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L'?uvre d'Albert Hirschman est aujourd'hui incontournable dans le ...

Ces ouvrages et articles sur le sujet - dont seul Stratégie du Développement .... que véritable économiste soucieux de proposer des modèles formels utilisables il ...... Hirschman souligne que « l'expert » Courcelle-Seneuil mérite examen en ...... Tout comme pour J. Robinson ou N. Kaldor, l'analyse de l'inflation constitue ici ...




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Cyrille Ferraton et Ludovic Frobert, L’Enquête inachevée : Introduction à l’économie politique d’Albert Hirschman, Presses Universitaires de France, 2003


INTRODUCTION



« Accordez-vous, si peu que ce soit, une certaine séparation entre les choses, un certain frémissement d’indépendance, une certaine liberté de jeu pour les parties agissant l’une sur l’autre, une certaine nouveauté véritable, une certaine irrégularité réelle – accordez-vous cela,- tout juste l’ombre de cela ? », William James, Pragmatism, 1907.


« Il m’est parfaitement inutile de savoir ce que je ne puis modifier », Paul Valéry, Cahier B, 1910


C’est essentiellement à partir de ses travaux assez tardifs que l’œuvre d’Albert Hirschman connaît aujourd’hui une large audience en France. Les notions désormais classiques de Défection (Exit) et Prise de parole (Voice), la mise en lumière des trois arguments de la rhétorique réactionnaire –effet pervers, inanité, mise en péril – les démêlées du couple de notions passion/intérêt ont attiré de façon croissante à partir du milieu des années soixante-dix l’attention des spécialistes, suscité l’intérêt des politologues, des historiens et des sociologues. L’irrévérence vis-à-vis des positions établies, tant doctrinales que théoriques, le recours aux vieux trésors des humanités pour dégonfler les gloses savantes, l’humanisme généreux dont est porteur le projet, enfin, une certaine ambiance hédoniste et optimiste de l’ensemble ont facilité cette réception. Mais c’est surtout le projet affiché de multiplier enquêtes et variations sur les rapports complexes qu’entretiennent démocratie et économie de marché et ce dans une perspective motivée par l’action qui a rendu le projet d’Hirschman incontournable.
Ses recherches antérieures, plus strictement économiques, sont moins connues. Or, lui-même a pris bien soin récemment de rappeler qu’il demeurait « avant tout un économiste » ayant accédé à une vraie maturité intellectuelle grâce à ses recherches sur le développement. Ces ouvrages et articles sur le sujet - dont seul Stratégie du Développement Economique (1958) est disponible en français - ont constitué une étape essentielle de sa trajectoire et ont préparé les problématiques présentées dans les ouvrages plus tardifs. C’est son expérience d’économiste qui mérite examen.
L’objectif est alors ici triple.
Premièrement présenter ses premières recherches économiques, en particulier dans le domaine du développement. On ne peut passer sous silence l’originalité, déjà, de son premier ouvrage, publié en 1945, sur les rapports entre commerce international et puissance nationale, on doit comprendre et restituer l’ambition qui anime sa « trilogie » sur le développement publiée entre 1958 et 1967, enfin, tenir compte des articles et études ultérieurs rectifiant, nuançant les premières analyses à la lumière de réalités nouvelles.
Deuxièmement, analyser l’articulation entre les recherches centrées sur le développement économique et les réflexions plus générales qu’inaugure son ouvrage Défection et Prise de Parole (1970), signaler les continuités, repérer les brisures, décrire les cheminements.
Troisièmement risquer une évaluation de cette œuvre en tentant de la situer parmi les différentes traditions qui se partagent le champ de l’économie politique. Entreprise délicate dans la mesure où si certaines influences sont indéniables, il n’y a ici aucune affiliation revendiquée mais plutôt, au contraire, volonté de se singulariser. Entreprise pourtant indispensable car il s’agit de juger si ce travail s’insère dans un programme de recherche progressif et le fait évoluer.


Albert Hirschman est né à Berlin en 1915 dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Au début des années trente il milite au Parti Social-Démocrate et participe activement à la lutte contre la montée du nazisme. Après une année d’étude universitaire à Berlin en 1932-1933 il doit quitter l’Allemagne et séjourne à Paris où durant deux années il étudie à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales. En 1935-1936 Hirschman obtient une bourse d’une année à la London School of Economics. Il commence une étude sur l’histoire de la réforme monétaire française de 1925-1926 et la développe dans sa thèse de doctorat préparée à partir de 1936 à l’Université de Trieste où il a été nommé assistant. En 1936 il participe quelques mois au combat des Brigades Internationales en Espagne mais quitte le mouvement rapidement sous contrôle des communistes. En Italie, il s’associe au combat anti-fasciste au côté de son beau-frère, Eugenio Colorni. Il quitte l’Italie en 1938 au moment des lois anti-raciales et retourne en France. En 1939, il est volontaire dans l’armée française et, suite à la débâcle, il fuit à Marseille où il rejoint Varian Fry et l’aide dans l’organisation de l’Emergency Rescue Committee. Repéré par les autorités en décembre 1940, il doit prendre la fuite par l’Espagne et rejoint les Etats-Unis.
Il s’installe à l’Université de Berkeley grâce à une bourse d’étude de la Fondation Rockfeller. Il travaille alors en 1941-1942 à son premier ouvrage, National Power and the Structure of Foreign Trade qui paraîtra en 1945. Engagé en 1943, il devient citoyen américain à cette date et il est envoyé en Afrique du Nord puis en Italie.
De 1946 au début des années 50 il travaille pour le Bureau de la Réserve Fédérale dans le cadre du Plan Marshall. Ses tous premiers travaux le désignent comme spécialiste des problèmes de la reconstruction en Italie et en France et, peu après, il participe au tout début des années cinquante à l’organisation de l’Union Européenne des Paiements.
En 1952, il part en mission en Colombie où il devient conseiller financier du Bureau National de Planification avant de travailler en tant que consultant privé. Ces années d’expert économique, de planificateur, de conseiller sur les questions de développement sont essentielles à sa formation.
Repéré pour ses premières recherches et son travail sur le terrain en Colombie, il est invité à l’Université de Yale. Il va y rédiger The Strategy of Economic Development publié en 1958. En 1963 il présente le second volet de ses recherches sur le développement, Journey Toward Progress : Studies of Economic-Policy Making in Latin America, et enfin, en 1967, Development Project Observed. De 1958 à 1964, il enseigne à l’Université Columbia puis, de 1964 à 1974 à l’Université d’Harvard. Elargissant ses recherches il publie en 1970, Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Depuis 1974 il est professeur à l’Institute for Advanced Studies de l’Université de Princeton. Il présente en 1977 The Passions and the Interests : Political Arguments for Capitalism Before Its Triumph et en 1982 Shifting Involvments : Private Interest and Public Action. Publié en 1991, The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy est son dernier ouvrage à ce jour.

Singulière, l’œuvre d’Hirschman a été souvent sujette à controverses. Un échange récent permet de résumer les principaux termes du débat qui s’est élevé à propos de son économie politique. Dans un article intitulé « La faillite de l’économie du développement » Paul Krugman dressait un sévère constat d’échec. Selon l’économiste américain, Hirschman en se défiant du tournant formaliste qu’a enregistré l’économie moderne après 1945 aurait conduit l’analyse du développement dans l’impasse. Plus essayiste aux tons impressionnistes que véritable économiste soucieux de proposer des modèles formels utilisables il serait alors, à l’instar de Gunnar Myrdal, l’un des « tragiques héros » de l’échec de l’économie du développement.
De son côté, Michael Piore s’est opposé à ce bilan très négatif en insistant sur trois éléments :
Premièrement, Hirschman a éprouvé ses principales idées, ses théories, au contact d’une réalité tout à fait singulière, celle du développement économique, c’est à dire, fondamentalement, de la maîtrise par une collectivité de son fonctionnement et de ses relations avec son environnement social et naturel.
Deuxièmement, ses analyses sur le développement ont vu le jour dans une « ambiance » keynésienne, en particulier à l’Université d’Harvard dans les années soixante. L’enjeu du travail théorique était alors, non pas prioritairement la cohérence ou le degré de sophistication, mais l’action, la pratique. En outre, le chantier nécessitait une collaboration entre spécialistes des différentes sciences sociales, une réelle hospitalité de l’économie aux apports extérieurs.
Troisièmement, en amont, il s’agit d’une œuvre constamment animée par un engagement politique autant qu’existentiel résultant d’un destin singulier.
Durant leur échange sur la portée de l’œuvre d’Hirschman, Paul Krugman et Michael Piore sollicitent deux conceptions bien différentes de l’histoire de la science économique. Krugman évalue les résultats obtenus à l’aune des « progrès » récents de l’analyse économique moderne et son approche le situe ici manifestement à l’intérieur du cadre classique dessiné avant lui par Joseph Schumpeter. On sait que la notion de « filiation des idées scientifiques » constituait l’une des clés de lecture de Histoire de l’analyse économique publié immédiatement après la guerre par le grand économiste d’origine autrichienne. Le but essentiel de l’ouvrage était de décrire « le processus par lequel l’effort humain pour comprendre les phénomènes économiques produit, améliore et démantèle les structures analytiques dans une succession sans fin ». Cette notion ne faisait qu’exprimer l’idée suivant laquelle les véritables progrès de l’analyse étaient endogènes et n’étaient en aucun cas liés à l’évolution des conceptions philosophiques. On peut néanmoins préférer à ce credo une interprétation visant au contraire à suggérer que c’est la continuité philosophique qui signe bien souvent les véritables identités et accords théoriques. C’est la tendance que privilégie Michael Piore concernant l’œuvre d’Albert Hirschman. C’est précisément la cohabitation dans cette œuvre théorique d’une orientation nettement instrumentaliste, d’une part, d’autre part, d’une explicite intention éthique et politique qui semble permettre à Michael Piore de la considérer comme une promesse, une ouverture et non comme un échec. C’est le caractère indissociablement scientifique et démocratique du projet qui paraît en faire la valeur. Le jugement que porte Piore sur l’œuvre d’Hirschman prend donc appui sur des critères originaux. Ce sont, en effet, certains choix fondamentaux relatifs à la définition de la vérité, de la réalité et de la raison qui ont selon-lui permis à Hirschman d’avancer ses propositions économiques les plus fécondes. La position de Piore le rapproche donc d’un autre type de lecture classique en histoire des sciences. Ce fut, on le sait, la position défendue magistralement, par exemple, par Alexandre Koyré qui était lui convaincu de l’influence bénéfique des conceptions philosophiques sur le développement des sciences. Il résumait d’ailleurs son point de vue en soulignant le triple enseignement que l’on pouvait tirer de l’histoire de la pensée scientifique :
« 1° Que la pensée scientifique n’a jamais été entièrement séparée de la pensée philosophique ;
 2° Que les grandes révolutions scientifiques ont toujours été déterminées par des bouleversements ou changements de conceptions philosophiques ;
 3° Que la pensée scientifique (…) ne se développe pas in vacuo, mais se trouve toujours à l’intérieur d’un cadre d’idées, de principes fondamentaux, d’évidences axiomatiques qui, habituellement, ont été considérées comme appartenant au propre à la philosophie ».
C’est ce point de vue que nous voudrions mobiliser ici pour situer l’œuvre d’Hirschman au sein de la pensée économique et en faire ressortir plus nettement l’ambition centrale. C’est en effet à son soubassement philosophique que cette économie politique doit ses propositions les plus fécondes.

Toutefois Michael Piore ne désigne pas explicitement la tradition philosophique vis-à-vis de laquelle l’œuvre d’Albert Hirschman pourrait être située, en opposition à un certain positivisme prisé par l’économie « orthodoxe ». Pourtant, ces choix philosophiques, ces options affleurent et s’observent à différents niveaux de son œuvre, même – et paradoxalement, surtout - à ceux en apparence les moins « importants » ; ainsi, certaines caractéristiques formelles, voire certaines apparentes « coquetteries » de l’œuvre : le style, en est un premier exemple. Hirschman a reconnu ici une certaine gourmandise pour le jeu de mot et pour l’usage des néologismes ; gourmandise, mais pas seulement, car, lorsqu’on élabore mais aussi on baptise une notion, «on se met à raisonner avec des catégories nouvelles » ; l’usage de la carte en est un autre ; il s’agit toujours chez Hirschman de présenter une « carte des rhétoriques de l’intransigeance », ou de viser à dresser une « cartographie du syndrome de l’enlisement ». Comme il le souligne opportunément, le tableau « tout en facilitant la besogne par sa présentation même, incite à s’interroger sur un certain nombre d’interactions et de corrélations entre les différentes positions ». Le tableau condense l’information, domestique l’inconnu et le multiple, et fraye l’invention ou la découverte. En outre, le tableau n’est pas seulement un exercice de reproduction ou de récapitulation du terrain conquis, il est solidaire d’une volonté de transformation. Il permet de situer les unités et donne les proximités et les écarts. Il peut permettre de prévenir les fractures et les isolements et surtout, il constitue un outil d’intégration. L’usage de la carte chez Hirschman indique le souci expérimental, l’exigence de l’enquête. Elle est significative, plus fondamentalement, d’une conception pragmatiste de la vérité et de la réalité. C’est donc à cette tradition philosophique que se rattache son économie politique.
L’économie politique d’Hirschman traduit alors toujours la volonté d’agir et propose non de substituer mais simplement de revendiquer en économie politique les droits de l’espoir – démocratique – à côté de ceux du savoir. Ce sont ainsi les verbes d’action qui permettent le plus aisément de décrire la composition du noyau central de son œuvre. Dans des entretiens récents il a opportunément souligné que ses propositions théoriques, telle par exemple la distinction entre Défection et Prise de parole, avaient toujours exprimé « certains concepts fondamentaux qui n’étaient pas aussi explicite » et que ceux-ci constituaient le véritable creuset de son projet. C’est en partant de cette dimension personnelle du projet d’Hirschman, significative d’un « tempérament pluraliste », que nous procéderons ici. La notion de tempérament pluraliste, empruntée à l’œuvre de William James qui le distinguait soigneusement du tempérament « barbare » de l’empiriste et du tempérament « délicat » du rationaliste, permet une nouvelle fois de souligner le profond enracinement pragmatiste de l’économie politique d’Albert Hirschman.
Concernant ces options personnelles sous-tendant sa pensée, lui-même en a indiqué plusieurs, trespassing, bias for hope, shifting… Mais ce sont donc plutôt certains verbes traduisant des impératifs d’action qui permettent de dresser une cartographie de ce projet théorique et d’introduire à ses principaux aspects : développer, opposer, espérer, franchir, subvertir.



I

DÉVELOPPER




A de nombreuses reprises Albert Hirschman a souligné que ce sont, au premier rang, ses contributions au problème du développement qui doivent permettre de le juger en tant qu’économiste. De fait, le corpus qu’il a consacré à ce problème est particulièrement impressionnant : inaugurées par quelques contributions au début des années 50, ses réflexions font par la suite l’objet d’une trilogie dans laquelle Hirschman, comme il l’expliquera plus tard, ambitionnait de « célébrer, « chanter » l’épopée du développement, son défi, son drame, sa grandeur ». En 1958 il publie The Strategy of Economic Development ; suivront en 1963 puis 1967 deux autres ouvrages, plus appliqués, Journeys Toward Progress et Development Projects Observed ; durant toute cette période, de nombreux articles accompagnent ses contributions majeures, rectifiant, nuançant, approfondissant les différentes perspectives ; en 1971, le recueil A Bias for Hope reprend la majeure partie de ses articles.
Il s’agit donc ici d’une expérience initiale et formatrice qu’Hirschman considère comme fondamentale ; en 1984 dressant un bilan, il précisait d’ailleurs que « ses pensées sur le développement étaient dans une large mesure des opinions divergentes critiquant la nouvelle et l’ancienne orthodoxie, elles ont conduit à des débats animés, aidant ainsi, avec les contributions d’autres auteurs, à rendre le nouveau domaine de l’économie du développement attirant et excitant, ceci dans les années cinquante et soixante. J’ai bien l’impression que c’est ce que mon travail a apporté de plus positif, et que là a été son influence essentielle ». Une double indication est ici fournie : la singularité de cette expérience initiale procède, d’une part, de la spécificité et de la nouveauté du domaine de l’économie du développement, d’autre part, de la position avancée adoptée par Hirschman dans ce domaine. Quelques indications liminaires doivent être fournies sur ces deux points.
La notion de « développement » a été utilisée tardivement par les économistes ; ce n’est, de fait, qu’après 1945 que le problème se pose concrètement dans un contexte de décolonisation et d’affrontement Est/Ouest. La réussite du Plan Marshall sert de préambule à une réflexion sur le développement nécessaire des nations les moins avancées sur le plan économique. Sur le plan théorique, la « nouvelle économie » d’inspiration keynésienne et les nouvelles techniques de programmation économique à grande échelle mettent en avant le pari consistant à contrôler les processus d’industrialisation, de planification et d’accumulation du capital. C’est donc dans ce contexte que s’institutionnalise l’économie du développement. Une génération d’experts publie les premières sommes sur le sujet, développe et anime les séminaires, les publications, les journaux spécialisés. Des débats s’organisent auxquels participent les pionniers, entre autres, P. T. Bauer, A. Gerschenkron, R. Nurske, P. N. Rosenstein-Rodan, A. Lewis, P. Prebish. Si des courants rivaux se forment, une entente générale paraît s’établir ; « on pourrait être tenté, note aujourd’hui G. M. Meier, de résumer le courant dominant dans le domaine du développement pendant les années 50 en disant qu’il était structuraliste, marqué par une vision pessimiste à l’égard du commerce international, qu’il insistait sur un investissement planifié des nouveaux équipements et sur l’utilisation des réserves de main-d’œuvre excédentaire, qu’il prévoyait une planification centrale des devises, et qu’il comptait sur l’aide étrangère ». Néanmoins de nombreux désaccords demeuraient et des antagonismes se dessinaient : croissance équilibrée / croissance déséquilibrée, industrialisation / agriculture, planification / recours au système des prix, etc. Dans ce contexte, la spécificité d’Hirschman se résume au fait qu’il assume pleinement le contenu original de la notion de développement ; en effet, croissance n’est pas exactement développement. Comme l’avait remarqué B. F. Hoselitz, le développement implique la croissance (mesurée par exemple par le niveau du revenu réel par habitant), mais aussi, en plus, le changement, en particulier, le changement des valeurs et des institutions. Plus récemment A. Touraine remarquait opportunément que développer implique de se référer « à la volonté qu’ont les acteurs sociaux, ou mieux politiques, de transformer leur société… le développement est une politique ». C’est cette position que tente alors de pleinement assumer Hirschman : ce qui va spécifier sa théorie du développement, ce qui fédère ses réflexions sur le déséquilibre, sur les « rationalités cachées », sur les liaisons, sur les conséquences inintentionnelles de l’action, c’est une conception endogène du changement reposant sur la prise en considération attentive des capacités d’action collective des partenaires économiques, politiques et sociaux. Comme il va d’ailleurs très clairement l’exprimer, « le problème du développement consiste à susciter et à encourager l’action humaine dans une certaine direction ».
Cette option fondamentale est dégagée, déjà, dans le premier chapitre de Stratégie du Développement Economique, mais c’est dans un texte plus méthodologique – une véritable rareté chez Hirschman !–, l’introduction à A Bias for Hope, qu’il la baptise et la décrit plus en détail (I) ; l’une des premières conséquences de cette option est alors une défiance marquée vis-à-vis de certains biais de l’activité théorisante ; cette défiance s’exprime, d’un côté, par la mise en lumière de l’inadéquation de certains modèles économiques standards à la réalité du développement, d’un autre côté, par les dérives que peut occasionner l’activité de l’expert es développement (II) ; mais le refus des théories courantes ne peut suffire et il est indispensable de proposer une véritable alternative ; fortement teintée de keynésianisme, et soucieuse de pragmatisme, l’approche d’Hirschman met alors en avant la notion de croissance déséquilibrée et en dégage les applications possibles en terme de liaisons (III) ; enfin, cette théorisation originale du développement doit franchir les étapes des approximations successives et se rapprocher graduellement du réel, démontrer surtout sa capacité à transformer ce réel. Les analyses ultérieures, plus appliquées et consacrées aux projets et politiques de développement répondent à cette exigence (IV).


DU DEVELOPPEMENT COMME STRATEGIE AU POSSIBILISME

Dès l’exploration des préliminaires du développement, proposée dans le premier chapitre de l’ouvrage de 1958, Hirschman détaille sa vision particulière du problème ; bien que fruit de son expérience concrète en Colombie au début des années 50, sa théorie mobilise également les intuitions keynésiennes alors dominantes dans l’univers académique américain (1) ; rédigée en 1971, l’introduction à A Bias for Hope intitulée, « économie politique et possibilisme », traduit plus nettement encore cette approche dans les termes du pragmatisme personnel d’Albert Hirschman (2).

Le développement comme stratégie

Stratégie du Développement Economique est certainement l’ouvrage d’Albert Hirschman où apparaît le plus distinctement la touche keynésienne. L’emprunt effectué est néanmoins critique et constructif ; il rappelle les indications précieuses de Joan Robinson qui écrivait « ce que j’entend par l’expression de théorie générale est plutôt une méthode d’analyse. C’est un corps vivant d’idées qui se développe et qui produit des résultats très différents suivant qu’il est appliqué à des circonstances différentes par telle ou telle personne ». L’empreinte keynésienne se mesure, chez Hirschman, à des caractéristiques classiques : l’importance accordée au « bon sens » de l’économiste plutôt qu’à sa virtuosité technique, et son souci d’une connaissance approchée de la réalité  ; L’exigence pratique de toute réflexion ; l’interrogation complexe consacrée aux déterminants de la décision d’investir, conditions du niveau de la production, de l’emploi et du revenu. C’est sur ce dernier point que la proximité est certainement la plus apparente.
Les tentatives visant à isoler la « cause initiale », sorte de « préalable » du développement font selon lui fausse route. Successivement l’explication a reposé sur l’absence de capital, sur l’atonie de l’épargne, sur le manque de vitalité de l’entrepreneuriat local, etc… Rapidement il s’est avéré que la causalité suspectée n’était pas vérifiée dans chaque cas. Ajoutée à l’interdépendance des facteurs incriminés, cette absence de vérification conduisit alors à un constat d’impuissance fasse au secret du développement. Une étape ultérieure consista donc à s’intéresser aux facteurs non-matériels : « lorsqu’on eu de plus en plus réalisé, écrit Hirschman, que le retard économique ne peut être expliqué par l’absence totale ou par la rareté de tel type humain ou de tel facteur de production, on s’intéressa aux attitudes et aux systèmes de valeurs susceptibles de favoriser ou d’entraver l’apparition des activités ou des personnalités requises ». Mais là encore, pour des raisons similaires l’enquête tourna court.
C’est donc une toute autre piste que celle de l’obstacle ou du prérequisit au développement qui mérite d’être suivie. Le problème est ici stratégique et consiste à trouver les moyens de mobiliser des ressources virtuellement présentes : Hirschman éclaire le problème du développement de la façon suivante : « il importe moins, pour le promouvoir, de trouver des combinaisons optimales de ressources et de facteurs de production données que de faire apparaître et de mobiliser à son service des ressources et des capacités cachées, éparpillées ou mal utilisées ». Le problème posé par le développement semble ainsi reproduire, avec néanmoins un degré de difficulté supplémentaire, celui de la sortie d’un équilibre de sous-emploi dans les économies avancées. Dans chaque cas il faut trouver le catalyseur susceptible de sortir du marasme. Toutefois, « la différence est que, en situation de sous-développement, le catalyseur doit être beaucoup plus puissant que les déficits budgétaires ou autres remèdes keynésiens au chômage ». La recherche de « pressions » ou de « mécanismes d’induction » est donc au cœur de la recherche ; plus précisément encore, « la planification du développement consiste alors à mettre systématiquement en œuvre des dispositifs d’entraînement ». Il y a là un net espoir placé dans la généralisation de certains phénomènes multiplicateurs, une action initiale conduisant à un enchaînement imprévu de conséquences positives. Mais ici l’enjeu devient alors non pas de se déclarer, pour des raisons cognitives ou autres, impuissants vis-à-vis de ces chaînes de phénomènes, mais d’apprendre dans la mesure du possible à les reconnaître et à les veiller. Ainsi, souligne A. Hirschman l’économiste du développement doit être vigilant concernant les « rétroactions » en tous genres. Un cas intéressant est celui de l’acquisition dans un tel processus de certaines compétences rares initialement, compétences administratives ou gestionnaires, par exemple : « ces dernières ressources, écrit Hirschman, probablement les plus rares au début du processus de développement sont celles qui peuvent se développer le plus vite en raison du caractère direct et de la force de l’effet de rétroaction et parce que leur développement n’est limité que par la capacité d’apprendre ».
Le développement nécessite donc une approche stratégique dans deux directions : premièrement dans celui de l’impulsion. Le catalyseur évoqué constitue quelque chose d’extrêmement complexe. Il se réfère intuitivement à une volonté lucide de changement par les acteurs. Dans le cas des pays concernés, cette volonté est confrontée à la réalité des pays déjà développés. Dès lors, « leur développement sera forcément un processus moins spontané et plus délibéré que dans les pays où il s’est produit plus tôt ». Mais ici le problème concerne justement la lucidité des acteurs, car, si un précédent existe, l’incertitude demeure forte ; ainsi, « le problème du développement ne se situe donc pas tellement entre des bénéfices et des coûts connus qu’entre le but visé et l’ignorance ou les conceptions erronées de la route qui y mène ». Le catalyseur consiste donc en une certaine « optique de croissance qui ne consiste pas seulement à désirer la croissance, mais aussi à percevoir la nature essentielle de la route y conduisant ». Cette lucidité commence, nous le verrons, par une perception adéquate du changement (voir chapitre 3).
La stratégie consiste donc surtout, en raison de réticences initiales liées en particulier à la perception du changement, à impulser des processus impliquant obligatoirement les agents. Hirschman insiste donc sur l’importance des mécanismes d’induction indispensables dès lors que le sous-développement « n’a pas trait à l’absence d’un ou de plusieurs facteurs ou éléments nécessaires (capital, éducation, etc…) dont la combinaison avec d’autres éléments doit produire le développement économique, mais à un défaut du processus de combinaison lui-même. Nous affirmons simplement que les pays ne réussissent pas à exploiter leur potentiel de développement parce que, pour des raisons en grande partie liées à leur conception du changement ils ont du mal à prendre les décisions requises par le développement en aussi grand nombre et avec autant de rapidité qu’il le faudrait ». Le problème, là encore, n’est pas si éloigné des fameux développements keynésiens relatifs à la volatilité du « climat des affaires ». Donc la stratégie consiste ici à passer outre à cet inconvénient. Là encore, Hirschman décrit précisément l’enjeu : « l’objectif d’une théorie et d’une politique du développement est donc d’examiner dans quelles conditions les décisions de développement peuvent être provoquées, en dépit de ces imperfections, par des dispositifs d’entraînement ou des mécanismes d’induction ». C’est là renouer avec la littérature économique consacrée aux phénomènes (décisions, investissements) induit, par comparaison au phénomène autonome.


Défense du possibilisme

C’est très vraisemblablement la dimension volontariste et pratique du keynésianisme qui a attiré l’attention d’Albert Hirschman dès 1935 quand, alors étudiant de F. Hayek ou de L. Robbins à la London School of Economics (LSE), il choisit plutôt de s’impliquer dans un groupe de réflexion sur la nouvelle économie cambridgienne. Mais cette orientation répondait chez lui à une préoccupation pragmatique ou même pragmatiste plus fondamentale en faveur de l’action et, corrélativement, à l’exigence de proposer une perspective réellement instrumentale. Il est opportun ici de rappeler la remarque de W. James qui estimait que le véritable pragmatiste « accepte de vivre sur un programme de possibilités, non garanties, auxquelles il accorde sa confiance : il accepte de donner sa personne en paiement, au besoin, pour la réalisation de tout idéal créé par sa pensée ». Une telle volonté de croire et de persuader de la possibilité de changements économiques, politiques, sociaux vertueux anime la recherche d’Hirschman ; dans l’un de ses rares textes consacré à la méthodologie, « économie politique et possibilisme », il souligne que ses recherches « sont empreintes de certains sentiments, croyances, espoirs et convictions communs et du désir de convaincre et de convertir à de telles émotions» ; plus loin, il ajoute, « car la disposition fondamentale de mes écrits a été de repousser les limites de ce qui est ou est perçu comme possible, fût-ce au prix d’un affaiblissement de notre capacité, réelle ou supposée, à discerner ce qui est probable».
Le texte s’élève, en effet, contre la tendance compulsive du chercheur en sciences sociales à dégager les lois, régularités et constantes. Une telle recherche des déterminants est légitime, mais dans une certaine mesure. Elle ne doit pas occulter une autre dimension liée à l’intrinsèque capacité d’adaptation des communautés humaines. Il est donc indispensable, « de souligner la multiplicité, la créativité même désordonnée qui caractérisent l’aventure humaine, de mettre en lumière le caractère unique d’une occurrence particulière et de concevoir une façon entièrement neuve de tourner une page d’histoire». Cette division mesurée des tâches au sein de la classique alternative libre arbitre / déterminisme est particulièrement cruciale dans l’analyse du changement social. L’accent trop fortement porté sur le déterminisme conduit, en effet, à décourager le changement : si l’évolution était déterminable à l’avance sur la base d’un modèle, le changement ne pourrait avoir lieu. Il serait soit exactement anticipé par les éléments conservateurs, soit surestimé par les partisans du changement.
Plusieurs outils utilisés dans ses analyses témoignent de ce souci ; Hirschman en mentionne trois : premièrement, la notion de « blessing (or curse) in disguise » développée amplement dans Development Projects Observed qui montre comment certains handicaps initiaux non anticipés ont pu de façon surprenante se convertir dans certains cas en de véritables atouts ; deuxièmement, la notion de dissonance cognitive. Forgée par les travaux de Festinger et de ses collaborateurs cette théorie enseigne comment certaines capacités s’acquièrent dans l’action et ne sont donc nullement des préalables indispensables à l’action. Si toutefois Hirschman mentionne l’école de Festinger, il remarque que sa propre approche a été parallèle et indépendante. Soulignant l’enjeu de cette notion, il remarque que, « L’idée que les croyances, les attitudes et les valeurs peuvent être refaçonnées et modelées par des pratiques adoptées plus ou moins accidentellement n’est ici mis en avant que dans le but de justifier l’existence d’alternatives à certaines séquences ordonnées ». La troisième notion est particulièrement importante dans l’économie politique d’Hirschman ; il s’agit de sa conception personnelle de la notion de conséquences inattendues de l’action ; développée initialement par la tradition conservatrice, associée à l’idée « d’ordre spontané », la notion a été désavouée par les réformateurs. Mais il s’agit d’une erreur : en effet le fait qu’il existe une multiplication d’effets et d’enchaînements possibles, à partir d’une action initiale ne disqualifie pas toute possibilité et toute volonté de connaissance et d’action en vue de l’adaptation. En faisant l’impasse sur cette notion les réformateurs ont surévalué l’idée de changement entièrement voulu, géré, planifié. Ce programme ne pouvait alors traduire les multiples processus d’évolution non anticipés, au départ, qu’a enregistré l’histoire. Plus nettement, cette vision traduit une perspective, en quelque sorte aristocratique du changement ou de gestion du changement par le haut, ne faisant pas cas de l’autonomie réelle des acteurs. Comme le résume ici Hirschman, « en bref, on pourrait considérer l’histoire comme le processus à travers lequel des hommes en général et des classes dirigeantes en particulier, se surpassent sans cesse, redoublant d’efforts pour reproduire et maintenir l’ordre existant». Il ajoute, enfin, que ces options possibilistes « ne sont simplement qu’un moyen de défendre les droits d’un avenir ouvert [non-projected future], cette option constituant certainement l’un des droits inaliénables des individus et des nations».
Un article ultérieur, « En défense du possibilisme » permet d’illustrer sur un cas précis cette option méthodologique. Il s’agit en effet d’une recension critique d’un travail de S. N. Eisenstad sur les déterminants d’une issue démocratique ou d’une issue totalitaire à une révolution. Elle permet à Hirschman de rappeler à quelles incongruités peut conduire une option trop déterministe en sciences sociales.
S. N. Eisenstad tient à se situer dans une perspective assez différente de celle inaugurée par B. Moore et prolongée par T. Skocpol. En effet, plutôt que de solliciter une approche comparative visant à dégager certaines structures massives contraignant les événements, il réhabilite une approche plus micro-sociale attentive à l’événement. Ce choix lui attire dans un premier temps les sympathies d’Hirschman qui remarque, « Personnellement, ce changement de cap ou ce retour à une position autrefois dominante me convient assez bien. Suivre en détail le déroulement d’une révolution nous permet d’acquérir une forte sensibilité - ce que ne permet pas l’approche structuraliste - aux nombreux possibles non advenus de l’histoire , aux occasions manquées de peu et de façon catastrophique ainsi qu’aux circonstances heureuses et étonnantes où on a échappé au désastre ; de ce fait, l’historien soucieux des évènements aura moins tendance que le sociologue à déclarer que, dans telle ou telle circonstance structurale, l’issue était préétablie». Néanmoins, selon lui, l’auteur ne respecte pas vraiment son contrat ; en effet, il considère que plus les structures antérieures d’une révolution sont rigides, plus le déroulement des évènements révolutionnaires est violent, plus, enfin, les risques d’aboutir à un régime autoritaire sont grands. Cette proposition générale pose immédiatement question ; des contre-exemples s’imposent, l’Allemagne d’après 1918, par exemple. Il est donc indispensable de nuancer les propositions et de complexifier l’analyse. L’une des possibilités est alors, par exemple, de porter attention aux accomplissements positifs d’un déroulement révolutionnaire, tenter de dégager, dans chaque cas, le ratio entre « cost side» et « benefit side » d’une révolution. Chaque processus historique est donc singulier et, plus important encore, il est rebelle à toute détermination complète antérieure, laissant donc dans chaque cas une possibilité d’action : « Par conséquent, toute révolution menée à des fins démocratiques ou pluralistes doit progresser sur un chemin des plus étroits». L’affirmation d’Eisenstad suivant laquelle les virtualités démocratiques seraient minces lorsque les circonstances pré-révolutionnaires mettent en présence d’un pouvoir fort renvoie au privilège accordé trop souvent par les chercheurs en sciences sociales à l’approche probabiliste ; là encore, c’est repousser trop brutalement dans l’ombre une autre approche, possibiliste : « Dans le cas présent, cette approche consiste à découvrir des chemins, aussi étroits fussent-ils, menant à une issue qui apparaît forclose sur la base du seul raisonnement probabiliste».
Le possibilisme d’Hirschman conduit ainsi à une réhabilitation de l’histoire au sein de l’économie. Il correspond à une tendance forte de la discipline en net regain depuis une vingtaine d’années. La spécificité d’Hirschman s’accuse dans l’attention portée à l’intention et à l’action : si l’essence du fait historique est que toute évolution aurait pu être autre, il convient dans l’intérêt des communautés humaines de focaliser l’interrogation sur certaines fins, pluralistes et démocratiques, et d’exploiter les chances, même exceptionnelles, d’y parvenir : « C’est une énigme et un paradoxe considérables, mais je crois qu’il est vrai que l’explication détaillée de telle combinaisons fortuites et a priori tout à fait improbables de circonstances favorables ou d’enchaînements heureux d’évènements est moins décourageante que de poser les conditions préalables nécessaires à un retour à la démocratie. La raison pour laquelle cet enchaînement improbable s’avère subjectivement encourageant est qu’il évoque l’image d’un rare concours de circonstances pareils à ceux auxquels l’histoire nous habitue. Le simple fait de trouver ou d’imaginer un tel concours de circonstances nous donne l’assurance que, même si celui-là en particulier ne peut être répété ou transposé dans la réalité, il doit y en avoir quelques autres tout aussi tirés par les cheveux que l’histoire garde en réserve. Car l’histoire n’est rien si elle n’est tirée par les cheveux -tirée malheureusement, doit-on ajouter, vers le bien comme vers le mal».


CRITIQUE DE L’ECONOMISTE

Hirschman se considère résolument comme un dissident dans le domaine de l’économie du développement. Il a revendiqué cette position à de nombreuses reprises, militant, en quelque sorte, pour l’exceptionnalité de sa position ; ses critiques vont aussi bien s’adresser aux tenants de l’orthodoxie la plus conservatrice, qu’aux premiers économistes du développement qui, justement, adoptèrent un point de vue hétérodoxe, qu’à, enfin, les tenants de l’approche structuraliste. Ce qui est systématiquement visé, c’est « une tendance compulsive à la théorisation» que, à divers degrés, ces différents courants n’évitent pas. C’est alors sa critique du premier véritable « paradigme » en matière de théorie du développement, l’application de la notion de croissance équilibrée, qui illustre sa critique d’une certaine manière de théoriser (1) ; ce biais dans l’analyse n’a pas pour unique conséquence d’obscurcir le discours sur le développement ; l’observation des méfaits de l’expert es développement permet à Hirschman de souligner les conséquences concrètes de cette immaturité scientifique (2).

Critique de l’économiste en ricardien impénitent

Ce qui est le plus souvent dénoncé par A. Hirschman est très proche de ce que Joseph Schumpeter a défini comme le « vice ricardien » de l’économiste : une tendance à l’abstraction faisant fi de tout réalisme et étant donc impropre à favoriser l’adaptation de l’homme à son environnement social et naturel. Informé par son expérience concrète en Colombie, Hirschman a détecté l’apparition de cette tendance dès les premières grandes contributions théoriques au développement. Sa réaction, comme il l’a expliqué ultérieurement, l’a placé dans la situation d’un « rebelle vis-à-vis de l’autorité, comme un dissident de la deuxième génération à l’égard de propositions qui, tout en étant par elles-mêmes neuves et hétérodoxes, étaient rapidement en train de prendre, au cours des années cinquante, la forme d’une nouvelle orthodoxie sur les problèmes du développement ». Déjà dans l’immédiat après-guerre, il s’était interrogé sur la pertinence d’une application trop systématique des modèles keynésiens à l’Europe du Plan Marshall ; et, en 1954, son expérience en cours en Colombie lui avait permis d’avancer des doutes comparables concernant l’utilité de ces modèles aux situations de sous-développement. C’est néanmoins dans l’ouvrage de 1958 qu’il intègre une longue critique de l’application des modèles de croissance équilibrée aux situations de développement.
Développés à la suite des premières contributions de R. F. Harrod et E. D. Domar, ces modèles reposent sur quelques concepts basiques : fonction d’épargne, investissement induit et autonome, productivité du capital. Hirschman reconnaît leur utilité dans les économies avancées où ils ont informé les politiques visant à réguler la croissance. Mais ces modèles ne peuvent être adaptés à la question du développement ; il écrit, « si l’on pense que les relations fonctionnelles du modèle décrivent de façon valable le processus de développement, il peut arriver un moment où le modèle empêche de comprendre la situation réelle des pays sous-développés plutôt qu’il ne permet de le faire ». Les situations, en effet, ne coïncident nullement ; à titre d’exemple, dans les économies « avancées », les déterminants de l’épargne et de l’investissement sont indépendants, alors que l’une des caractéristiques des économies du développement et qu’il y a interdépendance, le dégagement de l’épargne ainsi souvent causé par l’apparition de nouvelles opportunités d’investissement. Dans ces conditions, insiste Hirschman, « un modèle fondé sur la propension à épargner et sur le coefficient d’intensité du capital présente forcément beaucoup moins d’utilité que dans les économies avancées. Sa valeur prévisionnelle et opérationnelle est faible. En réalité, il ne nous donne guère d’informations sur les mécanismes-clés permettant de faire démarrer et avancer le progrès économique dans un environnement arriéré ».
En effet, le cœur du problème du développement est immédiatement identifiable et concerne les « forces qui gouvernent le processus d’accumulation du capital ». L’analyse doit donc se focaliser en priorité sur le problème de l’investissement, proposer précisément une théorie de l’investissement dans les situations de développement ; les analyses antérieures, proposées aussi bien par J. R. Hicks ou E. D. Domar, ont avancé la distinction opportune entre investissement induit et investissement autonome ; l’un des principaux écueils concerne, dans les situations « avancées », la versatilité de l’investissement autonome responsable souvent des fluctuations irrégulières de l’activité économique. En revanche, dans les situations de développement la question de la composante autonome se pose moins en raison d’une abondance d’opportunités technologiques. Le problème se situe donc plutôt au niveau de l’investissement induit : « ce qui constitue leur problème, ce sont les processus qui, dans une large mesure vont de soi dans les pays avancés : à savoir la perception des occasions d’investissement et leur matérialisation en investissements effectifs ». C’est donc une réflexion originale sur la « capacité d’investir » qui doit être menée. Le problème spécifique du développement se caractérise donc par l’état dans lequel une épargne virtuelle est « frustrée » alors même que les opportunités d’investissement sont présentes, en raison d’un handicap dans la « capacité d’investir ». L’enjeu de l’économie du développement est d’étudier cette situation normale de transition et de proposer des aides à l’amélioration de cette capacité, véritable force motrice du développement.
En effet, il est évident que durant cette phase délicate des forces opposées vont jouer, certaine d’entre-elles dopant cette capacité, d’autres la déprimant. Un effet positif est mis en lumière par Hirschman : l’effet de complémentarité de l’investissement ; il est nécessaire, explique-t-il, de « concevoir l’investissement engendré par la capacité d’investir non comme un plafond mais comme un plancher ». Il y a un effet contagieux de la décision d’investissement si bien que des décisions prises dans le secteur moderne d’une économie en voie de développement peuvent servir d’exemple est rendre virtuel un « investissement additionnel », possibilité qu’une optique stratégique se doit de repérer et d’exploiter . Comme le signale encore Hirschman, insistant sur la proximité de ce processus avec la notion de multiplicateur, « les investissements d’une période suscitent, à leur gré et avec une logique qui leur est propre, des investissements complémentaires dans la période suivante ; ils tracent une partie de la route à suivre et imposent pratiquement certaines décisions d’investissement supplémentaires ». Mais, tout autant, durant cette phase de naissance et d’évolution de la « capacité d’investir », vont jouer des forces opposées, corrosives. Dès le départ du processus de fortes contraintes rendent possible l’échec : le poids de l’incertitude, le coût social parfois exorbitant des premiers bouleversements… Là encore, l’optique stratégique doit analyser pour agir afin de ne pas laisser s’évanouir les possibilités de développement. Hirschman mentionne ici les enseignements du « modèle Berlitz » proposé par Herbert Simon qui suggérait de contourner certaines contraintes de l’apprentissage par une modulation appropriée du rythme de travail. Sollicitant ce point de vue et l’adaptant au problème du développement, Hirschman avance que « ce modèle donne à penser qu’il faudrait un peu forcer l’allure dans les premiers stades du développement, de manière à vaincre les résistances, alors à leur maximum ».
Hirschman peut alors mieux définir son « opposition instinctive » aux tentatives d’application, par P. N. Rosenstein-Rodan, R. Nurkse, A. Lewis ou T. Scitovsky, des modèles de croissance équilibrée aux situations de développement. Les tenants de l’approche équilibrée, s’appuyant sur la thèse du support mutuel, conseillent un développement simultané de tous les secteurs ; pour Hirschman, « la théorie de la croissance équilibrée aboutit à la conclusion qu’une économie industrielle moderne entièrement nouvelle et autonome doit se superposer au secteur traditionnel stagnant également autonome ». Il y a ici simplement duplication à la situation de développement du remède keynésien de sortie de l’équilibre de sous-emploi dans une économie avancée : c’est, à titre principal, à l’Etat d’agir car il est seul à même d’organiser cette « superposition ». Mais cette théorie combinent deux attitudes contradictoires : « l’un des plus curieux aspects de cette théorie est la façon dont elle combine une attitude défaitiste à l’égard des capacités des économies sous-développées avec une confiance absolument aberrante en leurs facultés créatrices », et Hirschman ajoute, « son application exige une énorme somme de ces aptitudes que nous avons reconnues comme très rares dans les pays sous-développés… en d’autres termes, si un pays était en mesure d’appliquer la théorie de la croissance équilibrée, il ne serait pas sous-développé au départ ».
Le biais général des modèles de croissance équilibré appliqués aux situations de développement peut être désormais nettement repéré. Tous ces modèles, même ceux plus perfectionnés insistant sur les anticipations relatives en particulier aux économies externes, avec leur accent porté sur le rôle centralisateur de l’Etat exprime une véritable répugnance vis-à-vis de la praxis du développement. Le développement pose par définition un problème de métamorphose : « le développement économique signifie une transformation plutôt qu’une création ex novo : il entraîne un bouleversement des anciens modes de vie, de production et d’action, toujours responsables de lourdes pertes ». C’est l’ampleur et la complexité de la tâche, aussi bien qu’une réticence naturelle à envisager certaines conséquences funestes du changement qui explique l’attrait exercé par des modèles qui justement, occultent le processus de transformation et dépeignent le développement comme une simple substitution. Mais l’erreur est capitale si le développement, par nature, constitue un « processus de transformation d’un type d’économie en un autre type, plus avancé ».

Critique de l’économiste en expert es développement

Albert Hirschman a souvent expliqué comment l’expérience de la montée des totalitarismes dans des années trente l’avait sensibilisé aux risques potentiels que faisaient naître certaines ambitions démesurées relatives au contrôle économique et social. En outre, il a également souligné le caractère formateur de sa première expérience en Colombie où il se refusa à être relégué, comme l’invitait alors la Banque Mondiale, « à une sorte d’activité de programmation » : « comme je m’étais déjà plongé dans certains des vrais problèmes du pays, j’avais l’impression que l’une des choses dont la Colombie avait le moins besoin, c’était d’un plan de développement synthétique compilé sur la base d’estimations « héroïques » ». La critique de l’expert économique sûr de l’opérationnalité et de l’universalité de sa science qui lui donnent, en quelque sorte une position en surplomb par rapport aux communautés dans lesquelles il intervient, constitue une constante de son travail. Néanmoins, si Hirschman demeure attentif aux dangers que peut faire courir l’expert « réformiste » trop zélé, c’est surtout l’expert « réactionnaire » qui constitue sa cible privilégiée.
C’est, en effet, la « biographie » qu’il consacre à l’économiste ultra libéral français Jean Gustave Courcelle-Seneuil – le pontifex maximus de l’école libérale française du XIXe siècle, selon Charles Gide – qui lui permet de synthétiser ses griefs sur ce point. C’est dans Journeys Toward Progress, à l’occasion de l’analyse de l’histoire de l’inflation chilienne qu’Hirschman est une première fois confronté à l’œuvre et à l’action de cet économiste qui fut appelé en 1853 à enseigner sur la première chaire d’économie politique inaugurée à Santiago. Il reviendra un peu plus tard sur ce thème en signant l’entrée « J. G. Courcelle-Seneuil » dans The New Palgrave.
L’entreprise n’est pas, on s’en doute, chez Hirschman, strictement rétrospective ; elle est en rapport étroit avec le présent de la science économique ; si à la fin des années quarante, J. Schumpeter décrit l’école libérale française en terme assez péjoratif, qualifiant ses représentants tardifs, P. Leroy-Beaulieu, J. G. Courcelle-Seneuil ou Y. Guyot de « quarteron des vétérans du laisser-faire », quinze ans plus tard il n’en est pas de même avec F. Hayek. Dans son étude consacrée à F. Bastiat ce dernier montre que le qualificatif de « génie » ne s’applique pas seulement à son activité de publiciste, mais aussi à ses intuitions théoriques sur le marché et à ses analyses consacrées aux caractères fallacieux et dangereux de l’interventionnisme sous toutes ses formes. Plus tard encore, M. N. Rothbard, désignera Courcelle-Seneuil comme étant l’un des plus intéressants représentants du courant français d’analyse de la banque libre.
Par contraste, Hirschman brosse un tableau catastrophique, à la limite du ridicule, du séjour chilien de Courcelle-Seneuil. Les dommages se sont situés à deux niveaux : premièrement, par son action directe, il a favorisé l’adoption de la loi bancaire ultra-libérale de 1860 qui est aujourd’hui considérée comme ayant donné naissance à l’inflation endémique qu’a connue par la suite le Chili ; deuxièmement, par son enseignement, l’économiste français a formé un aéropage de disciples zélés qui, par exemple, vont après la Guerre du Pacifique contre le Pérou brader les mines de nitrate de Tarapaca aux intérêts privés, en particulier étrangers. L’avis que propose Hirschman en 1963 est particulièrement ironique : « Pauvre Courcelle-Seneuil ! Sa mission individuelle d’assistance aurait difficilement pu mieux se passer, si l’on s’en tient aux critères de bilan communément admis. Ses conseils furent suivis à la lettre, les lois qu’il ébaucha furent votées, son buste trône à l’université du Chili et son influence en tant que professeur et spécialiste de droit public international est à présent largement ressentie. Mais c’est précisément pour cette raison que tous les maux graves qu’a subi l’économie chilienne par la suite, de l’inflation à la monoexpansion, lui ont été imputés».
Dans l’article ultérieur consacré à l’économiste français, Hirschman souligne que « l’expert » Courcelle-Seneuil mérite examen en raison de sa typicité : « Courcelle-Seneuil est probablement le tout premier prototype du genre, et l’ironie de sa carrière au Chili présente les caractères qui resteront typiques de nombreux représentant ultérieurs». Cinq traits de l’expert es développement ressortent constamment :
L’expert, s’appuyant sur une confiance sans borne en sa science pense connaître la solution de tout problème quel qu’il soit et où qu’il se produise.
Les locaux confèrent une véritable aura à l’expert se soumettant à tous ses conseils et les acceptant avec d’autant plus de facilité que leurs conséquences apparaissent politiquement et socialement douloureuses.
Les remèdes de l’expert sont souvent administrés avec d’autant plus de bonne volonté qu’il demeure solidaire de certains intérêts puissants de son pays d’origine.
L’expert économique est très souvent critiqué pour vouloir transplanter une situation dans un nouvel environnement. Mais, comme le souligne Hirschman, « sa véritable ambition est plus extravagante : il s’agit de doter le pays de ces institutions idéales qui n’existent que dans son esprit car il s’est révélé incapable de convaincre ses propres concitoyens de les adopter».
Dans le cas probable de fiasco de ses réformes, l’expert remplit la fonction de bouc émissaire ; la conséquence est alors surtout négative pour le pays à la recherche de son développement dans la mesure où cette culpabilité exclusive « prévient toute leçon authentiquement basée sur l’expérience passée».



DESEQUILIBRE, RATIONALITES CACHEES ET LIAISON

L’adhésion à la notion de croissance non équilibrée et l’approfondissement du concept de liaison procèdent chez Hirschman de la recherche de ce qu’il a baptisé les « rationalités cachées ». Les principales inventions, et non simplement découvertes, auxquelles vont le conduire ces rationalités ont été listées voilà peu par Hirschman : rationalité « 1. Des pénuries, goulots d’étranglement et autres séquences de croissance non équilibrée au cours du développement (…) 2. Des opérations industrielles à forte intensité de capital (…) et 3. De la pression exercée sur les décideurs par l’inflation et les déficits de la balance des paiements ». L’idée de « rationalité cachée » renvoie ici à la conviction que c’est le doute réel qui suscite la réflexion et l’action des communautés concernées, que cette action est localisée et met en présence d’une volonté et d’une capacité intrinsèque à s’adapter, à définir collectivement des fins et à solliciter les moyens d’y parvenir. Significativement, l’échec ou l’incapacité à relever le défi de l’adaptation ne peut être le fait que d’une « communauté dont le comportement est devenu totalement irrationnel et où les réactions créatrices ont été étouffées ».

La croissance non équilibrée

Présentée dans Stratégie du Développement Economique, la notion de croissance non équilibrée vise à répondre au défi que pose le problème spécifique du développement ; Hirschman le rappelle judicieusement : « l’avantage de ce type de développement par saccades sur la « croissance équilibrée », où toutes les branches d’activité progressent absolument de pair, est qu’il laisse une marge considérable aux décisions d’investissement « induites » et qu’il économise ainsi notre ressource la plus rare : l’aptitude à prendre des décisions ».
Il faut donc porter attention aux « distorsions du processus de croissance ». Or, les économistes commettent une double erreur à ce niveau : premièrement, ils estiment que ces distorsions, manifestes d’un processus intermédiaire, doivent être éliminées ; deuxièmement, ils considèrent que les forces du marché constituent le meilleur instrument de cette élimination. Là encore, Hirschman éclaire très simplement la question en notant que la préoccupation basique des économistes est de déterminer si « en situation de déséquilibre, les forces de marché peuvent à elles seules restaurer l’équilibre ».
Une première objection est donc soulevée ; le processus d’ajustement élu par les économistes est trop simple. Dans la réalité des tensions et déséquilibres, les réactions aux signaux prix pour maintenir les marges de profit ne sont pas les seuls motifs d’action ; une revendication collective s’adressant à une institution publique peut également être correctrice si les responsables publics craignent, par exemple, pour leur situation ; dès lors, un complément doit être apporté à cette conception de l’ajustement : « les forces extérieures au marché ne sont pas nécessairement moins « automatiques » que les forces de marché ».
Une seconde objection adressée aux économistes porte sur la faveur accordée à la statique comparative, à la comparaison entre deux états d’équilibre. Cette attitude est révélatrice d’une « certaine hâte d’en finir avec le processus qui sépare ces deux points – c’est-à-dire avec le processus de développement ». Par contraste, une approche adaptée au problème du développement doit solliciter un tout autre point de vue et s’intéresser aux séquences éloignant de l’équilibre : « Notre but doit être d’entretenir plutôt que d’éliminer les déséquilibres dont les profits et les pertes sont les symptômes en économie de concurrence. Pour que l’économie continue de progresser, la politique de développement doit viser à maintenir les tensions, les disproportions, les déséquilibres. Ce cauchemar de la théorie de l’équilibre, l’araignée tissant sans fin sa toile, constitue justement le mécanisme qu’il nous faut assidûment rechercher, pour son inappréciable contribution au processus de développement ».
L’enquête invite alors à approfondir et élargir le concept de complémentarité que, traditionnellement, la littérature standard associe aux économies de dimension. Hirschman en propose d’abord un premier élargissement en considérant qu’il y a complémentarité lorsque l’accroissement de production d’une unité A augmente la rentabilité d’une unité B pour l’un des trois motifs suivants : baisse des coûts marginaux de B ; augmentation de la demande de B ; pour ces deux motifs à la fois. Franchissant une étape supplémentaire, et prenant en considération l’entremêlement des unités publiques et privées assurant le développement économique, il présente ensuite une définition plus large encore de cette notion, centrée sur l’idée de pression : « En un sens encore plus général, la complémentarité signifie qu’une hausse de la production de A déterminera une pression pour obtenir une augmentation de l’offre de B. Lorsque B est un bien ou un service produit par le secteur privé, cette pression aura pour résultat des importations ou une hausse de la production intérieure parce qu’il sera de l’intérêt des importateurs et des producteurs de B d’y répondre. Lorsque B n’est pas produit par le secteur privé, cette pression ne prendra pas la forme d’un intérêt personnel d’ordre pécuniaire, mais celle d’une pression politique pour obtenir B… La complémentarité se traduit alors par des réclamations à propos des pénuries, des goulots d’étranglement et des divers obstacles au développement. En ce cas, l’action n’est pas déterminée par le mobile du profit, mais par des pressions collectives exercées sur les autorités et les organismes publics ».
L’élargissement de la notion de complémentarité conduit à une analyse plus fine du concept d’investissement induit. Là encore, l’enjeu du développement nécessite de compléter la conception initiale, l’investissement induit ne pouvant être seulement l’investissement directement lié aux accroissements antérieurs de la production. Hirschman souligne en outre que la distinction entre investissement autonome et investissement induit, proposée dans le cadre de l’analyse des économies avancées n’est pas très claire : dans les deux cas, un élément commun détermine la catégorie : « l’investissement est entrepris non parce que la demande a augmenté dans le passé, mais parce que l’expérience du passé sert de guide pour le futur ». Mais en quoi la notion hirschmanienne de complémentarité permet-elle de mieux distinguer les investissements induits, qui constituent le problème central du développement, et les investissements autonomes (préoccupations plus caractéristiques des économies avancées) ? C’est qu’il invite à s’intéresser en priorité aux économies externes créées par un investissement initial. Hirschman note donc, « nous pouvons donc définir notre concept d’investissement induit en précisant que les projets entrant dans cette catégorie ont un bénéfice net d’économies externes ». Il s’agit ici, une nouvelle fois, d’un élargissement de la notion de multiplicateur, les enchaînements successifs à partir d’une impulsion initiale étant convergents. Mais cela désigne alors précisément l’objectif que doit se fixer une politique de développement concernée par les déséquilibres créateurs : « en pratique, les séquences de croissance montreront les tendances à la convergence et des possibilités de divergence, et une politique de développement a pour objet, dans une large mesure, d’empêcher une convergence trop rapide et de favoriser les possibilités de divergence ».
Cette approche, qu’Hirschman reconnaît partager avec d’autres, permet déjà de se prononcer sur certains critères standards d’investissement et de relativiser ceux basés sur une conception trop stricte de la rentabilité. Dans les situations de développement le choix consiste essentiellement à promouvoir certains projets, à en ajourner d’autres. Dès lors, « il est nécessaire de recourir à ce qu’on pourrait appeler une solution en séquence ou en chaîne ». Cette particularité rend en grande partie caducs les critères forgés pour les situations avancées. De fait, un nouveau territoire s’offre à l’investigation : « la différence entre les séquences « facilitante » et « contraignante », le fait qu’il peut être rationnel de violer la règle « commencer par le commencement », et le fait que la difficulté de prendre une décision de développement n’est pas nécessairement proportionnelle au montant de capital qu’elle requiert ». L’alternative entre investissement dans le domaine des infrastructures économiques et sociales (IES) et activités directement productives (ADP) permet de cerner une première fois la difficulté de ce pari théorique et pratique. Hirschman va ici critiquer la priorité traditionnelle accordée trop vite aux IES.
Dans la littérature courante, les IES se définissent par trois critères officiels plus un critère officieux ; officiellement, ils facilitent et constituent les bases des activités ultérieures, ils sont majoritairement assurés et contrôlés par la puissance publique, enfin, ils ne peuvent être importés ; officieusement, les investissements qu’ils assurent sont indissociables et surtout, ils sont à fort coefficient d’intensité en capital. Cette dernière condition ne fait ici que traduire les sympathies de la Banque Internationale du Développement et de la Reconstruction pour les imposantes infrastructures en énergie et en transport. Mais Hirschman souligne que les IES ne peuvent donner lieu à un rigoureux calcul ex ante et ont également ex post le défaut, dû à leur lourdeur et à leur mode d’administration, de ne pas être très réactives aux dysfonctionnements. Les statistiques démontrent bien que l’investissement en IES constitue toujours une composante importante du développement. Néanmoins, ces statistiques « ne peuvent nous indiquer dans quelle mesure l’investissement en IES précède ou suit l’investissement dans les ADP, et c’est justement la question qui nous intéresse ». Si le problème du développement consiste à favoriser la « capacité d’investir », et si le problème concerne la priorité des ADP ou des IES, alors le choix doit s’effectuer en privilégiant la séquence maximisant les décisions induites. Deux possibilités sont donc en présence : premièrement, le développement par excès de capacité d’IES, le plus souvent jusqu’alors sélectionné, et, deuxièmement, le développement par insuffisance de capacité d’IES. Hirschman délivre ici un diagnostic « dissident », bien qu’il rappelle naturellement qu’il existe toujours un rapport IES/ADP minimum. En effet, il estime que le développement par excès est peut être stratégiquement moins intéressant. La pression qu’il induit s’apparente plus à une invitation au développement – il met simplement à la disposition des ADP une structure - alors que le développement par insuffisance créant rapidement des goulets, des tensions, des revendications exerce des pressions beaucoup plus fortes à la création des IES ; « quand les motivations sont faibles, il paraît donc plus sûr de compter sur le développement par insuffisance d’IES que sur le développement par excès d’IES », note-t-il. Prenant le cas encore plus topique des régions les plus pauvres dans les Pays en Voie de Développement (PVD) il insiste sur les défauts du développement par excès, relevant, « nous avons ici des régions qui se sont, pour ainsi dire, sclérosées dans leur répugnance à se développer, et il semble assez improbable qu’un système purement facultatif – au reste très onéreux – soit efficace… cette foi dans les vertus propitiatoires de l’infrastructure ne devrait pas constituer les fondements d’une politique de développement ».

L’analyse des effets de liaison

Le concept de liaison est introduit initialement comme une interrogation portant sur les effets d’induction au sein des activités directement productives. En 1954, Hirschman ne parle encore que de « l’impact des productions de second rang sur les productions de premier rang». C’est dans l’ouvrage de 1958 qu’il baptise et définit plus précisément cette notion de liaison. Il revient ultérieurement sur le thème à de nombreuses reprises, en particulier dans plusieurs articles basiques publiés à la fin des années 70.
Deux mécanismes d’induction peuvent jouer au sein des activités productives :
Premièrement, les liaisons en amont correspondant aux effets nés des approvisionnements en inputs ; Hirschman les définit en soulignant que « toute activité économique non primaire déterminera des efforts pour produire localement les inputs qui lui sont nécessaires ».
Deuxièmement, les liaisons en aval liées aux utilisations des inputs ; c’est donc « toute activité qui, par nature, ne répond pas exclusivement à des demandes finales déterminera des efforts pour utiliser ses outputs comme inputs dans des activités nouvelles ».
Les deux phénomènes sont connus des économistes qui évoquent fréquemment les économies externes, les complémentarités et les causalités cumulatives. Toutefois la notion n’a pas véritablement donné lieu à des tentatives de mesures précises. Hirschman propose alors de distinguer deux phénomènes jouant dans l’impact qu’une industrie A peut exercer sur une industrie B : L’importance potentielle des nouvelles industries pouvant être lancée ; la force de cet effet, c’est-à-dire la probabilité que ces nouvelles industries soient effectivement créées. Les résultats statistiques de l’analyse input-output peuvent-ils alors permettre d’améliorer la maximisation des effets de liaison ? S’appuyant sur une étude de H. B. Chenery et T. Watanabe, il souligne que des informations précieuses sur les complémentarités entre secteurs et industries sont fournies par ce type d’instrument ; mais l’emploi a ici des limites car, statique, il ne s’applique au développement séquentiel qu’au prix d’un « exercice mental » assez malaisé. Les extrapolations à partir de ce type de matrice sont intéressantes, néanmoins, « il est beaucoup plus utile d’étudier la structure des pays sous-développés et de voir comment les effets de liaison y font normalement leur apparition ». Le modèle de Chenery et Watanabe offre cependant une autre possibilité ; il indique opportunément que la quasi-totalité des flux intersectoriels obéit à une logique triangulaire et non à une simple succession de stades de production. Comme le précise Hirschman, « dans une organisation triangulaire de la matrice entrée-sortie, il y a un « dernier » secteur dont la production va entièrement à la demande finale et qui effectue des achats à un certain nombre d’autres secteurs ; l’avant-dernier secteur vend sa production à la demande finale et au dernier secteur et achète à une partie ou à la totalité des autres secteurs à l’exclusion du dernier ; et il en va ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions au « premier » secteur, dont la production va à tous les secteurs suivants et peut-être aussi à la demande finale, mais qui n’utilise pas les produits venant d’autres secteurs ». Deux possibilités s’offrent alors pour enclencher le développement industriel : soit, favoriser les industries transformant les produits primaires locaux ou importés en biens répondant à des demandes finales ; soit favoriser les industries transformant des produits semi-finis importés en biens répondant à des demandes finales. Si la première solution s’est imposée nécessairement dans les premiers pays industriels, il semble que la seconde solution soit plus appropriée pour les actuels pays sous-développés ; pour ces derniers, « les industries textiles et alimentaires et les industries de matériaux de construction, fondées sur des matières premières locales, gardent encore une grande importance mais, dans une très large mesure, leur industrialisation commence de la seconde façon, par des entreprises donnant les « touches finales » à des produits industriels presque finis importés de l’extérieur ». L’intérêt de ces « industries d’importation enclavée » est de stimuler un grand nombre d’effets de liaison en amont et en aval qui peuvent alors se combiner de façon originale, Hirschman évoquant la possibilité d’un effet de tenaille. Il précise ici, « cette sorte d’effet de tenailles avec rétroaction ne peut être obtenu que grâce aux industries qui, dans la matrice triangularisée des relations intersectorielles, se trouvent à quelques distances des lignes supérieures ; autrement dit, grâce aux industries dont les produits sont distribués à beaucoup d’autres secteurs industriels, tout en allant directement à la demande finale ».
Ces conseils sur le modèle d’industrialisation propre aux pays sous-développés ne peuvent donner lieu à des applications trop rigides. Il ne prétendent pas vérifier les critères stricts d’opérationalité technocratiques alors en cours et qu’Hirschman associe à certains fantasmes du théoricien ou de l’expert. On le voit très clairement dès l’ouvrage de 1958 lorsqu’il développe des considérations iconoclastes sur induction et liaison dans le cadre de la croissance de la firme dans les situations de développement ; on le voit également aux rectifications et élargissements ultérieurs qu’il propose du concept de liaison.
Hirschman s’interroge très tôt sur les conditions du maintien d’un fonctionnement efficient de la firme. La question constitue une subdivision du problème plus général du développement, mais présente quelques traits originaux ; il s’agit en effet d’impulser et d’entretenir, au sein de cette institution basique, une certaine attitude vis-à-vis de la coopération et du changement ; or, « toute tentative pour résoudre les difficultés des nouvelles entreprises en pays sous-développés uniquement grâce à des pressions extérieures doit nécessairement faire appel à des forces de progrès qui sont censés être déjà à l’œuvre dans la société ou l’entreprise ». Le problème se pose principalement au niveau de l’entretien du capital, activité de nature préventive devant être impérativement assurée de façon régulière. L’entretien est cependant un processus d’organisation vis-à-vis duquel les contraintes et rappels sont faibles en particulier dans le court terme ; Hirschman souligne alors que dans les pays peu développés dans lequel il n’y a pas initialement d’habitudes et de routines liées à l’entretien il convient, paradoxalement, de privilégier les processus sollicitant un outillage compliqué et dont la détérioration sera rapidement sanctionnée. Seule cette configuration exigeante est en mesure d’induire un comportement vigilant de la part des acteurs et peut donc permettre un apprentissage graduel. Cette première analyse à donné lieu chez Hirschman à des prolongements originaux et une nouvelle fois assez surprenants ; par exemple, il a distingué les opérations dont le rythme est réglé par la machine à celle dont le rythme est réglé par l’exécutant, de même qu’il a insisté sur la distinction entre activités industrielles centrées sur un processus et activités industrielles centrées sur un produit. Dans chaque cas, il s’est prononcé en faveur des processus les plus contraignants en soulignant qu’une marge mince de tolérance, en raison des risques évidents de rupture, induit graduellement certaines compétences industrielles chez les acteurs. En l’absence initiale de ces compétences, il faut favoriser les processus qui en contraignent l’apparition puis le maintien.
Les articles plus tardifs que consacre Hirschman au concept de liaison signalent également sa volonté d’en augmenter surtout le contenu qualitatif. Il prend note des difficultés rencontrées par ses propositions initiales : les modèles de développement par substitution d’importation ont enregistré des critiques sévères et des échecs ; les tentatives de mesure précises de la notion de liaison, en particulier à partir des modèles input-output, n’ont pas donné de résultats véritablement probants. Hirschman rappelle toutefois que « étant donné les difficultés de calcul, le concept de liaison a plus servi de guide général pour les stratégies de développement que d’outil précis et pratique en vue de la planification de projets ». Le revers de cette difficulté à quantifier et à expertiser sur la base de certaines propositions contenues dans Stratégie du Développement Economique, a donc été un élargissement et un approfondissement qualitatifs dans l’analyse de la notion de liaison et, plus largement, de celle de développement. Ainsi, deux autres types de liaisons sont dégagés :
en premier lieu, les liaisons par consommation décrivant une « incitation à une fabrication nationale de produits de consommation qui se fera sentir à mesure que des revenus accrus seront consacrés à l’achat de ces biens ». Il s’agit d’effets de liaisons plus larges et moins directs que les classiques effets amont et aval. Ils conduisent néanmoins à des résultats intéressant l’analyse stratégique ; par exemple, dans une perspective typiquement keynésienne, Hirschman montre l’importance pour la diffusion de ce type d’effet d’une répartition évitant les trop fortes inégalités ; ou également, il mentionne le fait que la prise en considération des liaisons par consommation peut conduire à rectifier certains diagnostics trop unilatéraux concernant la supériorité d’un développement à base industrielle sur un développement s’appuyant sur les activités agricoles.
En second lieu les liaisons fiscales. En effet, directes ou indirectes (selon qu’elles se manifestent par une taxe initiale sur les exportations ou par des droits de douanes sur les importations), elles rendent possible « un autre processus de génération d’entreprises nouvelles [qui] peut résulter de l’ingérence de l’Etat dans les mécanismes du marché ».

C’est en définitive à un complexe extrêmement changeant de divers types de liaisons qu’est confrontée chaque situation de développement. L’approche stratégique consiste, dans chaque cas, à favoriser les inductions et à éviter les enlisements : « les différents effets de liaison, leur éventuel échec et leurs combinaisons variables déterminent un champ complexe de possibilités ». C’est donc à une enquête attentive aux caractéristiques de chaque situation et vigilantes vis-à-vis des opportunités réelles qu’est conviée, à travers cette notion, la recherche sur le développement.

POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

La réflexion appliquée, chevillée aux problèmes concrets de politiques économiques, a constitué une exigence précoce du projet d’Hirschman. Le thème est déjà au coeur de sa thèse intitulée Il franco Poincaré e la sua svalutazione, soutenue à l’Université de Trieste en 1938. Sa communication sur le contrôle des changes en Italie, présentée à la XII Conférence Permanente des hautes études internationales de la Société des Nations traite également l’un des aspects de la question. Dans l’immédiat après-guerre, spécialiste des économies française et italienne, il évalue les modalités d’application du Plan Marshall et intervient également dans les discussions relatives à l’Union européenne de Paiements (UEP). Un certain nombre d’aspects de l’analyse des années quarante et cinquante annoncent ainsi les perspectives ultérieures proposées dans Journeys Toward Progress. Ces différents travaux signalent, en effet, une analyse détaillée des circonstances et des caractéristiques institutionnelles où les politiques ont dû se mettre en place. De l’expérience du Plan Marshall Hirschman tirait la conviction que prescrire une politique orthodoxe pour les économies disloquées de l’Europe d’après-guerre – en se limitant à stopper l’inflation et à fixer correctement les taux de change - était souvent naïf sur le plan politique, explosif sur le plan social et même nuisible sur le plan économique à plus longue échéance.
Hirschman est parti en Colombie après avoir terminé son travail pour le Plan Marshall. En Colombie il va observer de près les problèmes souvent originaux que pose le développement et devoir, avant même d’endosser l’habit du savant, expérimenter les contraintes du politique. Rétrospectivement, il a pu noter, « mon inclination naturelle, en prenant mon travail, me portait à m’engager personnellement dans différents problèmes concrets de politique économique, dans l’intention d’en apprendre le plus possible sur l’économie de la Colombie et dans l’espoir de contribuer de façon marginale à l’amélioration des politiques». Un des premiers résultats de son travail au Conseil national de planification a d’ailleurs été la rédaction d’un « Guide pour l’analyse et la préparation de recommandations sur la situation économique ». Il a publié, à la suite, une série de travaux empiriques et théoriques sur la planification de l’investissement, ainsi qu’un ensemble d’études concernant l’économie et la politique de certains pays latino-américains.
Hirschman a, lui même reconnu que lors de ses premières années aux Etats-Unis son « activité théorique s’est focalisée sur l’analyse de la façon dont les Etats-Unis pouvaient développer un rôle positif en Amérique latine et sur les possibilités de poursuivre certaines réformes. C’est précisément dans cette optique que je me suis mis à écrire mon deuxième livre sur le thème du développement, Journeys Toward Progress, qui, dans le fond, cherchait à comprendre comment il serait possible de réaliser des réformes dans ces pays ; d’après moi, les Américains avaient une vision naïve, formulant des propositions catégoriques… Avant tout, ce que je voulais comprendre, c’était comment on était en train de réaliser concrètement les réformes en Amérique latine et c’est pourquoi je me suis mis à étudier sérieusement l’histoire du Policy Making et des réformes dans cette partie du monde. Voilà ce que j’ai essayé de faire dans mon livre Journeys Toward Progress». Grâce à ces travaux Hirschman sera invité à collaborer avec la Maison Blanche en vue de définir certains aspects de la politique nord-américaine concernant l’Amérique latine. Cependant, il en dénonce rapidement les illusions technocratiques et la méconnaissance générale des virtualités locales du développement.
Les ouvrages de 1963 et 1967 témoignent de la part d’Hirschman d’une réaction viscérale contre une perspective sur le changement qui ne prendrait pas sa source dans le politique, mais uniquement dans le technocratique. Certains de ses développement peuvent ainsi apparaître comme soit fade, soit délirant. C’est néanmoins l’inflation dans ces années là des prétentions probabilistes, bien représentées selon Hirschman par certaines dérives de la recherche opérationnelle, qui le conduisent à illustrer concrètement le credo possibiliste. Deux points nous retiendrons ici :
Dans Journeys toward progress, l’étude de terrain effectuée sur plusieurs pays latino-américains montre que le changement économique et politique ne relève presque jamais des deux situations extrêmes, le changement révolutionnaire et le changement pacifique, à partir desquelles les théoriciens et les praticiens ont l’habitude de recourir, mais davantage de cas intermédiaires, graduels, alliant facteurs antagoniques et non antagoniques. De fait, Hirschman en tire certaines conclusions pratiques en matière de réforme sociale (1) ; dans Development projects observed, l’étude des problèmes affectant le déroulement des projets de développement conforte Hirschman dans sa critique des politiques de développement planifiées et importées qui ne tiennent pas assez compte des ressources internes des pays concernés. La réussite d’un projet de développement dépend alors de la mesure dans laquelle d’une part il adapte sa réalisation aux caractéristiques propres du pays, et d’autre part, il reste ouvert aux nouvelles possibilités de développement que son accomplissement est susceptible de générer (2).

La pluralité des réformes économiques et politiques

Les analyses de cas effectués sur trois pays d’Amérique du Sud (Brésil, Colombie et Chili) dans Journeys toward progress permettent à Hirschman d’aborder concrètement la question du changement social. A quels mécanismes répondent les évolutions économiques et politiques des pays concernés ? Ses observations l’amènent à critiquer pour leur manque de réalisme les deux formes de changements, révolutionnaire et pacifique, à partir desquels se forment la théorie et la pratique politique ; chacun présuppose premièrement une modification des rapports de pouvoir et de la distribution des richesses, et deuxièmement, le passage d’une situation injuste socialement à un état social rationnel et harmonieux. Ces deux types de modèles du changement social restent peu pertinents pour expliquer les évolutions des pays étudiés ; c’est pourquoi, Hirschman tente de montrer “ comment éléments de réforme et de révolution sont conjointement présents dans les séquences de politique économique que nous avons observé”. Les modèles révolutionnaire et pacifique de la prise de décision politique sont critiquables pour au moins trois points : le premier porte sur les formes de violences sociales rencontrées dans les pays Latino-Américains, le second sur la multiplicité des problèmes auxquels sont confrontés les décideurs politiques, et enfin, le troisième à la diversité des voies par lesquelles le changement se réalise.

Formes de violence

Le changement révolutionnaire implique une instrumentation de la violence sociale. Les situations observées par Hirschman ne vérifie pas cette option ; le plus souvent la violence y apparaît de façon spontanée et décentralisée. Elle sert à signaler aux autorités politiques l’existence d’un problème économique, politique ou social. Elle sert également à remettre en question certains statu quo puissants sur lesquels les réformes buttent en temps normal. Les crises que génèrent les épisodes violents constituent un facteur du changement social dans la mesure où d’une part elles permettent de porter l’attention sur des problèmes ignorés ou négligés, et d’autre part, elles favorisent le développement d’actions à l’encontre de certains groupes sociaux, impossibles à entreprendre en période de paix sociale. En outre, les crises provoquent un changement graduel où se succèdent réformes et alliances. Comme l’exprime Hirschman, “l’approfondissement et l’aggravation d’un problème, accompagné et signalé par certaines formes de violence, constitue pour le réformateur un moyen d’éprouver ses convictions, de recruter de nouveaux alliés et de rassembler des nouvelles connaissances”. Il n’y a pas en ce sens un accord général sur lequel se rallient tous les groupes sociaux du pays mais un ensemble de petits compromis attenant à des problèmes spécifiques et qui nécessitent pour chacun de nouveaux arrangements.

Complexité des problèmes

Deuxièmement, le développement de problèmes successifs concernant des groupes sociaux ouvre dans bon nombre de cas les possibilités du changement, soit que les groupes alors confrontés à des problèmes déterminés se soutiennent mutuellement dans l’espoir que dans chaque situation le changement soit effectif, soit que plusieurs problèmes soient liés en ce sens que leur résolution n’est possible que simultanément.

Complexité des schèmes de changement

Enfin troisièmement, la prise en compte des composantes antagoniques et non antagoniques montre que les changements sociaux étudiés ne relèvent non seulement presque jamais de mécanismes révolutionnaire (antagonique), ou pacifique (non antagonique), mais qu’en outre il n’y a pas de schéma univoque et linéaire du changement. Le modèle classique qui suppose l’évolution nécessaire des réformes non antagoniques à des réformes antagoniques est contredit par les faits. Aucune conclusion définitive en effet ne peut être déduite au terme de l’étude de terrain d’Hirschman sur l’attrait qu’exerceraient les facteurs antagoniques ; la situation inverse du passage de la perspective non antagonique à la réforme antagonique demeure un processus connu et observé. Par ailleurs, la crainte de mesures politiques antagoniques favorise l’impulsion de réformes non antagoniques ; celles-ci se caractérisent ainsi par leur “ extraordinaire capacité d’adaptation durant laquelle certains des groupes en conflit sont défaits, d’autres sont neutralisés, et les autres les plus déterminés et radicaux souvent au moins empêchés de nuire par une coalition de forces extrêmement hétérogène. ”. Cependant, des éléments antagoniques subsistent toujours mais plus le développement économique s’accroît et plus s’affaiblit la probabilité d’un changement révolutionnaire. Dans cette perspective, la constitution d’alliances entre groupes sociaux hétérogènes, mêlant membres révolutionnaires et non révolutionnaires, est un facteur positif au changement social.
Les critiques précédentes impliquent d’abandonner la conception duale faisant de la révolution ou de l’union nationale une étape nécessaire au changement social. Des voies intermédiaires ont été expérimentées avec succès en Colombie, au Chili et au Brésil ; elles demandent simplement de la part des décideurs politiques une prise de conscience des possibilités étendues comprises entre le choix de la violence révolutionnaire et celui idyllique de l’union nationale. Hirschman élargit ses premières réflexions pratiques dans Development projects observed, mais cette fois dans une perspective de politique de développement économique.

L’incertitude et l’apprentissage comme composantes des projets de développement

Journeys toward progress complique donc les modalités du changement social ; celles-ci ne relèvent presque jamais de mécanismes révolutionnaires ou pacifiques mais de processus graduels mêlant facteurs antagoniques et non antagoniques et offrant une succession d’alliances et d’arrangements. Development projects observed introduit une complexité au niveau de la réalisation des projets de développement. Il s’agit d’analyser les interactions entre les caractéristiques structurelles du pays concerné et les facteurs internes des projets de développement. Une mauvaise situation économique, politique ou encore sociale n’interdit pas un développement viable dans la mesure où il suffit dans la perspective adoptée par Hirschman de déterminer un projet susceptible de fournir une capacité au développement, même si elle repose initialement sur de faibles ressources internes.
De fait, les politiques planifiées, supposant un développement préétabli, peuvent s’avérer non seulement inefficaces car elles n’auront pas prévu l’émergence de certaines difficultés dans leur accomplissement, mais qu’en outre elles négligeront un ensemble d’opportunités qui se présenteront au cours du processus de développement économique.
Hirschman distingue deux types de facteurs dont les projets de développement se doivent de tenir compte : les facteurs déjà en place (Trait-taking), et les facteurs à créer (Trait-making). La réalisation d’un projet planifié a priori, intégrant certains Trait-taking jugés non modifiables, peut échouer si dans le cours de son développement, certains changements doivent être opérés sur les variables sur lesquelles le projet est censé agir. Inversement, un projet procédant à des modifications importantes sur les Trait-taking peut aussi devenir un échec suivant les réactions de l’environnement économique, politique et social dans lequel il s’inscrit. Une bonne politique de développement doit nécessairement échapper à ce dilemme ; elle doit astucieusement trouver son chemin entre deux principes : “ (1) accepter que certains éléments constituent des caractéristiques ne pouvant être temporairement modifiées et contraignant donc le projet, et, (2) la décision d’accepter que d’autres éléments puissent eux être ouverts à des changements augmentant la faisabilité du projet”. La réussite du projet tient en définitive des choix effectués entre les Trait-taking et les Trait-making suivant le contexte économique, politique et social dans lequel il est réalisé.
Il existe trois ensembles de Trait-taking. Les premiers sont adaptés au projet de développement et ne posent en ce sens aucun problème à la réussite de la politique. Les seconds s’opposent au projet ; il est nécessaire dans ce cas d’importer les compétences et facteurs de production adéquats (trait-taking-cum-importing). Un processus auto-renforçant (cumulative sequence) négatif peut alors se mettre en place. Enfin, les troisièmes bien qu’inadaptés au projet ne peuvent être remplacés par importation pour des raisons d’efficacité économique ou que cela n’est pas jugé nécessaire. La politique de développement doit alors s’adapter à la production et aux compétences locales ; le projet incertain peut soit conduire à un développement ne répondant pas aux attentes des planificateurs (growth-stunting), ou bien ne pas fonctionner, ou encore, entraîner les résultats escomptés qui seront d’autant plus satisfaisants qu’ils s’appuieront sur les ressources propres du pays concerné. Un projet peut aussi miser sur le développement de Trait-making. Deux types de situations se présentent. Soit les Trait-making requis pour la réussite du projet, sont acquis par apprentissage ; soit ils sont trop éloignés des pratiques économiques, politiques et sociales du pays, rendant alors indispensable un changement de valeurs. Ces deux dernières situations correspondent chacune à un type de politique : la première induit de laisser un certain degré de liberté (latitude) sur le cours du projet permettant que l’apprentissage requis des Trait-making se réalise ; la seconde n’autorise aucun changement sur les objectifs et moyens fixés a priori provoquant ainsi l’acquisition des valeurs indispensables à l'accomplissement du projet de développement. Ce dernier type de politique est aussi prescrite lorsque les planificateurs prévoient de remplacer certains Trait-taking.
Cette distinction effectuée par Hirschman entre Trait-taking et Trait-making apporte deux avantages essentiels. Elle peut tout d’abord révéler des champs économiques, politiques ou sociaux où les Trait-making peuvent remplacer efficacement les Trait-taking. Elle peut deuxièmement montrer que la réalisation de Trait-making est totalement infondée compte tenu du contexte économique, politique et social du pays ou bien que la réussite de l’implantation des Trait-making nécessite une plus forte attention de la part des planificateurs qu’ils n’avaient prévu d’en donner. En fait, les analyses comprises dans Development Projects Observed ont surtout été éclairantes sur ce dernier point. Elles décrivent des situations sur lesquelles les planificateurs n’ont pas perçu les répercussions que la réalisation de leurs projets allait entraîner “ d’une manière ou d’une autre sur les réalités humaines, sociales, économiques de leur pays”. Dans chaque cas, la non perception des effets des Trait-making, soit qu’ils nécessitent une politique d’appui plus soutenue, soit qu’ils demandent un contrôle sur d’autres variables économiques ou politiques concurrençant le projet, conduit à des résultats inattendus du projet. Les conséquences de la politique de développement peuvent ainsi être beaucoup plus prometteuses que ne le laissaient prévoir les objectifs initiaux du projet, ou bien être en total régression. L'institution d'une organisation indépendante constitue un des moyens utilisé pour concilier les Trait-taking, estimés non modifiables, et les Trait-making, devant promouvoir le développement économique ; dans cette perspective, tous les problèmes contraignant la réalisation du projet (corruption, retard administratif, etc.) sont censés disparaître sous l'action efficace de l'organisation. Néanmoins, les études tendent à montrer que les échecs sont beaucoup plus fréquents que les réussites dans ce champ de la politique du développement.
Hirschman se refuse de généraliser les résultats observés dans ses études de terrain et suggérant que chaque cas produit des trajectoires singulières irréductibles les unes aux autres. Néanmoins, cette attention à la différence et le souci de traiter chaque situation sociale séparément n'interdisent pas d'émettre certains conseils en matière de politique de développement. De fait, les projets valorisés par Hirschman sont les politiques laissant, d'une part une liberté (Latitude) minimale aux planificateurs dans le processus de développement, et d'autre part, un certain degré d'incertitude sur les objectifs a priori du projet. En effet, bien que l'absence de Latitude améliore les prises de décision, minimise les coûts, « et, en général, dote les responsables ou directeurs d’une stricte discipline et de règles pour l’action, la présence de latitude, elle, s’est aussi quelquefois accompagné d’une amélioration dans la prise de décision rationnelle ou par l’adaptation de certains modèles de comportement économique aux exigences locales »; cette liberté donnée à la politique assure un apprentissage progressif des Trait-making. Enfin, même si l'incertitude d'un projet peut être fortement amoindrie, il est préférable de toujours s'engager sur des politiques incertaines car « le danger qui menace un projet quand l’incertitude est grande est compensé, en cas de réussite, par une rétribution proportionnelle »; il s'agit par conséquent non de rechercher une incertitude minimale mais optimale.
Finalement, les critiques théoriques adressées aux économistes du développement, développées dans les parties précédentes, se retrouvent dans les préférences d'Hirschman en matière de politique de développement. Les projets ne suivent pas des objectifs et des moyens préétablis mais adoptent une configuration qui permet de saisir toutes les opportunités susceptibles d’émerger au cours du processus de développement. Les projets créent en effet souvent des nouvelles possibilités de changement (openings for change) qui ne rentrent pas dans les moyens politiques initiaux ; cette propriété des politiques de développement permet ainsi d’étendre les fins visées a priori. Chaque projet offre une singularité qui empêche la généralisation et l'idée de critère de classement des politiques de développement. A ce titre, la modestie dont les économistes font preuves dans leurs pratiques “est en réalité la nécessaire contre-partie des vastes ambitions que les projets de développement doivent afficher et cultiver dans des pays où ils participent activement à un progrès général allant bien au delà de leur immédiate dimension productive”.


On ne saurait surestimer dans l’œuvre d’Hirschman l’importance de ces premières recherches dans le domaine du développement. L’article bilan, publié en 1981 permet de le souligner une dernière fois.
Le texte prend acte de la perte de vitalité de la jeune économie du développement : pourtant, d’une part, le problème réel demeure rappelé constamment par la progression de la pauvreté ; d’autre part, il serait faux de considérer qu’aucun progrès analytique n’a été enregistré dans ce domaine entre 1950 et 1980. Une recherche « archéologique », aux sources intellectuelles de la discipline est donc nécessaire. Deux éléments ressortent distinctement : d’abord, dès l’origine des tensions idéologiques majeures grevaient l’épanouissement de cette discipline ; ensuite, elle était animée d’un espoir démesuré.
Deux postulats originaux définissent l’économie du développement : « le rejet du principe mono-économiste et l’affirmation de celui de la réciprocité des avantages ». Le premier insiste sur la singularité de l’analyse du développement, alors que le second permet de souligner qu’il peut y avoir jeu à somme positive entre pays riches et pays pauvres en cas de coopération. Un tableau fournit dès lors les coordonnées de l’économie du développement :

Typologie des théories du développementMono-économismeAffirméNiéRéciprocité desAffirméeEconomie orthodoxeEconomie du développementAvantagesNiéeMarx ?Théories néomarxistes
Dès l’origine, l’économie du développement était ainsi menacée d’invasion par ses deux voisins ; voisins puissants dans la mesure ou chacun d’eux pouvait rapidement se muer en discours totalisateur : dans chaque cas, en effet, « c’est une cohérence interne des plus douillettes, qui cherche à simplifier (et à schématiser) le réel et prépare ainsi le terrain à l’idéologie ».
Comment néanmoins, dans ces conditions, l’hérésiarque économie du développement a-t-elle pu simplement exister ? Simplement, explique Hirschman, dans la mesure où elle s’inscrivait dans le sillage de la révolution keynésienne : un corpus original était sollicité « qui entre en jeu lorsqu’il y a, de façon sensible, sous-emploi des ressources humaines et matérielles ». L’enjeu, éprouvé concrètement au contact de la question du sous-emploi rural ou des spécificités de l’industrialisation tardive, consistait alors éminemment à intégrer à l’analyse économique les facteurs politiques et à la rendre perméable à l’histoire. La dimension théorique prométhéenne de l’entreprise était aussi, en quelque sorte, confortée par le bilan très positif du Plan Marshall qui suggérait que la combinaison fructueuse de l’aide extérieure et d’un certain degré de planification et de coopération économique permettait de stimuler et d’entretenir la croissance.
Cette situation allait se dégrader lorsque passée l’euphorie initiale, l’économie du développement a rencontré les premières difficultés. Cela a été le signal à une critique radicale de la part de ses deux voisins : d’un côté, les travaux de l’école de la Dependencia ont imposé l’idée d’un antagonisme brutal entre le centre, développé, et la périphérie : ni l’histoire, ni la volonté des acteurs n’avaient ainsi d’importance. D’un autre côté, les « orthodoxes » ont stigmatisé la mauvaise allocation des ressources économiques qu’avait entraîné l’intervention de l’Etat dans le processus de développement. La double attaque a alors conduit à dresser un constat d’échec complet de l’économie du développement.
Hirschman récuse cette vision en considérant que les problèmes doivent s’interpréter dans de tout autres termes; si l’économie du développement doit être critiquée, ce n’est pas pour avoir suivi certains principes, mais plutôt pour ne les avoir pas suivi jusqu’au bout, peut-être en raison d’une ambition démesurée : le rejet du mono-économisme ne devait ainsi pas s’arrêter aux portes de la nouvelle discipline : la catégorie même de « pays sous-développés » devait donner lieu à un travail d’analyse fondée sur l’observation de la complexité et de la diversité des situations ; similairement, l’hypothèse de la réciprocité des avantages né du volontarisme politique du plan Marshall devait inviter à mieux fouiller la question extrêmement complexe des rapports entre économie et politique.
L’analyse du développement correspond à la période la plus keynésienne de l’œuvre d’Albert Hirschman. Pour approximer une dernière fois la signification de ce rapprochement il peut être judicieux d’accorder crédit à la remarque de J. Schumpeter qui soulignait que la « vision » de J. M. Keynes était typiquement celle d’un intellectuel anglais frappé par le déclin du capitalisme de son pays et par les risques sociaux mais aussi politiques que faisait courir à la démocratie une « économie frappée d’artériosclérose », c’est à dire de paralysie, d’immobilité, d’équilibre. Similairement, l’économie politique d’Hirschman présente une très grande sensibilité au thème du déclin ; le déclin constitue, en quelque sorte, le cauchemar des situations généralisées d’équilibre de sous-emploi qu’expérimentent continûment les sociétés. Il dessine la tendance conduisant la raisonnabilité des communautés humaines à passer à la trappe. Cette condition nécessite des solutions adaptées comme, dans le cas précis du développement, l’organisation du déséquilibre. Dans un texte ultérieur A. Hirschman suggère que ce modèle fournit d’ailleurs un enseignement plus général si on remarque que la vertu essentielle du déséquilibre est de susciter certains types d’antagonismes, de conflits, d’oppositions.

II

OPPOSER


Au lendemain de la première guerre mondiale, Paul Valery notait, « la paix est peut-être l’état des choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre ». La volonté de mieux étayer cette idée – de « l’optimiser », sans doute -, en approfondissant, en particulier, l’analyse des relations entre marché et démocratie, économie et politique, caractérise certainement les recherches d’Hirschman sur la notion de conflit.
Les ressorts contextuels de cette recherche ne peuvent naturellement être écartés. Dans les années trente, il a été le témoin de ce que Georges Mosse a qualifié de « brutalisation » des sociétés européennes. Il a subi en Italie la montée du fascisme et a observé en Espagne les manipulations staliniennes dans le camp des Républicains. Plus tard, son expérience d’expert en Colombie et dans toute l’Amérique Latine l’a une nouvelle fois confronté à la violence ; dans les années quatre-vingt-dix, il ne pouvait être que particulièrement lucide vis-à-vis de la remontée des nationalismes et des différentes formes d’intégrisme religieux.
Ces déterminants sont indéniables concernant l’attention portée au rôle ambivalent du conflit. Cependant ils ont pu prendre appui et se développer grâce à des références classiques glanées très tôt aussi bien dans le domaine de la pensée politique, que dans celui de la sociologie, de l’histoire, et bien sûr, de l’économie politique.
Ces références ont nourri une approche où domine une nouvelle fois le pragmatisme original et personnel d’Hirschman ; dans le monde économique et social le doute surgit naturellement dans le cours continue de l’évolution lorsque des valeurs et des intérêts sont en conflit ; Amartya Sen, proche d’Hirschman, a opportunément défini cette constance économique en la baptisant dilemme : « un dilemme social est une lutte entre différentes valeurs, dont chacune mérite l’intérêt public et peut raisonnablement prétendre à notre respect et notre assentiment ». L’expérience consiste ici à introduire la rigueur dans ce domaine traditionnellement régi soit par le relativisme, soit par l’autoritarisme. L’intelligence sociale consiste alors à souligner l’importance des interactions et de la communication : comme le souligne J. Gouilonck à propos de l’application canonique de cette idée qu’en a fait John Dewey, « nos problèmes moraux surgissent lorsqu’il existe des valeurs incompatibles dans des activités partagées. Dans la plupart des cas, le problème qui vise à transformer la situation initiale est un problème social qui en appelle à la participation des différentes parties. La méthode sociale vise à surmonter les conflits des valeurs par la construction ou la création de valeurs plus larges ». C’est l’analyse de la croissance non-équilibrée qui a placé Hirschman sur cette piste ; il y a, en effet, parenté entre ce modèle économique qu’il nomme modèle de « la navigation contre le vent » et la forme démocratique de gouvernement : « l’art de faire la société dans une démocratie consiste à le faire en dépit d’un mécontentement substantiel et justifié de la part de certains groupes importants, mécontentement qui sera suivi d’un mécontentement similaire de la part d’autres groupes. A tout moment, il y a toujours non seulement lutte et conflit, mais aussi perte de quelques précieux terrains conquis précédemment. Mais il est possible qu’un progrès global soit en train de se réaliser – pour ainsi dire derrière le dos des partis et des groupes. La démocratie est renforcée lorsque, après un petit nombre d’alternances des partis au pouvoir, les différents groupes en viennent à se rendre compte que, chose assez étrange, ils ont tous gagné quelque chose ». L’entretien du déséquilibre et du conflit, tant économique que politique, est alors le seul moyen d’éviter l’autoritarisme.

Trois périodes permettent de jalonner l’évolution de la réflexion d’Hirschman sur le conflit : premièrement son premier grand ouvrage, publié en 1945, consacré aux rapports entre puissance nationale et commerce international (I) ; deuxièmement les très importantes analyses du phénomène inflationniste en Amérique Latine présentées dans les années soixante et soixante-dix (II) ; troisièmement, l’article programmatique de 1993 intitulé, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché » (III).

I. PUISSANCE ET COMMERCE INTERNATIONAL

Rédigé à l’Université de Berkeley en 1941-1942, National Power and the Structure of Foreign Trade est le premier ouvrage important d’Albert Hirschman. C’est John Condliffe qui, nommé professeur d’économie internationale à l’Université de Californie lui obtient une Bourse Rockefeller et le fait venir aux Etats-Unis dans le cadre d’un « Projet sur la régulation du commerce international ». Le texte, on va le voir, s’oppose, tant par son esprit que par ses concepts ou sa méthode, aussi bien aux tous derniers raffinements de la théorie standard du commerce international proposés par E. Heckscher et B. Ohlin qu’aux théories de l’impérialisme économique présentées par R. Hilferding, Lénine et Rosa Luxembourg. Par son éclectisme et, déjà, sa volonté de franchissement des frontières disciplinaires, ce travail se rapproche d’ailleurs plus nettement du domaine de l’étude des relations internationales. Son optique le situe, en effet, dans la proximité de la définition classique proposée en 1964 par P. Renouvin et J-.B Duroselle signalant l’impossibilité de donner une réponse simple et générale à la question des « interférences entre la « politique d’affaires » et la diplomatie, et de déterminer le rôle respectif des intérêts matériels et des intérêts politiques » dans le cadre des relations économiques internationales.
L’analyse procède d’un constat d’incapacité : les économistes paraissent incapables de saisir la nature exacte et la complexité des relations entre puissance et commerce ; pour les uns les deux termes s’excluent, pour les autres ils sont synonymes. Seule une minorité d’économistes semble avoir véritablement saisi la difficulté de la question (1). Celle-ci se pose dans les termes suivants : l’échange suscite le déséquilibre et les conflits ici synonymes de vitalité et plus largement, de changement économique et social. Néanmoins l’échange peut tout aussi bien converger vers l’éradication du conflit et l’instauration d’une domination politique et économique totale (2). L’analyse de la politique économique de l’Etat allemand avant et pendant la Première Guerre Mondiale permet de souligner les déterminants complexes qui régissent la préservation ou la disparition des conflits (3) ; Hirschman souligne finalement que la reconstruction du commerce mondial après 1945 doit se faire sous l’autorité d’une instance internationale capable de contrôler les phénomènes de pouvoir (4) ;

1. Lacunes de la réflexion économique

Hirschman note qu’un manichéisme évident domine depuis plusieurs siècles la réflexion économique sur les rapports entre puissance nationale et commerce international.
Une première ligne de réflexion, libérale, est aveugle au phénomène de puissance ; ou, du moins, cherche opiniâtrement à le demeurer. Elle domine actuellement l’opinion et rend extrêmement difficile l’intelligence de la pluralité des finalités possibles de l’activité économique. Elle sépare alors radicalement ce qui est du domaine « naturel » de l’économie, la recherche du bien-être, et ce qui en constitue sa perversion, la politique de puissance. Adam Smith joue historiquement un rôle très important ; s’il ne dissimule pas les rapports entre pouvoir et richesse, évidence soulignée avant lui par les Mercantilistes, il remet en cause l’idée suivant laquelle le commerce international serait un jeu à somme nulle. Comme le relève Hirschman, c’est « la preuve avancée par Smith suivant laquelle le gain d’une nation n’est pas nécessairement une perte pour son voisin et, qu’au contraire, l’ensemble des nations participe au bénéfice du commerce international, qui sape cette prémisse mercantiliste ». C’est l’inflation de l’argument du gain réciproque et l’accent porté sur l’interdépendance harmonieuse et nécessairement pacifique entre partenaires économiques qui se trouvent alors à l’origine du discours optimiste rendant totalement étrangers l’un à l’autre politique de puissance et politique de bien-être.
A l’inverse, une seconde ligne de réflexion identifie puissance et richesse. La confusion entre les deux domaines est initialement l’œuvre des Mercantilistes : « dans la conception mercantiliste une contradiction entre richesse et recherche du pouvoir par l’Etat est totalement impensable ». A sa manière, le protectionnisme formulé d’abord par Fichte dans son Closed Commercial State reproduit la même erreur. L’ouverture internationale est montrée du doigt dans la mesure où elle induit nécessairement une excessive spécialisation synonyme d’affaiblissement national.
Seul alors un économiste comme John Stuart Mill introduit un élément de nouveauté dans ses développements sur le commerce international ; s’il souligne la mutuelle dépendance entre partenaires il ne dissimule pas le fait qu’elle se constitue plus nettement au bénéfice de quelques-uns. C’est à une analyse de l’évolution de la richesse ou du pouvoir relatif qu’invitent alors ces premiers développements milliens prolongés un peu plus tard par F. Y. Edgeworth ou par C. F. Bastable ; mais c’est également à une remise en question des conceptions classiques des acteurs et de leurs choix – entités ni strictement économiques, ni strictement politiques - qu’invitent ces analyses : comme l’annonce alors Hirschman, « nous devons tenter ici de poser systématiquement les questions suivantes : pourquoi et comment le commerce extérieur pourrait-il devenir ou pourrait-il être utilisé, de manière consciente et efficace, comme un instrument de la politique de développement national ?».

2. L’analyse théorique et la part du conflit

Quelles sont les sources du pouvoir de coercition pouvant procéder du commerce international ? Deux effets sont distingués : le premier, le plus évident, est « l’effet d’approvisionnement » (supply effect). Le commerce international favorise un approvisionnement moins coûteux et plus complet renforçant le potentiel industriel et militaire d’une nation. C’est la volonté de sécuriser cette fonction d’approvisionnement en particulier en limitant les risques de dépendance ou de vulnérabilité en temps de crise qui conduit à des actions en faveur du contrôle des mers, à des accumulations de stock, au développement de relations bilatérales ou à la constitution de zones protégées.

Cet aspect est bien connu, et Hirschman insiste beaucoup plus longuement sur le second aspect, « l’effet d’influence », qu’il décrit précisément : « Dans un deuxième temps, le commerce extérieur peut, du point de vue de la puissance, devenir une source directe de puissance. D'aucuns ont montré, pleins d'espoir, que le commerce considéré comme un moyen d'obtenir une part de la richesse d'un autre pays peut remplacer la guerre. Mais le commerce peut également devenir une alternative à la guerre - et cela conduit à une perspective moins optimiste, puisqu'il introduit une méthode de coercition qui lui est propre dans la relation entre des Etats souverains. La guerre économique peut supplanter les bombardements et la pression économique peut remplacer les assauts au fer. En effet, on peut démontrer que même si la guerre pouvait être éliminée, le commerce extérieur conduirait toujours à une situation dans laquelle certains pays seraient dépendants d'autres ou influencés par d'autres». C’est la menace d’interrompre les échanges commerciaux qui constitue ici la principale arme. Dès lors, un pays voulant acquérir un pouvoir et créer une dépendance chez ses partenaires peut compter sur plusieurs facteurs :

Le montant des échanges

Hirschman propose ici de renouveler l’analyse traditionnelle du « gain from trade » en menant une réflexion sur son versant politique : il note significativement, « la théorie traditionnelle qui veut qu'on tire des bénéfices du commerce et la théorie qui, du point de vue du pouvoir, veut que le commerce créé la dépendance, sont étudiées ici et considérées simplement comme les deux aspects d'un même phénomène. Ce parallèle peut être l'application moderne de l'ancien dicton : "Fortuna est servitus" ».
Mobilisant le concept mis au point par A. Marshall, il en retourne le sens : un accroissement du gain du partenaire peut signifier, dans une optique d’assujettissement, un accroissement de sa dépendance. Il est naturellement évident que l’exercice à des limites ; néanmoins, « Si un pays A cherche à accroître son influence sur un pays B, alors il a probablement intérêt à changer les termes de l'échange en faveur du pays B ». Il devient ainsi indispensable de bien distinguer gains objectifs et gains subjectifs dans le cadre du commerce international. Cela signifie alors qu’il faut préciser les préférences réellement visées par les différents partenaires. Là encore, Hirschman souligne très clairement, « Il est en effet impossible d'affirmer que l'importance respective des bénéfices subjectifs tirés du commerce correspond à la répartition du bénéfice objectif, sans supposer que les deux pays partagent les mêmes goûts et les mêmes degrés de satisfaction avant que l'échange ait lieu ; en d'autres termes, sans supposer qu'ils ont envisagé tous les aspects du problème. Sans de telles suppositions, il serait absurde qu'un pays n'obtienne pas une part inférieure du surplus matériel des biens gagnés grâce à la spécialisation internationale, alors qu'il tire une plus grande satisfaction de l'échange que son partenaire commercial ».
Ces remarques appellent une analyse plus fine des déterminants d’un tel gain subjectif. Reprenant les analyse de F. Y. Edgeworth et d’A. Marshall, il montre alors qu’à volume d’échange constant, le gain subjectif est minimal lorsqu’il y a élasticité forte et constante du pays A poursuivant une politique de puissance ; il est maximal lorsque cette élasticité, initialement importante décroît ensuite rapidement. Ce constat n’est surprenant qu’en apparence : le résultat le plus probable étant, en effet que le pays exportateur bénéficiaire initialement des termes de l’échange se fait graduellement piéger par cette relation. La volonté de puissance s’exprime alors lorsque, par exemple, le pays A accepte initialement volontairement une détérioration de ses gains commerciaux soit en changeant pour un partenaire moins profitable, mais par exemple producteur unique, soit en laissant se détériorer ses termes de l’échange. A terme, la relation se retourne et A est alors en position de dominer plus étroitement B, empêchant son industrialisation, ou manipulant, mais désormais en sa propre faveur, les termes de l’échange.

L’inertie des situations

L’interruption du commerce est synonyme d’appauvrissement. Il nécessite en outre un effort souvent important de réajustement induisant un coût immédiat mais également un coût dans le long terme dû au travail de ré-allocation. Le pays subissant la rupture doit ainsi, d’une part, produire lui-même les biens auparavant importés (ou trouver d’autres fournisseurs), d’autre part, réallouer les facteurs précédemment utilisés dans les industries d’exportation. Hirschman souligne que ce second aspect est au cœur des explications modernes, le premier ayant été plus nettement travaillé par les Classiques. Des facteurs sont naturellement aggravants ; le degré d’immobilité des facteurs à l’intérieur de la nation, le degré de concentration géographique et sectorielle des industries touchées. Ceci explique également les mesures visant à brider l’industrialisation des pays partenaires, les économies mono-productrices en particulier de matières premières ou de produits agricoles ayant peu de capacités de réajustement. Enfin, la rupture affecte également les intérêts acquis dans les différents milieux, régions, classes entraînant des risques sociaux importants.
Néanmoins ces armes économiques peuvent ne pas suffire et, dans ce cas, le partenaire B peut se soustraire à la contrainte de A en réorientant son commerce vers C, D, E. C’est ce risque qui conduit souvent le pays A dans sa recherche de puissance à des précautions et à des mesures plus précises et plus directes, la principale étant d’organiser un commerce important avec les petits pays. Devenus fournisseurs ou clients principaux, ces derniers auront dès lors les plus extrêmes difficultés à se dégager du lien commercial avec A, grande puissance. A terme, l’objectif de A sera de modeler suivant ses intérêts commerciaux et politiques le type d’industrialisation de B.
Une panoplie extrêmement large de moyens semble donc s’offrir, dans le cadre où se déroule le commerce international, pour une politique de puissance nationale. De fait, Hirschman en dresse une liste complète et souligne ensuite que le régime National-Socialiste allemand dans les années trente a systématiquement et, de façon cohérente, exploité ces différentes possibilités pour accroître sa domination aussi bien sur l’Italie que sur l’ensemble des nations du sud-est de l’Europe.
Néanmoins une question importante est soulevée par cette analyse : jusqu’à quel point cette réalisation procédait-elle d’un plan d’ensemble préétabli par l’Etat Nazi ? Hirschman souligne qu’effectivement la volonté de puissance ne fait ici pas doute, mais qu’il y a eu tout autant une évolution irréversible due à un environnement particulièrement permissif.
Il note, en effet, que dans certains cas, certaines conséquences inattendues d’une politique peuvent renforcer de façon « providentielle » une action initiale : « Cependant, il est également possible qu'une politique ait des conséquences inattendues qui renforcent plus qu'elles ne détruisent le résultat que la politique avait voulu obtenir». Quels éléments ont été ici décisifs ? Premièrement, les circonstances historiques qui, avant même l’arrivée des Nazis au pouvoir avaient obligé l’Allemagne, pays débiteur et à devise faible après 1918, à réorienter son commerce vers les pays moins riches du Sud-Est Européen ; deuxièmement, la volonté de puissance ultérieure de l’Etat Nazi ; troisièmement les circonstances mêmes de l’échange international dans le sens où, l’échange lui-même, lorsqu’il n’est pas contrôlé par un cadre institutionnel satisfaisant produit indissolublement de la richesse et du pouvoir. Hirschman souligne ce dernier trait clairement, « Un élément nous importe avant tout : les conflits d'intérêt et les instabilités sont déjà présents en puissance dans des relations commerciales inoffensives, telles qu'elles ont toujours existé - c'est-à-dire entre de grands et de petits pays, des pays riches et des pays pauvres, des économies agricoles et des économies industrielles. Ces relations pourraient parfaitement s'accorder aux principes enseignés par la théorie du commerce international. Il se peut que le pouvoir politique soit en retrait dans de telles relations commerciales. Mais aussi longtemps que la guerre reste une éventualité et que l'Etat souverain peut interrompre, s'il le désire, ses échanges avec n'importe quel pays, la compétition entre les pays pour accroître leur puissance envahit les relations commerciales et le commerce extérieur lui apporte une occasion d'accroître sa puissance - possibilité qu'il est tenté de saisir ».

3. Nationalisme et internationalisme

Le rôle de la propagande, de la rumeur, et des représentations inexactes fut très important dans la dégradation de la situation après 1918 (voir chapitre 3). La fin de la seconde guerre mondiale pose en tous points un problème similaire à l’après 1918 : « Comme à la Conférence économique de Paris (1916) et, par la suite, à Versailles, la principale préoccupation de nos futurs négociateurs sera d'empêcher le retour d'une "agression économique", objet de toutes leurs craintes ». Trois alternatives sont en présence : premièrement, mettre en place des contraintes discriminantes entre l’Allemagne et les Alliés ; deuxièmement, instaurer un régime général de laisser-faire inconditionnel ; troisièmement, favoriser l’abolition des pratiques discriminantes et retreindre les interventions des Etats souverains.
La première option pose immédiatement un problème : comment distinguer ce qui pourrait être une industrialisation ou une politique commerciale à visée principalement belliqueuse et une industrialisation offensive mais se situant dans une logique strictement économique ? Les techniques mises en place après 1918 ont souvent favorisé les confusions et ont alors directement alimenté une réaction nationaliste ; en outre, lorsque effectivement, la visée était de nature impérialiste, les mesures opposées visant à faire obstacles au dumping, au clearing, aux taux d’échange préférentiels ont été sans véritables effets.
La seconde option a une longue histoire ; en effet, si les Classiques avaient aperçu les phénomènes de pouvoir apparemment inhérent au commerce international, ils avaient jugé que ces scories politiques disparaîtraient purement et simplement dans un régime de libre échange généralisé. Le marché allait abolir les différences et mettre en présence des agents de taille et de puissance équivalente. Selon Hirschman néanmoins, «les conditions qui étaient censées conduire à une neutralisation des éléments de puissance dans les relations économiques internationales ne sont pas seulement « irréalistes », mais parfaitement impossible ». Ce que l’on continue à observer dans un cadre extrêmement permissif, c’est la présence de petites nations face aux grandes puissances : le lien économique est alors caractérisé par le « déséquilibre de pouvoir », déséquilibre cumulatif.
La troisième option oppose à cet ambitieux programme de libre-échange généralisé une politique plus limitée, plus pragmatique mais mieux adaptée aux situations concrètes : « Si tel est le cas, un argument a fortiori s'applique à l'abolition simple des traitements discriminatoires tels que les quotas, les frais de douane préférentiels ou les taux d'échange qui varient selon le type de transaction et le pays concerné. Ce programme est beaucoup moins ambitieux que celui du libre-échange universel puisqu'il admet des tarifs douaniers unifiés, des interdictions catégoriques ainsi que des manipulations monétaires, étant donné que le taux d'échange avec l'étranger est unique ». Ce programme, qui fut celui de W. Wilson, après 1918, ne peut alors être que celui choisit par les Alliés pour l’après Seconde Guerre Mondiale. Son autre versant porte sur la limitation des interventions restrictives procédant directement du pouvoir politique. En effet, « Des tensions naissent aussi très facilement des traitements discriminatoires et de l'assimilation de tous les intérêts privés aux intérêts de l'Etat… Là où il existe une possibilité d'utiliser le commerce extérieur comme l'instrument d'une politique de puissance nationale, une motivation supplémentaire est introduite pour que cet instrument soit utilisé de la manière la plus efficace possible : la discrimination et l'intervention de l'Etat. Ces deux formes d'un nationalisme économique extrême ne nous paraissent donc pas être la cause de l'aspect politique des relations économiques internationales, mais bien plutôt le symptôme et la conséquence ultime de cet aspect politique». Un changement de cadre institutionnel est donc indispensable pour que l’alternative ne se résume pas, pour l’après 1945, au protectionnisme ou à l’agression. La solution, comme l’indique alors clairement Hirschman, réside alors dans un pouvoir de contrôle se situant au-delà des nations : « Si nous voulons passer des alternatives stériles -autarcie ou "pénétration économique"- à la réalisation d'une collaboration économique internationale, le pouvoir exclusif d'organiser, de réguler et d'intervenir dans l'échange ne doit plus être dans les mains de nations uniques. Il doit être transféré à une autorité internationale capable d'exercer ce pouvoir comme une sanction contre une nation qui ferait figure d’agresseur ».
Dans un texte postérieur de quelque trente cinq ans, Hirschman est revenu sur les principaux arguments de ce premier travail pour en présenter quelques critiques. En soulignant le rôle des  caractéristiques structurelles des relations économiques internationales, son travail anticipait et, en quelque sorte, se posait comme l’ancêtre, des travaux de l’Ecole de la Dependencia dont les chefs de file furent au début des années soixante F. H. Cardoso et O. Sunkel. Dans les deux cas une certaine structure bloque tout développement ; la seule solution réside alors dans un changement radical de ces caractères structurels.
Evoquant sa thèse Hirschman note ainsi, « les Nazis dans cette perspective n’ont nullement perverti le système économique international. Ils en ont simplement exploité l’une des caractéristiques ». Mais il considère « rétrospectivement infiniment naïf » l’espoir placé alors dans le contrôle par une instance internationale des phénomènes de pouvoir émergeant du commerce international. Evoquant ce diagnostic de jeunesse, il remarque, « en d’autres termes, j’invoquais un deus ex machina » et regrette de n’avoir pas plutôt insisté sur les petits défauts de la structure et sur les forces qui, au sein de cette structure pouvaient en travailler la transformation. Il note, à titre d’exemple, que, s’il est évident qu’un petit pays dont une très forte fraction du commerce est dirigé vers une grande puissance subit une contrainte forte, la situation n’est pas sans avantages ; en effet, la petite nation bénéficie d’un différentiel d’attention : la grande nation ne lui accorde souvent qu’une attention limitée, proportionnelle à sa propre implication dans leur commerce bilatéral. Dès lors la petite nation peut bénéficier et peut exploiter cette asymétrie et en profiter, d’abord pour se développer, ensuite pour se dégager de ce lien de dépendance.
Hirschman ne pouvait donc être qu’assez critique vis-à-vis d’une étape de sa recherche où il s’agissait alors de fixer les « règles du jeu » du commerce international. Fixation en surplomb et définitive d’une structure sécurisant pour longtemps le déroulement des échanges. Deux grands défauts donc : premièrement son fixisme et l’idée qu’un consensus initial résoudrait la question ; deuxièmement les relations entre les acteurs et le système de règle. En effet, les règles sont ici générales et objectives, si bien qu’il n’est nullement indispensable que les agents concrets participent à leur élaboration et même, aient véritablement conscience de la signification du jeu et de ses règles.

Ce qui demeure en revanche très intéressant c’est la façon dont le théoricien dès ce premier travail est confronté avec la question du conflit et de sa situation particulière dans le domaine des rapports économiques ; dans National Power, en effet, Hirschman indique que l’économie politique fait fausse route si elle ne propose pas une réflexion centrée justement sur la complexité et l’ubiquité du conflit économique. Ce qui paraît, en effet, caractériser l’économie c’est l’acceptation a priori de la division comme état normal ; cette situation l’oppose à toute tendance visant à chercher une vérité définitive susceptible d’établir l’unité des esprits ; néanmoins, cette particularité vertueuse de l’économie d’échange n’est qu’une virtualité et le pari consiste alors à préserver ou à organiser le déséquilibre.

II. INFLATION ET DÉVELOPPEMENT

L’inflation a été très tôt l’un des sujets de prédilection d’Hirschman. Dans les années trente, ses toutes premières contributions, sur les finances italiennes ou sur le Franc Poincaré abordent la question. Dès les « Washington texts » (1946-1951), il remarque que la croissance économique doit se développer sur un sentier particulier étroit et instable entre l’inflation et la déflation. Dans Stratégie du Développement Economique un chapitre est consacré au rôle possiblement fécond d’une inflation mesurée. Son travail véritablement classique sur le thème demeure cependant l’étude qu’il propose en 1963 dans Journey Toward Progress de l’inflation chilienne et les conséquences théoriques qu’il en tire quinze ans plus tard dans un article consacré à la matrice socio-politique de l’inflation.
Hirschman précise qu’il aborde le versant socio-politique de l’inflation et qu’il ne remet donc pas en cause les avancées de l’analyse économique, qu’elles concernent l’approche par les coûts ou l’approche par la demande. Son travail signale cependant de très fortes proximités avec les débats cambridgiens de l’époque. Tout comme pour J. Robinson ou N. Kaldor, l’analyse de l’inflation constitue ici une des pièces essentielles de l’analyse de la répartition. Un même refus apparaît de considérer qu’il puisse exister un équilibre objectif de répartition trouvant son origine dans les données économiques. L’analyse met plutôt l’accent sur le fait que la structure de la répartition trouve son fondement dans les rapports socio-politiques et dans les comportements des groupes sociaux ; dans cette perspective, une inflation démesurée révèle un faible consensus social et l’âpreté des oppositions entre fractions concurrentes alors qu’à l’inverse une inflation mesurée constitue un signe de maturité. Se situant nettement dans cette perspective, l’approche d’Hirschman la complète en abordant la situation singulière des économies Latino-Amériques.

Les enseignements de l’inflation chilienne

L’inflation constitue une calamité bien singulière si on la compare, par exemple, à la sécheresse. En effet, elle « est considérée comme une calamité créée par les hommes, due au dysfonctionnement d'une institution sociale : le système monétaire ». Il s’agit dès lors d’une question mêlant indissolublement des éléments techniques et des éléments politiques ; de fait, Hirschman considère que la façon de considérer et traiter l’inflation constitue un excellent indice de la maturité démocratique d’un pays. Dans une économie en croissance, les relations entre inflation et répartition sont particulièrement complexes et nécessitent souvent une gestion sociale souple et réfléchie faisant leur juste part, et au bon moment, aux différentes revendications concurrentes et en conflit. A l’opposé des phénomènes tels que la recherche d’un coupable, ou l’attente d’un sauveur souvent étrangers - l’expert - sont des indices d’immaturité.
Le Chili constitue ici un cas d’école ; néanmoins pendant longtemps, fermement attaché au métallisme, ce pays à été épargné par l’inflation. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que la situation change avec les nouveaux besoins d’une économie de croissance. En 1860, une loi financière très libérale est votée sous la dictée d’un expert étranger, l’économiste libéral français Jean Gustave Courcelle-Seneuil. Cette période marque le point de départ de l’instabilité monétaire et financière chilienne pendant quatre-vingt ans. En 1878, la convertibilité est supprimée et les prix s’envolent ; en 1895, elle est rétablie brutalement entraînant déflation et dépression puis, de nouveau, inflation tout aussi subite quelques années plus tard. Dans les années 1916-1918, la coalition libérale vise à restaurer la stabilité en la liant à l’or, et projette de fonder une banque centrale garante de la responsabilité de l’Etat en matière de finance. Le projet s’appuie sur l’assentiment des classes travailleuses ; c’est, en effet, l’économiste américain F. W. Fetter qui, en 1931, a formulé, en termes savants, le sentiment commun aux classes populaires et moyennes : ce seraient les manipulations des hautes classes, spéculant sur un allègement de leurs charges financières qui alimenteraient constamment l’inflation. Mais, en raison de l’hostilité du Sénat chilien, le projet de retour à la convertibilité et de création d’une banque centrale avorte.
C’est en 1925, grâce à la mission Kemmerer, que la stabilité est retrouvée : la convertibilité est réalisée, une banque centrale est crée, et une loi restreint toute permissivité excessive en matière bancaire. Néanmoins l’apprentissage est nul pour les différents partenaires sociaux : c’est dans un contexte politique autoritaire, et là encore par l’application de directives étrangères que le rétablissement est opéré. Comme le souligne Hirschman, « La situation politique était favorable à la mission précisément parce qu'elle n'était pas normale, parce que les processus démocratiques n'étaient plus en vigueur ». L’absence d’apprentissage est particulièrement visible lors de l’entrée de l’économie chilienne dans le grande dépression. En 1932-1933, le Chili est l’un des très rares pays fortement inflationniste dans un contexte général de déflation. Si en 1935, la stabilité est finalement retrouvée et si l’on assiste à une reprise de l’industrialisation, ce n’est nullement grâce au plan d’inspiration très orthodoxe mis en vigueur à partir de 1933. Comme le souligne Hirschman, ces phénomènes furent naturellement positifs, « mais étaient accompagnés d'un minimum d’apprentissage de la part des autorités monétaires ». La régulation de l’offre monétaire, en particulier, restait alors faiblement armée contre les tensions inflationnistes émanant des crédits bancaires excessifs du secteur privé. Le développement adjacent des revendications sociales, les critiques radicales adressées à l’orthodoxie financière présentée comme conservatrice prépara alors l’inflation endémique de la période suivante.
Les années 1932-1952, dominée par une politique « Radicale », enregistrent de forts taux d’inflation, en moyenne 18% par an. C’est l’application sans nuance des directives keynésiennes qui est à l’origine de la perte complète de contrôle du processus inflationniste : les déficits fiscaux, les hausses de salaire excédant largement les gains de productivité, l’expansion non contrôlée des crédits bancaires jouèrent un rôle désastreux. La conjoncture politique explique tant la timidité des mesures anti-inflationniste que le rejet des directives des missions du FMI ou de celles des Nations Unis envoyées dès 1950. C’est la perte de contrôle de l’inflation qui est à l’origine de l’arrivée au pouvoir entre 1953 et 1955 d’un gouvernement autoritaire, celui du Général Ibanez : « La longue association”, note Hirschman, « de l'inflation et du gouvernement parlementaire fondée sur des coalitions sans cesse changeantes a favorisé l'idée selon laquelle il suffisait, pour mettre un terme à l'inflation, d'une personne autoritaire dans un exécutif renforcé qui ferait passer un ordre à cet effet ». Néanmoins le gouvernement Ibanez se révéla particulièrement timoré, n’assumant nullement ses pouvoirs. L’inflation atteint alors ses niveaux les plus élevés atteignant 50% à parfois 100% par an. C’est dans cette période que l’analyse du phénomène inflationniste progresse, délaissant les facteurs strictement monétaires pour se reporter sur les facteurs politiques et sociaux : « Ainsi considérée, l'inflation résulte de l'aspiration sans cesse grandissante à des niveaux de vie plus élevés et de la lutte qui s'ensuit, entre tous les groupes, pour améliorer leur situation et augmenter leur part du revenu international». Le ministre des finances, Jorge Prat, propose alors un programme global de rectification prévoyant des sacrifices partagés par chacun des partenaires sociaux et permettant une stabilisation. Mais dans une conjoncture politique extrêmement défavorable, le projet avorte. Le contexte politique n’est pas seul en cause et Hirschman souligne que, bien que marquant un net progrès dans l’approche de l’inflation, cette tentative était vouée à l’échec, car trop ambitieuse et trop peu soucieuse d’un traitement séquentiel, et non d’un règlement définitif, du problème : comme il le note synthétiquement, « Ainsi, la théorie "sociologique", selon laquelle l'inflation est due aux réclamations excessives de différents groupes à propos du revenu national, n'a pas donné lieu à une politique réalisable. D'aucuns peuvent prétendre qu'on n'a pas accordé sa chance à un projet proposant des sacrifices soigneusement répartis entre chacun des groupes en lutte. Pourtant, cette idée selon laquelle on pourrait soudain remplacer un conflit total par une harmonie parfaite grâce à des "sacrifices partagés" s'apparentait fort au rêve éveillé d'un utopiste. Il aurait été plus réaliste, bien que moins direct, d'adopter la stratégie suivante pour parvenir à ces "sacrifices partagés" : colmater les fuites inflationnistes les unes après les autres, en recourant chaque fois à une combinaison différente des forces politiques (…) Dans un système multipartite, des objectifs divers sont souvent atteints sur ce mode, les uns à la suite des autres, par le jeu des alliances, plutôt que tous en même temps, dans des élans -extrêmement rares- d’aspiration à l'union nationale».
L’échec de cette tentative pour juguler l’inflation eu pour conséquence une extrême instabilité sociale et politique et un climat quasi-insurrectionnel dans les années 1954-1955. Mais le bond du taux d’inflation vers des niveaux records eu également pour conséquence graduelle une prise de conscience collective de la nécessité de s’accorder et d’éliminer ce qui alors devenait une véritable fléau. La situation intérieure marquée par la faiblesse du pouvoir central et l’acuité des rivalités politiques ne pouvaient engendrer de véritables accords et négociation entre fractions et c’est en fait sous le couvert d’une mission étrangère, la mission Klein & Saks que la conciliation pût s’opérer. Cette mission n’eut pas véritablement de rôle technique mais joua donc un rôle politique certain, quoique ambigu. Si la conciliation se fit dans cette situation d’urgence économique, sociale mais aussi politique – en particulier par le blocage à 50% de l’indexation des salaires sur les prix -, elle se fit sans véritable reconnaissance mutuelle entre partenaires sociaux. L’apprentissage du dialogue est donc une nouvelle fois esquivée, mais pas ici comme dans l’épisode J. Prat, par la recherche d’un consensus ; plutôt par le fait que la mission étrangère permet de pérenniser une situation ou les différents partenaires, « coexistent, mais souhaitent vivement éviter tout accord public et tout compromis». Hirschman note de façon synthétique, « Dans ce contexte, l'objet de la mission s'apparente à un procédé qui permettrait aux différents groupes en lutte de se soustraire, une fois encore, à leur responsabilité, c'est-à-dire à l'élaboration d'un compromis réalisable au cours de discussions en face à face ».
Les conséquences de cette fuite collective face aux responsabilités politiques de gestion de l’inflation furent immédiates : le départ de la mission donna le coup d’envoi d’une nouvelle montée des prix. Parallèlement la dégradation de la situation économique et sociale à partir de 1956, les émeutes sanglantes d’avril 1957, permirent d’accuser la mission Klein et Saks d’avoir préparé la stagnation par des mesures anti-inflationnistes trop orthodoxes et d’inspiration nettement conservatrices. De ce constat émergea alors un autre diagnostic radical sur les origines de l’inflation chilienne. Contre le diagnostic simplement monétaire, la nouvelle approche mettait l’accent sur les facteurs structuraux de l’inflation soigneusement distingués des facteurs simplement propagateurs. Un progrès est immédiatement notable : cette doctrine « était une doctrine "indigène" et intelligente, élaborée par des économistes venant du Chili et d'autres pays d'Amérique latine, en réaction contre les doctrines importées, jugées inapplicables au Chili ».
Les facteurs structuraux en cause sont de trois ordres :
i) premièrement, la basse productivité agricole et le manque de réaction aux incitations économiques dont est responsable un modèle de propriété latifundiaire. Industrialisation et urbanisation sont alors à l’origine d’une augmentation des prix des biens de première nécessité.
ii) deuxièmement, la tendance inéluctable à la détérioration des termes de l’échange pour un pays en voie de développement comme le Chili, les importations excédant systématiquement les exportations. En résultent alors une tendance constante à l’augmentation des biens importés et une menace de dévaluation
iii) troisièmement, la distribution très inégalitaire des revenus. Cette distribution est néfaste à l’épargne et à l’investissement.
Ces facteurs structuraux provoquent alors des tensions sur les prix de certains produits, pressions renforcées par la croissance des crédits bancaires entraînant par contagion une croissance du niveau général des prix ; les ajustements entre prix et salaires, le recours aux déficits fiscaux ne font alors qu’accentuer ce phénomène et ne sont ainsi que des facteurs de propagation, de simples conséquences.
Cette théorie « indigène » de l’inflation signale cependant de nombreuses limites. Hirschman le souligne en la distinguant soigneusement de l’approche mettant l’accent sur les facteurs sociologiques ; cette dernière, dans ses versions sophistiquées souligne la complexité de la question de la gestion de l’inflation : l’inflation ne résulte pas simplement d’un manque de caractère de l’autorité politique, mais plus nettement, « elle symbolise la difficulté à exploiter les conséquences d'une séparation ou d'un conflit». En revanche, la position structuraliste « affirms that, to eliminate inflation, not only attitudes but basic economic relationships must be altered ». L’accent étant porté en priorité sur la structure agraire, on assiste ainsi à un retour en arrière : comme au temps de la doctrine Fetter, bien que de façon plus subtile, ce sont les grands propriétaires terriens qui sont les principaux accusés. En outre, la position structuraliste conduit à préconiser un traitement global du problème : « Il est vraisemblable qu'une société qui n'est pas capable d'opérer les ajustements relativement minimes entre les groupes -ajustements requis pour stopper l'inflation- se retrouve confrontée à des demandes, fortes et persuasives, de réformes sociales plus fondamentales».
De la sorte, la thèse apparaît rapidement peu opérationnelle, étant dans l’attente de vastes changements structuraux, et disqualifiant les remèdes partiels concurrents, comme la gestion simplement monétaire de l’inflation, signe distinctif de la mission Klein et Saks. Mais, là encore, l’action dans un sens suscite rapidement une réaction ; l’élection à la présidence du pays en 1958 de Jorge Allessandri et l’arrivée d’un ministre énergique Roberto Vergara conduit à un infléchissement vers des mesures plus orthodoxes comme l’indexation mais très partielles des salaires sur les prix, et le contrôle du crédit. Mais le point sur lequel insiste Hirschman est ici le fait que, s’opère un ajustement négocié par les partenaires concernés des préoccupations orthodoxes et des préoccupations structuralistes. A la fin de l’année 1960, J. Allessandri écarte Vergara, trop jusqu’au-boutiste, pressentant que « pressentant qu'un nouvel équilibre entre les deux objectifs de stabilité et de croissance, ainsi qu'entre les "gerentes" (hommes d'affaires) et les "politicos" (politiciens) de son cabinet, était nécessaire. Par la suite, la politique économique du gouvernement prit progressivement un autre visage : la stabilité des prix et de la monnaie est restée un souci majeur, mais elle n'était plus le seul objectif de la politique économique».
Plusieurs enseignements sont tirés par Hirschman de l’expérience chilienne. L’inflation est traditionnellement considérée comme un mal. Néanmoins, ne s’agit-il pas d’un moindre mal ? Le cas chilien permet de suggérer « que l'inflation peut servir à détourner la révolution ou être considérée comme une alternative à la guerre civile ».
Sur un premier plan, l’inflation peut permettre de réduire le risque de révolution violente. En effet, elle constitue un excellent baromètre des problèmes émergents plus graves, par exemple, la vétusté et l’iniquité des structures agraires. La situation chilienne, avec son inflation récurrente, constitue ainsi le contre-modèle du cas cubain où, à la veille de la révolution, la stabilité financière avait conforté le sentiment de stabilité politique. En revanche, « une telle illusion de sécurité ne pourrait jamais se développer au Chili où l'inflation a conduit à l'examen minutieux des principales institutions du pays : du système de propriété de la terre à la sécurité sociale, du statut du capital étranger aux structures politiques ».
Sur le second plan l’inflation peut effectivement constituer un substitut à la guerre civile. Les deux phénomènes présentent un trait commun : dans les deux cas un groupe social pense pouvoir dominer le jeu antagonique et contraindre son concurrent ; mais l’inflation introduit une dimension originale dans la logique conflictuelle : elle permet de temporiser et cette caractéristique a deux conséquences capitales : premièrement, elle évite dans les situations d’immaturité des partenaires sociaux l’affrontement brutal pouvant dégénérer en conflit violent ; deuxièmement elle favorise l’évolution des institutions et des comportements et un apprentissage graduel des différents partenaires.

2. Analyse socio-politique de l’inflation

Les premiers indices d’une théorie originale de l’inflation sont donc posés par Hirschman en 1963.C’est dans un article postérieur d’une quinzaine d’année qu’il présente sa théorie socio-politique de l’inflation.
Les grandes explications économiques de l’inflation soulignent toutes l’importance des facteurs socio-politiques. En revanche, si ces explications de nature économiques se présentent, en dépit des divergences, comme un véritable corpus d’éléments théoriques et de directives pratiques, il n’en est pas de même pour l’analyse socio-politique. Celle-ci s’appuie généralement sur des notions floues et bien peu opérationnelles telle que les défauts de la cohésion sociale, la crise de gouvernabilité, etc. L’inflation en Amérique Latine constitue pourtant un excellent terrain pour renforcer les bases de la théorie socio-politique de l’inflation.
En dépit de certaines convergences, deux thèses assez distinctes se partagent en Amérique Latine l’explication du phénomène inflationniste.
Formulée à la fin des années 50, la thèse structuraliste procède du rejet de l’explication monétaire de l’inflation ; elle insiste sur le fait qu’en raison de déséquilibres structurels tels que le poids de l’agriculture ou l’importance des industries d’exportation à l’origine de goulets d’étranglement, les économies latino-américaines souffrent d’une insuffisance de l’offre dans certains secteurs clés. Si les dimensions économiques du phénomène sont immédiatement apparentes, l’explication se concentre sur les raisons socio-politiques. L’inflation procède, in fine, « de quelque défaut fondamental dans la structure économique et sociale qui ne peut sans doute être corrigé que par le biais de l’action politique ». A l’origine centrée sur des faiblesses sectorielles, ce type de thèse à évolué vers la recherche de déterminants globaux ; la volonté de formuler une « explication structuraliste généralisée de l’inflation», a rendu cette approche extrêmement vulnérable à l’accusation de biais idéologique. Mais Hirschman souligne plutôt deux défauts plus graves : premièrement, en considérant que le traitement de l’inflation nécessite des mesures d’ampleur plus vaste, par exemple, le changement du type de propriété, l’approche structuraliste décourage le changement ; deuxièmement en dévaluant les solutions courantes, par exemple la gestion « seulement » monétaire de l’inflation, le structuralisme prive le pouvoir d’un instrument immédiat de gestion, par exemple dans les cas sensibles de crise aiguë.
L’autre thèse insiste sur les conflits sociaux. Hirschman l’associe au terme espagnol empate : « Cela correspond moins à un résultat définitif et équitable du jeu social … qu'à des efforts revendicatifs continus de chacun des partenaires sociaux, sans qu'aucun ne remporte la manche de manière décisive ». En Amérique Latine, c’est contre cette thèse assez banale, tout autant que contre l’interprétation monétariste, que s’est élevée l’objection structuraliste. En effet, le recours à cette interprétation sociologique servit, en particulier au Chili dans les années quarante, à faire passer l’idée que le retour à l’harmonie sociale ne pouvait passer que par des sacrifices partagés, eux-mêmes indices d’une amélioration généralisée des comportements face à l’inflation. La faiblesse majeure de cette approche, outre le caractère un peu incantatoire de ses directives politiques, réside selon Hirschman dans le manque de teneur théorique de ses propositions : « La théorie sociologique, peut-être simplement parce qu'elle est instinctivement convaincante, n'a pas réussi à "bien" articuler les distinctions, les propositions et les hypothèses dans une même structure». C’est néanmoins dans cette direction qu’un effort doit être réalisé.
L’apport de l’analyse économique ne doit pas être sous-estimé ; la thèse hayekienne du rôle de l’épargne forcée dans le déroulement du cycle a constitué ici un véritable apport en attirant l’attention vers les conséquences redistributives de l’inflation. Cet apport pouvait parfaitement concorder avec le diagnostic de F. W. Fetter sur l’inflation chilienne : tous deux mettaient l’accent sur l’irresponsabilité d’un acteur économique dominant, l’Etat dans un cas, l’élite latifundiaire dans l’autre cas. Un peu plus tard avec l’expérience Peron en Argentine (1946-1955), la responsabilité sera reportée vers les régimes soutenus par les classes populaires et, finalement pourra servir de leitmotiv aux arguments anti-keynesiens. Selon Hirschman l’analyse économique fit ici faire un premier progrès à l’analyse sociologique de l’inflation. En effet, bien que surtout attachée à la démonstration de l’inanité de telles politiques, le retour à la normale se faisant inexorablement après l’épisode inflationniste, l’analyse hayekienne ne pouvait manquer de soulever un problème majeur : comment expliquer que dans une situation caractérisée par la lucidité économique des différents partenaires ayant graduellement fait l’apprentissage et tiré les conséquences du jeu inflationniste, des décalages initiaux puissent encore se produire ?
Un des éléments de réponse est justement apporté par l’analyse de l’inflation dans les pays latino-américains après 1945. Hirschman insiste particulièrement sur l’apport des économistes brésiliens, A. Kafka et C. Furtado. Ces derniers ont souligné que, au classique conflit salaire-profit se superposent dans ces économies en voie de développement des conflits peut-être plus importants entre secteurs : évoquant les prétentions salariales, Hirschman note de façon synthétique, « mais puisqu'elles jouent un rôle au sommet des conflits entre secteurs, la possibilité d'une situation mettant en relation trois acteurs ou plus naît immédiatement, au lieu du scénario plus simple -salaire-bénéfice- de l'analyse économique traditionnelle. Et, avec cette augmentation du nombre d'acteurs, apparaît la possibilité d'un changement d'alliances qui fournit une clé aux dynamiques changeantes de l'inflation».
Néanmoins, la question des déterminants socio-politiques de l’inflation demeure. En effet, Hirschman relève la véritable singularité du phénomène si on le compare à d’autres types de mobilisation collective apparemment beaucoup plus rentable : « Pourquoi un groupe social choisirait-il une stratégie inflationniste d'augmentation du revenu, c'est-à-dire une stratégie qui apporte une amélioration strictement provisoire, mais dont l'issue est incertaine et peut empirer la situation ? ». Deux réponses peuvent être apportées :
* premièrement, le phénomène peut s’expliquer par la naïveté et l’immaturité des acteurs. Mais demeure alors le cas, de plus en plus fréquent, dans lequel les acteurs sont désormais parfaitement informés des rapides réactions que va susciter dans les autres groupes sociaux une inflation initiale provoquée par leur initiative. Dans ce cas, une réponse apportée a été que les différents groupes n’ont pas vraiment le choix et que l’initiative inflationniste répond simplement à la nécessité de bouger le premier pour ne pas être en situation défensive. Selon Hirschman il y a là un raisonnement en tous points commun à celui que prévoit dans le dilemme du prisonnier la situation de non-coopération, raisonnement qu’il ne peut accepter : « Tandis que cette analyse correspond visiblement à une partie de la réalité, son rejet total de la responsabilité ou de la liberté d’action des groupes sociaux considérés comme puissants ne me paraît pas convaincant».
* deuxièmement, le phénomène peut s’expliquer, à l’inverse, par la rationalité des acteurs. Mais ici, cette rationalité doit être détaillée, car elle ne se résume nullement à la très étroite, très utilitaire et très individualiste conception de la rationalité trop souvent utilisée par les économistes. Une première complication, inspirée des travaux tant de J. S. Duesenberry que de T. Scitovsky peut résider dans le fait que, plutôt que de jouir d’un niveau médian de revenu dans un contexte de stabilité des prix, certains groupes peuvent préférer expérimenter sur des périodes courtes des revenus gonflés par l’inflation, quitte à en payer plus tard le prix. Mais concernant ces bénéfices latents de l’inflation, Hirschman préfère insister sur un tout autre aspect qui le conduit à douter de la pertinence de la dichotomie classique entre rationalité des fins et rationalité des moyens : « On pourrait en venir à utiliser une telle conduite, moins pour les conséquences matérielles qui en résultent normalement - un revenu réel supplémentaire- que parce qu'elle est mise à profit pour elle-même, dans un contexte où tensions sociales et conflits entre groupes sont au plus haut». Dans ce cas, le conflit apparaît comme la véritable finalité du processus, les gains et pertes dues à l’inflation n’en étant donc que les moyens. L’inflation n’est alors qu’un jeu qui tisse le lien social. Dans ce cadre il est bien sûr inopportun de viser un quelconque consensus préalable : « Avec l'inflation, les parties en litige parviennent d'une façon ou d'une autre à obtenir le conflit et la division, en même temps». C’est donc ici la procédure qui importe : « Avec l'inflation, chaque groupe est capable de se lancer dans une conduite conflictuelle et de démontrer sa puissance et son opposition aux autres groupes… Alors, l'inflation est une invention remarquable qui permet à une société d'exister dans une situation intermédiaire entre les deux extrêmes que sont l'harmonie sociale et la guerre civile». L’inflation peut certainement dégénérer dans un véritable affrontement, mais, d’une part, elle euphémise le conflit, d’autre part, invite à l’acceptation du jeu et de ses règles et prépare alors la reconnaissance mutuelle des joueurs dans leur désaccord. Ce qui est important, c’est donc que ce jeu puisse être joué incessamment.
Si les causes socio-politiques de l’inflation sont donc telles, qu’en est-il des effets ? Une distinction s’impose immédiatement :
l’hyper-inflation a naturellement des effets socio-politiques désastreux. Hirschman est cependant sceptique concernant la maxime attribuée à Lénine suivant laquelle l’un des moyens les plus sûr pour provoquer une révolution dans un pays est au préalable de débaucher sa monnaie. Il estime plutôt que l’hyper-inflation, plus qu’une cause est un symptôme du délitement social. Ce qui en revanche est avéré, c’est que l’hyper-inflation en Amérique Latine n’a nullement conduit à la révolution sociale, mais plutôt à l’installation de pouvoirs autoritaires solidaires des anciennes élites économiques.
L’inflation modérée a des conséquences politiques beaucoup plus intéressantes. Elle place en douceur une collectivité devant la nécessité de contrôler son économie ; le contrôle signifie ici transaction entre groupes sociaux, arbitrage et négociation. L’inflation modérée peut alors inaugurer une gestion démocratique plus ambitieuse de l’économique et du social. Comme le relève Hirschman dans sa conclusion l’apprentissage du jeu inflationniste fait graduellement prendre conscience aux syndicats d’enjeux économiques plus vitaux : « En se rendant compte que la quête de salaires et de bénéfices plus élevés peut être futile à cause de l'inflation ou sommée, par les politiques officielles, d'adhérer à des "lignes directrices" non inflationnistes, les syndicats ont demandé une plus grande participation dans la prise de décision par les instances directrices, ainsi que dans les profits de l'entreprise, comme une contrepartie aux réductions du salaire. Il paraît de plus en plus probable que les expériences inflationnistes que sont en train de traverser les pays capitalistes conduiront, pour un certain nombre d'entre eux, à une modification du système économique et social actuellement en vigueur ».
Il y a donc ici apparemment jeu en deux sens : premièrement l’inflation permet de comprendre que pour que la machine économique fonctionne, il faut qu’il y ait jeu entre les éléments qui la composent. Pas assez de jeu, et il y a arrêt du mouvement ; trop de jeu et la machine se disloque. L’important est de pérenniser le mouvement, le changement ; deuxièmement, le jeu économique de l’inflation n’est pas très sérieux, il est ce qui permet de passer à des problèmes plus sérieux, ayant de réels enjeux.
Délaisser la perspective du jeu et lui substituer la perspective du bricolage allait permettre à Hirschman de poser plus nettement la question en terme de conscience et de volonté des acteurs et d’affiner sa remise en question de la rationalité standard, trop strictement limitée à la rationalité des moyens : conscience que le bricolage économique n’est pas jeu dans la mesure où, il n’est ni arbitraire, ni métaphorique, mais se pose plutôt en termes d’adaptation.


III. CONFLITS, BRICOLAGE, DÉMOCRATIE

Dans le patrimoine des textes classiques de l’économie politique qui intègrent conflits et pouvoirs, la référence incontournable demeure l’œuvre de Karl Marx. Dans les années soixante-dix à l’issue de sa trilogie sur le développement, Hirschman a détaillé son rapport original et critique à cette œuvre en proposant la notion de «micro-marxisme » (1).
C’est dans son article de 1993 consacré aux conflits sociaux dans les économies pluralistes de marché qu’il livre le tout dernier état de sa réflexion. Ce travail s’inscrit dans le cadre du vaste renouveau qu’à connu la philosophie morale et politique depuis une vingtaine d’années. Hirschman connaît sans aucun doute dans le détail les arguments ayant opposés depuis le début des années soixante-dix, Libéraux, Libertariens et Communautariens. Sa sensibilité à l’autonomie l’incline très probablement à figurer dans ce que Ch. Taylor a ironiquement identifié comme le « team L », celui ralliant J. Rawls, R. Dworkin, T. Nagel, T. Scanlon. Néanmoins l’œuvre d’Hirschman signale également une affinité vis-à-vis des débats continentaux sur totalitarisme et démocratie (2). L’attention qu’il accorde à la notion de bricolage permet finalement de mieux situer sa position (3).

1. Marxisme et micro-marxisme

Hirschman entretient un rapport complexe au marxisme ; dans des entretiens récents, ou dans des notes autobiographiques il a souligné à quel point le marxisme avait été important dans sa période de formation. En Allemagne, dans les années trente, il lit K. Marx, R. Luxembourg, F. Engel, Kautsky, Lénine et en discute les théories lors des réunions des mouvements de jeunesse du Parti Social-Démocrate. Les écrits de 1917 de Lénine le fascinent, par leur sens du détail historique, surtout par leur lucidité tactique. A de nombreuses reprises, par la suite, Hirschman insistera de même sur le grand intérêt des textes de nature principalement historique de K. Marx.
Néanmoins, quelques cinquante ans plus tard, il émet un jugement franchement critique sur le rôle joué par l’Ecole néo-marxiste en Amérique Latine, insistant sur sa responsabilité dans le déclin de l’économie du développement. L’économie du développement s’est bâtie sur deux postulats originaux : le rejet du principe mono-économiste conduisant à la mise en lumière de la singularité des phénomènes de développement ; l’affirmation de la possibilité de la “ réciprocité des avantages ” pays riches et pays pauvres pouvant tirer un avantage réciproque du développement. Ces deux postulats ont été l’un et l’autre rejetés, d’abord par R. Prebish et H. Singer insistant sur l’échange inégal entre le centre capitaliste et la périphérie, puis surtout par A. Gunder Franck et l’école de la Dependencia qui ont souligné les caractères structurels de la stagnation liés à la position dominée des pays latino-américain dans la division capitaliste du travail. Le jugement sur cet école est sans appel : “ c’est une cohérence interne des plus douillette, qui cherche à simplifier (et à schématiser) le réel et prépare ainsi le terrain à l’idéologie ”. Cependant, dans cet article Hirschman souligne que la position néo-marxiste doit être distinguée de certaines des analyses de K. Marx. Si ce dernier rejetait le postulat 2, celui de la réciprocité possible des avantages, il demeurait attentif, en particulier selon Hirschman dans ses textes historiques, à la pluralité et à la complexité des modes de développement possibles.
Le rapport constructif d’Hirschman au marxisme se situe dans le prolongement de cette évaluation ; il ne peut, en effet, qu’être hostile au déterminisme et au réductionnisme de la version du marxisme sollicitée par l’Ecole de la Dependencia. C’est en défense des véritables potentialités du marxisme qu’il va proposer dans les années soixante-dix la notion de micro-marxisme.
Dans l’introduction à A Bias for Hope, il se prononce en faveur de la “ transposition du schéma marxien aux processus de développement économique et politique à plus petite échelle ”. Il remarque que ses recherches sur le développement ont permis de montrer sur des micro-cas comment le déséquilibre économique peut susciter un apprentissage politique, cet apprentissage permettant dans une phase ultérieure d’organiser ou de veiller le déséquilibre. Il note que dans Stratégie du Développement Economique, il montrait “ que les forces autres que celles du marché (i.e les forces politiques) ne sont pas forcément moins automatiques que les forces du marché. Il suggérait aussi comment de telles forces étaient susceptibles d’apparaître quand les mécanismes du marché, par eux-mêmes, provoquaient des pénuries générales de moyens, en conduisant à des déséquilibres régionaux ou à d’autres types de déséquilibres qui nécessitent – et peuvent entraîner- une intervention du corps politique”. Or, ces recherches pouvaient apparaître comme une vérification de l’un des enseignements essentiels du marxisme : l’idée que les contradictions entre forces productives et rapports de production étaient au fondement du changement économique, social, historique. Ce passage du niveau des grandes généralisations à celui des cas particuliers de développement permettait néanmoins un véritable rafraîchissement du concept : d’une part, il désignait la solution révolutionnaire comme un cas particulier du changement social ; d’autre part, il complexifiait l’analyse des relations entre conflits économiques et sociaux et changements institutionnels. En effet plutôt que d’une disparition des anciens cadres obsolètes et leur remplacement par des rapports de production adéquat permettant d’envisager un état final stable et sans conflits, l’étude de cas permettait de mettre en lumière le fait que “ le changement socio-politique qu’entraînent ces contradictions est souvent partiel, se fait non sans réticence, et laisse de nombreux problèmes irrésolus ; ainsi le besoin de changements plus importants apparaît de nouveau très vite».
Dans son article de 1977 sur les effets de liaison Hirschman est revenu sur la nature de son micro-marxisme pour en mieux préciser les contours : le micro-marxisme, note-il, “ est le terme qui pourrait définir de façon satisfaisante ces tentatives visant à montrer comment le type de développement économique, incluant les éléments sociaux et politiques, peut être relié aux activités économiques spécifiques choisies par un pays ”. L’analyse des économies latino-américaines, souvent initialement mono-productrices, constitue un terrain privilégié pour ce type d’investigation. Néanmoins deux éléments permettent de nuancer ce qui pourrait constituer une conclusion trop tranchée : premièrement, “ il n’existe aucune relation nécessaire et unilatérale entre une activité économique spécifique et un régime socio-politique qui pourrait en résulter ” ; deuxièmement, lorsque relation de causalité il y a, elle ne va pas nécessairement dans tous les cas de l’économique au politique, les types d’interactions apparaissant souvent plus complexes. Ces nuances posées, Hirschman peut finalement résumer sa position : “ Ma théorie ne consiste pas à dire qu’un élément de base détermine entièrement un environnement socio-politique ; elle établit que systématiquement il marquera chaque environnement qu’il rencontrera de modèles qui lui sont propres, et que ce procédé peut et vaut la peine d’être étudié. On peut lier cette théorie à l’idée qu’il y a différents degrés d’affinité ou de compatibilité entre les activités économiques spécifiques d’une part et les variétés d’environnements socio-politiques d’autre part».

Qu’en est-il en définitive du micro-marxisme d’Hirschman ? Lui-même qualifie sa présentation de 1977 de puzzle ce qui constitue une invitation à reconstituer les multiples éléments qui composent son rapport au marxisme. Il est bien évident qu’une certaine vulgate marxiste lui est totalement étrangère, en particulier concernant la question des rapports économie/politique. Néanmoins, influence originelle et prégnante ou plus simplement convergence, l’économie politique d’Hirschman signale plusieurs proximités caractéristiques, bien que très générales, avec les idées marxistes : au niveau de l’anthropologie philosophique, en considérant que l’homme se créé en créant incessamment et en transformant collectivement et librement son milieu ; au niveau de la philosophie politique en souhaitant soumettre aux normes de la démocratie la réalité de la société civile, en particulier en donnant aux collectivités humaines les moyens de contrôler les prétendues lois économiques ; au niveau méthodologique, en insistant sur les effets émergents des actions individuelles, à l’origine des processus évolutifs Mais ici, le point le plus saillant concerne l’intérêt porté au rôle du conflit économique. C’est J. Schumpeter qui notait qu’en prétendant que l’histoire de la société est l’histoire de la lutte des classes, « Marx a amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux », présentant là une conception « presque aussi féconde que celle de l’interprétation économique de l’histoire ». La notion de micro-marxisme constituait chez Hirschman une étape significative en vue de mieux définir cette conception. Son grand article de 1993 allait finalement lui permettre de mieux cerner cette conception du développement exploitant l’analyse des caractéristiques originales des conflits économiques.

2. Conflits sociaux et société démocratique de marché

L’article répondait au thème d’une rencontre organisée à Dresde en novembre 1993 : “ De combien d’esprit communautaire la société libérale a-t-elle besoin ? ” Dans ce travail, Hirschman soulignait immédiatement que le thème est périlleux et, de bien sinistre mémoire, en particulier en Allemagne. C’est en effet au moment de la République de Weimar que la passion d’un esprit communautaire s’y est épanouie facilitant par la suite l’arrivée au pouvoir des Nazis. Honnie après 1945, cette idée laissa sa place à une conception beaucoup plus modeste considérant suffisante le respect d’une constitution libérale garante des droits de l’homme et des droits civils.
La conjonction de deux facteurs, l’un historique l’autre intellectuel allait permettre à l’idée communautarienne d’effectuer un retour sur la scène de la culture politique et morale allemande : premièrement, les problèmes sociaux nés de la réunification en 1989-1990 ; deuxièmement, l’importation des débats ayant opposés aux Etats-Unis à partir du début des années soixante-dix, partisans du libéralisme politique, au premier chef J. Rawls, et critiques communautariens, M. Walzer, M. Sandel, Ch. Taylor, R. Bellah ou MacIntyre. Ils contribuèrent, en Allemagne à “ blanchir ” le concept au moment même où se faisait jour l’idée que le simple “ patriotisme enraciné dans la Constitution ” pouvait s’avérer insuffisant pour définir les droits et obligations des citoyens.
Cependant, les réticences vis-à-vis de toute forme de “ religion civile ” demeurait trop forte en Allemagne pour que le communautarisme s’y développe. Son impact fut cependant important non pas par son “ effet de persuasion ”, mais par son “ effet de recrutement ”, c’est-à-dire, sa capacité à soulever un problème, à y concentrer l’attention des spécialistes et à générer des débats : comme le souligne Hirschman, cet effet “ rend l’influence des idées nouvelles beaucoup plus imprévisible que si l’on prenait en considération le seul effet de persuasion : il arrive que de nouveaux penseurs se laissent entraîner dans la discussion mais finissent par engendrer des idées très différentes de celles qui les avaient à l’origine “ séduits ” et attirés dans ce domaine ”. La critique allemande du communautarisme allait ici permettre l’émergence d’une “ nouvelle position minimaliste ” présentée par Helmut Dubiel.
Vouloir établir l’harmonie sociale à partir d’un consensus préalable sur les valeurs politiques et morales ne constitue pas une solution. Mais, simultanément, Dubiel reconnaît que la simple acceptation des règles constitutionnelles n’est pas suffisant pour assurer l’intégration sociale. Une autre piste mérite d’être relevée : “ cette intégration des sociétés modernes doit résulter très simplement, à l’insu des citoyens, de leur expérience des conflits en tous genres, de la manière dont ils les traversent et les gèrent ou y veillent ”. Les conflits ne dissolvent pas nécessairement, et ils peuvent même être créateurs du lien social démocratique.

Bien qu’assez paradoxale, la thèse de Dubiel n’est pas entièrement originale et s’inspire directement des idées de Marcel Gauchet. Celui-ci, dans une conjoncture de recul du marxisme, avait affirmait au début des années quatre-vingt que “ le conflit est facteur essentiel de sociabilité… il est à sa manière producteur éminemment efficace d’intégration et de cohésion ”. C’est ainsi le conflit qui serait à la source du “ miracle démocratique ”. Hirschman souligne que bien avant Dubiel et Gauchet, la thèse du rôle constructeur des conflits sociaux avait été formulée, bien que le sujet demeure globalement tabou dans le champ d’une pensée sociale surtout préoccupée de sa disparition. Sans remonter à Héraclite ou à Machiavel une référence incontournable, au XXe siècle demeure celle du chapitre “ Streit ” de la Soziologie de Georg Simmel, publiée en 1908 qui allait avoir une grande influence aux Etats-Unis sur L. Coser ainsi que sur R. Dahrendorf. Mais plus nettement encore les recherches sur les conflits sociaux furent au centre des préoccupations d’auteurs, A. Gerschankron, D. Rustow ou A. Hirschman qui dans les années soixante, voyaient dans l’idée suivant laquelle le changement était conditionné par des facteurs préalables, “ une manière de fuir la nécessaire praxis du développement économique ”.
Le caractère clandestin de la réflexion sur les vertus du conflit permet de rendre compte d’une certaine timidité de la recherche dans ce secteur. En particulier l’un des principaux enjeux est certainement de pouvoir distinguer deux types de conflits : “ ceux qui se soldent par un résidu positif d’intégration et ceux qui déchirent la sociét頔. Aucune réponse générale ne peut ici être apportée et il est indispensable de scruter les rapports entre “ un type de société donné et les conflits qui le caractérisent ”. De fait, la thèse Dubiel-Gauchet s’applique au cadre des sociétés démocratiques de marché ; néanmoins, selon Hirschman, elle reste relativement obscure concernant les raisons pour lesquelles les conflits y joueraient possiblement un rôle providentiel. Cette lacune nécessite alors de s’appesantir sur “ l’économie politique d’une société démocratique de march頔.
Il faut pour cela revenir sur l’interprétation proposée dans Les Passions et les Intérêts. Pour Montesquieu ou pour James Steuart la vertu essentielle de l’économie de marché était sa “ douceur ” ; les intérêts permettaient de brider les passions, en particulier les passions guerrières. Les faits ont cruellement démenti cet espoir. En revanche il convient de s’interroger sur une autre caractéristique, plus féconde car plus réelle, de l’économie de marché : “ la fréquence et l’ubiquité du conflit ! ”.
Les sociétés pluralistes de marché sont en situation de déséquilibre économique constant, créant continûment de multiples décalages et inégalités entre classes, secteurs, régions ; deuxièmement, sur le plan politique, ce sont des sociétés de libertés civiles et politiques, autorisant les prises de conscience, les revendications, les mobilisations . “ La société engendre ainsi un régime régulier de conflits qu’il convient de traiter et que la société doit apprendre à gérer ”. Si la fréquence des conflits constitue ici un premier trait caractéristique, leur nature particulière en constitue un second. La plus grand partie des conflits dans les économies pluralistes de marché porte sur la répartition du produit social entre classes, secteurs, régions. Or, “ si divers qu’ils puissent être, il s’agit généralement de conflits divisibles, de questions de plus ou de moins, par opposition aux conflits non-divisibles de types ou-ou qui sont caractéristiques des sociétés déchirées par des rivalités ethniques, linguistiques ou religieuses ”. Si la gestion du premier type de conflit nécessite un effort constant d’ajustement et de compromis, celle du second, toujours hantée par la recherche d’une solution définitive prenant très souvent la forme de l’oppression ou de l’élimination pure et simple de la fraction concurrente est beaucoup plus périlleuse et présente beaucoup moins d’apprentissage démocratique.
Résumant son propos, Hirschman évoque “ l’expérience cumulée de la résolution de ces nombreux conflits par le bricolage » dans les sociétés pluralistes de marché. Trois grandes caractéristiques définissent finalement ces conflits :
“ 1. Ils se produisent à une fréquence considérable et revêtent une grande diversité de formes.
2. Ils sont en majorité de type divisible et se prêtent donc au compromis et à l’art de la négociation.
3. Du fait de ces deux caractéristiques, les compromis trouvés n’entretiennent jamais l’idée ni l’illusion qu’il s’agit de solutions définitives ”.
Dans cette perspective les vieux poncifs relatifs à la “ lutte des classes ” méritent un réexamen. C’est très certainement la proximité historique entre les premières luttes sociales, et les anciens conflits religieux, ethnique ou nationalistes qui permet d’expliquer le caractère funeste attribué à la lutte des classes, “ la conviction que le conflit entre capital et travail appelait des solutions radicales : ou le socialisme et le communisme, qui élimineraient l’une des parties prenantes, ou le corporatisme et le fascisme, qui accoupleraient définitivement les deux parties ”. Mais symétriquement, l’habitude des conflits de type non-antagonistes pendant les “ Trente Glorieuses ” ne doit pas masquer actuellement la renaissance de conflits beaucoup plus antagoniques nécessitant vraisemblablement d’autres types de gestion qui ne peuvent en aucun cas, note Hirschman, être ceux prévus par le modèle communautarien.

3. conflit et bricolage

Dans ses Essays in Trespassing, Hirschman notait à propos de la Théorie de la Justice de John Rawls, « l’immense succès remporté par cet ouvrage a montré que l’intérêt porté à l’idée d’une justice sociale n’avait en aucun cas disparu – il fallait seulement qu’un travail d’une intelligence et d’une originalité remarquables lui apporte un nouveau souffle ». Les critiques communautariennes ou libertariennes contre le Libéralisme Politique ne pouvaient alors rencontrer le moindre écho chez Hirschman. Plus nettement encore, il ne pouvait être que favorable aux critiques adressées par Rawls à l’utilitarisme, et sensible au poids que le grand philosophe américain accordait, sur le plan théorique, au principe de liberté et au principe de différence et, sur le plan des fins, à l’amitié civique.
En revanche, Hirschman pouvait se sentir beaucoup plus concerné par les critiques formulées par certains politologues à l’encontre de la théorie de Rawls. Ces derniers considéraient, en effet, que la définition assez confuse du politique proposée dans la Théorie de la Justice pouvait occasionner certaines dérives.
Très schématiquement deux problèmes connexes étaient soulevés par ces critiques : premièrement la présupposition de la rationalité de l’agent moral, la moralité étant une composante initiale et non une résultante du modèle de Rawls. Deuxièmement l’illusion d’une possible éradication du conflit grâce à l’accord préalable obtenu sur des principes démocratiques stables.
Certaines vacances économiques dans Théorie de la Justice, en particulier concernant la légitimation du marché ou de la propriété, ne faisaient alors qu’accentuer le problème ; là peut-être plus qu’ailleurs, « l’idée qu’il soit possible ou même souhaitable que les sociétés modernes établissent une espèce de consensus autour de la « vie droite » fondée sur des valeurs ou des normes éthiques positives communément acceptées » était critiquable. De fait elle risquait de reproduire au niveau du changement démocratique exactement le même type d’erreur que celles commises par la recherche de préréquisits dans le développement économique. Tout spécialement, cette idée de consensus risquait d’occulter les difficultés, mais tout autant les virtualités, de « la nécessaire praxis » du changement économique, politique, social.
Aussi bien, concernant son positionnement dans les débats de philosophie politique, Hirschman dégage en touche : évoquant son voisinage avec M. Walzer à l’Institute for Advanced Studies, il note malicieusement, que, de « d’une manière générale, je n’ai jamais porté un grand intérêt à l’éthique (…) je veux comprendre comment arrivent les choses, pas comment s’effectuent le changement ».
Ce qui le fascine donc, c’est plutôt certaines astuces et malices du changement, et, de façon caractéristique, dans son grand article de 1993, il se réfère à la contribution classique de son collègue C. E. Lindblom sur le bricolage.
L’importance de la notion de bricolage et son lien au conflit, chez Hirschman, peuvent être soulignés de deux façons : premièrement, en évoquant sa collaboration directe avec C. Lindblom au début des années 60; deuxièmement, en faisant un détour et en risquant quelques rapprochements entre son approche et le texte qui, en français, donne sa dignité philosophique au concept de bricolage : le premier chapitre de La Pensée Sauvage de Cl. Lévi-Strauss.

Hirschman et Charles A. Lindblom

C. A. Lindblom publie « The science of « muddling through » » en 1959 dans la Public Administration Review. Trois ans plus tard, il publiera avec Hirschman dans la revue Behavioral Science un article intitulé « Economic development, research and developement, policy making : some converging view ». Dans un article publié quinze ans plus tard il reconnaît clairement sa dette vis-à-vis d’Hirschman.
Hirschman dans sa contribution sur les conflits mentionne donc l’article classique de C. A. Lindblom sur le bricolage (muddle through). Mais dans « Convergences avec Michel Crozier » (1994), il évoque leur collaboration en termes assez tièdes : « les parcours intellectuels de deux personnes peuvent se croiser comme le feraient deux droites dans l’espace : il se produit un point de rencontre momentané. C’est à la fois agréable et un peu surprenant, car il est possible qu’il n’y ait pas vraiment un accord très profond. On écrit un article ensemble et c’est tout ».

Leur article commun, publié, donc en 1962, permet de mieux comprendre cette évaluation. Leur démarche procédait du constat d’une convergence dans l’analyse « du processus consistant à résoudre les problèmes et prendre les décisions».
Stratégie du Développement Économique d’Hirschman défendait les virtualités de la croissance déséquilibrée en soulignant sa capacité à faire émerger des ressources et des potentiels insoupçonnés.Les travaux de C. Lindblom sur la prise de décision politique se caractérisaient de leur côté par le rejet initial de deux propositions classiques : premièrement, les décisions politiques dérivent d’un modèle explicatif relativement complet ; Deuxièmement le décideur peut s’appuyer sur un ensemble de critères objectifs pour trancher entre différentes politiques possibles. Associé à ces deux croyances on trouve un modèle classique de la prise de décision politique distinguant quatre étapes : 1. Sélection et clarification des objectifs, 2. Analyse des moyens permettant d’y arriver, 3. Identification des conséquences pour chaque alternative politique, 4. Identification des différentes conséquences de chaque politique. Or, les choses ne se passent jamais de cette manière, en particulier, en raison de la complexité des situations et de l’incertitude dans laquelle se trouve le décideur. C. Lindblom propose donc plutôt de mieux prendre conscience de la procédure réelle de la prise de décision politique. Le modèle parfait est irréaliste et, dans les faits, le décideur se débrouille autrement ; sa méthode, plus pragmatique, est baptisée par Lindblom « disjointed incrementalism » et il la définit de la façon suivante : « L’aspect le plus remarquable de la méthode incrémentaliste est l’absence de toute tentative de concevoir la situation d’un point de vue global et complet ; dans ce cas au contraire on ignore simplement des conséquences d’une importance indiscutable impliquées par des politiques nouvelles, que ce soit du point de vue de l’analyse ou de la prise de décision. Mais Lindblom poursuit son raisonnement en affirmant qu’à travers les divers types spécifiques d’ajustement mutuel entre agents parmi la multitude des individus ou des groupes au sein desquels on fragmente l’analyse et la prise de décision, ce qu’on ignore à une étape précise dans la prise de décision devient central à une autre étape. Ainsi il sera souvent possible de trouver un degré de rationalité satisfaisant dans la prise de décision quand le processus est appréhendé dans sa totalité et dans son contexte social ou politique, même si du point de vue de la prise de décision individuelle et de l’analyse de fond cela reste incomplet. De même, on évite souvent les erreurs impliquées par les tentatives trop ambitieuses de saisir le problème dans sa globalité grâce au caractère curatif et graduel de la résolution du problème. Et on peut balayer ou traiter les erreurs qui n’ont pas été évitées au fur et à mesure qu’elles apparaissent, car l’analyse et la prise de décision sont graduelles et séquentielles».
Plusieurs traits communs sont alors relevés entre les approches d’Hirschman et de Lindblom : l’intérêt accordé à des types de conduites considérées jusque là comme manquant de rationalité ; la critique de l’idée d’un modèle complet et ex ante de la prise de décision ; l’importance du changement graduel et séquentiel ; la compénétration des moyens et des fins dans le cours du changement ; la perplexité vis-à-vis de la notion moderne d’opérationalité appliquée au domaine du changement politique et social ; l’accent porté sur les phénomènes d’apprentissage dans le cours du changement ; la confiance dans la possibilité de processus mutuel d’ajustements entre agents ; la conscience de certaines proximités entre les ajustements politiques et les processus de marché ; enfin, le souci, non pas de stigmatiser l’idée de changement volontaire mais celui d’en améliorer les outils.

Cependant la comparaison des perspectives d’Hirschman et de celles de Lindblom, fait également apparaître deux différences importantes :

premièrement, différence dans les motifs de rejet du modèle fondé sur les traditionnelles notions d’équilibre et de rationalité ; pour Lindblom, le motif principal est la condition de l’individu face à la complexité, son incapacité cognitive à comprendre la complexité et l’incertitude du changement ; pour Hirschman, en revanche, le problème est autre ; « Il ne prétend pas que les hommes manquent de connaissance ou de capacités pour résoudre des problèmes dans l’absolu, mais qu’une part inutilisée de cette capacité à résoudre les problèmes est toujours susceptible d’apparaître au sein d’une multitude de mécanismes incitatifs et de procédés de régulation».
Deuxièmement, le fait que l’analyse des effets inattendus ne se fait pas du tout dans le même esprit et dans les mêmes termes chez les deux auteurs. La différence ici, « La différence ici semble résider dans le fait que Hirschman insiste sur la découverte et l’emploi des effets secondaires et les répercussions des décisions relatives au développement, par comparaison avec l’attitude de Lindblom, qui recommande de ne pas prendre en compte de telles répercussions, à quelque étape que ce soit ». Hirschman mobilise une vision large du phénomène multiplicateur, enjoignant les décideurs à apprendre à en reconnaître et à en anticiper dans la mesure du possible les effets. Pour Lindblom, en revanche complexité et incertitude constituent les obstacles à une telle gestion de ces effets de liaison. Dès lors, comme il est noté en conclusion, « du point de vue des effets secondaires Hirschman songe aux éventuels bonus pouvant être exploités, tandis que Lindblom pense aux pertes éventuelles qu’il faudrait minimiser ».

La présentation du concept straussien de bricolage et le repérage d’affinités avec la démarche d’Hirschman permettra de mesurer ces différences.

Hirschman et le concept straussien de bricolage

Représentatif d’une « science du concret » le bricolage est distingué par Cl. Lévi-Strauss de la démarche de l’ingénieur. Plusieurs couples antinomiques permettent de construire cette distinction :

L’ACTIVITÉ DE L’INGÉNIEUR

L’activité de l’ingénieur est anonyme et objective ; il n’est pas véritablement l’auteur de son projet 









L’activité de l’ingénieur s’appuie sur l’exigence de perfection. Elle procède d’un plan et dispose de matériaux spécifiquement adaptés ; dès lors, les objets fabriqués par l’ingénieur atteignent nécessairement le niveau de perfection qu’autorise sa technologie.






Idéalement, l’activité de l’ingénieur est une activité sans histoire. Entre le plan et sa réalisation, rien ne doit survenir.






L’activité de l’ingénieur révèle une orientation moderne motivée par le rendement, le contrôle et la domestication du monde. Solidaire d’un « humanisme idéologique et anthropocentrique » érigeant l’homme en règne séparé elle vise à l’uniformisation.

L’activité de l’ingénieur, soumise à ses normes objectives et à son projet de maîtrise, est significative d’un monde dominé par l’indifférenciation et l’inertie
L’ACTIVITÉ DU BRICOLEUR

Le bricolage est toujours la manifestation d’une imagination et d’une sensibilité. Si le concept de l’ingénieur « se veut intégralement transparent à la réalité », en revanche le bricolage est expressif. Le projet du bricoleur intègre toujours « une épaisseur d’humanité » dont témoigne, par exemple, le choix, le détournement et l’agencement des matériaux


Le bricolage consiste à prendre une voie détournée à faire des compromis entre le vouloir et le pouvoir. Le bricolage procède de glanes, de matériaux récupérés et détournés, il construit à l’aide de gravas, de restes, de fragments. Cette matière, malléable, transformable au gré de l’imagination du bricoleur est ainsi instrument de combinaison et d’invention toujours possible. La bricole est un « concret généralisable ».

Le bricolage est toujours l’histoire de « choix entre des possibles limités ». Comme le note alors Lévi-Strauss à un niveau plus général l’histoire cumulative de telle ou telle culture, telle le bricolage, « résulte de leur conduite plutôt que de leur nature ».


L’activité du bricoleur, par contraste, est motivée par l’adaptation. Cette science prudente car sensible à la finitude est alors attentive au détail, au local où s’élaborent des adaptations originales et astucieuses.



L’activité du bricoleur est, par définition, création de différences, de tensions, de déplacement.

Il n’est pas question ici d’effectuer un relevé exact des similitudes entre le projet d’Hirschman et celui de Lévi-Strauss. Signalons toutefois que le souci de préserver les écarts, les différences, les conflits, conduit le grand anthropologues à constater que si une indéniable uniformisation s’observe au niveau des cultures, d’autres procédures originales de créations de déséquilibres et de tensions émergent également. Dans Race et Histoire il relève ainsi la nouveauté et les promesses des « régimes politiques et sociaux antagonistes », ajoutant, « on peut concevoir qu’une diversification se renouvelant chaque fois sur un autre plan permette de maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l’humanité ».
Le détour par le concept straussien de bricolage permet surtout de mieux préciser le point de vue d’Hirschman sur le chapitre du bricolage et plus généralement sur celui du conflit. Il permet en outre de mieux saisir ses réticences vis-à-vis de l’approche de C. A. Lindblom.
Pourquoi réhabiliter l’approche microscopique et souligner la réalité des incessants bricolages concrets que suscitent les conflits en économie de marché ? Premièrement parce que la marge échappe en partie au centre et à son pouvoir unificateur ; deuxièmement parce que « l’exceptionnel normal » que représentent les bricolages marginaux et locaux remet constamment en cause et en mouvement les systèmes et les paradigmes et aident à en constituer de nouveaux, plus riches et mieux articulés. Ils sont donc éminemment significatifs des continuelles « praxis » ou plus précisément des incessantes « transactions » que les différents collectifs, avec leurs cultures et leurs valeurs chaque fois originale, nouent avec la nature mais aussi avec leurs semblables.
Cette sympathie accordée aux bricolages explique par contraste les réticences affichées vis-à-vis du concept de « muddling through » proposé par C. A. Lindblom. L’accord a pu se faire sans discussion sur de nombreux points, l’attention accordée, par exemple, au changement en cours. Mais la mise en exergue, dans l’article commun de 1962, des deux éléments séparant Hirschman de Lindblom signalait de réels désaccords de fonds. En soulignant les limites cognitives des agents, leur incapacité intrinsèque à débrouiller la complexité du changement et à se familiariser avec les conséquences imprévues d’un changement initial, il ne pouvait développer qu’une vision assez étroite des capacités d’adaptation propres des acteurs et apparaître finalement assez proche des tenants du credo de la « fin du politique » ; or, à la vision a-politique du politique - d’origine schumpeterienne mais bien représentée dans les années cinquante et soixante par le modèle de la polyarchie proposé par R. Dahl - fondée sur l’analyse de la distribution fonctionnelle de la division du travail politique validant la prédominance rationnelle des élites compétentes au prix d’une relative dépolitisation des individus et d’une limitation du pluralisme aux négociations entre groupes et élites, Hirschman préférait une orientation plus volontariste, plus keynésienne en somme ; en considérant les micro-cas, les « particules privilégiées » du changement, et en soulignant tant les ressources insoupçonnées des agents que leurs capacités à mobiliser ingénieusement leurs valeurs pour prendre à leur charge leur développement, il réhabilitait donc leur capacité d’adaptation, au sens large ; plus précisément, la volonté qu’ont les acteurs sociaux et politiques de transformer leur société.

III

ESPERER


Dans La Morale Secrète de l’Economiste, Hirschman explique, « les concepts de « fracasomania » et de « bias for hope » sont associés à mon idée suivant laquelle l’une des prémisses les plus importantes du changement est une perception claire de ce qui s’est effectivement passé ». En réhabilitant la perception, le degré de lucidité des agents, les représentations, il emboîtait le pas à plusieurs classiques de la littérature sociologique ou économique continentale, que ce soit Max Weber, Karl Marx, Vilfredo Pareto ou Émile Durkheim. L’idée peut également avoir une autre racine, keynésienne, qu’il ne faut jamais négliger chez Hirschman ; car après tout, chez Keynes, c’est bien le comportement sanguin des entrepreneurs qui permet de se dégager de l’équilibre de sous-emploi. Plus nettement encore, certaines remarques d’Hirschman sur le rôle joué par les intellectuels latino-américain dans la réussite ou surtout le déclin des perceptions du changement rappelle les développements assez sulfureux consacrés par Joseph Schumpeter à la « sociologie de l’intellectuel ». Une nouvelle fois, néanmoins, la proximité la plus évidente concerne le pragmatisme qui enseigne que la croyance stable que permet l’enquête apaise le doute et permet l’action dans le cours continu de l’évolution.
Quoi qu’il en soit des influences virtuelles, dès ses toutes premières recherches Hirschman porte une grande attention aux facteurs idéels dans le changement. Le chapitre 3 de National Power and the Structure of Foreign Trade est significatif. La thèse défendue dans l’ouvrage est simple : l’expansionnisme économique allemand dans le sud-est européen entre 1920 et 1940 ne procédait pas initialement d’un plan concerté, d’une initiative belliqueuse émanant du pouvoir central, mais d’un ensemble d’enchaînements permis par un environnement économique international particulièrement permissif. Quels facteurs étaient alors à l’origine de la mise en place de ce système ? Il fallait revenir aux origines historiques et comprendre comment, dès avant 1914, certains facteurs avaient rendu impossibles une réflexion générale sur les conditions d’un commerce international sain. Or, l’un des principaux facteurs distingués par Hirschman a trait à la propagande. Dès la fin du XIXe siècle se répand une littérature consacrée aux exactions économiques de l’Empire allemand. Plusieurs caractères de son expansionnisme sont repérés : l’expansion rapide des exportations, l’utilisation d’une méthode rationnelle et scientifique pour promouvoir la pénétration commerciale, le détournement de la concurrence par l’utilisation du dumping, l’effort pour entraver l’industrialisation des pays partenaires, l’exportation de capital, l’implantation industrielle à laquelle est liée la coopération des spécialistes allemands, enfin, les méthodes de contrôle financier des entreprises étrangères.
Autour de 1890 ce sont essentiellement les deux premiers traits qui sont désignés par la critique et, comme le remarque Hirschman, « ce n’est qu’à un stade plus avancé que l’Allemagne fut accusée d’utiliser délibérément ses relations économiques extérieures comme instrument de domination », en particulier par l’utilisation systématique des autres moyens. Néanmoins, là encore la réalité du bellicisme ne résiste pas à une analyse rigoureuse. Prenant appui sur une étude de J. Viner consacré au dumping, Hirschman indique que si le facteur puissance était souvent présent dans les initiatives allemandes et constituait une des motivations évidentes dans l’acquisition de monopoles ou dans les actions visant à saper les industries étrangères naissantes, il ne répondait pas entièrement à une volonté politique d’agression ou de conquête.
L’idée suivant laquelle l’expansionnisme économique allemand ne constituait qu’un volet de son expansionnisme politique et militaire s’est également répandue à travers les analyses consacrées à la prise de contrôle et à l’exportation des hommes.
Or, cette littérature souvent approximative eu des effets bien réels en créant un climat de suspicion et de défiance généralisée. C’est en 1916 à la conférence de Paris consacrée à la reconstruction économique que les conséquences d’une telle agitation peuvent se mesurer une première fois. En effet, la pauvreté des analyses concernant les relations entre puissance et commerce international, et la radicalité des rhétoriques figent alors la situation en deux camps opposés : d’un côté, les partisans du nationalisme économique, de l’autre les zélateurs inconditionnels du laisser-faire. C’est cependant la première position agitant le spectre de la menace économique rampante qui l’emporte nettement : « pour beaucoup, cela tourna à l’obsession , les gens étaient constamment enclins à croire à la fois qu’ils étaient manœuvrés par des forces cachées et que le pire avait été évité de justesse… En effet c’est précisément lors de cette conférence que les craintes d’un renouvellement possible de « l’ingérence silencieuse dans l’économie » après la guerre furent exprimées officiellement, ce qui eut une grande portée ». C’est cette rumeur qui se trouve alors directement à l’origine des désastreuses clauses protectionnistes et nationalistes du Traité signé à Paris : dans celui-ci, en effet, « se trouve énumérées toutes les mesures fondamentales du nationalisme économique que nous avons si bien connu dans la période de l’entre-deux-guerres». Ces exigences sont nettement soutenues, par exemple, par la Russie. Mais Hirschman souligne le rôle tout aussi important joué par la Grande-Bretagne : Ce n’est, en effet, que fin 1917 que le Traité est ratifié en Angleterre. Le président W. Wilson se montre alors nettement favorable à une reconstruction pacifique et ouverte des relations économiques internationales, incluant la considération de l’Allemagne comme partenaire à part entière. Mais l’autre ligne l’emporte nettement : «C’était l’esprit nationaliste et restrictif de la conférence de Paris qui prévalait. Malgré l’apport d’un certain nombre de nuances, le rapport de la commission Balfour insistait sur la préférence impériale, les restrictions commerciales d’après guerre avec d’anciens pays ennemis, sur la protection contre le dumping (vente ou exportation faite à perte pour s’assurer des marchés), les biens produits par une main d’œuvre exploitée et le contrôle des activités économiques par des étrangers, et enfin sur le rejet du système décimal pour les poids, mesures et monnaies». Plusieurs facteurs ont ici joué dans le basculement général de l’opinion : le manque évident d’enthousiasme pour l’ouverture économique de la part des Etats-Unis désormais puissance dominante, les conflits larvés et bientôt patents entre les anciens Alliés ; mais une nouvelle fois, Hirschman insiste surtout sur l’importance du discours qui a façonné l’opinion, qui « a transmis à la population tout comme aux hommes d’Etat la crainte que les relations économiques internationales puissent être utilisées comme instrument d’une politique de la force armée… Cette prise de conscience et cette crainte, nourries et exploitées précautionneusement par une foule d’intérêts communautaires, devaient déterminer leur politique économique extérieure, tout comme leur politique intérieure se trouvait profondément affectée par la révolution russe, qui avait rendu les classes moyennes dans le monde obsédées et terrifiées par la révolution sociale». A l’opposé, la rhétorique libérale, défendue désormais par W. Smart ou E. Cannan, signale une même incapacité à analyser exactement le phénomène et reproduit sans modifications les vieilles argumentations hostiles au protectionnisme et les discours lénifiants sur le rôle providentiel du commerce.

C’est l’observation et l’analyse du développement qui ont permis à Hirschman d’exploiter ses premières intuitions. Dans sa trilogie l’analyse du rôle des idées dans le changement économique, social, politique y est fondamentale ; lorsqu’une décennie plus tard, face à la montée des régimes autoritaires en Amérique Latine, le constat devient plus sombre, la responsabilité des rumeurs, des représentations, des idéologies est une nouvelle fois mise en lumière.
L’ouvrage The Rhetoric of Reaction, publié en 1991, propose de nouvelles perspectives sur le rôle des représentations. Le progrès dans l’analyse procède ici des étapes antérieures de sa recherche, mais tout autant d’un environnement intellectuel désormais propice à l’étude des dispositifs rhétoriques mobilisés dans les sciences.


REPRÉSENTATIONS, IDÉES, SÉMANTIQUE, IDÉOLOGIES DANS L’ÉPOPÉE DU DÉVELOPPEMENT


Dans les recherches sur le développement, la mise en exergue du rôle des idées constitue chaque fois une priorité. Ce que l’on observe néanmoins c’est plutôt un tâtonnement de la part d’Hirschman ; en effet, chaque fois un nouvel outil est testé, une nouvelle approche est tentée ; quatre épisodes sont significatifs de cette recherche : premièrement, l’analyse des rapports entre idée de changement et changement proposée dans Stratégie du Développement Economique ; deuxièmement la carte des sémantiques du développement dans Journeys Toward Progress ; troisièmement, le chapitre sur « le principe de la main qui cache » dans Development Projects Observed ; quatrièmement l’interrogation sur la responsabilité des intellectuels dans le déclin de l’idée de développement proposée dans un des principaux chapitres de Essays in Trespassing.

1. Changement et idée de changement

Dans Stratégie du Développement Economique, on l’a vu, le développement pose surtout un problème de sous-emploi généralisé des ressources existantes, sous-emploi qui ne s’explique que par un manque de confiance et de lucidité des acteurs, une image déformée qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs virtualités, d’un côté, de la tâche que représente réellement le développement, d’un autre côté. Il s’agit dès lors de trouver l’équivalent pour le développement des dispositifs d’entraînement, des catalyseurs, des mécanismes rétroactifs mis en lumière par l’analyse de la croissance des économies avancées. La volonté générale de changement peut donc ne pas être mise en doute dans ces situations ; néanmoins, le changement s’introduit dans un environnement institutionnel et culturel déjà présent, bouleversant très souvent la perception du rapport central qu’entretient l’individu au groupe. Certains environnements peuvent ainsi brouiller plus facilement la perception adéquate au changement ; Hirschman détaille ainsi dans l’ouvrage de 1958 deux façons classiques de percevoir le changement :
Le premier type est le progrès conçu en fonction du groupe caractéristique des sociétés communautaires, coopératives et fermées. La présence d’un système de positions fixes, le souci de ne pas troubler un équilibre social, discréditent les candidats à l’innovation et à l'ascension. Un tel environnement peut opter finalement pour l’idée de changement et de progrès : néanmoins le changement n’est accepté que s’il est également au bénéfice de chacun. Ces milieux ne sont donc pas entièrement hostiles à l’innovation. Mais, comme le remarque judicieusement Hirschman, « cette conception du changement est incompatible avec un développement sur une vaste échelle visant à transformer et à moderniser fondamentalement l’économie ». En effet, l’idée de progrès en fonction du groupe constitue un obstacle au changement déséquilibré, séquentiel, principal vecteur du développement.
Le second type est le progrès conçu en fonction de l’individu. Le jeu économique est perçu comme un jeu à somme nulle et l’individu doit nier son environnement pour l’emporter. Dans ce cadre, l’intrigue, la ruse, la chance sont considérées comme les meilleurs moyens de s’extraire d’un milieu stagnant. Cet environnement peut favoriser un temps l’innovation et la croissance. Néanmoins, son coût est évident : il conduit à l’abandon de toute la dimension coopérative et coordinatrice de l’activité économique : « Le côté « relations humaines » de l’entrepreneur, l’art d’aboutir à des accords et de s’assurer des concours restera un goulot d’étranglement critique pour un effort constructif de développement économique, tant que l’expérience acquise n’aura pas transformé l’optique exclusivement individualiste du changement en une optique admettant la possibilité de bénéfices réciproques et d’une croissance générale ».
D’autres facteurs encore peuvent brouiller la perception exacte du changement ; Hirschman souligne ainsi le rôle négatif des espoirs de profits exagérés, la tendance à une excessive mobilité des capitaux qui dans chaque cas peuvent ajourner ou faire avorter les projets de changement.
Les deux types de perception du changement, tous deux insuffisants, permettent alors de définir la bonne optique de croissance : « La conception du changement en fonction à la fois du groupe et de l’individu – autrement dit l’idée que l’individu peut progresser à son rythme propre au sein d’une économie en expansion -, qui nous paraît si naturelle, ne sera probablement adoptée que lorsqu’une longue expérience aura convaincu qu’un tel développement est possible ». C’est très probablement par une suite d’oscillation entre la perception du progrès en fonction du groupe et celle du progrès en fonction de l’individu que graduellement l’ajustement pourra se faire. Dès Stratégie du Développement Economique, Hirschman estime que certains groupes sont naturellement plus à même que d’autres à percevoir exactement le changement ; il distingue significativement, là encore dans un esprit bien schumpeterien, les « réalisateurs » de « ceux qui ne se servent de leurs dons intellectuels, souvent remarquables, que pour manœuvrer les hommes ».

La sémantique du développement

Dans Journeys Toward Progress, Hirschman s’intéresse à la façon dont les multiples problèmes du changement économique et social sont appréhendés, reconnus et traités par des sociétés ayant fait récemment le choix politique du développement. Une nouvelle fois les explications économiques faisant de l’évolution sans entrave des prix relatifs le véritable sésame du changement fournissent bien peu d’informations. Le développement propose, en effet, incessamment une gamme extrêmement complexe de problèmes originaux que les décideurs politiques doivent d’abord apprendre à reconnaître puis à traiter. Les modèles économiques intégrant les inputs et parfois le changement technique évacuent totalement la considération de la perception et de la motivation des agents alors même que le processus étudié est indissociablement économique et politique. Les explications sociologiques et psychologiques commettent une autre erreur : celle de se cantonner à l’étude des facteurs initiaux, ignorant l’évolution de ces facteurs et certains phénomènes essentiels d’apprentissage dans le cours même du changement. L’approche d’Hirschman réhabilite ainsi la vieille question du bon gouvernement, mais en la situant dans une perspective pragmatique, réaliste, sensible aux particularités : « notre enquête, d’autre part, part du cadre politique existant, tel qu’il est, avec ses défauts, et se propose de rechercher si, et comment, le poids et l’urgence de certains problèmes de politique économique peuvent néanmoins mener à une action constructive… J’essaie de montrer comment une société peut commencer à aller de l’avant telle qu’elle est, en dépit de ce qu’elle est et à cause de ce qu’elle est ».
L’étude des principaux cas, le Brésil, la Colombie et le Chili permet à Hirschman dans la deuxième partie de son ouvrage d’avancer quelques propositions à partir d’une interrogation sur la notion de « style national de résolution des problèmes ». Le terme est alors à la mode en économie, utilisé par exemple par W. Rostow. Mais ce sont les anthropologues qui méritent la paternité du concept. Dans le cadre du développement économique, l’interrogation est néanmoins différente ; il s’agit en effet d’étudier comment chaque pays aborde de façon originale et ininterrompue des problèmes chaque fois nouveau. L’étude des trois grands cas étudiés va alors permettre de risquer la notion d’un style latino-américain de résolution des problèmes du développement.
La réflexion d’Hirschman présente alors trois moments intéressants.

D’une utilité cachée de l’idéologie

Premièrement, la reconnaissance politique du problème économique et social. Comment, par exemple, la question de la répartition des terres accède-t-elle au rang de priorité urgente, de problème à affronter ? Très souvent en Amérique Latine, la violence a été la seule possibilité d’expression d’un mécontentement, possibilité insuffisante et dangereuse. Dans les pays étudiés on peut noter qu’il n’existe pas un réseau dense d’institutions permettant la prise de parole. Cette absence a été contournée d’une façon originale : « Dans tous ces cas, les problèmes, qu’on avait eu tendance à négliger faute d’accès direct des victimes du problème aux décideurs politiques, attirèrent l’attention indirectement parce qu’ils se trouvaient dans le sillage du problème dont les décideurs politiques voulaient à tout prix s’occuper ». Le traitement de l’inflation chilienne est ici caractéristique ; devenue par nécessité une priorité, il est apparu comme un moyen détourné d’introduire dans le débat politique chilien la question plus vaste et plus controversée de la réforme agraire ; le discours « théorique » a eu ici une influence majeure en imposant progressivement l’idée qu’une résolution du problème de l’inflation ne pouvait passer que par la prise en compte du problème plus structurel de la propriété agraire. Le « style Latino-Américain » se manifeste ici de façon originale par une utilisation assez astucieuse de l’idéologie : « L’idéologie peut dans certains cas remédier au manque d’accès direct de certains problèmes négligés et leur apporter un accès indirect via la construction de théories qui établissent des relations entre des problèmes privilégiés et des problèmes négligés». Ce curieux détour productif met en valeur une conception de l’idéologie assez éloignée de la conception marxiste dans la mesure ou les représentations, les rumeurs, les opinions sont parties intégrantes de la pratique du développement : Hirschman souligne d’ailleurs opportunément, « plutôt qu’une superstructure au sens marxiste du terme, l’idéologie a été perçue comme une « structure intermédiaire », destinée à établir un lien causal plausible entre deux problèmes distincts».
Finalement trois situations peuvent permettre à un problème de devenir une priorité : premièrement dans le cas où les victimes sont capables d’exercer une pression suffisante ; deuxièmement, le cas où l’administrateur est persuadé que le traitement de ce problème est la condition de résolution d’un problème plus urgent, plus exposé ; troisièmement, le cas où le décideur politique disposant désormais de nouveaux outils décide de les tester en résolvant ce problème particulier. La sélection d’un problème n’épuise pas la question des réformes. Une autre dimension essentielle est celle du déroulement dans le temps de cette réforme.

Motivations et connaissance

Le processus de réforme enregistre naturellement des bifurcations, des erreurs, des surprises. Lorsqu’on se situe dans le cadre des situations (2) ou (3), les plus fréquentes en Amérique Latine en raison des difficultés spécifiques de la prise de parole, la réforme est décidée et pilotée par le pouvoir politique. Dans ces cas les corrections nécessaires dans le cours du processus ont moins de chance d’être prise en compte rapidement, principalement par manque de pressions. L’erreur - sa perception et sa correction - apparaît dès lors comme une réalité capitale du changement. L’origine est facile à cerner : « il est probable que des erreurs se produisent principalement et systématiquement lorsque les motivations pour résoudre les problèmes dépassent la compréhension du problème». Deux situations idéales peuvent être distinguées : « l’une lorsque la compréhension a tendance à produire de la motivation et l’autre lorsqu’au contraire la motivation devance la compréhension ». Le premier cas a été celui des pays industrialisés qui ont résolu, en quelque sorte, dans l’ordre, les problèmes du changement. Le second est plus typique des économies Latino-Américaines où très souvent on observe, d’un côté, une aspiration très forte au progrès, voire une véritable impatiente, d’un autre côté, des insuffisances techniques évidentes : « Peut-être est-ce typique des sociétés dites récentes de vouloir à tout prix s’attaquer à une multitude de problèmes sans se demander si leurs ressources, possibilités et attitudes sont en harmonie avec les tâches qu’ils entreprennent ». Dans cette situation s’impose alors l’illusion qu’il existe UNE solution objective et définitive du développement. Hirschman évoque comme cas extrême la « rage de vouloir conclure », expression qu’il emprunte à Flaubert ; cette mauvaise perception du déroulement du changement conduit à l’adoption de mesures expéditives, prématurées, mal-calibrées, souvent adoptées sous la férule de conseillers étrangers, et qui ne peuvent alors être que de pseudo-réponses assez décevantes. Les déceptions préparent alors des réactions et des escalades idéologiques dans d’autres directions, mais tout aussi décevantes. Cette cadence assez hystérique du changement peut conduire finalement à un désenchantement vis-à-vis de l’idée même d’un développement préparé, piloté, réalisé ; « une insistance presque malsaine à déclarer que les décisions politiques passées avaient été une série d’efforts peu enthousiastes au coup par coup et condamnés à l’échec, est une des caractéristiques les plus prononcées communes à nos trois histoires ». Si quelques avantages peuvent être tirés du dénigrement systématique des réalisations antérieures et en cours, les inconvénients l’emportent nettement.

La sémantique du changement

L’importance de la perception est donc centrale dans la question du changement. C’est en grande partie le discours qui façonne ici la perception des agents. A ce titre l’étude du vocabulaire du changement politique, économique et social s’avère fructueux. Deux registres différents permettent d’évoquer le changement : « l’un affirme qu’il existe une solution certaine et définitive au problème, l’autre qu’il n’y a pas de telle certitude ». Chaque approche peut alors être louée ou dénigrée si bien que la situation peut être figurée par un tableau à double entrée :


Remedial approachIdeological approach

Derogatory termsA.
Solution intermédiaire, coup par coup, fatras, au hasard, expédient, palliatif, disparate, retouché, traitement des symptômes, trouver des solutions tant bien que mal, provisoire, improvisation, soulagement à court terme uniquement.B.
dogmatique, doctrinaire, panacée, remède universel, utopique, gadget, combine, recette, slogan, remède de charlatan
Laudatory termsC.
réaliste, flexible, pragmatique, ajustements possibles, pieds sur terre, jeito, criollo.D.
intégration, fondamental, révolutionnaire, cohérent équilibré, systématique, compréhensif, coordonné, plan global, cause et remède, solution définitive, radicale.


La littérature Latino-Américaine livre un premier indice : la profusion de termes ou d’expressions rentrant dans les catégories A et D comparée à la relative pauvreté du vocabulaire pour les catégories B et surtout C. Indice significatif : le débat se déroule donc entre partisans radicaux, opposés, intransigeants, et se percevant comme ennemis ; l’illusion du tout ou rien domine, masquant la réalité d’un changement incertain et graduel. Autre élément du débat : le plus souvent, la représentation d’un changement obéit à la logique de D ; le deus ex machina du changement est enfin respecté. Bien évidemment le processus de développement dément rapidement le discours et graduellement la perception dérive vers les autres catégories : le passage de D à A est fréquent : l’ancienne panacée est désormais présentée comme un bricolage particulièrement hasardeux ; le passage de D à B est également assez souvent observé. Plus significativement, le passage de D à C est beaucoup plus rare en Amérique Latine et, indication supplémentaire, il est rarissime que le premier mouvement d’une réforme se présente sous le discours de la catégorie C, celle qui pourtant « colle » le plus exactement à la réalité du développement.

La notion d’idéologie est retenue par Hirschman, mais il en propose une utilisation bien spécifique liée à la prise de conscience des réalités du changement séquentiel. Le premier acquis c’est que l’idée, la croyance est toujours un facteur du changement. Le second acquis c’est que ce facteur peut indistinctement accélérer ou freiner le changement. Le troisième acquis c’est que pour constituer un levier du changement, l’idée doit être adaptée à ce changement : en début de séquence, dans une période d’immaturité politique, économique, sociale, il est parfois fructueux de se servir de l’idéologie comme d’un levier : l’idéologie doit nécessairement à ce point dissimuler la difficulté des transactions à venir, transactions avec les hommes, transactions avec les choses ; en revanche, le changement dans une phase de maturité doit avoir pour horizon idéal la disparition graduelle de l’idéologie et son remplacement par la lucidité des agents quand aux conditions concrètes du changement. L’idéologie est essentiellement mobile, adaptative, et il est tout aussi faux de penser que l’horizon démocratique prévoit une disparition de l’idéologie que de penser qu’il va conduire à l’éradication des conflits.

« Le principe de la main qui cache »

Le dernier volet de la « trilogie » sur le développement propose de s’intéresser aux « particules privilégiées du processus de développement ». Il n’est donc plus question d’études macroscopiques mais de l’analyse de onze projets de développement financés par la Banque Mondiale. La diversité est réelle, des projets d’irrigation au Pérou, en Thaïlande ou en Italie, à l’installation d’infrastructures de télécommunications en Ethiopie, de la construction de réseaux ferroviaires au Nigéria ou de centrale électrique au Salvador. Dans tous les cas étudiés des difficultés sérieuses et inattendues ont été enregistrées et contournées, souvent de façon astucieuse. L’étude vise alors à faire le récit de cette diversité des écueils et des moyens utilisés pour les contourner. Mais plus fondamentalement, Development Projects Observed, dont Hirschman rappelle qu’il fut écrit en pleine période de frénésie de la recherche opérationnelle, constitue un relevé confiant de la capacité intrinsèque d’adaptation et d’apprentissage des collectivités humaines : “ une telle opinion souligne l’importance, en termes de développement, de ce qu’un pays fait et de ce qu’il devient en résultat de ce qu’il fait, et par là même elle conteste la primauté de ce qu’il est, c’est à dire que la géographie et l’histoire soient au départ déterminées par les ressources naturelles, les valeurs, les institutions, la structure politique et sociale, etc… ”. Le chapitre I intitulé de façon provocatrice « Le principe de la main qui cache » constitue la partie certainement la plus spéculative de ce travail dont Hirschman revendiquait le caractère avant tout empirique et expérimental : «  The Hiding Hand », note-t-il, « se caractérise par une action déclenchée par l’erreur, cette erreur étant une sous-estimation des coûts ou des difficultés».

Une caractéristique générique est partagée par tous les projets étudiés : ils ont été confrontés à une difficulté entièrement imprévue mais paradoxalement, cette difficulté à été à l’origine d’innovations essentielles. Deux enseignements sont alors tirés : premièrement, l’ignorance initiale de la difficulté est capitale car sinon le pessimisme aurait conduit à l’abandon prématuré du projet ; deuxièmement, c’est le déroulement même dans la durée qui fait surgir des solutions originales.
Un enseignement plus général est alors proposé : “ la créativité nous semble toujours surprenante… la seule façon pour nous de mettre pleinement en jeu nos ressources créatives est de se méprendre sur la nature de la tâche, et nous la représenter plus comme une tâche de routine, simple et ne requiérant pas de véritable créativité, que ce qu’elle est en réalité”. Cette perspective invite à modifier la célèbre sentence de Marx, « l’humanité ne s’occupe jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre » devenant « l’humanité ne s’occupe jamais que des problèmes qu’elle pense pouvoir résoudre ”.
Ce principe de la main qui cache est particulièrement crucial dans le cas des pays en voie de développement où les capacités d’innovation et d’entreprise sont souvent faibles. En effet, la sous-estimation des difficultés peut ici venir en quelque sorte compenser la faible estime que les agents du développement ont souvent d’eux-mêmes. Le bon fonctionnement du principe nécessite néanmoins des conditions bien particulières. Il est ainsi indispensable qu’il y ait méconnaissance initiale, et, surtout, il est crucial que les obstacles et dysfonctionnements apparaissent lorsque le projet est irréversiblement engagé. L’industrie ici apparaît en situation beaucoup plus favorable que l’agriculture.
Plusieurs stratagèmes et techniques peuvent permettre de dissimuler initialement l’ampleur et les difficultés d’un projet. Hirschman en détaille particulièrement deux : la « pseudo-imitation technique » vise à suggérer que le projet ne constitue que la réplique exacte d’un autre projet parfaitement réussi ailleurs ; la “ pseudo-comprehensive-program ” technique exhibe toute une panoplie de mesure faisant croire que le problème est dès l’abord exhaustivement décortiqué. Entre les deux « techniques » la complémentarité est évidente : « la première fait apparaître les projets comme moins difficiles que ce qu’ils sont vraiment, alors que la seconde donne aux responsables du projet l’illusion qu’ils ont un aperçu des difficultés du projet bien plus large que ce qu’il est alors possible. Les deux techniques sont essentiellement des soutiens pour le décideur, et lui permettent d’atteindre un stade où il n’a pas encore acquis assez d’assurance dans sa capacité à résoudre un problème pour faire une évaluation plus honnête des difficultés éventuelles du projet et du risque qu’il prend ».
Cette thèse s’oppose radicalement à celle des préalables du développement. Ici, l’incertitude et l’ignorance sont les conditions de l’aventure par laquelle l’individu ou la collectivité acquièrent justement ces aptitudes : “ le principe de la main qui cache se caractérise par un mécanisme qui fait prendre des risques à celui qui cherche à les éviter et le rend par là même moins enclin à éviter les risques. Ainsi, elle esquive une de ces redoutables conditions préalables ou pré-conditions au développement. Cela permet à la prétendue condition préalable de venir à l’existence après l’événement auquel elle est censée être préalable. Dans notre modèle, le comportement qui consiste à prendre des risques intervient activement (quoiqu’ involontairement) comme préalable à l’arrivée au stade d’une personnalité qui prend des risques, motivée par la réussite ; en réalité, c’est cette personnalité qui est définie par ce comportement qui consiste à prendre des risques”. C’est en particulier ce déroulement complexe où se découvrent dans un premier temps des difficultés inattendues et dans un second temps des capacités insoupçonnées à les surmonter qui se trouvent, par exemple, à l’origine de la constitution d’un entrepreneuriat local.
Les dernières lignes du chapitre conduisent naturellement à mettre un certain nombre de bémol à ce principe, qui doit absolument demeurer une solution transitoire, adaptée à un environnement caractérisé par un manque de confiance initiale. Hirschman souligne judicieusement que « le principe de la main qui cache est ainsi essentiellement un mécanisme de transition qui permet aux décideurs d’apprendre à prendre des risques ; c’est d’autant mieux que la transition est courte et l’apprentissage rapide ». En effet, l’éloge de la mauvaise perception, de l’habitude de fonctionner au flair, voire au bluff ne peut être élevée au rang de panacée. Les inconvénients à terme sont manifestes, des catastrophes, déraillements, etc, à la mauvaise perception des opportunités bien réelles. Hirschman ajoute encore, « le principe de la main qui cache, ou en son absence, l’exagération des bénéfices, est considéré utile comme moyen de traiter une infirmité spécifique et temporaire dans certaines sociétés, c’est à dire un rapport de connaissance inadéquat entre l’homme et sa capacité à résoudre des difficultés ».

Par son caractère volontairement séditieux et malicieux « Le principe de la main qui cache » est assez ambivalent. Il couronne certainement une entreprise optimiste visant à chanter l’épopée du développement. Le principe illustre, en effet, l’extraordinaire capacité intrinsèque de bricolage des collectivités humaines, capacité qui ne dépend ici souvent que de la confiance initiale. Mais il s’agit après tout d’une providence, même si elle n’agit ici qu’au début du processus. L’accent porté sur ces coups de mains assez magiques révèle peut-être aussi déjà les premiers pressentiments d’Hirschman relatifs au déclin de l’idée de développement et surtout aux différents tournants autoritaires en Amérique Latine.

Les déterminants de l’autoritarisme en Amérique Latine

Le début des années soixante-dix est caractérisé par de nombreux désastres politiques en Amérique Latine, le cas chilien étant certainement l’un des plus dramatiques. C’est dans ce contexte qu’un retour s’impose sur la littérature optimiste sur le développement proposé à partir des années cinquante. Hirschman ne se soustrait pas à l’examen. Le texte certainement le plus significatif est ici l’article intitulé « Le passage à l’autoritarisme en Amérique latine et la recherche de ses déterminants économiques » publié initialement en 1979, et reproduit par la suite dans les Essays in Trespassing.
Les premiers pas de l’économie du développement dans les années quarante et cinquante ont bénéficié de circonstances exceptionnellement favorables ; d’une part, cette jeune discipline pouvait s’inspirer du perfectionnement parallèle des théories de la croissance ; d’autre part, elle pouvait s’appuyer sereinement sur les enseignements du Plan Marshall, qu’ils concernent les bénéfices de l’aide extérieure, ou les virtualités de la planification. Vingt-cinq ans plus tard le bilan du développement infirme l’euphorie initiale : le progrès économique et social n’est pas à la hauteur et, surtout, les rares conquêtes dans ce domaine paraissent avoir eu pour conséquence une régression radicale dans le domaine politique: « il apparaît de plus en plus que l’effort de croissance, qu’il soit couronné de succès ou non, peut avoir des effets secondaires calamiteux dans le domaine politique, de la chute des libertés démocratiques aux mains de régimes autoritaires et répressifs à la violation totale des droits de l’Homme les plus fondamentaux».
Cette issue imprévue et funeste du changement économique a conduit Hirschman à une investigation dans le domaine de l’histoire des idées. Dans Les Passions et les Intérêts, il montre comment au XVIIIe siècle une toute autre articulation est espérée entre commerce et liberté, le développement du commerce bridant les passions guerrières du Prince et conduisant alors à l’épanouissement de la liberté. Néanmoins, à partir de cette intrigue, une toute autre séquence peut être imaginée ; si le complexe mécanisme économique, souvent décrit comme une horloge délicate, doit être préservé des passions du Prince, il doit être préservé tout autant des passions des autres agents : « S’il est vrai qu’il faut s’en remettre à l’économie, alors on ne doit pas préconiser seulement la limitation des actions imprudentes du prince mais aussi la répression de celles du peuple, la restriction de la participation, en bref, l’écrasement de tout ce qui pourrait être interprété par un roi de l’économie comme une menace au bon fonctionnement de « l’horloge délicate » ».
En Amérique Latine, il est indéniable que les gouvernements progressistes ont souvent témoigné d’un manque total de déférence vis-à-vis des contraintes économiques, financières, monétaires, mêmes minimales. Une constatation, renforcée par le détour dans le domaine de l’histoire des idées économiques, semble ainsi s’imposer : « cela m’amène à insister sur la faible propension des décideurs politiques à s’en remettre aux contraintes économiques normales. Ceci s’oppose aux explications plus communes qui ont souligné les tâches économiques d’une difficulté inhabituelle qui sont rencontrées».
Une première thèse associe alors la montée de l’autoritarisme en Amérique Latine à des difficultés spécifiquement économiques. Hirschman discute ici principalement l’interprétation proposée par G. O’Donnell. Suivant cette interprétation, le tournant autoritaire aurait sa source dans certaine difficultés économiques spécifiques des économies Latino-Américaines. Plus précisément, la dimension volontariste de la phase de développement par substitution d’importation nécessitait un environnement favorisant la prédictabilité ; cette exigence serait à l’origine de la montée de pouvoirs forts et stables succédant aux régimes irresponsables antérieurs. La théorie proposée par G. O’Donnell n’est pas la seule interprétation mettant en avant les déterminants économiques de cette évolution politique. Elle est cependant la plus caractéristique, révélant un soubassement marxiste ne prévoyant une causalité que de l’économique au politique. O’Donnell en présente indéniablement une versions sophistiquée fondée sur la notion de prédictabilité dans le cadre du modèle ISI. Il considère, en effet, que la montée des régimes militaires s’explique donc premièrement par le fait que les conflits sociaux violents trouvent leur origine dans des situations inflationnistes graves et des déficits chroniques de la balance des paiements ; deuxièmement que ces maux économiques procèdent eux-mêmes directement d’un déficit d’intégration industrielle verticale.
Hirschman souligne que la réalité de ces déséquilibres économiques n’a pas à être niée tant elle est évidente. Mais la considération des conditions « objectives » doit être complétée par la prise en compte des facteurs « subjectifs » liés à la perception de la situation par les agents eux-mêmes. C’est cette volonté de complément qui le conduit alors à se pencher sur les conditions subjectives ayant favorisé l’option autoritaire. Les conditions « objectives » n’ont pas, en effet, déterminé strictement l’orientation en faveur de l’autoritarisme. Très judicieusement, Hirschman écrit encore sur ce point, « Plutôt, à partir de cette expédition, est-il possible de suggérer que la relation entre problèmes économiques non résolus et changement de régime est en quelque sorte d’une nature différente. La recherche d’une difficulté économique structurelle, spécifique et unique à l’origine de la montée de l’autoritarisme en Amérique latine me semble peu prometteuse. Mais il est évident qu’il y a un lien entre la montée des régimes autoritaires et la prise de conscience généralisée que le pays est confronté à de sérieux problèmes économiques […] sans pouvoir les résoudre… Avec cette formulation, notre enquête change de nature, et l’attention n’est plus tant portée sur les problèmes cachés que l’œil pénétrant du spécialiste des sciences humaines doit détecter, que sur les tâches qui sont ouvertement et clairement proposées à une société par des porte-paroles influents, de l’intérieur ou de l’extérieur ».
Une autre piste peut alors être soulevée : celle conduisant à constater les conséquences sur l’opinion d’un écart entre les problèmes économiques, sociaux, politiques que se pose une société et sa capacité à les affronter. Or l’Amérique Latine, dans les trente dernières années se caractérise par une véritable boulimie de réformes de fonds, réformes, de surcroît, de complexité croissante. Il a fallu en très peu de temps résoudre la question de l’industrialisation, puis celle de la planification, puis celle de l’intégration ; projets relativement consensuels auxquels a succédé l’entreprise plus délicate de redistribution. Naturellement, l’ampleur de la tâche n’a pu conduire qu’à des résultats contrastés, peu en rapport en tout cas, avec les espoirs démesurés initiaux. C’est alors de ce décalage qu’a pu naître une véritable frustration de la part des agents alimentant l’impression erronée d’échec total et d’incapacité intrinsèque au changement voulu, raisonné, réfléchi. C’est enfin ce sentiment d’incapacité, ce véritable désenchantement, qui ont validé l’option ultérieure en faveur d’un pouvoir fort et rassurant.
Les intellectuels ont joué un rôle très important dans cette perception erronée du changement en cours. Hirschman stigmatise non pas la fonction en elle-même, mais plutôt, dans le cas Latino-Américain une irresponsabilité certaine, une tendance morbide et une vraie paresse de cette catégorie à assumer sa fonction première : fonction qui, en raison des outils de compréhension dont disposent ses membres, doit conduire cette catégorie « éclairée » d’agents à reconnaître et à faciliter la perception du développement. Le pari est ainsi décrit par Hirschman : « Il serait ridicule de tirer la conclusion que les intellectuels devraient arrêter d’être des intellectuels, et s’interdire d’analyser les problèmes de leur pays. On pourrait suggérer cependant qu’ils devraient être plus pleinement conscients de leurs responsabilités, qui sont spécialement importantes en raison de l’autorité considérable qu’ils peuvent imposer dans leur pays. A cause de cette autorité, le processus dans le domaine des sciences et technologies, connu comme la longue séquence qui va de l’invention à l’innovation, prend souvent remarquablement peu de temps en Amérique latine relativement aux idées économiques, politiques et sociales. Comme la pensée sociale se transforme si rapidement en manipulation des structures sociales, un taux élevé d’expériences ratées est souvent le prix à payer pour l’influence exercée par les intellectuels».

L’accent porté sur les facteurs idéels ne doit pas conduire néanmoins à sous-estimer les facteurs réels ; il invite plutôt à frayer le chemin à une analyse plus large.
Objectivement la caractéristique première du changement est de susciter des déséquilibres ininterrompus et un régime régulier de tensions de conflits, survenant aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la distribution. Les avances, les avantages acquis ne peuvent néanmoins pas être sans corrections : « Avec le temps, des pressions vont s’élever pour corriger certains des déséquilibres, à la fois parce que la continuité de la croissance nécessite une telle correction à un certain moment et parce que les déséquilibres vont de pair avec les tensions politiques et sociales, la protestation et l’action ». Si bien que le changement paraît mettre en jeu deux grandes tendances ou plus précisément, deux fonctions majeures, la fonction entrepreneuriale, d’une part, d’autre part, la fonction réformatrice. La fonction entrepreneuriale, c’est « l’umbalancing function », cette fonction pouvant indistinctement être assurée par les agents privés, par les agents publics, ou par un quelconque dosage des deux. A la suite du déséquilibre, les secteurs, les régions, les classes distancées exigent un rattrapage, et c’est la fonction de réforme qui intervient.
L’enjeu principal concerne alors l’articulation des deux fonctions, « la bonne application et coordination de ces deux fonctions est cruciale à la fois pour les résultats économiques et politiques du processus de croissance ». Dans les faits, très souvent, comme le montre l’exemple des pays industrialisés, cette articulation n’est pas allée de soi, nécessitant de nombreux ajustements, apprentissages et tâtonnements. Hirschman signale ainsi que longtemps la fonction entrepreneuriale n'y a été pas seulement peu consciente de la nécessité des ajustements, mais le plus fréquemment, carrément hostile.
Les économies latino-américaines posent sur ce sujet un problème spécifique de versatilité ; Hirschman le résume de la manière suivante ; « les forces idéologiques derrière la fonction entrepreneuriale, étaient alors plus faibles en Amérique latine qu’en Europe. Mais du point de vue des résultats politiques, il est peut-être plus important qu’en Amérique latine, les voix intellectuelles majeures qui avaient à un certain moment soutenu la fonction entrepreneuriale se rallièrent bientôt après à la bannière de la réforme ». Plusieurs facteurs ont ici joué, en particulier, la nature souvent étrangère des capitaux et de la propriété industrielle.
L’interprétation par A. Gramsci du rôle de l’idéologie n’est que de peu de secours pour comprendre cette perte de contact entre la réalité du changement séquentiel et la perception que peuvent en avoir les agents. Hirschman se réfère ici plutôt à une de ses études antérieures dans laquelle il définissait « l’effet de tunnel ». Dans ce travail, il notait en conclusion, « C’est une des idées fondamentales de cet essai que des changements dans le salaire de B entraîne du changement dans le bien être de A, non seulement parce que la position relative de A dans l’échelle des salaires a changé, mais aussi parce que les changements dans la vie de B affecteront les prévisions de A sur son futur salaire ». L’étude avançait ici quelques généralisations prudentes : premièrement, la nécessité d’affronter croissance et justice sur un mode séquentiel, le traitement simultané des deux apparaissant impossible ; deuxièmement, la mise en lumière de situations potentiellement explosives ; par exemple, susciter du déséquilibre et de l’inégalité dans un milieu hétérogène sur le plan ethnique, religieux, etc. ; troisièmement garder en vue l’importance de la crise et du conflit comme ingrédients essentiels du développement, l’activité proprement politique consistant à en garder le contrôle justement en en assurant la légitimité.
C’est donc « the carrier of the two functions » qui importe. Malheureusement c’est très souvent l’antagonisme entre les deux fonctions qui est perçue comme normale « L’échec des formes pluralistes peut peut-être alors être relié au degré et à la nature de cette hostilité entre les protagonistes des deux fonctions ». L’étude des pays Latino-Américains signale que certains d’entre eux, le Vénézuela par exemple, sont sur le bon chemin. D’autres comme le Chili ou le Brésil s’en éloignent.
Le cadre élargi d’analyse articule donc deux éléments : premièrement la réussite du changement dépend de l’articulation délicate entre fonction entrepreneuriale et fonction de réforme ; deuxièmement la juste perception du changement par les agents, en particulier le « hope factor » constitue un élément capital de cette bonne articulation.

Les bilans assez sombres proposés par Hirschman au tournant des années quatre-vingt ne sont donc pas très loin de stigmatiser une sorte de « trahison des clercs » en Amérique Latine. L’intellectuel a ici trahi sa fonction qui est de favoriser l’apprentissage de la perception lucide des changements en cours par les agents. La critique de l’intellectuel est ici tangente d’une autre accusation portée contre le « savant » ; de fait, sur le terrain académique, libéraux et marxistes ont été les fossoyeurs de l’économie du développement. Dans The Rhetoric of Reaction, publié en 1991, on peut constater un double mouvement : une accentuation, dans un premier temps, du ressentiment d’Hirschman vis à vis d’une catégorie décidément jamais à la hauteur de sa fonction ; dans un second temps, une perspective beaucoup plus tolérante et constructive exploitant les virtualités de la notion de rhétorique.

II. RHÉTORIQUES DE L’INTRANSIGEANCE ET DÉMOCRATIE

The Rhetoric of Reaction, publié en 1991, entretient un rapport d’homologie avec l’ensemble de la démarche d’Hirschman. Il s’agit, en effet, d’une enquête dont la résolution s’avère ici urgente ; la fin justifie les moyens utilisés ; la légèreté du bagage doit favoriser la rapidité de l’expédition. Il ne faut pas que les indices s’évanouissent et les premières phases de l’enquête se déroulent au pas de charge. Le crime est jugé, en effet, initialement du moins, particulièrement scandaleux. Évoquant le contexte de rédaction, Hirschman note « la répulsion que j’éprouvais à l’égard de l’offensive néoconservatrice explique très certainement la tonalité des cinq premiers chapitres du livre. Ils ont été écrits dans un élan combatif dont je n’avais pas eu l’expérience depuis bien longtemps. Le ton de ces chapitres donne au livre le caractère d’un manifeste anticonservateur ou, peut-être, anti-néo-conservateur ». Mais l’enquête prend par la suite une tournure nouvelle et connaît finalement un dénouement inattendu modifiant complètement la perspective initiale ; la notion même de culpabilité en ressort métamorphosée.
L’ouvrage nécessite donc une lecture très particulière ; il ne s’agit nullement d’une démarche linéaire, les chapitres s’accroissant l’un l’autre jusqu’au résultat final. Le déroulement de l’enquête intègre la possibilité du rebondissement et c’est plutôt la solution contenue dans les pages terminales qui donne une clé permettant de réinterpréter les étapes antérieures ; de leur donner leur sens véritable. Sinon l’ouvrage serait incohérent : au tout début, en effet, le coupable c’est l’autre et c’est le fait qu’il argumente péremptoirement plutôt qu’il ne démontre qui le désigne comme un coupable idéal ; à l’arrivée le coupable, c’est celui qui n’argumente pas raisonnablement, celui dont les opinions opiniâtres s’enracinent dans la conviction de détenir un accès objectif au réel.
L’attention portée par Hirschman au registre de l’argumentation est antérieure, on l’a vu dans la section précédente, à The Rhetoric of Reaction ; elle lui est personnelle, même si certaines sources intellectuelles sont vraisemblablement présentes dès l’origine ; on peut, sans grand risque d’erreur, risquer un héritage keynésien. C’est J. M. Keynes, on le sait, qui dans sa préface à la Théorie Générale soulignait l’effort qu’il lui avait été nécessaire d’accomplir pour s’extirper du langage des Classiques ; plus tard, parmi les néo-keynesiens, Joan Robinson s’interrogera sur certains silences sémantiques relatifs, par exemple, à l’usage du termes « capital » dans les modèles de croissance. L’utilisation explicite de la notion de rhétorique est néanmoins tardive chez Hirschman et, de fait, elle s’intègre dans une conjoncture intellectuelle initiée, entre autres, par les travaux de S. Toulmin, C. Perelman, R. Rorty ou W. Booth. En économie, c’est en 1983 que D. N. McCloskey publie l’article pionnier sur la rhétorique économique et inaugure une vaste littérature sur ce domaine, et, en 1988 une réflexion similaire est proposée dans le domaine de l’anthropologie par Clifford Geertz, collègue d’Hirschman à Princeton.

Dès l’avant-propos de l’ouvrage, Hirschman indique que le thème central en est « l’altérité de l’autre ». Or, c’est la préposition « Entre » qui désigne le plus nettement le pari démocratique. Dans les faits cependant le rapprochement des opinions et des valeurs bute sur “ le manque systématique de communications entre groupements de citoyens et courants d’opinion, tels que libéraux et conservateurs, progressistes et réactionnaires ”. Les obstacles principaux sont ici des “ types de discours, de raisonnement et de rhétorique ” utilisés. Il s’agit en fait de véritables “ impératifs du raisonnement ” qui bloquent alors toute discussion.

1. La rhétorique réactionnaire

Le caractère circonstancié de l’ouvrage est donc nettement revendiqué : il s’agit ici d’organiser la résistance contre l’invasion néo-libérale. Déjà, un article publié au début des années quatre-vingt consacré aux problèmes de l’Etat-Providence avait permis à A. Hirschman de prendre position : s’opposant aux Cassandres à la mode, il s’agissait ici d’adopter une position lucide et mesurée, attentive aux évolutions en cours, et de diagnostiquer une crise de croissance due très probablement à la production à grande échelle de certains services ; comme il pouvait alors le noter, « en somme, les difficultés de l’état providence peuvent être interprétées, en partie du moins, comme des difficultés de croissance plutôt que comme un signe de crise systémique».
Deux Siècles de Rhétorique Réactionnaire permet une mise en perspective de type historique. Contrairement au diagnostic classique du sociologue anglais T. H. Marshall, la conquête, entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle des trois dimensions de la citoyenneté - civile, politique, économique - n’a pas été, loin de là, une irrépressible et consensuelle marche en avant. De fait, à chaque action en faveur de la citoyenneté, s’est opposée une forte réaction conservatrice. Trois vagues réactionnaires peuvent être distinguées : réaction contre la citoyenneté civile et le principe de l’égalité au XVIIIe siècle et, plus nettement encore, au moment de la Révolution Française ; réaction contre la citoyenneté politique et le principe du suffrage universel tout au long du XIXe siècle ; réaction contre le principe de l’Etat-Providence après 1945.
L’analyse des réactions conservatrices permet de souligner un fait important : les arguments peuvent aussi bien être étudiés d’un point de vue historique que d’un point de vue morphologique. C’est ce dernier caractère qui motive, en priorité, l’enquête d’Hirschman ; il explique donc que son objet est ici de « définir la structure formelle de certains types de raisonnement ou de discours ». Or, trois dispositifs se détachent :
premièrement l’argument de l’effet pervers qui annonce que « toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger ».
Deuxièmement, l’argument de l’inanité enseignant que « toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine, que quoi que l’on entreprenne, ça ne changera rien »
Troisièmement, l’argument de la mise en péril pronostiquant que « le coût de la réforme envisagée est trop élevé, en ce sens qu’elle risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis ».

L’étude plus précise de chacune des trois thèses permet alors de mieux en cerner les contours

1.1 La thèse de l’effet pervers

La thèse suivant laquelle « les mesures destinées à faire avancer le corps social dans une certaine direction le feront effectivement bouger, mais dans le sens inverse » est très certainement celle ayant produit les effets les plus corrosifs sur l’idée de progrès ou sur celle de développement. Elle conduit à suggérer que la liberté conduit immanquablement à l’esclavage, la démocratisation à la tyrannie, et la protection sociale à la pauvreté.

Au XVIIIe siècle, Edmund Burke est l’un des premiers à emprunter cette piste. Dans ses Réflexions sur la Révolution en France, publiées en 1790, il affirme que la Révolution et les principes d’égalité vont nécessairement dégénérer en tyrannie et en bain de sang.
Il ne fait ici semble-t-il qu’exprimer les valeurs de l’Europe de la Sainte Alliance, de même que sa démonstration empruntait vraisemblablement aux Lumières Écossaises la notion d’effets non voulus de l’action humaine. Néanmoins un véritable tournant est ici accompli et l’ouvrage de E. Burke est annonciateur du passage de l’idéologie rationaliste et optimiste des Lumières au pessimisme des différents courants du Romantisme.
Les bifurcations historiques dans les grands types de représentations posent ici un problème crucial. Hirschman en souligne le double soubassement, historique et morphologique . Dans le cas d’E. Burke on glisse de l’espérance déjà ancienne d’un monde providentiellement ordonné par l’action intéressée des individus à une toute autre interprétation. Pour les conservateurs, en effet, la Providence se plait à déjouer les desseins des hommes.
Au XIXe siècle le même argument va être utilisé contre les progrès du suffrage universel. La peur des pauvres, l’association entre masse et violence s’opposent à l’idée de participation du plus grand nombre ; donner le pouvoir à des masses imprévisibles, influençables, versatiles apparaît alors aberrant. L’exercice du pouvoir dans ce contexte est affaibli et s’ouvre au clientélisme et à la corruption. A terme, une réalité toute différente se met en place : l’extension du droit de vote et la recherche de l’égalité politique loin d’aboutir à la démocratie débouchent sur la bureaucratie. A la fin du XIXe siècle l’argument est exprimé en termes plus savants, empruntant aux toutes récentes avancées de la biologie et de la psychologie. Un jugement typique d’Herbert Spencer est reproduit par Hirschman pour illustrer cet épisode. En 1884 dans The Man versus the State, le sociologue anglais écrivait, en effet, “ des législateurs mal informés n’ont cessé dans le passé d’aggraver les souffrances humaines en s’efforçant de les soulager ”. Ainsi, non seulement les “ amélioreurs du monde ” vont échouer, mais également ils vont faire empirer les choses en arrivant au résultat exactement contraire.
Enfin, de la critique de « l’aide aux pauvres » au XVIIIe siècle à celle actuelle de l’Etat-Providence l’argument de l’effet pervers est sollicité régulièrement pour stigmatiser les actions en faveur de la citoyenneté économique. La centralité de la notion de marché autorégulateur donne toutefois une amplitude plus large à l’argument. Toute intrusion du politique dans le système des prix est alors suspect. Milton Friedman exprime aujourd’hui clairement ce credo lorsqu’il explique que “ les lois sur les salaires minimaux constituent sans doute l’exemple le plus parlant que l’on puisse trouver d’une mesure dont les effets sont exactement à l’opposé de ceux qu’en attendaient les hommes de bonne volonté qui les soutenaient ”. Mais il ne fait ici que reprendre un vieux leitmotiv conservateur. C’est en effet dans le contexte des Poors Laws que naît l’argument de l’effet pervers dans le domaine économique. Defoe, E. Burke, T. Malthus puis A. Tocqueville développent l’idée suivant laquelle l’aide ne fait que favoriser l’indolence naturelle des hommes, pérennisant alors les situations de pauvreté au lieu de les soulager. Longtemps abandonné en raison du traumatisme constitué par la loi anglaise de 1834 sur les Workhouses, l’argument à peine modernisé resurgit donc en force dans les années quatre-vingt, chez les conservateurs. Dans Losing Ground (1984) Charles Murray peut ainsi écrire “ en essayant de faire plus pour les pauvres nous avons réussi à faire plus de pauvres. En essayant de faire tomber les barrières qui interdisaient aux pauvres d’échapper à leur sort, nous leur avons par mégarde dressé un piège ».
Plusieurs enseignements ressortent de l’analyse de ce premier argument. Très souvent sollicité, il n’apparaît pas radicalement faux, mais plutôt excessif. Premièrement, dans la réalité, les diverses mesures adoptées en faveur de la citoyenneté ont présenté des profils de changement chaque fois différents : certains n’ont pas eu d’effets non voulus, d’autre ont eu ce type d’effets, mais positifs, d’autres enfin ont effectivement eu des effets non anticipés et négatifs. Deuxièmement, l’argument se présente en première analyse comme une variante de l’idée d’effets non voulus de l’action humaine. Mais sur un autre plan il en constitue le désaveu dans la mesure où l’idée de conséquences non voulues intègre celle d’indétermination alors que l’argument de l’effet pervers introduit plutôt un élément de fatalité.

1.2 La thèse de l’inanité.

L’argument de l’inanité est plus subtil et certainement moins dramatique que celui de l’effet pervers. Il ne fait qu’exprimer sous une forme savante et développée l’intuition exprimée par Adolphe Karr dans La Guêpe suivant laquelle “ plus ça change, plus c’est la même chose ”. On doit faire l’économie des réformes et des révolutions dans la mesure où elles ne modifient pas en profondeur la réalité économique et sociale. Paradoxalement l’argument apparaît alors bien plus mortifiant et démoralisant que la thèse de l’effet pervers pour les partisans du changement. A cet égard, la thèse défendue par Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution est significative. En insistant sur la continuité des réformes avant et après 1789, il suggérait simplement que la Révolution n’avait rien changé en profondeur et aurait pu, sans inconvénient, être évité.
L’idée d’inanité est peu après mobilisée par G. Mosca et V. Pareto ou R. Michels pour montrer que le suffrage universel ne change rien à la véritable nature du social. Leur “ théorie des élites ” suggère en effet que la démocratie ne modifie pas la structure naturelle du pouvoir et les inégalités politiques dans les sociétés, en particulier, la séparation entre une minorité détenant le pouvoir, l’armée, la culture, et une majorité opprimée. L’élection n’est alors qu’un simple détournement du pouvoir.
Les fameuses lois paretiennes sur la répartition des revenus et des richesses remplissent une fonction similaire en signalant la pérennité des inégalités dans ce nouveau cadre ; inégalités bien pires toutefois, la ploutocratie générant des types d’inégalités nettement moins légitime que les mécanismes de marché.
De fait, en économie où domine le mythe du marché, l’application de l’argument de l’inanité paraît moins judicieux que celle de l’argument de l’effet pervers. Il semble même, en première approximation que les deux thèses soient contradictoires. Hirschman signale néanmoins qu’une passerelle a pu être jetée entre les deux thèses. Il a suffit, en effet, d’insinuer que les prélèvements opérés pour les moins favorisés n’allaient pas à l’amélioration de leur condition, mais bénéficiaient soit aux élites en place soit à la classe moyenne.
L’analyse du second argument, qui s’appuie immanquablement sur “ l’existence d’une loi scientifique qui gouverne immuablement les rapports sociaux et oppose à l’ingénierie sociale une barrière infranchissable ” livre donc à son tour quelques indications plus générales.
Pour Hirschman la thèse de l’inanité n’est pas une version édulcorée de celle de l’effet pervers. Il signale son caractère beaucoup plus scandaleux et radicalement différent : pour les partisans de la thèse de l’effet pervers le monde est plastique et l’action humaine entraîne une cascade de conséquences inattendues et négatives ; pour les partisans de l’inanité, en revanche, la structure permanente du monde social rend vaine et grotesque la volonté de changement. La différence intellectuelle entre les deux thèses est donc nette, l’une renvoyant au ressentiment de la providence, l’autre développant une logique plus froide, plus scientifique. L’utilisation de l’argument de l’inanité dans les thèses économiques des nouveaux classiques contre le keynesiannisme est à cet égard jugé significative. Hirschman insiste ici sur la violence extrême de l’argument de l’inanité : “ s’agissant de l’action délibérée des hommes, c’est l’argument de l’inanité qui est le plus dévastateur. Un monde où sévit l’effet pervers demeure un monde ouvert, accessible : les hommes, les collectivités peuvent continuer d’y intervenir… En revanche, la thèse de l’inanité exclut, si l’on la suit jusqu’au bout, tout espoir de rectifier le tir, d’atteindre son but ou de s’en rapprocher par quelque mesure que ce soit. Aucune politique économique ou sociale n’a la moindre prise sur une réalité entièrement soumis, pour le meilleur et pour le pire, à des “ lois ” insensibles, de par leur nature même, à l’action des hommes ”. De même, la description des efforts des « amélioreurs du monde » n’est pas faite dans les mêmes termes. Pour les partisans de l’argument de l’effet pervers, les progressistes sont bien intentionnés mais ils se leurrent sur leur capacité à orchestrer ou piloter le changement. Pour les tenants de l’inanité, sûrs de leur science forgée directement au contact des choses, les progressistes sont avant tout des intrigants connaissant les règles mais voulant accéder au pouvoir et à la richesse. Un dernier enseignement ressort de l’analyse de l’argument de l’inanité : “ la conjonction d’une certaine argumentation d’extrême gauche avec celle de la réaction est un des traits spécifiques de la thèse de l’inanit頔.

1.3 La thèse de la mise en péril.

La thèse de la mise en péril, plus nuancée, prévoit qu’un nouveau train de réformes risque de mettre en péril les acquis antérieurs. Il fallait naturellement que la première phase de la citoyenneté soit acquise pour que l’argument puisse naître. Au XIXe siècle se développe donc une interrogation sur les risques que l’élargissement de la participation politique fait courir aux libertés individuelles.
Mais ici les débats les plus révélateurs portent sur la croissance de l’Etat-Providence considérée comme un danger pour la liberté et pour la démocratie. Dès 1944, la thèse est soutenue par F. Hayek dans La Route de la Servitude ouvrage dans lequel l’économiste autrichien note, par exemple, “ le prix d’un régime démocratique, c’est la limitation de l’action de l’Etat aux domaines où l’accord est possible ”. En 1960, dans The Constitution of Liberty il surenchérira prenant pour cible en particulier le système redistributif et écrivant “ la liberté est gravement menacée dès lors que l’Etat obtient le pouvoir exclusif de fournir certains services – pouvoir dont pour arriver à ses fins il doit user discrétionnairement afin de contraindre les individus à s’y plier ”. La conjoncture des Trente Glorieuses n’était pas spécialement favorable aux arguments d’Hayek. Mais ils furent largement repris et développés dans les années soixante-dix et quatre-vingt où l’idée s’impose que l’Etat-Providence grève la croissance. La thèse est d’abord proposée par certains auteurs marxistes estimant que la croissance de l’Etat résulte des défauts même du capitalisme et ne peuvent que retardée la crise terminale de ce système. Elle sera reprise sous une forme décalée par les conservateurs jugeant que la croissance de l’Etat-Providence met en péril la démocratie.

Hirschman juge finalement que la thèse de la mise en péril ne fait que reprendre sous une forme à peine élaborée certains poncifs de la forme « Ceci tuera cela ». Elle s’appuie, sans véritable recul critiques sur des stéréotypes et demeure prisonnière “ d’images mentales préexistantes profondément ancrées ”. La réalité des changements se situe manifestement entre les situations décrites par la thèse de la mise en péril, et celles décrite par l’argumentation contraire, celle du soutien réciproque systématique entre réformes. Ce terrain fécond demeure malheureusement assez peu exploité.

L’analyse séparée des trois arguments prépare l’étude terminale de leurs interactions. Comme souvent chez Hirschman, c’est un tableau positionnant les principaux protagonistes de l’histoire qui récapitule et donne à voir les principaux résultats :

ArgumentÉmergence des libertés individuellesÉmergence de la démocratieÉmergence de l’Etat-ProvidenceMise en périlG. Canning
R. Lowe
H. Maine
Fustel de Coulanges
M. SchelerF. Hayek
S. P. HuntingtonEffet perversE. Burke
J. de Maistre
A. MüllerG. le Bon
H. SpencerAdversaire des Poor Laws
Partisans nouvelle Poor Law
J. W. Forrester,
N. Glazer
C. MurrayInanitéG. Mosca
V. Pareto
J. F. StephenG. Stigler
M. Feldstein
G. Tullock

La présentation en tableau permet également de formuler de nouvelles interrogations : quel a été le poids de tel ou tel argument à une période donnée ? Comment les trois arguments ont pu cohabiter, se neutraliser, se renforcer, s’exclure ? Enfin dans quel ordre chronologique se sont-ils le plus souvent manifestés ?
La thèse de l’effet pervers et, auxiliairement la thèse de l’inanité ont joué les premiers rôles au cours des épisodes 1 et 3. En revanche, au moment de l’émergence de la démocratie et de l’extension du droit de vote, les critiques réactionnaires ont massivement sollicité l’argument de la mise en péril. Les interactions simples entre arguments livrent également d’autres informations ; il apparaît par exemple que moins compatibles logiquement, l’argument de l’effet pervers et celui de l’inanité ont été souvent mobilisés simultanément, alors que les autres combinaisons, plus compatibles, l’étaient plus rarement. Les interactions complexes posent la question des relations diachroniques : un argument utilisé à une période donnée, peut-il à une autre période renforcer ou neutraliser un autre argument ? Les liaisons posent ici dans chaque cas un problème singulier. Ainsi au XIXe siècle, les critiques relatives à l’inanité de la démocratie ont pu jouer des rôles bien différents à l’époque suivante, celle du développement des premières lois sociales : dans certains cas, l’Allemagne Bismarkienne, elles ont dissuadé l’emploi de la thèse de l’effet pervers, dans d’autre cas, elles ont légitimé l’idée que la suppression des libertés civiles et politiques pouvaient être un inconvénient bénin du progrès économique et social.

L’analyse de la rhétorique réactionnaire pose certains problèmes évidents que le compte-rendu peu indulgent de R. Boudon, en 1992, permettent de cerner. Le sociologue français considère simplement qu’il faut aborder l’ouvrage de façon traditionnelle et donc le considérer comme un projet réalisé et offert à évaluation et non comme l’historique d’une enquête avec ses erreurs, ses bifurcations, ses tâtonnements, son dénouement. Le caractère le plus évident est alors que les 9/10ème de l’ouvrage constituent un réquisitoire sévère pouvant paraître assez arbitraire. En effet, dans les cinq premiers chapitres tous les arguments positifs et normatifs procédant de sources extrêmement diverses mais étant contraires à la position d’Hirschman sont taxés – assez indistinctement, selon Boudon - de rhétoriques. Boudon a donc beau jeu ici de retourner l’argument d’intransigeance et la raideur de la première réponse qu’apporte Hirschman n’a pu que le conforter dans son sentiment. Une autre réponse, plus intéressante est apportée par Hirschman en 1993 dans l’article publié dans Government and Opposition et intitulé « La Rhétorique Réactionnaire : deux ans après ».
Dans ce texte, Hirschman donne crédit au commentaire d’O. Kallscheuer considérant que le chapitre VI de l’ouvrage en constitue le « véritable clou ». Il évoque « l’enchaînement chronologique » de ses pensées qui l’ont conduit à assumer « les conséquences involontaires » de ses arguments et qui ont freiné la censure naturelle que représente traditionnellement « l’impératif de la cohérence cognitive » pour le chercheur. La présence même de la contradiction, de l’erreur, du tâtonnement, du conflit dans le corps du texte sont significatifs alors de l’homologie existante entre l’enquête scientifique et le pari démocratique. C’est donc à une lecture récurrente de l’ouvrage qu’invitent ces précisions. Il faut s’appuyer sur les deux derniers chapitres pour ensuite comprendre les cinq premiers. Or, ces deux derniers chapitres présentent une définition de la rhétorique assez différente.
Pluralisme et rhétorique de l’intransigeance

Dans « Comment ne pas résoudre les problèmes éthiques », le philosophe pragmatiste américain Hilary Putnam applique au domaine du social la définition de la raison qu’il a développée à la suite de ses recherches dans le domaine de l’histoire et de la logique des mathématiques ; cette définition accorde le primat à la pratique et exprime le souci de ne pas séparer a priori l’activité théorique cognitive des idées politiques et éthiques clairement énoncées. Putnam signale que dans le domaine de la philosophie morale, il faut éviter le danger symétrique du relativisme –conduisant à l’essai brillant qui « en fait trop » - et du positivisme – conduisant à l’imposition d’une norme rigide. Il rappelle que « la distinction philosophique du subjectif et de l’objectif s’est aujourd’hui totalement effondrée », ce qui signale, dans le domaine moral, la vanité de l’idée d’une « perspective absolue », « d’une théorie éthique qui contienne et concilie toutes les perspectives possibles sur les problèmes éthiques dans toutes leurs dimensions ». Mais cela ne condamne nullement au relativisme et au fatalisme. Prenant l’exemple de l’arrêt de justice et de la lecture, il signale que la détermination de valeurs considérées comme meilleures ne peut provenir que de la recherche ininterrompue d’un consensus par le biais d’une discussion libre au sein d’une communauté : “ Pour rendre des arrêts réussis quand on se trouve confronté à des problèmes éthiques, contrairement à ce qui se passe lorsqu’on doit les “ résoudre ”, il faut que les membres de la société aient un sens de la communauté. Un compromis qui ne peut être le dernier mot sur une question éthique, qui ne peut prétendre dériver de principes obligatoires d’une manière strictement contraignante ne peut tirer sa force que d’un sens partagé de ce qui est et n’est pas raisonnable, de la loyauté que les gens manifestent les uns envers les autres, et de ce qu’ils s’engagent à “ se débrouiller ” ensemble ». Cette perspective démocratique prend alors tout son sens lorsqu’on la confronte à la réalité économique et sociale présente, d’une part, d’autre part, aux faillites symétriques du néo-conservatisme et du marxisme.
La démarche d’Hirschman dans les deux derniers chapitres de The Rhetoric of Economics obéit à la même logique. Il estime qu’existent des valeurs éthiques et morales « objectives » que permet de définir la discussion et pouvant servir de guide à l’action démocratique faces aux conflits naissant incessamment des dilemmes économiques sociaux. Cette conception invite à se focaliser sur les obstacles à la discussion : le péril n’est alors pas l’autre mais le particulier.

2.1 La rhétorique du progrès

« En matière de rhétorique, note Hirschman, les « réactionnaires » n’ont pas le monopole du simplisme, du ton tranchant et de l’intransigeance. Leurs homologues « progressistes » sont sans doute tout aussi doués à cet égard ». Un simple basculement de chacun des trois arguments réactionnaires permet de définir leur contraire.

Le basculement de l’argument de la mise en péril révèle ainsi la chimère de la synergieet la thèse du péril imminent. A l’idée d’incompatibilité est substituée celle du « soutien réciproque », les progressistes privilégiant « tout ce qui permet de penser que l’interaction entre la nouvelle réforme et les précédentes aura des effets nettement positifs ». Alors que la thèse réactionnaire de la mise en péril souligne la nécessité de ne pas troubler l’état des choses, symétriquement, la thèse du soutien réciproque présente l’action en faveur du changement comme une nécessité urgente. L’extrémisme des deux thèses opposées permet de définir l’attitude « mûre » vis-à-vis du changement. Deux principes se dégagent : premièrement essayer d’évaluer le plus précisément possibles les risques que font peser aussi bien l’action que l’inaction dans chaque cas de changement ; deuxièmement, récuser dans chaque cas l’argument d’inéluctabilité et de fatalité de l’action ou de l’inaction.
L’argument réactionnaire de l’inanité repose sur la considération de l’immutabilité de l’ordre social. En économie le modèle de la mécanique newtonienne a longtemps favorisé une approche intemporelle fondée sur l’intérêt individuel et les principes de l’échange. Mais aux lois fixes du marché peuvent être opposées des lois historiques du changement. L’interprétation est tout aussi intransigeante et décourageante pour le partisan des réformes : « si la thèse « réactionnaire » de l’inanité consiste dans son principe à affirmer, sur le modèle des lois de la nature, l’invariance de certains phénomènes socioéconomiques, son pendant « progressiste » pose, toujours sur ce même modèle, la nécessité d’une marche en avant, d’une évolution ou d’un progrès ». Hirschman ajoute ici que « la doctrine marxienne est tout simplement celle où s’affirme avec une assurance sans égale l’idée de la nécessité nomologique d’une forme bien déterminée du mouvement en avant de l’histoire ». C’est finalement le sentiment d’«être du côté de l’histoire » qui, d’un côté dissuade toute réforme contraire, d’un autre côté légitime une ingénierie sociale se situant dans le sens de ce progrès fléché.
Enfin, la thèse de l’effet pervers, capitale dans l’arsenal rhétorique des réactionnaires, possède également son contraire. En effet, selon Hirschman, la radicalité de l’argument présentant toute tentative de réforme comme extrêmement risquée a conduit en retour, dans nombre de cas, à de véritables escalades du côté progressiste. Comme il le souligne alors, « la position progressiste correspondante conduit à jeter cette prudence aux oubliettes, à refuser de prendre en considération non seulement la tradition, mais aussi la simple possibilité de conséquences non voulues de l’action humaine ».
Le texte de 1993 a été l’occasion pour Hirschman de revenir sur le chapitre 6 concerné par la rhétorique du progrès. Conséquence inattendue des développements antérieurs, le chapitre a été rédigé en dépit du fait qu’il faisait peut-être perdre de son tranchant à la contre-offensive menée dans les cinq premiers chapitres contre les arguments réactionnaires. Motivées par la gourmandise et la volonté d’assumer les conséquences de son propos, le chapitre a surtout livré plusieurs indications aux progressistes ayant à impulser ou à gérer le changement : le premier bénéfice concerne la connaissance des arguments réactionnaires et donc la possibilité de les anticiper ; plus généralement, l’ouvrage peut constituer « un guide conceptuel des principaux contre arguments ainsi que des divers traquenards bien réels qui attendent toutes les propositions de réformes » ; le second bénéfice concerne la reconnaissance par le progressiste de ses propres dérives rhétoriques. En résumé, quatre conseils « pratiques » se dégagent pour le réformateur :

* Le progressiste doit s’assurer que ses projets de changement ne donnent effectivement pas prise facilement aux trois arguments rhétoriques.
* Mais cette recherche de conséquences inattendues funestes ne doit pas le conduire à la défiance et l’immobilisme
* Le réformateur doit éviter de se présenter comme étant du côté de l’histoire en clamant l’urgence de l’action : « il est subitement devenu beaucoup plus opportun qu’auparavant de défendre une réforme sur des bases purement morales ».
* Le réformateur doit refuser l’attitude intransigeante voulant que toutes les bonnes choses vont de pair ; « une telle attitude ne tient pas compte de la complexité des sociétés dans lesquelles nous vivons et porte préjudice au débat démocratique dont l’essence est l’arbitrage entre divers objectifs et le compromis ».

Pluralisme et rhétoriques de l’intransigeance

L’analyse des rhétoriques réactionnaires et progressistes a permis de déceler des « structures argumentatives de base ». Leur répétition sans modification sur la durée de deux siècles dans des contextes très différents et concernant des projets de changement tant économiques et sociaux que politique permet d’en entamer l’autorité. C’est en définitive une étude de simple « cas limite » qui est alors proposé. Trois couples de jugements opposés sur l’action sociale peuvent être présentés:

Thèse réactionnaireThèse progressisteL’action envisagée aura des conséquences désastreusesRenoncer à l’action envisagée aura des conséquences désastreusesLa nouvelle réforme mettra en péril la précédenteLa nouvelle réforme et l’ancienne se renforceront l’une l’autreL’action envisagée a pour objet de modifier des structures fondamentales permanentes (ou « lois ») de l’ordre social ; elle sera donc totalement inopérante et vaineL’action envisagée s’appuie sur de puissantes forces historiques qui sont déjà à l’œuvre ; il serait donc totalement vain de s’y opposer
L’enquête a donc conduit à dresser une véritable “carte des rhétoriques de l’intransigeance », enfin de favoriser un réel dialogue sur le changement social garant de démocratie. Deux enseignements sont extraits par Hirschman des récents développements sur la démocratie. Ses options sont ici congruentes de celles adoptées dans sa définition du conflit : bien que proche dans l’inspiration et l’intention, le Libéralisme Politique à la J. Rawls ne peut servir véritablement de modèle en raison d’une relative occultation de la réalité de la pratique économique, politique, sociale. En revanche toute la tradition intellectuelle continentale concernée par la social-démocratie paraît beaucoup plus ajustée à une perspective réhabilitant le rôle des conflits. Dans les dernières lignes de The Rhetoric of Reaction, la seule référence contemporaine mentionnée par Hirschman est celle d’un article de Bernard Manin consacré à la délibération politique. Elle fait suite, chez cet auteur à une contribution classique sur l’histoire de la notion de Social-Démocratie et à une tentative de définition de son idéal-type ; dans un article plus récent, B. Manin signale le retour en grâce depuis une trentaine d’années de l’idée social-démocrate et l’associe à la littérature critique sur le totalitarisme. Ce qui domine est une éloge de la modération que permettent justement les démocraties pluralistes ; un tel régime « réforme patiemment plutôt qu’il ne bouleverse, négocie plutôt qu’il n’impose, tempère et amortit les effets du marché sans en casser l’énergie créatrice ». La vraie énigme concerne alors les procédures et les modalités ayant justement favorisé cet esprit de modération ; or un enchaînement historique bien particulier a présidé à la naissance de ces régimes : en effet, toute l’histoire des partis sociaux démocrates occidentaux est marquée par l’expérimentation d’une situation originelle d’équilibre ou de blocage entre forces politiques concurrentes. En ont résulté d’abord la conscience généralisée de ce rapport de force, ensuite la nécessaire prise en considération des valeurs et principes adverses ; enfin ces régimes ont favorisé la mise en place d’un « quid pro quo entre le gouvernement et les intérêts organiques », en particulier les syndicats. C’est donc l’expérimentation d’un équilibre qui a façonné les conditions culturelles et organisationnelles à l’origine de la modération social-démocrate, modération qui, dans différentes conjonctures économiques et sociales a prouvé son adaptation au changement.
Ces idées sont alors largement sollicitées par Hirschman. Sur le plan de l’enseignement historique, en premier lieu ;“ on s’accorde désormais de plus en plus à penser que le pluralisme politique contemporain a pour origine, en règle générale, non pas quelque large consensus préétabli sur les “ valeurs fondamentales ”, mais la reconnaissance forcée, par chacune des factions engagées depuis longtemps dans une lutte à mort, de son impuissance à imposer sa domination. De ce face-à-face entre forces implacablement hostiles allaient émerger à la longue la tolérance et l’acceptation du pluralisme ”. Enseignement théorique en second lieu ; la stabilité et la légitimité d’un régime démocratique dépend de conditions bien spécifiques : “ une démocratie affirme sa légitimité dans la mesure où ses décisions sont déterminées par une discussion complète et publique entre ses principaux groupes, organes et représentants. Par discussion, il faut entendre dans ce contexte un processus de formation d’opinions : le principe en est que les participants n’ont pas, au départ, de position définitive et qu’ils sont disposés à procéder à un échange de vue constructif, c’est-à-dire à modifier éventuellement leurs opinions initiales à la lumière des arguments des autres participants et aussi de tout élément d’appréciation nouveau apporté par le débat ”.
Ces deux enseignements ne poussent pas à un optimisme béat, mais ils ne conduisent pas non plus au pessimisme le plus noir ; une conclusion modérée peut être avancée, insistant sur la nécessité de construire et de préserver ce dialogue fragile. C’est dans cette perspective que l’analyse des rhétoriques de l’intransigeance constitue une contribution majeure.




IV

FRANCHIR


Hirschman affirme dans un essai récent : “ c’est peut-être mon Exit, Voice and Loyalty qui illustre le mieux mon penchant théorique ” (Hirschman, 1995, p. 129.). Cet ouvrage illustre surtout une vraie propension à franchir certaines frontières disciplinaires. En ce sens, sa position paraît le rapprocher des diverses hétérodoxies qui ont animé le domaine de l’économie politique. Il est vrai qu’il a désigné « l’orthodoxie » comme étant l’une de ses principales cibles ; toutefois il l’a défini de façon assez lâche : « l’ennemi principal, c’est bien l’orthodoxie ; répéter toujours la même recette, la même thérapie, pour résoudre tous les maux ; ne pas admettre la complexité, vouloir à tous prix la réduire ». De fait il s’évertue constamment à ne pas radicaliser les oppositions et à être attentif aux compromis possibles, compromis qui exprime le souci de balancer et de faire dialoguer les arguments contradictoires. L’économie comme mode de pensée instrumental visant à l’adaptation des hommes à leur réalité sociale doit, avant tout, exhiber des vertus thérapeutiques, apaisantes. Dès lors, lorsque Hirschman franchit effectivement une frontière disciplinaire, ce n’est ni pour déserter, ni pour annexer, mais plutôt pour relier, abolir les antagonismes et accroître une collaboration synonyme d’adaptation.
C’est dans Exit, Voice and Loyalty qu’un mouvement de ce type s’amorce visant à relier économie et politique. L’ouvrage est intéressant à ce titre, mais plus encore parce qu’il inaugure une longue série de rectifications sur ces deux notions et sur leurs rapports réciproques qui illustrent une pratique de la recherche devenant de plus en plus manifeste dans son œuvre à partir de ce moment. Il s’agit toujours chez Hirschman de complexifier, voire de rectifier, un premier état du travail, au risque même parfois apparemment d’en « euphémiser » les conclusions. Mais il ne s’agit ici en aucun cas d’un affadissement théorique ou doctrinal. En effet, très souvent dans le corpus hirschmanien, un premier mouvement, assez sanguin, de la recherche conduit à placer face-à-face et en situation de confrontation, deux positions théoriques ou doctrinales polaires et dont l’une a manifestement le mauvais rôle. Mais dans des étapes ultérieures de la recherche, il nuance cette opposition, signale les possibilités d’accords, les complémentarités, souligne enfin la vanité de certaines altérités conceptuelles et milite ainsi pour une pacification du dialogue scientifique. Il y a là une sorte de raccourci de son projet ; l’histoire des rectifications apportées aux catégories classiques de Défection et de Prise de parole permet donc de l’illustrer.
L’étude de la formation des propositions d’Exit, Voice and Loyalty livre des informations intéressantes ; ces propositions naissent, d’une part, d’une réflexion méthodologique de fonds sur les cohabitations possibles entre économie et politique, d’autre part, d’une extrapolation à partir de ses recherches antérieures sur le terrain du développement (I). L’étude de Exit, Voice and Loyalty permet d’en détailler l’architecture et les principaux reliefs (II) Enfin, les évolutions apportées aux hypothèses défendues dans Exit, Voice and Loyalty ont été nombreuses, entre 1970 et 1990. On distingue les changements effectués, premièrement, sur les caractéristiques internes, et, deuxièmement, sur les conditions de développements, conjoints ou non, de la Prise de parole et de la Défection (III).

GENESE DU COUPLE DEFECTION / PRISE DE PAROLE

Hirschman reste avant tout réputé pour sa volonté de croiser les analyses économique et politique. Le souci d’interdisciplinarité. transparaît dans l’ensemble de ses recherches ; il propose une description précise de sa démarche dans deux contributions majeures : l’introduction de A bias for hope puis, l’essai “ Three uses of political economy in analyzing European integration ”, écrit en 1979 et paru dans les Essays in trespassing (1981) (1). Il suggère que cette préoccupation a constitué un ingrédient originel de ses recherches. Il reconnaît aussi avoir toujours débuté ses analyses, de National power and the structure of foreign trade à Exit, voice and loyalty, dans un objectif limité ; le plus souvent elles étaient initialement restreintes à une perspective économique, mais se heurtaient vite dans le cours de la recherche à des implications politiques dont il ne soupçonnait pas l’existence a priori. Ainsi, la nécessité de combiner économie et politique a été induite d’obstacles et anomalies que la seule analyse économique ne pouvait surmonter quand elle voulait rendre compte de pratiques sociales déterminées. Dans cette perspective, le “ travail de terrain ” auquel il se consacra fréquemment joua un rôle déterminant dans la constitution de l’exigence d’interdisciplinarité ; ce dernier trait constitue un facteur supplémentaire du caractère singulier de l’approche économique préconisée par Hirschman. Comme dans l’activité du bricoleur, certaines pièces destinées à un type d’ouvrage trouvent une utilisation ingénieuse et inattendue dans un autre type de tâche ; La découverte d’un trait particulier du fonctionnement du système ferroviaire Nigerian, présentée dans Development Projects Observed, conduit Hirschman aux propositions de Défection et Prise de Parole (2).


Economie et Politique

Hirschman part du constat du cloisonnement des sciences politique et économique. Elles intègrent respectivement les facteurs non politiques et non économiques soit comme des variables exogènes, soit comme des présupposés quand elles ne peuvent ignorer l’influence réelle de ces facteurs. Une lacune importante existe concernant les rapports entre économie et politique. Hirschman propose dans l’introduction de A Bias for Hope un état des lieux des liens entre économie et politique et certaines réflexions “ pour dépasser le provincialisme borné que manifeste économistes ou politistes au sujet de l’autonomie de leurs domaines respectifs”. Il revient plus brièvement sur ce sujet dans les Essays in trespassing. Deux options sont en présence : La première maintient les frontières entre économie et politique ; la seconde, à l’inverse, remet en cause ce cloisonnement et apparaît en ce sens plus prometteuse.

Le maintien des frontières

Deux conceptions sont incluses dans cette première démarche :
La première consiste à analyser les dimensions politiques (ou économiques), induites par l’étude des concepts économiques (ou politiques) (politics-cum-economics ou economics-cum-politics). Il s’agit donc de situations où l’analyse des facteurs économiques permet de par leurs implications politiques, une meilleure compréhension des relations entre économie et politique. Ce premier type de recherche n'est efficace que s'il est appliqué aux "plus petites caractéristiques du champ économique" et ne vise pas à l'élaboration d'un savoir complet et exhaustif. Parallèlement, les connexions “ cachées ” entre économie et politique semblent encore nombreuses et uniquement limitées par l'aptitude des chercheurs à les déceler. Il n'existe pas de méthode a priori assurant la découverte de ces relations ; elle repose avant tout sur les dispositions du chercheur, non à appliquer systématiquement une technique infaillible, mais à sa volonté de procéder à l'étude de liens encore inexplorés, constitutive d'un "certain tour d’esprit". Ce type de recherche a permis d'avancer dans la compréhension des rapports qui lient économie et politique mais dans l'ensemble leur nombre reste fortement contraint par la réelle volonté d’interdisciplinarité des économistes et des politologues.
La deuxième conception, analysée dans les Essays in trespassing, revient à transposer les outils d'une discipline à une autre lorsque les situations économique et politique étudiées présentent des structures analogues. Elle donne une nouvelle perspective aux phénomènes analysés et peut conduire à la découverte de conséquences encore ignorées. Cette conception trouve toutefois ses limites lorsque le transfert demeure purement formel. Dans les deux démarches précédentes, l'autonomie de chaque discipline est respectée : l'introduction de déterminants non économiques ou non politiques ne bouleverse pas les hypothèses de recherche sur lesquelles les économistes et les politologues continuent de travailler.

Une approche intégrée

La seconde démarche, qu’illustrent les concepts de Prise de parole et de Défection, remet en cause ce principe de séparation. Elle consiste à vouloir intégrer l’explication économique (ou politique) à la politique (ou à l’économie). Il est néanmoins nécessaire de distinguer trois options différentes au sein de cette démarche : la posture "impérialiste" de l'économiste ou du politologue, l’option pour la généralisation d'une science sociale économique et politique, et, la position équilibrée et médiane défendue par Hirschman au travers des concepts de Défection et de Prise de parole.
* La première option consiste à transposer purement et simplement les concepts économiques (ou politiques) à l'analyse politique (ou économique) (theories of economics-cum-politics) réfutant de fait les apports respectifs de la politique pour l'économiste et de l'économie pour le politologue. « L’impérialisme » de la science économique se manifeste dès lors qu'elle tend à appliquer aux décisions politiques le principe de rationalité économique. Ce type de recherche présente de nombreux défauts qu'il est difficile à l'économiste ou au politologue de gommer. Tout d'abord, elle est exclusive et ne permet pas l'échange des discours économique et politique présupposant a priori la suffisance explicative de l'économie ou de la politique. De plus, l'économiste (ou le politologue) est peu familier des modes de fonctionnement du champ politique (ou économique) et peut laisser échapper des éléments primordiaux de la situation qu'il est censé étudier : alors dans ces cas « d’excursion » "la distance entre la réalité et ces schémas intellectuels risque ici d’être à la fois plus importante et plus difficile à repérer».
Hirschman adresse surtout ses critiques à l’“ impérialisme économique ”. Paradoxalement, il faut attendre les contributions postérieures à Exit, Voice and Loyalty, en particulier, A bias for hope, puis les Essays in trespassing puis enfin et surtout Shifting involvements, pour voir se développer une critique frontale de la théorie de M. Olson. Il est significatif qu’Hirschman manifeste le souci dans “ Around Exit, Voice and Loyalty ” de rappeler le contexte historique et social dans lequel les concepts de Prise de parole et de Défection furent introduits montrant que les faits de la fin des années soixante confirmèrent l’irrecevabilité de The Logic for Collective Action. En ce sens, l’évolution du concept de Prise de parole de Exit, Voice and Loyalty jusqu’à Shifting involvements témoigne de la volonté d’Hirschman de s’opposer explicitement à la position de M. Olson et de proposer en contrepartie de nouveaux principes théoriques rendant justice à l’action collective.
* La seconde option mentionnée par Hirschman se caractérise par l’intégration des facteurs économiques et politiques dans un même cadre théorique dans l’objectif de proposer un modèle général explicatif et prédictif des liens entre économie et politique (systematic economics-cum-politics). Outre qu’elle nécessite une accumulation conséquente de faits et d’analyses, cette démarche s’oppose à la conception soutenue par Hirschman en tant que chercheur en sciences sociales. Le concept de “ Possibilisme ”, introduit dans A Bias for Hope, montre bien en quoi certaines cathédrales conceptuelles vouées aux prédictions ne peuvent à terme que s’effondrer² ; en effet, “ lorsqu’il se produit quelque chose de bon, il s’agit toujours d’un concours de circonstances extraordinaires ; on découvre toujours derrière une série de circonstances totalement inattendues ”. De plus, à l’ampleur de la tâche s’ajoute une difficulté tenant aux habitudes héritées de traditions de recherches autonomes pour lesquelles l’intégration de facteurs externes pose toujours de sérieux problèmes. Ainsi, les économistes conçoivent les mobiles politiques comme autant de contraintes qui abaissent le bien-être collectif (welfare). De même que certains politologues considèrent la croissance économique comme une source d’instabilité politique.
Néanmoins, Hirschman indique dans A bias for hope un autre chemin « généraliste » à emprunter pour arriver à faire dialoguer économie et politique. Il voit dans le concept de “ procès historique ” (historical process) développé par K. Marx un paradigme possible permettant de lier économie et politique ; “ forces productives ” et “ rapports de production ” peuvent s’identifier respectivement aux facteurs économiques et politiques. Cependant, Hirschman se démarque sur trois points de la vision marxiste : premièrement, le modèle général ne peut être appliqué qu’à une “ micro-échelle ” et non plus à la société dans sa globalité ; deuxièmement, une plus forte probabilité est donnée à un changement graduel, accidenté et partiel plutôt qu’à un changement soudain et révolutionnaire ; troisièmement, enfin, l’action politique provient davantage d’individus et de groupes socialement hétérogènes que d’un simple groupe socialement homogène.
En fait, Hirschman adopte à la fois une vision localisée du changement social (smaller-scale processes of economic-political development), et, une conception de l’évolution sociale beaucoup plus discontinue : “  Les changements socio-politiques engendrés par les contradictions sont souvent incomplets, faits à contrecoeur et laissant derrière eux quantités de problèmes non résolus”. L’expérience accumulée par Hirschman au sein des pays en voie de développement explique pour partie cette double position. Les bouleversements politiques s’y succèdent en effet rapidement. C’est pourquoi, les économistes du développement manifestent fréquemment un souci constant de mêler les analyses économique et politique.
Cette formalisation du changement social ouvre ainsi à plus de réalisme et de flexibilité. D’un côté, la perte de simplicité est compensée par une meilleure description des pratiques sociales. Et d’un autre côté, le croisement des facteurs économiques et politiques permet d’élaborer des “ séquences de développement ” qu’une perspective purement “ économiciste ” est incapable de concevoir.
* Les deux approches précédentes restent donc fortement critiquables : la première en prêtant au discours économique (ou politique) une portée explicative universelle quel que soit son objet d’étude, et, la seconde en voulant construire un modèle général ne considérant pas la complexité de la “ réalité sociale ”. La troisième option, constitutive des concepts de Prise de parole et de Défection, supplée aux deux défauts précédents, d’une part en tenant compte simultanément des facteurs économiques et politiques, et d’autre part, en évaluant au cas par cas l’écart entre explication théorique et pratiques sociales. Hirschman réfute donc l’idée d’une possible science sociale générale. Elle ne pourrait fournir qu’une vision beaucoup trop simpliste du fonctionnement de la société, et, serai en outre fermée à la nouveauté, à l’innovation, à l’invention ; le discours théorique n’est jamais définitivement clos et suit une évolution constante. En même temps, l’opération consistant à penser l’économie ou la politique comme des ensembles parfaitement définis et délimités dont il suffit de se servir pour rendre compte des pratiques sociales repose sur une vision réductrice de la relation entre démarche scientifique et réalité. Hirschman montre ainsi que toutes ses analyses ont débuté à partir de situations spécifiques. Le développement théorique ne vient qu’ensuite provoqué par une observation “ a-typique ”. Il note à ce propos : “ Il faut d’abord que quelque chose attire votre attention et vous surprenne avant d’élaborer à partir de là un concept relativement vaste et général ” ; l’important dès lors dans l’activité de recherche n’est pas tant la maîtrise d’un discours théorique employé pour décrire la réalité que “ la capacité d’être surpris ” manifestée par le chercheur lors son “ travail de terrain ”.
Prise de parole et de Défection se conçoivent par conséquent comme des principes théoriques applicables à des phénomènes spécifiques dont on ne saurait généraliser le fonctionnement à l’ensemble de la société. De fait, les modifications apportées au contenu de Prise de parole et de Défection et à leurs relations mutuelles empêchent de proposer un modèle explicatif et prédictif général.
Cette troisième option consiste donc à joindre à une “ micro-échelle ” les facteurs économiques et politiques sans qu’il soit présupposé la subordination de l’un sur l’autre. Elle implique des rapports équilibrés et non mutuellement exclusifs ; les principes économiques pourront être alternatifs ou combinés aux déterminants politiques. En ce sens, ce type d’analyse refuse de faire une distinction tranchée entre ce qui revient aux sciences économique d’une part et politique d’autre part. Les pratiques sociales témoignent de l’entremêlement (intermingling) des facteurs économiques et politiques. Défection et Prise de parole tentent ainsi de faire ce lien au niveau des modes d’action individuelle dans les rapports entre les organisations, productrices de biens et services, et, les individus, consommateurs de ces mêmes biens et services. Le premier relève de l’économie utilisant les mécanismes du marché ; il est indirect (son effet est le produit inintentionnel de décisions individuelles ) et impersonnel (aucun contact n’est établi entre les personnes concernées) ; le second se réfère à la politique décrivant toutes les formes publiques de protestation ; il est direct (les conséquences de l’action politique découlent de la prise de parole publique) mais non obligatoirement personnalisé.
Hirschman s’interroge alors sur le fonctionnement mutuel des deux modes d’action : sont-ils complémentaires ou bien antinomiques ? La réponse est explicite : “ une étude attentive de l’interaction des forces en présence montrera que les instruments de l’analyse économique ne sont pas inutiles pour éclairer certains phénomènes de la vie politique et vice et versa. On en viendra même à prendre des faits sociaux une intelligence plus complète que si l’on avait recouru isolement à l’analyse politique ou à l’analyse économique ”.

2. Observation et théorie

Hirschman tend à rechercher dans la réalité des expériences pouvant troubler l’ordre de la théorie. Cette démarche contribue à fonder le savoir non pas sur des catégories abstraites mais sur des perceptions et des intuitions pouvant entraîner une remise en cause des concepts théoriques utilisés jusque là. Cette perspective est liée à un souci de réalisme que l’économiste a perdu par son discours trop généraliste. Hirschman applique cette méthode tout autant à la théorie dominante qu’à ses propres constructions théoriques.
Les sciences économique et politique ne sauraient prétendre à l’exhaustivité ; il existe toujours dans la “ réalité sociale ” de nouveaux faits pouvant remettre en cause l’explication théorique usuelle. Cette recherche constante de phénomènes contraires à la théorie participe de la méthode “ possibiliste ” dans A bias for hope. Il s’agit donc de trouver la “ rationalité cachée ” des situations sociales qui pourra très bien se voir ultérieurement réfutée par l’irruption de faits additionnels contradictoires.
Les circonstances ayant donné naissance aux concepts de Prise de parole et de Défection sont à ce titre caractéristiques.
Hirschman rappelle dès le début d’Exit, voice and loyalty qu’il tient la construction du couple Prise de parole et Défection de l’étude des transports ferroviaires Nigérian. Ce cas illustre de façon topique certaines faillites du mécanisme concurrentiel. La situation du système ferroviaire Nigérian est analysée dans les Development projects observed aux côtés d’autres projets de développement financés par la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD). Hirschman étudie sur l’échantillon des pays sélectionnés les rapports entre investissements et “ caractéristiques structurelles ” de façon à déterminer toutes les conditions requises, implicites ou explicites, de la part des investisseurs pour s’assurer de la réussite relative de leur projet de développement. Dans cette perspective, le succès d’un investissement dépend de son adaptation aux “ caractéristiques structurelles ” du pays dans lequel il est réalisé ; toute expérience de développement d’un pays reste donc étroitement liée aux types de projets qu’il a mis en place.
L’exemple du Nigeria illustre pour Hirschman les difficultés auxquelles peut être confronté un projet de développement. Globalement, un projet de développement doit composer avec deux réalités : d’une part, accepter l’existence de certaines caractéristiques non modifiables (Trait-taking) propres à chaque pays à partir desquelles l’investissement doit se développer, et d’autre part, décider sur quelles autres caractéristiques (Trait-making) l’investissement doit s’appuyer pour s’assurer de la réussite du projet. La prise en compte de ces deux types de contraintes peut améliorer la réalisation d’un projet d’investissement de deux façons différentes. Premièrement, elle peut aider à délimiter les domaines dans lesquels l’investissement “ peut avantageusement et sans risque indus remplacer une situation où les caractéristiques sont difficilement modifiables”. Deuxièmement, elle peut définir des domaines dans lesquelles soit le projet, même s’il est a priori adapté, s’avère irréalisable, ou soit la réussite du projet demande une prise de conscience de la part des experts de l’importance des caractéristiques induites par le projet (Trait-making). La situation du système ferroviaire Nigérian constitue ainsi une bonne illustration de ce dernier principe dans lequel la réussite d’un projet (l’implantation des chemins de fer) dépend de l’attention portée sur les mécanismes introduits par l’investissement. Dans ce cas, le projet ferroviaire (Trait-making) entre en effet directement en concurrence avec le transport routier (Trait-taking).
Aussi, la compréhension de ce dernier projet demande de tenir compte de quatre facteurs relatifs à la situation sociale Nigérienne. Le premier concerne l’existence de tensions tribales entre régions. Le succès du système ferroviaire dépend dans cette perspective d’une organisation des lignes de chemins de fer capable de dépasser ces antagonismes entre groupes régionaux en sachant que le mode concurrent du transport routier n’est pas affecté par ce problème. Le second facteur tient à l’utilisation du pouvoir économique à des fins politiques et inversement du pouvoir politique à des fins économiques. Le système ferroviaire en tant qu’institution publique ne permet pas la formation de groupes politiques par l’activité économique ce que le transport routier à l’inverse favorise. Le troisième facteur décrit la corruption étendue dont est affectée le Nigeria ; l’organisation responsable de la construction du “ rail ” étant partie prenante de celle responsable du transport, la corruption empêche le bon fonctionnement du chemin de fer. Enfin, le quatrième facteur a trait au phénomène de “ Nigérianization ” provoquant le remplacement rapide des travailleurs expatriés par du personnel local ; le fonctionnement du réseau ferroviaire nécessite au moins transitoirement l’appel à des employés non régionaux posant alors un problème d’organisation du travail certain. Il convient aussi d’ajouter l’infériorité en termes d’efficacité économique dont souffre le “ rail ” comparativement au transport routier : le premier repose, contrairement au second, sur une organisation centralisée qui compte tenu des quatre facteurs précédents entraîne des rendements décroissants.
Tout projet d’investissement doit ainsi tenir compte des effets qu’il risque de causer sur la structure économique, sociale et politique; or dans le cas présent du Nigeria, “ une incapacité durable à remarquer ces liens, nombreux et bien réels, entre la structure socio-politique et la gestion de projets laisse entrevoir l’oubli grave et systématique de tout un domaine qui peut s’avérer crucial à la réalisation du projet ”. Le développement du système ferroviaire se voit donc concurrencé par le transport routier qui en outre possède un “ avantage ” intrinsèque du fait de sa meilleure adaptation aux caractéristiques économiques, politiques, sociales et culturelles (Trait-taking) du Nigeria. Mais un autre obstacle, plus important encore, explique l’échec du “ rail ”. Il tient au constat de l’inefficacité du mécanisme concurrentiel ne provoquant pas les réformes de l’organisation ferroviaire susceptibles de conduire au succès économique, politique et social du projet d’investissement. Les personnes mécontentes des prestations dispensées par les chemins de fer trouvent en effet dans le transport routier un substitut satisfaisant. Dans le même temps, l’assurance du financement public du “ rail ” rend insensible les dirigeants de l’organisation ferroviaire à la nécessité de correctifs pouvant leur permettre de conserver toute leur clientèle. On reconnaît dans cet exemple la Défection des usagers des chemins de fer délaissant le “ rail ” pour la “ route ”, et, l’absence de Prise de parole de la part de ces mêmes usagers, les plus insatisfaits, qui préfèrent manifester leur mécontentement silencieusement plutôt que publiquement. Par leurs comportements, ils ne fournissent pas à l’organisation toute l’information qui lui aurait été nécessaire pour engager des mesures de redressement. De fait, les predictions de la théorie sont inversées puisque “  l’existence de la concurrence dans les chemins de fer semble moins constituer un moteur aux bonnes performances qu’une espèce d’incitation aux mauvaises”. Par conséquent, la réussite du projet reposerait davantage sur l’engagement des individus sur de nouvelles valeurs plutôt que sur un apprentissage progressif des nouvelles compétences nécessaires à la réalisation de l’investissement. Devant l’inefficacité de la concurrence, une politique adaptée alors consisterait à développer des mécanismes institutionnels (institutional devices) garantissant une bonne circulation de l’information entre les usagers et l’organisation ; la Prise de parole, spontanée ou encouragée institutionnellement, représente une des voies qu’Hirschman développe dans Exit, voice and loyalty.
Le changement économique, politique et social, préalable à la réussite du projet d’investissement, ici au niveau du système ferroviaire Nigérian, pour lequel la théorie économique suppose qu’il se réalise spontanément par l’action de la pression concurrentielle, demande un principe institutionnel alternatif dont Hirschman trouve les fondements dans la science politique. L’observation d’un fait social non conforme à la théorie économique, fondée sur le principe de la concurrence, incita donc Hirschman à s’engager dans une réflexion qui déboucha sur les concepts de Prise de parole et de Défection. On retrouve dans cet exemple les éléments constitutifs de sa méthode. La construction d’une théorie ne part pas d’une démarche globale et disciplinaire mais de l’analyse de phénomènes “ a-typiques ” desquels sont déduits certaines hypothèses théoriques, toujours partielles excluant un trop grand niveau de généralité.
Les perspectives de recherche sur lesquelles Hirschman appuie son travail théorique rejoignent les investigations récentes de la “ micro-histoire ”, notamment celles développées par C. Ginzburg. Ce dernier en effet s’inspire d’une “ méthode indiciaire ” qui promeut la recherche d’anomalies, de fissures ou d’indices susceptibles de révéler un réel échappant aux invariants et régularités théoriques. L’opacité de la “ réalité sociale ” peut ainsi être déchiffrée par une analyse rapprochée privilégiant davantage l’étude minutieuse de détails individuels que de principes généraux. Ginzburg oppose aux méthodes quantitatives, expérimentales et mathématiques fondées sur des règles a priori, la recherche “ indiciaire ”, conjecturale et aléatoire s’appuyant principalement sur l’intuition du chercheur. En ce sens, la démarche suivie par Hirschman offre des similitudes réelles. Pour prendre le cas d’Exit, voice and loyalty, on a vu que son écriture fait suite à une observation économique, politique et sociale singulière non conforme à la prédiction théorique. Le développement des concepts de Prise de parole et de Défection permet ainsi de poser un nouveau regard sur la “ réalité sociale ” donnant une interprétation différente du discours économique “ dominant ” et se démarquant d’un contexte théorique où la formalisation quantitative et expérimentale prédomine.
L’originalité d’Hirschman apparaît ainsi aussi bien au niveau de l’interdisciplinarité qu’au niveau d’une démarche “ microsociale ” attentive à la marge d’autonomie jamais inexistante des acteurs.

PRESENTATION DU COUPLE DEFECTION / PRISE DE PAROLE

Dans Exit, voice and loyalty Hirschman s’élève d’emblée contre la supériorité affichée de la science économique sur la science politique : « les économistes prétendant que les concepts définis en vue d’analyser les phénomènes de rareté et d’allocation des ressources permettent parfaitement de rendre compte de phénomènes politiques aussi variés que le pouvoir, la démocratie et le nationalisme ». Les échanges entre les deux disciplines demeurent unilatéraux, et les politologues manifestent un réel complexe d’infériorité vis-à-vis des économistes. Cette absence de communication entre ces deux communautés nuie au réalisme des sciences sociales. La concurrence demeure l’unique mécanisme par lequel les économistes rendent compte des phénomènes d’ajustement ; cette explication ne fournit donc qu’une vue partielle de la “ réalité sociale ” et nécessite d’être associée à un principe politique regroupant les formes volontaristes de l’action publique. Le caractère normatif de la théorie des modes d’action devient dès lors explicite ; la Prise de parole doit être expérimentée en tant que principe théorique au sein des sciences sociales, et, elle “ apparaît comme un moyen d’action terriblement sous-utilis頔 qui demande à être mobilisé notamment par certains “ mécanismes institutionnels ”.
Le rappel des rapports qu’entretenaient dans les années soixante les sciences économique et politique permet de contextualiser la réaction d’Hirschman . L’économie prétendait alors détenir une clé d’accès à l’intégralité des phénomènes sociaux. L’explication des phénomènes politiques en relevait tout naturellement. Il paraît aussi important pour situer l’essai d’Hirschman de considérer l’état dans lequel se trouvait la théorie politique anglo-saxonne restée indépendante de l’économie. La période postérieure à la seconde guerre mondiale voit le développement du courant “ behavioraliste ” qui donne sa priorité à l’analyse du “ fait organisationnel ”. Le principe d’organisation transposé en politique conduit à une formalisation fonctionnelle du social caractérisée par l’absence d’oppositions idéologiques et de conflits de pouvoir. La politique devient une technique de gestion objective et neutre. Robert Dahl, figure marquante de la science politique de cette période, développe le modèle de la polyarchie ; deux particularités de ce modèle sont intéressantes à mentionner ici ; premièrement, le processus du vote aboutit à un consensus politique contrôlé par des élites et repose sur des valeurs satisfaisant les citoyens et les détenteurs du pouvoir économique ; aucun conflit entre économie et politique ne vient perturber l’organisation sociale démocratique. Deuxièmement, la participation à la vie publique (et donc aux élections) est faible ; les citoyens manifestent une attitude d’apathie politique préférant se consacrer à leurs activités privées au sein de leurs groupes primaires (Famille, etc.) ; ils sont jugés incapables d’exercer un contrôle sur le bien public. Ce modèle polyarchique sépare donc le domaine privé où les citoyens poursuivent leurs fins individuelles, et, le domaine public contrôlé par des élites politiques dont le rôle se cantonne à gérer l’apathie des citoyens et les intérêts économiques explicites ou implicites. En ce sens, le fonctionnement démocratique ne nécessite pas une participation active des citoyens. En même temps, l’économique subordonne le politique en délimitant les frontières à l’intérieur desquelles il peut exercer son pouvoir.
L’état des réflexions avancées tant par les économistes que par les politologues sur la démocratie et le marché ne pouvait donc qu’heurter les options fondamentales du projet d’Hirschman, en particulier sa sensibilité croissante à la notion d’autonomie des acteurs, individuels et collectifs. Le ton assez revendicatif d’Exit Voice and Loyalty s’explique en grande partie par ce contexte.

Le “ relâchement ” comme présupposé

Exit, voice and loyalty part du constat de la présence de « défaillances surmontables » dans tout système économique, social ou politique. On est toujours chez Hirschman dans une perspective très keynésienne : laissé à lui-même un système économique et social ne s’ajuste pas spontanément de façon optimale ; il est toujours alors, d’une façon ou d’une autre, en situation de sous-emploi des capacités ; un risque réel existe même de déclin et de déraillement conduisant à la mort de la communauté ; le pari de l’adaptation consiste à compléter certains mécanismes d’ajustement spontané, comme le marché, par une véritable politique, volontariste, et qui, en outre, constitue un apprentissage continu. Dans une remarque capitale, Hirschman présente ainsi ce qui constitue le thème de l’ouvrage et, plus généralement, de tout son projet : la considération de « l’importance et l’omniprésence du relâchement. L’auteur tient pour acquis non seulement que le relâchement existe à des degrés divers, mais qu’en raison d’une sorte d’entropie propre aux sociétés humaines productrices d’un excédent, il ne cesse de s’en créer. Il estime que les entreprises et les organisations sont en perpétuel danger de connaître la défaillance et le déclin, c’est-à-dire de perdre leur caractère rationnel, leur efficacité, leur énergie productrice, mêmes si elles opèrent dans le cadre institutionnel le mieux conçu du monde.
Ce pessimisme radical, qui considère le déclin comme une force omniprésente sans cesse en action, engendre son propre remède : en effet, comme les forces de déclin, toujours à l’œuvre en un point ou en un autre, ne règnent pas partout en même temps, il est permis de penser que leur action éveille des forces susceptibles de leur faire échec ».
Il s’agit ici, simplement d’une contrepartie du progrès ; loin, une nouvelle fois de s’associer à certains cris de Cassandre, Hirschman estime que le progrès marquant une amélioration des conditions matérielles de l’homme doit simplement s’accompagner d’un supplément de maturité, d’autonomie. ; L’homme, remarque-t-il «  aspire à produire plus, mais s’effraie du prix qu’il lui faudra payer. Il ne tient pas à perdre la bénéfice du progrès, mais il a la nostalgie des contraintes simples et rigides qui régissaient sa conduite lorsqu’il était, comme l’ensemble des êtres, totalement absorbé par la nécessité de satisfaire ses besoins les plus fondamentaux ». Or, autant les moralistes et les spécialistes des questions politiques ont toujours été préoccupés par cette réalité du relâchement, autant les économistes n’ont jamais manifesté d’intérêt pour ce type de recherche supposant que l’action conjuguée de la rationalité des agents économiques et de la concurrence pure et parfaite menée entre les entreprises suffisaient à assurer une distribution optimale des ressources économiques. Les économistes privilégient donc une autre conception de la réalité : L’hypothèse de la concurrence pure et parfaite induit un système économique en perpétuelle tension où “ chaque unité de production fonctionne à plein rendement et la société dans son ensemble opère à la limite –toujours repoussée- de sa capacité, ne laissant aucune de ses ressources inemployées ». Néanmoins cette vision de l’économiste mérite discussion pour plusieurs raisons : d’abord, parce que l’examen des faits signale l’existence de monopoles, d’oligopoles et de concurrence monopolistique ; ensuite, parce qu’un minimum de réalisme suggère qu’en terme d’ajustement, il sera toujours socialement bénéfique de trouver d’autres instruments de redressement capables d’être mobilisés dans les situations concurrentielles par les entreprises en difficulté. En définitive, Hirschman conteste l’hypothèse suivant laquelle le seul mécanisme concurrentiel suffit à opérer dans l’organisation économique le changement attendu. Non seulement il existe d’autres moyens alternatifs ou complémentaires à la concurrence mais de plus les effets de cette dernière n’ont pas tous été pris en compte par la théorie économique. Enfin, face à une baisse de la performance et de la qualité des prestations d’une organisation économique, deux instruments de redressement se présentent : la Défection et la Prise de parole. Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans le redressement de l’organisation économique ou politique, les moyens institutionnels susceptibles de conduire à la croissance de la Défection ou de la Prise de parole et la compatibilité de ces derniers.

La Défection et la Prise de parole comme réponses à l’économie “ relâchée ”

La Défection et la Prise de parole constituent deux outils complémentaires de redressement qu’Hirschman propose de développer face aux défaillances des organisations économiques et politiques. Il refuse de cautionner la trop stricte séparation des tâches ayant cours dans l’univers académique. Il est en effet courant de décrire la Défection et la Prise de parole comme des modes d’actions antinomiques relevant respectivement de l’économique et du politique, sans qu’il ne soit établi de liens entre eux et sans qu’il ne soit possible d’envisager sagement les effets positifs de la Défection dans le cadre politique et ceux de la Prise de parole dans le cadre économique. Exit, voice and loyalty vise à dépasser cette situation en étudiant “ s’ils peuvent coexister harmonieusement en se renforçant l’un l’autre ou si, au contraire, ils s’opposent et s’annulent l’un l’autre ”, et, à montrer en définitive les progrès acquis dans la compréhension des phénomènes économiques et politiques par l’utilisation conjointe des deux modes d’action. Dans cette perspective, le “ relâchement ”, sorte d’équilibre généralisé de sous-emploi, peut être appréhendé et combattu par une variété de combinaisons de la Prise de parole et de la Défection.

3. La Défection

La Défection constitue l’ajustement caractéristique des mécanismes de marché. Son efficacité, dans les situations de concurrence, bien que sanctionnée par l’amélioration de la qualité des biens et services qu’elle assure au sein des organisations économiques et politiques, n’empêche pas Hirschman de la considérer de façon assez péjorative comme un “ acte négatif ” de “ désertion ». Elle peut ainsi conduire à un “ gaspillage d’énergie ” dont les consommateurs ou citoyens se servent face à des firmes ou des partis politiques ne garantissant pas un “ produit ” de qualité jugée satisfaisante. En fait, son efficacité dépend de la sensibilité de la demande à la qualité du bien ou du service : si elle est élevée, la Défection peut alors être un mécanisme de redressement efficace, qu’Hirschman s’empresse de tempérer en montrant qu’il repose sur l’hypothèse “ forte ” de la concurrence parfaite. De plus, une concurrence élevée peut très bien n’entraîner aucun effort d’amélioration sur la qualité du produit si les organisations retrouvent toujours un nombre constant de “ clients ” ; ces derniers par le jeu de la Défection alterneront leurs choix espérant trouver dans la nouvelle organisation une offre satisfaisante. En ce sens, la concurrence ne permet pas une circulation de l’information suffisante ce dont les organisations profitent car elle leur évite des efforts de redressement coûteux. Le choix de la Défection n’offre aucune incertitude sur l’issue du résultat attendu. Enfin, elle risque davantage de s’exercer sur des organisations économiques dispensant des articles de basses qualités ou non durables ou encore s’il existe une offre de biens importante.

4. La Prise de parole

La Prise de parole s’apparente à un mécanisme extérieur au marché défini comme “ toute tentative visant à modifier un état de fait jugé insatisfaisant, que ce soit en adressant des pétitions individuelles ou collectives à la direction en place, en faisant appel à une instance supérieure ayant barre sur la direction ou en ayant recours à divers types d’action, notamment ceux qui ont pour but de mobiliser l’opinion publique ”. Comme moyen d’exprimer son mécontentement, elle prend principalement la forme de revendications et de plaintes. L’incertitude de ses effets demande des facultés d’invention de la part des personnes l’utilisant, elle “ est essentiellement un art qui s’engage sans cesse sur de nouvelles voies ”. Plus nettement encore, il ajoute que l’exercice de la prise de parole est assimilable à la « faculté d’inventer ». Dans l’ouvrage de 1970, Hirschman porte un jugement franchement positif sur ce mode d’action en lui prêtant une dimension morale : “ le rôle de la prise de parole au sein d’une organisation est assimilable à l’exercice d’un contrôle démocratique fondé sur l’interaction des opinions et des intérêts ”. Son efficacité dépend du nombre de voix qu’elle réunit. Néanmoins, au-delà d’un certain seuil, la Prise de parole devient totalement inefficace. Enfin, sa présence est plus probable au sein des organisations politiques, des groupements humains que sont la famille, l’Etat, l’Eglise, etc., et dans des entreprises produisant des biens durables et coûteux ou des articles de hautes qualités.

5. Les interactions entre Défection et Prise de parole

Hirschman se consacre ensuite à l’étude des conditions dans lesquelles la Prise de parole et la Défection se manifestent. Ces mécanismes d’ajustement comme il le suggère “s’opposent sans s’exclure ” et sont liés par une relation négative : la hausse de la Défection entraîne la baisse de la Prise de parole et vice et versa. L’interaction de ces modes de comportement chez Hirschman repose initialement sur l’idée que l’organisation économique nécessite une oscillation entre l’action de processus marchands, la Défection, mais aussi de mécanismes extérieurs au marché, la Prise de parole ; cette dernière n’est donc pas un substitut ni une contrainte à l’action économique mais un complément visant à suppléer à ses défauts. Mais, loin du paradigme standard de l’équilibre il s’agit toujours d’organiser continûment le déséquilibre.
Exit, voice and loyalty suppose donc l’antagonisme des deux modes d’action qui ne sont complémentaires que dans la durée : leurs développements varient suivant l’élasticité de la demande par rapport à la qualité  ; une élasticité forte entraîne un taux élevé de Défection alors qu’une faible élasticité contribue à la hausse de la Prise de parole. Le choix dépend donc directement en premier lieu d’une comparaison des coûts qu’engendrent les deux formes d’activisme. La prise en compte des caractéristiques structurelles fait que généralement la Défection est préférée à la Prise de parole ; cette dernière agit alors comme un complément ou un “ résidu ” à la première. Néanmoins, elle devient une alternative viable à la concurrence lorsque l’influence et le pouvoir de négociation sont estimés suffisants de la part des “ clients ” de l’organisation pour exercer une action efficace sur le niveau de qualité requis. L’incertitude de la Prise de parole constitue cependant un désavantage comparatif face à la Défection. La présence de cette dernière affaiblit donc les possibilités de développement de la Prise de parole.
Considérer l’interaction de ces deux modes d’action implique donc de tenir compte de la qualité des produits offerts. Une variation de cette dernière est ressentie différemment suivant les individus ou les groupes concernés. De fait, une baisse de la qualité n’induit pas nécessairement une réaction analogue de la part des clients à une hausse des prix. Le modèle “ standard ” de la théorie économique est inapplicable dans ces situations en ce sens que ce ne sont pas les “ clients marginaux ” qui réagiront à une variation de la qualité mais ceux qui bénéficieront de la plus forte “ rente du consommateur ”. Ainsi, les consommateurs-citoyens attachant une attention particulière à la qualité seront les plus susceptibles de faire Défection s’ils trouvent des articles de substitution de qualité supérieure même à un prix plus élevé sur le marché, ou bien, à prendre la parole si aucun article de substitution jugé satisfaisant ne leur est proposé.
L’introduction de la notion de qualité implique de tenir compte du processus de prise de décision de l’organisation concernée. En effet, comment va-t-elle déterminer son niveau de production étant donné que le prix et la qualité agissent sur le comportement de ses clients ? Dans cette nouvelle situation, l’entreprise cherche d’une part à maximiser ses bénéfices comme le prédit la théorie économique, et d’autre part, à minimiser le mécontentement de sa clientèle afin de limiter la probabilité de la Prise de parole. Il s’ensuit que la poursuite exclusive du profit n’est plus le seul déterminant du comportement de l’organisation ; plus les clients enclins à prendre la parole en cas de baisse de la qualité seront nombreux, plus la firme aura tendance à ne pas choisir le choix de baisse de la qualité même s’il correspond à la maximisation de ses bénéfices.

6. Les quatre configurations proposées de la Défection et de la Prise de parole.

Les situations étudiées relèvent toutes d’une décision portant sur la confrontation des coûts occasionnés par ces deux types de comportement. Hirschman procède ainsi à une classification des conditions à partir desquelles se développent complémentairement la Prise de parole et la Défection. Les deux “ cas standards ” définissent distinctement l’efficacité des mécanismes marchands d’une part et non marchands d’autre part, mais ils ne suffisent pas à une description complète de la réalité ; Hirschman révèle ainsi un nombre de situations “ a-typiques ” réfutant de fait les prédictions des théories économique et politique. La première est la généralisation de l’étude du système ferroviaire Nigérian montrant l’incapacité de la concurrence à conduire à une amélioration de la qualité du produit. Et, la seconde situation, déduite du fonctionnement des partis politiques américains des années soixante, témoigne de l’inefficience d’une Prise de parole “ institutionnalisée ” .
La prise en compte de la qualité dans les décisions d’offre et de demande, habituellement centrées sur les quantités et les prix, permet de comprendre l’existence de “ monopoles indolents ”, caractéristique du cas Nigérian. Elle repose sur l’hypothèse suivant laquelle une hausse du prix est équivalente à une baisse de la qualité pour un produit donné ; les personnes les plus attachées à la qualité, face à la dégradation de celle-ci et si elles trouvent sur le “ march頔 un bien similaire à un prix et une qualité plus élevée, sont les premières à faire Défection ; elles sont aussi les personnes les plus susceptibles de manifester leur mécontentement. Par conséquent, l’organisation concernée continue, bien que faisant face à une concurrence réelle, à mener une production de qualité inchangée ne produisant aucun effort de redressement. L’inefficacité de la concurrence provient du fait que les personnes, qui auraient été incitées à protester face à la dégradation de la qualité des prestations de l’organisation économique ou politique, font Défection trouvant satisfaction dans la consommation de produits d’une meilleure qualité mais à un prix plus élevé.
Dans une autre perspective, le Loyalisme dont font preuve les consommateurs ou les citoyens à l’égard de l’organisation à laquelle ils s’adressent tend à augmenter la Prise de parole au détriment de la Défection. Cet “ attachement à l’organisation ” témoigne d’un sentiment de fidélité supposant la préférence donnée au résultat hypothétique de la Prise de parole à la conséquence certaine de la Défection  ; pour autant, elle n’est en rien irrationnelle en ce sens que le loyaliste croit réellement que son action contribuera à un redressement efficace de la qualité du bien ou du service distribué. L’action concurrentielle voit son coût hausser augmentant la probabilité du développement de la négociation publique au sein de l’organisation. De plus, la possibilité de Défection rend plus efficace le résultat de la Prise de parole. Du point de vue de l’organisation défaillante, les comportements de fidélité dont font preuve ses clients lui donne une possibilité supplémentaire d’effectuer le redressement nécessaire. En fait, la conduite loyaliste prend tout son sens appliquée au bien public ; une dégradation de la qualité de ce dernier aboutit rarement à la Défection pour la raison simple, que la personne décidant de se retirer, continue d’être confrontée en tant que citoyen aux conséquences d’une mauvaise prestation publique. En définitive, le loyaliste reste attentif “ à l’activité ou à la production de l’organisation même après qu’il ait quitté l’organisation ”. Dans le cas du bien public, la Défection sera le recours ultime du citoyen qui face à une qualité de plus en plus médiocre préfèrera manifester son mécontentement par une protestation extérieure : la Défection s’apparente alors à une Prise de parole efficace pour améliorer la qualité du produit. Le loyaliste peut à l’inverse entraîner un blocage des efforts de redressement, surévaluant sa capacité d’action ou l’effet négatif que sa démission pourrait occasionner, en empêchant le choix nécessaire dans certaines situations de la Défection. Dans cette perspective, la Prise de parole fonctionnant seule ne contribue pas à l’amélioration de la qualité du produit .
Dans les quatre cas précédents, les relations unissant la Prise de parole et la Défection demeurent toujours négatives : la croissance de l’une suppose la décroissance (ou la stabilité) de l’autre. En outre, certaines situations traduisent leurs inefficacités quand elles agissent séparément sur des organisations économiques et politiques qui leur restent insensibles ; bien que récusant l’idée de solution d’équilibre stable, Hirschman montre que le développement combiné de la Prise de parole et la Défection par l’action de mécanismes institutionnels internes et externes à l’organisation étend les possibilités d’aboutir à un meilleur résultat. Pour autant, l’amélioration de la qualité obtenue par l’organisation économique ou politique pourra connaître à nouveau une tendance inverse de « relâchement » du fait que « chaque mécanisme de redressement est lui-même soumis aux forces de déclin ». C’est pourquoi, il est préférable dans un souci d’efficacité d’une part que les organisations concernées par un seul moyen de redressement subissent épisodiquement la pression du mode d’action qu’elle ignore habituellement, et d’autre part, que soit mise en place un « cycle régulier marqué par l’alternance de la défection et de la prise de parole » pour les autres organisations développant des réactions évolutives aux instruments de redressement auxquelles elles sont confrontées.
En dépit d’une présence conjointe des deux modes d’action, ils continuent à être marqués par des rapports antagoniques. Les premiers écrits postérieurs à Exit, voice and loyalty ne vont pas remettre en cause cette dernière hypothèse mais vont élargir l’influence exercée par la Prise de parole modérant ainsi la supériorité initiale supposée de la Défection. Cette évolution peut être expliquée pour partie par les modifications amenées sur les caractéristiques internes des concepts que nous abordons dans une dernière partie.

III. EVOLUTION DU COUPLE DEFECTION / PRISE DE PAROLE

On peut distinguer deux types d’évolution au sein du couple de concepts présentés dans l’ouvrage de 1970 : une évolution des caractéristiques intrinsèques des concepts de Prise de parole et de Défection, et, une évolution des interactions entre Prise de parole et Défection, donc des conditions dans lesquelles ces modes d’action se développent et les conséquences que celles-ci entraînent sur leurs rapports mutuels. Ces deux types d’évolution ne sont pas indépendants en ce sens que la modification d’un élément d’un des deux modes d’action peut causer un changement dans leurs rapports mutuels. Deux points sont abordés dans cette partie. Un premier étudie l’évolution distincte des concepts de Prise de parole et de Défection (1) Et, un second point analyse les variations de leurs conditions de développement (2).

Modifications internes des deux notions

Les concepts de Défection et de Prise de parole sont étudiés distinctement dans cette première partie. Le premier n’a pas subi de grands changements depuis Exit, voice and loyalty et reste un déterminant essentiellement négatif ; le second à l’inverse, outre les bénéfices sociaux qu’il entraîne, exerce une influence beaucoup plus large que ne le supposent les premiers écrits d’Hirschman.

La Défection : un déterminant essentiellement négatif

Exit, voice and loyalty repose sur une appréciation relativement négative du mécanisme de la Défection ; les motivations qui ont poussé Hirschman à entreprendre ce travail expliquent en partie ce jugement. En 1994, il rappelait, “ lorsque j’ai écrit Défection et Prise de parole, je m’en suis pris, en général, à tous ceux qui avaient parlé de la concurrence comme d’une solution à tous les problèmes ; autrement dit, je m’en suis pris à la conception orthodoxe typique qui voit dans la concurrence le moyen d’optimiser l’équilibre économique ”. Le contenu de la notion va relativement peu évoluer, la Défection restant une activité dépréciée dans ses analyses.
Néanmoins, Hirschman réévalue positivement dans un premier temps les conséquences sociales de la Défection sur deux points.
Le premier est développé dans les Essays in trespassing. Le modèle initial suppose un bénéfice égal pour toutes les personnes du résultat des deux modes d’action. Or, la Prise de parole peut ne satisfaire que les “ activistes ” ; l’amélioration de la qualité du produit ne contentera pas les “ non activistes ” présents dans l’organisation ; la Défection deviendra alors un moyen d’exprimer leur mécontentement sur la qualité du produit et leur désaccord quant aux changements induits par la Prise de parole. Hirschman maintient cependant son premier jugement en supposant que d’une manière ou d’une autre les améliorations réalisées par l’action publique seront bénéfiques pour toutes les personnes qu’elles soient “ activistes ” ou “ non activistes ”.
Le second point tient au rôle pacificateur que peut remplir la Défection ; il est aussi présenté dans les Essays in trespassing mais peut être étendu en fait à l’ensemble des textes qu’Hirschman consacre à partir du milieu des années soixante-dix à l’histoire du concept d’intérêt. Les migrations de population, assimilées à un comportement de Défection, évitent le développement de conflits sociaux ; cet argument de la théorie du “ labor safety valve ” est généralement avancé pour expliquer le manque d’esprit militant que les travailleurs américains manifestaient durant le XIXe siècle assurés qu’ils étaient de toujours trouver dans d’autres régions une situation plus favorable. La “ thèse du doux commerce ” présente dans certains écrits du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle présuppose la même fonction à la Défection à la différence près qu’elle s’appuie exclusivement sur le mobile de l’intérêt ; l’activité commerciale et financière entre pays “ répand la prudence, la probité et toute sorte d’autres vertus aussi bien à l’intérieur des sociétés commerçantes qu’entre elles ”. A titre d’exemple, la sortie des capitaux, action de Défection, atténue parfois l’autorité de l’Etat qui se voit en effet contraint de ménager par des rapports pacifiques ses relations avec ses concitoyens et les Etats étrangers. Dans cette perspective, intérêt et Défection peuvent constituer deux éléments favorables au développement de la liberté. La situation a quelque peu évolué aujourd’hui au moins pour ce qui concerne les vertus du commerce international. La mobilité des capitaux fait souvent suite aux mesures fiscales que les pays en voie de développement instituent afin de générer une répartition plus égalitaire de la richesse économique ; la Défection alors empêche les pays concernés d’entreprendre les réformes sociales qui pourraient les conduire à un état jugé démocratique. Cependant, certaines contraintes posées sur les sorties des capitaux (les rémunérations du capital élevées au sein du pays, l’organisation centralisée du pays, la taille du pays, etc.) contribuent à l’émergence de la Prise de parole de la part des détenteurs de capitaux dans le but de négocier la modération de la politique fiscale entreprise.
Hormis sur les deux points précédents, Hirschman continue à rester peu favorable à la Défection. Elle présuppose toujours une diversité de choix et transmet une information minimale sur les raisons qui l’ont motivée. En 1995, Hirschman note encore, “ La défection est donc l’expression minimaliste d’une dissension : on agit sans concertation aucune et l’on part en catimini, “ à la faveur de la nuit ” ”. Elle demeure une activité privée relevant d’un “ calcul d’intérêt […] à court terme ” ne tenant aucun compte des répercussions qu’elle peut causer. Pour autant, elle se démarque du comportement “ égoïste ” sur lequel M. Olson appuyait son raisonnement conservateur car outre le choix privé qu’elle implique, “ c’est aussi un bien privé que l’on ne saurait se procurer par les efforts des autres, par une forme ou une autre de “ free ride ” ”. A ce titre, l’émergence du thème privé / public, absent d’Exit, voice and loyalty, occupe une place importante dans la pensée d’Hirschman dès les années quatre-vingt ; elle explique ainsi en partie les évolutions subies des concepts de Défection et de Prise de parole.

1.2 La Prise de parole : un déterminant restant positif

Contrairement à la Défection, Hirschman va à la fois étendre la sphère d’influence de la Prise de parole et en modifier sensiblement son contenu. Les développements qui suivent abordent tout d’abord les évolutions apportées jugées positives, puis brièvement certaines caractéristiques moins attrayantes.
Dès A bias for hope, Hirschman envisage les situations où du point de vue du citoyen, la participation publique n’est plus coûteuse mais devient une source de bénéfice. De fait, la compréhension de l’action collective échappe à toute conception économique de la politique “ soulignant comment l’individu agit exclusivement sous l’empire de motifs utilitaires ”. Par extension, ce principe donne une dimension supplémentaire à la Prise de parole pouvant donc devenir une fin en soi, rendue plus imprévisible et valorisée pour la satisfaction individuelle que sa pratique apporte. Cet argument est repris dans les Essays in trespassing développant l’idée que le citoyen revendiquant le choix d’une politique publique dont l’obtention reste très incertaine “ may therefore experience the need to negate the uncertainty about the desired outcome by the certainty of participation in the movement to bring about that outcome ”. Dans cette dernière situation, la participation publique contribue positivement au bien-être individuel sans même que le résultat de la Prise de parole soit nécessairement un succès. On verra dans la partie suivante que cette nouvelle perspective a des répercussions importantes quant aux conditions de développement de la Prise de parole et de la Défection.
Deux autres points sont développés dans les Essays in trespassing donnant à la Prise de parole une influence et un contenu beaucoup plus large qu’Hirschman ne le soupçonnait à l’origine. Le premier concerne la richesse de l’information contenue dans la Prise de parole. Pour certains types de biens pour lesquels la demande survient avant la connaissance des moyens de donner entière satisfaction aux consommateurs, la Prise de parole en garantissant un échange d’informations entre le producteur et le consommateur contribue à l’obtention d’un service plus satisfaisant que ne l’assure un comportement de Défection. Plus généralement, la Prise de parole permet d’obtenir une information importante dont le contenu est susceptible d’évoluer au cours des échanges entre le consommateur-citoyen et l’organisation économique ou politique.
Le deuxième point, complémentaire du précédent, introduit une fonction de communication à la Prise de parole. Cette perspective, peu abordée dans Exit, voice and loyalty, insistant davantage sur la contestation ou la revendication de l’action publique, ouvre la voie à une dimension de l’œuvre d’Hirschman prenant une importance croissante après les Essays in trespassing. Elle tient au rôle fondamental joué par la concertation et la communication dans l’échange économique : plus généralement, elle conduit à se pencher sur certaines conséquences politiques intéressantes de l’échange économique. Elle est implicite dans le concept de Prise de parole institutionnalisé (institutionalized voice), servant à décrire les situations propices au conflit et en ce sens coûteuses et pour lesquelles les personnes concernées, mutuellement reconnaissantes de leurs intérêts respectifs, s’accordent sur un arrangement institutionnalisé. L’intégration verticale entre firmes est décidée lorsque le recours au “ march頔 devient trop onéreux permettant ainsi de régler par la Prise de parole les conflits entre les unités productives. Il ne s’agit donc plus de contester ou de revendiquer son mécontentement mais de développer une concertation a priori afin de mener à bien le projet entrepris. La Prise de parole est donc moins un instrument de protestation qu’un moyen de communication socialement bénéfique.
Un parallèle peut être effectué à ce niveau avec la thèse du “ doux commerce ” décrite dans Les passions et les intérêts puis reprise dans “ Douceur, puissance et faiblesse de la société de march頔. L’échange économique peut en effet former “ une gamme de liens sociaux qui engendrent la confiance, l’amabilité et la sociabilité et contribuent ainsi à donner à la société sa cohésion ”. Dans cette perspective, les relations contractuelles marchandes et la Prise de parole se renforcent mutuellement ; il n’est plus dès lors question d’attitudes de contestation et de revendication mais de “ relations durables entre acheteurs et vendeurs ” ou encore de “ prises de contact ”. Hirschman voit dans les nouvelles théories économiques développant les notions de coûts de transaction, d’information imparfaite, de rationalité limitée, etc. une légitimation de la Prise de parole qui vient se suppléer à la Défection “ pour remédier aux griefs des uns et des autres ”.
L’évolution du contenu de la Prise de parole prend tout son sens par la distinction opérée dans la contribution au New Palgraveentre Prise de parole horizontale et Prise de parole verticale. Une politique répressive de l’Etat conduit à la suppression de la seconde mais reste inefficace contre la première ; la population du pays continue même si les libertés publiques ne sont plus respectées à échanger leurs opinions spontanément et clandestinement. Plus généralement, la Prise de parole horizontale précède la Prise de parole verticale ; elle devient ainsi un mode d’action continu, beaucoup plus diffus et informel, inhérent au fonctionnement social, comblant et renforçant l’échange économique.
Enfin, la Prise de parole agit favorablement à la constitution de la personnalité humaine. Les activités pour lesquelles s’opère une fusion des coûts en bénéfices permettent de renforcer le sentiment d’appartenance de la personne au groupe social. Reprenant l’argument développé par A. Pizzorno, Hirschman montre que la Prise de parole, et par extension l’action collective, constitue un « investissement » dans l’identité individuelle ou dans le groupe des personnes y participant.
La satisfaction individuelle que sa pratique apporte, l’information qu’elle fournit, la communication et la concertation qu’elle développe, et le renforcement identitaire qu’elle assure, légitiment l’appréciation positive portée sur la Prise de parole exprimée dans Exit, voice and loyalty. Cependant, d’autres éléments développés dans les Essays in trespassing modèrent quelque peu ce jugement favorable.
Premièrement, la Prise de parole risque d’entraîner des réactions de représailles (retaliation) ; elles seront d’autant plus probables si des rapports personnalisés sont maintenus entre l’organisation et les personnes revendicatrices ou si aucun mécanisme institutionnel n’est développé afin de garantir l’intégrité des personnes concernées. Une baisse de la Prise de parole peut aussi être favorisée par un “ traitement de faveurs ” (special favors) des personnes mécontentes. L’action militante syndicale ou associative s’effacera dès lors devant la croissance des pratiques corruptrices.
Deuxièmement, si comme on l’a vu dans la partie précédente, l’hypothèse du partage égal des bénéfices de la Prise de parole est abandonnée, il est alors parfaitement envisageable de supposer que l’action publique ne profite qu’aux personnes les plus actives car elles donneront directement à l’organisation les informations précises de leur mécontentement et les améliorations susceptibles de les satisfaire ; la Prise de parole se transforme en “ un instrument des privilégiés à leur seul bénéfice”. Cette dernière possibilité adjointe aux risques de corruption contribue à faire de la Prise de parole non plus un facteur de cohésion sociale mais un moyen de perpétuer les inégalités sociales.
Dans les deux dernières situations, les défauts de la Prise de parole découlent des rapports personnalisés qu’elle permet de développer. En ce sens, seul l’action de mécanismes institutionnels exogènes peut garantir à nouveau un fonctionnement social équitable. Les limites posées au rôle socialement bénéfique de la Prise de parole ne sont plus abordées dans les textes postérieurs aux Essays in trespassing démontrant, s’il en était besoin, la confiance qu’Hirschman garde dans ce mode d’action.
L’ essai récent “ Défection et prise de parole dans le destin de la RDA ” tend à distinguer au sein de la Prise de parole, d’une part la protestation et la revendication, caractéristiques dominantes de Exit, voice and loyalty, et, d’autre part la communication et la concertation, propriétés surtout développées à partir des Essays in trespassing. Une raison de cette évolution semble tenir de préoccupations croissantes à la suite d’Exit, voice and loyalty accordées au thème action publique et action privée (ou encore action collective et action individuelle) que nous abordons dans la partie suivante.

Variations sur les combinaisons possibles de la Prise de parole et de la Défection

Cette partie décrit le changement des conditions de développement, conjoints ou non, de la Défection et de la Prise de parole . Nous analysons dans une première sous-partie les différents réaménagements qu’Hirschman a apporté à Exit, voice and loyalty en réévaluant notamment l’influence exercée par la participation publique. Le rapport antagoniste liant ces deux modes d’action a été remis en cause dans un essai récent inspiré des bouleversements politiques de l’année 1989 dans l’ex-République Démocratique Allemande ; une extension des conditions de développement de la Prise de parole et de la Défection est ainsi proposée ; ce point est traité dans une seconde et dernière sous-partie.

Une réévaluation de la Prise de parole comme principe antinomique à la Défection

Nous avons vu précédemment que le concept de Prise de parole subit plusieurs changements internes lui donnant une influence plus large qu’il n’est supposé dans Exit, voice and loyalty. Les nombreux mouvements collectifs des années soixante-dix contrastent avec le pessimisme affiché par Hirschman quant à la sous-utilisation de la protestation publique comparativement à la Défection et l’amène à réviser sur plusieurs aspects son modèle initial. On peut ainsi distinguer quatre points principaux pour lesquels l’emprise de la Prise de parole est réévaluée.
Le premier, déjà présenté auparavant est développé dès l’introduction de A bias for hope. La Prise de parole n’est pas seulement un moyen d’action servant à atteindre un but déterminé mais aussi de par ses caractéristiques internes une fin en soi. Par conséquent, il est probable de par la baisse du coût de cette dernière que la Défection devienne un moyen d’action moins attrayant. Cette fusion de la recherche et de l’objectif a d’autant plus de chances de se manifester quand elle s’applique à des biens et services détenant un intérêt public : “Bien que mue originellement par l’intérêt personnel, la prise de parole se fait expérience agréable et exaltante quand elle agit aussi dans le sens de l’intérêt public, parfois simplement parce qu’elle semble délivrer de l’incessante recherche d’une activité purement tournée vers soi ”. La Prise de parole se pose alors comme une alternative au comportement intéressé propre à la Défection à partir de laquelle il n’est plus question d’une comparaison du coût occasionné par les deux types d’action mais d’un choix entre conduites utilitaires et non utilitaires. Ce premier argument revient à plusieurs reprises dans les écrits d’Hirschman, notamment dans les Essays in trespassing et dans la contribution au New Palgrave, et, tient une fonction importante dans la réfutation de la théorie de l’action collective d’Olson. Plusieurs conséquences sont en effet induites par la transformation du coût en bénéfice. Premièrement, le bénéfice individuel de l’action collective augmente du coût des efforts fournis. Deuxièmement, le meilleur moyen pour toute personne d’améliorer sa situation revient à hausser sa contribution à l’action collective. Enfin, troisièmement, le comportement du “ free-rider ” est néfaste pour la collectivité mais aussi pour la personne adoptant une telle action. Rétrospectivement, le raisonnement économique adopté dans Exit, voice and loyalty témoigne d’une relative orthodoxie. La sélection de la Prise de parole et de la Défection procède d’un calcul de minimisation du coût (ou de maximisation du bénéfice) et presque aucune critique n’est faite des théories dominantes, ce dont Hirschman est d’ailleurs après coup parfaitement conscient.
Le second point regroupe les différents éléments présentés dans les Essays in trespassing décrivant l’influence supérieure de la Prise de parole sur la Défection dans certaines situations sociales nouvellement prises en compte par Hirschman. Bien qu’enclin à déclencher certaines représailles (retaliation) ou “ traitements de faveurs ”, la Prise de parole par sa richesse en informations, par la fusion des coûts en bénéfices qu’elle occasionne dans les situations où l’intérêt public est en jeu, et par la solution qu’elle apporte à certains conflits d’intérêts (Prise de parole institutionnalisée), pourra être préférée au résultat certain, car sans risque, de la Défection. Ces nouvelles découvertes tiennent au fait que la Prise de parole en tant que moyen ne se pose pas comme un substitut à la concurrence, instrument habituellement utilisé par les économistes, mais comme une ressource complémentaire à l’action de celle-ci pour laquelle toutes les applications possibles restent encore à explorer.
Le troisième point tient aux conséquences de la distinction effectuée entre Prise de parole horizontale et Prise de parole verticale. La Prise de parole horizontale, en tant que moyen de communication et de concertation, complète l’échange économique et devient en ce sens un mode d’action inhérent au fonctionnement social. Un Etat autoritaire peut ainsi supprimer toute forme de Défection mais ne peut réprimer totalement la Prise de parole. Cette conséquence appelle deux remarques. Premièrement, le développement de la Prise de parole prend ici moins d’importance puisque toute organisation sociale implique l’existence d’une forme de Prise de parole même minimale. Deuxièmement, n’est on pas amené à envisager dans cette perspective la possibilité d’une croissance conjointe, et non plus antinomique, de la Prise de parole et de la Défection ?
Le quatrième point traite des conséquences sur la Prise de parole de l’analyse de l’action collective, importante dans la pensée d’Hirschman à partir de Shifting involvements. Il n’y a pas d’identité stricte entre ces principes théoriques ; la Prise de parole peut très bien se réaliser sans le développement d’une action collective. Deux types de Prise de parole se dessinent dans cette perspective : une première se traduit par un mécontentement et une protestation individuels, “ privés ”, non concertés, et, une seconde, initiée par le regroupement de plusieurs personnes insatisfaites, prend la forme d’une action publique œuvrant à l’intérêt général. Les mêmes déterminants internes caractérisent l’action collective et la Prise de parole publique ; elles impliquent au moins une des caractéristiques suivantes : une transformation du coût en bénéfice, une recherche individuelle identitaire par l’appartenance au groupe, une poursuite de fins désintéressées ou une communication et une concertation préalables. Elles servent à réfuter la thèse de M. Olson sur l’impossibilité de l’action collective. Hirschman abandonne à ce niveau l’hypothèse d’Exit, voice and loyalty pour laquelle la Prise de parole nécessite un groupe de taille restreinte supposant à présent que la décision du choix collectif n’est plus uniquement fondée sur un calcul coût-bénéfice. En même temps, l’introduction des fins non utilitaires porte non seulement à conséquence sur l’action collective mais aussi sur le jugement critique que chaque individu porte vis-à-vis de ses propres préférences. La Prise de parole publique ne repose plus seulement sur des éléments donnés et “ objectifs ”, mais aussi sur un processus d’autocritique mis en œuvre par toute personne sur ses propres intérêts. La réflexion sur l’action collective ouvre donc des possibilités de développement à la Prise de parole encore inexploitées ; le jugement critique porté sur ses propres choix conduit chaque personne non pas à suivre toujours un comportement intéressé, conforme au postulat de “ maximisation ” de la théorie économique, mais aussi épisodiquement à adopter des décisions non utilitaires susceptibles d’aboutir à une action collective.
Cette dichotomie entre bien privé et bien public sur laquelle repose la construction du cycle action privée et action publique dans Shifting involvements a été remise en cause dans une contribution récente ; il montre que certains biens possèdent la particularité de relever autant des domaines privés que public. Leur consommation privée entraîne en fait d’importantes répercussions sur le bien être collectif ; il cite comme exemple l’activité du repas, a priori purement individuelle, et qui en définitive “ engendre des actions communautaires essentielles ” .Par conséquent, la poursuite de l’intérêt individuel devient un déterminant positif à la cohésion sociale, tout en donnant les moyens, par la sociabilité et l’amitié qu’elle induit, du développement de la Prise de parole. La distinction privée / publique apparaît donc un principe théorique simplificateur, incompatible avec certaines manifestations de la “ réalité sociale ”. La partie suivante aborde le même type de critique mais appliquée à l’antinomie, supposée dans les développements précédents, de la Prise de parole et de la Défection.

Le développement mutuellement auto-renforçant de la Prise de parole et de la Défection

Dès la contribution au New Palgrave, Hirschman souligne que la Prise de parole et la Défection se définissent comme deux formes d’activisme spécifiques aux sociétés démocratiques se développant souvent conjointement, et qui pourtant croissent souvent en sens opposé. La Défection en règle générale amoindrit la Prise de parole ; ou bien si un intérêt public est en jeu, le Loyalisme peut empêcher toute forme de démission individuelle. De plus, on a vu précédemment que l’évolution interne du concept de Prise de parole, en tant que moyen de communication ou de concertation nécessaire aux échanges économiques, tend finalement à “ naturaliser ” ce mode d’action au sein de la société. En ce sens, le développement de la Prise de parole ne se pose pas puisque le fonctionnement social présuppose son existence. En revanche, la question reste sans réponse pour ce qui concerne la Prise de parole “ revendicative ”, s’appuyant le plus souvent sur une action collective.
Ainsi, l’étude des évènements de 1989 en ex-République Démocratique Allemande donne l’occasion à Hirschman de contester la validité de la relation inverse entre Prise de parole et Défection qu’il avait lui-même postulée. Les migrations hors de l’Allemagne de l’Est, les Défections, et les protestations à l’encontre du régime politique en place, les Prises de parole, “ se sont renforcé[e]s mutuellement ”, et ont été pleinement efficaces puisqu’elles ont provoqué “ conjointement l’effondrement du régime ”. En fait, il ne faut pas rechercher dans les conditions “ objectives ” de la situation Est-Allemande, au travers notamment du relâchement de certaines contraintes d’action ou du développement de mécanismes d’incitation, mais dans des déterminants “ subjectifs ”, la cause de la transformation de la relation entre Prise de parole et Défection. L’ouverture des frontières du pays a conduit les Allemands de l’Est à une prise de conscience individuelle des différents choix qui leur étaient offerts ; les migrations importantes ont ainsi été déterminantes à la naissance de la contestation publique, s’opposant radicalement aux attitudes de démission dont ils avaient fait preuve jusque là. La Défection, activité privée, se transforma en une Défection publique lorsque les partisans de la migration se rendirent compte du collectif qu’ils formaient et du pouvoir potentiel de contestation qu’ils disposaient ; les Allemands de l’Est les plus fidèles quant à eux se rallièrent à la protestation publique et renforcèrent le poids de la Prise de parole.
Une relation positive caractérise dans cette situation le développement de la Prise de parole et de la Défection. Elle appelle deux remarques qui concluront cette deuxième partie. La première tient à la place occupée par le facteur “ subjectif ” dans les écrits d’Hirschman à partir de Shifting involvements. On a montré précédemment que le choix de l’action collective repose sur une modification des préférences individuelles induite par un processus d’autoréflexion. La même observation peut être effectuée ici quant au bouleversement de la relation entre Prise de parole et Défection. La première fait suite à la seconde consécutivement à une prise de conscience individuelle de la part des Allemands de l’Est les portant à préférer l’action collective à l’attitude “ silencieuse ” et individuelle de la migration. Enfin, la seconde remarque, complémentaire de la précédente, concerne la critique implicite de la dichotomie privée / publique. En effet, l’activité privée de la Défection a été constitutive au développement de l’action publique. En ce sens, l’ambivalence du bien privé, à la fois satisfaisant les fins individuelles mais contribuant à la coopération sociale, préfigure les dernières orientations critiques du travail d’Hirschman.


V

SUBVERTIR


En 1936, dans Histoire de mes Pensées Alain notait, «  une idée que j’ai, il faut que je la nie ; c’est ma manière de l’essayer. Et s’il m’apparaît qu’il n’est pas opportun de la nier, c’est alors que je me précipite à la nier… cet esprit de contradiction ne joue le plus souvent qu’à l’égard de moi-même ». Cette remarque désigne assez précisément une attitude critique qu’Hirschman a choisi récemment de désigner par le terme d’autosubversion.
Cette exigence renvoie toutefois chez Hirschman à une attitude plus générale de subversion. Ce qui est visé c’est une position méthodologique assez répandue dans les sciences sociales, en général, dans l’économie en particulier. Elle consiste à ne laisser aucune place à la notion traditionnelle de raison, au sens de cette faculté nous dictant des fins et pas seulement des moyens pour parvenir à des fins qui seraient dictées par l’instinct et modifiées par le conditionnement. Néanmoins les choses ont évolué dès les années 70 ; c’est J. Rawls qui souligne que « le raisonnable présuppose le rationnel » et invite à revenir en philosophie morale et politique à une heuristique centrée sur la notion d’autonomie. Dans les sciences sociales, T. Schelling, A. Sen et A. Hirschman sont des exemples majeurs de la réception de ces nouvelles exigences.
L’autosubversion chez Hirschman n’est qu’une manifestation de l’intérêt qu’il accorde aux fins ; dans quelle mesure en effet l’individu acceptera-il de réviser ses actions si cette modification est contraire à ses propres intérêts ? Cette interrogation tient une place importante dans ses travaux depuis au moins Les passions et les intérêts et s’inscrit dans une réflexion plus générale sur les “ microfondements d’une société démocratique ”. Comment s’assurer que les individus laissés libres de leurs choix, sans qu’aucune contrainte institutionnelle ou transcendantale ne déterminent leurs actions, aboutissent à une situation sociale viable ? Quelles compétences l’ordre social démocratique demandent aux citoyens ?
On peut distinguer trois étapes dans les écrits d’Hirschman ; nous les traitons chacune dans une partie distincte. Une première concerne les travaux sur le concept d’intérêt dans l’histoire des idées montrant l’identification progressive opérée par les sciences sociales, notamment l’économie, des passions à l’intérêt individuel ; l’étude des premières réflexions d’ordre politique du XVIe, du XVIIe et du XVIIIe siècles s’avère importante car elles s’inscrivent dans une discussion des conditions nécessaires relatives aux mobiles humains susceptibles d’assurer un fonctionnement non conflictuel de la société civile. Avant que l’économique ne s’autonomise de la politique, et, que les passions ne se confondent avec l’intérêt individuel, les écrits de cette période décrivent le processus à partir duquel la constitution d’une société sécularisée peut se réaliser.
La seconde étape analyse le comportement du consommateur-citoyen contemporain oscillant entre actions privées et actions publiques ; Hirschman porte l’accent sur le processus endogène d’autoréflexion à partir duquel le changement du comportement individuel peut se réaliser ; il importe notamment de comprendre et d’expliquer les mécanismes motivationnels qui causent les cycles entre sphères privée et publique dont semblent affectées les sociétés démocratiques. Cette nouvelle réflexion sur les déterminants de l’action individuelle et collective contraste avec la position “ impérialiste ” défendue par une partie des économistes refusant de fait par une explication strictement économiste de s’interroger sur les conditions politiques d’un ordre social démocratique.
Ces deux séries de travaux développés à partir de Passions et des intérêts et Bonheur privé, action publique constituent le produit d’une interrogation initiale sur la “ constitution de la personnalité démocratique ” et plaident pour une conception plus riche et par la même plus réaliste de la nature humaine. Ils vont déboucher sur une réflexion d’ordre méthodologique et une critique implicite de la rigidité scientifique des économistes et des politistes.
La troisième étape porte donc sur l’attitude même du chercheur ; le cadre de l’enquête scientifique doit se révéler propice à l’éclosion de la personnalité démocratique. Les conditions du progrès de la recherche et d’une entente pluridisciplinaire, notamment entre économie et politique, impliquent de la part de l’enquêteur une capacité d’autocritique de ses propres catégories théoriques ; le “ penchant à l’autosubversion ” dont fait preuve Hirschman témoigne de cette aptitude individuelle.

L’INTERET, ENTRE ECONOMIE ET POLITIQUE

La recherche dans le domaine de l’histoire des idées proposée dans Les passions et les intérêts signale une orientation nouvelle dans l’œuvre d’Hirschman. Comment comprendre aujourd’hui cette réorientation soudaine après une carrière déjà bien entamée en tant qu’économiste du développement et après avoir écrit un « classique » de l’analyse économique ? Au moins deux raisons peuvent être avancées. La première tient au contexte intellectuel des années 1970 qui contrairement à la décennie précédente enregistre la diffusion d’ouvrages dits « progressistes » ou tout au moins favorables à davantage de justice sociale entre les membres de la société. Dans cette perspective, l’explication des activités économiques individuelles et collectives par le principe de l’intérêt parait une hypothèse beaucoup trop réductrice ; Les passions et les intérêts en puisant dans l’histoire des idées propose des alternatives susceptibles de se substituer à la conception simplificatrice de la théorie économique.
La deuxième raison est propre à l’histoire de l’économie du développement. Les espoirs que cette discipline fondait à l’origine sur le progrès économique et politique sont totalement remis en cause dans les années soixante-dix par les échecs politiques subis par de nombreux pays du Tiers-Monde. Les liens supposés positifs entre croissance économique et développement politique sont désormais contestés. Dans ces conditions, les économistes du développement abandonnent les perspectives prométhéennes initiales, désertent le domaine du politique et se cantonnent aux question relevant strictement de la gestion économique. Hirschman ne pouvait s’associer à cette capitulation et, dans ce contexte défavorable, il allait trouver dans le domaine de l’histoire des idées économiques un moyen de persévérer dans ses options.
L’archéologie du couple passion / intérêt a constitué, dans cette perspective, une véritable aubaine : elle allait permettre à Hirschman, d’une part, de rappeler qu’à l’origine le rationnel et le raisonnable, l’économie et le politique, n’étaient pas dissociés mais constituaient, au contraire, un domaine de recherche unifié lié à la volonté d’endogéneiser le changement économique, social, politique; d’autre part, de suggérer que, bien que fragmentaire, la réponse apportée ne procédait nullement ni d’un conditionnement religieux, comme allait le penser plus tard M. Weber, ni d’un instinct dominant, comme allaient le penser nombre d’économistes après A. Smith, mais d’une capacité intrinsèque d’adaptation des nouvelles collectivités entraînées par les premiers grands bouleversements économiques.

L’intérêt comme présupposé de l’ordre social

Les passions et les intérêts permet à Hirschman de suggérer qu’avant la bifurcation smithienne s’est affirmée une conception large de la rationalité et de l’intérêt en réponse aux questions que soulevaient les rapports originaux entre économie et politique.
Hirschman reprend la problématique de Max Weber du début de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) s’interrogeant sur le processus par lequel l’activité lucrative, fortement contestée dans la société médiévale du XVIe et XVIIe siècles, est devenue un comportement valorisé, une vocation. Devant le déclin de la doctrine religieuse, l’idéal aristocratique, reposant sur la poursuite de la gloire ou du pouvoir, est seul toléré mais ne suffit pas pour les penseurs de la Renaissance au développement d’un ordre social stable : les passions humaines, en effet laissées libres, conduisent aux conflits. Sur quels déterminants de la nature humaine s’appuyer dès lors pour assurer la cohésion sociale ?
Trois solutions vont être proposées : soit contraindre les passions, soit exploiter les passions par l’Etat ou soit opposer les passions entre elles, ce qu’Hirschman nomme le “ principe de la passion compensatrice ”. Cette dernière vise à dresser les passions les unes contre les autres de manière à aboutir à un résultat collectif maîtrisé et socialement viable. Elle va se développer au cours du XVIIe siècle mais alors qu’elle repose initialement sur une conception pessimiste de la nature humaine et des potentialités fortement destructrices des passions, le XVIIIe siècle, tout en perpétuant le même procédé, redonne une connotation positive aux passions humaines. Les premières réflexions sur le concept d’intérêt vont ainsi se développer à partir de ces nouvelles théories politiques de l’Etat du XVIIe siècle.
La signification et la fonction de l’intérêt diffèrent considérablement de l’acception contemporaine de la théorie économique. Il englobe en effet différents désirs humains induisant un choix réfléchi et raisonné. Le “ principe de la passion compensatrice ” de plus conduit à distinguer l’intérêt des autres passions humaines ; les penseurs politiques du XVIIe siècle mettent “ désormais en contraste les conséquences heureuses des activités dictées par l’intérêt avec les calamités que déchaîne le libre jeu des passions ”. Dans cette perspective, l’intérêt limite les effets destructeurs des passions aristocratiques (gloire, etc.) ; il n’est en ce sens qu’un instrument de régulation dont se sert notamment Machiavel face à l’arbitraire du Prince.
Pour autant, le contenu du concept d’intérêt va évoluer significativement vers la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIème siècle. Les écrits politiques ne vont plus seulement décrire les conséquences positives de l’intérêt sur le comportement de l’Etat mais sur l’ensemble des différents groupes sociaux dont est constituée une Nation. De fait, la signification donnée de l’action intéressée s’oriente progressivement vers une conception économique. Parallèlement, ce comportement va être valorisé pour la prévisibilité et la constance des rapports sociaux qu’il permet d’obtenir. L’irrégularité et l’imprévisibilité d’une société gouvernée par les passions humaines constituent le problème essentiel qui s’oppose au développement d’un ordre social stable pour les penseurs politiques de cette époque ; Montesquieu va ainsi montrer que la pratique du commerce contribue à l’adoucissement des mœurs. La fonction politique attribuée au concept d’intérêt explique en partie sa nouvelle signification économique ; une action guidée par des mobiles d’acquisition ou de richesses devient en effet beaucoup plus régulière et prévisible.
Les bienfaits de l’intérêt tant au niveau privé que public naissent « de la réflexion politique bien des années avant que la science économique n’en fasse un de ses principes essentiels ”. La thèse du “ doux commerce ” prend sa source à la fin du XVIIe siècle et est généralisée dans le courant du XVIIIe siècle par Montesquieu, Sir James Steuart et John Millar notamment. Elle maintient toujours la distinction entre intérêt et passions opérée depuis le milieu du XVIIe siècle mais l’applique cette fois non plus à l’arbitraire du pouvoir mais à l’instabilité des comportements individuels et lui attribue un contenu principalement économique. La poursuite du gain doit ainsi neutraliser les effets dévastateurs des passions humaines pour la stabilité de l’ordre social. Il s’agit donc d’une théorie entremêlant facteurs économiques et politiques montrant les conséquences positives d’ordre politique que l’on peut attendre du progrès économique. Montesquieu recherche les moyens par lesquels le pouvoir politique peut être restreint. Aux moyens purement politiques que sont la division des pouvoirs et le développement de contre-pouvoirs, il leur adjoint la passion d’enrichissement comme instrument économique servant de frein à l’extension de la force aristocratique. De même, Sir James Steuart montre que la croissance des classes sociales moyennes et la complexité concomitante introduite par le développement économique contribuent à abaisser les interventions autoritaires de l’Etat. Par ailleurs, ces nouvelles catégories de la population profitant de l’essor des échanges marchands voient leurs capacités d’action collective augmenter leur permettant de fait d’assurer une meilleure défense de leurs intérêts particuliers.
Pour autant, les vertus prêtées au concept d’intérêt vont être contestées sur deux plans : d’une part, on souligne que la nature humaine n’est pas seulement motivée par l’activité lucrative, et d’autre part, que d’autres passions peuvent très bien servir positivement l’ordre social. Les passions jugées néfastes au cours du XVIIe siècle se voient ainsi réhabilitées par une partie des penseurs de la fin du XVIIIe siècle ; les valeurs qui sous-tendaient la société médiévale deviennent dans cette perspective des penchants de la nature humaine qu’il convient de promouvoir. Il se développe une “ morale du sentiment ” qui préfigure le courant romantique de Edmund Burke ou de Thomas Carlyle. Dans cette dernière perspective, l’honneur, le respect, l’amitié, la confiance ou encore la loyauté sont “ des valeurs aussi essentielles au bon fonctionnement d’une société commerciale qu’inexorablement minées par elle, à son insu ”.
Le “ principe de la passion compensatrice ” constitue donc la solution principale employée pour faire face aux problèmes politiques qui prévalent durant les XVIIe siècle et XVIIIe siècle ; l’intérêt, d’abord défini dans un sens large puis se réduisant progressivement aux seules fins “ économiques ” des individus, est supposé restreindre la portée des passions humaines les plus excessives, jugées comme des motivations destabilisatrices pour l’ordre social. La régularité et la prévisibilité de l’action intéressée constituent des propriétés qui rendent possibles l’instauration d’une organisation politique viable sans qu’il ne soit fait appel à des contraintes morales exogènes. Hirschman trouve dans l’étude de ces théories économique et politique un intérêt d’autant plus important qu’elles reposent sur deux intuitions centrales qui font écho à ses précédents travaux sur l’économie du développement et sur les modes d’action. Le premier concerne le processus social à partir duquel la société moderne se construit : il s’agit d’un « processus endogène » significatif d’une capacité intrinsèque d’auto-réflexion et d’auto-correction garante d’adaptation. Cette interprétation du développement des activités économiques au sein des sociétés du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle introduit une première différence avec la thèse de Weber défendue dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le progrès économique n’a pas été impulsé « de l’extérieur » par la minorité protestante de la population recherchant par l’activité commerciale et industrielle un moyen de satisfaire ses besoins métaphysiques mais par une majorité de la population adhérant à une pensée “ qui s’est développé au sein même de l’appareil du pouvoir […] en réponse aux problèmes qu’affrontaient le prince et surtout ses conseillers et d’autres notables intéressés ”. Il s’agissait avant tout de trouver de nouveaux mobiles de comportements susceptibles de se substituer aux fins transcendantales de la religion et de conduire à la cohésion sociale. Par extension, ce mécanisme d’abord pensé pour être appliqué à l’exercice du pouvoir fut transposé à l’ensemble des groupes sociaux et des individus qui composent la société. Enfin, le second point complémentaire du précédent tient à la corrélation positive qui unissent l’économique et le politique : le progrès économique devient le facteur déterminant du développement politique. Cette étude de l’histoire des idées permet ainsi à Hirschman de compléter et de réactualiser ses précédents développements sur la question.
La distinction entre intérêt et passions constitutive de ces théories économique et politique est abandonnée par Adam Smith dans La richesse des nations. Il initie par cette rupture théorique l’autonomisation de la science économique et le cloisonnement des champs disciplinaires entre économie et politique qui marquent les sciences sociales contemporaines.

2. L’affirmation de l’intérêt économique

Avant Smith, les Physiocrates avaient déjà remis en cause la relation entre progrès économique et développement politique avancée par la théorie du “ doux commerce ”. Le pouvoir politique est jugé incapable d’appuyer une organisation économique satisfaisante ; il convient plutôt d’instruire voire de contraindre institutionnellement l’Etat dans le sens désiré. Le progrès économique présuppose ainsi à la fois une pleine liberté des intérêts privés et l’identification de l’intérêt politique du gouvernement aux intérêts économiques. De fait, le développement du commerce et de l’industrie ne suffit plus à la stabilité de l’organisation politique.
La rupture entre économie et politique déjà bien entamée par les Physiocrates va être définitivement consommée par Smith. Dorénavant, la poursuite de l’intérêt individuel trouve une légitimité directement au niveau économique et non plus seulement pour les conséquences politiques positives qu’elle favorise. Comme le souligne Hirschman, « ce qu’affirme ici Adam Smith, c’est l’autonomie de la vie économique : en deçà d’une large marge de tolérance, le progrès politique – du moins au niveau des instances les plus élevées – n’est ni une condition nécessaire ni un effet probable du développement économique ». La croyance selon laquelle le progrès économique peut entraîner le développement politique est contestée par Smith sur plusieurs points. Tout d’abord, la décroissance des violences des seigneurs féodaux n’a pas été provoquée directement par le développement des activités lucratives mais davantage par leurs recherches effrénées des passions d’amour du luxe ou de cupidité. De plus, Smith ne considère pas la possibilité d’effets positifs du progrès économique sur le pouvoir politique central. Il décrit même certaines situations inverses où l’arbitraire du Prince a conduit à entraver le développement économique. Enfin, la division du travail, source de prospérité nationale, amène parallèlement à la dépravation des valeurs humaines ; Smith rejoint ici d’une certaine manière la critique romantique constatant la perte de l’esprit aristocratique au sein des sociétés commerciales.
La réfutation de la relation positive unissant progrès économique et développement politique prend un poids plus important au XIXe siècle compte tenu des effets désastreux que provoque l’essor de la société capitaliste (paupérisme, etc.). Elle est d’abord explicitement formulée par Thomas Fergurson et Antoine Barnave dès la fin du XVIIIe siècle puis systématisée par Alexis de Tocqueville. La poursuite du gain coupe les individus de leurs attaches sociales rendant plus probable l’avènement d’un pouvoir despotique. Tocqueville montre que la croissance des activités lucratives s’accompagne d’un désintérêt pour le bien public. Le déclin politique peut provenir de deux causes : soit les citoyens soutiendront un pouvoir fort car il sera jugé seul capable de garantir un développement économique maximum ; soit certaines minorités profiteront du faible intérêt que la majorité de la population manifeste à l’égard de l’organisation politique pour développer un pouvoir tyrannique. Dans cette perspective, les conséquences négatives des passions animant le champ politique ne sont plus compensées par l’action vertueuse de l’intérêt de la sphère économique. Le juste équilibre ne peut ainsi être rétabli que par le déploiement de contre-pouvoirs ; Smith montre dès le XVIIIe siècle la nécessité de contraindre institutionnellement le comportement politique ; Pierre-Joseph Proudhon au XIXe siècle par le développement de pouvoirs compensateurs face au pouvoir centralisé, puis Friedrich Von Hayek ou encore Milton Friedman aujourd’hui par le principe de l’inviolabilité de la propriété privée, partagent la même conception théorique selon laquelle l’action politique constitue un danger pour le fonctionnement économique.
Néanmoins, le point central sur lequel insiste Hirschman est l’identification opérée par Smith entre les passions et l’intérêt individuel. La conception du comportement développée dans La théorie des sentiments moraux décrit un individu recherchant par ses actes la sympathie d’autrui ; l’évaluation de chaque action repose sur le jugement d’un “ spectateur impartial ”. Tous les comportements individuels doivent donc se comprendre et s’expliquer en tenant compte de cette quête de la sympathie. Dans ce premier sens, les passions se distinguent encore nettement de l’intérêt économique ; rien n’empêche en effet de considérer des actions s’appuyant sur une pluralité de motivations et répondant au désir de sympathie. Cependant, ces dernières se trouvent réduites dans La richesse des nations au seul intérêt matériel par une double transformation selon Hirschman. Premièrement, “ la course à la promotion économique perd son caractère autonome, elle n’est plus que le véhicule de la soif de considération ”. Deuxièmement, les déterminants non-économiques en renforçant les mobiles économiques perdent toute indépendance. En définitive, toutes les fins de l’action sont finalement restreintes au “ besoin d’un bien-être matériel accru ” ; La richesse des nations aboutit ainsi à une rupture avec le “ principe de la passion compensatrice ” en procédant à une “ quasi-identification ” des passions à l’intérêt économique. Le résultat global est ainsi une rupture de la logique pluraliste antérieure qui invitait à faire dialoguer économie et politique, passions et intérêts. C’est la capacité autocorrective qui disparaît nécessairement lorsque le pluralisme est nié : évoquant le rétrécissement du dialogue entre passion et intérêt, Hirschman note ainsi significativement, qu’en « soutenant que l’ambition, la soif de pouvoir et le besoin de considération peuvent être assouvis l’un comme l’autre par l’amélioration des conditions matérielles, Smith sape les fondements même de l’idée d’opposer les passions les unes aux autres, ou de combattre les passions par les intérêts ».
Le jugement de Smith relatif à l’action de l’économique sur le politique reste donc ambivalent. D’un côté, il décrit les effets positifs que la croissance des activités lucratives a provoqué sur l’organisation politique : la violence des sociétés féodales a ainsi peu à peu décliné dès lors que les activités commerciales et financières ont nécessité des rapports sociaux fondés sur la confiance et l’entente mutuelle. Mais d’un autre côté, l’identification des passions à l’intérêt entraîne l’abandon de la question politique de l’ordre social qui constituait depuis le XVIe siècle une problématique centrale des écrits théoriques. Dans cette dernière perspective, l’analyse des liens entre l’économie et la politique perd toute pertinence puisque la seule activité lucrative, économique et matérielle, est supposée conduire à l’harmonie sociale. De fait, le problème politique évacué “ contribue à restreindre très sensiblement un domaine d’investigation librement survolé jusque-là par les penseurs les plus divers, et favorise ainsi la spécialisation et la professionnalisation de la recherche [économique] ”. En ce sens, l’identification des passions à l’intérêt apparaît moins comme une réfutation de la thèse du “ doux commerce ” que comme un moyen de simplifier l’analyse sociale au seul champ économique.
Parallèlement, la signification du concept d’intérêt devient au cours du XIXe siècle beaucoup plus imprécise. Des motivations individuelles a priori différentes, voire antinomiques, se trouvent de fait réduites au seul intérêt économique. Dans le même temps, la notion d’“ intérêt bien entendu ” ou “ bien compris ” est réactualisée par les réformateurs sociaux de cette période montrant les bénéfices individuels et collectifs à attendre de petits sacrifices individuels ; une perte individuelle minimale à court terme provoquée par une action civique ou coopérative est largement compensée par les gains à plus long terme de la paix sociale qu’un tel comportement désintéressé contribue à instaurer. L’institutionnalisation de l’économie politique comme domaine autonome du savoir des sciences sociales a donc été constitutive d’une double rupture : une première avec la politique amorcée par Smith par l’identification des passions humaines à l’intérêt économique, et, une seconde plus tardive à la fin du XIXe siècle en évacuant le domaine du non-rationnel (coutumes, idéologie, etc.) de son objet d’analyse “ qui marqua si fortement la pensée philosophique, psychologique et sociologique de l’époque. ”.
Les enseignements terminaux de l’ouvrage de 1977 permettent de signaler la continuité de l’enquête d’Hirschman : d’un côté, en effet, il porte un jugement nuancé sur la tradition pré-smithienne représentée par Montesquieu ou Steuart : son actualité réside dans le projet de ne pas dissocier économie et politique ; elle pèche toutefois par une perspective trop naïve concernant ces rapports. Il convient désormais d’insister sur le fait que « l’incidence politique du développement économique est essentiellement ambivalente et son action s’exerce simultanément dans les deux sens ». Mais c’est ici souligner sous un jour nouveau l’idée suivant laquelle la réalité s’invente plutôt qu’elle ne se découvre ; l’analyse qu’Hirschman présente des rapports entre économie / politique ou passions / intérêts montre qu’il s’agit ici de réfléchir plutôt à la place des faits dans un monde de valeur, non à l’inverse. De là le souci de faire contrepoids au paradigme cher à Smith, Menger ou Hayek des effets non recherchés de l’action par une toute autre invitation : celle de porter attention aux cas où actions et décisions « sont sérieusement et entièrement motivées par l’attente de certains résultats qui en fait ne se produisent jamais ». C’est ici que s’inscrit sa rectification de la thèse de Max Weber dont il veut nuancer l’interprétation parce qu’elle accorde trop peu d’importance à ce qui a été un véritable processus endogène d’adaptation des hommes à la réalité imposante du basculement dans la modernité politique, sociale et économique ; là encore il précise opportunément, « Weber affirme que le comportement et l’activité capitaliste sont la conséquence indirecte ( et initialement non voulue) de la recherche acharnée d’un moyen d’assurer son salut personnel. Je soutiens que la diffusion des structures capitalistes résulte en grande partie de la recherche non moins acharnée d’un moyen d’éviter l’effondrement de la société, à une époque où celle-ci se trouvait constamment menacée dans ses fondements mêmes par la précarité des conditions dans lesquelles se maintenait l’ordre intérieur et extérieur ».


II. CONSOMMATEUR ET CITOYEN

Le travail sur le concept d’intérêt est rapidement complété par une analyse des principes qui semblent gouverner les choix et arbitrages qu’opère aujourd’hui l’individu entre activité privée et engagement public.
L’interrogation est au cœur de Bonheur privé, action publique qui tente de comprendre les raisons qui poussent les individus à modifier leurs préférences entre sphères privée et publique ; le sujet est également approfondi dans plusieurs autres essais parallèles ou postérieurs ; la série de contribution propose au final un élargissement de la théorie “ standard ” de l’action intéressée notamment en intégrant astucieusement les composantes morales.
L’objectif poursuivi, dans Les Passions et les intérêts, Bonheur privé, action publique et ces différents essais reste le même et s’affirme de manière encore plus explicite ; présenter une conception de la “ nature humaine ” moins réductrice, et donc plus complexe, que celle véhiculée par “ l’“ acteur rationnel ” de la théorie économique ”. Les économistes ont depuis Smith évacué de leurs discours les dimensions morales de l’action en supposant que l’individu est seulement préoccupé par la poursuite de son intérêt personnel, valorisant ainsi ses besoins privés au détriment de la participation publique demandant un degré minimal de désintéressement. Les passions et les intérêts décrit le processus par lequel Smith a séparé l’économie de la morale “ grâce à la découverte d’un mécanisme social qui, si on le laisse convenablement fonctionner sans entraves, exige bien moins de la nature humaine, et auquel on peut faire beaucoup plus confiance ”. Cette opération permis à ses principaux héritiers d’évacuer la question des passions humaines qui depuis le XVIe siècle occupait la pensée politique. La théorie économique depuis lors s’appuie sur cette hypothèse “ simpliste ” du comportement humain. Néanmoins le biais est peut-être plus grave encore que la simple occultation de la dimension morale : il procède d’une tendance générale conduisant à méconnaître le faillibilisme qui est au cœur de la condition humaine. Or, c’est une construction continue, par définition inachevée, de l’expérience humaine qui décrit le plus exactement cette condition. Hirschman le souligne nettement, « commettre des erreurs est une faculté appartenant exclusivement aux humains… de toutes la création, seul l’homme possède le pouvoir de commettre des erreurs , et de temps à autre, homme ou femme exerce ce pouvoir dans sa plénitude ».
Mais, si ce tromper est humain, persévérer dans l’erreur est diabolique ; Le projet d’Hirschman se propose, par contraste, de redonner voix à la capacité auto-corrective de l’individu et du collectif : ainsi, dans l’action économique par exemple, des valeurs morales non égoïstes et favorables au développement politique démocratique peuvent corriger une tendance. Il ne s’agit donc pas de rendre compte des mécanismes institutionnels exogènes qui permettent le développement de comportements “ vertueux ” mais d’observer l’existence indéniable d’une capacité autoréflexive chez l’homme et de réfléchir sur les milieux et les stratégies susceptibles d’en favoriser l’épanouissement. Les passions et les intérêts, les deux essais complémentaires réunis dans les Essays in Trespassing et “ Trois façons de compliquer le discours de l’économie politique ” décrivent l’existence de mobiles “ non économiques ” dans les motivations individuelles ; Ce dernier essai et Bonheur privé, action publique viennent compléter cette première investigation en intégrant l’hypothèse de changements endogènes des préférences individuelles. C’est pourquoi nous présentons dans un premier point le contenu des motivations individuelles non prises en compte par le paradigme standard de l’acteur rationnel, puis dans un second point, l’analyse des changements comportementaux entre activités privées et publiques sur laquelle repose Bonheur privé, action publique.

1. La diversité des mobiles non économiques

Hirschman relève que l’adoption de thèses choquantes, heurtant volontairement le sens commun, en particulier sur le plan de la morale et de l’éthique, a souvent été un des facteurs de réussite dans le domaine des sciences sociales. Produire des énormités éthiques et morales a alors parfois pu passer pour une condition privilégiée d’accès à la notoriété. Une certaine recherche effrénée de “ rationalités cachées ” obéit à cette tendance. Néanmoins, Hirschman constate que l’exercice a des limites dont témoigne d’ailleurs la résurgence de préoccupations morales au sein de la pensée économique contemporaine. La microéconomie d’une part démontre la nécessité de comportements éthiques ou de confiance dans les situations où se manifestent des “ échecs de march頔 ; la macroéconomie d’autre part suppose le besoin d’un degré minimal de bienveillance dans l’organisation économique dans les périodes d’inflation forte.
Autant Hirschman reste très critique à l'encontre des positions extrêmes que certains économistes (ou politologues) adoptent en postulant la pertinence du principe de rationalité économique à tous les domaines du social, autant il met en garde contre l'excès inverse consistant à faire de la moralité une motivation indispensable à toutes les activités économiques oubliant que l'intérêt individuel demeure un mobile d'action efficace. De fait, il privilégie une voie intermédiaire reposant sur la reconnaissance de motivations "économiques" et "non économiques". La nature humaine est caractérisée par sa complexité et la théorie économique a tout intérêt à en rendre compte si elle veut gagner en réalisme.
Toute une gamme d'actions non utilitaires, qui font écho à ce que les auteurs du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles nomment les passions, sont décrites par Hirschman. On pourra les classer suivant les situations étudiées par rapport à leur degré d'engagement public. Il reste cependant difficile ici d'apporter d'autres éléments discriminants à ces activités compte tenu de leur diversité. En effet, elles comprennent des motivations aussi variées que le pouvoir, le prestige, le respect, le maintien et le développement de liens d'amitiés, la participation au bien public, la réussite, la vérité, la créativité, et le salut ; elles peuvent correspondre aux recherches de la beauté, de la liberté, de la communauté, de l'amour, de la gloire, et de la vengeance ou encore aux désirs de pouvoir et de sacrifice, à la peur de s'ennuyer, au plaisir de l'engagement et de l'inattendu, à la recherche de sens et de solidarité.
Cet ensemble hétéroclite de mobiles non économiques d'actions présente deux caractéristiques communes. Soit ils correspondent à des activités présentant « une certaine fusion (et confusion) entre la recherche et le but » faisant que l'objectif pour lequel a été entreprise l'action ne devient plus une fin en soi ; la personne se satisfait alors du plaisir que lui procure la seule pratique de l'action. Soit ils dénotent d'actions d'investissement dans l'identité ou le groupe ; la personne par la réalisation de ces activités non économiques renforce son sentiment d'appartenance à la collectivité à laquelle elle appartient. Les économistes trouvent dans ces deux propriétés certaines raisons explicatives du développement de telles actions non utilitaires qui non seulement ont une issue incertaine mais peuvent en outre amener à plusieurs types d'insatisfactions.
En fait, deux raisons principales rendent nécessaires l'intégration de la moralité dans le discours économique. D'une part, l'explication du comportement individuel par le seul intérêt offre une vision trop restrictive de la nature humaine. Et d'autre part, compte tenu du domaine social étendu abordé par la théorie économique contemporaine, il y a tout lieu de penser que des motivations non économiques prennent une place importante dans les activités étudiées. La prise en compte de valeurs morales ne peut qu'être progressive, le plus souvent inconsciente aux chercheurs en sciences sociales, qui habitués aux exigences de la scientificité ont parfois du mal "à admettre que les considérations morales de la solidarité humaine peuvent effectivement interférer avec ces forces impersonnelles et hiératiques que sont l'offre et la demande".
Les passions et les intérêts et les précédents essais cités tentent de comprendre historiquement comment les valeurs morales se sont progressivement effacées de l’analyse économique et pourquoi il demeure encore aujourd’hui difficile de construire des concepts à partir de composantes non utilitaires. Hirschman développe certaines propositions à partir desquelles il serait possible de concilier moralité et économie. Bonheur privé, action publique s’inscrit dans cette ligne de pensée et constitue une tentative importante d’amendement des hypothèses sur lesquelles repose la théorie économique du comportement individuel. 

2. Les changements endogènes des préférences individuelles

Bonheur privé, action publique réfute d’emblée un des postulats essentiels à la théorie économique du choix individuel considérant les préférences individuelles comme données. Les périodes d’activisme puis d’apathie dont sont coutumières les sociétés démocratiques ne démontrent-elles pas que les motivations des citoyens alternent entre préoccupations publiques et privées ? La contradiction apparente entre la réalité et la théorie économique de l’action individuelle amène ainsi Hirschman à questionner les hypothèses sur lesquelles s’appuie cette dernière ; la non prise en compte des variations affectant les préférences individuelles lui semble à cet égard une hypothèse peu soutenable. L’engagement public pourra se substituer à la poursuite de l’intérêt privé non seulement pour des raisons exogènes aux motivations individuelles mais aussi à cause de facteurs endogènes à la prise de décision. Hirschman porte donc son analyse sur l’“ appréciation critique des gens eux-mêmes de leurs propres choix et expériences en tant qu’éléments importants pour l’apparition de choix nouveaux et différents ”. En ce sens, Bonheur privé, action publique s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une recherche d’intégration de fondements moraux à l’analyse économique.

La prise en compte de la déception

Les transformations endogènes des préférences individuelles permettent de déterminer les objectifs privés ou publics que les “ citoyens-consommateurs ” vont sélectionner dans leurs actions quotidiennes. L’activité privée correspond à l’hypothèse classique de la théorie économique qui énonce que le consommateur recherche à satisfaire au mieux ses préférences individuelles par la poursuite de son intérêt personnel ; l’activité publique implique un comportement collectif visant généralement à contribuer positivement à l’intérêt public ou à la cohésion sociale. L’introduction de la notion de déception permet de comprendre et d’expliquer les changements de préférences sur lesquels repose cette théorie du comportement collectif.
La déception naît de l’écart entre les anticipations que le consommateur effectue sur les caractéristiques d’un produit et l’expérience qu’il en retire de sa consommation effective. De fait, les activités privées et publiques sont autant susceptibles de satisfaction que de déception qui constitue une composante essentielle de la “ nature humaine ”. L’introduction de la notion de déception permet en même temps de critiquer l’hypothèse de connaissance parfaite de la théorie économique de la décision ; l’homme n’agit pas selon un système de préférences hiérarchiques, parfait et complet, sur les biens et les services qui composent son environnement économique et social, mais procède par apprentissage continu modifiant fréquemment a posteriori les fins qu’il s’était donné initialement du fait de la déception qu’il a éprouvé lors de leur réalisation pratique. L’erreur qui cause la déception n’est pas évaluée négativement dans le sens où elle empêche une satisfaction entière des besoins exprimés par les choix rationnels des consommateurs, mais s’apparente à une aptitude de l’homme constructive des projets d’action à partir de laquelle le “ bonheur humain ” se constitue et se renouvelle constamment. Hirschman remet en cause la conception du bien-être des économistes qui par la seule considération du critère de la satisfaction individuelle en termes quantitatifs omettent de tenir compte d’“ activités non chiffrables ” dans leur théorie ; “ la propension qu’à l’homme à nourrir de bonnes intentions ” et l’“ espoir de ne pas se tromper ”, qui naissent d’expériences décevantes, en constituent un des aspects.
La consommation (privée) cause des déceptions d’intensité variable suivant les propriétés des biens et des services considérés. Pour mesurer ces effets différenciés, Hirschman s’appuie sur les notions d’inconfort, de confort et de plaisir développées par Tibor Scitovsky dans The Joyless Economy (1976) ; la consommation permet de transformer un état d’inconfort en un état de confort et amène au plaisir ; le confort et le plaisir sont antinomiques en ce sens que l’absence du premier (inconfort) est nécessaire au développement du second (passage de l’inconfort au confort). Trois types de produits sont ainsi distingués : les biens non durables, les biens durables et les services. Les premiers ne provoquent pas généralement de déception car leurs consommations qui répondent souvent de besoins physiologiques (nourriture, etc.) garantissent un plaisir récurrent dans le temps. A l’inverse, les biens durables et les services conduisent plus fréquemment à la déception : les premiers car ils coupent le lien entre confort et plaisir (leurs consommations apportent en effet un confort quasi continuel et donc peu de plaisir), et, les seconds car les attentes de qualité et de rendement des services sont souvent au dessus des résultats atteints réellement, et, car leur qualité moyenne tend à baisser dans les sociétés contemporaines du fait de leur essor quantitatif (extension et intensification des prestations des services). L'évolution de la société contemporaine témoigne du poids prépondérant endossé par ces deux derniers types de consommation laissant présager une croissance des réactions constitutives d'attentes déçues. L'insatisfaction provient de l'absence de plaisir que les individus éprouvent dans les consommations des biens durables s'écartant des attentes passées fondées sur la fourniture de biens non durables.
Dans cette perspective, on doit s'attendre à ce que quelles que soient les périodes historiques analysées, le développement économique engendre à la fois une hausse du niveau de vie matériel par l'ouverture de la consommation des biens et services à une partie sans cesse grandissante de la population, et, à une augmentation parallèle de la déception au sein de la société consécutivement à la consommation de ces mêmes biens et services. Hirschman trouve confirmation de cette dernière assertion dans l'histoire des idées et dans les critiques contemporaines déclenchées par l'essor de la société de consommation de cette deuxième moitié du XXe siècle. Smith, Rousseau, et l'école Physiocratique notamment portaient un regard ambivalent sur le progrès économique à la fois facteurs de liberté individuelle et sociale mais aussi d'"illusions" quant à la richesse qu'il permettait d'acquérir en se substituant aux activités aristocratiques. Cette dernière condamnation conforte l'idée selon laquelle "l'opposition à la culture matérielle surgit surtout dans les périodes d'expansion économique ou certains biens de consommation, souvent d'un genre nouveau, se répandent plus largement". De même, Hirschman distingue trois argumentaires critiques dans la pensée contemporaine à l'égard de l'apparition de nouvelles richesses matérielles. Premièrement, le progrès économique est perçu comme un facteur de désordre social soit parce que la nouvelle richesse suscite des ambitions d'ascension sociale de la part des groupes sociaux les moins favorisés, soit parce que celle-ci contribue à creuser les inégalités sociales. Deuxièmement, l'acquisition de nouveaux biens matériels se fonde sur des croyances illusoires car elle ne résout en rien les problèmes vitaux de l'existence humaine en même temps qu'elle peut provoquer des effets secondaires désastreux sur l'environnement de l'homme. Enfin, troisièmement, la disponibilité de ces nouveaux produits risque d'être contrainte du fait de demandes croissantes favorisant la hausse de leurs prix ou la baisse de leurs qualités provoquant une révision des espérances d'acquisition des membres de la société et ayant toutes les chances de conduire à une déception croissante.
Ces différentes formes d'hostilité manifestées à l'encontre du développement économique renforcent ainsi la thèse d'Hirschman supposant que les nouvelles consommations sont susceptibles pratiquement de conduire à des déceptions. Il reste alors à étudier quels types de réactions provoquent ces attentes déçues et si elles sont suffisantes pour entraîner des changements endogènes dans les systèmes de préférences individuelles.

2. 2 Le cycle privé / public

Suivant le postulat que les consommations de biens et services causent satisfaction et déception, Hirschman élabore “ une théorie cyclique des comportements collectifs ” autour de “ l’axe privé / public ”. Autant le passage du public au privé reste largement étudié dans les théories politique et économique, autant le mouvement inverse a été peu traité jusque là. Or, l’engouement suscité par différentes formes d’action collective dans les pays occidentaux à la fin des années 1960 montre le besoin de rendre compte des déterminants qui incitent les citoyens-consommateurs à délaisser momentanément une partie de leurs projets individuels privés pour s’engager collectivement dans des activités publiques de revendication ou de participation.
- Du privé au public
Hirschman avance quatre facteurs endogènes qui permettent de comprendre et d’expliquer le développement de l’action collective.
Le premier facteur reprend l’analyse des modes d’action de la Défection et de la Prise de parole. Dans cette perspective, les déceptions provoquées par les consommations privées, les comportements de Défection, entraînent, quand elles atteignent un certain seuil, variable suivant les consommateurs, le développement de protestations et de revendications collectives dans la sphère publique, identifiées à des Prises de parole. Néanmoins, ce premier argument ne semble pas suffisant pour Hirschman à rendre compte de l’ensemble des déceptions que les consommateurs-citoyens sont susceptibles d’éprouver dans leurs consommations privées quotidiennes.
Le second facteur, à l’inverse, en se posant d’emblée en opposition à la théorie économique de la décision d’une part, et en introduisant la notion de changements endogènes des préférences individuelles d’autre part, constitue un moment important de Bonheur privé et action publique.
Le choix individuel dans la théorie économique des “ préférences révélées ” présuppose un système de préférences stable dans le temps évacuant de fait la possibilité d’un changement dans le “ style de vie ” d’une personne. Les économistes n’ont pas saisi par ce biais les capacités d’autoréflexion dont sont capables les consommateurs-citoyens sur leurs propres décisions, relevant ici de pertes de croyances idéologiques consécutives aux déceptions subies. La notion de “ métapréférence ” semble particulièrement adaptée selon Hirschman pour comprendre les processus internes par lesquels l’alternance entre action privée et action publique s’effectue. L’existence de plusieurs niveaux de préférences pour une personne permet en effet d’envisager des choix d’action variables. Deux phases sont ainsi distinguées : une première voit l’émergence d’une nouvelle préférence et d’une métapréférence opposée à l’action effective, constitutives de déceptions subies dans les consommations privées ; la seconde phase décrit la subordination des “ préférences révélées ” à la métapréférence traduisant de la part du consommateur d’une “ bataille contre lui-même, pleine de feintes, ruses et stratagèmes de toutes sortes ”, et, conduisant à une action favorable à l’intérêt public. Il ne s’agit donc non pas d’une modification spontanée et instinctuelle des goûts mais bien d’une prise de conscience d’une nouvelle valeur, la participation publique, se posant comme une alternative au comportement intéressé privé, et nécessitant un certain temps de réflexion.
La déception est appelée à jouer un double rôle : soit elle s’ajoute à une “ métapréférence ” et favorise sa réalisation effective ; soit elle contribue à la formation d’une “ métapréférence ” qui s’impose ensuite sur les “ préférences révélées ” par l’action de facteurs “ exogènes ” . Dans les deux cas, les déceptions causées par les consommations privées contribuent à la formation d’une participation ou d’une protestation publique.
Les deux derniers facteurs constituent deux alternatives possibles à la théorie de l’action collective développée par M. Olson. Selon ce dernier, non seulement la contribution au bien public peut être contrainte car son coût dépasse le bénéfice à en attendre, mais même si le bénéfice devient supérieur au coût, l’action collective n’aura pas lieu pour la simple raison que tout le monde escompte profiter sans y participer de ses conséquences positives par l’effort d’autrui (free rider).
Dans un premier temps, Hirschman montre qu’en ne considérant pas l’histoire personnelle de chaque individu, les théories reposant sur le calcul coût-bénéfice négligent certains effets “ subjectifs ” que seuls le passé peut expliquer. L’“ effet contrecoup ” en est une illustration ; les déceptions provoquées par les consommations privées conduisent l’individu à se représenter le coût et le bénéfice de l’action collective beaucoup plus favorablement qu’ils ne le sont réellement et favorisent ainsi son développement. Pour autant, cet argument ne résiste pas à la thèse du “ free rider ” d’Olson.
C’est pourquoi, Hirschman aborde dans un second temps un quatrième facteur, déjà développé dans A bias for hope, se présentant d’emblée à la fois comme une critique de l’“ impérialisme économique ” de Logic of action collective et comme une réponse à Olson. Les raisons de la participation publique sont à rechercher non pas dans l’action exogène de déterminants coercitifs ou incitatifs mais dans la nature même de celle-ci. En effet, la “ fusion du coût en bénéfice ” caractérise le comportement collectif ; les moyens mis en œuvre dans l’action publique présentent la propriété de se fondre avec les fins poursuivies. De fait, ces moyens qui sont comptabilisés habituellement dans l’action privée comme des coûts se transforment en bénéfices et invalident la base sur laquelle la théorie économique de l’action, dont Olson s’inspire, fonde son explication.
Hirschman en déduit trois conséquences. Premièrement, le bénéfice individuel est obtenu en tenant compte des conséquences attendues de l’action collective et des coûts devenus bénéfices de celle-ci. Deuxièmement, le résultat collectif est d’autant plus élevé que la contribution de chaque individu est forte. Troisièmement, le comportement de “ free rider ” en abaissant le bénéfice total de l’action collective (les moyens mis en œuvre et les fins espérées) est à la fois dommageable pour l’intérêt public mais aussi pour l’individu adoptant une telle ligne de conduite.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette “ fusion du coût en bénéfice ”. Tout d’abord, l’incertitude qui caractérise fréquemment l’action collective amène l’individu à considérer sa contribution comme un effort personnel “ noble ” et en ce sens gratifiant. Par ailleurs, l’espérance du changement social attenant au comportement collectif suscite “ une jubilation ” préalable contribuant à rendre plaisant l’activité publique. Enfin, une partie des actions collectives visent moins l’obtention de buts précis que les plaisirs qu’apportent les débats publics qui naissent à cette occasion.
Ces quatre facteurs expliquent les processus endogènes à partir desquels il est possible de concevoir une substitution de l’activité privée de consommation par l’action publique, supposant que les déceptions soient assez fortes pour entraîner un changement des préférences individuelles. Le passage du privé au public nécessite en effet une modification du “ style de vie ” des personnes concernées et par conséquent des préférences non stables. La Prise de parole, l’“ effet de contrecoup ” ou bien la “ fusion du coût en bénéfice ”, induisent implicitement des capacités d’autoréflexion de la part du consommateur-citoyen le conduisant à mettre de côté une partie de ses objectifs personnels, privés et “ égoïstes ” au profit de projets moraux, publics et “ altruistes ”. Hirschman suppose par ailleurs que cette transition du privé au public s’effectue de manière assez coordonnée dans le temps au sein de la société lui permettant ainsi de donner une explication des mouvements collectifs de la fin des années soixante. Néanmoins, les engagements publics ne sont pas immuables et sont aussi susceptibles de subir des séries de Défection collectives. La partie suivante rend compte des raisons des déceptions subies dans la sphère publique.
- Du public au privé
La compréhension et l’explication du repli du public au privé s’effectue en deux étapes. Une première décrit les caractéristiques de l’action collective qui favorisent la déception et contribuent les personnes impliquées à se désengager. Et, une seconde étape analyse les facteurs de la société contemporaine qui permettent d’expliquer pourquoi la sphère publique est si rapidement délaissée au profit de l’activité privée.
Hirschman distingue deux caractéristiques tenant de la pratique du comportement collectif qui aident à comprendre les mouvements de désaffection qu’il subit : le surengagement et le sousengagement.
Le surengagement survient quand l’action collective prend effectivement plus de temps que ce qu’il était attendu a priori. Progressivement, la participation publique en contraignant la pleine réalisation des activités privées perd ses avantages propres (fusion coût-bénéfice, etc.), et voit son coût augmenter. De même, une expérience révélant des éléments négatifs de la pratique publique non prévus initialement entraîne soit une désaffection spontanée, ou soit un engagement encore plus fort dénotant une dépendance totale vis-à-vis de la participation publique.
Le sousengagement relève généralement du fonctionnement politique de la société limitant l’action publique par l’imposition de certaines contraintes institutionnelles. Le vote en tant qu’instrument de représentation politique empêche l’expression des différences « d’intensité dans les sentiments politiques » de la part des citoyens. Le seul recours au vote comme moyen d’activisme politiquebride le développement d’actions publiques directes et participatives, et “ limite l’exercice de la passion politique de telle sorte qu’une déception en résulte et qu’une dépolitisation peut s’ensuivre ”.
La déception survient dès lors dès qu’apparaît un écart entre les attentes et les expériences de l’action collective ; cette dernière demande plus de temps que ce qu’il était prévu et engendre un surengagement. Ou bien elle ne permet pas d’exprimer complètement les passions politiques et entraîne un “ sousengagement forc頔. Dans les deux situations, les personnes impliquées manifestent leurs désirs de retourner à leurs affaires privées et d’abandonner la sphère publique, ne répondant pas à leurs aspirations initiales.
Les mouvements de désaffection du public au privé sont comparativement beaucoup plus rapides que les vagues d’engagement du privé au public. Une asymétrie marquée caractérise en effet l’action publique du comportement privé. Les Défections propres aux activités collectives tiennent pour une part aux difficultés qu’il y a de rassembler les volontés de chaque personne autour de projets communs alors que la consommation privée ne demande pas de telles conditions. Pour autant, cette spécificité n’explique pas le peu d’égard porté aux affaires publiques dans nos sociétés contemporaines. L’analyse effectuée dans Les passions et les intérêts, est ici éclairante, car elle montre d’une part que la séparation publique / privée n’est pas aussi tranchée dans l’Europe du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et d’autre part que la participation publique est valorisée idéologiquement parce qu’elle est perçue comme le plus sur moyen d’assurer la cohésion sociale. Ces deux points permettent ainsi de déterminer les facteurs qui expliquent les préférences manifestées aujourd’hui pour les activités individuelles
La frontière nette tracée entre le public et le privé agit en défaveur de l’action collective pour au moins trois raisons. Premièrement, la déception née de la pratique des affaires publiques augmente la probabilité que les personnes impliquées se laissent tenter par la corruption ; celle-ci “ peut constituer pour le citoyen une rapide transition vers un retour à des préoccupations exclusivement privées ”. Deuxièmement, dès que l’engagement public se trouve associé à des mobiles privés, et sans que cela ne soit nécessairement des formes de corruption, les personnes concernées perdent toute crédibilité et sont généralement conduites à faire Défection. Enfin, troisièmement, plus la déception s’amplifie, et plus le calcul moyens-fins reprend de l’importance et facilite la résurgence de préférences pour les activités lucratives.
Par ailleurs, l’idéologie dominante actuelle, valorisant l’enrichissement privé au détriment de l’activisme politique, tend ainsi à délégitimer la pratique des affaires publiques. Tout d’abord, les motivations citoyennes, fortes a priori, à la base des grands mouvements collectifs, perdent avec le temps leur “ raison d’être ” en ce sens que les besoins d’émancipation et d’autonomie auxquels répond la participation publique, ne peuvent rester constamment stable et subissent ce qu’Hirschman appelle un “ désengagement affectif ”. En outre, le retour aux préoccupations personnelles suppose un renoncement “ à la double prétention, illusoire et présomptueuse, de rendre le monde meilleur (vita activa) et de comprendre ses lois et ses secrets (vita contemplativa) pour s’intéresser plutôt à des questions d’utilité et de valeur pratiques immédiates, au plus près de la réalit頔. Enfin, l’idéologie économique contemporaine conforte les mobiles individualistes par le fait qu’elle présuppose que l’intérêt public est d’autant mieux garanti si chacun poursuit son intérêt privé et ne s’ingénie pas dans les affaires publiques. Dans cette perspective, l’action privée garantit les deux objectifs de liberté individuelle et de cohésion sociale que la pensée du XVIIe et du XVIIIe siècles prêtait à la participation publique donnant à la passion économique de l’intérêt une place et une importance tenues précédemment par les passions politiques du pouvoir, de la gloire ou encore du prestige.
Hirschman aboutit ainsi à une théorie des comportements collectifs décrivant les mouvements d’oscillation qui caractérisent les sociétés occidentales contemporaines entre consommation privée et participation publique. Elle n’est pas restée sans critiques ; J. Smith montre notamment la faible probabilité du développement de vagues collectives homogènes ; hypothèse sur laquelle Hirschman appuie son raisonnement. En outre, le cycle privé / public présuppose la séparation dans le temps des mobiles intéressés, et des motivations participatives et solidaires ; ne serait-il pas plus pertinent de supposer non l’alternance mais la coexistence des préférences privées et publiques en ce sens que les consommateurs-citoyens manifesteraient à la fois un désir de poursuivre leur propre intérêt et une volonté de contribuer au bien public ? Enfin, Hirschman classe les services “ publics ” dans la sphère privée alors que leurs consommations sont supposées relever suivant la distinction traditionnelle de l’action publique.
Un essai d’Hirschman récentdans le prolongement de Bonheur privé, action publique, répond indirectement à ces deux dernières critiques. Il remet en cause en effet la séparation nette privée / publique sur laquelle est construit la théorie cyclique des mouvements collectifs. La consommation de biens, privés a priori, provoque dans certaines situations des « actions communautaires essentielles ». Ils se comprennent dès lors comme des biens intermédiaires dont la consommation assure autant la satisfaction de besoins individuels privés que la stabilité de la cohésion sociale. Par ailleurs, les “ préférences révélées ” dénotent d’un entremêlement de l’intérêt et du désintéressement légitimant ainsi l’hypothèse de la pluralité des motivations individuelles.
Les liens étroits entre Bonheur privé, action publique et Prise de parole et défection, implicites dans les développements précédents, doivent aussi être soulignés pour au moins deux raisons essentielles. Premièrement, les deux ouvrages partagent le projet “ interdisciplinaire ” d’effectuer une analyse économique et politique ; il s’agit non pas de réduire l’une à l’autre comme le suggère la position “ impérialiste ” de l’économiste ou du politologue mais de poser sur le même plan et de manière combinée les dimensions économiques et politiques des phénomènes étudiés et de voir en quoi les principes théoriques qui en découlent offrent plus de réalisme que les seules études disciplinaires. Deuxièmement, l’action collective constitue un thème d’analyse commun aux deux écrits. Hirschman étudie les déterminants endogènes qui permettent de rendre compte du développement de la Prise de parole dans un cas et de l’action publique dans l’autre cas ; les deux reposent sur les mêmes facteurs explicatifs : le principe de la “ fusion coût-bénéfice ” et la volonté d’investir dans l’identité individuelle ou dans l’identité du groupe.
L’objectif sous-jacent aux écrits d’Hirschman consiste en définitive à donner de la “ nature humaine ” une image plus réaliste, fidèle en cela des penseurs moralistes du XVIIe et du XVIIIe siècles qui avant que la théorie économique ne réduise les passions aux seuls intérêts individuels, supposaient la complexité des motivations humaines. Il ne faut pas croire pour autant que la prise en compte de mobiles non économiques et économiques permette de déterminer une “ nature humaine ” complète et parfaite ; les citoyens auxquels fait référence Hirschman prennent des décisions non optimales, effectuant de nombreuses erreurs d’appréciation, mais s’avérant finalement “ supérieurs à l’acteur rationnel dans la mesure où ils sont capables de concevoir différents états de bonheur, de dépasser l’un de ces états pour atteindre à un autre, et d’échapper ainsi à la monotonie d’une action qui fonctionnerait en permanence sur la base d’un système de préférences unique et stable ”. Ils montrent leurs capacités propres à prendre du recul par rapport à leurs désirs les plus pressants (intéressés) et témoignent par ce processus d’autocorrection leurs volontés de ne pas obéir mécaniquement à leurs instincts.
En même temps, la mise en valeur de cette compétence ouvre des perspectives à la recherche des “ microfondements d’une société démocratique ” sur laquelle tous les écrits de Défection et Prise de parole, à Bonheur privé, action publique jusqu’à Un certain penchant à l’autosubversion peuvent se rapporter. Hirschman trouve par son intermédiaire un développement supplémentaire aux questions portant sur les liens entre économie et politique. La stabilité politique une fois acquise a dans cette perspective toutes les chances de perdurer quels que soient les mouvements décroissants ou croissants de l’économie. En fait, les principes démocratiques, considérés a priori comme contraignants, deviennent à partir d’un certain seuil de développement politique, apparenté à un apprentissage, des mécanismes sociaux irréversibles et autonomes.
Cette capacité d’autoréflexion dont les citoyens font preuve dans leurs comportements quotidiens, tenue ici comme une ressource et une compétence nécessaire au fonctionnement social, repose sur le non dogmatisme des positions individuelles, et, permet de comprendre comment Hirschman entend inscrire ses recherches, et ce qu’il voudrait que soit la recherche dans les sciences sociales.

III. DE L’AUTOSUBVERTIVITÉ

Il n’est nullement étonnant que la réflexion d’Hirschman sur la nécessité de cultiver la dimension auto-corrective de la personnalité humaine l’ait finalement conduit à se pencher sur le cas de l’homme de science ; c’est dans ce domaine, en effet, que certaines vertus démocratique comme l’ouverture d’esprit, l’imagination inventive, la disposition à appréhender le point de vue rival, la soumission de ses propres options à la vérification et à la critique de tous, paraissent pouvoir s’instruire en priorité. Hirschman suggère toutefois que, là aussi, certaines conditions sont propices à l’épanouissement de ces vertus.

1. L’économiste analysé

La fin des années 70 est marquée par l’affaissement du compromis keynésien ; resurgissent alors les antagonismes frontaux entre clans théoriques. L’occasion est donnée à de multiples reprises à Hirschman d’analyser une attitude qui déshonore l’esprit pluraliste de l’expérience scientifique. Les cibles appartiennent aussi bien à l’orthodoxie conservatrice qu’à l’orthodoxie marxiste, toutes deux friandes des rhétoriques de l’intransigeance. Ce qui est donc stigmatisé par Hirschman est une sorte de pathologie agressive. Plusieurs cas sont étudiés.
Un cas significatif concerne par exemple l’histoire du concept d’impérialisme abordé par Hirschman dans une étude publiée en 1976. Il indique le problème dans les termes suivants : « J’essayerai de montrer que Hegel, en 1821, a formulé une théorie de l’impérialisme qui ne fut pas reprise par Marx et qui ressemble de près aux idées avancées quelques quatre-vingt dix années plus tard -sans aucune réfèrence à Hegel- par J.A Hobson et Rosa Luxembourg».
Hirschman souligne que dans Philosophie du Droit, Hegel détaillait déjà les thèses principales de l’impérialisme : 1° une distribution de plus en plus inégalitaire du produit social ; 2° La tendance de la consommation locale à ne pas égaliser la production ; 3° la recherche de débouchés extérieurs. Dès lors, plusieurs questions ne manquent pas d’être soulevées, en particulier : comment expliquer le rendez-vous manqué de Marx avec ce problème ; comment expliquer le silence de Hobson et Luxembourg sur ce précurseur ?
Le premier point conduit Hirschman à s’interroger sur les raisons de l’absence d’une véritable théorie de l’impérialisme chez Marx. Il récuse l’hypothèse de l’ignorance : tant sur le plan des faits que sur celui de la théorie, Marx avait parfaitement les moyens d’intégrer cette notion à sa théorie. S’il ne l’a pas fait, c’est principalement, selon Hirschman, pour des motifs de refoulement : « Pour parler en termes freudiens, on peut en effet avancer l’hypothèse que Marx refoula cette pensée (et le passage hégelien qu’il connaissait) en raison de sa volonté de croire aux promesses immédiates de la révolution prolétarienne». Sur le second point, celui de l’antériorité de Hegel sur Marx non reconnue par Hobson et Luxembourg, Hirschman défend la thèse de la dissimulation : il était inconcevable de reconnaître en Hegel une quelconque supériorité analytique sur Marx, et ce d’autant plus que l’évolution politique de l’auteur de Philosophie du Droit en faisait aux yeux de Hobson ou Luxembourg une référence assez embarrassante.
L’histoire du concept d’impérialisme offre d’ailleurs d’autre anecdotes intéressantes à l’analyste : dans Les Passions et les Intérêts, Hirschman mentionne la thèse fameuse de J. Schumpeter : récusant le credo marxiste, l’économiste autrichien soutenait que la rationalité et le calcul aux fondement du capitalisme sont contraires à l’esprit de conquête. La permanence des guerres ne s’expliquent donc que par la survivance des mentalités pré-capitalistes et non par la conquête de nouveaux débouchés. Il y a là, selon Hirschman une méconnaissance volontaire, de nature idéologique, de la complexité des rapports entre politique et économique.
C’est en particulier dans l’essai intitulé « Un certain penchant à l’autosubversion », qu’Hirschman propose une systématisation de ses vues ; il propose en effet, d’expliquer les entorses de l’économiste aux codes de l’expérience à deux grands types d’interprétation que l’on pourrait, par commodité, associer aux noms de Freud et de Dumézil :
La première, en effet, insiste sur certaines pulsions de l’homme de science : « si les hommes de science (qu’il s’agisse des sciences sociales ou des autres) sont rarement autocritiques au point de se livrer à l’auto-subversion, il y a à cela une raison évidente : ils attachent beaucoup d’amour-propre, voire une bonne part de leur identité aux conclusions et aux propositions qui les ont fait connaître ».
La seconde insiste plus volontiers sur la présence d’archétypes voire de mythes. Dans le texte cité Hirschman évoque, par exemple, « l’emprise qu’exercent sur nos esprits certaines conceptions élémentaires sur « la façon dont se passent les choses » dans le monde physique et les analogies avec le monde social que nous sommes enclins à en tirer ». Dans The Rhetoric of Reaction, il insiste plus nettement sur l’attraction de certains mythes ou stéréotypes comme Hybris ou Nemesis.

2. Effet de persuasion et effet de recrutement

C’est dans l’article « Confession d’un dissident » qu’Hirschman propose une distinction à laquelle il tient énormément : réfléchissant à l’impact des « idées nouvelles » sur le changement et la perception du changement, il distingue un simple « effet de persuasion » d’un autre effet, qu’il juge beaucoup plus fécond, « l’effet de recrutement ». Ce dernier a un effet indirect si bien qu’il « arrive fréquemment que l’effet de recrutement soit beaucoup plus important e plus durable que l’effet de persuasion » : à la différence de l’impact niveleur de l’effet de persuasion, l’effet de recrutement créé de la turbulence et de l’innovation ; il favorise l’adoption de positions différenciées cohabitant sur un thème donné ; il favorise débat, échange et mise à l’épreuve publique des idées. Une impulsion initiale représentée par quelques contributions a un effet multiplicateur : « ce domaine prend vie et s’anime tout à coup de discussions et de controverses, et attire quelques-uns des membres les plus intelligents, les plus énergiques et les plus dévoués d’une génération ». La réception du communautarisme en Allemagne a permis à Hirschman d’illustrer une première fois cet effet : les réticences allemande vis-à-vis du concept de communauté allaient permettre l’émergence d’une autre théorie fondée sur le rôle des conflits sociaux. Un autre cas également significatif est présenté dans son article sur la révolution keynésienne.
Dans ce travail, il est une nouvelle fois question de l’impact des « idées nouvelles », de leur capacité à lever les doutes et à susciter l’action. Un premier acquis net du keynésianisme a été de créer, en Grande-Bretagne, dans l’immédiat après-guerre un espace de discussion entre rivaux politiques sur la gestion de l’économie. Il inventait en effet une solution théorique à ce qui auparavant apparaissait comme un vide : la possibilité qu’il puisse exister quelque chose entre la planification centralisée, d’un côté, d’un autre côté, le libéralisme économique traditionnel qui rejetait toute intrusion de l’Etat dans l’économie. Le keynésianisme favorisa l’émergence d’un consensus, non pas au sens d’un nivellement des valeurs et opinions, mais au sens d’un communauté de débats. Généralisant, Hirschman souligne qu’une nouvelle idée économique « peut offrir une base commune entièrement nouvelle à des positions entre lesquelles n’existait précédemment aucune zone intermédiaire». L’invention d’une véritable opportunité d’action eu comme sous produit une « infusion d’esprit civique », permis un développement de l’action publique, créa « un esprit de dévouement énergique au service public ».
Le keynésianisme eu également un fort « effet de recrutement » attirant débats et controverses : dans son sillage s’épanouirent de nouvelles spécialités à très forts potentiels : l’économie de la croissance, d’abord, qui, à partir des travaux d’Harrod et Domar allait solliciter les concepts de multiplicateur, d’efficacité marginale du capital, de propension à épargner ; ensuite, l’économie du développement qui allait généraliser la notion de sous-emploi des ressources. Mais le keynésianisme permis également à l’opposition, de M. Friedman à J. Buchanan, de se recomposer : « les traditionalistes reformulèrent la position « classique » avec plus de rigueur et d’énergie, mais aussi avec plus d’intransigeance ».

3. L’autosubversion

La tendance à l’autosubversion désigne une tendance forte du projet d’Hirschman. Il s’agit d’une tendance personnelle, originelle, même si sa formulation est ici tardive. Dans plusieurs fragments autobiographiques il a lui-même indiqué que tout au long de son enquête il s’est interrogé sur l’utilité « d’être en permanence pourvu d’un ensemble complet d’opinions bien tranchées ». L’utilité individuelle se mesure à l’aune de la reconstruction continue de l’expérience démocratique. Il n’est pas étonnant que l’historique de cette tendance conduise Hirschman à revisiter le contexte des années trente. Il évoque ainsi l’empreinte laissée par l’exemple d’Eugenio Colorni et de ses compagnons dans la lutte anti-fasciste : « ce qui me fascinait, c’était le lien étroit qui existait entre leur attitude intellectuelle, refusant tout embrigadement idéologique, et leur attachement à une action politique périlleuse. C’est précisément le scepticisme et le style exploratoire avec lesquels Colorni et ses amis abordaient les questions philosophiques, psychologiques et sociales qui les poussaient à agir dans des situations où la liberté de pensée était étouffée, où l’injustice leur paraissait criante, la bêtise insupportable. (…) ils entendaient prouver que, loin de miner ou d’affaiblir l’action, le doute pouvait la motiver ».
Ce passage révèle clairement la connexion établie par Hirschman entre l’expérience démocratique et l’expérience en général. Le processus démocratique nécessite une approche expérimentale attentive aux conséquences réelles d’une action sur la réalité des arbitrages complexes à opérer dans le cours continu de l’évolution. Une dimension essentielle de la question passe, semble-t-il, par la constitution de la personnalité démocratique, « la façon plus ou moins “ autonome ” dont les opinions se sont formées ». La question de l’autonomie est une nouvelle fois capitale ; Hirschman récuse le discours créditant a priori favorablement les opinions opiniâtres ; proches du réflexe ou du conditionnement, ces opinions fixes traduisent une méconnaissance de la réalité du conflit, inhérent au processus de coopération économique, sociale, politique. Au contraire, « de récentes contributions à la théorie de la démocratie ont insisté sur le rôle de la délibération dans le processus démocratique : pour qu’une démocratie fonctionne bien et perdure, a-t-on soutenu, il est capital que les opinions ne soient pas pleinement formées avant le processus de délibération ». C’est en ce sens que l’expérience démocratique passe par la constitution d’un certain type de personnalité. L’expérience s’adapte ici de façon très particulière à la réalité dans le sens où elle permet de la modifier, de la transformer dans le sens souhaité. C’est dans cette perspective que l’expérience démocratique n’est qu’une manifestation de l’expérience en général. C’est également ce qui conduit Hirschman à mieux préciser le statut de la notion « d’autosubversion ».
Ce “ penchant à l’autosubversion ” vise à “ démontrer qu’une tendance ” que le chercheur a introduit “ plus tôt mérite d’être profondément reconsidérée et nuancée en prêtant attention à la ligne opposée, à la lumière d’évènements ou de découvertes ultérieures ”. Hirschman indique que ce penchant a très tôt qualifié ses recherches, mais que ce n’est que dans son dernier travail, The Rhetoric of Reaction qu’il a cédé « à cette propension à l’intérieur du même livre », en rédigeant subitement un chapitre sur la rhétorique progressiste. Plusieurs ressorts ont joué : un certain amusement, une gourmandise vraie à saper ses propres développements, l’espoir d’un « bénéfice substantiel » en faisant de nouvelles découvertes pratiques, mais surtout des valeurs morales : « sitôt que l’idée m’en effleura l’esprit, ce fut pour moi un devoir d’aller de l’avant : n’en rien faire eût été une forme d’auto-censure ou de dissimulation ». C’est ici pour lui l’occasion de rappeler que ce qui spécifie le travail du chercheur constitue une caractéristique générale à cultiver pour constituer la personnalité démocratique : « ce que j’appelle ici l’autosubversion peut contribuer à nourrir une culture plus démocratique où, non contents d’avoir le droit de professer des opinions et des convictions personnelles, les citoyens sont prêts à les remettre en question à la lumière d’arguments et d’éléments inédits ».



CONCLUSION



Hirschman a décrit son projet comme étant une interrogation sur les micro-fondements, en particulier économiques, d’un ordre social démocratique. Cela témoignait d’une volonté de subordonner l’économie politique à un rigoureux impératif démocratique. L’accent porté sur le possible signalait clairement l’empreinte pragmatiste de son économie politique ; comme tout pragmatiste, en effet, et pour reprendre une fois encore les termes de William James, il a constamment accordé « sa confiance à des possibilités qui ne sont pas des nécessités ». A ce projet ont donc répondu les analyses sur le développement, les investigations dans le domaine de l’histoire des idées d’intérêt ou de marché, ou enfin les réflexions novatrices sur les organisations, les institutions, les comportements. C’est ce que traduisait également, en amont, les notions-clés, trespassing, bias for hope, shifting, etc… significative d’une volonté d’expérimentation.
Souligner l’enracinement pragmatiste de l’économie politique d’Hirschman permet en conclusion d’aborder encore deux questions ; d’une part celle de sa situation au sein de l’histoire de la discipline économique ; d’autre part celle de l’importance actuelle de son œuvre au sein des sciences sociales.

La première question renvoi immédiatement à une interrogation plus précise concernant les affinités entre l’œuvre d’Hirschman et certaines traditions dites « hétérodoxes » en Economie. Il est évident, par exemple, que son travail manifeste de grandes proximités avec les orientations défendues par la vieille école Institutionnaliste Américaine. La tentation est grande de souligner la parenté entre l’économie politique de John Rogers Commons – très influencée par le pragmatisme de J. Dewey - et celle d’Albert Hirschman. L’idée de rapprocher Hirschman de la tradition Institutionnaliste Américaine et de son soubassement pragmatiste n’est pas neuve. Etudiant sa méthodologie, C. K. Wilber et S. Francis militent en ce sens ; B. Sanyial montre également que sa conception de la croyance est assez proche de celle que défendait Dewey, alors que, de son côté, C. F. Sabel souligne des proximités nettes dans l’analyse du comportement et des effets d’apprentissage. Le rapprochement se heurte néanmoins aux réticences d’Hirschman lui-même. Réagissant à un commentaire il avouait récemment se hérisser « lorsqu’on me classe parmi les économistes « athéoriques » ou « antithéoriques », voire « institutionnel » ». Cependant, Hirschman faisait par là de curieuses concessions au point de vue « orthodoxe » le moins tolérant dont l’un des leitmotivs a été justement d’imposer l’assimilation entre économie « institutionnaliste » et biais « antithéorique ». L’assimilation trop rapide entre « institutionnel » et anti-théorique » pouvant être écartée, il est alors intéressant de pointer les ressemblances entre la tradition Institutionnaliste et l’œuvre d’Hirschman. Dans Underground Economics. A Decade of Institutionalist Dissent, W. M. Dugger indique que c’est l’exigence forte de réalisme qui permet d’identifier l’Institutionnalisme. Cette allégeance au réalisme se traduit alors par sept traits distinctifs : 1° L’attention accordée au changement et aux processus ; 2° Le soucis d’intégrer le pouvoir et les conflits à l’analyse économique ; 3° Le scepticisme vis-à-vis des institutions et des comportements courants et la conscience de leur relativité voire de leur plasticité ; 4° Une approche dichotomique insistant sur la complexité des déterminants de l’action individuelle orientée de façon très variable suivant les contextes et les périodes, soit vers l’intérêt individuel ou corporatif, soit vers l’action collective et le bien public ; 5° la mise en avant des notions de déséquilibre et d’évolution au détriment du concept classique d’équilibre ; 6° Une conception holiste insistant sur l’imbrication des phénomènes économiques dans les réalités sociales, politiques et culturelles ; 7° Une optique instrumentaliste dénonçant en économie l’illusion d’une économie strictement positive et donc dégagée des valeurs alors qu’au contraire, l’intelligence économique - qui concerne aussi bien les fins que les moyens - est guidée par des valeurs édictées et négociées par les acteurs et les collectifs dans le cours continu de l’évolution. Ces différentes caractéristiques sont manifestement présentes et actives dans l’économie « possibiliste » d’Hirschman. Son œuvre manifeste d’ailleurs des proximités nettes avec celles d’économistes « hétérodoxes » ayant après 1945, relayé les efforts initiaux de Veblen, Commons ou Mitchell, des économistes tels que G. Myrdal, F. Perroux ou J. K. Galbraith. Elle s’en distingue subtilement toutefois, dans un esprit une nouvelle fois authentiquement pragmatiste, par ses préoccupations pacificatrices au sein de la communauté des économistes ; en effet, Hirschman souligne lui-même « avoir toujours cherché les moyens (…) de maintenir le contact avec les « orthodoxes », toujours cherché à convaincre les personnes du camp adverse des autres options possibles, à travers des raisonnements qui leur sont familiers ».

Souligner le soubassement pragmatiste de l’économie politique d’Hirschman n’a pas un intérêt seulement taxinomique et, en quelque sorte, rétrospectif. Cela permet également in fine de revenir sur la controverse qui a opposé Paul Krugman et Michael Piore au sujet de la fécondité de cette œuvre, sur sa pertinence pour le présent de l’économie politique.

Insister sur la permanence de l’inspiration pragmatiste de l’économie d’Hirschman - des toutes premières contributions sur le développement dans les années soixante à ses derniers essais sur les dispositifs rhétoriques - conduit à souligner le caractère avant-coureur de son travail, la fonction de vigie qu’il a pu jouer et peut jouer encore aujourd’hui pour les économistes. C’est son pragmatisme personnel qui a conduit Hirschman à modifier le regard que l’économiste portait sur les notions traditionnelles de vérité et de réalité et à souligner que le dialogue entre économie et politique devait nécessairement inclure une réflexion sur les conditions du pluralisme. Cette orientation de sa recherche l’a conduit à anticiper une évolution de fond qu’enregistrent aujourd’hui les sciences sociales et que commencent à reconnaître certains secteurs de la recherche économique.


Ses principales recherches annoncent puis accompagnent, en effet, ce qu’on identifie désormais comme un véritable « changement de paradigme » en sciences sociales. Marcel Gauchet a ainsi montré comment l’analyse du totalitarisme avait participé à l’érosion du paradigme critique basé sur les pensées du soupçon et invité au développement d’un nouveau paradigme motivé par l’élucidation de l’identité historique et appuyé, d’une part, sur la « réhabilitation de la part explicite et réfléchie de l’action », d’autre part, sur « une intelligence élargie du politique ». Paul Ricoeur, s’appuyant sur deux recueil témoins des nouvelles orientations de l’historiographie, indiquait similairement qu’elles procédaient explicitement « d’une critique de la raison pragmatique » attentive « au caractère toujours plus problématique de l’instauration du lien social ». Il poursuivait, « c’est pourquoi désormais on parlera plus volontiers de structuration que de structure, s’agissant des normes, des coutumes, des règles de droit, en tant qu’institutions capables de faire tenir ensemble les sociétés… cette affiliation spontanée à une critique de la raison pragmatique a rendu plus attentif à l’articulation entre pratiques proprement dites et représentations, que l’on peut légitimement tenir elles-mêmes pour des pratiques théoriques ou mieux symboliques ».
Ce changement de paradigme est-il perceptible en économie ? La réponse est naturellement complexe. Toutefois plusieurs indices signalent le développement de tendances allant dans cette direction annoncée par les travaux d’Hirschman. Deux d’entre-elles méritent une mention rapide ;

Retour au dialogue philosophie/économie.

En 1985, dans l’éditorial de lancement de la revue Economics and Philosophy Daniel Hausman et Michael C. McPherson prenaient acte du fait que la ruine du positivisme logique rendait l’hospitalité à nouveau hautement souhaitable entre économistes et philosophes. Les deux éditeurs invitaient ainsi les économiste à prendre conscience des conséquences du tournant philosophique majeur qu’avait enregistré la philosophie en Amérique depuis une trentaine d’années, tournant sanctionné en particulier par un renouveau net du pragmatisme. Ce renouveau était à l’origine des travaux les plus novateurs dans le domaine de la théorie littéraire, dans celui de l’histoire des sciences, dans celui enfin de la philosophie morale et politique.
Toutefois, en économie, au début des années 80, déjà, les changements étaient perceptibles et témoignaient d’une réelle interrogation collective conduisant à réviser un certain nombre de certitudes scientistes : Mark Blaug publiait alors son manifeste en faveur de l’adoption par les économistes du falsificationnisme popperien et, presque simultanément, Donald N. McCloskey lançait dans les colonnes du Journal of Economic Literature son iconoclaste appel en faveur de la rhétorique économique. Depuis lors le lancement de collections, la parution d’anthologies, la publication de nouvelles revues spécialisées, la tenue de colloques sont venus témoigner de la vitalité de ce mouvement et de l’institutionnalisation du domaine. Les multiples questionnements philosophiques sur l’économie se sont articulés autour de deux questions fondamentales : le rapport entre faits et valeurs en économie, la situation de l’économie entre différentes cultures - sciences et littérature, mais également rapports à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, à la linguistique -. Ce sont ces deux interrogations qui motivent les réponses, au demeurant très différentes, faisant de l’économie une science inexacte et séparée, une branche des mathématiques appliquées et de la philosophie contractualiste, une science qui, comme les autres, à vocation à faire des prédictions testables, une discipline pragmatique surtout soucieuse de réalisme, un champ de l’analyse devant se renouveler plus ou moins complètement au contact de la sociologie, voire comme toute science, une conversation, un langage. Ces différentes propositions ont en commun de participer à une réflexion d’ensemble sur le caractère politique et moral de l’économie.

Nouvelles orientations en économie du développement.


De ses fructueuses explorations sur le choix social, les famines et la pauvreté, la mesure et la définition des inégalités, Amartya Sen a ramené l’idée que les avancées de la théorie économique procédaient des progrès conjoints de ses dimensions éthique et mécanique. L’analyse du développement lui apparaît alors comme un terrain propice à l’exercice de cette solidarité : « Il n’est pas très difficile de comprendre pourquoi le concept de développement est si important pour la science économique. La résolution des problèmes économiques nécessite sans aucun doute des solutions techniques, et un nombre important d’entre elles relèvent indiscutablement de « l’ingénierie » économique. Toutefois la réussite intrinsèque d’une mesure ne peut être jugée qu’à l’aune des améliorations qu’elle entraîne dans la vie des gens. L’amélioration des conditions de vie doit clairement s’inscrire comme l’un des objectifs essentiels – le premier d’entre-eux même sans doute – du métier de l’économiste, et cette amélioration est déjà un élément constitutif du concept de développement”.
Dans un article témoin, publié en 1983, Sen revenait sur le diagnostic délivré peu avant par Hirschman sur le déclin de l’économie du développement. De nombreux éléments du diagnostic étaient validés par l’économiste d’origine indienne. Toutefois il signalait également que la reddition était hors de propos : comme l’avait montré Hirschman, dès son origine l’économie du développement avait exploité deux thèmes originaux et prometteurs : le sous-emploi rural et l’industrialisation tardive. L’économie du développement avait dès lors, à rebours d’une prescription du tout-marché, insisté sur la nécessité pour les jeunes nations d’organiser une rapide accumulation du capital et un progrès de l’industrialisation synonymes de résorption du sous-emploi massif. Sen souligne que les principaux indicateurs valident globalement la justesse de ces recommandations. Ce qu’il reproche dès lors à Hirschman est un certain manque de persévérance ; il demeure indispensable pour l’économie d’explorer sur des terrains propices, tel l’analyse du développement, les articulations complexes entre économie et politique, économie et éthique. Dans l’article de 1983 il suggère quelques dépassements nécessaires des premières intuitions risquées trente ou quarante ans auparavant par les pionniers du développement, Hirschman, mais aussi H. Singer, P. Rosenstein-Roldan, A. Lewis ou d’autres encore ; deux dépassements principaux peuvent être rapidement mentionné ici : premièrement, il est crucial de considérer la croissance, en particulier la croissance des revenus, comme un moyen et non une fin du développement ; c’est la croissance des capabilités, correctement approximée par les fonctionnements, qui constitue le meilleur indicateur du développement ; deuxièmement, le niveau des fonctionnements est dépendant de facteurs complexes, économiques, mais également politiques ; plus fondamentalement encore, le développement est donc une politique. L’article de 1983 annonce la percutante définition du développement que présente aujourd’hui Sen dans son dernier ouvrage : « Le développement, écrit-il, peut être appréhendé (…) comme un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus ». Ce qu’il importe de noter c’est les continuités qu’il est possible de souligner entre cette définition et certains traits caractéristiques des recherches antérieures d’Hirschman : l’interrogation portée sur l’action et la liberté contre les divers déterminismes possibles; le refus du positivisme et du scientisme ; l’invitation pour l’économiste à butiner sur les terrains de la philosophie morale et politique, mais aussi sur celui d’autres sciences humaines, enfin sur celui de l’histoire des idées et des pratiques ; la volonté de concilier rigueur et pertinence. Ce que recouvre plus généralement ces recherches c’est l’exigence d’explorer incessamment les dimensions morales et politiques de l’économie.


Hirschman affirmait récemment, « mon objectif à moi n’est pas de prévoir des tendances. Je m’applique plutôt à découvrir ce qui peut se produire et à attirer l’attention des lecteurs là-dessus. De là vient peut-être mon activisme ; peut-être en cela, suis-je toujours un militant : je m’intéresse, avant tout, à la constellation de faits et de situations nécessaires pour que se réalisent de bonnes choses. Je cherche toujours à faire des propositions et à convaincre que certaines choses sont possibles. En ce sens, je suis bien un activiste ». C’est cet engagement consistant continûment à guetter, à attirer l’attention et à susciter la discussion sur les chances de réalisations démocratiques concrètes, en particulier sur le terrain économique et social, qui caractérise l’enquête d’Hirschman. Engagement complet - du cœur et de la raison a-t-il dit – car l’objectif est chaque fois de rapprocher et d’amorcer un échange public sur ce qu’il est possible d’entreprendre en commun, en terme de fins tout autant que de moyens. Il aboutit alors à une théorie économique motivée par l’action démocratique, solidaire d’une conception dans laquelle l’homme n’est plus le jouet de lois qui le dirigent mais dans lequel il peut se rendre acteur dans un monde qu’il transforme. C’est en cela que cette œuvre constitue indiscutablement une contribution majeure à l’économie politique moderne.


Principaux travaux d’Albert O. Hirschman*


1938.
« Note su due recenti tavole di nuzialita della popolazione italiana », Giornale degli economisti, janvier.
« Les finances et l’économie italienne : situation actuelle et perspectives », Supplément du bulletin quotidien, 123 (1), juin.

1939.
« Italie », L’activité économique, vol. 15, 16, 17.

1943.
« The Commodity Structure of World Trade », Quaterly Journal of Economics, august.
« On Measures of Dispersion for a Finite Distribution », Journal of the American Statistical Association, september.

1945.
National Power and the Structure of Foreign Trade, Berkeley, Californie : University of California Press.

1946.
« Bilateralism and Proportionalism – Two Aspects of Trade Structure », Review of Foreign Developments, december.
« Schuman’s Devaluation Paradox », Review of Foreign Developments, december.

1947.
« Conditions and Tests of Successful Devaluation : A Mathematical Note », Review of Foreign Developments, January.
« Exchange Control in Italy, I », Review of Foreign Developments, March.
« France and Italy : Patterns of Reconstruction », Federal Reserve Bulletin, 33 (4), April.
« Exchange Control in Italy , II », Review of Foreign Developments, May.
With F. M. Tamagna, « British-Italian Financial Settlement », Review of Foreign Developments, May
« Swiss Foreign Economic Policy », Review of Foreign Developments, June.
« Public Finance, Money Markets, and Inflation in France », Review of Foreign Developments », July.
With M. J. Roberts, « Trade and Credit Arrangements between the Marshall Plan Countries », Review of Foreign Developments, August.
« Trade Structure of the Marshall Plan Countries », Review of Foreign Developments, August.
With C. Lichtenberg, « French Exports and the Franc », Review of Foreign Developments, September.
With C. Lichtenberg, « French Foreign Trade : Customs vs. Exchange Control Statistics », Review of Foreign Developments, December.
« Italian Exchange Rate Policy », Review of Foreign Developments, December.

1948.
« The French Monetary Move », Review of Foreign Developments, February.
With F. Nixon, « Types of Exchange Rate Discrimination », Review of Foreign Developments, February.
« Franco Valuta Imports in France », Review of Foreign Developments, March.
« Credit Restrictions and Deflation in Italy », Review of Foreign Developments, April.
« Note on Offshore Procurement in Europe », Review of Foreign Developments, June.
With C. Lichtenberg, « Payment and Trade between European Countries in 1947 », Review of Foreign Developments, August.
« Inflation and Deflation in Italy », American Economic Review, 38 (4), September.
« Dollar Shortage and Discrimination », Review of Foreign Developments, September.
With R. V. Rosa, « Some Recent Developement in French Finance and Credit Policy », Review of Foreign Developments, November.
« Disinflation, Discrimination, and the Dollar Shortage », American Economic Review, December.
« Economic and Financial Conditions in Italy », Review of Foreign Developments, December.

1949
« The OEEC Interim Report on the European Recovery Program : A Summary », Review of Foreign Developments, January.
« Devaluation and the Trade Balance : A Note », Review of Economics and Statistics, 31 (1), February.
With R. V. Rosa, « Credit Controls in the Postwar Economy of France », Review of Foreign Developments, February.
« Relaxation of Exchange Controls in Belgium and France », Review of Foreign Developments, February.
« Intra-European Payments : A Proposal for Discussion », Review of Foreign Developments, March.
With R. V. Rosa, « Postwar Credit Controls in France, « Federal Reserve Bulletin, April.
With L. N. Dembitz, « Movement toward Balance in International Transactions of the United States », Federal Reserve Bulletin, April.
« Internationla Aspects of a Recession », Review of Foreign Developments, June.
« The New Intra-European Payment Scheme », Review of Foreign Developments, July.
« The U.S. Recession and the Dollar Position of the OEEC Countries », Review of Foreign Developments, September.
« Countries Notes on Recent Currency Adjustments », Review of Foreign Developments, October.

1950.
« Liberalization of the ECA Dollar », Review of Foreign Developments, January.
« European Payment Union – A Possible Basis for Agreement », Review of Foreign Developments, February.
« The Influence of U. S. Economic Conditions on Foreign Countries », Review of Foreign Developments, June.

1951.
« The European Payments Union : Negociations and Issues », Review of Economics and Statistics, 33 (1), February.
« Types of Convertibility », Review of Economics and Statistics, 33 (1), February.
« Size and Distribution of the Public Debt in Selected Countries », Review of Foreign Developments, February.
« Industrial Nations and Industrialization of Underdeveloped Countries », Economia Internazionale, August.
« Note on Hinshaw’s Article on Currency Appreciation », Review of Foreign Developments, September.
« The Problem of the Belgian Surplus in EPU », Review of Foreign Developments, September.

1952.
« Effects of Industrialization on the Market of Industrial Countries », in F. B. Hoselitz (ed.), The Progress of Underdeveloped Areas.

1957.
« Investment Policies and « Dualism » in Underdeveloped Countries », American Economic Review, September.

1958.
The Strategy of Economic Development, New Haven, Conn. : Yale University Press. Traduction française, Stratégie du développement économique, Paris : éditions ouvrières, 1964.
With G. Sirkin, « Investment Criteria and Capital Intensity Once Again », Quaterly Journal of Economics, August.


1960.
« Invitation to Theorizing about the Dollar Glut », Review of Economics and Statistics, 42 (1), February.

1961.
« Exchange Controls and Economic Developement : Comments », in W. Ellis (ed.), Economic Development for Latin America.
Latin American Issues : Essays and Comments, A. Hirschman (ed.), New York Twentieth Century Fund.
« Abrazo vs Co-existence : Comments on Ypsilon’s Paper », in A. Hirschman (ed.), Latin American Issues : Essays and Comments.


1963.
Journey toward Progress : Studies of Economic Policy-Making in Latin America, New York, Twentieth Century Fund.
« Models of Reformmogering », Quaterly Journal of Economics, May.

1964.
« The Paternity of an Index », American Economic Review, 54, September.

1967.
Development Projects Observed, Whashington, D. C : Brooking Institution.

1970.
Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridges, Mass. : Harvard University Press. Traduction française, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris : éditions ouvrières, 1972 ; Défection et prise de parole, Paris : Fayard, 1995.

1971.
A Bias for Hope : Essays on Development and Latin America, New York, Conn. : Yale University Press.
Ce recueil inclus :
« Economic policy in underdeveloped countries », Economic Development and Cultural Change, 5, 1957.
« Primary Products and Substitues : Should Technological Progress Be Policed ? », Kyklos, 7 (3), 1959.
« Economics and investment planning : Reflections based on experience in Colombia », in Investment Criteria and Economic Growth, MIT Center for International Studies, 1961.
« Second Thoughts on the « Alliance for Progress », Reporter, May, 1961.
« Ideologies of Economic Developement in Latin America », in A. Hirschman (ed.), Latin American Issues : Essays and Comments, 1961.
With C. E. Lindblom, « Economic Development, Research and Development, Policy-Making : Some Converging Views », Behavioral Science, 7, April, 1962.
« Critical comments on foreign aid strategies », in R. E. Asher et al., Development in the Emerging Countries, Brooking Institution, 1962.
« The Stability of Neutralism : A Geometrical Note », American Economic Review, 54, March, 1964.
« Obstacles to Development : A Classification and a Quasi-Vanishing Act », Economic Development and Cultural Change, 13, July, 1965.
« The Political Economy of Import-Substituting Industrialization in Latin America », Quaterly Journal of Economics, February, 1968.
With R. M. Bird, « Foreign Aid : A Critique and a Proposal », Princeton Essays in International Finance, 69, July, 1968.
« Underdevelopment, Obstacles to The perception of Change, and Ledearship », Daedalus, 97 (3), Summer, 1968.
« Industrial Developement in the Brazilian Northeast and the Tax Credit Scheme of Article 34/18 », Journal of Development Studies, 5, October, 1968.
« How to Divest in Latin America, and Why », Princeton Essays in International Finance, 76, November, 1969.
« The Search for Paradigms as an Hindrance to Understanding », World Politics, 22 (3), March, 1970.

« Ideology : Mask or Nessus Shirt ? », in O. Eckstein (ed.), Comparison of Economis Systems : Theoretical and Methodological Approaches.

1977.
The Passions and the Interests : Political Arguments for Capitalism before its Triomph, Princeton, N. J. : Princeton University Press. Traduction française, Les passions et les intérêts, Paris : PUF, 1980.

1981.
Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond, Cambridge : Cambridge University Press.
Ce recueil inclus :
« The Changing Tolerance for Income Inequality in the Course of Economics Development, Quaterly Journal of Economics, 87, November, 1973..
« An Alternative Explanation of Contemporary Harriedness », Quaterly Journal of Economics, November, 1973.
« Exit, Voice and Loyalty : Further Reflections and a Survey of Recent Contributions », Social Science Information, 13 (1), February, 1974.
« Policy Making and Policy Analysis in Latin America – A Return Journey », Policy Sciences, 6, December, 1975.
« On Hegel, Imperialism, and Structural Stagnation », Journal of Development Economics, 3, March, 1976.
« Exit, Voice and Loyalty : Comments » , American Economic Review, Papers and Proceedings, 66, May, 1976
« A Generalized Linkage Approach to Development, with Special Reference to Staples », Economic Development and Cultural Change, 25, supplément, (Essays in Honor of B. F. Hoselitz), 1977.
« Beyond Assymetry : Critical Notes on Myself as a Young Man and of Some Other Old Friends », International Organization, 32 (1), Winter, 1978.
« The Social and Political Matrix of Inflation : Elaboration on the Latin American Experience », document préparé pour le Brookings Institution’s Project on the Politic and Sociology of Global Inflation, 1978.
« Exit, Voice, and the State », Wold Politics, 31, October, 1978.
« The Turn to Authoritarianism in Latin America and the Search for its Economocs Determinants », in D. Collier (ed.), The New Authoritarianism in Latin America, Princeton University Press, 1979.
« Three uses of political economy in analyzing European integration », conférence présentée à l’Institut Européen de Florence, 1979.


1982.
Shifting Involvments : Private Interest and Public Action, Princeton, N. J. : Princeton University Press.
« The Rise and Decline of Development Economics », in Gersovitz M. etal. (eds.), The Theory and Experience of Economic Development : Essays in Honour of W. A. Lewis, London, Traduction française dans A. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984.



1983.

« The Principle of Conservation and Mutation of Social Energy », Grassroots Development, 7 (2).

1984.
« University Activities Abroad and Human Rights Violations : Exit, Voice, or Business as Usual ? », Human Right Quaterly, 6 (1), February.
Getting Ahead Collectively : Grassroots Experiences in Latin America, New York, Pergamon Press.
« Grassroots Change in Latin America », Challenge, 27 (4), September-October.

1986.
Rival Views of Market Society and Other Recent Essays, New York, Viking/Penguin.
Ce recueil inclus :
« Morality and the Social Sciences : A Durable Tension », in Haan (ed.), Social Science as Moral Inquiry, October, 1981, traduction française dans A. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984.
« Rival Interpretations of Market Society : Civilizing, Destructive, or Feeble ? », Journal of Economic Literature, 20 (4), December, 1982, traduction française dans A. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984.
« A Dissenter’s Confession : Revisiting The Strategy of Economic Development », in G. Meier and Seers D. (ed.), Pioneers in Development, 1984, traduction française dans A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984.
« Against Parsimony : Three Easy Ways of Complicating Some Categories of Economic Discourse », American Economic Review, 74 (2), May, 1984, traduction française dans A. Hirschman, Vers une économie politique élargie, Paris : Minuit, 1986.
« On Democraty in Latin America », New York Review of Books, April, 1986.
« The Welfare State in Trouble : Systemic Crisis or Growing Pains ? », American Economic Review, Papers and Proceedings, 70 (2), May, 1980.
« Linkages in Economic Development », in A. Hirschman, 1986, traduit en français dans A. Hirschman, Vers une économie politique élargie, Paris : Minuit, 1986.
« Exit and Voice : An Expounding Spheres of Influences »,
« The Concept of Interest : From Euphemism to Tautology », in A. Hirschman, traduit en français dans Vers une économie politique élargie, Paris : Minuit, 1986.
« A prototypical economic adviser : J. G. Courcelle-Seneuil », repris dans l’entrée « J. G. Courcelle-Seneuil » de The New Palgrave, vol. I, 1987.

« Out of Phase Again », New York Review of Books, December.

1989.
« Thomas Schelling », Journal of Economic Perspectives, 3 (2), Spring.

1991.
The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy, Cambridge, Mass. : Harvard University Press. Traduction française, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris : Fayard, 1991.

1992.
« L’argument intransigeant comme idée reçue : En guise de réponse à Raymond Boudon », Le Débat, 69.

1995.
A Propensity to Self-Subversion, Traduction française, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris : Fayard, 1995.
Ce recueil contient:
« The Political Economy of Latin American Development : Seven Exercices in Retrospection », Latin American Research Review, 22 (3), 1987.
« Having Opinions : One of the Elements of Well-Being ? », American Economic Review, Papers and Proceedings, 79 (2), 1989.
« Opiniated Opinions and Democracy », Dissent, Summer, 1989.
« How the Kenynesian Revolution Was Exported from the United States, and Other Comments », in P. A. Hall (ed.), The Political Power of Economic Ideas, Princeton, N. J. : Princeton University Press, 1989.
« Goodnews is not bad news », New York Review of Books, octobre 1990.
« The case Against « One Thing at a Time », World Development, 18 (8), 1990.
« Does the Market Keep us of Mischief or out of Hapiness ? », Contemporary Sociology, 21 (6), 1992.
« Industrialization and its Manifold Discontents : West, East, and South », World Development, 20 (9), 1992
« Exit, Voice, and the Fate of German Democratic Republic ; An Essay in Conceptual History », World Politics, 4-5 (2), January, 1993.
« The Rhetoric of Reaction – Two Years Later », Government and Opposition, 28 (3), summer, 1993.
« A Propensity to Self-Subversion », Common Knowledge, 3 (2), 1994.
« L’analyse du changement : Quelques convergences avec Michel Crozier, in F. Pavé (dir.), L’Analyse stratégique : Autour de Michel Crozier, Paris, Seuil, 1994.
« A hidden ambition », préface à la réédition de Development Project Observed, 1994.
« The in-and-off Connection between Political and Economic Progress », American Economic Review, Papers and Proceedings, May, 1994.
« Social Conflicts as Pillars of Democratic Market Society », Political Theory, June, 1994.
Ainsi que six notes autobiographiques.

« La rhétorique progressiste et le réformateur », in J. Affichard et J. B. de Foucauld, Pluralisme et équité : La justice sociale dans les démocraties, Paris : Esprit, 1995.

1996.
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Bibliographie secondaire


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 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 109.
 Principales informations dans A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., 1997 ; voir également les pièces autobiographiques réunies dans Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995 ; également entretien accordé à R. Swedberg (ed.), Economics and Sociology, Princeton, N.J, 1990. Enfin nombreuses indications dans L. Meldolesi, Discovering the Possible : The Surprising World of Albert O. Hirschman, University of Notre-Dame Press, 1995.
 Plusieurs recueils d’articles accompagnent ces ouvrages sur le développement : A Bias for Hope : Essays on Development and Latin America (1971), la plus grande partie de Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond (1981) est constituée d’articles sur le développement. Enfin, Getting Ahead Collectively : Grassroots Experience in Latin America (1984).
 Il faut ici adjoindre le recueil Rival Views of Market Society and Other Recent Essays (1986).
 A Propensity to Self-Subversion publié en 1995 est le dernier recueil paru à ce jour. Crossing Boundaries, paru en 1998 est la traduction anglaise de Passagi di frontiera. I luoghi e le idee di un percoso di vita, entretiens avec Hirschman réalisé en octobre 1993 à Princeton par C. Donzelli, M. Petrusewocz et C. Rusconi et publié en 1994 chez Donzelli Editore.
 Paul Krugman, « The fall of development economics », in L. Rodwin and D. A. Schön, Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 39-58. Ces critiques sont reprises et plus amplement développées dans P. Krugman, Development, Geography and Economic Theory, The MIT Press, 1995, ch.1. Il estime que les très riches intuitions proposées par les pionniers du développement sur des notions telles que les complémentarités stratégiques en matière d’investissement ou bien les défauts de coordination dans l’univers marchand ont été longtemps ignorées en raison même de l’attitude hostile de ces pionniers vis-à-vis de la modélisation.
 Michael Piore, interventions reproduites dans L. Rodwin and D. A. Schön, Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 289-291 et p. 300.
 J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Tome I, ouv. cit., p. 29.
 A. Koyré, « De l’influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques » (1955), in A. Koyré, Etudes d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 2e ed., p. 256.
 A. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv., cit., p. 94.
 A. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991, p. 266.
 A. Hirschman, « La Rhétorique réactionnaire : deux ans après », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995, p. 77.
 A. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, ouv. cit., pp. 219-220.
 Hilary Putnam définit le pragmatisme en soulignant que « la raison dans sa totalité ce sont nos diverses manières de discerner le bien et d’y tendre. La raison ce serait donc en quelque sorte le bien appréhendé par ce que l’on croit, le bien appréhendé par la pensée. Ce serait cela pour moi le rationnel ou le raisonnable. La distinction entre ce que l’on croit et ce que l’on fait, entre la pensée et l’action, est une dictinction artificielle, dictée par l’analyse, tout comme est une distinction artificielle celle dressée entre le rationnel et le bien », H. Putnam, Définitions, Combas, L’Eclat, 1992, p. 79. Que se soit chez ses fondateurs après 1870 ou chez ces représentants actuels, le pragmatisme n’a jamais constitué un mouvement parfaitement homogène. Deux éléments présents dans la remarque de Putnam permettent de repérer l’orientation pragmatiste d’une pensée :
Les pragmatistes s’accordent à rejeter la conception de la vérité représentation, de la vérité copie. Il lui substitue une autre conception reliant vérité et croyance. La croyance est définie comme une habitude d’action. Elle résulte d’un processus continu de recherche – d’enquête – conduisant à améliorer l’adaptation de l’homme à son milieu tant naturel que social. La vérité relève plus de l’invention que de la découverte ; toujours faillible elle est indissociablement liée à l’expression , à la réalisation et à l’évolution de certains intérêts.
Les pragmatistes appliquent cette conception de la vérité au domaine de l’éthique et du politique. Il n’existe pas une éthique hors du monde ; la « vérité » éthique ou politique s’invente continûment au contact du milieu – ici social – et cette invention concerne aussi bien les moyens que les fins, les faits que les valeurs. Le problème spécifique qu’affronte ici l’esprit d’expérimentation est celui de la conciliation, du règlement des conflits ininterrompus procédant de divergences d’intérêts et/ou de valeurs qui accompagnent nécessairement l’évolution. L’enquête éthique et politique permet d’éprouver les conditions de la communication au sein d’une communauté qui enregistre sans fin conflits et coopérations.
 Ibid., p. 93.
 La notion de « tempérament » est proposée par W. James dans le premier chapitre de son ouvrage Le Pragmatisme repris également dans son recueil La volonté de croire et autres essais. Voir les précisions apportées aujourd’hui à cette notion par H. Putnam et R. A. Putnam dans « Les idées de William James », in H. Putnam, Le réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994.
 A. O. Hirschman, « Une ambition cachée », il s’agit de la nouvelle préface écrite en 1994 à Development Projects Observed, repris in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 184.
 A. O. Hirschman, «  A dissenter’s confession : revisiting The Strategy of Economic Development », in G. M. Meiers and D. Seers, (eds.), Pioneers in Developement (1984), traduction française, « Confession d’un dissident. Retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 96.
 Sur cette conjoncture, M. Béaud et G. Dostaler, La pensée économique depuis Keynes, Seuil, Paris, 1993.
 G. M. Meier, « La période de formation », in G. M. Meier and D. Seers (eds.), Les Pionniers du développement, Economica, Paris, 1988, p. 23.
 B. F. Hoselitz, The progress of underdeveloped areas, University of Chicago Press, 1952.
 A. Touraine, « Qu’est ce que le développement ? », L’Année Sociologique, 42, 1992, p. 46.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 38.
 J. Robinson, « La théorie générale de l’emploi », Economie Appliquée, 1, 1948, citée in M. Béaud et G. Dostaler, ouv. cit., p. 51.
 C’est, par exemple, T. W. Hutchison qui notait récemment que l’aide à la prise de décision en matière de politique économique constituait la préoccupation constante de Keynes (T. W. Hutchison, Changing aims in economics, Oxford and Cambridges, Blackwell, 1992, p. 4). Concernant le lien d’Hirschman avec cet environnement keynésien, voir les remarques de M. Piore dans L. Rodwin and D. A. Schön (eds.), Rethinking the development experience. Essays provoked by the work of Albert O. Hirschman, The Brookings Institution/ The Lincoln Institute of Land Policy, Washington and Cambridges (USA), 1994, p. 13-14. Voir aussi l’article d’A. O. Hirschman, « Comment les Etats-Unis ont exporté la révolution keynésienne », in Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., 1995.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 14
 Ibid., p. 16.
 Ibid., p. 17.
 Ibid., p. 18.
 Ibid., p. 19
 Hirschman notait récemment que cette conception personnelle de la notion de conséquences inattendues de l’action visait à briser le monopole exercé sur cette notion féconde par l’interprétation réactionnaire, en particulier celle de F. Hayek. Il précisait que parfois, « il est possible de planifier avec succès : autrement dit, on ne se laisse pas toujours surprendre par des conséquences inattendues », La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 96. Voir aussi, par exemple, les échanges polémiques avec R. Boudon en 1992.
 Ibid., p. 19.
 Ibid., p. 20.
 Ibid., p. 22.
 Ibid., p. 23.
 Ibid., p. 38.
 Ibid., p. 40.
 On sait que Keynes avait quelques alliés à la LSE dans les années trente et qu’en particulier, son message touchait les jeunes économistes ; J. R. Hicks ou N. Kaldor sont des exemples souvent cités. De son expérience en 1935, Hirschman, mentionne surtout le nom d’A. Lerner.
 H. Putnam et R. A. Putnam, « Les idées de William James », in H. Putnam, Le réalisme à visage humain, ouv. cit., p. 416.
 Similairement, H. Putnam souligne que pour W. James, « le prérequisit de tout changement social réside dans la défense passionnée de nouvelles idées et de nouveaux idéaux que l’on oppose au scepticisme », ibid., p. 411.
 Voir également les importantes remarques dans, A. Hirschman, « Convergences avec Michel Crozier », in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 193-199.
 A. O. Hirschman, « Political economics and possibilism », in A. Hirschman, A Bias for Hope, ouv. cit., p. 27. La notion est également reprise dans un autre texte, plus bref, « In defense of possibilism », in A. O. Hirschman, Rival views of market society and other Recent Essays, ouv. cit., 1986.
 A. O. Hirschman, « Political economics and possibilism », art. cit., p. 28. Michael Piore note significativement qu’Hirschman mérite d’être salué pour ses propositions théoriques mais aussi « parcequ’il chemine dans notre domaine [celui de la science économique] comme une personnalité morale, … ses idées sont porteuses de ce regard», in L. Rodwin and D. A. Schön (eds.), Rethinking the development experience, ouv. cit., p. 300.
 C’est en 1957 que L. Festinger publie A Theory of Cognitive Dissonance.
 A. O. Hirschman, « Political economics and possibilism », art. cit., p. 31.
 Ibid., p. 36 et p. 37.
 A. O. Hirschman, « In defense of possibilism », in A. O. Hirschman, Rival Views of Market Society and other Recent Essays, ouv. cit., 1986. Il s’agit d’une critique de S. Eisenstadt, “Gli esiti delle rivoluzioni: Societa autocratiche e democratiche post-rivoluzionarie”, in I limiti della democrazia: Autoritarismo e democrazia nella societa moderna, ed. Scartezzini, Germanin and Gritti.
 Ibid., p. 171.
 Ibid., p. 173.
 La réhabilitation de l’histoire, contre l’équilibre, constituait une tendance forte chez les post-keynésiens comme N. Kaldor ou J. Robinson. Sur le renouveau des interrogations sur les rapports entre économie et histoire, voir le numéro spécial de la Revue Economique, 42, mars 1991.
 Voir par exemple R. Aron, Leçons sur l’histoire, Paris, de Fallois, 1989.
 Ibid., p. 174-175.
 A. O. Hirschman, « The search for paradigm as an hindrance to understanding », in A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit., p. 342.
 J. Schumpeter signale que Ricardo voulait clarifier et nettement formuler les propositions smithiennes ; « pour y arriver, il a découpé le système économique en morceaux, pour en mettre ensuite le plus possible en paquets qu’il rangeait bien au frais – pour qu’ainsi le maximum de choses fussent figées dans leur immobilité et « données ». Ensuite, il a empilé postulat simplificateur sur postulat simplificateur, ayant en fait tout résolu par ces postulats, et il s’est retrouvé avec seulement un petit nombre de variables globales, entre lesquelles, dans le cadre de ces postulats, il a établi des relations simples et unilatérales, et c’est ainsi qu’au bout du compte les résultats recherchés ont découlé presque comme des tautologies », Histoire de l’analyse économique, vol. 2, Paris, Gallimard, 1984, p. 133
 A. O. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard, 1984, p. 69.
 A. O. Hirschman, « France and Italy : patterns of reconstruction », Federal Reserve Bulletin, (33) 4, pp. 353-366.
 A. O. Hirschman, « Economic and investment planning : reflections based on experience in Colombia », (1954), repris in Investment criteria and Economic Growth, MIT, Cambridges, 1961. Voir également A Bias for Hope, ouv. cit., pp. 41-62.
 Hirschman cite les références classiques, R. F. Harrod, « An essay in dynamic theory », Economic Journal, (49), 1939 ; Toward a Dynamic Economics, 1948 ; E. D. Domar ; Essays on the Theory of Economic Growth, 1957.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 46.
 Ibid., p. 47.
 Ibid., p. 50. Il note un peu plus loin, « le développement est essentiellement entravé par la difficulté de canaliser l’épargne existante ou en puissance vers les occasions d’investissement productif offertes, c’est-à-dire par une carence de la capacité de prendre et de mettre en œuvre des décisions de développement », ibid., p. 50.
 Ibid., p. 56.
 Cet effet complémentaire de l’investissement, jouant sur la « capacité d’investir », on peut « l’imaginer sous la forme d’une relation de type multiplicateur, chaque investissement déterminant dans la période suivante, des investissements d’un montant inférieur à celui de l’investissement initial », ibid., p. 58
 Ibid., p. 57.
 Hirschman cite ici, H. Simon, « Some strategic considerations in the construction of social science models », in P. F. Lazarfeld (ed.), Mathematical Thinking in the Social Sciences, 1954.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 63.
 Ibid., p. 67.
 Ibid., p. 68-69.
 Ibid., p. 72.
 Ibid., p. 67.
 A. O. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 73.
 J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, ouv. cit., vol. 3, p. 131.
 F. Hayek publie en 1964 une introduction à la traduction d’un recueil de contributions de F. Bastiat. Repris ensuite dans F. Hayek, The trend of economic thinking : essays on political economists and economic history, vol. III de The collected works of Friedrich August Hayek, Routledge, 1991, chap. 15.
 M. N. Rothbard, Classical Economics, vol. 2, Edward Elgar, 1995, p. 267.
 A. O. Hirschman, Journey Toward Progress, ouv. cit., p. 166.
 A. O. Hirschman, « A prototypical economic adviser : Jean Gustave Courcelle-Seneuil », in A. O. Hirschman, Rival Views of Market Society and other Recent Essays, ouv. cit., p. 185.
 Ibid., p. 186.
 Ibid., p. 186.
 A. O. Hirschman, « Confessions d’un dissident », art. cit., p. 74.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 116.
 Ibid., p. 80.
 Ibid., p. 80.
 Ibid., p. 81.
 Ibid., p. 82-83.
 Ibid., p. 84.
 Ibid., p. 87.
 Ibid., p. 88.
 Ibid., p. 89.
 Ibid., p. 89. Il note un peu plus loin, « la propriété qu’a l’investissement induit de susciter d’autres investissements par l’intermédiaire des complémentarités et des économies externes constitue une « aide » inappréciable qu’il importe d’utiliser consciemment au cours du processus de développement. Elle exerce une poussée sur une masse d’investissement et contribue ainsi à accroître la capacité de prendre de nouvelles décisions d’investissement, cette ressource rare et impossible à économiser dans les pays sous-développés », ibid., p. 90.
 Il mentionne F. Perroux, « Note sur la notion de pôles de croissance », Economie Appliquée, 1953 ; I. Svennilson, Growth and Stagnation of the European Economy ; enfin, W. Fellner, Trends and Cycles in Economic Activity, 1957.
 Ibid., p. 96.
 Hirschman écrit, « pour ces décisions de développement fondamentales, il ne suffit donc pas de compléter, de nuancer et de perfectionner de toute autre manière les critères habituels de l’investissement. Il nous faut élaborer des supports absolument nouveaux pour la pensée et l’action dans ce domaine largement inexploré des séquences efficaces et des stratégies optimales de développement », ibid., p. 96.
 Ibid., p. 99.
 Ibid., p. 104.
 Ibid., p. 112.
 Ibid., p. 112-113.
 A. O. Hirschman, « Economics and investment planning : reflections based on experience in Colombia », repris dans A bias for hope, ouv. cit., 1971.
 A. O. Hirschman, « A generalized linkage approach to development, with special reference to staples », Economic development and cultural change, 1977, repris in Essays in trespassing, ouv. cit., 1981. Voir également l’entrée « linkage » dans The New Palgrave, (reproduit en français sous le titre « Les effets de liaison dans le développement économique », in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., 1986).
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 119.
 Ibid., p. 119.
 H. B. Chenery et T. Watanabe, « International comparisons of the structure of production », exposé présenté au congrès de l’Econometric Society à Cleveland en 1956. Publié ultérieurement dans Econometrica.
 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 128.
 Ibid., p. 130.
 Ibid., p. 131.
 Ibid., p. 138.
 Clairement défini dans la remarque suivante d’Hirschman, « il apparaît que les difficultés qui compromettent la bonne marche des nouvelles entreprises sont les mêmes que celles qui font obstacles à leur promotion plus quelques autres. Nous avons découvert un nouveau type de déséquilibre susceptible de se produire dans les pays sous-développés : à un certain stade de leur croissance, ils peuvent être davantage capables de promouvoir de nouvelles entreprises que d’en assurer une gestion efficace », ibid., p. 161-162.
 Ibid., p. 157.
 Voir aussi, A. O. Hirschman, « Economics and investment planning : reflections based on experience in Colombia », art. cit., 1954, et A. O. Hirschman et G. Sirkin « Investment criteria and capital intensive once again », Quaterly Journal of Economics, 72, 1958.
 Sur ce point, voir S. Teitel, « Productivity, mechanisation and skills. A test of the Hirschman hypothesis for Latin American industry », World Development, (9) 4, 1981. Egalement S. Lall, Learning to industrialise. The acquisition of technological capability by India, MacMillan, Londres, 1987. Ces processus d’apprentissage, à l’envers, sont repris et développés dans A. O. Hirschman, Development project observed, ouv. cit., 1967. Sur cette conception de l’apprentissage voir aussi D. A. Schön, « Hirschman’s elusive theory of social learning », in L. Rodwin et D. A. Schön (eds.), Rethinking the development experience. Essays provoked by the work of Albert O. Hirschman, Brooking Institution, Washington, 1984.
 A. O. Hirschman, « Les effets de liaison dans le développement économique », in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 35.
 Ibid., p. 41.
 Ibid., p. 44.
 Sur l’enlisement, voir, A. O. Hirschman, « Qu’il ne faut pas nécessairement suivre la règle « une seule chose à la fois » », in Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., 1995.
 Ibid., p. 49.
 Faculté d’Economie et du Commerce de l’Université de Trieste (Italie).
 La communication était intitulé : «Mémoire sur le contrôle des changes en Italie». Il existe une traduction italienne in : A. O. Hirschman (1987) Potenza nazionales e commercio estero. Gli anni Trenta, l’Italia et la ricostruzione. Il Mulino, Bologne, Edition rédigée par P.F. Asso et M. de Cecco.
 Voir les travaux des années 1947 à 1951 dans la bibliographie.
L’analyse de l’inflation chilienne est similaire à celle qu’il a élaborée avec Robert V. Rosa, sur les contrôles du crédit en France en 1949. Voir A. O. Hirschman et R.V. Rosa (1949) : «Post-war Credit Controls in France», Federal Reserve Bulletin, avril, pp. 348-60. A propos de l’analyse de l’inflation chilienne, voir le chapitre 2 du présent travail.
 A. O. Hirschman, «Confession d’un dissident», ouv. cit., p. 71.
 A. O. Hirschman, ibid., p. 73.
 Economía Colombiana, 1(2), octobre, 1954, pp. 531-40. Repris in Furió-Blasco, E. (1998) : Albert O. Hirschman y el camino hacia el desarrollo económico. F.C.E. Mexico. Chapitre 13, pp. 317-37.
 (1954) : «Economics and Investment Planning : Reflections Based on Experience in Colombia», Investments Criteria and Economic Growth, Center for International Studies, MIT, Cambridge, Mass, 1961. Et, de 1957, «Investment Policies and Dualism in Underdeveloped Countries», American Economic Review, septembre, pp. 550-70.
 A. O. Hirschman et G. Kalmanoff (1956) : Colombia : Highlings of a Developing Economy, Banco de la República de Colombia, Bógota ; A. O. Hirschman et G. Kalmanoff (1957) : Investment in Central America. Basic Information for United States Businessmen, US Department of Commerce, Washington ; et, A. O. Hirschman (1957) : «Economic Policies in Underdeveloped Countries», Economic Development and Cultural Change, 5, juillet, pp. 326-70.
 A. O. Hirschman (1997) : La morale secrète de l’économiste. Entretiens avec C. Donzelli, M. Petrusewicz et Cl. Rusconi, Les Belles Lettres, Paris, pp. 75 et 76.
 Ces travaux ont été publiés in A Bias for Hope, ouv. cit. Voir aussi les travaux publiés in A. O. Hirschman (dir) (1961) : Latin America Issues. The Twentieth Century Fund, N. York.
 Sur cette réaction, voir ici, A. O. Hirschman, « Une ambition cachée », dans Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 186-187 ; voir également les remarques incluses dans La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., 1997.
 A. O. Hirschman, Journeys Toward Progress, ouv. cit., p. 256. Dans le chapitre 5 “The contriving of reform” et l’annexe qui lui est adjointe “Models of reformmongring”, pp. 251-297. L’objectif principal de Journeys toward progress consiste précisement à analyser « le comportement des décideurs publics dans les situations de prise de décisions », ibid., p. 4.
 Il reconnaît néanmoins la réalité du changement révolutionnaire lorsque les structures politiques et sociales sont trop rigides supposant notamment une forte concentration du pouvoir et une résistance à tout type de changement.
 La violence est “disséminée, locale, decentralisée” et aussi « unilatérale, séquentiellel sans partage”, ibid., p. 257 et p. 258.
 Ibid., p. 263.
 Hirschman critique l’idée partagée par les révolutionnaires et les réformateurs selon laquelle le changement induit un accord préalable unanime.
 Il s’agit d’un échange de faveurs (logrolling) (ou bien d’un sacrifice mutuel (mutual sacrifice)), ibid., p. 265 et p. 270.
 Dans ce cas, les réformateurs appuient le changement sur un problème non plus dans l’anticipation d’une réciprocité d’actions mais dans leur propre intérêt.
 “Nous pourrions les baptiser solutions antagoniques à un problème, par comparaison aux solutions non-antagoniques, ces dernières consistant en mesures sensées améliorer le sort de chaque groupe ou, au minimum, le laissant dans une situation inchangée », ibid., p. 251. ; voir aussi p. 268.
 Le développement du libre commerce d’abord en Europe puis au niveau mondial l’illustre. De même, le cas de l’inflation Chilienne conduisant à une situation de sacrifices mutuelles s’inscrit dans la même logique : “ il suggère que chaque partie enregistre une perte immédiate proportionnelle à sa situation sociale afin de solder l’inflation”, ibid., p. 271.
 Ibid., p. 272.
 De plus, si un problème sur lequel butent les réformateurs prend progressivement moins d’importance au regard de l’ensemble des groupes sociaux, il devient alors possible d’envisager un changement non antagonique sur le problème en question.
 Hirschman souligne à ce titre : “C’est souvent le cas parce que les plus ardents partisans de la réforme parmi les révolutionnaire à l’ancienne mode se rendent compte à leur grande surprise que certains des changements sociaux qu’ils recherchent peuvent être réalisés sans la révolution antérieure qu’originellement ils estimaient indispensable” ibid., p. 275.
 Il n’y a pas par conséquent une solution à un problème unique obtenue à partir d’un accord national ou d’une action révolutionnaire, mais différents problèmes de taille plus ou moins importante qui se résolvent séquentiellement au cas par cas.
 Les disponibilités en travail, en capital, en technologie, etc.
 L’incertitude et la Latitude (ou la discipline) sont comprises comme les deux principales caractéristiques structurelles (structural characteristic, p. 4.) des projets de développement ; la Latitude est “cette caractéristique d’une projet (ou d’une tâche) permettant au responsable de le guider, ou de le laisser dériver, dans une direction ou une autre, sans avoir à se préoccuper de contraintes extérieures”, A. O. Hirschman, Development Projects Observed, p. 86.
 Ibid., p. 131.
 “les personnes en place dont l’incapacité aujourd’hui et dans un avenir proche à assurer certaines tâches est patente devraient être systématiquement écartées (…) des postes et tâches qualifiés et remplacées par des nouveaux venus qui auront avantage à devenir « indispensable » dans cette fonction ” , ibid., p. 132.
 Il est alors nécessaire de promouvoir un projet de développement par importation.
 Cette politique s’appuyant sur un important degré d’incertitude initiale assure au pays concerné “ de laisser sa marque propre, car révélatrice de ses dotations spécifiques en ressources humaines et matérielles, sur cette politique ”, ibid., p. 135.
 “Nous avons des exemples particulièrement frappants de cette seconde catégorie dans les nombreuses expériences à travers lesquelles les cas de situation modifiable ont connus simultanément le succès et l’échec”, ibid.
 Hirschman voit dans ces situations une illustration caractéristique du “ principe de la main qui cache ” (The principle of the Hiding Hand, ibid., p. 9-34).
 Le projet Urugayen basé sur l’introduction de nouvelles techniques de travail agricole a permis “pas seulement l’utilisation d’une technologie sophistiquée, mais surtout le souci continu d’une approche rigoureuse ainsi que l’exercice d’un jugement ”, ibid., p. 150. Hirschman montre par ailleurs que bon nombre d'innovations techniques comprises dans certaines politiques de développement ont conduit "lentement, subtilement, mais néanmoins irrésistiblement à des changements additionnels dans le comportement". L'investissement technologique entraîne des évolutions sociales dont l'ampleur et l'effet sur le projet ne peuvent être prévus a priori affectant d'incertitude par conséquent la politique de développement.
 Voir l’exemple Nigérian.
 Voir le détail des échecs recensés par Hirschman, ibid., pp. 156-159.
 Ibid., p. 127.
 Ibid., p. 85.
 “ J’argumentais en conseillant d’abandonner la recherché de schémas complets sensés prévoir entièrement les conséquences directes ou indirectes d’un projet. Il est maintenant entendu que l’analyste de projet se doit à la modestie ; il ne peut même prétendre éclairer la prise de décision en classifiant clairement les diverses lignes d’évolution d’un projet selon leur avantage/désavantage, coût/bénéfice, actif/passif », ibid., p. 188.
 Ibid., p. 188.
 A. O. Hirschman, « Grandeur et décadence de l’économie du développement », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 45.
 Ibid., p. 46.
 Ibid., p. 48.
 P. Valéry a publié deux lettres consacrées à la « Crise de l’esprit » en 1919 dans la Nouvelle Revue Française.
 G. L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.
 La précocité et la constance de la culture politique d’Hirschman doivent être soulignées ; dans les années trente, il connaissait déjà bien, outre la littérature socialiste de langue allemande, les moralistes français du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, Pascal, Montaigne, Diderot, La Rochefoucauld. National Power and the Structure of Foreign Trade, rédigé en 1941-1942 présente des références à Machiavel, Fichte, Bacon, Hume, Constant. Identiquement, ses travaux de maturité témoignent d’une grande connaissance du renouveau de la philosophie politique et morale depuis une trentaine d’années. Hirschman se réfère aussi bien d’ailleurs, aux débats de langue anglaise opposant libéraux, libertariens, communautariens, qu’à la littérature continentale sur la critique du totalitarisme et la nature de la démocratie.
 La lecture des classiques de la sociologie a joué également un rôle important . La connaissance des travaux de Max Weber de Georg Simmel, puis de leurs principaux commentateurs américains, L. Coser et R. Dahrendorf permettait, d’une part, une compréhension plus fine du rôle des conflits dans le changement social, d’autre part, invitait à situer en priorité l’investigation au niveau des phénomènes micro-sociaux. Les convergences repérées plus tard par Hirschman avec l’œuvre de Michel Crozier allaient dans le même sens.
 En économie politique, les références d’Hirschman ne pouvaient être qu’hétérodoxes. Néanmoins, il cite dès son premier grand travail les réflexions pionnières d’Y. Edgeworth sur les rapports entre la guerre et l’économie. Il semble toutefois que les proximités les plus apparentes, comme nous le verrons dans l’analyse de l’inflation et des inégalités, soient celles que l’on constate avec le groupe Cambridgien qui, dans les années 1950-1960 proposa de croiser les enseignements de J. M. Keynes et ceux de K. Marx.
 A. Sen, « Responsabilité sociale et démocratie : l’impératif d’équité et le conservatisme financier », in A. Sen, L’économie comme science morale et politique, Paris, La Découverte, p. 89.
 J. Gouinlock, « Philosophy and moral value : the pragmatic analysis », in R. J. Mulvaney and P. M. Zeltner, Pragmatism : its Sources and Prospects, University of South Carolina Press, 1981, cité dans J. P. Cometti, « Le pragmatisme : de Peirce à Rorty », in J. P. Mayeur, La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF, 1994, p. 427.
 A. O. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 94.
 Lorsque ce processus est en échec, on proclame « que la démocratie est en crise et qu’elle s’engage dans des jeux à somme nulle ou négative. On cherchera alors des solutions « fondamentales », telles que la fin de la lutte « destructrice » des parts, ainsi qu’un accord national sur des objectifs de base, pour permettre à la société d’avancer le long d’une voie « équilibrée » en progressant simultanément vers chacun des objectifs sur lesquels l’accord s’est fait. Telle est la tentation corporatiste et autoritaire, toujours présente, qui s’offre quand un régime pluraliste ne s’en tire pas bien », ibid., p. 94.
 P. Renouvin et J.-B. Duroselle, Introduction aux relations internationales, Paris, 1964.
 A. O. Hirschman, National power and the structure of foreign trade, ouv. cit., p. 5.
 Ibid., p. 5
 « Dans une situation de libre-échange, l'incapacité de développer les ressources nationales qui contribueraient au renforcement du pouvoir économique et militaire du pays, ainsi que la peur d'être privé des approvisionnements indispensables en cas d'urgence n'ont cessé d'apparaître comme les deux principaux moteurs d'une politique protectionniste et autarcique », ibid., p. 6.
 « Mill fut l'un des premiers à montrer que les bénéfices matériels tirés du commerce international ne sont pas forcément répartis également entre les diverses nations membres du système d'échange », ibid., p. 6.
 Ibid., p. 12.
 Ibid., p. 14.
 Ibid., p. 28.
 Ibid., p. 20.
 Ibid., p. 21.
 Hirschman souligne ici significativement, « Un pays qui tire de plus grands bénéfices du commerce de sa propre production que des importations peut être amené plus facilement à faire des concessions en fonction du taux d'échange qu'un pays pour qui le commerce n'est qu'à peine rentable dans les conditions existantes», ibid., p. 23.
 Il note d’ailleurs, « L' approche moderne qui insiste sur l'immobilité, les frais généraux et l'exploitation insuffisante des ressources amène à comprendre pourquoi l'idée universellement partagée selon laquelle les véritables bénéfices tirés du commerce reposent sur les exportations est plus qu'une simple illusion du peuple », ibid., p. 27.
 « En réalité, il apparaît alors pour de nombreux Etats souverains que le principe élémentaire de toute politique de puissance nationale est de ne plus diriger ses échanges vers les grandes puissances commerciales, pour favoriser les petites nations commerçantes. Ce principe doit donc s'ajouter à celui établi auparavant, à savoir que les échanges doivent être orientés vers les pays plus pauvres. Ces deux principes ne sont en aucun cas contradictoires, dans la mesure où de nombreux Etats sont à la fois pauvres et petits », ibid., p. 31.
 Hirschman remarque que « », ibid., p. 39.
 Ibid., p. 40.
 Ibid., p. 40.
 Ibid., p. 71.
 C’est là encore l’occasion pour Hirschman de rappeler l’un des principaux enseignements de son travail : « Le lien étroit qui unit les concepts politiques tels que "la dépendance vis-à-vis de pays étrangers" et les concepts d'analyse économique, tels que "le gain dans l’échange" ou "le marché de substitution", a été clairement expliqué», ibid., p. 73.
 Ibid., p. 75.
 Hirschman peut donc noter, « De cette manière, le commerce extérieur cause une dépendance maximum pour certains pays, ce qui n'est en aucun cas le résultat systématique d'une politique consciente des autres pays  », ibid., p. 75.
 Ibid., p. 76.
 Ibid., p. 77.
 Ibid., pp. 79-80.
 A. O. Hirschman, « Beyond assymmetry : critical notes on myself as a young man and on some other old friends », publié initialement dans International Organization (1978), reproduit en préface à la deuxième édition de, National power and the structure of foreign trade, (1980), p. VI.
 Ibid., p. VII.
 A. O. Hirschman, Journey toward progress, ouv. cit., p. 162.
 Ibid., p. 176.
 Ibid., p. 181.
 Ibid., p. 193.
 Ibid., p. 195.
 Ibid., p. 199.
 Ibid., p. 208.
 Ibid., p. 209.
 Ibid., p. 213.
 Ibid., p. 215.
 Ibid., p. 216.
 Ibid., p. 220.
 Ibid., p. 221.
 Ibid., p. 221.
 « L'inflation propose alors une façon presque miraculeuse de transiger, dans une situation où les parties - deux ou plus-, qui ne sont pas prêtes psychologiquement à un compromis pacifique, semblent lancées dans une course qui les mènent droit dans le mur», ibid., p. 223. 
 « Il est possible qu'après avoir joué plusieurs fois à ce jeu, les parties en présence vont se rendre compte de sa futilité. Ou alors, un nouvel élément fera son apparition qui rendra possible une accalmie, une trêve ou un accord », ibid., p. 223.
 A. O. Hirschman, « The social and political matrix of inflation : elaboration on the Lain American perspective » (1978), repris dans A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 181.
 « Au lieu de contribuer à la réalisation de cette solution fondamentale dont on a tant fait l'éloge, la stratégie structuraliste pourrait entraîner le développement d'un sentiment d'incapacité à faire face », ibid., p. 183.
 Ibid., p. 178.
 Ibid., p. 185.
 Ibid., p. 192.
 Ibid., p. 195.
 Ibid., p. 197.
 Ibid., p. 200.
 Ibid., p. 200.
 Ibid., p. 201.
 « Dans la grande majorité des cas, l'hyperinflation a conduit non pas à la révolution, mais à l'intervention militaire, à la répression et à la tentative de supprimer l'activité syndicale», ibid., p. 204.
 Ibid., p. 207.
 A. O. Hirschman, « Grandeur et décadence de l’économie du développement » (1981), in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique , Paris, Gallimard, 1984, p. 45. Voir aussi, A. O. Hirschman, « On Hegel, Imperialism and Structural stagnation », reproduit dans Essays in trespassing, 1981.
 Ibid., p. 46.
 A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit., p. 18.
 Ibid., p. 17.
 Ibid., p. 18.
 A. O. Hirschman, « A generalized linkage approach to developement with special reference to staple », publié initialement en 1977 dans le volume 25 de Economic Developement and Cultural Change ; repris dans A. O. Hirschman, Essays in Trespassing, ouv. cit., p. 89. Voir également A. O. Hirschman, « Linkage », in New palgrave : a dictionary of economics, vol. 3, 1987, pp. 206-211.
 Ibid., p. 96.
 J. A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Fayard, 1984, p. 30.
 A. O. Hirschman, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché », dans A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 342.
 Ibid., p. 343.
 Ibid., cité p. 344. La convergence avec l’œuvre de Claude Lefort est également très nette. Voir tout spécialement, « Machiavel : la dimension économique du politique » dans C. Lefort, Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978.
 Ibid., p. 348.
 Ibid., p. 350.
 Ibid., p. 353.
 Ibid., p. 354.
 Ibid., p. 354.
 Ibid., p. 355.
 Ibid., p. 357.
 Ibid., p. 359.
 Ibid., p. 359.
 Ibid., p. 360.
 A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 287.
 Concernant ces critiques, voir P. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste, Paris, Seuil, 1991, voir aussi, W. Kymlicka, Les théories de la justice. Une introduction, Paris, La Découverte, 1999.
 Nous nous appuyons ici sur, J. Couture, « Rationalité et consensus » introduction à J. Couture (dir.), Éthique et rationalité, Liège, Mardage, 1987, pp. 7-23, et, Ch. Mouffe, Le politique et ses enjeux, Paris, La Découverte, 1994. Voir la réponse apportée dans C. Audard, « John Rawls et le concept de politique », présentation de John Rawls, Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993.
 Sur ce point, J. Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995.
 A. O. Hirschman, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché », art. cit., p. 343.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., pp. 45-46.
 Le verbe « bricoler » a en français trois sens assez enchevêtrés : premièrement, il désigne « un mouvement de va et vient », deuxièmement, un « mouvement de zigzag » (le zigzag est la trajectoire bien particulière qu’enregistre le projectile dans certains jeux comme le billard ou la paume) ; troisièmement il désigne la « ruse », la manœuvre détournée, parfois sournoise. Voir entrée « Bricoler » dans Trésor de la Langue Française.
 Voir C. E. Lindblom, « Still muddling, not yet through », Public Administration Review, nov.-dec. 1979, pp. 517-526, p. 526 note 21 ; sur leur collaboration et les convergences évidentes, voir également les indications dans R. A. Dahl, « Bold critic, cautious reformer, skeptical but hopeful rationalist », in H. Redner (ed.), An heretical heir of the Enlightment : politics, policy and science in the works of Charles E. Lindblom, West View Press, 1993, pp. 23-30.
 A. O. Hirschman, « Convergence avec Michel Crozier» (1990), in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 193.
 A. O. Hirschman et C. A. Lindblom, « Economic development, research and development, and policy making : some converging views », repris dans A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit., p. 63. Nous laissons de côté ici les convergences relevées également dans l’article avec les travaux de B. Klein et W. Mekling consacrés aux problèmes du développement des systèmes de défense.
 Ils notent, « Dans une certaine mesure, l’économie accrue par l’emploi de ressources de ressources données pouvant aller de pair avec une croissance équilibrée est plus que compensée par une mobilisation accrue des ressources qu’implique une croissance déséquilibrée », ibid., p. 65.
 Sont mentionnés dans l’article, C. E. Lindblom, « Policy analysis », American Economic Review, vol. 48, 1958 ; « Tinbergen on policy making », Journal of Political Economy, vol. 66, 1958 ; « The handling of norms in policy analysis », in M. Abramovitz (ed.), Allocation of Economic Resources, 1958 ; et donc, « The science of muddling through », Public Administration Review, 19, 1959.
 Ibid., p. 72. Dans « The science of muddling through », Lindblom distingue la « branch method » de la « root method » : « la première se construit continuellement à partir de la situation actuelle, étape par étape et petit à petit ; la seconde naît à chaque fois sur des bases nouvelles, se construit à partir du passé seulement de la même façon que l’expérience s’incarne dans une théorie, et elle est toujours disposée à tout recommencer à zéro », art. cit., p. 81.
 « Il s’agit de la complexité, c'est-à-dire l’incapacité de l’homme à saisir les interrelations dans le présent et les futures répercussions de certains processus sociaux et de certaines décisions, ainsi qu’une connaissance imparfaite et des conflits de valeur», ibid., p. 79.
 Pour Hirschman, « c’est la difficulté de mobiliser des ressources potentiellement disponibles et le fait de prendre des décisions en lui-même ; l’inadéquation des motivations à résoudre des problèmes, ou inversement, le besoin d’incitation à la prise de décisions  », ibid., p. 79
 Ibid., p. 81.
 Plus nettement, « Dans Stratégie , Hirschman tente à la fois de reconnaître de telles relations et d’exhorter les décideurs à les reconnaître à chaque fois que cela est possible. Lindblom suggère que ce type de conséquences indirectes – à savoir celles qui découlent de l’effet de la décision sur d’autres décideurs – échappera souvent aux analyses quoiqu’il arrive ; c’est pourquoi le décideur ne doit pas essayer de toujours anticiper et comprendre ce type de conséquences indirectes, il doit plutôt les traiter au cours des étapes importantes de la prise de décision, si et quand elles apparaissent problématiques », ibid., p. 81.
 Ibid., p. 82.
 Voir également l’utilisation que fait F. Jacob de cette distinction straussienne ; F. Jacob, Le Jeu des possibles, partie 2, « Le bricolage de l’évolution », Paris, Fayard, 1981.
 Y. Deforge note, « la vrai finalité du bricolage est expressive, expression de soi, de son pouvoir créatif, de sa capacité de dialogue avec la matière rébarbative, de son besoin de s’investir dans une œuvre personnelle », Y. Deforge, « Simondon et les questions vives de l’actualité », postface à G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 3e éd., 1989, pp. 269-331.
 Comme le souligne magnifiquement C. Lévi-Strauss, « le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est à dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures », La pensée sauvage, ouv. cit., p. 31.
 Sur la place de l’écart et de sa médiation, sur la nécessité de « vivre ensemble à la bonne distance » chez Lévi-Strauss, voir surtout, C. Clément, Lévi-Strauss ou la structure du malheur, Paris, Seghers, 2e ed., 1985.
 Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier 1961, p. 82.
 On trouve, dans le domaine de l’Histoire, une réponse générale dans l’article programmatique de C. Ginzburg et C. Poni, « La micro-histoire », Le Débat, 1985, pp. 133-136. Le retour au local, à la marge caractérise également les recherches de N. Zemon-Davis.
 Sur la question du pouvoir et du totalitarisme, voir l’article de synthèse de L. Ferry et E. Pisier-Kouchner, « Le totalitarisme », in M. Grawitz et J. Leca (dir.), Traité de science politique, vol. 2, 1985, pp. 115-159.
 C. Ginzburg et C. Poni, « La micro-histoire », art. cit., p. 136.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 105.
 Sur cette dimension du message keynesien, voir les remarques d’Hirschman dans les premières lignes de « Ideologies of economic developement in Latin America », publié intialement en 1961, reproduit dans, A. O. Hirschman, A bias for hope, ouvrage déjà cité.
 « le rôle du groupe des intellectuels », écrivait Schumpeter, « consiste primordialement à stimuler, activer, exprimer et organiser les sujets de mécontentements et, accessoirement seulement, à en ajouter de nouveaux », J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, p. 209.
 Ibid., p. 55.
 Deux ouvrages sont jugés significatifs par Hirschman. Le premier, La Germania alla Conquista dell’Italia publié en 1914 par G. Preziosi. Hirschman reproduit ici un jugement caractéristique proposé par l’économiste italien : « le pangermanisme procède toujours partout selon les mêmes règles rationnelles et bien étudiées qui consistent à fonder une ou plusieurs banques, prendre le contrôle du système de crédit, de l’épargne , du commerce, de l’industrie et de la marine marchande, et créer un réseau dense d’intérêts et de clients, ce qui amène à l’asservissement des autres nations à l’Allemagne » (Preziosi, cité ibid., pp. 56-57). Le témoignage jugé le plus significatif en raison de la stature scientifique de son auteur est cependant celui de l’historien français H. Hauser. Dans Les Méthodes Allemandes d’Expansion Economique (1915), il présente, bien qu’avec quelques nuances, un diagnostic comparable, notant, par exemple, « grâce à cette concentration de toute son énergie, et à cette direction unique, l’Allemagne économique est devenue une puissance au moins aussi redoutable et de même nature que l’Allemagne militaire : une puissance de domination et de conquête »(Hauser, cité ibid., p. 57).
 Ibid., p. 58.
 « Bien qu’elle fut à première vue moins évidente, on pouvait remarquer une tendance similaire en Grande Bretagne où l’accent d’abord mis sur la solidarité économique avec les alliés contre l’ennemi se porta doucement sur la protection britannique contre l’étranger et le problème de l’approvisionnement de l’Empire » ibid., p. 63.
 Ibid., p. 64.
 Ibid., pp. 67-68.
 Ibid., p. 25.
 Ibid., p. 32.
 Ibid., p. 37.
 Ibid., p. 37.
 A. O. Hirschman, Journeys toward progress, ouv. cit., p. 5 et p. 6.
 Ibid., p. 231.
 Ibid., p. 232.
 Ibid., p. 236.
 Ibid., p. 236.
 Ibid., p. 237.
 Ibid., p. 243
 Ibid., p. 247.
 Ibid., p. 248.
 Un autre texte d’Hirschman lui permet de conclure, « que les idéologies qui prévalent en Amérique latine sont souvent d’une grande originalité, généralement moins rigides qu’à première vue, et sont elles-même dans un continuel processus d’adaptation aux évolutions rapides de la réalité », A. O. Hirschman, « Ideologies of economic development in Latin America », art. cit., p. 306.
 A. O. Hirschman, Development projects observed, ouv. cit., p. 1.
 A. O. Hirschman, Development projects observed, ouv. cit., p. 5.
 Ibid., p. 29.
 Ibid., p. 13
 Ibid., p. 14.
 Ibid., p. 26.
 Ibid., p. 26.
 Ibid., p. 28.
 Ibid., p. 31.
 Voir, dans le même esprit, A. O. Hirschman, « Obstacles to development : a classification and a quasi-vanishing act » (1965), dans lequel Hirschman analyse les cas d’obstacles initiaux s’étant révélés des atouts du changement, les cas où leur élimination s’est avéré inutile, les cas enfin où le développement s’en est accommodé. Repris dans A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit.
 A. O. Hirschman, « The turn to autoritarism and the search for its economic determinants », in A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., pp. 98-99.
 Ibid., pp. 101-102.
 Ibid., p. 105.
 Comme le résume Hirschman, « sa thèse principale est que l’émergence de régimes autoritaires dans la plupart des pays d’Amérique latine depuis les années soixante est principalement, même si de façon indirecte, liée aux difficultés de l’ « intensification », qui sont à même d’attaquer le processus d’industrialisation. L’  « intensification » se définit par la mise en place, grâce à des effets de liaison en amont, des entrées intermédiaires et des industries de biens d’équipement, une fois que les industries du « stade final » qui produisent les biens de consommation ou dernière nécessité sont installées » ibid., p. 105.
 « Quels sont, s’il y en a, les problèmes économiques interprétés comme ayant , directement ou indirectement, rendu un nombre de pays mûrs pour l’installation de régimes autoritaires ? Si la question se pose sous cette forme, on s’interroge à la fois sur les problèmes économiques en tant que tels et sur la façon dont ils ont affecté la conscience de différents groupes politiques et sociaux », ibid., p. 109.
 Ibid., p. 118.
 Hirschman signale ici, « il est concevable pour l’articulation des problèmes et l’élaboration de propositions que leur solution se développe par moments complètement indépendamment de ce qui se passe en réalité dans l’économie et la société », ibid.
 Ibid., p. 123. Dans « Underdevelopment, obstacle to the perception of change, and leadership » (1967) Hirschman analysait les réticences naturelles au changement. Mais il montrait que le rôle des décideurs, des intellectuels, des hommes d’affaire, était justement de modifier l’opinion moyenne ; des qualités exceptionnelles étaient requises, en particulier la capacité d’user, sequentiellement du charisme et de compétences. Repris dans A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cité.
 A. O. Hirschman, « The turn to autoritarism and the search for its economic determinants », art. cit., p. 124.
 Ces deux fonctions du gouvernement sont déjà présentées dans le chapitre XI de Stratégie du Développement Économique. Il notait alors, « pour mener une politique efficace, l’Etat doit promouvoir le développement par des interventions destinées à créer des stimulants et des pressions déterminant une nouvelle action ; il doit ensuite se tenir prêt à réagir à ces pressions et à les amortir en toutes sortes de secteurs » , A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 229. Dans un article récent, il note similairement, « dans une économie en développement, le gouvernement a essentiellement deux fonctions […] : l’une consiste à stimuler la croissance, l’autre à corriger les nombreux déséquilibres et inégalités qu’engendre inévitablement cette croissance », Hirschman, « La rhétorique progressiste et le réformateur », art. cit., p. 236.
 A. O. Hirschman, « The turn to autoritarism and the search for its economic determinants », art. cit., p. 124, p. 125.
 « Les responsables de la fonction entreprenariale ne sont généralement pas seulement inconscients de l’émergence du besoin d’actions complémentaires, mais sont souvent fermement opposés à toute application de la fonction de réforme », ibid., p. 125.
 Ibid., p. 127.
 A. O. Hirschman, « The tolerance for inequalities… », in A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 55. Un peu avant il précisait, « aussi longtemps que dure l’effet tunnel, tout le monde se sent plus riche, à la fois ceux qui sont devenus plus riches et ceux qui ne le sont pas devenus. Il est ainsi davantage concevable que certaines distributions inéquitables des nouveaux salaires générés par la croissance soient préférées à une distribution équitables des nouveaux salaires générés par tous les membres de la société. Dans cette éventualité, l’augmentation dans l’écart des salaires ne serait pas seulement tolérable sur le plan politique ; elle serait aussi tout à fait désirable du point de vie du bien être de toute la société », ibid., p. 43.
 « La route capitaliste qui mène au développement semble particulièrement mal appropriée aux sociétés fortement segmentées », ibid., p. 50.
 A. O. Hirschman, « The turn to authoritarism and the search for its economic determinants », art. cit., p. 131.
 Ibid., p. 131.
 Hirschman explique qu’il a ici analysé « le processus de développement en Amérique latine comme le déploiement séquentiel des fonctions entrepreneuriale et de réforme », portant nettement l’accent sur, « le soutien idéologique évolutif des deux fonctions, leur synchronisation, et l’identité communautaire des réformateurs en liaison avec celle des entrepreneurs », ibid., p. 133.
 Voir un autre texte caractéristique daté initialement de 1976 et reproduit dans les Essays in trespassing : « On Hegel, imperialism, and structural stagnation », pp. 166-176.
 A. O. Hirschman, « La rhétorique progressiste et le réformateur », in J. Affichard et J.-B. de Foucauld (dir.), La Justice Sociale dans les Démocraties, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 238.
 D’où la vulnérabilité de l’ensemble à l’accusation suivant laquelle l’ouvrage ne serait qu’Inquisition assez approximative.
 Sur cette question voir par exemple, W. Henderson, “Style, persuasion and The General Theory », in W. Henderson, Economics as Literature, London & New York, Routledge, 1995.
 Quelques indications dans R. E. Backhouse, « Rhetoric », in J. B. Davis, D. Wade Hands and U. Mäki, The Hanbook of Economic Methodology, Edward Elgar, 1998, pp. 419-422.
 D. N. McCloskey, « The Rhetoric of Economics », Journal of Economic Literature, vol. 31, juin 1983, pp. 482-517. Pour les débats suscités par l’ouvrage et les réponses apportées, D. N. McCloskey, Knowledge and Persuasion in Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994
 C. Geertz, Works and Lives : The Anthropologist as Author, 1988, traduction française, Ici et Là-Bas : L’Anthropologue comme Auteur, Paris, Métailié, 1996.
 A. O. Hirschman, The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy, 1991, trad. Française, Deux Siècles de Rhétorique Réactionnaire, Paris, Fayard, 1991, p. 10.
 A. O. Hirschman, « The Welfare-State in trouble : structural crisis or growing pains ? », in A. O. Hirschman, Rival views on market and other recent essays, 1986, p. 169.
 T. H. Marshall, « Citizenship and social class » conférence faite en 1949 à Cambridge à l’occasion des Alfred Marshall lectures.
 La différence entre l’historique et le morphologique est proposée par C. Ginzburg dans la préface à son recueil, Morphologie et Histoire….
 A. O. Hirschman, Deux Siècles de Rhétorique Réactionnaire, ouv. cit., p. 21.
 Ibid., p. 22.
 Ibid., p. 28.
 Il note ici, “ sur le plan formel, ces réorientations radicales ne dépendent que d’une légère modification des façons de penser consacrées, mais la variante qui résulte d’une telle modification possède une affinité pour de tout autres croyances et idées, ce qui fait qu’elles s’y incorpore pour donner naissance à une Gestalt, une configuration entièrement nouvelle et qu’il devient presque impossible de reconnaître le lien qui unit intimement celle-ci à l’ancienne ”, ibid., p. 33.
 Hirschman mentionne également Joseph de Maistre qui dans Considérations sur la France notait : “ on peut même remarquer une affectation de la Providence (qu’on me permette cette expression), c’est que les efforts du peuple pour atteindre un objet sont précisément le moyen qu’elle emploie pour l’en éloigner… Que si l’on veut savoir le résultat probable de la Révolution française, il suffit d’examiner en quoi toutes les factions se sont réunies : toutes ont voulu l’avilissement, la destruction même du Christianisme universel et de la Monarchie ; d’où il suit que tous leurs efforts n’aboutiront qu’à l’exaltation du Christianisme et de la Monarchie.Tous les hommes qui ont écrit ou médité l’histoire ont admiré cette force secrète qui se joue des conseils humains ”, ibid., pp. 37-38.
 Relevé par A. O. Hirschman, Deux Siècles de Rhétorique Réationnaire, ouv. cit., pp. 51-52.
 Relevé par A. O. Hirschman, ibid., p. 54.
 Lors de son échange avec R. Boudon, Hirschman se défend d’avoir donner la part trop belle à l’argument de l’effet pervers et d’avoir nier que l’effet pervers pouvait aussi avoir un contenu positif. Ce qui l’a motivé était plutôt d’attirer l’attention sur le fait que la notion d’effet inattendu de l’action humaine avait subi une véritable mutation à partir de la fin du XVIIIe siècle. Alors que jusque là on la présentait plus volontiers sous l’angle du « bienfait déguisé », elle devient quasiment synonyme d’effet pervers par la suite. Or il est indispensable de bien percevoir cette « dérive sémantique » et ce afin de garder en mémoire la différence pouvant exister entre le « non intentionnel » et l’« indésirable ». L’accent porté sur l’indésirable traduit en réalité une véritable répugnance au changement, « l’effet pervers agit comme un aimant pour tous ceux qui abominent la complexité et ont soif de certitude, ceux que la notion de conséquences involotaires met profondément mal à l’aise », A. O. Hirschman, « L’argument intransigeant comme idée reçue », Le Débat, n°69, mars-avril 1992, p.72. Il faut à l’inverse, d’une part, être lucide vis-à-vis des conséquences inattendues, tant positives que négatives, du changement ; d’autre part, ne pas dévaloriser la notion même de changement progressif.

 Voir les échanges assez violents entre Boudon et Hirschman concernant l’interprétation des lois paretiennes ; R. Boudon, « La rhétorique est-elle réactionnaire ? », Le Débat, n°69, 1992, pp. 95-96, et réponse d’Hirschman, art. cit., pp. 104-105.
 A. O. Hirschman, Deux siècles de Rhétorique Réactionnaire, ouv. cit., p. 122.
 Ibid., pp. 127-128. En 1993, Hirschman insistera sur ce point, « dans le cas de l’effet pervers, l’univers social est perçu comme un domaine éminemment instable où chaque mouvement suscite de nombreux mouvements contraires et imprévisibles ; dans le cas de l’effet d’inanité, au contraire, l’univers social paraît extraordinairement stable et structuré conformément à des lois immanentes que l’action humaine est impuissante à modifier », A. O. Hirschman, « La Rhétorique Réactionnaire : deux ans après », article publié initialement dans Government and Opposition, 1993, repris dans, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995, p. 75.
 A. O. Hirschman, Deux siècles de Rhétorique Réactionnaire, ouv. cit., pp. 133-134.
 Cité par Hirschman, ibid., p. 185.
 Ibid., p. 200. En 1993, dans son article rétrospectif, le jugement porté sur cet argument est assez différent. L’argument contient de réelle promesses heuristiques. Sa généralisation permet d’attirer l’attention sur les cas de développement séquentiel dans lequel la réussite d’une première phase peut constituer un obstacle au développement des phases suivantes. Hirschman forge la notion de « syndrome de l’enlisement » et indique alors synthétiquement, « il faut aussi prêter attention aux situations ou un pas en avant contrariera le suivant… La prise de conscience et l’exploration systématique de ces séquences potentiellement « avortées » pourraient attirer l’attention sur quelques-uns des dangers les plus insidieux qui guettent les expériences actuelles de changement social », A. O. Hirschman, « La Rhétorique Réactionnaire : deux ans après », art. cit., pp.84-85. Le problème est soulevé déjà dans une étude publiée initialement en 1989, « Qu’il ne faut pas nécessairement suivre la règle « une seule chose à la fois » », reproduit dans, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit.
 Sur le tableau : « tout en facilitant la besogne par sa présentation même, il incite à s’interroger sur un certain nombre d’interactions et de corrélations entre les différentes positions », A. O. Hirschman, Deux Siècles de Rhétorique Réactionnaire, ouv. cit., pp. 219-220.
 A. O. Hirschman, « La Rhétorique Réactionnaire : deux ans après », art. cit., p. 91.
 Ibid., p. 92.
 Il note, dans un autre texte : « La raison dans sa totalité ce sont nos diverses manières de discerner le bien et d’y tendre. La raison ce serait donc en quelque sorte le bien appréhendé par ce que l’on croit, le bien appréhendé par la pensée. Ce serait cela pour moi le rationnel ou le raisonnable. La distinction entre ce que l’on croit et ce que l’on fait ; entre la pensée et l’action, est une distinction artificielle, dictée par l’analyse, tout comme est une distinction artificielle celle dressée entre le rationnel et le bien ». H. Putnam, Définitions, Combas, L’Eclat, 1992, p. 79.
 H. Putnam, « Comment ne pas résoudre les problèmes éthiques », in H. Putnam, Le Réalisme à Visage Humain, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 358-359. Dans un texte intitulé « Au delà de la dichotomie en fait et valeurs », il souligne que les notions de cohérence et de simplicité dans les sciences ne sont que des valeurs partagées par la communauté scientifique, résultent de « marchandages, pour lesquels il n’existe aucune règle ou méthode formelle ». Ce sont alors des valeurs pesées, négociées qui « servent de guide à l’action ». Il résume en notant, « si les « valeurs » paraissent un peu suspectes d’un point de vue étroitement scientifique, elles ont, à tout le moins, de nombreux « compagnons dans la faute » : la justification, la cohérence, la simplicité, la référence, la vérité, etc. Toutes ces notions manifestent les mêmes problèmes que le bien et le bon, d’un point de vue épistémologique. Aucune d’elles n’est réductible à des notions physiques : aucune d’elles n’est gouvernée par des règles syntaxiquement précises. Plutôt que de renoncer à elles toutes ( ce qui serait abandonner l’idée de pensée et de discours) et plutôt que de faire ce que nous faisons, c’est-à-dire rejeter certaines – celles qui ne cadrent pas avec une conception instrumentaliste étroite de la rationalité elle-même en défaut de justification intellectuelle – nous ferions mieux de reconnaître que toutes les valeurs, y compris les valeurs cognitives, tirent leur autorité de notre idée d’épanouissement humain et de notre idée de la raison. Ces deux idées sont liées : l’image que nous nous faisons de l’intelligence théorique idéale fait simplement partie de notre idéal de l’épanouissement humain total, et n’a aucun sens, si on l’arrache à l’idéal total », ouv. cit., pp. 295-299.
 H. Putnam, « Comment ne pas résoudre les problèmes éthiques », in H. Putnam, Le réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994, p. 360.
 A. O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, ouv. cit., p. 239.
 L’illusion du synergisme c’est « l’affirmation que réformes nouvelles et anciennes ne peuvent que s’harmoniser et se renforcer réciproquement » ibid., p. 246.
 Le soutien réciproque affirme « la nécessité de procéder d’urgence à de nouvelles réformes pour parer aux menaces qui autrement de manqueraient pas de se réaliser » ibid., p. 246.
 Ibid., p. 241.
 Ibid., p. 251.
 Ibid., p. 251.
 Ibid., p. 254.
 A. O. Hirschman, « La Rhétorique Réactionnaire : deux ans après », art. cit., p. 94.
 A. O. Hirschman, « La rhétorique progressiste et le réformateur », art. cit., pp. 251-252.
 A. O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, ouv. cit., p. 265.
 Ibid., p. 266.
 B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, vol. 33, 1985.
 La contribution d’A. Bergounioux et B. Manin, La Social-Démocratie ou le Compromis, Paris, PUF, 1979., revient sur les premières grandes contributions, tout particulièrement les débats de langue allemande suscités par les travaux classiques de K. Kautsky et E. Bernstein. Rappelons ici l’implication au début des années trente du jeune Hirschman dans les discussions des mouvements de jeunesse du SPD allemand.
Selon Bergounioux et Manin, deux grands traits permettent de définir, de façon idéale-typique un projet social-démocrate :
* Sur le plan politique, un régime social-démocrate marque l'accession au pouvoir d'un parti de classe, enraciné dans la classe ouvrière grâce aux relais que constituent les organisations intermédiaires, en particulier, les syndicats. Cette condition est alors le préalable à l'acceptation sans réserve du système de la démocratie représentative. En effet, la constitution d'un parti de classe permet d'éviter le biais de la démocratie libérale, système dans lequel vote des citoyens atomisés et dont on a, de la sorte, gommé les différences de conditions sociales. Désormais, en revanche, l'action sociale peut être prônée dans la mesure où la lutte des classes investit le processus démocratique.
** Cependant, contrairement à ce que prévoit le léninisme, la victoire électorale ne doit pas s'accompagner d'une volonté d'éradication de la bourgeoisie ; le cas contraire en effet, s'accompagne d'une volonté tendanciellement infinie d'exclusion et donc de tyrannie. L'État Social-Démocrate, doit donc apparaître comme le garant de l'intérêt général, situé au dessus des conflits de classe. Cette situation rend nécessaire alors un compromis avec la bourgeoisie ; un gouvernement social-démocrate exige, d'une part, plusieurs trains de mesure : a) vigoureuse politique de redistribution des revenus et système de protection sociale b) orientation, plus ou moins accentuée, de la vie économique par la planification et le développement d'un secteur nationalisé c) obligation de concertation entre patronat et syndicats. Mais, en retour, ce même gouvernement accepte que la sphère économique soit régulée par les mécanismes de marché, dans un régime de propriété privée ; il y a donc abandon progressif de l'idée d'une collectivisation complète des moyens de production. Mais sur ce point également, l'équilibre est respecté par l'existence, au sein de l'entreprise, d'un contre-pouvoir syndical. Le fonctionnement est ici assuré par l'existence d'organisations structurées capables de mettre en place, à tous les niveaux des équipes de délégués représentatifs de la masse et dont en retour les décisions seront suivies. Le principe de conflictualité est maintenu mais on tente ici de le traduire dans un langage pacifié. Le fondement du programme est alors la recherche constante de transaction et de compromis entre la classe ouvrière organisée et la grande bourgeoisie.
 B. Manin, « Du bon usage de la Social-Démocratie », Le Débat, vol. 60, 1990, pp. 122-125.
 A. O. Hirschman, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché », art. cit., p. 267.
 Ibid., p. 268.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 130.
 Dans l’entretien donné à R. Swedberg (“Hirschman”, in Economics and sociology : redefining their boundaries : conversations with economists and sociologists, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1990, pp. 152-165.), Hirschman souligne : “ Je me suis toujours lancé dans la rédaction de mes livres à partir d’une simple ébauche, qu’une sorte d’idée qu’il m’a paru intéressant d’approfondir a peu à peu fait éclore comme ces fleurs de papier chinoises qu’on met dans l’eau ”, ibid., p. 155.
 définissant alors ces facteurs comme des données a priori qui ne sont susceptibles d’aucun changement dans le développement de l’analyse.
 A. O. Hirschman, A Bias for Hope, ouv. cit., p. 2. Il ne pense pas que la construction hypothétique d’une science sociale unifiée (integrated social science) soit la solution ; il croit davantage dans l’utilité du classement et de l’évaluation des études partielles, mêmes imparfaites (mini-building-blocks), déjà effectuées. En fait, ce choix découle directement de sa démarche “ micro-sociale ” adoptée dans ses différentes recherches ; voir le point 2 de cette section.
En ce qui concerne les concepts de Prise de parole et de Défection, il paraît important de tenir compte du contexte spécifique à la science politique dans lequel Exit, voice and loyalty fut écrit afin de comprendre, en partie, l’orientation normative à la base de cette modélisation des rapports entre économie et politique ; voir la partie II.
 Ainsi, quels sont les liens entre croissance économique et démocratie ? L’inflation, le chômage, l’industrialisation, etc. sont d’autres exemples possibles.
 A. O. Hirschman, A bias for hope, Ibid., p. 8.
 Néanmoins, deux obstacles empêchent le plein développement de cette conception : d'une part, les économistes (ou les politologues) ne sont pas motivés par des recherches interdisciplinaires, et d'autre part, les conséquences politiques, pour le cas des économistes, de leur raisonnement peuvent s’opposer aux valeurs qu'ils défendent en tant que citoyen, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 268.
 A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit., p. 13.
 Il s'agit par exemple d'utiliser les outils de la théorie économique de la monnaie pour l'analyse politique du pouvoir ; le langage de la première (accumulation, dépense, etc.) est employé dans un sens métaphorique à la compréhension de la seconde, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 268.
 An economic theory of democracy d'A. Downs supposant des partis politiques essentiellement motivés par leurs résultats électoraux (nombre de voix), ou, The logic of collective action de M. Olson montrant l'incapacité des individus à développer une action collective escomptant en bénéficier au moindre coût (comportement du free-rider), illustrent cette tendance ascendante de la science économique de la fin des années soixante.
 Ibid., p. 4.
 In A. O. Hirschman, Essays in trespassing, pp. 209-284.
 Hirschman souligne : “cette période permis d’observer tout autant un accroissement de l’action collective qu’un considérable renouveau d’intérêt à propos d’approches théoriques attentives à une participation politique accrue de tous aux choix collectifs », ibid., p. 211.
 Dans l’entretien avec R. Swedberg, il reconnaît d’ailleurs avoir écrit Exit, Voice and Loyalty sans tenir compte explicitement de la thèse d’Olson. Les critiques qui s’ensuivirent (notamment B. Barry, “Review Article : ‘Exit, Voice, and Loyalty’”, British Journal of Political Science, 4, January 1974, pp. 79-107.) l’incitèrent alors “ à développer sous plusieurs modalités une alternative théorique à cette conception du comportement rationnel ”, R. Swedberg, « Hirschman », art. cit., p. 159.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 123.
La “ rationalité cachée ” des pratiques sociales freine donc la prétention de la théorie à vouloir tout expliquer et tout prévoir. C’est la raison pour laquelle Hirschman procède constamment à une critique a posteriori des éléments théoriques qu’il élabore. Il se défend de voir dans ce “ penchant à l’autosubversion ” une attitude “ antithéorique ” ; les concepts de Prise de parole et de Défection constituent à cet égard probablement la meilleure illustration de son inclination pour la théorie, Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 129-130. Il ajoute ailleurs : “ je crois que je cherche à concilier le désir de théorisation, mais aussi le goût de la théorie, d’un côté, et la gêne que m’inspire la théorisation poussée à l’extrême, de l’autre ”, A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 123.
 Le modèle suit la séquence suivante : à un premier niveau de développement, le système économique (forces productives) fonctionne au sein d’une structure institutionnelle donnée (rapports de production) ; un second niveau est atteint lorsque la croissance économique freinée voire arrêtée par l’organisation politique restée inchangée depuis l’étape précédente provoque une évolution institutionnelle ; celle-ci est nécessaire pour permettre le retour de la croissance économique et a toutes les chances de se produire sous l’action de groupes sociaux puissants (powerful social group) ressentant le besoin de changement, A. O. Hirschman, A Bias for Hope, ouv. cit., pp. 16-17.
 La possibilité du changement politique n’est pas limitée à l’existence d’un groupe homogène au sein duquel les membres sont parfaitement conscients de leur intérêt commun.
 Ibid., p. 18.
 Les “ forces productives ” en constante évolution butent sur les structures institutionnelles en place, le plus souvent inertiques, rendant alors nécessaire leur changement.
 Voir le Chapitre 1.
 Ce dernier point est caractéristique de la méthode générale suivie par Hirschman ; les concepts de Prise de parole et de Défection depuis Exit, Voice and Loyalty en passant par A bias for hope, les Essays in trespassing, Shifting involvements, Rival views of market society jusqu’à A propensity to self-subversion ont subi diverses modifications rendues nécessaires par les contradictions entre théorie et pratique ; voir la partie II de ce Chapitre.
 Cette conception a partie liée avec le “ penchant à l’autosubversion ” qui caractérise les travaux d’Hirschman. Elle rejoint aussi l’idée de “ confiance dans le doute ” (commitment to doubt) définissant la méfiance et le problème de pertinence que suscite tout nouveau développement théorique. Hirschman note : “ Il s’agit seulement de découvrir de nouveaux aspects de la réalité afin que la validité de la théorie en sorte élargie ou diminuée ; c’est pour moi une activité agréable et intéressante. Je dirais donc que doute et idée sont indissociables ”, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 112.
 R. Swedberg, « Hirschman », art. cit., p. 56.
 Ibid., p. 56.
 La complexité de la “ réalité sociale ” explique ce rôle limité ; l’antinomie supposée de ces deux mécanismes institutionnels a été par exemple contredite par la découverte de nouveaux faits conduisant à une extension de la première formalisation ; voir A. O. Hirschman, “ Défection et prise de parole dans le destin de la République démocratique allemande ”, in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 19-68., et le point II de ce Chapitre.
 Introduisant Exit, voice and loyalty, Hirschman souligne : “ la défection et la prise de parole, les forces du marché et les forces extérieures au marché, les mécanismes économiques et les mécanismes politiques ont été présentés comme deux protagonistes placés strictement sur le même plan ”, Défection et prise de parole. Théorie et applications. Face au déclin des entreprises et des institutions, ouv. cit., p. 38.
 Ibid, p. 33.
 Ibid., p. 36.
Une telle formalisation se prête a priori à un degré de généralité qui peut contredire l’approche micro-sociale soutenue par Hirschman. Ne va t-on pas être conduit à étendre sans cesse les mécanismes de Prise de parole et de Défection à de nouveaux domaines réduisant de fait la complexité de la “ réalité sociale ” ? Les variations apportées à la première écriture d’Exit, voice and loyalty, que nous abordons dans le point III, ont permis en ce sens d’éviter une simplification de la réalité que présuppose tout schéma d’explication générale, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 99.
 Cette attitude conduit M. S. McPherson a nommer Hirschman de “ sceptique constructif ” ; sceptique car il doute toujours de la pertinence des explications théoriques dont il est amené à se servir, et, constructif car il n’en reste pas à une seule critique négative mais fait figure de théoricien par les concepts (les effets de liaison en économie du développement, Prise de parole et Défection, les figures de la rhétorique, etc.) qu’il a introduit dans les sciences sociales, M. S. McPherson, “The social scientist as constructive skeptic : on Hirschman’s role”, in Development, Democracy, and the Art of Trespassing : Essays in Honor of Albert Hirschman, Foxley , M. S. McPherson & G. O’Donnel (ed.), 1986, pp. 305-315.1986, pp. 305-315.
 A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 7, pp. 75-77.
 Ouv. cit., pp. 139-148.
 Allant des attributs économiques et technologiques aux propriétés organisationnelles et administratives.
 Ibid., pp. 4-5.
 Nous reprenons ici en partie des éléments du point 4 du Chapitre 1.
 Ibid., pp. 130-139.
 Ibid., p. 139.
 Il s’agit de situations “ dans lesquelles les directeurs de projet ne savaient pas dans quelle mesure la réussite de leur projet reposait implicitement sur des caractéristiques modifiables, c’est-à-dire sur le réaménagement possible des réalités sociales, économiques et humaines de leur pays, d’une façon ou d’une autre“, ibid., p. 140.
 Notamment la distribution d’avantages économiques aux proches des détenteurs du pouvoir.
 Ibid., p. 145.
 On peut comme le propose Hirschman promouvoir un tel projet en dépit de son infériorité initiale pour la raison qu’il peut aider à vaincre la désorganisation sociale (corruption, conflits régionaux, etc.) dans laquelle se trouve le pays ; en ce sens, l’investissement devient un déterminant positif à la coopération entre les Nigériens. Néanmoins, le transport routier n’est pas dénué non plus d’externalités positives en permettant la mobilité sociale, l’entrepreneuriat, etc.
 C’est ce point précis que cite Hirschman dans Exit, voice and loyalty, constitutif selon lui de sa réflexion sur les concepts de Prise de parole et de Défection, Défection et prise de parole, ouv. cit., pp. 76-77.
 A. O. Hirschman, Development projects observed, ouv. cit., p. 147.
 L’écriture d’Exit, voice and loyalty doit aussi beaucoup aux travaux d’économie du développement entrepris par Hirschman ; nombreux en effet sont les mécanismes théoriques présents dans La stratégie du développement que l’on retrouve implicitement ou explicitement dans Exit, voice and loyalty ; voir E. Furió-Blasco, “Introduccion. “La Estrategia del desarollo économico” y la construccion de una ciencia social Hirschmaniana”, in Albert O. Hirschman y el camino hacia el desarollo economico, E. Furio-Blasco (ed.), Fondo de Cultura economica, Mexico, 1998, pp. 66-74. et L. Meldolesi, Discovering the possible : the surprising world of Albert Hirschman, University of Notre Dame Press, London, 1995, pp. 141-161. Hirschman découvre rapidement que les principes issus de son expérience dans les pays en voie de développement s’appliquent simultanément aux pays capitalistes. Il montre par exemple la parenté involontaire des concepts de Latitude et de Prise de parole : “ je ne remarque qu’aujourd’hui la réelle affinité entre ces deux mécanismes, que j’ai étudiés jusqu’ici indépendamment l’un de l’autre ”, A. O. Hirschman, « A Dissenter’s Confession : Revisiting The Strategy of Economic Development », in G. Meier and D. Seers (ed.), Pioneers in Development, 1984, traduction française dans A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984, p. 84. Ce précédent d’économiste du développement le conduit à élaborer une approche plus générale “ pour comprendre le changement et la croissance ”, ibid., p. 84.
 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989, traduction française de Miti, emblemi, spie, 1986, Giulio Einaudi éd., Turin., et, Le sabbat des sorcières, Editions Gallimard, 1992, traduction française de Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Guilio Einaudi Editore s.p.a., Turin, 1989.
 Néanmoins, cette conception méthodologique n’empêche pas Ginzburg et Hirschman de rester favorables à la généralisation constitutive de la théorie.
 A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 38.
 L’approche économique de la politique soutenue par Olson ou Downs l’illustre.
 Hirschman déclare : “ Pour ma part, j’ai plaidé que la défection et la protestation étaient également importantes, et que le fait même que la protestation se manifestait était la preuve que la concurrence n’était pas parfaite ”, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 129.
 A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 58.
 Le constat de la faiblesse de l’action publique allait être contredit par les évènements de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix comme le souligne Hirschman dans les Essays in trespassing, ouv. cit., p. 211. La rédaction d’Exit, voice and loyalty est entreprise dès l’année 1968 précédant donc les évènements relatés.
 Nous nous appuierons pour cela sur les essais de P. Birnbaum, La fin du politique, Paris, Seuil, 1975, et G. Lavau, “ La démocratie ”, in Traité de science politique. Tome 2. Les régimes politiques contemporains, M. Grawitz & J. Leca (dir.), PUF, 1985, pp. 29-113.
 P. Birnbaum, La fin du politique, ouv. cit., p. 113.
Le “ Behavioralisme ” trouverait une influence majeure dans la pensée positiviste du XIXe siècle (Saint-Simon, etc.) selon Birnbaum.
 Plusieurs politologues sont cités dans Exit, voice and loyalty : principalement G.A. Almond et G.B. Powell Jr, A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 54., R. A. Dahl, ibid., p. 56., p. 115., Almond et S. Verba, ibid., p. 57., et D. Apter, ibid., p. 153.
 R. Dahl, Qui gouverne ?, Paris, A. Colin, 1971, traduction française de Who governs ?, New Haven, Yale University Press, 1961.
 A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 32.
 Ibid., pp. 23-24.
 Ibid., p. 23.
 L’économiste suppose l’entière efficacité de la Défection et refuse de considérer d’autres instruments de redressement alors que le politiste mise sur l’action de la Prise de parole et qualifie la Défection comme un comportement “ criminelle (…) de désertion et de trahison ”, ibid., p. 35.
 Ibid., p. 36.
 Ibid., p. 194 et p. 55.
 Hirschman raisonne sur l’élasticité de la demande par rapport à la qualité avec une fonction de demande à prix et coûts constants et une fonction de réaction de l’organisation.
 Les conditions sont inversées pour le cas de la Prise de parole ; voir le point 4.
 Ibid., p. 54.
 Ibid., p. 73.
 Ibid., p. 92.
 La question du Loyalisme, facteur renforçant de la Prise de parole, est abordée dans le point 2 de la partie III.
 Ibid., p. 32.
 Hirschman introduit l’idée de “ jeu de bascule classique ”, in « Exit and Voice : An Expounding Spheres of Influences », traduction française, « Défection et prise de parole : l’état du débat », in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 57-87., ou de “ modèle “ hydraulique ” simple : la dégradation suscite un mécontentement, dont la pression sera canalisée sous forme de prise de parole et de défection ; plus la pression s’échappe par la défection, moins elle nourrit la prise de parole ”, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 25.
 “ The new approach does not satisfy our craving for equilibrium, harmony, and final repose ”, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 237.
 Les caractéristiques structurelles sont définies par le type de l’organisation : économique ou politique, le degré de qualité, la durabilité et la disponibilité du bien ou du service distribué, et, le nombre d’acheteurs concernés, A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 73.
la Défection s’applique davantage aux organisations économiques produisant des produits de basses qualités ou non durables (faibles coûts), présents en grande quantité sur le “ march頔 ; la Prise de parole, à l’inverse, se manifeste plus à l’égard premièrement des organisations politiques au sein desquelles les “ membres ” disposent d’un pouvoir de négociation élevé susceptible de conduire à une politique efficace de redressement de la qualité, et deuxièmement des organisations distribuant des produits de hautes qualités ou durables (coûts élevés), dont la disponibilité reste faible. Ainsi, “ le nombre et la variété des biens disponibles sur le marché d’une économie développée favorisent la défection au détriment de la prise de parole ; mais l’importance croissante des biens de consommation durables qui nécessitent une grosse mise de fonds exerce une influence en sens inverse de la première ”, ibid., p. 71.
Deux cas limites sont envisagés : un premier définit les situations où la Défection est interdite comme dans les institutions sociales de la Famille, de l’Etat, etc. ou encore au sein d’un monopole économique ; un second décrit les situations où la Prise de parole est nulle comme l’hypothèse de la concurrence parfaite de la théorie économique le présuppose.
 La création d’“ organes d’expression ” (associations de consommateurs, etc.) peut s’avérer un appui efficace à la Prise de parole en abaissant le coût des caractéristiques structurelles, ibid., p. 73.
 “ Lorsque les acheteurs ou les membres d’une organisation ont le choix entre la défection et la prise de parole, ils donnent une préférence excessive à la première solution ; c’est qu’ils fondent généralement leur décision sur une évaluation rétrospective du coût et de l’efficacité de la prise de parole, alors que la faculté d’inventer, qui permettra peut-être d’en abaisser les coûts et d’en accroître l’efficacité, fait partie de son essence même ”, ibid., p. 74.
 Le mécontentement, manifesté par la Prise de parole, bien que non mesurable en termes de coûts, est supposé avoir une influence suffisamment importante sur la prise de décision de l’organisation économique ou politique.
 Hirschman se sert de cet argument pour réfuter le modèle de Harold Hotelling sur la théorie de l’emplacement et la dynamique du bipartisme montrant que les partis politiques subissent l’influence des électeurs les plus partisans dans leurs choix politiques, ibid., p. 108-116.
 Le redressement de la qualité est obtenu par la Défection sur les articles de basses qualités et par la Prise de parole sur les articles de hautes qualités, ibid., p. 90.
 Ibid., p. 98.
 Les autres personnes peu concernées par le niveau de qualité n’auront pas d’intérêt à négocier une hausse de la qualité.
 Cette situation suppose que l’organisation en question soit aidée financièrement pour maintenir le même niveau de production malgré la baisse du nombre de “ clients ” (financement public, etc.).
 “ Le loyalisme s’explique à partir de la notion de pénalité en cas de défection. Cette pénalité peut être d’ordre objectif, mais le plus souvent elle est intériorisée ; le fait d’abandonner une organisation est ressenti comme une décision qui coûte, même si le groupe ne porte aucune sanction précise contre le “ coupable ” ”, ibid., p. 154.
Par ailleurs, Hirschman définit un “ loyalisme inconditionnel ”, ibid., p. 140. mesurant l’écart entre les personnes indifférentes à l’organisation et faisant Défection et les personnes loyalistes et menaçant de faire Défection. Le “ loyalisme inconscient ”, ibid., p. 144., se caractérise par la difficulté de perception du changement affectant la qualité du produit débouchant uniquement sur la Prise de parole.
 Le Loyalisme permet ainsi de réduire le différentiel de coûts entre la Prise de parole et la Défection, induit par la part de créativité nécessaire à l’action publique.
 Hirschman juge le comportement loyaliste d’autant plus utile lorsqu’il prend place au sein d’une organisation subissant une forte concurrence.
 Ibid., p. 155
L’inefficacité de la Prise de parole fut patente au sein du gouvernement américain pendant la guerre du Viêt-Nam. Préférant rester au sein de l’équipe présidentielle bien qu’en désaccord avec la politique menée par les Etats-Unis, plusieurs de ces membres devinrent des “ contestataires officiels ” n’exerçant plus aucune influence sur les décisions politiques générales. Hirschman souligne : “ leur conscience se trouve apaisée, mais leur influence est terriblement affaiblie, car il devient possible de prévoir leurs interventions et de continuer à n’en pas tenir compte. L’opposant a le droit de réciter sa tirade à condition qu’il continue de tenir son rôle de “ membre de l’équipe ” ”. Il est amené ainsi à renoncer par avance à son arme la plus puissante : la menace de démission en signe de protestation ”, ibid., p. 179.
 Le développement de l’une peut être sans conséquence sur l’évolution de l’autre si le choix du silence (ou de l’indifférence) est sélectionné. Trois modes d’action se présentent donc au consommateur ou au citoyen : l’engagement sous la forme de la Prise de parole, la démission par la Défection, et la passivité induisant le choix de rester client ou membre de l’organisation mais sans tenter publiquement de redresser la situation, ibid., p. 67.
 “ On évite ainsi de privilégier exclusivement l’un ou l’autre type de réaction, comme les économistes et les politistes ont presque toujours tendance à le faire ”, ibid., p. 192.
 Ibid., p. 192.
 Ibid., p. 195.
 On distingue par ailleurs trois sources à partir desquelles est opéré le changement : une première source propre à la recherche et à la découverte théorique ; une seconde source concernant l’exploration d’un champ inexploré dans l’“ histoire des idées ” ; et enfin une troisième source relative aux applications empiriques.
 Par exemple, la transformation du coût de la Prise de parole en bénéfice entraîne une baisse de son coût global et par conséquent une augmentation de son emploi face à la Défection ; voir le point 2.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 129.
 “ Exit and voice : some further distinctions ”, pp. 236-245., publié dans l’American Economic Review en mai 1976.
 en informant les organisations de leurs préférences. Les personnes sont supposées ne pas disposer de goûts uniformes.
 Ibid., p. 243.
 “ Exit, voice and loyalty : further reflections and a survey of recent contributions ”, pp. 213-235. et “Exit, voice, and the state”, pp. 246-265.
 Notamment Les passions et les intérêts, “ Le concept d’intérêt de l’euphémisme à la tautologie ”, in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 7-29., ou encore “ Douceur, puissance et faiblesse de la société de marché – Interprétations rivales de Montesquieu à nos jours ”, in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp. 11-42.
 conflits sociaux générés par la hausse de la population, les problèmes urbains, l’opposition politique, etc.
 A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 227.
Les travailleurs Européens auraient été plus contestataires car ils ne disposaient pas de ce moyen de Défection.
 A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 16.
Cette thèse est surtout développée par Montesquieu et Sir James Steuart, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 255.
 Ibid., p. 257.
 Hirschman exprime une opinion moins favorable dans un texte ultérieur, A. O. Hirschman, “Défection et prise de parole”, art. cit., p. 78.
 A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 54.
 A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 61.
 A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 54.
 ibid., p. 6.
A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 216.
 Hirschman pense aux services d’éducation, de santé, des loisirs, etc. ; les caractéristiques complètes du produit susceptibles de donner une entière satisfaction aux “ consommateurs ” ne sont connues qu’après la consommation du produit ; l’ignorance ou le manque d’informations affectent donc autant le consommateur que le producteur.
 Les motivations de la déception ayant poussé à la Prise de parole peuvent en effet se transformer dans le temps, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 238.
 Ibid., p. 222.
 Cette dernière conception n’est pas entièrement absente d’Exit, voice and loyalty comme le laisse supposer certains passages cités précédemment mais elle reste subordonnée aux formes de la contestation et de la revendication.
 in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp. 11-42.
 Ibid, p. 25.
 Ibid., p. 25.
 Et conclut-il : “ Nous voilà donc sur le point, ou presque, de pouvoir réhabiliter la thèse du doux commerce !”, ibid., p. 25. La question du rôle joué par les motivations individuelles, a priori important sur ce dernier point, est abordée dans le point suivant 2.2 et plus généralement dans le Chapitre 5.
 A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole : l’état du débat ”, art. cit., pp. 57-87.
 Seuls les Etats les plus autoritaires arrivent à supprimer la Prise de parole horizontale, ibid., p. 64.
 Voir A. Pizzorno, “ Some other kinds of otherness : a critique of “ rational choice ” theories ”, in A. Foxley, M. S. McPherson & G. O’Donnel (eds.), Development, democracy, and the art of trespassing : essays in honor of Albert Hirschman, 1986, pp. 355-373.
 A. O. Hirschman, « Against Parsimony : Three Easy Ways of Complicating Some Categories of Economic Discourse », American Economic Review, 74 (2), May, 1984, traduction française, « Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique », in Hirschman, Vers une économie politique élargie, Paris : Minuit, 1986, p. 99.
 “ L’homme ne cherche par à se conserver ou à s’accroître mais à se fonder à travers toutes ses activités ” ajoute Hirschman, ibid., p. 99.
 Hirschman donne l’exemple du vote secret ou encore de l’organisation “ Ombudsmen ” “ qui rend possible aux individus dans le cadre d’une organisation bureaucratique de revendiquer hors du canal hiérarchique ”, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 241.
 Ibid., p. 241.
 Ibid., p. 243.
 In A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 19-68.
 Hirschman souligne : “ la prise de parole consiste à se plaindre ou à orchestrer la plainte ou la protestation : elle est le moyen le plus direct de récupérer la qualité qui s’est dégradée ” puis plus loin “ on fera moins d’efforts pour arranger les choses par le “ voice ”, c’est-à-dire par la communication et les tentatives de conciliation ”, A. O. Hirschman, « Défection et prise de parole dans le destin de la RDA », art. cit., pp. 24-25.
 Ibid., pp. 19-68.
 Voir le point 1.1 de la partie II.
 A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 239.
Cette particularité expliquerait la plus grande participation obtenue par les élections nationales sur les élections locales pour lesquelles la dimension publique est moins forte ne bénéficiant pas de ce fait des avantages de la fusion coût-bénéfice.
 A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole : l’état du débat ”, art. cit., p. 65.
Deux types de motivations sont distinguées : une première tenant du “ plaisir d’imaginer la transformation opérée ” par la Prise de parole, et une seconde relative à la participation aux débats publics induite par la Prise de parole (fonctions d’activité et d’éducation sociale et politique), A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., pp. 152.
 Ibid., pp. 150-152.
 Hirschman se sert même des hypothèses avancées par Olson dans le chapitre sur la Prise de parole, A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 69.
 Il note dans A Bias for Hope : “ Dans Défection et Prise de Parole, je me suis laissé emprisonner par l’idée traditionnelle selon laquelle il en coût toujours d’user de la prise de parole. J’ai soutenu la supériorité potentielle de la prise de parole sur la défection, et je l’aurais fait avec d’autant plus de force si je m’étais aperçu qu’en certaines situations l’usage de la prise de parole devient un plaisir intense et qu’elle ne devrait plus, par conséquent, être considérée comme un coût mais comme un bénéfice”, ouv. cit., p. 6.
 A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 214.
 Néanmoins, la Prise de parole s’appuie fréquemment sur l’action collective : “ bien que l’organisation, l’action concertée, la délégation et tous les autres traits de l’action collective ne soient pas rigoureusement indispensables, la prise de parole s’en nourrit ”, A. O. Hirschman, « Défection et prise de parole dans le destin de la RDA », art. cit., p. 54.
 Une action va dans l’intérêt général dès lors qu’elle permet l’amélioration de la situation d’au moins deux personnes.
 Fusion coût-bénéfice, désintéressement, construction identitaire et échange par la communication et la concertation.
 Voir A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., p. 122. et le Chapitre 5.
 Chaque personne est “ capable de concevoir différents états de bonheur ” et “ ainsi d’échapper à la monotonie d’une action qui fonctionnerait en permanence sur la base d’une système de préférences unique et stable ”, ibid., p. 229.
 A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, in A. O. Hirschman, La morale de l’économiste, ouv. cit., pp. 131-163.
 Ibid., p. 147.
 Mais totalement inefficaces si l’on suppose que la Prise de parole et la Défection restent des mécanismes de redressement. A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole dans le destin de la RDA ”, art. cit., p. 25.
 “ Sitôt que les hommes et les femmes ont conquis le droit d’aller où bon leur semble, ils peuvent bien commencer à se conduire généralement en adultes et, partant, ne plus hésiter à élever la voix. On a donc ici une raison très générale de penser que l’accroissement des possibilités de faire défection peut à l’occasion se solder par davantage de participation et de prise de parole, et non pas moins ”, ibid., p. 27.
Face au manque de réaction de l’Etat Est-Allemand devant la croissance de la Défection, les “ citoyens parmi les plus fidèles (…) bouleversés et alertés (…) se décidèrent finalement à élever la voix ”, ibid., p. 59.
 “ La défection privée se métamorphosa-t-elle en défection publique, laquelle engendra à son tour une prise de parole publique et même une délégation et une négociation organisée avec les autorités – tout cela en l’espace de quelques jours ”, ibid., p. 62.
 A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, art. cit., pp. 131-163.
 Alain, Histoire de mes Pensées, Paris, Gallimard, 1958 (première éd., 1936), p. 22.
 J. Rawls, « Le constructivisme kantien dans la théorie morale » (1980), in J. Rawls, Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993. Plus loin il note, « en tant qu’individus libres, les citoyens se reconnaissent mutuellement comme dotés de la capacité morale de posséder une conception du bien. Ce qui signifie qu’ils ne se perçoivent pas comme inévitablement liés à une conception spécifique du bien et de ses objectifs ultimes qu’ils épousent à tel ou tel moment de leur vie. Au contraire, en tant que citoyens, ils sont considérés comme généralement capables de réviser et de changer leur conception pour des motifs raisonnables et rationnels. Il est donc permis aux citoyens de prendre leurs distances des différentes conceptions du bien et de s’employer à examiner et évaluer leurs divers objectifs ultimes » (1980).
 M. S. McPherson, « On Schelling, Hirschman and Sen : Revising the conception of the self », Partisan Review, LI, 2, 1984, pp. 236-247.
 A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 195.
 Elle englobe l’ouvrage Les passions et les intérêts et d’autres essais ultérieurs.
 Bonheur privé, action publique constitue une première référence mais il faut la compléter des trois essais suivants : A. O. Hirschman, “ Moralité et sciences sociales : une tension durable ”, in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp. 99-111. ; A. O. Hirschman, “ Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique ”, in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 89-110., et, A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, in A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., pp. 131-163.

 François Furet dans la préface au recueil L’économie comme science morale et politique résume parfaitement la logique implicite d’une grande partie des travaux d’Hirschman depuis Les passions et les intérêts (voire depuis Exit, voice and loyalty): “ Hirschman est de plus en plus à la recherche de ce qui, dans l’économique, n’est pas économique, et pourtant agit sur, ou résulte de, l’économique : au croisement de l’économique et du politique ”, A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 8. En ce sens, pour Furet, il réactualise une ancienne problématique de la philosophie politique qui “ consiste à déterminer la rationalité qui rende compte de l’arbitraire apparent des conduites des passions humaines [et qui] cherche à comprendre où se situe la moralité, l’action qui se donne des finalités non égoïstes, et dans quelle mesure il peut exister un savoir positif de cette moralit頔
 L’ouvrage Théorie de la justice (1971) de John Rawls (traduction française, Paris, Seuil, 1987) et les différents travaux des économistes sur l’altruisme et la moralité (voir E. S. Phelps (ed.), Altruism, morality and economic theory, 1975, Russel Sage Foundation, 232p. ; R. Titmuss, The gift relationship : from human blood to social policy, London, George Allen and Unwin LTD, 1970. ; K. J. Arrow, « Gifts and exchanges », in E. S. Phelps (ed.), altruism, morality and economic theory, ouv. cit., pp. 13-28 notamment) illustrent ce climat particulier de la période (voir la préface A. O. Hirschman, « Around The passions and the interests », in A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., pp. 287-306.). Il convient en outre de tenir compte des nouvelles réflexions de philosophie politique portant sur la naissance du « libéralisme républicain » à la Renaissance ; voir J. G. A. Pocock, Le moment Machiavélien, Paris, PUF, 1997 (1973).
 Voir A. O. Hirschman, « Grandeur et décadence de l’économie du développement », in A. O. L’économie comme science morale et politique, ouv. cit. 1984.
 Elle est développée surtout par Saint Augustin et Calvin mais est jugée arbitraire et perdra de l’importance au XVIIe siècle.
 Pascal, Vico en Mandeville notamment montrent que les vices privés peuvent conduire au bien public préfigurant le principe des “ conséquences inattendues de l’action ” qui sera repris ensuite par Adam Smith (la “ main invisible ”) et par le courant libéral de la théorie économique au XIXe siècle.
 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., p. 27.
 Au début du XVIIe siècle, on voit dans l’intérêt “ à la fois la passion de l’amour de soi ennoblie et maîtrisée par la raison, et la raison orientée et animée par l’amour de soi ”, ibid., p. 44. ; il peut comprendre aussi bien les sentiments de l’honneur et de gloire que d’amour-propre, A. O. Hirschman, « Le concept d’intérêt de l’euphémisme à la tautologie », art. cit., p. 7.
 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., p. 34.
 On l’identifie alors à la cupidité, à l’avarice ou encore à l’appât du lucre, ibid., p. 41.
 « La prévisibilité des comportements « intéressés » a pour sous-produit, sur le plan économique, non plus un fragile équilibre, mais un solide réseau de rapports interdépendants », ibid., p. 52.
 En ce sens que l’on encourage dorénavant l’individu à ne poursuivre que ses fins personnelles.
 Ibid., p. 50.
 Ce dernier appartient au courant écossais (Scottish enlightenment) qui influencera fortement la pensée de Smith.
Cette théorie du “ doux commerce ” est reprise ensuite durant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle en particulier par William Robertson, Condorcet et Thomas Paine ; voir A. O. Hirschman,“ Douceur, puissance et faiblesse de la société de march頖 Interprétations rivales de Montesquieu à nos jours”, art. cit., pp. 11-42.
 “ La quantité d’argent que peuvent posséder les particuliers n’est limitée que par leurs propres efforts ; et ces efforts contribuent à leur tour à la constitution d’un réseau d’obligations réciproques qui renforcent le tissu social ”, A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., p. 71.
 Argument avancé par John Millar.
 Shaftesbury distingue les affections naturelles que sont la bienveillance ou la générosité des affections égoïstes et des affections non naturelles (envie, etc.) ; les premières servent les intérêts privés et publics, les secondes les intérêts privés et éventuellement les intérêts publics alors que les secondes sont inutiles. Hutcheson, professeur de Smith, oppose la bienfaisance de l’égoïsme et montre que des actions basées sur un intérêt modéré et non excessif sont favorables à la société
 A. O. Hirschman, « Douceur, puissance et faiblesse de la société de marché », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 20.
En ce sens, le politique fonde l’économique et non l’inverse ; cette thématique sera reprise par des auteurs comme Richard Wagner, Fred Hirsch au XIXe siècle et Jospeh Schumpeter ou encore Karl Polanyi au XXe siècle.
 On pense ici à Exit, voice and loyalty.
 Un ordre social stable doit ainsi “ mobiliser certaines inclinations bienfaisantes de l’homme aux dépens de certains mauvais penchants – dans l’espoir que d’une façon ou de l’autre, cette force parviendra à refouler, voire à atrophier complètement, ce que la nature humaine recèle de plus destructif et de plus dangereux ”, A. O. Hirschman, Les Passions et les intérêts, ouv. cit., p. 64.
 Ibid., p. 9.
 Ibid., p. 116.
 Hirschman ajoute une seconde différence avec l’interprétation donnée par Weber qui tient au principe des “ conséquences inattendues de l’action ”. Le développement du capitalisme n’a pas été causé par “ l’esprit d’effort, de méthode et de renoncement ” de la doctrine protestante mais davantage par des croyances erronées sur les conséquences des activités économiques promues par de nombreuses catégories sociales et qui entraînèrent des effets réels non prévus initialement et rendirent possibles le progrès économique ; “ certaines décisions sont ainsi facilitées car elles promettent beaucoup ”, ibid., p. 118. Les croyances voulant que l’activité lucrative contribue à la fois à l’adoucissement des mœurs et à un ordre social stable furent remises en cause par le développement de formes autoritaires du pouvoir politique à la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.
 Ce thème occupe une place centrale dans l’œuvre d’Hirschman comme il le souligne dans l’introduction de A bias for hope. Il l’a réactualisé dans l’essai récent A. O. Hirschman, "Des liens accidentés entre progrès politique et progrès économique", in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 319-336., où il déclare que le but majeur de l’économie politique reste avant tout de comprendre et d’expliquer les liens entre économique et politique “ car s’il est un trait saillant et tangible de la société de marché, ce sont les qualités dynamiques remarquables et perturbatrices qui la caractérisent depuis sa prime expansion jusqu’à aujourd’hui. Outre la création de richesse nouvelle, la société de marché engendre continûment une grande diversité de problèmes spécifiques (inégalité accentuée ou régression régionale ou sectorielle) souvent injustes ou ressentis comme tels. Ainsi, se manifestent dans le domaine politique des exigences de réforme et d’action politique. Lesquelles réformes et actions ont à leur tour des conséquences économiques ”, ibid., p. 329. Pour autant, Hirschman ne croit pas en l’existence de liens directs et fonctionnels entre les champs économique et politique mais davantage en des relations alliant interdépendance et autonomie donnant de fait une singularité et une particularité à la période et au contexte étudiés.
 A. Smith, An inquiry into the nature and causes of the wealth of Nations, Oxford University Press, 1976 (1776), traduction française, La Richesse des Nations, Economica, 2000 (Livres I et II), à paraître (Livres III, IV et V).
 Néanmoins comme le reconnaît Hirschman, l’œuvre de Smith reste encore marquée par la pensée politique du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle. Il montre d’ailleurs dans La richesse des nations les bienfaits politiques du progrès économique. Les rapports conflictuels qu’entretenaient les propriétaires fonciers perdirent de leur importance dès que les activités commerciales et manufacturières obligèrent ces derniers à émigrer vers les centres urbains et à pratiquer de nouvelles activités économiques avec leurs rivaux et leurs anciens subordonnés.
 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., pp. 94-95.
 A. Smith, Theory of moral sentiments, 1790 (1759), traduction française, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999.
 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., p. 99.
 Ibid., p. 99.
 Ibid., p. 100.
 Ibid., p. 102.
 Cette analyse de l’évolution du concept d’intérêt est présentée dans un essai ultérieur à l’ouvrage Les passions et les intérêts ; “ Le concept d’intérêt : de l’euphémisme à la tautologie ”, in A. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 7-29. Il note “ les intérêts en vinrent à parcourir toute la gamme des actions humaines, de l’égoïsme le plus étroit à l’altruisme le plus large, et d’un comportement prudent et calculateur jusqu’aux pulsions les plus passionnées. En fin de compte, il se trouva interprété comme le moteur de tout ce que les hommes font ou désirent faire ”, ibid., p. 24. Ainsi, l’explication de l’action par l’intérêt individuel devient tautologique dans le sens elle où “ énonce seulement qu’un homme préfère faire ce qu’il préfère faire ”, ibid., p. 21.
 Ibid., p. 24.
 Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv., cit., p. 117.
 Ibid., p. 117.
 en particulier A. O. Hirschman, “ Moralité et sciences sociales : une tension durable ”, in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp. 99-111. ; A. O. Hirschman, “ Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique ”, in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 89-110., et, A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, art. cit., pp. 131-163.
 A. O. Hirschman, Bonheur privé action publique, ouv. cit., p. 229.
 A. O. Hirschman, « Moralité et sciences sociales : une tension durable », art. cit., pp. 100-101.
 A. O. Hirschman, Bonheur privé action publique, ouv. cit., p. 45 et 46.
 Il s’agit de A. O. Hirschman, “ Morality and the social sciences : a durable tension ”, traduction française, “Moralité et sciences sociales : une tension durable”, art. cit., pp. 99-111., et de A. O. Hirschman, “ An alternative explanation of contemporary harriedness ” regroupés dans la partie Around The passions and the interests, in A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., pp. 287-306.
 Les positions adoptées par Gary Becker en sont la parfaite illustration.
 A. O. Hirschman, « Moralité et sciences sociales : une tension durable », art. cit., p. 107.
 Hirschman critique les économistes qui intègrent directement des valeurs morales à leurs théories : "La moralité, ce n'est pas quelque chose comme la réduction de la pollution qui peut être obtenue par de légères modifications d'un projet industriel ! Au contraire, elle a sa place en centre de notre travail, à condition que les chercheurs en science sociale soient moralement vivants", ibid. p. 108.
 Hypothèse notamment défendue par George J. Stigler et Gary S. Becker dans leur article “ De gustibus non est disputandum ”, in American Economic Review, 67 (2), March 1977, pp. 76-90. Elle repose en fait sur la théorie des “ préférences révélées ” proposée par P. A. Samuelson en 1938 (P. A. Samuelson, « A note on the pure theory of consumer’s behaviour », Economica, 5, 1938, et « A note on the pure theory of consumer’s behaviour : an addendum », Economica, 5, 1938.). Elle montre que les individus révèlent leurs préférences par leurs choix réels induisant de fait certaines conditions sur la structure des préférences individuelles dont le postulat de la stabilité.
 A. O. Hirschman, Bonheur privé action publique, ouv. cit., p. 19.
 En fait, Hirschman définit l’activité privée dans un sens plus large que celle développée par la théorie économique de la consommation ; le comportement privé suppose en effet “ la recherche d’une vie meilleure pour soi-même et pour les siens, le terme “ meilleure ” renvoyant avant tout à un bien-être matériel accru ”, ibid., p. 20.
 Ibid., p. 27. ; bien qu’inhérente à la “ nature humaine ”, la déception est accrue dans la société contemporaine par la croissance des richesses matérielles.
 Ibid., p. 42.
 Ibid., p. 46.
 Hirschman ajoute : “ le “ coût ” des déceptions est au bout du compte peut-être moindre que le “ bénéfice ” que procure à l’homme sa capacité à cultiver toujours à nouveau l’idée du bonheur et de félicité, inséparable de la déception ”, ibid., p. 46.
 Hirschman opère deux types de classement interne pour les biens durables :
- le premier suivant l’utilisation du bien : plus le degré d’utilisation (continu, régulier, irrégulier) est important, plus la probabilité de déception est forte ;
- le second entre les biens “ achetés totalement finis ” et les biens “ qui permettent ou exigent une touche personnelle ”, ibid., p. 70. : le risque de déception est moins prononcé pour ces derniers biens car leurs consommations apportent un plaisir qui est quasi-absent de la première catégorie.
 Les mouvements de protestations et de revendications sociales de la fin des années soixante dans les pays occidentaux sont en partie expliqués par le développement d'expériences de déception nées de consommations de biens durables et de services.
 "La déception surgit, de façon caractéristique, de ce que les nouvelles acquisitions possibles font l'objet chez les consommateurs d'attentes semblables à celles qu'ils ont appris à nourrir à propos d'acquisitions plus traditionnelles.", Ibid., p. 80.
 Ibid., p. 87.
 Ibid., p. 15.
 Les quatre facteurs présupposent que les déceptions nées de consommations privées provoquent des réactions assez fortes pour conduire à des formes d’engagement public. Ces changements comportementaux ne sont envisageables que dans des sociétés où d’une part la séparation entre privé et public est clairement perçue et d’autre part “ à condition d’avoir affaire à des consommateurs qui aient également consciences d’être citoyens ”, ibid., p. 109.
 Contrairement aux hypothèses avancées dans Exit, voice and Loyalty, la Défection devient un élément favorisant la Prise de parole en ce sens que plus les déceptions sont nombreuses et plus la probabilité d’une action de protestation est élevée.
 Il est repris ultérieurement dans un essai contre le discours “ simpliste ” de l’économie ; A. O. Hirschman, “ Trois façons de compliquer le discours de l’économie politique ”, art. cit., pp. 89-110.
 “ Les êtres humains sont capables d’évaluer et de critiquer tout leur système de préférences (...) ils peuvent concevoir simultanément plusieurs systèmes de préférences et se poser ensuite le problème de décider en fonction duquel ils entendent vivre ”, A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., p. 119.
 H. G. Frankfurt distingue les désirs, besoins et volontés de premier ordre et de second ordre ; voir H. G. Frankfurt, « Freedom of the will and the concept of a person », The journal of philosophy, LXVIII, 1, january 14, 1971, pp. 5-20. ; le comportement réel rend compte des désirs du premier ordre alors que les désirs du second ordre constituent des désirs sur les désirs du premier ordre. Si les deux types de désirs correspondent, l’action révélera effectivement les préférences de l’individu. A l’inverse, si les deux types de désirs divergent, l’action pourra alors ne pas s’identifier avec les vraies préférences (du second ordre) de l’individu. A plus long terme, un changement de comportement pourra se mettre en place témoignant de la réalisation effective des désirs de second ordre de l’individu. La personne (rational person, ibid, p. 11.) dispose alors de la capacité de devenir consciente de ses propres volontés et de former des désirs de second ordre. A. K. Sen a parallèlement développé une théorie proche de celle-ci en supposant l’existence d’un emboîtement de préférences ; voir A. K. Sen, « Choice, Ordering and Morality », in S. Körner (ed.), Practical Reason, Oxford, Blackwell, 1974, et, A. K. Sen, Ethique et économie. Et autres essais, PUF, 1993(a), 364p., traduction française de, On Ethics and Economics, Blackwell Publishers, Oxford, 1991.
 A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., p. 122.
 A ce titre, il est utile de rappeler ici qu’Hirschman ne nie pas l’influence des déterminants exogènes dans le développement de l’action collective mais il préfère privilégier son analyse sur les facteurs endogènes. Une des raisons de ce choix tient à la volonté affichée d’Hirschman de compliquer l’hypothèse de l’“ acteur rationnel ” de la théorie économique et par la-même de trouver dans les motivations humaines les “ micro-fondements d’une société démocratique ”.
 Le rôle donné aux consommations privées et à leurs déceptions constitutives induit que les personnes les plus susceptibles d’action publique sont celles qui dans leur passé proche ont vu leurs situations économiques et sociales s’améliorer ; elles ont en effet toutes les chances de multiplier les déceptions par leurs nouvelles acquisitions privées.
 “ Les efforts de la lutte, qui devraient figurer parmi les coûts, s’avèrent être partis intégrante des bénéfices ”, ibid., p. 149.
 En fait, Hirschman suppose que les mauvaises conséquences de l’action collective jouent aussi une fonction dans le cycle public / privé mais il ne semble pas les tenir pour des causes vraiment déterminantes. La déception se développera dans cette perspective, s’il résulte de l’action collective une situation inférieure aux attentes espérées en ce sens que loin de donner un changement social global, la Prise de parole conduit à une transformation sociale à la marge, si l’expérience de l’action publique montre un visage beaucoup moins attrayant que ce que laissaient espérer les premières anticipations, ou si le comportement collectif amène finalement à un résultat inutile.
 Les personnes concernées ressentent dès lors “ une capiteuse excitation, née de l’association entre la conscience d’agir pour le bien public, sans intérêt personnel, et le sentiment d’être libre de franchir les limites de la morale traditionnelle, sentiment étroitement apparenté à celui du pouvoir ”, ibid., p. 174.
 A. O. Hirschman parle de “ sousengagement forc頔, ibid., p. 177.
 Ibid., p. 180.
 Les associations volontaires, les manifestations, les grèves, etc. sont d’autres formes d’activisme possibles.
 Ibid., p. 192.
Cependant, le vote demeure jusqu’à ce jour le moyen le plus sur de représentation politique car il assure l’égalité politique, contraint les comportements trop passionnés de certains citoyens et garantit de la répression de l’Etat, ibid., p. 201.
 Le surengagement et le sousengagement peuvent coexister au sein de la société si ses membres ne possèdent pas les mêmes motivations politiques. Certains groupes sociaux peu enclins à participer activement aux affaires publiques se retrouveront accaparés par le temps nécessaire à l’aboutissement des projets collectifs ; d’autres groupes parallèlement désireux de contribuer activement à la vie publique auront bien du mal à se faire entendre et à exprimer leurs volontés et seront contraints d’abaisser leurs revendications politiques. Par ailleurs, une même personne pourra connaître les deux types d’engagement au cours de son existence si ses motivations évoluent.
 Ibid., p. 213. ; Hirschman note comparativement que les activités publiques et privées (apparentées à de la corruption) jusqu’au XIXe siècle pouvaient s’entremêlées sans que cette recherche de gains personnels par l’action collective ne soit jugée négativement.
 Ibid., p. 215.
 Ibid., p. 219.
 Voir les commentaires sur les Essays in Trespassing et Shifting Involvements effectués par J. Smith, in American Journal of Sociology, 89, 1, July 1983, pp. 225-228.
 Deux raisons sont avancées pour expliquer la synchronisation des actions collectives : soit un événement extérieur (guerre, etc.) incite les individus à délaisser transitoirement et partiellement leurs consommations privées et à s’engager activement publiquement ; soit les biens de consommation nouvellement introduits génèrent des déceptions répétées et conduisent à terme au développement de l’action collective. La première raison invoquée demeure aléatoire et reste par conséquent insuffisante. Enfin, il y a tout lieu de penser que les consommations de biens nouveaux ne seront pas simultanées causant par conséquent un ensemble de déceptions diffuses dans le temps, A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., p. 228.
 Voir J. Affichard, « Albert O. Hirschman et la question des inégalités », Esprit, novembre 1992, 186, pp. 174-178. ; cette dernière critique est adressée uniquement à la théorie cyclique des comportements collectifs présentée dans Bonheur privée, action publique car Hirschman semble partager l’hypothèse dans d’autres écrits suivant laquelle l’intérêt et le désintéressement peuvent parfaitement découler d’une même action individuelle (Ils ne constituent plus alors des mobiles de comportement antinomiques mais complémentaires).
 La distinction courante implique dès lors que les attentes déçues peuvent provenir autant de consommations privées que de consommations publiques remettant en cause l’hypothèse du cycle privé / public.
 A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, dans A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., 1997.
 G. Simmel, cité par Hirschman, ibid., p. 147.
La consommation du repas en est une illustration. Apparentée à un acte purement personnel et privé, elle a toujours tenu dans les sociétés humaines une fonction politique et publique importante. Les banquets grecs par exemple sont jugés par les historiens comme des déterminants positifs à la constitution de la société politique (égalité et répartition des fonctions politiques) et source de sociabilité et de citoyenneté.
 Dans cette perspective, les préférences individuelles n’oscillent plus entre fins individuelles et privées et projets collectifs et publics mais affichent complémentairement le désir de promouvoir ces deux types d’objectifs.
 Voir M. S. McPherson, « Hirschman, Albert Otto », in J. Eatwell, M. Milgate & P. Newman (eds.), The New Palgrave. A Dictionary of Economics. Volume 2. E to J., The Macmillan Press Limited, 1987, pp. 658-659.
 A. O. Hirschman, Bonheur privé action publique, ouv. cit., p. 229.
 Hirschman souligne notamment que “ la tâche majeur de l’économie politique demeure […] une meilleure intelligence des interactions continues entre politique et économique ”, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 329. Quelles conséquences politiques va provoquer le développement économique et inversement ? Est-ce que le déclin économique va conduire à une régression politique ? On a vu précédemment les réponses que donnaient les investigations dans l’histoire des idées et dans l’analyse contemporaine.
 Hirschman parle d’“ effet de cliquet ” ou encore d’“ acquisition d’une vie propre ” devenant un comportement de “ seconde nature ”, A. O. Hirschman, Bonheur privé action publique, p. 326. Le cas ici envisagé a surtout trait aux effets de l’économique sur le politique ; Hirschman ne semble pas exclure pour autant le cas inverse des conséquences économiques de la politique.
 A. Hirschman, « On Hegel, Imperialism and structural stagnation », in A. Hirschman, Essays in Trespassing, ouv. cit., p. 167.
 Ibid., p. 171.
 A. Hirschman, Les passions et les intérêts, ouv. cit., p. 121.
 A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 135.
 A. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Économique », in A. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 96.
 A. Hirschman, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 341-342.
 A. Hirschman, « Comment les Etats-Unis ont exporté la révolution keynésienne », dans A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 218.
 Ibid., p. 219.
 Hirschman précise concernant cet effet, « Du fait de l’excitation provoquée par l’idée nouvelle et des débats qui s’ensuivent, des recrues intellectuellement capables et ambitieuses sont amenées à s’intéresser au domaine dans lequel s’est faite cette découverte dont les mérites scientifiques restent à évaluer et dont il faut encore explorer les ramifications », ibid., p. 219.
 Ibid., p. 221.
 A. Hirschman, « Mon père est Weltanschauung, vers 1928 », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 164.
 Ajoutant plus loin : « Leur attitude m’a toujours paru admirable à un double titre : comme vision de l’action politique et comme manière de conjuguer vie privée et vie publique. (…) cette façon de combiner la participation aux affaires publiques avec l’ouverture intellectuelle me paraît être le microfondement idéal de toute société démocratique », A. Hirschman , « Doute et action antifasciste en Italie, 1936-1938 », in . Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 175 et p. 176.
 A. Hirschman, « Opinions opiniâtres et démocratie », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 120.
 Ibid., p. 121.
 A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 135.
 A. Hirschman, « La Rhétorique Réactionnaire, deux ans après », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 88.
 A. Hirschman, « Un certain penchant à l’autosubversion », in A. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 136.
 Dans un récent fragment autobiographique, il écrit clairement, « je m’interroge sur les micro-fondements d’une société démocratique, sur la constitution de la personnalité démocratique ». A. Hirschman, « Mon père et Weltanschaung vers 1928 », in A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 164.
 W. James, Le pragmatisme, ouv., cit., p. 271.
 L. Bazzoli, L’économie politique de John R. Commons, Paris, L’Harmattan, 2000.
 Voir C. K. Wilber et S. Francis, « The methodological basis of Hirschman’s development economics : pattern model vs general laws » in A. Foxley, M. S. McPherson and G. O’Donnel, Development, Democracy and the art of Trespassing, University of Notre-Dame Press, 1986. A rapprocher de C. K. Wilber and R. S. Harrison, « The methodological basis of Institutional Economics : pattern model, storytelling and holism », Journal of Economic Issues, 12 (1), pp. 61-89.
 B. Sanyal, « Social construction of hope », in L. Rodwin and D. A. Schön (eds.), Rethinking the development experience, ouv. cit., p. 131-144.
 C. F. Sabel, « Learning by monitoring », in L. Rodwin and D. A. Schön (eds.), Rethinking the developement experience, ouv. cit., p. 231-274.
 Hirschman, La morale de l’économiste, ouv. cit., p. 130.
 A. Hirschma, La morale secrète de l’économiste, ouv., cit., p. 130.
 M. Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales ? », Le Débat, n°50, 1988, pp. 165-170, p. 166 et p. 168.
 Il s’agit d’une part, de J. Revel (dir.), Jeux d’échelle. La microanalyse à l’expérience, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 1996 ; d’autre part, B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995. Dans l’article introduction à ce recueil, B. Lepetit note opportunément, “ La pragmatique est à la mode : les hommes, découvre-t-on, sont d’abord occupés à régler des affaires. Le terme de mode n’est pas péjoratif. Il ne dénonce pas par avance le caractère éphémère d’une attention particulière, mais désigne le processus auto-entretenu et auto-organisé d’élaboration d’une référence commune. L’économie, la sociologie, l’anthropologie ou la linguistique prennent aujourd’hui leur distance d’avec le structuralisme, voire d’avec l’explication causale pour, les unes et les autres, prêter attention à l’action située et rapporter l’explication de l’ordonnancement des phénomènes à leur déroulement même. A la linguistique sausurrienne, on oppose la sémantique des situations ; contre les déterminations par l’habitus, on insiste sur la pluralité des mondes de l’action ; la rationalité substantielle des acteurs économiques est récusée au nom des conventions et de la rationalité procédurale ; l’anthropologie structurale est contestée par l’étude des modalités et des effets de la mise à l’épreuve historicisée des cultures. Dans plusieurs disciplines s’élaborent ainsi les remises en cause qui, rapprochées, manifestent la cristallisation d’un nouveau paradigme ”, B. Lepetit, “ Histoire des pratiques, pratique de l’histoire ”, ouv. cit., p.

 P. Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, pp. 278-279.
 Voir ici J. Rajchman, « La philosophie en Amérique », in J. Rajchman et C. West (dir.), La pensée américaine contemporaine, ouv., cit., pp. 31-57 ; également, J. P. Cometti, « Le pragmatisme : de Peirce à Rorty », in M. Meyer (dir.), La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF, pp. 439-485 ; enfin G. Deledalle, La philosophie peut-elle être américaine ?, Paris, J. Granger, 1995.
 Voir ici par exemple l’article de synthèse de R. E. Backhouse, « Introduction », in R. E. Backhouse (ed.), New directions in economic methodology, London and New York, Routledge, 1994, pp. 1-24 ;

 A. Sen, “Ethique et économie”, in A. Sen, Ethique et économie, Paris, PUF, 1993.
 A. Sen, « The concept of developement », in H. Chenery and T. N. Srinivasan (eds.), The Handbook of development economics, vol. I, Elsevier, 1988, p. 11. Voir également son article “Development: which way now?”, The Economic Journal, vol. 93, 1983, pp. 745-762.
 A. Sen, « Development : which way now ? », Economic Journal, vol. 93, 1983, pp. 745-762.
 A. Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 13.
 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 98.
* Une bibliographie très complète est proposée dans L. Meldolesi, Discovering the Possible, ouv. cit., pp. 293-303. Nous-nous sommes inspirés ici de cette référence.









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