et de la liquidation territoriale aux mêmes dates qu'en Chine et en Europe. Ne voit-on pas que Bajazet est un seigneur ? Comment douter de sa puissance ? Mais aussi, comment douter de la catastrophe qui, en 1385, le jette aux pieds de Tamerlan, tandis que son royaume se traîne à travers les tragédies ? Voilà une catastrophe analogue à celle de la France, aux temps des ducs de Bourgogne ; de l'Italie, quand le duché de Milan et le royaume de Naples se décomposent vers 1400 ; de l'Allemagne, à la merci des Hussites ; de l'Angleterre, de la Hongrie, déchirées par la guerre civile. Bientôt la crise finit, Amurath II paraît, et en 1451 Mahomet II règne sur deux empires, subjugue quatorze royaumes, soumet deux cents villes, et il transporte sa capitale à Byzance, qui tombe sous sa domination parce qu'elle ne ne pouvait surmonter sa propre crise.
En Perse, Tamerlan répond à Bajazet, aux Sforza, aux ducs de Bourgogne, aux aventuriers militaires de la crise géographique qui bouleverse tous les États, tandis que ses successeurs répondent à leur tour aux solutions des sultans de Constantinople, des papes de Rome, de Louis XI en France, des Tudor chez les Anglais, des Grands princes de Moscou. On pourrait demander des explications plus catégoriques sur les Turcs, les Persans, les Tartares ; mais à présent que nous arrivons à la fin de nos explorations sur la chaîne des guerres à travers notre hémisphère, nous découvrons enfin pourquoi dès les premiers temps les points lumineux étaient p.576 constamment aux deux extrémités, si bien que nous pouvions comparer la Chine avec l'Égypte ou avec la Grèce, tandis que les peuples intermédiaires se dérobaient à l'histoire. C'est qu'ils ne parlaient pas ; ils n'écrivaient pas plus leurs mémoires du temps des Romains que de notre temps, et si nous étions réduits aux vagues indications de leurs batailles et de leurs conquêtes, nous n'aurions jamais pu déterminer les périodes si nettes dans la conscience de l'Européen, si précises dans les procès-verbaux de la Chine.
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Chapitre XIII
Les Tartares Mantcheoux et les protestants d'Allemagne
Révolution lamaïque des Mantcheoux. Influence croissante du dalaï-lama. Les catholiques en parlent trop légèrement. Ses renaissances comparées à l'infaillibilité héréditaire de nos pontifes. Ressemblance frappante entre Khang-hi et Louis XIV.
(1649)
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p.577 Les Tartares Mantcheoux interrompent en 1618 l'heureuse béatitude des Chinois et déterminent une nouvelle révolution dans l'histoire de l'empire qu'ils envahissent. C'est là presque une partie de l'histoire contemporaine, et certes nous ne manquons ni de renseignements ni de relations, d'autant plus que cette époque est explorée par nos missionnaires, et que pouvant ajouter leurs études à toutes les données chinoises, nous connaissons le passé de la Chine grâce à leurs travaux. Cependant nous devons avouer notre ignorance au point de vue des idées, nous perdons tout à coup l'assurance que nous avions conquise depuis les Tsin et les Han, jusqu'à la dernière translation de la capitale à Pé-king. p.578 Comment se fait-il qu'en approchant de notre temps, et au milieu d'innombrables détails, le fil nous manque ? La Chine devient-elle incompréhensible parce que son tribunal de l'histoire cesse de la dominer du haut du palais impérial ? Est-ce que les détails, les épisodes, les faits secondaires ou notre faiblesse nous cachent le mouvement général ? Si nous pouvions répondre, le fil conducteur serait découvert, mais nous nous bornons à constater que, cette fois, nous ne connaissons plus les Chinois, parce que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Notre ère n'est pas close, nous ne pouvons pas la définir comme celle des Grecs ou des Romains, dont on sait non seulement comment ils se séparent de leurs devanciers, mais aussi quelle différence les sépare de leurs successeurs.
Réduit à remarquer l'accentuation politique de la nouvelle période des Mantcheoux, nous dirons d'abord que leur invasion ne fut encore qu'une révolution. Elle dura trente et un ans, de 1618 à 1649, le temps d'une phase politique. La Chine l'attendait et lui frayait la route en délaissant son gouvernement. D'après Semedo, dès les premières attaques, le président même du conseil de la Guerre déclarait que les impôts étaient écrasants, la misère profonde, la disette meurtrière, et que la cour persécutait les mandarins les plus fidèles. Quant aux Tartares, ils comprenaient si bien qu'ils venaient en amis, que leur khan avait envoyé secrètement son fils en Chine pour lui faire donner une éducation nationale. Devenu roi, son fils défendait de maltraiter ceux qui se rendaient, de violer les femmes, d'immoler les prisonniers, p.579 de raser les maisons, et il ordonnait même de tuer les soldats qui donnaient la mort sans nécessité.
Enfin comment résiste la Chine ? à quoi se réduisent ses efforts ? quelles sont les insurrections impériales contre les Mantcheoux ? Ce sont de nouvelles formes de la rébellion contre l'empereur, des grandes levées en masse sous des chefs qui se proclament empereurs ; d'abord il y en a huit, ensuite deux, Tchang-hien et Li-tsé-ching. Ce dernier occupe le Ho-nan, le Chen-si, le Pé-tché-ly ; il entre à Pé-king ; dévastateur, cruel, avare, il marche avec l'incendie des capitales, avec l'inondation du fleuve Jaune qu'il déchaîne, avec des armées de quatre cent mille fantassins et de six cent mille cavaliers, véritables ouvriers de la mort. Mais il passe comme un météore, sans que même on sache comment il finit, et le général le plus fidèle à l'empereur légitime, Ou-san-koui, se trouve forcé d'invoquer lui-même les Mantcheoux contre l'anarchie. Les deux derniers chefs de la résistance nationale, Lou et Tchang-ou, luttent entre eux en présence de l'invasion, et le dernier Ming explique lui-même son sort quand, assailli dans son palais, réduit à chercher un refuge dans ses jardins au moment de se pendre avec sa famille, il écrit avec son sang :
« Les mandarins ont été des traîtres à l'empereur ; ils sont tous dignes de mort ; ce serait justice d'exécuter cet arrêt.
Enfin, quel fut le dernier défenseur des mandarins ? un général qui massacra dix mille bonzes, quatre cent mille femmes, six cent mille hommes dans la seule province de Sse-tchuen, où il abattit les p.580 maisons et fit de la Terre un désert. Les horreurs qu'il commit en s'efforçant de refouler les Tartares dépassaient toutes les limites, et tandis que les insurrections étaient folles, les chefs aveugles, les peuples épouvantés, les Mantcheoux, loin de s'imposer royalement par un mouvement partant d'en haut, dès 1636 restaient sans khan pendant huit ans, dirigés par le seul conseil des frères du chef décédé ; chez eux, aucune dissidence ; ils ne nommaient un empereur qu'en arrivant à Pé-king, et encore cet empereur n'avait que sept ans ; la conquête s'accomplissait à leur insu, réduite à un changement de dynastie.
Les Mantcheoux laissèrent la Chine à ses murs, à ses traditions, à ses examens, à ses concours, surtout à sa langue, en défendant d'apprendre le tartare sans une permission expresse. On confirma les fonctionnaires indigènes dans leurs places, avec la seule différence qu'on doubla les présidences pour admettre les Tartares, et qu'on sacrifia les derniers restes de la centralisation bâtarde de Nan-king. L'obligation de se raser la tête et de s'habiller à la tartare détruisit la distinction des deux empires d'après l'exemple introduit par les Kin et les Mongols.
Mais le principe qui distingua les Thsing des Ming fut de laisser passer la liberté religieuse, d'ouvrir les frontières aux bonzes de toutes les nations et même à ceux de l'Europe, de placer les étrangers dans les hauts emplois, sans distinction de race ou de religion. Le dalaï-lama acquit une nouvelle importance ; vers 1675, il créa des p.581 princes ; vers 1690, on le voit médiateur entre Galdath, chef des Éleuths, et la cour de Pé-king ; d'un côté, il favorise sous main les insurrections des Tartares ; d'un autre côté, il affecte de favoriser les intérêts de l'empire. On l'entoure d'une telle vénération, qu'il n'admet pas même en sa présence les envoyés de l'empereur, obligés de rester au pied d'une haute tour et de le contempler d'en bas, sans même pouvoir s'assurer si c'est bien le pontife qui paraît devant eux au milieu des nuages. Khang-hi s'en plaint amèrement.
On a mystifié, dit-il, ses messagers, on leur a montré un faux pape ; on lui a caché pendant seize ans la mort du grand lama ; pendant cet intervalle, on a favorisé la rébellion des Éleuths, maîtres de douze cents villes ; le Tipa, qu'il a élevé lui-même et créé roi du Thibet, c'est-à-dire Premier ministre du pontife, le trompe et joue, à la tête de son consistoire, une indigne comédie.
À la vérité, le Tipa s'excuse, il a éprouvé des difficultés énormes pour découvrir le corps dans lequel l'âme du grand lama avait transmigré, et ces transmigrations donnent ensuite lieu aux plus singulières discussions. Car enfin le nouveau-né ne se souvient nullement de ses vies antérieures, et il arrive que parfois le Tipa voit le pape renaître dans un enfant du Thibet, tandis que l'empereur croit l'apercevoir dans un prince du sang.
La difficulté de saisir l'idée dominante qui substitue les Mantcheoux aux Ming se représente quand nous voulons comparer la Chine de cette époque avec l'Europe. Nous en sommes réduits à nous attacher au point le plus p.582 saillant de notre histoire, la paix de Westphalie, signée l'année même où les Mantcheoux triomphent en Chine. Il paraît que cette invasion étendait davantage la papauté tartare, précisément parce que la nôtre déclinait de plus en plus, et il est certain que la liberté rationnelle conquise par nos protestants ne coûtait pas moins de combats et de massacres que celle de la foi chez les Mantcheoux. Si on compte les victimes de l'inquisition catholique, des proscriptions françaises et de la Saint-Barthélemy, des explosions et des réactions anglaises, germaniques, slaves et scandinaves, si l'on suit pas à pas ce terrible drame aux sanglantes apparitions de Henri VIII, de Philippe II, de la reine Marie, de Catherine de Médicis et de Wallenstein, on retrouvera, sous les formes du fractionnement européen, ces hécatombes que les généraux, les prétendants et les empereurs de la Chine décrétaient rapidement en frappant en masse des populations entières. Les fureurs étaient les mêmes aux mêmes jours, à la Chine pendant les trente et un ans de la guerre des Mantcheoux et en Europe pendant la guerre de Trente ans ; il s'agissait également de conquérir un progrès de liberté et de fraternité, là contre l'implacable philosophie des mandarins, ici contre l'élégante mythologie de Léon X. Et de même que la Chine se dérobait à l'absolutisme des Ming, l'Europe du Nord repoussait la domination pontificale.
Mais si nous devons plaindre la Chine en la voyant si facile à recevoir les oracles du Grand lama, il ne faut pas non plus oublier qu'elle ne cesse de tout soumettre p.583 à la domination de la philosophie, et que, d'ailleurs, on ne doit pas trop s'exagérer son infériorité, même au point de vue des religions. S'il est aisé de railler le pontife de Lhassa et ses perpétuelles résurrections, il ne serait pas moins facile aux bouddhistes de se moquer du Saint-Esprit, qui rend infaillibles tous nos pontifes. Distinguons-nous dans nos papes les deux personnes du chef de l'Église et de l'individu livré aux faiblesses des mortels ? C'est ce que distinguent les bouddhistes dans le Grand lama, auquel ils donnent une éducation, une instruction, un enseignement qui supposent la plus profonde séparation entre la personne physique et son autorité divine. Si la comédie religieuse par laquelle on cherche son esprit quand il meurt donne lieu à des suppositions assez compromettantes sur la sainteté et la sincérité du consistoire de Lhassa, comment choisit-on le successeur de Saint-Pierre ? Par des conclaves où l'intrigue règne, où les raisons les plus grossièrement politiques décident de l'élection, où les rois, les reines, les émeutes forcent la main des cardinaux ; et si, malgré tout, Dieu atteint son but à Rome, pourquoi le manquerait-il au Thibet ?
À la vérité, nos théologiens opposent aux bouddhistes de plus graves chicanes, en les accusant de placer leur salut dans le néant, de professer l'athéisme, de n'avoir aucune notion de Dieu, et de se plonger dans des ténèbres si exceptionnelles qu'on peut à peine se faire une idée de leur aveuglement. Conçoit-on une nation de spinozistes ? Était-il possible de donner un démenti plus fâcheux à p.584 ceux d'entre nos philosophes qui ont si bien démontré l'impossibilité de ne pas accepter leur théodicée, sur laquelle ils ne peuvent cependant pas s'accorder entre eux depuis des siècles ? Mais le Chinois ne rougit pas d'exister et de marcher avec quatre cents millions d'hommes au rebours de l'Europe ; la mythologie n'a pu germer dans son esprit, et n'ayant pas suivi Homère, il est naturel qu'il ne se soucie guère de Platon : les dieux de l'Olympe n'ont pas frayé la route chez lui à un dieu personnel, ami de la prière. Au reste, le bouddhiste n'accepte que trop la dose de miracles requise pour constituer une religion riche en temples, en couvents, en reliques, en cérémonies de toute nature ; la seule différence qui le sépare de nous se réduit à une interversion par laquelle il adore en définitive ce que nous dédaignons, et il dédaigne ce que nous adorons. Il adore la nature que nous abandonnons à ses aveugles lois ; il la croit sainte et magique, la peuple d'innombrables divinités, la charge non seulement de nous donner la vie, mais de nous donner des renaissances indéfinies proportionnées à nos mérites. S'élève-t-il au-dessus de la nature, il voit le néant, cette chose suprême qu'on définit par la négation de tout ce ce qui existe, et qui pourrait bien être le vide pour le philosophe, quoiqu'il soit le Rédempteur pour le croyant. Au contraire, pour nous, c'est la nature qui est morte, inerte, égale au néant, et nous plaçons la plénitude de la raison et l'exubérance de la personnalité dans l'Être suprême.
Si on tenait à multiplier les rapprochements, après p.585 l'invasion des Mantcheoux nous rencontrons un phénomène bizarre ; on dirait que Louis XIV trouve son sosie à Pé-king, où l'empereur Khang-hi arrive encore mineur sur le trône, règne pendant soixante et un ans, jusqu'en 1723, et protège les sciences à tel point, que les savants de l'Europe accueillis à sa cour réforment l'astronomie, renouvellent l'artillerie, étalent toutes leurs merveilles devant des mandarins empressés de les imiter. Si on poussait plus loin la comparaison entre les deux souverains, on la tournerait à l'avantage de Khang-hi, plus éclairé et moins orgueilleux, et aussi favorable aux chrétiens que Louis XIV était intolérant pour les huguenots. Nous pourrions dire enfin que Khang-hi est le pendant de Pierre Ier de Russie, de Frédéric Ier de Prusse, des rois qui imitent Louis XIV, et les missionnaires en le célébrant le comparent eux-mêmes à leur modèle d'Occident. Bossuet lui-même aurait loué sa fermeté contre les prétentions du Thibet, admirablement combinée avec son profond respect pour la religion bouddhique. Si Louis XIV supprimait les colonels qui n'avaient jamais vu leur régiment, Khang-hi chassait quatre mille eunuques de son palais, et si le roi français se vantait d'avoir passé le Rhin, l'empereur de la Chine domptait la longue rébellion des Éleuths, ce qui le rendait maître de la Tartarie, cette Allemagne de l'Asie. Mais ce n'est pas sur des rapprochements aussi superficiels que se fondent nos parallélismes ; nous les avons toujours étudiés dans le mouvement historique, aux intervalles signalés par des révolutions politiques, et le long règne de Khang-hi, p.586 contemporain de Louis XIV, serait un hasard, une ironie accidentelle, si la prospérité des deux régions, l'ordre qui règne dans l'une comme dans l'autre, la régularité du gouvernement partout également progressif, ne laissaient entrevoir des ressemblances plus essentielles confirmées par la prospérité des arts, des sciences, de l'industrie, du commerce, enfin de la police, qui arrive en Chine et en Europe à la même conséquence, d'expulser les jésuites d'après des considérations qui sont les mêmes à Pé-king et à Paris.
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Chapitre XIV
La période actuelle en Chine et en Europe
L'extrême Orient et l'Occident perdent aux mêmes jours la tranquillité des anciens temps, l'un grâce à une révolution religieuse, l'autre grâce à une révolution philosophique, dont le résultat dans les deux régions est de doubler également la population et l'instruction publique. Sagesse économique, militaire et politique des Chinois. Ils parlent, ils pensent comme nous. Pourquoi, après nous avoir devancés, sont-ils en retard ? Si ce retard est un danger pour eux. On peut dire qu'ils se trouvent comme nous entre les deux feux de l'Amérique et de la Russie.
(1790)
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p.587 La comparaison entre l'extrême Orient et l'Europe touche à sa fin ; nous sommes désormais dans les ténèbres inséparables de tout mouvement contemporain. Mais dans la période actuelle, la Chine et l'Europe perdent encore leur tranquillité aux mêmes jours. Dans le Céleste Empire après des règnes longs, paisibles et réguliers, aux derniers moments de Kien-loung, vers 1790, éclatent les rébellions du Sse-tchouan, du Chen-si et du Hou-kuang. En 1796, sous le règne de Kia-king, les sociétés secrètes se multiplient pour demander l'expulsion des Tartares, p.588 et à les juger par les noms de Triade et de Raison céleste qu'elles prennent, elles se proposent de proclamer une nouvelle religion. Bientôt elles sont si menaçantes qu'en 1803 l'une d'elles envahit le palais impérial. Une rébellion éclate dans le Chan-toung grâce à la société de Pé-lian-kiao, dirigée par un chef qui s'intitule le triple empereur du ciel, de la terre et des hommes ; d'autres rébellions se montrent ailleurs, et on n'en vient à bout que par un mélange de cruauté et de lâcheté, ici torturant les personnes, là gagnant les chefs à prix d'argent, et en 1814, le poignard d'un régicide cherche encore le cur de Kia-king. Sous Tao-kuang, qui arrive en 1821, l'agitation continue avec des rébellions partielles, et le gouvernement se corrompt par la vente des charges, scandaleuse violation dans la tradition chinoise.
Après cette pénible préparation, on arrive en 1850, avec l'avènement de Hien-foung, à l'insurrection du Kouang-si, qui fait sept cents milles en dix-huit mois et arrive à Nan-king en 1853, à Chang-hai en 1855, sans compter qu'elle menace Pé-king. Cette fois, Houng-sieou-siuen, son prophète, combat ouvertement le bouddhisme, la doctrine des tao-ssé et la philosophie de Confucius, et proclame la religion de la paix universelle. Il est difficile de connaître au juste ses dogmes : nous aurions devant nous les livres publiés par les Tao-ping qu'en Europe nous ne saurions en apprécier la portée ni deviner s'ils contiennent de folles extravagances ou des légendes destinées à régir l'empire. Le prophète chinois n'est pas, certes, dans la tradition nationale, quoiqu'il prétende p.589 continuer les Ming ; il n'est pas musulman, quoiqu'il marche comme un kalife entouré de femmes ; il n'est pas non plus chrétien, bien qu'il cite l'Ancien et le Nouveau Testament. Il paraît qu'il donne une compagne à Jéhovah, une épouse céleste à Jésus-Christ, et qu'il s'annonce comme un autre Messie, ou mieux, auraient dit nos millénaires du Moyen Âge, comme le Saint-Esprit révélateur de l'Évangile éternel. Cela seul est sûr que la nouvelle insurrection présente tous les caractères des explosions chinoises. Elle est religieuse, croyante, exaltée comme celle des Bonnets Jaunes ou des Bonnets Rouges ; elle est fédérale comme les crises antérieures de Lao et de Foé ; elle obéit à plusieurs chefs ou rois aux prises entre eux, comme jadis les princes de l'ère des Tchéou ou des Trois Royaumes, ou des cinq familles antérieures et postérieures ; elle prodigue son sang ; elle sème la désolation partout ; elle déplace les centres comme auraient pu le faire les Tsin ou les Souy ; elle crée en même temps une liberté quasi européenne, tandis que, sous Kia-king, cinq personnes ne pouvaient se réunir sans tomber sous le coup des édits contre les sociétés secrètes.
Cependant, depuis sept ans, la Chine semble entrée dans la phase d'une réaction savante, grâce aux efforts de la cour et à la mort de Hien-fong, le jouet des rebelles. Sans doute l'expédition anglo-française a servi à rassurer le gouvernement impérial ; mais au moment de son arrivée les Taï-ping étaient déjà en déroute, et on avouera d'ailleurs qu'elle n'allait pas en Chine pour offrir ses p.590 hommages à l'empereur ou sa protection aux habitants de Pé-king. Au reste, la grande querelle n'est nullement vidée ; les provinces du centre ne sont pas soumises, et on peut dire qu'il y a encore en ce moment deux empires, l'un tartare et philosophique, l'autre national et religieux.
Mais cette période a déjà donné de merveilleux résultats, puisque aujourd'hui elle montre la population plus que doublée par le chiffre de 526.904.300 habitants, tandis que la Chine de 1812 en comptait 361.693.179, et celle de 1757 arrivait à peine à 190.348.328. L'émigration chinoise déploie son activité dans tous les ports de l'Asie, dans tous les archipels de l'océan Pacifique, et la Californie elle-même reçoit le surcroît de cette prodigieuse multiplication de vivants. Comment l'expliquer, sinon par un incontestable progrès dans la science, l'industrie, le commerce et toutes les branches de la civilisation ? Les lois chinoises se transforment à tel point que M. le comte d'Eskayrak, pendant son horrible captivité, n'a vu aucune trace du vieux code mantcheoux, et l'instruction chinoise fait des progrès si rapides qu'on voit des écoles dans tous les villages et que presque partout les hommes du peuple savent écrire leur nom.
En revenant pour la dernière fois à l'Europe, nous voyons avec surprise que, de 1789 au moment actuel, nous avons encore marché comme la Chine. Comme la Chine, nous avons perdu la paix du vieux temps vers 1790 ; comme en Chine, tout a changé chez nous, les lois, les murs, les idées. Le résultat arithmétique de p.591 ce changement a doublé la population chez nous comme dans le Céleste Empire. Si la Chine a multiplié ses écoles, les nôtres se multiplient à leur tour, et si nos révolutionnaires sont incrédules, ennemis des superstitions et au besoin athées ou sceptiques, tandis que les révolutionnaires chinois sont crédules et mystiques, cette différence n'est encore que l'ancienne différence entre les révolutionnaires de l'Occident, tous à la suite de Socrate, des stoïciens, tous hérétiques et incroyants relativement à la religion dominante du paganisme ou du christianisme, tandis que, dans l'extrême Orient, les insurrections sont constamment à la suite des tao-ssé, des bonzes, des lamas, des messies, qui protestent contre la raison régnante de la philosophie impériale.
Nul doute que nos bourgeois n'aiment par-dessus tout l'Europe comme aux temps de Louis XIV ; mais ceux de Pé-king préfèrent la Chine comme aux temps de Khang-hi. Que peuvent-ils envier à Paris ? La liberté des cultes ? Ils l'ont proclamée quand nous fondions la papauté. Les grandes révolutions ? Ils ont les Taï-ping qui prêchent la fraternité universelle. Nos économistes leur enseigneront-ils la liberté du commerce ? Ils la pratiquent depuis la plus haute antiquité. Fondons-nous des banques ? Ils ont les argentiers, les billets de circulation, le papier-monnaie portant intérêt. Vantez-vous les monts-de-piété, les hôpitaux, les hospices, les sociétés philanthropiques ? Vous ne faites que copier la Chine. Avons-nous des chemins de fer ? Le Chinois en parle et ses bateaux à vapeur naviguent sur le Kiang et sur le fleuve Jaune. p.592 Sommes-nous heureux de suivre les modes de Paris ? Il se fait habiller par les tailleurs de Sou-tchéou. Avons-nous des jardins d'hiver comme l'Italie, où les merveilles des arts embellissent un printemps éternel ? Il se rend à Nan-king, la ville de la musique, des poètes, des chanteurs, des astrologues, des devins, le paradis de la Chine.
L'administration chinoise ne demande que deux ou trois francs par sujet, tandis que nos impôts en exigent de quarante à cinquante. Elle n'entretient pas le dixième de nos fonctionnaires ; son armée de neuf cent quatre-vingt-cinq mille hommes n'arrive pas au quart de nos armées nourries pour s'entre-tuer, et tandis que l'effroyable gaspillage de notre administration s'évanouit en Chine, la morale publique y est si rigide qu'un seul gardien conduit le prisonnier à sa destination, dut-il traverser l'empire pour porter sa tête sur l'échafaud. Les romans, les comédies d'il y a six siècles nous apprennent, ainsi que les dernières relations de nos voyageurs, que la sentinelle du prisonnier peut rester au besoin en arrière d'un mille, certaine qu'il ne trouvera ni secours, ni aide, ni complices pour s'évader : la malédiction universelle l'isole comme si l'eau et le feu le fuyaient. La piété filiale y est d'ailleurs si forte qu'elle a créé l'épouvantable fraude de se vendre en prenant la place des condamnés à mort pour subvenir à la misère des parents.
Même nos conversations sur la politique courante sont celles du Chinois : comme le Russe il ignore ce qui se passe dans l'empire ; comme l'Italien, il est trompé par les victoires imaginaires de la Gazette impériale ; comme p.593 l'Européen, il maudit les exécutions sanglantes de ses vice-rois, et il répète contre Yé, qui faisait décapiter soixante-dix mille hommes en une seule année dans la seule province de Kouang-toung, les malédictions du Napolitain contre les Bourbons, du Polonais contre les Russes, de l'Italien contre les Autrichiens. Il a ses guerres de nationalité, ses subnationalités à demi-éteintes de la Corée, de la Cochinchine, qui se réveillent à chaque révolution, ses capitales incendiaires, ses montagnes réservées aux rebelles ; et enfin tout ce qu'on dit en Europe contre les révolutionnaires, accusés d'ignorance, de vandalisme, de férocité, se répète en Chine contre les Taï-ping ou les Triades qui désolaient Nan-king et Chang-haï, et qu'on disait des bacheliers manqués, des brigands, des assassins, si bien que les Chinois n'hésitaient pas à solliciter contre eux le secours des barbares d'Occident, comme s'ils avaient été des Parisiens de 1814, impatients de voir arriver les Cosaques.
Cette fois, la chaîne des guerres qui relie Paris à Péking n'est plus un mystère, en dépit des peuples muets qui nous en dérobent les détails peut-être les plus décisifs. Nous arrivons désormais à la Chine directement par la Russie, qui s'étend silencieusement jusqu'à toucher la Grande muraille ; par les Anglais, maîtres de cent millions d'Indiens en contact avec le Céleste Empire ; par la propagande chrétienne, si forte que, depuis deux siècles, elle provoque de nombreuses persécutions et se laisse enfin intervertir par le messie des Taï-ping, et non seulement la Russie, l'Angleterre et notre propre p.594 religion nous conduisent à la Chine, mais l'Amérique, qui répond à la Révolution française d'une manière si éclatante, par un essor si rapide, par une population si excédante et par tant de merveilles, envoie des marins si hardis, si heureux dans tous les ports de l'extrême Orient, qu'en voulant descendre aux particularités, il serait plus naturel de faire le tour du monde en partant de l'Union américaine que des côtes de l'Angleterre ou de la France.
Ainsi la Chine étale sur la longue liste de ses dynasties toutes les révolutions de l'Europe. Ses philosophes paraissent au temps de Pythagore, ses conquérants aux temps d'Alexandre et des Romains, ses rédempteurs aux jours de Jésus-Christ, ses barbares quand les Goths et les Vandales arrivent en Occident, ses empereurs-pontifes quand Grégoire le Grand fonde la papauté, ses docteurs à l'époque d'Abailard et de saint Thomas, son meilleur théâtre quand on lit la Divine Comédie, ses poètes agréables, sa renaissance et l'étude de son antiquité dans les périodes du Pétrarque, du Boccace, de nos latinistes, de nos hellénistes, enfin ses dernières révolutions politiques et religieuses portent les dates des traités de Westphalie et de la révolution française.
Pendant les deux premiers tiers de sa carrière, la Chine devance d'une génération l'Occident et justifie ainsi le mot ex oriente lux. Lao vient trente ans avant Pythagore, Foé peut-être une phase avant Jésus-Christ ; il y a la même anticipation dans la conversion au bouddhisme qui précède les conversions au christianisme. p.595 Avec les papes, le retard de l'Europe disparaît, et les deux régions marchent de niveau avec une telle précision qu'en 600, en 960, en 1250, en 1400, les coïncidences des révolutions géographiques et politiques tiennent du prodige. Quand enfin on dépasse l'an 1400, la Chine est en retard peut-être d'un intervalle de trente ans, en sorte que, si au commencement les règles de la narration nous imposaient d'expliquer l'Europe par la Chine, Socrate par Confucius, les Romains par les Tsin, dans les temps modernes et surtout dans le moment actuel, c'est plutôt l'Europe qui rend compte de la Chine.
Ce retard de la Chine, cette accélération de l'Europe sont dus au génie de notre race, qui travaille enfin sur les données de l'expérience et se dérobe à la domination de la mythologie chrétienne. Le bon sens chinois nous surpassait tant que nos religions gaspillaient nos forces et nous jetaient à la conquête tantôt de la toison d'or, tantôt de Jérusalem ; alors Confucius battait les évangélistes, les mandarins étaient supérieurs aux évêques, et notre plus grand soin était d'enchaîner et de persécuter nos inventeurs et nos hommes de génie. Mais les données de la Renaissance, de la Réformation et de la Révolution française rendent le bon sens à nos rois, à nos tribuns, à nos chefs ; ils ne sont plus aliénés dans l'Église ou du moins ils sont en voie de guérison. Dès lors ils deviennent à peu près des mandarins ; dès lors la supériorité de notre race nous rend plus rapides que les lettrés de la Chine. De là l'artillerie, qui nous donne le nouveau p.596 monde et reste stérile entre les mains des Chinois ; de là notre exploration du globe et notre domination sur toutes les côtes, tandis que les Chinois n'arrivent pas en Europe, voyagent sur nos navires, et s'étendent, en esclaves, en travailleurs, en ouvriers, sans aspirer à aucune conquête.
Au reste, les anticipations et les retards de la Chine sur l'Europe ne dépassent jamais l'intervalle de deux générations. En effet, deux phases de retard n'exposent qu'à une déroute, à la perte d'une province, à des désastres momentanés. On peut les souffrir. Si un peuple nous devance dans la première phase des préparations, il n'obtient aucun avantage, ses lois, son gouvernement, sa religion ne changent pas, et puisque son esprit seul se modifie, c'est une raison pour son gouvernement de se bien tenir avec ses voisins aussi attardés que lui. L'explosion seule peut devenir agressive en haine du gouvernement qu'elle détruit et des alliés qui le soutenaient ; mais en contradiction avec la tradition tutélaire de l'État, elle ne peut donner que des victoires éphémères. Dans la troisième phase de la réaction, les retards ne sont pas non plus mortels, car la réaction paralyse toutes les forces du peuple élu qui retombe de nouveau sous un gouvernement intéressé à fraterniser avec les peuples attardés. À demi républicain dans les monarchies, il perd toutes les ressources de l'absolutisme ; à demi monarchique dans les républiques, il perd toutes les ressources de la liberté. Mais, dans la quatrième phase des solutions, la révolution identifiée avec la tradition p.597 conduit aux conquêtes faciles et durables, et c'est alors que les Samnites, les Étrusques, les Grecs tombent sous les Romains, les sept royaumes du Céleste Empire sous les Tsin, les Grecs sous les Macédoniens, une foule de peuples sous les Arabes de Mahomet ou les Tartares de Gengis-khan.
On s'explique donc que la Chine ne présente ni retards ni accélérations bien considérables. Deux fois elle semble gagner soixante-douze ans sur l'Europe, quand Confucius paraît soixante-quinze ans avant Socrate, et quand, en 220 de Jésus-Christ, son unité se décompose, soixante-douze ans avant la division de l'empire romain ; mais nous avons vu comment ces retards se compensaient aux temps de Socrate par le déplacement d'une phase, aux temps de Dioclétien par le travail de l'Europe, qui changeait de religion.
Constamment unitaire en présence de l'Europe, qui est constamment fédérale, la Chine ne compte que sept cents ans exceptionnellement fractionnaires, pendant l'ère des Tchéou, tandis que l'exception unitaire de l'Europe ne tombe que dans les sept cents ans de la domination romaine. Cette différence entraîne avec elle l'autre différence que la Chine a constamment relevé d'une capitale unique. Elle l'a changée cinquante-neuf fois ; mais, si on excepte les déplacements primitifs et ceux imposés par des révolutions passagères, elle n'a eu que quatre capitales historiques, Lo-yang, fondée par les Tchéou, Si-ngan-fou, la Rome des Chinois ; Nan-king, qui répond à Byzance , Pé-king, la capitale du système tartaro-chinois. p.598 Au contraire, l'Europe n'a jamais eu de capitale excepté l'ère de Rome, et ses grands centres en se déplaçant ont suivi le mouvement opposé à celui de la Chine, et au lieu de se porter de l'Occident en Orient, ils se portent de Rome à Paris, à Londres, de l'Orient à l'Occident. Serait-ce une manière de se tourner vers l'Amérique ?
Les dangers actuels de l'Europe viennent de la Russie et de l'Amérique. Au point de vue du progrès, de la population, des ressources naturelles, de l'expansion assurée, il y a là un excédent de forces qui déplacera les entourages des nations, et déterminera des révolutions inattendues. Dès 1789 la France se trouve entre la double influence de la république et du czar, et même aujourd'hui l'Angleterre redoute avant tout les Américains et les Russes. Ce sont aussi les ennemis que redoute la Chine, et si notre civilisation est condamnée à se frayer sa route entre ces deux extrêmes avec les explosions latines et les prodiges de la science, dans la prochaine période de 1875 à 2000 la Chine résoudra à son tour le même problème en quatre temps avec les lettrés de Pé-king et les rebelles du Chen-si. Elle a si souvent passé des phases les plus sanguinaires aux plus pacifiques qu'elle pourra commenter les King avec nos sciences physiques avant que nous arrivions au règne des fonctionnaires philosophes.
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[c.a. : le texte porte soixante-cinq.]
[c.a. : le texte porte "races".]
La Chine et l'Europe
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