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Louis Boussenard
Les chasseurs de caoutchouc
BeQ
Louis Boussenard
Les Robinsons de la Guyanne
Les chasseurs de caoutchouc
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 1108 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Le tour du monde dun gamin de Paris
Aventures périlleuses de trois Français au Pays des Diamants
Le Défilé dEnfer
Les Robinsons de la Guyanne
Les chasseurs de caoutchouc
Première partie
Les cannibales blancs
I
Pêche nocturne. Au sabord dun ponton. Le dortoir des forçats. Un drame dans la batterie de la Truite, pendant la nuit du 14 juillet. « Monsieur » Louche Assassinat. Évasion. En pirogue. Un complice. Ce que le noir avait mis au bout de la ligne. Quatuor de gredins. Le plan de Monsieur Louche. À propos du terrain contesté par la France et le Brésil. Itinéraire. Sur la Crique-Fouillée. Alerte !
Est-ce que ça mord ?
Je sens quelques « touches ».
Cest pas dommage !
Hale voir un peu sur la ligne.
En douceur !.. LHercule, en douceur, mon gros.
Cest que je commence à me faire vieux, moi, ici, et je me sens tout... chose, en voyant que ça y est.
Silence donc, balourd !
« Tu crois parler bas, et tu beugles comme un singe rouge.
Avec ça que les surveillants peuvent nous entendre !
« Cest aujourdhui la Fête Nationale ; ils ont « bidonné » toute la journée, et doivent « roupiller » comme des moutons-paresseux.
Suffit !
« Amarre ta langue et tiens-toi prêt.
Si seulement on pouvait éteindre ce damné falot !
Pas de bêtises !
« Jai « pigé », dans le temps, deux ans de double chaîne, un jour comme aujourdhui, en essayant de mévader.
« Jai soufflé le lampion... lodeur de la mèche a réveillé les autres ; ils se sont mis à hurler dans la crainte quon ne les punisse au hasard ; les surveillants sont arrivés, et ont pincé Monsieur Louche !
« La mèche mavait vendu.
Le susurrement léger produit par le frottement de la ligne sur une surface lisse et rappelant le bruit du crotale à travers les herbes, interrompt ce colloque à voix basse.
Lhomme, désigné sous le nom de LHercule, continue à haler sur la fine tresse de chanvre et lenroule méthodiquement au fur et à mesure quelle obéit à la traction. Les trois hommes qui assistent à cette manuvre, redevenus silencieux, semblent, malgré leur sang-froid affecté, en proie à une inquiétude voisine de langoisse.
Uniformément vêtus de blouses et de pantalons de toile bise, pieds nus, coiffés dun chapeau de paille grossière, et portant au cou une paire de souliers de troupe, dits « godillots », attachés par une ficelle, ils se tiennent debout, près dune petite fenêtre carrée, percée dans une paroi sombre comme la muraille dun cachot.
Leurs faces rasées, aux traits flétris, à lexpression ignoble, à lépiderme livide, qui portent, en dépit dune préoccupation poignante, cette marque indélébile imposée par le vice et le crime, deviennent plus repoussantes encore, sous les rayons blafards du falot accroché au plafond de leur lugubre demeure.
Mais, une oscillation assez forte agite lédifice tout entier, et une série de craquements retentissent dans la nuit.
Les quatre hommes sarc-boutent, et lun deux murmure :
Enfin ! la marée montante !
Les oscillations et les craquements continuent, puis la lourde masse exécute lentement un mouvement de rotation.
Le ponton évite au flot, reprend lhomme, il ny a pas de temps à perdre.
Le cachot nest autre chose que la batterie dune ancienne frégate transformée en pénitencier flottant, la petite fenêtre est un sabord, le plafond bas, auquel se balance le falot, est le pont du vieux navire.
Le long de la muraille opposée à celle près de laquelle se tiennent les compagnons occupés à leur pêche nocturne, sétend une interminable rangée de hamacs tendus côte à côte sur deux barres parallèles, de façon à ne former quune surface plane.
Le commencement et la fin plongent dans la lombre, et les lueurs vacillantes éclairent seulement ceux qui se trouvent dans le champ de la lumière.
Soustraits enfin, pour quelques heures, aux travaux écrasants que la société vengeresse impose à ses réprouvés, ils dorment là, les maudits, de ce sommeil lourd, cataleptique et peuplé de cauchemars, qui succède aux labeurs de la chiourme.
Exténués par la tâche quotidienne, alanguis par limplacable soleil de léquateur, minés par lanémie, rongés par la fièvre, ils reposent avec des attitudes de bêtes fourbues, rêvant peut-être à leur vie brisée, à leurs jours qui se succèdent comme les anneaux dune chaîne, ou aux moyens de fuir linfâme promiscuité du bagne.
De temps en temps, un soupir douloureux échappe à un dormeur qui sagite convulsivement sur sa couche. Ses membres courbaturés ne trouvent pas de bonne place, le sommeil lui-même est une souffrance.
Bientôt, le chur de ronflements, un instant interrompu par cette plainte inconsciente, reprend de tous côtés, jusquau moment où un incident analogue produit une nouvelle pause.
Bien que les sabords soient ouverts, la lumière semble agoniser, dans latmosphère viciée par lentassement de ces hommes dans ce réduit trop étroit. Une indescriptible senteur de fauve, participant à la fois de lexhalaison musquée du caïman et de lodeur phosphorée du bouc, emplit la batterie.
Cest horrible et écurant.
Tel est, en quelques mots, le spectacle que présente, pendant la nuit du 14 juillet, la Truite, ce vieux ponton ancré au milieu de la rade de Cayenne.
Il est onze heures du soir. Là-bas, la ville en fête célèbre bruyamment le glorieux anniversaire. Des cris et des chants se répercutent jusque sur la rade, des fusées traversent les ténèbres comme des serpents de feu, des coups de fusil retentissent, et lon entend le plan, plan, plan monotone et incessant des tambours des noirs, sans lesquels il ny aurait pas de divertissement complet.
Les matelots des stationnaires fraternisent avec linfanterie et lartillerie de marine, les négociants, les mineurs, les artisans, les fonctionnaires, tous, grands et petits, cordialement mêlés aux hommes de larmée de mer, participent à livresse de la fête ; seule, la demeure des réprouvés conserve sa morne taciturnité.
Cependant LHercule, qui hale de plus en plus doucement, interrompt son mouvement en sentant de la résistance.
Ça y est, dit-il.
« La « chose » est crochée.
On entend en ce moment un léger choc, produit extérieurement, au niveau de la flottaison par un corps dur.
Laisse aller !... commande lhomme qui sest, donné le nom de « Monsieur » Louche.
Voyons, reprend LHercule, le moment est venu de sexpliquer.
« Tu as comploté laffaire tout seul, toi, Monsieur Louche, et je voudrais bien comprendre comment nous allons sortir de ce vieux patachon deau salée.
Chut !
Le choc, si faible quil soit, a éveillé un des dormeurs, un Arabe. Il se dresse brusquement sur son séant, voit les quatre hommes près du sabord, saute sur le pont, et savance vers eux.
Toi tovader, dit-il brusquement à Monsieur Louche.
Que quçà te fait, riposte celui-ci.
Moi vouloir aller aussi.
Y a plus de place avec nous, mon fils.
« Jtempêche pas de faire partie dun autre convoi, mais le nôtre est complet.
Moi vouloir aller, ou bien moi crier, éveiller sourviliants...
Ah ! canaille ! tu veux manger le morceau (dénoncer) !
« Attends !
Il va sélancer sur lArabe qui élève la voix, mais LHercule le prévient.
De la seule main quil a de libre, il le saisit à la gorge et opère une pression tellement violente, que le malheureux, les yeux hors des orbites, la langue violacée, pousse un soupir et sabat comme foudroyé.
Pas un moment à perdre ! siffle de sa voix stridente Monsieur Louche.
« Tiens ! dit-il à LHercule en déroulant un grelin quil porte sous sa blouse, autour de son corps, amarre-moi ça au sabord.
« Donne-moi ta ligne.
« Bon !... File le grelin au dehors... Passe par le sabord et laisse-toi glisser.
« Le poisson que tu as halé tout à lheure est une pirogue armée de ses pagayes...
« Là... dépêche-toi ! Les autres vont te suivre.. Je vous rejoindrai le dernier.
Trois minutes se sont à peine écoulées, que les trois hommes ont disparu par létroite ouverture juste suffisante au passage de leur corps.
Cependant lArabe, quon eût pu croire étranglé, revient lentement à lui.
Sale animal ! gronde le forçat, je le croyais pourtant bien « nettoyé ».
« Il va crier, donner lalarme, et nous allons être pincés !
« Et pas seulement un couteau de deux sous pour lui scier le « gavion » !
« Ah ! jai mon affaire.
Il dit, savance froidement vers son hamac, fouille dans le tas de haillons formant sa garde-robe, en tire un clou de cuivre, long dun pied, arraché jadis du bordage du ponton et que, par un de ces actes de sauvage prévoyance habituelle aux habitants des bagnes, il a caché avec soin.
Il revient au malheureux en deux bonds rapides et silencieux comme ceux dun félin, lui applique sur la tempe la pointe du clou, et lenfonce de toule sa force !
Puis, pour être bien certain que la mort est complète, peut-être aussi par un raffinement de férocité, il saisit la tête à pleines mains, comme une boule, la retourne, appuie la tête du clou sur le pont et presse vigoureusement, jusquà ce que la pointe sorte de lautre côté.
Linfortuné na pas poussé un soupir.
Alors, lassassin relève brusquement la blouse de la victime, aperçoit une ceinture de cuir qui entoure ses flancs, sen empare, constate quelle renferme de largent, les Arabes ont toujours un pécule parfois assez élevé et murmure en aparté :
Je fais dune pierre deux coups.
« Je supprime un mouton (espion) et je sauve la caisse. Dans tous les pays du monde, un peu de monnaie trouve son emploi.
Puis, avec un horrible sang-froid qui ne se dément pas un instant, il se glisse à son tour par le sabord, saisit lamarre et se laisse descendre le long du bordage.
Lassassinat et la quadruple évasion ont été accomplis avec tant de célérité, que ni les hommes endormis dans la batterie, et à plus forte raison les surveillants, couchés dans leurs chambres, sous la dunette, nont rien entendu.
Les quatre forçats ont pris place dans une légère embarcation aux formes effilées, puis, saisissant chacun une pagaye, se sont mis à nager silencieusement dans la direction du Midi. Ils rangent bientôt la côte, formée de vases molles couvertes de palétuviers, vers laquelle les porte dailleurs le courant, et parcourent de la sorte environ deux kilomètres, sans desserrer les dents. Ils se trouvent alors à lextrémité dun large canal encaissé entre deux épaisses futaies de grands arbres, et senfonçant vers le Sud-Est.
Laisse aller ! commande Monsieur Louche qui se tient à lavant de la pirogue.
« Nous sommes les premiers au rendez-vous, et nous avons le loisir de causer en attendant les autres.
« Le temps seulement damarrer le canot.
Cest çà, causons, répond un des deux évadés qui nont pas, jusqualors, prononcé une parole.
Le moment est venu de vous faire part de mon plan, afin que ceux dont le cur mollirait puissent encore retourner au pénitencier.
Jamais ! sécrient dune seule voix les trois hommes.
À la bonne heure ! Dautant plus que le premier qui flancherait courrait le risque dêtre mal reçu là-bas.
Pas de bêtise, reprend LHercule ; est-ce que jaurais trop serré la vis à lArbi ?
LArbi ne dénoncera personne.
« Il est allongé sur le pont de la batterie avec un clou de treize pouces dans la cervelle.
Que le diable lemporte !
« Tu veux donc nous faire faucher (guillotiner) si nous sommes pincés ?
Allons donc ! je prends la chose à mon compte.
« Un peu plus, un peu moins, quest-ce que cela me fait.
« Vous savez bien que je suis condamné à mort, puis à perpétuité, plus à cent et quelques années... sans que je men porte plus mal.
« Je suis homme à faire honneur à mes affaires et réclamer mon dû, si les argousins mettent la patte sur nous.
« Jéternuerai dans le décalitre de son à Chariot (le bourreau), et vous attraperez seulement deux ans de double chaîne.
« Mais, parlons sérieusement... car nous nen sommes pas là.
« Hier à midi, en rentrant de la corvée, jai rencontré sur le port Jean-Jean, ce grand mal blanchi de Martiniquais, notre ancien camarade, gracié il y a cinq ans.
« Tu ne las pas connu, toi, Notaire, parce qualors tu navais pas lhonneur de boulotter à cette époque les fayots de ladministration.
Continue, interrompit dune voix sourde lhomme ainsi désigné par lorgane railleur du narrateur.
Lidée me vint tout à coup, en le revoyant, de le faire contribuer à une évasion que je mijote depuis quelque temps.
« Tout en causant avec lui pendant la pose, japprends quil est matelot à bord dune tapouye, qui fait le service entre Cayenne et les placers du Maroni.
« Il doit rester seul à bord pendant que son patron et les autres vont faire la fête, ce qui na pas lair de lamuser le moins du monde.
« Il mavoue naïvement quil lâcherait bien la tapouye pour aller aux « dansés », mais quil na pas un rouge liard en poche.
« Jean-Jean, que je lui dis, jai encore une vieille pièce de vingt francs ; je ne puis mieux faire que de la donner à un vieux copain comme toi.
« Mais à une condition : cest que ce soir, à dix heures, ni avant ni après, tu viendras, au risque dattraper un coup de fusil, accrocher une ligne à une ficelle qui pendra par le douzième sabord de la Truite, du côté de tribord.
« La ligne sera assez longue pour aller jusquà la tapouye.
« Tu reviendras tranquillement à bord, tu mettras dans la pirogue qui taura amené quatre pagayes, quatre couis (calebasses), quatre sabres dabatis, avec un sac de couac, et tu amarreras solidement ta pirogue au bout de la ligne.
« Cest compris ?
« Moi compris, répond le mal blanchi en clignant de lil.
« Je veux bien, quil me continue dans son jargon, mais à la condition que tu emmèneras mon compère Amélius.
« Mais, il est au pénitencier à terre.
« Ça mest égal... arrange-toi pour le prévenir.
« Entendu ! voici le jaunet.
« Jean-Jean, vous le savez, tint sa parole, puisquà onze heures LHercule amenait la pirogue que nous montons en ce moment.
Mais toi, tu nas pas exécuté ta promesse, puisque son compère Amélius, Petit-Noir, comme nous lappelons, nest pas avec nous.
Patience, Notaire. Tu sauras quun honnête fagot (forçat) na quune parole.
« Je me suis mis en quatre pour le faire prévenir pendant laprès-midi, et jai eu la chance dapercevoir, occupés à décharger le bateau amenant les bufs du Para, Chocolat, avec le Borgne, et Maboul, ce grand Arbi qui a un tonnerre bleu tatoué sur la tempe.
« Ils se sont chargés de la commission pour Petit-Noir, à la condition quils seraient de la fournée.
« Comme vous voudrez, ai-je répondu.
« Rendez-vous à partir de minuit à la pointe Nord de la Crique-Fouillée... Les premiers arrivés attendront les autres.
« Bon ! a dit le Borgne. Je me charge du reste.
« Au lieu de rentrer le soir à la boîte, nous filons, je vole un canot au canal Laussat, puis en route pour la Crique-Fouillée !
« Voilà, mes agneaux, où nous en sommes.
« Le prologue de la pièce est joué, en scène pour le premier acte !
Cest très bien commencé, répond le Notaire, après un moment de réflexion ; mais, après ?
« On va sapercevoir bien vite de lévasion et envoyer à notre poursuite... Nous serons traqués comme des chiens enragés... il nous faudra fuir éperdus à travers les bois peuplés dinsectes malfaisants, de reptiles dangereux, danimaux féroces...
Un éclat de rire interrompt cette énumération des périls attendant les fugitifs, et Monsieur Louche reprend de sa voix sarcastique :
Es-tu bête, pour un homme instruit !
« Ladministration se f...iche pas mal des fagots marrons (forçats évadés) ; elle sait trop bien quil y a autour de nous des obstacles regardés comme infranchissables... pour les niais.
« Presque tous ceux qui sévadent sont trop heureux de rentrer, crevant de faim et suant la fièvre, se faire amarrer par la patte au joujou appelé double chaîne.
Javais donc raison !
Et moi, je te répète : es-tu-bête !
« Tu sauras, pour ta gouverne, que ces clampins-là nont pas lhonneur dêtre commandés par Monsieur Louche, la fine fleur de tous les fagots guyanais, le malin des malins, soit dit sans me vanter.
« Monsieur Louche a, depuis longtemps, étudié la question... Il na rien fait à la légère, comme pourrait le donner à penser ce départ précipité.
« Le plan était depuis longtemps tracé... Loccasion sest présentée ce soir, je lai saisie et nous voici libres.
Un murmure approbateur accueille cette tirade, prononcée par ce misérable avec une emphase sentant dune lieue son boniment dartiste forain.
Voyez-vous, mes camarades, les évasions réussissent rarement, parce quelles sont ou mal combinées, ou exécutées à la hâte, ou accomplies avec des moyens insuffisants.
« Les transportés de Saint-Laurent, séparés de la colonie de Surinam par le Maroni, se font pincer par les soldats hollandais, qui les ramènent dare-dare.
« Ce sale pays pratique lextradition.
« Ceux qui essayent de gagner par terre la Guyane anglaise, qui ne rend pas les marrons, éprouvent toutes ces difficultés qui te hérissent les cheveux, mon pauvre Notaire...
« Mais nous sommes à Cayenne, à trente lieues en ligne directe dun pays qui est le paradis terrestre de ceux qui ont un compte ouvert avec la nommée Société.
« Un pays où il ny a ni gouverneur, ni consuls, ni bagne, ni argousins ; où lhomme vit libre comme une bête sauvage, sans foi, ni loi, ni roi ; où il peut gagner, presque sans travail, de lor à pleines mains, et tout faire à sa fantaisie, même le bien, si ce caprice biscornu lui passe par la cervelle.
Et ce pays sappelle ?... demande LHercule bouche béante.
Le Terrain Contesté de la Guyane, qui nappartient ni à la France ni au Brésil... aussi grand, mais plus fertile et surtout plus salubre que cette colonie maudite à laquelle nous allons bientôt dire adieu.
Mais, il doit y avoir déjà des colons !
Et de riches colons !
Bonne affaire ! Nous prendrons leur place et nous aurons le bonheur de coucher dans des lits tout faits.
Quant aux moyens dy arriver ?...
Ils sont simples comme bonjour, pour des gaillards ignorant comme nous les préjugés et endurcis par les travaux de la chiourme.
« Nous sommes donc seulement à trente ou trente-cinq lieues de ce territoire séparé de la colonie par lOyopock...
« Mettons-en quarante, si vous voulez.
« Cest laffaire de sept à huit jours de marche.
Tu as raison ; mais comment sortir dici ?
Pas par mer, à coup sûr !
« Ce serait folie dans une pirogue, presque sans provisions, sans eau, surtout, et en étant forcés de nous éloigner des côtes pour éviter les vases molles.
« Je ne suis pas poltron, mais jai froid dans le dos en pensant à la mort de ce pauvre Giraud, dit Gâte-Bourse, un malin pourtant, qui a été croqué tout vivant par les crabes habitant sous les palétuviers.
« Voici ce que nous allons faire.
« Aussitôt que les camarades nous auront rejoint, nous suivrons en canot la Crique-Fouillée, pendant la nuit, jusquau Mahury.
« Nous resterons cachés pendant le jour, et la nuit suivante, nous remonterons, avec la marée, le Mahury jusquà Roura.
« Nous demeurerons toujours cachés pendant le jour, et il est facile, vous le savez, de se dissimuler dans les fourrés qui bordent les fleuves ; de façon à devenir aussi introuvables que des aiguilles dans un tas de foin.
« Nous traverserons le Mahury et nous irons rejoindre la route de lApprouague qui va jusquau bourg de Kaw.
« Cette route est mauvaise, défoncée, rocailleuse ; elle suit la crête des montagnes, un vrai casse-cou.
« Quimporte ! les habitants du pays la franchissent en un jour. Nous la parcourerons, nous, en une nuit.
« Arrivés au bourg de Kaw, nous volerons un canot, nous descendrons le canal de Kaw jusquà lApprouague, nous passerons le fleuve, et nous serons plus dà moitié chemin, sans trop de fatigue.
« Nous nous trouverons alors en plein pays sauvage, sans ressources, sans habitations.
« Il nous faudra marcher droit devant nous, en nous guidant sur le soleil, car, alors, les précautions seront devenues inutiles.
« Il y aura des criques et des rivières à franchir, des forêts à traverser, que sais-je encore !
« Mais, quest-ce que tout cela !... une misère, puisque de lApprouague à lOyapock, il ny a pas même quinze lieues !
« Ce sera laffaire de deux jours.
« Une fois de lautre côté de lOyapock, nous sommes chez nous.
Silence, donc ! fit au milieu de la nuit une voix brutale.
« On nentend que toi, Monsieur Louche...
« Tu glapis comme une bande de jacquots.
Tiens, Chocolat !... à la bonne heure.
Oui, moi et les autres.
« Avec de mauvaises nouvelles.
« Alerte ! camarades.
« On nous poursuit... Il y a en rade deux embarcations armées.
« La grande baleinière avec ses canotiers Arabes nous gagne de vitesse. Je ne sais pas ce quils ont, ces damnés Arbis.
« Ils beuglent comme des enragés : Arouâ !... Arouâ !...
Mille tonnerres ! nous voilà jolis garçons...
« Tu avais bien besoin destourbir lautre, toi !...
Laisse faire, reprend Monsieur Louche toujours impassible.
« Ils ne nous tiennent pas encore.
II
La poursuite. Conséquences probables de lassassinat de lArabe. Sous les palétuviers. Six heures dans la vase. Recherches. Angoisses. La marée. Le sampan annamite. Hospitalité forcée. Les grands moyens de Monsieur Louche. Sauvetage dun complice. Sur la Crique-Fouillée. Le Mahury. De Remire à Kaw. Cinquante kilomètres dans les montagnes. Gendarmes « grand-sabre ». Famine. Les huîtres de palétuvier. En vue de lApprouague. Le radeau. En chasse. Que veulent dire ces mots : bétail sur pied ?
Ainsi que vient de lannoncer le fugitif répondant au sobriquet de Chocolat, deux embarcations armées à la hâte sont à la poursuite des forçats.
Les Arabes, sétant bientôt aperçus de lassassinat de leur camarade, ont poussé des cris de fureur qui ont donné lalarme sur le ponton.
Les surveillants ne se fussent pas dérangés pour une évasion simplement accomplie dans des circonstances ordinaires. Ils ont pris aussitôt sur eux, eu égard à la gravité des événements, darmer les embarcations du bord et dopérer séance tenante dactives recherches.
Les canotiers, habituellement fort peu empressés à donner la chasse à leurs camarades évadés, souvent même passivement complices, singénient à favoriser leur fuite par leur apathie ou dapparentes maladresses combinées habilement.
Mais, en présence du cadavre dun des leurs, la confraternité de race, plus forte que la solidarité de la chiourme, les transforme soudain en autant de limiers ardents à la quête.
En un clin dil, les embarcations sont parées, et les surveillants, armés jusquaux dents, munis de lanternes sourdes pourvues de puissants réflecteurs, sinstallent à leur poste.
Pour qui connaît la configuration de la rade de Cayenne, il est évident que les fugitifs, poussés par la marée montante, nont pu que ranger la côte comprise entre le canal Laussat et la Crique-Fouillée.
Cest sur cette portion de la côte que se portent tout dabord les recherches.
Après environ trois quarts dheure employés inutilement à battre les anfractuosités du rivage et les îlots de palétuviers lentement submergés par le montant, les représentants de lautorité et leurs auxiliaires aperçoivent enfin la coque sombre dune embarcation qui file à toute vitesse.
Les Arabes prennent aussitôt la chasse et poussent leur fameux cri : Arouâ !... Arouâ !... dont les syllabes gutturales se répercutent au loin.
Plus furieux encore quau départ, excités à la pensée dopérer la capture de lassassin, ils pagayent avec une vigueur incomparable et gagnent peu à peu sur les évadés.
Deux cents mètres les séparent à peine, quand la barque, arrivée à langle formé par les arbres qui seuls, à marée haute, indiquent le chenal de la crique, vire brusquement de bord, et sengage au milieu de limpénétrable fouillis de végétaux dont les troncs sont déjà submergés à plus dun mètre de hauteur.
Cest alors que les forçats enfuis du pénitencier à terre rejoignaient leurs complices échappés de la Truite, et leur faisaient part de cet incident qui compromettait singulièrement la réussite de leur audacieuse tentative.
Mais ce vieux pilier de bagne, que nous connaissons sous le nom de Monsieur Louche, est un bandit plein de ressources.
Un plan, périlleux il est vrai, mais dont laccomplissement na rien deffrayant pour des hommes de cette trempe, se présente soudain à son esprit fécond en expédients.
À leau tout le monde ! dit-il à voix basse.
« Toi, Chocolat, laisse aller en dérive ton canot.
« Mais je ne sais pas nager, gémit plaintivement le Notaire.
Eh ! reste dans la pirogue, clampin, et surtout tais ton bec, où je te chavire !
Là !... continue-t-il en voyant ses camarades à leau, à lexception de lui et du Notaire, accrochez-vous au bordage de la pirogue et nagez avec les jambes.
« Je vais vous conduire en un endroit où les argousins ne viendront pas nous chercher.
La légère embarcation obéit à limpulsion de la pagaye habilement manuvrée sans le moindre bruit, et glisse au milieu du réseau difforme des racines de palétuviers inextricablement enchevêtrées.
En quelques minutes, elle se trouve hors datteinte, sous cet immense fourré de végétaux si énergiquement dénommés les « arbres de la fièvre ».
Il faudrait plus quun hasard, pour arriver jusquau groupe des fugitifs que leur témérité même vient de sauver pour linstant.
À ce moment, des cris de fureur et de désappointement se font entendre dans la direction du lit de la crique. Les Arabes et les surveillants viennent de découvrir le canot abandonné, et les forçats parviennent même à percevoir cette réflexion formulée par un de ces derniers :
Cest bon ! ils se sont mis à leau comme des caïmans ; mais demain, avant le jour, toute la côte va être cernée...
« Sils ne crèvent pas dans les vases molles, je veux que le diable memporte sils ne sont pas crochés au moment où ils essayeront den sortir.
« Eh ! vous autres, rallie le ponton !...
« La chasse est finie quant à présent.
Que personne ne bouge ! siffle à voix basse Monsieur Louche.
« Des blagues !... Ils vont rester en observation jusquà la marée basse.
Une heure, deux heures sécoulent, sans que la sauvage énergie des réprouvés fléchisse un seul instant.
Comme la pirogue, trop petite, ne peut les contenir tous, quatre dentre eux, les plus vigoureux, se sont accrochés aux racines, et ils attendent le retrait des eaux, sans la moindre apparence dangoisse ou de défaillance.
Depuis longtemps déjà la marée a battu son plein. Le jusant se fait sentir.
Les courants commencent à rouler vers la pleine mer la bouillie fétide et gluante enlevée périodiquement au banc de vase, et ramenée périodiquement vers lui.
Là où clapotaient tout à lheure les lames courtes, jaunâtres, chargées de détritus, apparaît un immonde cloaque sur lequel trottent agilement, comme des disques à pattes, les petits crabes à la carapace bleue, à la marche oblique. Les palétuviers émergent sur leur piédestal de racines, et les huit hommes se trouvent allongés au milieu de la boue, près de leur pirogue échouée.
Bientôt le jour va venir. Déjà les aigrettes, les flamants et les ibis commencent à sagiter, pressentant peut-être le voisinage de lhomme.
Allons, camarades, à louvrage ! dit à voix basse Monsieur Louche qui jusqualors na pas prononcé un mot.
« Il est possible quon fasse une battue sur le banc de vase.
« Le terrain est solide à la profondeur dun mètre et on pourrait parfaitement venir jusquà nous.
Jen suis sûr, répondit Chocolat ; on peut marcher sur le banc.
« Je connais lendroit ; je suis venu y ramasser des oiseaux deau abattus par des chasseurs qui se trouvaient en baleinière sur la crique.
Voilà ce quil faut éviter, reprit Monsieur Louche.
« Il sagit de cacher, sous cette bouillie molle, notre pirogue que nous remettrons à flot à la marée du soir.
« Puis, cela fait, nous enfoncer carrément jusquaux oreilles, au moindre bruit suspect, après avoir pris précaution de barbouiller de vase nos figures et nos chapeaux.
« On pourrait, de cette façon passer à deux pas sans nous voir.
« Toi aussi, Petit-Noir, la face reluirait au soleil comme une boule débène.
« De plus, ceux qui ont la peau fine comme ce clampin de Notaire, auront lavantage déviter la piqûre des maringouins.
Puis, le jour se fit avec cette soudaineté particulière aux pays équatoriaux.
En raison des circonstances particulièrement horribles dans lesquelles sest opéré lévasion, ladministration pénitentiaire a pris, dès la première heure, dénergiques mesures pour assurer la capture des fugitifs. Son nombreux personnel a réquisitionné des embarcations, et sest adjoint une partie des hommes appartenant à la police municipale. Pendant que les uns sillonnent en tous sens les terres bordant la rade, les autres fouillent à pied les bancs de vase, et savancent intrépidemment, en sondant, avec des bâtons, ce sol délayé dans lequel ils enfoncent parfois jusquà mi-corps.
Ces recherches continuent avec acharnement pendant toute la matinée en dépit de dangers réels et de fatigues écrasantes.
Cest miracle, vraiment, que les misérables aient échappé jusqualors aux chasseurs dhommes dont ils entendent souvent, à quelques pas, la marche et les paroles.
Tapis dans cette bouillie fétide, au milieu de laquelle ils disparaissent presque complètement, tremblant de peur, mourant de faim, glacés jusquaux os par cette immersion qui se prolonge depuis près de douze heures, on devine quelle doit être leur angoisse.
Mais cette angoisse va bientôt saccroître par la complication dun nouvel et plus terrible incident. Lheure de la marée est arrivée. Déjà lon entend gronder au loin les îlots qui vont chasser de leur retraite les forçats, comme des bêtes fauves surprises dans leur repaire par linondation.
Les chasseurs, il est vrai, battent aussitôt en retraite, mais de façon à cerner du côté de la terre toutes les voies daccès, tandis que ceux qui sont dans les embarcations se préparent à savancer, avec le flot, jusque sous les épais rameaux de la futaie aquatique.
Je crois que nous sommes fumés ! gronde à voix basse Chocolat qui sarrache péniblement de son trou.
« Il va falloir nous mettre à la nage, si nous voulons ne pas être noyés sur place, et alors on nous colle la patte dessus.
Pas encore ! répond Monsieur Louche.
« Que chacun saccroche aux racines et attende la première lame, sans montrer plus que le bout de son nez.
« Nous avons passé douze heures dans la vase... nous en passerons encore bien autant dans leau...
« Allons ! houst !... nous navons pas le choix des moyens.
« Ah ! veine ! je ne mattendais pas à ça.
Quest-ce quil y a ?
Japerçois là-bas, à cent mètres à peine, devant nous, sur la crique, et au-dessus des broussailles, une toiture brune...
« Ça doit être la barque de pêche dun Annamite.
Eh bien ?
Silence !
« Remettez la pirogue sur le banc de façon quelle soit reprise par le flot, et noubliez pas les sabres dabatis.
« Maintenant, suivez-moi en rampant, de manière à nous approcher le plus possible de la crique au bord de laquelle flotte la barque.
Les sept hommes, souillés hideusement de fange, exécutent les ordres de leur chef et savancent cahin-caha dans la direction indiquée.
Mais alors arrive brutalement la première lame qui les couvre en un clin dil et les roule comme des fétus. Ils saccrochent désespérément aux racines, reprennent haleine et se préparent intrépidement à repartir.
Tiens ! dit froidement lun deux, nous ne sommes plus que sept, y compris Monsieur Louche.
Le Notaire manque à lappel, répond ce dernier, tant pis pour lui.
« En avant les autres !
Eh ! le voilà...
« Sa tête a porté sur une racine.
« Il est assommé, mais je ne veux pourtant pas le laisser là.
Cest Chocolat qui parle.
Une seconde, puis une troisième lame se succèdent coup sur coup.
Les forçats se mettent à la nage et arrivent jusquau bord de la crique.
Monsieur Louche ne sest pas trompé. La barque est bien un sampan avec sa grossière toiture de feuilles. À lavant se tient impassible un Annamite occupé à raccommoder un filet.
Le bandit plonge sans bruit, se hisse à bord et présente à lAsiatique la pointe de son sabre.
Pas un mot, ou je te saigne !
Lhomme ainsi interpellé se retourne effaré et sécrie dune voix suppliante en patois cayennais :
Ou qua pas tué mô, mouché Louche.
Tais ton bec !
« Nous sommes là huit évadés...
« Cache-nous dans ta boîte.
« Les surveillants vont te demander si tu nous as vus, tu répondras que non.
« Et surtout, pas un mot, pas un signe... car avant quon ne nous prenne, je te fais avaler la lame de mon sabre jusquau manche.
« Cest compris ?
Les autres, ruisselants deau et de fange, se hissent en ce moment, Chocolat, tenant, par le collet de sa blouse, le Notaire quil na pas voulu lâcher.
En un clin dil, ils sont tapis sous un amas de filets, de nattes, de haillons et de tous les ustensiles que lAnnamite emporte avec lui dans sa demeure flottante, puis le pêcheur reprend son occupation.
Cette manuvre a pu échapper aux hommes des embarcations qui croisent dans le crique, grâce à la position du sampan comme encaissé dans une petite anfractuosité.
Les misérables nont plus à redouter quune perquisition.
Mais, comme ils lapprirent quelques heures après, le hasard voulut que des recherches eussent été opérées, à bord de la barque de pêche, dès le premier moment.
Cest même par là quavaient prudemment commencé les surveillants au début de leur chasse à lhomme. Nayant et pour cause rien trouvé de suspect sous la toiture de la barque, ils étaient bien loin de se douter, quand, après de pénibles et infructueuses manuvres, ils ralliaient le ponton, que les fugitifs, mourants de faim, se repaissaient avidement de poisson cru, alors quon pouvait à bon droit les regarder comme noyés.
LAnnamite, qui était un ancien transporté libéré, astreint à la résidence perpétuelle dans la colonie, ne voulait ni ne pouvait rien refuser à ses anciens compagnons de bagne.
Monsieur Louche lui ayant ordonné, la nuit venue, de larguer son amarre et de remonter la Crique-Fouillée jusquau Mahury, il obéit docilement, procura des avirons à ses passagers forcés, et bientôt, la lourde embarcation, poussée par des bras vigoureux, glissait sur les flots du canal solitaire.
Deux heures et demie leur suffirent pour atteindre le Mahury, qui nest en quelque sorte quun vaste estuaire formé par la réunion de la Comté et de lOrapu.
Voulant sans plus tarder mettre à profit les trois heures et demie de marée qui leur restent, ile remontent sans désemparer le fleuve, passent devant la batterie du Trio, invisible dans les ténèbres et les mornes imposants de Remire, où vécut paisiblement, pendant vingt ans, le conventionnel Billaud-Varenne, déporté en Guyane en 1795.
Ils manuvrèrent leurs avirons avec tant dénergie, quils purent arriver non loin des coteaux de Roura, en aval de la Crique-Gabrielle, vis-à-vis de laquelle se trouve le dégrad de Stoupan.
Devant limpossibilité absolue davancer plus loin, ils poussent le sampan sur la rive droite et débarquent, après avoir reçu de lAnnamite un lot de poisson frais, quelques poignées de couac et un briquet.
Puis, le pêcheur, heureux sans doute dêtre débarrassé de ses redoutables compagnons, reprit incontinent, avec le jusant, la direction de la Crique-Fouillée.
Les fugitifs, loin de se croire dans une sécurité même relative, en raison de léloignement du pénitencier, se dissimulent au plus vite dans linextricable fourré de cacaoyers sauvages, de mombains et daouaras qui encombrent le rivage.
Le jour va bientôt apparaître, et comme le dit Monsieur Louche, il faut se défiler en douceur, afin déviter le bourg de Roura.
Car, voyez-vous, mes agneaux, continue le bandit, il y a là, non seulement un juge de paix dont je membarrasse comme dune prune, mais une brigade de gendarmerie qui a toute ma vénération.
« Je ne suis guère impressionnable, mais je vous avoue que la vue du casque blanc et des buffleteries dun gendarme grand sabre, me casserait bras et jambes.
Tu as raison, répond le Rouge, et je suis davis que la crainte de la gendarmerie est le commencement de la sagesse.
Sagesse bien involontaire, va !
« Mais, sois tranquille... nous nous dédommagerons plus tard de notre respect forcé pour ces cases de négros quil ferait si bon piller.
Ils redoublent en conséquence de précautions, contournent, en évoluant doucement sous bois, le village, et atteignent les premières éminences formant la chaîne de montagnes qui sépare le bourg de Roura de celui de Kaw.
Cette dernière manuvre écarte pour le moment toute apparence de danger. Ils gravissent péniblement un sentier rocailleux, escarpé, encaissé à droite et à gauche darbres immenses, formant une voûte impénétrable à la lumière. Nulle crainte de rencontre en ces lieux déserts, car il est à peu près impossible de trouver un être humain susceptible de sy aventurer.
Aussi, mettant à profit cette solitude, ils savancent, en dépit de fatigues inouïes, sans presque se reposer et parcourent le même jour les cinquante kilomètres auxquels est évaluée la distance entre les deux villages.
Exténués, mourant de faim, nayant plus, pour se restaurer, que des bribes de poisson déjà gâté par linfernale chaleur du soleil équatorial, et quelques grains de couac, ils vont sallonger, comme des animaux fourbus, près de la rivière de Kaw, et sendorment dun sommeil de plomb.
Le lendemain, la faim a raison de la fatigue et les éveille avant laube. Ils traversent, sans avoir besoin de se mettre à la nage, la rivière fort basse, à ce moment, évitent naturellement le village, suivent le canal long de vingt kilomètres qui débouche dans lApprouague, et arrivent enfin au bord du fleuve quil sagit de franchir sans encombre.
Quelle que soit lénergie de ces misérables et leur prodigieuse endurance à la fatigue, cinq sur huit sont complètement incapables de faire un mouvement.
En outre, la faim qui leur tord les entrailles leur enlève tout ressort, toute initiative. Ils en arrivent à regretter les fayots de ladministration et les effroyables travaux du bagne.
Monsieur Louche, plus âgé de beaucoup que ses complices, possède toujours, avec son esprit lucide, son implacable volonté, mais son corps est absolument brisé.
Seuls, LHercule et Chocolat semblent avoir conservé toute leur vigueur. Il est vrai que ce sont deux terribles compagnons bâtis en force, taillés en plein muscle, et représentant la machine humaine dans sa plus redoutable expansion.
Pendant que le Notaire se lamente comme un enfant, parle daller se constituer prisonnier à Kaw, et que les autres semblent lapprouver tacitement, Monsieur Louche, envoie les deux hommes valides à la recherche des petites huîtres guyanaises qui se trouvent souvent, par milliers, accrochées aux racines des palétuviers.
Ils en font une ample récolte, et en rapportent plein leurs blouses nouées au col et aux manches.
Les misérables absorbent avec une voracité sans égale, cet aliment, se gavent gloutonnement, compensent par la quantité ce qui lui manque en substance nutritive et réussissent à apaiser les affreuses tortures de la faim.
Bientôt lespérance renaît sinon la vigueur.
Comme il a été matériellement impossible de voler un canot en passant près de Kaw, et quil importe de franchir le plus tôt possible lApprouague, LHercule et Chocolat, toujours infatigables, se mettent sans désemparer à la recherche de bois légers susceptibles de fournir les pièces dun radeau grossier.
Ils trouvent tout dabord un endroit sur lequel ont crû spontanément, en quantité innombrable, ces tiges fistuleuses, à lécorce blanche et lisse, appelées « bois-canon » par les Guyanais et se mettent à les sabrer avec énergie.
Non loin de là se trouvent dépaisses touffes de bambou qui formeront les liens.
Pour comble de bonheur, un aï, ou paresseux, occupé à brouter les feuilles dun de ces beaux arbres, tombe sans lâcher la branche à laquelle il se cramponne désespérément.
Il est assommé dun coup de sabre, fraternellement partagé et dévoré tout cru.
Après trois heures dun travail surhumain, le radeau ajusté à la diable est prêt.
On y installe donc le Notaire, et Monsieur Louche, armé dune rame grossière. Puis les autres se mettent à leau, et poussent en nageant lappareil qui leur offre un point dappui suffisant pour éviter la fatigue.
Lendroit est complètement désert, naturellement, et le radeau, après, avoir sensiblement dérivé, aborde sans encombre de lautre côté.
Et maintenant, mes enfants, sécrie joyeusement Monsieur Louche, il sagit de ne pas samuser à la moutarde.
« Le plus dur est fait, et nous sommes sûrs de réussir.
« Commençons par désarticuler ce radeau sauveur, dont la présence pourrait nous compromettre, et laissons aller les morceaux au fil de leau.
« Voilà qui est bien.
« Toi, Petit-Noir, mon joli macaque, tu vas te mettre aussi nu que notre premier père avant sa faute, à moins que tu ne préfères, comme concession à la pudeur, te tailler un calimbé dans ton pantalon de toile.
« Ainsi costumé, on te prendra pour un habitant de la localité, au cas où tu rencontrerais un citoyen du bourg dApprouague.
« Nul ne soupçonnera dans ce petit Saint-Jean tout noir, un transporté marron.
« Tu te rapprocheras dune habitation, à seule fin de chaparder quelque chose : cabri, cochon, poule... bref, de quoi se mettre sous la dent.
« Va, et ne te fais pas pincer.
« Toi Maboul, tu vas partir avec Chocolat, et tu tâcheras de trouver des fruits ou du gibier.
« Le Borgne et le Rouge attendront le jusant pour récolter des huîtres et des coquillages.
« LHercule va rester avec moi et le Notaire, qui nous regardera en se faisant du lard.
« Voilà ! Au trot, mes chérubins, et revenez les mains pleines, s. v. p., il va faire faim tout à lheure.
« Quant à toi, LHercule, viens un peu plus loin, jai à te parler, mon gros.
Voyons, quest-ce que tu me veux ?
« Pourquoi me gardes-tu là les bras croisés, pendant que les autres turbinent ?
Parce que tu es mon meilleur, je dirai plus, mon unique ami, le seul en qui jai confiance.
« Maboul est une brute, Petit-Noir nest quun nègre, le Borgne et le Rouge feront ce que nous voudrons... mais je me défie de Chocolat.
« Il a tué, mais na jamais grinché.
« Jaime pas ça, dautant plus quen sa qualité descarpe, il prend des airs daristo avec les simples grinches.
« Je voulais tout bonnement te dire davoir confiance en moi et de mobéir en tout et pour tout.
« Laisse-moi faire ! nous aurons à manger.
Pas possible !
Va toujours.
« Je saurai bien trouver en temps et lieu quarante kilos de viande sans réjouissance... de quoi nous bourrer le jabot jusque-là.
Comment ça ?
Patience ! termina le bandit avec un singulier sourire et en regardant à la dérobée le Notaire endormi, jemmène avec nous du bétail sur pied, il faut le nourrir jusquau moment où nous aurons besoin.
III
La transportation en Guyane. Portrait et biographie dun gredin. Tentative dévasion. La double chaîne. Un criminel condamné à perpétuité, puis à mort, qui réussit à se faire condamner encore à cent ans de travaux forcés. LHercule. Le Borgne et le Rouge. Le Notaire. LArabe et le Martiniquais. Un coupable digne dintérêt. La colère. Une haine au bagne. Splendeur et stérilité de la nature équatoriale. Préjugés. Un chou qui nen est pas un. Bredouilles. Perdus. Retour. Chair fraîche. Fable grossière. Les forçats cannibales.
En raison du rôle que les forçats évadés du pénitencier flottant de Cayenne auront à jouer dans la suite de ce récit, il devient nécessaire desquisser rapidement, avec leur portrait physique, une courte notice biographique.
Disons tout dabord que, contrairement à une opinion encore accréditée aujourdhui, les transportés dorigine européenne forment linfime minorité à notre colonie de la Guyane.
À peine en compte-t-on deux cents, employés sur les différents pénitenciers comme ouvriers dart, et envoyés là-bas spécialement pour exercer leur profession ou une profession similaire. Tous les autres criminels de droit commun, originaires de la métropole, sont internés en Nouvelle-Calédonie.
La Guyane sert exclusivement de lieu de transportation aux Arabes, aux Yoloffs du Sénégal, aux noirs ou aux hommes de couleur de la Réunion, de la Martinique et de la Guadeloupe, aux coulies de nos possessions dans lInde et aux Annamites de Cochinchine qui ne sont pas dirigés sur lîle de Poulo-Condor.
En tout, environ trois mille six cents (3663 en 1877).
On comprendra ainsi, sans quil soit besoin dexplications, comment les six évadés de race blanche étaient des artisans, sauf un seul, employé aux écritures et renvoyé sur le ponton pour mauvaise conduite.
« Monsieur » Louche, comme nont cessé de lappeler depuis son arrivée au pénitencier ses sinistres compagnons, est un des doyens des pensionnaires de ladministration. Il est âgé de cinquante-deux ans, et les rudes labeurs de la chiourme ont encore contribué à doter son organisme dune espèce de caducité plus apparente que réelle. Cest un petit vieux remuant, agile, maigre, aux cheveux poivre et sel, à la face pointue et futée dun renard et singulièrement éclairée de deux yeux verdâtres, dont liris est pointillé de taches jaunes.
La figure est franchement répulsive, le regard étrangement cruel.
Après avoir été ouvrier serrurier, il abandonna la lime et létabli pour sengager comme pitre dans une bande de saltimbanques, où il fit la connaissance de Martin, dit LHercule, un ancien charpentier devenu lutteur par la force des choses et son encolure de taureau.
Comme leur nouvelle position sociale, fertile en déboires, ne leur procura pas lopulence attendue, ils songèrent à exploiter la propriété du public. après avoir essayé de tenter sa curiosité. Ils devinrent daudacieux « cambrioleurs » et se mirent à dévaliser en grand les magasins et les appartements, grâce aux talents spéciaux de Monsieur Louche dans lart de la serrurerie.
Lassociation fut dabord des plus fructueuses, et les deux compères connurent des jours pleins dabondance et de franches lippées. Mais, comme rien de ce qui est humain ne saurait être éternel, la commandite fut violemment dissoute par la cour dassises, qui condamna Louche tout court, et son aller ego Martin à vingt ans de travaux forcés pour vol avec effraction et tentative dassassinat.
Ce butor de Martin avait la main si lourde, quil faillit étouffer comme un poulet une des victimes qui avait eu la prétention de défendre son bien.
Ils furent envoyés ensemble à Cayenne, et reprirent forcément, pour le compte de ladministration, leurs professions de serrurier et de charpentier.
Monsieur Louche, au lieu de prendre son mal en patience, voulut, comme on dit, faire la forte tête, et résister à la terrible administration qui, pourtant, en a maté bien dautres.
Il essaya de fomenter une révolte, et fut, pour ce fait, condamné à vingt autres années par le conseil de guerre. Il sentêta, voulut sévader, et se vit, par exception, nanti de deux ans de double chaîne. Il passa dune façon relativement calme cette période de sept cent trente jours, amarré au brimborion de fer qui lui battait les jambes, mais il eut le tort, une année après, de blesser grièvement un surveillant qui le prit en flagrant délit de vol.
Voler au bagne ! Il est vraiment des êtres prédestinés.
Monsieur Louche fut condamné à mort, et subit toutes les angoisses de lhomme qui, chaque matin, séveille frissonnant de terreur, se disant : Est-ce pour aujourdhui ?
Sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.
Il fut sage pendant assez longtemps. La perspective « dépouser la veuve », comme disent les forçats dans leur cynique langage, lavait calmé.
Puis, comme le chien de lApocalypse, il retourna à son vomissement. Il vola, tenta de nouvelles évasions, et comparut à trois reprises devant le conseil de guerre, qui lui infligea chaque fois vingt années de travaux forcés.
Comme il ny a pas dautre pénalité depuis labolition des peines corporelles, il faut bien prononcer, au moins pour la forme, une condamnation.
Cest ainsi que Monsieur Louche se vit condamner à mort, puis à perpétuité, puis à cent dix ans, devant se confondre avec la peine antérieurement prononcée.
Parbleu !
Point nest besoin, pour compléter ce croquis rigoureusement authentique et pris sur nature, dajouter que ce gredin possède toute labjection et toute la férocité du criminel le plus endurci.
On la déjà vu à luvre.
Martin, dit LHercule, est lantithèse vivante de son complice.
Cest une brute formidable, aux membres énormes, au torse monstrueux, supportant une toute petite tête au front bas, aux yeux bêtes et fixes dun poisson, aux mâchoires singulièrement développées.
LHercule avoue sans fausse honte que le raisonnement nest pas son fort, et se contente modestement dêtre linstrument dont Monsieur Louche est la pensée.
Les travaux du bagne nont pas réussi à entamer ce colosse qui porte, avec lépaisse désinvolture dun hippopotame, le poids léger de ses quarante ans.
Moreau, dit le Rouge, à cause de la couleur de ses cheveux, est un jeune faubourien de vingt-cinq ans, ancien ouvrier mécanicien ; une franche crapule, dit M. Louche qui sy connaît, condamné à perpétuité pour assassinat sur la personne dun maraîcher de la banlieue parisienne.
Maigre, blême, le teint hâve, plombé, semé de taches de rousseur, petit, mais agile et vigoureux, son visage à lexpression ignoble semble suer le vice et le crime. Ses yeux éraillés, clignotants, aux paupières bordées de rouge sous leurs cils blanchâtres, ont un regard inoubliable.
Enfant du même ruisseau, issu du même sang, Raveneau, dit le Borgne, est un Moreau brun. Il na que vingt-deux ans, et fut condamné à perpétuité, quatre ans auparavant, pour avoir assassiné un marchand de vin de la barrière Fontainebleau ; ouvrier carrier.
D.... dit le Notaire, appartient à une bonne famille de lAnjou. Cest un gros garçon blond fadasse, grassouillet, que son inconduite a fait renvoyer du bureau spécial où il travaillait aux écritures. Nature molle, sans ressort, susceptible de prendre toutes les empreintes, surtout les mauvaises.
Ancien clerc de notaire, condamné à dix ans pour faux.
Comme il nest âgé que de vingt-quatre ans, on serait tenté de sétonner, en le voyant courir les hasards périlleux dune évasion, plutôt que de subir patiemment les sept années qui lui restent encore à accomplir.
Les années sécoulent, même au bagne, et la jeunesse est lâge des espérances.
Mais il y a larticle 6 de la loi du 30 mai 1854, qui aggrave singulièrement la pénalité prononcée par les magistrats après le verdict des jurés. « Tout individu condamné à moins de huit ans de travaux forcés sera tenu, à lexpiration de sa peine, de résider dans la colonie, pendant un temps égal à la durée de sa condamnation. Si la peine est de huit années, il sera tenu de résider pendant toute sa vie. »
Le Notaire na pas eu le courage daffronter la perspective de lexil qui doit succéder à sa peine.
Amélius, ou Petit-Noir, comme lappelle Monsieur Louche, en souvenir du petit bol de café vendu le matin à Paris, dans les crémeries, est un beau grand cabre martiniquais. Ancien ouvrier sucrier qui, par vengeance, a incendié lusine où il travaillait, et sest vu, pour ce fait, condamné à douze ans.
Susceptible dinstincts généreux, mais porté à des colères folles, vindicatif, tout contraste, il possède les qualités et les défauts des deux races.
Abdul-ben-Mourad, dit Maboul, condamné à vingt ans lors de linsurrection algérienne de 1871 ; aurait bénéficié, comme ses compatriotes, de larmistice, sil navait assassiné un de ses camarades six mois auparavant.
Cest un homme de trente-cinq ans, grand, sec, taciturne et musulman fanatique.
On lui a soigneusement caché le meurtre de son coreligionnaire par Monsieur Louche. Explique qui pourra cette contradiction : il a tué un des siens et ne manquerait pas de faire subir la peine du talion au roumi qui a mis à mort un fils du prophète.
Enfin, pour terminer, deux mots relatifs à Winckelmann, dit Chocolat, un ouvrier menuisier de Mulhouse, condamné en 1869 à vingt ans, pour avoir tué sa femme dun coup de hache.
Certes, Winckelmann est un coupable, mais il faudrait bien se garder de le confondre avec les criminels, au milieu desquels il a si longtemps vécu.
À voir ce géant de un mètre quatre-vingt-dix, au regard doux et triste, à lil bleu, aux traits placides, nul ne se douterait quil est parfois en proie à dépouvantables accès de colère qui lui font voir rouge, lui enlèvent tout raisonnement, le transforment en une véritable bête fauve.
Cest pendant une de ces crises furieuses contre lesquelles il lui est impossible de réagir, quil a commis son crime.
Les jurés lui ont accordé les circonstances atténuantes, mais les magistrats qui ont appliqué la peine ont été bien rigoureux à son égard. Il méritait dautant plus dindulgence que sa conduite avait été de tout temps irréprochable, sa probité scrupuleuse, son assiduité au travail absolue.
Peut-être un médecin aliéniste, se trouvant en face dune véritable crise momentanée de folie, eut-il conclu à lirresponsabilité.
Transporté au pénitencier de Cayenne, Winckelmann subit son sort avec résignation, et fut toujours un modèle dobéissance, de discipline et de sobriété.
Il faisait une véritable tache de propreté au milieu de ses criminels compagnons, qui bientôt conçurent pour lui une haine dautant plus vive, que sa manière dêtre constituait un reproche permanent à leurs idées, à leurs habitudes, à leur langage.
Peu lui importait dailleurs. Musclé comme un gladiateur antique, brave comme un lion, dune adresse et dune agilité sans égales, il sut imposer à tous ces êtres abjects, le respect quinspire la force matérielle.
Ce ne fut pas sans luttes.
On cite encore à Cayenne un acte prodigieux de vigueur qui lui sauva la vie. Il avait, quelques mois seulement après son arrivée, arraché des mains dun de ces bourreaux de bagne, qui en faisait son souffre-douleur, un pauvre diable, dont la vie était devenue un véritable enfer.
Le tortionnaire, un colosse, voyant sa victime lui échapper, sétait rué sur celui qui sérigeait si inopinément en défenseur, croyant en avoir bon marché.
Winckelmann lempoigna simplement aux flancs, le coucha sur le sol, et lui administra séance tenante, cette correction humiliante vulgairement dénommée fessée, avec une surabondance qui mit aussitôt les rieurs de son côté.
Puis, il lui dit de sa voix calme :
Chaque fois que tu recommenceras, tu en recevras autant.
Lautre résolut de se venger.
On déchargeait alors des bateaux pleins de bois de charpente amenés des forêts vierges, de ces bois, aussi lourds que les pierres, dont ils possèdent presque lindestructibilité.
Quatre hommes portaient sur leurs épaules un madrier énorme, pesant environ cinq cents kilogrammes. À un bout se trouvait lindividu si sommairement corrigé, avec Winckelmann au milieu, les deux autres espacés avant et en arrière de lui.
Le bandit leur avait fait la leçon. Ils devaient, au moment où il tousserait, feindre de trébucher, et se dérober brusquement, de façon à laisser supporter au malheureux le poids effrayant de la poutre.
La première partie du programme sexécuta comme il avait été convenu. Mais à la stupeur des misérables, lhomme quils croyaient voir sabattre broyé par le madrier, raidit sa puissante musculature, sarc-bouta comme un bloc intelligent sous cette masse inerte, et fit seul, sans fléchir, les vingt pas qui restaient à parcourir.
Quand les hommes de la corvée voisine leurent aidé à se décharger, il se tourna vers son ennemi, et lui dit simplement :
Fais-en donc autant ?
Ce fut sa seule vengeance.
On nosa plus, dorénavant, sattaquer à un aussi rude jouteur, et ses compagnons le laissèrent vivre à sa guise, sans paraître trouver étrange quil ne voulût ni senivrer à loccasion, ni jouer, ni jurer, ni raconter des histoires malpropres.
Ils conçurent même pour lui une singulière estime, si toutefois ce mot peut être appliqué à un sentiment professé par de tels êtres, à la suite dune aventure qui transpira, comme tout ce qui se passe au bagne.
Un surveillant, voulant être édifié sur les faits et gestes des transportés confiés à sa garde, proposa à Winckelmann, moyennant certaines petites faveurs, de lui servir despion.
Tout son sang, comme on dit vulgairement, ne fit quun tour.
Il rougit, puis pâlit affreusement, en proie à un de ses terribles accès ; puis, étreignant sa poitrine de ses bras crispés, il sécria dune voix étranglée :
Moi !... moi !... un mouchard !...
« Tenez, chef... allez-vous-en... je vous tuerais.
Le surveillant avait du cur. Il appela Winckelmann chez lui le lendemain et lui fit des excuses.
Sur ces entrefaites, il fut désigné pour aller au pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni en qualité de chercheur de bois. Cest une position fort enviée qui donne à son titulaire une liberté relative, en ce sens quil doit parcourir les grands bois à la recherche des essences bonnes à exploiter, mais difficile à tenir, car elle exige des connaissances assez étendues en tout ce qui touche les essences elles-mêmes, ainsi que les procédés à employer pour lexploitation.
Depuis longtemps déjà, le malheureux rêvait aux moyens de reconquérir sa liberté. Loccasion lui ayant paru propice en raison de la proximité de la Guyane hollandaise, il traversa le Maroni sur un radeau et gagna la colonie voisine.
Il fut bientôt repris par les soldats hollandais du poste dAlbina et ramené au pénitencier, en raison du traité dextradition convenu entre les deux nations.
Pauvre diable ! ne put sempêcher de dire, en le revoyant, le commandant supérieur, il na pas de chance.
« Et dire quil va falloir le mettre à la double chaîne pendant deux ans !
Six mois après, il était gracié par le gouverneur pour avoir retiré du fleuve un soldat dinfanterie de marine qui se noyait.
Mais lannée suivante, une nouvelle tentative dévasion le ramenait devant le conseil de guerre qui lui infligeait la même peine.
Il fut réintégré à Cayenne, et le gouverneur, auquel les membres du conseil avaient adressé un recours en grâce, le fit comparaître devant lui.
Donnez-moi, lui dit-il, votre parole de ne plus essayer de vous évader, et je vous fais enlever votre chaîne.
Je ne veux pas, monsieur le gouverneur, car, voyez-vous, cest plus fort que moi !
« Une parole, cest sacré, et je ne voudrais pas la trahir.
Lofficier supérieur, qui administrait alors la Guyane, le gracia quand même.
Se crut-il engagé par cette magnanimité ?... Les occasions lui manquèrent-elles ?... toujours est-il que, pendant près de huit ans, il parut avoir renoncé à ses tentatives.
On a vu, au début de ce récit, comment ses instincts de liberté se réveillèrent tout à coup avec plus dintensité que jamais.
Winckelmann et lArabe, envoyés de leur côté aux provisions par Monsieur Louche, errèrent longtemps à travers bois sans rencontrer la moindre substance alimentaire.
On simaginerait volontiers que les grandes solitudes équatoriales, où la vie végétale surabonde avec une exubérance inouïe, produisent à foison les fruits et les baies sauvages ; quelles regorgent de gibier à poil ou à plume et quenfin lhomme pourrait, au moins pendant un certain temps, sinon y vivre en abondance, du moins y subvenir aux plus pressants besoins.
Ce serait une grave erreur.
Lhomme isolé dans la forêt vierge ressemble, toute proportions gardées, au naufragé perdu sur un radeau au milieu de lOcéan.
Les arbres à fruits équatoriaux dont les produits ont été dailleurs singulièrement surfaits, car nul ne peut supporter la comparaison avec ceux de notre zone tempérée, ne croissent jamais spontanément dans la vieille futaie primitive, ni même en quelque lieu que ce soit.
Sauf de très avares exceptions, les arbres splendides, qui fournissent de magnifiques matériaux pour la charpente, les constructions navales, ou lébénisterie, sont dune stérilité désespérante en ce qui concerne lalimentation.
Encore peut-on regarder comme substances alimentaires des baies le plus souvent inaccessibles à des pareilles hauteurs, et qui, après une conquête aussi difficile que périlleuse, peuvent à peine servir à tromper la faim ?
Tels les fruits du mombin, les noix-balatas, les jaunes dufs, les sapotilles sauvages, les canaris-macaques, les noix-acajou.... etc.
Encore le manguier, lavocatier, le goyavier, et surtout larbre à pain, le seul qui, avec le bananier soit sérieusement alimentaire, bien que naturalisés dans lAmérique du Sud où ils ont été importés depuis longtemps, ont-ils besoin, pour produire des fruits mangeables, de soins et de culture.
Ils doivent être plantés de main dhomme, et si parfois on les rencontre à létat sauvage, cest sur danciens abatis abandonnés où ils ne tardent pas à dépérir sous lenvahissement des plantes parasites.
Aussi, lIndien nomade, en dépit de sa proverbiale paresse, possède-t-il toujours des abatis sur lesquels il plante et récolte ligname, la patate et surtout le manioc qui forment le fond de sa nourriture, sa suprême ressource contre la faim. Sil chasse pour augmenter et varier son ordinaire, ce ne sera jamais dans les grands-bois, mais dans le voisinage des fleuves et des rivières où il trouve aussi du poisson en abondance.
Et dailleurs, là où lIndien avec sa patience et son adresse dhomme primitif réussit à capturer des animaux, lhomme civilisé échouera fatalement.
La rencontre dune tortue sera une aubaine inespérée. Quant aux oiseaux : hoccos, perdrix grand-bois, marayes, agamis, il ne peut guère compter sen emparer du moins sil na pas, avec de bonnes armes, la science approfondie de ces chasses difficiles pas plus que les cerfs, les kariakous, les pécaris, les agoutis, les paques ou les simples tatous, qui, ne trouvant pas non plus leur subsistance dans les grands bois, habitent aux environs des clairières, des savanes et des rivières où la végétation est modifiée par labsence des arbres géants.
Aussi, les deux compagnons, après avoir grappillé de ci, de là quelques baies aigrelettes, sêtre consciencieusement courbaturés à la poursuite dun iguane qui, en dépit de son aspect repoussant, est excellent à manger, ne purent-ils retenir un cri dallégresse, à laspect dun palmier de moyenne taille, au stipe grêle et élancé.
Un pataoua ! lArbi... sécria Chocolat, nous allons croquer le chou... avec çà, on ne meurt pas de faim.
Et, séance tenante, il attaque vigoureusement le tronc du monocotylédone, dont les fibres, dures et tenaces, résistent au tranchant de son sabre.
Pendant que le pauvre diable sescrime avec une véritable énergie daffamé, deux mots relatifs à ce comestible décrit trop complaisamment sous le nom de « chou-palmiste » par des naturalistes qui ont fait venir leau à la bouche aux chers petits Robinsons amateurs qui lisent ce récit.
Encore un joli préjugé, que ce mot de chou servant à désigner, dune façon si fantaisiste, le bourgeon terminal du palmiste, du maripa ou du pataoua et qui ferait croire à la présence de feuilles analogues à celles de notre chou domestique.
Figurez-vous une espèce de substance jaunâtre comme livoire, aussi compacte que lamande fraîche, formant une masse cylindrique de la grosseur du bras, longue denviron un mètre, un peu plus, un peu moins, et enfermé dans la gaine de feuilles sirradiant en couronne au sommet du palmiste.
Impossible dêtre moins « chou » que cette substance à fibres courtes, croquantes, presque sans goût, susceptibles de remplir seulement lestomac dun famélique, mais non de le restaurer.
Quoi quil en soit, nayant rien autre à se mettre sous la dent, ils firent honneur à ce maigre régal dont la conquête fut plus pénible quon ne saurait le croire.
Pour comble de mésaventure, quand les fugitifs voulurent regagner le campement, ils saperçurent quils étaient égarés.
Comme une nuit passée dans la solitude navait rien de bien effrayant pour de pareils hommes, ils firent contre fortune bon cur, et sinstallèrent sur une couche de frondaisons sabrées par Chocolat, et sendormirent brisés de fatigue.
Le lendemain, dès laube, lancien chercheur de bois, que lapproche de la nuit avait seule empêché de reconnaître sa direction, retrouva sa piste, et ils arrivèrent un peu confus, comme des chasseurs bredouilles, craignant que leur insuccès ne compromît gravement lapprovisionnement général.
Contre leur attente, ils trouvent le campement en liesse. Puis, est-ce une illusion ? mais il leur semble percevoir une bonne odeur de chair grillée qui chatouille délicieusement leur odorat.
Allons donc, clampins, sécrie joyeusement Monsieur Louche la bouche pleine, rallie au loto !
« Il y a de la bidoche toute fraîche... de quoi boulotter à pleine bouche.
À la bonne heure, répond Chocolat, une double ration sera la bienvenue, car nous avons fait chou-blanc !
« Et encore, je ne croyais pas si bien dire, car, depuis hier, nous navons rien trouvé quun pataoua.
« Tiens, quest-ce que vous mangez donc là ?
Du foie, mon vieux, dit LHercule en présentant à des charbons ardents une tranche de foie piquée au bout dun bâton.
Et du fameux, renchérit le Rouge.
« Malheur ! de pas avoir des petits oignons et une casserole.
Avec du saindoux, interrompit le Borgne.
Du foie !... du foie de quoi ?
De biche, mon camarade.
Pas possible !
Puisque je te le dis.
« Mais mange donc, je vais te raconter la chose pendant que tu vas « te caler les joues ».
« Figure-toi quhier soir, au moment où nous pêchions des moules et des coquillages, voilà quune biche poursuivie par je ne sais qui ça cest pas mon affaire saute à la rivière et vient droit à nous.
« Nous nous enfonçons dans leau jusquaux oreilles pour la piger au passage, quand tout à coup, la pauvre bestiole, perdant son sang, se met à pousser des bê !... bê !.... patauge et coule.
« Tu comprends que nous navons pas été longtemps à lempoigner, à lapporter ici, et à en chiquer chacun une vraie tranche.
Bonne affaire ! reprend Chocolat en retournant son morceau de foie pour présenter lautre côté à la flamme.
« Tiens ! à propos, où donc est passé le Notaire ?
Ah ! cest vrai, tu ne sais pas, pauvre garçon !
Hein !
Cest dur, de voir périr un des siens sans pouvoir lui porter secours.
« Il était bien un peu mollasse, mais je métais attaché à lui.
« Ce que cest que de nous !
Le Notaire avait du bon, fit le Rouge la bouche pleine, en avalant sa portion avec sensualité.
Voyons, explique-toi, riposte Chocolat quun doute épouvantable vient dassaillir.
Eh ! bien, hier, en barbotant dans la rivière, il a été frappé par une anguille tremblante, il na eu que le temps de pousser un cri, puis, crac !... disparu dans la vase molle.
Le fugitif, sans être dupe de ce récit qui lui paraît une fable grossière, se lève brusquement. Il aperçoit, accrochés à un arbre, des morceaux de chair sanglante dont la peau et les os ont été soigneusement enlevés.
Il ne reconnaît pas les restes dun quadrupède, quelle que précaution quon ait prise de les déformer.
Alors il comprend tout, et la vérité lui apparaît dans son épouvantable horreur.
Mais, dit-il dune voix entrecoupée en jetant le morceau quil allait porter à sa bouche, ce que vous voulez... me faire manger là... cest de la chair humaine !
IV
Ancre engagée. Plongeon. Sauvetage difficile. Léquipage de la vigilinga. Le maître. Mauvaises raisons. Lembouchure de lAragouary. En attendant la Prororoca. Le fleuve des Amazones. Précautions indispensables. Ce que cest que la Prororoca. Ses causes. Sa durée. Ses manifestations. Ses effets. Les trois lames géantes. Après le ras de marée. Comment se comporte le petit bâtiment. En avant ! Modifications des terrains et des végétaux. Le dégrad. La flottille. Lhabitation. Heureuse famille !
Oh... Hisse !... Oh... hisse-là ! garçons.
Impossible, maître, lancre est engagée.
File du câble.
Je viens den filer trois brasses.
Eh bien ?
Lancre descend, remonte et sarrête.
« Il faut quelle soit prise entre la fourche dun arbre submergé.
Diable !
« Nous devons pourtant déraper coûte que coûte, afin de profiter du montant, et abriter la vigilinga dans lespère Robinson.
« Sans cela, nous serons infailliblement broyés par la Prororoca.
Impossible de déraper sans couper lamarre.
Cest notre dernière ancre...
« Comment amarrer le bateau ce soir, si nous la sacrifions.
« Plonge !
Maître, vous voulez donc la mort de votre serviteur ?
« Cela fourmille de couleuvres électriques.
Poltron !
Ah ! si cétait là-bas, dans notre Maroni, je ne dis pas.
« Tenez, voyez comme notre pilote Tapouye hausse les épaules et semble aspirer la haute mer avec inquiétude.
Et toi, Piragiba, veux-tu plonger, et montrer que tu es digne de ton nom ? (Piragiba signifie nageoire de poisson en langue Tupi.)
LIndien garde limpassibilité dune statue de porphyre rouge et ne répond pas.
Une rougeur furtive monte aux joues de celui qui commande lembarcation amazonienne.
Il se contient pourtant.
Je te donnerai, reprit-il, une poignée de tabac... une charge de poisson sec... une dame-jeanne de tafia !...
Le mot tafia opère comme un talisman sur lIndien qui sort de sa torpeur.
Esta bom (cest bon), dit-il en portugais de sa voix gutturale.
Puis, sans ajouter un mot, il enjambe le bastingage, saisit le piaçaba, pique une tête au beau milieu du fleuve et disparaît sous les eaux.
Il remonte bientôt, et dit dans ce patois que parlent tous les Indiens de la zone intertropicale sud-américaine, et appelé lingoa geral :
Le nègre a dit vrai ; lancre est prise dans la fourche dun pào-ferro.
Eh bien ?
Mon compère Tabira (Bras-de-fer) ne pourrait lui-même la dégager.
Allons, je vois bien quil ny a pas à compter sur vous.
« Vous êtes tous des poltrons ou des paresseux... je vais me débrouiller moi-même, puisque vous ne comprenez pas que votre indécrottable fainéantise peut causer notre perte.
« Plus on attendra, plus le sauvetage de lancre deviendra difficile.
La marée monte en effet avec rapidité. De tous côtés tournoient les débris végétaux que lAmazone charrie jusquà quarante kilomètres en mer, et que ramène le contre-courant. Arbres énormes déracinés sous lirrésistible impulsion du flot, et dont les branches conservent leur lourde chevelure de lianes, roseaux flottant par bancs, racines semblables à des carapaces de sauriens, feuilles rigides et luisantes comme des plaques de métal, fleurs qui distillent détranges senteurs, moitié parfums, moitié poisons.
Le jour vient de paraître, instantané, presque brutal. Le soleil sest montré tout à coup flamboyant comme un feu de forge, au-dessus des arbres dont les cimes enchevêtrées forment au loin une muraille de sombre verdure. Les guaribes, ou singes-hurleurs, ont arrêté leur vacarme formidable, les aigrettes blanches piquent de points nacrés les branches vert-pâle des palétuviers, les ibis roses, les flamants rouges sébattent joyeusement dans les bandes de lumière, les bécassines senvolent en essaims capricieux, les sawacous solitaires plongent entre les racines leur long bec à la recherche de la provende de matin.
Linconnu, sans doute familiarisé depuis longtemps avec ce spectacle, ne lui donne même pas une attention distraite, tant le sort de son petit bâtiment semble le préoccuper.
Cest un blanc de race pure, dans toute la force de lâge de trente-deux à trente-quatre ans environ brun de barbe et de cheveux, lil noir, le teint hâlé, dont les traits superbes indiquent lintelligence et lénergie.
Simplement vêtu dune vareuse de flanelle bleu-marine, dun large pantalon blanc, chaussé despadrilles, coiffé dun chapeau de paille, il reste un moment appuyé au bastingage de la vigilinga, pendant que ses hommes filent du câble.
La vigilinga, un joli bateau-pilote du port denviron douze tonneaux, est pourvue de deux mâts sur lesquels senverguent deux voiles goélettes teintes en roux, et carguées en ce moment. Construite avec litaùba (Acrodiclidium Itaùba), le fameux bois de pierre amazonien, imputrescible à toutes les intempéries, elle semble à ce point solide, quon dirait un bloc plein.
En dépit de son faible échantillon, un pareil bateau, avec ses mâts bien étayés, son pont parfaitement étanche, toutes ses ouvertures bien closes, peut affronter la haute mer ou talonner sur les vases de la côte, et braver à loccasion les fureurs de la prororoca elle-même.
Elle vient déviter au flot, cest-à-dire que son avant, doù part le câble de lancre, est tourné vers locéan, pendant que son arrière fait face au large estuaire dun fleuve se jetant à lextrémité nord de limmense embouchure de lAmazone.
Le jeune homme, prenant rapidement son parti, ôte lestement sa vareuse, relève son pantalon jusquau genou, attache à sa ceinture une amarre offrant à peu près les mêmes dimensions que le câble de lancre, monte sur le bastingage, et plonge à pic.
Les six hommes composant léquipage, quatre noirs et deux Indiens, se penchent au-dessus de leau jaunâtre, agitée çà et là de remous profonds et semblent épier, avec plus de curiosité que dappréhension, la réapparition du maître.
Après une longue minute dont la durée eût semblé effrayante à des êtres apathiques, celui-ci émerge tout à coup jusquaux aisselles, et se hisse à bord avec une rapidité attestant une vigueur peu commune.
Eh bé, patron, dit en riant stupidement un des noirs qui jusqualors na pas desserré les dents, où qua pas pouvé caba.
« Si ou qua pas pouvé, moun fort passé maïpouri pas pouvé même. (Si vous navez pas pu, un homme plus fort quun maïpouri tapir ne pourrait davantage.)
Silence ! fainéants... Jai honte pour vous de votre lâcheté.
« Je naurais jamais cru cela de vous... des nègres Bonis... amenés par mes braves amis Lômi et Bacheliko.
Oh, Mouché, ou pas grondé.
« Boni lika gaillards côté Maroni, mais fika gnagnamolles passé coulies quand veni côté Aragouari. (Les Bonis sont braves sur le Maroni, mais ils deviennent plus mollasses que des coulies quand ils viennent sur lAragouari.)
Cest bon !... je sais que vous trouvez autant de trous que de chevilles.
Nous qua filé câble ?
Non ! riposte le jeune homme en assujettissant autour du cabestan lextrémité supérieure de lamarre dont il na pas ramené le bout fixé naguère à sa ceinture.
Cependant la marée monte rapidement. Lavant de la vigilinga, obéissant à la traction opérée par lancre, commence à senfoncer. Mais ce nest pas assez pour limpétueux capitaine du petit bâtiment.
Au cabestan, garçons !... dit-il de sa voix brève.
Mais, mouché, nous qua coulé caba, interrompt le nègre dun ton pleurard.
Encore une fois, silence, et vire à force !
Sous le double effort du flot et du cabestan, la vigilinga pique de plus en plus le nez dans les eaux troubles, et son obliquité devient effrayante. Elle embarquerait la moindre lame si la surface liquide nétait unie comme une glace.
Encore un peu, leau va atteindre les écubiers.
En dépit de son calme, le jeune homme commence à être inquiet. Peut-être va-t-il se décider à trancher les deux amarres, quand le bâtiment éprouve un si brusque soubresaut, que les mâts, craquent avec une trépidation qui les agite depuis la pomme jusquà lemplanture.
Enfin ! murmure-t-il en aparté, si le câble de lancre avec celui que jai accroché comme renfort à lorganeau, ne sont pas rompus comme de simples ficelles, nous voici déhalés.
La vigilinga a aussitôt repris son aplomb, les hommes, néprouvant plus de résistance, virent en courant, et bientôt lancre apparaît sauvée par laudacieuse manuvre du chef.
Allons, Piragiba, mon camarade, à ta barre ! dit-il au Tapouye, qui jusqualors na pas fait un mouvement, pendant que les noirs, comprenant enfin que leur maître a plongé pour doubler le câble, sextasient bruyamment sur la tentative et son résultat.
« Range la Punta-Grossa, reconnais le Furo-Grande, puis gouverne sur lespère quil sagit datteindre avant le perdant (marée descendante).
Le petit bâtiment qui se trouve alors à peu près par 52° 18 de longitude Ouest et 1° 24 de latitude Nord, sélance avec le flot et pénètre dans la vaste embouchure de lAragouary, appelé aussi Vincent-Pinçon, du nom du célèbre navigateur espagnol, compagnon de Christophe Colomb.
LAragouary coule du Sud-Est au Nord-Ouest, à travers ce territoire depuis si longtemps contesté entre la France et le Brésil, grâce aux subtilités au moins diplomatiques des hommes dÉtat portugais.
Sa navigation paraît tout dabord difficile, grâce aux érosions profondes, aux bouleversements énormes que la prororoca fait périodiquement subir à son lit et à ses rives. Mais avec un bateau bien construit, intelligemment manuvré, elle noffre aucun danger effectuée avec la marée montante.
Ce nest pas, en effet, leau qui manque sous la quille, quand on pense que la différence de niveau entre la haute et la basse mer peut atteindre entre lîle de Maraca et la côte guyanaise, au chiffre prodigieux de seize à dix-sept mètres, lors des grandes marées.
Ces grandes marées ont reçu des indigènes le nom de Prororoca, qui est une sorte dharmonie imitative du grondement formidable des flots de lOcéan savançant brusquement comme une muraille à pic.
Cest un phénomène étrange, analogue au mascaret de la Seine et à la barre de la Gironde, mais dans des proportions immenses, eu égard à lincommensurable volume deau déversé par lAmazone, qui se produit régulièrement pendant les trois jours précédant la pleine et la nouvelle lune. Alors la mer, brisant la digue que lui opposent les eaux du fleuve, se dresse subitement, les repousse vers leur source, et envahit toute lembouchure en cinq minutes, au lieu de monter progressivement en six heures.
Quelques chiffres pourront donner une idée de lintensité que doit présenter le phénomène au moment où lOcéan, avec son irrésistible puissance, se rue à lassaut du fleuve géant.
Le lit de lAmazone, sans tenir compte des petites sinuosités du courant, surtout dans ses parties supérieures, présente un développement denviron 5000 kilomètres.
Sa largeur nest pas moins prodigieuse. À Tabatinga, situé à plus de 3000 kilomètres de lAtlantique, elle atteint 2500 mètres ; au confluent de la Madeira, à 5 kilomètres au-dessous de Santarem, a 500 kilomètres de la mer, elle est de 16 kilomètres. Enfin, lestuaire de la branche supérieure, entre Macapa, la petite forteresse brésilienne, et la côte de lîle de Marajo, est denviron 80 kilomètres, et lembouchure proprement dite, entre Punta-Grossa et le cap Magoari, a plus de 200 kilomètres douverture.
La profondeur, souvent variable, mais toujours considérable, est de 185 mètres à lembouchure ; la moyenne oscille entre 75 et 100 mètres ; et la masse deau quil déverse dans lOcéan, est évaluée à 100 000 mètres cubes par seconde !
Enfin, la marée remonte jusquà 1000 kilomètres et grossit les affluents compris dans cette zone, au point que le Tocantines, entre autres, en ressent les effets jusquà 160 kilomètres de son confluent.
Revenons à la vigilinga, qui, daprès les prétentions de son capitaine, doit affronter sous peu ce formidable choc. Ses deux voiles ont été orientées. Elle savance, sous la double impulsion du vent dOuest et du flot, avec cette allure pimpante et gracieuse particulière aux goélettes.
Le pilote Tapouye, en homme sûr de son fait, la dirige imperturbablement à travers les chenaux, les découpures et les bancs de vase produits par le dernier ras de marée, pendant que le maître, allongé au pied du mât de misaine, sous une toile tendue horizontalement, fume une cigarette, et laisse errer son regard sur les merveilles végétales en présence desquelles le mettent de temps en temps les sinuosités de la route.
Parfois, un caprice de la végétation vient interrompre la ligne des palétuviers, ces hôtes inévitables des eaux saumâtres. Alors, apparaissent sur de légères éminences le superbe palmier boïassu, qui développe ses feuilles immenses, longues de cinq mètres, au-dessous de la gracieuse couronne du miriti, portée par un stipe lancé ; quatre ou cinq espèces de lauriers atteignant des hauteurs énormes, des castanheiros, et quelques arbres à caoutchouc.
Parfois aussi, lembarcation approche assez près de la rive pour que sa coque frôle des taillis de moucou-moucou (caladium arborescens), cette aroïdée géante aux tiges flexibles, aux vastes feuilles dun vert luisant, près desquels émergent les héliconias, piqués dadmirables fleurs pourprées, les marantes, les balisiers, les arums, dont laxe charnu traversant le spath dun blanc laiteux, produit leffet dun fruit dor sur un écrin de satin. Dépais bouquets de cambrouze ou bambou des côtes, forment un fond vert pâle à ce gracieux tableau ; puis, linextricable enchevêtrement produit par les racines des palétuviers, se profile de nouveau à perte de vue.
... Cependant, leffet de la marée se fait de moins en moins sentir. Dans un moment, elle va être étale, pour subir bientôt son mouvement de recul. Le jeune homme na pas entendu jusque-là pour prendre les précautions rendues nécessaires par larrivée de la prororoca.
Ce nest pas le temps qui manque, dailleurs, puisque la grande crue amazonienne doit se produire seulement dans six heures.
Le noir, accroupi à lavant, vient de pousser un cri joyeux.
Maître, « lespère ».
Le pilote donne un coup de barre auquel obéit doucement la goélette, puis, elle quitte le chenal, oblique vers la rive gauche, et sarrête dans une petite anse défendue par un promontoire qui savance à cinquante mètres environ dans le lit du fleuve.
Mouille ! commande le capitaine.
Lancre tombe au bout de son câble préalablement doublé et mord presque aussitôt. Puis, les voiles sont carguées, les étais des mâts minutieusement visités, tout ce qui se trouvait sur le pont susceptible dêtre balayé par la lame est rentré et les ouvertures closes rigoureusement ; les hommes, de peur dêtre enlevés, préparent des amarres pour sattacher eux-mêmes au dernier moment. Enfin, le petit canot du bord, après avoir été hissé, est retourné la quille en lair et « saisi» de manière à former pour ainsi dire corps avec la vigilinga.
Celle-ci évite au jusant et demeure larrière tourné vers lOcéan, pour virer à marée basse, de façon à se tenir debout à la lame géante au moment où elle arrivera du large comme une trombe. Le câble est filé en quantité suffisante, de manière à égaler et même à dépasser quelque peu la hauteur maxima de la barre. Cest là une précaution essentielle pour éviter de couler à pic si, par hasard, lancre se trouvait comme précédemment engagée, car, alors, le temps manquerait au dernier moment pour accomplir cette manuvre, tant est subite et irrésistible larrivée de la barre.
Tout est paré, il ny a plus quà attendre.
Enfin, les heures sécoulent, et le moment solennel arrive.
Bientôt un bruit sourd semble sortir de lOcéan. On dirait le roulement lointain du tonnerre mêlé aux grondements saccadés de louragan. Soudain, le bruit grandit, devient sonore, rauque, retentissant. Une crête décume apparaît au loin, par le travers du Cap Nord, et grandit en se déployant jusquaux rivages de Marajo. Au-dessous de ce nuage blanchâtre apparaît la lame immense, haute de sept mètres qui grandit brusquement, toute droite, comme un mur, sélance à lassaut du fleuve, retombe, se brise sur la Punta-Grossa, bondit dans la plaine et rejaillit dans les airs, en mille gerbes décume, avec un fracas assourdissant.
Cest brutal et instantané comme une explosion.
Pro...ro...ro...ça ! Cest alors que lon apprécie la justesse de cette expression indienne qui est une onomatopée admirable, comme en produisent les langues primitives. Les trois premières syllabes imitent le grondement de la mer qui se rue avec son « crescendo », et la dernière exprime le fracas des lames se brisant sur les rivages quelle dévaste.
Elle continue sa course furieuse entre les îles. Resserrée, comprimée par leurs détroits, elle redouble de violence en face des obstacles, disloque les chenaux trop étroits, saute sur les hauts-fonds, se tord et jaillit sur les terres, secoue sa longue et blanche crinière que la brise emporte comme un nuage de neige, sabat avec plus de fureur encore sur les rochers quelle semble pulvériser, sur les îles quelle submerge, sur les broussailles quelle engloutit, sur les troncs quelle déracine.
Rien ne saurait lui faire obstacle. Les arbres séculaires sont broyés, tordus et roulés dans les flots, au milieu des rochers, avec des lambeaux de terre arrachés aux flancs des îles ou des côtes, et couverts de végétation.
Peu à peu, le bruit lointain diminue, les arbustes du bord reparaissent au-dessus des flots, les eaux baissent comme si elles sengloutissaient sous le sol, le courant devient moins rapide. Il ne reste plus, à la surface des flots jaunes, quune nappe décume pleine de feuilles et de débris, agitée encore et frémissante comme une eau qui vient de bouillir.
La mer reprend son calme, quand on entend soudain retentir au loin le bruit du second flot. Il arrive comme le premier, moins rauque, moins élevé sur leau, moins désordonné, mais courant plus vite, et charriant encore plus darbres, de débris et décume que le premier.
Le troisième flot nest guère quune haute lame qui passe rapide, dont le roulement se perd bientôt dans le lointain, et qui reste un moment immobile avant de décroître lentement.
Cest fini. La mer, qui était basse il y a un moment, est étale.
Le phénomène a duré cinq minutes.
Lhomme, qui dun point inaccessible a pu contempler ce spectacle émouvant, simaginerait volontiers que tout ce qui vit doit être, en un instant, fatalement anéanti. Et pourtant, là où les forces de la nature sont vaincues, latome perdu au milieu de ce cataclysme, linfiniment petit résiste et tient bon.
Telle la gracieuse embarcation que nous avons laissée tout à lheure debout à la lame qui forme une barre de plus de cinquante lieues.
En raison de la direction de son cours, presque parallèle à celui de lAmazone, et de la situation de son estuaire qui se confond avec lembouchure de celui-ci, lAragouary est, avons-nous dit, également soumis à la prororoca ; à ce point que, pendant lespace de trente lieues, elle remonte creuse, et parfois comble et bouleverse son lit, jusquà en modifier la direction.
Mais, grâce aux précautions prises avant larrivée de la crue, grâce aussi à la position occupée dans la petite crique par la vigilinga, celle-ci a pu non seulement braver impunément ce formidable flux, mais encore en profiter pour continuer sa route.
La poussée de la première lame, atténuée, sinon brisée par le promontoire, a pour effet de la soulever brusquement au milieu du nuage décume, à sept mètres de hauteur.
Elle serait balayée comme un fétu, nétait son ancre qui la maintient, au bout de sa double amarre de piaçaba. Brusquement arrêtée au moment où elle va rouler avec la cascade, elle craque et oscille, mais résiste comme un bloc plein.
Litaùba, le bois de pierre amazonien soutient sa vieille réputation.
Les hommes, solidement amarrés, affrontent sans danger la terrible douche, le flot passe, se perd du côté damont et redescend en grondant.
Le second flot arrache une partie du promontoire qui disparaît en un clin dil. Lancre chasse sur le fond de vase, saccroche, chasse de nouveau, et finit par mordre à trois cents mètres de là.
Mais, quimporte ! Non seulement la troisième lame nest plus à craindre, mais encore le petit navire va, grâce à elle, accélérer sa marche.
Au moment précis où elle le soulève, le pilote, qui a ses instructions, donne un vigoureux coup de barre. La coque, nétant plus debout au flot, évite brusquement. Alors, le capitaine tranche en deux vigoureux coups de sabre le piaçaba, sans le moindre souci de son ancre devenue inutile.
Nous navons pas le temps de la déraper, dit-il en aparté.
« Et, dailleurs, nous avons tout le loisir de venir plus tard la rechercher à marée basse.
La vigilinga, ayant viré lof pour lof, sélance dans le courant rapide formé par la marée, et remonte rapidement. Bientôt les voiles sont orientées, et sa vitesse saccroît de toute la force de la brise dOuest qui na pas cessé de souffler.
Nous ne la suivrons pas, et pour cause, pendant cette seconde partie de sa navigation totalement dénuée dincidents. Sous la double influence du vent et du courant, elle se prit à filer avec une vitesse atteignant la somme énorme de dix-huit kilomètres à lheure, et ne sarrêta quà la tombée de la nuit.
Elle avait parcouru cent kilomètres depuis la prororoca.
Le lendemain, dès laube, elle appareilla. Déjà les rives du fleuve ont subi une importante modification. Les marécages couverts de palétuviers disparaissent peu à peu. Les « arbres de la fièvre », auxquels leau saumâtre est indispensable, deviennent de plus en plus rares. La marée ne remonte pas plus loin. Aux palmiers miritis, succèdent bientôt les pinots, les hôtes des terrains plus secs.
LAragouary se resserre peu à peu pour gagner en profondeur et surtout en limpidité. Puis, il sencaisse entre de légères éminences mamelonnées qui apparaissent comme les minuscules ramifications dune chaîne de collines encore éloignées.
Lair plus sec, plus vif, nest plus chargé dun invisible nuage de micodermes, ces parasites redoutables de la fièvre. Le poumon fonctionne librement, le sang circule sans entraves, et si la chaleur du jour est encore très intense, on ne pourrait simaginer être sous le premier parallèle Nord, cest-à-dire à 111 kilomètres seulement de lÉquateur.
Ceux-là seuls qui ont évolué dans latmosphère suffocante saturée de vapeur deau qui sétend sous les voûtes impénétrables de la forêt vierge, et plane lourdement sur les rivières encaissées darbres géants, pourront savoir avec quelle ivresse le voyageur aspire cet air vivifiant.
Cependant, la vigilinga, après avoir continué sa route pendant plusieurs heures encore, se trouve en face dune anse naturelle, mais aménagée de main dhomme, et au milieu de laquelle sont amarrés une dizaine de bateaux de toutes formes, de toutes grandeurs. Cest dabord une coberta, de quinze à vingt tonneaux, trapue et massive comme une jonque chinoise, espèce de maison flottante où des familles entières ont passé leur vie : puis trois égariteas, ou bateaux de fleuve, couverts dune toiture de chaume cintrée comme la bâche dune voiture de rouliers ; quatre ou cinq ubas, longues de quatre, six et dix mètres, effilée comme des squales, creusées dans un seul tronc darbre, enfin, un admirable canot à vapeur peint en gris-clair, à larrière duquel se lit en lettres dor le mot Robinson, abrite sa machine sous un tendelet de toile imperméable.
Une large avenue, plantée de bananiers alternant avec de superbes manguiers, aboutit à ce dégrad, et savance en droite ligne jusquà un immense bosquet darbres de toute sorte, à travers lesquels on devine une vaste habitation.
Le jeune capitaine de la vigilinga, après avoir donné ses instructions aux hommes de léquipage, et vérifié la solidité de lamarrage, saute lestement à terre, et savance à grands pas dans lavenue.
Mais, deux ou trois noirs, portant sur leur tête des pagaras (paniers), lont aperçu. Ils détalent comme des lévriers, heureux sans doute dannoncer à la maison lheureuse nouvelle de son retour.
En effet, des cris joyeux se font entendre dans le lointain, et quatre enfants, deux garçonnets déjà grands, précédant de toute la vigueur de leurs jambes masculines deux adorables fillettes, arrivent en courant comme de petits fous et criant à tue-tête :
Papa !... cest papa !
Derrière eux, vient non moins joyeuse, et presque aussi folle, une belle grande jeune femme, aux cheveux dor, aux yeux dazur, et dont les traits resplendissent de bonheur et de santé.
Charles !...
Mary !...
Le jeune homme étreint avec une tendresse presque convulsive la charmante créature, réunit en groupe les têtes blondes et brunes des enfants, les dévore de baisers, et lheureuse famille sachemine à petits pas, au milieu de propos interrompus, dexclamations, de caresses, jusquà lÉden équatorial.
V
Un proscrit de décembre 1851. Les « Robinsons de la Guyane ». Nouveaux projets de colonisation. La goélette Lucy-Mary. En route pour le territoire contesté. Le courant équatorial de lAtlantique. Configuration des terrains. Éleveur et seringueiro. Les colons de lAragouary. Six ans après. La demeure dun chasseur de caoutchouc. La surprise... Lutile et lagréable. Bonheur parfait. À propos de journaux arrivés dEurope. Pressentiments. La loi sur la relégation. Inquiétudes. Coup de foudre. Incendie et meurtre.
Un ingénieur parisien, du nom de Charles Robin, avait vu son avenir brisé par le coup dÉtat de décembre 1851. Travailleur acharné, intelligence délite, cur loyal entre tous, Robin, poussé par ces aspirations puissantes qui font les héros et les martyrs, fut de ceux qui luttèrent jusquau dernier moment contre lattentat.
Grièvement blessé à la barricade où lhéroïque Baudin trouva la mort, il guérit par un de ces miracles qui sont une énigme pour la science, comparut devant une commission mixte et fut déporté à Cayenne après un simulacre de jugement.
Cétait là une condamnation dautant plus inhumaine, que lingénieur laissait presque sans ressources sa jeune femme et quatre fils, dont laîné navait pas dix ans !
Nous avons raconté dans un précédent ouvrage intitulé : Les Robinsons de la Guyane comment, après des luttes poignantes qui durèrent de longues années, cette intéressante famille réussit à simproviser de toutes pièces, sur le sol de notre colonie guyanaise, une prospérité voisine de lopulence.
Le temps et lespace nous manquent ici pour raconter, même à grands traits, la façon dont le proscrit reconquit sa liberté, larrivée dramatique de sa femme et de ses enfants, leur rencontre sur un îlot du Maroni, notre fleuve équatorial, les besoins, les labeurs et les angoisses des premiers temps.
Le lecteur qui voudra être édifié sur les détails de cette véridique histoire les trouvera dans les Robinsons de la Guyane, dont les aventures ne sont pas, comme on pourrait le croire, une fable inventée à plaisir, mais bien un récit absolument authentique dont lauteur a recueilli les éléments sur les lieux mêmes où les Robinsons ont souffert, travaillé, prospéré. Il verra comment, après avoir demandé tout dabord à la petite culture leur unique subsistance, lingénieur et ses fils, devenus chercheurs dor, puis éleveurs de bétail, purent, aidés de quelques braves noirs, conquérir en une quinzaine dannées un domaine splendide et démontrer combien sont injustes nos préjugés européens qui ne voient, dans cette belle colonie, quune geôle de forçats. Il apprendra comment les fils du proscrit devenus des hommes de vrais hommes sous la direction dun pareil Mentor, empruntèrent à la science moderne ses procédés les plus nouveaux et les applications industrielles les plus récentes ; comment enfin, laîné Henri, et le plus jeune, Charles, épousèrent deux orphelines dorigine anglaise, des naufragées, pendant que leurs frères, Eugène et Edmond, sen allaient perfectionner en Europe léducation donnée par leur père.
Cest ici que commence le récit des aventures des Chasseurs de caoutchouc, qui peut ainsi former, si lon veut, la suite de lhistoire des Robinsons de la Guyane.
Bientôt létablissement de la Bonne-Mère, fondé sur le Maroni, un peu au-dessous du rapide connu sous le nom de saut Peter-Soungou, devint trop étroit pour les laborieux colons, quelque vaste quil fût, dailleurs. Non pas que ladjonction de nouveaux éléments eût amené la moindre mésintelligence, bien au contraire. Les jeunes Anglaises, Lucy et Mary Brown, simples, bonnes, aimantes, se trouvant enveloppées dune atmosphère de tendresse, se donnèrent à leurs parents dadoption avec tout labandon de leurs jeunes curs, déjà mûris par la souffrance. Vaillantes et fortes, défendues dès lenfance contre les pusillanimités résultant de notre sédentarisme français, elles surent, tout en conservant les adorables grâces de la femme, devenir dintrépides épouses de colons.
Mais bientôt des enfants naquirent aux jeunes ménages. Et si les ressources de létablissement pouvaient offrir à plusieurs familles tout ce grand confort colonial dont notre civilisation étriquée na même pas la plus vague notion, les fils de lingénieur, devenus à leur tour pères de famille, ne pouvaient plus y trouver des aliments suffisants à leur activité, à leurs légitimes ambitions.
Le patriarche, qui, dautre part, avait des vues densemble parfaitement rationnelles et depuis longtemps élaborées relativement à lamélioration, à la rénovation même de notre colonie, jugea quil fallait tenter, sur un autre point, ce qui avait si bien réussi dans le haut Maroni.
Pourquoi ne fonderait-on pas dans cette partie du Sud, si fertile, et pourtant si délaissé, un nouvel établissement dont un des jeunes gens prendrait la direction ? La chose navait rien de bien effrayant, étant donnés les moyens actuels de la petite colonie, en hommes, en provisions, en argent, en matériel.
La question fut longtemps débattue, le plan minutieusement combiné ; puis, après mûres réflexions, Charles, le plus jeune, déclara quil était prêt à tenter un voyage dexploration,
Mon intention, si vous ny voyez pas dinconvénients, dit-il aux membres de la famille réunis en conseil, est détudier tout dabord la région de lOyapock, bien que je naie pas lespoir de trouver dans le voisinage de ce fleuve notre terre délection.
« Cest plutôt comme satisfaction personnelle et pour me rendre compte sans parti pris si les essais de colonisation officielle, tentés en vain et à plusieurs reprises par les administrateurs de la Guyane, ont été rationnellement opérés, ce dont je doute fort.
« Mon exploration terminée, je compte descendre plus au Sud, prendre un des grands cours deau de la côte et remonter en plein Territoire Contesté.
Bravo ! mon enfant, interrompit avec feu lingénieur, dont lâge a respecté la verte vieillesse.
« Ta proposition sert de sanction à un de mes plus chers désirs, et, puisquil en est temps encore, les années voulant bien me laisser quelque répit, je madjoins à ton expédition en qualité de volontaire.
Ah ! père, soyez-en le chef, je vous prie.
« Où pourrais-je trouver un guide plus sûr, plus expérimenté ?
Non pas, sil te plaît.
« Jai depuis assez longtemps laissé à mes fils la plus large part dinitiative pour être assuré quà loccasion ils sauront se comporter avec autant dintelligence que de fermeté.
« Allons, cest entendu ; je suis dores et déjà ton passager avec Angosso comme maître déquipage.
« Nest-ce pas, mon brave ami, dit-il affectueusement à un vieux noir dune taille athlétique occupé à tisser un hamac pour un des enfants.
Mô content allé coté ou, avec pitit Mouché Sarles, répondit joyeusement le bonhomme.
Parbleu ! je nen doute pas.
« Nous allons approvisionner sans plus tarder la goélette Lucy-Mary, choisir parmi nos hommes les meilleurs matelots, et appareiller pour lAragouary.
Vous délaissez donc lOyapock.
Oui, pour le moment ; à moins que tu ne manifestes lintention formelle de le visiter.
« Vois-tu, mon enfant, jai hâte de voir ce pays dont les anciens explorateurs racontent tant de merveilles, et que nos modernes voyageurs nont pas, que je sache, jugé à propos de parcourir.
« Et je propose lAragouary, parce quil forme ce que jappellerai la limite française de notre possession future.
« Il est impossible que de parti pris, deux nations intelligentes, amies du progrès comme la France et le Brésil, toujours sympathiques lune à lautre, laissent bien longtemps subsister ce non-sens géographique.
« Dautre part, létude approfondie que jai faite du litige, des textes des traités, et des notes diplomatiques échangées depuis plus dun siècle et demi, me fait espérer que lAragouary, ou rivière Vincent-Pinçon, restera français.
... Huit jours après, lingénieur, son fils et cinq hommes déquipage descendaient le Maroni jusquau petit village de Sparhouïne, où se trouvait amarrée la goélette, du port denviron vingt tonneaux, à laquelle ses dimensions interdisaient laccès du fleuve au dessus du saut Hermina.
La navigation côtière de la Guyane, depuis le Maroni jusquà lAmazone, ne présente aucune apparence de péril, même avec des bâtiments daussi faible échantillon. Malheureusement, elle est longue et pénible en raison des vents et du courant toujours contraires.
On sait, en effet, que le Courant Équatorial de lAtlantique se sépare en deux à une certaine distance de la côte Sud-Américaine, quune partie se dirige au Nord parallèlement à la côte, sous le nom de courant de la Guyane, reçoit les eaux de lAmazone et de tous les autres fleuves grands et petits, jusques et y compris celles de lOrénoque, pénètre dans la mer des Antilles, entre la Trinité et la Martinique, et va alimenter le Gulf-Stream.
À la résistance opposée par ce courant au navire suivant la côte, du Nord-Est au Sud, vient sajouter celle de la brise soufflant très fréquemment de lOuest. De là une nécessité absolue de louvoyer sans cesse, au moins jusque par le travers de lOyapock, ce qui entraîne une perte de temps parfois très considérable.
Il est vrai que cet inconvénient est largement compensé au retour. Ainsi, un voilier qui a mis cinq ou six jours et souvent dix ou douze pour aller du Maroni à Cayenne, revient facilement en vingt-quatre heures, avec le courant et le vent arrière.
Quelque fine marcheuse que fût la Lucy-Mary, elle nemploya pas moins de dix-huit jours avant davoir connaissance de lembouchure de lAragouary.
Elle remonta le fleuve, sans avoir à subir la prororoca, et vint mouiller au point où nous avons vu précédemment la vigilinga sarrêter.
Les voyageurs, en hommes qui apprécient la valeur du temps, se mirent sans désemparer en devoir de commencer leur exploration. Après avoir laissé trois hommes à la garde de la goélette, ils partirent à pied, bien armés, bien pourvus de vivres, et emportant les instruments propres au relèvement des terrains.
Ils rencontrèrent dabord de légères éminences et se trouvèrent bientôt sur un vaste plateau doù ils purent, tant à lil nu quavec la longue-vue, reconnaître lexactitude des descriptions fournies par les anciens explorateurs, notamment le médecin Le Blond.
En arrière de la zone des palétuviers se trouve la partie peut-être la plus couverte deau de la Guyane. Pendant la saison sèche, ces terrains sont parsemés de lacs nombreux, fort limpides, et sur lesquels sépanouissent les plus admirables spécimens de lopulente flore aquatique. Mais, pendant la saison des pluies, les issues que les eaux se sont frayées ne suffisant plus à lécoulement du trop plein de ces lacs, ces derniers débordent et forment une nappe presque continue. En sorte, dit Le Blond, quil serait possible daller en pirogue depuis lOyopock jusquà lAragouary, sans avoir connaissance de la mer.
En arrière, et un peu au-dessus de ces lacs, se rencontre une lisière de forêts, sur un terrain solide et à labri des inondations. Cette forêt, de largeur variable, suit quelquefois les sinuosités des fleuves jusquau pied des montagnes, mais cesse le plus souvent vers les plaines découvertes qui sétendent à quelque distance des lacs et de la mer.
Lingénieur et son fils explorèrent dabord quelques-unes de ces vieilles futaies primitives qui venaient finir au plateau, et reconnurent quelles renfermaient, en quantités innombrables, plusieurs variétés darbres à caoutchouc.
Voilà qui est bien, dit Charles après plusieurs jours de courses en plein bois ; je me ferai seringueiro.
Puis, il ajouta :
Lindustrie du caoutchouc ne formera dailleurs quune branche, fort importante, il est vrai de la future exploitation, car ces admirables savanes qui sétendent à perte de vue demandent forcément du bétail en quantité.
« Quelles belles « hatteries » je me propose dy installer !
« Allons, le sort en est jeté, nest-ce pas, père, je serai tout à la fois éleveur et chasseur de caoutchouc.
Après avoir visité avec autant de soin la savane que la forêt, relevé la cote des terrains, reconnu la direction et la pente des principaux cours deau et étudié la région avec la plus minutieuse attention, ils rallièrent la goélette.
La prospection était terminée.
Ils revinrent au Maroni en sarrêtant à Cayenne. Charles devait prendre le paquebot pour se rendre à Demerari, capitale de la Guyane anglaise, pour fréter un vapeur destiné à apporter à la future colonie son matériel et ses habitants.
Il eut le bonheur de rencontrer le capitaine dun steamer américain qui, flairant une aubaine, se chargea du transport.
Six semaines après, le navire avec ses passagers et sa cargaison jetait lancre dans lembouchure de lAragouary. La goélette, amenée à la remorque, opéra sans plus tarder le transbordement de ce matériel qui nécessita plusieurs voyages. Cétaient dabord vingt vaches laitières avec leurs veaux, deux taureaux, quelques moutons à titre dessai, quatre porcs, des poules, deux petits chevaux des savanes, puis des provisions de toutes sortes pour subvenir aux besoins du personnel de la colonie, en attendant la récolte ou le ravitaillement : caisses de biscuits, sacs de riz et de couac, balles de café, boucauts de sucre, barriques de vin et de tafia, conserves alimentaires : viandes, légumes, poisson, etc... Puis, des habits de rechange, des hamacs, des moustiquaires, des armes, des harnais, de la vaisselle, une batterie de cuisine, des outils de forgeron, de charpentier et de menuisier, une forge de campagne, un instrument à laver lor, dénormes rouleaux de fil de fer, un tour, des pirogues, jusquà des planches et des madriers tout prêts à être employés à la construction dune habitation. Enfin, le personnel de la colonie : le chef, sa femme, ses quatre enfants, vingt nègres Bonis, douze femmes, en tout trente-huit personnes et deux chiens : Bob et Diane, deux molosses dune taille et dune intelligence extraordinaires.
... Six années se sont écoulées depuis cette scission des Robinsons de la Guyane. Six années de travail, de bonheur et de prospérité. Une fois par an, les colons du Maroni viennent à létablissement auquel on a donné le nom singulier de Casimir, en souvenir du vieux nègre qui jadis a entouré Robin le père de soins et de tendresse ; une fois lan, aussi, les habitants de Casimir se rendent au Maroni, en allant livrer à Cayenne leurs marchandises, et recevoir les objets dimportation.
Cest à la suite dun de ces voyages, exceptionnellement accomplis par Charles seul, que nous pénétrons dans lintérieur du Chasseur de caoutchouc.
Que ce mot « dintérieur » névoque pas dans lesprit du lecteur lidée de nos habitations européennes, carrées, massives et lourdes sous leurs stratifications de pierres, aux ouvertures toujours closes.
Rien de coquet, de léger, daérien, comme cette construction envahie de tous côtés par lair et la lumière.
Ni portes, ni fenêtres, ni murailles ; à quoi bon dailleurs ! Mais une immense toiture en feuilles, dune belle couleur blonde, imperméable au soleil de la zone torride, aux averses diluviennes de lÉquateur. Une vingtaine de poteaux en satiné rubané, un bois splendide à fond bleu, luisant, rubané de rouge et de jaune, symétriquement enfoncés dans le sol, soutiennent la charpente ; des nattes, espacées, mouvantes comme des jalousies ouvertes, pouvant se lever ou sabaisser à volonté, pendent du toit ; des hamacs se balancent dun poteau à lautre, au-dessus dun magnifique plancher en mou-touchi brun veiné de jaune, luisant comme une glace. Au centre, lappartement réservé, circonscrit par des nattes en arouma (Marauta arundinaca) et tressées par les Indiens, adroits et patients comme des Chinois.
Cette construction, surélevée de deux mètres, repose toute entière sur un pilotis de madriers, tirés de ces bois indestructibles dont foisonne la forêt, et communique avec le sol par un escalier massif.
De là, et de quelque côté que se porte le regard, la vue embrasse les cases des noirs, les carbets des Indiens pittoresquement isolés au milieu de bouquets darbres de rapport, prodigues de fruits et dombrage sous lesquels sagite un clan de négrillons, de petits peaux-rouges, de nègres, de négresses, dIndiens, dIndiennes, vivant amicalement groupés près du manoir du jeune maître. Citronniers, orangers constellés dor, bananiers aux reflets de soie, pliant sous le régime savoureux, arbres à pain au fruit massif, manguiers aux drupes mordorées, avocatiers jaunes et rouges, apportés et plantés par les Indiens et devenus énormes en six ans. Puis, végétant au hasard, et donnant à ce verger unique son aspect bien particulièrement équinoxial, toute la gracieuse collection des palmiers.
Au coin, dans la direction du Nord et de lOuest, la forêt vierge coupe lhorizon dune ligne sombre, derrière laquelle on devine la savane, succédant à la vaste éclaircie ouverte sur le levant.
Pendant que le jeune homme savoure avec ivresse les premières et inexprimables joies du retour, raconte à grands traits les épisodes du voyage, interrompt son récit par une caresse, recommence pour sinterrompre encore, le déchargement de la vigilinga sopère avec rapidité.
Les provisions et les marchandises sont rangées dans les magasins, puis les noirs apportent les vastes caisses renfermant les objets dutilité ou dagrément, spécialement à lusage de la famille.
La surprise...
Aussi, faut-il voir avec quelle impatience bruyante ou recueillie, selon le caractère des petits colons, louverture de ces mystérieux réceptacles est attendue.
Mais, aussi, quels cris de joie, quelles exclamations folles accompagnent lexhibition de ces trésors.
Le jeune père, en homme qui ne sait pas compter, a prodigué lutile et lagréable de façon à combler même nos enfants européens, aujourdhui si gâtés par une profusion qui côtoie lencombrement. Que lon juge par là de lallégresse des petits sauvages blancs de la grande solitude amazonienne.
Décrirons-nous ces jouets admirables, de véritables uvres dart, choisis à Paris, par un correspondant intelligent, parmi ces petites merveilles pouvant aider puissamment à linstruction pratique de tout jeunes enfants. Car, bien entendu, le jouet scientifique domine essentiellement.
Cest inutile, et nos petits lecteurs nauront quà imaginer tout ce qui se fait de mieux, de plus beau, de plus complet, depuis la vraie locomotive, qui marche en produisant de la vraie vapeur, depuis le microscope qui fait voir les infiniment petits, jusquau télégraphe qui a étonné nos pères, jusquau téléphone qui nous a stupéfiés.
Puis, de beaux et bons livres, avec dexcellentes gravures, susceptibles de parler plus efficacement à lesprit, en lui faisant toucher en quelque sorte la chose étudiée sous sa forme réelle.
Enfin, laîné, Henri, déjà dans sa dixième année, et auquel on donnerait volontiers douze ans, tant il est vigoureux, reçoit un harnachement complet pour un petit cheval dressé à son intention, et un joli fusil-calibre 28, à percussion centrale, une arme sérieuse qui nest plus un joujou.
Lenfant qui tire larc et se sert de la sarbacane comme un Indien, ne trouve pas un mot à répondre au moment où son père lui fait cette surprise, tant son émotion est vive.
Si jamais un point de la terre entière a présenté laspect dun bonheur absolu, cest à coup sûr ce petit coin de la zone équinoxiale où sélève le manoir du Chasseur de caoutchouc.
Cependant, un léger pli vient rider le front du jeune père, au moment où sa main touche un volumineux paquet de journaux.
Sa femme qui saisit les moindres jeux de sa physionomie, si fugitifs quils soient, lui en fait aussitôt la remarque.
Bah ! répond Charles en homme qui prend son parti dune chose ennuyeuse, autant te le dire maintenant, dautant plus que ce nest pas encore fait.
Cest à cause de ces journaux, nest-ce pas...
« Eh ! que nous importe ce qui se dit où se fait là-bas !
« Ne sommes-nous pas heureux, ici, en dehors de ce tumulte du monde civilisé qui pèse encore comme un cauchemar sur mes premières années...
Oui, tu as raison, mon enfant... et notre mutuelle tendresse saccommode fort bien de notre solitude pleine de soleil et de liberté.
« Mais il peut arriver, aussi, quon soccupe de nous, « là-bas » comme tu le dis, et cest ce qui me donne cette vague inquiétude.
« En revenant du Maroni, jai parcouru tous ces journaux pour employer les loisirs forcés de mon voyage, et jy ai vu entre autres choses plus ou moins intéressantes, que nos députés ont adopté une loi désignant la Guyane comme lieu de relégation pour les « récidivistes ».
Mais, mon ami, il me semble que cela nest pas nouveau, puisque la Guyane reçoit une partie des criminels frappés par la justice de mon pays dadoption.
Ce nest pas la même chose, ma chère Mary.
« Si jai bien compris le texte de la loi récemment votée, il ne sagit plus dinterner sur les pénitenciers, où ils sont soumis à une surveillance incessante, les criminels condamnés par la cour dassises, mais de transporter en masse les récidivistes, cest-à-dire des repris de justice, des gens sans aveu, toujours en lutte avec la société, de les amener en bloc à la première incartade, et de les déposer sur le sol de la colonie, en leur donnant des terres à cultiver, cest-à-dire en leur laissant une liberté à peu près complète.
« On prétend ainsi peupler notre Guyane, lui donner les bras qui manquent pour le travail, régénérer un organisme malade en lui donnant des aliments malsains... En un mot, et pour me servir dune comparaison triviale, remplir une demi-tonne de vin médiocre avec du vinaigre, et cela, pour le rendre meilleur.
Mais, ces récidivistes, comme tu les appelles, sont donc bien nombreux !
Vingt mille environ !
« Vingt mille gredins sans foi ni loi, sans honneur comme sans frein, qui vont sabattre comme une épidémie au milieu de lhonnête et laborieuse population guyanaise... jen frémis !
« Ont-ils bien réfléchi aux conséquences de leur vote, ceux-là qui, pour débarrasser les grands centres des scories humaines qui les vicient, ne craignent pas de mettre en péril et lexistence et la propriété de braves citoyens si profondément et si ardemment français.
« Si encore la Guyane était un pays neuf, une colonie sans habitants, et isolée au milieu de lOcéan, on ne pourrait quapplaudir cette mesure.
Oui, tu as raison.
« Cependant, en quoi sommes-nous personnellement menacés, nous qui sommes relativement si loin du futur lieu de relégation.
Le péril sera peut-être plus grand pour nous, qui nous trouvons sur un terrain neutre, revendiqué il est vrai par la France et le Brésil, mais sur lequel ni lun ni lautre de ces deux pays na aucun moyen daction.
« Ce serait beaucoup trop espérer des « relégués » que de compter quils se soumettront bénévolement à larrêt qui les frappe.
« Lidée seule dêtre astreints à la résidence forcée dans un pays organisé, dêtre soumis au travail et surtout aux lois, sera intolérable à de pareils hommes, et je navance rien dexagéré en disant quils feront tout au monde pour sy soustraire.
« Comme pour exciter encore leur convoitise, il faut quà la porte du pays, se trouve une terre sans maître, où se rendent sans trop de difficultés ceux qui séchappent des pénitenciers.
« À plus forte raison, les relégués libres pourront-ils abandonner leur lieu dinternement, envahir le terrain contesté, et vivre sans entraves, au gré de leurs déplorables instincts.
« Comme tu le vois, la situation sera au moins difficile dans un temps plus ou moins long, pour ceux qui, comme nous, sont virtuellement des citoyens sans patrie.
... On entend à ce moment du côté des carbets et des cases quelques-unes de ces exclamations bruyantes comme en poussent volontiers les noirs surpris ou inquiets.
Quy a-t-il ? demande Charles en se levant brusquement.
Un nègre de haute taille, pâle comme le sont les hommes de sa race quand ils sont en proie à une vive émotion, cest-à-dire gris de cendre, escalade dun bond les degrés conduisant à lhabitation.
Une large plaie saigne à son épaule ; il peut à peine parler tant sa course a été rapide.
Maître !... sécrie-t-il dans son patois, dune voix entrecoupée, des hommes, des blancs.
« Ils ont brûlé le petit carbet de la crique Génipa... emmené le bétail... et tué mon compère Quassiba.
VI
Les aveux dun bandit. Le Notaire a bien été assassiné. Impudente bravade. Monsieur Louche léchappe belle. Courage ! De lApprouague à lOyapock. La fièvre. Traversée du fleuve. Le terre promise. Projets davenir. Reprendre lancien métier. Il faut donc travailler, pour manger ! Premières habitations. Repas improvisé. Abondance. Pillage. À peine libres, ils pensent à avoir des esclaves. Entre la coupe et les lèvres. Poursuite. Les Portugais. Monsieur Louche près de payer ne paye pas. Nouvelles appréhensions. Terribles menaces.
Revenons à la rive droite de lApprouague, ombragée darbres séculaires sous lesquels les forçats évadés se livrent à leur effroyable repas de cannibales.
Mais, sest écrié avec horreur Chocolat, ce que vous voulez me faire manger là... cest de la chair humaine.
Eh bon ! quand ça serait, répond de sa voix aigre Monsieur Louche.
« Le Notaire a largué son amarre (est mort), nous crevons de faim... Les morts doivent servir aux vivants.
Monsieur Louche a raison, sexclament les misérables la bouche pleine.
Puis, voyant que lArabe et le Martiniquais, écurés par les paroles de leur camarade, jettent avec un dégoût voisin de lépouvante le morceau quils dévorent, le Rouge ajoute cyniquement :
Tiens, lArbi et Mal-Blanchi qui font des façons...
« Pas tant dhistoires ! nous aurons plus forte ration.
Au moins, reprend avec effort Chocolat, dites-moi que vous ne lavez pas tué.
Puisquon te dit que cest languille-tremblante qui la « estourbi ».
« On a eu même assez de mal à retirer son corps.
« Vrai, fallait avoir rudement faim !
Des bêtises ! interrompt Monsieur Louche qui, se sentant protégé par la présence de LHercule, éprouve comme une velléité de braver Chocolat.
« Et si cétait pas vrai, que la couleuvre électrique lui ait fait passer le goût des fayots...
« Quest-ce que tu ferais, hein ! Dis donc un peu, pour voir.
Jaimerais mieux retourner doù je viens, rester pris par la patte à la double chaîne, et manger des gourganes pour le reste de mes jours, que de demeurer une minute de plus avec vous.
Monsieur Louche éclata dun rire aigu comme le grincement dune scie.
Dis donc, tu prêches presque aussi bien que le curé...
« Fallait te faire marabout, au lieu de te marier pour en arriver à « buter ta dâbesse » (assassiner ta femme).
À ces hideuses paroles, le malheureux pousse un cri rauque et pâlit affreusement.
Il sélance dun bond de tigre sur le vieux forçat, le tord comme un jonc sous sa main puissante, laplatit sur le sol et va lui broyer le crâne dun coup de talon.
À moi, les autres, râle le bandit...
« À moi !... saignez-le comme un cochon !
LHercule, qui savance pour protéger son complice, roule foudroyé par un coup de poing.
Le Rouge et le Borgne nosent plus faire un pas...
Cen est fait du misérable, quand tout à coup une détente subite sopère dans lorganisme de Chocolat.
Il lâche Monsieur Louche qui agonise, se redresse brusquement et sécrie dun accent déchirant :
Non !... Non !... cest assez dune fois.
Monsieur Louche, enfin soustrait à cette formidable pression, avale une large lampée dair et balbutie, pendant que LHercule, à moitié assommé, se tâte en se relevant gauchement.
Tu as une rude poigne, mon camarade, et il ne fait pas bon blaguer avec toi.
« Faisons la paix... Cest pas la peine de nous esquinter le tempérament... Restons amis, dis, veux-tu ?
« Nous avons encore fort à faire avant dêtre libres et nous ne sommes déjà pas trop nombreux.
Puis, il ajouta à voix basse à loreille de LHercule :
Voilà un lascar dont il faudra nous dépêtrer à la première occasion.
LHercule répond par un clignement dil approbatif, pendant que Chocolat séloigne de quelques pas sans prononcer un mot, et saccroupit sur le sol, la tête entre ses mains.
Au bout dune demi-heure, les membres de la redoutable association se mettaient en route, après avoir emballé, dans les vêtements ensanglantés de la victime, les restes qui devaient servir à dautres repas.
Chocolat, accompagné de lArabe et du Martiniquais, ferme la marche à une vingtaine de mètres.
Les pauvres diables, sincèrement révoltés, ne demandent pas mieux que de quitter leurs terribles compagnons et tiennent conseil à voix basse avec Chocolat, en qui ils ont une confiance absolue.
Faut nous-z-on allir, camrade, dit lArabe de sa voix gutturale.
« Hercule te touera... Louçe la dit ; moi zai entendou !
Ahi... aï ! maman ! renchérit le noir, nous parti caba, côté Cayenne.
« Ça mouns là tué nous ! mangé nous !
Allons, du courage ! mes gars, reprend le fugitif qui, bien que mourant de faim, a recouvré toute son énergie.
« Puisque vous vous joignez à moi, je vous sauverai.
« Suivons-les jusquà lOyapock.
« Nous ne pourrions rien faire à trois.
« Après, nous verrons à les lâcher en douceur.
« Quant à me tuer comme un poulet, faudra voir.
« Dabord, nous ne dormirons pas en même temps.
« Il y en aura toujours un qui ouvrira lil pendant que les autres reposeront.
« Nous avons deux sabres, eux aussi... Nous sommes donc à armes égales.
« Je vais en outre me munir dune trique solide avec laquelle je ne craindrai pas quatre hommes.
« Cest entendu, nest-ce pas.
Aroua !... Aroua !... Toi le sef... moi marcerai touzours avec toi ? fit lArabe rendu à toute son énergie native.
Mo ké allé, opina le noir.
« Toi compé mo...
« Mo fika gaillard passé tigre... fidèle passé chien.
À la bonne heure, mes gars !
« Avec du cur au ventre, nous pourrons arriver au Brésil et gagner honnêtement notre vie.
De lApprouague à lOyapock, on compte environ cinquante kilomètres en ligne droite.
Sur une de nos bonnes routes européennes, un piéton même très ordinaire franchirait cette distance en une petite journée de marche.
Mais, avons-nous dit souvent, autre chose est dévoluer par une chaleur infernale sur les terrains encombrés de végétaux énormes, coupés de rivières et de ruisseaux, ravinés de fondrières qui caractérisent la zone équinoxiale.
Et pourtant il y a encore un rudiment de chemin qui met en communication avec la commune dApprouague, celle dOyapock à laquelle il ne manque plus quun bourg, depuis lévacuation des prisonniers de Saint-Georges et de la Montagne-dArgent. On ne trouve plus, sur lénorme territoire de cette commune comprenant environ cent soixante-quatre mille hectares, que des habitations isolées, ou formant des groupes insignifiants, notamment à la Montagne-dArgent, où un fermier continue lexploitation de lexcellent café bien connu des gourmets.
Ce sentier, dont on aperçoit à peine la trace de distance en distance, est au moins utile à assurer la direction du voyageur privé de points de repère.
Il faut traverser plusieurs cours deau, entre autres les criques Ratimana et Arima larges de dix mètres, assez profondes et encaissées de palmiers pinots. On trouve ensuite une série descarpements assez raides, au nombre de treize, et nécessitant chacun une course dune heure. On franchit la crique Anguille et lon arrive à la crique Toumouchy par un chemin non moins long, non moins pénible, montant et descendant toujours. Huit kilomètres séparent la crique Toumouchy de la rivière Ouanary, un cours deau considérable qui se jette dans le large estuaire de lOyapock.
Cette dernière partie du voyage offrit de terribles difficultés aux fugitifs dont quelques-uns subissaient les premières atteintes de la fièvre. LHercule, le Borgne et le Rouge commençaient à trembler et à claquer des dents, ainsi que lArabe. Seuls, le Martiniquais, Monsieur Louche et Chocolat tenaient bon.
Et pourtant, ils vont avoir besoin avant peu de tous leurs moyens daction, car ils sont enfin en présence de lembouchure du fleuve, en un point où elle ne mesure pas moins de douze kilomètres.
Ils avaient quitté depuis deux jours lApprouague et les cannibales, forcés dabandonner les restes déjà putréfiés de leur compagnon, eussent subi les affreuses tortures de la faim, si Petit-Noir neût trouvé, sous des simaroubas, un grand nombre de tortues. Cest une particularité bien connue des coureurs des bois, que les tortues sont friandes du fruit de ce bel arbre, et ne quittent plus le sol qui en est jonché au moment de la maturité.
Malgré leur faiblesse, ils en emportent en quantité, de façon à navoir plus quà les mettre cuire dans leurs coquilles, sur des charbons ardents.
Enfin, après avoir traversé avec des peines inouïes lOuanary, ils se trouvent en vue du mont Lucas qui est comme encaissé entre lembouchure de lOuanary et celle de lOyapock, et savance jusquà la mer au-dessus de laquelle il est taillé à pic.
De lautre côté, apparaît au-dessus des eaux troubles du fleuve, une bande sombre formée par les arbres du Territoire Contesté.
La terre promise ! dont laspect leur arrache un hurlement de joie.
Pour un moment, ils oublient les misères passées, la fatigue, la faim, la fièvre et toutes les angoisses endurées depuis lévasion. Ils en arrivent même à faire taire, pour un moment, la haine quils ressentent pour leurs trois compagnons, dont la vue pèse sur eux comme un perpétuel reproche.
Puis, une même pensée surgit dans leur esprit.
Il faut passer au plus vite, à tout prix. Bien que la solitude soit complète ils ne se croiront définitivement en sûreté quaprès avoir franchi cette dernière et redoutable limite.
Un radeau, construisons un nouveau radeau.
Le bois-canon qui leur a rendu naguère de si grands services, abonde sur ce point du territoire. On le trouve même en telle quantité, que la Montagne-dArgent tire dit-on son nom de laspect blanchâtre que lui donnent les cécropias (bois-canon) dont les feuilles sont en dessous dun beau blanc métallique.
Les plus vigoureux, armés de sabres, abattent les tiges fistuleuses, et les autres les traînent jusquà la berge, en attendant quon puisse les réunir avec des lianes.
Après douze heures dun travail surhumain, le radeau est prêt.
Les pièces sont ajustées à la diable, elles menacent de se désarticuler sous leffort de la houle, quimporte !
Les voilà pris par le montant qui les entraîne vers lintérieur.
Ils nont plus quà couper en biais, à laide de pagayes grossières, de façon à dériver sur la rive droite.
Ils arrivent enfin, trempés jusquaux os, les pieds en lambeaux, les jambes gonflées et lacérées par les épines et les roches, et se ruent sur les terres molles où ils enfoncent jusquaux genoux.
Quimporte encore ! Ils sont libres... Libres comme la bête fauve dont ils ont les instincts brutaux et les monstrueux appétits.
Ils sarrachent de la vase, gagnent le sol ferme, et sarrêtent épuisés, haletants.
Les quatre bandits entonnent une chanson de bagne, idiote et obscène, pendant que leurs compagnons se serrent silencieusement la main.
Allons ! camarades, sécrie Monsieur Louche qui a retrouvé toute sa verve dancien pitre de foire, assez de ritournelles.
« Il sagit, maintenant que nous voici chez nous, de tirer des plans.
Oh ! moi, dit LHercule, je veux tout simplement aller au Brésil.
« Il y a des villes, à ce quon dit, et de soignées.
« Jy trouverai de loccupation dans ma partie.
Oui, mon gros, je te vois venir, tu veux reprendre ton petit truc de cambrioleur avec Monsieur Louche qui sentend si bien à crocheter les serrures.
« Mais faudrait voir auparavant à passer au restaurant, avant de prendre son billet pour les villes en question.
Manger, ça se trouve généralement, quand on na pas toujours en tête lidée de senfuir comme un quelquun qui a les « cognes » (gendarmes) aux talons.
« Dis donc, est-ce que cest loin, le Brésil ?
Mais, mon fils, dans les environs de cent lieues, à vol doiseau.
Cent lieues !..
Oui, msieu, et des lieues de pays, encore.
Ah ! çà, est-ce quil va encore falloir trimer comme depuis notre départ de Cayenne ?
« Moi, jen suis pas... cest ça qui serait pas drôle.
Attends voir un peu ; y aura moyen de sarranger.
« Au lieu de fuir, comme par le passé, les habitations, nous les rechercherons.
« Quand nous en aurons rencontré quelquune, eh bien ! nous « emprunterons » des provisions aux bonnes gens qui les occupent.
Toujours chaparder !...
« Si on nous pince ?
Que tes bête !
« Puisque je te dis quil ny a plus ici ni police, ni gendarmes, ni juges, ni fonctionnaires, ni soldats...
Fameux pays, tout de même !
... Et que les habitants sont comme nous de bons garçons qui se sont « tirés » de la Guyane française ou du Brésil parce quils ne sy trouvaient pas à leur aise.
Mais, alors... ils travaillent donc, pour manger.
Faut croire, puisquils vivent.
En vlà une bonne, être libre et sabîmer le tempérament à turbiner.
Tout en continuant cette édifiante conversation, les misérables sétaient mis en quête dhuîtres et de crevettes de rivières quils avaient dévorées avec leur appétit depuis si longtemps inassouvi.
Puis, ils avaient repris leur marche en obliquant cette fois vers le Sud, afin déviter les immenses marais qui bordent toute la côte.
Le hasard quils ont tant de fois invoqué les sert bientôt à souhait. Ils débouchent brusquement sur un abatis bordant une crique assez large, probablement tributaire de lOuassa, une grande rivière qui se jette dans lestuaire de lOyapock, sur la rive droite, naturellement, et un peu au-dessus de lOuanary.
De petits champs en plein rapport et couverts de manioc, de maïs, dignames soffrent à leur vue, entourant un groupe de cases, ombragées de manguiers, de bananiers et darbres à pain abritant de jeunes caféiers.
Ils savancent avec leur audace de forçats, et qui plus est, de forçats affamés, et pénètrent délibérément dans une des habitations. La modeste demeure est vide, comme ses voisines, dailleurs, mais tout semble indiquer que les propriétaires ne sont pas loin. Enfin, détail qui a bien son importance pour des gens dans leur position, elles sont littéralement bondées de provisions : galettes de cassave, pagaras (paniers) pleins de couac (farine grossière de manioc), catouris (hottes) chargés dépis de maïs, monceaux de poisson fumé, guirlandes de chair boucanée, calebasses renfermant du café, et jusquà du jus de canne cristallisé, rien ne manque dans ce magasin, dont lagencement indique autant de prévoyance que dexpérience de la vie sauvage.
Une telle profusion leur arrache un cri de surprise et de joie. Ils sinstallent sans plus de façon, se ruent à lassaut des victuailles, et se mettent à dévorer avec une sorte de gloutonnerie rageuse. Il serait difficile, autant quoiseux, dailleurs, de sappesantir sur cette curée de faméliques et dénumérer linvraisemblable quantité de vivres absorbés.
Enfin repus, gorgés jusquà satiété du nécessaire, ils en arrivent, sans transition, à souhaiter le superflu, du moins les quatre gredins avec lesquels Chocolat, lArabe et le Noir demeurent encore jusquà nouvel ordre.
Moi, dit LHercule, en homme qui aime ses aises, je prendrais bien un peu de café...
Moi, je fumerais avec plaisir une pipe, interrompit le Rouge.
Et moi, renchérit Monsieur Louche, je ferais bien lun et lautre.
Veine ! sécrie le Rouge avec son ignoble accent faubourien, et dans un argot dont nous faisons grâce au lecteur : voici des pipes et du tabac.
Parbleu ! y a de tout, ici, cest le paradis.
Cest bon tout de même, dêtre libres, et de manger tout son soûl.
Si ça pouvait seulement durer !
Tiens, une idée ! reprend Monsieur Louche.
« Les gens primitifs qui habitent ces champêtres lieux doivent être quelques bons nègres marrons avec lesquels on pourra sentendre.
Comment ça ? demanda LHercule toujours prêt à questionner.
Cest aussi simple que de fumer ce tabac qui nest pas à nous, après avoir mangé ces provisions qui sont à je ne sais qui.
« Des nègres, cest fait pour travailler, pas vrai... et travailler pour les autres, quand ces autres sont des blancs comme nous !
« Eh bien ! faisons-les turbiner à notre place.
« Sils ne sont pas contents, il pousse aux environs assez de triques pour ouvrir leur entendement.
« Ils deviendront comme çà, par persuasion, nos esclaves, ou plutôt nos serviteurs, le mot est plus convenable, et il y aura encore de beaux jours pour ceux de la « pègre » (voleurs).
« Moi, je serais volontiers propriétaire dhabitation.
Bonne idée !... Fameux ! sécrient les bandits...
« Vive Monsieur Louche !... le malin des malins.
Mais Chocolat qui jusquà présent na pas prononcé une parole, verse en quelques mots une douche deau froide sur cet enthousiasme.
Et sil prend fantaisie à ces inconnus, peut-être plus nombreux et plus forts que vous, de vous réduire en esclavage, de vous faire bûcher comme des forçats que vous êtes encore, et de vous payer à coups de gourdin.
« Quauriez-vous à répondre ?
Toi, Chocolat, tu ne parles pas souvent, mais quand tu ouvres le bec, il me semble entendre un avocat, reprit Monsieur Louche.
« Tu as raison et je propose de filer.
« Je viens dapercevoir au dégrad une jolie paire de pirogues.
« Il faut sans barguigner en charger une de provisions, empoigner chacun une pagaye, compléter notre armement en prenant les sabres qui nous manquent, et puis, pousse !
Adopté ! sécrient dune seule voix LHercule, le Rouge et le Borgne.
En moins dun quart dheure lembarcation indigène est remplie de vivres et parée à partir.
Chocolat, forcé bien à contrecur de participer au fruit de ce vol, y prend également place avec lArabe et le noir qui ne semblent pas avoir de préjugés bien enracinés relativement à la propriété.
Le sinistre équipage séloigne rapidement, non toutefois sans que Monsieur Louche, en homme de précaution, eut crevé la coque de lautre pirogue dun coup de pagaye en bois ditaùba.
Ils remontèrent ainsi la crique pendant une journée, et abordèrent pour camper à la lisière du bois bordant la rive très marécageuse, ce qui fit pester LHercule, furieux davoir oublié de se munir dun hamac.
Ils suppléent à labsence de ces engins si utiles dans les bois, par une épaisse litière de feuilles de coumou et sendorment du sommeil du juste.
Une surprise désagréable les attend au réveil.
Des cris furibonds, des imprécations vociférées dans une langue étrangère se font entendre et huit hommes, dont deux sont armés de fusils à un coup les autres nont que des sabres font irruption dans le campement.
À leurs yeux noirs, luisants, enchâssés sous dépais sourcils, à leur teint jaune mat, à leurs cheveux noirs et lisses, ils reconnaissent des Portugais dont le type leur est assez familier, car il nest pas rare den rencontrer dans notre colonie de la Guyane.
Les forçats, debout en un clin dil, comprennent quils ont devant eux les hommes dévalisés la veille et se préparant à une vigoureuse défense.
Pendant que les deux porteurs de fusil mettent en joue le groupe, celui qui paraît le chef adresse aux pillards la parole avec volubilité, en employant dune façon assez compréhensible le patois guyanais.
Il leur reproche le vol des provisions et de la pirogue, ainsi que la mise hors de service de lautre embarcation, et termine en leur intimant lordre de les suivre.
Les forçats se consultent du regard.
Huit contre sept, la partie serait égale sans les deux fusils dont les canons menaçants intimident les plus audacieux.
Eh bien ! dit à voix basse Chocolat à Monsieur Louche, navais-je pas raison, en présumant que les soi-disant esclaves pourraient bien avoir, de leur côté, lintention de devenir nos maîtres.
Faudra voir, répond le bandit.
Oh ! cest tout vu, et il vaut mieux essayer de parlementer.
Comment ça !
Tu as de largent... Paye le délit, ou gare aux représailles.
Tiens ! ça serait drôle, et ça changerait diablement mes habitudes.
Pourtant, la peur, plus forte que lavarice, décide le misérable à tenter une transaction.
Il fait signe au chef de patienter, et tirant lentement de la ceinture volée jadis à lArabe assassiné sur le ponton, une pièce dor, la prend entre le pouce et lindex, la met devant son il, et dun geste canaille la fait miroiter en disant en patois :
Allons, mon camarade, ne vous fâchez pas... on va vous payer.
« Une belle pièce de vingt francs pour les provisions et la pirogue... ça vous va-t-il ?
Le Portugais fait un signe dénergique dénégation et, après avoir consulté ses camarades, exige impérieusement la remise de la ceinture avec ce quelle contient.
Mais LHercule, qui a entendu, se met à les invectiver grossièrement en brandissant sa lourde pagaye.
De quoi ! des façons ?
« Prends le jaunet et vire de bord, ou je te coupe en deux comme ce baliveau.
Joignant le geste à la parole, il fait tournoyer le lourd instrument au-dessus de sa tête, exécute un moulinet rapide, et tranche dun seul coup, comme avec une hache, le tronc dun pinot gros comme la cuisse.
Les Portugais, un moment interdits, croient à une attaque générale.
Feu ! sécrie le chef aux hommes armés de fusils.
Tac !., tac !.. Les deux patraques ratent avec un ensemble surprenant, à la grande hilarité des forçats qui se mettent à rire bruyamment.
LHercule recommence alors son moulinet.
Ses compagnons se groupent autour de lui en limitant avec plus ou moins de succès ; les Portugais, se voyant seulement armés de sabres, devant ces hommes résolus dont lun a donné une telle preuve dadresse et de force, se mettent à battre en retraite.
Les forçats, de leur côté, heureux den être quittes à si bon compte, rallient la pirogue, sinstallent en un moment, et senfuient poursuivis par des cris de fureur impuissante.
Là ! dit en manière de péroraison Monsieur Louche, je savais bien que tout cela finirait par sarranger.
« Les malins ont toujours raison, et cest vraiment plaisir de sapprovisionner sans bourse délier.
Cause toujours ! interrompit dun ton bourru Chocolat.
« Si tu avais compris comme moi ce quils disaient, tu aurais le verbe moins haut et la crête moins droite.
Peuh ! jai entendu quils nous disaient des « sottises » dans leur espèce de patois de mokos...
« Cest ça qui mest bien égal.
Cause toujours !
Ah çà ! tu connais donc la langue portugaise, toi.
Jai passé deux ans au chantier de Sparhouïne, près des Portugais marrons du capitaine Bastien, cette vieille caricature qui se promenait toujours habillé en marchand de vulnéraire...
Tu men diras tant !
Eh bien ! quest-ce que ceux-là baragouinaient tout à lheure, dis, voir un peu.
Quils allaient retourner chercher du renfort, quils se mettraient tous après notre peau, et sauraient bien nous retrouver.
Et alors ?
Quils nous attacheraient par les pieds et les pattes, comme des veaux et nous ramèneraient à Cayenne pour toucher la prime.
VII
Six années de calme. Commencement des mauvais jours. Le blessé. Préparatifs. Lexpédition. Les sarbacanes indiennes et les flèches empoisonnées avec le curare. En marche. La seconde victime. Le Boni nest pas mort. Transport en hamac. Blessures affreuses. La piste. Comment un Indien reconnaît, seulement à lodeur, un foyer allumé par des blancs. Dans la clairière. Lorgie. Projets de bandits. Danger terrible menaçant la colonie. Les prisonniers. Comment veut se venger Monsieur Louche. Sabre chauffé à blanc. Stupeur.
Cest la première fois, depuis six ans, que les Chasseurs de caoutchouc de lAragouary sont victimes dune atteinte aussi grave à leurs personnes et à leurs propriétés.
Il y a bien eu de ci, de là, surtout dans les premiers temps de linstallation, quelques actes isolés de pillage. Mais les irréguliers habitant la région et les nomades la traversant accidentellement ont bien vite compris quil était de leur avantage de respecter cette importante station, où ils trouvent à leur choix, en échange du caoutchouc, de largent ou des objets manufacturés.
Ils savent très bien que si le « seringal » de don Carlos, comme ils appellent le jeune Robin, ne se trouvait pas là, ils seraient forcés daller fort loin écouler le produit de leur travail plus ou moins intermittent, et quils auraient affaire à des métis brésiliens mamalucos (issus dIndiens et de blancs) ou cafouzes (issus de nègres et dIndiens) infiniment moins équitables que le colon français.
Aussi, soit au nom de lintérêt, ce moteur humain par excellence, soit en raison de la sympathie inspirée par le seringueiro et sa gracieuse famille, tous les aventuriers du pays : soldats déserteurs, esclaves marrons, irréguliers plus ou moins suspects, Indiens nomades ou pseudo-sédentaires, tous vivent en fort bonne intelligence avec le nombreux personnel de lhabitation.
Certains, en outre, dêtre bien accueillis à leur passage, trouvant toujours une hospitalité cordiale et abondante, néprouvant jamais lombre dun refus quand il sagit dobtenir, à titre davance, des outils, des vêtements, des provisions, il est presque sans exemple de les voir se soustraire à leurs engagements purement moraux, dans un pays sans maître, sans lois, sans force armée.
On peut juger ainsi de lémoi produit par larrivée soudaine du nègre grièvement blessé, annonçant lincendie dun seringal important et lassassinat dun travailleur, imputables tous deux à des hommes de race blanche.
Charles na même pas besoin de rassurer sa compagne, vaillante et forte, avons-nous dit, comme il convient à la femme dun colon davant-garde.
Il va procéder vivement à linterrogatoire du blessé, mais le pauvre garçon, affaibli par la perte de son sang, anéanti par une course effrénée, exécutée dans de pareilles conditions, se laisse tomber lourdement et sévanouit.
En homme dont les aptitudes ont été singulièrement développées et multipliées par la vie daventures, Charles prodigue les premiers soins à son compagnon, sonde avec la dextérité dun chirurgien la plaie béante, sassure quelle nintéresse aucun organe vital, rapproche les deux bords par un point de suture, étanche le sang et larrose dune liqueur jaune à odeur de térébenthine, et qui nest autre que lhuile essentielle de sassafras.
Chez ces athlètes noirs nommés nègres Bonis, les défaillances sont courtes. Le blessé ouvre bientôt les yeux, et avec cette mobilité particulière aux hommes de sa race, sourit au maître qui lui présente un coui (calebasse) à demi plein de tafia, le cordial aimé du noir.
Et maintenant, raconte-moi ce qui sest passé, dit le jeune homme dévoré dinquiétude sous son masque impassible.
Malheureusement, les renseignements donnés par le Boni sont bien élémentaires.
Il rentrait par hasard au milieu du jour, chercher au carbet son fusil pour tuer un hocco dont il entendait sous bois le nasonnement monotone, quand arrivé au bord de la clairière au milieu de laquelle sélèvent les hangars, il voit une épaisse fumée et entend des pétillements... Tout brûle !
Croyant à un accident, il savance pour essayer de sauver quelque chose, quand il se heurte à un corps étendu au milieu du sentier. Il reconnaît avec épouvante son compère Quassiba, la face et la poitrine ensanglantées, et ne donnant plus signe de vie. Il va lui porter secours, quand des blancs, vêtus de haillons sordides, se précipitent sur lui en poussant des hurlements furieux.
Combien sont-ils ? demande Charles.
Cinq ou six. il ne sait pas au juste, mais il a reconnu, en outre, avec eux un nombre égal de mulâtres armés de fusils.
Se voyant cerné, il se débat vigoureusement, reçoit à lépaule un terrible coup de sabre, réussit pourtant à séchapper et à « couri passé kariakou » (espèce de chevreuil guyanais).
Cest tout.
Bien ! répond le jeune homme avec son prodigieux sang-froid dhabitant des forêts équatoriales.
« Nous allons voir la suite.
« Peu importe la destruction du seringa !... Mais je veux savoir ce quest devenu Quassiba.
« Jespère encore quil nest pas mort. »
Il décroche à ces mots une longue corne de buf suspendue à un poteau, et en tire, comme dune trompe, plusieurs sons prolongés.
À ce signal bien connu, annonçant matin et soir avec la reprise ou la suspension des travaux, la distribution de ce nectar équatorial dénommé tafia, noirs, mulâtres, Indiens, occupés aux abords de lhabitation, arrivent sans retard.
Charles, qui connaît comme lui-même tous les membres de son personnel, prononce, comme au hasard, douze noms et fait signe aux élus de se grouper près de lescalier.
Il renvoie les autres à leur travail, et explique aux premiers, en quelques mots rapides, lobjet de la convocation, puis termine en disant :
Que chacun sarme sans tarder ; les noirs de leurs fusils, les indiens de leur « esgaravatana » (sarbacane).
Pour ne pas faire de jaloux, il a désigné six Bonis et six Peaux-Rouges.
Pendant quils se rendent en toute hâte à leurs cases et à leurs carbets, Charles saisit une courte carabine à canons superposés quil rapporte de Cayenne, un revolver New-Colt à cinq coups, de fort calibre, les charge méthodiquement, bourre de cartouches une gibecière de cuir verni bien imperméable, et ajoute aux munitions une boussole avec une petite pharmacie de poche.
Sa femme qui, depuis si longtemps, est privée de sa présence, le voyant partir à peine arrivé, domine vaillamment lémotion qui létreint, cache sous un sourire langoisse qui monte de son cur à ses lèvres, et calme, intrépide comme une Romaine, lui tend son front en disant :
Sois prudent.
Jemporte quatre jours de vivres, ajoute le jeune homme après une rapide étreinte, mais jespère être de retour auparavant.
« Je pars sans inquiétude, car je te laisse Lômi...
« Les vingt hommes qui restent ici sous ses ordres valent une armée. »
Puis, sans ajouter un mot, il embrasse à la ronde les enfants, et descend sur lesplanade qui sétend devant la maison.
Les membres de la petite expédition arrivent un à un, avec une rapidité digne de remarque, quand on connaît leur habituelle apathie. Mais lannonce du péril couru par la colonie leur fouette le sang, et les Indiens eux-mêmes, ces incorrigibles indolents, trottinent en brandissant leur terrible sarbacane.
Pour que le maître leur ait donné lordre de se munir de ce formidable engin de mort, il faut que les circonstances soient graves, et sa résolution de sévir bien implacable.
Et pourtant, rien dinoffensif, en apparence, comme ce frêle tuyau creux, long de trois mètres, composé de deux tubes superposés, et simplement attachés avec des fibres enduits de résine. Quant aux flèches qui foudroient le jaguar ou le tapir, on dirait de simples allumettes de bois dur, longues de vingt centimètres à peine, et on ne comprend guère comment, grâce aux petites boules de substance soyeuse, non pressé, entourant la base et le milieu de la tige, celles-ci puissent frapper le but avec une force et une rectitude inouïes.
Mais la pointe brune, effilée, et légèrement barbelée, est enduite de curare !...
Cest tout dire ; et la moindre piqûre est plus infaillible encore que la morsure du serpent à sonnettes.
Bientôt les hommes composant la petite troupe se mettent en marche vers le Sud-Est, sans presque sécarter du rivage de lAragouary. Ils avancent rapidement, car rien, ou presque rien nentrave leur marche. Sommairement vêtus dun pantalon, pieds et tête nus, comme il convient à de véritables enfants de la forêt et dont le crâne ne redoute plus linsolation, ils portent seulement les vivres quelques galettes de cassave et du poisson sec. avec un léger hamac de coton. Les nègres ont arrimé tout cela dans un pagara placé en équilibre sur leur tête, et telle est leur prodigieuse habitude de ce genre de transport, que jamais cet équilibre nest rompu. Les Indiens remplacent le pagara par un catoun, une hotte un peu plus grande quun sac de soldat, finement tressé de roseau arouma.
En moins de deux heures et demie, ils franchissent la distance qui sépare lhabitation du seringal incendié.
Le blessé na rien exagéré. Luvre de dévastation est complète. Les bâtiments sont en cendres, le caoutchouc antérieurement récolté, les provisions, les effets dhabillement, les outils, le modeste mobilier, tout est consumé.
Charles qui, dun coup dil, a froidement envisagé le désastre, ne peut retenir un geste dinquiétude en napercevant pas le corps de la malheureuse victime.
Un des Indiens le rassure dun geste.
Là-bas, maître, dit-il en lui indiquant du doigt un groupe immobile sous un Hevea colossal.
En quelques bonds rapides le jeune homme arrive près du groupe, et reconnaît, avec une joie inexprimable, le pauvre Quassiba, allongé sur une litière de feuille, entre deux noirs qui lui prodiguaient des soins intelligents et dévoués.
Ces deux hommes sont des ouvriers du seringal qui, en apportant à létablissement leur récolte de la vieille, ont trouvé leur camarade évanoui et baignant dans son sang, près des ruines fumantes des bâtiments.
Bien que ses blessures soient affreuses et mettent sa vie en danger, le Boni a repris ses sens. Il reconnaît son maître et serre en pleurant la main que celui-ci lui tend affectueusement.
Ah ! maître, murmure-t-il dune voix éteinte, pauv Quassiba li mou-ri... plus voué femme lî... pitits mouns li...
Non, mon pauvre enfant, tu ne mourras pas, et tu reverras ta femme et tes petits.
... Mo bien malade... ça michants mouns là oulé vini côté ou la case, baïé feu dans li, tué tout moun, volé... (Ces mauvais hommes veulent venir à votre maison, la brûler, tuer tout le monde...)
Qui sont-ils ?... combien sont-ils ?
« Les connais-tu ?
Mo croyé ça marrons vini Cayenne... quat mouns blancs, ké milat Potougais, six... huit, mo pas savé juste. (Je crois que ce sont des évadés de Cayenne, avec des mulâtres portugais, six ou huit, je ne sais pas au juste.)
« Maître, ou prend garde...
Peux-tu me raconter comment cela sest fait et de quel côté ils se sont enfuis.
Mais le blessé, dont la voix sest de plus en plus affaiblie, ne répond plus que des mots sans suite, entrecoupés de plaintes. Le délire le prend bientôt.
Charles, ne voulant pas le laisser en pareil lieu, ordonne séance tenante son transport à lhabitation. Il le fait placer, à cet effet, dans un hamac dont les cordes sont amarrées solidement à une longue perche. Ses deux camarades prennent chacun un des bouts de la perche sur leur épaule et sapprêtent à partir.
Le jeune homme, appréhendant quelque défaillance pendant cette longue route, leur adjoint, comme renfort, deux de ses noirs, et leur dit au moment de les quitter.
Vous recommanderez à Lômi de ne laisser personne en dehors des limites de lhabitation, et de veiller jour et nuit jusquà mon retour.
« Quant à Quassiba, il sera installé chez moi, et madame soccupera de lui.
« Dites en arrivant à Atipa de lui faire prendre lucuba, et de le soigner comme sil était un Indien.
« Cest mon ordre... Allez, mes enfants.
« Et maintenant, en chasse.
Retrouver la piste des assassins nétait quun jeu pour les coureurs des bois habitués dès le jeune âge à évoluer de tous côtés dans la grande futaie primitive.
Charles, qui rivalise avec eux dénergie, de force et dadresse, enfant lui-même de la vieille forêt, marche en tête de la troupe.
Rien de plus facile, en outre, que de suivre cette piste, car les misérables ne se sont même pas donné la peine de la dissimuler. Elle senfonce en plein bois, en dehors de tout sentier frayé, mais avec une rectitude indiquant que les fuyards ont une certaine expérience de la vie sauvage.
Enfin, après deux heures dune course rapide, lIndien Piragiba qui tient la tête de la file, sarrête et dit dune voix basse comme un souffle, en langue Tupi, à Charles venant immédiatement après lui :
Maître, ils sont là.
Pourtant, tu ne peux les voir ni les entendre.
Mais je sens la fumée dun feu...
Es-tu bien sûr ?
Dun feu allumé par des blancs.
Charles, sachant que le Peau-Rouge est aussi habile pilote quinfaillible chercheur de piste, approuve dun geste, quelque étrange que puisse paraître lassertion du guide.
Ils se remettent en marche et se trouvent, au bout de cinq cents mètres, en vue dune vaste clairière, au bord de laquelle sélève un carbet en ruines et depuis longtemps abandonné par les seringueiros.
Une épaisse fumée monte en lourdes spirales dun brasier, et peut à peine sélever jusquà moitié des grands arbres, tant latmosphère est, en ce lieu, saturée dhumidité. Elle sétale en une sorte de nuage bleuâtre, qui flotte immobile autour des branches moyennes.
Linstinct du Peau-Rouge ne la pas trompé. Jamais des indigènes neussent employé comme combustible ce bois répandant une odeur acre, susceptible de communiquer aux aliments une saveur répugnante et indiquer, à des hommes intéressés, la présence de gens devant chercher à se dissimuler.
Dautre part, est-ce confiance en leur nombre, est-ce un espoir au moins singulier dans limpunité, est-ce aberration de criminels ne pouvant croire au châtiment ? Mais on les entend rire, parler bruyamment, chanter.
Les coquins sont ivres comme des pirates après la curée, dit Charles en aparté, en songeant que le carbet incendié renfermait une dame-jeanne contenant environ vingt litres de tafia.
Sans perdre un moment, il prend ses dispositions de manière à entourer de trois côtés le bâtiment délabré ; chose assez facile en somme, puisque le terrain est couvert darbres énormes, dont les troncs serviront à dissimuler la présence des assaillants.
Mais, ne voulant rien laisser au hasard, il détache trois Indiens auxquels il recommande de faire le tour de la clairière, et de sembusquer de façon à couper la retraite aux forçats, au cas où ils tenteraient de senfuir par le côté découvert, et de faire tout au monde pour les prendre vivants.
Il ordonne enfin, pour terminer, à ses hommes de rester cachés jusquau dernier moment, de le laisser pénétrer seul sous le carbet et de nintervenir que quand il criera : À moi !
Pendant que les trois Indiens gagnent leur poste, il savance avec les sept hommes qui lui restent. Retenant leur respiration, évitant de faire craquer la moindre brindille, étouffant jusquau bruit de leurs pas, ils arrivent, en se glissant darbre en arbre, à quelques enjambées à peine du carbet.
Charles sest tapi dans une épaisse touffe daouara, de façon à ne perdre ni une parole ni un geste.
Telle est linconcevable sécurité des bandits, quils nont même pas songé à poser des sentinelles. Tous prennent part à la fête avec la brutalité dhommes sans frein et sans mesure, et font ripaille avec les provisions volées.
Les uns, vautrés dans des hamacs, fument et boivent gloutonnement le tafia, les autres dévorent le poisson sec et la cassave et ne sinterrompent que pour avaler à longs traits le liquide incendiaire.
Tout à coup, un bruit singulier se mêle à leurs vociférations. On dirait le sourd mugissement de bufs inquiets ou impatients. Et Charles, auquel le carbet cache la clairière, ne peut tout dabord reconnaître la cause de ce bruit insolite.
Mais la conversation particulièrement édifiante quil entend distinctement, lempêche de réfléchir plus longtemps à cet incident.
Fameux, en vérité, dit une voix aigre et embrouillée par livresse, le schnick et le bacaliau (morue séchée) du marchand de caoutchouc.
« Vrai ! je mabonnerais bien avec son cambusier... même quand il faudrait saigner chaque jour un moricaud.
« Eh ! LHercule !..
« Plaît-il, Monsieur Louche.
Voyons, tu ne dis rien... et tu avales tout le temps.
« Rigole donc un peu ! chante quelque chose...
« Je voudrais que tout le monde soit comme moi... Je vois la vie en rose, et je nai jamais été si heureux.
Patience ! mon vieux, quand je « maurai » bien recrépit lintérieur, tu verras.
« Ah ! çà, est-ce que ces sales bêtes vont continuer à beugler comme ça, on dirait quelles sentent quelque chose.
Blague pas notre cavalerie.
« Pauvres petits animaux, ça ne vaut pas des chevaux, mais ça rend de fiers services.
« Moi, je les aime comme des enfants.
Comme tas le tafia tendre, tout de même... Si jamais on dirait un vieux criminel racorni à faire éclater la chaudière du nommé Diable, notre commun patron...
« Quand je pense que tas crevé avec un clou la caboche à lArbi, là-bas sur la Truite...
Avec ça que tu nas pas proprement estourbi le moricaud qui voulait ce matin nous empêcher de chaparder.
Non ! cest de la « mauvaise ouvrage »... je lai charcuté au lieu de labattre proprement dun seul coup.
« Jai perdu ma main.
Bah ! tu feras mieux un de ces jours, car nous aurons de loccupation.
Bien vrai !
Est-ce que tu crois que nous allons rester comme ça longtemps auprès de cette belle habitation sans chercher à y faire la noce.
« Tas pourtant bien entendu ce que nos nouveaux associés, les mulâtres, nous en ont raconté...
« Des merveilles, quoi !
« Leau men vient à la bouche.
« Puis quand nous aurons tout ratissé, vogue la galère !
« Il a des bateaux qui nous transporteront au Brésil avec les marchandises, les provisions et largent du colon.
Un rude moyen de ne pas arriver les mains vides et de samuser encore là-bas.
« Mais, dis donc, y a du monde à la boîte.
« Si on allait saviser de nous recevoir à coups de fusil.
Allons donc ! le patron est à Cayenne, et il ny a plus que la bourgeoise avec les gosses, et des moricauds avec des Peaux-Rouges.
« Tout ça ne pèsera pas un clou.
Veine, alors !
« Eh ben ! si tu men crois, nous ferons le branle-bas tout de suite.
Tout de suite, ça veut dire demain.
« Aujourdhui, nous sommes à la rigolade.
« Puis, ajoute le bandit avec un accent sinistre, nous avons de louvrage pour tout à lheure.
Quoi donc ?
Saigner les trois « moutons » qui sont là ligotés dans un coin.
Tu tiens donc bien à les supprimer.
« Moi, ça membête par rapport à Chocolat.
« Cest un bon garçon, un peu bégueule, mais il na jamais été mauvais camarade.
« Quant à Petit-Noir, je men moque, ça nest jamais quun nègre.
« Pour Maboul, ça ne fera quun Arbi de moins.
Chocolat mourra le premier, interrompt le bandit avec un accent de haine implacable.
« Je nai pas oublié comment il ma traité, quand nous avons boulotté le Notaire.
« Mais, nous a-t-il assez tannés depuis que nous turbinons pour venir jusquici...
« Cétait à se battre chaque fois quil fallait chaparder quelque chose.
« Je lavais épargné parce quil parle portugais et que nous avions besoin de lui.
« Enfin ne sest-il pas interposé, avec ses deux jobards, quand tu as massacré le Mal-Blanchi, et nest-ce pas de sa faute si lautre a pu se sauver du côté de la grande case.
« Ah ! je te ferais poser au philanthrope, moi !
Dam ! tu men diras tant.
Oui, Monsieur Chocolat joue à lhonnête homme...
« Et des « honnêtes » hommes, nen faut pas ici.
Ça te regarde, et je men lave les mains.
« Dans tous les cas, cest pas moi qui lui ferai son affaire.
Je planterais mon sabre dans le ventre du premier qui se mettrait à ma place.
« Sa sale peau mappartient, et tu vas voir comment je vais la travailler.
Tel est laccent du misérable, que LHercule, tout endurci quil soit, ne peut sempêcher de frémir.
Tiens, tu me demandais tout à lheure, quand, après avoir empoigné par surprise, ces trois traîtres, et les avoir si proprement ficelés, pourquoi je mettais au feu la lame de mon sabre.
Sans doute, cest une drôle didée de faire dun joli morceau dacier, un mauvais lopin de fer.
Tu vas voir.
« Le sabre est chauffé à blanc... Cest avec ça que je veux lui scier le cou.
« Silence, les autres ! hurle le bandit dune voix qui domine un moment le tumulte.
« Je vous ai promis une représentation pour la fin de la fête.
« Approchez !... Le spectacle est gratis ! La vue nen coûte rien...
« Quon se le dise.
À ces mots, il descend de son hamac, sapproche en titubant du brasier, saisit par sa poignée de bois un sabre dont la lame disparaît sous les charbons ardents et tire linstrument qui apparaît flamboyant comme un glaive de feu.
Et maintenant, à nous deux, Cho...
Soudain, sa voix sarrête dans sa gorge et le sabre lui échappe. Il recule comme sil mettait le pied sur un crotale, et sarrête pétrifié, à laspect dun homme de haute taille, le fusil en bandoulière, les bras croisés, qui se dresse devant lui comme une terrible et fantastique apparition.
Les cris et les imprécations sarrêtent dans la bouche de ses compagnons non moins épouvantés.
Un silence de mort enveloppe toute la clairière.
Je vous défends de toucher à cet homme, dit en français linconnu dune voix ferme et bien timbrée, en les tenant fascinés sous son regard, comme des fauves à laspect du dompteur.
VIII
À moi !... LHercule devient stratégiste. Nouveau Samson. Pris au piège. La cavalerie des forçats. Bufs de selle. Le curare. Mort silencieuse. Lutte inutile. Prisonniers. Conduits en laisse. Lâcheté. Retour. Dernières phases de lévacuation. Circonspection. À travers le Terrain-Contesté. Nouvelles recrues. Approvisionnement. Capture de bestiaux. Confession de Chocolat. « Mettez-moi à luvre !... » Pardon conditionnel. À chacun selon ses mérites. Travaux forcés.
À ces paroles du jeune homme, dont lapparition dramatique a littéralement atterré les bandits, le charme est rompu. LHercule recouvre le premier son sang-froid.
Ah ! tes tout seul ; eh bien ! attends un peu, et je vais te casser comme une allumette, hurle-t-il furieux.
Mais Chocolat, miraculeusement soustrait à une torture épouvantable, voit le danger couru par son mystérieux sauveur, et sécrie :
Coupez mes liens, nous serons deux...
« À moi !
Cet appel, quils croient proféré par leur maître, fait bondir les nègres et les Indiens tapis dans lombre.
LHercule, plus épouvanté peut-être que tout à lheure, sarrête brusquement à laspect de quatre fusils et de trois sarbacanes braqués sur lui et ses compagnons.
Mille tonnerres ! glapit Monsieur Louche, nous sommes pincés.
« Sauve qui peut !
Halte ! commande Charles dune voix tonnante.
« Rendez-vous, ou vous êtes morts.
Mais, LHercule voit le danger et la conscience de ce péril mortel développe soudain en lui de singulières et nouvelles aptitudes.
En un clin dil, un plan audacieux germe dans son cerveau. Pour un moment, lintelligence domine lépaisse matière.
Cest bon, cest bon !... grommelle-t-il dun ton bourru, on va sarranger en douceur.
Puis il ajoute à voix basse, à loreille de Monsieur Louche :
Toi et les autres, groupez-vous derrière moi, et, à mon signal, courez vers les bufs.
Tout cela na pas duré dix secondes.
Alors LHercule, qui vient de sappuyer contre un poteau comme pour se donner une contenance, se courbe tout à coup, raidit sa puissante musculature, opère sur les madriers une traction irrésistible, et sécrie triomphant :
Sauvez-vous, camarades, ils sont pris !
En même temps, la vieille bâtisse qui tient à peine debout, seffondre brusquement, ensevelissant les sept hommes sous un pêle-mêle inouï de gaulettes et de feuilles à demi pourries formant la toiture.
Pendant quils se dépêtrent à grand-peine pour sortir de ce fouillis, forçats et mulâtres atteignent la clairière en quelques bonds rapides. Ils retrouvent aussitôt la « cavalerie » objet de lattendrissement de Monsieur Louche. Une douzaine de petits bufs à la robe lustrée sont attachés côte à côte et conservent une immobilité au moins singulière, pour qui connaît le naturel particulièrement impatient et irascible de ces sauvages habitants de la savane.
Mais les pauvres bêtes nont guère envie dobéir à leurs instincts colériques. Et pour cause, car chacune delle porte passée au plus épais de la partie charnue constituant le mufle, une solide ficelle nouée de façon à former un anneau ou plutôt une sorte danse elliptique. De chaque côté de cette anse, sont attachées deux autres ficelles représentant les branches dune bride, de façon quil suffit dune traction même légère, à droite ou à gauche, pour les faire évoluer docilement dans lune ou lautre direction.
Cest en somme, une espèce de mors qui, au lieu dopérer sur la bouche de lanimal, prend son point dappui sur la partie peut-être la plus sensible de son organisme.
Il est facile dimaginer quun procédé aussi ingénieusement barbare soit irrésistible et assouplisse les natures les plus rebelles.
Les forçats tranchent aussitôt les longes qui retiennent les animaux captifs, bondissent sur leurs échines, rassemblent les rênes et les lancent à travers la clairière, en poussant de longs hurlements de triomphe et de défi.
Mais cette allégresse est de courte durée. À peine ont-ils gagné le centre de lespace découvert, que leurs oreilles perçoivent quelques sifflements rapides, aigus comme des susurrements de feuilles de roseaux.
En même temps, trois bufs qui jusqualors galopaient à fond de train, la queue rigide, allongée horizontalement, la tête basse, se dérobent brusquement en proie à une panique folle.
Quelques secondes après, trois autres manifestent les mêmes symptômes de terreur et dindocilité.
Puis trois autres encore et enfin les trois derniers.
Ils ne veulent plus obéir à leurs cavaliers si toutefois on peut appliquer ce mot à des hommes montés sur des bufs bien que ceux-ci tirent sur les rênes avec la brutalité de forçats ivres et affolés de peur, et les lardent de coups de couteaux.
Les pauvres bêtes, enfin domptées, reprennent leur course après une lutte opiniâtre, mais leur fougue première semble bien calmée. Elles trottinent languissamment, beuglent plaintivement et commencent à broncher.
Alors éclate un hideux concert dimprécations poussées par les fugitifs, qui ne peuvent encore sexpliquer la cause de ce phénomène, mais dont ils envisagent déjà les conséquences.
Mille millions de tonnerres ! hurle Monsieur Louche, ces sales bêtes vont nous laisser en plan, et le colon avec ses moricauds pourra nous fusiller comme des lapins.
Essayons !.. Essayons encore, et gagnons le bois, sécrient les autres plus épouvantés encore que tout à lheure.
Cest inutile, camarades, interrompt un des mulâtres Portugais en patois cayennais.
« Nos bêtes ont été frappées avec des flèches empoisonnées de curare.
« Dans quelques minutes, elles seront mortes.
« Le curare ne pardonne pas.
« Essayer de passer serait folie, car il y a sous bois des Indiens qui tiennent à leur merci nos existences.
Mais, que faire, sangdieu !... que faire ?
Tenez, répond froidement le mulâtre dont la bête sabat lourdement, voyez ce petit morceau de bois entouré de soie blanche, dont la pointe est piquée dans le museau de mon buf.
« Ny touchez pas !..
« Cest la flèche indienne, plus sûre que la balle dune carabine, plus terrible que le venin de boïcinenga (serpent à sonnette).
« Toutes nos bêtes sont frappées de la même façon et à la même place... Il a suffi de cinq minutes pour les tuer.
Effectivement les bufs culbutant, lun après lautre, agitent leur tête, tournent leur yeux déjà éteints, crispent leurs membres et demeurent bientôt rigides.
Cest fini.
« La clairière noffre plus que laspect sinistre dun abattoir.
Mais, les forçats encore armés de sabres et craignant, non sans raison peut-être, de sanglantes représailles, veulent au moins vendre chèrement leur vie.
Le mulâtre, loin de partager leurs velléités belliqueuses, veut au contraire se rendre à merci.
Car enfin, leur dit-il fort justement, si cet homme, ce blanc, avait voulu notre mort, est-ce quil naurait pas dit à ses indiens de tirer sur nous au lieu de prendre nos bufs pour but.
« Rien nétait plus facile, et nous serions maintenant en train de gigoter avant de tourner de lil tout à fait.
« Il veut donc nous avoir vivants.
Toute réflexion est superflue en présence de ce raisonnement parfaitement judicieux, dautant plus que Charles et ses compagnons, ayant enfin réussi à sarracher de dessous les ruines du carbet, arrivent, sans trop se presser, en hommes sûrs de leur fait.
Derrière eux se traînent clopin, clopant, Chocolat, lArabe et le Martiniquais enfin libres, et frottant leurs membres engourdis par les liens qui les entravaient.
En même temps, les trois Indiens qui ont donné cette terrible preuve dadresse, sortent de leur embuscade et accourent en brandissant leurs sarbacanes.
Charles sarrête à quelques pas du groupe, arme son revolver, et dit de sa voix calme aux forçats :
Jetez vos sabres.
Voyant à son air résolu que toute hésitation est inutile, ils sempressent dobéir.
Maintenant, avancez-vous un à un.
« Toi, Tabira, prend les cordes des hamacs, et attache solidement ces hommes les mains derrière le dos.
Monsieur Louche à tout seigneur tout honneur se présente le premier, lair piteux, la tête basse, et tend ses bras en homme auquel est familière la mise des menottes.
Il veut essayer pourtant dattendrir Charles, et de plaider au moins les circonstances atténuantes.
Pitié, mon généreux Monsieur !
« Nous sommes des malheureux plus égarés que criminels.
« Nous ne recommencerons plus, je vous le jure ; et nous ne demandons pas mieux que de gagner honnêtement notre vie.
« Mettez-nous à même de travailler, et vous verrez.
Silence ! interrompt le jeune homme.
Monsieur !.. Monsieur !... je vous en prie, ne nous tuez pas...
« Nous ferons ce que vous voudrez...
« Nous retournerons à Cayenne si vous lordonnez.
« Grâce !..
Piragiba, répond Charles, sans honorer le misérable dune réponse, si cet homme madresse encore la parole, aussi bien quà lun de vous, attache-le à un arbre et administre-lui cinquante coups de bâton sur les reins.
Ce remède héroïque a pour résultat immédiat darrêter, comme par enchantement, le flux oratoire du vieux forçat qui demeure bouche close, dans une posture humble jusquà lavilissement.
Les autres gardent une attitude non moins piteuse, et comprenant à laccent du jeune homme quil vaut mieux sabstenir de toute réflexion, ont le bon esprit de lui épargner leurs odieuses supplications.
Lamarrage de ces malandrins demande environ vingt minutes de travail à Tabira qui opère consciencieusement, en homme pénétré de limportance de ses fonctions.
Enfin, les gredins et leurs complices, bien et dûment garrottés, sont en outre réunis quatre à quatre au moyen de solides ficelles et forment quatre escouades, confiées chacune à un noir.
Ainsi « hardés » comme des chiens de chasse tenus en laisse par les valets de chiens, ils reprennent lentement le chemin du carbet incendié.
Quant aux cadavres des bufs, ils sont abandonnés aux fourmis-manioc qui, dans moins de vingt-quatre heures les auront disséqués à rendre jaloux un préparateur danatomie.
Les Indiens circulent sur les flancs de la colonne, et surveillent le défilé, au cas bien improbable où les prisonniers tenteraient une évasion.
Charles ferme la marche accompagné de Chocolat, qui lui raconte en détail la série des événements accomplis depuis lévasion du pénitencier, et lui apprend par quel concours de circonstances il est parvenu avec ses sinistres compagnons jusquà létablissement du jeune colon.
Charles écoute patiemment cette lugubre odyssée, sans interrompre la narration du fugitif, débitée dune voix sourde, monotone, embarrassée, comme celle dun homme depuis longtemps déshabitué de parler.
Il apprend comment, après avoir pillé les Portugais de lOuassa et avoir failli être capturés et ramenés à Cayenne, les forçats purent à grand-peine échapper à leurs ennemis, dont la poursuite fut longue et acharnée.
Soustraits enfin à ce péril, la plus grave quils aient couru pendant cet interminable voyage, ils avaient entrepris de gagner par le chemin le plus court la rive de lAmazone, où ils espéraient trouver les moyens de passer au Brésil.
Après avoir franchi des rivières, contourné des lacs, erré dans des forêts, traversé des savanes, rencontré différentes tribus dIndiens nomades qui, voyant leur détresse, les ravitaillèrent à plusieurs reprises, ils arrivèrent un jour dans un petit village dont les habitants se livraient un combat furieux.
Rendus plus circonspects depuis le jour, lointain déjà, où ils sétaient aperçus que les hommes du Terrain Contesté montraient une vive susceptibilité à légard du droit de propriété, ils évitaient autant que possible et bien à contrecur de piller, se contentant de recevoir ce quon voulait bien leur donner.
Somme toute, ils avaient vécu un peu moins misérablement que pendant la première partie du voyage.
Ils sabstinrent prudemment de prendre part à la lutte et se cachèrent près du village, dans un champ de maïs, attendant, avec limpatience de gens toujours talonnés par la faim, lissue de la bagarre.
Quelques-uns des combattants, définitivement repoussés, prirent la fuite.
Les forçats pensèrent fort judicieusement quils pouvaient faire cause commune avec ces vaincus, devenus aussi des fugitifs. La similitude de leur position respective pourrait amener un rapprochement, et, lassociation avec ces hommes rompus à la vie sauvage, connaissant les ressources du pays, ne pourrait manquer dêtre fort avantageuse.
Ils rallièrent en conséquence les fuyards et furent dautant mieux reçus que, grâce à lappoint de leur nombre, la commandite se trouvait atteindre un chiffre assez important.
Comme leurs nouveaux compagnons, des mulâtres brésiliens, parlaient suffisamment le patois cayennais, larrangement se fit sans retard, comme sans difficulté.
Ces faits se passaient non loin du petit fleuve Tartarougal, sur un territoire habité par des Indiens nomades appelés Coussaris.
Les mulâtres connaissaient, au moins de réputation, létablissement du seringueiro français, dont ils vantèrent à lenvi lopulence et la prospérité. Nul doute quon ny trouvât de loccupation, et même un travail très rémunérateur ; dans tous les cas, une hospitalité abondante dont les besoins se faisaient sentir de plus en plus.
Travailler ! Allons donc ! cest bon pour des nègres, avait tout dabord objecté Monsieur Louche.
« Mais nous sommes des Français, des blancs dEurope, et ce colon nous recevra comme des égaux ; trop heureux davoir la compagnie dhommes comme nous !
« Si, dautre part, il na pas tous les égards que nous méritons, quil prenne garde à lui !
Puis, il avait entrepris, sur lesprit de ces hommes déjà trop enclins à ne voir dans le bien dautrui quune proie offerte à leur convoitise, une uvre de prompte démoralisation.
Leffet ne se fit pas attendre. Deux jours étaient à peine écoulés, que les mulâtres avaient résolu de mettre au pillage le seringal, tant le gredin sut trouver des raisons péremptoires.
Comme ils étaient absolument épuisés, ils résolurent de mûrir pendant plusieurs jours leur plan, en essayant de se ravitailler à tout prix, pour réparer leurs forces.
Ils se trouvaient alors au milieu dune vaste savane où sébattaient en liberté de nombreux troupeaux de vaches et de taureaux sauvages.
Les Brésiliens réussirent à en prendre plusieurs au lasso, et à obtenir ainsi une ample provision de viande fraîche. Ils continuèrent cette chasse fructueuse, et purent se procurer une douzaine de bêtes de choix quils transformèrent en montures, ainsi quil a été mentionné ci-dessus, et partirent enfin vers la demeure du Chasseur de caoutchouc.
Grâce à linstinct vraiment prodigieux des mulâtres, ils arrivèrent, presque sans dévier, non loin de lhabitation, et se trouvèrent en présence du seringat détaché quils se mirent en devoir de dévaliser.
Alors se produisirent les événements que nous connaissons. Le pillage du carbet, la résistance du Boni Quassiba, la tentative dassassinat dont il fut victime, ainsi que son camarade, les efforts tentés par Chocolat, lArabe et le Martiniquais pour les sauver, lincendie des bâtiments, la retraite des bandits, et les violences dont les trois compagnons furent victimes, jusquau moment où Charles intervint si fort à propos.
La petite colonne arrivait en vue des ruines quand Chocolat terminait son récit.
Maintenant, monsieur, ajoute ce dernier, vous savez la vérité, tout la vérité.
« Je nai rien voulu vous cacher, ni essayé de me faire meilleur que je ne suis.
« Jai fauté... jai été puni comme je le méritais.
« Je me suis sauvé, cest vrai ; mais je ne pouvais plus supporter une pareille misère.
« Jai bon courage, Monsieur, et mon seul désir est de vivre honnêtement en travaillant.
« Vous ne me devez rien, puisque je suis un homme hors la loi, moins que rien, un forçat marron...
« Pourtant, si la position dun pauvre diable qui a bonne envie de bien faire peut vous intéresser, donnez-moi un coin où je puisse travailler...
« Avancez-moi quelques poignées de couac et de bacaliau, prêtez-moi des outils, mettez-moi à louvrage et vous verrez plus tard...
« Quant à mes deux camarades, je les crois aussi disposés à bien faire.
« Voulez-vous essayer pour eux ce que je vous demande pour moi ?
« Vous ferez une bonne action, et vous aiderez à la régénération de trois malheureux au moins dignes de pitié.
Vous vous appelez Winckelmann et vous êtes Alsacien, mavez-vous dit, demanda Charles sans répondre directement.
Oui, Monsieur.
« Mais ça me fait leffet dun coup de couteau dans le cur dentendre mon vrai nom.
« Ça me rappelle trop de choses !
« Il y a si longtemps quon ne me le donne plus !...
« Là-bas, jétais seulement pour ladministration, le numéro 7, et mes compagnons de geôle me donnaient le sobriquet de Chocolat.
« Si ça ne vous fait rien, appelez-moi comme ça... jusquà nouvel ordre.
Soit, répondit le jeune homme.
« Voici ce que jai résolu à votre sujet : il y a, non loin dici, à dix kilomètres environ, un endroit où abondent les arbres à caoutchouc, et que je voulais faire exploiter prochainement.
« Vous y travaillerez avec vos deux compagnons.
« On vous donnera des vivres, des vêtements, chacun un hamac, une couverture, avec des outils.
« Vous construirez un carbet, et deux de mes meilleurs ouvriers vous apprendront le travail du seringueiro.
« Dans trois mois vous apporterez à lhabitation votre première récolte et vous en toucherez le prix. Dans trois mois seulement, et pas avant.
« Cest bien compris, nest-ce pas !
« Sauf le cas de maladie ou de danger pressant, vous ne quitterez pas votre chantier.
« Il dépend de vous daméliorer plus tard votre position.
Le forçat en entendant ces paroles brusquement prononcées, mais renfermant un commencement de régénération, pâlit démotion sous sa couche de hâle, mit la main sur son cur qui battait à rompre les parois de sa robuste poitrine, et ajouta simplement :
Oui, monsieur, je vous remercie, car vous me sauvez plus que la vie.
Et maintenant continua Charles, aux autres.
« Je pourrais, dit-il aux forçats mornes et silencieux comme des fauves en cage, vous faire mettre à mort par ces indiens qui ne demandent pas mieux, ou tout au moins vous expédier, les uns à Cayenne, les autres, à Bélem.
« Cest mon droit absolu !
« Peut-être mon devoir.
« Vous avez voulu assassiner mes hommes, vous avez comploté le pillage de mes biens !...
« Nul ne pourrait mempêcher dexécuter ce que, en mon âme et conscience, je considère comme un acte de justice.
« Et pourtant, je ne peux croire que certains hommes, quelque perdus de vices quils paraissent, puissent demeurer toujours et quand même irrémédiablement mauvais.
« Cest à cause de cela seulement que, pour aujourdhui, je vous fais grâce de la vie, et que jajourne votre réintégration au bagne.
À ces paroles témoignant une magnanimité à laquelle ils ne pouvaient raisonnablement sattendre, les bandits poussent une bruyante exclamation de joie et se confondent en formules de gratitude aussi fausses dailleurs quexagérées.
Silence, quand je parle ! interrompt rudement le jeune homme.
« Une occasion probablement unique de racheter vos crimes par le travail et le repentir soffre à vous en ce moment.
« Je vais vous fournir les éléments de cette rédemption.
« Demain, dans la journée, deux canots viendront vous prendre, et vous conduiront en un lieu où vous jouirez dune liberté relative, mais doù il vous sera matériellement impossible de sortir.
« Un terrain, assez vaste pour fournir à cinquante hommes de loccupation pendant plusieurs années, vous attend.
« Je veux bien vous avertir davance quil forme une île complètement isolée, accessible seulement aux bateaux pendant la saison humide, et par des passages dangereux connus de nous seuls.
« Pendant la saison sèche, leau est remplacée par un lac de vase molle sur laquelle les oiseaux eux-mêmes ne peuvent saventurer.
« Une fois internés là, vous nen pourrez pas sortir sans ma volonté.
« Vous serez approvisionnés pour un temps dont je me réserve de fixer la durée.
« Vous aurez des outils et des vêtements.
« Vous travaillerez !... et vous nobtiendrez de nouvelles rations que contre leur valeur en caoutchouc.
« Les paresseux vivront comme ils pourront.
« Si enfin, contre toute supposition ou contre toute possibilité, vous arriviez à quitter votre lieu dinternement, et que lon vous aperçoive sur mes terrains, rappelez-vous que je ne pardonne pas deux fois.
« Sachez que la désobéissance à ma volonté, du moins en ce qui vous concerne, cest la mort !
IX
Reprise des travaux. Rude mais profitable leçon. Le lieu dinternement des fugitifs. Si nous parlions un peu du caoutchouc. La fièvre du caoutchouc. Souvenir à La Condamine, son introducteur. Botanique spéciale. Anciens procédés dexploitation. Le nouveau procédé. Les tigelhinas. La « saignée » des arbres. Récolte du suc. Évaporation. Salaire du seringueiro. Soixante francs par jour ! LAmazone seul produit quatre millions de kilogrammes de caoutchouc. Composition du suc de lHevea. Premiers usages. La vulcanisation. Caoutchouc durci ou ébonite.
Grâce à lintervention aussi prompte quénergique de Charles Robin, létablissement de lAragouary a repris toute sa tranquillité. Le souvenir de la chaude alerte qui a failli en compromettre non seulement la sécurité, mais encore lexistence, a perdu peu à peu de son intensité première.
Ce nest pas à dire pour cela que les laborieux Chasseurs de caoutchouc sendorment dans une confiance exagérée, susceptible damener de tristes désillusions. Bien loin de là. Si la leçon a été rude, elle est et demeure dautant plus profitable.
Elle na eu fort heureusement, pour toutes conséquences, que des dégâts purement matériels et facilement réparables. Les deux blessés dont lun surtout, le Boni Quassiba inspirait de vives inquiétudes, sont maintenant hors de danger. Le seringal incendié est reconstruit, et le travail a repris avec son activité ordinaire.
Les forçats fugitifs et leurs complices ont été internés, selon la volonté du chef, en un lieu doù il leur est matériellement impossible de sortir. Ce pénitencier improvisé est situé au milieu des marais compris entre lembouchure sinueuse du Tartarougal et ce lac vaseux nommé Lago-Real qui se déverse dans lAragouary par un canal praticable seulement pendant les grandes eaux.
Lîle particulièrement affectée au lieu dinternement, plantée de caoutchoutiers vivant en famille, émerge, comme lon sait, dune mer de boue liquide formant une barrière infranchissable pendant six mois de lannée.
Cest une prison mesurant environ trois lieues de tour, mieux close que tous les bâtiments administratifs où sont relégués les hommes en compte ouvert avec la société.
Dans six mois une évasion serait peut-être possible avec des pirogues spécialement construites pour cette navigation difficile. Mais on pense bien que nulle embarcation na été laissée par Charles à la disposition de ses redoutables pensionnaires, non plus que les outils indispensables à sa confection.
En prenant les choses au pire, cest donc six mois de tranquillité. De tranquillité vigilante, sentend, avant lécoulement desquels Charles se propose daviser.
Les misérables ont dailleurs semblé prendre leur mal en patience. Bien pourvus de vivres, dhabillements et doutils rigoureusement professionnels, ils ont promis de soccuper activement de lexploitation du caoutchouc.
Lavenir décidera le bien fondé de ces promesses.
Chocolat et ses associés se sont installés au lieu indiqué par leur nouveau patron, et se livrent avec ardeur au travail du seringuier. Durs à la fatigue, adroits, vigoureux, ils sont devenus en peu de temps dhabiles ouvriers.
Lapprentissage dailleurs est chose facile pour des hommes de bonne volonté.
Mais, à propos de lexploitation de cette denrée précieuse, dun usage aujourdhui si répandu dans notre industrie contemporaine, peut-être ne serait-il pas inutile de résumer, aussi brièvement que possible, cette question si intéressante et si importante du caoutchouc.
Emportés jusquà présent par les péripéties de cette dramatique aventure, il nous a été interdit de nous arrêter, ne fût-ce quun moment aux côtés pratiques de lindustrie du seringuier, souvent plus rémunératrice que celle du chercheur dor, moins pénible, dans tous les cas, nécessitant un apport de capitaux presque insignifiant, et nexigeant pour ainsi dire pas de travaux préparatoires.
Comme celle du Chercheur dor, cette industrie du Chasseur du caoutchouc a ses enivrements comme aussi ses déboires. Si le premier se passionne comme un joueur, en mettant à nu des filons à travers lesquels scintillent les grains ou les paillettes de métal ; si sa main tremble en agitant la « battée » où il lave la boue argileuse renfermant la poudre et les pépites, le seringueiro na pas moins démotion quand son instinct le mène aux lieux où sépanouissent, dans toute leur exubérance tropicale, les arbres dont le suc doit lui procurer lopulence.
Sil y a, dans certains districts, à peu près partout de lor en quantité infinitésimale, le « desideratum » du chercheur dor est de trouver le placer, le champ dor où certaines conditions géologiques ont fait affluer le précieux métal.
De même, si les arbres à caoutchouc, dessence et despèces différentes, se rencontrent isolément sur tous les terrains de la zone torride américaine, le seringuier emploiera toutes ses facultés à rencontrer les lieux offrant les conditions propres à favoriser leur végétation et surtout leur réunion en famille.
Certaines futaies immenses représentent en quelque sorte le placer de caoutchouc, objet de lardente convoitise du seringuier.
Sa fortune est alors aussi assurée que sil avait trouvé un champ dor.
Enfin, si à certaines époques, notamment en Californie et en Australie, le récit de découvertes merveilleuses, de fortunes énormes, rapides, inespérées ont produit ce phénomène psychologique si énergiquement dénommé la fièvre de lor, la recherche du caoutchouc, son exploitation, les bénéfices parfois incroyables jusquà linvraisemblance qui en sont résultés ont produit en quelques lieux, toutes proportions gardées, une véritable fièvre de caoutchouc.
Qui sait, dautre part, si, dans un temps peut-être plus proche quon ne le suppose, étant donnés les besoins toujours croissants de lindustrie moderne, les splendides régions amazoniennes ne verront pas se former un courant dimmigration produit par les Chasseurs de caoutchouc.
Il y a là de si magnifiques débouchés à lactivité humaine !
Depuis fort longtemps, les Indiens de lAmazone ont pensé à employer à la confection de divers objets usuels le suc épaissi tiré de certains arbres. Mais les anciens voyageurs nont pas mentionné cette pratique, ou ne lui ont donné quune attention distraite.
En 1736, lillustre La Condamine, envoyé dans lAmérique du Sud pour mesurer un arc du méridien, relata, dans son rapport à lAcadémie des sciences, cette particularité, observée par lui chez les Indiens Mainas, du fleuve des Amazones, au sud-est de Quito.
Cette substance, qui avait la curieuse propriété de prendre toutes les formes, de se souder après avoir été trempée dans leau bouillante, dêtre imperméable aux liquides, inaltérable à lair, était tirée de larbre Hyévé, et sappelait caoutchouc.
Le nom lui est resté, et larbre a été nommé Heva Guyanensis par Aublet.
La Condamine doit être considéré comme le parrain et lintroducteur du caoutchouc en France, ou plutôt en Europe.
Mais ce nest pas seulement dans le suc laiteux de lheva Guyanensis ou Siphonia elastica, que se trouve cette denrée précieuse ; comme aussi lAmérique du Sud nest pas lunique lieu délection des végétaux producteurs.
Ces végétaux ont été distribués en trois familles : les Euphorbiacées, qui tiennent évidemment le premier rang, eu égard à la qualité du caoutchouc quelles fournissent et à sa quantité, les Urticées et les Apocynées, plus nombreuses comme espèce, mais inférieures comme produit.
Nous mentionnons seulement, dans la première famille lheva Guyanensis ou Siphonia elastica, un arbre splendide, dont le tronc atteint souvent cinq mètres de circonférence.
La famille des urticées comprend : lUlsa elastica de lAmérique centrale et méridionale, le Ficus elastica de lInde, les Ficus radula et elliptica, et lUrostigma elasticum de Java.
À la famille des apocynées appartiennent : le Vahea gummifera de Madagascar et de la Réunion, le Landolpha du Gabon, lUrseola elastica et le Willougbeia edulis des Indes-Orientales, ainsi que le Collophora utilis, lHancornia speciosa et la Cameraria latifolia de lAmérique du Sud.
Les procédés dextraction du caoutchouc, si importants pour les propriétés à venir de la substance, sont encore très imparfaits, quoique, depuis quelque temps, on remarque certaines tendances à un perfectionnement bien long à venir.
Jadis, les seringuiers avaient coutume dentourer obliquement, avec une grosse liane, attachée à cinq ou six pieds du sol, le tronc de larbre à exploiter. Puis on « saignait » larbre, cest-à-dire que louvrier pratiquait dans lécorce, de petites incisions au-dessus du point comprimé. Le suc se mettait à couler en abondance, rencontrait la liane, ruisselait vers le bas de la déclivité formée par celle-ci, et tombait dans une calebasse ou dans un vase dargile placé sur le sol, au pied du tronc.
On en perdait ainsi une grande quantité.
Le seringuier avait pétri préalablement des masses dargile et leur avait donné la forme de bouteilles ou de seringue, (seringa). Il les trempait une aune dans le suc laiteux qui, sévaporant rapidement au soleil ou devant le feu, abandonnait son eau et laissait sur le moule une couche agglutinée de caoutchouc.
Cette opération se renouvelait jusquà ce que la matière solide déposée par couches superposées eût acquis lépaisseur voulue. On pratiquait alors une ouverture au fond de la bouteille, on mettait celle-ci dans leau pour ramollir largile et lui permettre de sécouler, puis lon expédiait les « bouteilles » au commerce.
Le caoutchouc ainsi obtenu renfermait de la terre, et une grande quantité deau, nécessitant des purifications qui lui faisaient perdre une partie de ses qualités.
Ce procédé très inférieur a été abandonné pour un autre dont le principe est analogue, mais dont lapplication est bien plus économique et surtout susceptible de fournir une matière infiniment plus pure.
Il est connu au Brésil sous le nom de tigelhinas petites tasses, ou mieux petits godets.
Voici en quoi il consiste. La liane est supprimée. Le seringuier pratique dans toute lépaisseur de lécorce des incisions de trois centimètres et demi à quatre centimètres. Il assujettit, sous chacune de ces entailles, de petits gobelets en fer-blanc, au moyen dun tampon de terre glaise.
Cette opération se fait très rapidement, le matin, de huit à onze heures. À midi, tous les récipients sont pleins dun liquide blanc de lait, un peu crémeux. Louvrier opère une nouvelle ronde avec un seau dans lequel il verse le contenu de tous ses gobelets et les remet en place.
Il revient alors à son carbet. Sur un espace découvert est installé un fumeiro ou fumoir. Cest un espèce de four à réverbère grossièrement construit et pourvu à son extrémité supérieure, dun tuyau par où séchappe la fumée produite par un combustible spécial. Ce combustible est ordinairement le fruit du palmier Attalea excelsa ou du Manicaria saxifraga.
La bouteille dargile est remplacée par une palette de bois rappelant assez le battoir des lavandières, mais avec des bords taillés à vif. Le seringuier trempe cette palette dans la crème végétale, et lexpose pendant quelques secondes à laction de la fumée. La partie liquide sévapore immédiatement, et il se forme une mince pellicule de caoutchouc. Il répète lopération et obtient une série de couches successives, régulières et parfaitement pures, de stratifications élastiques. Quand lépaisseur des couches est jugée suffisante, il incise le caoutchouc en frappant avec la palette sur un corps dur. Le choc produit par les côtés coupants sectionne lenveloppe, et donne deux belles plaques de caoutchouc que lon expose au soleil.
Il importe essentiellement de rendre cette évaporation aussi complète que possible, car leau interposée produit fatalement une fermentation qui assure la perte totale de la matière. Lespèce de boucanage produit par la fumée sur les molécules solides offre bien des garanties de conservation, mais elles ne sont pas toujours suffisantes.
Bref, le seringuier ne doit pas oublier que son grand ennemi est la fermentation.
Diverses améliorations ont été tentées dans ces derniers temps, mais le procédé presque exclusivement employé est celui que nous venons de décrire.
Là sarrête le travail du seringuero.
Son caoutchouc est envoyé en plaques, soit en Europe, soit aux États-Unis pour y être manufacturé et affecté à ses innombrables usages.
Ici se présente tout naturellement une question qui a bien son importance : Combien un arbre peut-il sécréter de liquide ? Combien un ouvrier laborieux peut-il gagner par jour en se livrant à ce facile travail ?
Cest fabuleux.
On compte que trois litres de suc retiré de lHévé peuvent fournir un kilogramme de caoutchouc payé là-bas à louvrier sur le pied de quatre francs.
Un arbre mesurant seulement cinquante centimètres de diamètre, peut fournir, en moyenne, cinquante-quatre litres de lait, ce qui donne dix-huit kilogrammes de matière solide, et un produit net de soixante-douze francs par pied.
Quand les arbres vivent en famille, comme dans la région comprise entre lAragouary et le Yary, et que le seringuier veut soccuper activement, il peut extraire quinze kilogrammes de caoutchouc par jour, à quatre francs, prix moyen, soit soixante francs par jour !
La saison pendant laquelle les seringuireos se répandent dans la forêt dure davril à décembre. Ce qui représente par homme deux cents jours de travail assurant une récolte atteignant trois mille kilogrammes de caoutchouc, dune valeur de douze mille francs.
Plus de dix mille Paraenses et Tapouyes se livrent annuellement à cette industrie, et la seule ville de Para vend pour quinze millions de caoutchouc par an, trois fois plus que la Guyane française ne vend dor.
Les intermédiaires entre le producteur et le manufacturier trouvent en outre moyen de réaliser de superbes bénéfices, en achetant sur place le caoutchouc et en le centralisant avant de lexpédier, étant donné que sa valeur atteint, sur le marché du Havre, un prix moyen de dix et douze francs le kilogramme, suivant sa qualité.
Ajoutons enfin que cette industrie est à ce point prospère sur certains points du Brésil, que la seule province dAmazonie en exporte actuellement près de quatre millions de kilogrammes par an, dune valeur denviron quarante millions !
Quarante millions tirés des petits pots accrochés sous les incisions pratiquées par le travailleur solitaire, dans lécorce de lHeva !
Et, comme lajoute éloquemment dans son remarquable ouvrage intitulé : Le Pays des Amazones, un écrivain distingué, M. de Santa-Anna Nery, ce phénomène économique surprendra bien plus encore, si lon considère quil ne dépend ni du travail des esclaves, comme le café dans le midi du Brésil, ou le sucre et le coton dans le centre, ni de lélément étranger représenté dans la province (celle dAmazonie) par un petit nombre dhommes qui se livrent au commerce. Ce sont les Brésiliens indigènes de la province, ou immigrants des autres provinces, surtout celle de Céara qui ont concouru à ces étonnants résultats.
Terminons brièvement cette indispensable incursion dans le domaine scientifique, sans laquelle les Chasseurs de caoutchouc nauraient aucune raison dêtre.
Nous reprendrons ensuite, pour ne plus linterrompre, le récit de leurs aventures.
Le caoutchouc, à létat de pureté, est incolore et transparent, mais celui qui est employé dans le commerce offre toujours une coloration brune, plus ou moins foncée, produite par la fumée du brasier servant à lévaporation du suc.
Cest un corps mou, flexible, élastique à la température de 10°. Il est presque inaltérable à lair, et absolument imperméable à leau. Il brûle avec une flamme éclairante et fuligineuse, dune odeur sut generis assez désagréable, et possède cette curieuse propriété de se ressouder aussitôt, quand on accole deux surfaces fraîchement coupées.
Il se ramollit et se gonfle dans leau bouillante, mais sans sy dissoudre, non plus que dans lalcool. Ses dissolvants sont : le pétrole purifié, léther, lessence de térébenthine, la benzine, et surtout le sulfure de carbone.
Le lait, tel quil sécoule de larbre, renferme les éléments suivants, daprès les analyses opérées par Faraday :
Cent grammes de suc renferment :
Caoutchouc 31 gr. 70
Albumine végétale 1 gr. 90
Cire Traces
Matière azotée amère, soluble dans leau et insoluble dans lalcool 7 gr. 13
Matière soluble dans leau, et insoluble dans lalcool 2 gr. 90
Eau acidulée 56 gr. 37
Total 100 gr. 00
Quantités se rapprochant sensiblement du chiffre approximatif donné ci-dessus, relativement à la quantité de matière solide contenue dans le suc.
Quant au caoutchouc lui-même isolé des matières étrangères, il est constitué par des carbures dhydrogène et renferme 87,2 de carbone, et 12,8 dhydrogène. On sait enfin quil conduit mal la chaleur et pas du tout lélectricité.
Les usages auxquels il a été affecté tout dabord étaient bien élémentaires, et rien ne faisait prévoir un emploi aussi général. On ne sen servait guère, en principe, que pour effacer par frottement le crayon et nettoyer le papier.
Le physicien Charles paraît avoir utilisé un des premiers limperméabilité et lélasticité du caoutchouc, en le dissolvant dans de lessence de térébenthine et en couvrant avec la solution lenveloppe de son ballon à hydrogène (1785).
En 1790, on commença à létendre sur les tissus et à en fabriquer des ressorts.
En 1820, Nadler incorpora dos filaments de caoutchouc à la trame des tissus. Mais ce fut Mackintosh qui, le premier, obtint limperméabilité absolue des vêtements, en collant ensemble, sur chacune des faces dune couche de caoutchouc, deux pièces de mérinos.
Une importante découverte, datant seulement de 1840, a permis de donner à son emploi une extension pour ainsi dire universelle. Jusqualors, le caoutchouc demeurait soumis à certaines influences résultant des températures extrêmes qui lui faisaient perdre une partie de ses quantités, et restreignaient son usage. En effet, si lextrême chaleur le ramollit au point de le faire adhérer à la peau et aux vêtements, le froid lui enlève ou diminue notablement son élasticité.
La vulcanisation, due aux Anglais Hancok et Broding, vint obvier à ces graves inconvénients. En incorporant au caoutchouc des qualités plus ou moins variables de soufre, ils sont arrivés à le soustraire absolument aux effets des températures extrêmes, tout en lui conservant, avec son imperméabilité, sa flexibilité et presque toute son élasticité.
Le mélange avec le soufre dans certaines proportions plus ou moins considérables, selon le degré de tonicité que lon veut donner aux objets, tel est le secret de la vulcanisation.
On put dès ce moment travailler le caoutchouc à volonté, et laffecter à des usages variés à linfini.
Lindustrie obtint alors des tubes et des tuyaux de conduite, des cordes, des bandes de billards, des ballons pour les enfants, des tampons de wagons, des tissus élastiques : bretelles, jarretières, ceintures, bas à varices, des instruments de chirurgie, des brosses à dents, des appareils de sauvetage, des éponges, des rouleaux dimprimerie, des porte-cigares, des soupapes et des clapets pour les pompes, des bateaux insubmersibles, des blagues à tabac, des tapis, des chaussures, des jouets de toute sorte, des ressorts, du cuir factice, des billes de billard, des vêtements, des courroies de transmission, des dentiers, des objets de toilette, des vases de toute nature, des vernis pour plaques photographiques, des appareils de sonnerie et dacoustique, des coussins, des faux-cols et des manchettes, du parchemin artificiel, etc.. Lénumération tiendrait plusieurs pages !
Si lon augmente la sulfuration, on enlève au caoutchouc toute son élasticité ; il acquiert la dureté de lébène et le poli de lécaille. Il suffit pour cela de le réduire en pâte, à une température de 150° et dajouter un cinquième de son poids en soufre. Il prend le nom de caoutchouc durci ou ébonite.
Son emploi devient alors à peu près universel, car il est susceptible de prendre toutes les formes et de se prêter à tous les usages. On en fait des meubles, des boutons de porte, des cadres, des moulures, des boutons, des crosses de fusil ou de revolver, des manches ou des poignes dinstruments divers, des cornets acoustiques, des objets de tabletterie, des cannes, des peignes, des manches de couteau, des porteplumes, des casques, des bassins, des plaques de machines électriques, des timbres et des cachets, que sais-je encore !
Ajoutons enfin que la sulfuration la rendu à ce point inaltérable quil résiste plus encore à laction des dissolvants que le caoutchouc élastique vulcanisé.
Cest un corps nouveau, une substance conquise par la science moderne, cette infatigable chercheuse qui semble prendre à tâche de multiplier chaque jour ses prodigieux enfantements.
Comme nous sommes loin, en ce moment, des Chasseurs de caoutchouc qui exploitent, sur les rives de lAragouary, la matière première, objet de si multiples transformations !
X
La vie dun chasseur de caoutchouc. Autres temps, autres murs. Les colons dautrefois. Ceux daujourdhui. « Time is money ». Ni trêve ni repos. Comment les Indiens sauvages traitent les affaires. Fidélité aux engagements. Les Indiens civilisés deviennent vicieux. Apparition inattendue de Chocolat Est-ce une rupture de ban ? Désastre dans une basse-cour. Voleurs mystérieux. Pas de traces ! Lexpédient de lIndien Piragiba. Le piège. Résultats de la combinaison dun émerillon, dun câble et dun cochon. Le sicouriou, le serpent géant de lAmazone.
On croirait à première vue, en voyant fonctionner une exploitation de caoutchouc, que lexistence du propriétaire nest quune sinécure agrémentée de tout le confort si facile à improviser, pour qui possède surabondamment ce grand moteur des intérêts humains : largent.
On imaginerait volontiers, dans le seringueiro, une espèce de satrape équinoxial vivant au sein dun luxe primitif, il est vrai, mais admirablement approprié aux exigences de la zone torride, recherchant la satisfaction du bien-être matériel représenté là-bas par une nourriture étrange, mais exquise autant que variée, par la chasse pour qui aime ce passe-temps héroïque, et surtout par les longues siestes si particulièrement délicieuses au milieu de la vieille forêt.
Les récits relatifs à la vie des anciens planteurs, ces outranciers du farniente, nont pas peu contribué à la propagation de cette erreur.
Autres temps, autres murs.
Le planteur du bon vieux temps, une fois sa machine industrielle et agricole mise en mouvement, la laissait marcher selon la formule, sans autre préoccupations qui eussent pu larracher à sa légendaire indolence. Ses terres étaient cultivées à la diable, daprès les antiques procédés légués par les ancêtres ; les esclaves plantaient la canne, la coupaient en temps et lieu ; le moulin très primitif lécrasait, le suc était évaporé, toujours daprès la vieille méthode, et lon expédiait les boucauts de cassonade aux raffineries européennes.
Le planteur ne pensait même pas à économiser sur la main-duvre, à perfectionner les procédés, à varier ou améliorer les produits.
À quoi bon ! Il mangeait épicé, buvait frais, recherchait lombrage, adorait le hamac, bannissait les soucis, fumait des cigares parfaits, et alternait volontiers les promenades à cheval avec les excursions en bateau. Cela suffisait à remplir sa vie.
Bref, il ne voyait de sa poule aux ufs dor, que les produits arrivant périodiquement, sans soccuper autrement de la source génératrice, et restait à tout jamais incapable de remédier à une crise ou de sassurer un lendemain.
Peut-être, dailleurs, faut-il attribuer seulement cette singulière stagnation physique et intellectuelle à cette hideuse coutume de lesclavage, qui, en martyrisant une moitié de la race humaine, pervertissait et annihilait lautre.
Quoi quil en soit, une fièvre ardente a balayé sous son souffle embrasé cette énervante passivité. Partout, du haut en bas de léchelle sociale, dans toutes les branches du commerce ou de lindustrie, comme dans tous les pays, comme sous tous les climats, chacun semble avoir pris pour mot dordre ladage américain : « Time is money ! »
Ceux qui évoluent dans la brûlante fournaise nont pas échappé à cette curieuse et rapide modification. Mineurs, éleveurs de bétail, planteurs de tabac, de canne ou de café, chercheurs dor, tous rivalisent defforts et dénergie, paient vaillamment de leur personne, cherchant toujours, sans trêve ni repos, le plus et le mieux.
Une pareille surexcitation succédant tout à coup à lindolence dantan, constitue-t-elle pour lhumanité un bien ou un mal ?
Peut-être cette fiévreuse évolution fera-t-elle regretter cette vie contemplative aux amateurs du pittoresque. Mais qui oserait invoquer une raison aussi puérile, en présence de cet essor de la pensée et de lactivité humaine qui, en donnant la virilité aux individus, augmente la force et le bien-être de tous !
Le chasseur de caoutchouc ne se borne donc pas à envoyer ses hommes poser des petites tasses, et à attendre patiemment leur retour avec les blocs produits par lévaporation du lait.
Loin de là, et sa tâche est rude.
Il doit tout dabord subvenir aux besoins des cent cinquante ou deux cents ouvriers quil a groupés autour de loi. Et non seulement aux besoins immédiats, mais encore il est essentiel pour lui davoir en magasin, au moins une année à lavance, la subsistance de tout ce personnel.
Les deux tiers seulement travaillent au caoutchouc. Les autres défrichent, plantent les céréales : manioc, maïs, ignames, patates, etc. Ils élèvent le bétail, améliorent les prairies, établissent des enclos. Ils exploitent la canne à sucre et le tabac, soignent les plants de café ou de bananiers et récoltent le coton.
Les difficultés du ravitaillement nécessitent, parallèlement à lexploitation industrielle, une exploitation agricole.
Mais ce nest pas tout. Il y a la récolte des fruits sauvages produisant lhuile, comme laouara, le coumou, le carapa ou le tonka ; celle des plantes textiles comme le maho, le fromager ou le piassaba, puis la capture des tortues, une véritable moisson ; la pêche du pira-roucou, qui constitue la grande ressource alimentaire, son boucanage, sa mise en magasin ; lentretien avec la fabrication des embarcations et des engins de pêche, etc., etc.
Mais, direz-vous, tout cela est laffaire des ouvriers.
Sans doute, mais pour qui connaît lapathie et le manque dinitiative des noirs, cest savoir quils ne feront pas un mouvement, ne prendront aucune détermination sans que le maître ne soit là pour choisir le temps opportun, commander et surveiller lexécution des ordres.
Le voilà parti dès laube visiter les savanes. Il saperçoit quun des meilleurs pâturages est infesté, depuis quelques jours, par la cauche élevée qui étouffe, sous ses brins durs, envahissants, les herbes alimentaires. Le chiendent, le mélilot, lherbe-à-bufs, le pied-de-poule, le panic vont disparaître et les bestiaux dépérir si lon napporte un prompt remède.
Allons ! une équipe pour incendier la prairie et pour surveiller ou plutôt diriger lincendie, sous peine de griller la savane entière.
Entre temps, un chef déquipe vient annoncer que les arbres sont épuisés aux environs de son chantier. Il faut aller en découverte, partir pour plusieurs jours à la recherche de nouveaux caoutchoutiers, évoluer à la boussole dans la forêt, mener la vie sauvage de laventurier, revenir au plus vite, improviser un nouveau chantier, assurer ses ressources, le mettre en train.
Puis, cest un caboteur qui arrive de Cayenne ou de Para avec le courrier, la cote des marchandises sur tous les marchés du monde. Dautre part, le tiroir de la machine du canot à vapeur ne fonctionne plus, il faut tout démonter, réparer la pièce ou en ajuster une autre.
Un homme est frappé dinsolation, un autre tremble la fièvre, un troisième a le bras fracturé par la chute dun arbre mort. Il faut médeciner tout ce monde-là.
Voici une troupe dIndiens absolument sauvages qui viennent pour trafiquer. Il est urgent de les recevoir le mieux possible. Ce sont les meilleurs ouvriers, les plus honnêtes surtout.
Il est très rare darriver à fixer les Indiens près dune habitation, et Charles a réalisé limpossible en réussissant à en conserver une quinzaine près de lui avec leurs familles. Encore sont-ils presque exclusivement commis à la garde des troupeaux ; leur prodigieux amour pour la liberté saccommodant assez bien de ces fonctions nomades.
Les nouveaux arrivants ne comprennent ni le portugais, ni même la lingoa geral, ce patois commun aux Indiens du bas Amazone, comme le sabir aux riverains de la Méditerranée.
Peu importe, on sentendra pourtant. Ils sont une dizaine : hommes, femmes et enfants dans une égaritéa en partie couverte dune toiture de feuilles.
Le plus vieux, le chef sans doute, car il porte une canne, insigne du commandement, descend et va droit au maître. Celui-ci le conduit au magasin. Le sauvage sans paraître sétonner du prodigieux entassement dobjets disparates, montre silencieusement une scie, une hache, un miroir, un couteau, des colliers, des clous, du fil de fer, des épingles, etc.
Il choisit au hasard ce qui lui plaît, en fait un lot, emporte le tout à son canot, et revient avec sa même démarche nonchalante, sans desserrer les dents.
Il voit alors du caoutchouc, et en sépare une certaine quantité représentant ce quil croit être léquivalent des objets quil a emportés.
Charles fait signe que non. Lhomme réfléchit un moment. Peut-être va-t-il retourner à son canot, rapporter les objets et sen aller.
Mais non ; il augmente silencieusement le tas de caoutchouc et regarde le jeune homme dun air qui signifie :
Est-ce bien cela ?
Charles fait signe que oui.
Laffaire est conclue. LIndien tourne alors le dos au soleil, montre le ciel, et élève quatre doigts.
Cela veut dire : dans quatre lunes japporterai une quantité de caoutchouc égale à celle-ci.
Alors, il tire une pipe, en regardant derechef le jeune homme, qui lui fait donner un morceau de tabac comprimé dans une ficelle roulée en spirale. Il entre délibérément dans une des cases, prend un tison enflammé, lemporte à son bord, hisse la voile, sinstalle au gouvernail, et tous sen vont, sans parler, sans faire un geste.
On dirait, à voir les autres, quils nont rien compris, rien entendu. Et, pourtant, il nest pas un deux qui nait tout vu, pas un seul qui ne sache le marché convenu. À la lune dite, jour pour jour, le même canot arrivera monté par les mêmes hommes. Tous opéreront au magasin le transbordement du caoutchouc, sans en mettre ni plus ni moins que la quantité spécifiée jadis.
Le chef montrera de nouveau sa pipe et tendra un coui large comme la coupe dun héros dHomère. Aussitôt le coui rempli de tafia, il boira largement, fera boire ses compagnons, y compris les femmes et enfants, puis lun deux retournera prendre un tison.
Puis ils partiront comme ils sont venus pour revenir de la même manière, au hasard ou au caprice dun besoin. Et ainsi toute leur vie, et ainsi tous, sans jamais manquer de parole, du moins les Indiens sauvages. Car, hélas ! les Indiens dits civilisés (Tapouyes ou Caboclos) ayant vécu sur le bas Amazone avec des blancs ou des métis dune moralité au moins suspecte, ne possèdent plus guère lhonnêteté native de leurs congénères.
Ces divers incidents forment comme la monnaie courante de la vie du seringueiro, qui doit trouver encore le temps dinstruire ses enfants, de façon à ne pas en faire de petits sauvages blancs.
Il y a enfin le chapitre de limprévu, comme on la constaté dernièrement lors de lincursion des forçats et comme on le verra bientôt dans un autre ordre didées, limprévu qui se présente avec son large contingent démotions, de fatigues et dangoisses.
... Près de deux mois et demi sétaient écoulés depuis le jour où Charles avait si heureusement éloigné de son habitation les bandits qui en convoitaient les richesses.
Il venait de congédier léquipage silencieux de légaritéa, quand sa pensée se porta instinctivement vers Chocolat et ses deux compagnons quil navait pas revus depuis le dramatique épisode de la clairière.
Il savait, par ses coureurs des bois, que les trois évadés travaillaient courageusement, et quils se portaient bien.
Cela lui suffisait pour linstant, et il voyait arriver avec plaisir le moment où il pourrait les rapprocher de lhabitation, pour les mêler, après ce noviciat, aux membres de son nombreux personnel.
Étant donnés les antécédents de ces malheureux qui, somme toute, avaient su résister à la contagion du bagne, cette assiduité au travail et cette obéissance passive à la consigne leur interdisant lapproche du séringal, lui semblaient suffisantes.
Sans se bercer despoirs décevants, sans voir de parti pris dans le forçat, comme certains optimistes, hélas ! un « frère égaré » que le bon exemple doit ramener au bien, le jeune homme savait que certains hommes, devenus criminels dans un moment dégarement, sont susceptibles de samender et de rentrer dignement dans la société.
Il avait vu, entre autres conversions sincères, un ancien forçat, un faussaire nommé Gondet, devenir lhomme de confiance de son père, et expier noblement, par vingt années dune vie sans tache, le crime quil lavait amené au bagne.
Il était en droit despérer que la conquête de ses trois recrues serait chose définitive, et leur retour au bien sincèrement opéré.
Tout à coup, il ne put réprimer un vif mouvement de surprise et de désappointement en voyant un homme de haute taille, savançant lourdement, la tête basse sous son chapeau de paille grossière.
Lhomme laperçoit, se dirige vers lui dun air malheureux, embarrassé, et retire son chapeau, malgré le soleil.
Cest Chocolat.
Couvrez-vous, lui dit brusquement Charles ; vous devez connaître les dangers de linsolation.
Puis, avec la même rudesse plus apparente que réelle, il ajoute :
Que voulez-vous ?
« Pourquoi avez-vous quitté votre chantier sans ma permission.
Le colosse tout pâle, tremblant, décontenancé comme un enfant pris en faute, balbutie une excuse.
Charles, voyant lémotion du pauvre diable, le rassure, comprenant quun motif impérieux a pu seul lui faire enfreindre la défense.
Voyons, mon garçon, dit-il, dun ton radouci, expliquez-vous. Quand un forçat trouve loccasion de parler à un homme libre, il le fait ordinairement avec une volubilité, une surabondance incroyables. Il parle... parle... allonge les périodes, délaye sa pensée, cherche des phrases incidentes, allonge son débit, comme sil voulait se dédommager en une fois du silence de la geôle, peut-être aussi, comme sil voyait dans lattention forcée que lui prête linterlocuteur dun moment, une sorte denvolée, hors de son cercle dinfamie.
Le jeune homme, qui sest souvent trouvé en contact avec les forçats et les libérés du Maroni, connaît cette particularité, et sait un gré infini à Chocolat de la sobriété de son langage.
Vous avez dit, Monsieur, reprend-il de sa voix sourde, voilée, quen cas de grave danger ou de maladie, lun de nous pourrait venir.
« Il y a danger... me voici.
Un danger, dites-vous, et de quelle nature ?
Je ne sais pas, Monsieur.
« Mais il y a une semaine quon nous vole toutes les nuits.
« Et dame...
Parlez, mon garçon, je vous écoute.
Des voleurs, vous savez...
« Vous nous avez trouvés tous trois en mauvaise compagnie.
Est-ce que les autres seraient revenus ?...
« Cest impossible.
Je ne dis pas ça, Monsieur.
« Mais, il se passe des choses... bien extraordinaires, chez nous.
« Vous avez été assez bon pour nous donner des porcs, des moutons et de la volaille.
« Notre basse-cour prospérait, grâce aux soins de lArbi qui sy entend, quand il y a huit jours, nous trouvons notre enclos brisé, et nous nous apercevons quun de nos cochons manque à lappel.
« Le lendemain, un second... deux jours après, un troisième.
« Puis, ce fut le tour des moutons.
« Et maintenant, il ny a plus que les poules.
Vous navez donc pas pu prendre le voleur ?
Nous avons fait le guet, mais inutilement.
« Et chose plus extraordinaire, nous navons trouvé aucune trace.
« Jaurais pensé à accuser les jaguars, mais il ny en a certainement pas aux environs.
Cest étrange !
« Peut-être les pistes vous ont-elles échappé.
« Je vais vous faire accompagner par deux Indiens.
« La forêt na pas de secret pour eux, et je suis certain quils trouveront quelque chose.
Mais, Monsieur, si par hasard cétaient des hommes... des rôdeurs qui ont effacé leurs traces de façon à tromper les Indiens eux-mêmes.
« Jai vécu longtemps dans les bois, et les Peaux-Rouges mont donné des leçons dont jai su profiter.
« Eh bien ! malgré tout, je ne puis rien rencontrer, mais rien !
Faisons mieux.
« Je vais vous accompagner moi-même avec les Indiens et quelques-uns de nos noirs.
« Reposez-vous.
« On va vous conduire à une case, et vous donner à manger.
« Demain matin, nous partirons au jour.
Si josais, Monsieur, je vous prierais de me laisser retourner de suite là-bas.
« Mes pauvres camarades mourraient de peur, la nuit, sans moi.
Quà cela ne tienne, nous allons partir de suite.
Le temps dapprovisionner une embarcation, dy déposer à la hâte les armes et les hamacs, de prendre congé de sa famille, et le chef, toujours prêt à payer de sa personne, se dirige vers le carbet par la voie de la rivière, un peu plus longue, mais moins pénible que celle de terre.
Léquipage, composé de deux Indiens et de quatre noirs, en tout huit hommes, Chocolat et Charles compris, arrive environ une heure avant le coucher du soleil.
Le jeune homme a largement le temps dexaminer les abords de lhabitation solitaire, de rechercher les traces du passage des maraudeurs et daviser en conséquence.
Accompagné de Piragiba, son inséparable, il décrit rapidement quelques cercles autour du carbet, pendant que ses hommes installent le campement, et réparent la clôture qui doit renfermer deux porcs amenés pour servir dappât.
Dix minutes se sont à peine écoulées, que lIndien arrête doucement son maître, lui montre une longue coulée à travers les herbes et prononce ce seul mot :
Sicouriou !
Dieu soit loué ! sécrie Charles avec un soupir de soulagement, ce nest quun serpent !
Puis, il ajoute en rentrant à la case, et en sadressant à Chocolat :
Soyez tranquille, mon garçon, nous connaissons le voleur.
« Vous avez eu grandement raison de me prévenir, car, ne trouvant plus rien dans votre basse-cour, il aurait, à la première occasion happé et englouti lun de vous.
« Cest un serpent dune jolie taille, à en juger par sa trace.
« Allons, Piragiba, mon compère, tu sais ce que tu as à faire, nest-ce pas ; il faut que nous le prenions cette nuit.
Oui, maître, répond imperturbablement lIndien.
Piragiba, sans plus larder, retourne à lembarcation, avise un de ces énormes hameçons appelés émerillons, destinés à la capture des plus gros poissons, et lamarre au pied dun arbre, avec un double câble de piassaba.
Un pareil engin peut résister aux efforts dune proie pesant plus de mille kilogrammes
Lappât est tout désigné, cest un des deux porcs qui vient de sinstaller sans plus de façons dans lenclos désert, et grogne, en décortiquant avec sensualité des épis de maïs.
LIndien larrache à ce festin, lui lie les pattes, et, sans se soucier de ses clameurs désespérées, lui pratique, à la région dorsale, deux incisions parallèles et transversales. Il enfonce ensuite sous la peau, et au beau milieu du tissu graisseux, la lame de son sabre, de façon à former une espèce danse destinée au passage de lémerillon.
Méthode bien connue des pêcheurs « au vif » qui traitent par le même procédé barbare, mais infaillible, les goujons servant dappât.
Le pauvre cochon, douloureusement affecté par cette vivisection, interrompt sa musique, et se couche languissamment, après avoir tenté vainement déchapper à la griffe dacier qui limmobilise.
La nuit vient, et les habitants du carbet, tenus éveillés par une attente qui nest pas exempte dinquiétude, observent le plus profond silence.
Tout à coup, des grognements saccadés échappent à lanimal jusque-là immobile et muet.
Serpent qua veni, murmure un de nos noirs, li gain la faim.
Silence ! commande Charles à voix basse.
Un long cri dangoisse termine brusquement les grognements, puis on entend comme un susurrement très doux à travers les herbes.
Puis, plus rien, pendant un grand quart dheure.
Le serpent est là, à coup sûr, mais a-t-il avalé lappât ?
Bientôt le silence est interrompu par de sourds craquements. Puis, soudain, un fracas retentissant que lon dirait produit par la chute dun arbre ébranle jusquaux assises de lhabitation.
Vie Mama-Boma, li pris (vieille maman-couleuvre est prise), sécrie joyeusement le Boni qui déteste cordialement lengeance maudite des reptiles.
Mais le pauvre diable qui sest imprudemment avancé de quelques pas, roule sur le sol, en poussant un cri de détresse.
En même temps, quelque chose dépais, de lourd, dont les ténèbres ne permettent pas de préciser la forme et la nature, passe en sifflant avec une force et une vitesse inouïe.
Les palissades de lenclos séparpillent comme sous la poussée dun cyclone, la terre tremble, les débris volent de tous côtés, et une écurante odeur de musc se répand dans latmosphère.
Le Boni a heureusement plus de peur que de mal. Il revient clopin-clopant, à quatre pattes, et murmure en claquant des dents :
Maître la boma,., li gain hameçon côté so la guiole ! (La couleuvre a lhameçon dans la gueule.)
« Li tourné, viré, autour di larbre !
« Nous f...ichus, si décroché li !
Mais, Charles, sans répondre, bat le briquet, et allume rapidement quelques-unes de ces torches en caoutchouc en usage dans les seringals et produisant une vive lumière.
Le piège de lIndien a fait merveille. Cest bien le reptile géant des solitudes amazoniennes qui se débat au bout de lamarre de piassaba.
Jamais, depuis plus de vingt-cinq ans quil habite les grandes solitudes équinoxiales, le jeune homme na vu de monstre aussi formidable.
La lueur des torches, éclairant de lueurs vacillantes la clairière, le fait paraître plus terrible encore. Il a gloutonnement avalé le porc, sans se soucier du voisinage des hommes, et sans se défier heureusement du câble qui le retenait. La griffe dacier, profondément implantée dans son gosier, le maintient solidement, en dépit de ses efforts convulsifs.
Tantôt, il se replie sur lui-même, se tasse en boule, sarc-boute, essaie de reculer. Puis, cet amas hideux danneaux verdâtres se détend brusquement, et le serpent senroule, la tête en bas, à larbre avec lequel il se confond. Affolé par les pointes qui déchirent sa gorge, rendu plus furieux par la résistance et par la douleur, il se laisse tomber, rampe circulairement autour de ce pivot inébranlable, sallonge, se raccourcit, bondit, se tord et broie sous sa masse tout ce qui lui fait obstacle.
Charles, craignant de voir les tissus céder sous de pareils efforts, veut en finir. Profitant dun moment où le monstre sarrête épuisé, il lui décharge coup sur coup deux fois sa carabine dans la tête.
Blessé à mort, mais terrible toujours, le serpent se débat convulsivement pendant quelques minutes encore, tant la vie est intense chez de pareils colosses.
Il reste enfin immobile, le crâne broyé, laissant couler deux ruisseaux dun sang noirâtre et fétide.
Quand, après une demi-heure dattente, ils voient quil est bien réellement mort, Charles et ses hommes, nen pouvant croire leurs yeux, sapprochent du monstrueux reptile.
On plante des torches près de lui, et le jeune homme, obéissant à un sentiment bien naturel de curiosité, veut mesurer approximativement ses dimensions.
Comme la moitié au moins de son corps se trouve repliée, il ordonne à ses ouvriers de le tirer par la queue afin de lallonger. Tel est le poids de sa chair froide, compacte, que les efforts réunis de tous ces hommes vigoureux suffisent à peine à le remuer !
Charles, en marchant à côté de lui, compte vingt-deux enjambées équivalant à près dun mètre chacune. Le milieu du corps est gros comme une futaille de vin de Bordeaux !
À ses taches noires, tranchant à peine sur le gris très foncé de la peau, et surtout à ses dimensions, il reconnaît leunecte murin, appelé sicouriou par les Brésiliens, et quil ne faut pas confondre avec le boa ; car il est essentiellement aquatique, comme lindique son nom tiré du grec : zu bien ; sxnc nageur.
Comme tout a une fin, en ce monde, même l étonnement poussé jusqu à la stupéfaction, Charles, ravi du résultat de l expédition, régale ses hommes d une vaste rasade de tafia, opère une ample distribution de tabac, et chacun se couche prosaïquement dans son hamac, en attendant le lendemain matin pour procéder à la préparation de cette dépouille splendide.
XI
Le matin dans la Forêt-Vierge. Naturalistes armateurs. La peau du sicouriou. Agréable surprise. Le travail des trois associés. Ce que lArabe et le Martiniquais veulent faire de leur argent. Retour en pirogue. Chargement de caoutchouc. Le maître prend la voie de terre. La famille au dégrad. Ni blancs ni noirs... Tous frères. Gracieux tableaux. Une ombre. Désappointement. Attente. Inquiétudes. Angoisses. Charles ne revient pas. Recherches. Effroi des batteurs destrade. En allumant un cigare. Catastrophe. Réveil terrible.
La longue nuit équatoriale venait enfin de sécouler. La toccro saluait de son roucoulement mélancolique lapparition du soleil, les perroquets bavards passaient à tire dailes par couples, en poussant des clameurs discordantes, les hoccos nasonnaient au loin, et les agamis lançaient leur belliqueux appel de trompette.
Brusquement, le soleil incendia pour ainsi dire les hautes cimes ; le brouillard, enveloppant la clairière de ses buées opaques, disparut soudain, et la clarté succéda aux ténèbres, presque sans transition.
Les habitants et les hôtes du carbet solitaire étaient éveillés depuis longtemps déjà. Mais la présence du maître empêchait le tumulte qui préside ordinairement au lever des noirs. Bruyants et folâtres comme de grands enfants, les nègres, à peine sortis du hamac, ont coutume de commencer la journée par des cris et des bousculades, des poussées violentes, des cabrioles enragées, des rires homériques.
La nuit, par 0° de latitude, on concevra sans peine quune longue pause de dix heures au moins dans le hamac suffise et au-delà, pour restituer aux travailleurs les forces employées au labeur quotidien.
De là une exubérance bien naturelle de vie et de mouvement qui, étant donné le caractère enjoué du noir, atteint parfois à des proportions épiques.
Charles qui, comme la plupart des Européens même acclimatés, dormait seulement le soir et le matin, séveilla le dernier.
Allons, enfants, dit-il de sa voix joyeuse en sautant à terre, en deux temps, la toilette !
« Leau ne manque pas, ici.... puis, un bon boujaron.
« La dame-jaune de tafia est dans le canot, le premier prêt aura double ration.
Comme il était facile de sy attendre, il ny eut ni premier ni dernier.
La toilette en question se borna à un plongeon général exécuté en pleine rivière. Il y eut un pêle-mêle de torses noirs et rouges, puis, nègres et Indiens, ruisselants comme des dieux marins, sen vinrent au galop humer avec un contentement non dissimulé le nectar extrait de la canne à sucre.
Puis, le maître fit procéder sans désemparer à la préparation de la peau du serpent.
Cette opération saccomplit ordinairement avec une extrême facilité sur des animaux de dimensions mêmes considérables. On leur passe au cou une liane, on les suspend à une branche transversale, et un homme, armé dun couteau, se laisse glisser en les tenant embrassés, après avoir enfoncé la lame au beau milieu des tissus.
La pression opérée par son poids sur le couteau produit une section parfaitement rectiligne sétendant de la tête à la queue. Puis, lhomme remonte, dissèque la partie supérieure, la rabat, passe autour de la tête une liane, la laisse pendre, et ses compagnons nont plus quà tirer dessus pour décoller sans peine le cuir souple et résistant.
Mais la stature et le poids réellement formidables du sicouriou sopposaient absolument à cette manuvre. Il eût fallu tout au moins un palan pour le hisser comme ci-dessus, et encore un homme de taille ordinaire eût-il éprouvé de grandes difficultés pour se laisser glisser le long de lénorme cylindre formé par son corps.
Charles préféra le faire dépouiller sur le sol, en le soulevant peu à peu avec des leviers, pour favoriser le glissement de la peau qui sopéra lentement, mais sans accidents.
Il fit ensuite retirer quelques-unes des plus grosses vertèbres dont il se réservait de faire des sièges au moins originaux, en prenant le corps de la vertèbre, comme fond, et les apophyses comme supports ; puis, toute la chair filandreuse, coriace et dure comme celle du requin, fut jetée à la rivière.
La peau fut frottée de cendres, et enroulée, en attendant le moment où elle recevrait une préparation spéciale, destinée à la préserver des insectes et de la putréfaction.
Le jeune homme, en possession de cette splendide dépouille, inspecta en attendant le déjeuner, lexploitation de ses nouveaux ouvriers, et supputa approximativement la quantité de caoutchouc extrait.
Habituellement très sobre déloges, non moins que de reproches dailleurs, car il fallait des cas exceptionnels pour mériter les uns et encourir les autres, il ne put sempêcher pourtant de témoigner son contentement en présence du résultat obtenu.
Il y a là près de trois mille kilogrammes de gomme brute, dexcellente qualité, bien pure, bien homogène, parfaitement séchée, susceptible de satisfaire sans déchet aux exigences de lacheteur le plus difficile.
En outre, les plaques de caoutchouc, au lieu dêtre éparses ou entassées à la diable, selon la coutume des noirs, sont rangées symétriquement sur des chantiers de bois, par couches alternées de façon à laisser des jours pour le passage de lair.
Cest là une excellente disposition qui a pour objet de favoriser lévaporation, dempêcher léchauffement, la fermentation ou la moisissure. Mais ce nest pas tout. Les trois associés ont creusé sous les chantiers de petites excavations dans lesquelles on allume de temps en temps un feu doux destiné à chasser les dernières traces dhumidité et à parachever la première préparation.
Ces soins minutieux, tout futiles quils paraissent en principe, augmentent sur le chantier même la valeur de ce caoutchouc dun franc par kilogramme.
Cest très bien, mes amis, très bien ! dit Charles sans dissimuler son contentement.
« Vous aurez chacun mille francs de plus sur votre part.
Millo francs !... sécrie lArabe radieux.
« Millo francs en arzent ?...
En argent si tu veux, mon garçon.
« Et quen veux-tu faire, de cet argent ?... Les occasions de dépenses sont rares dans ce pays.
Pour payer mon voyaze retour en Alzérie... Avec le reste, acéter çevaux, moulets, donner gourbi à vieille mère, à moukaire, à zenfants...
Mais, mon pauvre garçon, tu ne peux pas rentrer en Algérie, tu serais renvoyé... là-bas.
Oh ! sais bien...
« Mais quand moi-même zaurai été bonne travaillor, toi demandera grâce pour moi à président Répoublique.
Certainement je le ferai...
« Mais, dis-moi, tu voudrais donc me quitter déjà ?
« Pense donc à la fortune rapide que tu feras ici, au lieu de végéter misérablement là-bas.
Oui, sef, toi raison.
« Mais, vieille maman !... mais moukaire !... mais petits zenfants.
Qui tempêche de les faire venir.
« Parbleu ! ils seront de la famille.
« Je puis écrire quand tu voudras, de suite si tu y tiens.
Oh ! sef, sécrie le pauvre diable ne pouvant croire à tant de bonheur, moi comme ça resterai avec toi toute mon vivre, et touzours bonne servitor.
Allons, cest entendu, et tu commences notre colonie algérienne.
« Et toi, camarade, dit-il au Martiniquais qui se livra sur ses doigts à un calcul aussi laborieux quinutile.
Oh ! moi, mouché, pas pouvé compter tout ça sous marqués.
Je les compterai pour toi, sois tranquille.
« Et toi, voudrais-tu retourner dans ton pays ?.
Mo, pas si bête ! mo rester cabà côté où la case (chez vous).
« Neg côté Matinique, pas gain sous marqués... Li pauv guiabe (diable).
« Moi-même, ici, riche passé popiétè bitachon (plus quun propriétaire dhabitation).
Tu ne tennuiras pas de vivre seul, sans famille ?
Mô-même, connais côté Cayenne, bonne commé (commère) négresse.
« Si ou quà oulé li vini coté ou bitachon. Si vous voulez quelle vienne à votre habitation) moi fika content passé tout moun, dipi neg pays neg, athô tout neg Cayenne, et nèg Matinique. (Je serai content plus que tout le monde, depuis les nègres du pays des nègres, jusquà ceux de Cayenne et de la Martinique.
Entendu, mon garçon.
« Au prochain voyage, nous ramènerons ta commère et je moccuperai de ta grâce.
« Maintenant, mes enfants, assez causé.
« Allons manger, puis, nous emmènerons votre caoutchouc au magasin.
« Quant à vous, dit-il en sadressant à Chocolat, je vous ferai part de mes intentions.
À votre service, répond simplement lAlsacien de sa voix sourde et toujours triste.
Larrimage dune partie du caoutchouc fut opéré après un frugal repas pris en commun, comme celui de la veille, puis lembarcation chargée à couler, prit la voie du retour avec son équipage heureusement fort vigoureux.
Comme il ny avait pas de place pour tout le monde dans le canot, et que la chaleur commençait à être accablante sur la rivière, Charles préféra suivre la route de terre.
Il partit, en conséquence avec lIndien Piragiba, laissant au chantier lArabe et le Martiniquais, pendant que Chocolat accompagnait le convoi. La pirogue devait revenir le lendemain chargée de nouveaux approvisionnements et emporter le reste du caoutchouc.
Il était environ neuf heures du matin quand les deux groupes se séparèrent.
Ainsi quil était facile de le prévoir, lembarcation, bien qualourdie par son chargement arriva la première.
Son apparition, aussitôt signalée, a fait arriver de lhabitation Madame Robin, ses enfants avec une superbe négresse autour de laquelle sébat un clan joyeux de négrillons crépus, luisants et prodigieusement bruyants, plus un grand noir, proprement vêtu dune chemise de cotonnade, dun pantalon blanc, coiffé dun chapeau de paille, fumant un gros cigare avec autant de sensualité que de dignité.
Ce noir est Lômi, le factotum de Charles, son compagnon denfance, son frère dadoption, un des fils du vieil Angosso, le Boni qui fut lami fidèle de Robin le père, pendant la longue période des bons et des mauvais jours.
Il est lheureux époux de la négresse, Agéda, et le non moins heureux père de ces jolis négrillons, élevés avec les enfants du maître dont ils partagent fraternellement lexistence.
Rien de gracieux et dinattendu, comme laspect de ce groupe formé par la charmante femme du seringueiro, toute rose et toute blanche dans sa jolie toilette bleue, le fard des blondes, amicalement appuyée au bras de la robuste négresse, épanouie sous son madras aux tons ruisselants dor neuf, et fièrement cambrée sous son « camisa » multicolore qui papillote comme le plumage dun ara.
Rien de charmant aussi, comme cette troupe denfants affectueusement enlacés, ignorants, et pour cause, ce que lon est convenu dappeler les distinctions sociales, et saimant à plein cur, sans plus se soucier de la nuance de leur épiderme, que les colibris ou les papillons de leur couleur ou de leur origine.
Enfin, rien de touchant, comme ce regard de tendresse dont les deux femmes enveloppent lessaim folâtre, sans paraître, elles non plus, établir de différence, tant leur cur recèle dabondants trésors damour maternel.
Quant à Lômi, lorgueil et la joie lui tournent positivement la cervelle, quand tous ces chers petits, blancs ou noirs, cabriolent autour de lui, linterpellent familièrement, et lappellent « Papa Lômi », ce qui est pour lui le comble du bonheur, une caresse irrésistible.
Une ombre vient obscurcir bientôt la sérénité de ce tableau, Charles nest point à sa place habituelle, à larrière de la pirogue.
Dordinaire, son apparition est le signal dune course enragée. Cest à qui arrivera le premier pour recevoir la première caresse et cette lutte de vitesse entre des concurrents dont les forces, sinon la volonté, sont inégalement réparties, produit des incidents aussi touchants quimprévus.
Mais pourquoi papa Charles nest-il donc pas là ? demandent en chur tous les enfants.
Pourquoi le maître nest-il point avec vous ? demande à son tour le majordome aux bateliers.
Allons tout va bien. Le patron revient par la route avec Piragiba. Il a voulu en passant, inspecter le seringal reconstruit dernièrement après lincendie, et pourvu dune nouvelle équipe de travailleurs.
Nimporte ; cette absence, si courte quelle doive être, nen est pas moins désagréable, et la petite troupe, naguère si joyeuse rentre presque tristement à la maison.
Cependant Lômi, qui nest pas un majordome pour rire, a assisté au débarquement du caoutchouc, en a noté le poids et la qualité ; en a surveillé lemmagasinage.
Il a en outre, cordialement accueilli Chocolat auquel il a enseigné jadis, lors de son arrivée, le travail du seringuier, et la installé dans une case confortable en attendant larrivée de Charles.
Puis, les heures sécoulent, au milieu du va-et-vient continuel de la petite cité industrielle et du train-train ordinaire de ses habitants.
Arrivent successivement deux heures, puis trois heures... et rien de nouveau.
Mme Robin, pourtant familiarisée avec les absences nombreuses de son mari, est inquiète, nerveuse.
Le petit Henri qui, après sa leçon danglais, vient de tirer à la cible avec ses deux compagnons habituels, Lômi et Tabira, parle daller au-devant de son père.
Patience, mon cher petit, dit sa mère moins calme quelle ne voudrait le paraître, il ne peut tarder.
Il est quatre heures, et rien de nouveau !
Lômi, voyant les transes de sa maîtresse, soffre de partir aussitôt. Mais elle sy oppose expressément : lordre formel du maître leur interdisant de quitter en son absence lhabitation depuis lapparition des forçats dans le voisinage.
En dépit de linternement des misérables, la consigne na pas été levée. Lômi se résigna à contrecur, mais Tabira partira avec un de ses camarades.
Les deux Indiens sarment en silence, lun de son grand arc en bois de lettre, lautre de la sarbacane quils préfèrent toujours au fusil plus bruyant, dont ils se servent dailleurs avec infiniment moins dadresse.
Les voilà en route, de ce pas allongé familier aux Peaux-Rouges de lAmazone, ces infatigables marcheurs, dignes rivaux des intrépides piétons de la Cordillière.
Il est impossible de faire un meilleur choix. Si, dune part, ils sont les plus habiles batteurs destrade entre tous ceux que Charles a su grouper autour de lui, dautre part, ils ont voué, chose rare chez des Indiens, une sincère affection au jeune homme.
Le Peau-Rouge sud-américain ne se donne pas souvent, mais il demeure fidèle jusquà la mort à celui qui a pris le chemin de son cur.
Et quels précieux auxiliaires que ces hommes durs comme le bronze, patients, rusés, infatigables comme les fauves de ces grands bois dont ils connaissent les ressources et les périls, et possédant, avec une adresse incroyable, une vigueur vraiment stupéfiante.
Charles na-t-il éprouvé quun retard ?
Ils le sauront bientôt, et reviendront, avec leur agilité de chevreuils, rapporter une nouvelle rassurante.
A-t-il été victime dun accident ?
Ils seront aussitôt en mesure dy remédier dans la limite la plus étendue des forces et de lintelligence humaine.
Enfin, chose bien improbable, a-t-il été en butte aux attaques des fauves, ou aux embûches des hommes ?
En quelque endroit quil se trouve, ils suivront sa trace et sauront bien, en temps et lieu, lui porter un secours aussi prompt quefficace.
Après une heure et demie de cette marche singulièrement rapide à laquelle un Européen ne pourrait jamais se conformer sous lÉquateur, ils se trouvent à une faible distance du premier carbet un kilomètre environ.
Tout à coup, Tabira, qui savance le premier, sarrête brusquement, et montre du doigt à son compagnon des vestiges fort apparents dailleurs, car on ne sest pas donné la peine de les effacer.
Les deux Indiens demeurent interdits, et laissent apercevoir, en dépit de leur proverbiale impassibilité, une vive et rapide émotion. Ils échangent dans leur langage quelques paroles entrecoupées, semblent se concerter un moment, puis, sélancent à travers bois, après avoir eu la précaution, lun de bander son arc, lautre de glisser dans sa sarbacane une flèche empoisonnée de curare.
Que sest-il donc passé, pour troubler ainsi des hommes si peu impressionnables, auxquels la menace immédiate dun péril mortel peut à peine arracher un tressaillement ?
... Charles venait de quitter le second carbet quil avait trouvé désert. Le contraire leût étonné, dailleurs, car il sait que léquipe à laquelle il sert de magasin et dhabitation se trouve en ce moment au chantier, au milieu des bois.
Son inspection terminée, il reprend lestement sa route, et sarrête bientôt pour couper et ébrancher, avec son sabre dabatis, une jeune pousse de caumou dont il se fabrique une canne.
Puis, il remet son sabre dabatis dans le fourreau de bois attaché à un ceinturon fort lâche, en cuir verni.
Les Indiens, les noirs et même la plupart des blancs portent à la main, quand ils sont en marche, cette arme qui est plutôt un outil.
Cest linstrument indispensable, le « vade mecum » inséparable du coureur des bois, qui sen sert pour frayer sa route dans les fourrés, découper son gibier, bâtir son carbet, édifier le boucan sur lequel il fume sa venaison, vider son poisson, tailler ses pagayes, et, au besoin sabrer à la volée le serpent accroché à une liane, etc.
Nous passons sous silence les circonstances multiples où le sabre dabatis trouve son emploi, car lénumération en serait interminable.
Nous ajouterons simplement que le travailleur et le voyageur ne sen dessaisissent jamais que pour dormir. Encore ont-ils pour habitude, quand ils campent en pleine forêt, de le piquer en terre, près du hamac, à portée de la main.
Mais Charles, suivant une voie large de deux mètres, parfaitement praticable et minutieusement débarrassée des herbes, des rejets ou des broussailles, nen ayant nul besoin immédiat, préfère le remettre au fourreau et sappuyer sur son bâton.
Il chemine allègrement, en échangeant quelques paroles avec lIndien qui mâchonne un long cigare et maugrée en sapercevant quil a perdu son briquet.
Quà cela ne tienne ! Charles roule prestement une cigarette, lallume, et tend à Piragiba la mèche et le petit briquet bien connu des fumeurs.
Tout à coup, lIndien qui lui fait face laisse tomber son cigare, fait un bond en arrière, pousse une clameur dépouvante, et sécrie :
Maître !... Prenez garde !
Mais le jeune homme, sans avoir le temps de se mettre sur la défensive, ni même de tourner la tête pour savoir doù vient le danger, ni quelle est sa nature, perçoit un sifflement rapide.
En même temps, il se sent étreint au col avec une telle force, quil perd aussitôt la respiration. Ses yeux se ferment, un bourdonnement intense emplit ses oreilles, il na plus aucune conscience de lui-même, et sabat comme foudroyé sur le sol.
Après un temps dont la durée lui échappe forcément, une sensation de fraîcheur au visage larrache peu à peu à cette brutale syncope.
La perception des objets extérieurs lui revient lentement. Il entend un murmure de voix confuses, et sent quon lui pratique sur la figure des affusions deau froide.
Il entrouvre les yeux, et entrevoit vaguement, au-dessus de sa tête, les feuillages sombres des Heva. Il se trouve couché sur le dos, et veut essayer de sasseoir, mais inutilement, car il lui est impossible de remuer les bras et les jambes.
Quest-ce que cela signifie ?...
Plus de doute, ses membres sont étroitement garrotés !
Enfin, le brouillard étendu sur ses yeux se dissipe bientôt sous de nouvelles affusions.
Mais, quelle affreuse réalité, plus poignante que le plus épouvantable des cauchemars, vient atterrer soudain cet homme si intrépide ?
Ses yeux, grands ouverts, se fixent avec une stupéfaction voisine de la terreur sur une troupe nombreuse dhommes rangés en cercle autour de lui.
Il les referme soudain, comme pour échapper à cette terrible obsession... à ce rêve peut-être !
Mais une voix railleuse, aux intonations cruelles, le rappelle à cette réalité quil ne peut envisager sans frémir.
Eh bien ! mon petit Monsieur, dit la voix, nous sommes moins impérieux aujourdhui que jadis, nest-ce pas !
« Allons ! assez de pâmoison comme cela.
« Il faut causer daffaires, vous entendez ?
XII
Procédés colonisateurs des Anglais et des Américains. Bêtes fauves et bandits. Apparente résignation. Projets dévasion. Déceptions nombreuses. Conséquences dun plongeon dans la vase. Du bonheur que peut procurer un insuccès. Monsieur Louche se révèle inventeur. Souvenir aux « souliers à neige » des peuples hyperboréens. Monsieur Louche vannier. Les forçats font du caoutchouc. Imperméabilité. Succès et joie délirante. Déboires et réussite finale. Sur la mer de vase molle. Libres. Les bandits de lAmazone. Alliance avec les Muras. Pris au lasso.
Les forçats évadés, ainsi que leurs sauvages compagnons les mulâtres brésiliens, forcés de faire contre fortune bon cur, avaient paru tout dabord se conformer, sans trop de récriminations, à leur internement sur lîlot désert.
Domptés par la force matérielle, trop heureux davoir eu affaire à un Français, le plus magnanime des ennemis, ils nétaient pas sans comprendre quil pouvait leur arriver bien pis.
Des Anglais ou des Américains neussent pas hésité un seul instant pour prononcer séance tenante la terrible sentence du juge Lynch, immédiatement applicable et sans appel.
Ceût été la fusillade ou la pendaison, selon la fantaisie ou les commodités des juges improvisés.
En leur qualité de gens essentiellement pratiques telle est du moins leur manière de voir, les Américains et les Anglais se moquent volontiers de ce quils appellent le « sentimentalisme » français, très joli, disent-ils, en théorie, mais absolument déplorable dans lapplication.
Déjà très rigides chez eux à lendroit des attentats contre les personnes et la propriété, lesquels ont le privilège de les exaspérer, ils deviennent implacables quand ces attentats sont consommés en pays sauvages, les pays des nécessités cruelles, et traitent avec la même rigueur la bête fauve et le bandit.
Peut-on apprivoiser un tigre devenu « mangeur dhommes » alors que, ayant goûté à la chair humaine, il dévaste un canton et sème lépouvante parmi les colons ?
Non, nest-ce pas ? eh bien ! à mort le tigre.
Peut-on espérer de voir samender un criminel endurci qui, dans un pays sans lois, sans magistrats, sans force armée, donne libre carrière à ses instincts, sans le moindre souci de la propriété ou de la vie humaine ?
Pas davantage. Eh bien ! mort au bandit.
Voilà comme agissent et raisonnent ces « gens pratiques » regardés à tort ou à raison comme possédant au plus haut point ce que lon est convenu dappeler lesprit de colonisation.
Autre pays, autres murs ! Si le Français se débarrasse volontiers du mangeur dhommes, il considère avec moins de sans gêne lexistence de son semblable, quelque indigne et quelque coupable quil soit.
Pour en revenir à nos gredins, Charles croyait dailleurs et de très bonne foi, les avoir mis pour longtemps dans limpossibilité absolue de nuire à qui que ce soit.
Sa confiance eût été légitime avec dautres individus. Malheureusement, il ne connaissait pas la farouche énergie et la sauvage ingéniosité des forçats.
Il est un aphorisme bien connu de tous ceux qui ont loccasion dapprocher les réclusionnaires, et de connaître leur genre de vie : « Si les surveillants mettaient à garder les prisonniers la moitié seulement de la vigilance employée par ceux-ci à préparer et à consommer leur évasion, jamais un prisonnier ne réussirait à senfuir. »
Mais il ne saurait en être ainsi, tant la pensée de lévasion est devenue la pensée essentielle, dominante du réclusionnaire, au point quelle absorbe tous les instants de sa vie et se perpétue jusque dans son sommeil.
On comprend quune surveillance, quelque étroite quelle soit, doive être mise en défaut, que des barrières, quelque redoutables quelles paraissent, puissent être franchies, grâce à cette idée, tenace jusquà lobsession qui hante le cerveau du forçat.
Aussi, à peine les pirogues qui les avaient amenés sur lîlot eurent-elles disparu, que leur masque dapparente résignation tomba soudain.
Il y eut une banale explosion de cris furieux, de blasphèmes ignobles, terminés bientôt par un terrible serment de vengeance.
Pour de tels hommes, ce nétait point là une vaine fanfaronnade.
Il est bien entendu que nul parmi eux, ne pensa un seul instant à se mettre au travail. Lidée de la fuite, et subséquemment celle de la vengeance, absorba toute autre préoccupation.
La fuite !... Et pourquoi pas ! Nont-ils pas réussi déjà une première fois à reconquérir leur liberté dans des circonstances particulièrement difficiles et périlleuses ?
Comme ils devaient sy attendre, ils éprouvèrent au début de rudes mécomptes.
Après avoir longtemps évolué dans leur étroite prison comme des fauves en cage, étudié avec linstinct dhommes habitués à tirer parti de tout, les ressources de leur territoire, échafaudé les plans les plus audacieux, et torturé leur esprit pourtant si fertile en expédients, ils en arrivèrent à reconnaître tout dabord, avec une rage encore accrue par leur impuissance, limpossibilité de franchir, avec les moyens ordinaires, les obstacles multipliés par la nature.
Ils avaient essayé premièrement de construire un radeau. Mais cétait folie dessayer de faire avancer sur la mer de boue le primitif engin qui leur avait rendu naguère de si grands services.
Ils pensèrent ensuite à creuser une pirogue. Mais les outils leur manquaient et ils ne possédaient pas les procédés grâce auxquels les Indiens peuvent sen passer presque complètement. À quoi bon, dailleurs ! Ne connaissant pas le chenal étroit et sinueux conduisant à la terre ferme, ils se fussent échoués au premier moment, et léchouage, en pareil lieu, cétait la mort.
Ils voulurent enfin établir une espèce de chaussée avec des fascines de moucou-moucou, espérant que ces tiges longues et légères pourraient offrir un obstacle suffisant à lenvasement.
Vains efforts ! Le premier qui osa saventurer sur cette frêle plate-forme enfonça brusquement jusquaux aisselles et faillit disparaître dans labîme vaseux.
Cette série de déboires, loin de les décourager, ne fit quexalter encore, sil est possible, leur frénésie de vengeance et de liberté.
Enfin Monsieur Louche, le vieux forçat rompu à toutes les ruses, savisa, après une quinzaine de jours consumés en essais infructueux, dun procédé assez ingénieux.
Larouma (Maranta arundinacæa), avec lequel les habitants de la zone intertropicale tressent leurs paniers, leurs hottes et autres récipients pour les graines et les fruits, croissait en abondance le long du rivage.
Avec ses fibres bien plus tenaces, et surtout bien plus flexibles que losier, Monsieur Louche se fabriqua deux espèces de patins analogues aux souliers ou plutôt aux raquettes à neige employées par les habitants des régions boréales.
Certes, se disait non sans une apparence de raison le bandit, sil y a des gens susceptibles de marcher sans enfoncer sur deux ou trois mètres de neige, avec des chaussures offrant une très large surface, pourquoi ne pourrait-on pas sen servir avec autant de succès pour avancer sans embardées sur cette vase maudite ?
Les résultats de cette expérience, excellente peut-être en théorie, furent cependant déplorables en pratique.
Monsieur Louche avait pourtant donné à la charpente, fort légère, de ses appareils recouverts de fibres entrelacées, la forme de batelets à fond plat, en exagérant même leur largeur.
Mais on ne savise jamais de tout, et ce nest pas sans raison que les Latins ont formulé jadis en trois mots, aussi que concis que précis, combien il est indispensable à un inventeur de perfectionner son ouvrage : Fit fabricando faber.
Monsieur Louche nen était quaux tâtonnements. Il chaussa ses « ripatons », comme disait LHercule dans son grossier argot de forçat, se muni dune longue perche, et savança avec précaution sur la bouillie gluante.
Il fit cinq ou six pas, puis, il poussa un cri, et plouf ! disparut jusquaux oreilles. En homme de précaution, il sétait fait amarrer au-dessous des bras avec une liane solide, tenue en main par ses compagnons.
Sans la présence de ce câble végétal qui lui sauva la vie, le plongeon du gredin était définitif.
À moitié suffoqué, barbouillé des pieds à la tête comme un crocodile qui prend ses ébats dans un marécage, il fut hissé non sans peine sur la terre ferme.
Chose étrange, cet insuccès, succédant brusquement à un faux semblant de réussite, semble le ravir. Au lieu de la laide grimace qui lui est habituelle, une espèce de rictus pouvant à la rigueur passer pour un sourire, contracte sa face pointue de bête puante.
Il enlève prestement ses souillures, lave sa défroque, et se met à siffloter le refrain dune chanson de bagne, sa musique favorite.
Eh ! dis-donc, toi, lancien, ne peut sempêcher de remarquer LHercule, est-ce que le soleil ta tapé sur la boule, que tu rigoles comme un macaque saoul de vin de palme.
« Cest pas naturel, ça... pas vrai, les autres, et y a vraiment pas de quoi rire.
« Moi, je vois quune chose : cest que nous voilà coffrés ici jusquà « perpète »...
« Que faudra nous mettre à faire du caoutchouc, et turbiner comme des nègres, pour les beaux yeux de ce colon de malheur !
Tu las dit, mon fils, répond gravement Monsieur Louche, faut travailler.
« Vois-tu, le travail, cest la liberté.
Pour sûr, lancien déménage.
« Ce que cest de nous !... avec une « sorbonne » si bien organisée, pourtant.
Tes bon enfant cent fois, mon gros, mais bête comme un phoque à tes heures, cest à peu près tout le temps pendant lequel tu ne dors pas.
Allons, le vieux mempoigne 1
« Cest bon signe ; à preuve quil na pas perdu la boule.
« ... Comme ça, tu prétends que nous devons faire du caoutchouc.
Un peu, mon neveu, si lon tient à ne pas moisir ici.
Hein !.. Cest ça qui nous fera partir ?...
Oui !
Rien quà saigner des arbres... à laisser couler le lait dans les pots... et à le mettre à la fumée ?
Oui, que je te dis.
« Et après ça, tu pourras saigner le colon, laisser couler son raisiné, mettre le feu à sa « turne » et le boucaner comme un coata.
Tonnerre !.. Et cest bien vrai, ce que tu dis là ?
Aussi réel que mon nom est Louche, et foi de fagot (forçat) !
Dis voir un peu comment ?
Non.
« Laissez-moi vous en faire la surprise.
« Pour aujourdhui, amusons-nous... sifflons quelques bons coups de « sec », et demain, on turbinera.
Ce qui fut dit fut fait, et consciencieusement.
Après une longue journée dorgie, suivie dune nuit divresse brutale, Monsieur Louche, aussi dispos que sil sortait dun bon lit, se met à fabriquer une nouvelle paire de chaussures en fibres darouma.
Ses compagnons sont partis dès laube pour récolter le caoutchouc. Cest la première fois que pareil phénomène se produit.
Bientôt les carcasses sont prêtes. Monsieur Louche commence sans désemparer le nattage. Telle est son habileté dans ce genre de travail essentiellement familier aux pensionnaires des maisons centrales, que les deux appareils sont terminés à midi.
Instruit par lexpérience, le vieux gredin en a modifié la forme. Il les a notablement allongés en avant et en arrière, et réduit leur largeur de façon à leur donner lapparence de deux petites pirogues. Au milieu, est ménagé un enclavement pour le pied qui sera maintenu de tous côtés par des brides en piassaba. En outre, il a fortement serré sa tresse, de façon à la rendre aussi dense quun tissu grossier.
Très satisfait de ce premier résultat, il suspend, avec chacun deux lianes, ses batelets aux basses branches dun arbre, et installe, non pas dans le fourneau ad hoc son brasier destiné à lévaporation, mais en plein air.
Arrivent enfin les seringuiers involontaires, portant les seaux remplis du liquide crémeux.
En homme qui se sent lenvergure dun Deus ex machina et veut encore augmenter son importance en dévoilant par doses successives le mystère dont il sentoure, Monsieur Louche opère dans le silence le plus absolu.
Il avise un seau, examine le liquide dun air entendu, fait une grimace de contentement, le soulève gravement, et le renverse enfin dans un de ses appareils. Sans perdre une minute, il lagite rapidement davant en arrière, de droite à gauche, de façon à mettre en contact le liquide mucilagineux avec toute la partie interne.
Puis, il le décroche, et lexpose à la fumée du brasier.
Vingt secondes ne sont pas écoulées, quune mince pellicule de gomme solide adhère aux parois et forme un enduit léger, absolument imperméable !
Une véritable explosion de cris furieux, dexclamations délirantes accueille ce premier succès.
Les bandits comprennent aussitôt ces mots énigmatiques de leur industrieux chef de file : « Le travail, cest la liberté ! »
Paroles, qui, dans une autre bouche, constituent la plus noble formule des destinées humaines, et qui proférées par un tel homme, renferment la plus sanglante ironie.
Monsieur Louche, après avoir joui de son triomphe, veut bien expliquer à ses complices comment cette idée lui est venue.
Tout simplement en voyant, la veille, filtrer la vase à travers les tresses darouma.
Cest simple comme bonjour.
Cest pourtant vrai, sécrie de son indescriptible accent faubourien le Rouge enthousiasmé.
« Sommes-nous crétins de navoir pas pensé plus tôt à cela !
Oui, cest toujours comme ça, renchérit le Borgne... très simple quand cest trouvé.
Mais dis-donc, vieux, interrompt LHercule, au lieu de fabriquer des godillots imperméables, ou plutôt deux périssoires, pourquoi ne pas construire une pirogue qui nous contiendrait tous ?
Tiens, tu as raison, répondent les autres.
Parce que, riposte Monsieur Louche en haussant dédaigneusement les épaules, une grande pirogue ainsi construite manquerait de solidité.
« Mais ce nest pas le seul motif.
« Comment et avec quoi voulez-vous la faire glisser sur le banc de vase molle ?
« Est-ce que la résistance offerte par sa masse entière, additionnée de notre poids, ne contrebalancerait pas, et au-delà, leffort des rames ou des pagayes ?
« Il faut être bête comme un pot à goudron pour essayer de faire marcher une embarcation échouée...
« Rappelez-vous donc le radeau !
Tiens, tu as toujours raison, vieux finaud.
Parbleu ! à qui le dis-tu.
Va toujours...
« Nous grillons sur pattes dapprendre la suite.
Cest plus simple encore.
« Chaussé de ces godillots imperméables, lhomme, sil ne peut pas se donner une impulsion, de façon à glisser sur cette surface molle, comme un patineur sur la glace, pourra, je lespère, sy maintenir tout au moins sans enfoncer, et cest là lessentiel.
« Il naura plus alors quà lever alternativement les pieds, et à les porter en avant, en enjambant, comme sur la terre ferme.
« Voilà !..
Bravo !.. Bravo !..
« Vive Monsieur Louche le malin des malins !
« Nous sommes sauvés !.. Et alors gare au colon qui nous a amenés ici et à ceux de sa boîte !
Doucement, mes enfants, doucement !
« Attendons la fin de lopération.
« Laissez-moi terminer limperméabilisation de cette première paire, et nous verrons alors à nous réjouir sincèrement après un essai définitif.
Toute la provision de lait récoltée pendant la matinée fut employée, et ce fut seulement dans la soirée, que les deux engins possédèrent les qualités requises dimpénétrabilité aux liquides.
Le lendemain matin, il y eut relâche pour la grande expérience qui devait consacrer définitivement le succès, ou enlever aux relégués leur dernière espérance.
Comme précédemment, Monsieur Louche se fait amarrer au niveau des aisselles, sarme dune perche longue et légère, se chausse et savance lentement sur le lac de vase.
Il y a parmi les spectateurs un moment dindescriptible angoisse.
Puis, une bruyante exclamation retentit.
Monsieur Louche flotte sans enfoncer. Le voilà debout sur la bouillie molle et noirâtre comme du bitume en fusion.
Es-tu solide, vieux ? demande LHercule dune voix étranglée par lémotion.
Comme sur la terre ferme.
« Attention ! Je vais marcher.
« Cest le coup dur... si je peux me tenir sur une patte, tout va bien.
Avec dinfinies précautions, il lève un pied, le porte en avant et progresse denviron soixante centimètres.
Il senhardit, lève lautre pied, et avance dune égale quantité.
Les deux appareils se comportent merveilleusement. Le vieux coquin a si exactement pris ses mesures, et si bien combiné leurs dimensions, quil réussit parfaitement à marcher.
Cette marche est fort lente, il est vrai, mais quimporte ! Rien ne presse, et les prisonniers ont tout le temps nécessaire.
Monsieur Louche, désormais plein de confiance, largue lamarre qui le retient, et savance hardiment à plus de cent mètres du rivage ; puis, satisfait de cette épreuve concluante, revient tout radieux vers ses compagnons enthousiasmés.
Et maintenant, mes enfants, dit-il en manière de conclusion, notre délivrance nest plus quune question de jours.
« À louvrage ! les gens de la pègre...
Différents incidents les retinrent cependant plus longtemps quils nespéraient sur le lieu de relégation.
Dabord la pénurie des vanniers. En dépit defforts tentés par tous les membres de lassociation, nul ne put arriver à tresser larouma, et lui donner, avec la forme si bien réalisée par le vieux forçat, la résistance indispensable à ce nouvel usage.
La fabrication de ces bizarres engins de navigation demeura donc confiée tout entière à Monsieur Louche. Quelque fût sa hâte de les terminer au plus vite, il ne pût arriver à produire par jour plus dun appareil complet : ce qui était déjà fort raisonnable.
Ses compagnons soccupèrent, comme précédemment, de la récolte du caoutchouc.
Après une dizaine de jours de travail, tout se trouva prêt. De nouveaux essais, non moins concluants que le premier avaient été opérés, et, satisfaits comme des gens qui touchent à la réalisation dune espérance aussi ardemment caressée, ils avaient fixé au lendemain leur départ définitif.
Pendant la nuit, un de ces orages formidables, qui atteignent dans la région équinoxiale une intensité inconnue dans nos climats, se déchaîna sur la contrée. Pendant une heure, ce fut une succession ininterrompue de détonations terribles et déclairs aveuglants. La foudre frappa en plus de vingt endroits les grands arbres de lîlot, et, notamment, celui sous lequel se trouvait le carbet abritant les appareils imperméables.
En moins de cinq minutes, tout devint la proie des flammes.
Il fallut recommencer. Patients comme des gens habitués depuis longtemps aux déceptions et aux énervements de lattente, bien pourvus dailleurs de vivres, les forçats se remirent à louvrage.
Mais Monsieur Louche, surmené, fut pris de fièvre et dut interrompre sa fabrication pendant plus de quinze jours.
Ce nouveau mécompte, loin de les décourager, sembla plutôt accroître leur sauvage énergie. Le vieux bandit, soigné avec tout lempressement que peuvent avoir des gens de cette sorte pour un homme aussi indispensable, se rétablit assez vite et put reprendre son travail.
Enfin, le grand jour arriva.
Les misérables emportèrent le plus de provisions quils purent, et quittèrent avec mille précautions cette île pourtant si bien isolée de la terre ferme. Nous avons dit précédemment que cette lagune vaseuse, connue sous le nom de Lago-Real, est parsemée dîlots nombreux qui émergent des vases molles couvertes par les eaux seulement pendant lhivernage.
Bien quelle soit large seulement dune quinzaine de kilomètres, les forçats ne mirent pas moins de trois jours à la franchir, en marchant lentement dun lambeau de terre ferme à celui qui en était le plus rapproché.
Enfin, les voici libres, pendant que les chasseurs de caoutchouc sendorment, hélas ! dans une trompeuse sécurité.
Poussés par leur désir de vengeance, sollicités par lopulence de cette proie fascinatrice représentée par le seringal du Français, ils eussent volontiers franchi sans désemparer les cent kilomètres les séparant de lhabitation.
Mais, instruits par une expérience aussi chèrement achetée, sachant que le jeune homme, secondé par un personnel nombreux et intrépide, nétait pas de nature à se laisser plumer et saigner comme un poulet ; ils résolurent dattendre loccasion favorable, tout en cherchant à se procurer des moyens dattaque.
Le hasard les servit a souhait.
Ils erraient depuis quelques jours aux environs des sources de la rivière Maporema, un des affluents de lAragouary, sur les terrains occupés jadis par lancienne mission de Nazareth, depuis longtemps abandonnée. Les arbres et les produits alimentaires, réunis en ce lieu par les missionnaires, étaient en quelque sorte retournés à létat sauvage, mais ils pouvaient fournir pour longtemps à des affamés, une subsistante abondante et variée.
Ils résolurent den faire leur centre dopérations.
Sur ces entrefaites, une horde nombreuse de ces Indiens pillards et nomades du bas Amazone, appelés Muras, apparut inopinément sur ce petit territoire enclavé dans la forêt.
Méprisés et persécutés par les autres peuplades indiennes, vivant au hasard de chasse et de pêche, mais plus encore de vols et de rapines, ne voulant même pas sastreindre à cultiver, comme leurs congénères, labatis où ceux-ci récoltent, moyennant quelques semaines de travail par saison, les céréales formant le fond de lalimentation, ils sen vont, véritables Tziganes sud-américains, où les poussent le caprice de leur vie errante et les besoins de leur subsistance.
Aussi lâches que cruels, attaquant les demeures et les villages isolés quand ils se sentent en force, ils pillent et assassinent les rares colons ou les Indiens sédentaires incapables de leur résister.
Détail bien caractéristique, tels sont la terreur comme aussi le mépris quils inspirent, que lépithète de Mura, appliquée à un Indien dune autre tribu, constitue la plus sanglante de toutes les injures.
Traqués sans trêve ni merci par les autres Peaux-Rouges Amazoniens, notamment par les Mundouroucous, les plus vaillants et les plus intelligents entre tous, ils sont littéralement au ban des familles indiennes.
Quiconque trouve un Mura sur sa route, se croit en droit de le tuer comme un animal venimeux, et ne sen prive en aucune façon.
Rien de repoussant, dailleurs, comme leur physionomie, à laquelle ils singénient à donner laspect le plus hideux.
Entre autres pratiques singulières, ils se fendent les narines ainsi que la lèvre inférieure et introduisent dans les ouvertures, où elles restent à demeure après la cicatrisation, des dents de pécaris. On peut juger de laspect que leur donne cet « ornement », joint aux peintures noires et rouges bariolant leur torse et leur figure.
Il en est des hommes comme des bêtes de proie. Il semble, en effet, que les uns et les autres reconnaissent à première vue, à certains signes caractéristiques, à certaines nuances plus ou moins apparentes, quils appartiennent à la race des maudits, comme si la confraternité du crime imprimait à tous les irréguliers une sorte de stigmate apparent pour eux seuls.
Car, chose étrange, les bandits du bagne guyanais sympathisèrent de prime abord avec les misérables formant lécume des hordes amazoniennes. Et cela, au grand, étonnement des mulâtres brésiliens, qui, habitués à voir dans les Muras des ennemis implacables, étaient restés tremblants et interdits à leur aspect.
Les nomades étaient environ une centaine, armés darcs, de flèches, de quelques mauvais fusils, de haches et de sabres dabatis. La plupart portaient en outre, le grand lasso de cuir dont ils se servent fort adroitement pour capturer le bétail errant dans les savanes.
Les mulâtres, revenus de leur saisissement, entrèrent en pourparlers, en se servant de la langue générale, et servirent dinterprètes à Monsieur Louche, qui pensa tout dabord à profiter de cette rencontre inespérée, et à se faire des Muras de redoutables auxiliaires.
Les nomades répondirent avec empressement, aux premières ouvertures, tant linfluence des hommes de race blanche est puissante même sur ces êtres profondément vicieux et dégradés.
Le forçat, suffisamment édifié sur leur genre de vie, sempressa dexciter leur convoitise, en leur énumérant les richesses de lhabitation des Chasseurs de caoutchouc, et en leur démontrant combien il serait facile de sen emparer.
Les Muras prêtèrent une oreille dautant plus attentive à ces propositions, quils connaissaient bien lopulent seringal qui depuis longtemps excitait leur ardente convoitise.
À plusieurs reprises, ils lavaient attaqué, mais toujours sans succès, grâce au courage, de ses défenseurs, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Mundouroucous, les ennemis acharnés de leur race.
Ils avaient fini par croire que le colon blanc ne pourrait jamais être vaincu par eux, et à renoncer à toute entreprise contre lui.
Mais voilà que tout à coup, des hommes de cette même race blanche salliaient à eux contre lennemi commun !
Le blanc de lhabitation était seul, avec des noirs et des Indiens, tandis que ceux-là étaient quatre.
Conduits par ces nouveaux auxiliaires, les Muras crurent quà leur tour ils seraient invincibles.
Le principe une fois admis, ils sentendirent à merveille et sans discussion sur les questions de détail !
Il fut convenu que les forçats les conduiraient à lattaque du seringal et que le fruit du pillage serait mis en commun.
Les Muras jurèrent obéissance et fidélité, les forçats promirent leur assistance, puis les deux troupes opèrent leur fusion, et lon fit sans plus tarder les préparatifs de lexpédition.
Comme il était urgent de dissimuler la présence dune bande aussi nombreuse, et dopérer rapidement, les nouveaux alliés jugèrent à propos de battre au loin la savane pour se procurer des chevaux, afin dévoluer avec toute la célérité possible.
Cette première partie de lexpédition fut couronnée dun plein succès. Huit jours sécoulèrent à peine, quils étaient tous pourvus de chevaux à demi-sauvages, mais que ces dompteurs par excellence eurent bientôt matés avec la proverbiale brutalité des Indiens.
Ils se rapprochèrent alors de lhabitation avec dinfinies précautions, établirent un service despionnage parfaitement organisé, et attendirent avec une patience de fauve, linstant favorable pour agir.
Charles revenait de lexpédition motivée par les déprédations du sicouriou, le serpent géant de lAmazone. Bien loin de soupçonner cette effrayante série dévénements, il cheminait en compagnie de lindien Tabira, avec linsouciance bien naturelle de lhomme qui sent autour de lui la plus complète sécurité.
Il avait, comme nous lavons dit, quitté le second carbet depuis dix minutes environ, et se trouvait à peine à un kilomètre, quand il sarrête pour allumer le cigare de son compagnon.
Une vingtaine de Muras gardant les abords de lhabitation, se trouvaient espacés sur le chemin, et tapis derrière les troncs énormes des arbres de la forêt.
Loccasion était trop belle pour la laisser échapper.
Lun deux jeta son lasso au malheureux jeune homme qui, serré au col avec une force terrible, tomba à demi-étranglé !
XIII
Pour faire parler le prisonnier. Lueur despoir. Horribles menaces. Mutisme obstiné. Riposte. Le procédé du mulâtre. Le cheval sauvage. Simulacre dune chasse au lasso. Tortures. Le cercle infernal. Sangle brisée. Cavalier par terre. La brèche. À travers la savane. Inutile poursuite. Nouveau Mazeppa. Angoisses. Évanouissement. Passage dune rivière. Effet de leau sur la lanière de cuir. Fureur impuissante. Commencement de délivrance. Un couteau. Mort foudroyante.
On peut juger du saisissement éprouvé par Charles, quand après le long évanouissement résultant de la strangulation opérée par le lasso, il reconnut Monsieur Louche et ses sinistres compagnons.
Eh bien ! reprit le forçat en jetant le coui ayant contenu leau dont il avait aspergé la face du prisonnier, est-ce que vous avez perdu lusage de la parole ?
« Faut voir un peu à desserrer les dents... Charles ne répondit pas.
Tiens !... vous faites lentêté ?
« Cest bon ! Nous allons savoir qui aura raison de nous deux.
« Monsieur Louche connaît des procédés pour rendre la parole aux muets.
« ... Des procédés infaillibles.
LHercule fit un pas et dit :
Moi aussi, jen ai, des moyens... si tu veux me laisser lhomme un petit moment, je me charge de le rendre aussi bavard quune bande de perroquets.
À bas les pattes, balourd !
« Je les connais, tes moyens !
« Tu ne peux rien toucher sans le casser...
« Si je te laissais carte blanche, tu aurais bientôt fait de létriper sans pouvoir en tirer un mot.
Pendant ce colloque, dont les expressions ne laissent à Charles aucun doute sur les intentions des bandits, un travail rapide sopère dans son esprit.
Il inventorie dun seul coup dil lespace environnant, reconnaît avec les forçats et les mulâtres au grand complet les Muras, ses implacables ennemis.
Mais il est seul. Tabira nest pas prisonnier comme lui. Une lueur despoir lui apparaît soudain, mais bien faible et bien fugitive, hélas ! Pourtant, si le Mundouroucou dont il connaît ladresse, lénergie et linitiative na pas été égorgé par les Muras, il a suivi sa piste. Nul doute, alors quil ne fasse tout au monde, aidé du vaillant personnel du seringal, pour tenter sa délivrance.
La voix de Monsieur Louche larrache brusquement à ses réflexions.
Vous ne voulez pas parler ?... Eh bien ! soit.
« Moi, je vais vous dire ce que je veux.
« Après ça, vous répondrez : Oui, ou vous agirez daprès mes intentions.
« Cest tout ce que je demande.
« Vous êtes riche !.. Mais, là, ce qui sappelle ridiculement riche.
« Cest dabord votre fortune quil nous faut.
Et comme Charles souriait dun air dédaigneux, le misérable reprit dune voix que la rage commençait à faire trembler :
Oui !... je sais, la case est bien défendue.
« Il y a là en permanence une trentaine au moins de lascars qui nous recevraient à coups de fusil, sans compter ceux qui nous souffleraient au nez les brimborions empoisonnés.
« Cest ça qui vous fait rire, nest-ce pas ?
« Mais pas si bêtes !
« Nous tenons pas mal à notre peau, nous autres et nous voulons barboter tout cela sans une égratignure ; cest pourquoi je compte sur vous pour faciliter la besogne.
« Vous allez donc nous conduire bien gentiment chez vous, comme si nous étions de vieux amis et nous introduire dans la place, après quoi, nous verrons à traiter des conditions de votre rançon.
« Mais nessayez pas de nous tromper, car je suis homme de précaution.
« Au premier cri, au moindre geste suspect, vous êtes saigné comme un poulet.
« Voilà, mon petit Monsieur, comme vous pourrez racheter votre vie.
Pendant cette longue tirade, Charles, qui conserve un mutisme absolu, na pas cessé de fixer un point vague dans lespace, comme sil ne voyait et nentendait rien.
Cette impassibilité méprisante exaspère enfin le bandit, qui cède à un épouvantable mouvement de colère.
Ses compagnons, non moins furieux, laissent échapper une bordée de jurons, et les Muras eux-mêmes, jusqualors indifférents, du moins en apparence, font entendre des clameurs discordantes.
Ah ! cest comme ça, hurle le misérable.
« Mais vous ne savez donc pas tout ce que peut renfermer de haine le cur dun homme qui a passé trente ans de sa vie dans lenfer du bagne !
« Sangdieu ! vous avez de tout à gogo, et nous crevons la faim...
« Vous êtes à notre merci et vous nous bravez...
« Eh bien ! je le jure, ce nest plus seulement votre fortune quil nous faut.
« Jaurais pu, gorgé de tout, sinon vous laisser aller, du moins vous donner la vie sauve, à la condition de trimer pour nous.
« Mais, maintenant, je suis fou !... je vois rouge ! Il faut du sang.
« Ah ! vous ne dites rien !..
« Tonnerre !.. Il y a là-bas, avec une belle madame, des mômes qui sont à vous...
Assez ! gredin, sécrie Charles dune voix de tonnerre, en faisant un effort terrible pour briser ses liens.
Tiens ! ça vous fait gigoter, quand on parle de la bourgeoise et des gosses, reprit le forçat en recouvrant soudain une partie de son sang-froid.
« Eh bien ! mon petit, tout ce joli monde-là sera proprement charcuté, je vous le promets, et les morceaux f...lanqués aux piraïes de la rivière.
« Après ça, nous verrons à vous faire un sort.
Tu mens, misérable !
« Tu mens et tu as peur... car tu sais bien que ceux qui sont là-bas nont rien à craindre.
« Quant à meffrayer avec tes fanfaronnades et à me faire capituler, allons donc !
« Moi !.. Devant un forçat !
Causez toujours ! moi, ça mamuse.
« Et maintenant, à mon tour dagir.
« Est-ce quil ny aurait pas, parmi vous, quelquun possédant un bout de mèche soufrée ?
« Nous allons commencer par lui griller les orteils en attendant.
« Ça nous amusera.
« Puis, nous continuerons par dautres exercices... Vous verrez, vous autres, comme ça sera drôle !
« Enfin, sil fait toujours le malin, nous le donnerons à boulotter tout vif aux fourmis manioc.
Un des mulâtres se détacha du groupe, et sen vint dire à Monsieur Louche en patois cayennais :
Écoute, compère, si tu veux bien amuser tout le monde et briser la volonté du seringueiro, laisse-moi faire.
« Je me charge de tout.
À la condition de ne pas lendommager.
Ne crains rien.
Fais donc comme tu lentendras.
Le mulâtre, ravi de cette condescendance, appela un de ses camarades et prononça quelques mots en portugais.
Lautre partit au galop et revint au bout de sept ou huit minutes, en amenant, non sans peine, un cheval superbe, dont les efforts désordonnés se trouvaient en partie maîtrisés par un tord-nez affreusement serré.
Esta bom, fit le bourreau amateur.
Que veux tu donc faire ? demanda Monsieur Louche.
Simplement lui donner à dresser ce cheval que nul parmi nous na pu encore dompter.
Ces paroles prononcées en patois, et aussitôt traduites en langue générale, firent pousser aux Muras un long hurlement de joie.
Le mode de dressage devait être terrible pour exciter ainsi lhilarité de tous ces misérables.
Le cheval, effrayé par les cris, essaya de ruer et de se cabrer ;
Deux lassos, envoyés avec une habileté inouïe, vinrent au même instant senrouler à ses jambes de devant et à celles de derrière et paralysèrent aussitôt tous ses mouvements.
Réduit à limpuissance, mais non dompté, il reste immobile, rigide et tremblant de tous ses membres.
Pendant ce temps, les Muras, probablement édifiés sur la scène qui va suivre, courent à leurs montures, les enfourchent en un moment, reviennent au galop, et forment un large cercle en brandissant leurs lassos.
Le mulâtre fait signe à LHercule dont il connaît la colossale vigueur et lui dit de hisser le prisonnier sur léchine du poulain. LHercule saisit Charles comme un enfant, lallonge sur le dos de lanimal, la tête le long de lencolure, les jambes légèrement écartées sur les reins et sur la croupe.
Pendant quil le maintient dans cette position, les autres mulâtres lattachent solidement, avec des lassos, par une série de tours qui enserrent étroitement le corps de lhomme et celui de la bête.
Les Muras élargissent aussitôt leur cercle, et se dispersent dans la savane, de façon à laisser environ vingt mètres dintervalle entre chacun deux.
Pendant quils opèrent cette manuvre dont lexécution demande quelques minutes, Monsieur Louche interpelle de nouveau le Brésilien :
Tu me garantis au moins que cet enragé poulain ne va pas séchapper ?
Ce serait la première fois, compère ; et ce nest pas daujourdhui que nous jouons à ce jeu.
« Sois tranquille ; encore une fois, je réponds de tout, et après une heure de course, je te garantis que lhomme et le cheval seront domptés.
Eh bien ! vas-y donc.
Le mulâtre vérifie le système damarrage ; puis, satisfait de son examen, se baisse rapidement, tranche de deux coups de couteau les lassos attachant les quatre pieds du cheval et le débarrasse dun troisième coup de la corde formant le tord-nez.
Cette triple opération na pas duré plus de trois secondes.
Le poulain, se sentant libre, demeure un moment immobile, aspire une large bouffée dair, pousse un hennissement sonore et va sélancer.
Mais, sentant sur son dos le corps du malheureux jeune homme qui na pas jugé à propos dhonorer ses bourreaux dun geste ni dun regard, il tourne brusquement la tête de son côté, et essaie de le mordre.
Un Brésilien, qui tient à la main une longue branche daouara hérissée dépines, lui en sangle vigoureusement la croupe.
Affolé, furieux, le noble animal se dresse presque debout sur les pieds de derrière, balaie le sol de sa queue, savance de quelques pas dans la position dun cheval héraldique, retombe brusquement sur ses pieds de devant, lance coup sur coup deux ou trois ruades et sélance à fond de train.
En dépit de sa vigueur et de son énergie, Charles, affreusement secoué par ces réactions désordonnées, ne peut retenir une plainte étouffée, aussitôt couverte par les hurlements des bandits.
Les mulâtres, aussi intrépides cavaliers que les Gauchos de la Pampa Argentine, veulent prendre part à la fête, et courent à leurs chevaux. Les quatre forçats, vivement intéressés par les préliminaires de ce divertissement inhumain, se tiennent en groupe au milieu du cercle immense formé par les Muras.
Le poulain, de plus en plus excité, voyant lespace libre devant lui, galope en ligne droite pendant quelques minutes. Mais tout à coup, voyant à lextrémité de la plaine un cavalier accourir sur lui, il se cabre, fait tête en queue et sélance dans la direction opposée.
Là encore il aperçoit un nouveau cavalier brandissant ce terrible lasso dont son encolure tuméfiée conserve encore la douloureuse empreinte.
Il bondit successivement dans trois ou quatre directions, et voit toujours apparaître inopinément, comme des fantômes, des cavaliers qui lépouvantent par leurs gestes et leurs cris.
Reconnaissant enfin linutilité de ses efforts, renonçant pour linstant à essayer de briser ce cercle mouvant, il court circulairement comme un cheval de manège, puis, les flancs battants, la bouche frangée décume, il revient au centre, gratte la terre de son sabot, hennit furieusement, et essaie de mordre une seconde fois, mais sans y parvenir, le fardeau humain dont il ne peut se débarrasser.
Mais alors, arrivent à fond de train les mulâtres en poussant des cris discordants, et en faisant siffler, eux aussi, leurs lassos au-dessus de leur tête.
Les ruades et ses bonds deviennent absolument désordonnés.
Charles, incapable dun seul mouvement, brûlé par les rayons du soleil qui tombent daplomb sur sa figure, le corps affreusement comprimé par les liens, brisé par les folles réactions de lanimal, le cerveau congestionné, sent peu à peu ses forces labandonner.
Chaque secousse de la bête affolée imprime à son organisme de telles tortures, quil en arrive à souhaiter de la voir sabattre et dêtre broyé par le choc ?
Cependant, la brusque intervention des mulâtres rend la course encore plus enragée que tout à lheure.
Le cheval, se sentant poursuivi, reprend la ligne droite comme sil voulait de nouveau tenter de franchir ce cercle formé par les Muras.
En effet, lépouvante causée par ces nouveaux ennemis galopant après lui, semble plus forte que lappréhension ressentie tout à lheure à laspect des Peaux-Rouges lui barrant individuellement la route.
Le premier Mura quil rencontre fait tourner son lasso. Le cheval qui connaît si bien la lanière qui la jadis capturé, baisse brusquement la tête entre ses jambes de devant, pour éviter le nud coulant, et sélance comme une flèche.
La ligne est franchie.
Mais lIndien se met à galoper à ses côtés, épiant le moment où il relèvera forcément la tête.
Le poulain, nentendant pas le sifflement caractéristique du lasso, croit tout danger écarté. Il redresse bientôt la fière ligne de son encolure, et pousse un hennissement de triomphe.
Mais, alors, le lasso échappe à la main infaillible du chasseur qui le fait tourbillonner, et vient tomber, avec une précision inouïe, juste au point dinsertion du col et de la bête.
La monture du Mura, admirablement dressée à cet exercice, sarrête aussitôt, pendant que le cavalier serre vigoureusement les cuisses, pour ne pas être renversé au moment où le poulain, à demi étranglé par le nud coulant, sarrête à son tour.
Les sauvages cavaliers nont pas de selle. Ils montent à nu leurs bêtes avec infiniment dadresse et attachent à une sangle formée dune tresse végétale leurs étriers de bois soutenus par des étrivières de cordes.
La sangle dont la solidité offre toutes les garanties possibles sert également à maintenir lextrémité du lasso. Cest, en somme, le système mexicain, avec cette différence, toutefois, que, chez ce dernier, le lasso est adhérant à la selle.
Le mulâtre avait dit à Monsieur Louche au moment des préliminaires de ce barbare exercice :
Sois tranquille, je réponds de tout.
Il comptait sans un incident bien futile en apparence et, paraît-il, excessivement rare, à en juger par cette affirmation.
Au moment précis où le lasso le coiffa, le poulain fit un effort si furieux que la sangle du cheval monté par le Mura se rompit net. Telle fut, en outre, lintensité de la réaction produite par cette rupture, que le cheval et le cavalier roulèrent brutalement sur le sol.
Le sauvage étalon apercevant une brèche, sy lance éperdu, la franchit en un clin dil, et disparaît à travers les prairies avec la rapidité dun météore.
En vain les Muras les plus rapprochés bondissent à sa poursuite avec le groupe des mulâtres furieux et désappointés. Le cheval, fou de terreur, gagne une telle avance, que toute poursuite devient présentement impossible.
Bientôt le bruit de sa course trouble seul la morne solitude. Charles, brisé par la souffrance, aveuglé par le soleil dont il ne peut éviter lardente flamme, assourdi, congestionné par le sang qui afflue à son cerveau, mais ayant vaguement encore conscience de son état, comprend quil vient déchapper à ses ennemis grâce à un accident dont il ignore la nature ?
Peu lui importe, dailleurs, car sa position nen est pas moins épouvantable.
Que va-t-il se passer quand lanimal, toujours éperdu au contact de son fardeau humain, sabattra sur le sol, enfin à bout de souffle et de vigueur ?
Il semble au malheureux jeune homme que les dernières étincelles de sa raison séteignent à cette effroyable pensée. Il se voit vivant encore, attaché au cadavre du cheval, avec cette alternative de mourir lentement de soif et de faim, ou dêtre disséqué tout vif par les mandibules avides des redoutables insectes de la prairie.
Il perd bientôt toute notion des objets qui lentourent ; lhorreur de sa position finit par lui échapper, il sévanouit.
Après un temps fort long sans doute, une sensation de fraîcheur le rappelle à la vie. Il sent leau baigner son corps, emplir sa bouche ainsi que ses yeux et ronfler à ses oreilles avec ce bruit caractéristique bien connu des plongeurs.
Sous peine dêtre asphyxié, il relève la tête, et voit le cheval nager avec ardeur au milieu dun cours deau assez large, en raison du temps employé à le franchir.
Puis, est-ce une illusion ? Il lui semble que ses liens ne létreignent plus aussi étroitement.
Plus de doute ! Le contact prolongé de leau amollit et distend le cuir du lasso. Il peut faire agir un de ses bras, lentement dabord et avec dextrêmes difficultés.
Peu à peu, le lasso, devenant de plus en plus souple, il finit par retirer sa main droite, collée à son flanc, et à la faire glisser, non sans des efforts inouïs, en dehors des liens formant autour de lui une spirale en apparence irréductible.
Le cheval prend pied sur la rive opposée, se secoue brusquement, puis, effrayé de nouveau par les mouvements de lhomme, recommence à travers la plaine sa course éperdue.
Mais ce bain involontaire a rafraîchi le jeune homme, et lui a donné une nouvelle vigueur. Bien que sa situation soit toujours affreuse, il ose entrevoir la pensée de la délivrance et cherche dans son cerveau, fertile en expédients, les moyens de la réaliser.
La perception des objets extérieurs lui arrive aussitôt avec une singulière netteté. Il se rappelle tous les événements tragiques accomplis depuis lembuscade dans laquelle il succomba, laspect inattendu des forçats quil croyait encore sur lîlot, et la présence plus étrange encore des Muras, ses implacables ennemis.
Il comprend quel péril mortel menace les siens, si, comme il est trop facile de le prévoir, hélas ! les bandits et leurs sauvages auxiliaires entreprennent le siège de lhabitation.
Et il se trouve là, impuissant et désarmé, attaché à léchine dun étalon sauvage, le corps brisé, sans pouvoir voler à leur secours, improviser la défense, réaliser limpossible pour les sauver, ou périr avec eux !
À cette pensée, une colère terrible envahit tout son être. Il veut à tout prix recouvrer sa liberté, courir là-bas où lappellent à la fois lamour et la vengeance.
Il se tord sous ses liens, sarc-boute, sagite, essaie déchapper aux lanières qui létreignent, sans soccuper de sa chair qui saigne sur ses membres engourdis, ou du vertige qui le menace à chaque instant dune défaillance mortelle.
Cet énergique effort lui permet de dégager sa main gauche.
Il attend patiemment quelques minutes pour laisser le sang circuler librement aux extrémités comme paralysées par cette pression si rude et si prolongée.
Puis, un cri de joie lui échappe, en se voyant dégagé jusquaux épaules. Il peut alors, se retourner à demi, sous ses liens devenus plus lâches depuis quils nétreignent plus quune partie de son corps.
Le voilà à plat ventre sur le cheval, cramponné des deux mains à son encolure.
Lanimal, brisé par cette course enragée, commence à manifester les symptômes dune extrême lassitude. Son flanc bat convulsivement, et la respiration séchappe de ses naseaux en ronflements rauques et saccadés.
Charles attendra-t-il quil tombe à bout de souffle et de vigueur ?
Non ! car les derniers spasmes de son agonie peuvent être terribles. Il serait infailliblement brisé.
Il se rappelle enfin quil porte habituellement dans la poche de son pantalon, un couteau solide, à manche de corne, pourvu dune petite scie et dun poinçon.
Il tâte sa poche, et reconnaît avec une joie indicible que linstrument est toujours à sa place.
Un projet audacieux vient de germer dans son esprit.
Il reconnaît tout dabord quil ne peut, pendant une course aussi rapide, se laisser glisser à terre, étant donné létat dengourdissement dans lequel se trouvent ses jambes. En outre, sa position est telle, quil lui est presque impossible datteindre, avec sa main armée du couteau, la partie du lasso qui attache ses pieds à la croupe de lanimal.
Puisquil en est ainsi, murmure-t-il à voix basse, il me faut arrêter tout net cette damnée bête.
« Et pour cela, je nai quun moyen...
Il ouvre alors son couteau, se cramponne de la main gauche à la crinière, guette attentivement linstant où le cheval sera forcé de ralentir son allure en traversant les hautes herbes ou les fondrières.
Ce moment ne se fait pas attendre.
Lanimal sengage bientôt à travers des buissons nains à branches emmêlées, annonçant lapproche de la forêt. Craignant de sempêtrer, il savance par petits bonds raccourcis et irréguliers.
Charles applique alors la pointe de son couteau juste au niveau de la première vertèbre cervicale, cest-à-dire au point où la tête vient sinsérer sur la colonne vertébrale.
Puis, il enfonce dun seul coup de lame jusquau manche.
La moelle épinière est tranchée du coup.
Le cheval, frappé à lorgane essentiel de la vie, sabat lourdement, sans faire un mouvement, comme sil venait dêtre décapité.
XIV
Aux prises avec la faim. Viande crue. Dégoût. Régal de singe. Reliefs dun festin de jaguars. La nuit sur un arbre. Comment on fait du feu, dans la forêt. Filet de cheval. En retraite. Menaces qui pourraient être prises pour une fanfaronnade. Exploits dun « blanc passé Indien ». Difficultés pour se diriger en forêt. Usage des feuilles et de la tige de lananas sauvage. De la ficelle. Larc indien. Armement primitif, mais redoutable. Plus de souliers. Charles va attaquer à son tour. Les chasseurs dhomme. À bout de piste. Première flèche.
Charles, enfin débarrassé du cheval affolé, put sasseoir un moment et rappeler, par dénergiques frictions, la circulation du sang dans ses jambes engourdies.
En dépit de sa prodigieuse vigueur, il se sent brisé. Avec quel bonheur il sétendrait sur le sol, et goûterait, en dépit de la dureté de cette couche, un sommeil réparateur !
Mais des préoccupations poignantes lempêchent, hélas ! de penser au repos.
En outre, comme il na rien mangé depuis le matin, la faim le tourmente avec une intensité cruelle. Il y a bien le cadavre du cheval, mais il ne possède pas les moyens de faire du feu. Son briquet, le trésor du voyageur équinoxial, lui a échappé lors de la brutale agression dont il a été victime.
Quels que soient les tiraillements éprouvés par son estomac, il ne peut se décider à manger toute crue cette chair qui lui inspire une insurmontable répugnance.
Il trouve par bonheur quelques pieds dananas sauvages dont les fruits lui procurent, à défaut dun aliment substantiel, du moins de quoi apaiser pour un instant la faim, et surtout la soif qui le dévore.
Sa position lui apparaît alors dans toute son horreur. Non seulement il se trouve seul, sans armes, en un lieu absolument sauvage et fort éloigné de lhabitation ; mais encore la nuit arrive, cette nuit mystérieuse, peuplée de fauves et de reptiles, cette solitude poignante de la Forêt-Vierge, qui donne le frisson au plus intrépide, quand il est seul, submergé pour ainsi dire dans cet océan de ténèbres.
De plus, il a trop lexpérience des hommes et des choses de ce pays quil habite depuis lenfance, pour ignorer que ses ennemis ne vont pas renoncer à sa poursuite.
Eux aussi, savent suivre une piste, quelque imperceptible quelle soit, à plus forte raison celle dun animal de grande taille, dun cheval, surtout quand il est pesamment chargé.
En toute autre circonstance, il se ferait un jeu déchapper aux mulâtres aussi bien quaux Indiens, malgré leur incomparable habileté. Ne possède-t-il pas une endurance à la fatigue encore supérieure à la leur, et le séjour constant au milieu des grands bois ne lui a-t-il pas permis dacquérir toutes les ruses des sauvages.
Mais la fuite léloignera fatalement de lhabitation. Et il veut la rejoindre au plus tôt, dût-il pour cela courir au devant dun péril mortel.
Enfin, lessentiel est, pour linstant, de sarranger pour passer la nuit de la façon la moins incommode et la moins périlleuse. Il lui est impossible de penser à rester près du cheval. Lodeur de la chair fraîche attirera indubitablement les jaguars du voisinage qui, devenus plus braves la nuit, pourraient très bien lattaquer et le dévorer.
Il lui est interdit, pour le même motif, den emporter un morceau pour son repas du lendemain. Il se borne, dans un motif de prévoyance en quelque sorte inconsciente, de retirer la partie encore intacte du lasso et de lenrouler autour de son corps.
Puis, il se dirige vers la forêt, dans laquelle il senfonce rapidement, après sêtre approvisionné de quelques ananas.
Mais bientôt une réflexion larrête. À quoi bon camper sous les végétaux géants, et rester exposé sans feu à la rencontre possible des animaux qui rôdent, la nuit, en quête de nourriture.
Ne vaut-il pas mieux rester à la limite de la vieille futaie et tenter de se hisser sur un arbre ? Sous le couvert impénétrable au soleil, il ne trouvera pas ces lianes qui laideront dans son ascension, comme les haubans dun mât, tandis quelles séchevèlent à profusion sur les branches des arbres avoisinant la savane.
Il jette bientôt son dévolu sur un splendide Lecythis Grandiflora, connu des indigènes sous le nom de Canari Macaque, ou marmite de singe, à cause de la forme de son fruit ligneux, pourvu dun couvercle et renfermant des amandes dont les singes sont très friands.
Le tronc énorme, que quatre hommes ne pourraient entourer de leurs bras, défie toute tentative descalade de la part des félins. En outre, ses branches se divisent en une vaste couronne, de façon à permettre au fugitif de sinstaller tant bien que mal.
Il senlève en gymnaste consommé, malgré la fatigue écrasante qui sert dépilogue aux événements de cette néfaste journée, gagne le point où les branches divergent latéralement, se met à califourchon sur lune delles, et sattache sous les bras avec le lasso, de façon à reposer le long du tronc ses reins et ses épaules comme sur le dossier dun fauteuil.
À peine si ces préparatifs sommaires sont terminés, quil sendort heureusement dun sommeil de plomb. Ni la musique infernale expectorée bientôt par les singes hurleurs, ni les grognements sourds des pécaris, ni les bramements des cerfs, ni les cris rauques et étouffés des jaguars, ne peuvent larracher à cette espèce de catalepsie.
Il séveille à grand peine une demi-heure environ avant laube. Bien que son corps soit moulu, après une station ainsi incommode, succédant à la terrible chevauchée de la veille, il se trouve le cerveau calme, reposé, presque rasséréné.
Malheureusement, les tortures de la faim se font sentir avec une intensité toujours croissante.
Il avise, aux premières lueurs du jour, quelques fruits de larbre sur lequel il a trouvé un refuge, et dit en aparté :
Puisque jai dormi comme les singes, je puis bien déjeuner comme eux.
Sans perdre de temps, il décolle avec son couteau lopercule qui couvre les vases ligneux, en extrait les amandes, les croque avidement, absorbe en guise de boisson les ananas qui lui restent et reprend :
Maintenant, allons voir ce qui reste du cheval, et tâchons daccommoder un repas plus substantiel.
Il saffale lestement sur le sol, en se laissant glisser le long dune liane, et se dirige vers le cadavre de lanimal.
Ses prévisions ne lont pas trompé. Les jaguars ont fait la curée. Ils ont par bonheur laissé intacte la langue et les filets, plus difficiles à arracher. Le reste a été à peu près complètement dévoré.
Cest plus que nespérait Charles.
Un novice se serait empressé dextraire ces morceaux et de senfuir au plus profond de la forêt pour les faire cuire et en manger à laise.
Avant de prendre ce parti, Charles veut savoir sil est ou non poursuivi. Il est essentiel, pour cela, de demeurer non loin de lendroit où le cheval sest abattu, afin dapercevoir, en restant bien dissimulé sous le couvert, ses ennemis au moment où ils arriveront au bout de la piste.
Il enlève alors la langue et les filets, mais en les lacérant avec la pointe de son couteau, de façon à simuler les empreintes de griffes, remet en place autour du cadavre mutilé un bout de lasso, le lacère de la même façon, déchire ensuite quelques lambeaux de sa chemise, les souille de sang et les colle à la lanière de cuir.
Le procédé est bien naïf, dit-il en procédant avec un calme superbe à ces différentes opérations, mais il ne faut rien négliger.
« Sils sont pressés, ils croiront de bonne foi que les jaguars mont dévoré, et ne pousseront pas plus loin leurs recherches.
« Dans tous les cas, quelque diligence quils fassent, ils ne peuvent pas être ici avant une heure au moins, car jai dû prendre une avance considérable.
« Il sagit maintenant de se procurer du feu.
Sil eût possédé son briquet avec sa mèche, la chose eût été facile. À défaut de briquet, un simple silex et le dos de son couteau eussent produit le même résultat. Malheureusement, le silex ou les quartz, fort abondants sur certains points, manquent absolument dans dautres.
Il faut donc revenir au procédé primitif, qui consiste à obtenir du feu par le frottement de deux morceaux de bois.
En principe, cette manuvre semble assez facile pour qui ne la pas pratiquée, et beaucoup de gens, confiants dans les récits de certains voyageurs, croient de bonne foi quune friction intense fait jaillir la flamme de deux bûches.
Quils en essayent, et ils verront quaprès des efforts inouïs, ils auront réussi à échauffer beaucoup plus leur corps que les morceaux de bois.
Charles, en homme qui connaît la valeur du temps, avise un de ces superbes Fromagers que lon trouve à peu près partout dans les forêts équinoxiales. Il recueille aussi vite quil peut plusieurs poignées du duvet soyeux entourant les graines enfermées dans des capsules servant denveloppes externes.
Ce duvet, excessivement inflammable, employé, avons-nous dit précédemment, à garnir les flèches des sarbacanes, sert également damadou aux nomades qui en emportent toujours une provision dans une petite calebasse bien close.
Comme le bois sec ne manque pas à la lisière de la forêt, il en ramasse ensuite une partie considérable, en donnant la préférence aux essences résineuses, édifie un petit bûcher, puis se dirige en courant vers des touffes de gynerium qui croissent abondamment dans la prairie.
Il coupe une douzaine de belles tiges, connues des Indiens de lAmazone sous le nom de Canna brava, et dont il font leurs flèches.
Une seule chose lui manque encore, mais bien plus facile à trouver que tout le reste : cest un vulgaire morceau de bois dur. Il na que lembarras du choix.
Après avoir proprement écorcé cette bûche sur un point large comme la main, il lentaille avec son couteau, entasse sur la solution de continuité une poignée de duvet de fromager, passe au milieu de la houppe soyeuse lextrémité dune tige de roseau, la met immédiatement en contact avec la bûche et la maintient verticalement. Saisissant alors la tige entre le plat de ses deux mains, il lui imprime un rapide mouvement circulaire pendant trois ou quatre minutes.
Bientôt une légère odeur de roussi se répand dans latmosphère, puis, brusquement, le duvet senflamme.
Charles jette brusquement son roseau, éparpille à la hâte sur le duvet quelques brindilles, active la combustion par son souffle, les enflamme à son tour et les fait glisser sans plus tarder sur son bûcher.
Cest tout. Voilà qui est élémentaire, nest-ce pas ? Eh bien ! avouons entre nous, quun Européen fraîchement débarqué, fût-il docteur es sciences, en eût difficilement fait autant.
Charles a la patience dattendre que le bûcher soit réduit en charbons, ce qui est laffaire dun quart dheure, puis, il sempresse de déposer sur la couche brûlante le filet tout entier ainsi que la langue.
Qui sait quand il aura loccasion de faire une autre fois la cuisine !
Quand tout est à peu près cuit, il éteint le feu avec de la terre, recouvre les débris avec des herbes sèches et des branches mortes, de façon à restituer au terrain sa configuration habituelle, puis, il se retire sous bois, pour se rassasier à laise, tout en surveillant la savane par une éclaircie.
Ses prévisions, hélas ! ne lont pas trompé. Une heure sest à peine écoulée, quil aperçoit au loin, dans les hautes herbes, quelques points noirs qui grossissent rapidement.
Plus de doute, ce sont ses ennemis qui accourent, collés à sa piste comme des limiers.
Ils arrivent bientôt près du cheval, et en examinent attentivement les débris, en hommes désireux de nomettre aucun détail, même futile en apparence.
Cest alors que Charles put sapplaudir des précautions minutieuses dont il a eu la patience de sentourer, et surtout davoir attendu impassiblement les événements pour acquérir une certitude, quelque cruelle quelle fût.
Ses ennemis sont au nombre de huit. Deux mulâtres et six Muras, bien reconnaissables aux peintures recouvrant des torses presque entièrement nus.
Allons, se dit le jeune homme, en retraite !
« Il me faut fuir à travers bois.
« Je vais gagner une demi-heure davance, peut-être plus, avant quils naient trouvé ma piste, et quils ne se soient résolus à abandonner leurs chevaux.
« Car ils ne pourront me poursuivre quà pied.
« La haine de pareils bandits est vraiment implacable !
« Eh bien ! soit... Puisquils ne désarment pas, à mon tour dagir.
« Jai répugné jusquà ce jour à verser le sang... Jai été clément.
« Mais aujourdhui, cen est trop !...
« Sils font la folie de me donner la chasse plus longtemps, je le jure, pas un ne sortira vivant de la forêt.
À ces mots, il ramasse le faisceau de tiges de roseaux, se glisse sans bruit derrière les arbres et disparaît au plus épais du taillis.
Pour qui ne connaît pas le Chasseur de caoutchouc, ces paroles dun homme isolé possédant pour toute arme un couteau de poche, cette menace lancée à de véritables sauvages bien armés, rompus à toutes les ruses de la vie des grands bois, pourrait être à bon droit regardée comme une vulgaire fanfaronnade.
Il semble, en effet, que lhomme perdu dans cette immense solitude, privé de moyens de défense, manquant dapprovisionnements, nayant même pas le « vade mecum » indispensable du voyageur équinoxial, la boussole, ne doive avoir dautre souci que celui dassurer sa direction et de pourvoir aux exigences matérielles du moment. a
La poursuite de ce double but nest-elle pas déjà susceptible, à elle seule, doffrir au plus brave et au plus expérimenté des obstacles presque insurmontables.
Mais Charles nest pas, à beaucoup près, un homme ordinaire.
Élevé à la rude école de ladversité, habitué dès lenfance à évoluer à travers les difficultés et les périls de toute sorte, rompu aux fatigues et aux hasards de la vie du colon davant-garde, instruit par ses sauvages précepteurs à tirer parti de tout, connaissant à fond les dangers, les ressources et les mystères de la forêt, inaccessible à la crainte, il est, suivant lexpression consacrée par les indigènes, depuis longtemps « passé Indien ».
Les Peaux-Rouges et les mulâtres qui le poursuivent ont donc trouvé un adversaire avec lequel ils doivent compter.
Charles sest rapidement orienté. Le lieu où il se trouve lui est totalement inconnu, mais quimporte ! Le soleil lui a fourni premièrement de précieuses indications relativement à la position approximative de lhabitation.
Maintenant quil est sous la voûte épaisse de feuillages imperméables à ses rayons, il a conservé, chose excessivement rare pour un Européen, le sentiment de cette direction. Cest là un précieux privilège réservé presque exclusivement à lIndien, qui, grâce à une sorte dinstinct, comparable seulement à celui du fauve, sait avancer en ligne droite, sans point de repère, sans indication apparente de la voie à suivre.
Imaginez un voyageur marchant au milieu du brouillard ou des ténèbres dune nuit sans étoiles, et réussissant, dans un pays quil ne connaît pas, à réaliser ce tour de force consistant à savancer en ligne droite sans obliquer, sans arriver à décrire ce cercle fatal dont il est si difficile de sortir.
Tel lIndien dans la forêt immense dont les arbres se succèdent sans interruption, interceptant à la fois la vue de lhorizon et celle des astres.
Charles, ignorant encore si ses ennemis vont continuer la poursuite, savance rapidement, sans se préoccuper deffacer les traces de ses pas. Lessentiel est pour lui de gagner de lavance, tout en suivant sa direction.
Comme il na pas darmes, il saura bien profiter de ce répit pour confectionner, tout en marchant, des engins de défense qui, dans ses mains, deviendront des plus redoutables.
Il avise tout dabord quelques pieds dananas sauvages dont il coupe la tige et les feuilles. Il froisse violemment entre ses mains ces tiges et ces feuilles, de façon à désorganiser la substance qui les compose.
Alors apparaissent des fibres déliées, fort tenaces, analogues aux fils de laloès, et qui se trouvent incorporées à cette substance. Il a la patience de les isoler un à un, et de les tirer de cette espèce de gaine.
Quand il en a obtenu une provision jugée suffisante pour lusage mystérieux auquel il les destine, il sempresse de tresser, daprès le procédé indien, une fine cordelette quil enroule, comme une ligne, autour dun petit morceau de bois.
Cela fait, il cherche, parmi les plus jeunes représentants de la famille des palmiers : conanas, waïes, caumous, aouaras, pataouas, ou maripas, quelques sujets à sa convenance. Il choisit ceux dont les feuilles, ou plutôt dont la nervure médiane garnie de folioles sont les plus dures, et donne la préférence à laouara.
On sait que cette nervure médiane des monocotylédones, atteignant chez les sujets âgés des dimensions parfois considérables, est excessivement résistante ; mais elle se fend assez facilement. Il nest personne qui nait vu des cannes dites de palmier, dune belle couleur brune, presque noire, lisses comme de lébène dont elles ont la dureté. Cest le pétiole de la feuille de jeunes palmistes.
Charles en tronçonne à la hâte une douzaine de morceaux longs denviron trente centimètres, les fend dans les trois quarts de leur longueur, les aplatit, les termine en une pointe aiguë et finalement taille sur une des tranches plusieurs crans en forme de dents de scie.
Après les avoir examinés un à un, sêtre assuré quils sont aussi souples, que résistants, ne portent pas trace déclats, il les réunit en faisceau avec une lanière décorce, et les serre précieusement entre les plis de sa ceinture.
Ces différentes opérations nont pas duré moins de trois heures.
Elles eussent été singulièrement abrégés sans les difficultés presque incessantes de la marche à travers la forêt. Bien que les grands bois soient loin de présenter ce fouillis de végétaux si cher à limagination des artistes européens, le voyageur a besoin dune attention presque continue. Le sol, jonché de branches mortes, est souvent dun accès difficile. Très fréquemment, des arbres énormes, frappés par la foudre ou croulant de vétusté, se sont abattus, entraînant leurs voisins dans leur chute. Il faut contourner cet abatis naturel formant une clairière envahie par les lianes, et une folle profusion de végétaux dune autre essence.
Parfois, cest un tronc monstrueux, couché seul, que le voyageur trouve sur son chemin. Il doit, avant de le franchir, sassurer quil est assez résistant pour supporter son poids, car, il peut seffriter, tomber en poussière, et lhomme se trouve au milieu dun clan répugnant de serpents, de fourmis géantes, daraignées-crabes ou de scolopendres qui affectionnent particulièrement un pareil réceptacle.
Enfin, comme tous ces arbres, très irrégulièrement espacés, se trouvent épars au hasard, tantôt clairsemés, tantôt rapprochés, il faut évoluer entre les troncs, comme à travers un immense jeu de quilles, sous peine de se cogner à chaque instant contre les arcboutants naturels qui les soutiennent à la base, et que lon nomme des « arcabas ».
La température commence à devenir accablante. Mais Charles, habitué depuis son jeune âge à cette chaleur humide que ne rafraîchit aucune brise, et rappelant assez bien celle des serres chaudes, conserve son même pas allongé familier aux Indiens.
Il poursuit activement ses préparatifs, sans paraître négliger les plus infimes détails de ce travail mystérieux sur lequel se concentre toute son attention.
Il retire alors une des tiges de gynérium quil porte en bandoulière attachées en faisceau, prend une pointe façonnée tout à lheure avec la nervure daouara, et lajuste à une des extrémités de cette tige.
Trois ou quatre tours de ficelle dananas suffisent à maintenir lune à lautre les deux parties, et voici une flèche.
Ce nest en apparence quun primitif et fragile instrument de bois et de roseau ; pourtant, les Indiens lemploient, non sans succès, contre le tapir et le jaguar lui-même.
Une heure à peine suffit à Charles pour garnir ainsi douze flèches.
Reste à réaliser limportante question de larc, larme muette et implacable que le Peau-Rouge préfère, avec sa sarbacane, au meilleur fusil.
Larc indien est ordinairement fabriqué avec le cur du bois de lettre (Amaoua Guyanensis) appelé aussi vulgairement, mais improprement, bois de fer.
Cest un bois dune dureté sans pareille, qui émousse les meilleurs instruments, et à ce point pesant quun décimètre cube atteint le poids de 1 kilogramme 049.
La variété la plus estimée est le lettre moucheté, dune belle couleur brunâtre tachetée de jaune. Les Peaux-Rouges ont un procédé au moins original pour affecter ce bois à sa destination.
Comme le cur, à peu près indestructible, est entouré dun aubier très épais et très résistant, ils choisissent exclusivement les arbres tombés de vétusté, dont laubier a été enlevées par les termites.
Le cur, malgré sa proverbiale dureté, se divise assez bien dans le sens longitudinal. Une fois quil a été fendu à coups de hache, lIndien donne au morceau les dimensions et la forme dun arc, en lusant avec une patience infinie, à laide des défenses du patira (Dycotiles torquatus).
Il nest pas de carbet sous lequel on ne trouve des mâchoires inférieures de ces animaux, coupées au niveau de la branche montante. Cest le rabot servant à fabriquer le grand arc en bois de lettre.
Les matériaux ne manquent pas, mais Charles ne possède ni le temps ni les moyens dappliquer un pareil procédé qui lui procurerait une arme incomparable.
Il doit se contenter dune simple pousse de cèdre noir, bien droite, bien lisse, et aussi flexible que résistante. Il na plus quà lui adapter le reste de sa ficelle dananas, pour posséder enfin un arc primitif, mais susceptible de devenir très redoutable entre des mains exercées.
Alors, pour la première fois seulement depuis le matin, il sarrête, redresse sa haute taille, lance un regard intrépide sur les sombres massifs de la forêt, et semble dire : « Je suis prêt ».
Une dernière précaution lui reste pourtant à prendre.
Il a jusqualors marché sans soccuper des traces plus ou moins visibles laissées sur le sol par ses lourdes chaussures de cuir.
Peut-être même cette apparente négligence a-t-elle été volontaire.
Mais maintenant quil est préparé à combattre un ennemi si supérieur en nombre, il veut reprendre tous ses avantages, et arriver à le surprendre.
Il enlève ses souliers, les cache dans le tronc dun arbre creux resté debout, et les remplace par une chaussure dont se servent les Indiens pour protéger leurs pieds habituellement nus, quand ils doivent marcher sur le minerai de fer très abondant par places.
Ce sont tout simplement deux spathes de palmier miritis, quil attache à ses pieds avec des lambeaux arrachés à sa ceinture.
De cette façon, ses pas ne laisseront aucun vestige et il pourra mieux encore dissimuler son passage que sil cheminait pieds nus.
Après avoir absorbé à la hâte quelques morceaux de cheval, il change brusquement de direction, oblique franchement sur la gauche, revient en arrière parallèlement à sa première voie, se dissimule entre les arcabas dun grignon colossal, et attend immobile.
Entre autres qualités précieuses acquises au contact des Indiens pendant sa première éducation, il faut noter une patience à toute épreuve.
Deux heures entières se passent sans quil ait fait le moindre mouvement, sans que son impassibilité se soit démentie un seul instant.
Un autre abandonnerait peut-être la place et sempresserait de reprendre la marche en avant.
Mais il connaît trop bien ses implacables ennemis pour ignorer leur sauvage ténacité. Il sait que tôt ou tard ils passeront fatalement à sa portée, rivés à sa piste, comme des limiers en quête.
Il est donc urgent darrêter au plutôt leur poursuite, sous peine de tomber fatalement dans une embuscade.
Pour la seconde fois, ses prévisions ne lont pas trompé. Bientôt un murmure de voix confuses parvient à son oreille ; puis quelques rires bruyants.
Plus de doute, ce sont les mulâtres et leurs farouches auxiliaires.
Charles, tapi dans lanfractuosité formée par les arcabas, croient deviner quils se moquent de lhomme blanc qui fuit éperdu, sans même dissimuler sa trace.
Mais des exclamations de désappointement ne tardent pas à remplacer ces éclats de gaieté.
Les chasseurs dhomme sont à bout de voie.
Charles a si bien choisi son poste dobservation, quil peut les apercevoir à travers une éclaircie pratiquée par le hasard dans cette succession de troncs, formant une colonnade régulière et infinie.
Ils viennent de rompre la file indienne et se sont groupés pour inventorier minutieusement le sol. Bientôt, ils rayonnent dans toutes les directions pour se rassembler de nouveau, indécis, ne sachant plus que faire.
Alors Charles se dresse lentement, son arc à la main, derrière larbre qui labrite.
Il distingue le torse bariolé dun Mura, pose une flèche sur la corde, opère vigoureusement cette double traction en sens inverse, constituant la manuvre de larc, et décoche la flèche qui part en sifflant.
XV
Parallèle entre larc et le fusil de chasse. Préférence des Peaux-Rouges. Souvenirs à nos ancêtres. Victoires de larc. Les exploits de Charles. Deux ennemis de moins. Ruse de sauvages. Mouvement tournant. Coup de sabre qui transforme un arc en bâton. Archer devenu bâtonniste. En retraite. La fuite. Blessé. Désarmé. La savane. Serpents à sonnettes. Musique primitive. Là nest pas le danger. Bénéfices de linoculation préventive. Malaise. Fièvre. Plaie de mauvaise nature. La rivière maudite.
Pour être une arme grossière et essentiellement primitive, larc, entre des mains exercées, nen est pas moins terrible, alors même que les flèches ne sont pas empoisonnées.
Telles sont, en effet, la pénétration et la portée de ces projectiles, telle est en outre lhabileté des Indiens à les lancer, que lon ne saurait être étonné de voir la préférence accordée par eux à larc sur le fusil.
Quelle est, en somme, la portée maxima dun fusil de chasse chargé à plomb ? Prenons pour exemple un fusil calibre douze. De cinquante à soixante mètres au plus. Encore, à cette dernière distance, le tireur ne sera-t-il jamais certain datteindre la pièce visée.
Larme de chasse est-elle chargée à balle ? Le coup, à longue distance, nest pas plus sûr ; car la balle, dans les canons lisses, manque absolument de précision, sinon de pénétration.
Il est bien entendu que larc ne saurait en aucune façon rivaliser avec les armes rayées, qui sont ici complètement hors de cause.
Il sagit simplement de fusil de chasse.
Avec son arc en bois de lettre, de deux mètres de hauteur, lançant une flèche en canna brava de même longueur, lIndien ne manquera jamais un singe de petite taille, ou un oiseau de la grosseur dun faisan à cent ou cent vingt mètres.
Quel chasseur européen pourrait en faire autant avec un fusil lisse ?
Lauteur de ce récit a vu les Peaux-Rouges du Maroni percer à tout coup un citron fiché à quarante mètres, sur une flèche plantée en terre, et abattre au sommet des arbres les plus élevés, non seulement les alouates (singes hurleurs) ou les macaques, mais encore les oiseaux, comme le toucan, le toccro ou le perroquet.
Il ne faut pas sétonner outre mesure, car cest la moyenne habituelle à des tireurs même très ordinaires, tant lexercice constant a développé en eux lhabile maniement de leur arme favorite.
En outre, larc possède lavantage incomparable de ne faire aucun bruit susceptible deffaroucher le gibier ou de donner léveil à lennemi. Le ravitaillement en projectiles est toujours facile, et les flèches ne sont pas, comme la poudre et les amorces, assujetties à se détériorer sous leffet de lhumidité.
Ces avantages, appréciables seulement pour lIndien, nous motivent, suffisamment sa préférence et nous expliquent, dans un autre ordre didées, le discrédit qui, longtemps encore après leur apparition, frappa les armes à feu chez les peuples civilisés.
En effet, cette adresse presque merveilleuse à se servir de larc na pas toujours été le privilège exclusif de lhomme sauvage, et nous savons, quà une époque relativement peu éloignée, nos ancêtres ont été, eux aussi, des virtuoses de larc.
Il suffit de remonter au règne de François Ier et de nous transporter, par la pensée, à lentrevue du Camp du Drap dOr, en 1520, pour voir le roi dAngleterre, Henri VIII, grand archer et chasseur passionné, lutter contre les meilleurs tireurs français et mériter leurs acclamations en plaçant toutes ses flèches dans le centre du but, à une distance de 240 yards (218 m. 40).
Les arquebuses de lépoque devaient faire piteuse mine.
Ce nétait là, dailleurs, quune prouesse dont beaucoup darchers se trouvaient susceptibles.
Des documents dune authenticité absolue permettent daffirmer que les flèches empennées par opposition aux flèches de faisceaux plus lourds et portant moins loin, pouvaient aller jusquà 600 yards (546 mètres) et quà 400 yards (364 mètres) un habile archer atteignait fréquemment un écu dargent.
Du reste, les édits du même Henri VIII, relatifs au tir de larc, sont singulièrement éloquents. Aussi, sommes-nous à bon droit étonnés dapprendre quil était enjoint à tous les sujets anglais détudier le maniement de larc et formellement interdit à tout homme de vingt-quatre ans de tirer dans un but plus rapproché que 220 yards (200 mètres) avec une flèche garnie de plumes, et 140 yards (127 m. 40) avec une flèche de faisceau.
La pénétration de cette arme primitive, en simple bois dif, nest pas moins surprenante. Ainsi, une troupe de cent archers tira, en 1548 devant Edouard VI, à une portée de 400 yards (364 mètres). Les flèches percèrent un panneau de chêne dun pouce dépaisseur (27 millimètres), le traversèrent sans dévier et allèrent se ficher dans les buttes qui étaient derrière.
Si aujourdhui les Indiens de lAmérique du Sud ne sont pas daussi rudes jouteurs que les anciens archers français ou anglais, ils nen demeurent pas moins, quoique dans des proportions réduites, dinfaillibles et redoutables tireurs.
Aussi, Charles Robin, lélève des Galibis et des nègres Bonis riverains du Maroni, nest-il pas étonné en entendant un hurlement terrible suivre immédiatement le sifflement de sa flèche.
Il vient pourtant de la décocher au moins à cent mètres. La pointe barbelée sest plantée comme dans une pelote, au beau milieu du torse dun Mura, et le misérable, frappé à mort, se débat, en poussant des râles étouffés.
Ses compagnons, épouvantés, emplissent la forêt des clameurs entendues par le jeune homme, et senfuient éperdus, de tous côtés, sans même penser à porter secours au moribond.
« Et dun ! murmure froidement Charles, en choisissant une seconde flèche.
Les hasards de la fuite amènent de son côté un autre Mura, qui détale comme un chevreuil.
Charles le laisse arriver à vingt pas, et lui décoche sa flèche qui lui traverse la gorge.
Lhomme sabat sans pousser un cri, en vomissant des flots de sang.
Charles bondit hors de sa retraite, enlève à lennemi son arc, ses flèches à pointes de fer, son sabre dabatis et son sac à feu, renfermant un briquet, une pierre et du duvet de fromager.
La pénurie où il se trouve justifie pleinement ce dépouillement dun cadavre que réprouvent avec raison, sauf en cas de nécessité absolue nos coutumes dhommes civilisés.
Le nombre des assaillants se trouve par le fait réduit à six.
Mais la position du chasseur de caoutchouc ne sest pas améliorée pour cela, bien au contraire.
Revenus de leur stupeur première, Muras et Brésiliens ont compris, à cette terrible riposte, quil faut compter avec ce fugitif dont ils étaient loin de soupçonner ladresse et le courage.
À sa tactique dEuropéen indianisé, ils vont opposer leurs subterfuges de sauvages et tenter de le battre avec ses propres armes.
Charles a regagné le petit bastion naturel formé au pied de larbre par les arcabas dont la disposition est telle quil se trouve protégé de trois côtés.
Il entend, au loin, un colloque à demi-voix, et suppose, non sans raison, que lennemi concerte un plan dattaque. Forcément réduit à lexpectative, il reste immobile, lil et loreille au guet, cherchant de quel côté va surgir le danger.
Bientôt, il lui semble apercevoir, au point précis où se trouvait tout à lheure le premier Mura frappé par sa flèche, une ombre noirâtre immobile. Puis, lombre oscille légèrement, et se détache comme devant un écran, sur un tronc de nuance plus claire.
Plus de doute. Cest un nouvel ennemi qui, lui aussi, inventorie les alentours, et ne montre de son corps que ce quil lui est absolument impossible de cacher.
Sans perdre de temps, Charles décoche une troisième flèche, et entend un cri dagonie.
Deux minutes après, réapparition dun autre ombre, envoi dun rapide et silencieux messager de mort, nouvelle clameur désespérée.
Cest singulier, se dit le jeune homme saisi dune vague inquiétude, je ne puis mexpliquer comment ces Muras, très lâches, il est vrai, mais aussi très rusés, restent à la même place, et sexposent ainsi bénévolement à mes coups.
« Il y a là-dessous quelque diablerie.
De nouveau, il allonge doucement la tête, voit encore derrière un arbre, et débordant légèrement, sur une des deux lignes verticales formées par le tronc, un torse noir rayé de rouge.
À la façon lourde, maladroite dont ce corps savance et se recule, il flaire un piège et ajoute :
Mais, ce nest pas là lattitude dun homme vivant.
« Les gredins sont plus fins que je ne croyais.
« Ils ont probablement ramassé le premier cadavre et me le présentent, là-bas, de façon à me produire illusion, et pour me faire user sur lui ma provision de flèches.
Il ne soupçonnait pas toute la vérité.
Au moment où il termine son monologue, il éprouve lindéfinissable sensation dun péril imminent, dont rien pourtant ne lui révèle lapproche.
Ses yeux naperçoivent rien de suspect, ses oreilles nentendent aucun bruit, et pourtant, à chaque seconde, cette angoisse instinctive étreint de plus en plus son cur si vaillant.
Certains cauchemars produisent une impression analogue.
Brusquement le charme est rompu. Un soupir, léger cependant comme le bruissement de laile dun petit oiseau, se fait entendre derrière lui. Il se retrouve brusquement, larc tendu, prêt à décocher une flèche nouvelle.
Il aperçoit en même temps, au-dessus de sa tête, un bras brandissant un sabre dabatis.
Il sent que la lame va sabattre. Comme il na pas le temps matériel de bondir hors de sa cachette, il lève instinctivement son arc, et loppose machinalement à larme menaçante.
Cette manuvre lui sauve probablement la vie, ou lui épargne tout au moins une grave blessure.
Le sabre retombe lourdement, frappe en biais larc, tranche la corde, et fait jaillir un copeau décorce.
Charles na plus entre les mains quune simple tige de cèdre, fort lourde, à la vérité, mais bien insuffisante pour faire face à cette attaque.
Pendant que lhomme, encore tout ébranlé par ce coup porté à faux, relève son arme pour frapper de nouveau, le jeune homme sélance de sa petite forteresse, et se trouve en présence dun Mura.
Ah !... ah !... mon gaillard, sécrie-t-il ironiquement, nous connaissons la stratégie... et le mouvement tournant ne nous est pas étranger...
« Connais-tu aussi le bâton ?
Il dit, et sentoure dun moulinet rapide avec son arc transformé en un solide gourdin.
En trois secondes, le sauvage est frappé de trois coups à la tête, au flanc et au bras. Cest en vain quil agite maladroitement son sabre et cherche une place pour frapper à son tour. Larme ne rencontre que le vide.
Le mauvais drôle, interloqué par cette série de horions qui pleuvent sur lui comme la grêle, pousse un cri strident pour appeler à laide.
Un majestueux coup de revers lui clôt rudement la bouche et lui fait cracher deux dents. Puis, son sabre lui échappe enfin, et un de ses bras retombe paralysé. Le bâton, qui ronfle, tourbillonne et frappe comme sil était réellement doué de pensée, sest abattu si rudement sur le membre, que les os ont été rompus du coup.
Lhomme est enfin hors de combat.
Il est temps, car son appel a été entendu.
De tous côtés accourent, du fond de la forêt, les survivants de la lutte. Ils entourent en un moment Charles, qui sadosse à un arbre en brandissant son bâton.
Ses prévisions ne lont pas trompé. Ils sont encore cinq debout et sans blessures. Les deux qui manquent ont été frappés par les flèches. Un des cadavres, manuvré par un vivant, a certainement servi pour exciter lattention du fugitif, pendant que les autres, se dissimulant derrière les arbres, opéraient leur mouvement tournant.
Quant au troisième adversaire, il a été si rudement touché, que sa bouche écrasée ne profère plus que des sons inintelligibles. De plus, son bras cassé pend inerte comme une loque.
La situation du malheureux jeune homme nen est pas moins terrible.
Les deux mulâtres et les trois Muras, furieux dêtre tenus en échec par un homme seul, se préparent à lui faire chèrement payer son premier succès.
Ils sélancent sur lui, le sabre levé, en poussant leurs cris de bêtes fauves...
Mais lintrépide colon, puisant une nouvelle force dans le danger, reste adossé à son arbre, et, certain de ne pouvoir être cerné par derrière, réussit à les tenir un moment à distance.
Les coups quil porte avec une maestria endiablée, martèlent les crânes, bossuent les faces, engourdissent les membres et font résonner les échines, au point que le demi-cercle est bientôt disloqué.
Ne comprenant rien à une pareille puissance, ignorant complètement les savantes manuvres du bâton, se voyant assommés en détail par un adversaire paraissant posséder le don dubiquité, ils reculent, bandent leurs arcs, et sapprêtent à le massacrer de loin.
Charles voit le péril.
Il sélance en avant, tire de sa ceinture le sabre quil a enlevé au second Mura, conserve de la droite sa tige de cèdre, se rue au plus dru, culbute les deux hommes qui se trouvent sur son passage, et séchappe à travers bois.
Il se croit sauvé pour linstant.
Malheureusement, une douleur aiguë et rapide comme une brûlure se fait sentir à son bras gauche. Il vient dêtre frappé dune flèche au moment où il disparaissait derrière des tiges de waïe.
Mauvaise affaire, dit-il froidement en brisant la hampe, et en arrachant le fer demeuré dans la plaie.
« Si cette pointe est empoisonnée, je suis perdu !
Mais les cris quil entend ne lui laissent pas de doute sur les intentions de lennemi. Il na pas le temps de bander sa plaie. Les misérables le serrent de près... Il faut fuir.
Ah ! sil avait pu emporter, dans sa retraite précipitée, avec ses flèches, larc du Mura, comme il aurait bientôt fait décheniller en détail cette vermine !
Heureusement que, chez lui, le coureur na rien à envier au bâtonniste. Le cariacou lui-même, le gracieux et agile chevreuil de la Guyane, nest pas plus rapide.
Il ne sent pas encore sa blessure, qui, fort heureusement, saigne avec abondance. Bien que les gouttes rouges qui sen échappent puissent indiquer sa trace à lennemi, il attend environ un quart dheure avant de lenvelopper avec sa ceinture, sachant, par expérience, que si le fer est empoisonné, lhémorragie empêche en partie labsorption de la substance toxique.
Il examine, tout en courant, le fer et ne croit pas dailleurs remarquer sur ses faces la moindre trace de poison.
Puisse-t-il ne pas se tromper !
Enfin, le sang cesse de couler grâce à lapplication dune compresse. Comme ses chaussures en miritis ne laissent aucun vestige sur le sol, tout espoir de séchapper nest pas perdu.
Puisquil lui faut nécessairement renoncer à la lutte, il sarrangera de façon à distancer les misérables sauvages, quitte à prendre plus tard sur eux, si les circonstances le permettent, une éclatante revanche.
Il court toujours, et saperçoit que les terrains se modifient rapidement. Laspect de lianes senchevêtrant de plus en plus étroitement aux grands arbres, la vue de plantes vivaces constellées de fleurs éblouissantes, la présence de broussailles de plus en plus épaisses, lui annoncent la proximité dune clairière.
Il ne peut plus avancer sans couper à la volée, avec son sabre dabatis, les branches qui sopposent à son passage. Impossible de faire autrement, bien que cette manuvre doive indiquer sa voie à lennemi.
Nimporte ! Il na pas le choix des moyens. Lessentiel est de faire de la route...
En avant !
Brusquement il débouche dans une vaste savane, pleine dune herbe drue, courte, à demi séchée par le soleil.
Il lui semble reconnaître la configuration des lieux. Na-t-il pas eu déjà loccasion de venir jusquici à la recherche de pâturages pour son bétail ?
Peut-être bien. Un rapide coup dil lui suffit pour sorienter, puis il sélance à travers la plaine herbeuse. Mais un bruit strident arrive à son oreille et le force à modérer son allure.
Cest une espèce de sifflement bien connu des explorateurs de la région équinoxiale, et que lon peut reproduire assez fidèlement en prononçant rapidement et à plusieurs reprises la lettre Z.
Charles ne sy trompe pas un instant. Cest bien là le bruit caractéristique produit par les anneaux cornés terminant la queue du crotale.
Assez lourd dans ses mouvements et dun naturel apathique, le serpent à sonnettes nattaque pas lhomme. Il a pour habitude de se dérober quand il lentend venir. Cest pourquoi quand on traverse certains points qui en sont infestés, il est essentiel de marcher lentement et de frapper avec une branche les herbes sous lesquelles il est tapi. Cette simple précaution suffit généralement à léloigner.
Mais il devient furieux quand on trouble son repos par un contact même très léger. Malheur à lhomme qui le heurte en passant, ou qui pose le pied dessus. En un clin dil, il se roule en spirale, darde sa tête au-dessus de ses anneaux, et la projette comme un ressort.
Ce nest plus lapathique ophidien de tout à lheure, et il na plus rien à envier, comme agilité, au redoutable serpent fer de lance (trigonocéphale).
On sait dautre part que sa morsure est presque toujours mortelle.
Charles, sans manifester de frayeur, ni même détonnement, se contente de modérer sa course et de battre légèrement les herbes avec la tige de cèdre lui servant de bâton, après avoir été un arc.
Quelques secondes après, il entend un autre susurrement, puis un autre, puis un autre encore.
Cette partie de la savane fourmille littéralement de serpents à sonnettes.
Charles continue pourtant à savancer intrépidement, sans paraître se soucier de ce terrible voisinage.
Il se rappelle que, dans son enfance, son mentor noir, le vieux Casimir, lui a appris à charmer les serpents et quil la lavé à plusieurs reprises, cest-à-dire lui a inoculé certaines substances destinées non seulement à rendre inoffensive leur morsure, mais encore à les éloigner de lui.
Linoculation renouvelée de temps en temps a-t-elle conservé toute sa vertu ? Le jeune homme est-il demeuré indemne ? Toujours est-il quil manifeste une singulière confiance.
Ah ! dit-il en aparté, si javais le temps, comme il me serait facile dappeler à moi tous ces monstres et de les mener à la rencontre des gredins qui me poursuivent !
« Quel formidable corps expéditionnaire !
Tout en continuant à battre légèrement les herbes, il porte de lautre main la lame de son sabre devant ses lèvres, et module sur le tranchant de la lame un sifflement bizarre et fort doux.
Chose étrange et terrible tout à la fois, sur un périmètre de vingt à vingt-cinq mètres, les herbes sagitent, des points noirs émergent doucement, puis apparaissent des têtes de serpents qui se balancent avec des ondulations capricieuses rappelant celles des cous de cygnes.
Oui !... oui !... reprend le jeune homme, vous aimez cette musique, toute barbare quelle soit.
« Je nai rien à craindre de vous et là nest pas le danger...
« Un Européen fraîchement débarqué, ne pourrait pas avancer de dix mètres, mais moi, enfant de la forêt, jévolue au milieu de ces redoutables compagnons sans la moindre appréhension.
« Non, le danger est pour moi, dans ce malaise singulier que je ressens depuis un moment, et qui saccompagne dune brusque sensation de fatigue.
« Quest-ce à dire ?... La flèche serait-elle véritablement empoisonnée ?
Il marche environ un quart dheure sans interrompre sa musique, et saperçoit que les serpents deviennent de plus en plus rares. Bientôt ils disparaissent tout à fait.
Quelque aguerri quil soit contre un pareil voisinage, il nest pas moins heureux de constater labsence de ces terribles hôtes de la savane.
De nouvelles et plus poignantes préoccupations ne tardent pas dailleurs à lassaillir.
Son malaise augmente, une fièvre rapide lenvahit, ses oreilles bourdonnent, ses yeux se troublent. Un regard jeté sur son bras, lui fait voir la plaie devenue livide, violacée.
Le membre se gonfle, devient douloureux, les doigts commencent à perdre une partie de leur mobilité, le sens du tact est émoussé déjà.
Pourtant, lindomptable énergie du blessé ne fléchit pas un instant. Bien que persuadé de la gravité de son état, et ayant lieu dappréhender que cette plaie ne soit sinon mortelle, du moins très dangereuse, il accélère sa marche sur une ligne sombre coupant lhorizon, en face de lui.
La zone boisée recommence-t-elle en ce lieu ?
Il croit se rappeler vaguement avoir constaté jadis la présence dun cours deau assez large.
Haletant, épuisé, hors dhaleine, mourant de soif, il arrive sous les arbres aperçus de loin.
Ses souvenirs sont fidèles. Voici la rivière, large denviron vingt-cinq mètres, et bordée çà et là de moucou-moucou.
Il va donc pouvoir étancher sa soif, laver sa plaie, rafraîchir son corps en se plongeant avec ivresse dans cette eau limpide.
Malédiction ! Il enfonce brusquement jusquau-dessus des genoux dans une vase molle et gluante, traîtreusement dissimulée sous des herbes.
La rivière est encore éloignée de cinq ou six mètres. Impossible de franchir ce banc de vase qui la borde pendant la saison des eaux basses.
Cest à peine sil peut réussir à sarracher et à regagner le sol ferme.
Il remonte éperdu le courant, espérant trouver une solution de continuité, un lambeau de terre résistante, une roche, quelque chose enfin doù il puisse sélancer dans leau, dût-il y trouver des caïmans ou des couleuvres électriques.
Vains efforts ! La sinistre bordure sétend à perte de vue, et lui oppose implacablement cet obstacle quil ne peut essayer de franchir, avec ses moyens actuels, sous peine de disparaître en un clin d il au milieu de labîme fétide.
XVI
Quel est ce poison ? Au bord de la rivière maudite. Arbre abattu. La soif. Un caïman. Lutte désespérée. Victoire. Les couleuvres électriques. Supplice de Tantale. Pont rompu. Dans les flots. Radeau naturel. En avant ! Dernier combat. « Le patron veut quon le prenne vivant ». Les lassos. Vaincu ! Triomphe et revers. Le cri de guerre des Mondouroucous. Épouvante. Tabira ! Premier cadavre. Le vengeur. Libre. Réservés aux bêtes fauves et aux fourmis. Retour à lhabitation. Désastre.
En temps ordinaire, la température équinoxiale est sans action sur Charles. Il peut évoluer comme les noirs et les Indiens en plein soleil et marcher presque indéfiniment, sans craindre les accès de fièvre qui sont, pour lEuropéen non acclimaté, la conséquence inévitable des fatigues exagérées.
Il sait rester longtemps sans boire, supporte facilement la faim, et brave linsolation, la constante appréhension des hommes de race blanche. Bref, son adaptation à ce climat dangereux est, avons-nous dit, aussi complète que possible.
Malheureusement, sa blessure lui enlève la plus grande partie de ses moyens.
Il ne possède plus cette prodigieuse résistance, ni cette agilité de fauve entretenue par un exercice constant ; et si son cerveau conserve encore intacte la faculté de penser, cest grâce à un énergique effort de volonté.
Il ne peut croire, cependant, que la plaie soit mortelle, et ne sait à quel poison attribuer lalarmante modification quelle a subie en si peu de temps.
Le curare leût depuis longtemps foudroyé. Les Muras, dailleurs, ignorent le secret de sa préparation, et les autres Indiens ne veulent à aucun prix leur en céder. Il existe dautre part dautres poisons, moins redoutables il est vrai, mais dangereux pourtant.
Le Mura a-t-il empoisonné sa flèche avec un venin sécrété par un animal : serpent, raie épineuse, scorpion, ou araignée-crabe ?
Cette hypothèse na rien dinvraisemblable.
La pointe de fer est-elle simplement malsaine pour avoir subi le contact dune substance susceptible de devenir toxique, comme par exemple le sang corrompu dun gibier tué à la chasse ?
Cest encore possible.
Quoi quil en soit, le malheureux blessé sent ses souffrances devenir insupportables, et son état général saggraver sensiblement.
Cependant, son indomptable énergie ne labandonne pas encore.
Manquant de tout, terrassé par la douleur, cerné de tous côtés, il veut lutter quand même...
La rivière coule presque en droite ligne en amont du point où il vient de senvaser, mais son courant semble très sinueux du côté daval.
Charles pense avec raison quil pourra, en descendant, trouver quelque point abrité par des sinuosités, et où la vase naura pu saccumuler.
Il reprend sa marche à travers les broussailles obstruant la rive et savance péniblement, appuyé sur son bâton. La main gauche ne peut plus tenir le sabre et tracer une voie à travers ce fouillis de végétaux. Les épines lacèrent cruellement sa chair, les herbes coupantes balafrent sa peau, les lianes larrêtent...
Tout semble conspirer contre lui.
Un soupir de soulagement lui échappe enfin. Il vient dapercevoir en travers de la rivière, un bel arbre récemment abattu par la foudre, et formant une sorte de pont naturel.
Sans se préoccuper de ce qui pourra survenir plus tard, il se met en devoir de traverser le cours deau maudit. Linstinct, plus fort encore que le raisonnement, le pousse en avant.
Larbre est un superbe coupaya, en tous points semblable au simarouba avec lequel on pourrait le confondre, car il sen distingue seulement par ses racines brunes et filandreuses, tandis que celles du simarouba sont jaunes et compactes.
Il se hisse péniblement sur la motte de terre collée à la souche, et se met à cheval sur le tronc droit et lisse, afin de savancer en se traînant, car il se sent incapable de sy tenir debout sans être pris de vertige.
La moitié du trajet vient dêtre accomplie sans encombre. Il arrive à la couronne dont les hautes branches sappuient sur lautre berge.
Comme les tortures de la soif deviennent de plus en plus intenses, il va essayer de se glisser le long dune des maîtresses branches qui trempent dans leau, de façon à simmerger presque complètement, sans lâcher prise,
Déjà linfortuné savoure par la pensée livresse de ce bain réparateur. Il se penche lentement.
Horreur !... Un sillage rapide coupe en biais la rivière, et quelque chose dindéfini, mais de dimensions considérables, savance, entre deux eaux, avec une vélocité inouïe.
Une masse verdâtre émerge brusquement presque sous ses pieds, une gueule énorme, aux muqueuses violettes, souvre toute grande, prête à se refermer sur lui.
Une écurante odeur de musc se répand dans latmosphère.
Un caïman !... bégaye le malheureux.
« Il était temps.
Par bonheur, le monstre sest trop pressé. Cinq ou six secondes plus tard, Charles était perdu.
Mais son courage semble grandir en présence des obstacles.
Il fait appel à toute sa vigueur, à toute son énergie, se cramponne à la branche avec sa main engourdie, dompte lépouvantable douleur causée par cet effort, et sabre à toute volée la face camuse de lhorrible animal.
En dépit de son armature décailles rugueuses, la mâchoire supérieure est bientôt entamée. Le sang coule, et Charles bûche toujours comme sur un tronc darbre.
Le saurien assommé par cette grêle de coups, mutilé, sanglant, épouvanté, comprenant quil ne peut rien contre un tel adversaire, se décide à battre en retraite.
Il plonge à pic et disparaît en fouettant rageusement de sa queue leau qui séparpille en une pluie diamantée.
Charles na quune seule préoccupation : aspirer quelques gorgées deau qui pour lui sont la vie.
En un moment, le courant a fait disparaître les traces de cette lutte aussi courte que poignante.
Pour la seconde fois, le blessé va se laisser glisser dans le lit de la rivière, quand, par un reste de prudence inconsciente, résultant de son éducation de coureur des bois, il examine les eaux calmes et limpides.
Il ny a pas de nouveau crocodile en vue.
Mais quels sont donc ces corps longs, grêles, cylindriques, évoluant mollement avec ces mouvements flexueux particuliers aux serpents ?
Il y a là une demi-douzaine de reptiles aquatiques, longs dun mètre à un mètre et demi, de couleur vert sombre, presque noire, qui semblent guetter une proie.
Des couleuvres électriques ! sécrie en râlant Charles dune voix qui ressemble à un sanglot.
« Mon Dieu, suis-je donc maudit !
« Allons, je ne boirai pas.
Il sait bien, en effet, que, en dépit de leur apparence inoffensive, ces ophidiens sont de terribles ennemis, même pour lhomme et les grands mammifères.
Non seulement leur contact suffit à paralyser le sujet le plus vigoureux, mais encore, le fluide quelles ont la curieuse propriété de dégager à distance, produit un effet analogue au contact, sans quil soit possible de sy soustraire.
Charles atterré, mais non abattu par cette implacable série dévénements, se met en devoir de regagner le tronc du coupaya et de franchir la rivière traîtresse qui ne peut lui offrir aucune ressource.
Alors seulement, il saperçoit avec terreur, que larbre, fracassé par le choc succédant à la chute, est éclaté, au point que la couronne adhère seulement au tronc par quelques fibres et des lambeaux décorce.
Les efforts opérés pendant sa lutte contre le crocodile, et la tension produite par le poids de son corps vont achever la rupture. Déjà des craquements sinistres se font entendre. La couronne tout entière, sollicitée par cette addition de poids et limpulsion du courant, oscille dabord faiblement, puis de plus en plus fort.
Un dernier craquement retentit, les fibres cèdent, le tronc plonge brusquement, pendant que la partie supérieure formant la couronne, après avoir tournoyé dans le remous produit par cette chute, flotte et descend, emporté par le courant.
Charles, toujours cramponné à sa branche, na pas lâché prise. Heureusement que le coupaya, un des bois les plus légers de la région, forme une espèce de radeau naturel. Heureusement aussi que la chute du tronc a effrayé et éloigné les couleuvres électriques.
Larbre roule, balance, tourne, mais flotte à peu près. Cest là lessentiel.
Le jeune homme peut enfin boire à longs traits, et se plonger avec ivresse dans cette eau dont le contact rafraîchit son corps brûlant de fièvre.
Quelques minutes dimmersion suffisent à calmer momentanément ses souffrances, et à redonner à son organisme une partie de sa vigueur. Il voudrait prolonger plus longtemps ce bain, mais le voisinage possible, probable même des redoutables habitants de la rivière, le force à linterrompre.
Il na eu garde de lâcher lépave qui se rapproche, tantôt dun bord, tantôt de lautre, selon la disposition des berges. Comprenant quil ne peut ainsi rester indéfiniment ballotté, il sarrange de façon à profiter du moment où larbre se rapprochera de lautre rive, et à le faire échouer au plus vite.
Cette manuvre, plus difficile en apparence quen réalité, sopère sans trop de peine, grâce à la présence de grands arbres dont les basses branches se penchent au-dessus des flots quils effleurent.
Charles saisit au passage une de ces branches, étreint entre ses jambes celle qui le supporte, opère une traction aussi vigoureuse que possible et sen vient aborder en un point heureusement exempt de vase.
Il prend pied, déroule sa ceinture, la trempe dans leau, sen sert pour bander son bras, rafraîchit encore une fois son front brûlant, aspire une dernière gorgée et reprend intrépidement sa marche.
Pour la seconde fois, la zone forestière ne tarde pas à séclaircir. Les arbres ne forment quun épais rideau de chaque côté de la rivière, et la savane recommence bientôt.
Comme son bâton de cèdre lui a échappé avant la lutte contre le caïman, il coupe une solide tige de grignon, la façonne en pointe à une de ses extrémités, de manière à en faire une sorte dépieu.
Toujours préoccupé de lidée quil est poursuivi, voulant mettre entre lui et ses ennemis la plus grande distance possible, tout en se rapprochant du point où il suppose être son habitation, il marche sans sarrêter, sans broncher, sans paraître même se souvenir que, depuis deux jours, il a enduré deffrayantes toitures, quil est grièvement blessé, quil na rien mangé...
Pendant près de deux heures encore, il accomplit cet invraisemblable tour de force, devant lequel succomberait lhomme le plus vaillant.
Une chose contribue dailleurs à maintenir intégralement son énergie morale qui se répercute à son corps brisé. Cest quil reconnaît à des signes indéniables quil suit une bonne direction. La localité commence à lui être familière. Il est venu à plusieurs reprises en cet endroit.
Plus de doute. Le seringal nest plus guère éloigné que dune vingtaine de kilomètres. Sil ne survient pas de nouveaux incidents, il pourra atteindre son but le lendemain dans la matinée, après avoir forcément campé dans la savane, car si, dune part, les forces humaines ont des limites, dautre part, la nuit arrivera dans deux heures environ.
De plus en plus harcelé par la faim, il sarrête un moment pour chercher quelques racines alimentaires, au besoin un reptile quelconque. Il a de quoi faire du feu, car la petite calebasse, enlevée jadis au Mura, et contenant un briquet avec la soie de fromager, est si hermétiquement close, quelle a résisté au contact de leau.
Mais, hélas ! la fatalité semble sacharner après lui et ne vouloir lui épargner aucune torture.
Il vient de trouver quelques touffes doseille de Guinée, dont la grosse racine bulbeuse peut, à la rigueur, servir de comestible, et apaiser pour un moment les angoisses de la faim.
Il se prépare à croquer cette maigre provende, quand des cris furieux se font entendre au loin. Impossible de se tromper sur la provenance de ces clameurs indiquant à la fois la colère et le triomphe.
Il connaît bien ce hurlement prolongé, lugubre comme celui du hibou. Cest le cri de guerre des Muras.
Les bandits nont donc pas perdu sa piste !
Abandonnant lexcavation commencée dans le sol compact de la savane, avec son sabre, pour dégager la racine, il saisit son épieu et létreint de toute sa force, prêt à vendre chèrement sa vie.
Les cris redoublent dintensité. Il aperçoit bientôt, émergeant dun bouquet de grandes herbes, un groupe dhommes qui accourent en gesticulant.
Ils sont cinq. Cest bien cela. Les cinq survivants des huit auxquels il a eu affaire dans la forêt. Trois Muras, reconnaissables de loin à leurs bariolures et à leur torse nu, avec deux mulâtres vêtus dhabits européens en lambeaux.
Haletants, furieux, ruisselants de sueur, ils lentourent en hurlant et en agitant leurs armes.
Mais, intimidés bientôt par lattitude résolue de cet homme quils croient à moitié mort, subissant en outre linfluence mystérieuse du blanc, et sachant à quel rude jouteur ils ont affaire, ils semblent se concerter avant de se ruer sur lui.
Un Mura, voulant sans doute en finir sans courir les risques dune lutte corps à corps, pose une flèche sur la corde de son arc et sapprête à la lui décocher.
Mais un mulâtre la brise brusquement dun coup de plat de sabre, et sécrie en langue générale :
Tu sais bien que le patron veut quon le prenne vivant.
Je ne connais pas ça, moi, le patron.
« Laisse-moi, je veux tuer le blanc !
Plus tard, tu entends !
« Apprends donc, imbécile, que quand nous le tiendrons, il nous sera facile de nous emparer sans danger du seringal...
« Tandis que, si on le tue, les autres qui défendent sa maison ne voudront plus rien entendre.
Le bandit, enfin convaincu par ce sauvage raisonnement, abaisse son arme et reprend :
Mais qui va le prendre ?
« Ce blanc est fort comme nous tous !...
« Moi, jai peur !
Est-ce que nous navons pas nos lassos.
Charles nattend pas ce rapide colloque pour se ruer sur le groupe, la pointe de son épieu en avant, comme une baïonnette.
En toute autre circonstance, aucun deux neût pu échapper à cet élan.
Mais le malheureux jeune homme, affaibli par deux jours de souffrances, torturé par sa blessure, ne possède plus quune faible partie de ses moyens habituels.
Muras et Brésiliens senfuient de tous côtés comme des bêtes de proie, puis reviennent en lentourant de cinq côtés différents et en brandissant leurs lassos.
Charles saisit son sabre et cherche à rompre ce cercle mobile dont il forme le centre. Il se précipite pour la seconde fois sur un dentre eux, et sarrête brusquement, en entendant siffler un lasso.
La lanière nest pas encore descendue sur ses épaules, quelle est sabrée en lair, dun coup de revers, appliqué avec une dextérité merveilleuse.
Mais un second, puis un troisième lasso sabattent en tournoyant à quelques secondes dintervalle.
Charles peut encore trancher le second, mais le troisième tombe sur ses bras, au moment où il essaie un coup de revers, et les lui colle au corps en paralysant tout mouvement.
Un hurlement de joie accueille ce premier succès.
Le Mura qui lient lautre extrémité du lasso, donne une secousse vigoureuse. Le nud coulant se resserre et Charles, ébranlé par le choc, sabat lourdement sur le sol.
Un des mulâtres se précipite sur lui, croyant avoir bon marché dun adversaire ainsi réduit à limpuissance, et se met en devoir de lui attacher les jambes. Mais le drôle, frappé en pleine poitrine par le pied du jeune homme encore couvert des lambeaux de sa chaussure primitive en miritis, pousse un cri rauque, et sen va, en culbutant, sasseoir sur les herbes.
Charles, épuisé par ce dernier effort, na plus la force de se débattre contre les quatre autres.
Il secoue un instant la grappe humaine, et reste immobile, terrassé, à demi évanoui.
Les Muras poussent un nouveau cri, le garrottent en un clin dil, et se mettent à danser comme des forcenés.
Mais leur triomphe est de courte durée.
Une clameur terrible sélève soudain à peu de distance, et se répercute au loin sur la plaine découverte.
Les Muras, interdits, se taisent, ne pouvant en croire leurs oreilles.
Le cri retentit pour la seconde fois, plus rapproché, plus vibrant, et se termine en un rugissement rappelant à sy méprendre celui du jaguar en fureur.
Les bandits, atterrés, reconnaissent aussitôt le formidable cri de guerre des Mondouroucous, les plus braves guerriers de lAmazone, les ennemis irréconciliables de leur tribu.
Sans plus soccuper du prisonnier, saisis dune panique folle, ils senfuient éperdus, comme un troupeau de pécaris chassés par la panthère.
En même temps, un homme, un Indien, tout nu, peint en guerre, et musclé comme un gladiateur, arrive par bonds rapides, tombe comme la foudre sur le mulâtre à demi assommé qui na pas pu suivre ses compagnons.
Il pousse pour la troisième fois sa sauvage clameur, et sécrie :
Maître !... cest moi !
Charles, anéanti, peut à peine murmurer ce seul mot :
Tabira !..
Le mulâtre, empoigné dune seule main par lathlète qui le saisit à léchine, roule sur les genoux et demande grâce.
LIndien, dont la fureur contracte les traits, éclate dun rire de démon.
Le mulâtre, à demi étranglé, baisse la tête, en râlant. LIndien desserre son étreinte, empoigne à pleine main la crinière crépue du misérable, et lève son sabre.
Un coup sourd retentit, et le tronc sabat, complètement décapité et lançant de longs jets spasmodiques dun sang vermeil.
Tabira laisse tomber la tête, la pousse du pied avec dégoût, se penche sur son maître, tranche ses liens et reprend :
Maître, veux-tu que je tue les autres ?
Le jeune homme na pas la force de répondre.
Le vindicatif Indien, prenant ce silence pour un assentiment, ramasse aussitôt son sabre et sa sarbacane, et sélance à travers la savane.
Une demi-heure sest à peine écoulée, quil revient fièrement, les jambes et les bras souillés de sang et retourne vers Charles, qui commence à sortir de sa prostration.
Tabira !.. dit-il pour la seconde fois, cest donc toi, mon brave ami !
Cest moi, maître !..
« Viens, partons... Il ny a plus rien à craindre.
Tu les as tués ?
Les Muras sont des Urubus qui ont osé porter la main sur le blanc aimé des Moudouroucous.
« Tabira a vengé son ami et mis à mort les immondes rapaces.
« Cest fini... Et sois tranquille, ils ne reviendront pas.
« Les Cafouzes, amis des Urubus, sont morts, eux aussi.
« Viens, maître, viens avec ton Indien.
« Le temps passe, vois-tu, et il y en a dautres, là-bas.
Laisse-moi donc au moins te remercier, mon cher et brave ami.
Remercier... Pourquoi ?
« Nest-tu pas le frère des Moudouroucous ?
« Qui donc a nourri, abrité, protégé leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants, pendant que les guerriers suivaient le sentier de la guerre ?
« Nas-tu pas combattu leurs ennemis ?
« Tu es faible, aujourdhui, mais le bras de Tabira est fort.
« Il te soutiendra, et, sil le faut, il te portera.
Tout en parlant avec cette sorte de solennité particulière aux hommes de sa race, lIndien avait rapidement examiné la blessure de Charles, et hoché la tête dun air approbateur.
Les Muras, dit-il, sont des porcs stupides... Ils ignorent heureusement le wourari (curare).
« Le maître a été frappé avec une flèche empoisonnée avec le venin du pipa.
« Il na rien à craindre...
« Le pipa nest pas mortel, surtout pour qui a été « lavé » pour le serpent.
« Tabira connaît les herbes qui combattent lenflure et la fièvre.
Sa consultation terminée, il tire de son bissac en fibres dIta une galette de cassave, ménagée avec une parcimonie davare, et une petite bouteille clissée avec de larouma.
Charles dévore la galette, absorbe quelques gorgées de tafia, et se sent réconforté.
Puis, ils partent à la recherche dun lieu pour camper, laissant à la merci des bêtes de proie et des fourmis-manioc le cadavre du Brésilien.
Selon la volonté formelle de Tabira, ils doivent, ainsi que les corps de ses complices, disparaître de la même façon. Être dévoré par les jaguars ou déchiqueté par les fourmis, cest là, pour lindigène amazonien, le comble de linfortune. Jamais les portes du Walhalla équinoxial ne souvrent pour lâme de celui qui a eu une telle fin, et le vindicatif Moudouroucou. na garde dépargner à ses ennemis les rigueurs de cette exclusion posthume.
Tout en marchant, lIndien rencontre sur son chemin quelques plantes, en écrase les feuilles et les tiges, et en confectionne un large emplâtre dont il couvre la blessure de son maître.
Comme la nuit vient rapidement, il coupe avec son sabre une certaine quantité dherbe de Guinée, létend sur le sol en une épaisse et moelleuse litière, puis les deux amis sétendent fraternellement sur cette couche primitive, et sendorment profondément.
Les fatigues et les souffrances des deux journées précédentes réagirent si profondément sur lorganisme de Charles, quil ne fit quun somme jusquau moment où le soleil apparut.
Le traitement primitif employé par lIndien a fait merveille, car les souffrances du blessé ont singulièrement diminué dintensité. Le bras est bien moins gonflé, la plaie na plus mauvaise apparence.
La guérison nest quune question de jours.
Ils grignotent à la hâte quelques racines préparées dès laube, et se remettent en marche.
Charles apprend alors du Moudouroucou comment il partit de lhabitation pour se mettre à sa recherche ; comment il finit par trouver dabord la piste des Muras et des forçats, puis celle du cheval sauvage sur lequel les bandits avaient attaché le maître.
Cette série dinvestigations lui avait pris nécessairement beaucoup de temps, eu égard à la distance qui sépare le seringal du lieu où fut consommé ce rapt audacieux.
En dépit de ses efforts, de son instinct, et de linfatigable célérité de sa marche, il faillit, comme on la vu, arriver en retard, et Charles dut seulement son salut à cette particularité, que les bandits tenaient absolument à le prendre vivant.
Enfin, la distance qui les sépare de lhabitation diminue de plus en plus. Le jeune homme se trouve, depuis longtemps déjà, sur des lieux familiers. Il précipite sa marche, pour abréger encore les instants, désormais si courts, qui le séparent de ceux quil a failli ne plus revoir.
Son cur dépoux et de père palpite à la pensée de ce retour inespéré. Tout son être est violemment attiré vers ce point où attendent, dans une angoisse cruelle, les êtres chéris dont il va calmer les tourments... Voici enfin les grands arbres qui forment comme un bouquet colossal autour de lhabitation... les palmistes, les manguiers, les ébènes, les flamboyants, les orangers, les bananiers, etc..
Mais, que signifie ce silence ! Pourquoi nentend-on pas les multiples bruits qui emplissent habituellement la petite cité industrielle.
Est-ce une illusion ? Charles, en sapprochant, naperçoit plus les cases des travailleurs, éparses capricieusement autour du manoir équatorial.
Il jette un regard effaré sur son compagnon, interdit lui-même, en dépit de son sang-froid de Peau-Rouge.
Le paysage, en tant que végétaux, nest pas modifié, mais il ny a plus vestiges dhabitations...
Charles, à peine remis des secousses terribles sous lesquelles a failli fléchir son organisme, se croit sous lobsession dun horrible cauchemar.
Il sélance, franchit affolé lespace découvert, se heurte à des débris calcinés et pousse un cri épouvantable.
Les cases, les carbets, les magasins, lhabitation elle-même, ne forment plus que des monceaux de cendres, doù émergent, çà et là, des tronçons charbonnés.
Le personnel entier, composé de noirs ou dIndiens avec leurs familles, tout a disparu, ainsi que sa femme et ses enfants.
Alors linfortuné, incapable de prononcer une parole, sent pour ainsi dire la vie labandonner.
Il étend les bras, laisse échapper un râle étouffé, oscille un moment, et sabat, comme frappé de la foudre, entre les bras de lIndien.
Deuxième partie
Les hommes sans patrie
I
Carnage. Exploits dun bourreau amateur. Ivresse dalcool, ivresse de sang. Deux ennemis. Pronunciamiento. Linsigne du commandement. Exploits de Diogo. Don de joyeux avènement. Pillage. Généreux comme un pirate. Désappointement. Où est le trésor ? Vaines recherches. Procédé pour faire parler les gens. Souvenir aux chauffeurs. Un homme brûlé vif et assaisonné au piment. Mutisme. Ingéniosité de bandit. Nouvelles tortures. Fureur inutile. Lhomme emporte son secret. Après le massacre. Les Chasseurs de caoutchouc en péril.
Grâce !... senhor Diogo.
« Grâce !
À mort !... À mort !... hurlent furieux, une douzaine dhommes ruisselants de sueur et souillés de sang comme des bouchers à labattoir.
Senhor Diogo !... pitié !...
Silence ! braillard !...
« Eh ! vous autres, faites donc taire cet animal.
« Il mécorche les oreilles, et vous avez encore de louvrage.
Lhomme qui demande grâce dune voix déchirante, sabat lourdement sur le sol, frappé à la nuque dun terrible coup de sabre.
Mais la lame a porté à faux. Une large coulée de sang jaillit dune plaie affreuse qui souvre à travers la peau et la couche musculaire. La victime se relève en râlant, fait quelques pas, trébuche et retombe.
Maladroits ! sécrie lindividu imploré sous le nom de Diogo.
« Vous ne pouvez donc pas me saigner proprement une de ces vermines.
« Tenez... regardez !
Il dit, empoigne de la main gauche le blessé par les cheveux, le soulève à demi sans effort apparent, brandit son sabre de la droite, et dun seul coup lui tranche la tête.
Il contemple froidement le cadavre agité dun dernier spasme, lance la tête comme une boule, au milieu de la place et reprend :
À un autre !
Les bourreaux, ivres de sang et dalcool, poussent un véritable rugissement de joie et sélancent vers un groupe devant lequel senfuient, éperdus, une demi-douzaine dhommes sans armes, à peine vêtus de chemises et de pantalons en lambeaux.
Les cris de mort reprennent avec une intensité nouvelle.
Les deux bandes se rejoignent, enserrent les fuyards, et se livrent à une effroyable tuerie.
Les coups mal assurés, pleuvent comme grêle, hachent les membres, crèvent les torses, balafrent les faces. Des ruisseaux rouges coulent sur le sol, les hurlements de douleur et dagonie dominent les clameurs des assassins ; puis, les corps, entassés pêle-mêle, sont abandonnés par ces derniers qui repartent, en courant, à travers lunique rue du village.
À dautres !...
« Continuez, mes braves, sécrie Diogo, dont le hideux visage semble rayonner dune joie infernale.
Et le massacre continue, de plus en plus furieux, de plus en plus implacable.
Tout à coup, Diogo qui savance à grands pas derrière la seconde troupe sarrête brusquement à laspect dun homme de haute taille, tenant dune main un fusil simple, et sappuyant, de lautre, sur une longue canne surmontée dune grosse pomme métallique.
Un cri de rage échappe à ce dernier à la vue du carnage.
Comment ! Diogo...
« Toi !... cest toi !...
« Nègre maudit... tu vas mourir !
Prompt comme la pensée, il laisse tomber sa canne, arme son fusil, met en joue Diogo interdit, et fait feu.
Un claquement aigu comme un coup de fouet se fait entendre au lieu de la détonation.
Larme vient de rater.
Diogo, soustrait à un péril mortel par cet incident imprévu, éclate de rire et se rue sur son adversaire.
Celui-ci saisit sans plus tarder le fusil par le canon, et le brandit comme une massue.
Lirrésistible élan de Diogo lui fait éviter le coup de crosse qui, sil ne se fût dérobé, lui eût broyé la tête. Telle est la vitesse de son impulsion, quil glisse sous larme un dixième de seconde avant quelle ne sabatte, et entoure de ses bras dathlète noir lhomme encore tout ébranlé par ce coup porté à faux.
Une lutte effrayante sengage aussitôt. Les deux antagonistes paraissent de force à peu près égale. Ils senlacent comme deux serpents, se pressent, sétreignent, se poussent, sans un mot, sans un cri.
La chair sincruste à la chair, les membres se confondent, les faces, convulsées hideusement, se heurtent, les bouches grimaçantes cherchent une place pour mordre.
En dépit de sa vigueur, Diogo semble un moment fléchir. Bien que moins musclé en apparence, son ennemi, un mulâtre à la peau couleur citron, ne tarde pas à manifester une certaine supériorité.
La lutte, incertaine dabord, va peut-être se terminer à son avantage.
Le nègre sen aperçoit et grince des dents au point de les faire craquer comme celles dun fauve rongeant un os.
Sale nègre ! gronde le mulâtre dune voix entrecoupée, tu ne me tiens pas encore.
Diogo, se sentant fléchir, pousse un cri strident qui fait accourir les assassins.
Lun deux se baisse rapidement derrière le mulâtre, en allongeant la main, armée dun sabre. Celui-ci laisse échapper une plainte déchirante, et retombe lourdement, le jarret tranché.
Il entraîne son adversaire dans sa chute et cherche à létrangler, mais les misérables larrachent à cette étreinte désespérée.
Diogo ramasse aussitôt son sabre, et sécrie en voyant ses compagnons près de le massacrer.
Ne le tuez pas !
Puis, les entendant gronder comme des dogues auxquels on enlève une proie, il ajoute avec un hideux sourire :
« ... Du moins quant à présent.
Un des assassins avisant la canne à pomme métallique, sen saisit, la présente à Diogo, et lui dit dun ton obséquieux ;
Tiens, à toi linsigne du commandement.
« Tu es le maître !
Bien, mon camarade.
« Et tu peux ajouter : Un bon maître.
« Vrai Dieu ! on va samuser, ici, et ceux qui mont aidé vont pouvoir sen donner à laise.
En ce moment, un coup de trompe, lugubre et prolongé comme un mugissement de taureau, retentit à lautre bout de la rue.
Le visage du noir reflète une joie farouche.
Le pays est à nous, le coup est fait.
Vive Diogo !... Vive notre chef !... crient à tue-tête ceux du groupe au milieu duquel se débat, de plus en plus faiblement, le mulâtre mutilé.
Vive Diogo !... hurlent de proche en proche les égorgeurs qui ont terminé sans doute leur sinistre besogne.
Puis, la rue se peuple soudain. On voit apparaître des hommes qui nont pris aucune part à la lutte, noirs ou mulâtres, avec quelques femmes et des enfants.
En tout, cinq à six cents individus, peut-être plus.
Tous paraissent obéir à un mot dordre, ou reconnaître un fait accompli, et sécrient avec une énergie faisant honneur à une conviction profonde, ou tout au moins à des cordes vocales de première qualité :
Vive Diogo !... Vive le chef !...
« Vive Diogo !...
Le personnage, objet de cette démonstration flatteuse, voulant sans doute ajouter à sa popularité de fraîche date, et offrir aux manifestants le don de joyeux avènement, se tourne vers la foule, en sappuyant sur la canne dont la pomme scintille comme un bloc de cristal.
Merci à vous, mes amis, dit-il, de mavoir librement choisi pour chef !
Cet adverbe audacieux, contre lequel protestent, au moins par leur présence, les cadavres sanglants, épars dans la rue, soulève un gros rire, aucunement malveillant dailleurs.
Ce mot de « librement » prononcé dans de pareilles circonstances, implique une plaisanterie de haut goût, susceptible dédifier suffisamment sur la moralité de lassistance.
Le chef continue, de cette voix douce, si étrangement musicale, particulière à beaucoup de noirs, et contrastant singulièrement avec son torse monstrueux :
Je viens de le dire tout à lheure, vous aurez un bon maître.
« Et je le prouve sans tarder.
« Qua fait celui-là, que vous voyez étendu comme un porc, quand il y a six mois vous le reconnûtes pour votre chef ?
« Il a mis la main sur les richesses de son prédécesseur, et sest adjugé pour lui tout seul, sa case, ses provisions, son tafia, son or !
Oui !... oui !... cest vrai !
Moi qui le remplace aujourdhui, un peu par votre volonté, et beaucoup par la mienne, je serai plus généreux.
« Je ne veux rien !.. mais rien !
« Sa case est à vous ; loccupe qui veut.
« Partagez ses instruments de chasse et de pêche, tirez au sort ses canots et ses chevaux, mangez son couac et son poisson, buvez son tafia, prenez son or !..
« À vous tout !
« Les richesses du tyran appartiennent au peuple.
À ces paroles probablement inattendues, lenthousiasme déborde soudain et atteint des proportions inouïes.
La foule, assez calme jusqualors, semble prise de délire. Les vivats, les acclamations, les cris, les hurlements retentissent, et tous, hommes, femmes, enfants, affolés à la perspective dun butin copieux, se mettent à exécuter une sarabande insensée.
Une partie des assassins, ivres déjà, prennent la tête, et se ruent, comme des forcenés, vers une grande case placée au centre de la rue, entre quelques beaux bananiers.
Diogo, flanqué dune demi-douzaine de sacripants, reste près de son ennemi blessé, qui pendant tout ce temps a conservé un mutisme obstiné.
La case est bientôt mise à sac. Les pillards, certains de trouver le reste en temps et lieu, en veulent surtout au tafia. La provision, bien que très abondante, est absorbée rapidement, avec cette avidité gloutonne particulière aux nègres, et comparable seulement à celle des Peaux-Rouges.
Livresse monte rapidement, cette ivresse farouche de lhomme sauvage, rendue plus terrible encore par la température incendiaire de la zone équinoxiale.
Les uns, nayant pas su proportionner leur absorption à leur vigueur, titubent un moment, courent éperdus, beuglent des sons inarticulés, et roulent çà et là, foudroyés. Les autres, plus raisonnables, ou plus méthodiques, sinstallent et boivent plus modérément, afin de pouvoir savourer plus longtemps latroce liqueur et reculer linstant de la chute finale. Dautres enfin, des positifs, ceux-là, sachant que tôt ou tard ils se dédommageront amplement, passent en revue pièce à pièce le mobilier de lhabitation primitive.
Bientôt une sourde colère, succédant à un brusque désappointement, les envahit. Les coffres grossièrement enluminés, renfermant les défroques du chef déchu, ont été éventrés, les loques gisent éparses de tous côtés. Les pagaras, les catouris, pleins de graines, de fruits ou de légumes, ont été retournés, les grandes jarres en terre poreuse, ainsi que les pots ont été brisés, le sol de la case a été retourné à grands coups de pioche, tout a été fouillé, scruté, inventorié, et personne na rencontré la moindre parcelle dor.
Quimporte le tafia quand il devient momentanément impossible de boire !
Mais, lor !.. Lor qui représente le tafia de demain, la paresse de tous les jours, la vie facile de lavenir.
Ah ! malheur au mécréant qui a si bien su cacher lopulent trésor dont nul nignore lexistence.
Ils abandonnent aussitôt le pillage, et accourent, ruisselants de sueur, écumants de rage, furieux davidité déçue, vers Diogo qui seul a conservé son sang-froid.
Chef !.. Chef !.. On nous a volés !
Qui donc, mes amis, a eu laudace de vous enlever quelque chose ?
Lui !... cest lui !... sécrient vingt voix haletantes de rage.
« Il a enlevé lor !...
« Tu entends, chef, il a caché le trésor...
« À mort le voleur !..
« À mort !.. à mort !..
Je men doutais, riposte Diogo en souriant dun air de supériorité.
« Cest pour cela que je vous ai dit tout à lheure : « Il faut quil vive ».
« Un cadavre est muet...
« Le vivant parlera.
Mais, sil ne veut pas.
Il parlera !
Quand ?
Tout de suite.
À la bonne heure :
Ne suis-je pas votre chef !
« Ne dois-je pas toujours penser et souvent agir pour vous ?
Bien dit !... Vive Diogo !
Silence, camarades.
« Apportez-moi, sur le milieu de la place, quelques bottes de paille de maïs, et tout ce que vous pourrez trouver de piment.
« Allez, et dépêchez.
Comme tout représentant dun pouvoir nouvellement établi, le noir est ponctuellement obéi, sans questions indiscrètes, sans observations oiseuses.
Ainsi quil vient de le dire, il pense aux lieu et place de ses subordonnés.
Les tiges de maïs affluent de tous côtés, avec des corbeilles pleines de ces petites baies coniques, écarlates, longues de deux à trois centimètres, et appelées piment enragé, le bien nommé.
Assez, mes amis, dit-il dune voix plus brève, mais toujours singulièrement harmonieuse.
En homme qui ne dédaigne pas de mettre la main à la pâte, il installe rapidement un brasier, fait signe à un de ses affidés de lallumer, empoigne le blessé par les aisselles, et le pousse les pieds en avant vers la flamme qui ronfle et pétille déjà.
Au contact du feu, linfortuné pousse un cri rauque, et contracte ses membres à les briser.
Voyons, camarade, reprend Diogo, sois raisonnable.
« Je ne tai rien demandé jusquà présent, sachant bien que tu ferais quelques petites façons avant de nous satisfaire.
« Mais je pense que, me voyant employer, comme sommation, les grands moyens, tu texécuteras de bon gré.
« Tu vas me dire où est caché ton or, nest-ce pas ?
Non, gronde sourdement le mulâtre.
Tu fais la mauvaise tête ?
« À quoi bon, puisque tu vas mourir !
« Tâche donc de finir convenablement et dabréger tes souffrances.
« Voyons, parle, puisque tu nas plus besoin de rien, tu peux bien dire où est le trésor.
Non !
Tiens, écoute, je te donnerai la vie sauve, et je te ferai embarquer pour Bélem.
Tu mens, nègre !
Bien dit, mon garçon !
« Oui, je mentais... Mais tu minsultes, et tu es en mon pouvoir, tu vas voir comment le nègre se venge.
Les pieds du blessé, légèrement éloignés de la flamme pendant ce rapide colloque, sont rapprochés du brasier. Les chairs rougissent, se boursoufflent, et crépitent.
Une écurante odeur de grillé se répand dans latmosphère.
Le malheureux supplicié serre les dents à les briser, ses yeux sinjectent, les veines de son front saillissent comme des cordes, sa face bleuit.
Le trésor ! hurle Diogo, dont la fureur fait soudain trembler la voix.
Pas de réponse.
Tu tentêtes, reprend le bandit.
« Nous allons voir qui de nous deux cédera le premier.
Pour la seconde fois il éloigne le mulâtre du brasier, saisit brutalement ses jambes, les dépouille de la peau soulevée par laction de la flamme, et met les muscles complètement à nu jusquà la plante des pieds.
Le piment, dit-il à un de ses complices. Il en prend une poignée, puis, ajoute :
Hache-moi, tout cela avec ton sabre.
Lautre, en quelques coups rapides, transforme les baies en une bouillie rouge quil dépose dans une calebasse.
Alors Diogo se met à enduire les plaies vives avec cette substance horriblement caustique, dont lapplication arrache au mulâtre des hurlements épouvantables.
Oui, oui, je sais, dit-il en ricanant, cest plus douloureux que la flamme elle-même.
« Au bout dun certain temps, on ne sent plus la brûlure, car les chairs en cuisant deviennent insensibles.
« Tandis quun peu de piment entretient et exagère la sensibilité.
« Eh bien ! parleras-tu ?
Non !... Non !... Non !...
Mille tonnerres ! tu me braveras jusquà la fin, quand tu nas plus que le souffle !...
« Nous allons voir.
« Oh ! ce nest pas fini, et je ne suis pas au bout de mes moyens.
Cependant, sous laction du piment, les douleurs de linfortuné sexaspèrent encore sil est possible. Les hurlements qui séchappent de sa gorge nont plus rien dhumain. On nentend plus que des sons étranglés, rauques ou fêlés, alternant avec des ronflements saccadés, véritables râles dagonisant.
Peut-être même est-il incapable darticuler aucun son.
Affolés divresse et de cupidité, les monstres qui lentourent, loin de ressentir même une ombre de pitié à laspect de ces atrocités, semblent singénier à trouver de nouvelles tortures, pour triompher de ce mutisme au moins incompréhensible.
Ils ne trouvent plus rien, et se dépitent en se voyant à bout darguments.
Mais Diogo, qui semble représenter le génie du mal dans sa plus abominable incarnation, éclate de nouveau de son rire aigu.
Allons, continuons la représentation.
« Cet animal a lâme chevillée aux flancs... essayons autre chose.
Il reprend son sabre et sapproche du mulâtre dont le visage crispé laisse couler des gouttes de sueur et de sang. Voyant que depuis un certain temps ses yeux restent fermés, il saisit une paupière entre le pouce et lindex, la tire violemment, et la tranche dun coup rapide.
Le globe de lil apparaît alors tout rond, difforme, noirâtre, injecté de filaments rouges, et singulièrement mobile, sous laction brutale du soleil torride.
Hein ! tu ne tattendais pas à cela, nest-ce pas...
« À lautre il maintenant, pour ne pas commettre dinjustice et par respect pour la symétrie.
« Là !... Voilà qui est fait.
« Parleras-tu, maintenant ?
« Le trésor !... Tu mentends ?... Le trésor.
Mais alors, lorganisme de linfortunée victime éprouve comme une irrésistible et probablement inconsciente révolte.
Le corps, secoué par une contraction terrible, se dresse brusquement dun seul effort. Les liens qui attachent les bras sont rompus.
Lhomme, aveuglé par le soleil qui calcine ses yeux sans paupières, semble pour un moment reprendre possession de lui-même, avant de devenir un cadavre.
Il essaie de parler, mais sa bouche ne profère plus que des sons inarticulés.
Terrassé par ces tortures sans nom, peut-être veut-il en échange dune mort rapide, révéler enfin le lieu où se trouve cet or maudit.
Un silence lugubre succède brusquement aux vociférations
Chacun attend un mot, un signe.
Mais le mulâtre semble avoir épuisé dans ce dernier effort le reste de son indomptable énergie.
Il étend convulsivement les bras, oscille, et sabat lourdement sur le sol. Diogo se précipite vers lui, et ne peut retenir une exclamation de fureur.
Il est trop tard, et sa victime vient de lui échapper. Le dernier regard de ses yeux mutilés, lui a fait apercevoir, à terre, un sabre abandonné par un des assassins. Il sen saisit, au moment où il se sent tomber, lappuie sur sa poitrine, et se lenfonce des deux mains, en plein cur.
Les bandits, exaspérés par ce dénouement auquel nul ne pouvait sattendre, se ruent sur le cadavre, le hachent, le dépècent, sen arrachent les lambeaux, les piquent à la pointe de leur sabre, et sen vont, à travers la rue, en beuglant et en gesticulant.
Diogo reste seul en présence du brasier qui séteint. Appuyé sur sa canne, il contemple de loin lorgie qui succède au pillage et au meurtre.
Il monologue.
Cest une fatalité !
« Avoir si bien débuté, et échouer ainsi piteusement par linexplicable entêtement de cette brute !
« Jai besoin de ce trésor, pourtant... sa possession est indispensable à la réalisation du but que je poursuis.
« À quoi bon être le chef de ces forcenés si, dans cinq ou six mois ils me donnent un successeur, de cette même façon expéditive qui semble réservée à tous ceux qui commandent ici.
« Les chefs vont vite, au Territoire Contesté et le temps matériel me manque pour acquérir cet or...
« Allons, je nai plus quun moyen, cest daller piller le seringal du Français.
« Moyen périlleux, car il est homme à se défendre, et il est adoré de ces misérables Peaux-Rouges.
« Dautre part, il a rendu de nombreux services à plusieurs dentre nous, et ces imbéciles sont susceptibles de lui en conserver de la reconnaissance.
« Ma foi, le sort en est jeté !... Il faut agir au plus vite, si Diogo, le proscrit, le paria, le révolté, le nègre... veut devenir don Diogo, le président de la future république Amazonienne.
Il se retourne soudain menaçant, en sentant sur son épaule le contact dune main, et sourit, en reconnaissant un de ses fidèles.
Cest toi, João.
Cest moi, maître.
« Jai tout entendu... Mais, sois tranquille, je sais être à loccasion sourd et muet.
Doù viens-tu ? et pourquoi nétais-tu pas là, quand javais besoin de tous les miens.
Jarrive de lAragouary...
Du seringal ?
Oui.
« Il ny a plus de seringal !...
Mille tonnerres !
Oh ! tranquillise-toi.
« Si nous ne pouvons pas piller chez le Français, nous avons mieux à faire.
Parle !
Les colons du Maroni, ses parents, sont riches, et ils pourront payer-à qui de droit une jolie rançon.
Je ne comprends pas un traître mot à ce que tu veux dire.
Tu vas comprendre...
II
Lasile des réprouvés. Le village sans nom. Vagues limites. Savanes noyées, savanes moyennes, pripris. Recrutement des habitants. Quelques pages dhistoire coloniale. Sourdes hostilités des Portugais. Nos droits sur le Terrain Contesté. Nos débuts dans la zone équinoxiale. Coup de main audacieux du gouverneur, M. de Férolles. Préliminaires du traité dUtrecht. Incapacité de notre plénipotentiaire. Ambiguïté. Un seul mot devient lorigine dun conflit qui dure depuis cent soixante-treize ans ! Impuissance des diplomates. Nécessité den finir aujourdhui.
Lhorrible scène qui sert de prologue à notre récit, a eu pour théâtre un village improvisé depuis fort peu de temps sur une vaste savane du Territoire Contesté de la Guyane.
Le point géographique où sélève ce village na pu être jusquà présent rigoureusement établi, et pour cause, car il nétait pas encore construit au moment où notre compatriote, M. Henri Coudreau, le vaillant explorateur du Territoire, lheureux émule du Dr Crevaux, accomplissait son voyage à la côte.
Quant aux rares trafiquants qui le visitent, ils ont vraiment bien dautres soucis que ceux de la science pure.
Édifié dailleurs par des gens ayant tout intérêt à se cacher et à éviter tout contact avec les rares représentants de lautorité brésilienne détachés de Macapa au poste Pedro II, il se trouve tellement isolé des voies habituelles de communication, quil nest pas étonnant que son existence demeure jusquà ce jour presque complètement ignorée.
Dautre part, cette colonie qui, demain peut-être, périra de mort violente, et dont les débris seront dispersés au souffle des émeutes, ne relevant daucun État, nul représentant dune puissance quelconque ne pouvant y arborer son pavillon, nul gouvernement ny possédant détablissements agricoles ou industriels, on comprendra quelle nexcite quun intérêt médiocre, et quon sinquiète peu des faits et gestes de ses membres.
Ces déclassés sont donc bien, par cela même, des hommes sans patrie, puisque ce sol quils habitent offre ce phénomène géographique dun territoire nappartenant à personne.
Ce nest pas à dire pour cela, quil ne soit énergiquement et depuis longtemps revendiqué.
Quoi quil en soit, la savane, où sélève le village sans nom, a pour limites extrêmes, au sud, le Tartarougal-Grande ; à lest, le lac Campridio et le lac des Deux-Bouches où se déverse le Tartarougal ; au nord, une rivière qui pourrait bien être le Rio-Coujoubi ; à louest, linconnu.
Ce mot de « savane » disons-le incidemment, ne saurait, dans le cas présent, impliquer lidée dune vaste plaine herbue, analogue aux steppes moscovites, ou à la Prairie Nord-Américaine.
Bien au contraire, car elle se présente sous plusieurs aspects absolument différents, résultant de la plus ou moins grande altitude du sol. Une élévation ou une dépression de quelques mètres au-dessus ou au-dessous du niveau des grandes eaux, suffit en effet à modifier singulièrement, cela va de soi, les productions et laspect des terrains qui pourtant sont toujours la « savane ». Il y a dabord la savane noyée ou bas pâturage salé, dont les herbes croissent sur un fond solide, recouvert dune couche deau plus ou moins épaisse. Puis la savane moyenne, parfaitement sèche, généralement en plan horizontal, et dont les végétaux servent toute lannée à lalimentation du bétail. Puis encore le pripri ou pinotière, du nom du palmier pinot qui en borde les rives ou en peuple les îles. Elle tient tout à la fois de lune ou de lautre, en ce sens que, grâce à la faible dépression de son fond, elle est alternativement sèche ou inondée, et devient, suivant la saison, savane noyée ou savane moyenne.
Ces terrains sont en outre sillonnés de cours deau plus ou moins importants, comme le Tartarougal-Sinho, le Rio-Itauba, et dautres plus petits, de simples ruisseaux, ou « igarapès » produits par les infiltrations des lacs et des marais. Fleuves, rivières ou ruisseaux, coulant sur un fond plat, aucunement accidenté, se réunissent, senchevêtrent, sanastomosent comme le système circulatoire dun organisme humain. Leur présence a pour objet de modifier brusquement laspect et les productions du sol. Bordés de grands arbres de toute espèce, qui coupent la plaine de vastes écrans de verdure, ils divisent en longs rubans capricieusement festonnés les bas pâturages, les savanes moyennes et les pinotières.
Il demeure donc bien entendu que cette appellation de savane ne peut ni ne doit, comme il est dit ci-dessus, évoquer la pensée dune steppe, dun désert de graminées.
Sa disposition a en outre pour effet de rendre les communications souvent difficiles, parfois périlleuses.
Aussi, les irréguliers en compte ouvert avec les deux nations voisines ne pouvaient-ils choisir un lieu plus propice à leur installation.
Esclaves marrons, soldats déserteurs, forçats évadés, gredins hors la loi, trafiquants suspects, fuyant les injustes rigueurs ou les légitimes sévérités de la civilisation, se dirigent vers ce pays sans maître, leur terre promise, se groupent au hasard de leurs sympathies et plus encore de leurs besoins, de façon à résister aux Indiens qui ne les aiment guère, et à pourvoir en commun aux exigences de la vie sauvage.
On imagine sans peine quelle doit être la moralité dune population ainsi recrutée, et quelles garanties son voisinage peut offrir aux colons qui seraient tentés dexploiter les incalculables ressources de cet admirable territoire.
Ainsi que nous lavons dit dans la première partie de cet ouvrage, ces colons, forcés de vivre continuellement sur la défensive, ne peuvent invoquer lappui du Brésil ni celui de la France, lorsque leurs établissements ou leurs existences se trouvent menacées.
Cest à eux seuls de se défendre et dassurer leur sécurité.
Lun ou lautre des deux gouvernements serait dailleurs fort mal venu dintervenir, surtout la France, tant sont ombrageuses les susceptibilités du Brésil, dont la politique, depuis des temps immémoriaux, consiste à stériliser les efforts tentés par nos nationaux dans la zone équinoxiale.
Cette affirmation, qui peut-être pourrait sembler exagérée, eu égard aux excellents rapports existant entre les deux pays, nen est pas moins exacte pour tout ce qui a trait particulièrement au Territoire Contesté. Car le Brésil, tout en protestant de sa profonde sympathie pour la France, et en la prouvant dans mainte occasion, est toujours demeuré intraitable, quand il sagit spécialement de cette question du « Contesté »...
À ceux qui le taxeraient de parti pris, lauteur, impartial avant tout, répondrait par les lignes suivantes, qui renferment la formule diplomatique dont semblent sinspirer, depuis près dun siècle, nos opiniâtres compétiteurs. Elles émanent du ministre portugais de la marine, et datent de 1798.
Nous citons textuellement : « Lexpérience du peu de succès quont obtenu jusquà présent les Français pour former et consolider leurs établissements à Cayenne, donne quelques espérances quils ne seront pas plus heureux dans lavenir. Le point important est que, de votre part, il y ait toujours ce zèle discret, et ce prudent patriotisme qui est nécessaire pour susciter des obstacles à leurs projets ambitieux, sans apparence de violence ou de mauvais vouloir. (Instructions du ministre de la marine en 1798. Mémoire sur lIntrusion intrusâo des Français aux terres du Cap-Nord.)
Voilà qui est particulièrement édifiant.
Nous sommes aujourdhui en 1886. Il y a donc quatre-vingt-huit ans que ces instructions sont écrites. Eh bien ! elles semblent navoir subi aucune modification depuis le jour où le Brésil, secouant le joug de la métropole. 12 octobre 1822 sest constitué en État indépendant.
La preuve, cest que, en dépit des concessions offertes par le gouvernement français pour arriver à délimiter les frontières, jamais les plénipotentiaires des deux pays nont réussi à faire aboutir leurs interminables conférences.
Le Brésil veut bien en finir, mais à la condition de nous déposséder presque entièrement et de nous reléguer à la limite du Carsevenne, cest-à-dire de sattribuer les neuf dixièmes de lobjet en litige.
Nos droits pourtant sont indéniables et nous ne saurions trop remercier nos hommes dÉtat qui, au moment même où nous écrivons ces lignes, (mars 1886) essaient encore dobtenir des conditions compatibles avec nos intérêts et surtout notre dignité.
Ces droits quil est essentiel de bien définir, remontent à lorigine de notre colonie elle-même.
Au XVIe siècle, la France avait nominalement la possession de tout le territoire compris depuis lOrénoque jusquà lAmazone. Mais, absorbée par les guerres dItalie, puis par les guerres de religion, elle laissait avec indifférence les Espagnols et les Portugais sadjuger la plus grande partie des terres du Nouveau-Monde.
Lorsquen 1664 la première colonie française un peu importante fut fondée en Guyane, notre possession ne comprenait plus, même nominalement, la totalité de ce territoire. Entre le Maroni et lOrénoque, sétaient installés déjà les Hollandais. Nous nen restions pas moins les maîtres des terres comprises entre le Maroni, lAmazone et le Rio-Negro.
Cest seulement en 1688 que les Portugais, voyant le commerce déchanges avec les Indiens de la côte prendre de lextension, et comprenant en outre les avantages topographiques de cette position superbe, songèrent sérieusement à nous évincer de la rive nord de lAmazone.
Le gouvernement de Lisbonne faisait élever, à cet effet, cinq petits postes fortifiés sur la rive septentrionale du bas Amazone. Louis XIV fit alors affirmer par M. de Férolles, gouverneur de Cayenne, les droits de la monarchie française sur toutes les terres du bassin septentrional du fleuve. Le gouvernement portugais ayant refusé de reconnaître le bien fondé de réclamations du gouvernement français, M. de Férolles, sur lordre de Louis XIV, en mai 1697, en pleine paix, enleva et occupa San-Antonio de Macapa et détruisit les quatre autres forts. « M. de Férolles. dit le Mercure Galant de lépoque, exécuta, avec beaucoup de valeur et en peu de temps, lordre quil reçut de la cour daller chasser les Portugais... Avec quatre-vingt-dix hommes, il mit en fuite deux cents Portugais soutenus par six cents Indiens, rasa les forts à lexception de celui de Macapa dans lequel il laissa garnison, puis revint à Cayenne avec les cinq ou six embarcations qui avaient servi à cette entreprise. Ce fait darmes fut inutile : la petite armée ne put se maintenir quun mois à Macapa, et les Portugais réoccupèrent le poste après nous en avoir chassés ».
La première convention diplomatique essayant de régler le différend est du 4 mars 1700. Des négociations eurent lieu à la suite de laffaire de Macapa et ces négociations furent suivies dun traité provisionnel. Le roi de France sengageait à sabstenir provisoirement de faire aucun établissement sur la rive droite de lAmazone, mais le roi de Portugal ferait détruire Macapa et ne prendrait aucune position sur la rive litigieuse, provisoirement neutre. Conformément au traité, le Portugal détruisit Macapa.
Les choses demeurèrent en létat jusquau traité dUtrecht, qui fut censé terminer le différend.
Dans les actes préliminaires de ce traité, le comte de Tarouca demande pour le roi de Portugal « que le roi de France lui cédât et à tous les rois du Portugal, après lui, pour toujours, tous les droits quil prétend avoir sur les terres communément appelées du Cap-Nord appartenant à létat de Maragnon et situées entre les rivières des Amazones et de Vincent-Pinçon, nonobstant tout traité provisionnel ou définitif quon peut avoir fait sur la possession et sur le droit des dites terres ». (Article 2 des demandes du Portugal présentées à Utrecht le 5 mars 1712.)
Ce fameux traité, qui fut signé le 11 avril 1713, et devait mettre fin à un conflit dont lorigine remontait à plus de vingt-cinq ans déjà, servit au contraire de texte à une série de discussions qui se sont prolongées jusquà nos jours.
Larticle 8 du traité de 1713 dit en substance que la France renonce à la navigation sur lAmazone, que les deux bords du fleuve appartiendront au Portugal, et désigne le cours deau qui doit séparer les deux possessions sous le nom de Japoc ou Vincent-Pinçon.
Chose au moins singulière, le texte nindique, pour cette rivière Vincent-Pinçon, ni latitude, ni longitude, et ne parle nullement de lattribution des terres de lintérieur.
Cest de cette omission, plus ou moins volontaire de la part des plénipotentiaires portugais, que naquit la confusion, cause originelle du conteste encore pendant aujourdhui.
Ne paraît-il pas, en effet, au moins singulier, que ce mot de Japoc, qui nest pas mentionné dans le traité provisoire du 5 mars 1712, figure au contraire dans le traité définitif du 11 avril 1713 ; et ne serait-on pas tenté de croire quil y a été glissé subrepticement par les Portugais mécontents de navoir pas élevé tout dabord le chiffre de leurs prétentions.
Et sil est évident quon ne peut arguer dune pareille probabilité lorsquil sagit dun traité solennel, on ne peut sempêcher de remarquer combien tout ce qui concerne les limites y est vague, obscur et incomplet, et lon se dit que si, de laveu des auteurs portugais, les représentants de leur nation à Utrecht étaient parfaitement éclairés sur la question, il nen était pas de même du représentant de la France, le marquis dUxelles, un général-diplomate, que les mémoires du temps représentent comme étant aussi maladroit diplomate que pitoyable capitaine.
Quarriva-t-il de cette ambiguïté jetée comme à plaisir à la face de nos plénipotentiaires ? Cest que les Portugais prétendirent, par la suite, que ce traité leur donnait pour limite lOyapock qui se jette dans lOcéan, entre 4° et 5° de latitude Nord et que lon devait comprendre sous le nom de terres du cap Nord, les terres du cap dOrange, cest-à-dire plus de quatre-vingts lieues de côte !
Par contre, les Français soutinrent de leur côté quil sagissait de la rivière se déversant dans la baie de Vincent-Pinçon, entre le 1° et le 2° de latitude Nord et ne consentirent jamais à reconnaître cette exorbitante prétention qui enlevait à notre colonie la moitié de son littoral, et les trois quarts de sa superficie.
Il est essentiel dinsister sur ce fait, que si lon avait voulu indiquer la rivière dOyapock, en aucun cas, et surtout dans les demandes préliminaires du traité, les Portugais ne leussent pas exclusivement désignée sous le nom de Vincent-Pinçon qui ne lui est donné nulle part sur les cartes, tandis que lon retrouve invariablement le mot Oyapock ou un nom approchant, dans toute la série des cartes publiées jusquà nos jours.
Cest donc le nom de Vincent-Pinçon qui caractérise essentiellement la rivière limite, et il ne suffirait pas à prouver quil y a identité entre les noms de Japoc et Oyapock, car notre fleuve nest désigné nulle part sous le nom de Vincent-Pinçon, soit seul, soit accolé à tout autre.
Linspection des anciennes cartes prouve, au contraire, que le canal Carapapori, et par conséquent la rivière qui sy déverse, a porté indifféremment et quelquefois simultanément les noms de Arawari, Arrowari, Arewari, Vincent-Pinçon et Iwaripoco. Lon conviendra, en outre, que ce dernier ne diffère guère plus de celui de Japoc, que celui de Wajabego que notre Oyapock portait incontestablement à la même époque.
Cest cette limite du Carapapori, formant la branche nord de lAraguary, reconnu par Humboldt pour être le vrai Vincent-Pinçon, que la France na cessé de réclamer.
Ajoutons, pour terminer ce long exposé qui a pour notre patriotisme une autre importance, quune simple curiosité géographique, que la question na pas progressé dun pas, en dépit des traités intervenus dans la suite, et des conférences tenues entre les différents diplomates franco-brésiliens.
Quelques mots encore pour lédification de ceux qui ignorent cette partie de notre histoire coloniale.
En 1782, M. de Bessner, gouverneur de Cayenne, donnait à Simon Mentelle, géographe, la mission de relever le cours de lAraguary et de reconnaître que la ligne sensible de démarcation pourrait être établie entre la Guyane française et les possessions portugaises, en partant du point où le canal de Vincent-Pinçon ou Carapapori, adopté comme borne, cesse de séparer les deux colonies. Mentelle devait sappliquer à examiner si nos limites pourraient être simplifiées en adoptant pour frontières la grande bouche de lAraguary, et quel dédommagement pourrait être offert au Portugal dans les territoires de lintérieur. Car, poursuivant vers lOuest, Mentelle devait, en sécartant le moins possible de léquateur et de la ligne parallèle au cours de lAmazone, afin, disaient ses instructions, de remplir exactement lesprit du traité dUtrecht, se rendre jusquau Rio-Branco, essayant de trouver, à notre territoire sud des montagnes centrales, une frontière sensible, scientifique.
Mentelle échoua en grande partie, et ne put que relever la côte.
Il faut franchir dun trait de plume, une période dun siècle, pour trouver dans lhistoire de notre colonie un fait analogue, dû à linitiative de M. Chessé, gouverneur de la Guyane.
À lexemple de son prédécesseur, M. Chessé confia en 1883 une mission identique à un professeur dhistoire du collège de Cayenne, M. Henri Coudreau, un jeune savant des plus distingués, qui se révéla comme explorateur hors ligne.
Plus heureux que Mentelle, M. Coudreau visita le Counani, le Mapa, les terres du Cap-Nord, le Tartarougal, le Rio-Branco, le territoire sud des montagnes centrales.
Il est profondément regrettable que Mentelle nait pu faire, en 1782, ce que M. Coudreau a fait en 1883, 1884 et 1885, car le gouvernement de Louis XIV en eût probablement fini avec le vieux différend.
Les choses en étaient là après léchec de Mentelle, quand, en 1792, en présence du danger imminent dune guerre universelle, la France évacua le poste de Vincent-Pinçon quil eût été difficile de défendre.
En 1794, lémancipation des esclaves dans la Guyane française ayant effrayé les Portugais, ceux-ci armèrent cinq petits bâtiments et en attendant une déclaration de guerre officielle, commencèrent par venir piller, dans le Ouassa, une grande ferme à bétail dont le propriétaire, le citoyen Pomme, était alors député à la Convention.
Et pendant vingt années, on continua ainsi à main armée linterprétation du traité dUtrecht.
De 1794 à 1798, la côte entre lAmazone et lOyapock fut complètement dépeuplée. Il importait dagrandir le désert entre Cayenne et Para, car au contact des Français, qui donnaient la liberté aux esclaves, Para se serait bientôt trouvé sans esclaves et sans Indiens.
Cependant, nos Indiens de Counani et de Macari nous regrettèrent. Quelques centaines dentre eux, déportés au loin, trompant une surveillance active, se riant des répressions les plus cruelles, et bravant tous les dangers, revinrent dans de frêles pirogues de Maranhâo à Macari et à Counani, par quatre-vingts lieues de haute mer.
Ces événements amenèrent Jeannet-Oudin, neveu de Danton et commissaire civil de la Convention en Guyane, à étudier la question des limites en vue de leur établissement définitif à la paix générale. Il fit en conséquence rédiger par le géographe Mentelle et le capitaine du génie Chapel deux mémoires qui furent envoyés au ministre de la marine.
Malgré ces sages précautions, les diplomates trouvèrent moyen de signer, le 20 août 1797, un traité encore plus absurde que les autres et qui reportait notre limite au Carsevenne. Le Directoire ne voulut pas, et pour cause, le ratifier.
Le 6 juin 1801, un nouveau traité, signé à Badajoz, porte la frontière française à lAraguary et déclare que la navigation de lAmazone sera commune aux deux nations.
Le traité dAmiens, 25 mars 1802, parfaitement explicite, fixe définitivement les frontières à la grande bouche de lAraguary, par 1° 20 de latitude Nord, entre lîle Neuve et lîle de la Pénitence. Elles suivront lAraguary, le Vincent-Pinçon de La Condamine, depuis son embouchure jusquà sa source, et se prolongeront par une ligne droite tirée de cette source jusquau Rio-Branco.
Tout semble conclu pour le mieux, grâce à ce traité qui est lexplication officielle, définitive du traité dUtrecht.
Mais, il eût été trop simple pour la diplomatie de sen tenir là. Surviennent les traités de 1814 et de 1815 et nos bons diplomates, probablement navrés de cette solution rationnelle, sempressent de revenir aux ambiguïtés du traité primitif.
En 1822, le Brésil devenu indépendant, hérita des droits et des prétentions du Portugal. De terribles guerres civiles ne tardèrent pas à le déchirer. En 1824, le gouvernement français, pour protéger sa colonie contre linvasion des révoltés qui senfuyaient du Para, donna lordre au gouverneur de Cayenne de rétablir le poste de Macari ou Vincent-Pinçon. On fit choix préférablement dun îlot du lac Mapa. Ce poste fut évacué en 1840. Mais pour maintenir nos prétentions, le gouvernement colonial en établit un autre sur la rive droite de lOyapock.
Les négociations, relatives à une délimitation définitive, traînèrent jusquen 1844, et furent définitivement interrompues.
En 1849, puis en 1850, une expédition brésilienne, organisée à Paris, devait partir pour occuper le Mapa. « Il sagit, disait bravement à la chambre des députés de Rio-de-Janeiro, le 19 avril 1850, M. Tosta, ministre de la marine, de fonder dans cette contrée une solide colonie, afin que nous puissions y assurer dune manière efficace notre possession. » Lexpédition brésilienne ayant rencontré, dans les eaux de Mapa, un aviso français en surveillance, le gouvernement de Rio, pour se consoler de navoir pas réussi, se mit à protester avec indignation contre les agissements de la France...
Les négociations reprirent en 1853 et durèrent jusquen 1856. Les plénipotentiaires, M. His de Butenval et M. le vicomte dUruguay, rompirent des lances dans un savant tournoi de géographie historique.
M. le vicomte dUruguay nous offrit la limite du fleuve Carsevenne dont on ne connaît pas la source, mais seulement lembouchure. M. His de Butenval proposa au Brésil pour frontière la rivière Tartarougal, qui a probablement une source, mais na pas dembouchure, car la rivière se perd dans un impénétrable réseau de lacs et de marécages, comme la constaté M. Coudreau.
Ces doctes négociations naboutirent pas.
La diplomatie ayant échoué, le gouverneur de la province de Para savisa de tenter, en 1858, un coup de force. Une expédition, modèle 1850, commandée par un lieutenant de douanes, partit de Para et entra dans le Counani, en plein Territoire Contesté. La population de Counani, composée desclaves marrons, reçut les annexeurs à coups de fusil !
Alors, le gouvernement de Rio se plaignit que la France entretenait à Counani des agents que soutenait Prosper Chaton, notre consul à Para. Le lieutenant de douanes passa capitaine, et Prosper Chaton fut blâmé.
Un comble !...
Mais, ce qui nest pas moins violent, cest le raisonnement que se tinrent les Brésiliens après les négociations infructueuses de 1853 à 1856 : « Puisque la France nous offre le territoire de Tartarougal, le terrain situé entre Araguary et Tartarougal nest plus contesté. »
Par suite de ce beau raisonnement, et sans crier gare, voilà que, en 1860, le président de la province de Para annexe purement et simplement ce territoire connu dans la contrée sous le nom de district dApurema, annexion plus platonique encore que réelle, bien que depuis vingt-cinq ans, le Brésil fasse tous ses efforts pour ladministrer, et surtout y percevoir des impôts. Il est à supposer, en effet, que les affaires ne marchent pas toutes seules, puisque en 1883, lors du passage de M. Coudreau, on attendait linstallation dun poste militaire envoyé de Para.
En 1883 et 1884, M. Coudreau révéla ces faits en haut lieu, et provoqua un échange de notes entre M. Jules Ferry et M. le baron dItajuba, chargé daffaires du Brésil. On en écrivit dans les bureaux. Cela cause un petit ennui aux puissances, sans résultat, comme bien on peut croire. Il fallait que comme jadis Prosper Chaton, quelquun payât les frais et la peine, ce fut le malencontreux explorateur. Pourquoi diable, aussi, M. Coudreau savisait-il davoir raison !...
Lincident eut les honneurs dun enterrement de première classe, avec le cérémonial usité.
Mais aujourdhui lénervante et interminable question revient encore sur le tapis, grâce au vote récent de la loi sur les récidivistes.
La Guyane ayant été désignée comme lieu de relégation, le Brésil sinquiète, et avec juste raison, des dangers que fera courir à sa province dAmazonie le voisinage de vingt mille sacripants que la France compte expédier dans sa colonie.
Les négociations reprennent !...
Arrêtons-nous par égards pour le lecteur qui doit demander grâce !
III
Un aventurier noir. Repoussant au physique, effrayant au moral. Chez lequel on ne sattendait pas à trouver une pareille instruction. Aventures dun chercheur dor. La « poche ». Richesse prodigieuse. Exploitation. Ce que cest quun « sluice». Trois cents kilogrammes dor en un mois. Projet de fuite. Les embarras dun millionnaire. Déboires dun prétendant. Expédition. Quatre heures en pirogue. Dans la clairière. Familiarités de Monsieur Louche. Rude leçon. Angoisses dune mère. Sauvez-vous !
Cest presque involontairement que lauteur sest laissé entraîner à la trop longue dissertation historique formant la matière du chapitre précédent. Il espère cependant que le lecteur ne lui tiendra pas rancune en faveur du motif qui la déterminé à cette incursion dans le domaine de lhistoire.
Puisque nous étudions ensemble une région à peu près ignorée, nest-il pas essentiel dapprendre à la connaître à tous les points de vue ; et nest-ce point faire uvre dutilité, que de chercher à augmenter la somme de notre savoir en retournant, sous toutes ses faces, la chose en question, de manière à ne rien laisser ignorer des faits qui sy rattachent !
Notre récit ne peut dailleurs quy gagner en précision. Car ce nest pas tout, de décrire au fur et à mesure des événements, les murs, les coutumes et la manière dêtre de la population du Territoire Contesté. Il est encore essentiel de savoir pourquoi et comment ce territoire est contesté, de façon à pouvoir apprécier judicieusement les conséquences de cette contestation qui fait des habitants de cette contrée des êtres complètement à part.
Reprenons notre récit.
Diogo, Jacques en Portugais, le principal acteur du drame qui vient densanglanter le village, est un grand nègre dune trentaine dannées, au torse puissant dHercule noir. Sa face, affreusement ravagée par la variole, noffre plus que des traits déformés qui lui donnent une expression terrible et tout à la fois repoussante. Son nez, rongé par les pustules de cette maladie si fatale aux nègres, sest recroquevillé au point de figurer seulement deux trous béants. Sa bouche, bridée par une cicatrice récente qui tranche en violet sur le noir de la peau, est contractée par un rictus laissant apercevoir les dents, aussi blanches que celles dun fauve. Les yeux, aux paupières éraillées, sanguinolentes, au blanc injecté de filaments bruns, à liris luisant comme des boules dacier bruni, lancent des regards aigus, cruels.
Lexpression habituelle de ce masque sinistre, que lon ne voit jamais grimacer un sourire, est celle dune méchanceté froide, implacable, en quelque sorte voulue.
Cette laideur épouvantable, à laquelle il semble impossible de shabituer, effraie même les familiers de Diogo qui prend plaisir à en augmenter encore lexpression.
Il létale avec complaisance, lexpose avec une sorte dostentation, et affecte den faire parade, comme une coquette de sa beauté.
Le moral, dautre part, na rien à envier au physique.
Cruel par instinct, emporté jusquà la fureur, implacable dans ses haines, orgueilleux, cupide et rusé, il possède, en même temps, un singulier empire sur lui-même.
Joue-t-il un rôle ? Affecte-t-il aussi dexagérer les monstruosités de son âme comme les hideurs de son corps ?
Nul ne le sait. Il épouvante et semble ravi de leffet quil produit inévitablement.
On la vu maîtriser tout à coup deffroyables accès de rage, et redevenir, en un clin dil aussi calme quun homme endormi. Il a assassiné un camarade pour une bouteille de tafia, et abandonné à des compagnons dorgie le produit dun mois de travail. Insulté, menacé par des gens ivres, il a haussé dédaigneusement les épaules, et a patiemment attendu leur retour à la raison pour les faire périr avec des raffinements inouïs.
Arrivé on sait doù, et depuis seulement une année dans la petite colonie, il a su prendre une étrange influence sur ses camarades qui le haïssent peut-être, mais ladmirent parfois et le craignent à coup sûr.
Mais, ce qui contribue au moins autant que sa force corporelle extraordinaire, à augmenter encore cette influence, cest une intelligence et surtout une instruction véritablement surprenantes chez un être en apparence aussi déshérité.
Il parle couramment le français, langlais et le portugais ; de temps en temps, les trafiquants de la côte lui remettent des livres, des journaux, des brochures quil lit avec avidité, au grand étonnement de ses compagnons à demi-sauvages qui ne peuvent concevoir un pareil prodige.
Ce nest pas tout. Il fait de temps à autre quelques courses plus ou moins prolongées, et relève attentivement, sur le papier, la configuration de la région, de manière à posséder des cartes détaillées, parfaitement exactes.
Pendant environ six mois il sest tenu presque complètement à lécart, sans se mêler aux intrigues des habitants du village qui élisent et renversent leurs chefs, avec un entrain digne des anciens citoyens du Mexique, ce pays légendaire des prononciamientos.
Lors de lavènement au pouvoir du dernier représentant, il a commencé à travailler lopinion publique, sans pour cela se poser en compétiteur. Mais il sest mêlé activement à ces irréguliers, et a pris part à leur vie si inégalement partagée entre le travail et lorgie.
Puis, quand il a jugé le moment propice, il a prouvé quil fallait se débarrasser au plus tôt du chef actuel, un mulâtre dont il avait recherché lamitié, capté la confiance, et quil avait énergiquement secondé dans des circonstances périlleuses.
On a vu comment, et dans quelles conditions, il parvint à le renverser et à le supplanter.
Un mois à peine avant ce tragique événement, le mulâtre, travaillant à lexploitation dune petite crique aurifère exceptionnellement riche, avait découvert ce quen style de mineur on appelle une poche. Une des premières battées lavées par lui produisit près de cent francs ! Chiffre énorme auquel les mines dor guyanaises nont presque jamais atteint.
Lhomme émerveillé continua seul son travail pendant toute la journée, sans que lopulence du gisement se démentît un seul instant. Le soir, il rentrait à sa case avec environ un kilogramme dor en poudre et en grains, représentant une valeur de trois mille francs.
Peut-être eût-il été plus prudent de poursuivre solitairement cette exploitation. Mais le chercheur dor, voulant ravir au plus vite à la terre cet opulent trésor, préféra sadjoindre un compagnon, sachant par expérience que le travail à deux serait infiniment moins pénible et tout à la fois plus rémunérateur.
Il confia sa bonne fortune à son bon ami Diogo qui lécouta froidement, en homme désintéressé des biens de ce monde, et auquel suffit amplement la frugale subsistance des habitants de la forêt.
Diogo, cependant, lui offrit son concours et se mit à louvrage avec lui, mais sans manifester la moindre convoitise, bien quil apportât beaucoup dardeur à la partie la plus pénible de lexploitation, le terrassement du sol aurifère,
Le rendement du lavage dépassa encore le chiffre du premier jour.
Diogo, de plus en plus désintéressé, refusa pourtant de partager, et se contenta dun modeste salaire.
La poche semblait inépuisable. Après une semaine dun labeur acharné, le mulâtre, littéralement sur les dents, mais plus avide que jamais, proposa à son compagnon détablir un sluice et dembaucher quelques terrassiers, pour le gros de la besogne.
Celui-ci, toujours complaisant, mais non moins indifférent à cette fortune qui allait en sarrondissant, fit pourtant quelques observations, au moins pour la forme.
Le lavage par le sluice, dit-il, rapportera dix fois, cent fois plus, cest vrai, mais si les hommes que tu veux employer se doutent de la richesse du terrain ?
Nous lèverons la production deux fois par jour lorsquils prendront leur repas, et nul nen connaîtra la valeur.
Cest une idée...
« As-tu du mercure, au moins.
Jai du mercure en quantité suffisante.
Eh bien ! établissons un sluice.
Cet appareil, très élémentaire, se compose dune série dauges, ou plutôt de canaux en planches, longs denviron quatre mètres, larges de cinquante centimètres, hauts de trente, un peu plus larges dun bout que de lautre, de façon à semboîter, et à former, par leur réunion, un canal unique, atteignant vingt, quarante ou cinquante mètres.
On donne le nom de dalle à chacune de ces boîtes, ouvertes aux deux extrémités, dont lensemble forme le sluice. Sur le fond de chaque dalle se trouvent des plaques de tôle, percées de trous, ou même de simples planches mobiles également percées et portées sur des tringles servant à les surélève de quelques centimètres. Sous ces plaques est déposé le mercure.
La première dalle est installée dans la berge dun ruisseau barré par un batardeau, de manière à laisser couler dans le sluice un filet deau que lon règle à volonté. Les autres dalles, portées sur des chevalets, possèdent une pente suffisante pour lécoulement.
Les terres aurifères, fouillées à la pioche, sont lancées à la pelle dans le sluice et désagrégées par leau qui les entraîne. Lor, plus lourd, tombe dans les trous des plaques et samalgame au mercure par simple contact.
Quand on juge le mercure assez saturé, on lenlève, on le filtre dans une peau de chamois, ou plus communément, dans une toile solide, à tissu serré, et il reste une masse blanche, pâteuse, dor amalgamé que lon évapore dans un vase quelconque sur un feu vif.
Tel est en quelques mots le procédé primitif employé par les mineurs davant-garde.
En dépit de limperfection évidente de ce système, telle était linvraisemblable opulence des terrains, que le rendement atteignit une moyenne de dix à douze kilogrammes par jour.
Au milieu de la quatrième semaine, les doux compagnons avaient extrait une quantité dor quils pouvaient évaluer à plus de trois cents kilogrammes, représentant une valeur de près dun million !
Puis, tout à coup, le sol devint absolument stérile. Cette poche prodigieuse était épuisée au moment où le mercure allait aussi manquer, bien que Diogo, en prévision de cet accident, eût installé un appareil grossier, destiné à condenser les vapeurs mercurielles produites par lévaporation.
Le mulâtre, qui navait pas de secrets pour son ami, avait enfoui, au fur et à mesure, dans le sol de sa cabine, ce fastueux trésor. La poudre et les pépites étaient enfermées dans de petites calebasses pouvant contenir chacune dix kilogrammes, et auxquelles une armature de fibres darouma bien tressés donnait une solidité à toute épreuve. Grâce à ce fractionnement, le transport en devenait plus facile, et lon pouvait ainsi dissimuler le contenu de chaque calebasse, en confondant celle-ci avec des objets quelconques, sans importance.
Dès linstant où lexploitation cessa, Diogo reprit son existence oisive en apparence, et se mit à travailler de plus belle quelques-uns de ses intimes.
Cela dura trois ou quatre jours. Mais alors, le mulâtre, qui vivait dans des transes perpétuelles depuis le moment où cette fortune soudaine lavait comblé, manifesta bientôt lintention de se retirer en pays civilisé.
À quoi bon être millionnaire, si lon est réduit à la portion congrue de farine de manioc et de poisson séché.
Il confia son projet à son bon ami Diogo, qui lui promit son concours dévoué, et lui proposa même de laccompagner à la côte, afin de saboucher avec le premier bâtiment qui passerait en vue.
Or, justement, le petit vapeur qui, une fois par mois, vient de Cayenne au Para chercher les bufs nécessaires à la subsistance du chef-lieu de notre colonie, était attendu prochainement. Le capitaine ayant coutume de faire quelques escales à la côte pour échanger ou acheter le caoutchouc, lor, la colle de mâchoiran ou lhuile dandiroba, on pourrait sentendre avec lui.
Pour la première fois depuis longtemps, la face hideuse du noir sembla grimacer un sourire.
Il regagna sa case tout joyeux, exhiba sa provision de tafia, fit venir ses affiliés, les abreuva largement, et leur dit :
Cest pour aujourdhui.
« Le coquin veut vous brûler la politesse, et sen aller « à langlaise » comme on dit chez messieurs les blancs.
« Eh bien ! nous allons voir !
« Vous savez quil est riche, stupidement riche...
« Je sais où est son or... Vous naurez quà fouiller le sol de sa case et vous trouverez là de quoi vous combler tous...
« Prenez ce que vous voudrez. Il en restera encore assez.
« Cependant, ne gaspillez pas. Pensez à lavenir et comptez sur moi.
« Faites de feintes largesses et emportez chez moi le plus que vous pourrez... Vous retrouverez plus tard cet or dont nous avons besoin pour fonder notre république.
« Il faut être riches pour conquérir et assurer notre indépendance.
« Aujourdhui, soyez tout au plaisir.
« Allez ! annoncez la déchéance de ce lâche fuyard, et proclamez Diogo pour chef. »
Ils se répandirent dans le village, attaquèrent à limproviste ceux quils savaient être attachés au mulâtre, les sommèrent de reconnaître le nouveau chef, et massacrèrent sans pitié ceux qui manifestaient la moindre hésitation.
Diogo, de son côté, ne resta pas inactif. En homme qui sait payer de sa personne, et dont la férocité native devait se complaire au milieu du carnage, il se mêla aux égorgeurs, et fut, comme on la vu, un des principaux acteurs du drame sauvage auquel nous avons précédemment assisté.
Trompé dans son espoir, et dautant plus furieux de voir lui échapper ce trésor dont il avait escompté la possession certaine, quil lui était indispensable pour la réalisation de projets longtemps caressés, il pensa aussitôt à réparer ce contretemps par le pillage du seringal du haut Araguary.
Mais voilà quau moment où il allait aviser au moyen dexécuter ce difficile projet, un de ses hommes venait lui annoncer lanéantissement du seringal !
Diogo, pour le coup, éprouva une vague sensation de désespoir.
Quelques mots du nouveau venu, João, calmèrent soudain les inquiétudes quil pouvait à peine dissimuler.
Puisquil en est ainsi, dit-il rasséréné par la rapide confidence faite mystérieusement par son émissaire, je vais aviser.
Sans retard, nest-ce pas, maître ?
Je comprends comme toi quil faut agir sans perdre un moment.
« Mais où trouver les vingt hommes nécessaires à ce coup de main ?
Dix hommes bien armés suffiront.
Cest peu.
Bah ! Ils ne sont que quatre blancs, avec une demi-douzaine de Muras toujours ivres.
« Les Muras déguerpiront comme des grenouilles, et nous empoignerons sans résistance les prisonniers et leurs gardiens.
Oui, tu as raison.
« Cest le seul moyen de tenir en notre pouvoir le seringueiro, et dobtenir de lui tout ce que je veux.
« Cest entendu, tâche de me réunir une dizaine dhommes un peu moins ivres que les autres, conduis-les à la crique, embarque-les dans deux pirogues ; tu commanderas lune, moi lautre.
Muni de ses instructions, João quitta sans plus tarder le nouveau chef et se mit on devoir dexécuter son ordre.
Ce dernier retira dune cachette, où il les avait habilement dissimulées en prévision de besoins ultérieurs, quelques carabines, avec des munitions, et les transporta rapidement au dégrad où étaient amarrées les pirogues du village.
Contre son attente, João revint bientôt accompagné dune troupe de noirs sanglants, surexcités par le tafia gloutonnement avalé pendant lorgie qui paracheva la scène dégorgement, mais, en somme, désireux dobéir au chef qui leur inspire une confiance absolue.
En quelques mots rapides, Diogo leur explique quil sagit dun coup de main à opérer lestement ; que le lendemain au plus tard, ils seront de retour au village, et que, grâce à eux, la perte du trésor sera en partie réparée.
Il nen faut pas davantage pour exciter leur ardeur.
Désireux dailleurs de faire leur cour au nouveau chef et de lui complaire, dautant plus quen raison de sa prise de possession toute récente il saura récompenser largement les fidèles de la première heure, ils saisissent les pagayes et font voler sur le cours tranquille de la crique les légères embarcations.
Pendant près de quatre heures, ils se livrent sans fléchir à cette manuvre rendue plus pénible encore par une chaleur infernale. La sueur ruisselle en nappe sur les torses débène ; les bras, luisants comme sils étaient frottés dhuile, se crispent sur les manches des pagayes, les nuées de maringouins sabattent sur les épidermes nus, le soleil frappe daplomb sur les crânes où se tord une chevelure crépue, et les sauvages mariniers, insensibles à tout, continuent à rythmer leur nage en hurlant leurs refrains absurdes, auxquels ils ne comprennent pas un mot.
Tout à coup, João qui tient la tête se retourne, et impose, dun geste rapide, silence aux deux équipages.
La crique tourne brusquement. Les pirogues modèrent leur allure et vont doubler la pointe envahie par un parterre aquatique formé de moucoumoucous.
Mais João donne un vigoureux coup de pagaye, et sa pirogue, obéissant à cette brusque impulsion, pivote à demi et sengage par lavant à travers les tiges terminées par de larges feuilles rigides et luisantes.
La seconde embarcation se conforme à cette manuvre et disparaît aussitôt.
Les pagayeurs se halent doucement sur les tiges, et abordent bientôt sur un terrain solide, bordé de grands palmiers bâches qui sétendent à perle de vue.
Cest là ! dit à voix basse João, en montrant du doigt une clairière située à cent mètres à peine, au milieu des troncs grêles et rigides comme des colonnettes gothiques.
Bon ! répond brièvement Diogo en donnant lordre aux noirs de sarmer.
La petite troupe met pied à terre et savance sans bruit sur le sol humide.
Diogo, le premier, arrive au bord de la clairière, et aperçoit un groupe dIndiens, sans armes, occupés à dépecer un énorme poisson du pays, appelé piraroucou. Un peu plus loin, des hamacs tendus entre des bâches, et dans lesquels sont étendus des hommes de race blanche fumant des cigares et buvant du tafia. Enfin, du côté oppose, deux noirs blessés, garrottés et allongés près dun petit carbet composé de quelques perches mal ajustées, recouvertes de larges feuilles.
À son aspect, les Muras poussent un hurlement lugubre, abandonnent leur poisson, et senfuient près des hommes couchés dans les hamacs.
Ceux-ci se lèvent brusquement, et demeurent interdits à la vue de ce nègre colossal, aux traits hideux, autour duquel se rangent dautres nègres armés jusquaux dents. Mais leur étonnement est de courte durée. Lun deux, un vieux, à la face flétrie, à lexpression cauteleuse et impudente, se lève et sécrie dun accent canaille :
Tiens !... un négro !...
« Eh, boujou compé !... comment to fika ?
Mais Diogo, auquel sadresse ce salamalec guyanais, ne sourcille pas, et examine curieusement, avec une nuance de mépris très accentué, sou interlocuteur et ses compagnons.
Eh ben ! reprend le vieux, est-ce que tu as avalé ta langue, ou es-tu sourd ?
« Il me semble que Monsieur Louche ta fait lhonneur de te parler.
Silence ! riposta durement Diogo, et réponds quand je linterrogerai.
De quoi ! le mal blanchi me tutoye...
« Le monde renversé, alors !
« Nous sommes des blancs, mon garçon ! Et ici, comme ailleurs, le nègre doit le respect au blanc.
Vous êtes des forçats évadés de Cayenne, nest-ce pas, reprend Diogo sans daigner répondre, bien que la nuance grise de sa peau indique une violente et soudaine fureur.
Et après ? que que ça te fait ?
... Vous avez pillé et incendié le seringal du Français ?...
Tes donc un juge dinstruction ?... nen faut pas, tentends !
« Oh ! mais, tu sais, tu ne mesbrouffes pas, avec la face de macaque et la patrouille de moricauds.
Allons, répond Diogo sans se départir de son sang-froid, il faut donner une leçon à ce vieux singe.
Puis, sans effort apparent, il allonge le bras, saisit au collet le gredin, lextrait de son hamac, lélève à bout de bras, lexamine comme un enfant ferait dun pantin, et le jette rudement sur le sol.
Je me nomme don Diogo, et ne loublie pas !
À moi, LHercule ! sécrie le misérable.
Un second Européen, vêtu dun pantalon de toile et dune vareuse bleue, saute précipitamment de son hamac, et se rue sur le noir.
Diogo tire froidement de sa ceinture un revolver, braque le canon sur sa poitrine, et ajoute :
À bas les pattes, garçon.
« Je ne vous veux pas de mal, mais soyez sages.
« Sinon, je vous extermine tous et vous fais jeter en pâture aux caïmans.
Ça, cest parler, au moins.
« Quy a-t-il pour votre service, monsieur « don » Diogo que je ne connais pas du tout ?
Vous le saurez bientôt.
« Pour le moment, vous allez nous suivre tous quatre, et renvoyer ces vermines de Muras.
Et après ?
Cest mon affaire ! Obéissez...
À ces mots, une femme, pâle, exténuée, les yeux rougis par les larmes, sélance hors du carbet, en tenant un enfant dans ses bras.
Elle savance vers Diogo, pendant que deux autres enfants se serrent effrayés près dun troisième, un garçonnet denviron dix ans, qui contemple intrépidement la scène.
Oh ! vous, dit-elle, qui que vous soyez, sauvez-nous !
« Pitié pour ces pauvres petits qui peut-être nont plus de père !
« Arrachez-nous aux mains de ces bourreaux !
Diogo, un moment interdit, garde un silence farouche ; puis, se tournant vers João, il ajoute en portugais sans répondre à cette prière déchirante :
Cest bien la femme du sereingueiro de lAraguary avec ses enfants.
« Je ne lai aperçue quune fois, mais je la reconnais.
« João, mon fils, tu as eu la main heureuse, et cette jolie nichée de petits blancs est vraiment de bonne prise.
« Embarque-moi tout cela, et en route !
IV
Angoisses. Un chien. Apparition inattendue dun témoin du désastre. Récit de la catastrophe. Pendant labsence du maître. Préparatifs de défense. Incendie des carbets et des cases. Sommation et riposte. Les flèches incendiaires. En retraite. Cernés. Résistance désespérée. Massacre et déroute. Les captifs. Vaines recherches de lIndien Tabira. Dénuement. Une pirogue submergée. Frêle débris de lancienne opulence. Plan de campagne. Que pourront faire trois hommes et un chien ? « Partons ! »
Par quelle étrange et terrible succession dévénements la gracieuse compagne de Charles Robin est-elle tombée, avec ses enfants, au pouvoir des bandits échappés du pénitencier de Cayenne ? Quel malheur jusqualors sans précédent sest donc abattu sur lopulente habitation du seringueiro ? Quelle tempête a pu disperser ou anéantir les éléments dune prospérité si noblement et si vaillamment conquise ?
On na pas oublié comment le Chasseur de caoutchouc, après avoir miraculeusement échappé aux misérables qui le torturaient, grâce à lintervention de lIndien Mundouroucou Tabira, se trouva tout à coup en face des débris encore fumants de sa splendide demeure.
Le malheureux jeune homme, brisé par leffroyable lutte quil soutenait depuis quarante-huit heures, sentit ses forces labandonner devant un pareil désastre dont il envisagea soudain les épouvantables conséquences. Il eût fait bon marché de la ruine absolue de ses intérêts matériels. Quimportait, en somme, à cet intrépide colon lanéantissement de sa fortune, en présence dune catastrophe qui le frappait si cruellement dans ses affections dépoux et de père !
Mais, quétaient devenus les êtres chéris quil aimait plus que sa vie ?... Sa femme, douce et frêle créature, dont lexistence pouvait se résumer en deux mots : amour, dévouement... Ses enfants, les chers petits que chacun adorait à lhabitation !
Quels misérables avaient bien pu méconnaître tant de grâce et dinnocence ! Quels monstres avaient osé sattaquer à des êtres aussi inoffensifs à peine éclos à la vie ! En quelles mains criminelles étaient-ils donc tombés !
Charles craignit de comprendre. Il lui sembla apercevoir les hideux Muras commandés par les forçats se ruer à lassaut du seringal... Les ouvriers surpris, massacrés sans pitié ; sa femme, ses enfants saisis par les bandits, maltraités, outragés peut-être, et emmenés à travers la région sauvage.
Terrassé par cette affreuse appréhension, il sabattit lourdement sur le sol, comme si les ressorts de son existence sétaient brisés tout à coup.
Il reprit lentement ses sens, et se retrouva au bord de la crique, sous un manguier, où lIndien, effrayé de voir son maître en pareil état, lavait transporté pour larracher à la vue des débris calcinés. Puis, Tabira inhabile à traiter ce mal auquel les hommes de sa race, peu impressionnables de leur nature, ne sont jamais astreints, lavait machinalement frictionné, comme pour un coup de soleil.
Bientôt une douleur aiguë le mordit au cur. La mémoire lui revint avec la souffrance. Il se souvint.
Cependant Tabira, heureux de ce retour à la vie, manifestait sa joie par des cris retentissants et une pantomime animée, quand un hurlement lugubre répondit à ses acclamations.
Bientôt un chien, de taille colossale, le mufle sanglant, la peau tailladée, bondit hors des buissons bordant la rive, et se précipita sur Charles, quil se mit à lécher en poussant de petits jappements de tendresse.
Bob ! Cest toi, mon bon chien, murmura-t-il dune voix brisée en reconnaissant lanimal.
Bob, entendant son nom, se reprit à japper éperdument, en étouffant son maître de caresses. Puis, comme si un travail sopérait dans son cerveau, il sassit sur le sol, poussa un nouveau hurlement, et sélança vers les broussailles quil venait de quitter.
Charles, connaissant lintelligence de la brave bête, comprit quil y avait par là quelque chose dinusité. Il se préparait, malgré sa faiblesse, à opérer sans plus tarder des recherches, quand le chien reparut en gambadant, précédant un homme pâle, exténué, se soutenant à peine.
Lhomme, dont les vêtements sont en lambeaux, savance péniblement en sappuyant de la main gauche sur un fusil noir de poudre. De la main gauche il brandit une hache dont la lame et le manche sont teints de sang. Une longue estafilade balafre une de ses joues, de minces filaments rouges sont séchés sur sa poitrine à demi nue, de larges taches marbrent çà et là ses haillons.
À laspect de lIndien, qui braque sur lui sa terrible sarbacane, il laisse tomber sa hache et son fusil, et, apercevant Charles encore assis sur le sol, il lève les bras et sécrie, en français, dune voix étranglée par lémotion.
Ah ! monsieur... monsieur !... vous nêtes donc pas mort !
Puis, deux grosses larmes coulent sur ses joues hâlées et se mêlent au sang qui les couvre.
Quel malheur ! reprend lhomme en sanglotant.
« Ce nest pas notre faute, allez... On sest pourtant rudement battu.
« Pauvre madame !... Pauvres chers petits !
Charles reconnaît lAlsacien Winckelmann, plus connu sous le nom de Chocolat.
Il se lève brusquement, plus ému que jamais à laspect de cet homme qui pleure sur sa propre infortune, et, ne voyant plus en ce malheureux que lhumble ami des heures cruelles, lui tend la main.
Lancien forçat rougit, puis pâlit en quelques secondes, et nose pas répondre à cette étreinte.
Prenez ma main, Winckelmann, reprend Charles dune voix grave et affectueuse.
« Oubliez ce passé lointain que vous avez si rudement expié, et regardez-moi désormais comme un ami.
Réconforté soudain par ces paroles sorties du cur et à lexpression desquelles il ne peut se tromper, le malheureux se dresse fièrement, comme transfiguré, serre à la briser la main du jeune homme, sans pouvoir trouver un mot à répondre.
Voyons, reprend Charles que langoisse dévore, que sest-il passé ?
« Dites-moi ce que vous savez.
« Parlez sans crainte... Je suis fort, maintenant, et tout ce que je puis apprendre ne peut plus rien ajouter à mes tortures.
« Mais, vous êtes blessé... à peine si vous pouvez vous tenir debout.
« Laissez-moi visiter vos plaies et les panser.
Ah bah ! merci, monsieur... Laissez donc ça, sans vous commander.
« Voyez-vous, nous autres, nous sommes habitués à la dure.
« Dailleurs, le sang ne coule plus... cest recollé... Si je suis faible, cest quil mont saigné à blanc.
« Si seulement il ny avait pas plus de mal !
« Tenez, je vais masseoir, avec votre permission et vous raconter en deux mots ce que jai vu :
« Vous pensez si lon fut inquiet, à la maison, quand on ne vous vit pas revenir après lexpédition qui nous débarrassa du serpent sicourilou.
« Cest alors que madame envoya à votre recherche deux Indiens, celui qui est encore avec vous en ce moment, Et un autre que je nai pas revu. Comme on craignait une attaque, le nègre Boni, qui commandait en votre absence, prit toutes les mesures pour mettre lhabitation en état de défense.
« Il nous donna des armes, fit évacuer les cases, appela tout le monde près de votre demeure, et fit garder les magasins par des nègres quil désigna.
« Bon. Tout allait bien jusque-là, et nous étions pleins de confiance. Malheureusement, vous ne reveniez pas, et nous étions bien peinés, je vous assure, en voyant les transes de madame et les larmes des enfants.
« Impossible daller vous chercher, car la nuit étant venue, on naurait pas su de quel côté se diriger.
« Il était environ minuit. Toutes les lumières avaient été depuis longtemps éteintes ; ce qui nempêchait pas de veiller, bien au contraire.
« Tout à coup, les chiens qui avaient été attachés sous la véranda, se mettent à hurler et à tirer comme des bêtes folles sur leurs chaînes.
« Ce ne pouvait être vous qui reveniez avec les Indiens, car ils vous eussent reconnu et neussent pas aboyé.
« Le nègre Boni cria : « Qui vive ! »
« Pas de réponse.
« Mais cinq minutes ne sétaient pas écoulées, que tout à coup voilà les cases et des carbets abandonnés par leurs habitants, qui se mettent à flamber.
« Cétait bien là une déclaration de guerre.
« On voyait clair comme en plein jour. Mais il était impossible de savoir à quels ennemis on avait affaire, tant les coquins mettaient de soin à se cacher.
« Bientôt, on entendit, au milieu des craquements de lincendie, une voix qui nous criait de nous rendre et dévacuer la maison.
« Cette voix, je lai trop souvent entendue autrefois, et je la distinguerais entre cent mille. Si jamais je rencontre celui auquel elle appartient, je jure quil naura pas dautre bourreau que moi.
« Le Boni, voyant cela, fit faire, au hasard, une décharge générale.
« Quelques hurlements de douleur nous apprirent que toutes les balles navaient pas été perdues.
« Puis, tout rentra dans le silence. Les autres, voyant que lon veillait de notre côté, que nous étions en nombre, et que nul ne paraissait disposé à abandonner la place, parurent se concerter.
« Nous fûmes tranquilles pendant près dune heure. Ce calme apparent ne nous disait rien de bon, à nous autres vieux coureurs des bois, et personne nignorait que, avant la fin de la nuit, nous aurions à supporter le coup dur.
« Nous ne nous trompions pas, et ce fut terrible, en vérité.
« Les carbets avaient flambé comme des feux de paille, et lobscurité était devenue complète.
« Mais, voilà que tout à coup, des points rouges sallument dans la nuit, puis des éclairs rapides, jaillissent de tous côtés.
« On entend des sifflements, puis une grêle de flèche sabat sur la toiture, sur les poteaux, sur la véranda, où elles demeurent piquées.
« Les gredins, qui possèdent le génie du mal, avaient imaginé de garnir ces flèches, près de la pointe, avec des tampons de feuilles sèches enduites de résine, et dallumer ces bandons au moment de les lancer.
« Cachés derrière les arbres ou au milieu des taillis, ils tiraient à coup sûr.
« Voilà quun incendie terrible se déclare. La toiture de la maison et celle de la véranda flambent comme des étoupes. Bientôt les débris enflammés tombent sur nous... La place nest plus tenable, il faut lévacuer.
« On apprête les armes, nous nous formons en groupe serré, de façon à envelopper madame, les enfants, avec les femmes des nègres, celles des Indiens et leur enfants, puis nous voilà partis.
« Nous nous dirigeons vers le dégrad, afin dessayer de nous réfugier sur les embarcations. Malheureusement, le Boni navait pas pensé à faire garder ce point si important...
« On ne savise jamais de tout.
« Voilà que les flèches recommencent à pleuvoir sur notre petite troupe qui riposte au hasard.
« Hélas ! il nous est impossible dapercevoir lennemi qui, lui, nous voit comme en plein jour, et nous frappe à coup sûr.
« Les nôtres, lardés par les damnées flèches, tombent... tombent, que cest une pitié. Les pauvres diables commencent à séparpiller... quelques-uns senfuient.
« Nous voici bientôt au dégrad, croyant être sauvés.
« Nous arrivons au beau milieu de la bande entière de ces vermines qui nous attendent là. Ils nous entourent de tous côtés, nous assaillent à coups de sabres, de casse-tête et de flèches.
« La panique se met parmi nous. Les malheureux nègres, qui eussent pu se défendre en restant groupés, se débandent et se font massacrer en détail.
« Je perds de vue mes deux camarades, lArbi et le Martiniquais, disparus dans la bagarre. Comme tous les autres, ils ont fait leur devoir.
« Ça na servi de rien, puisque avant de tomber, jai pu voir madame avec les enfants saisis par ces scélérats et emmenés sur un de vos bateaux, le canot à vapeur, je crois.
« Tout ce que je puis vous dire, cest quon ne leur a pas fait de mal. Je pense quils veulent en faire des otages.
Après ?... interrompt bruyamment Charles qui, tout pâle, les dents serrées, les yeux pleins déclairs, écoute ce récit poignant.
Je nai plus rien vu...
« Le cur ma manqué. Je nen pouvais plus tant javais donné et surtout reçu de coups.
« Il ma semblé que deux nègres, le Boni qui commandait et son frère, étaient pris également.
« Les autres étaient en fuite ou massacrés.
« Jai perdu connaissance, et ne suis revenu à moi que longtemps après... Il faisait grand jour.
« Un de vos chiens hurlait au bord de la crique, se jetait à leau, plongeait, revenait au rivage et recommençait à hurler.
« Je lai appelé, il sest laissé caresser, et est resté avec moi.
« Je me suis alors aperçu que la flottille avait disparu ainsi que tous les cadavres jetés sans doute à leau par ces canailles.
« Comme jétais tombé sous un buisson, on ne mavait pas vu. Cest ainsi que jai pu échapper à la noyade et aux caïmans.
« Ne sachant où aller et espérant dailleurs que vous reviendriez, jai pensé quil serait plus sage de vous attendre ici.
« Je me suis installé tant bien que mal avec le chien. Nous vivons depuis deux jours de poisson et dun peu de couac échappé à lincendie.
« Voilà tout ce que je sais, monsieur, et je nai quun regret, cest de navoir pas pu faire davantage.
« Enfin, vous voilà... Tout nest donc pas perdu.
« Nous ne sommes que trois hommes et un chien, cest vrai, mais nous pouvons encore faire de rude besogne.
Merci, mon ami, jaccepte de tout cur loffre de votre dévouement.
« Jaccepte sans compter, comme vous donnez.
« Je suis trop votre obligé pour vous parler de récompense.
« Vos services sont de ceux qui ne se paient pas.
« Dailleurs ceux qui, comme vous, ont risqué leur vie pour les miens sont désormais de la famille.
Ah ! monsieur !... monsieur... Cest trop... Je ne sais plus quoi vous dire, à vous qui avez tout fait pour moi... sachant que je sortais de là-bas !
« Tonnerre !.. mais vous voulez donc que je me fasse mettre en morceaux à la première occasion !
Pendant ce lamentable récit, lIndien Tabira qui comprenait à peine quelques mots de français, sétait écarté pour se livrer, avec sa prodigieuse sagacité denfant de la nature, à un minutieux examen des lieux.
En dépit de son apparente impassibilité, le pauvre Peau-Rouge avait le cur brisé. Le désastre latteignait cruellement, lui aussi, dans ses plus chères affections.
Sa femme et ses enfants avaient également disparu dans la catastrophe, et il navait même pas, comme son maître, la consolation de savoir quils vivaient.
Après avoir fait le tour de lemplacement où sélevait lhabitation, cherché sur la terre des traces devenues invisibles, fouillé les alentours, battu les buissons, il était revenu, morne et désespéré au dégrad.
Il saccroupit sur la rive et fixa leau, machinalement.
Le blessé terminait son récit, et Charles déplorait amèrement le manque dembarcation, quand il vit Tabira se lever brusquement et piquer une tête au milieu des flots de lAraguary.
Tout interdit en présence de cet acte que rien ne justifie en apparence, il se lève, inquiet, croyant son compagnon devenu fou.
Après une demi-minute dimmersion, lIndien reparaît, tenant entre ses dents le bout dune amarre rompue..
Il se hisse lestement sur lappontement de bois servant dembarcadère et hale vigoureusement sur le câble de piassaba. Charles et Chocolat, voyant linutilité de ses efforts, se joignent à lui, et voient apparaître, ravis, lavant effilé dune pirogue submergée.
La tirer à terre, la vider et lexaminer en détail est pour eux laffaire dun moment. Elle est en parfait état. Son bordage noffre aucune avarie, et, pour comble de bonheur, le petit coffre de larrière contient encore quelques engins de pêche : des lignes avec des hameçons, deux ou trois pointes de harpon en acier fin ; plus deux couis, demi-calebasses servant de plat, dassiette et de goblet, un sabre dabatis et un sac goudronné renfermant du couac.
Cest bien peu. Mais dans la position où se trouvent les trois compagnons, ce peu constitue une véritable fortune.
Ce petit coffre est une innovation de Charles, qui, jadis, en a doté toutes ses pirogues, afin davoir toujours sous la main une réserve. Encore une fois, sa prévoyance est récompensée. Car une embarcation indigène, nétant pas pourvue de ce petit appareil, neût offert que sa coque toute brute.
Tabira sempresse de choisir au milieu des buissons qui couvrent le sol quelques manches pour les harpons, les taille, les ajuste en un moment, puis, sans désemparer, se met en quête du bois nécessaire à la confection des pagayes.
Pendant ce temps, Charles ouvre le sac de couac et reconnaît avec joie que le contenu na pas été altéré par la submersion.
Rien détonnant à cela ; dailleurs, ces enveloppes goudronnées, servant à renfermer la grossière farine de manioc, sont agencées de façon à résister pendant longtemps à lhumidité proverbiale de la région. Bien plus maniables et dun transport infiniment plus commode que les barils, elles ont été adoptées par les mineurs pour lapprovisionnement de leurs placers. Leur contenance est de vingt-cinq kilogrammes : le poids réglementaire de la charge dun convoyeur à pied.
Le jeune homme, plongé dans damères pensées, se mit à délayer, pour ainsi dire inconsciemment, quelques poignées de farine dans un peu deau, forma une bouillie épaisse, emplit les trois couis, et fit signe à ses compagnons de manger, sans oublier Bob qui ne se fit pas prier.
Ils absorbèrent en un moment cette maigre provende qui forme la base de lalimentation des gens du pays, puis ils procédèrent incontinent à la fabrication des pagayes.
Ce travail, facile en somme pour des mains exercées, touchait à sa fin, quand Charles rompit ce long silence que le blanc et lIndien avaient naturellement respecté.
Je crois avoir compris le plan de ces misérables, dit-il en français à Chocolat qui, de son côté, réfléchissait aux conséquences de la catastrophe, et cherchait les moyens dy remédier.
« Désespérant de matteindre, ils ont pensé quils me feraient capituler en semparant des membres de ma famille.
« Cela nest pas douteux. Mais, pourquoi ?... Dans quel but ?...
« Est-ce de largent quils veulent ?
« Cest possible, probable même. Mais, alors, pourquoi avoir détruit de fond en comble le seringal, brûlé le magasin regorgeant de marchandises, ruiné mon exploitation, et mavoir ainsi mis dans limpossibilité absolue de leur payer rançon.
Peut-être ont-ils escompté le crédit que vous pouvez avoir sur la place de Para ou sur celle de Cayenne ?
Vous avez raison !
« Oui... ce doit être cela.
« Dans ce cas, je mexplique pourquoi ils ont emmené, coulé, ou laissé aller en dérive toutes les embarcations de ma flottille, pour mimmobiliser ici.
« Quand ils auront trouvé un endroit sûr, à labri dun coup de main, ils menverront probablement des émissaires chargés de présenter leurs conditions.
Je crois bien que cest cela, monsieur.
« Ils ne pouvaient soupçonner que lIndien aurait lhabileté de retrouver la pirogue quils ont dû couler volontairement.
Reste à connaître la direction quils ont prise.
« À mon avis, ils ne peuvent avoir pensé à se cacher sur la rive droite de lAraguary.
« Ils nauront pas osé affronter le voisinage des Brésiliens du Macapa, et seront indubitablement restés sur les terres de la rive gauche.
« Ah ! jy suis maintenant.
« Il y a des mulâtres brésiliens avec eux. Ils connaissent la région des Lacs, cette zone inextricable, comprise entre Mapa et le lieu où le Tartarougal se perd dans le lac des Deux-Bouches.
« Ce point du Territoire Contesté est disposé de façon à être presque inabordable pour qui nest pas familiarisé avec sa configuration.
« Quelques hommes résolus peuvent y défier une armée.
« LApurema, cet affluent de gauche de lAraguary que jai autrefois exploré, forme un canal naturel pour communiquer avec le Tartarougal et par suite, avec les lacs.
« Cest là quils se sont réfugiés.
« Quen penses-tu, Tabira ? continua Charles, après avoir répété mot pour mot ses paroles en langue indigène.
Je suis de ton avis, maître.
Eh bien ! cest là que nous devons aller sans retard.
Seuls... tous les trois ? interrogea lIndien de sa voix gutturale.
Tu resteras ici, mon brave Tabira... Ne faut-il pas que, toi aussi, tu recherches les tiens.
Non, maître, où tu iras, jirai.
« Vois-tu, Papoula est une vaillante fille des Mondouroucous.
« Ou elle est morte, et je la vengerai !
« Ou elle vit, et alors elle saura bien retourner chez les hommes de notre famille.
« Papoula est brave et forte comme un guerrier... La forêt na pas de secrets pour elle. Sa main sait conduire la pirogue et lancer la grande flèche de canna brava.. Les enfants de Tabira suivront leur mère.
« Moi, je reste avec toi.
Soit ! répondit Charles, sachant par avance que lIndien ne revient jamais sur une détermination.
« Partons !
Monsieur, interrompit respectueusement Chocolat, je nai pas la prétention de vous donner un avis, encore moins de discuter vos ordres ; mais, pourtant, voulez-vous me permettre de vous faire une petite observation.
Parlez, mon ami, je vous écouterai avec plaisir.
Jai entendu dire, depuis que je suis ici, quil y avait sur la rivière même, un poste de soldats brésiliens.
« Ne pourraient-ils pas vous prêter main forte ?
Charles sourit tristement.
Oui, dit-il, la colonie militaire de Pedro II.
« Un poste composé de vingt-cinq pauvres diables dIndiens Tapouyes, commandés par un capitaine et renforcés dun commissaire de police !
« Inutile dy penser. Dabord, le poste a été évacué depuis six mois devant une terrible épidémie de variole qui a presque anéanti la petite garnison. Ensuite, parce que les Brésiliens, voyant en nous les conquérants pacifiques de ce terrain convoité par eux avec une âpreté qui ne recule devant aucun moyen, bien loin de nous aider, seraient plutôt enclins à se réjouir de notre détresse.
« Quelque monstrueux que semble ce fait, de la part de gens qui se targuent de civilisation, il na rien dexagéré, croyez-moi.
« Là où des Français nhésiteraient pas à intervenir, au péril de leur vie, au nom des lois sacrées de lhumanité, où des Anglais mêmes, quelque égoïste que soit leur politique, se mettraient en avant, au nom des droits communs aux nations civilisées, des Brésiliens se renfermeraient à coup sûr dans une malveillante neutralité.
« Nous navons rien à espérer que de nous-mêmes.
« Il vaut mieux dailleurs que nous soyons ainsi faibles et désarmés... Cette faiblesse est la sauvegarde des infortunés qui sont là-bas, et lintérêt des misérables qui les retiennent garantit notre sécurité.
« Encore une fois, partons !
V
En pirogue. La piste. Flèche empennée de rouge. Rencontre sur la rivière. Le Boni Lômi. Nouvelles des absents. Les rives de lApurema. Savanes. Bâches. Troupeaux. La ligne du partage des eaux. Le Tartarougal-Grande. Lentrevue. Blanc et noir. Où la personnalité de Diogo se dessine. La rançon. Présent fatal. Misères dun boursier. Le nègre de la classe. Avocat sans cause. Pour avoir du pain ! Volé. Vengeance. Au bagne. Encore largent. Horribles menaces.
Le seringal de Charles Robin était situé à quelques kilomètres seulement en aval de la première chute de lAraguary. De ce lieu naguère si animé, aujourdhui si désert, on compte environ quatre-vingt-dix kilomètres en ligne droite jusquau confluent de lApurema. Soit à peu près cent dix kilomètres en tenant compte des sinuosités décrites par le cours de lAraguary.
Il avait suffi, aux trois compagnons, de quinze heures pour parcourir en pirogue cette distance. LIndien, pagayeur incomparable, navait quitté sa pagaye que pour se restaurer à la hâte, pendant que Charles le suppléait, en dépit des protestations de lAlsacien qui voulait se rendre utile malgré sa faiblesse.
Le courant, dailleurs, favorisait la marche de la petite embarcation, et rendait la « nage » infiniment moins pénible.
Tous trois gardaient un morne silence, interrompu de loin en loin par le Peau-Rouge qui, de son il émerillonné, inventoriait la rive gauche, le long de laquelle glissait la pirogue.
Une exclamation gutturale lui échappait, et il désignait en passant à Charles quelque feuille de moucoumoucou tordue ou à demi rompue, comme si une main attentive eût pris à tâche de jalonner le chenal.
Ces indices devenant bientôt de plus en plus visibles et de plus en plus rapprochés, les trois voyageurs reconnurent, à nen pas douter, que ceux qui les avaient précédés prétendaient indiquer de cette façon leur passage.
Cest ainsi quils arrivèrent le lendemain après-midi au confluent de lApurema. Si le moindre doute eût pu subsister dans leur esprit relativement à lorigine de ces balises primitives, il se fût dissipé à laspect dun objet parfaitement en évidence, et dont la disposition révèle une formelle intention.
Cest une longue flèche empennée de rouge, attachée horizontalement à deux tiges de moucoumoucou, et la pointe tournée vers le haut de laffluent.
Voilà qui est clair, murmura Charles à voix basse.
« Allons, remontons lApurema.
Et ils embouquèrent résolument cette rivière qui, avons-nous dit, fait communiquer lAraguary avec le Tartarougal et la région des Lacs.
Le confluent de lApurema est éloigné seulement de trente kilomètres en ligne droite du Tartarougal Grande. Mais son cours, bien plus sinueux que celui de lAraguary, décrit une interminable série de festons qui doublent et au-delà cette distance, dautant plus que lApurema se courbe en un arc, dont cette droite de trente kilomètres figure la corde.
Bientôt les indications, si fréquentes sur la rive de lAraguary, font complètement défaut. Mais Charles ne sen inquiète pas outre mesure, pensant que bientôt il sera complètement édifié.
Il ne se trompe pas. Depuis à peine deux heures ils remontent la rivière qui va en se rétrécissant rapidement quand, à un brusque tournant, ils aperçoivent une pirogue montée par trois noirs : deux pagayeurs et un passager.
Une bruyante exclamation échappe à ce dernier, au moment où les deux embarcations vont se croiser.
Maître, cest moi !...
Toi ! Lômi, mon brave garçon.
« Doù viens-tu ?... où vas-tu ?... as-tu des nouvelles ?
Oui, maître.
« Mo envoyé côté bitachon pou trouvé ou (Je suis envoyé du côté de lhabitation pour vous trouver.)
« Madame ké pitis mouns fika bon-bon. (Madame et les enfants vont bien.) »
Ah ! merci, mon cher Lômi... Tes paroles me rappellent à la vie, sécrie le jeune homme dont un profond soupir dégonfle la poitrine.
« Mais, les autres ? ta femme, tes enfants, les familles des Indiens et des noirs ?
Tout mouns là sauvé parti marrons côté grand bois.
« Muras ké popotes (forçats) pas pouvé prendli, non.
Ah ! tant mieux !
« Mais, comment vivront-ils ?
Ou pas gain la crainte, mouché. (Nayez pas peur.)
« Negs ké Indiens, flècher pôsson, zoiseaux, bêtes qui couri dans grand bois. »
« Li pas gain la faim, non.
« Allons, mouché, ou quà vini coté village di lac. »
« Là trouvé madame, trouvé zenfants.
Qui tenvoie, Lômi ?
Grand sale mauvais nèg, michant passé mouche à dague, et laid passé coata.
Les deux pirogues sétaient abordées et restaient côte à côte, maintenues par les pagayeurs, pendant que le maître et le serviteur échangeaient ces quelques phrases.
Et ce nègre, que me veut-il ?
Mo pas savé, mouché.
« Li gadé dans oune case, madame, ké pitits mouns, ké le frê mo. (Il garde dans une case madame avec les enfants et mon frère.)
Pourquoi ne les a-t-il pas envoyés avec toi ?
Mo pas savé.
Qui les a amenés au village ?
Popotes, ké milatpotougué. (Les forçats avec les mulâtres portugais.)
Et ces noirs qui laccompagnent, qui sont-ils ?
Negs bitachons di lac. (Des nègres des habitations du lac.)
« Allons, mouché, ou quà vini.
« Mo ké crayé ça mauvais chef-là neg oulé dimandé ou argent trop beaucoup. (Je crois que ce mauvais chef nègre veut vous demander beaucoup dargent.)
Eh ! bien soit. Remontons jusquà ce village...
« Je brûle de savoir à quoi men tenir.
La pirogue, montée par Lômi et les deux noirs qui navaient pas desserré les dents, vira lestement sur place, et reprit la tête, comme pour éclairer la voie.
Charles et ses deux compagnons suivaient à trois longueurs de pagaye.
... Bientôt laspect du pays se modifie au point de devenir au bout de deux heures absolument méconnaissable. La rivière se rétrécit de plus en plus et devient un ruisseau large de dix mètres à peine. Les grands arbres forestiers, qui bordent seulement les cours deau dune certaine importance, font place aux bâches les hôtes gracieux des simples igarapés ou ruisseaux.
Rien dadmirable comme laspect de ces beaux palmiers, qui enchantent les prairies de lÉquateur américain, comme les peupliers embellissent nos prairies européennes ; ces bâches sur lesquelles vivent en tribu les perroquets babillards et les aras aux couleurs éclatantes ; ces bâches parfois morts et décapités, creux et transparents, tristes comme dantiques colonnes lézardées et en ruines, parfois pleins de santé, couverts de grappes énormes, plus grosses quun sac de blé, composées de grains qui sont comme des pommes. Cest un arbre architectural, une colonne surmontée de dix à douze éventails, formant comme un chapiteau qui bruit et frémit à la brise ainsi que nos forêts avant lorage.
Presque toujours quelques éventails secs et morts se détachent tristement de la cime et pendent le long de la colonne jusquau jour prochain où ils tomberont sur le sol quils exhausseront de leurs débris.
Les troncs, chef-duvre darchitecture naturelle, élancent vers le ciel des anneaux successifs, au diamètre uniforme, qui conserveront toute la pureté de leurs lignes, jusquà ce que tombés par le travers dune flaque deau, comme des boas rectilignes, ils serviront de pont aux bestiaux et à leurs sauvages pasteurs, en attendant quils aident, par les détritus de leur masse, à laccroissement de ce sol étrange qui pousse.
Ils croissent là en familles, à lexclusion presque absolue de tout autre végétal, profilent parfois jusquà linfini leurs délicates colonnades et leurs élégants chapiteaux ; parfois aussi réduits à une simple bordure qui tremblote et se mire dans ligarapé solitaire.
La forêt a brusquement disparu pour faire place au campo, la grande Prairie Guyanaise, qui sétend depuis lOyapock jusquà lembouchure de lAmazone, et remonte la rive gauche du fleuve géant, jusquau Rio-Jamnuda.
Çà et là, cette prairie qui présente tous les aspects, depuis le marais encore vaseux, pendant la saison sèche, jusquà lherbage calciné des plateaux, apparaît à travers les brèches ouvertes, dans la ligne des bâches, par la tempête ou la décrépitude.
De gras pâturages, circonscrits par des pripris ou des flaques deau immobiles, comme des coulées de métal, offrent à des troupeaux, presque sauvages, une luxuriante provende. Des génisses paissent près de leurs veaux qui gambadent, pendant quun taureau, haut encorné, le mufle luisant, inspecte les alentours, de son gros il calme, prêt à fondre, intrépidement sur le jaguar, ce pirate du Campo.
Plus loin, la rivière serpente péniblement au fond dune dépression large de plusieurs kilomètres, et inondée pendant la saison des pluies. Lardente flamme du soleil équatorial na pas encore pu sécher entièrement ce bas-fond toujours vaseux, où croupissent de petites mares verdâtres, aux exhalaisons pestilentielles.
Plus loin encore, la rivière nest plus quun chenal traversant un véritable marais, un champ de roseaux et de ces plantes grasses, à feuilles luisantes, appelées vulgairement « oreilles dâne ».
On y trouve aussi des végétaux fibreux, dont la tige entièrement immergée se termine par de larges feuilles en forme dassiette ; puis, dautres plantes que les botanistes nont pas classées, et pour cause, qui portent sous leau une infinité de bouquets spongieux, ramifiés à linfini, et formant les éléments constitutifs dune surface solide.
En effet, la décomposition de tous ces végétaux produira à la longue une croûte sur laquelle croîtront les moucoumoucous plus résistants. Ceux-ci, ayant vécu sur cette croûte quils solidifieront à leur tour de leurs débris, mourront après avoir asséché le sous-sol, et seront remplacés par les graminées de la Prairie.
LApurema se rétrécit de plus en plus. Il na plus que quelques mètres de large, mais possède toujours une grande profondeur. Les rives sont plates et desséchées. Au loin apparaît la montagne de Tartarougal-Grande.
Charles comprend que les embarcations franchissent en ce moment la ligne presque insensible formant le partage des eaux entre le Tartarougal Grande et lApurema, puisque la communication existe entre les deux bassins pendant huit mois de lannée.
Mais la nuit vient, il faut sarrêter. Comme les hamacs manquent, on couche dans les pirogues préalablement amarrées.
Le lendemain, dès laube, les guides quittent lApurema, enfilent un canal latéral qui traverse un bas-fond, quittent ce canal pour en enfiler un autre, traversent, après quatre heures de nage ininterrompue, une belle rivière et sarrêtent devant un vaste carbet en bon état, situé à quelques mètres à peine du dégrad.
Cette rivière qui coule de lEst à lOuest, large en ce point de près de soixante mètres, est le Tartarougal-Grande.
Les deux nègres, muets jusqualors comme des valets de bourreau, amarrent leur pirogue, retirent les pagayes, et font signe aux compagnons du seringueiro den faire autant.
Puis lun deux, sadressant à Charles, lui montre le carbet, et ajoute en mauvais portugais :
Le chef est là... Il attend le blanc.
Charles pénètre aussitôt sans hésiter dans lhabitation primitive et se trouve en face dun noir de taille colossale, armé jusquaux dents, dun extérieur tout à la fois terrible et repoussant. Cest Diogo.
Il est proprement vêtu dune vareuse de laine bleu-marine, dune chemise en coton de couleur, dun pantalon de grosse toile dont le bas disparaît dans de fortes bottes de cuir fauve, la tenue de gala dun nègre villageois. Il porte passés dans sa ceinture rouge une paire de revolvers ; son sabre dabatis est à portée de sa main, et il tient entre ses jambes un fusil de chasse à deux coups.
Il se lève froidement à laspect de lEuropéen qui lexamine avec plus de curiosité que dinquiétude, et lui indique un siège indien, affectant la forme dun caïman grossièrement sculpté.
Charles répond par un geste de refus et reste debout.
Après une longue minute dattente il rompt enfin le silence embarrassant presque pénible, et demande au noir, en portugais :
Qui êtes-vous ?... Que me voulez-vous ?
Ma foi, monsieur, répond avec une politesse affectée Diogo de sa voix douce, contrastant si étrangement avec son physique épouvantable, vos questions ainsi posées avec autant de précision que de concision seraient peut-être embarrassantes pour un autre que pour moi.
« Un autre nègre, sentend... car mes congénères ne brillent ordinairement ni par la méthode, ni par la dialectique.
« Je me trouve heureusement dans des conditions exceptionnelles pour vous satisfaire.
À ces paroles prononcées en excellent français, avec une singulière aisance, Charles ne peut retenir un mouvement de surprise.
Qui je suis ? répond le noir sans paraître remarquer ce mouvement.
« On mappelle ici Diogo... Jacques, et je suis depuis peu le chef des irréguliers qui habitent le village du Lac.
« Je serai pour vous Jacques Doriba, simple licencié en droit de la faculté de Paris... en attendant mieux.
« Ceci soit dit pour nous mettre sur un pied dégalité aussi complète que possible... moins la nuance de la peau, car jai le préjugé de la couleur.
« Ce que je veux ?
« Que vous me donniez un million en espèces.
« Cest bien là tout ce que vous désirez savoir, nest-ce pas, monsieur Charles Robin.
Charles, aussi stupéfait que sil entendait un taureau du Campo parler le langage articulé, demeure un moment interdit.
Reprenant soudain son sang-froid, il riposte au noir qui grimace un mauvais sourire.
Cest vous qui retenez dans votre village ma femme et mes enfants ?
Cest moi.
De quel droit ?
Mais, parce que je suis le plus fort, apparemment.
« Et, comme vous êtes riche, je vous taxe à un million pour prix de leur rançon.
« Ce chiffre suffit à mon ambition... Le trouvez-vous inférieur à votre mérite ?
Trêve de railleries, et parlons sérieusement.
Je ne plaisante jamais quand il sagit dargent.
Puis, voyant que le jeune homme ne répond pas, il ajoute :
Voilà qui est entendu, nest-ce pas, et vous vous reconnaissez mon débiteur de cette somme en espèces...
Vous êtes fou !.. fou à lier, plus encore que criminel.
« Mais, au cas où je souscrirais à ces conditions, où voulez-vous que je puisse trouver une pareille somme, surtout après la ruine absolue de mon industrie, la dispersion de mes ouvriers, lanéantissement de ma flottille, en un mot, après le désastre complet qui est luvre de vos amis les forçats.
Mais... je vous ferai crédit.
« Vos parents, les colons du haut Maroni, sont riches, dailleurs ; ils ne doivent pas être embarrassés pour trouver un million sur la place de Cayenne.
« Sinon, vous travaillerez comme un nègre, et pour un nègre.
« Eh ! eh !... le monde renversé... La revanche des petits-neveux de lOncle Tom.
Mais, enfin, de quoi suis-je coupable envers vous qui, en violation des droits les plus sacrés de la nature, venez me rançonner et me torturer ?...
Les droits de la nature ?.. Connais pas.
« Je connais seulement, je vous le répète, le droit du plus fort, et jen use.
Oh ! misérable !
Misérable tant que vous voudrez... Les épithètes mimportent peu.
« Je nai pas de motif pour vous en vouloir, à vous personnellement, mais vous êtes riche et je veux votre fortune ; mais vous êtes blanc, et je veux vous briser, comme je voudrais anéantir tous les représentants de votre race maudite.
Quel mal, et peut-être aussi quel bien vous ont donc fait ces hommes, pour que vous soyez aussi haineux, cupide et cruel, avec linstruction que vous semblez posséder ?
Quel bien et quel mal !.. Oui, vous avez raison.
« Jai porté toute ma vie comme une chaîne le bien quils ont prétendu me faire, et jai été martyrisé dès lenfance par votre abominable civilisation.
« Oh ! je nai pas la prétention de me justifier à vos yeux.
« Vous navez rien à voir à ce que je suis, et si je veux bien répondre à cette question incidente, cest simplement au point de vue de lart, et aussi parce que jai besoin de réchauffer ma haine au feu de mes souvenirs.
Eh ! que mimporte, après tout, ce cynique étalage de monstruosités, au fait ?
Non pas, sil vous plaît ! Vous avez écarté, par un mot, la cendre sous laquelle couvait le brasier, vous saurez tout.
« Peste ! je nai pas tous les jours la bonne fortune de posséder un auditeur comme vous. Du reste, ces renseignements que je vais vous fournir sur mon compte, vous édifieront suffisamment pour que vous demeuriez bien convaincu de linflexibilité de ma détermination.
« Dailleurs, je serai bref.
« Je nai jamais connu ce que vous appelez le bonheur, sauf peut-être pendant les premières années de mon enfance, alors que jétais un négrillon gentil, autant que peut lêtre un de ces parias.
Et moi, qui les élève comme mes propres enfants, sur un pied dégalité absolue, et qui...
Vous faites là de jolie besogne !
« Est-ce que, plus tard, ils pourront jamais être les égaux des blancs, leur fussent-ils supérieurs en mérite !
« Est-ce que vous leur donneriez vos filles en mariage ?...
« Mais, à quoi bon récriminer !
« Jétais intelligent, paraît-il, car bientôt mes progrès à lécole me signalèrent, pour mon malheur, à lattention des maîtres.
« On prétendit faire de moi un sujet « distingué », me donner une instruction complète. Cest pourquoi lon mexpédia proprement pour la France, et je devins ainsi pensionnaire dun lycée aux frais de ma ville natale.
« Oh ! qui peindra jamais les souffrances du pauvre petit sauvage, de lenfant du pays du soleil, claquemuré pendant de longues années dans cette lugubre prison universitaire, isolé au milieu des petits blancs déjà injustes et cruels comme de petits hommes, sans un ami, sans un parent, sans une friandise, sans une caresse.
« Sachez seulement que je fus, jusquà la fin de mes études, le nègre de ma classe.
« Vous entendez : le nègre !... et boursier... cest tout dire.
« Pourquoi mavait-on ravi ma chère liberté ? De quel droit avait-on disposé de moi ? Avais-je demandé à devenir un savant ?
« Mais, ce nest pas tout. Il fallait parachever ce bel ouvrage. On me fit étudier le droit... tout le fatras de votre législature, à moi, lenfant dune vieille négresse à laquelle je ne pus même pas donner le pain des vieux jours !
« Puis, mon diplôme de licencié en poche, on cessa de me fournir le subside qui mavait fait vivre jusque-là.
« Cétait tout naturel. Ne possédais-je pas une instruction complète. Nétais-je pas un savant ? Navais-je pas une situation libérale ?
« Enfin, ne devais-je pas faire place aux petits négrillons de lécole primaire qui attendaient là-bas leur tour, pour devenir aussi des lycéens, puis des avocats sans cause, des médecins sans clientèle, des ingénieurs sans emploi,
« À moi donc de me débrouiller ! À moi de gagner ma vie.
« Du jour au lendemain, il me fallut trouver à manger.
« À quoi étais-je bon ? Avocat ?... Il en pleut, à Paris.
« Et puis, un nègre !.. Il eût fallu changer de peau. Qui diable se fût avisé de me confier des causes !
« Je connus les horreurs de la misère... lépouvantable misère des grandes villes.
« Voyez-vous, un nègre à Paris doit être millionnaire ou cireur de bottes. Il ny a pas de milieu.
« Je me fis garçon de café... Un bock à las !.. Une chartreuse au numéro 2... Voilà, Msieu !... Voilà...
« Avec deux sous de pourboire !
« Et jétais licencié en droit !
« Je passe sur les rebuffades et les humiliations endurées par le pauvre Boule-de Neige, comme mavait spirituellement dénommé un plaisantin destaminet.
« Qui saura jamais ce que jamassai de fiel goutte à goutte, jusquau jour où de pourboire en pourboire, de deux sous en deux sous, je pus avoir de quoi payer mon voyage au pays natal !
« Jarrivai sans ressources, ignorant le travail manuel, malheureux et surtout dépaysé au milieu de mes congénères dont je ne comprenais plus ni la langue, ni les besoins, ni les habitudes, mais gâté par cette civilisation dont jétais la victime, mais affamé jusquà la fureur de ses raffinements à peine entrevus...
« Pourquoi mavait-on fait ce présent maudit que je ne sollicitais pas ?... Pourquoi mavoir affublé en savant, alors que je ne demandais pas mieux que de rester un bon nègre ?
« Je devins chercheur dor et finis par découvrir un placer opulent.
« Je fis la sottise de massocier à des capitalistes... des blancs. Ils me dépossédèrent et senrichirent de mes dépouilles.
« Je rassemblai quelques hommes énergiques, sans préjugés, et, ma foi, je me fis justice, ne pouvant lobtenir. Le principal auteur de ma ruine paya pour les autres. Jétais fou !
« Après avoir vécu deux ans comme une bête, dans les bois, je mapprochai dun village. On mempoigna mourant de faim, rongé dulcères, dévoré par la fièvre, où je passai de lhôpital à la cour dassises.
« Et le brave Jacques, ici présent, se vit nanti de dix ans de travaux forcés par les bons juges blancs qui, paraît-il, furent cléments à son égard.
« Je mévadai bientôt, et je finis par arriver au Terrain Contesté, après une série daventures qui ne firent quaugmenter ma haine pour les hommes de votre race.
« Puis, je fus atteint de la variole qui me mit dans létat où vous me voyez. Mais, à quelque chose malheur est bon, puisque je suis devenu méconnaissable au point que ceux que vous appelez mes amis, les forçats, ne se doutent même pas qui je suis.
« Et maintenant, je veux être riche ! posséder lor qui donne tout, puisque tout se vend.
« Il y a quelques jours, je touchais à mon but. Jai tué un homme pour avoir son tas dor... Un mulâtre, cest-à-dire un demi-blanc.
« Je fus quitte pour cette demi-satisfaction donnée à ma haine, car le trésor a disparu.
« Mais aujourdhui, la fortune me sourit de nouveau, puisquelle vous met entre mes mains... Cest vous qui paierez pour les autres.
« Je nai pas le choix des moyens. Du reste, celui-là me plaît.
« Voici donc mon ultimatum : les membres de votre famille qui sont en ce moment en mon pouvoir vous seront rendus contre le versement intégral dun million en espèces.
« Vous pourrez payer par à-comptes, et chacun deux recouvrera sa liberté contre une somme de deux cent mille francs.
« Vous avez trois mois pour opérer le premier versement. Passé ce délai, un de vos enfants sera mis à mort...
En entendant ces infâmes paroles, Charles poussa un cri terrible et bondit comme un tigre sur le bandit quil étreignit à la gorge dun main de fer.
Diogo réussit à se dégager et à maintenir à son tour le jeune homme affolé de colère et de douleur.
Doucement, mon petit blanc, doucement, reprit froidement ce misérable.
« Les voies de fait se paient à part.
« Noubliez pas quune nouvelle incartade serait larrêt de mort pour un des vôtres.
« Vous nêtes pas assez naïf pour ignorer que leur existence répond de ma sécurité.
« Ainsi exécutez-vous, et éloignez cet Indien qui me vise avec sa sarbacane.
« Tranquillisez-vous dailleurs sur leur compte.
« Ils seront bien traités... Je nen veux quà votre argent, et ils représentent pour moi un capital sérieux.
« Je ne vous demande pas si vous acceptez... Je suis certain que vous réfléchirez et que vos réflexions seront salutaires.
« Dans trois mois, jour pour jour, des hommes à moi attendront ici le premier versement.
« Si vous possédez auparavant la somme en belles espèces sonnantes, un feu allumé pendant la nuit sur le haut de la montagne Tartarougal mavertira de votre arrivée.
« Vous serez le bienvenu.
« Ah !... Un mot encore.
« Je dois vous prévenir que vos chérubins seront en lieu sûr et que, au cas où vous essayeriez la force pour me les enlever, je ne me ferais aucun scrupule pour les faire passer de vie à trépas.
« Sur ce, monsieur et cher débiteur, je souhaite que le dieu des richesses vous soit favorable.
« Au revoir !
VI
Lamentations de Monsieur Louche et de ses amis. Liberté pire que la captivité. Confidences. Complot contre la vie de Diogo. Projets de bandits. Chez le « mercanti ». La nuit des représailles. Marche des conjurés. La case du chef. Ronflements formidables dun dormeur qui ne se réveillera pas. Défection. Un exploit de lHercule. Férocité dassassin. Le sifflement du serpent trigonocéphale. Terrible apparition. Le mort vivant. Pris au piège. « Quel est donc le mort ? » Victime de sa trahison. On dansera et Diogo promet de payer les violons.
Eh bien ! Monsieur Louche, quest-ce que tu nous dis de ça, toi, notre ancien, toi, la forte tête de la bande ?
Ma foi, mon petit Rougeot, je dis... que je nen dis rien.
Et toi, LHercule, mon gros balourd, que penses-tu de la situation ?
Peuh ! comme si jétais fait pour avoir une opinion.
« Est-ce que ma sorbonne est bâtie pour réfléchir.
« Je membête, et crânement, voilà tout !
Ah ! oui, nous nous embêtons, reprirent en chur les quatre piliers de bagne occupés à réparer le canot à vapeur enlevé lors de la destruction du seringal de lAraguary.
Hein ! sommes-nous assez volés, reprit le Rouge avec aigreur, depuis le jour où nous avons si bien lâché la Truite, et dit adieu aux gourganes de ladministration !
Qui diable aurait dit cela ! interrompit le Borgne, le front ruisselant de sueur, et la chemise fumante comme une solfatare.
« Une fois partis de là-bas, nous pensions tomber ici dans un pays de cocagne, boire à notre soif, cest-à-dire toujours, manger pimenté pour être encore plus altérés, et lézarder comme des caïmans au soleil.
« Tandis que...
Tandis quil faut turbiner comme des nègres... qui turbinent, car ils nen font pas long, les faillis paresseux.
Ce qui prouve que les proverbes sont menteurs, opina gravement Monsieur Louche.
Comme tu prends ça, toi.
Dame ! prends-le autrement si tu veux, ou plutôt si tu peux
Certainement, je ne demande pas mieux, et vous, les autres.
Ah ! oui, nous en avons assez.
Mais, cest pas le tout de sabrutir le tempérament à bûcher du matin au soir.
« Si encore on était payé autrement quen bourrades et en coups de trique !
« Si on nétait pas les humbles serviteurs de ces sales nègres qui nous font trimer comme des esclaves, nous marchandent un bout de cassave, une poignée de couac, ou un chiffon de poisson sec.
Avec ça, ne jamais être sûr du lendemain, et nentendre de leur damné charabia que ce que nous pouvons en agripper au vol.
Non, non, cest pas une vie, et, le Diable memporte si nous navons pas perdu au change en nous donnant de lair.
« Fagots là-bas... esclaves ici, cest kif-kif.
Faudrait voir, fit Monsieur Louche toujours impassible.
Mais, cest tout vu.
« Tiens, écoute, lancien, nous avons agi comme les imbéciles, là-bas, en rôtissant la case du colon après avoir abruti le propriétaire.
« À quoi ça nous a-t-il avancés ?
« Est-ce quil naurait pas mieux valu nous entendre avec lui ?
Possible !
Il navait pas lair si mauvais diable que ça.
Juste !
Si encore ces sales mulâtres portugais ne nous avaient pas amenés ici...
« Nous aurions pincé la bourgeoise et les gosses du colon, et il aurait crânement financé, pour les ravoir.
Tandis que cest le négro en chef, le nommé Diogo, qui fera cracher des jaunets et les empochera.
Patience ! mes enfants, reprit Monsieur Louche.
« Il y a seulement un mois que nous sommes ici...
Cest un mois de trop !
Possible.
« Mais, amarre ta menteuse (langue) et ne débine pas trop les Portugais, ce sont nos seuls amis.
Pas vrai !
À quoi bon blaguer. Je dis ce que je dis ; crois-moi si tu veux.
« Si tu timagines quils samusent plus que nous, ici, sous la coupe de ce nègre qui déteste aussi cordialement les blancs que les demi-blancs, tu te trompes rudement.
Oh ! nous savons quils sont logés à la même enseigne.
« Nous sommes tous ici comme une douzaine de goujons dans des rognures de zinc.
Eh bien ! mon petit, puisque tu timpatientes si fort, et je comprends ça, ton vieux papa, Monsieur Louche, va avoir celui de tannoncer que tout ça va finir.
Bientôt ?
Pas plus tard que ce soir.
Veine !... Du moment que tu le dis, cest vrai !
« Tonnerre ! ça me monte aux oreilles comme un bon coup de tafia de dix ans.
« Le Diable memporte, jai envie de crier : Vive quelque chose.
Crie rien du tout, et écoute... vous aussi, les autres.
« Voici la chose en deux mots, continua le vieux forçat en baissant la voix, tout en paraissant continuer son travail.
« Le Diogo na pas que des amis, ici. Il a encore contre lui quelques-uns des partisans de lancien dâb (chef), celui quil a estourbi la veille de notre arrivée.
« Ceux-là le haïssent comme la fièvre jaune, mais ils en ont peur.
Je crois bien, un animal quest mâtiné de caïman et de serpent grage.
Silence, et laisse-moi dévider mon fil.
« Nos mulâtres ont fini par avoir vent de laffaire, et se sont entendus pour tâcher de sen dépêtrer.
Diable ! le jeu est dangereux.
Pas tant que tu crois, car le secret est bien gardé.
« En outre, ils ont fini par gagner à leur cause João, lami de Diogo, son âme damnée, en lui promettant formellement quil prendrait sa place quand on lui aurait fait passer le goût du bacaliau.
Faudra voir !... son intime ami, ça me semble fort.
Au contraire ; cest ici, lhabitude.
« Depuis que le village existe, lami assassine son ami pour lui succéder.
Et tu dis que le coup se fait ce soir.
Ce soir sans faute.
« João doit verser une drogue dans le tafia de son copain, et puis, couic... lui scier proprement le gavion.
Et nous... quest-ce que nous avons à faire là-dedans ?
Nous ménager pour agir au dernier moment, au cas où le cur manquerait à ces clampins.
« Moi, je crois que ça ira sans notre intervention ; les mulâtres sont furieux, ils veulent en finir, et nous pouvons nous fier à eux.
« Ils ont des armes pour nous, et je pense que nous serons là seulement pour faire nombre.
Soit ! et après ?
Cest tout simple.
« Je sais que le bateau à vapeur qui transporte chaque mois les bufs de Para à Cayenne va passer prochainement.
« Le capitaine qui fait des affaires avec nos négros est attendu dun moment à lautre.
« Rien de plus facile que de lui mettre proprement la main au collet, de le ficeler aux quatre pattes et de le déposer précieusement dans le canot à vapeur ici présent ; puis, embarque !
Embarque, où ?
Mais dans le canot, avec les mulâtres qui nous piloteront.
« Une fois arrivés au navire, nous pinçons léquipage que nous envoyons par dessus bord.
« Nous nous débarrassons par le même procédé du capitaine, sil ne veut pas nous conduire où bon nous semble.
« Le Rouge, qui est un fin mécanicien, fait marcher le tourne-broche.
« Et va de lavant ! Nous sommes les maîtres à bord, et nous possédons un vrai rupin de bateau à vapeur.
Pas bête, lidée... mais pas bête du tout, mon ancien.
Oh ! cest pas encore tout.
« Écoute un peu la fin avant de crier bravo !
« Le João, un jour quil avait trop bu, a fait certaines confidences que les mulâtres nont pas laissé tomber dans leau.
« Dans deux mois, le marchand de caoutchouc, qui a fini par séchapper de là-bas, doit venir au dégrad de la grande rivière, et apporter de largent au Diogo, comme qui dirait une partie de la rançon de sa bourgeoise et des gosses.
« Rien ne nous empêche dempoigner toute la nichée, demmener avec nous la mère et les petits, de nous mettre au lieu et place du nommé Diogo, et de ratisser la monnaie du colon.
À la bonne heure, vieux ! Voilà qui est trouvé.
« Surtout, faudra faire financer dur ce colon de malheur.
Oh ! tu peux ten rapporter à moi.
« Et maintenant, motus jusquà ce soir.
La confidence de Monsieur Louche, quelque inattendue et quelque extraordinaire quelle soit, na rien dexagéré.
Comme Diogo mène son monde à la baguette, ou plutôt au bâton, les mulâtres portugais ont été bientôt las de la dure existence à laquelle les astreignait le noir tyran.
Furieux, en outre, dêtre sous la coupe dun nègre, ce qui constitue pour eux la pire humiliation, ils ont comploté sa perte.
Ils ont trouvé dautant plus facilement des adhérents, en petit nombre il est vrai, mais sûrs, que Diogo, haï par les anciens partisans de son prédécesseur, est redouté de tous. Il a inauguré le règne de la terreur, mais vienne linstant où son pouvoir sera quelque peu attaqué par des hommes énergiques, tous ceux qui tremblent aujourdhui, sempresseront de le renverser.
Les mulâtres ont su, dailleurs, et très adroitement, se rendre sympathiques. Diogo sest relâché de sa sévérité, non seulement en autorisant, mais encore en favorisant létablissement dun débitant de tafia et de menus objets dimportation, une sorte de mercanti à demi sauvage, chez lequel se réunissent volontiers les flâneurs du village, cest-à-dire à peu près tous les citoyens.
Le motif de cette concession résulte de la connaissance approfondie que possède le chef du tempérament de ses congénères : « Tant le nègre boit, et tant quil trouve à boire, il ne pense pas à autre chose. »
Tant que son estomac est occupé, son esprit est en repos.
Les mulâtres ont pris les ivrognes par les sentiments, cest-à-dire par le tafia. Ils ont, autant que le permettaient leurs moyens, arrosé ces gosiers toujours altérés, et ont réussi à se concilier une certaine somme de bienveillance.
Leur plan, dailleurs, a été élaboré et mûri dans le plus profond mystère, et ils se sont ouverts seulement au dernier moment à Monsieur Louche, dont les complices devenaient forcément des alliés naturels.
La conspiration offre donc des chances de réussite, et cela dautant mieux, que Diogo na pas le moindre soupçon du péril qui le menace.
... La soirée se passa comme dhabitude. Il y eut force absorption de liquides, des chants ineptes, des danses brutales chez le mercanti. Diogo vint, en bon prince, et toujours flanqué de son fidèle João, passer une heure sous le carbet-débit éclairé à lhuile dandiroba, parut enchanté de la joie bruyante de ses administrés, lança, comme chaque jour, un regard de travers aux forçats faisant bande à part dans un coin, et se retira majestueusement.
Le mercanti mit ses clients à la porte quand toutes les poches, complètement vides, ne renfermèrent plus un atome de poudre dor, la monnaie courante de la localité.
Les forçats rentrèrent dans la case où ils habitent en commun, et proche voisine de celle des mulâtres.
On entendit encore quelques grognements divrognes, quelques cris de buveurs toujours altérés, puis tous les bruits séteignirent, et le village demeura plongé dans le plus profond silence.
Une heure sécoula. Puis, les forçats, que langoisse avait tenus éveillés, pressentirent, plutôt quils ne lentendirent, la marche dun individu savançant pieds nus.
Un homme entra dans leur réduit, fit entendre un sifflotement doucement modulé, constituant le signal convenu avec Monsieur Louche.
Cest toi, camarade ? fit à voix basse le vieux bandit.
Cest moi, répondit le Brésilien.
Tu as les armes ?
Oui, des fusils tout chargés ; il y en a un pour chacun de vous.
Cest bon... Donne...
« Eh ! les autres, cest le moment.
« Rallie au loto ! Avant partout, et pas dembardées.
« Dis donc, camarade, es-tu sûr que ce gredin de Diogo soit endormi ?
« Tu sais, pas de bêtises, car il est de taille à nous exterminer tous.
João, en sortant, ma fait signe que tout allait bien.
« Laffaire est faite... Diogo a bu le breuvage qui fait dormir.
« Je reviens de sa case, on lentend ronfler... on dirait un pourceau repu... Jai reconnu, en outre, le signal de João : une tige de maïs avec son épi abandonnée sur la terre en travers de lentrée du carbet.
Va bien, alors...
« Passe devant, nous te suivons.
Les quatre bandits sarment en silence, ramassent leurs sabres dabatis, sortent pieds nus, se joignent au groupe des mulâtres qui les attendent derrière leur case, et savancent à pas de loups vers la demeure du chef.
Tout marche à souhait jusqualors, mais un contretemps inattendu vient compromettre le succès de ce plan si simple et si habilement combiné.
João, qui doit monter la garde à quelques pas de la case où le chef est plongé dans ce sommeil léthargique, précurseur de la mort, João nest pas à son poste.
Ces sales nègres ! grogne Monsieur Louche, on ne peut jamais compter sur eux.
« Allons, le coup est manqué ; il est plus prudent de rappliquer à la boîte.
Mais, riposte LHercule, puisque nous avons tant fait que de commencer, mest avis daller jusquau bout.
« Lanimal roupille comme un phoque ; tenez... on lentend dici...
« Puisque le négro nest pas là, on se passera de lui.
« Quant à moi, je me charge bien de saigner lautre comme un simple cochon.
Eh, bien ! ma foi, comme tu voudras, reprend Monsieur Louche, partagé entre sa lâcheté habituelle et le désir de se débarrasser du terrible noir.
« Du reste, nous sommes là neuf bien armés, pas clampins quand il sagit de « travailler la viande » ; cest bien le diable si nous ne réussissons pas.
Après ce rapide colloque murmuré à voix basse comme un souffle, les conspirateurs, pressés den finir, pénètrent résolument dans le carbet, qui nest pas plus luxueux que celui des particuliers.
Cest une simple toiture en feuille de waïe, supportée sur des pieux de moutouchi, reliés entre eux, en guise de murailles, pas un clayonnage de bambous. Trois ouvertures, toujours béantes, forment la porte et les fenêtres, car Diogo ne redoute ni les courants dair, ni les maringouins, ni les vampires.
Lameublement, très élémentaire, se compose de sièges grossiers, de deux coffres et dun hamac tendu entre deux poteaux.
Point de sentinelles, point de gardiens de nuit. Diogo, qui a le sommeil aussi léger que celui du jaguar et qui, comme lui, voit dans les ténèbres, est bien homme à se garder tout seul.
Des ronflements de plus en plus bruyants emplissent la primitive demeure. LHercule, qui savance le premier, donne son fusil à son voisin, pour avoir les deux mains libres et brandit son sabre. Ses yeux, habitués à lobscurité, lui permettent dapercevoir la forme grisâtre du hamac, légèrement cintré à son milieu.
Pressé den finir, il étreint de la main gauche lhomme et le tissu qui lenveloppe, et passe, dun mouvement rapide, son sabre à travers la masse inerte.
Le dormeur pousse un râle étouffé et sagite convulsivement.
LHercule resserre son étreinte, frappe de nouveau, puis bientôt, grisé par les âcres senteurs du sang qui ruisselle à flots, se met à larder, comme un furieux, le corps devenu bientôt immobile.
Tiens donc, coquin ! gronde la brute affolée, voilà pour tes coups de trique.
« Attrape, canaille ! Je voudrais que tu aies cent existences dans le ventre pour te charcuter à plaisir.
« Tiens !... Tiens !... encore !... Eh ! aïe donc !
Les forçats et les mulâtres, ravis de cette victoire facile, heureux déchapper à cette chaîne qui pèse si lourdement sur eux, sagitent tumultueusement autour de LHercule qui sacharne à sa victime.
Tout à coup leur sourd bourdonnement sarrête. Ils demeurent sans mouvement, comme pétrifiés.
Un sifflement rapide, métallique, analogue au grincement dune scie se fait entendre derrière eux, près de la porte. Ce râle strident, indéfinissable, dont ils connaissent bien la nature, les glace dépouvante. Cest le sifflement de fureur du serpent grage, le terrible trigonocéphale.
Ils sélancent vers les fenêtres, mais sarrêtent, éperdus, à laspect de lumières qui surgissent des habitations voisines. Chaque fenêtre est gardée par un peloton de nègres armés de fusils.
La porte est peut-être libre. Mais le sifflement du trigonocéphale se fait entendre une seconde fois, puis un bruyant éclat de rire. En même temps, une torche de résine, lancée du dehors, tombe au milieu des assassins atterrés, et les éclaire comme en plein jour. Puis la tête hideuse de Diogo se détache sur le cadre sombre de la porte comme une terrible et fantastique apparition.
Diogo !... cest Diogo !...
Lui-même, sécrie le nègre en ricanant.
Mais lautre... le mort... qui est-ce donc ? murmure LHercule anéanti. Chez de pareils hommes, alors même quils sont pris au piège, la réaction est prompte.
Sans ajouter un mot, sans même se concerter, ils arment leurs fusils et vont mettre en joue le nègre qui ricane toujours.
Prompt comme la pensée, ce dernier allonge son bras armé dun revolver et fait feu trois fois coup sur coup.
Trois mulâtres tombent foudroyés. Les autres, aveuglés par les éclairs de la poudre, reculent et hésitent un moment. Cinq ou six canons de fusil passent par chaque fenêtre et menacent le groupe éperdu.
Bas les armes, coquins ! sécrie le chef, en les tenant sous son revolver.
« Un mot, un geste et vous êtes morts.
Tiens, après tout, répond Monsieur Louche, qui est toujours pour les moyens doux, puisquil ne nous extermine pas tout de suite, faut obéir.
« Eh !... eh !... sagit de sauver sa peau.
« Cest bon, chef, cest bon, on se rend...
Et, sans hésiter, il laisse tomber son fusil.
Allons, les autres, dépêchons ! riposte durement Diogo.
« Maintenant, défilez un à un, et surtout pas de trahison, ou je vous fais griller tout vifs.
Honteux, écrasés, stupides détonnement et de terreur, les gredins obéissent à linjonction du terrible nègre, et sortent lentement du traquenard, sans pouvoir sexpliquer comment ils y sont tombés.
Les partisans du chef les saisissent au passage, les amarrent solidement aux pieds et aux mains, avec une dextérité singulière, puis, leur besogne finie, semblent attendre de nouveaux ordres.
Diogo paraît samuser comme un bienheureux. Ses traits horribles reflètent une effroyable expression de gaieté qui fait frémir les misérables.
Il savance, jusquà le toucher, vers LHercule, hideusement souillé de sang, et lui dit en raillant :
Cest donc toi qui as fait le coup, hein ! mon gros ?
« Diable ! tu ny allais pas de main morte.
« Un vrai travail de boucher, quoi !
« Tu voulais savoir tout à lheure quel est lautre que tu as si bien arrangé ?
« Je vais te satisfaire.
Il fit un signe, et deux de ses hommes, après avoir tranché rapidement les amarres du hamac, lapportèrent avec le cadavre, et le déposèrent à terre.
Diogo saisit une torche, écarta le tissu, et approcha la lumière qui éclaira les traits convulsés de João.
João !.. Cest João sécrient les forçats de plus en plus stupéfiés.
João lui-même, le maladroit !
« João qui a versé dans mon coui plein de tafia la drogue qui devait mendormir et me livrer sans défense à ce boucher amateur.
« Mais lami Diogo ouvre lil. Il a vu le coup et profité dun moment dinattention de son compère pour échanger son coui contre le sien.
« Le compère sest endormi, et Diogo la mis dans son propre hamac, pensant bien que cette petite plaisanterie navait pas seulement pour but de lui procurer de doux rêves.
« Il eût fallu être plus que naïf pour tomber dans un traquenard aussi primitivement agencé.
« Il eût fallu, en outre, vous adresser à un autre, et vous deviez ne pas ignorer que je suis payé pour me défier de tout et de tous.
« Mais, assez causé...
« Vous savez laffaire. Êtes-vous contents ?
« Et maintenant, bonsoir !
« On va vous installer ici jusquà demain.
« Vous dormirez pêle-mêle, les vivants avec les morts. Surtout, pas de plaisanteries, vous serez mieux gardés que sur votre vaisseau-amiral, la Truite.
« Nous nous reverrons demain.
« Allons, bonne nuit, mes amours.
« Après la tragédie, la comédie. Il faudra nous amuser un peu, et les distractions sont rares, dans ce chien de pays.
« On dansera, et cest moi qui paierai les violons.
VII
Diogo ne se fie à personne et sen trouve bien. Les apprêts du supplice. La bastonnade. LHercule remplit loffice de bourreau. Fermeté des mulâtres et lâcheté des blancs. Distribution supplémentaire. Le bourreau devient victime. Comment Diogo prétend faire détacher le patient sans toucher à ses liens. Ce procédé consiste simplement à désarticuler les membres. Implacable férocité. Cynisme. Mutilé par ses complices. Où Diogo léchappe belle. Le mulâtre est bien près de devenir un vengeur. Pendu par un bras. Le vivant et le moribond. Le messager. Mystère.
Ainsi quil vient de le dire, Diogo a sagement fait de se défier de tout et de tous, sans en exempter, bien au contraire, son excellent ami João.
Chose assez extraordinaire, le secret de la conspiration a été religieusement gardé. Il ny a pas eu de trahison. Cest seulement à sa pénétrante subtilité de sauvage civilisé que le noir doit dêtre encore en vie. Partant de ce principe aussi vrai quun axiome, et qui a été ainsi formulé dans tous les temps, dans tous les lieux, et dans tous les idiomes : « La défiance est mère de la sûreté », Diogo a inauguré un système de patientes investigations enveloppant surtout ses familiers, nonobstant leurs protestations et leurs témoignages de dévouement.
Bien lui en a pris, puisquun seul instant doubli le faisait tomber sous les coups des mulâtres alliés aux forçats fugitifs.
On devine quelles durent être les réflexions des survivants, pendant la nuit qui succéda au drame, alors que, étendus pêle-mêle avec les cadavres, sur le sol du carbet, ils attendaient anxieusement quil fût statué sur leur sort.
Connaissant limplacable férocité de leur ennemi, édifiés sur son ingéniosité de tortionnaire, sachant quils ont affaire à un homme aussi dépourvu queux-mêmes de préjugés, ils appréhendent, non sans raison, les plus épouvantables représailles.
Ils vont bientôt savoir à quoi sen tenir.
Depuis près dune demi-heure, il fait grand jour. Un bourdonnement confus remplit tout le village qui présente une agitation inusitée. Ceux dentre les habitants qui nont pas participé à la capture des conjurés ont appris leur tentative et son dénouement. Ils commentent les faits avec volubilité et se livrent aux ébats dune allégresse réelle ou simulée, mais singulièrement bruyante.
Ils sont dailleurs enchantés à la perspective de lépilogue qui terminera le drame. Étant donné le tempérament du chef, on peut être certain que le spectacle sera émouvant.
Bientôt les prisonniers, livides et tremblants de peur, sont extraits de leur prison provisoire, amenés sur la place et rangés sous un gros manguier.
Diogo attend au milieu dun groupe loquace, affairé, de nègres déjà fortement imprégnés de tafia libéralement versé, pour la circonstance, par le chef qui a jugé bon de réchauffer lenthousiasme de son personnel.
Ils nest aucunement question dinterrogatoire, de jugement, ni même dinstituer une commission judiciaire quelque élémentaire quelle soit. Diogo, en sa qualité de maître absolu, représente à lui seul un tribunal statuant selon son bon plaisir et sans appel.
Dores et déjà, la condamnation est implicitement prononcée. Reste à savoir quel sera le supplice.
Quelques-uns des assistants ont sans doute reçu les instructions du maître, car il lui suffit dun signe pour faire aussitôt agir les bourreaux amateurs.
Les forçats et les mulâtres sont brutalement saisis, déshabillés en un tour de main, couchés à plat ventre sur le sol, et solidement attachés par les quatre membres à des pieux enfoncés préalablement dans la terre.
Un seul est exempt de cette mesure préparatoire. Cest LHercule dont les jambes et les bras sont détachés et qui se trouve à jouir dune liberté relative au milieu des noirs bien armés dailleurs.
Le chef fait un nouveau signe, et un homme apporte un faisceau de rotins longs dun mètre et demi, de la grosseur du doigt, souples comme des cravaches, solides comme des courbaches en peau de rhinocéros.
Le faisceau est déposé aux pieds de LHercule ébahi.
Allons, mon gros, lui dit familièrement Diogo, puisque tu tes adjugé cette nuit le rôle dexécuteur, tu vas continuer aujourdhui tes fonctions, et administrer une jolie correction à ces bons garçons que tu vois allongés là comme des grenouilles.
« Dix coups à chacun, pour commencer et faire circuler le sang.
« Surtout, ne les ménage pas, frappe en conscience, de toute ta force.
« Si tu triches un tant soit peu, ma foi, tant pis pour toi.
« Je ne ten dis pas davantage.
Le misérable, tout hébété, saisit machinalement un rotin et se met à frapper à tour de bras sur lhomme le plus rapproché.
Cest Monsieur Louche qui inaugure le système de distribution.
Au premier coup, un sillon livide balafre transversalement léchine du vieux coquin, auquel échappe un hurlement épouvantable.
Pas mal, sécrie Diogo, pas mal.
« Tu as du style et de la poigne.
« Continue, mon gros.
Et les coups de pleuvoir, en faisant sonner le torse émacié du bandit, dont la gorge ne peut bientôt plus proférer que des sons rauques et inarticulés.
Au dixième coup, la peau est en lambeaux et le sang jaillit en gouttelettes fines et serrées.
Cest bien, continue limplacable tortionnaire.
« À un autre !
Cet autre est le Rouge, qui, à laspect de son camarade savançant le bâton levé, pousse un cri de terreur.
Les assistants laissent échapper un gros rire.
Quest-ce que tu veux, mon pauvre Rougeot, ne peut sempêcher de dire lHercule, tout pâle, sous la sueur qui linonde, cest lordre.
« Si tu veux, je vas te tuer dun seul coup, tu souffriras moins.
Halte-là ! pas de bêtises, sécrie Diogo qui a entendu.
« Gare à toi si tu le tues... Jai besoin de lui, tu entends.
« Diable ! les mécaniciens sont rares dans notre pays.
« Corrige-le dimportance, pour lempêcher de recommencer la petite plaisanterie de cette nuit, mais laisse-le vivre, sinon !...
Allons, courage ! mon Rougeot, murmure plaintivement Monsieur Louche, si on peut sen tirer avec une bonne fessée, ça vaut toujours mieux que dy laisser ses os.
Le Rouge, après cette première défaillance, supporte en somme assez honorablement cette douloureuse épreuve.
Quant au Borgne, rien ne saurait donner une idée de la lâcheté dont il fait preuve. Ses cris, ses larmes, ses supplications indignent les mulâtres, qui ne peuvent sempêcher de lapostropher rudement et de lui témoigner tout leur mépris.
Tout autre est lattitude de ces derniers. En dépit des coups terribles sanglés à tour de bras par lathlétique bourreau, ils ne profèrent pas une plainte, et mettent un sauvage amour-propre à braver Diogo lui-même, interdit devant une pareille énergie.
LHercule, croyant avoir fini sa corvée, horriblement inquiet dailleurs relativement à la pénalité qui lui est réservée, essuie avec sa manche la sueur couvrant sa face, et se dandine maladroitement, comme un ours, en sappuyant sur son bâton.
Très bien, reprend Diogo.
« Tu comprends à merveille, et cest plaisir de te voir opérer.
« Tu nes pas fatigué, nest-ce pas ?
« Eh bien, recommence.
En entendant ces mots, les forçats, éperdus, se prennent à hurler dune façon épouvantable, et à implorer désespérément le noir, que leurs plaintes déchirantes semblent ravir.
Allons, assez ! dit-il rudement, après leur avoir laissé épuiser toute la série des supplications.
« Puisque vous beuglez de si bon cur, ce sera quinze coups au lieu de dix.
« Et toi, brute, houspille-moi solidement ces poules mouillées.
Bon gré mal gré, LHercule doit recommencer cette lugubre besogne sous laquelle fléchit sa robuste nature.
Monsieur Louche, le Borgne et le Rouge, complètement évanouis, ont cessé leurs clameurs. On pourrait croire les mulâtres également sans connaissance, si leurs dos horriblement lacérés ne se soulevaient spasmodiquement à chaque coup, si une respiration rauque, entrecoupée, ne séchappait de leurs mâchoires contractées à se briser.
Assez, sécrie Diogo, qui ne peut sempêcher de murmurer en aparté : Ceux-là sont des hommes !
Il fait un nouveau signe, et les mêmes officieux qui ont amarré aux pieux les suppliciés, les détachent, étanchent le sang qui ruisselle sur leurs reins, et les font revenir à eux en leur ingurgitant de larges rasades de tafia.
Ouf !... ça y est donc enfin, bégaie Monsieur Louche en reprenant ses sens.
« Malheur ! je suis en lambeaux, et ils me semble que des chiens me dévorent la chair.
Eh bien, vieux, en as-tu assez ?
« Essayeras-tu, à lavenir, de me supprimer du nombre des vivants ?
« Non, nest-ce pas... Et plus rude est la leçon, plus elle sera profitable. Puis, se tournant vers lHercule, il ajouta :
À ton tour, maintenant.
« Cest toi qui as fait le coup ; il est tout naturel que ta punition soit plus dure.
Quest-ce que vous allez donc faire de moi ? sécrie dune voix entrecoupée le misérable que lappréhension du supplice rend plus faible quun enfant.
Tu vas voir.
« Allons, allonge-toi de bon gré sur la terre ; laisse-toi attacher aux quatre pattes, et, surtout, nessaie pas de résister, car je te brûle la cervelle.
Mais cette grosse et apathique nature na pas de ressort. Cet organisme de taureau manque dénergie. Lapproche de la souffrance latterre à ce point, quil se laisse tomber lourdement, les membres flasques, lil hébété, la face contractée par une terreur folle.
Il ne sentira même pas les coups de bâton, murmure Diogo devenu songeur.
LHercule, après quelques moments dune attente pleine dangoisse, recouvre soudain la parole, et implore à son tour limplacable noir.
Eh bien, soit, dit-il en ricanant, je vais tépargner la bastonnade.
Ah ! merci, chef ! reprend dune voix larmoyante le bandit.
« Pardonnez-moi tout à fait !... vous naurez pas de plus fidèle serviteur que moi.
« Grâce, chef !... Grâce... pardon !...
« Faites-moi détacher.
Jy consens...
« Tes camarades vont enlever tes liens.
« Tiens, vieux, si tu peux te tenir sur les pattes, prends un sabre, et détache ton camarade.
Monsieur Louche, interdit en présence de cette longanimité pour le moins étrange, reçoit des mains dun assistant un sabre dabatis, et se met en devoir de trancher les liens.
Tu sais, tas de la veine, toi, de ten tirer à si bon compte, dit-il en saisissant la corde qui immobilise un des poignets.
Eh ! que fais-tu là ? demande Diogo.
Mais, chef, je détache le copain.
Ce nest pas ainsi que je le comprends.
Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
Comme tu as lentendement peu ouvert, aujourdhui !
« Je compte bien que tu vas laisser intactes ces excellentes amarres de piassaba.
Mais alors, il faudrait...
Quoi ?
Couper les... les membres !..
Eh bien ! coupe un bras pour commencer, je ne vois pas dautre moyen.
Impossible, chef... vous plaisantez... mutiler ainsi un camarade !
Je te donne, pour réfléchir, le temps de dire : oui.
« Si tu hésites, je te fais enduire de miel et exposer aux mouches en plein soleil.
Il le faut donc ! Mais le cur me manque.
Allons, coquin, dépêchons !
« Ce nest sans doute pas pour de semblables préjugés que la cour dassises ta envoyé là-bas.
Monsieur Louche, horriblement courbaturé par la bastonnade, affermit son sabre dans sa main et sapproche de son complice qui se met à hurler comme un animal à labattoir.
Mon pauvre camarade, bégaie-t-il tout tremblant, tu sais, faut se faire une raison.
« Au « pré » (bagne), personne nen voulait au bourreau.
« Tu es condamné... Ce que je ne ferai pas, un autre sen chargera, et jy laisserai ma peau.
Jattends ! sécrie Diogo.
Monsieur Louche se baisse péniblement, empoigne ce bras énorme, et se met à le scier, avec le sabre qui coupe mal.
Les hurlements du patient deviennent épouvantables. Quelques spectateurs ont peine à contempler cette scène atroce.
Mais Diogo, lil étincelant, les lèvres retroussées comme un tigre qui flaire le sang, darde sur la foule son regard farouche et glace toute commisération.
Enfin, Monsieur Louche finit par désarticuler au coude le membre haché.
Bien, ça, mon vieux ! cest travaillé en conscience, reprend le noir.
« À ton tour, Rougeot ! prends le sabre, et pratique-moi lamputation dune jambe.
À vos ordres, patron, riposte délibérément le misérable.
« Cest pas moi qui ferai des manières.
« Chacun pour soi, dans la vie.
« Allons, houp !.. Une et deux.. Voilà.
« Faut-il continuer ? dit-il après avoir sectionné le membre avec une dextérité singulière.
Non pas !
« À toi, Borgne... Vous devez tous mettre la main à louvrage...
« Tiens ! ce rustaud est sans connaissance.
« Bah ! nous navons pas le temps de le faire revenir à lui.
Il ne gigotera pas, reprend le bandit qui veut lutter de cynisme avec son digne camarade.
« Pauv gros ! quand je travaillais aux abattoirs, jai eu affaire à des bufs moins solides que lui.
« Enfin, le voilà fini... ce que cest que de nous !
« À qui le tour ? termine le misérable en tendant le sabre rouge de la pointe au manche.
À toi, continue Diogo en désignant un des mulâtres.
Lhomme contemple un instant le corps affreusement mutilé, sans chercher à retenir un mouvement dhorreur à laspect des membres hachés, doù séchappent, en longs jets saccadés, à chaque pulsation, un sang rouge et écumeux.
Puis, réunissant toute sa vigueur dans un suprême élan, il bondit vers Diogo, le sabre levé, en criant :
Et toi, gredin, tu nassassineras plus personne.
Cette tentative désespérée est tellement imprévue, lélan de ce justicier inattendu est à ce point irrésistible, que Diogo, surpris, na pas le temps de se mettre en état de défense.
La lourde lame, manuvrée avec une force décuplée par la fureur et le désespoir, va sabattre sur le cou du féroce tortionnaire qui se sent perdu.
Il lève machinalement la main droite pour garantir son visage, et ne réussit quimparfaitement.
Le sabre entame profondément son bras et sen va balafrer lépaule gaucho jusquà los.
Le mulâtre veut intrépidement redoubler. Mais lathlète noir, sans pousser un cri, sans appeler à laide, se dérobe avec une agilité de fauve, létreint à bras le corps, opère une pression formidable, et lui brise les reins dun seul coup.
Trop jeune, mon gaillard ! dit-il froidement en le lançant à la volée sur le sol où il retombe tout pantelant.
Cet effroyable tour de force arrache un long hurlement de triomphe aux assistants, qui jusqualors ont gardé un silence plein de stupeur.
Allez ! beuglez donc, murmure ironiquement le blessé en aparté, sil avait réussi, vous me mettriez en lambeaux.
Puis, comme si rien ne sétait passé, comme si son sang ne coulait pas en nappe sur son torse débène, il avise le dernier mulâtre, et lui dit :
Ton compagnon est un maladroit.
« Que vas-tu faire ?
Mieux que lui si je puis, répond vaillamment le Brésilien.
De sorte que, si je tordonne dachever cette brute qui râle et se tord sur le sol, tu essaieras aussi de me tuer.
Oui !
Eh bien ! mon petit, tu viens de prononcer ton arrêt.
« Si je vous ai condamnés, après la bastonnade, une peine légère, en somme, à exécuter en détail le plus coupable dentre vous, cétait pour que la leçon fût aussi terrible que profitable.
« Je fais grâce aux autres qui, jen suis convaincu, seront sages à lavenir.
« Quant à LHercule, le bras qui lui reste servira à le pendre à ce manguier.
« Il ne faut pas quil meure trop vite.
Il dit, et donne aussitôt à voix basse quelques ordres à deux de ses hommes qui séloignent en courant.
Ils reviennent après une absence très courte, portant deux longues et solides cordes de piassaba, et un catouri (hotte) plein de terre glaise.
Ils saisissent LHercule toujours évanoui, enduisent les moignons sanglants dune épaisse couche de glaise, recouvrent avec des morceaux de toile ce tampon obturateur destiné à empêcher lécoulement du sang. Puis, ce grossier appareil est solidement ficelé de façon à être maintenu en place.
Le mulâtre contemple intrépidement ces préparatifs accomplis avec une lenteur calculée, peut-être pour prolonger encore ses angoisses.
Mais, cest un homme de fer que rien ne peut émouvoir.
Les nègres lempoignent alors avec brutalité, le garrottent, puis lattachent au corps de lHercule. Enfin, lun deux passe au seul bras qui reste à ce tronc mutilé un nud coulant, pendant que son compagnon grimpe au manguier avec une agilité de singe, en tenant entre ses dents lautre bout du câble.
Le piassaba est passé sur une maîtresse branche, et lextrémité libre retombe sur la terre.
Le chef donne un dernier signal, et une demi-douzaine de noirs, préalablement édifiés sur lépilogue de cette épouvantable scène, se suspendent en grappe, sarc-boutent, et font saillir leurs muscles.
Oh !.. Hisse !.. commande Diogo.
Et les deux corps, celui du moribond et celui du vivant, étroitement enlacés, montent lentement en tournoyant, suspendus au bout de cet unique bras exsangue, livide, à la main convulsivement recourbée comme une griffe.
Les trois forçats haletants, pétrifiés par lépouvante, mais bien domptés, contemplaient stupidement cet affreux spectacle, en se faisant mentalement cette réflexion :
Et dire quil sen est fallu de si peu quil ne nous en arrivât autant.
Allons, mes gaillards, ajoute railleusement comme péroraison ce maître implacable, auquel nul nosera désormais résister, jespère que vous serez sages à lavenir.
« La fête est finie... rentrez chez vous bien gentiment, pansez vos plaies, la résine de sassafras est excellente et attendez mes ordres.
« Vous êtes libres.
Et tous trois regagnent leur case en trébuchant, escortés par les nègres qui, ravis de voir des blancs en aussi piteux état, ne leur épargnent pas les quolibets.
Diogo, dont les blessures saignent toujours, va se confier aux soins dune vieille négresse, fort experte en médecine indigène, quand il voit apparaître un grand nègre à demi-nu, qui savance en courant, appuyé sur un bambou.
Maître ! dit-il dune voix éteinte, Estevâo menvoie vous dire que demain le Simon-Bolivar sera où vous savez !
En entendant ces mots prononcés par cet homme époumoné, hors dhaleine, sur le corps duquel on voit sourdre des flocons décume, le chef manifesta soudain, en dépit de son calme habituel, une vive et rapide émotion.
Il entraîne le messager presque défaillant, lemmène jusquà sa case en indiquant, par un signe impérieux, quil veut être seul.
Sachant par expérience quils doivent respecter ses volontés, les nègres abandonnent lentement la place, et vont, sans désemparer, se gorger de tafia, en commentant bruyamment les dramatiques événements de cette matinée.
Il ne reste bientôt plus que les corps des suppliciés au-dessus desquels tournoient, en vol pressé, les urubus accourus à la curée.
VIII
Difficultés que présente lapprovisionnement de la Guyane française. Pas de bétail. Les bufs du Para. Le Simon-Bolivar. Une troupe dartistes lyriques. Horrible traversée. Ivresse générale à bord. Dans le canal de Maraca. La jaganda. Un pilote. Le capitaine se défie de la sobriété du nouveau venu. Léchouage. Fureur. La main de Diogo. Capitaine qui nest plus le maître à bord. Navire capturé. Les projets du noir. Pourquoi pas une république ? Le Gibraltar de lAmazone. Complicité. Diogo et Charles Robin.
Depuis plus de deux cents ans, notre colonie Guyanaise na pas encore résolu le problème de son approvisionnement. Quelque étrange que puisse paraître un tel phénomène, elle est encore forcée de demander aujourdhui sa subsistance, non seulement aux pays voisins, mais encore et surtout à la mère-patrie.
Chaque mois le courrier de France apporte des farines, des conserves de toute nature : viande, légumes et poisson ; dénormes quantités de pommes de terre, doignons et de haricots ; léternelle morue séchée avec le saindoux servant à la faire frire ; jusquau sucre, au café, au chocolat.
En vain objectera-t-on que les légumes secs et la canne à sucre y croissent presque sans culture, que le cacao et le café demandent seulement des bras pour les recueillir, que les rivières de la Guyane sont peut-être les plus poissonneuses du monde entier, que le bétail, surtout les bufs et les porcs pourraient multiplier à linfini dans les savanes qui nont même pas besoin dêtre aménagées. Notre colonie ne produit guère que le manioc destiné à fournir le couac et la cassave, le pain du noir, ce macaroni équinoxial, qui, avec la morue séchée, à laquelle on a donné le nom pittoresque de « bifteck de Terre-Neuve » forme lélément essentiel de la nourriture des gens de couleur.
Quant à la viande fraîche, destinée à lalimentation des fonctionnaires, des négociants et de la troupe, on est bien forcé, ne pouvant faire venir de France des bufs sur pied, daller les chercher au Para.
Il suffirait de peupler nos magnifiques savanes pour avoir en surabondance de la viande excellente à cinquante centimes le kilogramme. On préfère, par je ne sais quelle singulière entente des plus élémentaires principes déconomie, la demander au Brésil. De façon que les entrepreneurs de subsistances qui vont acheter là-bas du bétail payé par un prix dérisoire, de vingt à vingt-cinq centimes le kilogramme, le revendent environ deux francs à deux francs vingt-cinq.
Trop heureux encore de pouvoir sen procurer à ce prix, ceux qui, de près ou de loin, ne touchant pas à ladministration, ne reçoivent pas du gouvernement la ration réservée aux grands, moyens, et petits fonctionnaires.
Ceux-là mangent de la viande fraîche... quand il en reste sur le marché.
Mentionnons, seulement pour mémoire, le gibier qui devient de plus en plus légendaire et le poisson péché par quelques Annamites libérés.
Lun et lautre atteignent un prix exorbitant, quand par hasard ils font une rare et fugitive apparition.
Quelques petites goélettes, « dits bateaux tapouyes » sen vont donc au Para chercher des bufs et font le cabotage de la côte, avec escales à Cachipour, Counani, Mapa, etc., où elles chargent les produits de la petite industrie locale.
Mais, comme en raison du vent, des courants et de la marée, la marche de ces bâtiments est soumise à des variations susceptibles de préjudicier gravement à lalimentation de la colonie, ladministration a passé des marchés avec des négociants qui ont pris lengagement daccomplir, avec des navires à vapeur, des voyages réguliers.
Cest ce quon a pu trouver de mieux, en attendant les temps, probablement lointains, où nos savanes, au moins aussi belles que celles du Para, seront exploitées par les éleveurs.
À lépoque très récente, on sen souvient, où se passe le drame dont laction se déroule sur le Territoire Contesté, ce service dapprovisionnement est opéré par un petit vapeur du port denviron trois cents tonneaux. Construit spécialement pour la navigation des côtes et des rivières, il possède un faible tirant deau. Sa coque en tôle dacier et sa machine, dont les fourneaux sont disposés de façon à permettre le chauffage au bois, sortent des chantiers de la Méditerranée. Il est grée en trois-mats-goélette et porte dix hommes déquipage qui suffisent largement à la manuvre et au service de la machine. Son armateur lui a donné le nom du héros de lIndépendance Colombienne : Simon Bolivar.
Matelots et maître déquipage, chauffeurs et mécaniciens, appartiennent à la race noire, ce qui ne veut pas nécessairement dire quils soient des travailleurs énergiques et disciplinés. Ils soublient volontiers, aux escales, à ingurgiter le tafia et à danser en vrais nègres piqués de la tarentule équinoxiale, quand il sagit de charger les marchandises ou de recueillir le bois de palétuvier, un excellent combustible, entre parenthèse destiné à alimenter les fourneaux de chauffe.
Le capitaine est un mulâtre Paraense, denviron quarante ans. Ancien pilote, ancien propriétaire de bateaux tapouyes, perdus dans les maisons de jeu de Para ou sur la côte soumise à la prororoca, ancien contrebandier, resté en communication avec les irréguliers du Contesté, après avoir favorisé pendant longtemps leurs évasions, on peut dire de lui, que sil est un marin passable, il est un homme absolument dénué de préjugés.
Or donc, le Simon-Bolivar quitta un beau matin la ville de Para, en emportant sa cargaison habituelle de bétail, environ quatre-vingts bufs.
En outre, le vapeur qui, en temps ordinaire, sert exclusivement au transport des pacifiques ruminants, emmène, par une dérogation assez inusitée à ses habitudes, une demi-douzaine de passagers.
Ces passagers, que lon serait loin de sattendre à trouver en pareil lieu, forment le personnel dune troupe lyrique !
Troupe très secondaire, dailleurs, dont les membres, après avoir jeté les flonflons de lopérette moderne aux oreilles des publics les plus divers, tant à Rio-de-Janeiro, quà Victoria, Porto-Seguro, Bahia, Pernambouc et Para, se préparent à rentrer en France, en continuant leur tournée par Cayenne, Surinam, Demérari et les Antilles françaises.
Tout nest pas roses, paraît-il, dans la profession dartistes lyriques et tout à la fois cosmopolites ; et les pauvres gens que leur mauvaise étoile a jetés sur le Simon-Bolivar en font, une fois de plus, la triste expérience.
Claquemurés tous les six, trois hommes et trois femmes, dans lunique réduit pompeusement dénommé salon, un infecte carré dont lexigüité na dégale que la malpropreté, rudement cahotés par les lames dures et courtes de lOcéan, en proie aux horreurs du mal de mer, accotés sur leur malles ou anéantis sur des chaises longues, à demi asphyxiés par les miasmes qui sexhalent du pont, incapables même de se hisser par lescalier envahi par les choses innommables qui transforment le bâtiment en étable, en cloaque plutôt, les pauvres gens attendent la première escale avec toute lardeur que lon peut croire.
Heureusement pour eux un septième passager, plus endurci, qui a élu domicile à larrière, près de la barre, vient de temps en temps à leur aide, et leur apporte tantôt des fruits, tantôt quelques gorgées deau mêlée de tafia, tantôt quelques morceaux de cassave, et singénie enfin à leur rendre plus supportable cette situation aussi répugnante que pénible, car ils sont pour les hommes de léquipage absolument comme sils nexistaient pas.
Ces derniers évoluent dans limmonde fumier qui souille le navire, avec cette insouciance formant le fond du tempérament du noir, ingurgitent le tafia autant quils en trouvent loccasion, manuvrent à la diable et, après des ordres réitérés, sallongent et sendorment où ils se trouvent, séveillent, boivent de nouveau., chantent et se procurent encore la place pour esquisser de capricieux entrechats.
Le capitaine se grise consciencieusement de genièvre. Il ny a guère dattentif que lhomme de barre et le mécanicien.
Le Simon-Bolivar nen va pas moins son petit train-train, sans perdre de vue les côtes ourlées de leur bordure terne et basse de palétuviers.
La nuit, il mouille ses ancres à lendroit où il se trouve. Précaution parfaitement justifiée, car la navigation côtière devient absolument impossible pendant lobscurité. Ces rivages bas et plats sont si souvent remaniés par les fortes marées, que dune traversée à lautre, il arrive que le pilote ne reconnaît plus sa route, le flot ayant enlevé ses points de repère, ses amers comme disent les marins, arraché des portions de continent, comblé les chenaux et déplacé les bancs de vase.
Aussi, les échouages, peu dangereux dailleurs sur ces bancs sans consistance, sont-ils assez fréquents.
Le Simon-Bolivar, après avoir doublé cette pointe que les anciens géographes appellent le Cap-Nord, sétait engagé dans le canal de Maraca qui sépare le continent de lîle du même nom.
Il jeta lancre, pour passer la nuit, en face des marais qui sétendent entre les palétuviers de la rive et le grand lac du Corossol ou da Jac, reconnu par M. Coudreau et dont les contours sont seulement indiqués par un pointillé sur lexcellente carte de la Guyane de M. Henri Mager.
Bien quil ny eût pas de matelots de quart pendant ces escales nocturnes et quil semblât que la consigne fût de boire et de ronfler, un nègre, moins ivre ou moins abruti de sommeil que ses collègues, remarqua trois feux en triangle, sur la côte.
En proie sans doute à un excès de zèle inusité, il prit sur lui de prévenir le capitaine, qui, vautré dans son hamac près de la barre du gouvernail, alternait dinnombrables cigarettes avec de non moins innombrables verres de genièvre.
Ces trois feux, allumés à dessein, avaient sans doute une signification, car livrogne laissa échapper un juron carabiné, se leva en titubant, et braqua sa lorgnette sur les brasiers.
Que ce genièvre me servent de poison sil ny a pas encore du nouveau dans ce damné canal !
« Oui ! cest bien cela : trois feux signifiant que je dois attendre un pilote.
« La peste métouffe ! mon compère Diogo est un homme précieux. Il noublie rien, lui ! et fait veiller durement son monde pour épargner des ennuis à son excellent ami Ambrosio.
« Va bien, alors ! continuons la conversation avec cette estimable bouteille.
Le capitaine ne se trompait ni sur la signification du signal, ni sur sa provenance. À peine le soleil du matin avait-il percé les brumes flottant lourdement sur le marais, quon vit apparaître, montée par trois nègres, une jangada, cet incomparable radeau qui, autre les mains des bateliers de lAmazone, se joue des courants terribles de la région et brave la prororoca elle-même.
Le capitaine héla lui-même la jangada quand elle fut seulement à une demi-encablure.
Ohé ! de la jangada, ohé !...
Ohé ! du navire, ohé !...
Tiens ! cest toi, Estevâo... Accoste, mon garçon... accoste en douceur.
Moi-même, capitaine Ambrosio ; bonjour.
Bonjour, mon garçon.
« Quel bon vent tamène ?
Je suis envoyé par don Diogo pour...
Cest bon ! Il y a du monde à bord.
Tiens !
Allons, attrape ce bout damarre, et hisse là !
Voilà, capitaine, fit le noir en senlevant avec lagilité dun gymnaste consommé.
Le radeau vira aussitôt lof pour lof, puis le capitaine, après avoir lancé une bouteille pleine qui fut reçue à la volée par un des deux noirs, emmenait à larrière le nouvel arrivant.
Eh bien ! Estevâo, quoi de neuf ?
Jai soif, capitaine Ambrosio...
Oui, je sais cela, et ce nest pas nouveau.
« Tiens ! bois et réponds vite.
Il y a, répondit le noir après avoir goulûment avalé un large coui plein de tafia, que notre damné canal est encore envasé.
Démonio ! Est-ce bien tout ?
Le senhor Diogo vous dira le reste.
Je le verrai donc à Mapa ?
Peut-être ; je ne sais rien de plus.
« Il menvoie seulement pour vous piloter.
Dis donc, mon fils, tu réponds de tout, au moins.
« Tu sais, pas de bêtises... Jai des valeurs à bord, et des passagers... des Français de distinction.
Je ferai de mon mien, capitaine Ambrosio.
Je nen doute pas, mon garçon, dailleurs, tu seras bien payé et largement abreuvé.
Je sais quil y a du plaisir à travailler pour vous.
« Mais, assez causé ; la marée monte, laissez-moi commander lappareillage.
« Il faut ouvrir lil, voyez-vous.
Sans même séclaircir de nouveau la vue par un petit coup ?
Merci, capitaine. Quand la passe sera franchie.
Diable ! se dit en lui-même le senhor Ambrosio, pour que le drôle laisse un coui plein en souffrance, il faut que la situation soit grave.
« Du reste, il connaît son métier et je suis sûr de lui.
« Allons boire.
La position devait être fort grave en effet. Le pilote, après avoir poussé dans le porte-voix de la machine le sacramentel : En avant ! avait saisi la barre, et dirigé le Simon-Bolivar de façon à légitimer pleinement la confiance du capitaine.
Pendant deux heures environ, le navire marchant sous petite vapeur avait évolué avec autant de bonheur que dadresse à travers les hauts fonds qui encombrent le chenal, quand tout à coup il ressentit un choc peu intense à la vérité, mais qui arrêta net son mouvement en avant.
Mille tonnerres ! hurla le capitaine éveillé par ce choc, nous sommes échoués.
Le navire vient en effet de senliser par lavant dans un épais banc de vase sur lequel il reste allongé comme un caïman au soleil.
Machine en arrière ! à toute vapeur !... commande dune voix tonnante livrogne soudain dégrisé et redevenu marin à laspect de son navire en péril.
Lhélice tourbillonne avec rage, mais en vain. Le bâtiment demeure immobile comme une montagne de fer.
Échoués à marée haute !
« Il va nous falloir attendre le grand flot pour nous déhaler.
« Attendre jusquà quand ?...
« Comment, coquin, dit-il en interpellant rudement le pilote, tu nous flanques au plein sur un banc qui crève les yeux.
« Et tu es pilote !...
« Mais un mousse de dix ans neût pas fait pis !
Le premier moment de trouble passé, le capitaine devient bientôt de plus en plus inquiet sur les suites de cet accident, car il sait quil sera forcé dattendre fort longtemps la marée libératrice, et la provision deau et de fourrage destinée aux besoins du bétail est presque épuisée. Il devait, comme dhabitude, la renouveler à lescale de Mapa, et ce contretemps funeste peut amener, à courte échéance, la perte totale de la cargaison.
Aussi, au lieu dattendre les événements avec la passivité habituelle aux noirs en pareil cas, il résolut daviser rapidement aux moyens de se déséchouer.
Il fit mettre une embarcation à la mer, et sen alla avec quatre rameurs étudier la configuration du banc de vase et sassurer si la nature du fond lui permettait de mouiller une ou deux ancres à jet.
Son inspection terminée, il rallia le bord dans un état dexaspération indescriptible.
Sais-tu bien, coquin, dit-il en interpellant le pilote, que si tu avais voulu méchouer volontairement, tu naurais pas mieux réussi !
« Comment, le chenal est libre à moins de deux encablures, tu le savais, puisque tu las suivi pour me rejoindre au dernier mouillage, et tu viens jeter le bateau sur ce banc que tu devais apercevoir à plus dun demi-mille !
« Ce nest pas là seulement le résultat dun faux coup de barre.
« Il ta fallu changer la route... et tu navais pas bu !
« Mille tonnerres ! je ne sais ce qui me retient de tenvoyer barboter au beau milieu de cette bouillie.
Faut pas vous fâcher, capitaine.
« Voyez-vous, don Diogo va venir tout à lheure, et il vous aidera à vous remettre à flot.
Diogo ! reprit le capitaine avec une défiance non dissimulée, que me chantes-tu là ?
« Comment nest-il pas au village du Lac ou à Mapa ?
« Comment peut-il savoir déjà que nous sommes échoués ?
Je ne sais pas, fit bêtement le noir qui se prit à trembler. Larrivée subite dun bateau tapouye qui apparaît soudain, toutes voiles dehors, et contourne rapidement le banc de vase, le dispense dune réponse probablement embarrassante.
Le capitaine reconnaît aussitôt un des bâtiments composant la flottille du chef au village.
En temps ordinaire, dit-il en aparté, je bénirais son arrivée, mais aujourdhui, je ne sais pourquoi la vue de mon compère ne me dit rien qui vaille.
« Je patauge en plein mystère, et me demande ce qui pourra bien advenir de tout cela.
La tapouye, après avoir doublé le banc, court une bordée au large, vire de bord, et vient aborder le vapeur par larrière avec une précision qui eût arraché un applaudissement au mangeur découtes le plus endurci.
À peine sil y a un mètre dintervalle entre les deux coques.
Mais le capitaine a bien autre chose à faire que dadmirer la perfection de cette manuvre. À peine les deux navires sont-ils bord à bord, que du voilier sélancent une vingtaine de noirs à demi-nus, armés jusquaux dents. Ils se répandent sur le vapeur avec le sans-gêne de forbans, et entourent le capitaine interdit.
Eh ! bonjour, mon compère, fait une voix railleuse.
Bonjour, Diogo, répond dun ton bourru le senhor Ambrosio.
« ... Que diable voulez-vous ?
Mais, vous donner un bon coup de main, mon cher compère, car vous me semblez dans une passe difficile.
Par la faute de cet animal, votre pilote, que jai eu le tort de ne pas chavirer par dessus bord.
Ceût été grand dommage, compère ; car ce pauvre Estevâo, en vous échouant par mon ordre, assurera votre fortune.
Par votre ordre !.. Mon navire en péril !.. La cargaison perdue !.. Les consignataires ruinés !.. Lapprovisionnement de Cayenne compromis !..
« Compère, vous avez la plaisanterie lugubre.
Et vous, compère, vous prenez les choses trop au tragique.
« Voyons, raisonnons un peu.
« Vous êtes aux gages darmateurs qui vous donnent, avec la niche, la pâtée et le tafia, des appointements dérisoires indignes de votre mérite.
« Les petits retours de bâton, comme la contrebande, et les évasions que vous favorisez, vous mettent seuls à même de vivoter.
« Croyez-moi, abandonnez leur service et entrez carrément au mien !
Hein ! vous dites à votre service.
Parbleu ! vous aurez un bon navire à commander, de jolies courses à opérer, de la contrebande en grand, un tantinet de piraterie, et la large opulence que je compte donner à ceux qui sauront me servir.
Un bon navire... à commander, fit le capitaine hébété.
« Quel navire ?
Mais, le Simon-Bolivar dont nous changerons le nom et laffectation.
« Fi ! compère, nêtes-vous pas écuré, de passer ainsi votre vie dans cette étable flottante., demployer vos facultés de marin à une besogne aussi répugnante.
Je ne comprends pas, puisque je commande ici, ce que vous moffrez de commander...
« Dailleurs le navire ne vous appartient pas !
Il mappartient.
Ah ! bah. Et depuis quand ?
Depuis que je suis à bord.
« Tenez, compère, je serai franc, deux mots dexplication vous suffiront.
Sinon ?
Sinon, vous allez être culbuté séance tenante au beau milieu de cette bouillie noire.
Parlez.
Vous savez, ou vous ne savez pas, peu mimporte, que mon intention est de fonder, ici, sur ce terrain libre, une association dhommes, susceptibles, par leur nombre et leur organisation, de conserver leur indépendance.
Pourquoi pas une République ?
Vous lavez dit : Pourquoi pas une République.
« Il me faut, pour cela, recruter des partisans.
« Ce ne sont pas les sujets qui manquent parmi les irréguliers de la région. Mais bien plutôt les moyens de les réunir et de les organiser.
« Jai besoin, pour cela, de trois choses : du temps, de largent, un bon navire ; une seule suffit pour commencer.
« Du temps... Dans deux mois je puis réunir plusieurs milliers dhommes.
« De largent... Jai trouvé un procédé infaillible pour battre monnaie. Mes gens seront aussitôt armés et approvisionnés.
« Un navire... Jai le vôtre. Peut-être eussiez-vous hésité à me le donner ; je lai pris.
« Vous serez, si vous le voulez, commandant de mes forces navales.
« Vous recruterez les adhérents jusquau jour...
Ou je serai pendu comme pirate à une vergue par les croiseurs français où brésiliens.
Unie, imbécile, ne vous ai-je pas dit que, dans deux mois, je puis avoir autour de moi cinq ou six mille individus ne craignant ni Dieu ni diable.
« Que je connais, dans la région des Lacs, des espaces où pourraient évoluer des escadres ; que le Lago-Novo, fortifié par moi, peut devenir le Gibraltar de lAmazone ; que les forces du Brésil ne pourront nous en chasser ; et que, enfin, si nous sommes forts, notre existence sera officiellement reconnue, ou tolérée, ce qui nous suffira pour commencer.
Dam, compère, vous men direz tant !
À la bonne heure ! je vois avec plaisir que vous êtes raisonnable.
Il le faut bien !
Ce nest pas ainsi que je lentends, et je ne veux pas de contrainte.
« Acceptez-vous librement, avec plaisir, et promettez-vous de servir avec zèle et fidélité ?
Touchez-la, compère. Cest entendu.
Bien, je prends acte de vos paroles, et jaurai lil sur vous.
« Pour commencer, déhalons le navire, qui doit être ce soir en lieu sûr.
« Je ne suis pas marin, mais je sais quil suffit de lalléger.
« Faites-moi jeter à leau tous ces bufs qui lencombrent. Les Cayennais se serreront le ventre.
« Dans une demi-heure ce sera fait, et le bâtiment flottera.
« Maintenant, conduisez-moi à votre chambre, et veuillez me remettre vos armes, si vous en avez, avec les papiers du bord.
Pendant ce long colloque, le passager solitaire qui ne fait pas partie de la troupe lyrique, inquiet de larrêt du vapeur, intrigué par larrivée du voilier, était doucement monté par lescalier donnant accès au « salon » et avait entendu, par lécoutille, cette conversation édifiante.
Il descendit froidement au salon commun, et fit part à ses compagnons dinfortune de ce terrible incident.
Il faut, dit-il en terminant, vous armer de courage.
« La situation, pour être difficile et périlleuse, nest peut-être pas désespérée.
« Du reste, le bandit aux mains duquel nous sommes tombés à besoin de moi... Nous serons vous et moi solidaires les uns des autres.
« Courage et patience !
À ces mots, Diogo, conduit par le capitaine, apparaissait dans lentrebâillement de la porte.
Il fit un geste de brusque surprise à laspect de linconnu et pâlit légèrement, cest-à-dire que sa face hideuse se marbra de taches grises.
Tiens ! dit-il dune voix altérée, je ne mattendais pas à vous trouver ici, monsieur Charles Robin.
IX
Pour la rançon. En route pour Para. Seul. À bord du Simon-Bolivar. Les deux ennemis en présence. Nouveaux prisonniers. Adieux déchirants. Du canal de Maraca à Cayenne. Déséchouage du vapeur. Le Refuge. Navigation à travers la futaie aquatique. Habileté du pilote Estevâo. La région des lacs. Admirable réseau de communications intérieures. Encore le rêve de Diogo. Propos recueillis par une oreille étrangère. Le navire ne passera pas. Démâtage. Sur le lac da Jac. Retour au village.
Voici par quel concours de circonstances, très simples en elles-mêmes, Charles Robin se trouva opinément en face de son ennemi.
Le malheureux jeune homme avait dû accepter sans protestations le brutal ultimatum posé par Diogo, lors de lentrevue quil eût avec lui sous le carbet désert du Tartarougal-Grande.
Toute résistance était présentement impossible, et Charles qui ne pouvait, dans de telles circonstances, penser à employer la force pour délivrer sa femme et ses enfants, se mit en devoir de souscrire aux exigences du bandit, quitte à prendre par la suite une revanche éclatante.
Pour le moment, le temps pressait, étant donné les difficultés et la lenteur des communications, ainsi que lénormité de la somme exigée pour la rançon.
Charles, accompagné de lIndien Tabira et de lAlsacien Winckelmann, les seuls qui eussent, du moins en apparence, survécu au désastre du Seringal, sempressa de descendre lApurema.
Le hasard lui fit rencontrer, en rivière, un des plus riches éleveurs de la région, avec lequel il avait entretenu, de temps en temps, de cordiales relations de bon voisinage.
Léleveur remontait en goélette jusquau dégrad de sa fazenda. Informé de la catastrophe dont linfortuné colon venait dêtre victime, il mit généreusement à sa disposition tout largent quil avait de disponible chez lui, quelques milliers de francs avec la goélette et son équipage.
Charles accepta avec effusion, remercia par quelques mots du cur lexcellent homme dont il prit congé sans plus tarder. Il descendit lApurema, et se sépara de Tabira, au confluent de la rivière et de lAguary, après avoir donné au fidèle Indien de longues et minutieuses instructions.
LAlsacien demeura seul avec lui. La goélette remonta lAraguary jusquau poste de Pedro II doù part le plus abominable de tous les chemins, conduisant à la forteresse de Macapà, très hyperboliquement dénommée par les Brésiliens le Sébastopol de lAmazone.
Il renvoya le petit navire à son obligeant propriétaire, et enfila à pied cette route de Macapà, longue denviron cent dix kilomètres. Cette distance fut franchie en deux jours.
Il sinstalla, avec son compagnon, dans lunique hôtellerie de la ville, en attendant le passage dun des vapeurs qui remontent et descendent assez fréquemment lAmazone.
Cette attente dura huit jours pleins, et ils purent prendre passage à bord dun steamer de la Companhia Brazileira qui fait un service régulier entre Rio-de-Janeiro et Manáos, avec escale aux principales villes de la côte.
Deux jours après ils abordaient à Para.
Bien que très honorablement connu sur la place de ce centre commercial si important, Charles ne put obtenir un crédit atteignant au chiffre exigé par Diogo pour la première échéance.
Il ne se faisait dailleurs aucune illusion à ce sujet.
Un de ses correspondants, un Français récemment établi, se saigna littéralement aux quatre veines pour lui avancer une vingtaine de mille francs.
Charles ne garda de cette somme que la quantité strictement nécessaire pour aller jusquà Cayenne, ou plutôt à Saint-Laurent-du-Maroni, le lieu civilisé le plus rapproché de létablissement de son père et de ses frères.
Il confia le reste à Winckelmann auquel il donna des instructions minutieuses, avec faculté duser de cette somme au mieux de leurs intérêts communs.
LAlsacien, ému jusquaux larmes de ce témoignage daffection et de confiance, balbutia un remerciement, et promit de réussir ou de périr.
Ce nétait point là une vaine forfanterie.
Puis Charles, qui économisait avec une parcimonie davare, un temps si rigoureusement mesuré, se mit en devoir dassurer son passage pour Cayenne. Malheureusement, comme lon sait, les communications sont très rares entre le chef-lieu de notre colonie et la côte brésilienne. Il allait, de guerre lasse, fréter une goélette, quand il apprit larrivée du Simon-Bolivar, le pourvoyeur de Cayenne. Il sentendit facilement avec le capitaine, et sembarqua en compagnie des pauvres artistes que leur mauvaise étoile conduisait au Senhor Ambrosio.
On sait le reste jusquau moment où Diogo apparut dans linfect carré où étaient entassés les passagers du petit vapeur.
Je ne mattendais pas à vous trouver ici, monsieur Charles Robin, fit le misérable tout interdit.
Ni moi, répondit froidement le jeune homme.
« Nous nétions pas convenus, lorsque vous mavez si indignement rançonné, que vous entraveriez dès le début la mission difficile qui mest imposée.
Je déplore comme vous ce contretemps, qui pourrait compromettre gravement mes intérêts.
« Mais, nayez crainte : je vais réparer tout cela.
« Un de mes voiliers vous conduira sans désemparer avec un équipage trié par moi sur le volet.
« Daffreux sacripants, mais des matelots délite. Ils auront de vous tout le soin que comporte la jolie somme représentée par vous, nen doutez pas, et vous éprouverez seulement un retard insignifiant.
Je suis prêt à partir.
« Quant à ces personnes que vous voyez rassemblées ici par des circonstances imputables à vous seul, je pense et jespère que vous ne refuserez pas de les embarquer avec moi sur votre bateau ?
Ce sont des passagers, nest-ce pas ?
Oui.
À destination de Cayenne ?
Oui.
À mon grand regret, je ne puis souscrire à votre demande.
« Ces gens-là nont aucun intérêt à se taire, et je nai pas envie de faire arriver ici le stationnaire de Cayenne avec une compagnie de débarquement.
« Je les garde jusquà nouvel ordre, car mes projets ne peuvent souffrir la moindre indiscrétion.
Comme je sais que vous ignorez absolument ce quon nomme lhumanité, je nessaierai pas de vous émouvoir.
Cest le seul point sur lequel nous soyons daccord sans discussion.
Jajouterai seulement que vous êtes trop habile pour commettre un crime inutile.
Jai tué quelquefois par plaisir, ajouta le monstre avec une hideuse forfanterie.
Charles haussa dédaigneusement les épaules, et reprit :
Tôt ou tard lautorité coloniale apprendra vos... exploits, et les représailles pourront être terribles.
Nous verrons alors à aviser.
Laissez-moi donc vous faire une proposition.
« Ces trois pauvres femmes, que vous voyez en proie à la fièvre et à lanémie, succomberaient fatalement à linternement dans la région des lacs.
« Laissez-les embarquer avec moi, et gardez ici les trois hommes qui sont leurs maris.
« Puisque vous avez inauguré le système des otages, lexistence de leurs époux vous garantira leur discrétion.
« Quand jaurai payé la rançon des miens, vous pourrez sans danger les rendre à la liberté.
Cela me paraît acceptable, répondit le noir après un moment de réflexion.
« Quelque agréable que puisse être pour moi le spectacle offert par les souffrances de ceux qui appartiennent à votre race maudite je consens.
« Non pas, comme vous lexprimez fort judicieusement par humanité, mais par intérêt.
« Adieu ! jen ai trop dit. Je préfère, à une conversation avec des blancs, un tête-à-tête avec une bande de caïmans.
Le misérable, à ces mots, tourna brutalement les talons, et disparut.
À peine la porte est-elle refermée, que linfect taudis offre le spectacle le plus touchant.
Pendant que les hommes serrent énergiquement la main de Charles et le remercient avec effusion de cet arrangement quils étaient loin despérer, les femmes protestent de toutes leurs forces contre lidée de séparation.
Les braves artistes ne veulent à aucun prix abandonner les chers compagnons des heures douloureuses, dussent-elles pour cela courir à une mort certaine.
Des sanglots déchirants emplissent le carré, et Charles lui-même ne peut retenir deux grosses larmes devant ce témoignage si éloquent daffection et de dévouement.
Mais Diogo sen vient bientôt, avec sa brutalité accoutumée, couper court à cette scène si triste et si émouvante.
Il ouvre la porte, et, avisant Charles, lui dit sans préambule :
La goélette est parée à appareiller, embarquez.
« Les femmes aussi !..
Non !... non !.. sécrient tout éplorées les malheureuses femmes.
Eh ! vous autres, enlevez ! reprend durement le misérable en se tournant vers des nègres qui le suivent.
Halte-là ! riposte un des trois artistes, un jeune homme denviron vingt-cinq à vingt-six ans, aux traits irréguliers, mais pétillants desprit et de malice.
« Et toi, mon enfant, dit-il à sa femme, obéis, pars... je le veux... je ten prie.
Et doucement, comme un enfant en proie à une crise nerveuse, il la prend dans ses bras, la hisse sur le pont et la descend dans la goélette.
En dépit de nouvelles protestations plus déchirantes et plus désespérées, ses deux compagnons suivent son exemple, et entraînent leurs compagnes à demi évanouies.
Puis le jeune homme, étreignant les mains de Charles, lui dit au dernier moment, avec toute leffusion de son cur :
Monsieur, le service que vous nous rendez est de ceux quune vie toute entière de reconnaissance ne saurait payer.
« Disposez de nous, à la vie, à la mort.
Charles, en quelques phrases rapides, lui fait la douloureuse confidence des événements terribles qui lont frappé, et il ajoute :
Plus heureux que moi, vous verrez ma femme et mes chers petits.
« Je vous le recommande.
Puis, tirant son portefeuille, il crayonne quelques mots sur une page blanche, la remet à son nouvel ami en disant :
Pour elle.
Une dernière étreinte, un dernier serrement de main, et les trois hommes pressés par les matelots de la goélette, remontent sur le vapeur, pendant que le petit voilier dérive lentement, avant de prendre son envolée comme un oiseau de mer.
Le déséchouage du Simon-Bolivar sopéra sans la moindre difficulté, grâce au procédé très sommaire proposé par Diogo, et admis sans contestation par le capitaine Ambrosio, qui prit parti de sa déconvenue avec la meilleure grâce du monde.
Il est vrai que son nouveau patron a fait valoir des arguments irrésistibles.
Les malheureux bufs, culbutés par dessus bord, tombaient lourdement au beau milieu de la vase qui les engloutissait aussitôt, à la grande joie des hommes de léquipage et des sacripants amenés par Diogo.
Heureux de détruire, ravis de la bonne farce quils faisaient aux Cayennais, les nègres, excités en outre par le tafia libéralement versé, se livraient à cette répugnante besogne avec un véritable entrain de sauvages.
Aussi, le navire bientôt allégé, commença peu à peu à obéir à laction de lhélice. Il finit enfin par sarracher du cloaque où il était engagé par lavant et à flotter sur les eaux jaunâtres du canal.
Diogo, qui avait suivi cette manuvre avec une impassibilité que démentaient de rapides froncements de sourcils, avisa le capitaine et lui demanda combien calait le navire.
Un mètre vingt-cinq sur son lest, répondit le senhor Ambrosio.
Bien ; alors, nous passerons.
Que faut-il faire maintenant, compère ?
Le mettre en sûreté dans un lieu où nul ne savisera de laller chercher.
« Cest-à-dire sur les eaux du lac da Jac.
Vous ny pensez pas 1
Bien au contraire.
Mais, cest impossible.
Allons donc ! Vous êtes un peu Brésilien, nest-ce-pas, compère, et vous croyez encore au mot impossible...
« Quant à moi, si peu Français que je sois resté, je me souviens de ce vieux dicton familier à mes anciens compatriotes.
Je sais ce que vous voulez dire : « Impossible nest pas Français.
« Votre proverbe est très joli en théorie... mais en pratique, cest autre chose.
Vous allez bien voir.
Oh ! cest tout vu, et vous allez nous mener à un échouage autrement sérieux que celui-là.
Soit !
« Ayez donc lobligeance de confier à Estevâo la conduite du bâtiment.
« Allons ! Estevâo, tu entends, mon garçon...
« Prends la barre et fais-nous pénétrer sans embardées dans la crique.
Le noir sinstalle aussitôt à la roue du gouvernail, fait exécuter quelques manuvres préparatoires avec une témérité qui arrache au capitaine des gestes dépouvante, puis met tranquillement le cap sur une immense futaie aquatique de moucoumoucous.
Ce nègre est fou, compère, sécrie le senhor Ambrosio.
« Nous allons périr corps et biens.
Laissez donc ! Estevâo ne séchoue quà bon escient.
« Voyez plutôt.
Le navire, qui savance lentement, pénètre au milieu des tiges molles et flexibles qui sécartent devant son étrave. Les grandes feuilles, rigides et luisantes, bruissent doucement sur ses flancs, des centaines daigrettes blanches et grises, chassées de ce refuge inviolé jusqualors, senvolent avec des cris plaintifs et tournoient épeurées au-dessus du monstre qui souffle de la fumée et crache de la vapeur.
Savez-vous où nous sommes ? demanda le noir après un quart dheure de cette marche étrange dun steamer au milieu dune véritable prairie.
Ma foi, ce drôle manuvre comme personne et je donne ma langue aux caïmans !
Tout simplement à lembouchure dune crique faisant communiquer avec le canal de Maraca, le lac da Jac...
« Mon lac ! Une jolie pièce deau mesurant plus de quarante kilomètres de long sur trente de large.
« Un amour de bassin où abondent les tortues et les piraroucous, et où je puis défier les navires réunis de la France et du Brésil.
Cest prodigieux !
« Et personne ne soupçonne lexistence dune pareille étendue deau libre ?
On la soupçonne, mais on ne la connaît pas.
« Oh ! ce nest pas tout et vous allez être bien autrement émerveillé.
« Comme vous êtes dorénavant attaché à ma fortune, je ne veux plus avoir de mystères pour vous, du moins en ce qui concerne la navigation.
« Ce lac da Jac, sur lequel pourraient évoluer des escadres et où évoluera la mienne, ce lac dont les eaux limpides renferment de quoi mapprovisionner indéfiniment et sur les rivages duquel croissent à profusion les palétuviers nécessaires au chauffage des machines, ce lac, nest pas, comme vous pourriez le croire, fermé par une impasse où je pourrais être acculé, si par hasard le secret de ma retraite venait à être surpris.
« Il communique, par des criques larges et profondes, avec tout ce chapelet de lacs bordant la côte, et je puis, à ma fantaisie, passer successivement du lac da Jac dans le lac du Vent ; du lac du Vent dans le lac Florian, du lac Florian et dans le lac des Garses, du lac des Garses dans le lac Piratuba et déboucher au Cap-Nord dans lAtlantique, par la crique Sicourijou masquée aussi par un impénétrable fourré de moucoumoucous.
Compère, vous me confondez !
Ce nest pas tout encore.
« Nous allons, si vous voulez, après avoir évolué de lOuest à lEst, longer la côte du Sud au Nord et continuer cette navigation intérieure.
« Du lac Piratuba nous passons dans le lac du Roucou qui communique aussi avec lOcéan par plusieurs criques également invisibles à leur embouchure, et nous pouvons, si bon nous semble, pénétrer dans le magnifique Lago-Novo, peuplé dîles boisées, où lon peut établir des colonies agricoles pour le ravitaillement du pays tout entier.
« Comme le Lago-Novo correspond de son côté au lAraguary, vous voyez, compère, que mon petit domaine a quelque valeur au point de vue stratégique, puisque je puis me promener sur dix mille kilomètres carrés, grâce à ce réseau de communications fluviales peut-être unique au monde.
« Comprenez-vous, maintenant, que je puisse me déclarer le maître de cette région accessible à moi seul !
« Qui donc pourra venir men déloger, surtout quand je posséderai quelques vapeurs dun plus faible échantillon que celui-ci, ou plutôt de simples chaloupes armées chacune dune mitrailleuse, et dune flottille légère de pirogues.
« Tous les pilotes de la côte ne sont-ils pas à moi, et ne puis-je pas, en cas de trahison, intercepter ses chenaux naturels par des abattis darbres.
« Jaurai bientôt de largent... Bien peu à la vérité, mais en quantité suffisante, pour armer le Simon-Bolivar et prélever tant sur les fazendeiros que sur les steamers de la Companhia Brazileira quelques taxes de ma façon.
« Bientôt, aussi, jaurai des hommes, puisque la France, en envoyant vingt mille récidivistes sur son territoire, me fournira la plus jolie collection de vauriens quait jamais rêvée un chef de partisans.
« Enfin, nous aurons la force et bien téméraires seront ceux qui voudront nous déposséder.
« Alors, qui sait si, en profitant habilement des jalousies de voisinage qui divisent la France et le Brésil, je ne pourrai pas être officiellement reconnu comme le chef dun petit État, fut-ce même sous le protectorat de lune ou de lautre nation !
Bravo ! compère, bravo ! sécria le capitaine enthousiasmé.
« Je vois maintenant à qui jai affaire.
« Ce projet nest pas celui dun ambitieux vulgaire, et si, jusquà présent, jai pu conserver quelque arrière-pensée, sachez que dorénavant vous naurez pas de plus fidèle auxiliaire que moi.
Pendant cet entretien formulé en langue portugaise, les trois artistes lyriques, accoudés sur la lisse, regardaient machinalement des feuilles de moucoumoucous se courber sur la coque, et paraissaient plongés dans une stupeur douloureuse, bien naturelle après la catastrophe qui venait de les frapper.
Le capitaine et Diogo se tenaient à quelques pas, sans même remarquer leur présence et bien loin de soupçonner que lun deux avait tout compris.
Au moment où le nègre recevait les protestations de son compère, le plus jeune des trois Français passait sans affectation ses deux mains sur le cou de ses compagnons, rapprochait leurs oreilles de sa bouche, et leur murmurait à voix basse les paroles suivantes :
Surtout, ne dites jamais que je suis depuis trois ans au Brésil et que je parle le portugais comme le français.
En même temps le navire sarrêtait tout net au commandement de : Stop ! poussé par Estevâo dans le porte-voix de la machine.
Eh bien ! quy a t-il ? demanda Diogo.
On ne savise jamais de tout, répondit en souriant le capitaine.
« Vous ne mavez pas dit que la crique était bordée de grands arbres, et moi, je ne men étais pas aperçu tant vos paroles mintéressaient.
Quelle importance ont donc ses arbres, sil vous plaît ?
Une très grande, compère, puisquils nous empêchent de passer.
Comment cela ?
Vous voyez bien que leurs branches latérales accrochent les mâts et les vergues.
Que faire, alors ?
Oh ! peu de chose.
Mais quoi ?
Démâter le navire.
Ah diable !
Rassurez-vous.
« Cest un travail assez long et parfois difficile. Mais comme nous sommes nombreux, nous en viendrons bien à bout.
« Ce sera une simple affaire de temps.
« Quand le Simon-Bolivar sera rasé comme un ponton, il pourra passer partout aussi facilement quune pirogue... à la condition, toutefois, que le fond de la crique restera le même.
Pour cela, je laffirme ; nous aurons toujours au moins deux mètres deau sous la quille.
À la bonne heure ! et sil en est ainsi, je réponds du reste.
Les prévisions du capitaine se réalisèrent de tous points. Le démâtage du vapeur sopéra sans accident, après une journée dun travail assez rude.
Puis, le Simon-Bolivar atteignit enfin les eaux libres du lac da Jac.
Il fut soumis à un nettoyage complet, qui fit disparaître les souillures produites par le séjour des bufs, les caisses à eau furent vidées, et les provisions susceptibles de saltérer, enlevées.
Le pilote Estevâo, qui connaissait admirablement la configuration du lac, fit choix dune petite anse entourée de tous côtés par des arbres peu élevés, mais très touffus, et lancra près du rivage. Pour surcroît de précaution, deux fortes amarres servirent à le maintenir à lavant et à larrière, de façon quil demeurât immobile.
Le pont fut ensuite recouvert dune vaste toiture en feuilles de balisier pour le soustraire aux alternatives de pluie et de soleil, et toutes les ouvertures hermétiquement closes.
Quatre hommes bien armés, sur la fidélité desquels Diogo pouvait absolument compter, furent commis à sa garde, puis les matelots ainsi que la troupe du chef, avec les trois prisonniers lévacuèrent le lendemain.
Ils prirent tous place dans les embarcations du bord, et arrivèrent en deux jours au village du Lac, où ils reçurent un accueil enthousiaste.
X
Délicatesse. Au Maroni. Fin de la traversée. Le dégrad. Sur la crique. La barre. LAnse aux Cocotiers. Retour au nid. Le vieil Angosso. En montant lavenue de manguiers. La « Bonne-Mère ». Palais équinoxial. Les deux mères. En famille. Désolation. Hospitalité discrète. Conseil de guerre. Rayon despérance. Plan de campagne. Cinquante kilogrammes dor. Ce que compte faire Henri. Il y aura bataille. Où Diogo pourrait bien trouver à qui parler.
Favorisée par le vent dEst-Sud-Est et par le courant qui porte du Sud-Est au Nord-Ouest, la traversée de la goélette fut des plus rapides.
Au bout de cinquante heures, le petit voilier, admirablement gouverné par les noirs de Diogo, était en vue de Cayenne.
Soustraites à lhorrible malpropreté du bâtiment à vapeur et à lécurante odeur de la machine, les pauvres femmes avaient infiniment mieux supporté cette seconde partie de leur douloureux voyage.
Sans les poignantes angoisses inspirées par le sort de leurs maris, elles eussent été parfaitement heureuses. Mais, hélas ! en vain Charles singéniait à secouer la torpeur qui les avait envahies à la suite de cette terrible catastrophe ; en vain il cherchait à les rassurer sur les suites de cette captivité ; désolé lui-même à la pensée du lot dinfortunes si injustement échu aux chères créatures qui gémissaient loin de lui, il était impuissant à inspirer une confiance quil ne ressentait pas et ne pouvait, en désespoir de cause, que mêler sa douleur à leur douleur.
De nouvelles et non moins cruelles inquiétudes étaient venues en outre assaillir bientôt les malheureuses passagères.
Leur tournée artistique, sans être absolument infructueuse, navait pas été des plus lucratives. La petite troupe, après avoir vécu à peu près au jour le jour, en faisant dailleurs très dignement honneur à ses affaires, sétait embarquée à Para, infiniment plus riche despérance que dargent. On était parti escomptant lavenir et dans lespoir fort légitime de vivre, comme par le passé, du prix des représentations.
Mais la troupe ainsi dispersée au souffle de ladversité quallaient devenir ceux de ses membres les plus faibles, par conséquent les plus intéressants en débarquant sans ressources et dans lincapacité absolue de sen procurer, sur cette terre si inhospitalière à lEuropéen ?
Charles devina sans grands efforts cette plaie cachée avec autant de discrétion que de dignité. Sans même paraître soupçonner leur détresse, il leur fit entendre, avec toute la délicatesse possible, que leur mutuelle infortune les ayant dorénavant rendus solidaires les uns des autres, elles ne pouvaient faire autrement que daccepter lhospitalité chez ses parents.
Et comme elles nosaient encore, par excès de discrétion, souscrire à cette offre si cordiale et si désintéressée, le jeune homme termine dun mot la discussion en disant :
De tout temps, lhospitalité a été le devoir le plus cher aux colons, et mon père ny a jamais failli.
« La maison est grande, les ressources en sont inépuisables, et ma mère ainsi que mes belles-surs vous feront le plus affectueux accueil.
« Elles auront soin de vous pendant que vos époux veilleront sur ma famille, et nous collaborerons tous, de près et de loin, à la délivrance commune.
« Vous navez donc aucune raison pour refuser ; bien au contraire, tous les motifs sont pour que vous acceptiez.
En conséquence, la goélette évita Cayenne et poursuivit sa course jusquau large estuaire du Maroni. Elle remonta sans désemparer jusquen face Saint-Laurent, sans y aborder, et obliqua vers le poste dAlbina, situé sur la rive hollandaise du grand fleuve guyanais, où réside un commissaire délégué par le gouverneur de Surinam.
Laimable et obligeant fonctionnaire qui, depuis de longues années, entretenait les relations les plus cordiales avec la famille Robin, fit à Charles et à ses compagnes la réception la plus cordiale, tout en manifestant au jeune homme son étonnement de le revoir si vite après son précédent voyage.
Charles ne jugea pas à propos, et pour cause, de linformer de la catastrophe qui le frappait. Il le pria seulement de lui procurer le plus tôt possible une grande pirogue avec un bon équipage de nègres Bosh, pour remonter, sans perdre un instant, à lhabitation de son père.
Ce fut chose facile, et le soir même, une embarcation indigène, montée par quatre vigoureux pagayeurs, se trouva prête à partir. Par surcroît de précaution, elle avait été pourvue à larrière dun dais de feuilles de bananiers destiné à protéger les passagères contre les rayons brûlants du soleil.
Charles écrivit ensuite une longue lettre pour sa femme, engagea en même temps ses compagnes à écrire à leurs maris, réunit les quatre lettres en un seul paquet, les confia au pilote de la goélette, lui donna une large gratification ainsi quaux hommes de léquipage, et lui fit promettre de les remettre à destination.
Le voilier, approvisionné pour le retour, dérapa séance tenante, pendant que la pirogue, munie par les bateliers de tous les objets indispensables à ce petit voyage, remontait lestement le grand fleuve.
Dix heures après, elle franchissait sans difficultés le Saut-Hermina, faisait une halte de deux heures sur lilot de Sointi-Kazaba et remontait encore pendant une trentaine de kilomètres.
On campa dans des hamacs accrochés aux grands arbres du rivage, et le lendemain, dès laube, on pénétrait dans une petite crique à lembouchure de laquelle est mouillée la flottille de la famille Robin.
Là se trouve le dégrad, en planches de moutouchi, avançant au-dessus de leau pour favoriser lembarquement et le débarquement. Quelques hommes, auxquels est confiée la garde de cette flottille, habitent à poste fixe plusieurs cases spacieuses, confortablement agencées et entourées de jardinets où abondent les légumes et les arbres fruitiers.
Ils reconnaissent le jeune homme, accourent à sa rencontre et le saluent dun affectueux bonjour.
Mon père et mes frères sont-ils à lhabitation ? demande Charles, pendant que la pirogue ralentit son allure pour embouquer la crique.
Oui, mouché, répondent -ils à lunisson.
Bien, merci !
« Et vous, mes amis, dit-il en sadressant aux Bosh, pagayez ferme, vous aurez « pou bon quio ».
Les noirs bateliers, stimulés par cette promesse, édifiés dailleurs sur la proverbiale générosité des colons du Maroni, se courbent sur leurs pagayes en poussant ce nasonnement par lequel ils sexcitent dans leurs joutes nautiques.
La pirogue vole sur les flots tranquilles du petit cours deau dont les rives, depuis longtemps aménagées, ne présentent plus ces anfractuosités et ces végétations folles qui obstruent les abords des rivières de la région.
Le coup dil y perd peut-être en pittoresque, mais les communications y gagnent singulièrement en commodité.
Des essences nouvelles ont remplacé les vieux arbres de la forêt primitive qui, pour la plupart frappés de décrépitude, menaçaient à chaque instant de sabattre sur les voyageurs, ou tout au moins de barrer le chenal. La double avenue de bananiers qui déploient sur chaque bord leurs feuilles immenses, et semblent plier sous le poids de « régimes » plantureux, nest guère moins agréable à contempler, dailleurs, que lancien fouillis derrière lequel sabrita lhumble carbet des Robinsons de la Guyane.
Bientôt la pirogue se trouve en face dune énorme barre de rochers qui obstruent la crique, et semblent opposer un obstacle infranchissable à tout ce qui vient du côté daval.
Mais un petit canal, pratiqué de main dhomme dans les terres basses du côté droit, contourne le récif, et permet aux embarcations de rejoindre le ruisseau après un crochet denviron deux cents mètres.
Encore quelques coups de pagayes et le canot en bois de fer vient doucement aborder à une anse ourlée de sable rougeâtre, et ombragée dune splendide plantation de cocotiers.
Les noirs sarrêtent, déchargent les bagages des voyageuses, pendant que Charles les aide à débarquer.
Le petit groupe quitte aussitôt lAnse-aux-Cocotiers, et enfile une vaste allée de manguiers, dont les deux côtés disparaissent littéralement sous une folle profusion de ces merveilleuses fleurs équatoriales, ladmiration des voyageurs.
Les cassiques et les toucans, familiers, jacassent à tue-tête sous le feuillage lustré doù émergent, comme des pommes dor à reflets de bronze, les mangues, ces rivales de lorange ; les perroquets passent par couple, à tire daile, en caquetant éperdument ; les colibris bourdonnent dans les corolles avec lesquelles ils rivalisent déclat et de fraîcheur, et quelques singes, évidemment apprivoisés, se livrent, sur les plus hautes branches, à leurs exercices dacrobates, en se gavant, avec une sensualité comique, de mangues, un de leurs fruits de prédilection.
En dépit de ses poignantes préoccupations, Charles, à laspect de ce tableau enchanteur, sur la beauté duquel rien na pu le blaser, éprouve une singulière sensation de bien-être, et cette indéfinissable émotion qui étreint toujours lhomme fait, quelque peu impressionnable quil soit, surtout quand il revient, après les heurts et les cahots de la vie, au nid où sécoula son enfance.
Puis, son cur meurtri évoque soudain limage des chers captifs qui, six mois auparavant, sébattaient joyeusement avec les oiseaux, au milieu des fleurs, et un sanglot douloureux monte brusquement à ses lèvres.
Mouché Sarles ! sécrie soudain une voix affectueuse et étonnée.
En même temps, un vieux nègre de haute taille, proprement vêtu dune chemise de cotonnade, dune petite veste et dun pantalon de toile, pieds nus, et dont les cheveux tout blancs se hérissent sous un chapeau de paille, accourt les bras ouverts.
Oui, répond tristement le jeune homme en serrant les mains du vieillard, cest moi, mon bon Angosso.
Pas malheur, pourtant, mouché.
« Madame, zenfants, fika bon bon, hein ? (vont bien).
Hélas ! je lespère.
Ou pas savé !... Ah ? malheur !
Tout le monde est à la maison, nest-ce pas ?
Oui, mouché... ché petit moun à moi, bon pitit fils blanc à vieux nèg... où gain pauv cur malade.
Bien malade, mon pauvre ami.
Et comme le vieillard interdit ne pouvant plus que balbutier, jette un coup dil interrogateur sur les voyageuses exténuées par la traversée, Charles ajoute :
Tu sauras tout... nes-tu pas de la famille ?
« Et dailleurs, toi aussi, nauras-tu pas ta grosse part de douleur !
Bientôt lavenue décrit une courbe et commence à monter.
À droite et à gauche apparaissent de jolis carbets autour desquels cabriolent, comme de petits fous, des petits négrillons luisants comme des bonshommes débène, qui se roulent dans lherbe ; des négresses coquettement vêtues de camisas multicolores, les bras cerclés de bracelets dargent, la tête coiffée de madras aux nuances éclatantes, vont et viennent en ménagères affairées, au milieu de hoccos au plumage lustré, dagamis sérieux comme des oiseaux mécaniques, de marayes folâtres, vivant en bonne intelligence avec des coqs, des poules et même des perdrix grand-bois.
Les hommes sont au travail, occupés sans doute à couper la canne, à recueillir le cacao ou le café, à grager le manioc, ou à préparer un abatis.
Les carbets se multiplient de plus en plus. Leur réunion constitue un village, un véritable Éden de travailleurs.
Lavenue monte encore, décrit deux ou trois lacets, puis sélargit brusquement de chaque côté, à perte de vue, formant comme une immense clôture à lhabitation de la Bonne-Mère, qui sélève ami-côte. Un vrai palais équinoxial, mieux encore, une de ces somptueuses demeures comme seuls peuvent en édifier dopulents colons qui nont à compter ni avec le temps, ni avec lespace, ni avec la main-duvre ; auxquels la forêt vierge fournit des matériaux dont un nabab serait jaloux ; qui, enfin, nont eu quà consulter leur goût, leurs commodités et leurs désirs, pour improviser au milieu des splendeurs de cette nature exubérante, le domaine de leurs rêves.
Charles, dont lémotion grandit à chaque pas, sarrête un moment, embrasse dun coup dil le groupe de constructions qui sétagent en amphithéâtre au-dessus de la pelouse, les écuries, les magasins, les pressoirs à sucre et à huile, les basse-cours, les étables, les ateliers de tissage, de charronnage ou de menuiserie, la forge un peu à lécart, et jusquau gymnase avec ses agrès auxquels les enfants se suspendent avec des cris joyeux. Puis, au milieu de ces constructions dont les toitures en bardeaux brunis par le soleil et la pluie sharmonisent si bien avec la verdure des arbres qui les ombragent à profusion, la maison.
Cest une immense bâtisse édifiée tout entière avec les bois admirables de la forêt, et dont lagencement rappelle celui de lancien seringal de lAraguary. Mais dans des proportions colossales, car cinq ou six familles peuvent y vivre à laise.
Sous la véranda, on aperçoit une série de hamacs en coton blanc, dont plusieurs sont occupés, car cest lheure de la sieste.
Le jeune homme, cloué au sol, se met en marche par un énergique effort de volonté, et savance lourdement, en murmurant :
Quel deuil mon apparition ne va-t-elle pas jeter dans ce paradis !
Il abaisse son regard sur ses compagnes dinfortune, douloureusement impressionnées, elles aussi, leur fait un geste dencouragement, et débouche le premier sur lespace découvert qui sétend devant la partie orientale.
Au bruit de ses pas, un jeune homme tête nue, vêtu dune chemise de foulard et dune mauresque, sélance dun hamac, jette son cigare et sécrie :
Charles !
Puis, il lui saute au cou, lembrasse avec effusion et ajoute :
Mon Chariot ? quy a-t-il ?
Henri ! mon frère... un malheur.
Ah ! mon Dieu ! répond laîné des Robinsons qui devient livide.
Son exclamation, la vue des trois inconnues et dAngosso qui arrive suivi des nègres Bosh, font accourir soudain les membres présents de la famille. Robin, le père, toujours droit et alerte, malgré ses soixante-cinq ans, imposant et majestueux comme un patriarche, avec sa barbe et ses cheveux blancs de neige, sa femme si heureuse mère jusqualors, dont un pressentiment lugubre contracte la belle et noble figure et une jeune femme offrant avec celle de Charles une ressemblance frappante.
Charles échange une douloureuse étreinte avec sa mère, son père et sa belle-sur, qui nosent linterroger.
Où sont donc Eugène et Edmond ? dit-il à son frère.
Au placer depuis deux jours.
Je regrette leur absence, car nous avons à tenir un conseil de famille... un conseil de guerre aussi...
« Mais, laissez-moi, avant de vous édifier sur les événements terribles dont jai été victime à mon retour là-bas, accomplir vis-à-vis des personnes qui maccompagnent un simple devoir de politesse, et réclamer de vous, après vous les avoir présentées, lhospitalité que je leur ai offerte en votre nom.
« Victimes, elles aussi, de la catastrophe où a sombré mon bonheur, séparées brutalement de leurs protecteurs naturels, isolées à dix-huit cents lieues de la mère patrie, jai pensé quelles trouveraient près de vous asile et protection.
Et tu as bien fait, mon enfant, répondit avec sa dignité affectueuse madame Robin en tendant la main aux étrangères.
« La vue des noirs qui vous suivent mannonce que vous avez remonté le Maroni en pirogue.
« Vous devez être brisées, après cette rude traversée.
« Il vous faut avant tout du repos...
« Veuillez maccompagner jusquà vos appartements.
Pendant ce temps, les trois hommes et la jeune femme dHenri, qui, les lecteurs des Robinsons de la Guyane sen souviennent, est la sur de la femme de Charles, pénètrent dans le grand salon.
Voyons, Charles, interrompit brusquement Henri, tu me vois trépigner dimpatience et dangoisse ; notre père hésite à tinterroger...
« Parle, mon cher petit... Cette affreuse incertitude nous bouleverse.
Eh bien ! mon seringal a été brûlé et pillé par des forçats fugitifs, et je suis absolument ruiné.
Ensuite ?... car cela nest rien pour des travailleurs comme nous.
Cela nest rien en effet que le prologue de la catastrophe.
Madame Robin rentrait à ce moment et venait sasseoir près de sa belle-fille Lucy.
Mais, continue le jeune homme, tous mes ouvriers sont morts ou dispersés ainsi que leurs familles... nos pauvres Bonis, les amis dévoués des mauvais jours...
Ensuite ?... reprend Henri haletant.
Mary et mes enfants disparus pendant lincendie, emmenés par les forçats, et tombés ensuite aux mains dun bandit !... un misérable nègre qui les retient prisonniers.
Aux gémissements douloureux qui échappent aux deux femmes en apprenant cette sinistre nouvelle répondent deux cris, deux véritables rugissements poussés par le père et le fils.
Mille tonnerres ! sécrie Henri en redressant brusquement sa haute taille, mais il y a là de quoi ravager ce territoire maudit, mettre à sac ce repaire de brigands, et massacrer toutes les bêtes venimeuses qui lhabitent.
Le vieillard, calme jusqualors comme un vieux lion au repos, sent tout à coup se réveiller sa redoutable énergie.
Un flot de sang empourpre soudain sa face pâle sous sa couche de hâle, et un éclair flamboie dans ses yeux noirs.
Mais, dominant soudain avec une singulière force de volonté ce premier mouvement de fureur, il interrompt son fils dune voix à peine altérée :
Patience ! mon enfant.
« Avant de parler de représailles, il nous faut trouver le moyen de parer à ce coup terrible.
« Laisse parler ton frère... et toi, mon Charles, raconte-nous en détail cette sinistre tragédie.
« Quand nous serons bien édifiés, nous aviserons.
Nul ninterrompit le long et douloureux récit, que fit tout dune haleine Charles dune voix brève et saccadée.
Les femmes elles-mêmes, depuis longtemps aguerries contre tous ces coups du sort, avaient séché leurs larmes et comprimé leurs sanglots.
Pleines de confiance dans la vaillance et lénergie des Robinsons, elles attendaient le premier mot du chef de la famille, dont les traits sétaient peu à peu rassérénés.
Le malheur est grand, dit-il enfin de sa voix douce et grave, mais il nest pas irréparable.
« Ce nest, par le fait, quune question dargent.
Mais un million, père, y pensez-vous ?
« Comment réaliser une pareille somme, surtout dans un pays où les transactions sont si rares et si difficiles.
Jai ici environ cinquante kilogrammes dor en lingots que je mapprêtais à envoyer sous peu à la banque.
« Le placer nous fournira facilement en un mois les seize ou dix-sept kilogrammes nécessaires à parfaire la somme de deux cent mille francs demandés pour le premier à-compte.
Et après ?
Cela nous procurera trois mois de crédit.
« Et trois mois sont plus que suffisants à des hommes comme nous pour venir à bout dune situation quelque difficile quelle paraisse.
Mais, pensez donc, père, comme cest long, trois mois de captivité.
Aussi, mon intention nest-elle pas dattendre ce délai.
« Jespère même que nous allons pouvoir libérer dun seul coup ces pauvres enfants le jour même où tu porteras cette première mise.
Sans danger pour eux ?
Peux-tu me le demander, mon cher petit ! « Quen penses-tu, Henri ?
Je crois avoir deviné votre projet, et, si vous le permettez, je vais vous dire ce que je pense :
Jallais te le demander.
Ah ! faites ce que vous voudrez, reprit Charles ; je suis tellement atterré, que je manque dinitiative.
« Commandez, jobéirai aveuglément.
Voici, fit Henri sans plus tarder.
« Charles, nanti des lingots, les portera au lieu du rendez-vous à lépoque fixée par le nègre.
« Voilà qui est élémentaire. Il réclamera un des enfants, et saura si ce misérable est de bonne foi, ce dont je doute, car il me paraît homme à nous rançonner indéfiniment.
Ah ! mon Dieu, sécria Charles qui eut comme un éblouissement, je navais pas pensé à cela.
Je continue.
« Je men vais, dès maintenant, trier parmi nos Bonis une trentaine dhommes les plus braves, les plus vigoureux que je pourrai trouver.
« Tu les connais et tu sais si on peut compter sur eux à la vie, à la mort.
« Nous les armons de carabines à répétition, avec deux cents cartouches par homme, après les avoir exercés ici, le plus longtemps possible, de façon à en faire de véritables soldats.
« Quand je les aurai bien dans la main, quils manuvreront dune manière irréprochable, et seront rompus à la guerre dembuscades, quils sauront obéir à un mot, à un geste, nous partirons.
« Pendant que tu te rendras au Tartarougal par lAraguary et lApurema, je minstallerai avec mes hommes en plein bois, dans la zone occupée par le village.
Mais, comment y arriver ?
Le bâtiment qui te conduira là-bas nous déposera en un point isolé sur la côte, et je me charge bien de trouver ce village maudit.
Et si quelques rôdeurs te découvrent, toi ou quelques-uns de tes hommes et que votre présence soit signalée.
Sois tranquille ! cest notre affaire de nous dissimuler habilement.
« Ne suis-je pas toujours un demi-sauvage mâtiné de nègre et frotté dIndien.
« Du reste, on nous prendrait pour des esclaves marrons, cherchant une place pour organiser un mucambo, ce refuge des évadés du Brésil.
« Nous aurons bientôt connu les habitudes des gens du village sur lequel nous exercerons une surveillance discrète, mais continuelle.
« Pendant que tu seras en pourparlers avec ce Diogo, nous envahirons brusquement son repaire. Les habitants, nayant pas de chef, mal organisés, surpris par une attaque aussi brusque quimprévue, ne sauront résister à notre élan, ni à nos armes perfectionnées.
« Ou je me trompe fort, ou la délivrance de nos prisonniers sera le résultat certain de ce coup de main.
Ah ! mon cher Henri, ton plan est magnifique, et je suis sûr quil réussira.
Est-ce votre avis, père ?
Absolument et cétait bien là mon intention.
« Je suis donc daccord en tous points avec toi, sauf sur un seul.
« Cest que je me réserve le commandement suprême de cette expédition où nous risquons plus que notre vie.
« Trente hommes, comme tu le dis, suffiront largement, mais il sera bon, pour en tirer le meilleur parti possible, pour éviter les imprudences ou les défaillances, de multiplier le commandement, cest-à-dire de les diviser en petits groupes commandés par chacun de nous.
« Cest pourquoi je veux être là, avec Gondet et Nicolas quils connaissent bien, et auxquels ils ont toute confiance.
« Edmond et Eugène garderont la maison.
« Et maintenant, mon cher enfant, courage et espoir.
XI
Parisien, Toulousain et Marseillais. Courte mais essentielle biographie de Pierre Leblanc, dit Marquis. Aventures dun artiste cosmopolite. Raymond et Fritz. Ce que Diogo entend par le « quartier français ». Réception de forçats. Promiscuité. Comment on parle au « pré salé ». Riposte énergique. Horrible corvée. Les cadavres de lHercule et du Brésilien. Il faut faire contre fortune bon cur. En creusant une fosse. Découverte inattendue dun fabuleux trésor. Que faire en présence dune pareille aubaine. La rançon.
Parmi les trois nouveaux personnages dont Diogo sest attribué le droit de disposer avec son arrogance et son sans-gêne habituels, il en est un qui mérite une mention toute particulière.
Cest le plus jeune des trois, qui répond au nom de Pierre Leblanc et que ses compagnons désignent familièrement sous le pseudonyme de « Marquis ».
Pourquoi « Marquis » ? Cest ce que nul ne sait, pas même le porteur de ce marquisat anonyme, sans couronne comme sans particule.
Son lieu dorigine est pour le moins aussi fantaisiste que son sobriquet, puisque Marquis prétend, non sans raison dailleurs, être un Toulousain de Paris devenu Marseillais !
Toulousain, sans doute, puisque son père et sa mère, de braves comédiens, natifs tous deux du chef-lieu de la Haute-Garonne, contractèrent au dit chef-lieu un mariage duquel est issu le rejeton actuel. Parisien à coup sûr, puisque Pierre Leblanc naquit entre deux portants de coulisse du Théâtre de Belleville et fut inscrit sur les registres de létat civil à la mairie du XXe arrondissement. Marseillais, pourquoi pas ? puisque, parti avec ses parents, dès lâge de huit ans, pour le pays classique de la bouillabaisse et de la barigoule, il y atteignit ses dix-sept ans, et simprégna suffisamment de la saveur du terroir, pour contracter un tantinet d« assent » et connaître les subtilités du langage à lail si cher aux cigaliers.
Gascon, Moko et Parisien, Marquis lest tout à la fois, et cette réunion en un seul individu, de types si divers, ne contribue pas peu à faire du jeune homme une personnalité qui ne saurait être banale.
Enfant de la balle, cabotin dans lâme, ayant dès lenfance figuré comme ange ou comme diablotin, comme mousse ou enfant de troupe dans les féeries, les drames ou les pièces militaires, il a cabotiné à outrance, jusquau jour où un joli filet de voix lui étant poussé avec un rudiment de moustache, il aborda intrépidement les emplois de ténor léger.
Cette ambition le perdit. Le filet de voix étant insuffisant pour être produit sur les scènes de grande et même de très médiocre importance, Marquis fut forcé de devenir un simple virtuose de café-concert.
Le jeune artiste, désespérant darriver non seulement à la gloire et à la fortune, mais encore se voyant condamné à perpétuité aux ritournelles destaminet, perdit courage, fit un coup de tête, partit pour Toulon, et sengagea, sans se donner la peine de réfléchir, au 4e régiment dinfanterie de marine.
Marquis, ayant jadis fréquenté sur les planches les héros de nos gloires militaires, avait encore un peu de poudre dans les narines et quelques reflets de panaches dans les yeux. Et il espérait bien, ainsi quil le disait plaisamment, devenir comme « tout le monde » maréchal de France, en débutant dans cette arme de linfanterie de marine, où lavancement est si rapide.
Il arriva sans encombre au caporalat ! Mais, Marquis était ce que nos troupiers appellent une « forte tête ». Pensez donc un Toulousain mâtiné de Provençal et de Parisien ! Aussi, ne put-il pas longtemps conserver les attributions de ce grade modeste, le plus rapproché, quoi quon en pense, de celui de maréchal, puisque, nous dit-on, les extrêmes se touchent.
Quoiquil en soit, Marquis redevenu simple-bigorneau (lisez soldat dinfanterie de marine), comprenant quil éprouverait quelques difficultés à devenir seulement commandant de corps darmée, la dignité de maréchal de France étant présentement abolie, sarrangea de façon à employer le plus fructueusement possible son temps de service.
Il fréquenta assidûment la salle darmes, étudia avec passion lart de démolir son prochain par raison démonstrative, et devint un véritable virtuose de pointe, de canne et de chausson.
Entre temps, il visita la Cochinchine et le Sénégal, bourlingua sur terre et sur mer de façon à rendre des points au Juif-Errant lui-même, car ce vieillard barbu et cosmopolite naffronte pas, que nous sachions, leau salée, jusquau jour où un congé en bonne forme le rendit aux douceurs de la vie privée.
Il revint à Toulouse, poussé par un de ces pressentiments auxquels on ne peut résister, retrouva un vieil oncle, pauvre comme feu Job, et père dune jeune fille charmante, aussi jolie que sage. Naturellement, Pierre Leblanc séprit de sa cousine, et non moins naturellement devint son mari. Madame Pierre Leblanc avait apporté en dot à son heureux époux, outre ses beaux yeux et sa tendresse, un joli filet de voix, le filet de la famille. De façon que si le jeune ménage fut contraint parfois de danser devant le buffet, du moins put-il y chanter aussi comme un couple de rossignols. Malheureusement la musique en chambre fut la seule que purent aborder de longtemps les aimables artistes, car les directeurs ne se souciaient guère de les produire devant le public ! Et Pierre Leblanc, dit Marquis, était plus que jamais entiché de son art.
Les passions malheureuses sont les plus tenaces.
Sur ces entrefaites, lancien troupier, réduit pour vivre à donner des cours descrime et de bâton, fit un beau jour la rencontre dune troupe dartistes qui se préparaient à partir pour lAmérique du Sud. Le chef de la troupe était un ancien camarade. Il proposa un engagement à Marquis et Marquis le prit au mot. Le camarade le prévint que les appointements seraient très inférieurs à ceux des pensionnaires de lAcadémie nationale de musique, quil faudrait en outre fortement cumuler les genres et les emplois, jouer le drame, la comédie, le vaudeville, voire même la pantomime ; que parfois on devrait chanter lopéra, lopéra comique ou même lopérette ; être son propre costumier, devenir au besoin décorateur, machiniste, lampiste !...
Marquis, fort de ses travaux antérieurs, et nanti dune remarquable dose daplomb, répondit simplement : « Ça me va ! » et sembarqua non moins simplement à Pauilhac.
Cest après un séjour de trois années consécutives au Brésil, séjour agrémenté de toutes sortes de vicissitudes, que nous le retrouvons sur le Simon-Bolivar.
Physiquement, Marquis est un crâne petit homme de vingt-sept à vingt-huit ans, à la physionomie spirituelle, narquoise même, éclairé de deux yeux gris pétillants de malice, mais dont la bouche, sur laquelle voltige à chaque instant un bon sourire, corrige cet ensemble dont lexpression atteindrait à la causticité.
Toujours gai, prenant la vie par le meilleur bout, trouvant aux choses désagréables un bon côté, narguant la misère, fêtant les jours heureux, excellent camarade, cur dor, et philosophe comme un homme qui peut, le même jour, être grand seigneur, laquais, père noble ou jeune premier, avec cela intrépide comme un vrai Français, honnête et fidèle comme lacier, tel est au moral notre nouveau compagnon.
Ses deux amis présentent de prime abord des individualités moins tranchées, moins vivantes. Le plus âgé est un grand et gros homme de quarante ans, aux yeux noirs, aux épais sourcils charbonnés comme ceux dun traître de mélodrame, et dont le menton toujours bien rasé présentait jadis ces tons bleuâtres si chers aux gens de théâtre. Depuis quinze jours, la barbe nétant plus émondée, troue lépiderme basané, et surgit comme des milliers de pointes daiguilles.
Il sappelle Georges Raymond, joue les pères nobles et chante les rôles de basse profonde selon les exigences des spectacles. Un peu lourd, très apathique, excellent homme au fond, en dépit de son extérieur formidable, de son ventre bedonnant, de son encolure de taureau, de ses grosses mains poilues, il est habituellement mélancolique, presque taciturne. Il se sent vieillir. Sa voix se casse, les années arrivent, et le pauvre artiste nenvisage pas lavenir sans appréhension.
Lautre est un grand diable dAlsacien de trente-cinq ans, haut monté sur de longues jambes de faucheux, maigre comme un manche de contrebasse, blond comme un épi et musicien comme une pédale.
De beaux yeux bleus aux doux reflets de pervenche donnent à sa tête, trop petite pour son grand corps, une singulière expression de mansuétude, encore augmentée par une sorte de gaucherie naïve que na pu corriger entièrement lhabitude de se produire eu public.
Il sappelle Fritz, comme tous les Alsaciens, chante fort agréablement tout le répertoire, joue dune quantité dinstruments, et sait à loccasion composer de la musiquette légère qui parfois nest pas sans succès.
Inutile dajouter quil y a entre ces trois hommes plus que de la camaraderie, mais une vive et sincère amitié, basée sur une mutuelle estime, cimentée surtout par les difficultés abordées, souffertes et combattues en commun.
Du reste, des caractères et des tempéraments si divers devaient nécessairement sympathiser dès le début, en raison de la loi des contrastes.
Quelque endurcis que soient les braves artistes à toutes les péripéties de lexistence nomade, on comprend sans peine quel dut être tout dabord leur accablement quand fondit sur eux cette terrible catastrophe.
Leur seule consolation fut de savoir leurs malheureuses compagnes en sûreté, et préservées, grâce à lintervention de leur généreux protecteur, des tourments dune captivité susceptible dêtre cruelle, sinon prolongée.
Heureux en somme dêtre seuls à souffrir, pleins de confiance dans leur ingéniosité à savoir se tirer des plus mauvais pas, ils reprirent bientôt courage après ce premier moment datterrement, qualifié pittoresquement de « coup dur » par Marquis.
Ils avaient dailleurs besoin de toute leur fermeté, qui, dès le début, allait être mise à une rude épreuve.
À peine arrivés au village, Diogo les fit conduire à une vaste case, ironiquement dénommée par lui le « quartier français » et la leur indiqua comme domicile.
Cette case contient déjà trois habitants, et non des moins répugnants : les trois forçats.
Étant donné leurs antécédents, la réception faite par ces derniers aux nouveaux arrivants doit manquer nécessairement de cordialité.
Tiens ! du monde, fit le premier Monsieur Louche en les apercevant.
Et du monde « lingé » avec des bagages ! renchérit de son accent ignoble le Rouge.
Et des bonnes têtes, conclut le Borgne.
Tiens, y a quéquun, sécrie joyeusement Marquis.
« On parle français !... Peut-être des pays...
« Bonjour, messieurs.
Bonjour ! grogne Monsieur Louche en retournant péniblement dans son hamac ses reins endoloris.
« Dites donc, vous devez être des fanandes (camarades) hein ?
« Vous venez de là-bas, pas vrai ?
Certainement, que nous venons de là-bas... et même de très loin par le chemin le plus long, reprend Marquis.
Puis, il continue en chantant :
« Là-bas bien loin, tout au bout de la terre,
« Là-bas bien loin, tout près du Luxembourg...
Quest-ce qui lui prend, à celui-là ?
« On vous demande si vous sortez du pré salé (bagne).
Hein !
Combien de gerbes vous avez fauchées avant demblémir les artoupans et de cromper en cambrousse ? (Combien dannées avez-vous passées au bagne avant de tromper les surveillants et de vous enfuir à la campagne ?)
Et comme les trois amis ne comprennent pas les subtilités de cet immonde langage, Monsieur Louche ajoute dédaigneusement :
Peuh ! des pantes ! (honnêtes gens)
« Ça na jamais fait suer un chêne (tué un homme).
« Pas bons seulement à poisser de lauber dans une profonde, à effaroucher un cadran, ou à rincer une cambriole ! (à prendre de largent dans une poche, à filouter une montre, ou dévaliser une chambre).
Et après ? riposte rudement Marquis en se dressant sur ses ergots comme un coq en colère.
Après ?... Rien.
« Vous nêtes pas de notre monde.
« Ça se voit... aussi, faudra filer doux.
Toi, vieux, continue Marquis indigné de cet accueil et de cette tentative dintimidation, tu vas tâcher dêtre convenable, nest-ce pas, ou je te casse en deux comme une allumette.
« Nous ne sommes pas ici pour notre plaisir, et vous vous organiserez de façon à ne pas nous rendre la vie dure, ou il va grêler des coups.
Allons, Monsieur Louche, reprend dun ton conciliant le Rouge, temballe pas.
« Il a raison ! Tout le monde na pas eu, comme toi, celui davoir été gerbé à la passe (condamné à mort), et nest pas fagot qui veut.
« Vaut mieux se mettre daccord et tâcher de sarranger pour filer un beau jour en douceur ; car, voyez-vous, camarade, nous non plus, nous ne sommes pas ici pour notre plaisir, termina le gredin en frottant son échine endolorie.
À la bonne heure, vivons donc en bonne intelligence, quoique nous nayons pas les mêmes idées.
Cette algarade neut pour le moment dautre suite que le désappointement des forçats en voyant quils ont affaire à des honnêtes gens. Quant aux artistes, ils sinstallèrent imperturbablement en hommes que les hasards de la vie ont mis en présence de toutes sortes de choses et de toutes sortes de gens.
Le lendemain, Diogo, en bon prince, vint visiter ses nouvelles recrues, non pas tant peut-être pour voir si le « quartier français » ne manquait de rien, que pour sassurer comment sétaient comportés des éléments aussi hétérogènes, mis en présence dune façon aussi inopinée.
À son profond étonnement, il vit la concorde régner sous le carbet. Les forçats le reçurent en maître, avec cette soumission papelarde que ces coquins rudement étrillés ne manquent pas de témoigner à ceux qui savent impitoyablement les dompter. Quant aux artistes, leur attitude fut parfaitement digne et correcte, sans forfanterie, comme sans faiblesse.
Sa visite avait en outre un autre but. Il voulait savoir si ces misérables étaient bien réellement matés après leffroyable exécution de lavant-veille, et il saperçut bientôt que la leçon avait été aussi rude que profitable
Ainsi, dit-il en continuant avec une sorte de familiarité dédaigneuse lentretien, on est devenu bien raisonnable, et on est disposé à exécuter mes ordres sans broncher.
Sans broncher, vous lavez dit, bourgeois.
À la bonne heure, mes gaillards.
« Eh bien ! puisque vous avez si bonne volonté, je men vais sans plus tarder la mettre à lépreuve.
Commandez ! bourgeois, on obéira.
Il y a là-bas, accrochés depuis plus de quarante-huit heures, à ce manguier, deux personnages qui commencent à être rudement faisandés.
« Il faudrait menterrer ça.
« Vous avez été, un peu malgré vous, les exécuteurs, je pense que vous serez de bon gré fossoyeurs.
Certainement, patron, certainement !
« Mais dites donc, continua Monsieur Louche avec cette sorte dhumilité familière que savent si bien prendre les forçats avec leurs supérieurs, est-ce que vous tenez absolument à ce que nous faisions louvrage nous-mêmes.
Que veux-tu dire, drôle ? riposta rudement Diogo en fronçant le sourcil.
Ordinairement, dans une chambrée, cest les nouveaux qui font les corvées...
« Si ça ne vous fait rien, les trois « messieurs » pourront bien se charger de mettre à lombre les deux « machabées ».
Cette saillie dun goût plus que contestable eut le privilège de dérider Diogo.
Puis, trouvant inopinément loccasion de montrer aux « nouveaux » de quelle façon il exerçait sa redoutable autorité, il ajouta, tout heureux de les astreindre, pour leur début, à cette terrible besogne :
Tu as raison une fois en ta vie, vieux coquin.
« Vous allez flâner encore toute la journée, et mettre sur vos coups de rotin une bonne compresse de paresse.
Vous autres, suivez-moi.
Vive le patron !
Cest bon, cest bon !
Les trois artistes, intrigués et sachant dautre part que toute discussion avec ce féroce tyran est chose impossible, se mettent en devoir dobéir.
Diogo les emmène jusquà sa case, leur donne à chacun un sabre, une pelle avec une pioche, et les conduit sans mot dire jusquau manguier, où se balancent, lugubres, hideux et déchiquetés par les urubus, les deux cadavres dans un état dhorrible décomposition.
Ceux-là, dit-il de sa voix dure, ont essayé de massassiner.
« Lun deux a été, sur mon ordre, coupé tout vif en morceaux par ses camarades, et lautre, attaché vivant à son corps.
« Voilà comment je comprends les représailles.
« Je nai pas besoin de vous en dire davantage.
« Faites choix en dehors du village dun emplacement ; creusez une fosse, et enfouissez-moi ces deux charognes.
« Allez !
« Et vous, dit-il aux habitants du village qui commençaient à se réunir en groupes affairés et curieux, restez chez vous.
« Laissez ces hommes accomplir mes ordres, et que nul ne savise de les aider ou de les accompagner.
On comprend quel doit être linsurmontable horreur des malheureux artistes pour cette écurante besogne, à laquelle pourtant nulle force humaine ne peut les soustraire.
Incapables de prononcer une parole, sentant instinctivement quils doivent obéir au plus vite sous peine de châtiments implacables, ils se mettent tristement en marche, leurs outils sur lépaule, et partent à la recherche dun emplacement pour la fosse.
Ils avisent, à trois cents mètres environ du village, derrière un épais bouquet de cambrouzes, une petite éminence formée dun terrain sablonneux, couverte de graminées et de fleurs.
Allons, mes amis, courage ! murmure dune voix étouffée Marquis.
« Lexistence a parfois de cruelles nécessités.
« À louvrage !
À louvrage ! répondent comme un écho plaintif Raymond et Fritz en attaquant vigoureusement le sol.
Ils creusaient ainsi depuis environ une demi-heure, et la terrasse avançait rapidement, quand tout à coup une des pioches rebondit sur un corps flasque et résistant tout à la fois.
Tiens ! quest-ce que cest que ça ? fit lAlsacien stupéfait.
Marquis se baissa au fond de lexcavation, écarta la terre sèche et friable avec ses mains, et poussa un cri de surprise.
Il venait décarter une enveloppe très épaisse et très solide, formée de fibres végétales habilement tressées, et avait mis à découvert de nombreux grains métalliques pleins daspérités, de forme irrégulière, dune couleur jaunâtre, terne, comme enfumée.
Il en prit une pleine poignée, lexamina curieusement, sétonna du poids considérable de la masse et ajouta :
Je veux perdre mon nom et ne plus jamais chanter de ma vie lopérette, si ce nest pas là de lor natif !
De lor ! sécrient tout interdits ses deux compagnons.
Chut ! Ne crions pas... soyons calmes si faire se peut.
« Nous sommes seuls, fort heureusement.
« Oui, cest bien là de lor tel quil sort de la mine, dit-il en faisant ruisseler dune main dans lautre les grains semblables à de gros graviers.
En voilà une trouvaille !
Quallons-nous faire, bon dieu !
Encore une fois, du calme, et ne nous emballons pas.
Diable ! cest quil y en a une quantité !...
Et puis encore !...
Et toujours !
Quelques nouveaux coups de pioche portés avec précaution, mettent en effet à découvert de nouvelles enveloppes, ou plutôt des pagaras (paniers) bien ficelés de cordes en piassaba, et dun poids considérable.
Marquis soulève lun deux.
Savez-vous, dit-il, que ça pèse au moins vingt kilogrammes.
Vingt kilogrammes ! quest-ce que ça peut bien représenter en monnaie ? demande naïvement lAlsacien.
Dans les environs de soixante mille francs, mon brave Fritz.
Soixante mille francs !
Mais, il y en a plein le fond du trou !
« Tiens, vois donc : cinq... six... sept... huit.
Neuf... dix... Oh ! je sais compter.
« Et ces rouleaux en bambou, terminés dun côté par un entre-nud, et de lautre par un bouchon cacheté avec du goudron.
Il faut en ouvrir un.
Voilà qui est fait.
Tiens !... de la poudre !...
Et pas de perlimpinpin, mon vieux ; mais de la fine, de la jolie, de lauthentique poudre dor.
Qué cagnotte, mes amis, qué cagnotte !
À qui diable ça peut-il bien appartenir ?
Au nommé personne, ou peut-être bien à ce négro répugnant qui commande à ce village de mal-blanchis
Dans tous les cas, je nai pas envie de faire afficher la cagnotte aux objets perdus, ni daller en faire la déclaration au commissaire du quartier.
Ni moi !
Ni moi !
Nous sommes prisonniers, traités un peu moins bien que des chiens galeux, jetés pêle-mêle avec des forçats, internés au milieu de vrais sacripants, il serait par trop naïf de chercher parmi ces bandits le propriétaire plus ou moins légitime de ce fabuleux trésor.
Il ny faut pas penser.
Encore une fois, que faire ?
Reboucher au plutôt ce trou ; ou plutôt lélargir suffisamment de façon à pouvoir y déposer les cadavres.
Si pourtant, comme il est facile de le présumer, le trésor a un maître, ce maître ne manquera pas de sapercevoir que sa cachette a été découverte.
Cest vrai.
Il vaut mieux reboucher lexcavation, appliquer exactement sur le dessus des plaques de gazon, et revenir pendant la nuit enlever tous ces paquets et les mettre en lieu sûr.
Cest le seul procédé pratique.
Allons, dépêchons !
Tout en travaillant avec une activité fébrile, les trois amis, craignant les indiscrétions, continuent à voix basse leur entretien.
Jai une riche idée relativement à lusage de cette découverte miraculeuse, disait Marquis.
Ton idée, je la devine et je la partage, répondit Raymond.
Cest tout simple, dit lAlsacien.
« Notre nouvel ami, M. Robin, est rançonné par cet horrible nègre qui lui demande un million.
« Voici toute trouvée la rançon de sa famille.
... Et la nôtre !
Il faudra que, à la première occasion, lun de nous séchappe dici, se mette à sa recherche, et lavertisse de cette bonne fortune.
« Puis, quelques hommes sûrs et résolus opéreront discrètement lenlèvement de la cagnotte, et notre ami, enfin pourvu des fonds suffisants, sera en mesure de remplir toutes les exigences que comporte la situation.
« Dautre part, continue Marquis, il me pousse une idée que je vous communiquerai tout à lheure.
« Une idée baroque si vous voulez, mais que je crois excellente, vous verrez.
« Vous resterez ici, et cest moi qui la mettrai à exécution.
« Je me charge de tout.
Comme tu voudras, Marquis.
« Tu as le diable au corps et tu es malin comme un singe, tu réussiras.
Ainsi soit-il !
« La fosse est prête, le trésor est de nouveau caché, retournons là-bas.
« Organisons avec ces bambous une civière sur laquelle nous transporterons ces pauvres corps, et revenons sans désemparer terminer cette lugubre besogne.
Allons-y.
« Moi, je me sens tout ragaillardi devant ce dénouement comme nen trouvent pas souvent nos auteurs de drames ou de comédies.
« Quen penses-tu ? Fritz.
Que cette corvée abominable sera moins dure à exécuter, et que, dans tous les cas, elle nous est bien payée, ajouta philosophiquement lAlsacien.
XII
Trois jours avant léchéance. Étonnement. Dix soldats Tapouyes. Drapeau parlementaire. Un bel officier. Général, préfet ou ministre. Préliminaires dune entrevue. Honneurs militaires au chef du village du Lac. Diogo et le plénipotentiaire. Un peu de politique. Diplomatie. Linconnu sait tout... et bien autres choses encore. Où Diogo saperçoit que son rêve pourrait bien devenir une réalité. La neutralité bienveillante du Brésil. Lopez, Soulouque ou Francia. Que signifie un tatou roulé dans la poudre dor. Le trésor !..
Dans trois jours doit expirer le délai si parcimonieusement mesuré à Charles Robin par Diogo pour opérer le premier versement de deux cent mille francs.
Le noir attend cette échéance avec une impatience fébrile, car ses projets ne souffrent aucun retard, et largent nécessaire à leur réalisation lui fait complètement défaut.
Dautre part, ajoutons incidemment que la santé de madame Robin et de ses enfants sest maintenue excellente, en dépit des angoisses éprouvées par la pauvre mère et de la claustration qui lui est imposée, ainsi quà sa gracieuse famille.
Du reste, les soins ne leur ont pas manqué, non plus quun sauvage confort et une abondance relative dont les habitants du village, même les plus riches, sont loin dêtre pourvus.
Diogo, connaissant limportance de ces précieux otages, sest ingénié à leur procurer toutes les commodités de la vie, afin de leur conserver cette santé qui est sa garantie.
La jeune mère habite une case spacieuse bien aérée, entourée dun vaste enclos soigneusement palissade, ombragée de grands arbres, sous lesquels peuvent sébattre les enfants dans une liberté complète.
Deux vieilles négresses, pauvres créatures déshéritées, mais non dépourvues de sentiment, sont attachées à leur service, et leur prodiguent, par ordre ou par affection, tous les soins imaginables.
Ainsi soustraite à la curiosité peut-être malveillante, et à coup sûr indiscrète des habitants du village, vivant à peu près convenablement, du moins en ce qui concerne le côté matériel de lexistence, sa situation serait supportable sans linquiétude mortelle qui pèse jour et nuit sur elle comme un douloureux cauchemar.
Les quelques lignes écrites par son mari en quittant le Simon-Bolivar, ainsi que la lettre confiée aux hommes du bateau tapouye, lui ont bien été remises par une des négresses, mais elle est depuis ce moment sans nouvelles aucunes, ne voit personne, sauf ses deux servantes, car Diogo a formellement interdit toute visite aux artistes.
Pauvre jeune femme ! Lattente est bien longue et lespoir bien faible.
Or, donc, au moment où Diogo, nerveux, inquiet, compte les heures, le bandit en est à appréhender quelque cas de force majeure un bruit singulier retentit tout à coup à une des extrémités de la grande rue traversant le village.
Aussitôt, les noirs abandonnent tumultueusement leurs cases, se précipitent pêle-mêle dans la rue comme si lon criait : Au feu ! se pressent, sagitent, poussent des clameurs éperdues, partagés entre ladmiration et la stupeur, gambadent, lèvent les bras, bref ! semblent, pour un moment, atteints dune autre folie que celle de livresse.
Le bruit retentit de nouveau, absolument inusité en pareil lieu, et largement suffisant pour légitimer la stupéfaction quil produit.
Jugez-en vous-même, lecteur. Que diriez-vous en effet, si, vous mettant à leur place, vous entendiez éclater une vibrante sonnerie de clairon, et si vous voyiez une troupe de soldats apparaître inopinément dans ce lieu où la force armée nexiste quà létat de légende.
Diogo, dont la conscience est loin dêtre tranquille, frémit au son de cette belliqueuse fanfare, sarme à la hâte, se barde de coutelas et de revolvers, et accourt, interdit, craignant une attaque de vive force.
Mais, non ! le groupe précédé par linstrumentiste est parfaitement calme, et le petit nombre de ceux qui le composent suffit à démentir toute possibilité, ou même toute idée de représailles.
Dix hommes, bien armés dailleurs de fusils et de baïonnettes, serrés à la taille dans un ceinturon supportant une énorme giberne, avec un sabre à fourreau de cuir, savancent lentement sur deux files.
Pieds nus, mais proprement vêtus de pantalons et de blouses en grosse toile blanche, presque bise, la tête couverte dun petit chapeau de paille, ils observent un silence rigoureux, tiennent bien leur rang, et possèdent une attitude militaire que lon nest guère habitué à trouver chez les Indiens Tapouyes, ces caricatures de soldats, embrigadés à la diable par le gouvernement brésilien.
Pourtant, ce sont des Indiens, des hommes délite, probablement.
Leur chef, qui marche en se dandinant, est un grand et gros mulâtre, coiffé dun képi à couvre-nuque cerclé de trois galons dor, sanglé dans une tunique à boutons dorés, et chaussé de grandes bottes ergotées déperons dargent.
Il porte fièrement son sabre nu, la pointe à lépaule, la poignée à la hanche, fixe lil à quinze mètres, se retourne parfois tout dune pièce pour inventorier dun regard ses hommes, marque le pas, fait pétiller les molettes de ses éperons et cliqueter le fourreau dacier qui lui bat gaillardement les jambes.
Bref, un superbe capitaine, qui ne serait pas déplacé à la tête dune compagnie dun régiment français.
En avant, le clairon, vêtu comme les simples soldats, embouche son instrument, souffle comme un aquilon et fait jaillir du pavillon de linstrument une véritable rafale, sans pourtant trop émailler de couacs sa musique endiablée.
Derrière le clairon, et en avant de la troupe, deux hommes : lun, sergent, comme lindiquent les galons cousus sur ses manches, porte un petit drapeau blanc, le pacifique emblème du parlementaire, et lautre... Ma foi, comment définir ce personnage, le plus considérable évidemment de la petite troupe ? Quelles attributions lui donner sur la simple inspection de son costume qui rappelle tout à la fois celui dun préfet, dun général et dun ministre plénipotentiaire.
Un chapeau à claque, empanaché de plumes blanches, fines et soyeuses comme du duvet de cygne, bordé dun large galon dor et coquettement incliné sur loreille, est posé en colonne, cest-à-dire la pointe en avant, sur le front du personnage, qui lient haut la tête, avec la majesté dun homme investi de fonctions importantes.
Lhabit, en drap noir, à reflets bleu sombre, sort évidemment des ateliers du bon faiseur. Il porte deux rangs de boutons dor mat, et croise sur la poitrine, constellée de décorations de toute sorte, qui scintillent en une floraison multicolore de rubans, de plaques et détoiles. De lor, sur toutes les coutures, sur toutes les faces, sur toutes les entournures, au collet, sous forme de broderies curieusement festonnées, comme aussi aux parements des manches, aux épaules, au dos, aux reins, aux revers...
Un ceinturon, orné de cinq galons dor mat, soutient une petite épée de parade, à poignée dor et de nacre, à fourreau de cuir verni, à dragonne de soie et dor.
Un pantalon de même étoffe que lhabit, orné dun large galon dor, tombe gracieusement sur délégantes bottines vernies, qui craquent à chaque pas comme sur le tapis dun salon diplomatique.
Enfin, deux grosses épaulettes dor, à grains dépinard, donnent une apparence tout à fait militaire à cet homme qui, par la dragonne de son épée, montre déjà aux initiés, quil appartient à un corps « combattant ».
Une des mains, finement gantée de blanc, sappuie à la poignée dun parasol, pendant que lautre taquine fréquemment des lunettes à branches dor, à verres légèrement teintés de noir.
Quant au visage de cet inconnu si audacieusement chamarré, qui porte cependant avec autant délégance que de dignité ce costume éclatant, il serait à peu près impossible den définir lexpression terne, en quelque sorte effacée volontairement. Cest un masque froid, incolore, impénétrable, sous une courte barbe grisonnante cachant les joues, la lèvre supérieure et le menton, une vraie figure de diplomate, figée pour ainsi dire dans une impassibilité qui ne laisse aucune prise aux émotions les plus inattendues.
Décrire ladmiration naïve, les contorsions, la stupeur des nègres à la vue de cette apparition éblouissante, deviendrait de plus en plus impossible.
Larrivée de Diogo lui-même, costumé comme un bandit, ne peut les arracher à leur tumultueuse contemplation.
Étonné lui-même, presque interdit, en dépit de son orgueil et de son aplomb proverbial, le noir sarrête à quelques pas de la troupe, et inventorie successivement le plénipotentiaire, lofficier, le sergent, le clairon, et jusquaux simples figurants.
Mais, réagissant bientôt contre cette émotion, fort légitime en somme, en présence dun spectacle aussi inusité, il hausse légèrement les épaules, murmure en français le mot de « mascarade », et ajoute en portugais :
Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Lofficier vient de commander : « Halte ! » dune voix retentissante, et le peloton tout entier sest arrêté aussitôt.
Le plénipotentiaire, dédaignant sans doute de répondre lui-même à ces questions aussi brusquement formulées, fait un léger signe de la main à lofficier.
Celui-ci, obéissant probablement à un cérémonial réglé davance, prend la parole dun air rogue, et riposte :
Parler au chef ? Où est-il ?
Le chef, cest moi.
Cest bien, senhor... Merci.
Puis, sadressant aux soldats, il commande :
Portez !... armes !...
« Présentez !... armes !...
Les fusils, prestement manuvrés, laissent échapper un frémissement dacier. Le clairon porte son instrument à ses lèvres, et fait jaillir ses notes les plus éclatantes.
La fanfare terminée, lofficier reprend :
Son Excellence don Pedro Anavillana, comte de Rio-Tinto, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté lEmpereur du Brésil, envoyé extraordinaire de son Excellence, le ministre des affaires étrangères, désire conférer avec vous pour affaires importantes.
Fort bien, répond Diogo de son ton bourru, mais je ne suis pas sujet de lEmpereur, moi, et je me demande, ou plutôt, je vous demande pourquoi il menvoie un... ambassadeur.
Si vous étiez sujet de Sa Majesté, on vous aurait sans plus de façons mandé à Macapà, cest-à-dire chez nous... Tandis que nous venons chez vous... à titre officiel.
Cest juste !
« Eh bien, veuillez maccompagner.
« Mon palais nest pas luxueux... cest une simple case de bois et de feuillage, mais vous y recevrez lhospitalité à laquelle vous avez droit comme étrangers, et surtout comme représentants dune puissance quil ne ferait pas bon méconnaître.
Représentants pacifiques... ajouta intentionnellement lofficier.
Le plénipotentiaire, toujours silencieux, réitéra son geste dautomate, fit quelques pas, se rangea près de Diogo, le salua en portant son doigt ganté à la corne de son chapeau, et le capitaine commanda :
Portez !... armes !... Larme sur lépaule... droite !
« En avant !... marche !..
Le clairon sonna un pas relevé, et la petite troupe se mit en route, entourée des habitants du village, qui, tous, hommes, femmes, enfants, roulant des yeux de porcelaine, grimaçant comme des macaques, gesticulant comme des cabris, commentaient cet événement avec leur proverbiale loquacité.
Que diable peut bien me vouloir ce pantin couvert de fanfreluches et doripeaux dopéra-comique, disait à part lui Diogo de plus en plus surpris.
« On me connaît donc... là-bas !
« Comment ont-ils pu arriver jusquici, et propres, et ficelés comme sils sortaient dune boîte.
« Il doit y avoir un navire de guerre sur lAraguary.
« Ces Tapouyes sont de véritables soldats, et tels quil ny en a pas à Macapà.
« Bah ! je suis bien de force à répondre à ce plénipotentiaire... quelque rastaquouère ignorant probablement qui je suis, et me prenant pour un pauvre diable de nègre.
« Je le roulerai !
On arrivait à ce moment au Louvre de Diogo.
Il introduisit poliment son compagnon toujours muet, pendant que le capitaine faisait former les faisceaux à ses hommes devant lentrée de la case.
Alors, pris subitement de défiance, simaginant, à tort ou à raison, quil allait être question des prisonniers, il poussa un coup de sifflet strident qui fit accourir une quinzaine de ses plus zélés partisans.
Puis, sans se gêner, comme si cétait la chose la plus simple du monde, il leur dit à haute voix :
Restez près des cases des prisonniers... Ne vous absentez sous aucun prétexte.
« Si, par hasard, il marrive quelque chose, vous connaissez la consigne : Massacrez tout !
Se tournant alors vers linconnu, il ajoute avec une pointe dironie :
À vos ordres, Monsieur le Ministre plénipotentiaire.
Celui-ci se déganta impassiblement, écarta les pans de son habit, sassit sur un escabeau grossier, allongea près de sa jambe gauche le fourreau de son épée, assujettit ses lunettes dun coup sec appliqué sur lune et lautre branche avec le pouce et le médius, toussa légèrement, et prit enfin la parole.
Monsieur, dit-il en portugais et dune voix de tête aussi sèche que celle dun automate, ma mission près de vous ne sera ni longue ni difficile, si toutefois vous voulez apporter quelque peu de bonne volonté.
« Vous êtes intelligent... très intelligent même, et, qui plus est, très instruit.
Vous allez me comprendre.
« Vous connaissez aussi bien que personne linterminable différend qui, depuis des siècles, sélève entre la France et ma glorieuse patrie, relativement au Territoire Contesté de la Guyane.
Diogo inclina simplement la tête sans répondre.
Et jajouterai, sans ambages ni circonlocutions, continua le diplomate, que vous êtes peut-être le seul homme susceptible de le trancher.
Ici, une pause très longue, comme si lorateur cherchait sa phrase, mais plutôt pour exciter la curiosité de linterlocuteur.
Comment cela ? Excellence, dit enfin ce dernier, impatienté de ce silence.
Voici : il est vraisemblable que la France, fort occupée à débrouiller lécheveau très entortillé de ses affaires coloniales, ne pensera guère, de longtemps, à cette question très importante, pour vous et... pour nous.
Importante pour moi... quen savez-vous ?
Ah ! çà, mon cher, seriez-vous assez naïf pour croire le gouvernement brésilien ignorant de ce quil a si grand intérêt à connaître ?
« Nous savons tout !.. et bien autres choses encore.
Et comme Diogo hochait la tête dun air dubitatif, le diplomate continua de sa voix sèche :
En voulez-vous la preuve ?
« Je puis vous raconter par le menu votre existence depuis une année entière, et surtout depuis une période de trois mois, la plus remarquable à mon avis, et aussi la plus... mouvementée.
« Mais, à quoi bon vous rappeler tout cela !
« Que vous ayez plus ou moins disséqué votre prédécesseur ; que vous meniez à la baguette ou au sabre votre clan ; que vous donniez asile à des forçats et que vous les traitiez dune façon un peu... chirurgicale ; que vous fassiez disparaître à votre profit des bateaux à vapeur, peu nous importe !
« La fin ne justifie-t-elle pas les moyens, surtout en matière de gouvernement ?
« Je ne suis pas venu dailleurs pour vous faire des homélies !
Enfin, que prétendez-vous ?
« Ce nest pas pour esquisser ma biographie que vous êtes venu en plein Contesté, dans cette région des lacs où les blancs ne saventurent pas volontiers...
À moins davoir, comme moi, derrière eux un gouvernement qui na pas lhabitude de laisser molester ses représentants.
« Je continue.
« Votre projet, mon cher, ne manque, certes, ni doriginalité, ni de grandeur.
« Dautres lont peut-être rêvé avant vous, mais laissez-moi vous répéter que nul mieux que vous ne me semble posséder lenvergure suffisante pour le réaliser.
« Être le Lopez, le Soulouque ou le Francia de ce territoire qui nappartient à personne, y appeler des habitants, lui donner une constitution, le déclarer indépendant, le faire reconnaître officiellement par les puissances, tout cela nest pas à la portée du premier venu.
« Dautant plus que de gigantesques et insurmontables difficultés ne manqueront pas de se dresser devant vous.
Elles ne sont pas faites pour meffrayer, et vous devez ne pas lignorer, vous qui, je ne sais comment, êtes si bien instruit.
En conséquence, reprit le diplomate sans paraître remarquer linsinuation, laissez-moi, après vous avoir payé un légitime tribut dadmiration, envisager avec vous limportance de tous ces « impedimenta ».
« Vous êtes presque seul, et votre clan ne comporte pas six cents hommes valides.
Jen aurai six mille avant deux ans.
Des déserteurs brésiliens qui ne valent pas cher et des relégués français qui ne vaudront rien du tout.
Cest à moi den tirer parti.
À vos risques et périls.
Ni risques ni périls ne sont faits pour mémouvoir.
Soit.
« Mais vous êtes sans argent.
Bientôt je serai riche, fit Diogo avec un sourire énigmatique.
Je lespère pour vous.
« ... Et après ?
« Quelle puissance vous appuiera ? Quel État vous accordera son protectorat ? Qui vous reconnaîtra officiellement ?
Nous verrons plus tard.
« Lessentiel, pour le moment, est dexister.
Mais vous nexistez même pas !
« Votre future République est comme une maison sans muraille, une table non servie, un cadre sans tableau !
Je le sais pardieu bien ! et je ny peux rien.
« Et vous ?... Monsieur le Ministre plénipotentiaire ?
Moi ?... Mais, peut-être.
« Je pourrais vous autoriser à compter, par exemple, sur la neutralité très bienveillante du Brésil.
Cest quelque chose, assurément.
... Neutralité qui vous permettrait détablir un courant dimmigration officiellement approuvé par le président de la province de Para.
Dites-vous vrai ?...
Plaît-il ?...
Pardon !
... Neutralité qui vous permettrait également de trafiquer en toute sécurité avec la dite province.
Ce serait pour moi le salut.
Nen doutez pas !
Mais, vous allez me proposer, pour cela, des conditions probablement exorbitantes.
Non.
Mais, encore !
On vous demandera simplement de favoriser exclusivement, vous entendez : exclusivement linfluence brésilienne.
Cela se peut, car les Français nont guère ma sympathie.
De vous réclamer, en tout et pour tout du gouvernement de Sa Majesté.
Je ne dis pas non.
De solliciter, plus tard, en temps et lieu, le seul protectorat du Brésil.
Est-ce tout ?
Enfin, de respecter absolument la fortune et les personnes des colons blancs établis déjà sur le Territoire Contesté, ou susceptibles de sy établir.
Il y va de mon intérêt.
... Ce que vous navez pas toujours fait, termine le Ministre dun ton dogmatique.
Il semble tout à coup que ces simples paroles déchaînent une véritable tempête, tant elles réveillent avec intensité les anciennes défiances de Diogo.
Il pâlit soudain, son hideux visage se contracte, ses yeux sinjectent. Il se lève brusquement, et sécrie dune voix étranglée par la fureur :
Voilà donc enfin le secret de votre arrivée ici, de cette mise en scène, et de toutes ces balivernes auxquelles je me laisse engluer, comme un niais, depuis une demi-heure.
« Avouez-le donc, vous venez sous le couvert de votre inviolabilité diplomatique, marracher de ruse ou de force mes prisonniers.
Ni lun ni lautre, riposte létrange visiteur toujours aussi impassible.
Ny comptez pas, mon bonhomme !
« Ces prisonniers puisque vous savez tout sont pour moi lespérance de demain...
« Leur rançon sera la base de ma fortune, la muraille de la maison, le festin sur la table, le tableau dans le cadre.
« ... Plutôt que dy renoncer, jaimerais mieux vous faire sauter la cervelle... entendez-vous !
« Je nai rien à perdre, moi, et je me moque des représailles.
Ne faites rien sauter du tout, et écoutez-moi.
« Vous manquez de calme, mon cher, et le calme est essentiel à un futur chef dÉtat.
« Si javais voulu vous enlever de force madame Robin, ses enfants et les trois Français, passagers du Simon-Bolivar, je naurais pas laissé sur la corvette qui ma amené jusquà lAraguary deux cent cinquante hommes déquipage.
« Au lieu de venir ici avec dix Indiens tapouyes précédés du drapeau parlementaire, je me fusse fait accompagner par deux compagnies de débarquement.
Et les prisonniers eussent été égorgés par mon ordre.
Et votre village eût été rasé, les hommes fusillés, les femmes avec les enfants transportés à Macapà.
« Quant à vous, je vous eusse fait couper en tranches très menues, et fait frire comme des beignets dananas.
« Allons, mon cher, ne jouez donc avec moi ni au plus fin, ni au plus fort.
« Dautant plus que je vous veux beaucoup de bien.
« Voyons, mauvaise tête, asseyez-vous et écoutez.
Diogo, dompté par ce calme glacial, effrayé sans doute aussi par la présence dun navire de guerre dans les eaux de lAraguary, sapaisa en grondant, et retomba sur son siège.
La preuve que je vous veux du bien, la voici, mon cher.
« Pour vous prouver toute la bonne volonté dont on veut bien user à votre égard, je suis autorisé à verser entre vos mains une somme assez ronde qui se trouve à concorder à peu près avec le chiffre de celle exigée par vous pour la rançon des prisonniers.
Un million ?...
Ou à peu près.
En espèces ?
En espèces !
« Je dois vous confesser que, en principe, ces fonds... secrets, vous étaient simplement destinés à titre gracieux, pour vous aider à vous tirer momentanément daffaire, aux conditions indiquées tout à lheure par moi.
« Vous ne trouverez pas mauvais que, de mon autorité privée, je vous réclame, en revanche, la remise des prisonniers.
« Monsieur Robin y aura tout profit, et vous ny perdrez rien.
Donnant, donnant ?
Cest bien ainsi que je lentends.
Votre jour ?
Après demain.
Le rendez-vous ?
Sous le carbet du Tartarougal, en face la montagne.
On ny manquera pas.
Cest votre intérêt.
« Dautant plus que dans lavenir vous aurez encore à recourir à nos bons offices et à nos finances.
« Notre gouvernement, vous le savez, est riche, et sait payer les services quon lui rend.
Le mystérieux inconnu allait enfin terminer ce long entretien par quelques mots relatifs à la façon dont léchange devait sopérer, quand, tout à coup, un tapage infernal éclate dans la rue.
Des cris de bêtes, des hurlements, des rires extravagants se mêlent et produisent une cacophonie épouvantable.
Diogo se lève interdit, ne sachant que penser, et sélance dun bord à travers la rue.
Il se heurte à un grand nègre ruisselant de sueur, gesticulant comme un possédé, et secouant par la queue le cadavre dun tatou.
Chose étrange ! on dirait que ce curieux quadrupède sort dun bain dor. Ses écailles rutilent et flamboient au soleil en lançant de fauves rayons. Le nègre qui lagite ressemble lui-même à un Manitou débène frotté de poudre dor, et chacun de ses mouvements fait tomber, des écailles imbriquées de lanimal, une opulente poussière jaune qui tache locre rouge de la chaussée.
Et les autres noirs, de plus en plus affolés, beuglent et gesticulent en criant à pleine tête :
Le trésor !... le trésor est retrouvé... Le trésor !
XIII
Folle passion des nègres pour la chasse et la danse. Conséquence de la rencontre dun tatou. Lanimal se laisserait arracher la queue plutôt que de sortir du trou. Édenté qui a des dents. Secret de la résistance du tatou. Comment cette résistance est vaincue par un simple chatouillement. Traqué dans son terrier. La sape. Mines et contre-mines. Odeur méphitique. Un cadavre. Hallali du tatou au milieu de monceaux dor. Trésor retrouvé. Ivresse de Diogo. Tout est perdu ! Incognito dévoilé. Marquis, Winckelmann, Tabira.
Aux temps déjà lointains où lhomme de race noire nétait quun malheureux esclave, les distractions étaient rares sur les plantations de lAmérique du Nord et de lAmérique du Sud.
Ces distractions, aussi rares que fatigantes, se bornaient presque exclusivement à la danse et à la chasse.
Quand les nègres, courbaturés par le labeur quotidien, regagnaient leurs cases, ils avaient lhabitude, après avoir absorbé leur frugal repas, de se réunir sous la présidence dun des leurs qui, armé dun rustique tambour, rythmait par des ra et des fla interminables ces sauteries enragées devenues légendaires.
Quand les entrechats faisaient relâche, les esclaves chassaient comme ils dansaient, cest-à-dire avec leur frénétique passion dhommes primitifs, de grands enfants qui vont, sans réfléchir, jusquau-delà de la courbature.
Les maîtres, de leur côté, favorisaient la danse et autorisaient la chasse. Des gens qui samusent ne pensent pas à mal, cest-à-dire à discuter le sacro-saint principe dautorité, et à sinsurger contre lui.
De là cette tolérance intéressée, dont les résultats se traduisaient pourtant par un surcroît de fatigue à lactif du bétail humain.
Cette chasse, dailleurs, était soumise à certaines restrictions sétendant aux engins comme aussi au gibier.
Au maître était réservé le gibier noble, les oiseaux délicats, les bêtes de haute vénerie. Le noir navait droit quaux animaux très inférieurs, et encore défense formelle lui était faite demployer des armes à feu.
Nonobstant ces réserves, lOncle Tom soit par goût, soit parce que leur capture saccommodait parfaitement des engins primitifs restés à sa disposition, jeta de tout temps son dévolu sur le racoon, lopossum et le tatou.
Qui décrira les ruses de ces sauvages chasseurs, leurs courses à travers bois, leurs escalades, leurs chutes, alors que, armés dun gourdin, dune pioche et dune hache, ils luttaient dastuce, de vigueur et dhabileté avec ces quadrupèdes, objets de leur convoitise.
Qui racontera leur retour triomphal, leurs histoires stupéfiantes de naïveté, leurs ébats et leurs rires enfantins, alors quils rentraient au village, chargés de butin, et approvisionnés de gaieté pour la semaine.
Quoi quil en soit, si les temps sont aujourdhui changés, et très heureusement changés, si le nègre devenu citoyen, électeur, éligible, politique à la diable, et travaille quand il en a le temps, il a hérité de son père lesclave de ses deux passions, la danse rythmée par le tambour, et la chasse au racoon, à lopossum et au tatou.
Quelles que soient les préoccupations du moment, sil trouve, à défaut de tambour, une boîte en fer-blanc ayant renfermé du saindoux ou une simple caisse à vermouth en bois blanc, il est soudain piqué de la tarentule, et pa !... ta !... pan !... pa !... ta !... pan !... le voilà parti à danser comme un cabri.
Cest fatal.
Quil aperçoive, en se rendant à son abatis ou à son chantier, lempreinte des griffes dun tatou, il oublie séance tenante louvrage commencé, déserte sans plus tarder le travail, enfile la piste, et le voilà en chasse.
Dût-il poursuivre lanimal pendant deux jours, il tiendra bon jusquau bout, et finira par le capturer.
Cest là une affaire de sang, de race, dhérédité.
Les noirs sujets de Diogo nont pas plus que leurs congénères dérogé à cette loi, bien au contraire. Et sauf les Indiens, très apathiques dailleurs en toutes choses, la région ne comporte pas de chasseurs plus déterminés que ceux du village du Lac.
Or donc, le matin même du jour où linconnu et son escorte de soldats tapouyes se présentait si inopinément à Diogo, un nègre, dont la renommée na pas conservé le nom, avisa un superbe tatou trottinant allègrement près dun épais bouquet de cambrouzes.
À laspect de lanimal, la passion à peine endormie se réveille soudain chez lhomme. Figurez-vous un veneur endurci voyant par corps, à la Toussaint, un vieux solitaire ou un superbe dix-cors !
Le noir demeure un moment immobile comme une statue débène, puis lève doucement son bâton et sapprête à en détacher un maître coup sur léchine écailleuse de lédenté.
Mais le tatou, aussi rusé quun vieux racoon, esquive le choc et détale en dressant la queue à travers les cambrouzes. Le chasseur, taillé pour la course comme feu Hippomène, lui emboîte le pas, force à travers les bambous comme un bison, le suit de près, en dépit de ses randonnées, le rejoint, et va finalement létourdir dun coup de gourdin, quand, crac ! maître tatou, apercevant un trou à sa convenance, son propre terrier peut-être, y pique une tête et disparaît.
Non pas tout entier, cependant. Car sa queue, un organe bizarre entre parenthèse, composée dune série darticles osseux, analogues à des ronds de serviettes de plus en plus petits, apparaît un moment aux yeux du chasseur déconfit.
Saisir cette queue à pleines mains, haler dessus de toute la vigueur de ses bras, est pour lhomme laffaire dun moment. Vains efforts ! Aucune force nest capable darracher lanimal de ce trou dans lequel il semble forcé HYPERLINK "http://comme.ua"comme un boulet à lâme dune pièce de canon.
Pour lacquit de sa conscience, le nègre sarc-boute, tire comme un cheval, et murmure dépité :
Moi cassé so la quiô à vermine là et pas pouvé prend li.
« Valé mieux allé sercher oune pioche pou fouillé maison li.
Aussitôt dit, aussitôt fait, il lâche la queue qui disparaît comme si elle était en caoutchouc, et il reprend, en courant comme un cerf, la direction du village.
Un mot très bref sur ce singulier animal, pendant que le chasseur galope à la recherche de lengin indispensable à sa capture.
Le tatou, disent les traités dhistoire naturelle, est un mammifère du genre des édentés et de la famille des dasypodidés ce qui, dans le cas. présent, nous est absolument égal. Relevons simplement ce mot dédenté signifiant généralement privé de dents et qui, appliqué au tatou, semble une jolie plaisanterie, contre laquelle il proteste dailleurs dune façon victorieuse, puisquil est parfaitement endenté.
Passons et arrivons sans plus tarder à son caractère le plus saillant, et réellement singulier. Par une bizarrerie pour le moins étrange, ce mammifère est absolument dépourvu de poils. Son corps, qui dans lespèce commune atteint, sans compter la queue, une longueur approximative de soixante centimètres, est tout entier couvert dune armature, dune sorte de test osseux composé décailles polygonales rangées par bandes transversales.
Cest en un mot, une espèce de cotte de mailles très solide, qui, au lieu de limmobiliser, comme la tortue sous sa lourde carapace, lui laisse, au contraire, toute la liberté de ses mouvements, toute son agilité.
Le tatou, dun naturel timide, a la tête petite, le museau très allongé, le crâne aplati, les yeux en vrille et placés de côté, le corps épais et robuste, les jambes trapues, les griffes très fortes. Cest un animal essentiellement fouisseur.
Sa nourriture se compose de vers de terre, de limaçons, dinsectes, dufs, de matières végétales : manioc, patates, courges, maïs, auxquelles il préfère cependant les cadavres en putréfaction.
Un buf, un cheval, un animal sauvage quelconque, est-il abandonné dans la savane ou le grand bois ? Maître tatou, sollicité par lodeur, arrive, creuse en un moment une galerie souterraine, sintroduit par la sape dans lintérieur de la charogne, sen repaît avidement, la ronge jusquà la peau, comme le rat de la fable retiré dans son fromage de Hollande.
Entre autres particularités singulières, il possède la propriété de relever ses écailles, mobiles à la façon des piquants du porc-épic ; mais non pas quand il est attaqué, ce qui lui serait plus nuisible quutile.
Cest lorsquil est surpris au moment où il disparaît dans son trou, et saisi par lappendice caudal. Sil na pas le temps de se dérober, il redresse brusquement ses écailles qui simplantent aussitôt en biais dans la paroi circulaire du conduit, limmobilisent à cette paroi, et sopposent absolument à tout retour on arrière. De même aussi, quand, poursuivi de galerie en galerie par le chasseur qui pioche derrière lui avec acharnement, il creuse le sol avec son activité et sa rapidité de taupe géante.
Le premier organe quon aperçoit, cest la queue. On la saisit, on tire, et rien ne vient. Le tatou fait pour ainsi dire corps avec la terre par ses écailles.
Cest ce qui explique pourquoi le noir, en dépit de sa vigueur, ne put arriver à arracher celui quil poursuivait. Tout au plus eût-il réussi à rompre la queue.
Il existe pourtant un moyen de vaincre cette prodigieuse ténacité qui résiste victorieusement à la force. Quand on est à deux, celui qui nest pas occupé à tirer sur lappendice coupe une fine baguette, leffile en pointe, la promène sous les écailles et frotte la peau quelles recouvrent habituellement de manière à produire un chatouillement ininterrompu. Le tatou ne peut plus résister à cette caresse qui, paraît-il, est pour lui le comble de la volupté. Ses muscles se détendent, ses écailles retombent, toute cohésion est rompue. Il devient la proie de son ennemi.
Un chasseur peut encore pratiquer seul cette manuvre originale, mais à la condition de posséder préalablement la baguette magique. Aussi, notre homme, privé de cet engin primitif, mais essentiel, conclut avec raison quil fallait aller chercher de laide et des outils.
Si les nègres ont des défauts, ce nest pas à coup sûr celui de légoïsme et ils font volontiers participer leurs compagnons à toutes les aubaines qui soffrent à eux. Aussi, le chasseur neut-il garde de priver ses amis des péripéties toujours mouvementées, toujours attrayantes dune chasse au tatou.
Les premiers quil rencontra, mis au courant de lincident, se munissent à la hâte de pelles et de pioches, et se précipitent à lenvi en criant et en gambadant vers le retiro de linfortuné mammifère.
Ils sont une douzaine environ, et se mettent à creuser le sol avec un acharnement dont ne saurait se faire didée celui qui les voit, en temps ordinaire, égratigner languissamment les champs de maïs, de canne ou de manioc.
Le trou par lequel sest dérobé le tatou fait bientôt place à une tranchée large et profonde. Le déblayage sopère avec une célérité qui tient du prodige, la terre semble fondre sous les instruments de fer.
Bientôt, des gaz méphitiques se font jour à travers les sables et les gravats. Une odeur épouvantable de chair en putréfaction se répand dans latmosphère, puis un dernier coup de pioche met à découvert des fragments de cadavre en pleine désorganisation, mêlés à des lambeaux de vêtements de laine. Les terrassiers, depuis longtemps édifiés sur les habitudes répugnantes du tatou, sachant quil recherche avidement les débris danimaux en décomposition, redoublent defforts, sans paraître se préoccuper de cette sinistre trouvaille.
Les chasseurs de tatou sont loin dêtre des sensitives, et ils ignorent dautant plus les préjugés gastronomiques, quils nhésitent pas à dévorer lanimal capturé dans de telles conditions.
Pelles et pioches fonctionnent avec une nouvelle ardeur, désarticulent brutalement le cadavre, dont les débris séparpillent pêle-mêle en dehors de la tranchée.
Le tatou !... le tatou !...
Lanimal poursuivi avec cette furie qui ne lui laisse aucune trêve, pique droit devant lui, creuse une nouvelle galerie, senfonce latéralement dans la terre, travaille des ongles et du museau, reparaît un moment, disparaît de nouveau, tant la nature a pris soin de le munir dinstruments supérieurement adaptés à sa vie souterraine.
Cette longue défense qui a littéralement affolé les noirs, touche pourtant à sa fin. Lanimal courbaturé par cette sape à fond de train, renonce-t-il à une lutte dont la terminaison doit lui être fatale ? La malchance lui a-t-elle fait rencontrer une surface solide contre laquelle ses ongles sont impuissants ? Toujours est-il quil interrompt brusquement son travail. Un petit bout de queue se montre en effet au milieu du sable et des pierrailles, et un des chasseurs sempresse de la saisir pendant que ses compagnons dégagent les alentours.
Un dernier coup, et un hourra retentissant signale la capture de linoffensif quadrupède. Mais, à ce hourra succède une clameur dont rien ne saurait rendre la tonalité sauvage, incohérente, infernale.
Lobstacle souterrain contre lequel est venu se heurter le tatou apparaît aux yeux émerveillés des chasseurs. Saisis dune émotion côtoyant de bien près lépouvante, ils reconnaissent un prodigieux amas de pépites et de poudre dor, soigneusement emballées dans de solides récipients en fibres darouma.
Le tatou, en grattant désespérément, a rompu une de ces enveloppes, et a presque entièrement disparu au milieu des fragments métalliques de toute forme et de toute grosseur, depuis le « nugget » gros comme un abricot, jusquà la poussière impalpable. De sorte quon laperçoit étinceler comme un animal tout en or, un fétiche ciselé par un Indien des temps héroïques, une divinité arrachée du légendaire palais dEldorado !
Un vigoureux coup de pelle, appliqué sur son échine, met fin à ses soubresauts et ajoute encore à lillusion, en lui donnant limmobilité dune statue de métal.
Les noirs ne peuvent songer à sattribuer même la plus faible partie de ce fastueux trésor. Outre que leur nombre rend un partage équitable fort problématique, il est bien difficile de conserver une discrétion absolue sur cette merveilleuse découverte.
Comment sen emparer ? Comment lenlever ? Comment quitter le village ? Où aller ?
Puis, lombre terrible de Diogo leur apparaît au milieu du rêve que chacun se plaît à caresser peut-être dans ce premier moment deffervescence, et ce souvenir seul suffit à les ramener brusquement en pleine réalité.
Dautre part, en somme, quest-ce que de lor ? Cest, quand on sait lutiliser fructueusement, du tafia, du poisson sec et du tabac. Le chef saura certainement se montrer généreux pour ceux qui ont opéré la découverte. Le tafia coulera à flots. Le poisson sera distribué avec une folle profusion, et le tabac produira une fumée aussi intense quune savane incendiée.
Allons prévenir le chef.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les chasseurs ramassent leurs outils, celui qui, le premier, a eu connaissance du tatou empoigne lanimal par la queue à tout seigneur tout honneur et la bande reprend au galop le chemin du village, en hurlant à tue-tête : Le trésor !... le trésor !
Telle est lorigine du tumulte produit au moment où la conférence entre le plénipotentiaire et Diogo est près de finir.
En dépit de la prolixité habituelle aux nègres qui aiment à enjoliver leurs récits de circonlocutions interminables, le chef nest pas longtemps à saisir les phases de cette étrange aventure qui commence par la poursuite et le hallali dun tatou, et se termine par la découverte de la cachette, jusqualors introuvable, où son prédécesseur a enfoui son or.
Un rapide frisson le secoue de la tête aux pieds, son il flamboie, et une singulière expression de bonheur illumine pour un moment son visage sinistre.
Malgré son prodigieux empire sur lui-même, il va crier, gesticuler aussi, faire des folies, proférer des insanités.
La présence du blanc toujours impassible, le rappelle à lui-même, réfrène cet élan, et lempêche de se traduire dune façon aussi désordonnée.
Ah ! pardieu ! dit-il dun accent nerveux, et dun ton quil essaie de rendre aimable, si jétais superstitieux, je croirais senhor, que votre arrivée si fortuite ma porté bonheur.
Que voulez-vous dire ? répond le plénipotentiaire de sa voix de phonographe.
Quun trésor amassé jadis au prix de mille fatigues, et mystérieusement disparu, vient dêtre découvert par mes hommes dune façon qui côtoie linvraisemblance.
« Vous venez mapporter un million, jen retrouve un autre.
« Soyez donc doublement le bienvenu et le bien reçu.
Je ne comprends pas.
Ma foi, je comprends à peine.
« Pardonnez-moi de vous quitter un moment, le temps de courir là-bas avec une équipe et de revenir sans désemparer.
« À moins que vous ne préfériez maccompagner.
Non ! allez à vos affaires.
« Je vous attendrai ici.
Comme vous voudrez, Excellence... À bientôt !
Resté seul, le diplomate, aussi froid jusqualors quun bloc de marbre, laisse échapper tout à coup un profond soupir, se lève brusquement, écrase dun coup de poing une table grossière en moutouchi, se rassied, éponge avec son mouchoir la sueur qui ruisselle à flots de son visage, et murmure dune voix sourde :
Tout est perdu !
Mais, on peut du dehors lentendre ou lapercevoir. Peut-être le chef, toujours défiant, le fait-il espionner.
Dominant linconcevable émotion qui vient de lagiter, il compose de nouveau son visage, rajuste ses lunettes, sévente avec son chapeau et recouvre avec une singulière énergie son impassibilité première.
Les soldats indiens, nonchalamment allongés près des faisceaux, nont pas fait un mouvement. Leur chef, assis sous un jacquier, est resté immobile. Les habitants du village nont pas quitté leurs cases, sans doute par ordre.
Diogo a seulement emmené une dizaine de travailleurs pourvus de catouris (hottes) et doutils de terrassiers.
Une demi-heure sest à peine écoulée quil revient triomphant avec ses hommes pesamment chargés.
Eh ! vivat Excellence, dit-il bruyamment, en rentrant dans sa case. « Cest bien mon or, dissimulé par un dépositaire infidèle en un lieu où nul ne fut aller le chercher, si un tatou, neut été mis en appétit par le cadavre dun forçat évadé de Cayenne.
« Et voyez le hasard ! Le cadavre a été déposé à quelques pas du trésor, sans que ceux qui lont enfoui là eussent soupçonné son existence.
« Il a fallu que le tatou creusât une galerie pour senfuir, et vint sempêtrer au beau milieu de ces jolies grenouilles.
« Nest-ce pas prodigieux ?
Prodigieux en effet, répondit le ministre dune légèrement altérée.
Voyez, quelle trouvaille... Chaque homme porte plus de trente kilogrammes dor... Mettons trente-trois : il sont dix, cela fait environ un million.
Je vous félicite, mon cher, et de tout cur.
« Je pense, nest-ce pas, que cette aubaine ne va en aucune façon modifier nos conventions.
Bien au contraire.
« Diable ! Quand on prend du million, on nen saurait trop prendre... et jai plus que jamais besoin dargent, non moins que de la neutralité bienveillante de votre gouvernement.
Fort de cette assurance, le ministre qui, somme toute, semble, navoir plus rien à faire au village, du moins pour ce moment, sapprête à prendre congé du noir, qui, de son côté, paraît fort empressé daller mettre son or en lieu sûr.
Il se lève, appelle lofficier, toujours à lombre sous son jacquier ; celui-ci hèle ses hommes endormis, les faisceaux sont rompus et chacun reprend sa place. La petite troupe observe un cérémonial analogue à celui de larrivée, mais en sens inverse naturellement, et lon se sépare avec un semblant de cordialité, en se donnant rendez-vous à trois jours.
Le clairon sonne une marche qui fait accourir derechef les habitants du village, plus curieux, plus surexcités encore quà larrivée, puis, ministre, officiers et soldats disparaissent bientôt dans lépaisseur du bois où nul ne songe à les suivre.
La découverte du trésor, lattente des largesses que Diogo ne manquera pas de répandre, immobilisent les sauvages colons et les empêchent de faire la conduite à ces singuliers visiteurs.
Nous suivrons ces derniers.
Ils arrivent enfin à la crique servant habituellement de voie de communication avec la région du Sud, retrouvent une vaste pirogue à larrière de laquelle flotte le pavillon brésilien, y prennent place sans mot dire, puis, les soldats, transformés soudain en pagayeurs, se mettent à nager avec autant densemble que de vigueur.
Alors seulement, le ministre rompit un silence que la plus élémentaire prudence lui impose depuis sa sortie de la case.
Comme la pirogue est bien seule, et quil ny a pas despionnage à redouter, ce personnage si calme jusqualors, pousse une exclamation furieuse, sagite brusquement, et sécrie, mais en français cette fois, et dune voix toute changée.
Sacrrr !... mille millions de millions de tonnerre !...
« Tout est perdu, mon pauvre Winckelmann ! »
Quest que vous me dites donc là ? monsieur Marquis, répond lofficier qui vient de dégrafer sa tunique et sapprête à la remplacer par une blouse de toile.
Lexacte vérité, mon pauvre camarade.
« Il a fallu un concours de circonstances véritablement diaboliques, pour amener la découverte de ce trésor si bien caché, sur lequel je comptais pour assurer, dans trois jours, la liberté des malheureux prisonniers. »
Quelle fatalité, monsieur !
Cest à douter de tout et de soi-même.
« Une affaire si bien machinée, conduite sans accrocs, sans embardées !... »
« Avoir réussi à empaumer ce gredin si rusé, si défiant, et échouer ainsi misérablement au dernier moment ! »
Cétait bien la peine, de me barbouiller ainsi de suc de genipa, de me transformer en mulâtre, et détouffer sous ce harnais, pour en arriver à perdre une si belle occasion de serrer la vis à ce gredin.
Et moi, croyez-vous que ma mascarade nétait pas complète, nétais-je pas assez méconnaissable sous ce costume de marchand de vulnéraire, devenu inutile comme le vôtre.
Que voulez-vous, monsieur Marquis, ce qui est fait est fait, et il ne faut pas jeter le manche après la cognée.
« Nous avons encore la ressource de rejoindre M. Charles, qui va pouvoir verser la somme convenue.
Sans doute.
« Mais cette somme représente seulement la liberté dun seul.
« Tandis que sans ce contretemps fatal, tous étaient libres dans trois jours.
« Ma parole, si au lieu dêtre seulement quatorze, nous étions cinquante, sil y avait réellement dans lAraguary, comme je lai dit à ce coquin, un navire de guerre, ce serait à se ruer de vive force sur ce village maudit, profiter de livresse où ces brutes vont se plonger...
... Tout chambarder là-bas, et enlever les prisonniers, nest-ce pas.
« Quen pense-tu, Tabira ?
Le sergent, assis à larrière, et imprimant avec sa pagaye la direction à la pirogue, releva sa tête, impassible.
Je ferai ce que les blancs voudront ; mais je serais bien heureux de mettre le feu au « mucambo » et de faire griller tous les nègres dans leurs cases, dit-il en crachant dédaigneusement.
« Pourtant, il vaudrait mieux retrouver le maître.
Oui, tu as raison.
« Nous ne pouvons ni ne devons rien tenter sans son approbation, »
« Les conséquences dune imprudence seraient trop terribles.
« Allons, les enfants, en route ! et souque ferme à la pagaye. »
XIV
Explications nécessaires. Comment lAlsacien remplit ses instructions. Légaritéa. Premières reconnaissances. Rencontre inespérée. Comment le déguisement de Winckelmann inspira Marquis. Le comédien sapprête à jouer un vrai drame. Auteur st acteur. Au Maroni. Préparatifs de lexpédition. En route pour lAraguary. À travers le grand bois. Seul sous le carbet du Tartarougal-Grande. Bruits mystérieux. Stupéfaction. Réunis. Projets détruits. Comment Marquis prétend arranger les affaires dun seul coup de revolver. Personne au rendez-vous !
Par quel concours de circonstances pour le moins singulières, Marquis, si parfaitement transformé en plénipotentiaire, soi-disant envoyé par le gouvernement de sa Majesté don Pedro, a-t-il pu rencontrer Winckelmann dit Chocolat, ainsi que lIndien Moudouroucou Tabira, et jouer cette audacieuse comédie dont Diogo fut si bien dupe, en dépit de toute sa rouerie.
Cest ce que lingéniosité du lecteur a déjà certainement deviné, cest aussi ce que nous nous bornerons à confirmer en quelques lignes très brèves.
Charles Robin, au moment de sembarquer sur le Simon-Bolivar avec les artistes lyriques, avait, on sen souvient, laissé lAlsacien à Para, après lui avoir confié la majeure partie de la somme empruntée au négociant français. Ses instructions portaient demployer cette somme au mieux de leurs mutuels intérêts, de partir ensuite pour lAraguary, de retrouver près des ruines du seringal Tabira occupé à rallier les débris du personnel, et de se concerter avec lui en vue du prochain retour de Charles au Tartarougal-Grande.
Aidé du négociant, Winckelmann avait acheté une égaritéa et engagé quelques matelots Tapouyes minutieusement choisis par son compatriote. Il approvisionna ensuite largement le petit navire, se procura dexcellentes armes à feu, les meilleures quil pût trouver, avec des munitions en abondance, en prévision dune expédition à main armée.
Décidé à jouer, sil le fallait, le personnage dun officier brésilien agissant au nom du pouvoir local, afin de peser, le cas échéant, avec plus defficacité sur lesprit fort timoré des habitants du village, il se fit confectionner un superbe uniforme de capitaine de larmée active, et emballa à tout hasard, une douzaine de fourniments de soldats.
Il repartit ensuite en toute hâte pour lAraguary, où il arriva après une traversée assez longue, mais dénuée dincidents.
Tabira, depuis longtemps à son poste, avait réussi à rassembler quelques-uns de ses anciens compagnons qui erraient à travers la forêt depuis la catastrophe. Quant aux autres survivants, noirs et Indiens, avec leurs femmes et leurs enfants, ils sétaient retirés dans le haut du fleuve, au-dessus de la chute où ils se trouvaient en sûreté, et où il serait loisible daller les chercher en temps et lieu.
Tabira et lAlsacien se concertèrent à loisir, et convinrent de remonter avec légaritéa jusquà la fazenda dont le propriétaire avait témoigné tant de sollicitude à Charles, lors de la catastrophe. Ils établiraient en ce lieu leur quartier général, et sen iraient, avec toute la prudence possible, aux environs du village, de façon à pouvoir combiner un coup de force, au cas où des circonstances imprévues viendraient empêcher les négociations.
Winckelmann ayant encore en sa possession une somme assez ronde, prit sur lui de restituer au fazendeiro largent emprunté par son maître, ce qui ne contribua pas peu à confirmer le brave homme dans ses bonnes dispositions et à faire de lui un auxiliaire des plus zélés.
LAlsacien, sachant que les forçats de Cayenne se trouvaient au village, et craignant dêtre reconnu par eux en rôdant aux environs, prit la sage précaution de se transformer en mulâtre, chose quil pût réaliser très facilement, en se peignant la face, les membres et le corps avec une légère couche de suc de genipa.
Puis, il partit accompagné de Tabira et de deux autres Indiens, en laissant à la Fazenda, légaritéa, léquipage et le reste des Indiens.
Ils évoluaient déjà depuis près dune semaine, aux alentours du Mucambo, cherchant à connaître les habitudes des réfugiés, étudiant la topographie avec leur habileté de batteurs destrade, et singéniant, mais en vain, à correspondre avec madame Robin.
Deux fois, Tabira osa pénétrer dans le village en plein jour et rapporta des indications très précieuses sur sa configuration, puis, ce fut le tour de lAlsacien, qui, avec une audace et un sang-froid inouïs, se présenta chez le mercanti, et put se donner, grâce à sa connaissance de la langue portugaise, pour un soldat évadé de Macapà.
Bien reçu des consommateurs au moyen de libéralités adroitement octroyées sous forme liquide, il se retirait posément, en annonçant quil allait à la recherche de compagnons cachés dans la forêt, quand il faillit tomber de son haut, en se trouvant inopinément en face de Marquis.
Marquis dont il se rappelait parfaitement les traits et le nom, bien quil ne leût vu que pendant une heure à peine, au moment où il sembarquait avec Charles sur le Simon-Bolivar.
Monsieur Marquis, dit-il à voix basse en faisant au jeune homme un signe imperceptible de le suivre.
Qui mappelle ? Qui êtes-vous ? fit le comédien stupéfait de sentendre interpeller en français par ce mulâtre quil ne connaissait pas.
Chut ! soyez prudent.
« Pas un mot, pas un geste compromettant.
« Ayez confiance en moi...
« Je ne suis pas un mulâtre, mais un blanc déguisé... un des hommes de M. Charles Robin... Votre compagnon de route, à bord du Simon-Bolivar.
« Rappelez-vous bien... Celui qui vous aida à charger vos bagages.
Je me souviens très bien.
« Marchez devant... Enfoncez-vous dans les cambrouzes... là-bas !
« Je vais vous rejoindre aussitôt que je le pourrai.
Puis, Winckelmann séloigna de son pas traînant, après avoir échangé ces quelques mots qui fort heureusement neurent pas dauditeurs.
Mon Dieu !... Mon Dieu !... murmura-t-il sans pouvoir sexpliquer cette rencontre si imprévue, comment cet homme que jai laissé sur le vapeur, en compagnie de M. Charles, se trouve-t-il ici ?
« Quel nouveau malheur vais-je apprendre ?
« Que peut être devenu mon pauvre maître !
Son angoisse fut courte. Les artistes, depuis quelque temps déjà, jouissaient dune liberté relative, et pouvaient évoluer, sans être inquiétés, dans un certain périmètre. Aussi, Marquis réussit-il facilement à sabsenter sans exciter de soupçons et à rejoindre bientôt lAlsacien dans le taillis de cambrouzes.
Ce premier entretien, nécessairement très court, leur suffît pourtant à sédifier mutuellement sur leurs situations respectives.
Il se séparèrent bientôt, après être convenus dun nouveau rendez-vous, pendant lequel ils devaient se concerter en prévision des mesures à prendre pour assurer le salut de tous.
Inutile de dire si, pendant les trois jours qui sécoulèrent entre ces deux séances, limagination toujours en éveil du comédien galopa sur la route de la fantaisie, échafauda les projets les plus audacieux, élabora des plans qui eussent fait la fortune dune demi-douzaine dauteurs dramatiques, et dautant de directeurs de théâtre.
Mais, là, le drame vécu remplaçait la fiction. Ni rampe, ni trucs, ni décors. Chacun devait jouer son rôle au naturel, risquer sa vie pour tout de bon, combattre avec des armes comme nen renferment pas les magasins daccessoires, et succomber au milieu dépouvantables supplices au cas où la pièce tomberait.
Il ne pouvait même pas être question dun succès destime. Il fallait vaincre ou mourir.
Mais, aussi, pour Marquis, comédien né, quelle bonne fortune davoir, dans sa carrière artistique, un pareil rôle dans un tel drame. Comme il eût voulu voir, en son lieu et place, patauger les grands prix du Conservatoire, sans gaz, sans public, sans orchestre, sans rôle écrit, sans souffleur !
Lidée de Winckelmann de se déguiser dabord en mulâtre, puis en capitaine de larmée brésilienne et de se poser en personnage officiel fut pour lui un trait de lumière.
Sa malle et celle de ses deux amis renfermaient quelques costumes de haute fantaisie accommodés parfois avec un rare bonheur, à toutes les exigences dun répertoire des plus variés. Il puisa dans les trois valises, et réussit à composer la tenue de haut goût que nous avons fidèlement décrite jadis et qui devait faire illusion même à un homme aussi prévenu que Diogo. La fausse barbe, les décorations, lépée, les lunettes, rien ne manquait dans ce capharnaüm des artistes cosmopolites.
Puis, il étudia bien son rôle, composa son geste, assura son maintien, et sappliqua minutieusement à entrer dans la peau du personnage quil comptait jouer.
Il serait ministre brésilien, flatterait les secrètes pensées de Diogo en faisant enfourcher à lambitieux son dada favori, lui offrirait au nom du gouvernement un million en or, prendrait congé comme il convient à lenvoyé dun puissant État, reviendrait subrepticement pendant la nuit au lieu où le trésor était enfoui près de la dépouille mutilée de lHercule, organiserait avec laide des hommes amenés par lAlsacien lenlèvement du trésor, le transporterait sans plus tarder sur légaritéa et en opérerait le versement entre les mains de Diogo contre la remise des prisonniers.
Duper ainsi le misérable, le payer avec son or, le berner comme une ganache de comédie, délivrer des prisonniers grâce à cette fourberie épique dun Scapin honnête, on conviendra quil y avait là pour ce comédien né, pour ce virtuose de lintrigue doublé dun homme de cur le cas est des plus fréquents une occasion absolument unique dillustrer à jamais sa carrière.
Ses compagnons Fritz et Raymond donnèrent toute leur adhésion au projet et en approuvèrent sans réserve lensemble comme le détail.
Puis, le soir même qui suivit une troisième entrevue, Marquis, après avoir proprement emballé son costume dans un pagara, et enveloppé son épée dans la paille de maïs, embrassa ses deux amis, et sen fut tranquillement rejoindre Winckelmann qui lattendait avec Tabira.
On a vu avec quel prodigieux entrain et quel rare bonheur la première partie de cette périlleuse comédie fut enlevée ; comment aussi, lincident le plus banal amena la ruine despérances si près dêtre réalisées.
Retournons au Maroni, à lhabitation de la Bonne Mère où le malheureux Charles Robin combine de son côté avec son père et son frère aîné le plan qui doit assurer la délivrance de sa famille.
Le projet, improvisé par Henri pendant que le jeune homme faisait à sa famille le douloureux récit de ses infortunes, fut adopté, sauf modifications ultérieures, naturellement, et lon se prépara séance tenante à lexécuter.
Le temps presse. Il ny a pas un instant à perdre, car ce délai de trois mois est bien court, eu égard à la longueur des distances à parcourir et aux difficultés des communications.
La chose urgente était dabord de se procurer la plus grande quantité dor possible. Robin, le père, en vue dactiver la production, partit, dès le lendemain, pour le champ dor, avec une nouvelle équipe douvriers.
De ce côté, il ny avait nul empêchement à redouter. Les alluvions assez riches devaient fournir à une journée et à un kilogramme près le reliquat de la somme nécessaire au premier paiement.
Henri, dautre part, ne resta pas inactif. Il sempressa de choisir au milieu du nombreux personnel attaché à lhabitation, les trente noirs dont il comptait faire son petit corps darmée.
Il neut pour ainsi dire quà prendre au hasard, parmi ces robustes travailleurs, la plupart nés, ou tout au moins élevés à la Bonne-Mère, et qui, physiquement et moralement, offraient toutes les garanties possibles.
Chasseurs déterminés, habiles déjà au maniement des armes à feu, canotiers incomparables, rompus à la vie des grands bois, sachant évoluer comme les fauves à travers la redoutable futaie équinoxiable, susceptibles dendurer toutes les fatigues et de braver tous les périls, sobres qualité inappréciable chez le nègre pleins daudace et de sang-froid, dévoués aux maîtres qui leur ont procuré la vie facile par le travail, la véritable émancipation de lhomme, ces Bonis tiendront, et au-delà, tout ce quon attend deux.
Aussi, en dépit de leur petit nombre, ces trente noirs bien armés, et supérieurement commandés, doivent-ils emporter sans coup férir le repaire des bandits du Territoire Contesté.
Lessentiel est, pour le moment, de les discipliner, afin daugmenter encore, sil est possible, leur valeur individuelle.
On sait quels prodiges enfante la discipline, et quel parti elle permet de tirer déléments même très médiocres en principe.
Nest-ce pas la discipline seule, qui, avec un bon commandement, permet à nos tirailleurs sénégalais entre autres, des nègres encore sauvages hier, de seconder si efficacement les efforts de nos intrépides soldats de linfanterie de marine, et de contenir les hordes barbares, dix, quinze et vingt fois supérieures en nombre ?
En outre, Charles compte absolument et avec raison sur le concours efficace de Winckelmann, de Tabira, des autres Indiens et des noirs quils pourront rallier là-bas, sur lAraguary.
Leffort de ces deux troupes, agissant avec un ensemble parfait après avoir combiné en temps et lieu leurs moyens dattaque, doit être irrésistible
Cest affaire de promptitude et de ponctualité.
On verra à obtenir lune et lautre.
Mais laction nous réclame. Il est inutile de nous appesantir plus longtemps sur les détails relatifs à son exécution.
Trois semaines suffirent à préparer lexpédition, tant chacun apporta de bon vouloir et dactivité.
Le champ dor a tenu ses promesses et lopulente moisson a été récoltée. Huit lingots pesant chacun huit kilogrammes trois cent trente-quatre grammes, et représentant ensemble la somme de deux cent mille seize francs ont été emballés, à peine refroidis, au sortir de la lingotière, et arrimés dans un solide coffret en bois-violet (espèce de palissandre).
Dautre part, les hommes sont prêts. Leur éducation militaire est largement suffisante pour un coup de main. Ils ont appris surtout à obéir ponctuellement, tout en se perfectionnant à la manuvre de leurs armes à tir rapide.
Les provisions, conduites au dégrad, ont été emmagasinées à bord dune jolie goélette du port de cinquante tonneaux et amenée tout exprès du poste dAlbina au-dessous du saut Hermina.
Les armes et les munitions sont déposées dans la chambre du capitaine, ainsi que le coffret renfermant les lingots.
Lheure du départ est arrivée. Le personnel de lhabitation, hommes, femmes, enfants, se presse tout entier près de lAnse-aux-Cocotiers. La flottille de pirogues destinées à conduire la petite armée à la goélette, ancrée à environ quarante kilomètres de là, sur le fleuve, est prête à partir.
On échange une dernière poignée de main, quelques gros baisers retentissants sont appliqués avec force sur de bonnes faces débène dont lexpression joyeuse fait place, pour un moment, à une émotion douloureuse, quelques larmes sont furtivement essuyées...
Les chefs de lexpédition ont impitoyablement consigné à lhabitation madame Robinet, la jeune femme dHenri, pour éviter au dernier moment, la scène trop attendrissante des adieux.
Ceux qui commandent doivent être, du moins en apparence, étrangers à toute faiblesse.
Deux heures suffirent à atteindre la goélette, et lembarquement ne prit pas dix minutes. Lappareillage sopéra séance tenante, car la marée qui se fait sentir jusquau saut Hermina étant étale, il devenait urgent de profiter du jusant pour descendre jusquà lestuaire du Maroni dans les conditions les plus favorables.
Quinze jours après, elle pénétrait dans lembouchure de lAraguary, après une traversée assez lente, mais dénuée dincidents.
Nous avons expliqué dans la première partie de cet ouvrage les causes de cette lenteur relative, on ne compte pas plus de neuf cents kilomètres entre le saut Hermina et lAraguary, lenteur occasionnée par la direction des vents et du courant qui chassent du Sud-Ouest au Nord-Est, et contrarient singulièrement la navigation.
Elle remonta le fleuve jusquà lApurema. Robin, son fils Henri, Nicolas, leur homme de confiance, un Parisien, qui ne les avait pas quittés depuis leur arrivée en Guyane, débarquèrent pendant la nuit, et dans le plus grand secret, au confluent du fleuve et de la rivière.
Il avait été convenu quils se rendraient à pied jusquaux environs du village du Lac, sans quil eût été même question des difficultés présentées par un voyage opéré dans de telles conditions.
Quimportent, en effet, à ces rudes enfants de la terre équinoxiale, les marais des régions basses, le brouillard empesté qui sue la fièvre, les légions dinfiniment petits qui peuplent latmosphère et harcèlent nuit et jour le voyageur ; quimportent aussi les rivières à franchir à gué, la marche dans les grands bois, la chaleur, la pluie, la fatigue !
Chaque homme sen va, chargé de ses armes, de son hamac, et de trente kilogrammes de provisions, avec autant de désinvolture que le plus allègre des promeneurs.
Les dernières dispositions, depuis longtemps discutées et approfondies, sont définitivement arrêtées. Tous les chefs règlent leurs montres les unes sur les autres et la goélette remonte, avec Charles accompagné seulement de deux noirs, jusquà la Fazenda de lApurema.
Il y retrouve légaritéa de Winckelmann avec les Indiens de léquipage qui attendaient patiemment le retour de lAlsacien parti en reconnaissance avec Tabira et la petite troupe amenée de Para.
Charles, confiant dans lhabileté de ces dévoués auxiliaires, connaissant leur prudence, sachant quils nentreprendront rien qui pût être préjudiciable à la réussite de cette difficile opération, a pris ses dispositions de façon à arriver au rendez-vous environ deux jours davance.
Sa mission étant toute pacifique, il se rendrait au carbet, accompagné seulement de ses deux noirs, pendant que son père et ses frères agiraient de leur côté.
Il était enfin légitimement amené à penser que les hommes de Winckelmann, installés aux environs du village, ne manqueraient pas de rencontrer ceux de son père. Cette supposition navait rien que de rationnel, en somme, car il était impossible que ces infaillibles chercheurs de pistes vécussent aussi près les uns des autres sans se retrouver.
Comme Tabira lavait accompagné au Maroni à plusieurs reprises, il connaissait parfaitement les trois blancs et la plupart des Bonis. Il recevrait deux le mot dordre, mettrait sa troupe à leur disposition et la renforcerait ainsi déléments précieux.
Charles, plein de confiance, partit enfin en pirogue, et suivit sans précipitation litinéraire déjà parcouru trois mois auparavant.
Il arriva sans encombre au carbet lavant-veille du jour fixé par Diogo, et sinstalla dans lhabitation déserte.
Puis, les heures mornes de lattente sécoulèrent lentement, au milieu de cette solitude qui les faisait paraître encore plus longues et plus cruelles.
La veille au matin, il envoya ses deux hommes au sommet de la montagne, avec mission dallumer un grand feu qui devrait durer toute la nuit, et il resta complètement seul, assis sur son hamac, en proie aux angoisses douloureuses qui, depuis cette longue période, lui déchiraient si impitoyablement le cur.
Abîmé dans ses pensées, insensible aux piqûres incessantes des milliers de parasites acharnés après lui, oubliant même la faim, il fut surpris par le coucher du soleil, annoncé par les cris formidables des guaribes (singes hurleurs)
Tout à coup, il tressaille violemment. Au milieu des mille bruits produisant la symphonie mystérieuse de la forêt qui séveille, son oreille dhomme à demi sauvage perçoit un autre bruit, insolite celui-là. Cest comme un vague froissement dherbes, traversé de temps en temps par un léger tintement de métal.
Il y a là une troupe dhommes en marche, se dit-il aussitôt en portant instinctivement la main à son revolver.
« Je suis seul, presque sans défense, ce misérable voudrait-il me dévaliser.
« Mais non ! Il a trop besoin de la rançon entière.
Prudent comme un véritable Indien, il se laissa glisser de son hamac, sortit doucement du carbet, saccroupit derrière une grosse touffe de yucca et attendit plus intrigué quinquiet.
La nuit commençait à sépaissir. Bientôt une flamme claire troue les ténèbres et prend une joyeuse envolée sur la montagne devenue invisible à lhorizon.
Le bruit est devenu plus distinct, les froissements de métal plus fréquents.
Ah ! pardieu, dit en français, une voix sonore, il nest pas trop tôt.
« Je craignais davoir fait fausse route ;
« Mais voici le signal, ami Winckelmann.
Et voici le carbet, monsieur Marquis.
« Monsieur Charles ne doit pas être loin.
Winckelmann !... Marquis !... sécria Charles au comble de létonnement ; vous ici !...
Comme vous voyez, mon cher bienfaiteur, ou plutôt comme vous ne voyez pas, répond Marquis en tâtonnant et en finissant par trouver la main tendue de Charles.
Mes amis !... mes chers amis !... que se passe-t-il donc ?
Rien de bien grave pour le moment, un simple contretemps.
« Javais trouvé là-bas, avec mes deux camarades, près de ce damné village, un vrai trésor des Mille et une Nuits.
« Nous pensions le donner à ce vilain moricaud en échange de la liberté de votre famille.
« Javais même inventé un truc assez ingénieux, sans me vanter, pour mener la chose à bien, quand un concours de circonstances vraiment diaboliques la fait échouer.
« Je vais vous conter ça tout à lheure.
« Quant à madame Robin et à vos enfants, rassurez-vous sur leur compte, tout le monde va bien.
« Du reste, les affaires sont arrangées de façon que vous verrez demain toute votre charmante famille.
Demain, interrompt Charles de plus en plus stupéfait.
Oui, monsieur.
« Mais permettez-moi, avant de vous faire le récit de cette étrange aventure, de minstaller avec nos hommes qui sont littéralement sur les dents.
Nos hommes ?
Sans doute : Winckelmann que vous connaissez bien, votre Indien Tabira, et un joli peloton de Peaux-Rouges armés jusquaux dents.
« Malheureusement, continue le brave artiste, il est impossible dallumer le moindre luminaire : dabord parce que nous ne possédons pas même une chandelle des douze, ensuite parce que la prudence nous commande de rester dans lobscurité.
« Bah ! on sinstallera comme on pourra.
« Laissez-moi, je vous prie, poser deux ou trois sentinelles ; on ne sait pas ce qui peut arriver, et je suis à vous.
Le jeune homme ayant pris ses dispositions avec la prudence et la célérité dun vrai coureur des bois, commença son récit dune voix basse comme un souffle.
Charles lécouta jusquau bout sans linterrompre.
Ainsi, dit-il quand Marquis cessa de parler, vous pensez que ce misérable, espérant toucher la rançon entière, conduira ou fera conduire ici mes pauvres chers captifs ?
Il viendra lui-même, jen suis certain, car il ne voudra sen rapporter à personne pour recevoir cette jolie somme.
Mon Dieu ! que va-t-il se passer, en voyant que vous navez pas cet or maudit ?
Mais, nous sommes ici, en vous comptant, quatorze lurons supérieurement armés, plus vos deux nègres qui ont allumé le feu sur la montagne.
« Cela fait seize.
« Tout ce monde-là sera caché aux environs et lui tombera dessus au bon moment, avec la rapidité dune trombe.
Et sil se fait accompagner par toute la bande de ses sacripants !
« Si nous avons seulement une centaine de bandits devant nous, que ferons-nous, à seize, quelque braves et quelque bien armés que nous soyions !
« Ce moyen, mon ami, est trop hasardeux.
Aussi, ne lemploierons-nous quà la dernière extrémité.
« Vous serez seul en apparence, et occupé de votre négociation.
« Alors, de deux choses lune : ou il aura avec lui une troupe nombreuse, et nous resterons cois au milieu des broussailles. Vous verserez la somme que vous possédez, et, ne me voyant pas, il croira à un retard que peut justifier parfaitement la difficulté des communications.
« Ou nous serons à forces à peu près égales ; dans ce dernier cas, jarrive vêtu de mon costume de plénipotentiaire, je mavance vers lui, jentame les pourparlers, je lui dis que le million est là, dans la pirogue, puis je tire de ma poche mon revolver et je lui brûle simplement la cervelle.
« Ce premier coup de feu est pour nos hommes un signal.
« Ils se précipitent sur les autres en produisant un tapage susceptible de faire croire quils sont un cent, et profitant de la première confusion, massacrent tout ce qui résiste.
Charles, presque convaincu, allait, ne pouvant dailleurs faire mieux, donner son adhésion à ce projet ; quand il se rappela la décision prise par son père et son frère.
Et moi, dit-il dune voix étranglée, qui oubliais que demain, à midi précis, mon père doit attaquer le village, et arracher de gré ou de force ma femme et mes enfants.
« Vont-ils courir un danger inutile, quand peut-être les pauvres chères créatures seront amenées ici, entourées de ces bandits en trop grand nombre pour que nous puissions agir...
« Que se passera-t-il, quand on les ramènera au village ravagé !...
« Quelles représailles terribles ne dois-je pas craindre !
La logique et lingéniosité de Marquis devaient en effet se trouver impuissantes devant cette affreuse alternative.
Il ny avait plus à espérer quune seule chose, cest que les hommes de Diogo ne seraient pas en nombre. À moins que Robin et ses auxiliaires, sachant que les prisonniers étaient conduits sous escorte en un lieu inconnu, ne les suivissent en se dissimulant à travers le campo et la forêt. Chose hélas ! bien improbable.
Leurs suppositions devaient cependant être toutes aussi erronées.
Après avoir laborieusement retourné le champ des hypothèses, il en est une seule quils navaient pas formulée. La plus inadmissible, dailleurs. Ils navaient pas prévu le cas où Diogo, contre toute apparence, manquerait au rendez-vous.
Aussi, quon juge de leur étonnement, puis de leur angoisse et de leur stupeur, en voyant la journée du lendemain sécouler lentement, sans voir arriver ni le nègre, ni aucun homme du village.
Charles semblait devenu fou. Quelle cause mystérieuse et terrible avait donc pu avoir raison de lâpreté du bandit ! À quelle catastrophe le malheureux jeune homme était-il encore réservé.
Ses compagnons, incapables de trouver un mot, contemplaient, impuissants et désespérés, cette atroce douleur, et sentaient leur cur se déchirer, quand il leur semblait entendre, là-bas, derrière le sombre rideau darbres géants, des coups sourds, irréguliers, à peine perceptibles, et que lon pouvait prendre pour des détonations darmes à feu.
XV
Pourquoi Diogo est absent. Cachette pour le trésor. Conséquences de la chute dun arbre sur une pirogue. Repas de caïmans. Coups de feu. Les Robinsons attaquent le village. Habile tactique. Devant la palissade. Bataille. Escalade. Deux mégères. « Henri, défends ta mère ! » Réunis ! Où les assiégeants deviennent assiégés. La brèche. Lassaut. Terribles propriétés des armes à répétition. Hésitation. Diversion mystérieuse. Panique. Lincendie. En retraite. Champ de bataille qui nest quun champ de calebassiers. Libres.
Ce nest certes pas pour son plaisir que Diogo a manqué au rendez-vous, sous le carbet de Tartarougal-Grande.
Il est de son côté, victime dun contretemps qui limmobilise en pleine rivière, et cet empêchement banal, sur lequel doit compter presque journellement le voyageur équinoxial, exaspère encore, sil est possible, son caractère dont la dominante est loin de sappeler la mansuétude.
Il est dautant plus furieux dêtre momentanément arrêté par un obstacle contre lequel sa rage vient se briser, quil croit de très bonne foi avoir eu affaire à un véritable mandataire du gouvernement brésilien.
Laisser Charles Robin se morfondre en lattendant là-bas lui eût semblé une plaisanterie agréable, car lidée seule de torturer un homme de race blanche le met en joie. Mais manquer de ponctualité à un diplomate, surtout quand ce diplomate arrive chargé dor et porteur de bonnes paroles, il y a là pour lui de quoi contracter une fièvre bilieuse.
Ce fait qui, croit-il, peut avoir pour lui des conséquences désastreuses, est pourtant imputable à sa seule âpreté.
Aussitôt quil se vit nanti du trésor retrouvé par les hommes à la poursuite du tatou, il neut plus quune seule pensée : le déposer au plus tôt en lieu sûr, de façon à le mettre à labri de toute nouvelle tentative.
Mais quelle cachette sera susceptible de recevoir ce monceau dor dont la possession semble déjà le troubler prodigieusement, lui dont la pauvreté était naguère si insouciante ?
Tiens, une idée ! dit-il en se frappant le front avec ce geste qui accompagne généralement le mot dArchimède formulé dans tous les idiomes.
« Je vais transporter tout cela sur le Simon-Bolivar.
« Le navire est en sûreté, là-bas, sur le Lac, et bien fin qui pourra le trouver en pareil lieu.
« Allons, lidée est bonne et je ne puis trouver mieux.
« Il me reste trois jours avant daller recevoir des mains de ce pantin solennel et chamarré le don de joyeux avènement, cest plus que suffisant pour me rendre au Lac, revenir sans désemparer, et courir au carbet.
Laffaire arrangée sans retard, il fit déposer dans sa plus grande pirogue les récipients contenant la poudre dor et les pépites, choisit un équipage délite et partit aussitôt pour le Lac.
En homme prudent, ou plutôt toujours défiant, il fit placer dans la pirogue les deux artistes, Fritz et Raymond, dans la crainte de les voir senfuir pendant son absence, comme dernièrement Marquis dont la disparition inexplicable lui donnait fort à penser.
Il doubla en outre le nombre des nègres chargés de veiller à tour de rôle sur la demeure de madame Robin et dempêcher toute communication avec linfortunée recluse, donna les instructions les plus rigoureuses à un homme de confiance, et séloigna pleinement rassuré.
Le transport de lor sopéra très facilement, ainsi que larrimage à bord du vapeur toujours immobile sur les eaux du Lac, et la pirogue reprit incontinent le chemin du village.
Elle avait parcouru déjà la moitié du chemin et Diogo, ravi du succès de son expédition, stimulait par de larges rasades la vigueur de ses pagayeurs, quand soudain un grignon immense, haut de plus de quarante mètres, oscilla sur sa base, et sécroula avec un bruit épouvantable, en entraînant dans sa chute les arbres voisins, accrochés à lui par un inextricable réseau de lianes.
La chute du végétal géant fut si malencontreuse, que le tronc, frappant lavant de la pirogue, fracassa les deux bordages, et tua raide trois pagayeurs.
Voilà du coup lembarcation culbutée la quille en lair, et tous les survivants à leau.
La crique étant peu profonde, Diogo se fût consolé rapidement de cet accident, lexistence de ses mariniers étant pour lui la moindre des choses, si les arbres neussent opposé un obstacle présentement insurmontable, à toute marche en avant.
Impossible de continuer la route à pied, car ligarapé est bordé de chaque côté de terres mouvantes, alternant avec des bancs de vase susceptibles dengloutir limprudent qui oserait sy aventurer.
En homme qui connaît le prix du temps et que les situations les plus imprévues ne sauraient abattre, Diogo prend aussitôt le parti de retourner au navire.
Il y a à bord des outils de toute sorte, surtout des haches et des scies qui serviront à couper la barricade.
La pirogue est présentement hors dusage. On la radoube à la diable avec des plaques décorce amarrées par des lianes. Elle prend leau et menace à chaque instant de couler, mais ceux qui ne pagayent pas saisissent des couis en guise décopes et la vident avec acharnement.
On arrive cahin-caha au vapeur avec de leau jusquà mi-jambe. Lembarcation est alors lobjet dune réparation complète qui la rend de nouveau propre à la navigation.
Mais sa mise en état est longue et prend une demi-journée entière. La nuit vient. Il faut la passer à bord.
Le lendemain matin, elle appareille dès laube, avec un chargement complet doutils, et arrive au barrage vers les dix heures.
Chacun se met à louvrage et attaque vigoureusement les troncs obstruant le chenal. En dépit de lénergie déployée par les travailleurs, la besogne avance lentement, tant les bois de la Guyane sont réfractaires à laction des instruments.
Et Diogo qui se dépite de plus en plus, travaille comme quatre, en pensant quil devrait être là-bas, sur la rive gauche du Tartarougal.
Un des travailleurs, dans leau jusquaux épaules, pousse un cri à laspect de hideux débris, affreusement mutilés.
Ce nest rien, imbécile, gronde le chef.
« Les caïmans ont mangé les autres cette nuit...
« Eh bien ! après ?
Cest juste. Les bûcherons sont en nombre et les sauriens effrayés noseront pas les attaquer.
Il est midi. Le soleil à pic darde sur les eaux chaudes comme celles dun bain des rayons qui semblent du plomb fondu. Chacun est positivement sur les dents. Diogo lui-même sent un impérieux besoin de repos.
Allons, une heure de sieste.
Et les coups de hache, et les grincements de scie cessant de troubler la solitude ; la crique, les rives vaseuses, le grand bois deviennent silencieux.
Tiens ! quil y a-t-il donc là-bas ?
« On dirait des roulements de tonnerre...
« Mais non ! le ciel est pur.
Pendant quelques minutes, ce bruit lointain cesse dêtre perceptible. Puis, il reprend bientôt, un peu plus fréquent, surtout plus distinct.
Mille tonnerre ! sécrie Diogo en pâlissant, je ne me trompe pas, ce sont des coups de feu !
« On se bat au village.
« Et moi qui suis là, incapable de faire un mouvement, comme une bête prise au piège.
Il ne se trompait pas sur la provenance de ces coups sourds qui retentissent à intervalles inégaux et viennent se répercuter jusquà la crique, mais il était loin de soupçonner la cause réelle de ce mystère et surtout den pressentir toute la gravité.
Revenons aux Robinsons de la Guyane et aux nègres Bonis arrivés du Maroni.
Les trois chefs du petit corps expéditionnaire ont admirablement employé leur temps depuis quils ont élu domicile au milieu des grands bois entourant le village.
Grâce à une surveillance incessante, à un service despionnage parfaitement organisé, grâce aussi à des reconnaissances de jour et de nuit, poussées avec autant daudace que dhabileté, ils en sont arrivés à connaître admirablement la configuration de ce repaire de forbans, et les habitudes des gredins qui sy retirent.
Ils savent où est la case assignée à madame Robin et à ses enfants, quel est le nombre des gardiens chargés den surveiller les approches, et sont en outre informés du mystérieux départ de Diogo pour une direction inconnue.
Cette particularité comble daise Robin, son fils et Nicolas leur homme de confiance, bien quils ignorent naturellement à quoi lattribuer.
Diogo prend la direction de lOuest au lieu de se diriger au Sud, vers le Tartarougal. Pourquoi ?
Peu importe, dailleurs. Lessentiel est quil soit absent le surlendemain, car à midi précis la petite colonne doit attaquer le village et opérer à tout prix la délivrance de madame Robin.
Ce jour si impatiemment attendu arrive enfin. Éclairera-t-il une défaite ou une victoire ? Nul ne peut le prévoir, mais tous les soldats improvisés frémissent dimpatience et dardeur.
Ils se mettent en marche dès le lendemain matin, sapprochent du village, avec dinfinies précautions, se dissimulent habilement derrière les obstacles accumulés par la nature, prennent position et sarrêtent, lil et loreille au guet, en attendant les derniers ordres.
Robin fractionne alors sa petite troupe en trois groupes de dix hommes, prend le commandement de lun deux, met le second aux ordres de son fils Henri, confie le troisième à la direction de Nicolas.
Ces deux derniers doivent assaillir le village par la droite et par la gauche, suivre la rue en courant, renverser tout ce qui leur fera obstacle, et arriver en même temps à la case des prisonniers.
Robin, pendant ce temps, ira directement sur la case quil emportera demblée, en profitant de la surprise causée aux gardiens par cette attaque aussi rapide quimprévue.
Selon toutes probabilités, il sera déjà dans la place au moment même où ses deux auxiliaires y arriveront à leur tour.
Il est midi moins deux minutes.
Les trente hommes, immobiles, larme au pied, nattendent plus que le signal.
Le vieux colon qui les connaît tous, qui sait quelle confiance il peut avoir en eux, passe lentement devant leur ligne, sarrête, les enveloppe pour ainsi dire dun coup dil, et leur dit de sa voix sonore, si chaude, si sympathique :
Allez ! mes enfants et faites votre devoir.
On nentend pas un cri, pas un mot, pas un souffle. Les deux chefs commandent :
En avant !
Et les deux troupes sélancent, par bonds rapides, silencieux comme ceux des fauves.
Elles disparaissent presque aussitôt derrière les champs de manioc, de canne et de maïs.
À nous, mes amis ! reprend le vieillard.
Puis, avec lagilité dun jeune homme, il se précipite le premier, tenant son sabre de la main droite et son revolver de la gauche.
Ils marchent perpendiculairement à la rue, et arrivent â la ligne formée par les cases, mais celles-ci ne se touchent pas comme celles des villes. Elles sont entourées de jardinets, peu ou point clos et ombragées par des arbres fruitiers.
Ils aperçoivent la demeure des prisonniers, sa toiture en feuilles de bananiers, sa palissade formée de trous enfoncés en terre. Une véritable forteresse.
Une quinzaine dhommes, armés de fusils à piston, et en ce moment allongés sous les arbres, semblent exercer une surveillance active.
Nul nest endormi. Ils savent que la consigne de Diogo est implacable.
À laspect de ce blanc de haute taille, qui bondit comme un tigre, à laspect de ces nègres armés jusquaux dents qui le suivent intrépidement, ils se lèvent tumultueusement, saisissent leurs fusils, et se préparent à une vigoureuse résistance, en dépit de la surprise bien naturelle résultant de cette attaque foudroyante.
Celui qui paraît le chef, pousse un cri retentissant, appelle aux armes, met en joue son fusil et ajuste aussitôt Robin.
Le coup part, mais le colon se jette rapidement de côté, évite la balle qui sen va labourer profondément lépaule dun de ses hommes.
Le blessé jette un hurlement de rage et de douleur que couvre aussitôt une clameur terrible poussée par ses compagnons.
Mais Robin sest élancé de nouveau.
Jette ton fusil, dit-il au chef dun ton qui nadmet pas de réplique.
Lautre saisit son arme par le canon, pour sen faire une massue.
Prompt comme la pensée, le vieillard, avec une agilité quun homme de vingt-cinq ans eût enviée, se rue sur le bandit, le sabre levé. La lame sabat sur son crâne avec un horrible bruit de couperet, et fend la tête jusquà la naissance du nez.
Tu las voulu, misérable ! dit-il dune voix stridente.
Les autres, un instant effrayées par cette terrible exécution, reprennent courage et mettent en joue les Bonis.
Couchez-vous ! sécrie Robin en se jetant à plat ventre.
Les coquins, en voyant cette manuvre exécutée avec la précision de vieux soldats, sont de nouveau désorientés. Ne trouvant plus rien au bout de leurs fusils, napercevant plus quune ligne noire sans hauteur, comme sans profondeur, ils hésitent, tâtonnent, cherchent le but avant de faire feu.
En joue... feu ! crie de nouveau Robin.
Une salve de dix coups de fusils éclate soudain le blessé nest pas hors de combat une grêle de projectiles sabat sur les gardiens et comme chacun des Bonis a choisi son homme, une dizaine de ces derniers tombent pêle-mêle, les uns tués raide, les autres trop grièvement atteints pour continuer la lutte.
Les quatre ou cinq survivants, épouvantés à la vue de ce carnage, jettent leurs armes et senfuient en hurlant.
On entend en même temps quelques coups de feu qui retentissent à chaque extrémité du village. Robin distingue les détonations énormes des fusils des noirs qui ont le défaut de charger à pleines poignées de poudre, puis celles plus aiguës, plus vibrantes, des fusils à répétition.
Allons, tout va bien ici, murmure-t-il en aparté.
« Pourvu quil ne leur arrive pas malheur, là-bas.
Avisant alors la palissade qui se dresse à près de trois mètres, il ajoute :
Il faudrait du canon, pour entamer une pareille muraille.
« Si lon pouvait, de lintérieur, nous ouvrir la porte !
Sans perdre un instant, il appelle un de ses hommes, un des plus vigoureux, comme aussi un des plus grands.
Adosse-toi au mur et tiens bon, dit-il.
Oui, mouché, répond le Boni.
Puis, il grimpe lestement sur ses épaules, saisit lextrémité supérieure dun madrier, sélève à la force des poignets, se hisse et demeure arc-bouté sous les coudes.
Mary ! sécrie-t-il dune voix retentissante, Mary, êtes-vous là, mon enfant.
Un cri deffroi, bientôt suivi dune exclamation de bonheur, se fait entendre près de là.
Ah ! mon Dieu... Père !... cest vous... Ah ! nous sommes sauvés.
Ouvrez la porte, mon enfant... Vite... Le temps presse.
La jeune femme, interdite, suffoquée par lémotion, va franchir lenclos et sélancer vers la case située à une extrémité.
Mais ses gardiennes, les deux négresses, bienveillantes jusqualors, ou tout au moins indifférentes, deviennent furieuses en voyant que la captive est près de séchapper.
Semblables à deux harpies, elles se jettent sur linfortunée, la saisissent par les bras, et de leurs ongles crochus de sorcières cherchent à lui lacérer le visage.
Robin na pas le temps de se hisser entièrement pour éviter à la pauvre femme ce contact répugnant, ces odieuses violentes.
Son petit-fils Henri est accouru à sa voix.
Le vieillard laperçoit, tire son revolver, le jette sur le sable et lui dit :
Henri, défends ta mère.
Lenfant saisit larme en poussant une clameur de jeune fauve, bondit vers sa mère qui se débat désespérément, arme le revolver, le braque entre les deux yeux dune des mégères, et sécrie avec un accent indicible dorgueil et de colère :
Va-t-en, négresse !
« Si tu touches à ma mère, je te tue !
Les deux misérables, épouvantées, se retirent en grognant, pendant que la jeune mère implore son fils de la voix et du geste.
Henri !... mon cher petit, elles ont été bonnes pour nous.
« Ne verse pas le sang, mon enfant.
Robin a pu franchir la palissade, en saccrochant par les mains et en se laissant pendre de lautre côté. Il accourt, et sa vue est saluée par les cris joyeux des enfants qui se pressent autour de lui.
Grand-père !... cest grand-père ?
« Et papa, où est papa ?
Charles, où est Charles ? demande anxieusement la jeune mère.
Bientôt vous le verrez, mes enfants, répond le vieillard en les étreignant rapidement.
« Et vous, Mary, courage ! Vous allez être libre.
À ce moment, les détonations redoublent de fréquence, les cris dintensité. Les gens du village semblent se défendre avec énergie.
La porte ! sécrie Robin, il faux ouvrir la porte.
Et le vieillard, toujours aussi vigoureux, toujours aussi alerte quaux jours lointains de sa jeunesse, se précipite vers un lourd panneau assujetti avec une barre de bois, arrache cette barre, ouvre le battant et appelle ses hommes dune voix retentissante.
Par ici, mes amis ! Par ici.
Il est temps, car près de deux cents hommes, la plupart armés de fusils, serrent de près les deux troupes commandées par Henri et Nicolas.
Les Bonis, disposés en tirailleurs, battent en retraite en bon ordre, ripostent au feu des bandits qui font un tapage denfer et produisent beaucoup plus de bruit que de mal, fort heureusement.
Plusieurs Bonis ont été blessés, mais pourtant nul ne manque à lappel au moment où ils pénètrent dans la forteresse qui va les abriter.
Cest alors que les trois chefs sapplaudissent davoir discipliné avec autant de soin chacun des hommes de leur petit corps darmée. Nul doute quils eussent été exterminés si on les eût laissés combattre comme ils en ont lhabitude, en suivant leur inspiration et en séparpillant de tous côtés.
Henri ! mon frère... Nicolas, mon brave ami, sécrie la jeune femme. Ah !... je nespérais plus vous voir.
« Mais Charles nest donc pas avec vous ?
Non, petite sur, Charles nest pas là, répond Henri.
« Il est occupé à une négociation toute pacifique, mais non sans importance. « Rassurez-vous sur son compte ; il ne court aucun péril, et vous serez réunis dici peu.
« Tiens ! Quest-ce que cela signifie ?
« Quelle est cette fumée ?... cette odeur de roussi ?
« Entendez-vous ces pétillements.
Mais... le feu est au village.
Qui diable a pu incendier les cases ?
« Personne parmi nous, nest-ce pas, mes amis.
Personne.
Ma foi, tant pis ! cela fera peut-être une diversion :
« Car, nest-ce pas, père, il me semble que dassiégeants nous devenons assiégés ?
Cest vrai, mon cher enfant. Heureusement que nous sommes fort à laise pour résister dans lintérieur de ce bastion.
« Reposez-vous un moment. Je vais faire le tour de lenceinte pour massurer de son état, en attendant le moment de tenter une sortie.
Mais le vieillard sest à peine éloigné de vingt pas, quun coup de feu, puis un second, heureusement mal dirigés, les nègres sont de piètres tireurs éclatent par dessus la palissade.
Henri voit les petits nuages blancs, devine plutôt quil naperçoit la tête des assaillants, porte avec le plus beau sang-froid sa carabine à lépaule, et riposte coup pour coup.
Deux de moins, dit-il froidement,
« Ah ! pardieu, mes gaillards, si vous avez envie de vous faire écheniller ainsi en détail, vous navez quà passer à la distribution.
Mais cette riposte sanglante, loin dintimider les assaillants semble plutôt les animer. Leurs sauvages clameurs redoublent dintensité. Ils sappellent, sencouragent, organisent lattaque, se réunissent et se préparent à enlever de force le retranchement.
Robin, peu inquiet, en somme, sur les suites de cette tentative, fait retirer dans la maison la jeune femme et les enfants, dispose les combattants aux alentours, leur enjoint de se dissimuler derrière les arbres, et défend absolument de faire feu.
On entend à ce moment des coups sourds qui heurtent violemment la HYPERLINK "http://muraille.de"muraille de bois. Les assaillants attaquent vigoureusement la palissade.
Bientôt une large brèche est pratiquée.
Quelques faces noires, grimaçantes, sy montrent en hésitant.
Encouragés par le silence de mort qui plane sur lhabitation, croyant leurs ennemis effrayés à la vue de leur nombre, ils prennent enfin leur parti et se ruent en vociférant dans lintérieur de lenceinte.
Une centaine, pour le moins, lenvahissent en un clin dil.
Feu !... à volonté, commande le vieux colon dune voix éclatante.
Trente coups de feu retentissent en même temps avec un ensemble prodigieux, puis une série de détonations irrégulières, serrées, implacables, emplissent pendant une minute le champ clos de bruit et de fumée.
La troupe hurlante, décimée, broyée par cet ouragan de projectiles, sarrête épouvantée. Les morts et les blessés sabattent et forment un monceau qui obstrue la brèche, et les terribles carabines à répétition, tirant sans relâche, anéantissent presque en un moment ce groupe composé des plus intrépides.
Les autres, ignorant les fatales propriétés de ces redoutables engins de mort, reculent pleins deffroi, ne comprenant pas comment ces trente nègres peuvent accomplir pendant ce temps la funèbre besogne de trois cents combattants.
Mais un incident mystérieux vient aussitôt changer cette frayeur en une panique indescriptible.
Pendant que les Bonis, occupés à remplir de cartouches le magasin de leurs carabines brûlantes, cessent de faire pleuvoir cette pluie de balles, on entend, dans le lointain, une série de détonations sourdes qui dominent les grondements de lincendie.
Ils croient, non sans raison peut-être, à lapproche dune nouvelle troupe, jettent leurs armes, senfuient en proie à une folle épouvante, et disparaissent à travers les champs ou les bois.
Les Robinsons, surpris eux-mêmes, bien plus qualarmés, ne sont pas éloignés de donner le même motif à cette singulière diversion, quoique leur oreille exercée distingue de sensibles différences entre ces bruits mystérieux et ceux qui sont produits par les armes à feu.
Robin ordonne, sans plus tarder, dévacuer la case, fait former ses hommes en groupe compact, place au milieu, la jeune femme, ses enfants avec les blessés, et commande la retraite.
Le village est désert. Les cases, construites en matériaux éminemment inflammables, achèvent de se consumer.
Tout danger paraît éloigné. Luvre de délivrance est accomplie. Cependant, les détonations continuent, toujours irrégulières, plus ou moins violentes, et venant du même point.
Pour éviter la chute des débris incandescents, les Bonis obliquent vers le Sud en traversant les terres cultivées, sans rencontrer même un faux semblant de résistance.
Qui diable peut bien samuser ainsi à tirer de la poudre aux moineaux ? demande Henri de plus en plus intrigué.
Puis, un violent éclat de rire lui échappe soudain, après avoir franchi un champ de maïs dont les hautes tiges obstruaient lhorizon de tous côtés.
À moins de cinquante mètres, et tout près de la dernière case du village, se trouve un petit bois de calebassiers. Les flammèches ont incendié les hautes herbes sèches entourant le pied de chaque arbre. Les calebassiers ont bientôt pris feu à leur tour, et les fruits, de grosses courges du volume dun melon, brusquement surchauffés, éclatent un à un, comme des bouillottes pleines de vapeur deau, avec un fracas assourdissant.
Salut et merci à nos auxiliaires inconscients, sécrie le jeune homme en voyant voler en éclats quelques calebasses tombées sur un lit de braises fumantes.
« Ce feu de file, aussi bruyant quinoffensif, nous a été rudement utile, nest-ce pas ?
Dis donc, Henri, interrompt en riant à son tour Nicolas, sais-tu quel souvenir évoque en moi cette fusillade ?
Ma foi non, mon cher Nicolas.
Tu ne te rappelles pas, certain soir, là-bas, à Paris, rue Saint-Jacques, au temps de nos misères, ces marrons que javais apportés à la maison, et que tu mis naïvement dans les cendres sans avoir la précaution de fendre les écorces.
Tu as pardieu raison ! Quelle pétarade, dans notre pauvre logis.
Eh bien ! cest aujourdhui la même chose, avec cette différence que les marrons sont des calebasses grosses comme des obus de marine.
On arrivait à ce moment près de la crique où se trouvent les embarcations du village.
En prévision dun succès sur lequel il comptait absolument, Robin avait pensé à les utiliser pour descendre jusquà lAraguary. Il avait fait cacher dans les hautes herbes un assortiment de pagayes pour remplacer celles que les propriétaires des embarcations ne manquent pas demporter en arrivant à terre.
Les soldats, redevenus aussitôt bateliers, prennent place sur trois dentre elles, les plus grandes et les plus solides, après avoir préparé leurs armes, afin de pouvoir répondre aux éventualités dune surprise.
Puis, la flottille appareille doucement, sans bruit, et descend vers le Sud, afin de rejoindre au plus vite la fazenda de lApurema où ils sattendent à retrouver Charles avec les trois artistes quils croient évadés depuis longtemps, puisquils nont pas donné signe de vie lors de lattaque du village.
XVI
Ce que Monsieur Louche appelle faire son devoir. Platitude de gredins. Véritables motifs de cet excès de zèle. Fatale rencontre. Conséquences de larrivée au village de Charles et de sa petite troupe. Quinze contre deux cents. Vaincus. Herr Gott sacrament !.. Deux frères. Où donc est Marquis ? Disparu. Vingt-quatre heures après. Navigation sur un tronc darbre. Odyssée dun voyageur nocturne. Sur le lac. Seul à lassaut dun navire. Dans le carré. Lévasion. Dénouement ménagé par Marquis. Explosion du Simon-Bolivar.
Il serait impossible de décrire lépouvantable accès de fureur qui saisit Diogo, quand, après avoir triomphé des obstacles encombrant la rivière, il se trouva le lendemain devant les débris calcinés du village.
Eh ! quoi, tant defforts, tant dintrigues, tant de crimes allaient-ils être inutiles ?
Serait-il forcé de renoncer à un rêve depuis si longtemps caressé, et de courber la tête en présence dun désastre jusqualors sans précédent ?
Limportance de la catastrophe lui étant apparue soudain dans toute son étendue, sa rage impuissante ne lui empêchait pas, en effet, den envisager toutes les conséquences.
Plus de doute, les prisonniers avaient été délivrés la veille, le village anéanti pendant la lutte, et les habitants massacrés ou dispersés. Que lui importait, dès lors, de posséder, avec un navire, une somme qui eût comblé ses désirs les plus ambitieux, sil demeurait presque seul, isolé, sans appui, nayant plus sous ses ordres quune poignée dhommes, seuls survivants, en apparence, de ceux dans lesquels il aimait à voir le noyau de sa république future.
Contre ses habitudes, il ne se répandait pas en invectives grossières et ne pensait pas à incriminer les habitants du mucambo, car de nombreux cadavres épars çà et là, attestaient lacharnement de la lutte.
Pour la première fois peut-être, un vague sentiment de compassion traversa son âme, et il ne put sempêcher de rendre justice à ces obscurs, mais dévoués champions dune mauvaise cause.
Mais aussi, sa rage contre les agresseurs sen accrut dautant, et lidée deffroyables représailles se présenta soudain à son esprit.
Il était là, plongé dans une sorte daffaissement stupide, cherchant à qui demander des détails, effrayé de ne voir personne, autre que ses compagnons immobiles, muets, effarés, quand la vue dun petit groupe le fait tressaillir.
Trois hommes émergent dun champ de maïs et savancent lentement avec une attitude de chiens battus qui eût été dun comique irrésistible, dans toute autre circonstance.
Il reconnaît les trois forçats, pâles, exténués, la barbe et les sourcils grillés, les vêtements en lambeaux.
Comment, cest vous, dit-il au comble de létonnement.
« Que diable faites-vous ici ?
Nous-mêmes, patron, répond en reprenant un peu daplomb Monsieur Louche.
« Ce que nous faisons ?... Nous venons nous mettre à vos ordres.
Vous navez même pas songé à vous enfuir... à reprendre votre liberté !..
Pas si bêtes !
« Nous avons fait notre devoir, patron, foi dhommes ! continue le vieux drôle avec une impudence croissante.
« On sest bûché crânement pour vous, et, ma foi, comme on na rien à se reprocher...
Au contraire, interrompit le Rouge.
... On sest dit : le patron, qui nous regardait autrefois en chien de faïence, verra que nous ne sommes pas de si mauvais diables que çà, surtout quand il saura quon a pris son parti, comme sil nous avait donné du sucre depuis que lon est ici.
Vous avez fait cela pour moi ? dit-il avec un reste de défiance.
La preuve, cest que nous sommes ici, quand il nous était si facile de jouer de la Fille de lAir, en compagnie des particuliers qui ont si rudement étrillé hier vos pauvres négros.
Les colons du Maroni, nest-ce pas... les parents de celui de lAraguary.
Ça pourrait bien se faire tout de même.
« Il y avait un vieux tout blanc, qui cognait comme un sourd, et un autre jeunet, le portrait craché du marchand de caoutchouc, un vrai sauvage, fort comme un maïpouri, qui en démolissait, oui !...
« Et avec ça une trentaine de moricauds, sans vous offenser, qui se démenaient comme des démons et « fusillardaient »... fallait voir !
Comment trente hommes seulement... trente hommes contre cinq cents !
Pardon, excuse, tout un chacun nétait pas là. « Mettons deux cents.
Soit !
Mais aussi, les négros du vieux tout blanc vous avaient des fusils qui tiraient tout le temps, comme sils avaient été à plus de trente coups, de vraies pompes à balles, quoi !
« Les mêmes que ceux de la marine.
« Allez donc vous frotter à des escopettes comme ça, avec vos vieux rogatons de fusils à piston !
Enfin, comment êtes-vous seuls ?... Ils nont pourtant pas tout tué !
Mais non... Quand les vôtres ont vu quil ny avait pas plan de résister, que la bourgeoise et les gosses étaient libres, que le village flambait comme un feu de paille, ils se sont « tirés » dans les bois.
Que ne viennent-ils près de moi ?
Dame ! patron, faut vous dire quils ne sont pas des plus rassurés, et quils craignent dêtre mal reçus.
« Cest que vous passez pour avoir comme ça un petit caractère un peu... vif, et on se demande...
Quoi ?
Si, après des coups de fusils, il ny aura pas des coups de trique.
De sorte que vous êtes envoyés tous trois pour tâter le terrain, et vous assurer de mes dispositions.
Les vôtres, voyant que nous avons fait cause commune avec eux, ont pensé quil fallait, en effet, vous détacher un quelquun ayant le grelot assez bien pendu pour vous filer la chose en douceur.
Cest-à-dire que, voyant ces colons de malheur avoir le dessus, vous avez craint, si vous étiez empoignés par eux, de vous voir accrochés à un arbre, ou simplement réintégrés à Cayenne, en souvenir des tours pendables que vous avez joués à celui de lAragouary, nest-ce pas ?
« De là votre beau zèle pour ma cause.
Qué que ça vous fait, patron, quon ait pris votre parti par intérêt plutôt que par amitié.
« Voyez-vous, lintérêt, y a que ça pour vous attacher des hommes.
Cest juste, et je ne vous oublierai pas.
« Va donc me chercher les autres, et dis leur quils se rassurent.
« Loin de les malmener, je veux plutôt les remercier.
À la bonne heure ! Voilà qui est parler.
« Eh ! Rougeot... Eh ! le Borgne... houst, les amis, au trot.
Une demi-heure sest à peine écoulée, quune troupe considérable et bruyante, composée dhommes, de femmes, denfants, apparaît conduite par les forçats.
Tel est leffroi inspiré par le terrible chef, que les malheureux osent à peine avancer, en dépit des affirmations de Monsieur Louche, qui épuise les quelques mots de patois portugais attrapés à la diable depuis son arrivée au village.
Dun seul regard, Diogo apprécie en bloc leur nombre, et reconnaît que si les carabines à répétition ont causé des ravages notables dans son personnel, les survivants sont en quantité largement suffisante pour faire encore bonne figure.
Le désastre est moins complet quil ne le craignait tout dabord.
En dépit du dommage très considérable causé à sa colonie, il se console aussitôt, en constatant que cette première bataille lui permet de compter sur ceux qui lui restent.
Au lieu de senfuir lâchement au premier coup de feu, ils ont bravement résisté, sans craindre la mort.
Cest bien.
Avec une émotion communicative, il les remercie en termes chaleureux, et provoque bientôt un enthousiasme indescriptible.
Puis, il ajoute en terminant :
On a brûlé vos cases... soyez tranquilles !
« Vous aurez bientôt un nouveau village plus beau, plus commode, et surtout mieux défendu que lancien.
« Je vous conduirai à une des grandes îles du Lago-Novo, et, là, vous reconstruirez des maisons dont nul ne pourra approcher.
« Nous serons les rois de ce lac, grand comme une mer !
« La récolte na pas été saccagée, heureusement. Vous allez rester ici le temps de la recueillir, puis nous partirons sans plus tarder.
« Je vous fournirai des armes pareilles à celles de nos ennemis.
« Jai un navire comme ceux des blancs J
« Il renferme des carabines, de la poudre !...
« Eh ! sacré mille tonnerres !... quest-ce que cest que ça ?
« Aux armes ! mes enfants ! aux armes !
En même temps, les deux artistes, Fritz et Raymond, auxquels nul ne semble faire attention, et qui demeurent confondus au milieu de la foule des nègres ébahis, culbutent leurs voisins, leur arrachent chacun un sabre avec un fusil, et se ruent en avant, en criant :
À nous !... Marquis, à nous !...
Une petite troupe dIndiens, conduits par trois Européens, vient dapparaître inopinément, et les deux captifs ont reconnu leur amis Marquis, avec Charles Robin et Winckelmann dont lenduit de suc de genipa a encore résisté en partie à des lavages réitérés.
Deux mots suffisent pour expliquer cette arrivée aussi soudaine, hélas ! quintempestive.
Charles Robin ne voyant pas arriver Diogo sous le carbet du Tartarougal, ne sachant que penser de cette absence inexplicable, eu égard à lavidité du noir, comprenant quil se passait au village un fait exceptionnellement grave, résolut, à tout hasard, de sy rendre sans plus tarder.
De deux choses lune : ou le coup de main tenté par son père avait réussi, et alors il ne courait aucun risque, ses ennemis devant être en pleine déroute, ou bien cette tentative avait échoué. Dans ce dernier cas, lappoint de sa petite troupe, sa brusque arrivée sur le théâtre de la lutte, pouvait peut-être en modifier lissue. Si, enfin, tout était irrémédiablement perdu, il lui restait la triste consolation de périr en vengeant les infortunées victimes du bandit.
Il fit toute la diligence possible, et arriva malheureusement en vue des ruines du village, à linstant précis où Diogo venait de rallier les débris de son clan.
Le désarroi des nègres, laspect des débris calcinés, labsence de son père et de ses fidèles auxiliaires, tout lui démontre que lattaque a réussi.
Il na pas même le temps de faire partager sa joie à ses amis, en présence de laccès de fureur que les habitants du mucambo manifestent à sa vue.
Il est trop tard déjà pour battre en retraite. Il faut cependant passer quand même, sous peine datroces représailles ; car on se trouve en présence dun ennemi implacable, dont la férocité habituelle est encore excitée par un revers jusqualors sans précédent.
Du reste il ignorait que Fritz et Raymond fussent encore aux mains de Diogo après la victoire des Bonis, et ce seul motif, sil leût connu auparavant, eût été plus que suffisant à le faire accourir pour essayer de les sauver à tout prix.
Il na que le temps de faire apprêter les armes à ses compagnons et à disposer ceux-ci en demi-cercle, de façon à les empêcher dêtre tournés, que déjà la meute hurlante se précipitait sur eux avec furie.
Les hommes de Diogo, excités par la présence de leur chef, voulant faire payer leur défaite à ces ennemis de la dernière heure, se jettent sur eux avec une rage aveugle qui leur fait méconnaître le danger et mépriser la mort.
Une première décharge brise tout dabord leur élan, mais les Indiens, peu habitués au maniement des armes à répétition et ne possédant pas la discipline des Bonis, se mettent à tirer presque sans viser avec une précipitation nerveuse, déplorable, surtout en un pareil moment.
Bientôt leurs fusils brûlants sont vides, et le temps matériel manque pour les recharger.
Ils ont fait, il est vrai, de nombreuses victimes, mais les décharges des noirs ont aussi douloureusement éclairci leurs rangs.
Quatre Indiens sont morts. LAlsacien, blessé dune balle à lépaule gauche, en est réduit à manuvrer de la main droite son fusil comme une massue. Raymond a reçu un morceau de fonte dans la cuisse et il peut à peine se tenir debout.
Seuls, parmi les blancs, Charles, Fritz et Marquis sont encore sans blessures.
Quon les prenne vivants ! sécrie Diogo dune voix éclatante qui domine les fracas de la lutte.
« Vous entendez : vivants ! ou je fends la tête au premier qui les tue !
« Quant aux Indiens, massacrez-les !
Lui-même, payant bravement de sa personne, sélance, entouré dune trentaine dhommes, précédant de quelques pas le gros de sa troupe.
Les malheureux Européens ont bientôt affaire individuellement à cinq ou six nègres, les plus robustes et les plus braves, qui se jettent sur eux avec laveugle impétuosité de la brute.
En vain ils frappent à coups de crosse avec une force décuplée par le désespoir et la fureur, en vain leurs sabres piquent et taillent en pleine chair noire. Ceux qui tombent sont remplacés par dautres plus enragés encore. Bientôt ils sont saisis par les bras, les jambes, la tête et incapables de remuer. Ils secouent une dernière fois la grappe humaine qui saccroche à eux, et tombent à demi étouffés, pantelants, désarmés.
Fritz, en sabattant sur le sol, pousse un juron carabiné.
Herr Gott sacrament !...
Winckelmann se relève à demi, et sécrie :
Tu es donc Allemand, toi ?
Comme les Polonais sont Russes.
« Je suis Alsacien !
Le regard de Winckelmann se porte sur cette figure rosée, sur ces cheveux blonds, tranchant si étrangement au milieu des membres et des torses débène, et dit dune voix déchirante :
Ah ! mon Dieu !... Fritz !... mon frère.
Lautre pousse un rugissement et bégaie à son tour :
Mon frère !... mon cher et malheureux frère !
Mais un bâillon solide sapplique sur sa bouche, mais des liens entravent ses membres. Il demeure sans mouvement râlant, congestionné, les yeux pleins de grosses larmes.
Diogo a entendu ces quelques mots, et un rire cruel crispe sa face de démon.
Tiens !... Tiens !... dit-il en éclatant de rire, une reconnaissance !
« Deux frères !... comme cest touchant !
« Nous allons bien nous amuser.
Charles, Raymond et Winckelmann, bâillonnés et ligotés aussi, sont également incapables de se remuer.
Mais Marquis !... où est donc Marquis ?
Ma foi, lenragé a bien su mettre à profit cet incident qui a pendant un instant détourné lattention du chef et de ses hommes.
Avec sa prodigieuse adresse de clown et son incomparable vigueur de gymnaste, il a jeté sur le dos, dune paire de croc-en-jambe, les deux nègres qui lui tenaient les bras. Puis, foudroyant de deux coups de poings au creux de lestomac ceux qui se cramponnaient à ses épaules, il se trouve dégagé.
Un cinquième se trouve devant lui, et roule abattu dun coup de tête en pleine poitrine.
Voyant un jour à travers les torses noirs, il sy rue avec une impétuosité de fauve, culbute tout ce qui soppose à son passage, attrape à la course un coup de sabre qui lui balafre la hanche, et nen court que de plus belle.
Il détale comme un cerf et disparaît en moins dune demi-minute.
Cette audacieuse évasion a été à ce point instantanée, telle est linconcevable célérité de la course du fugitif, que nul na même pensé à le poursuivre.
Bah ! laissez-le, sécrie Diogo il ne peut aller bien loin.
« Et, dailleurs, nous avons là de quoi nous dédommager.
« Ceux-là paieront pour tous.
« Ah ! sangdieu ! je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi de se trouver dans leur peau.
Vingt-quatre heures se sont écoulées après cette scène lugubre. La nuit est venue. Les ruines du village sont désertes ; on aperçoit, dans le lointain, quelques brasiers piquant de lueurs rougeâtres les ténèbres qui sépaississent de plus en plus. Les noirs campent au milieu de leurs champs, à la belle étoile, avant de construire, à la hâte, quelques cases de branchages où ils sabriteront pendant la récolte.
Un homme, sappuyant péniblement sur un long bâton, sort dun champ de manioc et savance prudemment, de façon à éviter les foyers dont la flamme pourrait révéler sa présence.
Il traverse lancien emplacement occupé par les maisons incendiées, non sans faire craquer sous ses pieds quelques morceaux de charbon. Après sêtre orienté en consultant la position des étoiles, il oblique vers le Nord, et arrive, après un quart dheure de marche, au bord dun ruisseau large denviron dix mètres.
Il reconnaît le dégrad où se trouvent habituellement les pirogues, et ne peut retenir une sourde exclamation de désappointement, en saperçevant quelles ont toutes disparu.
Il sassied, prend sa tête entre ses mains, et demeure immobile, en proie à un morne désespoir, car de longs soupirs sortent de sa poitrine oppressée.
Tout à coup, un léger clapotement larrache à cette douloureuse contemplation. Une forme noire, longue, rigide, sapproche en dérivant, portée par les flots. Il talonne machinalement cet objet du bout de son bâton et reconnaît un gros tronc darbre.
Le madrier vient buter par une de ses extrémités le long du dégrad, entre les jambes de linconnu.
Celui-ci, obéissant à une soudaine inspiration, sélance sur ce tronc qui senfonce légèrement, puis, il létreint entre ses jambes, et savance à peu près jusquau milieu, de façon à rétablir léquilibre.
Malgré cette addition de poids, larbre continue à flotter et à suivre doucement limpulsion du courant.
Lhomme, satisfait de ce premier succès qui répond sans aucun doute à son désir, plonge son bâton dans leau, trouve le fond, sarc-boute, opère une pression vigoureuse, et saperçoit avec joie quil augmente notablement, par cette manuvre, la vitesse de lesquif improvisé.
Peu à peu, il accélère ce mouvement, et arrive presque à égaler lallure dune pirogue. Cela ne lui suffit pas encore, car il précipite encore celle nage incommode, qui demande, pour être ainsi soutenue, une vigueur et une énergie extraordinaires.
Les heures sécoulent, et rien chez ce nocturne batelier ne semble indiquer la fatigue, sauf pourtant le bruit de sa respiration saccadés, qui séchappe avec effort de sa poitrine ruisselante de sueur.
Rien, dautre part, ne paraît le distraire de cette rude occupation qui absorbe toutes ses facultés. À peine si de loin en loin il sarrêta pour se coucher sur larbre quil chevauche, absorber une gorgée deau, et rafraîchir sa tête brûlante. Il semble que chaque minute dérobée à cette course furieuse lui produise comme un remords, car de minute en minute ses mouvements deviennent plus convulsifs, son impatience plus fébrile.
Six heures sécoulent ainsi. Six mortelles heures, dans la morne solitude équatoriale, peuplée de bruits effrayants, où se confondent les hurlements des guaribes, les grondements des jaguars, les glapissements des caïmans, et le tonnerre des arbres qui sécroulent.
Bientôt, ligarapé sélargit en estuaire. Le courant devient plus rapide, le tronc darbre oscille, tournoie, et dérive enfin au milieu dune vaste étendue sur laquelle tremblotent à perte de vue les étoiles.
Lhomme sempresse daborder. Son bâton lui devient inutile, car il est trop court pour atteindre le fond. Il se trouve au centre dune véritable futaie de palétuviers. Trouver, en tâtonnant, une branche assez forte, la couper avec son sabre, la façonner grossièrement en palette est pour lui laffaire dun moment.
Il reprend place sur son arbre, et le dirige tant bien que mal vers une masse sombre qui émerge des eaux, comme un monstre marin endormi.
Il sapproche doucement, bien doucement, de façon à ne produire aucun clapotis, et reconnaît bientôt un navire ancré tout près du rivage.
Un long soupir dégonfle sa poitrine et ses mains crispées cessent pour un moment détreindre sa pagaye primitive..
Larbre vient heurter la coque du navire, et laborde par lavant. Lhomme aperçoit, au ras des flots, une forme noire qui flotte sur les vagues courtes, et pousse un nouveau soupir, en touchant une pirogue amarrée à une des chaînes des ancres de lavant.
Il abandonne son arbre, pénètre dans la pirogue, et sallonge pour prendra un instant de repos.
En haut, sur le pont du navire couvert de sa toiture de feuilles, des éclats de gaieté bruyante, des rires fous, des hoquets divrognes, des chants idiots, des ronflements de tambour se font entendre et produisent la plus infernale cacophonie.
On samuse sur le Simon-Bolivar. Le tafia coule à pleins vases, pour étancher la soif dévorante produite par les piments et les salaisons. Du vitriol sur du feu. Un vrai régal de nègres.
Les survivants du drame qui a ensanglanté le village célèbrent à leur façon les funérailles de leurs compagnons, et procèdent par une orgie fantastique aux apprêts du supplice qui doit avoir lieu au lever du soleil.
Diogo, en bon prince, a ouvert toute grande la porte de la cambuse. Les provisions sont au pillage. On boit, on mange, on danse, on hurle... Que sera-ce demain !
Demain, Charles Robin, Winckelmann, Fritz, Raymond et lIndien Tabira seront mis à mort avec des raffinements de férocité dont la perspective porte à son comble la fureur de ces réprouvés et cause à Diogo une de ces émotions seules susceptibles de faire battre son cur. Cest à ce point que, rompant pour une fois avec ses habitudes de sobriété, il sest mis au diapason des ivrognes, et joue crânement sa partie dans cette orgie fantastique.
Après sêtre reposé environ un quart dheure, linconnu, en homme qui sent le moment dagir, vérifie lamarre de la pirogue, saisit un câble de piassaba enroulé à larrière, le passe en sautoir, et empoigne délibérément la chaîne de lancre.
Il se hisse lentement, sans même paraître se douter que ses mains sont à moitié dépouillées de leur peau, atteint lécubier, et reste un moment suspendu à la force des poignets.
Puis, avec une vigueur et une adresse incroyables, il imprime à son corps un balancement rapide, lâche de la main gauche lécubier, profite de son mouvement doscillation pour accrocher cette main au sabord le plus voisin, qui tranche en noir opaque sur la muraille du navire, abandonne lécubier de la main droite après un superbe rétablissement, et pénètre délibérément par louverture béante.
Sur le pont du navire, lorgie se développe dans toute sa tumultueuse et répugnante plénitude. Mais lintérieur est silencieux et morne comme un tombeau.
En homme auquel sont familières les dispositions du vapeur, le nocturne visiteur, sans perdre une minute, savance doucement vers le carré occupé naguère par les passagers.
Il arrive près du palier qui donne accès à ce fétide retiro, et distingue vaguement, à la lueur confuse dun falot accroché dans le carré, la silhouette dun homme debout, armé dune pique.
Que veux-tu ? toi, demande brusquement le factionnaire.
Te remplacer... ordre du chef !
« Allons, va boire ; tu las bien gagné.
Donne le mot dordre.
Cest juste ! approche-toi que je te le dise à loreille.
Lautre sapproche vivement, en homme heureux dêtre débarrassé dune corvée ennuyeuse, et sabat lourdement en poussant un râle étouffé.
Voilà le mot dordre ! Dix doigts autour du gosier, un tour de vis, avec syncope à la clef.
Puis il pénètre dans le « salon ».
Cinq hommes, étroitement garrottés et respirant à peine, sont allongés sur le plancher.
Diable ! Jarrive à temps, dit-il à voix basse.
Puis, il reprend en haussant légèrement le ton :
Eh bien ! personne ne souffle mot !
« On ne reconnaît donc plus les amis.
La lueur du falot tombant alors en plein sur sa figure, une voix étouffée murmure avec un indicible accent de surprise et de joie :
Marquis ! Vous ici, mon brave ami.
Moi-même, pour vous servir, monsieur Charles.
« Eh !.. ça va comme vous voulez ?
Marquis ! cest Marquis, reprennent dune voix non moins émue Raymond, Fritz et Winckelmann.
Parbleu ! Marquis lui-même... pour vous servir.
« Et maintenant, silence. Travaillons.
Sans perdre une seconde, il sempresse de trancher les liens qui immobilisent douloureusement les malheureux captifs, retourne au factionnaire, lui applique par précaution un bâillon sur la bouche, et ajoute :
Vous nêtes pas blessé, monsieur Charles ?
Non, répond le jeune homme.
Bon ; attachez-vous ce piassaba sous les aisselles, et passez par ce sabord.
« Je vais vous descendre... mettez-vous ensuite à la nage, allez détacher la pirogue qui se trouve amarrée à la chaîne de lancre, amenez-la sous le sabord, et ne bougez pas.
Compris ! fait brièvement le jeune homme en échangeant une rapide étreinte avec le brave artiste.
Puis, il se laisse glisser par le sabord, les jambes les premières, pendant que Marquis file doucement le câble.
Deux minutes sécoulent, et un frôlement à peine perceptible apprend à lintrépide sauveteur que lembarcation est en place.
Pour éviter toute erreur, Charles donne une légère secousse au piassaba.
À ton tour, mon gros, dit-il à Raymond qui souffre affreusement de sa blessure.
« Tonnerre ! Passeras-tu au moins par cette damnée lucarne ?
« Sil est permis de posséder un ventre pareil quand on se mêle de courir les aventures !
« Ouf ! ça y est, et pas sans peine.
« Pourvu que le câble ne casse pas ! Ce fut ensuite le tour de Winckelmann, puis celui de Tabira.
À toi, mon vieux Fritz.
Et toi, comment feras-tu.
Va toujours ! quand tu seras installé dans la pirogue, jattacherai le piassaba au manche de cette pique appliquée en travers de louverture du sabord.
« À propos, dis donc aux autres que je serai quelques minutes avant de les rejoindre.
« Je veux leur ménager une surprise, à eux et à ces personnages qui font si gentiment la fête.
Pas dimprudence, hein !
A pas peur !
Quand Fritz eût à son tour disparu, Marquis amarra, comme il lavait dit, son câble au milieu du manche de la pique, décrocha le falot, le recouvrit tout allumé de sa chemise et enfila lescalier conduisant à la cale.
Là comme ailleurs, solitude complète.
Voyons, dit-il en aparté, les barils doivent être là.
« Voilà mon affaire !
« Quest-ce que cest que ça ?.. du tafia ! ces sauvages ont de quoi boire... si je leur en laisse le temps.
« Ah ! très bien.
Quatre tonnelets de la contenance denviron soixante litres se trouvent à part, bien arrimés avec des câbles.
Marquis avise lun deux, fait sauter avec son sabre la bonde, introduit deux doigts par louverture, sent une matière grenue, pulvérulente, parfaitement sèche.
De la poudre, dit-il, cest bien ça.
Il retire alors du falot une bougie, que le capitaine Ambrosio, en homme ami du confort, préfère à tout autre mode déclairage, lexamine et ajoute :
Il y en a bien pour une demi-heure.
Puis, avec une témérité inouïe, sans sourciller, sans même hésiter, il plante la bougie tout allumée dans la bonde, au beau milieu de la poudre.
Il séloigne sans hâte, en évitant de se heurter pendant sa retraite que lobscurité va rendre plus difficile, et revient tout à coup.
Une demi-heure, cest trop.
Et sans se presser, avec le même sang-froid, il enfonce de moitié la bougie dont la flamme émerge à peine.
Cette fois, cest fini de rire !... eh ! houp-là ! Marquis.
« Il faut prendre la poudre descampette, moins malsaine que celle-ci.
Deux minutes lui suffisent pour atteindre le carré, autant pour se hisser par le sabord et se laisser dégringoler dans la pirogue, où ses amis lattendent en proie à une mortelle angoisse.
Et maintenant, mes amis, aux pagayes !..
« Nage ferme ! il va faire chaud tout à lheure.
Que voulez-vous dire ? demande Charles.
Eh ! mon cher monsieur, les distractions sont rares en ce pays.
Vous trouvez ? Vous êtes difficile.
Je retire le mot de distractions et je le remplace par celui de spectacles.
Bon ! où voulez-vous en venir ?
À ceci : que le drame est joué, que les acteurs vont bientôt rentrer dans la coulisse et que ça serait bien banal sil nv avait pas de dénouement.
Mais le dénouement, le voici, et tout autre que nous ne le supposions, mon cher Marquis !
« Grâce à vous, à vous seul !
Je ne veux pas vous contredire, mais ça manque de mise en scène. Cest pourquoi, en homme soucieux de mon art, jai pensé à une espèce dapothéose... comme dans les féeries.
« Dites donc, monsieur Charles, à combien sommes-nous à peu près du navire ?
Environ trois cents mètres.
Bon ! nous sommes très bien pour voir la chose, sans être gênés par les trucs et sans risquer de recevoir quelques éclaboussures.
Mais, lanothéose ?
À ce moment, une énorme colonne de feu surgit dans les ténèbres, sélance à pic et sirradie en une gerbe dun éclat aveuglant. Une épouvantable détonation disloque les couches dair et se répercute avec un fracas assourdissant.
Les fugitifs, immobiles de stupeur, aperçoivent, comme en plein jour, la coque sombre du vapeur, doù jaillit, comme dun cratère, la poussée de flammes ; les mâts et les cordages dont les lignes grêles et déliées se détachant en noir sur cette incandescence, puis des débris informes, projetés de tous côtés.
Une commotion terrible se répercute jusquà la pirogue qui danse sur les lames, puis lobscurité se fait soudain.
Dans la pirogue, stupeur et immobilité complètes.
Et dailleurs, le terrible metteur en scène, qui a machiné cet effroyable dénouement, ne pense pas plus à recueillir des bravos, que les spectateurs à lui en donner.
Cest égal, dit-il dune voix étouffée, si ces gens-là étaient dabominables gredins, il faut convenir que la vie a parfois dimplacables exigences.
Troisième partie
La vallée des quinquinas
I
Le Brésil contemporain. Sa prospérité. Para et Manáos. La vallée de lAmazone et lextinction du paupérisme européen. Magnifique réseau de communications. Le Rio-Branco. Le Campo. Difficultés dun voyage au Rio-Branco. Saisons opposées sur deux terres voisines. Les parañas. Solitude au milieu des îles formées par les parañas. Civilisation et barbarie. En batellao. Opinion du senhor José sur les Indiens en général. Deux déserteurs. « Paâ, panno et paò », du pain, de la toile et du bâton. Cruel châtiment. Terreur causée par le seul nom des Canaémés. »
Parmi tous les États grands et petits composant la jeune Amérique du Sud, le plus vaste et le plus peuplé, le plus riche et le plus civilisé, le plus prospère, en un mot, est sans contredit le Brésil.
Mais, aussi, combien lIsis américaine semble avoir pris à tâche dépuiser tous ses trésors, en dotant cette terre privilégiée qui ne demande à ses élus quun peu defforts, une caresse plutôt quun travail, pour satisfaire aux besoins des plus nécessiteux et combler les désirs des plus insatiables !
Le Brésil, dailleurs, a su se montrer digne de cette munificence.
Pourvu dun système hydrographique à peu près unique au monde, arrosé par des fleuves énormes qui se ramifient à linfini, il a couvert ce réseau aquatique de bâtiments rapides, qui portent jusquaux extrémités de son immense territoire la vie intense des cités commerçantes du littoral.
Possédant un sol dune opulence inouïe qui prodigue les végétaux les plus utiles, les minéraux les plus précieux, il a su lexploiter avec zèle et intelligence, au point de faire prime sur les marchés du Vieux-Monde avec son café, son caoutchouc, son or, ses diamants.
Laissé pendant de longues années par le Portugal dans un état navrant de stagnation intellectuelle, il a donné largement accès à toutes les innovations, à tous les progrès de la science contemporaine qui compte aujourdhui, au Brésil, déminentes personnalités.
Bref, grâce aux efforts constants de cette race dhommes actifs, sobres, énergiques, foncièrement travailleurs qui ont si bien mis en uvre les dons de la nature, et fait valoir la fortune territoriale du pays, lEmpire brésilien, à peine âgé de soixante ans, a merveilleusement progressé sous lintelligente et patriotique direction de son illustre souverain.
Sans entrer ici dans de longs développements concernant cette évolution dune nation jeune, vaillante, dont lintelligence et la force saffirment de jour en jour, prenons un exemple. On admet volontiers que laccroissement de la population des cités peut servir de critérium à leur prospérité. Citons une ville, la première venue : Para.
En 1865, Santa-Maria-de-Belem-do-Gram-Parâ, appelée plus simplement Para, comptait environ 27 000 habitants.
En 1885, elle en possède 70 000, et son commerce extérieur, importations et exportations réunies, atteint 150 millions de francs.
On objectera peut-être la position exceptionnelle de Para, qui commande lembouchure de lAmazone et se trouve placé sur lOcéan, de façon à monopoliser le commerce de lintérieur, comme celui de lextérieur.
Soit. Mentionnons alors une autre ville, située, celle-là, à 1300 kilomètres de lAtlantique : Manáos.
Il y a trente ans, Manáos, une humble cité perdue au confluent de lAmazone et du Rio-Negro, navait guère lieu de senorgueillir de ses trois mille cinq cents habitants, libres ou esclaves.
Aujourdhui, Manáos, chef-lieu de la province dAmazonie, est une charmante ville de plus de quinze mille habitants, éclairée au gaz, possédant une école normale, plusieurs collèges, quinze écoles primaires, une bibliothèque, une banque, un musée botanique, un hôpital, une caisse dépargne, un théâtre, etc.
Certes, un pareil accroissement, bien que très remarquable, ne peut être comparé à celui de certaines villes nord-américaines qui grossissent outre mesure, comme des rivières en mal dinondation. Ces fièvres suraiguës, ces émigrations furieuses sont choses inconnues au Brésil, dont la fortune suit une marche ascendante et sûre, sans avoir à redouter les catastrophes soudaines qui anéantissent trop souvent ces « cités éruptives » de lAmérique du Nord,
Une seule chose paraît cependant manquer au Brésil : les chemins de fer. Mais à quoi bon ces voies si coûteuses comme installation, comme entretien et comme exploitation, puisquil possède les plus beaux fleuves du monde entier !... des chemins qui marchent à travers ses huit millions cinq cent mille kilomètres carrés ?
Aussi, lorganisation et lamélioration des communications fluviales a-t-elle été, comme il est dit ci-dessous, la grande préoccupation du gouvernement. Il faut marcher vite et bien ; et la fameuse devise « Time is money » nest pas lapanage exclusif des Yankees.
En conséquence, le réseau des fleuves brésiliens, notamment celui de lAmazone et de ses principaux affluents, possède une organisation susceptible de satisfaire largement aux exigences toujours croissantes des hommes et des choses.
Restons dans cette colossale et opulente vallée de lAmazone où, suivant lénergique expression dAgassiz « il pourrit annuellement assez de richesses pour éteindre le paupérisme européen ».
Parlons encore de Manáos et voyons, à titre dexemple, comment la gracieuse capitale de cette jeune et magnifique province dAmazonie est en rapports, malgré son éloignement, avec les centres civilisés.
Deux lignes de navigation la relient directement à lEurope : lune anglaise, la Red-Cross-Line, qui fait neuf voyages par an de Liverpool à Manáos, avec escales à Lisbonne, Para, Parintins et Icoaliâra ; lautre française, la compagnie des Chargeurs Réunis, qui part du Havre, avec correspondance de Hambourg et dAnvers, avec escales à Lisbonne et à Para.
Manáos communique également avec lAmérique du Nord, New-York étant le point terminus, par la Booth Steamship Company limited.
Enfin, lénumération suivante montrera combien est intense la circulation rapide sur lAmazone et ses affluents, semblables à un gigantesque système de veines et dartères, au centre duquel palpite Manáos. Manáos doù sélance et rayonne, comme dun cur, le grand mouvement circulaire amazonien.
Manáos est en rapports avec les États-Unis de Colombie par les paquebots de deux riches maisons de commerce, qui remontent périodiquement la rivière Içâ ou Putumayo.
Avec le Pérou, au moyen dun service mensuel subventionné par lÉtat, avec Iquitos comme terminus, et escales à Cudajaz, Goary, Tellé, Fonte-Boa, Tonantins, San-Paulo, Tabatinga, Loreto et Urary. Cest la ligue dite du Solimoes.
Avec les différents ports brésiliens, notamment Rio-de-Janeiro et Para. Trois voyages mensuels.
Enfin, avec les ports de la province dAmazonie, par cinq services fonctionnant régulièrement : de Manáos à Santo-Antonio dans le Rio-Madeira, voyage mensuel. De Manáos au lac Marary, dans le Rio-Junia ; voyage de deux en deux mois. De Manáos à Huytanahan, dans le Rio-Purus, voyage mensuel. De Manáos à lAcre, affluent du Purus et au Javary, voyage de deux en deux mois.
Il est presque impossible, dans létat actuel où se trouve la civilisation de ces provinces éloignées, et surtout en raison des besoins comme du nombre des habitants, de faire plus et mieux.
Cependant, un cours deau du bassin amazonien, et non des moins importants, semble avoir été, sinon complètement oublié, du moins singulièrement négligé, dans cette répartition des correspondances provinciales.
Ce tributaire indirect du fleuve géant, qui se perd dans le Rio-Negro, à trois cent vingt kilomètres du confluent de ce dernier avec lAmazone, est le Rio-Branco, la Rivière-Blanche.
Confinant par ses affluents au Venezuela, ainsi quaux trois Guyanes : anglaise, hollandaise et française, servant, dailleurs très platoniquement de limite occidentale au Territoire Contesté par la France et le Brésil, cette rivière, aux eaux blanchâtres, dune nuance laiteuse, un peu verdâtre, ne mesure pas moins de huit cents kilomètres de sa source à son embouchure environ la longueur de la Loire ou du Rhône tout en restant accessible aux chaloupes à vapeur sur un parcours de cinq cents kilomètres.
Ce vaste cours deau, bien connu seulement depuis lexploration de notre éminent compatriote, M. H. Coudreau, arrose, par sa partie supérieure, une énorme et splendide prairie, un campo, comme disent les Brésiliens, qui sétend depuis le 2° de latitude Nord jusquau 5°, et depuis le 61° de longitude Ouest jusquau-delà du 64°.
Le campo du Rio-Branco nourrit dinnombrables troupeaux qui seraient une précieuse ressource pour Manáos, si les communications étaient moins difficiles, moins longues, surtout. Mais le conseil provincial estime que le mouvement des transports nest pas suffisant pour nécessiter linstallation dun service spécial ; ce qui paraît vrai au premier abord. Dautre part, les intéressés prétendent, non sans apparence de raison, que la création dun service permanent reliant Manáos à Boà-Vista, sur le Rio-Branco, aurait pour objet de donner à ce mouvement tout lessor désirable.
Que faire dans de pareilles conjonctures ?
« Dans le doute, abstiens-toi », dit le proverbe. Cest ce qui arrive là-bas : on doute, et on sabstient, pour le plus grand dommage de ceux que leurs intérêts conduisent au Rio-Branco.
En conséquence, le voyageur qui ne possède pas une chaloupe à vapeur, et cest là le cas le plus fréquent, a seulement le choix entre les montarias et les batellaos. Nous avons décrit la montaria dans la première partie de cet ouvrage. Quant au batellao, employé spécialement au transport du bétail, cest un grand bateau plat pouvant charger de dix à trente bufs et portant un équipage de huit à dix hommes, presque tous Indiens du haut Rio-Branco, avec un patron.
Un batellao ainsi chargé met, en été, jusquà vingt jours pour descendre le Rio-Branco, et seulement dix en hiver. La descente de la partie du Rio-Negro comprise entre lembouchure du Rio-Branco et Manáos exige de cinq à six jours en toute saison.
Pour remonter, on compte quinze jours dans le Rio-Negro ; pour le Rio-Branco, quarante jours en été et soixante en hiver !
La montaria est infiniment plus rapide. Elle peut aller de la bouche du Rio-Branco à Boà-Vista en douze ou quinze jours. Une bonne chaloupe à vapeur monte en trois jours et descend en deux !
Ne pas oublier, à propos de ces modifications apportées par les saisons dans la durée des traversées, que litinéraire de Manáos aux campos du Rio-Branco étant coupé par lÉquateur, on a lété au Rio-Branco quand on a lhiver au Rio-Negro, et réciproquement. Au Rio-Branco, lété dure de septembre à mars, et au Rio-Negro de mars à septembre.
Ce voyage est donc très long, fort pénible, et généralement assez dangereux.
LAmazone et ses affluents coulant sur un terrain plat, sans accidents, presque sans pente, sont bordés par des marais qui sétendent, en hiver, à de très grandes distances, de façon que, souvent, le voyageur quitte le chenal sans même sen douter. Dautre part, le Rio-Negro est le siège de trovoados (tempêtes) terribles qui jetteraient fatalement le batellao dans les ingapos (marais, terres noyées), où sa perte serait assurée.
Pour échapper à ce péril, les montarias et les batellaos naviguent seulement dans les parañas.
Les parañas sont des espèces de fausses rivières, des canaux naturels samorçant au cours deau principal, coulant parallèlement à lui, parfois au nombre de huit ou dix, communiquant entre eux, et découpant dinnombrables îles dans les terres environnantes. Parfois, ces parañas ne sont pas plus larges quun ruisseau ; parfois ils sont vastes comme la Loire ou la Seine à lembouchure. Ces cours deau supplémentaires présentent une topographie de labyrinthe, des perspectives bizarres, des échappées fantastiques animant la monotonie des forêts vierges toujours silencieuses.
On ny rencontre personne : cest le désert. Mais au moins la navigation y est calme et à labri des tempêtes. À peine si, de loin en loin, de dix en dix kilomètres, on devine un humble sitio (petite ferme avec habitation et dépendances) caché dans la forêt et dont la présence est révélée par la pirogue du maître, quelque malheureux pêcheur indien.
Encore, les Indiens mansos (civilisés, sédentaires) ont-ils presque tous abandonné la rive gauche du Rio-Negro, par terreur des Jauapirys et autres Indiens bravos.
Cest, en effet, dans les forêts de cette rive gauche quhabitent, des portes de Manáos à la bouche du Rio-Branco, des Indiens féroces qui, depuis la fin du siècle dernier, sont la frayeur du bas Rio-Negro.
Les plus connus sont ceux des bords du Rio-Jauapiry, en face le village de Moura, situé sur la rive droite. Ils nont pas hésité à traverser la rivière et à attaquer plusieurs fois le village, ce qui leur attira de terribles représailles. Cet endroit est même encore si peu sûr aujourdhui, quune chaloupe de guerre stationne en permanence à Moura, pour protéger les civilisés contre les brigands à peau rouge.
Du reste, ce nest pas seulement aux environs que le voyageur est assujetti à des rencontres pour le moins désagréables, mais encore dans la banlieue même de Manáos, à quelques kilomètres de ce poste avancé de la civilisation, où se trouvent toutes les commodités, on pourrait dire tous les raffinements de la vie.
Une petite rivière qui débouche dans le Rio-Negro, à moins de vingt kilomètres en amont de Manáos, est presque aussi redoutée que le Jauapiry. On rencontre, paraît-il, au-dessus de la première caxoeira (chute) de ce rio, nommé le Taruman-Assû, des mucambos desclaves fugitifs et de soldats de Manáos, assassins déserteurs.
Ces mucambos sont très hostiles aux civilisés, qui ne sy aventurent pas.
Enfin, au-dessus de ces refuges de gens hors la loi, le rio est, dit-on, bordé de petites savanes longues et étroites, habitées par une tribu nombreuse et féroce ; puis, plus haut, par les Assahys, de la famille indienne Krichana.
Et pourtant, en dépit de linterminable lenteur du voyage, de linfernale chaleur qui règne dans les parañas, des miasmes qui recèlent la fièvre, des milliers dinsectes piqueurs, fouisseurs, la torture de tous les instants, formant la « praga », la plaie, la bien nommée ; en dépit des Indiens plus ou moins féroces, il y a, chaque mois, des gens qui ne reculent pas devant le voyage de Manáos à Boa-Vista, et inversement.
Aussi, la présence dun batellao pesamment chargé, monté par son équipage de bonshommes à lépiderme fortement cuivré, na-t-elle rien dabsolument inusité, dans les eaux du Rio-Negro, par une chaude matinée de juillet 188..
Silencieux jusquà la taciturnité, les Indiens manuvrent passivement la lourde embarcation où sont entassés les provisions et les objets manufacturés de toutes sortes, reçus en paiement dun convoi de bufs amenés à grande peine du campo.
Le patron, un robuste mulâtre, installé à la barre, dirige flegmatiquement le bateau indigène, tout en lançant, de temps en temps, des coups dil rapides, investigateurs, aux gens de léquipage, impassibles comme des statues de cuivre rouge.
Le courant est tout à coup devenu très fort. Le batellao qui, depuis Manáos, a remonté le paraña dAnavillana, parallèle à la rive gauche du Rio-Negro, vient de quitter les eaux tranquilles comme celles dun étang, et les flots du rio, gonflé par les pluies, commencent à ralentir considérablement sa marche.
Malgré son flegme, plus apparent peut-être que réel, le patron fronce le sourcil et manifeste une vague inquiétude.
Puis, voyant que les rames sont impuissantes à vaincre le courant, il accoste la rive, pique avec un croc une grosse racine, sarc-boute vigoureusement, et arrête lembarcation.
Quy a-t-il encore ? senhor José, demande en portugais une voix sonore et bien timbrée qui sort de dessous la toiture en feuillages, formant comme un dais à larrière du batellao.
Nous navançons plus, senhor, répond le patron, et bientôt nous allons reculer.
« Ces drôles ont les bras plus mous que des chiffons...
« Vous les traitez trop bien, et vous nen ferez rien en les gavant ainsi avec profusion.
« Café le matin, thé le soir, bonne farinha et carna secca pendant le jour, cachaça à volonté... Diable ! savez-vous quils ont intérêt à faire durer le voyage le plus longtemps possible...
Vous croyez ?
Parbleu !
« Décidément, senhor, il faut un exemple.
Vous avez pleins pouvoirs, senhor José, faites comme vous lentendrez.
« Ces hommes sont à vos ordres... cest vous qui êtes le patron. Je vous ai délégué mes pouvoirs tant que nous serons en rivière... nous sommes présentement de simples passagers.
À la bonne heure ! répond joyeusement le mulâtre.
« Voilà qui est parlé ; vous allez voir si je sais donner un peu de nerf à ces faillis paresseux.
À ces mots, un jeune homme de vingt-huit à trente ans sort de dessous la toiture, et savance sur lespace découvert où se tient le senhor José. Puis il ajoute, en interpellant dautres personnages allongés dans des hamacs suspendus côte à côte :
Eh !... Marquis ! Eh !... Winckelmann, nêtes-vous pas curieux de savoir comment le senhor José, notre capitaine, va sy prendre pour accélérer la marche du batellao ?
Ma foi, non ! monsieur Charles, répond une voix somnolente.
« Il fait chaud comme dans un four, mais les bestioles qui, depuis notre départ de Manáos, sacharnent après ma peau, font relâche, je vais profiter de ce répit pour faire un bon somme.
Et vous, Marquis ?
Un ronflement sonore est la seule réponse que le jeune homme peut tirer de lautre dormeur.
Le mulâtre se met à rire, puis pousse un coup de sifflet strident quand son accès dhilarité est passé.
Les rameurs débordent aussitôt leurs avirons, puis lun deux passe autour de la racine un câble en piassaba qui immobilise complètement le batellao.
Et maintenant, à nous, mes drôles ! reprend le patron en interpellant deux Indiens garrottés et couchés à plat ventre sur le pont, en plein soleil.
Quallez-vous faire ? demande le jeune homme.
Leur administrer la correction promise.
« Voyez-vous, senhor, qui veut la fin veut les moyens.
« Ces brutes, sans foi ni loi, ne pensent quà nous jouer de mauvais tours ; si nous ny prenons garde, ils nous voleront tout notre chargement et nous abandonneront fatalement en pleine rivière.
« Or, labandon, dans de pareilles circonstances, cest pour nous la mort inévitable.
« Vous avez vu comment ces gredins se sont comportés à notre égard, malgré vos bons traitements.
Hélas ! jespérais vaincre par la douceur cette étrange propension à la désertion.
« Ce procédé ma toujours réussi avec les Tapouyes de la côte.
Ce qui est bon pour les uns est mauvais pour les autres, fit sentencieusement le senhor José.
« Voyez-vous, avec ceux de lintérieur il ny a que trois choses à employer, comme dit la proverbe local : « Paô, panno et pao », du pain, de la toile et du bâton !
« Surtout du bâton.
Vous êtes sévère...
Mais juste.
Trois jours auparavant, lorsque le batellao se trouvait par le travers du Rio-Curuaù, deux hommes de léquipage, profitant du moment où les passagers, fatigués dune chasse pénible, dormaient profondément, avaient dérobé une des deux embarcations du bord et sétaient enfuis.
Le patron, écrasé par le labeur de la journée, dormait également, ignorant que tous les Européens avaient succombé au sommeil.
Les déserteurs, après avoir veillé jusquà minuit, semparèrent des ballots de toile composant leur paiement, un paiement très largement rémunérateur, volèrent de la farinha, du fromage, des biscuits, du tabac, des boîtes de conserves, de la cachaça (cachiri), des outils pour cultiver la roça (abatis) ; donnèrent quelques biscuits, du tabac et de la cachaça à leurs camarades qui les aidèrent fraternellement, puis sen allèrent tranquillement.
La perpétration de ce complot, exécuté avec cette adresse féline particulière aux hommes de la nature, navait produit aucun bruit susceptible de donner léveil au patron et aux passagers.
On devine sans peine quelle dut être, au lendemain matin, la fureur du senhor José, en constatant quil avait été si audacieusement dupé.
Puis, après avoir bien tempêté, il reprit toute sa bonne humeur, se contenta de redoubler de surveillance pour éviter le retour dun pareil précédent, et ajouta, pour lédification de ses compagnons :
Bah ! lendroit est malsain pour une telle escapade.
« Ou ces brutes vont crever misérablement de faim sans pouvoir trouver leur route à travers le dédale des parañas, ou ils vont devenir la proie des Indiens bravos qui les massacreront et feront des flûtes avec leurs tibias.
« Dans tous les cas, bon débarras !
Mais le mulâtre, malgré son expérience, navait pas envisagé une troisième éventualité, celle dune terreur folle de la famine, de lisolement et de ces mêmes Indiens bravos ; terreur qui ramena, le lendemain du second jour, au batellao, les fugitifs tout déconfits.
Le senhor José les laisse monter à bord, leur ordonne de remettre en place les objets volés, les fait amarrer solidement et leur dit simplement :
Cest bon ! vous serez exécutés demain.
Tel était lincident qui motivait lentretien du mulâtre et du blanc, son passager.
Au moment où il allait procéder à lexécution, le jeune homme lui fit une dernière réflexion.
Ne pourrais-je pas savoir, au moins pour mon édification, le motif de cette fuite incompréhensible, puisque nous allons chez eux, puisquils sont bien traités, et quils doivent recevoir en arrivant une récompense fort honnête...
Croyez-vous quils le savent eux-mêmes ?
« Ça se sauve comme des animaux... sans réflexion... bêtement, sans cause...
« Du reste, je vais les interroger.
« Voyons, fit-il en interpellant celui des deux prisonniers qui lui semble le plus intelligent, ou plutôt le moins abruti, dis-moi pourquoi tu as quitté les blancs... Ils ne sont donc pas bons ?
Si, patron, ils sont bons.
Tu avais pourtant promis de rester avec eux.
Cest vrai, javais promis.
Où voulais-tu aller ?
Retrouver ma maloca (maison).
Puisque nous y allons également.
Oui, vous y allez aussi.
Il était bien plus simple de rester sur le batellao où vous navez pas beaucoup de mal, et où vous êtes en sûreté.
Oui.
Pourquoi es-tu parti ?
Parce que je mennuyais sur le batellao.
Tu savais que, si tu étais repris, tu serais exécuté ?
Oui.
Que tu ne recevrais pas, en arrivant là-bas, les objets promis pour prix de ton travail ?
Oui.
Pourquoi, sachant tout cela, nas-tu pas continué ta route avec ton camarade ?
Je ne sais pas.
Pourquoi êtes-vous revenus ?
Parce quil y a des Canaémés.
Essaieras-tu de tenfuir de nouveau ?
Je ne sais pas.
Eh ! bien, senhor, êtes-vous satisfait ? sécrie triomphalement le mulâtre.
« Savez-vous maintenant à quoi vous en tenir ?
Cest prodigieux de stupidité... ou de dissimulation, murmure le jeune homme à demi-voix.
Et maintenant, nous allons payer nos dettes, hein ?
Oui, répond le pauvre diable avec une résignation passive.
Le patron appelle un des hommes de léquipage qui, accroupis sur leurs talons, assistent silencieux et impassibles à cette scène à laquelle ils semblent étrangers.
Lhomme qui connaît le formulaire usité en pareil cas sapproche, délie les bras de son camarade, reçoit du patron un fer de bêche et se met à frapper à grands coups dans une des mains du déserteur.
Le patron compte, pendant que le patient hurle à plein gosier et se tord désespérément.
... Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq !...
« Bon ! à lautre main.
Et le bourreau, toujours flegmatique, frappe à tour de bras, sans plus sémouvoir des cris et des contorsions du supplicié, que sil cognait un bifteck de tapir pour attendrir les fibres de la viande.
Le malheureux reçut ainsi cinquante coups, fut garrotté de nouveau et couché le ventre en bas, sur le plancher en plein soleil, comme précédemment.
Son compagnon reçut exactement la même distribution, qui fut opérée par un autre homme de léquipage et fut installé côte à côte, sur le pont, les mains attachées au dos, les pouces serrés avec une ficelle.
Les passagers, éveillés par les coups et les hurlements, nen pouvaient croire leurs yeux, et manifestaient leur horreur pour un pareil châtiment.
Voyons, messieurs, reprit de sa voix la plus douce le senhor José, il faut être raisonnable.
« Croyez-vous que ces Indiens men veuillent davoir sévi ?
« Détrompez-vous ! Ces arguments, qui sont à portée de leur intelligence, leur donnent au contraire une excellente idée de ma personne.
« Vous allez voir.
« Dites-moi, êtes-vous contents de votre encarregado (patron) ?
Nous sommes contents, répondirent les malheureux dune voix entrecoupée.
Pourquoi ?
Parce que lencarregado a chargé nos camarades de frapper.
Pourtant, les camarades ont frappé fort.
Oui, mais les mamalucos (métis de blancs et dIndiens) frappent beaucoup plus fort et plus longtemps.
Je crois bien, ils leur administrent jusquà cent coups sur la plante des pieds !
Et les blancs ?
Ils frappent encore plus fort que les mamalucos et brisent les membres.
« Quand les membres sont brisés, lhomme ne peut plus travailler et ils le jettent à leau.
Alors, je suis bien meilleur que les blancs et les mamalucos ?
Oui.
Essayerez-vous encore de vous enfuir ?
Non.
Pourquoi ?
Parce quil y a des Canaémés.
Vous voyez bien, senhor, quils sont incorrigibles.
Dites-moi, senhor José, quels sont donc ces Canaémés qui semblent inspirer une folle épouvante à ces pauvres diables ?
Oh ! senhor, répondit le mulâtre dune voix basse et légèrement altérée, ce sont de terribles hommes qui ne vivent absolument que pour le meurtre.
« Élevés de génération en génération au vol et à lassassinat, nayant, dès lâge le plus tendre, quune seule pensée : tuer, pour le seul plaisir de tuer, puisquils ne sont point anthropophages ; ils se contentent de faire des colliers avec les dents de leurs victimes et des flûtes avec leurs tibias.
« Que lon soit blanc, noir, Indien, mulâtre, mamaluco ou curiboca, ils tuent tout ce qui ne fait pas partie de leur tribu ou de lassociation de tribus.
« Que le ciel nous préserve de la rencontre des Canaémés !
II
Navigation difficile. Le gancho et la forquilha. La plaie des insectes. Cousins, maringouins, mouches à feu, fourmis-eau-bouillante. Eaux noires et eaux blanches. Indiens en chasse. Pendant la sieste. Absence inexplicable. Inquiétudes. Veillée à bord. Brasier. Symphonie nocturne. Clameurs humaines. Canaémés. Ronde infernale. Attaque bruyante. Riposte. Fous furieux. Après la nuit. Horrible spectacle. Débris humains. « Ce sont nos Indiens !» Le « bicho de taquera ». Comment on devient Canaémé.
Le cruel traitement imposé par lencarregado (patron) José a merveilleusement opéré. À lexaspérante nonchalance manifestée par les Indiens composant léquipage du batellao a succédé une activité qui, sans atteindre des proportions héroïques, nen est pas moins évidente.
La massive embarcation avance, bien lentement encore il est vrai, en dépit defforts réels et suffisamment appréciables ; mais aussi, que de peines pour arriver à surmonter limpétuosité du courant !
La dure leçon donnée aux réfractaires a été à ce point profitable, que les deux pauvres diables ont repris leurs rames ; ils manuvrent avec leurs mains meurtries, noires de sang extravasé, les lourds instruments, et font appel à toute leur impassibilité indienne pour ne proférer aucune plainte.
Le patron se frotte les mains en constatant cette ardeur insolite et affirme que les bateliers manuvreront de la sorte, sans penser à déserter de nouveau, tant que lon se trouvera dans la région des Canaémés.
À quelque chose malheur est bon.
« Mais, plus tard, il faudra les astreindre à une nouvelle et plus active surveillance, sous peine de voir le batellao, privé de son moteur, flotter inerte sur la rivière, puis dériver bientôt sous la poussée du courant.
Depuis un moment, les rames sont devenues inutiles. Le batellao ne recule pas, il est vrai, mais il ne peut plus avancer, tant sont impétueuses les eaux noires du Rio-Negro. Le pilote le fait amarrer à la rive et donne lordre dimproviser les deux instruments usités en pareil cas pour remplacer les rames.
Ces instruments, très primitifs, sont connus des bateliers sous le nom de gancho (crochet) et de forquilha (fourche).
Le gancho est une perchette longue de quatre ou cinq mètres, munie à son extrémité dun bâtonnet solidement fixé par des cordes ou des lianes et formant crochet.
La forquilha est un peu moins longue, mais beaucoup plus forte, et terminée dun bout par une fourche naturelle.
Le batellao rase la rive. Deux Indiens accrochent le gancho à une branche, à un tronc ou une racine, et tirent de toutes leurs forces, pendant que deux autres font effort en sens inverse sur la forquilha, en prenant leur point dappui aux arbres, aux lianes, aux végétaux aquatiques.
Huit hommes sont occupés à manuvrer deux gauchos et deux forquilhas.
Ainsi poussé et tiraillé en sens inverse, le batellao, vu à certaine distance, produit leffet dune colossale araignée cheminant avec lenteur le long du bord auquel elle se cramponne par ses grêles et longues pattes.
Et lon navigue, ou plutôt lon se traîne ainsi sous bois, les basses branches des arbres éraflant le fragile toit en feuilles de palmier, insuffisante protection contre les intempéries et les accidents du voyage, abri médiocre quenvahissent les fourmis projetées par les secousses imprimées aux rameaux.
Larmée redoutable des insectes maudits qui surabondent aux rives des cours deau équatoriaux, dérangée par la manuvre, se répand en bataillons épais sur les mariniers et les passagers, et larde cruellement tous les épidermes, quils soient nus ou protégés par le vêtement.
Les piaôs, de petits moustiques dont la piqûre couvre la peau de taches noires persistant huit jours ; les carapanas dont le dard effilé perce les étoffes et fait jaillir une goutte de sang ; les mosquitos, dont le venin produit des enflures aussi considérables et non moins douloureuses que les piqûres de guêpes ; les carapates qui fouillent la peau avec leurs mandibules, sy incrustent, se gorgent de sang, et se laissent arracher la tête qui reste enfouie dans lépaisseur des téguments ; toutes ces bestioles maudites, tous ces petits vampires féroces attaquent avec furie le voyageur, distillent dans ses veines leur poison subtil, se repaissent de son sang, le harcèlent sans relâche, le jour, la nuit, à toute heure, au point de le rendre positivement enragé.
Les Indiens, généralement anémiques, semblent moins souffrir, soit que leur anémie fasse deux une proie moins désirable pour la praga (la plaie), toit quune longue accoutumance leur procure une immunité relative.
Ce nest pas tout. Les rives des cours deau sont bordées de petits arbres à tiges creuses, à feuilles épaisses, larges comme celles du figuier, et appelés par les indigènes embaûbas. Chaque pied dembaûba est couvert, depuis la ligne des eaux jusquà la pointe des feuilles, dune quantité innombrable de ces fourmis terribles, appelées par les Brésiliens « formigos de fogo », fourmis de feu, analogues aux fourmis-eau-bouillante du Sénégal et du Gabon. Ces insectes rageurs envahissent le batellao, pénètrent partout, sattaquent aux provisions, auxquelles ils communiquent une insupportable odeur dacide formique, grimpent à lassaut des jambes, se répandent sur les corps, mordent, piquent et grattent sans trêve, sans merci !
Le souci permanent de la défense de son épiderme suffit à remplir et au-delà lexistence du voyageur qui devient, par cela même, incapable de travail, même de pensée.
Quelques incidents, futiles il est vrai, viennent pourtant rompre, de temps en temps, lénervante monotonie de cette navigation.
Parfois, le courant resserré entre les îles devient plus violent encore.
Le patron examine la configuration des lieux, et donne un ordre de sa voix brève.
Donne de lespie !
Lespie est un long et solide câble en piassaba toujours enroulé à lavant.
Deux hommes prennent une de ses extrémités, lattachent à une des embarcations du bord, descendent dans lembarcation, et vont amarrer, au loin, lespie à un tronc darbre.
Tout léquipage saisit lautre bout, tire vigoureusement, et hale ainsi le batellao, comme quand il traverse les rapides.
La passe dangereuse est franchie, on reprend le gancho et la forquilha.
Il arrive parfois aussi que les hommes occupés à manuvrer ces engins primitifs prennent mal leurs dimensions. Le gancho nest pas bien accroché, la forquilha est posée à faux sur son point de résistance, ou encore un des Indiens, si impitoyablement flagellés à coups de bêche, ressent une douleur trop vive.
Il lâche soudain son appui, dégringole dans la rivière... plouf !... fait un plongeon, reparaît en soufflant, saccroche à lembarcation qui suit à la traîne le batellao, et remonte, au milieu des gros rires de ses camarades, plus heureux ou moins maladroits.
Le soir venu, on amarre le batellao, et lon sinstalle pour la nuit dans les hamacs. Impossible de descendre à terre, du moins en hiver, et sur certains points de Rio-Negro. Car lon ne sait jamais si lon est en vue de la terre ferme ou dun marais sans fond.
Dautre part, enfin, cette navigation rendue si pénible par son interminable lenteur, par linfernale chaleur du jour, par le voisinage trop immédiat des insectes, nest pas sans présenter de réels dangers. Il arrive souvent que de gros arbres déracinés par leffort des eaux, ou pourris par suite de vétusté, sabattent sous la traction de lespie ou du gancho, et manquent décraser le batellao dans leur chute. À plusieurs reprises, il en est tombé à quelques pieds de lavant. Le flot est fouetté avec violence, le bâtiment danse comme un simple bouchon, en dépit de sa lourde masse.
Enfin, on atteint la bouche supérieure du Rio-Jauapiry.
Il semble alors que les eaux sombres du Rio-Negro commencent à pâlir légèrement sur la rive gauche.
Est-ce une illusion ? Ce mince filet blanchâtre indique-t-il la proximité du Rio-Branco, dont les eaux teintées dopale se reconnaissent encore assez loin, au milieu des flots noirs du Rio-Negro ? Les passagers européens se rappellent, à ce propos, quun phénomène analogue se produit en aval du point où ce dernier se perd dans lAmazone.
Ils ont, en effet, constaté que le mélange des deux cours deau ne sopère quassez loin de leur confluent ; que les eaux du Rio-Negro conservent, pendant plusieurs kilomètres, leur couleur de café noir, et forment, le long de la rive gauche de lAmazone, une bande paraissant dautant plus sombre, que les eaux de la rive droite sont plus claires. Le mélange des deux liquides ne seffectue pas dune façon bien sensible à la surface, et une ligne capricieuse semble les diviser. Parfois une grande flaque se détache, et sisole au milieu du flot plus clair de lAmazone.
Les bateaux tracent dans ce torrent dencre, qui mérite si bien son nom de fleuve noir, des sillons bistrés de petites vagues couronnées décume jaune, semblables à des traînées dambre liquide, et les forêts qui bordent le fleuve projettent des images dune netteté, dune puissance incomparables, dans le miroir de charbon poli qui glisse lent et majestueusement entre les rivages toujours verts.
Plus de doute : le Rio-Branco va leur offrir un spectacle semblable, mais en sens inverse.
En raison des fatigues réellement écrasantes endurées par léquipage pendant cette dernière journée, le senhor José juge à propos daccorder aux Indiens douze heures de repos.
Le batellao est, en conséquence, amarré au rivage. Il est midi, le moment par excellence de la sieste. Les Européens et le patron resteront à bord, dans les hamacs, ainsi que les deux déserteurs. Les autres ont demandé à chasser dans la forêt qui couvre toute la région, en promettant dapporter des vivres frais destinés à varier lordinaire, tout en ménageant lapprovisionnement.
Singulière façon, en vérité, de comprendre le repos, que de sen aller, à travers bois, par une chaleur infernale, courir à la poursuite des agoutis, des hoccos, des biches et des pécaris.
Mais les Indiens ne font rien comme les autres. Du reste, ils évoluent au milieu de latmosphère embrasée comme de véritables salamandres, et se trouvent comme dans leur élément sous ces forêts impénétrables, où tout est mystère, embûche et péril.
Surtout, ne manquez pas de revenir ce soir, leur dit le patron, et prenez garde aux Canaémés.
Et les voilà partis, armés de leur grand arc en bois de lettre, dun faisceau de longues flèches en canna brava, et de linévitable sabre dabatis.
Laprès-midi se passa sans incidents pour les passagers qui employèrent consciencieusement leur temps à chercher un peu de fraîcheur, à séventer, à repousser les assauts incessants de la praga et à dormir quand ils le pouvaient.
La nuit vint, et, contre lattente du senhor José, nul des chasseurs ne rallia le batellao. Puis, les ténèbres se firent de plus en plus obscures, sans quon les vît apparaître.
Linquiétude ressentie tout dabord se compliqua de réelles angoisses devant cette absence inexplicable rendue plus terrible encore par le voisinage des farouches Indiens du Jauapiry.
Au risque de les attirer et de les voir fondre à limproviste sur le bâtiment, le senhor José avait allumé un grand feu, pour les guider, au cas bien improbable où ils se seraient égarés, car le sauvage instinct du Peau-Rouge ne le trompe jamais.
En quelques instants chacun parcourut le vaste champ des hypothèses, sans pouvoir trouver un motif rassurant à cette fugue que rien ne justifiait, et la poignante idée dun massacre, dont les conséquences devaient être effroyables pour tous se présentait, avec obstination.
Les chasseurs nont certainement pas songé à déserter. Ils nont aucun moyen de transport, et les objets qui pourraient tenter leur convoitise sont restés sur le bateau. Ils ne peuvent pas sêtre égarés, car, la nuit aussi bien que le jour, lIndien sait, comme le fauve, retrouver sa voie, sans erreur possible. Ils nont pas davantage été victimes daccidents de chasse. Les animaux de la région équinoxiale ne sont pas dangereux. Du reste, le nombre des chasseurs, leur adresse, leur habileté, leur permettent de repousser, à loccasion, toute attaque de bêtes sauvages.
Et toujours cette pensée venait assaillir le cerveau des passagers ; toujours ce mot revenait dans leur bouche : les Canaémés !
Ah ! combien le pilote regrette la facilité avec laquelle il a accueilli la requête des malheureux bateliers. Quel malheur irréparable si, comme il est trop facile de le prévoir, ils sont tombés dans une embuscade ! Quelles conséquences terribles pour les survivants qui vont se trouver isolés, en pleine rivière, éloignés de tout secours et privés de ces indispensables auxiliaires !
Mais ce nest pas tout. Qui sait si la horde sauvage, mise en goût par ce massacre, ne va pas se précipiter à limproviste sur le batellao, et tâcher dajouter de nouvelles victimes à celles que leurs rites homicides leur commandent dimmoler en tous temps, en tous lieux !
À tout hasard, on apprête les armes. Les trois Européens et le mulâtre se retranchent derrière les ballots de toile, les sacs de couac, les caisses de biscuits, et attendent, non sans appréhension, la surprise que leur ménage peut-être la sombre nuit équinoxiale.
Les heures se passent, avec leur énervante et presque douloureuse lenteur, au milieu du concert formidable qui gronde chaque nuit sous les arceaux pressés des arbres géants.
Charles, qui fume une cigarette, approche de sa montre lextrémité du « papelito » en ignition. Il nest encore que minuit !
Chose étrange ! les guaribes (singes hurleurs), dont les mugissements dominent ce tintamarre que lon ne saurait concevoir quand on na pas campé dans la forêt vierge, se taisent tout à coup.
Après avoir poussé quelques rauques grondements dinquiétude et de colère qui se sont répercutés de proche en proche, comme un signal, ils ont complètement interrompu leur musique enragée.
Eh ! dites donc, monsieur Charles, dit à voix basse Marquis en se retournant sur les ballots lui servant de sommier, il paraît que les « basses profondes » ont éprouvé des avaries à leurs cordes vocales, ou bien le chef dorchestre a laissé tomber son bâton. « Quest-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire, mon cher camarade, quil y a certainement une ou plusieurs troupes en marche sous bois ; et les guaribes, qui ont deviné leur voisinage, après sêtre avertis à leur manière, se sont tus à leur approche.
Vous croyez ?
Absolument. Peut-être sont-ce nos hommes qui reviennent ; sinon...
Sinon ?
Cest lennemi !
Eh bien ! à vous dire la vérité, jaime mieux cela.
« Voyez-vous, ce nest pas une vie de rester ainsi immobiles comme des pêcheurs à la ligne et dendurer à chaque seconde la petite mort en attendant le coup dur.
« Je préfère en finir.
Et moi aussi, car, pas plus que le vôtre, mon tempérament ne se prête à cette attente passive.
« Eh ! pardieu, ce ne sera pas long.
« Entendez-vous ?
Quelques cris aigus, grêles et discordants retentissent en effet au milieu du silence qui a succédé à la sauvage musique des fauves.
Je connais cela, reprend le jeune homme.
« Ou je me trompe fort, ou ces clameurs sortent de gosiers humains.
« Quen pensez-vous, senhor José.
Je pense comme vous, senhor, répond le mulâtre, et jajoute : de gosiers indiens.
Les cris se rapprochent assez rapidement, acquièrent de lintensité, et deviennent de plus en plus distincts.
En même temps, les deux Peaux-Rouges restés sur le batellao se mettent à trembler de tous leurs membres ; leurs mâchoires claquent comme des castagnettes.
Canaémés ! patron, Canaémés ! murmure lun deux dune voix étouffée.
Son oreille, plus subtile que celle des blancs et du mulâtre, ne la pas trompé. Bien avant eux il a distingué les syllabes qui constituent ce mot redoutable poussé par les voix lointaines :
Canaémés !...
Et lécho du grand bois répercute à linfini ce cri scandé au sein des ténèbres par des hommes hurlant à pleine gorge.
Ca... na... éééé... més !...
Eh bien, allons-y ! reprend Marquis en braquant le canon de son revolver dans la direction du brasier qui flamboie à vingt pas.
« Cest égal, il est heureux pour nous que, au lieu de venir nous attaquer à pas de loups, ces légendaires ennemis de la race humaine jugent à propos de sannoncer par cette cacophonie absurde, mais singulièrement utile.
Les broussailles voisines du terrain découvert où séchevèlent les flammes sont rudement froissées, et un groupe dIndiens complètement nus, armés darcs et de flèches, apparaissent criant et gesticulant comme des énergumènes.
Laspect du foyer en combustion paraît augmenter encore leur frénésie.
Ils commencent une ronde diabolique, se livrent à une gymnastique désordonnée en agitant leurs armes, redoublent de hurlements, comme si une ivresse furieuse les poussait irrésistiblement.
Quel cancan ! mes amis, murmure Marquis, lincorrigible bavard.
« Ils ont le diable au corps, ma parole, et un orchestre dans le gosier.
« Ah ! mais, minute !
Un changement de manuvre vient interrompre ce monologue.
Les Indiens qui, jusqualors nont pas semblé accorder la moindre attention au batellao éclairé comme en plein jour, sarrêtent au milieu dun entrechat, saisissent leur arc et décochent rapidement chacun une flèche, qui part avec un sifflement aigu... Vouitz !
Et les longues tiges de canna brava, dirigées par les infaillibles archers, viennent larder les hamacs, immobiles au-dessus des passagers invisibles et allongés sur le pont.
Sans cette précaution de se dissimuler derrière les ballots, ils étaient immanquablement percés par les terribles projectiles.
Mais, aussi, quelle singulière idée, de la part de ces Indiens, que lon saccorde à regarder comme les plus rusés de tous les sauvages habitants des grands bois, de procéder avec une pareille témérité.
Il y a là un mystère que nul, dans les circonstances présentes, na dailleurs le temps délucider, dautant plus quune lutte corps à corps va succéder à cette inoffensive décharge.
Les assaillants, comme sils croyaient avoir anéanti du coup léquipage du batellao, saisissent de la main gauche leur arc et le faisceau de flèches, brandissent leur sabre de la droite et se ruent sur lembarcation toujours silencieuse.
Chose pour le moins aussi étrange que leur attaque bruyante, cest leur petit nombre relatif, ils sont à peine une dizaine, bien quils fassent du bruit comme vingt, et que leurs évolutions désordonnées aient pu produire tout dabord une illusion sur la force de leur effectif.
Quatre coups de feu retentissent presque simultanément et brisent aussitôt leur élan, quoique nul ne semble atteint par les balles.
La vitesse foudroyante de leur attaque a pu seule les préserver pour un moment, et dérouter les tireurs qui peuvent difficilement ajuster des buts aussi capricieusement mobiles.
Ils sarrêtent surpris, mais non démoralisés, reculent comme pour prendre du champ, et sélancent de nouveau.
Cet instant de répit, si court quil soit, est mis à profit par les assiégés. Ils exécutent une nouvelle salve.
Deux des assaillants, frappés en pleine course, sarrêtent foudroyés, oscillent, titubent et sabattent en râlant.
Mais, alors, à la stupeur des passagers nen pouvant croire leurs yeux, les survivants, sans plus paraître soccuper de ceux qui viennent de faire cette sanglante riposte, se ruent sur les cadavres palpitants, les hachent à coups de sabres, les mettent littéralement en lambeaux, et continuent à pousser leurs cris sauvages.
... Canaémés !... Canaémés !...
Ainsi réunis en groupes il serait facile de les exterminer tous.
Une réflexion soudaine du patron empêche les Européens de tirer.
Eh ! mille diables ! je ne me trompe pas... Ce sont, nos Indiens.
Pas possible !
Je les reconnais bien.
Mais, ils sont fous !
Fous furieux !
Que faire ?
Cest bien simple, continue le mulâtre en tranchant dun coup de sabre lamarre qui retient le batellao à la rive.
« Voilà !
Puis, saisissant une forquilha, il donne une poussée vigoureuse, fait déborder lembarcation et léloigne de la rive.
Là !...
« Nous allons descendre quelque peu, nous accrocher de nouveau à une branche, et attendre la fin de la nuit.
« Quand le jour sera venu, nous remonterons jusquici.
« Le diable memporte si lincompréhensible accès de folie furieuse à laquelle sont en proie ces brutes nest pas alors calmé.
Ce qui fut dit fut fait. Le batellao fut amarré à trois cents mètres à peine de ce lieu de carnage et les passagers purent attendre, sans le moindre danger, le lever du soleil, tout en commentant cet étrange et dramatique événement.
Les hurlements avaient encore duré près de trois heures ; puis, peu à peu, le silence avait suivi à cette orgie de clameurs.
À la nuit épaisse de lÉquateur succède brusquement le jour qui, presque sans transition remplace les ténèbres.
Le batellao remonte sans bruit et revient accoster doucement à son amarrage de la veille, où un spectacle étrange non moins quécurant soffre aux regards du mulâtre et des Européens.
Autour du brasier consumé, dorment, comme des bêtes repues, cinq Indiens hideusement souillés de sang. Près deux, des lambeaux nayant plus lapparence humaine, et envahis par un essaim tourbillonnant dinsectes répugnants, sont épars sur le sol. Et, chose étrange, six tibias, grattés, nettoyés à faire envie à un préparateur danatomie, sont rangés symétriquement entre les dormeurs.
Le sommeil de ces derniers est tellement profond, quils nentendent pas le senhor José débarquer avec ses trois passagers armés jusquaux dents, sapprocher deux et leur enlever prestement leurs armes.
Le mulâtre ne sest pas trompé. Ce sont bien les hommes de léquipage. Saisissant alors à deux mains un grand arc en bois de lettre, il en administre à la volée cinq ou six coups, qui tombent daplomb sur les misérables et provoquent soudain un réveil tumultueux.
Comment, coquins, cest vous, sécrie-t-il furieux ?
Cest nous, patron, répond lun deux avec son flegme désespérant, et sans la moindre nuance détonnement ou dembarras.
Que faites-vous ici ?
Nous dormons.
Et vos camarades ?
Ah ! oui, nos camarades...
Quen avez-vous fait ?
Ce que nous en avons fait ?
Oui.
Ils sont morts.
Vous les avez mangés ?
Je ne sais pas.
Comment, tu ne sais pas ?
Non.
Quest-ce que cest que ça ?
Un os de jambe.
Pourquoi faire ?
Une flûte.
Pourquoi une flûte ?
Je ne sais pas.
Réponds, ou je te casse les reins.
Je réponds, patron.
Pourquoi nêtes-vous pas revenus, hier soir, avant la nuit ?
Je ne sais pas.
Pourquoi vouliez-vous nous tuer ?
Parce que nous avions mangé le « bicho de taquera ».
Et quest-ce que ça vous a fait de manger le bicho de taquera.
Ça nous a rendus Canaémés...
« Nous avons été Canaémés toute la nuit.
Et maintenant ?
Maintenant nous allons manuvrer le gancho et la forquilha.
III
Après lexplosion du Simon-Bolivar. Réunis. Nouveaux projets. Charles ne veut pas abandonner la partie. Association. Réorganisation du seringal. Le quinquina en Guyane. Un peu de Géographie locale. Les Montagnes de la Lune. Système oro-hydrographique de la région. Plan dexploration. Départ. Fantaisies de Marquis. Linfluence des milieux. Ce que cest que le « bicho de taquera ». Préjugés gastronomiques. À propos de grenouilles et descargots. Empoisonnement par la belladone. Explication par analogie. Le Rio-Branco.
Retournons en arrière et résumons, aussi brièvement que possible, les événements qui suivirent la délivrance des prisonniers internés jadis à bord du Simon-Bolivar, ainsi que les conséquences du sauvetage opéré par Marquis avec autant daudace que de bonheur.
La présence des Chasseurs de caoutchouc aux environs du Rio-Branco sera ainsi expliquée au lecteur.
Après lexplosion du navire et lanéantissement probable de tous les bandits qui se trouvaient à bord, Charles Robin, Winckelmann, son frère lAlsacien Fritz, Raymond et Marquis sétaient incontinent dirigés vers le bourg de Mapa, où les colons leur offrirent la plus cordiale hospitalité.
Une goélette fut mise à leur disposition et tous les cinq se firent conduire jusquà la fazenda de lApurema, où ils espéraient trouver le petit corps expéditionnaire venu du Maroni avec ses chefs, ainsi que madame Robin et les enfants.
Charles, fort expert en médecine coloniale, ne voulant confier à personne le soin des deux blessés, Raymond et Winckelmann, les soumit, sans plus tarder, à un traitement rationnel qui, dès le début de la traversée, fit augurer un prompt rétablissement.
Quand la goélette fut arrivée à la fazenda, le traitement avait opéré déjà très favorablement ; la guérison complète nétait plus quune question de jours.
Ils trouvèrent, comme ils lavaient espéré, Robin le père, son fils Henri, la gracieuse compagne de Charles et sa jeune famille, installés chez le fazendero, et informés depuis quelques jours, par un Indien fugitif, dune partie des événements accomplis depuis lexpédition.
Ces renseignements, tout incomplets quils étaient, contribuèrent pourtant à les rassurer dans une certaine mesure. Connaissant, dune part, lingéniosité de Charles, son énergie, son expérience de la vie des grands bois ; sachant, dautre part, combien sont longues et difficiles les communications à travers cette région presque absolument déserte, ils surent sastreindre à une attente passive, subordonnée au temps nécessité par le rapatriement du jeune homme et de ses compagnons.
Cétait le seul plan praticable dans de telles conjonctures, et leurs prévisions se réalisèrent heureusement, plus vite même quils étaient en droit de lespérer.
On devine quelle effusion succéda à ce retour, quelles actions de grâce furent rendues à Marquis, leur sauveur à tous, quelle ivresse au moment de cette réunion inespérée.
Le brave artiste, tout confus déloges, pourtant si mérités, profondément ému des témoignages daffection que chacun lui prodiguait, perdait libéralement la tête, ne pouvait plus que balbutier.
Aussi, comme se plut à le lui répéter le chef de la petite colonie, il faisait dores et déjà partie de la famille, ainsi que ses compagnons.
Quand la guérison des blessés fut complète, Robin pensa à rallier la plantation du Maroni avec tous les membres de lexpédition. Cétait là lidée la plus rationnelle, et le vieux colon pensait bien que son fils dirait adieu sans retour à lAraguary, comme au Territoire Contesté qui lui avait été si cruellement inhospitalier.
Contre son attente, le jeune homme ne partagea pas son opinion, et déclara que, sauf bien entendu son assentiment formel, il comptait de nouveau tenter fortune dans la région.
Voyons, mon enfant, objecta le vieillard un peu surpris, tu nas pas en aussi peu de temps mûri ce projet, qui demande non seulement de sérieuses réflexions, mais encore des études fort longues et très pénibles.
« Reviens donc au Maroni. Il y a là de quoi satisfaire à toutes les exigences de la légitime ambition.
« Je compte augmenter dans de très vastes proportions nos exploitations actuelles, de façon à procurer à nos nouveaux amis lindépendance dès les premiers jours, et bientôt la fortune.
« Lart dramatique ne vous a guère enrichis, nest-ce pas, mes chers compagnons ; puisque vous avez lintention dy renoncer pour vous consacrer à lexploitation industrielle et commerciale de notre Guyane, vous ne refuserez pas de vous associer à moi dans des conditions parfaitement honorables et rémunératrices.
« Voilà qui est entendu... vous devenez Robinsons de la Guyane.
« Vous ne perdrez pas, croyez-moi, à ce changement de position, dautant plus que vous possédez toutes les qualités nécessaires pour faire dintelligents et dhonnêtes colons.
« Quant à toi, mon enfant, qui connais les ressources pour ainsi dire inépuisables de nos terrains, qui sais le bonheur que nous éprouverions à tavoir là-bas, jespère que ta résolution nest pas formelle.
Vous avez raison, père, répondit le jeune homme avec une fermeté respectueuse, mais impliquant cependant le parti pris ; il y a là-bas de quoi faire notre fortune à tous.
« Vous savez ce que signifie pour moi ce mot de « fortune ».
« Cest la faculté de procurer aux miens, cest-à-dire à notre communauté familiale, toute labondance possible, par la mise en uvre de ces terrains neufs, et dacquérir par le travail, à la civilisation, un coin de ce continent, notre patrie dadoption.
« Javais rêvé dorganiser ici, sur la frontière du Contesté, un centre dinfluence rigoureusement française, dopposer aux empiétements de nos voisins une sorte de barrière morale, de les combattre à armes courtoises sur le champ de bataille industriel, de poser enfin un jalon français dont la diplomatie eût tenu compte, dans un temps plus ou moins rapproché, quand la question des limites sera de nouveau débattue.
« Je puis dire, non sans fierté, que javais déjà pleinement réussi, quand cette catastrophe est venue anéantir un établissement prospère qui faisait notre orgueil et lenvie de nos voisins.
« Aujourdhui, je suis ruiné.
« Eh ! quimporte, après tout ! Cest une perte matérielle qui na rien à faire avec des espérances bien plus hautes que la banale opulence du colon.
« Ne savais-je pas, en prenant corps à corps ce sol vierge, que je ne lasservirais pas sans combats ? La conquête pacifique dune terre où il faut tout improviser ne comporte-t-elle pas des luttes, des déboires, même des désastres, comme la conquête armée ?
« Jai subi un échec, mais seulement un échec sur léventualité auquel javais compté, et qui naltère en rien ni mon énergie, ni mes espérances.
« Ce centre commercial créé par moi sur le haut Araguary nen existe pas moins encore aujourdhui, à létat platonique, il est vrai. Mais, que lon reconstruise le seringal, que lon exploite de nouveau le caoutchouc, que lon réunisse mon personnel en ce moment dispersé ; du jour au lendemain, le travail et les transactions reprendront comme par le passé.
« Cest labandon seul de ces relations commerciales si péniblement créée qui serait un désastre, et pour moi presque une honte.
« Je propose donc la réorganisation du seringal, mais sur dautres bases, et sur un autre amplement. Nous naurons pas toujours des voisins comme ceux du village du Lac, aujourdhui matés pour longtemps. Du reste, leur chef était un être unique en son genre, et on ne trouvera pas de sitôt à le remplacer.
« Instruits dailleurs par lexpérience, nous saurons bien nous garder.
« Mais, ce nest pas tout. Il existe, dans la région, dautres richesses quil importe de ne pas laisser improductives, et que nous devons, de toute nécessité, exploiter les premiers.
« Qui sait quels peuvent être les résultats de cette exploitation à laquelle nul na jamais pensé jusqualors, et dont quelques mots prononcés dernièrement par notre hôte mont démontré la possibilité ?
Que veux-tu dire ? mon cher enfant, demanda le vieillard qui ne pouvait plus trouver de bonnes raisons en présence dune volonté aussi formelle appuyée sur des motifs aussi péremptoires.
Saviez-vous, mon père, et toi, Henri, vous qui connaissez si bien les ressources de la Guyane, que cette terre prodigieuse donnait aussi du quinquina ?
Du quinquina ?
« Cest impossible ! Tu sais que cet arbre ne peut vivre sur les terrains bas et humides, et quil exige absolument une altitude de douze cents mètres au moins.
Il y a pourtant, à ce que prétend notre hôte, des quinquinas en quantité très considérable sur le Territoire Contesté.
Mais, alors, ce serait une véritable révolution économique dont les conséquences peuvent être incalculables.
Vous lavez dit, père : une révolution économique.
« Reste à contrôler lexactitude des affirmations de notre hôte, à connaître la quantité comme la qualité des espèces de quinquinas guyanais, les frais que nécessitera leur exploitation, etc.. bref, à soumettre la question à une étude approfondie.
« Il faut pour cela une expédition, ou plutôt une simple exploration aux terrains où croissent les quinquinas.
As-tu au moins quelques données à peu près exactes sur ce sujet ?
Jugez-en vous-même.
« Vous connaissez, au moins approximativement, le Rio-Branco, désigné jadis comme frontière occidentale aux possessions françaises.
« Vous savez également que cette rivière importante, qui se jette dans le Rio-Negro, par 1° et demi de latitude Sud et par 64° de longitude Ouest, remonte, du Sud au Nord, jusquà la Guyane anglaise, en obliquant vers lEst entre le 64e et le 62e méridien ?
Oui, mon cher enfant ; et là se borne ma connaissance de la géographie locale.
Vous nignorez pas non plus que lespace compris entre le 61° et le 65° méridien, dune part, le 4° et le 1° de latitude Sud, dautre part, est couvert de prairies admirables qui nattendent plus que des colons ?
« Mais, passons.
« Entre le 62° et le 63° de longitude Ouest, et un peu au-dessus du 2e parallèle Nord, commence une chaîne de montagnes qui sinfléchit légèrement du Nord au Sud-Est, coupe le 61e méridien un peu au-dessus du premier parallèle Nord et se sépare en deux branches, comme une fourche. La branche supérieure court de lOuest à lEst, du 61° jusquau 59° quelle dépasse dun quart, par 2° et demi de latitude Nord. La branche inférieure, un peu plus courte, sinfléchit légèrement au-dessous du premier parallèle jusquà son extrémité orientale, de façon à former lécartement de la fourche.
« Cette chaîne de montagnes sétend donc sur une longueur denviron cent lieues terrestres.
« Notre hôte, qui la explorée lan passé, prétend quelle possède une altitude de quinze à dix-huit cents mètres. Il a vu des cours deau nombreux et très importants, qui prennent naissance à ses deux versants, et sen vont les uns au Nord, les autres au Sud, et il ajoute que, parmi les premiers, lun serait lEsséquibo, le fleuve de la Guyane anglaise, et lautre le Corentyne, le fleuve de la Guyane hollandaise.
« Ceux qui coulent vers le Sud seraient des affluents de lAmazone ; ils sappellent : Rio-Urubù, Rio-Uatuman, Rio-Jamunda et Rio-Trombetta.
« Tout cela est suffisamment clair, nest-ce pas ?
Parfaitement. Je te suis pas à pas.
« Mais, alors, si je ne me trompe, la branche supérieure de cette chaîne de montagnes dont nous ne connaissons pas le nom...
Pardon, père, on lappelle La Serra da Lua (les Monts de la Lune).
Très bien !
« Cette branche supérieure des Monts de la Lune vient peut-être se souder à notre chaîne du Tumuc-Humac qui court de lOuest à lEst sur le deuxième parallèle.
Il paraît que non.
« Il y aurait une brèche entre les chaînes ; un espace libre denviron cent kilomètres.
Peu importe, dailleurs.
Mais, chose qui nest pas sans intérêt pour nous, une des branches du Corentyne sortirait du Tumuc-Humac, et lautre des Montagnes de la Lune.
« Le Rio Trombetta aurait aussi cette double origine, de façon que les deux branches du fleuve méridional et du fleuve septentrional prendraient naissance tout près du Tapanahoni, le grand affluent de notre Maroni.
Comme tu le dis très bien, mon cher enfant, cette disposition de deux cours deau, remontant lun vers lAtlantique, lautre descendant vers lAmazone, a pour nous une importance capitale. Car il serait facile, le cas échéant, de rayonner, des Montagnes de la Lune, soit vers Surinam, soit vers notre établissement du Maroni, soit vers la grande artère amazonienne.
Je suis heureux de mêtre si bien fait comprendre.
« Une de ces trois hypothèses est déjà vérifiée par lexpérience. « Notre hôte, qui est allé aux Montagnes de la Lune par le Rio-Branco, en est revenu par le Rio-Trombetta.
Bravo !
Reste à trouver le chemin qui mène au Maroni.
« Du centre des Monts de la Lune à la source du Tapanahoni, on compte à peine deux cent soixante kilomètres à vol doiseau.
Une misère, en somme.
« Cest-à-dire pour nous une douzaine de jours à pied.
Et la moitié seulement en pirogue.
Cest parfaitement exact.
« Et maintenant, que comptes-tu faire ?
Sauf assentiment de votre part, je compte, mon cher père, remonter le Rio-Branco, suivre litinéraire de notre hôte à travers les Monts de la Lune, reconnaître les forêts de quinquina, faire la carte du pays, et revenir au Maroni par la voie du Tapanahoni.
« Que pensez-vous de mon projet ?
Que je nai aucune objection à lui faire, car il est superbe, et que... ma foi ! jy souscris des deux mains.
Merci, mon cher et bon père ! Je nattendais pas moins de vous.
« Je partirai donc le plus tôt possible ; et si, par hasard, je ne trouve pas de quinquinas, jaurai au moins la satisfaction davoir rendu service à la science géographique et ouvert la voie à ceux qui viendront après nous,
Vous trouverez des quinquinas, senhor, interrompit tout à coup le majordome de la Fazenda, un robuste mulâtre du nom de José qui, dès les premiers jours, avait témoigné aux colons une vive sympathie.
« Jai fait avec le maître lexpédition de la Serra da Lua, et jai reconnu les espèces.
« Vous pouvez vous en rapporter à moi, jai été pendant six ans cascarillero en Bolivie.
« Si le maître y consent, je vous accompagnerai, si toutefois vous voulez bien accepter mes services.
Mais, avec la plus vive reconnaissance, mon cher José !
« Si, comme je lespère, notre hôte veut bien se priver de vous pendant quelque temps, vous mobligerez beaucoup, et je vous promets un joli dédommagement.
Vous êtes trop honnête, senhor ; nous verrons cela quand nous aurons réussi.
Charles reprit :
Je partirai avec Winckelmann, qui possède comme personne lexpérience des grands bois et dont lacclimatement est complet.
« Jemmènerai également Marquis...
Jallais vous en prier, monsieur Charles, et vous me comblez en madjoignant à vous.
Parbleu ! mon cher ami, cest un plaisir de posséder un compagnon tel que vous.
« Vous êtes véritablement du bois dont on fait les explorateurs, et vous irez loin... croyez-moi, je my connais.
« Et maintenant, nous allons, si vous le permettez, régler, mon cher père, toutes les autres questions de détail.
« Pensez-vous quil soit utile de réorganiser lexploitation de caoutchouc ?
Ma foi, mon cher petit, tu fais de moi tout ce que tu veux.
« Jaurais dailleurs mauvaise grâce à prétendre que tu abuses.
« Tu trouves de si bonnes raisons que je ne puis faire autrement que dy souscrire.
« Nous sommes aujourdhui très nombreux et une fois le principe de cette réorganisation admis, le mieux est dy procéder sans tarder.
« Je te ferai pourtant observer que lancien emplacement est défectueux.
Vous le changerez.
Ne penses-tu pas quil faut établir lhabitation au-dessus de la chute de lAraguary ?
« À moins que nous la rapprochions du poste Pedro II.
Cest encore une idée.
« Du reste, je men rapporte pleinement à votre expérience ; et vous aurez tout le loisir de faire à votre guise, pendant que nous chercherons là-bas le quinquina.
« Quant à messieurs Fritz et Raymond, ils auront la faculté de décider, après guérison, sils veulent exploiter ici le caoutchouc, ou venir travailler avec vous au Maroni.
« Ils pourront être à volonté éleveurs de bétail, chercheurs dor ou seringueiros.
« Ici comme au Maroni, ils seront accueillis fraternellement et pourront semployer suivant leurs aptitudes ou leurs préférences.
Huit jours après, les trois compagnons auxquels le Fazendero avait gracieusement adjoint le majordome José se dirigeaient par mer sur Macapa où ils attendirent le premier bateau de Manáos.
Arrivés à la capitale de la province dAmazonie, ils apprirent que le propriétaire dun batellao récemment arrivé de Rio-Branco avec un chargement de bufs, venait de mourir de la variole.
Les Indiens de léquipage, se voyant au moment de nêtre ni payés, ni rapatriés, se trouvaient dans un singulier embarras. Charles ayant été informé que le défunt laissait une famille à Boà-Vista, le grand village du Rio-Branco, fit estimer le batellao, lacheta en présence du juge du district, et prit lengagement den verser le prix en marchandises à la famille du mort.
La vente des bufs produisit, dautre part, une somme assez ronde qui fut également convertie en marchandises, et sur lesquelles fut prélevé le salaire des Indiens.
José fut élevé aux fonctions de patron, les Indiens, heureux de ce dénouement, sengagèrent à le servir fidèlement et à conduire le batellao à Boà-Vista.
Ils prirent la voie du paraña dAnavillaña qui longe la rive gauche du Rio-Negro, et arrivèrent à la bouche supérieure du Rio-Jauapiry, où nous les retrouvons après les étranges événements relatés au chapitre précédent.
Un des Indiens, interrogé par le patron sur les motifs de leur sinistre équipée, avait fini par faire cette réponse au moins étrange :
Nous avons mangé le bichode taquera, et ça nous a rendus Canaémés. Marquis ne put sempêcher déclater de rire, en dépit du côté tragique de la situation.
Voilà qui est positivement extravagant, dit-il sans pouvoir maîtriser son éclat de gaieté.
« Ainsi, on devient à volonté Canaémé, cest-à-dire assassin de profession, et par suite fabricant de flûtes dont la matière première est tirée dossements humains... luthiers en tibias !
« Jai entendu, jadis, un fantaisiste professer des axiomes non moins biscornus au sujet des influences extérieures sur les destinées humaines.
« Par exemple, il vous débitait des raisonnements ainsi déduits :
« Les joueurs de clarinette deviennent fatalement aveugles...
« Ceux qui portent des vêtements de velours noir sont destinés à être photographes...
« Quiconque est fumiste devient Piémontais...
« Quand on a des malheurs, ça vous rend Polonais.
« Et jajoute à la collection : Mangez du « bicho de taquera » et vous serez Canaémés !...
« Voilà la moralité de la chose.
« Étrange !... Étrange !...
Vous riez, senhor Marquis, fit le patron José, et cependant rien nest plus exact... à loccasion.
« Connaissez-vous le bicho de taquera ?
De nom seulement, et depuis peu.
Je vais, si vous le permettez, vous renseigner complètement.
Jallais vous en prier.
On trouve ici, sur certaines espèces de roseaux, et en quantité incalculable, une variété de chenilles que certaines tribus indiennes mangent avec avidité.
Drôle de goût !
Mais, senhor, naï-je pas entendu dire que, dans votre beau pays de France, les blancs mangent, sans y être contraints par la faim, des grenouilles et des limaçons.
Tiens ! vous avez raison, vous...
« Toujours la vieille histoire de la paille dans lil du voisin et de la poutre dans le nôtre !
Ces Indiens savent extraire par ébullition de cette chenille, appelée bicho de taquera, une graisse délicate dont ils se servent pour assaisonner leurs aliments.
« Lingestion de cette graisse ne leur produit aucun effet délétère, malgré son origine peu appétissante.
« Mais, leur arrive-t-il davaler, sans leur ôter les intestins, ces vers que lon fait sécher, une ivresse profonde ne tarde pas à les envahir.
« Ainsi que nos coolies chinois quand ils ont fumé lopium, le monde réel se métamorphose pour eux. Ils habitent des forêts extraordinaires où ils font des chasses merveilleuses ; les arbres se couvrent de fruits délicieux, de fleurs admirables ; leurs humbles carbets deviennent des palais où ils savourent toutes les joies humaines...
« Vous pensez si les malheureux Indiens recherchent avidement les occasions de se gaver, avec leur habituelle gloutonnerie, de ces insectes singuliers.
« Mais, comme vous pouvez le croire, labus de cette ivresse et lusage immodéré de linsecte qui la cause ne tardent pas à produire sur la constitution des sauvages des effets plus nuisibles que lalcool lui-même, et plus rapides que lopium.
« Ils paient par un tremblement nerveux, lengourdissement des sens, labrutissement de lintelligence, livresse prolongée que procure le bicho.
« Jajouterai, pour finir, que le bicho de taquera est complètement inoffensif quand on a la précaution de lui arracher la tête et lintestin, et quil donne une graisse très fine, excellente, à saveur de crème.
« Voilà, messieurs, tout ce que je sais sur le bicho.
Et vous en avez mangé ? demanda Marquis dun ton légèrement incrédule.
Oui, senhor, une fois seulement, et je me suis bien promis de ne plus recommencer.
Pourquoi cela ?
Parce que, sous linfluence dune sorte de folie furieuse, jai failli égorger mon maître, mon bienfaiteur.
Diable ! cest donc sérieux.
« Eh bien ! je ne suis guère curieux, et pourtant je donnerais bien quelque chose pour savoir la cause réelle ou seulement probable de ce phénomène.
Je suis, à mon grand regret, dans limpossibilité de vous renseigner.
Cest dommage.
« Et vous, monsieur Charles, sans indiscrétion, trouvez-vous une explication à peu près valable ?
Je le crois, mon cher Marquis.
À la bonne heure !
En parlant, il y a un instant, de certains écarts gastronomiques habituels à nos compatriotes, le senhor José a cité les escargots.
« Aimez-vous les escargots, Marquis ?
À la Bourguignonne et passionnément.
Savez-vous les préparer ?
Vaguement.
Savez-vous, au moins, que, avant de les manger, on les soumet à un jeûne rigoureux dune quinzaine de jours ?
Parfaitement.
Pourquoi ?
Je confesse de nouveau mon ignorance.
Cest tout simplement pour leur faire évacuer entièrement les substances végétales quils ont absorbées.
« Ces substances, inoffensives pour lanimal, peuvent être à ce point dangereuses pour lhomme, que lon a constaté de véritables empoisonnements résultant de lingestion prématurée descargots.
« Vous savez que ces hôtes parfois incommodes de nos jardins dévorent les feuilles de ciguë, daconit, de jusquiame, de belladone, et ne sen portent pas plus mal.
« Supposez maintenant quun gourmet imprudent mange, aussitôt après capture, une ou deux douzaines de limaçons gorgés de ces plantes vénéneuses ; quarrivera-t-il ?
Quil sera empoisonné comme sil absorbait en nature la ciguë, la jusquiame, la belladone ou laconit.
Absolument exact !
« Savez-vous, enfin, pour ne citer quun seul exemple, quels sont les symptômes de lempoisonnement produit par la belladone ?
Mon instruction a été bien négligée, monsieur Charles.
Ils sont effrayants ! Dilatation de la pupille, délire souvent gai, parfois furieux, loquacité, chants, rires, danse, apparence divresse, puis, gesticulations convulsives, fureur, contorsions désordonnées, hallucinations, folie !
Quel croquis terrible en peu de mots !
« Il me semble voir nos amateurs exécuter hier leur sarabande.
Tels sont à peu près les symptômes présentés par les personnes ayant mangé imprudemment des baies de belladone, ou des escargots gavés des feuilles de cette redoutable solanée.
Alors, selon vous, le bicho de taquera qui constitue la friandise chère aux Peaux-Rouges ferait sa nourriture dune plante possédant des propriétés analogues.
Indubitablement.
« La preuve, cest que ceux qui ne veulent pas ressentir les effets de cette ivresse furieuse ont la précaution denlever lintestin de linsecte.
Très bien, monsieur Charles, et vous nous donnez là dexcellentes raisons.
« Je comprends parfaitement livresse et la fureur de nos hommes déquipage.
« Mais je ne mexplique pas comment ça les a rendus Canaémés de manger le bicho.
Voyons, ne faites pas le naïf.
« Il doit être évident, pour vous comme pour moi, que ces pauvres diables ayant lesprit saturé des histoires de ces terribles Indiens qui tuent pour tuer, comme certaines sectes sivaïstes de lInde, se trouvant sous linfluence de cette plante inconnue, ont cru de bonne foi être devenus les bravos du Jauapiry.
« Le poison absorbé en quantité, probablement considérable, a transformé en folie furieuse lidée prédominante à ce moment dans leurs esprits, et la exaspérée jusquà lhomicide.
« Cest là, je crois, lexplication la plus logique et la plus rationnelle.
Et les Canaémés pour de vrai, pensez-vous quils demandent à lusage du bicho le nerf nécessaire pour accomplir les rites de leur secte.
Vous men demandez trop, mon ami.
« Il ny aurait, dailleurs, rien dimpossible à cela, et peut-être aurons-nous plus tard loccasion de vérifier le fait.
« La chose, du reste, nest pas sans précédent.
« Nest-ce pas à ce produit du chanvre indien, connu en Orient sous le nom de haschich, que les adeptes du Vieux-de-la-Montagne empruntaient cette ivresse qui les faisait obéir aveuglément aux ordres de ce chef redoutable.
Un mot du pilote mit fin à cette intéressante dissertation.
Les eaux sur lesquelles savance péniblement le batellao sont devenues de plus en plus blanchâtres, et tranchent vigoureusement sur le liquide noir quon aperçoit au loin.
Le Rio-Branco, senhores, dit le mulâtre.
IV
Alerte. Rencontre imprévue. Chaloupe à vapeur échouée. Deux moribonds. Le Chibé. Le tonique de Marquis. Sauvés ! Un drame sur le Rio-Negro. Désertion et tentative dassassinat. Échouage volontaire. Sauvetage de la chaloupe. « Machine en arrière ! » Un choc. Tout va bien. Bento et Raphaelo. Leur histoire. En remorque. Apparition dune uba. Une vieille Indienne et un enfant fiévreux. Demande de secours. Entretien mystérieux. Lamulette de Mascounan. Les défiances du senhor José.
Livresse furieuse de la nuit précédente navait laissé aux « Canaémés amateurs », comme les appelait Marquis, quun peu de vague au cerveau et de courbature dans les membres.
Ils nen travaillèrent pas moins de façon à faire la besogne de leurs compagnons massacrés par eux pendant lorgie qui suivit lattaque du batellao.
Heureusement que lidée ne leur vint pas, lorsquils étaient sous linfluence du bicho de taquera, de sentre-égorger, et quils sacharnèrent seulement après les cadavres tombée sous les balles des passagers.
Cette fantaisie lugubre eût eu, pour chacun, des conséquences terribles, dont la moindre eût été limmobilisation du bâtiment sur les rives inhospitalières du Rio-Negro
Leur accès de folie une fois terminé, les Indiens redevinrent, comme précédemment, des êtres taciturnes, passivement disciplinés, travaillant sans enthousiasme, mais sans défaillance, comme des chevaux de labour.
Il ne fut plus question de Canaémés. Ils parurent avoir même oublié leurs débuts dans la carrière et les tibias précipitamment abandonnés avant dêtre devenus les flûtes légendaires.
Cette tranquillité, si chèrement achetée par la mort de trois dentre eux, devait cependant ne pas être de longue durée.
Le batellao, tiraillé de lavant et poussé de larrière, allait bientôt pénétrer dans le vaste estuaire du Rio-Branco, quand le pilote aperçut, allongée sur un banc de vase, comme un cétacé blessé à mort, une masse sombre, dont léloignement ne permit pas tout dabord de reconnaître la nature.
Les passagers, avertis, quittent labri de larrière, sarment à la hâte et viennent examiner aussi le mystérieux objet toujours immobile.
On sapproche lentement et Marquis, dont lil émerillonné possède une acuité susceptible détonner les Indiens eux-mêmes, affirme que cest une chaloupe à vapeur échouée par lavant sur le banc de vase. Il prétend même distinguer la cheminée fortement inclinée sur larrière, en raison du changement de niveau produit par léchouage.
On sapproche encore. Plus de doute, Marquis a raison.
Le pilote gouverne droit à lépave, sempare dun gancho, laccroche au bastingage, hale dessus vigoureusement jusquà produire le contact des deux coques.
Sans perdre un moment, le mulâtre amarre solidement son bateau et pénètre, accompagné de Charles, sur le bâtiment naufragé où règne un silence de mort.
À première vue, la machine semble intacte. Tout paraît dailleurs à peu près en place, et lon ne remarque nulle trace de pillage à bord.
La toiture de zinc traversée par le tuyau de la machine est en bon état ; seulement, une des barres de fer qui la soutiennent est légèrement tordue.
Les deux hommes, après ce rapide examen qui ne leur apprend rien sur les causes de la catastrophe, vont continuer leurs investigations, quand ils entendent soudain des gémissements étouffés sortir dun petit rouff établi sur larrière.
Ils avancent avec précaution, et découvrent sur des toiles imbibées deau, deux hommes garrottés, couchés côte à côte.
Trancher leurs liens, les retirer du réduit où ils suffoquent, les transporter au grand air, est pour eux laffaire dun moment.
À leur profonde stupeur, ils reconnaissent deux blancs.
Les malheureux semblent arrivés au comble de lépuisement. Leurs membres, tuméfiés par les cordes, ne peuvent plus se mouvoir ; leurs yeux ternes, vitreux, demeurent sans regard ; leurs bouches desséchées, aux lèvres violettes, ont peine à balbutier un merci ! que lon entend vaguement.
À lexpression de douloureuse commisération quils semblent apercevoir sur le visage des nouveaux venus, au contact de leurs mains amies, ils devinent des sauveurs.
Puis, un nouveau râle séchappe de leur gorge...
À boire !...
Charles sélance sur le batellao, prend un coui, lemplit deau, y mêle une bonne dose de tafia, revient sur la chaloupe, et parvient à leur faire absorber quelques gouttes du breuvage.
Peu à peu, le mélange, qui opère comme tonique et comme désaltérant, produit son effet.
Ils boivent avidement, un peu de sang monte à leurs joues, leurs yeux quittent cette expression atone, la parole revient.
Dune voix un peu plus assurée, ils peuvent proférer un nouveau merci, dont lintonation émue, poignante, révèle dhorribles souffrances.
Mais ils meurent de faim ! sécrie Charles en sapercevant que la soif nest pas la cause unique de cette défaillance.
Cest vrai, senhor, répond le patron.
Ils sont incapables dabsorber des aliments solides...
Laissez-moi faire, sans vous commander.
« Je vais leur préparer un chibé qui passera sans difficulté et les remontera, comme pourrait le faire la meilleure soupe à la tortue.
La formule du chibé est des plus élémentaires et nexige aucune science culinaire.
Un coui, une poignée de couac (grosse farine de manioc) et un peu deau. On délaye avec le doigt de façon à former une bouillie, on ajoute de leau quand le mélange est opéré, et lom boit ce tapioca instantané, dont nos gourmets ne sauraient se faire une idée, même très éloignée.
À défaut dautres qualités, cet aliment insipide, inodore, dune laide couleur jaunâtre rappelant celle de la sciure de bois, est léger, de facile digestion, et relativement substantiel.
On ne pouvait rien improviser de meilleur pour les moribonds, qui absorbent avec avidité ce brouet équinoxial.
Charles, sachant par expérience quil ne faut pas surcharger lestomac des personnes succombant à lépuisement, les engage à prendre patience en attendant une nourriture plus réconfortante.
Les Indiens nayant plus rien à faire, heureux de cet incident qui arrête la manuvre du gancho et de la forquilha, après avoir stupidement contemplé cette scène, se sont allongés en plein soleil, et endormis comme des animaux.
Charles, aidé de ses amis, transporte les deux inconnus sur le batellao, arrache leurs vêtements imbibés deau, frictionne leurs membres qui reprennent peu à peu leur souplesse, les habille chacun dun pantalon et dune chemise de laine, pendant que Marquis leur prépare une bonne soupe de matelot : une bouteille de vin de Bordeaux, quelques morceaux de sucre et du biscuit concassé dans un coui.
Tenez, patron, voilà qui vaut mieux que votre chibé.
« Je ne vous contredirai pas, senhor Marquis.
« Cest à donner envie dêtre malade, répond le mulâtre en homme qui connaît et apprécie notre nectar bordelais.
Grâce à ces soins intelligents et dévoués, les deux inconnus reprennent promptement une partie de leurs forces.
Ils peuvent enfin sasseoir sans défaillance et prononcer quelques paroles de remerciement. Puis, la médication de Marquis opérant avec une rapidité surprenante, ils sallongent chacun dans un hamac et sendorment dun sommeil de plomb.
Au bout de trois heures, la faim les éveille.
Bonne maladie, messieurs, leur dit joyeusement le brave artiste, qui pendant ce temps a élaboré, avec les provisions du bord, un dîner fin, un régal des grands jours.
« Monsieur Charles, Winckelmann, senhor José, à table !
« Ne laissez pas refroidir toutes ces bonnes choses.
Les trois hommes, occupés à examiner minutieusement létat de la chaloupe, afin daviser aux moyens de la renflouer, arrivent aussitôt, et ne peuvent retenir une exclamation de joie, à la vue de leurs hôtes faibles encore, mais, somme toute, en état de se tenir debout, et, à plus forte raison, de faire honneur au repas.
Ce sont deux jeunes gens aux traits réguliers et sympathiques, au teint basané comme celui des Portugais, aux cheveux noirs et lisses, aux yeux expressifs et loyaux. Le plus âgé ne doit pas avoir plus de trente ans, et le plus jeune en paraît à peine vingt-cinq.
Leur histoire est courte et dramatique.
Lun deux, le plus jeune, fils dun notable commerçant de Manáos, est propriétaire de la chaloupe. Désireux de visiter les prairies du haut Rio-Branco et de sassurer des ressources du pays au point de vue de lélevage du bétail, il était parti deux mois auparavant, avec son compagnon, un habile mécanicien, quatre noirs et six Indiens.
Lexploration ayant pleinement réussi, il rentrait joyeux à Manáos, escomptant par la pensée la réalisation dune fortune rapide et facile, quand, au moment de pénétrer dans le Rio-Negro, la chaloupe, sous la double poussée de sa machine et du courant, vint rudement séchouer sur ce banc de vase quil était si facile déviter.
Tous les efforts furent tentés, mais en vain, pour la renflouer. Comme il eût été impossible dattendre larrivée des plus hautes eaux pour la remettre à flot, il fut convenu que dès le lendemain le mécanicien partirait dans la montaria du bord, avec quatre pagayeurs, pour aller demander du secours au village de Moura, heureusement assez rapproché.
Mais, pendant la nuit qui suivit immédiatement laccident, les nègres et les Indiens, dun commun accord, se précipitèrent sur le patron et le mécanicien endormis, les garrotèrent, pillèrent les provisions, les entassèrent dans les deux embarcations habituellement traînées en remorque par la chaloupe, et sen allèrent chacun de leur côté, abandonnant ainsi à une mort épouvantable les malheureux Brésiliens.
Deux jours et deux nuits sétaient écoulées déjà, quand ils furent sauvés grâce à larrivée providentielle du batellao.
Dans la pensée de Charles et de ses compagnons, comme dans celle des deux victimes de cette lâche désertion, léchouage de la chaloupe devait être attribuée à la malveillance.
Ces hommes, bien traités pendant toute la durée du voyage, navaient pu attendre le moment de recevoir leur salaire et limportante gratification qui, dans deux jours au plus, allait leur être offerte.
Insensibles à tout, aux bons soins comme au souvenir des fatigues endurées depuis deux mois et des périls courus en commun, ils avaient, sans autre motif que leur malhonnête cupidité, leur instinct de pillards et de déserteurs-nés, fait main basse sur les objets à leur convenance, et infligé cet horrible traitement à des hommes qui avaient rempli, et au-delà, leurs engagements vis-à-vis deux.
Toujours la même histoire ; toujours cette tendance à la désertion, ce manque de fidélité à la parole donnée, qui sont le trait distinctif de ces peuplades de lintérieur.
Quand les deux Brésiliens eurent enfin reconquis toute leur vigueur, ils agitèrent, avec leurs nouveaux amis, la question du renflouage de la chaloupe.
En dépit des difficultés apparentes de ce projet, il ne pouvait être absolument impraticable, grâce à lappoint du personnel du batellao.
Les forces réunies des sept hommes de léquipage, jointes à celle du patron, des trois Européens et des deux Brésiliens, en tout treize personnes, seraient peut-être suffisantes.
On convint de se mettre à luvre le plus tôt possible.
Charles, fort expert en ces sortes de manuvres, pratiquées souvent par lui lors de ses nombreux échouages dans les rivières capricieuses du Territoire Contesté, fut chargé dorganiser et de commander le sauvetage.
Il jugea tout dabord essentiel de faire allumer le fourneau de la machine et dobtenir le plus de pression possible. Chose facile, car il y a encore à bord une provision de bois largement suffisante. Les arbres dailleurs surabondent non loin du rivage.
Comme le bord du fleuve, bien que relativement rapproché, est encore trop éloigné pour amarrer larrière de la chaloupe à un tronc solide, il envoie le patron mouiller en aval une ancre à jet, attachée à un câble en piassaba.
Pendant cette manuvre préparatoire, essentielle à la réussite de lentreprise, le feu est poussé activement, la machine chauffe, la pression monte.
Reste à savoir si lhélice nest pas engagée dans la vase, si elle fonctionne librement. Le mécanicien sen assure, et constate avec bonheur que tout va bien de ce côté.
Enfin, tout est prêt. La vapeur commence à fuser sous les soupapes, linstant décisif est arrivé.
Machine en arrière ! commande le jeune homme dune voix retentissante.
Le mécanicien saisit le levier de mise en train et le déplace progressivement,
La vapeur pénètre avec un sifflement rapide dans le tiroir ; le piston se met à battre comme le pouls dun fiévreux, et lhélice tourbillonne en soulevant des flots décume et de vase.
Le câble se redresse, se tend et tient bon.
À toute vapeur ! sécrie Charles.
Lhélice fait rage, la membrure de la chaloupe frémit, de sourdes trépidations lagitent. Il semble quelle glisse sur son lit de fange. Mais non. Cest une illusion.
Vous avez atteint votre maximum de pression, nest-ce pas ? dit-il au mécanicien.
Oui, monsieur ; et nous restons immobiles.
Oh ! ce nest encore quun essai.
« Nous allons changer les soupapes.
Diable !
Craignez-vous de sauter ?
Non ; mais le câble va se rompre.
Bah ! voyons quand même.
« Attendez pourtant.
« Nous avons dautres forces à utiliser.
« Pour linstant, stoppez !
Avisant un second câble de moyennes dimensions, il le fixe également à larrière de la chaloupe, lance lautre extrémité aux gens du batellao qui se tiennent sur la droite, et dit au pilote :
Que tout le monde à bord saisisse le piassaba, et quà mon commandement chacun hale de toutes ses forces.
« Cest compris ?
Oui, senhor.
Donnez à chaque homme un coui de tafia, et tenez-vous prêt.
Entendu !
Pour la seconde fois retentit le commandement de : Machine en arrière ! puis, celui de : Hisse-là ! garçons ! Puis enfin : À toute vapeur !
Sous linfluence de ces deux forces combinées, la chaloupe, violemment sollicitée en arrière, commence à osciller. Bientôt, elle glisse lentement, bien lentement encore sur la couche de vase.
Hardi ! garçons... Vous boirez tout à lheure à votre soif.
Les Indiens, surexcités, tirent comme des furieux ; lhélice fait rage.
La chaloupe glisse encore et ressent un choc violent qui renverse Charles et le mécanicien, ainsi que tous les hommes du batellao qui dérive brusquement.
Le câble doit être cassé ou lancre arrachée, dit Charles en se relevant.
Ni lun ni lautre, senhor, sécrie le mécanicien radieux en stoppant de nouveau.
« Mais la chaloupe est à flot.
Bravo !
« Maintenant, messieurs, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et nous navons plus quà fêter cet heureux événement.
Ce qui fut fait séance tenante avec la plus joyeuse et la plus entière surabondance.
Après cette difficile et essentielle opération dont la réussite offrait tout dabord de sérieuses difficultés, il restait une question à traiter, et non des moins importantes.
Quallaient devenir les deux Brésiliens, composant dorénavant tout léquipage du petit vapeur ? Allaient-ils tenter, réduits à leurs seules ressources, la descente du Rio-Negro à Manáos ou simplement rallier Moura où ils pourraient peut-être trouver quelques hommes décidés à les accompagner ?
Il ny fallait pas penser ; car il y eût eu plus que de la témérité à affronter ce courant rapide semé dîles et dîlots, encombré de troncs darbres et dherbes flottantes demandant à être écartés à chaque instant par un personnel relativement nombreux.
Dautre part, Charles ne pouvait songer à distraire de son équipage, déjà bien réduit, les trois ou quatre hommes nécessaires à la sécurité de la chaloupe.
Le jeune Brésilien trancha la question dune façon bien inattendue.
Eh ! quoi, monsieur, dit-il en souriant, vous voulez déjà nous quitter ?
« Quant à moi, je me trouve si bien en votre aimable compagnie, quil men coûte trop pour y renoncer.
Que voulez-vous dire ? demande Charles intrigué.
Que mon intention nest daller ni à Manáos ni même à Moura.
« Quen pensez-vous, Bento ? dit-il au mécanicien.
Comme vous voudrez, senhor Raphaelo.
Mais de retourner à Boâ-Vista, continue ce dernier.
Vous ny songez pas, reprend Charles.
Bien au contraire.
« Voyez comme cest simple : nous prenons en remorque votre batellao, avec cet excellent piassaba dont la résistance est maintenant éprouvée ; vos hommes recueillent du bois, la machine chauffe, mon ami Bento la fait fonctionner avec son habileté accoutumée, votre patron sinstalle à la barre, les Indiens dirigent le batellao, nous remontons lestement le Rio-Branco, cest-à-dire en cinq jours, au lieu de vingt, et cela sans la moindre fatigue.
« Nous arrivons à Boâ-Vista, je fais le choix judicieux dun nouvel équipage, et nous nous séparons, hélas ! à mon grand regret, pour aller chacun à nos affaires.
« Je reviens à Manáos avec Bento, et vous vous enfoncez dans linconnu.
« Voilà, mon cher bienfaiteur, le projet auquel votre obligé et bien reconnaissant Raphaelo Magalhens espère que vous vous rallierez.
« Cest entendu, nest-ce pas ?
Vous êtes un charmant compagnon, répond Charles, et jéprouve réellement un scrupule...
À nous obliger de nouveau ! Est-ce là ce que vous voulez dire ?
Non pas... Mais vous êtes à quelques heures de Moura où vous trouverez sans peine à renouveler votre personnel.
Puisque je vous dis que je préfère retourner à Boâ-Vista. « Voyons, votre refus nest pas sérieux, nest-ce pas ?
Eh bien ! soit... Vous insistez trop amicalement pour que jhésite plus longtemps.
À la bonne heure !
« Partons-nous de suite, ou attendons-nous à demain ?...
Nous avons à peine trois heures de jour ; je pense, sauf avis de votre part, quil vaut mieux passer la nuit ici.
Comme il vous plaira.
« Tiens ! il paraît que nous allons avoir une visite.
Comment voyez-vous cela ?
Napercevez-vous pas cette uba qui débouche là-bas derrière un îlot et se dirige vers nous.
Vous avez, ma foi, raison !
« Elle est si petite, si basse sur leau, que je laurais prise dici pour un caïman se laissant aller à la dérive.
Raphaelo ne sest pas trompé. Une de ces microscopiques embarcations de rivière, véritable périssoire amazonienne, montée par un seul pagayeur, glisse rapidement sur les flots et savance vers la chaloupe.
Construit dun seul morceau dans un tronc ditauba (bois de pierre), doù son nom de uba (bois) par abréviation, effilé comme un brochet, taillé pour la course, ce minuscule engin de batellerie possède des qualités véritablement surprenantes.
Les Indiens sen servent pour parcourir de préférence les petits cours deau, et souvent, nhésitent pas à affronter les flots de lAmazone ou de ses grands affluents, tant il se comporte bien entre les mains dun pagayeur expérimenté.
La uba grossit rapidement, sapproche avec la vitesse dun poisson, et vient aborder au flanc de la chaloupe.
Mais cest une femme ! sécrie Charles, au comble de la surprise, en reconnaissant que lhabile et intrépide canotier est une canotière.
Une femme, en effet : une vieille Indienne, aux traits flétris, vêtue seulement dune tangue, cette pièce de cotonnade superlativement réduite servant à cacher plus ou moins la nudité des femmes peaux-rouges.
À lavant de la uba est attaché un gros régime de bananes, sous lequel est allongé un pauvre petit enfant de sept à huit ans, pâle, maigre, exténué, grelottant de tous ses membres, malgré la chaleur suffocante.
Que veux-tu, Mascounan (la vieille, la maman) ? demande le patron.
Parler au caraï (blanc).
Il y en a plusieurs, ici.
Au maître, alors.
Que lui diras-tu, au maître ?
Cela ne te regarde pas, mal-blanchi.
La vieille nest pas aimable, grommèle le senhor José, très fier de sa demi-origine blanche, mais qui, en revanche, ne peut souffrir la moindre allusion désobligeante à son ascendance noire.
Allons, monte, Mascounan, commande Raphaelo en lançant par dessus bord une petite échelle de corde.
La vieille amarre aussitôt son batelet, charge le régime de bananes sur son épaule, se hisse avec une vigueur et une agilité quon neût pas attendues de ses membres décrépits, le dépose sur le pont, redescend à la uba, saisit lenfant, le met à cheval sur son dos, et remonte sans dire un mot.
Doù viens-tu ? demande le jeune homme.
De là-bas, dit-elle en montrant la forêt.
Quand es-tu partie ?
Ce matin.
Pourquoi es-tu venue ?
Pour voir les blancs.
Que leur veux-tu, aux blancs ?
Lenfant a les sezoès (fièvres intermittentes très graves). Les pagets (sorciers) nont pu le guérir... les blancs ont des remèdes... guéris le petit...
« Tiens, je tapporte des bananes.
Pauvre femme ! murmure Charles attendri.
Mais, je nai plus de remèdes, Mascounan, reprend Raphaëlo, les nègres et les Indiens mont tout pris.
Je possède heureusement une abondante provision de quinine, interrompt Charles, qui fait signe à José daller sur le batellao chercher la petite pharmacie portative.
Je ne sais si je me trompe, lui dit à voix basse le patron, mais cette vieille diablesse ne me dit rien qui vaille.
« Voyez donc, senhor, comme, tout en affectant son impassibilité indienne, elle examine en détail la chaloupe et le batellao.
« Voyez aussi comme cette petite vermine tourne de tous côtés ses yeux mobiles dagouti pris au piège !
« Dieu me damne ! elle vient déchanger un signe avec nos hommes.
« Croyez-moi, senhor, prenez garde !
Vous exagérez, mon cher José, et vos préventions contre les Indiens vous rendent injuste.
Le patron partit grommelant et revint lentement en portant le coffret aux médicaments.
Charles prit une vingtaine de pilules, en fit absorber séance tenante quatre au petit malade qui se laissa faire docilement. Puis, il remit les autres à la vieille femme, après lui avoir donné, en lingoa geral, les indications nécessaires pour la continuation du traitement.
Cest à toi la coberta de feu ? interroge-t-elle après avoir écouté religieusement les recommandations du jeune homme.
Non... pourquoi me demandes-tu cela ?
Pour savoir...
« Tiens, prends les bananes... elles sont à toi.
« Tu es bon... lenfant sera sauvé... Les Canaémés ne te feront pas de mal.
Il y a donc des Canaémés, ici ?
Je ne sais pas.
Pourquoi parles-tu des Canaémés ?
Je ne sais pas.
« Adieu !
Tu ten vas ?
Oui.
Elle allait enjamber le bastingage et saisir lenfant pour le placer à cheval sur ses épaules, quand elle sembla se raviser.
Elle décrocha gravement de son cou un petit collier en dents de singe, au milieu duquel pendait une grossière amulette en os, le passa au cou du jeune homme, et ajouta :
Ne quitte jamais ce collier.
« Jamais !... tu entends, caraï (petit blanc), jamais !
Avant que Charles, interdit, ait eu le temps de lui demander la signification de cet emblème et le motif de cette recommandation, la vieille femme prit le petit malade, descendit léchelle avec une agilité de macaque, sauta dans la uba, empoigna sa pagaye, et imprima au batelet une telle impulsion quil fila comme une flèche.
Va, vieille sorcière, espionne de malheur, va rejoindre ceux qui tenvoient, raconte-leur ce que tu as vu pour quils viennent bientôt nous surprendre pendant la nuit et faire des instruments de musique avec les os de nos jambes !
« Le diable memporte si je ferme lil tant que nous serons dans ces parages maudits !
Voyons, mon pauvre José, répondit affectueusement Charles au mulâtre furieux, vos préjugés vous tournent la tête et vous rendent injuste à légard de cette pauvre vieille.
Cest que je suis payé pour craindre les ruses diaboliques de ces païens sans baptême.
« Vous connaissez seulement les Tapouyes du rivage, avec lesquels on peut encore sentendre à loccasion.
« Mais, vous changerez dopinion quand vous aurez vécu avec les Peaux-Rouges de lintérieur.
HYPERLINK "file://«/Tenez"« Tenez, je voudrais pour beaucoup être au matin, afin de déraper sans plus tarder, et mettre la plus grande distance possible entre nous et cet endroit où je me sens mal à laise.
« Croyez-moi, senhor, tout cela nest pas naturel, et nous ferons bien de veiller au grain si nous voulons éviter une catastrophe.
V
Nuits équinoxiales. Ni aurore ni crépuscule. Inconvénients pour le voyageur de ces interminables nuits de douze heures. Soupçons. La veillée darmes. Sentinelles endormies. Apparition et manuvres dune bande de caïmans Familiarité suspecte danimaux ordinairement défiants. Le batellao en dérive. Coup de feu. Aux armes !... Terreur des gens de léquipage. Abordage. Succombant sous le nombre. Acculés à larrière. Au-dessus du vide. Terrible riposte. De la lumière ! Mort ou blessé. José déclare quil doit à Marquis une « fière chandelle » et Marquis affirme que cest une bougie.
Entre autres sujets détonnement pour lhabitant de la zone tempérée que les hasards de la vie ont conduit depuis peu aux terres équinoxiales, il faut compter la soudaineté avec laquelle le jour succède à la nuit, et la nuit au jour, presque sans aurore, presque sans crépuscule.
Quelques minutes avant six heures du soir, il voit lastre prodigieusement agrandi flamboyer comme un feu de forge et projeter sur les plus hautes cimes des arbres géants ses reflets dincendie. Et alors quil pense à savourer cette lente et progressive diminution de la lumière, qui rend si adorablement exquises nos longues soirées dété, il aperçoit tout à coup lhorizon teinté de violet, puis de gris sombre, et en moins de vingt minutes, les ténèbres ont remplacé cette violente incandescence.
Ce nest plus à proprement parler un coucher de soleil, mais plutôt une brutale suppression de lumière, analogue, toutes proportions gardées, à lextinction de la rampe dun théâtre.
Été comme hiver, du 1er janvier au 31 décembre, cette nuit dure douze heures...
Puis, environ vingt minutes avant six heures du matin, les teintes grises réapparaissent. Le levant se colore en violet intense ; une bande pourprée surgit au-dessus des arbres dont la base disparaît dans lombre ; pendant quelques instants, il y a comme une sorte dantagonisme entre les ténèbres et les lueurs crues qui surgissent en éventail sur la ligne dhorizon, puis le soleil apparaît rutilant comme un bolide, et déjà chauffé à blanc.
Extinction, le soir ; le matin, explosion !
Si lEuropéen, déconcerté tout dabord par ces rapides changements à vue, en arrive bientôt à sadapter à leur soudaineté qui nest pas sans charmes, ne fut-ce que comme contraste, il nen est pas de même pour cette interminable nuit dont lénervante lenteur constitue un véritable supplice.
Quand fatigué dune longue course à travers la forêt vierge, quand courbaturé par une journée passée en pirogue, il a mis à profit les derniers moments de clarté pour choisir son campement, faire son feu, dresser son hamac et préparer son dîner, il voit non sans plaisir la nuit équinoxiale tomber sur la région.
La nuit, cest le repos si chèrement conquis, cest la grande halte réparatrice, cest la raison toute puissante qui arrête lexplorateur et le force à subordonner sa tâche à sa résistance.
Aussi, les premières heures en sont-elles particulièrement agréables à lhomme brisé par le rude labeur du jour.
Son repas absorbé de bon appétit, il fume quelques cigarettes, échange quelques paroles amicales avec ses noirs ou ses Indiens, rédige quelques notes, fait renouveler lapprovisionnement des foyers, invite au sommeil tout son monde, et sallonge voluptueusement dans son hamac, auquel il imprime quelques oscillations.
Il nest guère plus de sept heures ou sept heures et demie.
Le hamac devient peu à peu immobile, la cigarette à demi consumée séteint... lhomme est déjà parti pour le pays des rêves.
En vain les sauvages habitants de la forêt vierge expectorent à qui mieux mieux leur bruyante symphonie. Singes-hurleurs, hérons-butors, grenouilles-taureaux, jaguars, cerfs-aboyeurs et cochons marrons peuvent beugler, mugir, miauler ou grogner à lenvi. Le dormeur a pris le meilleur de tous les narcotiques, et rien ne peut tout dabord prévaloir contre ce sommeil si bien gagné.
Jusque-là, tout va bien. Mais, arrive minuit ou une heure du matin.
À linfernale chaleur du jour a succédé une température un peu plus clémente. Le thermomètre accuse une baisse de deux ou trois degrés. Cette légère détente produit sur lorganisme du dormeur une impression toute physiologique, autrefois caractérisée par le bon Molière dans une périphrase triviale, sans doute, mais pittoresque.
Le dormeur, soudain éveillé, quitte un moment son hamac, pour suppléer solitairement à labsence de cette transpiration surabondante produite par la chaleur du jour. Il regagne sa couche espérant reprendre son somme.
Vains efforts, le charme est brisé. Il a déjà dormi six bonnes heures, et son corps en partie délassé ne peut plus se fondre dans cette douce torpeur si malencontreusement interrompue.
Lassourdissante cacophonie, dont les éclats ne lui produisaient tout à lheure pas plus deffet quun solo de rossignol, lempêchement de souder maintenant les deux tronçons du sommeil brusquement interrompu.
Il commence à pester de tout son cur et à se retourner convulsivement dans son hamac. Il bat le briquet, approche de sa montre la mèche en ignition et simagine que le fin chronomètre est détraqué. Il fume cigarettes sur cigarettes et assiste de plus en plus énervé au lent défilé des heures.
Ses hommes, éveillés comme lui et pour le même motif, vont et viennent, se lèvent, se mouchent, se retournent, geignent, grognent, baillent et se mettent à chuchoter pour passer le temps.
Lui, de son côté, fixe la flamme du foyer pour tâcher de lhypnotiser, regarde voltiger les phalènes ou les chauves-souris vampires, contemple les étoiles, ou compte jusquà mille afin dabsorber son esprit.
Cela dure jusquà quatre heures du matin. Quelquefois jusquau jour. Alors, il sendormirait pour tout de bon. Mais il faut préparer le déjeuner, plier bagage et lever le camp.
Quelque endurci quil soit à la vie des grands bois, quelque complet que soit son acclimatement, le même phénomène se produira invariablement, et la même insomnie viendra chaque nuit lénerver jusquà lexaspération, quoi quil dise, quoi quil fasse, et quand bien même il saurait héroïquement résister à limpérieux besoin de la sieste diurne.
Mais, aussi, pensez-donc, une nuit de douze heures ! Il faudrait être un loir doublé dune marmotte pour consacrer à un sommeil ininterrompu un pareil laps de temps.
En dépit de leur formelle intention de veiller à tour de rôle pendant toute la nuit, tant sur la chaloupe à vapeur que sur le batellao, les trois Européens, les deux Brésiliens et le mulâtre, fatigués par le rude labeur du jour, avaient fini par sendormir.
Marquis, Winckelmann, Bento et Raphaelo sétaient installés sur la chaloupe solidement fixée à son ancre. Il avait été convenu que chacun resterait éveillé seulement pendant une heure, de façon à arriver sans encombre au moment psychologique où tout le monde court après le sommeil.
Charles, José et les Indiens étaient restés sur le batellao amarré par son câble à larrière de la chaloupe.
Le jeune homme sétait engagé à ne pas dormir pendant deux heures et à éveiller à ce moment José qui devait prendre sa place. Le mulâtre ne voulait pas démordre de ses préventions concernant la vieille Indienne, et avait même juré, peut-être inconsidérément, de ne pas céder au sommeil.
Le brave garçon, croyant ne pas avoir suffisamment fait partager ses inquiétudes à ses compagnons, prétendait assumer toute la responsabilité de la surveillance.
Il sillusionnait, dailleurs de très bonne foi, et sans la moindre forfanterie.
Du reste, il avait fini par ébranler la confiance des Brésiliens et même de Charles, en insistant sur certains détails caractéristiques.
Croyez-moi, monsieur, je vous en prie, répétait-il à satiété.
« Voyez-vous, cette vieille drôlesse est une espionne.
« Tout me lannonce...
« Rappelez-vous ses regards inquiets, obliques, investigateurs.
« Pendant que vous lui parliez, je voyais sa prunelle toujours en mouvement.
« Jai positivement intercepté un signe adressé à un de nos hommes ; je ne sais pas lequel, malheureusement.
« Enfin, na-t-elle pas demandé si la chaloupe vous appartenait ?
Eh bien ! quest-ce que cela prouve ?
Que si, à loccasion, ceux dont elle est lespion nentreprennent rien contre vous personnellement, ils ne se feront pas faute dattaquer vos compagnons.
Peut-être, alors, eût-il mieux valu lui dire que la chaloupe est à moi ?
Assurément.
« Si lon peut trouver dans sa vieille carcasse un atome de reconnaissance pour le service rendu à lenfant, elle se ferait peut-être scrupule de vous causer un dommage personnel.
« Car, en son âme et conscience si toutefois ces mots-là peuvent sappliquer à de tels païens, elle croit navoir dobligations quà vous seul, et ne fera aucun scrupule de renseigner et de guider jusquici les vauriens auxquels elle a servi despion...
Vous pourriez bien avoir, en fin de compte, quelque peu raison, fit le jeune homme ébranlé par cette ténacité du mulâtre, et ses raisons bonnes ou mauvaises.
« Eh bien ! soit ! veillons comme si nous étions sous la menace dun danger réel.
« Prudence nest pas pusillanimité, nest-ce pas ?
« Nous sommes suffisamment nombreux, nous possédons un armement redoutable, et nul parmi vous ne connaît la crainte.
Ces dispositions préliminaires ainsi arrêtées, Charles et Marquis prirent le premier quart de veille, lun sur le batellao, lautre sur la chaloupe, et engagèrent leurs compagnons à sendormir.
Charles mit son revolver dans la poche de sa vareuse de laine, posa sa carabine à portée de sa main, et sinstalla sur lavant, de façon à pouvoir inventorier les deux côtés de la lourde embarcation.
Une légère brise séleva bientôt et balaya le nuage horripilant des insectes qui, pour une fois, durent laisser en repos les deux équipages.
Cétait là une circonstance favorable en apparence, qui pouvait, à loccasion, devenir funeste, en ce que les tortures infligées aux hommes par ces féroces infiniment petits sont par excellence le stimulant des sentinelles.
Mais Charles nétait pas homme à céder à la torpeur presque invincible produite par cette nuit exceptionnellement fraîche et labsence des maringouins.
... Il veillait depuis une heure et demie et escomptait par la pensée la fin des trente minutes qui lui restaient à passer avant de quitter cette faction ennuyeuse, quand un léger clapotis attira soudain son attention.
Une masse noire, émergeant à peine des eaux tranquilles, dérivait lentement au fil du courant, tout en se rapprochant insensiblement de la chaloupe.
Léloignement et surtout lobscurité relative ne lui permirent pas de reconnaître tout dabord la nature de ce mystérieux objet, bien quil tranchât vigoureusement sur la surface blanchâtre de la rivière et que la lueur des étoiles fut assez vive.
Cette chose indescriptible pouvait mesurer environ deux mètres de longueur et trente à quarante centimètres de largeur.
Le jeune homme, las décarquiller les yeux, savisa en fin de compte de cette réflexion parfaitement rationnelle :
Cest probablement un caïman en quête de son souper.
Un bruit de souffle rauque et assez intense qui sembla venir de lépave donna toute vraisemblance à cette supposition.
Le caïman, à laspect probablement très inattendu de la chaloupe, sarrêta un moment, battit leau de ses pieds, aspira fortement lair, glissa le long de la coque, et continua à se laisser dériver.
Charles, qui nourrissait une profonde aversion pour ces hideuses bêtes, neut pas manqué, dans toute autre occasion, denvoyer une balle au noctambule, mais, à quoi bon donner lalarme à ses compagnons harassés, pour cette vaine satisfaction procurée à son antipathie ?
Mais, à peine le saurien a-t-il disparu, quun second, puis un troisième arrivent à la file, avec lallure indolente et audacieuse tout à la fois que ces redoutables amphibies affectent quand ils se sentent en nombre ou quand ils ont confiance en leur vigueur.
Diable ! dit Charles en aparté, voilà bien des caïmans qui prennent le frais, ce soir.
« Peste ! quelle familiarité ! Ils ne connaissent donc pas les embarcations du fleuve, ou bien les mariniers sont ici plus patients que sur lAraguary ou lApurema.
Les deux nouveaux arrivants sarrêtent aussi à laspect de la chaloupe dont ils inventorient la masse. Puis, ils se rapprochent lentement lun de lautre, semblent se confier leurs impressions, reniflent, soufflent, barbotent, et, finalement, disparaissent latéralement après avoir satisfait leur curiosité.
Charles, que leurs ébats ont plutôt intéressé quintrigué ceux qui ont passé de longues heures en faction savent que tout est motif à distraction, saperçoit, non sans plaisir, que son quart est fini.
Il sen va sans bruit éveiller le senhor José qui laccueille par un vigoureux bâillement et balbutie dune voix en quelque sorte engourdie :
Comment, déjà ?
Merci, vous êtes bien bon, mon cher camarade, et « déjà » est joli.
« Allons, prenez votre revolver, votre carabine...
« Vous êtes prêt ?
Oui, senhor... oui... sans doute... je... je suis prêt.
Mais, vous dormez debout !
Soyez tranquille... jouvre lil.
« Rien de suspect, nest-ce pas ?
Rien ! Jai seulement aperçu trois caïmans qui sont venus frôler la chaloupe et se sont tranquillement allés.
Ah !... oui, des caïmans, fait le pilote en baillant de plus belle.
« Ils sont très familiers... ici...
« Bonne nuit, senhor.
Merci, mon cher José ; et vous, bonne garde.
Cinq minutes après, comme sils eussent obéi à un mot dordre, Charles dans son hamac et le mulâtre sur lavant du batellao sendormaient avec une simultanéité parfaite.
Après un temps dont il ne peut tout dabord apprécier la durée, une sorte de vagissement douloureux éveille brusquement Charles dont le sommeil de coureur des bois est excessivement léger.
Cette plainte bien caractéristique lui arrache une exclamation de mauvaise humeur. Il a reconnu le cri du caïman.
Encore ces immondes bêtes, sécrie-t-il furieux.
« Je ne pourrai donc pas dormir tranquille ?
« Mille tonnerres ! Dussé-je donner lalarme et faire prendre les armes à tout le monde, je fusille le premier qui me passe à portée.
Mais, tout à coup, une stupeur bien légitime arrête ses imprécations et le fait surseoir à son projet de vengeance.
Le batellao nest plus amarré à la chaloupe. Il dérive emporté par le courant, et déjà la coque du petit vapeur commence à se fondre dans les ombres de la nuit.
En outre, une escadrille de caïmans lui fait cortège et laccompagne en bon ordre, sans séloigner de plus de sept ou huit mètres.
En homme auquel sont familières les dispositions de son bateau, Charles bondit hors de son hamac, sélance à lavant, décroche le grappin fixé à son câble, le lance à la rivière, et bouscule dun formidable coup de poing le mulâtre qui dort comme un pieu.
Le grappin mord sur le fond du cours deau et le batellao sarrête aussitôt.
Avec un ensemble surprenant, les caïmans, qui sont bien une dizaine, stoppent à leur tour, évoluent lentement autour de lembarcation devenue soudain immobile, décrivent quelques cercles, et lun deux, plus audacieux sans doute que ses congénères, sapproche de façon à toucher le câble rigide, immergé à 45 degrés.
Le jeune homme, de plus en plus stupéfait, croit voir briller, près de la tête du monstre, comme un reflet dacier.
Épauler sa carabine et faire feu sans désemparer est pour lui laffaire dun moment.
Un cri terrible succède aussitôt à la détonation qui se répercute au loin, et une forme noire se dresse brusquement sur leau, oscille convulsivement, se débat, puis disparaît dans les flots.
Quy a-t-il ? senhor, demande, dune voix éperdue, le mulâtre assourdi par le coup de carabine et ébloui par la flamme de la poudre.
Il y a que nos caïmans se dédoublent et se transforment chacun en un homme et une uba.
Puis, se tournant vers la chaloupe, il sécrie dune voix retentissante :
Alerte !... mes amis... aux armes !
Cependant, les hommes de léquipage, éveillés au coup de feu, se pressent tumultueusement autour de leurs chefs.
Débrouillez-vous avec eux, dit Charles au patron, tâchez dorganiser la résistance.
« Moi, jai encore une dizaine de coups à tirer, je vais repousser la première attaque.
« Dépêchez !... Il nest que temps, ou ces gredins vont nous prendre à labordage.
Le mulâtre sévertue, mais en vain, à rassembler les Indiens et à les faire agir contre lennemi commun.
Les pauvres diables, ahuris, empêtrés dans les ballots, semblent en proie à une folle épouvante. Ils ne cherchent même pas leurs armes dont ils seraient peut-être incapables de se servir.
Seul, José se multiplie, pendant que Charles ouvre contre les assaillants un feu denfer, auquel on répond bientôt de la chaloupe.
Le jeune homme a bientôt déchargé son revolver et sa carabine, sans succès apparent, bien que les batelets fussent assez rapprochés pour quil pût suffisamment assurer son tir.
Le mulâtre, désespérant de rien obtenir des Indiens frappés datonie, a eu lexcellente idée de chercher la cartouchière de Charles.
Vous faites de mauvaise besogne, senhor, lui dit-il rapidement en entendant sa dernière balle frapper la dure paroi de bois de pierre.
« Les coquins se sont mis à la nage derrière leurs ubas et les poussent devant eux...
« Voyez donc ce remous dans le sillage...
Vous avez pardieu ! raison... Je lâche la proie pour lombre.
« Mille tonnerres !... je suis désarmé.
Prenez mon revolver pendant que je vais recharger vos armes.
En ce moment retentit un cri formidable qui se répercute au loin sur les flots.
Canaémés !... Canaémés !...
Les brigands vont nous aborder !... Et ces lâches qui vont se laisser égorger comme des moutons !
Une voix sonore et bien timbrée succède au cri de guerre des assassins du Jauapiry.
Courage !... Nous arrivons !...
Hardi ! José... Hardi !... mon brave.
« Courez à tribord et sabrez ferme.
« Moi, je reste ici.
Les ubas se sont rapprochées de plus en plus et ont heurté rudement la coque du batellao. À lavant, à larrière et de chaque bord, des mains saccrochent aux bastingages, et des faces bariolées hideusement de rouge et de noir apparaissent aussitôt.
En vain Charles et José sabrent à toute volée les griffes et les crânes, et font une besogne de géants.
Ils ne peuvent être partout à la fois et faire face aux ennemis qui émergent à chaque instant du fleuve.
Le batellao est envahi par larrière, et les deux intrépides compagnons sont seuls pour sopposer à lirruption de la meute hurlante.
Les hommes de léquipage, voyant les ubas flotter en dérive, sans direction, ont semblé sortir de leur torpeur. Ils se concertent rapidement, et au moment précis où les assaillants envahissent le bateau, ils se précipitent dans la rivière et se mettent à nager pour rattraper les pirogues abandonnées.
Charles et le patron ont devant eux une dizaine dIndiens de haute taille, complètement nus et armés, comme eux, de sabre dabatis.
Une lutte inégale sengage, et si les deux compagnons navaient pas encore chacun deux coups de revolver à tirer, ils seraient aussitôt massacrés.
Charles recule de quelques pas et fait feu. Un Indien roule sur le pont.
À votre tour, José.
« Visez à la ceinture.
Le mulâtre décharge son arme coup sur coup, et a la satisfaction de voir deux bandits hors de combat.
Il recule également en brandissant son sabre et se trouve bientôt acculé à lextrême pointe, de lavant. Un groupe compact se rue sur eux. Charles tire son dernier coup de revolver, laisse tomber son arme inutile, recule de deux pas encore, et frémit en sentant le vide derrière lui.
José, atteint à lépaule, pousse un cri et sabat sur un genou.
Charles, dun moulinet rapide, écarte un moment les lames qui les menacent tous deux. Mais, emporté par son élan, il fait un faux pas, perd léquilibre et se sent tomber.
Une main de fer le happe au passage, et une voix rude mais affectueux sécrie en français :
Laissez-vous aller, patron, cest moi... la poigne est bonne.
En même temps, un choc violent ébranle toute la membrure du batellao qui craque lugubrement.
Charles, enlevé comme un enfant, reconnaît Winckelmann à ces quelques mots et à la puissance de cette formidable étreinte.
Il a le temps de crier :
Jetez-vous à leau, José !
Puis, il se sent transbordé sur la chaloupe qui vient daborder le batellao.
Les Canaémés, stupéfaits, hésitent un moment en ne voyant plus le blanc escamoté si lestement, et en ne retrouvant plus le mulâtre qui vient de disparaître aussi.
Feu !... commande en même temps Marquis en portant sa carabine à lépaule.
Quatre détonations éclatent en même temps, puis immédiatement après quatre autres.
Les bandits, décimés par cet ouragan de plomb, roulent pêle-mêle et poussent des hurlements de détresse.
Feu !... Feu à volonté ! hurle Marquis dont larme tonne sans relâche.
Et les détonations se succèdent, et les balles fracassent les membres, brisent les têtes, trouent les poitrines, sans que les assassins puissent se soustraire à cette foudroyante riposte.
Cette terrible exécution dure à peine une minute !
Puis, la voix railleuse du comédien domine de nouveau les hurlements des blessés, les râles des mourants.
Cessez le feu !...
« Un bout damarre, sil vous plaît, pour accrocher la chaloupe à ce mauvais patachon deau douce, et un peu de lumière, pour voir de près les frimousses de ces vilains personnages.
Les voyageurs expérimentés ne manquent jamais, au départ, demporter un abondant approvisionnement de bougies, pour suppléer à linsuffisance de léclairage indigène composé dhuile de poisson ou de tortue. Du reste, on ne trouve que de loin en loin des villages ou de simples sitios, et il est utile davoir instantanément de la lumière pendant les interminables nuits équatoriales.
Aussitôt que Marquis eut témoigné son désir, les deux Brésiliens sempressent de battre le briquet et dallumer deux bougies qui, avec leur flambeau à verrière ont échappé jadis au pillage de la chaloupe.
Marquis prend un des flambeaux, donne lautre à Winckelmann, recharge son revolver, engage son compagnon à en faire autant, enjambe lestement le bastingage de la chaloupe et se trouve sur le batellao.
Sept ou huit cadavres, horriblement convulsés, forment un monceau hideux à lavant du lourd bâtiment. Quelques blessés se traînent péniblement à larrière, se hissent avec de douloureux efforts sur leurs membres brisés, et se laissent tomber à leau.
Mauvaises conditions pour tirer sa coupe, dit ironiquement le comédien.
En même temps, des cris et des râles étouffés se font entendre, dans lombre, au-dessous de la saillie formée par larrière.
Que diable ! y a-t-il donc encore par là, murmure le jeune homme en allongeant au-dessus de leau sa main portant le flambeau.
Il aperçoit les ubas des assaillants rangées en demi-cercle, et montées par les Indiens qui ont bravement déserté le bord au moment de lattaque.
Ils massacrent sans pitié les blessés, et les mutilent atrocement avec limpassible férocité des hommes de leur race.
Lun deux, apercevant la lumière, et craignant une méprise, interrompt un instant son immonde besogne, et sécrie en mauvais portugais.
Ne tire pas, Monsieur le blanc... cest nous !
Cest bon !... cest bon !... continue distraitement Marquis.
« Mais où donc est passé notre ami José.
« Je serais au désespoir quil fût arrivé malheur à ce brave garçon.
À ces mots, il aperçoit une paire de jambes vêtues dun pantalon jadis blanc, et tout souillé de sang. Le torse et les bras disparaissent entièrement sous un tas de cadavres.
Eh ! le voilà, dit-il en écartant du pied ces corps inertes.
« Pauvre garçon ! Il semble bien malade... Voyez, il ne bouge plus !
Un Indien, traversé complètement par la lame dun sabre dabatis, est étendu en travers sur le ventre de José. Un second, étreint au cou par les dix doigts du mulâtre, et complètement étranglé, est resté allongé sur lui.
Le malheureux a fait une rude défense ! murmure douloureusement Charles.
« Je ne peux pourtant pas croire quil soit mort !
En ce moment, une goutte de cire brûlante, coulant de la bougie tenue par Marquis, tombe sur sa joue bronzée.
Il ouvre soudain les yeux, et pousse un cri étouffé.
Il est vivant !... bien vivant... ce sont ces charognes qui lécrasent.
« Eh ! oust !... à leau ! vermines.
Le mulâtre, soustrait à ce double poids qui létouffe, avale une vaste gorgée dair, se dresse sur son séant, reconnaît ses amis qui lui tendent les mains et sécrie :
Vous êtes donc tous sauvés... Quelle joie de vous revoir !
« Cest moi le plus malade, mais Démonio !... je ne suis pas encore mort.
« Senhôr Marquis, je crois que je vous dois une fière chandelle.
Vous ne pensez pas si bien dire, mon cher ami ; avec cette différence toutefois, que la chandelle en question est une bougie.
VI
Après la bataille. Sommeil au milieu des cadavres. Marquis consent à passer au conseil de guerre. Soupçons presque confirmés. La scène de la nuit reconstituée. Étude dune uba. Comment et pourquoi la chaloupe dériva au bon moment. Farniente. Prodigieuse apathie des Indiens. Manger, boire, dormir. Alimentation au Rio-Branco. Poissons, tortues, gibier. Disparition progressive des habitations riveraines. Solitude. Émigration vers le Campo. La caxoeira. Ses inconvénients Indiens Paoxianas. Les premières fazendas. La capitale des Campos du Rio-Branco.
Cette sauvage agression qui nétait pas le fait de Canaémés « amateurs » neut fort heureusement aucune suite fâcheuse. Par un hasard véritablement providentiel, tous les dommages se bornèrent à lestafilade que reçut à lépaule José le mulâtre.
Un pansement sommaire avec de leau coupée de tafia fut appliqué sur la blessure, plus effrayante en apparence que dangereuse en réalité, puis, le brave patron, bien choyé, bien dorloté, se vit installé dans un hamac où il ne tarda pas à sendormir.
Ce fut dailleurs le seul de lexpédition auquel il fut possible de fermer lil après cette chaude alerte ; car les autres, encore tout enfiévrés de la lutte, et craignant en outre un retour dont rien ne démentait la possibilité, veillèrent jusquau jour avec une attention dont rien ne put les distraire.
Peine inutile. La leçon avait été à ce point terrible, que nul parmi les assassins ne parut songer à user de représailles. Du reste, peut-être avaient-ils été tous victimes de leur témérité, et nen restait-il pas un seul pour aller annoncer la défaite aux autres membres de la redoutable association ?
Dès que le jour parut, le mécanicien alluma son fourneau de chauffe. En attendant que la machine fut sous pression, chacun se mit en devoir de faire disparaître les traces du combat. Les Indiens de léquipage, après sêtre jetés à la rivière au moment où lennemi prenait à labordage le batellao, et rattrapé à la nage les ubas sen allant à la dérive, étaient remontés à bord quand il ny eut plus aucun danger.
En hommes de précaution, ils avaient amarré toutes les ubas capturées si facilement, puis, ils sétaient installés pour dormir, pêle-mêle avec les cadavres, comme si cette affreuse promiscuité eût été la chose la plus naturelle.
Le jour les trouva ronflant à poings fermés, au milieu des Canaémés rigides, souillés de sang, effrayants encore sous les bariolures qui faisaient encore ressortir leur lividité cadavérique.
Des hommes superbes, ces bandits amazoniens, et dont lathlétique vigueur offre un contraste violent avec les membres grêles, lexpression chafouine des Indiens abâtardis des rives de lOcéan. Taillés en force, musclés comme des gladiateurs antiques, la poitrine bombée, le cou puissant, les extrémités fines, les attaches presque délicates, ils personnifient admirablement lhomme à létat de nature et tel quun artiste ou un anthropologiste se plairait à le rêver.
Enfin, détail qui nest pas sans importance, tous ont été frappés par devant comme lindiquent les traces des projectiles qui seuls ont pu briser leur élan de fauves.
De rudes gaillards, Monsieur Charles, dit Winckelmann dont le torse et les membres herculéens peuvent seuls rivaliser avec les leurs.
« Si nous navions pas été supérieurement armés, la chose tournait mal.
Mais, dit à son tour Marquis, comment diable ont-ils réussi à nous approcher ainsi, en pleine rivière et à nous tomber dessus sans que nul ait pu sen douter ?
Oh ! dune façon bien simple, reprit Charles.
« Je crois, Dieu me pardonne ! que tout le monde dormait, tant sur la chaloupe que sur le batellao.
« Quen pensez-vous, Marquis ?
Hélas ! Monsieur Charles, je le confesse à ma honte, et dussé-je passer conseil de guerre, je « roupillais » comme un conscrit.
Le conseil vous absout à lunanimité, Marquis, car vous avez vaillamment réparé la faute commise.
« Quant au procédé employé pour nous surprendre, il est très simple, bien quil ne soit pas à la portée de tout le monde.
« Je crois pouvoir reproduire fidèlement la scène, car jai assisté, sans le savoir, à tous les préliminaires de lattaque et jen ai assez vu pour ne pas me tromper.
Sans vous commander, dites-nous donc ça, Monsieur Charles, pendant que le tournebroche est en train de chauffer.
Très volontiers.
« Eh ! vous autres, dit-il aux Indiens qui sétirent paresseusement, jetez-moi donc ces cadavres à la rivière, et dépêchez-vous de laver ces flaques de sang.
« Allons ! au trot... il y aura double ration de tafia... quoique vous méritiez plutôt chacun une bonne volée pour votre lâcheté.
« Quant à nous, arrivons au fait.
« Les Canaémés nous navons pas à douter que nos agresseurs appartiennent à cette terrible association prévenus, je ne sais comment, ni par qui...
Pardieu ! la vieille sorcière aux bananes qui est venue avec le moutard fiévreux.
« Rappelez-vous donc les soupçons du pauvre José.
Cest possible ; et je suis bien près de les partager.
« Quoi quil en soit, les Canaémés en question sont arrivés dans nos eaux admirablement déguisés en caïmans.
En caïmans ! interrompent au comble de létonnement Winckelmann, Marquis et les deux Brésiliens.
Cest lexacte vérité.
« Jai assisté, pendant ma faction, aux ébats dune troupe de ces pirates de rivière, et je dois dire que je les ai tout naïvement regardés comme des jacarés (caïmans) authentiques.
« Mêmes allures lourdes et indolentes, mêmes évolutions silencieuses, mêmes bruits de souffle, mêmes vagissements, même odeur musquée.
Mais alors ?...
Veuillez donc faire hisser à bord une de ces ubas amarrées à larrière du batellao.
« Ou plutôt, Winckelmann, mon brave ami, vous qui avez une si bonne poigne jen sais quelque chose, et je vous en remercie encore ayez donc lobligeance de pêcher par son amarre la première venue.
Voilà ! Monsieur... oh ! hisse... Tiens... cest lourd.
Je crois bien ! une coque en itauba, le bois de pierre, le bien nommé.
« Examinez un peu ce petit chef-duvre darchitecture navale.
« Voyez si les dimensions en longueur et en largeur noffrent pas celles dun caïman de forte taille.
« Regardez cette tête de jacaré si bien sculptée à lavant... ce museau, ces gros yeux formés chacun dune agathe enchâssée dans le bois, et cette queue qui se prolonge avec ses écailles rugueuses.
« Il y aurait presque de quoi faire illusion pendant le jour
Mais la place pour lhomme ? demande Marquis.
Cest ce creux, cette dépression qui existe à la partie supérieure.
« Lhomme sallonge à plat ventre... il y a juste la place, et son dos représente celui du saurien.
« La preuve, cest que ce cadavre, que nos hommes vont jeter à leau, a le dos et les reins barbouillés dune couleur sombre et se confondant avec les parois ditauba.
Cest prodigieux ! Mais comment diriger lappareil ?
Regardez encore.
« Quelle est, à votre avis, la destination de ces deux palettes en bois attachées par deux ficelles, en arrière et de chaque côté de la tête sculptée ?
Je nen sais rien.
Ces deux espèces de battoirs de blanchisseuse pourraient bien servir de pagayes.
Parbleu ! Vous avez deviné.
« Lhomme, couché à plat ventre, colle sa tête derrière celle qui est sculptée à lavant.
« Voyez la dépression dans laquelle il loge son menton et ses joues, de façon à laisser dépasser seulement ses yeux.
« Il passe ses bras dans ces échancrures latérales, saisit les deux engins que vous comparez très exactement à des battoirs, bien quils soient beaucoup plus minces, et les fait agir comme des pattes de caïmans.
« Ceci bien constaté, ils sont venus reconnaître nos embarcations quils voulaient capturer.
« Sétant aperçus que nul ne bougeait à bord, ils résolurent premièrement, avec une habileté diabolique, de séparer les bateaux, pour diviser les forces, et paralyser en partie la résistance.
« Un de ces jacarés a tout simplement tranché dun coup de sabre lamarre reliant la chaloupe au batellao.
« Ce dernier sest mis à dériver, pas longtemps, fort heureusement, jusquau moment où un cri de triomphe un vagissement superlativement imité ma réveillé, comme peut-être aussi le mouvement du bateau.
« Sans perdre un moment, jai mouillé le grappin qui nous a immobilisés tout net.
« Il était temps.
« Cet arrêt, qui dérangeait leur plan, ne faisait pas laffaire des noctambules, et ils parurent quelque peu décontenancés.
« Ils se mirent à tourner silencieusement autour du batellao, et finirent par apercevoir le câble du grappin.
« Jusqualors, jétais, bien que violemment intrigué, à cent lieues de la vérité, quand japerçus, devant la carapace noire dun de ces amphibies, comme un miroitement dacier.
« Je crus reconnaître la lame dun sabre.
« Mes jacarés étaient des hommes...
« Je fis feu au bon endroit, car le prétendu caïman se dédoubla soudain.
« Vous savez le reste.
« À votre tour de mexpliquer, maintenant, ce qui sest passé sur la chaloupe.
Peu de chose en vérité, répondit Marquis.
« Nous dormions de si bon cur, que les préliminaires de lattaque nous ont absolument échappé.
« Nous avons à rendre grâce à la hauteur des bastingages de la chaloupe qui se sont passivement opposés à toute tentative dabordage.
« Sans quoi, nous étions infailliblement massacrés.
« Éveillés en sursaut par votre fusillade, nous devinâmes une partie de la vérité.
« Alors, Winckelmann qui ne bavarde guère, mais agit beaucoup, a coupé lamarre de notre ancre, pendant que vous mouilliez la vôtre, ce qui a permis séance tenante à la chaloupe de descendre jusquau batellao et darriver au bon moment.
Messieurs, interrompit la voix du mécanicien Bento, la machine est en pression.
« Jattends vos ordres.
Tout est paré pour lappareillage ? demanda Charles.
Tout est paré, Monsieur, répondit une voix bien connue.
Comment, cest vous, senhor José ?
« Doù diable sortez-vous ?
Dabord de mon hamac... puis je viens de visiter les amarres.
Mais, mon cher, vous commettez une imprudence... la fièvre peut vous saisir... Il faut vous reposer.
Merci de tout cur pour votre cordiale insistance, mais je me sens très bien.
« Et, dailleurs, que penseriez-vous de moi si jallais rester arrêté pour une pareille misère ?
« Permettez-moi donc de reprendre mon poste à la barre, afin de diriger sans embardées la chaloupe à travers lessaim dîles et dîlots qui encombrent lembouchure du Rio-Branco.
Cette navigation rapide, opérée sans la moindre fatigue, est un véritable plaisir pour les membres de lexpédition, qui voient filer les rives du Rio-Branco, doù senvolent, à tire dailes, effrayés par la toux saccadée de la machine, des légions doiseaux aquatiques.
Soustraits à lénervant et rude maniement du gancho et de la forquilha, nayant à redouter ni la chute des arbres, ni les fausses manuvres entraînant la dérive, ni les tortures des insectes éloignés par le courant dair que produit la rapidité de la marche, ils nont pas assez de bénédictions pour les deux Brésiliens auxquels ils doivent ces incomparables avantages.
Mais les plus heureux de cette modification inattendue sont sans contredit les hommes de léquipage.
Non pas quils témoignent leur satisfaction par des gestes, des cris ou des chants, comme ne manqueraient pas à loccasion de le faire des nègres avec leur exubérance tumultueuse.
Fi donc ! ces manifestations extérieures peuvent devenir fatigantes, et les drôles, nayant plus rien à faire, en profitent pour dormir sans trêve, sans relâche, comme des animaux en cage, et mieux que sils étaient payés pour le faire.
Ils dorment comme ils boivent ou mangent quand ils en trouvent loccasion, avec cette surabondance de gens susceptibles de tous les excès.
Pas un signe de satisfaction, pas un mot de reconnaissance, pour ceux qui leur épargnent ce dur labeur.
Ils arriveront en cinq jours chez eux, sans seulement remuer le doigt, au lieu de se courbaturer pendant vingt-cinq ou trente. Cest bien.
Ils recevront cependant le même salaire en débarquant, les mêmes vivres pendant le voyage. Cest encore bien.
Êtes-vous contents de navoir plus rien à faire, de boire, de manger, de dormir ? leur demande Charles surpris de cette étrange passivité.
Je ne sais pas !
Mais, puisque vous êtes inoccupés, il faudrait au moins nous procurer des vivres vrais : du gibier, des tortues, du poisson.
Oui.
Eh bien ! ce soir, on sarrêtera de bonne heure, près du rivage, et vous partirez aux provisions dans les ubas.
« Il ny a plus de Canaémés, maintenant.
« Surtout, ne vous écartez pas trop.
Oui.
Lalimentation est, en effet, facile, sur le Rio-Branco, car les poissons les plus exquis, les gibiers les plus délicats sont très abondants par suite de la solitude qui règne sur les bords. Sur un espace de près de cinq cents kilomètres, de lembouchure jusquà Boâ-Vista, il ny a pour ainsi dire pas dhabitations. La population a suivi les Indiens que lon ne trouve plus guère aujourdhui que dans le haut du fleuve, dans la région des Campos (prairies).
Aussi, le Rio-Branco jusquaux Campos est-il le paradis du chasseur et du pêcheur qui peuvent lun et lautre satisfaire leur passion, et pourvoir largement à leurs besoins.
Au premier les pacas (paques), les cutis (agoutis), les mutums (hoccos), les cujubims (grosses perdrix), les araras (aras), les viados (biches), etc.
Au second, le pirarucu, le peixe-boï, le pirahyba, la gymnote, le piranha, le surubi, le jandia, le boto et le tucunaré.
Pour lun comme pour lautre, les tortues : tracajas ou matamatas, ainsi que les énormes tartarugas.
Les Indiens partent sans empressement pour opérer la capture de ces gibiers exquis. Ennemis des exercices violents, naimant quà manger, boire et dormir, on supposerait cependant que de temps à autre la passion pour la chasse les ferait sortir de cette apathie extraordinaire.
Erreur ! LIndien na aucune passion, sauf pourtant celle des liqueurs fermentées. La chasse est pour lui un labeur. Il chasse ou pêche pour manger, à la façon dun casseur de cailloux, dun fendeur de bois, dun mineur ou dun terrassier travaillant sans plaisir, sans entrain, avec plus ou moins de fatigue, et le désir den finir au plus tôt.
Lespoir dune bonne capture est allié chez lui à la perspective de ne rien faire tant que durera le produit de la pêche ou de la chasse.
Une chasse abondante, une pêche copieuse représentent plusieurs jours passés dans le hamac.
Aussi, cette prodigieuse indolence, cet amour invétéré pour le hamac, faisaient dire à Marquis, dont linnocente manie est de cultiver le calembour par à peu près, quils sont atteints dun « hamachissement » !... chronique absolument incurable.
Entre temps, la navigation, naguère si difficile et parfois si périlleuse, saccomplit sans fatigue comme sans incidents.
Charles, le plus occupé de tous, relève à la boussole le cours du Rio-Branco dont il ne possède quune mauvaise carte, très ancienne, et par-dessus tout fantaisiste.
Tout informe quil soit, ce document a au moins lavantage dindiquer, très approximativement dailleurs, lemplacement des endroits naguère habités, et lentement abandonnés depuis le commencement de cet exode qui a poussé les habitants au-dessus de la coxoeira (barre, rapides) jusquà la région des campos.
À lembouchure du Chérouini, on ne trouve plus quune demi-douzaine de sitios perdus dans la région des lacs, et peuplés dIndiens, de Zambos ou de Mamalucos.
De lancienne povoaçao (village de civilisés) de Santa-Maria, située sur la rive gauche, il ne reste aucun vestige.
De même à Pesqueiro lancienne pêcherie royale pour lapprovisionnement de la petite garnison de Sao-Joaquim. Rien, pas une trace, la forêt a tout repris.
Le premier sitio (ferme de civilisé) que lon rencontre est celui de Bernardo Correio, un vieux Portugais dont la principale industrie consiste à faire du bois pour le chauffage des chaloupes à vapeur. Il est sur la rive droite à environ 28 ou 30 au Nord de la ligne équatoriale, et non loin du lac Cuarena où se trouvent une douzaine de cases habitées par des Nègres, des Indiens et des Métis des deux races.
Ces habitations, un peu dispersées, forment un village, le plus important du bas Rio-Branco.
Comme Santa-Maria, comme Pesqueiro, la povoaçâo du Carmo a complément disparu, en dépit de son excellente position en haute terre à labri des inondations.
Au-dessus du Carmo, dont on ne trouve plus de traces que sur les anciennes cartes, végètent tristement, en proie au mal misère et aux fièvres paludéennes, quelques malheureux Métis, habitant trois sitios : Gerenaldo, Claudo, Espiritu-Santo.
Puis, la solitude enveloppe la rivière et ses affluents : le Catrimani, aux sources lointaines et mystérieuses, lIgarapé-dAgua-Boâ-dEruiieni, la bouche des lacs Musú, Aricurá, Assahytuba et Capitari, ainsi que le Rio-Ananá, qui descend de la Serra da Lua et baigne quelques prairies peu étendues.
Plus haut encore, cest toujours le désert, cest-à-dire des forêts coupées par des marais, des parañas ou des cours deau mal connus. À part le seringal de Carneiro, où un Portugais, le senhor Vasconcellas, exploite le caoutchouc très abondant et dexcellente qualité, on ne rencontre pas dhabitation jusquà Vista-Allegre, sur la rive droite.
Vista-Allegre, situé à trois cents kilomètres de lembouchure de Rio-Branco, est un simple sitio construit sur lemplacement dun village disparu comme Carmo, comme Santa-Maria. Un gentilhomme portugais, don Bento Manoel da Cunha-Fiuza, un philosophe ou un désespéré, habite seul avec quelques Indiens la chaumière solitaire de Vista-Allegre.
Un peu au-dessus de Vista-Allegre, même rive, on laisse le lac dEngenirio où il y eut, au siècle dernier, une usine à sucre.
Disparue, lusine à sucre, comme aussi lancienne povoaçâo de Santa-Maria Velha, et le sitio de Caracaraï.
Cest tout ce quon rencontre dhabitants sur les quatre cents kilomètres parcourus depuis lembouchure de la rivière jusquà la caxoeira.
La caxoeira qui occupe une si grande place dans les conversations des Fazendeiros du Rio-Branco, la caxoeira maudite qui paralyse les communications entre Manáos et les Campos opulents de la région supérieure, est une série de rapides produits par la Cordillère qui limite au Sud les bassins du Mocajahi et du Yaua-Parana.
Sans ces rapides, qui sont au nombre de sept, et font un tort considérable aux éleveurs, les batellaos pourraient remonter en tout temps à Boâ-Vista ; une chaloupe à vapeur appropriée ferait un service ininterrompu même pendant les trois mois de grand été, et viendrait prendre les bufs aux ports même des fazendas.
Malheureusement on na rien fait ou presque rien pour remédier à ce grave inconvénient, quand il serait si facile et si rationnel, soit détablir une estrada (chemin) contournant les rapides, ou de canaliser la caxoeira elle-même.
Que de peines, que de temps perdu, que de dangers on épargnerait aux malheureux équipages des batellos qui ne mettent pas moins de cinq à six jours à franchir ce défilé maudit, alors que la saison est le plus favorable !
La chaloupe et le bâtiment quelle remorque traversent les rapides sans la moindre difficulté, grâce à lexcellence de sa machine et à lexpérience du pratique Peixote da Silva, un Zambo, qui avec le nègre Antonio Baretto Muratú entreprend le pilotage des bateaux franchissant la caxoeira.
Au-dessus de la caxoeira, toujours la même solitude, toujours la même absorption par la forêt des postes établis jadis par les civilisés. Cest ainsi que le voyageur passe, sans même sen douter, en face des emplacements où se trouvaient les povoaçaos de Concessao et de Sao-Felipe. Cest seulement beaucoup plus haut, après avoir passé la caxoeirinha, en face lembouchure du Yaua-Parana, que lon trouve quatre sitios exploités par des Indiens Paoxianos civilisés.
Plus haut encore, cest lembouchure du Mocajahi, une grande rivière malsaine, traversant des terrains opulents, mais ravagés par les sezoès (fièvres intermittentes) terribles. Cest là que vivent, dans des conditions hygiéniques susceptibles de faire frémir lEuropéen, les Indiens Paoxianos, des aborigènes osseux, barbus, aux yeux obliques, aux pommettes saillantes, dont le type rappelle celui des Annamites. De braves gens, en somme, moins voleurs, moins fugitifs que les autres Indiens, et susceptibles dattachement pour les blancs, mais malheureusement maladifs.
Que de richesses perdues sur ce coin de terre si privilégié sous le rapport de la fertilité et si meurtrier comme climat !
Nul ne pensera dailleurs et de longtemps à lexploiter fructueusement, quand on considère le petit nombre dhabitants épars sur cet immense territoire. On ne saurait, en effet, simaginer combien est désert le bassin du Rio-Branco.
Dans tout le bassin Sud-Ouest, cest-à-dire sur le territoire de la rive droite compris entre le Mocajahi, le Rio-Branco, le Rio-Negro et le Padaniri territoire dont létendue égale presque celle de notre Guyane entre le Maroni, le Tumuc-Humac, lOyopock et lOcéan, il ny a quune seule tribu, les Paoxianos. Encore, les membres de cette tribu sont devenus tellement rares, que ceux du Mocajahi ne sont guère plus de cent cinquante répartis dans six malocas. Le reste du bassin nen compte pas beaucoup plus. Soit trois cents individus peut-être pour la région.
Après le Rio-Mocajahi, on trouve sur la rive gauche la grande Serra de Carauma, la plus haute du Rio-Branco moyen. Son altitude est de 1150 mètres. La rivière coule pendant une vingtaine de kilomètres au pied de cette masse imposante, puis lon pénètre enfin dans cette magnifique région du Campo, les prairies sans fin qui sétendent jusquau Venezuela, et couvrent une partie de la Guyanne anglaise.
Bientôt le pays se peuple comme par enchantement. Non pas quil y ait une grande surabondance dhabitants, bien loin de là. Mais ce nest plus cette morne et désolante solitude qui plane sur dénormes portions de territoire absolument abandonnées aux fauves.
Les fazendas se succèdent presque sans interruption. Aussi loin que la vue peut sétendre, le voyageur contemple la prairie verdoyante où sébattent les troupeaux de bufs à demi sauvages, gardés par des pâtres plus sauvages encore. Il aperçoit les habitations situées sur les mamelons qui les mettent à labri des inondations, avec leurs dépendances où se trouvent les magasins aux vivres et les demeures du personnel. Des batellaos, des flottilles dembarcations de toutes grandeurs sont amarrés au rivage, près du petit port où sopère lembarquement du bétail.
Bref, un peu danimation, de mouvement.
Que serait-ce, sans linfernale caxoeira qui vient si malencontreusement barrer cette belle rivière et entraver, pour longtemps peut-être, lessor de ces vaillants colons ?
Ils sont là, au moins une douzaine de blancs, espacés sur une trentaine de kilomètres, à partir du Mocajahi, occupant de nombreux serviteurs, vivant dune façon patriarcale, nayant aucune distraction quune rapide envolée à Boâ-Vista, la capitale des Campos du Rio-Branco.
VII
Capitale primitive dune province déserte. Là où naît un homme, doit naître un pain. Réciproquement, là où un pain est disponible, un homme peut naître. Les richesses du Campo. Départ pour lintérieur. La maloca indienne. Optimisme de Marquis. Lacangatare et le tururi. Amour effréné pour les perles. Des kilomètres de colliers. Un mouchoir ne peut servir de pelote à épingles. Campement en plein air. Projets de désertion. Les mauvaises raisons de Clémentino. Les assassinats en famille nempêchent pas de faire bon ménage. Les fruits.
Boâ-Vista, la capitale des Campos du Rio-Branco !
Cette appellation retentissante, ce titre de capitale ne sauraient en aucune façon éveiller dans lesprit du lecteur lidée dun Eldorado perdu au milieu des solitudes amazoniennes. Il ne doit pas sattendre à trouver dans cette capitale, puisque capitale il y a, une opulente cité pourvue de ces raffinements si chers aux Brésiliens ; ni une ville prospère comme Manáos, emplie de bruit, de mouvement, de fièvre commerciale ; ni même une bourgade comme nos villages de Beauce ou de Normandie.
Il en est de la capitale des Campos du Rio-Branco, comme de ces mendiants espagnols, des hidalgos peut-être authentiques, pourvus dune kyrielle de noms, qui déjeunent dun oignon cru, dînent dune cigarette, soupent dune sérénade, et possèdent pour toute fortune, avec un manteau à claire-voie, un haut-de-chausse agrémenté dinnombrables hiatus.
Cependant, ils nen sont pas moins gentilshommes.
Avec ses vingt-cinq ou trente cases toutes couvertes en paille, assez petites, parfois blanchies à la chaux, mais généralement propres et confortables, Boâ-Vista, bâtie sur un coteau dominant la rivière, nen est pas moins une capitale.
Tout est relatif, en ce monde.
Qui sait dailleurs, si cet embryon de cité ne possédera pas, dans un temps plus ou moins rapproché, des usines, des hôtels, des banques, des théâtres, des docks, avec des chemins de fer, des télégraphes, des téléphones, etc...
La prodigieuse fortune des villes australiennes ou nord-américaines permet, au contraire, daffirmer la réalisation de cette hypothèse.
Hypothèse dautant moins déraisonnable que rien ne manque à cet admirable pays et que les Brésiliens sont de merveilleux colonisateurs.
Quelles que soient les surprises que lavenir ménage à nos descendants, Boâ-Vista nen est pas encore là.
Deux monuments attestent seuls aujourdhui ce germe de la future civilisation. Une église, une école.
Léglise est encore en construction. Mais lécole primaire est fréquentée avec une remarquable assiduité par les enfants des blancs, des Mamalucos et des Indiens qui servent de domestiques et travaillent pour les blancs.
En dépit de lexiguité de cette cité de lavenir, les transactions sont très actives, grâce surtout à la présence des blancs qui possèdent presque exclusivement les grandes fazendas de lintérieur. On y compte seulement deux Européens, un Portugais et un Italien. Les autres, au nombre de trente, sont amazonenses, paraenses, ou céaraenses.
Trente-deux fazendeiros, direz-vous peut-être, cest peu, pour un territoire aussi vaste. En apparence, oui. Mais, en réalité, ces travailleurs intelligents, actifs, énergiques, nen ont pas moins improvisé de toutes pièces les éléments de la civilisation future et fait face aux besoins dune émigration éventuelle.
Les colons peuvent arriver en grand nombre. Ils trouveront de quoi travailler, de quoi manger du jour au lendemain.
Que ne peut-on hélas ! en dire autant pour notre Guyane.
Malthus, cet économiste si décrié, peut-être si méconnu, disait avec la brutale éloquence dun homme habitué à brasser les chiffres : « Là où naît un homme, doit naître un pain. » On na voulu voir dans cet aphorisme quune boutade dhomme prétendant limiter laccroissement de la race humaine à la production alimentaire.
Ceût été là une erreur indigne dun penseur comme lui, puisque la production alimentaire est pour ainsi dire indéfinie. Aussi, nous est-il permis de commenter sa phrase de façon à lui donner la signification suivante : sil naît un homme, assurez-lui un pain.
Cest en somme une formelle invitation à obéir à la noble loi du travail.
Malthus a donc eu raison de dire que quand un homme naît, un pain doit naître ; et réciproquement, comme le dit si bien M. Paul Bert : là où un pain est disponible, un homme peut naître.
Ayons donc des pains disponibles, et la natalité croîtra. Cest ainsi que les éleveurs de Rio-Branco ont retourné, peut-être inconsciemment, la proposition de léconomiste anglais ; et ils ont rendu disponibles non pas des pains, mais des bufs.
Aujourdhui, les trente-deux fazendas du Campo ne renferment pas moins de 32 000 bêtes à cornes et 4000 chevaux. Chacune delles occupe, soit comme porteurs, soit comme bateliers, soit comme cultivateurs un grand nombre de nègres, de mamalucos, de zambos et surtout dIndiens, qui ayant renoncé à lexistence nomade, vivent aujourdhui dans une abondance relative, et peuvent sassurer le lendemain par un travail facile et largement rétribué.
Cest là surtout ce quil importe de bien savoir : que le Campo du Rio-Branco, tout désert quil semble à première vue, nen est pas moins activement exploité par des civilisés, que Boâ-Vista, la petite bourgade, est le centre autour duquel rayonnent et viennent aboutir toutes les composantes de ce progrès intellectuel et commercial.
En outre, pas de fonctionnaires chamarrés, galonnés, majestueux et ignorants, qui rongent le plus clair des revenus de la petite colonie, paperassent à plume-que-veux-tu, entravent à chaque instant lindustrie dont ils ne connaissent ni les éléments, ni les besoins, ni les ressources ; pas de soldats dont les bras seraient infiniment mieux employés aux travaux communs, car les colons, qui sadministrent fort bien eux-mêmes, savent également se défendre en cas dattaque, cas très rare, dailleurs, car cette colonisation pacifique, en procurant laisance aux aborigènes de la région, en a fait des amis.
Il y a pourtant une garnison au poste de San-Joaquim, situé un peu au-dessus de Boâ-Vista. Mais quelle bicoque, et quelle garnison ! quatre hommes et un sergent, qui ont abandonné leur cabane de paille et de boue, ont élu domicile à côté, à la fazenda voisine de San-Bento, où ladministration supérieure les a consciencieusement oubliés, et où ils trouvent, en travaillant, le moyen de satisfaire largement à tous leurs besoins.
Le gouvernement actuel doit, et avec juste raison dailleurs, arrêter, à lavenir, tout nouvel envoi de troupes.
Charles Robin et ses compagnons avaient reçu chez un fazendeiro quils avaient rencontré en arrivant, au moment où il surveillait larrimage de son bétail sur un batellao, cette hospitalité si franche et si cordiale dont notre civilisation égoïste ne saurait concevoir la moindre idée.
Leur aimable amphytrion eût bien voulu les garder longtemps près de lui, leur faire faire de longues chevauchées à travers le Campo, les convier aux chasses plantureuses, aux pêches miraculeuses qui sont la distraction par excellence.
Mais Charles, pressé de partir pour la région des montagnes, ne voulut demeurer à Boâ-Vista que le temps strictement nécessaire aux préparatifs de son expédition.
Quarante-huit heures lui suffirent pour trouver les auxiliaires indispensables, des Indiens Paoxianos, que son hôte lui recommanda. Un dernier repas les réunit à la table de la fazenda, puis il fallut dire adieu aux deux jeunes Brésiliens, Raphaelo et Bento, qui, de leur côté, avaient recruté un nouvel équipage et se préparaient à rejoindre Manáos.
Charles, en homme qui ne veut pas se lancer à laventure, a minutieusement étudié son itinéraire, tout en croyant devoir cacher à lobligeant fazendeiro le but de son exploration aux montagnes de la Lune.
On se souvient quil a projeté de rejoindre le Maroni en passant par lintérieur, après avoir cherché les forêts de quinquina signalées par José.
Bien que le mulâtre se souvienne exactement de la voie quil a suivie antérieurement, Charles, en prévision dun accident qui le priverait de ce guide, a pris près des fazendeiros tous les renseignements imaginables.
Lextrême pointe du Tumuc-Humac, doù sort la branche principale du Maroni, le Tapanahoni, est distante, en ligne directe, denviron cinq cent vingt-cinq kilomètres de Boâ-Vista, et située un peu au-dessus du 2e parallèle Nord.
Il faudra donc suivre presque constamment une direction Ouest-Est, et ramener à lEst toutes les déviations nécessitées par des incidents du voyage.
La petite caravane marchera à pied, sauf quand les rivières suivront cette direction orientale. Chose peu probable, dailleurs, car les cours deau descendant de la chaîne prennent presque exclusivement une direction Sud-Nord, comme le Répunami, le Cuyunini, le Yavre et le Tchip-Ouâ, dont la réunion forme lEsséquibo, le grand fleuve de la Guyane anglaise.
Mais, à trois cents kilomètres de Boâ-Vista, en obliquant dun quart dans le Sud-Est, on trouvera le Curucuri-Ouâ, affluent supérieur du Rio-Trombetta, qui coule de lOuest à lEst, un peu au-dessus du 1er parallèle Nord. Peut-être cet affluent sera-t-il utilisé pour le retour.
Les trois Européens et le mulâtre se mettent en route le cinquième jour de leur arrivée. Ils sont accompagnés de six Indiens Paoxianos qui se sont engagés à les suivre presque chez les Atorradis. Quatre chevaux, mis à leur disposition par le fazendeiro, porteront leurs provisions et leurs bagages, jusquau Cuit-Anaá que lon remontera en pirogue. Deux serviteurs de la fazenda ramèneront les chevaux à ce moment.
Les voici bientôt en plein Campo.
Charles et Winckelmann, familiarisés avec les multiples aspects de la terre équinoxiale, savancent avec leur allure de voyageurs endurcis et quelque peu blasés. Mais, Marquis, le Parisien affamé de villégiature, et qui connaît seulement les forêts ou les marécages inextricables de la côte, sextasie à chaque instant comme un écolier en vacances.
La rencontre des Indiens, de vrais Peaux-Rouges, dauthentiques sauvages qui peu à peu se révèlent à létat de nature, à mesure quils séloignent des blancs, le plonge dans le ravissement.
La promiscuité des malocas (maisons indiennes) sous lesquelles sont empilés jusquà vingt-cinq ou trente hamacs, na rien de répugnant pour lui, bien quil sexhale de cet entassement des odeurs absolument étrangères à la rose ou à la tubéreuse.
La vue des roças (abatis) plantées de manioc, de bananiers, dananas, de papayes, de cannes à sucre, dignames, de patates ou de giraumons, lui donne à chaque instant le désir de vivre à lindienne.
Patience ! Marquis, patience ! lui dit Charles souriant à son enthousiasme, vous en serez saturé plutôt que vous ne le pensez.
« Toutes ces bonnes choses qui vous font venir leau à la bouche vous répugneront, et vous soupirerez après un vulgaire morceau de rosbif et un chanteau de pain plus ou moins blanc, comme jadis les Hébreux après les oignons de la légende.
Jamais, Monsieur Charles, jamais !
« Et les Indiens !... ne trouvez-vous pas, comme moi, quils sont superbes ?
Mais peu vêtus.
Peuh ! par une semblable chaleur !
« Comme leur costume est bien approprié à leur type !
« Comme cette couronne de plumes sied bien à leurs faces de granit rouge !... quel nom donnez-vous à cette couronne ?
On appelle cela une acangatare.
Acangatare, soit... cest un véritable diadème.
Vous appelez cela un costume ?
Il y a encore cette feuille de vigne en cotonnade quils drapent autour de leurs hanches avec assez délégance.
Cest le calimbé, ou le tururi, comme ils disent ici.
« Peut-être serait-il plus rationnel de prétendre quils sont vêtus de leur pudeur et dun rayon de soleil, et quils portent supérieurement le nu.
« Mais, vous ne dites rien de leurs femmes.
« Est-ce que vous pousseriez la galanterie jusquà avancer que ces commères grotesquement affublées de kilomètres de perles vous paraissent gracieuses ?
Ici, comme là-bas, la mode a de si étranges exigences !
Étranges en effet, quand on considère les idées baroques suggérées par lamour de la parure à ces primitifs enfants de la Prairie équinoxiale.
Entre autres singularités, rien ne saurait donner idée de lamour des femmes indiennes pour les perles.
Les perles sont pour ainsi dire leur unique vêtement : cest par excellence lobjet de leur convoitise et pour la possession duquel on supporte le travail, on brave la fatigue, on entreprend de longs voyages, on recourt même à lassassinat précédant le vol !
Mais aussi, quelle joie pour les dignes sauvagesses, de pouvoir exhiber, toute bariolée de perles leur tangue, ce voile exigu, suffisant à leur pudeur ! Quelle ivresse quand, possédant à profusion des milliers et des milliers de grains colorés, elles se fabriquent des colliers, des bracelets, des ceintures interminables, sen passent, comme le dit Charles, des kilomètres au cou, à la poitrine, aux bras, aux poignets, aux jambes, aux mollets, de façon à en être littéralement écrasées, ce qui les fait transpirer comme des alcarrazas et souffler comme des phoques.
Les hommes eux-mêmes partagent cette singulière préférence, et ont souvent coutume de porter en sautoir ou sur les deux épaules de grands et gros colliers formés de cinq ou six cordons de perles multicolores.
Mais, ce qui met à son comble létonnement du Parisien, cest de voir les indigènes de lun et lautre sexe se passer, dans la lèvre inférieure, quatre ou cinq épingles en faisceau, dont les têtes sont en dedans de la bouche, et dont les pointes évoluent bizarrement à chaque mouvement de la lèvre.
Quelle idée biscornue ! ne peut sempêcher de dire notre optimiste.
« Je comprends quon ait besoin dépingles...
« Mais pourquoi ne pas les piquer simplement dans létoffe du calimbé, au lieu de se mutiler ainsi la bouche ?
Parce que... eh ! regardez, fit Charles en éclatant de rire.
Ah, diable ! voilà qui est plus prosaïque, reprend le jeune homme en voyant un Indien saisir délicatement une partie de cette unique pièce de son vêtement entre le pouce et lindex, baisser la tête et sy moucher avec un bruit retentissant.
« Tout sexplique, et il serait au moins imprudent de faire une pelote de son mouchoir.
« Mais, voilà qui nest pas absolument propre !
« Enfin, heureusement que le calimbé est assez grand, et que lon se baigne souvent ici.
« À propos, pourquoi ces calimbés ou ces tururis voyez quels progrès je fais dans la langue du pays ! ne sont-ils pas de la même grandeur ?
Ma foi, je lignore.
« Demandez à José.
Répondez s. v. p., senhor José, mon cher compère.
Tout simplement parce que les dimensions de ce vêtement sont en rapport avec limportance du personnage.
« Voyez ! Il en est de grands comme la main, et dautres qui traînent jusquaux chevilles de leurs possesseurs.
Cela me paraît juste, et la hiérarchie doit y trouver son compte.
Après une hospitalité des plus froides, et des négociations parfois interminables pour obtenir des vivres frais en échange des perles, la monnaie courante du pays, on dit adieu à la maloca. Les Indiens, qui ont accueilli les voyageurs sans plaisir, ne témoignent pas plus démotion à leur départ.
Ces habitants des terres, calcinées par limplacable soleil de léquateurs semblent perpétuellement gelés dans leur impassibilité.
Le lendemain, la petite troupe campe en plein air. Elle est partie depuis quatre jours. Elle longe maintenant le Cuit-Anaú, et aperçoit au Sud la ligne sombre formée par la Serra da Lua.
Demain, on marchera en pirogue, à travers les caxoeiras de cette rivière capricieuse, si toutefois les riverains consentent à prêter leurs embarcations.
Ce sera loccasion de nouveaux et interminables palabres.
Un amateur de pittoresque, transporté brusquement en pleine terre vierge, contemplerait avec ravissement le tableau présenté par le campement au bord de la rivière.
Linstallation, très sommaire, a été choisie au milieu dun bouquet darbres feuillus. Un grand feu dont la flamme claire séchevèle joyeusement au milieu des ténèbres, sert à faire la cuisine et éloignera pendant la nuit les fauves assez communs en cet endroit.
À lentour, neuf hamacs de coton, attachés aux troncs, forment comme une série de festons blanchâtres. Quatre caisses carrées, une demi-douzaine de ballots volumineux, sont rangés sur le sol, prêts à servir de sièges aux convives qui vont se restaurer.
Devant le brasier, la petite marmite de cuivre et la cafetière frémissent en lançant des jets de vapeur. Sur une couverture étalée, quatre assiettes, un grand plat de fer-blanc, des couteaux, des fourchettes, brillent avec des reflets métalliques. Cest le couvert des blancs et du mulâtre, ces sybarites !
Près des hamacs, quatre fusils sont accotés le long dun arbre, avec les ceinturons portant la cartouchière et le fourreau du sabre dabatis. Plus loin, des arcs et des flèches en faisceaux, avec des couis, des sacs à feu renfermant un briquet, de lamadou, des colliers, un morceau de résine, des petites boîtes pleines de piment, des couleurs pour la toilette des grands jours, le « vade mecum » des Indiens.
Marquis, le chef de gamelle, annonce que le dîner est prêt.
La marmite découverte laisse exhaler un parfum plus violent que délicat. Mais, quimporte ! ce mélange dignames et de morceaux de tatou mijotés dans du saindoux conservé en bouteilles, à cause de la température qui lui donne la consistance de lhuile, nen est pas moins appétissant.
Quelques pincées de piment écrasé relèvent la saveur de ce « rata », auquel manque le sel ; et un morceau de biscuit, tiré dune caisse, remplace, très désavantageusement dailleurs, le pain.
On mange lentement. La nuit sera si longue, que chacun prolonge autant que possible, ce festin primitif.
Puis, arrive lheure solennelle du café, des cigarettes, des longues causeries qui précéderont le sommeil.
Les Indiens, plus flegmatiques et sil est possible plus mornes encore que de coutume, ont absorbé leur part avec la voracité danimaux sauvages. Quelques tours de langue, quelques coups de dents, quelques grimaces accompagnant la déglutition, cest fait.
Puis, sans rien dire, ils se fabriquent, ainsi quils ont coutume de le faire tous les soirs, chacun une paire de derkélis, ces sandales tirées dune spathe de miritis, en se regardant sournoisement à la dérobée.
Cette cordonnerie indigène, très simple, est à la portée de tout le monde. Il suffit de chauffer au feu la spathe pour la ramollir, dy percer quelques trous avec un poinçon, dépasser dans ces trous une corde qui sera fixée entre les deux premiers orteils et reviendra sattacher au talon.
Ces chaussures primitives, excellentes pour marcher sur les roches, sont vite usées, mais la matière première est inépuisable.
Puis, les Indiens, après avoir reçu dans leur coui une rasade de tafia, regagnent lourdement leur hamac, sans un mot, sans un signe, sans un remerciement.
Non pas tous, pourtant. Car un seul qui semble avoir pris une importante détermination vient se planter devant Charles, comme sil sollicitait une interrogation.
Cest toi, Clémentino, demande le jeune homme, que veux-tu ?
LIndien porte volontiers un nom portugais quil substitue à son nom indigène quand il sest trouvé, même une seule fois, en contact avec des blancs.
Tout en affectant un parfait dédain pour eux et leurs coutumes, il sempresse de leur demander leur nom, et sen affuble aussitôt, très fier de « poser » au retour vis-à-vis de ceux de son village.
On trouve ainsi, même dans des lieux très éloignés de tout centre civilisé, des indigènes sappelant Maoël, Antonio, João, Bernardo ou Agostinho.
Clémentino répond brièvement :
Je veux men aller.
Comment, déjà ?...
« Pourquoi ?
Nous allons trop loin.
Mais tu as promis de nous suivre avec tes compagnons, pendant trois jours encore.
Cest vrai, mais cest trop long, trois jours.
Si vous partez, vous ne recevrez pas le paiement que je vous ai promis.
Cela ne fait rien, nous allons partir.
Tout de suite ?
Oui.
Mais, voyons, cest de la folie !
« Attends à demain... conduis-nous chez lIndien qui doit nous fournir des pirogues.
Clémentino ne répond pas.
Le connais-tu, cet Indien ?
Oui.
Qui est-il ?
Cest mon oncle.
Eh ! bien, pourquoi ne veux-tu pas le voir ?
Il est Canaémé.
Tu es fou !
« Il ny a plus de Canaémés, ici.
Si, Monsieur, tous ceux qui tuent sont Canaémés.
Celui quil a tué était-il ton ami, ton parent ?
Oui, cétait mon frère.
Diable ! Cest donc un affreux sacripant, que ton oncle ?
Clémentino hausse les épaules et murmure avec un geste de profonde indifférence :
Oui.
Cependant, tu mas dit quil était ton ami.
Oui, Monsieur, cest vrai, il est mon ami.
... Que tu as demeuré longtemps près de lui.
Cest vrai, jai demeuré près de lui.
Même après quil a eu tué ton frère ?
Oui, Monsieur.
Et tu nas pas songé à le venger ?
Je ne sais pas, répond Clémentino dun air étonné.
Ce nest donc pas parce que ton oncle est Canaémé, que tu ne veux pas nous conduire chez lui ?
Je ne sais pas.
Mais tu las dit tout à lheure !
Oui, Monsieur.
Clémentino, qui ne se pique pas de logique, conserve son attitude dautomate, sans que les raisonnements du blanc aient réussi à entamer sa ténacité danimal.
Charles qui avait réussi à sattacher les Tapouyes de la côte et à se créer, comme on la vu, détroites sympathies avec les braves et intelligents Moudouroucous, est positivement démonté à laspect de cette stupidité voulue, étudiée, et élevée à la hauteur dune institution sociale.
Ni lui ni ses compagnons ne peuvent concevoir une pareille différence entre des individus de même race, et habitant à une distance aussi peu considérable.
Jai bien peur, dit-il en français à ses compagnons, que nous ne soyions bientôt réduits à nos ressources.
Il interpelle de nouveau Clémentino toujours impassible.
Voyons, tu es bien décidé à ten aller ?
Oui.
Tes compagnons aussi ?
Mes compagnons aussi.
Reste seulement jusquà demain soir.
« Dis, veux-tu ?
Je ne sais pas.
Je vous donnerai à tous le double de ce que je vous ai promis.
Oui, Monsieur.
Ainsi, je puis compter sur toi ?
Oui.
Cest bien... Va dormir.
Le lendemain matin, Marquis, éveillé le premier, laisse échapper une exclamation de colère et de désappointement.
Les Indiens ont plié bagage pendant la nuit, se sont éloignés sans bruit, après avoir roulé leurs hamacs, ramassé leurs sacs et leurs armes.
Ils nont même pas pu se payer de leurs mains, car les blancs, en prévision de cette désertion, avaient déposé les colis sous leurs hamacs.
VIII
Découverte dune pirogue. Le bois à rames. Sur le Cuit-Anaú. Marquis scandalisé dapprendre quon enivre les rivières. Pas de harpon ! Forge, enclume et marteau improvisés. Une ligne. Comment Charles détache une liane dun coup de carabine. Pêche au pirarucu. Poisson long de trois mètres et pesant cinquante kilogrammes. On demande une épuisette. Marquis heureux de savoir quil va devenir boucanier. Visite inattendue. Le caïman. Péril mortel. Lutte terrible. Exploit de Winckelmann. Corps à corps avec le caïman. LAlsacien prétend, non sans raison, quun caïman nest quun lézard.
La désertion des Indiens Paoxianos ne soulève même pas lombre dune récrimination. Le fait était prévu et attendu, mais un peu plus tard. Traîner contre leur gré des gens en plein pays sauvage est plus quune gêne, mais un embarras, une préoccupation de tous les instants.
Mieux valait en finir au plus tôt. Le brusque départ de ces drôles avait tranché la question. Bon voyage pour eux et pour tous !
On avait déjà parcouru un peu plus de cent kilomètres. Le tiers de la distance entre Boâ-Vista et les montagnes sur lesquelles se trouvent, au dire de José, les forêts de quinquina.
En marchant raisonnablement, cest-à-dire en faisant vingt-cinq kilomètres par jour, cest laffaire dune semaine.
Pour des hommes robustes, bien acclimatés, endurcis à la fatigue et habitués à la nourriture du pays, une pareille entreprise na rien dextraordinaire et rentre au contraire dans le domaine des choses très possibles, à la condition toutefois quil ne survienne pas daccidents.
Pour le moment, tout marche à souhaits.
Le jour même de la fugue des Paoxianos, José qui reconnaît parfaitement sa route, a trouvé, au bout dune picada (sentier dIndiens) aboutissant au Guit-Anaú, une pirogue échouée, à demi enfouie sous la vase.
Lembarcation indigène na aucunement souffert de cette immersion prolongée, et ses dures parois ditaúba ont merveilleusement résisté à laction intermittente des eaux et du soleil.
Fabriquer quatre pagayes, avec le yaruri (bois à rames), très facile à fendre et à travailler, et pourtant très solide, est pour Winckelmann, Charles et le mulâtre, laffaire dune heure.
Marquis, ne possédant pas lhabileté de ses compagnons à manier le sabre dabatis, soccupe activement du nettoyage de la pirogue et de larrimage des caisses et des ballots.
Lappareillage sopère séance tenante. Charles et lAlsacien, habitués à payer de leur personne, se mettent à pagayer comme de véritables nègres Boshs, ces prodigieux bateliers du Maroni, pendant que le senhor José, dont la blessure est à peine fermée, dirige lembarcation à travers les sinuosités décrites par la rivière, les caxoeiras qui encombrent son lit, les arbres tombés qui lobstruent.
Marquis, avec plus de bonne volonté que de succès, sessaye au maniement de la pagaye, et paie, sans une seule plainte, dampoules sérieuses, ce pénible apprentissage.
Comme compensation à cette navigation difficile, le Cuit-Anaú offre aux voyageurs une incroyable surabondance de poissons. Sous ce rapport, cette rivière est un véritable vivier où sébattent par centaines, par milliers, les surubis, les jandias, les tucunarés, et les monstrueux pirarucus.
Cest là un précieux supplément de vivres dont il est urgent de profiter. Ces poissons délicats, presque aussi nourrissants que la viande, fourniront une importante réserve en cas de disette.
José, pêcheur incomparable, déplore le manque dengins pour capturer, séance tenante, quelques-uns de ces admirables représentants de la faune ichtyologique, et voudrait posséder au moins un simple harpon.
Nous navons pas de harpon, mon pauvre ami, répond Charles.
« Mais soyez tranquille, nous trouverons avant peu des lianes de nikou, et nous enivrerons la rivière.
Enivrer la rivière ! interrompt Marquis dun air comiquement scandalisé.
« Transformer ce cours deau inoffensif en un assommoir !...
Ivremortiser tous ces malheureux poissons !
Les voir rouler dans le ruisseau, comme ces pauvres diables qui fêtent imprudemment le vitriol qui ronge jusquau zinc des comptoirs de marchands de casse-poitrine !
« Je voudrais bien contempler ce spectacle !
Rien de plus facile, mon cher Marquis.
Comment, cest vrai ?...
« Vrai comme dans les livres ?
Et même plus encore !
« Il suffit de prendre la plante, ou une des plantes douées de ces propriétés enivrantes particulières à la « coque du Levant ».
« Celle dont je viens de parler est une légumineuse, appelée nikou par les indigènes et robinia nikou par les naturalistes.
« On la tronçonne par fragments longs de soixante centimètres. On écrase les fragments entre deux roches, et le suc se mêle aussitôt à la masse des eaux quil teinte dun blanc léger.
« Au bout dun quart dheure à peine, on voit tous les poissons sagiter, comme pris du délire, puis osciller, se débattre, et finalement rester immobiles sur le dos.
« Il ny a plus quà se baisser et à les prendre à la main.
Cest prodigieux !
Si javais seulement un harpon ! interrompit José en revenant à son idée première, je vous offrirais, en moins de dix minutes, un pirarucu de vingt-cinq livres sans avoir besoin de « cuisiner » le nikou.
Je ne vois rien dimpossible à vous en procurer un, dit de sa voix basse Winckelmann, toujours sobre de paroles.
Eh ! je ne demande pas mieux !
Il faudrait pour cela sacrifier une des baguettes dacier destinées au nettoyage des carabines.
Quà cela ne tienne ! répondit Charles.
« Nos quatre carabines sont du même système, et nous navons pas besoin de quatre bavettes.
Bon !
« Ayez donc lobligeance de faire aborder la pirogue, sans vous commander.
Deux minutes après, la pirogue était amarrée au rivage.
Maintenant, du feu.
Pendant que Marquis ramasse du bois, bat le briquet, et fait jaillir la flamme dun morceau de broussailles, lAlsacien avise un tronc darbre abattu et y enfonce vigoureusement le fer dune des deux haches que possède le petit corps expéditionnaire.
Lenclume, dit-il en montrant du doigt le dos de linstrument.
Et le marteau ? demande Marquis.
Le dos de lautre hache.
En un moment, la mince tige dacier formant la baguette est chauffée au rouge vif.
Le forgeron improvisé la porte sur son enclume de fantaisie, la martelle à petits coups, laplatit à son extrémité en forme de fer de lance, réussit, par un prodige dadresse, à façonner deux barbelures, la remet au feu un instant, trempe la pointe, et la tranche dun seul coup, à dix centimètres en dessous.
Voilà votre harpon, José, dit-il après dix minutes de travail.
« En voulez-vous un autre ?
Non pas, car un seul suffit, et je vous remercie, répond le mulâtre stupéfait dune pareille habileté.
« Quant au reste, je men charge.
Mais, le manche ?
Un de ces bambous fera laffaire avec une brasse de ficelle.
Et la ficelle ?
Comme je nai pas le temps de tresser du piassaba, je vais déchirer une lanière de ma ceinture.
Très bien, vous êtes homme de ressources.
Et vous donc ! sécrie imprudemment Marquis.
« Vous êtes absolument stupéfiant, mon cher...
« Où diable ! avez-vous acquis cette merveilleuse dextérité ?
À une terrible école où je suis resté trop longtemps, pour mon malheur, répond dune voix étouffée linfortuné en pâlissant affreusement.
Quelle « gaffe » je viens de faire ! murmure en aparté Marquis désolé, auquel un coup de coude administré par Charles rappelle, mais trop tard, le passé du malheureux, lenfer du bagne et une faute si vaillamment rachetée.
Une diversion inattendue vient rompre heureusement un silence pénible, car Marquis, en homme de tact, na pas aggravé, par des excuses plus embarrassantes encore, sa question inconsidérée.
La pirogue se trouve en face dune petite caxoeira, de lautre côté de laquelle sétale, comme une nappe dargent, un lac bordé au Sud par la chaîne de montagnes.
Attention aux pagayes pour remonter la barre ! commande Charles brièvement.
Le courant, assez rapide, nécessite près dun quart dheure defforts énergiques, puis lembarcation glisse sur les eaux immobiles du lac.
Ah ! diable ! sécrie José, jai oublié lessentiel.
Quoi donc ?
Une ligne pour attacher au manche de mon harpon.
Et nous navons pas la moindre ficelle !
Va-t-il falloir renoncer à popoter un morceau de pirarucu, demande Marquis, toujours un peu porté sur sa bouche.
Jen ai peur, du moins pour linstant.
Bah ! reprend Charles, une liane bien fine et bien flexible remplacera parfaitement la ficelle.
« Les lianes, ce nest pas cela qui manque, ici, et vous les voyez sécheveler du haut en bas des arbres en quantités innombrables.
« Nous navons que lembarras du choix, depuis celles qui sont grosses comme la jambe, jusquà celles qui sont fines et déliées comme un brin de loin.
Ajoutez la difficulté daller en couper une à quinze ou vingt mètres, interrompt Marquis.
« Il nest pas à la portée du premier venu, fût-il mâtiné de singe, de grimper à ces arbres gros comme des tours, et absolument dépourvus de basses branches.
Cest laffaire de quatre ou cinq secondes, montre en main, et sans changer de place.
Vous plaisantez, Monsieur Charles.
Pas le moins du monde.
« Voyez plutôt.
Le jeune homme, à ces mots, saisit sa carabine, la porte lentement à son épaule, vise attentivement une liane isolée, qui sattache à une branche latérale, au milieu dun splendide bouquet dorchidées en pleine floraison.
Larme demeure un instant immobile, puis un léger flocon de fumée empanache lextrémité du canon. Une détonation aiguë retentit.
La liane, tranchée par la balle comme avec un sabre, sabat en sifflant, pendant que des cimes senvolent, effarés, en caquetant bruyamment les toucans et les perruches multicolores.
La ligne demandée, Marquis, dit Charles dune voix calme, en faisait sauter dun coup sec lenveloppe métallique de la cartouche vide.
Pas possible ! sécrie le jeune homme abasourdi.
« Voilà qui eût joliment « épaté » le capitaine Fil-de-Fer, mon ancien commandant de compagnie, un malin, pourtant, qui donnait la permission de minuit aux plus fins tireurs.
« Il y en avait de pas maladroits, pourtant, chez nous, au 4e bigorneau, mais le plus fort ne vous allait pas à la cheville.
Vous me flattez, mon cher, et vous vous exagérez les mérites de ce coup plus brillant en apparence que difficile en réalité.
« Il nest pas un seul de mes Indiens de lAraguary qui nen fît autant avec son arc... cétait même pour eux la moindre des choses. « Mais, assez causé ! cela vous suffit, nest-ce pas, José ?
Parfaitement, senhor.
« Cette liane, malgré sa finesse et sa flexibilité, supporterait sans se rompre le poids dun homme.
Lattacher à la hampe du harpon, se poster debout, à lavant de la pirogue, dans lattitude classique du harponneur est pour lui laffaire dun moment.
On observe à bord le plus rigoureux silence, car le pirarucu est dun naturel assez défiant, même dans les parages où il nest pas poursuivi.
Tout à coup, lil infaillible du pêcheur aperçoit une légère ondulation dans la couche superficielle du lac, et un léger sillage décume.
Le bras qui tient le harpon est projeté comme un ressort, et larme disparaît en sifflant au milieu du remous.
Autant ! sécrie Marquis désappointé, croyant le coup manqué.
Mais José, sans répondre, file rapidement la liane lovée au fond de la pirogue, pendant que la hampe de roseau va, vient, oscille, oblique, plonge et reparaît.
Marquis, non moins stupéfait que tout à lheure quand il a vu Charles cueillir la liane de cette façon originale, comprend que le poisson est touché.
Cependant le mulâtre, toujours attentif, hale sur la ligne, la file de nouveau pour la ramener à lui, sans à-coups, prudemment, de façon à fatiguer le pirarucu qui se débat furieusement.
En dépit de sa résistance, il réussit à lamener bientôt à portée de la main. Le jeune homme, qui suit avec une sorte de fièvre les péripéties de cette lutte émouvante, le voit émerger un instant, et ne peut retenir un cri à laspect de ses dimensions colossales.
Mais, sacrebleu ! où donc trouver une épuisette pour soulever un pareil monstre ?
Le museau du poisson apparaît soudain, et Winckelmann, sans perdre une seconde, lui applique un formidable coup de pagaye qui lassomme tout net.
Il ne reste plus quà le hisser à bord ; chose assez facile, en somme pour le robuste Alsacien, bien que le poisson pèse près de cinquante kilogrammes et atteigne environ trois mètres de longueur.
Cinquante kilogrammes... trois mètres de long... Marquis nen peut croire ses yeux, et le brave garçon pousse des hourras retentissants, piétine sur place, jusquà compromettre la stabilité de la pirogue.
Ses compagnons, habitués à de pareilles captures, sourient de son enthousiasme, sans manifester lombre dune émotion.
Vous êtes étonnants, vous autres, et je ne sais ce que je dois le plus admirer de votre impassibilité ou de ladresse de mon compère José.
« Mais je connais des pêcheurs parisiens qui font plus de bruit pour un goujon !
« Le superbe animal !... Quelles admirables couleurs !... Et ces écailles... Ma parole, elles sont aussi grandes que des feuilles dartichaut !
« Un joli coup, José !... le fer est planté au beau milieu des reins, et, pourtant, vous naperceviez rien, quand vous avez lancé votre arme.
Que voulez-vous, répond modestement le mulâtre, un peu dhabitude...
Comment, vous allez recommencer ?
Oui, il nous en faut encore un.
« Voyez-vous, il ny a pas mal de déchet, et celui-là ne nous donnera guère que trente kilogrammes de chair.
« Il ne faut pas négliger les occasions ; car qui sait si nous retrouverons plus tard pareille aubaine !
Espérez-vous donc conserver longtemps la chair ?
Sans doute !
Je vous serais obligé de me dire par quel procédé.
Par le boucanage !
Tiens !... cest juste.
« Jai fait un peu tous les métiers, et celui de boucanier manquait à la collection.
« Je serai heureux de lapprendre.
Un peu de patience, et surtout de silence, car José va recommencer.
Le mulâtre reprend sa place à lavant, et se met à examiner attentivement les moindres tourbillons produits par les habitants de lélément liquide.
Pour la seconde fois, son bras, armé du harpon, se détend brusquement, et la pointe disparaît au milieu dun remous.
Chose étrange, on entend un bruit sec, comme si larme frappait un corps dur, et la hampe, que le pêcheur na pu lâcher, se brise dans sa main.
Cette résistance inattendue a pour résultat de faire perdre léquilibre au mulâtre, debout, un pied sur chaque bordage. Il glisse, étend les bras et tombe lourdement dans le lac.
En même temps, une gueule immense souvre juste à la place où il vient de disparaître. Deux mâchoires, palissadées de dents formidables, souvrent et se referment, trop tard heureusement, et la carapace rugueuse dun monstrueux caïman émerge dune vague qui sécrase sur la coque de la pirogue.
Oh ! le malheureux ! sécrie Marquis éperdu cherchant une arme.
Charles frémit, et saisit sa carabine par le canon. Malheureusement la crosse est engagée sous le pirarucu.
José reparaît à ce moment et sécrie dune voix étranglée par langoisse :
À moi !
Tiens bon !... on y va...
Cest Winckelmann, qui, armé de son sabre et tenant de la main gauche un paquet volumineux, sélance sur le monstre au moment où ses mâchoires vont se refermer sur linfortuné mulâtre.
Avec un sang-froid prodigieux et une adresse incroyable, il jette entre les mâchoires béantes le paquet, qui se trouve être un hamac enroulé, et tombe en même temps à cheval sur le cou du saurien.
La hideuse bête happe goulûment lépais tissu, dans lequel ses dents simplantent comme des chevilles de fer. Comme il ne peut plonger sous peine dasphyxie, il sagite désespérément, donne des coups de queue terribles pour se débarrasser de lhomme accroché à son échine.
Efforts inutiles ! Winckelmann, lathlète qui jadis, dans les rues de Cayenne, a attaqué seul un taureau furieux, échappé de labattoir, la renversé et tué à coups de poing, Winckelman ne lâche pas prise.
Le caïman, serré par les deux jambes qui létreignent comme les serres dun étau gigantesque, pousse un râle étouffé.
Cette lutte poignante na pas duré vingt secondes, quand lAlsacien, après avoir assuré son aplomb, plante alternativement son sabre dans les deux yeux du monstre.
Un flot de sang noir jaillit des orbites béantes, et forme une large tache dans les eaux blanchâtres du lac.
En même temps, le caïman, affolé, blessé à mort la pointe du sabre a pénétré jusquau cerveau se dresse, émerge jusquà mi-corps, se cabre comme un cheval et se renverse sur le dos.
Lintrépide sauveteur se laisse aussitôt glisser le long de léchine de cette fantastique monture, plonge, passe sous la pirogue, saccroche dune main au bordage et sécrie :
Et José ?
Marquis, tout pâle, les dents serrées, tendait à ce moment les mains au mulâtre et le hissait à bord, pendant que Winckelmann, aidé par Charles, se soulevait lentement, enjambait le bordage, et sasseyait, tout ruisselant, sur le banc du milieu..
Pas de mal, hein ! dit-il de sa voix sourde à José, sans manifester la moindre émotion.
Peu de chose, en vérité..
« Un coup de queue dans les jambes... ça ma produit leffet dun coup de trique, et je suis tout engourdi.
« Mais vous ?...
« Vous sans qui jallais périr... déchiré... broyé par cet affreux animal.
Pas ça... dit-il en faisant claquer son ongle sous ses dents.
Je ne sais comment vous remercier, senhor... Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais...
« Vous mavez donné la vie...
Bah ! laissez donc, cest la moindre des choses quon saide un peu dans les coups durs.
Eh ! quest-ce que vous faites donc là, monsieur Marquis ?
Pardieu ! je vous admire, vous qui avez encore le temps de vous occuper des autres après ce joli exercice de cirque.
Mais, au moins ne restez donc pas tête nue, vous allez pincer un coup de soleil.
Et vous ?
Oh ! moi, il y a longtemps que je suis passé Indien et que mon crâne est garanti.
Mille tonnerres ! quel intrépide compagnon vous faites !
« Et quel plaisir jai à serrer votre rude et vaillante main.
Ah !... pour ça, monsieur Marquis, je vous réponds que le plaisir est partagé.
Aïe !... Pas si fort !...
« Ce nest pas un homme, cest un cabestan.
« Une autre fois, je vous donnerai mon poing à serrer.
Et moi, Winckelmann, je vous remercie, dit Charles de sa voix lente et grave.
« Vous venez déviter un affreux malheur en sacrifiant héroïquement votre vie ; cest encore une bonne action qui vous sera comptée plus tard, à notre retour en Guyane.
« Vous savez ce que je veux dire.
Alors, vous êtes content, Monsieur Charles ?
« Et vous pensez que mon pauvre Fritz sera heureux...
Pouvez-vous me le demander, mon brave ami ?
Eh bien ! sans vous commander, ne parlons plus de ça.
« Tout ce quon me dit me rend tout bête et me fait voir trouble.
« Tenez, il vaudrait mieux donner un coui de tafia à José, qui tourne de lil pour avoir trop bu deau.
Comment ! ne parlons plus de ça, sécrie Marquis en protestant contre une pareille modestie, parlons-en, au contraire.
Mais non ! ça nen vaut pas la peine.
« Et puis, en somme, un caïman, ça nest jamais quun lézard !
IX
Le boucanage. Nest pas boucanier qui veut. Maraudeurs. Les jaguars pêcheurs. Goût des félins grands et petits pour le poisson. Attirés par lodeur du mouquim. En maraude. Winckelmann veille. Premier assaillant. À la niche !... Jaguar stratégiste. Vol de vingt livres de poisson. Empoigné par la queue. Qui aura le dessus de lhomme ou du fauve ? Assommé. « Ce nest jamais quun matou !... Abandon de la pirogue. Au moment de partir à pied. Un Indien. Pour un miroir de cinq sous. Préliminaires dun arrangement.
Les habitants de lAmérique intertropicale conservent le produit de leur pêche ou de leur chasse par un procédé très simple, portant le nom de boucanage.
Ce procédé, bien connu, consiste simplement à exposer le poisson ou le gibier à la fumée produite par la combustion du bois vert.
Cest, en somme, la fumure à laquelle on soumet, en pays civilisé, différentes pièces de charcuterie et certains poissons, notamment le hareng et le saumon.
Boucanée par le sauvage ou fumée par le civilisé, la matière alimentaire se trouve imprégnée par la créosote et lacide pyroligneux contenus dans la fumée, et devient, de cette façon, imputrescible pendant un certain temps.
Mais, si le principe est identique, lapplication diffère quelque peu chez le sauvage.
Le civilisé, qui possède de vastes pièces, hermétiquement closes de toutes parts, na quà suspendre au plafond les morceaux de viande ou de poisson, allumer son feu, fermer la porte, et attendre patiemment la fin de lopération.
Mais en plein bois, où les constructions très rares dailleurs se composent dune simple toiture de feuilles établie sur des poteaux, sans la moindre trace de murailles, il est nécessaire de procéder autrement.
À cet effet, on établit le boucan appelé mouquim par les riverains de lAmazone. Cest un gril immense, formé de quatre perches portées sur quatre pieux fourchus, enfoncés en carré dans le sol. Sur ces quatre perches, sont rangées transversalement des gaulettes de bois les barres du gril.
Lappareil ne doit pas être élevé de plus dun mètre vingt centimètres au-dessus du sol.
Le bûcher est préalablement installé au-dessous de cette construction primitive et se compose de menues branches vertes. Non pas les premières venues, car il est des végétaux qui développent en brûlant une fumée infecte, susceptible de rendre la viande absolument impropre à lalimentation. Il en est dautres, au contraire, qui lui communiquent un arôme particulier, une saveur exquise, et que les coureurs des bois connaissent bien.
La viande ayant été disposée sur les barres du gril, on allume le foyer. Cest alors quil faut un soin tout particulier pour conserver au feu une certaine intensité, le modérer ou lactiver, suivant le cas, de façon à faire subir à la substance alimentaire un commencement de dessiccation, sans pourtant la faire cuire.
Ce qui nest pas toujours facile.
On comprend, sans quil soit besoin de plus longues explications, que la viande, ainsi privée dune partie de son eau et soumise à laction de la créosote et de lacide pyroligneux, deux puissants désinfectants, puisse résister dorénavant à la chaleur torride comme à lhumidité du climat et se conserver intacte assez longtemps.
Le boucanage est donc une opération très familière aux Indiens qui la pratiquent fréquemment, après avoir enivré une crique, massacré une bande de cochons marrons ou de pécaris, ou mis à mort un tapir.
Cest pour eux loccasion dune fête bruyante, dune gloutonne absorption de cachiri, dune sauterie enragée.
Rien détrange et de saisissant tout à la fois comme cette installation en plein bois, la nuit, quand grésillent les chairs, quand pétillent les brasiers en émettant dépais tourbillons de fumée, quand les lueurs rougeâtres se projettent sur les Indiens ivres de cachiri, dansant comme des possédés, au son du tambour indigène, dont les roulements sonores se répercutent au loin.
Infiniment plus calme est celle de nos quatre voyageurs, et surtout plus prosaïque, pour les amateurs de couleur locale.
Le pirarucu, fendu en deux dans le sens de sa longueur, puis frotté de piment, a été installé sur le gril, et Marquis, préposé aux simples fonctions daide boucanier, vient dallumer le monceau de brindilles vertes.
Et... cest tout ? dit-il, quand la flamme eut circulé dans les interstices ménagés habilement par Charles à travers le brasier.
Cest tout.
Alors, il ny a plus quà se croiser les pouces en attendant le dîner, puis le coucher.
Diable ! comme vous y allez !
« Il faut, au contraire, une attention soutenue pour entretenir le feu régulièrement... attiser ou étouffer la flamme sur tel ou tel point, en un mot, régulariser la combustion, sous peine de gâcher irrémédiablement ce superbe poisson.
Très bien ! je comprends.
« On montera la garde à tour de rôle, en ayant bien soin de ne pas sendormir.
Cest cela même ; et vous pouvez commencer dès maintenant votre apprentissage de chauffeur sous lil bienveillant de José, pendant que nous allons, Winckelmann et moi, préparer le dîner.
Volontiers ! je naurai pas, de la sorte, à courir le risque de mendormir comme jadis, sur la chaloupe.
« Du reste, il y a moins de danger ici que là-bas, nest-ce pas ?
« Les crocodiles sont dans le lac...
« Brrr !... Les horribles bêtes ! Jen frissonne encore de souvenir.
Les crocodiles, soit, mais les jaguars.
Il y a ici des jaguars ?
Ici comme partout.
Diable !... Jen ai vu au Jardin des Plantes... ça na pas lair commode.
Oh ! ne vous exagérez pas leur férocité.
« Les nôtres sont assez poltrons et généralement inoffensifs tant quils ne sont pas blessés ; et il est presque sans exemple quils attaquent lhomme.
Mais, quand ils sont blessés ?
Ils deviennent terribles.
Alors, ils ne sont redoutables que comme maraudeurs ?
Comme maraudeurs, vous lavez dit.
« Lodeur du boucan les attire, et ils viennent rôder, avec une audace incroyable, autour du foyer, au point denlever parfois les plus gros morceaux et de les emporter au galop.
Pas possible !
Cest comme jai lhonneur de vous le dire.
Même le boucan de poisson ?
Surtout le boucan de poisson.
Drôle de goût.
Pas si étrange que vous le supposez.
« Le jaguar a même une préférence particulière pour le poisson en général, et jen ai vu, très souvent, passer des heures à laffût au bord des criques, et pêcher avec une dextérité incroyable des pirarucus, des tucunarés ou des piranhas pesant plusieurs kilogrammes.
Après tout, pourquoi pas !
« Les chats aiment aussi le poisson et deviennent volontiers braconniers de rivières.
« Jai vu ça en Europe.
Du reste, nous ferons bonne garde, car le feu ne suffit pas toujours à éloigner ces gourmets qui risquent, pour satisfaire leur péché mignon, de séchauder les griffes et de se griller les moustaches.
On fit bonne garde en effet, et, jusquà onze heures du soir, les maraudeurs, très affriandés par lodeur du boucan, mais fort défiants de leur naturel, se contentèrent de miauler sous bois, en se rapprochant de plus en plus de ce centre fascinateur, comme on put en juger par le crescendo de leur musique nocturne.
Vers minuit, cest lheure des crimes, a dit le fabuliste, arriva, pour Winckelmann, le tour de faction.
Moins nerveux encore, sil est possible, que Charles et José qui, cependant, envisagent avec une sérénité imperturbable tous les incidents de la vie sauvage, lAlsacien ne prêtait quune oreille distraite à la symphonie des félins.
Quand on a vécu pendant de longues années dans les bois, on en arrive à une indifférence complète, réellement stupéfiante pour lEuropéen nouvellement débarqué. Le voyageur, encore tout imprégné de civilisation, ne peut, en effet, concevoir tout dabord cette espèce de promiscuité avec les fauves et les reptiles, dont on exagère singulièrement le caractère agressif.
Cest seulement plus tard quil apprend à voir juste, et à réduire à leurs exactes proportions leur férocité très surfaite.
Winckelmann, à cheval sur son hamac, jetait des coups dil distraits sur le boucan, et surveillait bien plus attentivement la combustion du bois vert, que les manuvres des jaguars.
Du reste, rien à craindre pour linstant ; les grognements de convoitise continuaient toujours, et le jaguar se tait seulement quand il va se livrer à son penchant pour le vol.
Pourtant, un silence relatif sétant établi, lAlsacien comprit que bientôt les morceaux du pirarucu allaient passivement subir un assaut.
Ces sales vermines, murmure-t-il à voix basse, ne vont pas nous laisser en repos.
« En voilà un là-bas, accroupi comme un gros chat devant un trou de souris, et dont les yeux reluisent comme deux chandelles.
« Si jétais un tireur comme le patron, jéteindrais bien un de ces quinquets dun coup de carabine.
« Mais, à quoi bon faire inutilement un tapage denfer et réveiller en sursaut les camarades qui dorment de si bon cur ?
« Ah ! mais, minute !
« Halte-là ! mon gaillard.
Un grand jaguar, encouragé par le silence qui règne autour du mouquim, quitte lentement le fourré, savance cauteleusement, saplatit, rampe, pour ainsi dire, le poitrail collé au sol, le mufle mobile, les moustaches hérissées, lil ardent de convoitise.
Avec son incomparable sérénité, Winckelmann abandonne son hamac, parcourt lestement les sept ou huit mètres qui le séparent du brasier, se baisse, saisit un tison, et marche intrépidement à la rencontre du maraudeur.
Le jaguar sarrête, souffle comme un chat en colère, et recule à laspect du tison qui va lui griller le museau.
Allons ! houst !... à la niche, vaurien !...
Plus encore peut-être que le charbon incandescent, le son dune voix humaine opère comme un talisman, et lanimal, effrayé, détale comme un simple chevreuil.
Winckelmann se met à rire et va regagner son hamac de sa même allure compassée, quand la scène change tout à coup.
Son rire fait place à un juron carabiné.
Sacré mille tarteiffe !...
Pendant que lAlsacien repoussait victorieusement ce premier assaillant, un second arrivait sournoisement par derrière, allongeait délicatement la patte et cueillait dun seul coup de griffe vingt livres de poisson.
Il paraît que les jaguars connaissent la stratégie.
Winckelmann, furieux davoir été ainsi joué comme un conscrit, bondit en avant avec une agilité dont sa massive carrure neût jamais semblé susceptible.
Marquis, le gymnaste consommé, eût été stupéfait.
LAlsacien arrive juste au moment où le jaguar vient de saisir le corps du délit et sapprête à détaler.
Déjà, il a commencé le mouvement de retraite. Il sélance la tête haute, le rein cambré, la queue rigide...
Winckelmann, pris dune subite inspiration, empoigne dune main cette queue, et arrête brusquement le voleur.
Ce dernier ne veut pas se dessaisir de sa proie, et lhomme na pas la moindre envie de lâcher lappendice quil tenaille de sa poigne de fer.
Le jaguar souffle, gronde, sarc-boute et tire de toute sa force.
Winckelmann jure, tire de son côté comme un cabestan, de façon que, les résistances étant à peu près égales, le double effort en sens inverse se trouve contrebalancé.
Affolé, furieux comme une bête prise au piège, le jaguar, sentant quil naura pas ainsi raison dun pareil adversaire, finit par laisser tomber le morceau de poisson.
Il se retourne brusquement, le mufle plissé, les mâchoires béantes, les oreilles aplaties sur le crâne, prêt à broyer dun coup de dent laudacieux qui le brave avec une pareille témérité.
Mais Winckelmann na pas lâché son tison.
Prompt à la riposte, il le darde juste sur le museau du fauve, qui pousse un hurlement effroyable et se débat de plus en plus furieusement.
Alors, chose à peine croyable, cet homme, que cette situation grotesque et poignante na même pas le privilège démouvoir, se met à rire bruyamment, comme un gamin facétieux qui samuse des contorsions dun chat dont il a pris la queue dans lentrebâillement dune porte.
Va ! vaurien, grogne et gigote à ton aise !
« Si ta queue ne casse pas, je men vais tadministrer une correction que tu noublieras pas de sitôt.
« Ça tapprendra à « chaparder » !
Le jaguar pousse un second rugissement plus terrible que le premier.
Charles, Marquis et José, brusquement éveillés, sautent à bas de leurs hamacs et saisissent leurs carabines.
Un jaguar ! sécrie Marquis.
Et Winckelmann aux prises avec lui, interrompt Charles anxieux. Tous trois aperçoivent alors ce spectacle inénarrable et sarrêtent, partagés entre une folle envie de rire et la terreur causée par cette scène inouïe.
Tenez bon, Winckelmann, dit Charles en épaulant sa carabine, je vais lui casser la tête.
Sans vous commander, patron, laissez-moi faire.
« Nous allons rire, répond lAlsacien avec son inconcevable placidité.
« Puisque vous voilà tous trois, il ny a plus de danger, et je vais pouvoir employer les dix doigts.
À ces mots, il laisse tomber son tison, saisit la queue du jaguar dans ses deux mains, opère une brusque traction, culbute lanimal sur le dos, le traîne rapidement pendant sept ou huit mètres, sans lui permettre de reprendre son aplomb et arrive au pied dun acajou colossal.
Il sarrête un instant, rassemble ses forces, sarc-boute, soulève dun effort irrésistible le félin, le fait tournoyer et le heurte à toute volée contre la base du tronc.
Sil na pas les reins ficelés en acier trempé, dit-il, je vous jure bien quil a léchine rompue.
Trois cris de stupeur et dadmiration accompagnent cet invraisemblable tour de force.
Le jaguar, assommé, se débat dans les convulsions de lagonie, perdant le sang à pleine gueule, et râlant son dernier souffle.
Voilà, ça y est ! reprend lathlète avec une joie denfant, pendant que Marquis, effaré, murmure :
Un jaguar !.. assommé comme un lapin. « Non, ce nest pas possible, je rêve.
Peuh ! continue Winckelmann, ça ne pèse pas seulement cent kilos !
« Et, dailleurs, un jaguar, ça nest jamais quun matou !
« Demandez plutôt à Monsieur Charles.
Oui, je la connais ; le crocodile aussi nest quun lézard, nest-ce pas ?
Parbleu !
Eh bien ! je vous le répète, mon brave ami, vous êtes un rude homme.
Bah ! laissez donc ; on fait ce quon peut, et je ne pouvais décemment permettre à ce filou de voler la moitié de notre provision.
« Voyez, le morceau nest pas endommagé ; il ny a plus quà le remettre sur le boucan.
Lincident neut pas dautres suites. Le jaguar, si proprement assommé, fut laissé sur place à la disposition des fourmis-manioc. Le pirarucu fut boucané dans les règles au bout de douze heures, et la petite troupe remonta dans la pirogue.
Comme lavait dit José qui, jusqualors, avait pu suivre à peu près son ancien itinéraire, les moyens de voyager par eau allaient bientôt leur manquer.
Après une journée de navigation de plus en plus difficile, dans le lit de plus en plus resserré du Cuit-Anaú, il fallut abandonner la pirogue, se charger des bagages et des provisions, pour cheminer péniblement dans le Campo.
Quelque endurcis que soient les quatre compagnons, cette perspective na rien de bien attrayant. Le hamac roulé sur lépaule, la carabine, les munitions, les provisions et les objets déchange, tout cela forme un poids bien lourd qui va singulièrement ralentir la marche, tout en la rendant fort pénible.
Aussi, Charles, qui est pour les solutions les plus simples et les plus promptes, propose-t-il dabandonner tout lexcédent de bagages, et de conserver simplement le hamac, les armes, avec dix kilogrammes de provisions par homme.
Ils vont se résoudre à ce pénible sacrifice, et renoncer aux objets déchange qui, par la suite, leur seraient si utiles, quand, au bout du Cuit-Anaú, réduit aux dimensions dun simple sentier de pirogue, ils aperçoivent, immobile comme une statue de granit, un Indien qui les regarde sans mot dire.
Bonne affaire ! sécrie joyeusement Marquis.
« Si ce personnage nest pas seul, peut-être pourrons-nous le décider, ainsi que ses congénères, à porter tout notre fourniment, en lui faisant accepter une partie des bibelots que nous allions abandonner.
Cela me paraît indiqué, reprend Charles en interpellant le Peau-Rouge, toujours appuyé sur son grand arc en bois de lettre.
« Qui es-tu ? lui demande-t-il en lingoa geral.
Un homme des Atorradis, répond lIndien sans faire un mouvement.
Les Atorradis, connaissez-vous cela, José ?
Oui, senhor.
« Cest une tribu éparse le long de la Serra, depuis la source du Cuit-Anaú jusquaux matto geral (grand bois).
Très bien ! Peut-on se fier à eux ?... Sont-ils susceptibles de rendre quelques services moyennant récompense ?
Vous connaissez déjà les habitants de la région.
« Ceux-là ne sont ni meilleurs ni pires.
« Un peu voleurs, paresseux, maraudeurs, et toujours enclins à la désertion.
« Je crois pourtant me souvenir quils ne sont pas Canaémés.
Bon ! en les surveillant sans en avoir lair, ils feront des porteurs très convenables.
« Connaissez-vous quelques mots de leur langue ?
Oui, senhor, tous les mots usuels me sont restés familiers.
À merveille !
« Voulez-vous entreprendre la négociation, et leur proposer de nous accompagner ?
Bien volontiers.
« Eh ! compère, dit-il à lIndien, es-tu seul ?
Non, les autres sont là-bas, à la maloca.
Combien dhommes ?
Le Peau-Rouge leva sa main droite en écartant les doigts.
Dans tous les pays du monde, cela fait cinq.
« Cest suffisant.
Je connais les Atorradis que lon appelle « Ceux du petit caïman » et les blancs que tu vois sont leurs amis.
Lhomme remua doucement la tête de haut en bas.
Veux-tu amener ici les gens de la maloca ?
Pour quoi faire ?
Pour porter dans leurs panacous (hottes) toutes ces choses que tu vois là.
Porter... où ?
Là-bas, fit José en montrant lOrient.
Cest trop loin.
Non... pendant cinq jours.
Ah !... et que donneront les blancs ?
Des perles pour faire des tangues, des couteaux, des hameçons...
Montre ! interrompt lhomme qui, pour la première fois, manifeste un semblant démotion.
Charles, auquel José traduit au fur et à mesure les réponses, ouvre rapidement une petite caisse et en tire au hasard une poignée dobjets dont laspect fait ouvrir de grands yeux au sauvage ébahi.
Ceux de la maloca vont venir, dit-il après une longue minute de contemplation extatique.
« Mais il faut que le blanc me donne quelque chose.
Quà cela ne tienne, répond Charles enchanté de cette prompte solution.
« Voilà, compère, dit-il en tendant à lIndien un miroir de cinq sous.
Lhomme na pas plutôt reçu cet objet dont il ignore la nature et les propriétés, quil pousse un cri strident, approche le miroir de son visage, aperçoit ses traits, lâche son arc, son faisceau de flèches et se met à exécuter une gigue enragée.
Nous les tenons, dit Marquis en observant dun air connaisseur cette sauvage chorégraphie.
LIndien pousse un second cri, plus vibrant, plus prolongé que le premier, et reprend incontinent son cavalier seul...
Le naïf enfant de la Prairie me paraît dun naturel folâtre, opine gravement Marquis, et jétais bien loin de soupçonner une pareille impressionnabilité, succédant à la froideur quil a manifestée tout à lheure.
Attendez avant de juger, senhor Marquis.
« Plus tard vous apprécierez son caractère sournois... pour ne pas dire plus.
La subite arrivée de cinq Indiens, vêtus comme le premier, dune simple calimbé, et portant, avec le grand arc, le faisceau de flèches traditionnel, arrête les récriminations du senhor José.
Lhomme au miroir les aperçoit au moment où ils débouchent dun fourré de broussailles, interrompt sa gymnastique, les interpelle bruyamment, les harangue en son patois, leur met à chacun le miroir devant les yeux, savoure leur stupeur, et, finalement, accroche la petite glace à son collier en dents de patira.
Puis, une interminable conversation sengage entre eux. Contre leur habitude, ils parlent avec une extrême volubilité, montrent alternativement les blancs, le miroir, les ballots et lOrient, et semblent se mettre daccord.
Les préliminaires de la négociation sont terminés.
Les Atorradis consentent à accompagner les blancs... jusquà leur maloca.
Alors seulement aura lieu la grande discussion ; et, le cachiri aidant, la question sera débattue avec tous les considérants quelle comporte.
Du reste, Charles, rompu à toutes les finasseries indiennes, espère bien en finir au plus vite, et abréger les scènes divresse produites par labsorption désordonnée de labominable breuvage.
X
La fin du Campo. Le matto-geral ou grand bois. Très maniables quand ils endurent les privations, les Indiens deviennent intolérables quand ils font bonne chère. Un sentier dans la forêt vierge. Marquis sur la voie douloureuse. Exaspération. De mal en pis. Lessaim de mouches-sans-raison. Marquis demande un chemin de fer ou un simple tramway. Les trésors de la flore équinoxiale. Surprise. Un quinquina !... Faux quinquina malheureusement. Nouvel espoir, nouvelle vigueur. Escalade. Les cascarilleros. Aux innocents les mains pleines. La futaie de calisayas.
La négociation entamée sous la maloca des Atorradis a marché à souhait. Les Indiens, séduits par les menus bibelots des blancs, se sont engagés à les accompagner pendant cinq jours dans la direction du soleil levant.
Charles, après être convenu du prix de leurs services, a versé, à titre dà-compte, quelques poignées de perles, des ciseaux, des hameçons et des couteaux de poche.
Malgré leurs demandes réitérées, il a formellement refusé de leur donner les miroirs qui excitent chez eux une ardente convoitise. La remise de ces objets précieux a été ajournée jusquau moment où leur engagement sera terminé.
Les Atorradis, forcés davouer que le blanc a raison de ne pas payer avant davoir été servi, ont entassé dans leurs panacous les bagages, et sont partis, sans une caresse, sans un mot, sans un regard pour leurs femmes et leurs enfants restés à la maloca.
Pendant quatre jours, ils ont avancé à travers le Campo qui, peu à peu, se modifie, devient broussailleux, et coupé descarpements recouverts de taillis composés darbres de plus en plus élevés.
Ils ont traversé deux grandes rivières qui vont directement du Sud au Nord, et auxquelles on donne dans le pays les noms de Repounini et de Coujounini.
Charles pense, non sans raison, que ce sont deux affluents de lEssé-quibo, le fleuve de la Guyane anglaise.
Puis, ils se sont rapprochés peu à peu de la Serra da Lua, où José compte bientôt trouver les quinquinas.
Bientôt, ils abandonnent le Campo. ininterrompu depuis le Rio-Branco. À la prairie succèdent des plateaux de plus en plus boisés qui sétendent en avant des contreforts. On escalade des rochers escarpés, on marche sur des pentes rocailleuses, on descend au fond de ravins humides, pour tomber dans des serrados (jungles) presque impénétrables, on franchit des igarapés à sec, on trouve encore de temps à autre détroites savanes, puis, brusquement, on arrive devant une zone sombre, épaisse, qui sétend à linfini.
Cest le matto geral, le grand bois, qui couvre lespace jusquau Tumuc-Humac et jusquà lAtlantique, cest-à-dire une traversée denviron neuf cents kilomètres.
Les Indiens sont dans le ravissement. Réduits, jusqualors, à la portion congrue de farine de manioc et de poisson fumé, ils escomptent par la pensée les régals que va leur fournir la forêt vierge, ce paradis terrestre du chasseur, où surabondent tous les gibiers.
Ils nont jusquà présent manifesté aucun symptôme de mauvais vouloir, ne paraissent pas songer à déserter, et supportent avec un stoïcisme étonnant les fatigues comme les privations.
Charles, pour qui cette trêve à une habitude invétérée, semble dun excellent augure, se prend à espérer quil pourra conserver quelque temps encore ces utiles auxiliaires, en les affriandant par lappât de nouvelles largesses.
Mais José, qui les connaît bien, lengage à ne pas compter sur eux lorsquils se trouveront dans une abondance relative.
Chose assez extraordinaire, les Indiens, en général, sont beaucoup plus raisonnables, plus maniables, moins enclins à la désertion, plus prompts à exécuter les ordres, quand ils souffrent depuis deux ou trois jours dun manque presque absolu de nourriture, que quand ils sont bien repus et que leur subsistance est assurée pour un certain temps.
Pour être paradoxal, ce fait nen est pas moins absolument réel, comme lont constaté souvent, hélas ! à leurs dépens, ceux qui ont fait travailler les Indiens.
Aussi, est-ce dun pas allègre et avec un plaisir non dissimulé quils pénètrent dans le matto geral, en dépit des difficultés que présente son accès.
Du reste, le Peau-Rouge est chez lui, dans la grande forêt équinoxiale, et cest merveille de le voir se glisser, comme un serpent, à travers linextricable enchevêtrement de broussailles, sans même érailler son épiderme, quand le blanc laisse à chaque pas des lambeaux de ses habits, et ne compte plus les accrocs à sa peau.
Cest que, rien nest aussi difficile et aussi fatigant que le voyage dans la forêt vierge, pour qui nen a pas lhabitude, et le pauvre Marquis ne tarda pas à en faire la douloureuse expérience.
Et pourtant, les Indiens, avec leur merveilleux instinct, ont bientôt trouvé un sentier, une de ces voies imperceptibles qui sont leurs grandes routes nationales quand ils se rendent près dune tribu voisine, pour échanger les produits élémentaires de lindustrie locale : tangues, grages à manioc, flèches, arcs, acangatares ou calimbés.
Là où un blanc ne voit que linextricable fouillis du matto geral, lIndien reconnaît une piste quil suit pas à pas, sans dévier, comme sil elle était jalonnée de bornes ou de poteaux.
Charles, Winckelmann et le mulâtre se tirent à merveille de ces « impedimenta » qui se dressent à chaque instant devant Marquis.
Le pauvre garçon, empêtré par une liane, sabat de son long et se relève en maugréant. Mais une épine accroche au passage son chapeau. Il se retourne brusquement, la branche à laquelle est fixée lépine fait ressort, et voilà le couvre-chef lancé à dix pas, au beau milieu du fourré.
Pendant quil essaye de rattraper son chapeau, la petite troupe avance. Marquis la perd de vue. Il tourne sur lui-même, perd non seulement le sentier, mais encore la direction, et marche à lopposé.
On le hèle, il répond, on le cherche, on finit par le retrouver et il saperçoit quil retourne au Rio-Branco !
Il peste de tout son cur, et ne peut concevoir comment il se heurte à de pareilles difficultés, quand ses compagnons évoluent presque aussi facilement que dans la savane.
Pas toujours, cependant ; et parfois la vieille futaie équinoxiale est rebelle pour ces endurcis eux-mêmes, qui pourtant lont si longtemps parcourue.
Il arrive que le sentier traverse une fondrière. À chaque pas, on est forcé de sauter sur un ou deux pieds en haut ou en bas, ce que Marquis appelle danser le pas des ufs. On met le pied sur une épine qui perce la chaussure. Vite, on saccroche dune main, à une branche voisine. Mais cette branche est elle-même hérissée de piquants.
À pratiquer cet exercice, on est bientôt comme une pelote farcie dépingles.
Brusquement le sentier est interrompu par la végétation. Il faut en chercher le tronçon en prenant les grands devants, comme un veneur à la suite dun animal forlongé. On le trouve enfin, mais, cent mètres plus loin, il bifurque, et les deux pistes prennent la même direction.
Que faire ? Les Indiens sont en avant. Ils sont là pour indiquer le chemin et porter les bagages, cest aux blancs de les suivre.
On crie, on cherche le sentier, on le perd, on le retrouve et on finit par rejoindre les enragés porteurs.
Ce sentier ne vaut rien, et il est problématique même pour les Indiens qui le perdent cinquante fois par jour. Il est obstrué darbres tombés souvent les uns sur les autres, et coupant les broussailles suffisamment impénétrables, de barricades inaccessibles. Lon sétonne, en voyant ces troncs effondrés, de nen pas recevoir à chaque instant sur la tête.
Après six heures de marche dans de telles conditions, Marquis ne décolère plus. Ces obstacles incessants, ces chutes, ces piqûres, ces heurts, ces coups de fouet cinglés par les branches et les lianes, lexaspèrent de plus belle.
Son tempérament qui saccommode parfaitement des périls, de la faim ou de la soif, est surtout approprié aux luttes actives, et supporte difficilement ces taquineries énervantes.
Moitié riant, moitié fâché, il exhale sa bile, et se venge à sa façon, par des brocards à ladresse de la forêt qui ne semble pas, de longtemps, hélas ! devoir modifier son aspect.
Ô nature tropicale, que les peintres et les écrivains ont faite si belle, que vous êtes au-dessous de leurs descriptions enthousiastes, de leurs tableaux enchanteurs !
« Farcie dépines, hérissée de ronces, humide comme une cave, mais chaude comme une serre, laide, sale, mal peignée, voilà comme je vous vois, et comme vous êtes en réalité !
« Vous riez, Monsieur Charles, moi jenrage, et je me sens devenir stupide à trimer ainsi sans pouvoir penser à autre chose.
« Jadis, quand jétais troupier, jai fait de rudes étapes, sac au dos avec tout le fourbi... mais, au moins, on sait où lon va, on chante, on blague, et si lon est éreinté, cest dune honnête fatigue à lusage des humains...
« Tandis quici, quel métier de singe !
« Occuper toutes ses facultés physiques et morales à un seul objet, la conservation de lindividu, franchir les obstacles la tête baissée pour ne pas en perdre un seul de vue, ne pas se briser la tête contre une branche, éviter une feuille tranchante comme une scie, pour se déchirer la face à une épine, contourner un ravin et sabattre dans une fondrière, voilà par quoi lesprit est exclusivement absorbé pendant soixante minutes par heure, pendant douze heures par jour !...
Mais, bientôt, les lamentations elles-mêmes sont interdites au pauvre Marquis, car la forêt devient presque inabordable pour ses compagnons et les Peaux-Rouges eux-mêmes.
Le matto geral est de plus en plus épais, de plus en plus obscur.
Tête baissée, le corps plié, des épaules chargées du panacou, littéralement couchés pour passer sous un gros arbre tombé, cheminant à la diable entre des bas-fonds vaseux, les Indiens sont forcés de ralentir leur allure.
Une liane sest entortillée à la jambe de lun deux qui tombe la face en avant. Un autre se débat avec une ronce qui la saisi, à mi-corps et fait saigner sa peau. Celui qui marche devant, le guide, a perdu le sentier ; il le cherche dans le fourré en souvrant un passage à coups de sabre. Une branche, projetée par le quatrième qui vient de bondir pour franchir un obstacle, souffleté rudement le visage du cinquième.
Charles, enfin, Charles lui-même, lEuropéen depuis longtemps indianisé, pique une tête au beau milieu dun buisson de maripa, lutte contre une branche épineuse qui tire sa chemise de son pantalon. Son chapeau est pendu à un rameau flexible. Un Indien, pour le décrocher, escalade un monceau de troncs entassés. Les troncs sont pourris, lhomme effondre la barricade et sabîme au milieu des détritus doù séchappe un essaim répugnant daraignées-crabes, de mille-pattes et de scorpions.
Cest complet.
Une voix impérieuse vibre tout à coup, sans quon sache doù elle vient, celle de Winckelmann.
Ne bougez pas ! Restez immobiles... Les mouches à dague ! LAlsacien vient de buter contre un arbuste au tronc duquel est collé, comme une loupe énorme, un nid de ces terribles guêpes, grosses comme le doigt, nommées aussi par les Guyanais : « Mouches-sans-raison ».
Le nid, formé dune sorte de carton de couleur bise, a près dun mètre de diamètre. Les insectes rageurs sortent tumultueusement de leur demeure et bourdonnent autour de lhomme qui retient jusquà sa respiration, et évite même de cligner les yeux.
Charles dans son buisson, Marquis sur le ventre, José sur le dos, les Indiens dans les poses les plus fantaisistes, demeurent comme pétrifiés, au milieu de lessaim furieux.
Un seul mouvement inconsidéré, et des milliers daiguillons vont les percer en un moment.
Grâce au mot dordre lancé avec tant de sang-froid par Winckelmann, tout danger est conjuré après un long quart dheure dimmobilité. Les féroces hyménoptères, habitués à des heurts fréquents produits par la chute des arbres, rentrent peu à peu dans leur nid, nayant rien trouvé de suspect à ces corps inertes.
On se remet lentement en marche.
Voyons, demande Marquis à bout de force, est-ce que nous en avons pour longtemps encore ?
« Si ça doit continuer, je marrête, jusquà ce que ladministration ait fait établir un chemin de fer, ou un simple tramway !
Encore une demi-journée, senhor Marquis, répond José.
« Voyez-vous, les bordures de la forêt vierge sont toujours aussi inextricables jusquà une distance dune vingtaine de kilomètres.
Et plus loin ?
Cest le grand bois proprement dit, avec un sol presque nu, sur lequel on circule assez facilement, au milieu des troncs qui ont peu à peu étouffé ces broussailles maudites.
Mais, pourtant, il y en a, ici, des troncs, et dune belle venue.
« Sacrebleu ! les beaux arbres !
« Quel nom leur donnez-vous donc ?... Pour moi, ils se ressemblent tous.
Je ne sais que les noms vulgaires sous lesquels ils sont connus chez nous.
Dites tout de même, cela mintéressera pendant que je vais profiter de la halte pour enlever ces épines qui me lardent.
Tenez, voici le Paó de Braisil, appelé Ibirapitanga par les naturels... cest le fameux bois du Brésil dont on tire la teinture rouge.
Comme... à Bercy pour la fabrication du vin de campêche.
Voici le bois darc, ou Ipé, et à côté de lui le Massaranduba dont le tronc, haut de trente mètres, fournit de la gutta-percha. Le suc qui en découle par incision est doux et sucré...
On peut en boire ?
Parfaitement... Cest exquis.
Allons-y ! ne fut-ce que par curiosité, répond Marquis en entaillant dun vigoureux coup de sabre lécorce du géant.
Un liquide blanc, daspect crémeux, sécoule aussitôt dans un coui, et le Parisien ravi trempe ses moustaches dans le délicieux breuvage avec la sensualité dun chat qui lape une jatte de lait.
Continuez, mon cher compère.
« Vous avez une façon charmante denseigner la botanique.
« Vous verrez si je sais profiter de vos leçons.
Voyez là-bas un Itaúba...
Le fameux bois de pierre servant à fabriquer les ubas de nos caïmans amateurs ?
Lui-même.
Superbe !... et trois mètres au moins de diamètre ; cest joli comme dimensions.
Et cet autre qui porte ces gros fruits de couleur brune ?
Cest le Sapucaia, appelé Canari-Macaque par les Guyanais. .
La marmite du singe, nest-ce pas ?
Oui, senhor.
« Voici lAbiurana, qui porte des fruits excellents, comme son voisin, le Cajaseiro, qui produit ces jolies baies auxquelles on donne le nom de pommes-cythère en Guyane.
Quel malheur que nous ne puissions pas grimper là-haut !
« Quel régal dont il faut se passer !
Si cela peut vous faire plaisir, voici encore le Paó-ferro, ou Bois de fer, le panacoco des Cayennais, le Muirapinima, ou bois-tortue, appelé aussi bois de lettres, un des plus beaux bois pour lébénisterie ; le Paó-Precioso, ou bois précieux, dont lécorce et les semences odorantes sont employées en pharmacie et en parfumerie ; le Bois-violet ou Paó-roxo-do-Amazonas, dune admirable nuance violet foncé ; le Bois-satin ou Paó-setim, dun jaune clair, éclatant, luisant, ambré...
Tout à coup, le mulâtre interrompt cette énumération, pousse une exclamation de surprise joyeuse et sélance à travers le fourré, sans se préoccuper des lianes, des épines, des feuilles dentelées en scie, des chausse-trappes ou des racines.
Il revient triomphant, au bout de quelques minutes, et sécrie :
Quel bonheur !
« Vous ne devinez pas ce que je viens de trouver ?
Un quinquina, peut-être, répond Charles dun air de doute.
« Mais non, cest impossible.
« Nous sommes à peine à huit cents mètres daltitude, et le quinquina en exige au moins douze cents.
Aussi, nest-ce pas un quinquina franc, mais une espèce très voisine, appelée par les cascarilleros Boliviens carhua-carhua, et quinquina chandelle à cause de la forme de ses écorces desséchées qui sont mêlées en fraude à celle des vrais quinquinas.
Il ne guérit pas la fièvre, et ne peut servir à rien au point de vue médical, mais sa présence annonce indubitablement, dans un espace plus ou moins éloigné, celle des quinquinas francs.
Puissiez-vous dire vrai ! répond Charles en examinant attentivement léchantillon.
Je suis absolument certain de ne pas me tromper, croyez-moi, senhor.
« Comme vous venez de le dire très justement, nous ne sommes pas assez élevés sur les plateaux.
« Montons encore... seulement de quatre ou cinq cents mètres, et je veux perdre la gratification que vous mavez promise si, avant deux jours, nous ne trouvons pas les cinchonas véritables.
Cette affirmation catégorique suffit pour donner à chacun une énergie nouvelle.
Winckelmann et Marquis, bien que fort ignorants en botanique, étudient minutieusement larbre signalé par le mulâtre, de façon à reconnaître, en temps et lieu, les végétaux similaires, bons ou mauvais.
Cest un arbre splendide, haut de quarante-cinq mètres au moins, à la tête large et touffue, à lécorce blanchâtre, presque unie, présentant à peine quelques traces de moisissures ou de mousses, mais des plaques jaunâtres, cireuses, légèrement mamelonnées.
Par bonheur, une grande branche, brisée peu de temps auparavant par une rafale, est tombée au pied du géant, et les trois compagnons peuvent examiner de près les feuilles et les fleurs à peine flétries.
Les feuilles, pétiolées, dont les plus grandes atteignent jusquà trente et quarante centimètres, sont ovales-oblongues, sans dentelures, dune couleur pâle, brillante en-dessus, veineuses en-dessous, et portant, à la base des veines infléchies par le sommet, de nombreux faisceaux de poils blancs. Le pétiole, ou queue de la feuille, est pourpre, et long de trois ou quatre centimètres.
Quant à la fleur, elle se compose dun calice également pourpre, petit, à cinq dents, portant une corolle blanche, longue de deux centimètres et demi, à limbe ouvert et un peu velouté en dedans .
Winckelmann et Marquis déclarent, au bout dun quart dheure de contemplation, quils en savent assez pour linstant, et se font fort de ne pas passer devant un représentant de lespèce sans être prêts à le signaler.
Charles, auquel son père a enseigné jadis à fond la botanique, connaît parfaitement lorganographie des plantes en général, et la plupart des familles de la région. Il a reconnu, de prime abord, les caractères communs aux quinquinas, et promet à José un concours efficace.
Quant aux Indiens, accroupis sur leurs talons après avoir déposé à terre leurs panacous, ils conservent un mutisme dédaigneux, se lancent des regards ironiques à ces blancs qui singénient à chercher des arbres dépourvus de fruits comestibles.
On se remet en marche, et lon grimpe nerveusement les côtes qui deviennent de plus en plus abruptes.
Aux difficultés présentées précédemment par lenchevêtrement des végétaux, vient se joindre la fatigue produite par lascension, et la préoccupation très intense disoler du regard, les uns des autres, tous ces arbres confondus en une masse inextricable.
On ne se préoccupe plus du sentier suivi imperturbablement par les Indiens. Chacun tire de son côté, à droite, à gauche, sans sécarter hors de la portée de la voix, et en sappelant de temps en temps, comme des traqueurs en ligne.
« Les trois blancs et le mulâtre, armés de leur sabre, cheminent, tantôt la tête haute, de façon à reconnaître la couronne feuillue dont la silhouette et les découpures sont restées présentes à leur esprit. Plus souvent ils marchent courbés vers le sol, cherchant, parmi les détritus, les feuilles lisses, ovales-oblongues, nervées, couvertes inférieurement de villosités blanchâtres, et examinent attentivement les deux faces du limbe.
Cest là, dailleurs, quelque puéril quil semble en apparence, le procédé le plus habituel aux cascarilleros de profession, et ajoutons, le seul praticable en certains endroits où il est presque impossible de reconnaître les écorces des arbres fébrifuges.
Il ne faut pas oublier, en effet, que, souvent, la base du tronc de tous les arbres est envahie, jusquà la bifurcation des branches latérales, par les végétaux parasitaires : loranthées, aroïdées, bignoniacées, orchidées, broméliacées, etc., qui les escaladent dun seul jet comme les agrès dun mât, les étreignent de leurs vrilles ou de leurs racines, les habillent de feuilles, les pavoisent de fleurs, et les rendent absolument méconnaissables.
Au lieu de suivre, comme précédemment, une altitude moyenne, les chasseurs de quinquina montent toujours de façon à atteindre, le plus tôt possible, les plateaux les plus élevés, dont ils évaluent la hauteur à quinze cents mètres environ.
Jusquà présent, leurs recherches sont presque absolument infructueuses. À peine si, de loin en loin, ils découvrent un sujet bâtard de la grande famille. Encore, que derreurs grossières, que démotions trompeuses, que dexclamations joyeuses aussitôt réprimées par une déconvenue.
Mais, leur espoir grandit avec la fatigue, et se maintient à la hauteur des difficultés. Ces faux quinquinas qui, de loin en loin, jalonnent la forêt, leur montrent quils ne font pas fausse route.
Ils grimpent toujours, haletants, courbaturés, ruisselants de sueur, les habits en lambeaux, la face et les mains ensanglantées, étonnant jusquaux Indiens eux-mêmes, qui, peu à peu, sont passés de la tête à larrière-garde.
Bientôt, la végétation se modifie sensiblement. Aux essences dont la plaine est le lieu habituel délection, succèdent les sujets vivant sur les hauts plateaux et qui ont besoin dune atmosphère moins brûlante.
Les plantes épiphytes deviennent un peu plus rares. Le fourré nest plus aussi épais, ni la chaleur aussi suffocante.
Le soleil décline rapidement, et ses rayons obliques dardent sur les sommets de la Serra des reflets dincendie.
Une exclamation vibrante retentit sous bois, puis, une tyrolienne enragée succède à ce cri, et Marquis, à moitié fou de joie, cabriolant comme un écolier, hèle de tous ses poumons ses compagnons qui accourent au plus vite.
Quy a-t-il ?
Ma foi, Messieurs, répond le jeune homme à une triple interrogation, vous connaissez le proverbe : « Aux innocents les mains pleines... »
« Eh bien ! je crois, pour mon coup dessai, avoir tapé dans le mille.
« José, mon compère, regardez un peu cette branche !
Le mulâtre pâlit sous son bistre, et sécrie :
Où diable avez-vous trouvé cela ?
Mais, à une centaine de mètres dici.
« Oh ! je nai pas eu grand mal, et mon mérite, si mérite il y a, est des plus minces...
Au fait ! interrompt Charles.
Je me suis tout simplement trouvé au milieu dune véritable futaie composée darbres dune seule espèce... celle que représente léchantillon.
Savez-vous ce que cest ?
Un quinquina franc, nest-ce pas ?
Bien mieux que cela, le meilleur peut-être parmi tous ceux qui existent.
« Cest le quinquina jaune, le cinchona calisaya !
XI
Histoire du quinquina. Une cure célèbre. La vice-reine du Pérou. La « Poudre de la Comtesse » devenue la « Poudre des Jésuites ». La Condamine et Joseph de Jussieu. Le quinquina dans lInde et à Java. Quelques mots de botanique. Les cascarilleros et lexploitation des écorces. Différentes espèces de quinquinas. Classification arbitraire. Récolte, préparation et transport des écorces. De la forêt vierge au pharmacien. Composition chimique du quinquina. Le remède héroïque de la fièvre et de lanémie. Son action thérapeutique.
Avant de continuer le récit des aventures de nos chasseurs de quinquina, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de nous occuper spécialement de ce végétal précieux par ses qualités médicinales, et dont la thérapeutique a pour ainsi dire universalisé aujourdhui lusage.
Lhistoire du quinquina, sa description, son exploitation, ses variétés, ses propriétés, son emploi, trouveront, ici, tout naturellement leur place et leur développement.
Dailleurs, nous serons bref.
Il ne semble pas que les propriétés qui ont fait du quinquina le remède héroïque de la fièvre aient été connues des Incas. Du moins les historiens de la conquête espagnole, Garcileso de la Vega, Zarate, Torquemada et Blas Herrera, nen font aucune mention.
Cest seulement entre les années 1635, 1636 et 1637 quil en est pour la première fois question.
Lhistoire de la découverte des vertus propres au quinquina est assez obscure. On a prétendu quun Indien, rongé par les fièvres paludéennes, traversant une forêt, ne trouva, pour étancher la soif qui le dévorait, quune flaque deau à demi-desséchée, dans laquelle croupissait un quinquina déraciné. Lhomme but avidement et se trouva radicalement guéri...
Ce fait, vrai ou faux, se passait dans la vice-royauté de Quito, aujourdhui République de lÉquateur, entre Cuença et Lojà.
Quoi quil en soit, le corrigédor de Loja fut informé, sur ces entrefaites, des propriétés de ce végétal, par les Indiens, ses administrés, qui lui en vantèrent les effets.
Peut-être cette découverte fût-elle restée longtemps localisée dans ce petit district, si une illustre malade, la vice-reine du Pérou, la comtesse dEl Cinchon, neût été atteinte, en 1638, dune fièvre intermittente fort grave, contractée dans la vallée de Lunahuana, sur la côte du Pacifique.
Le corrigédor de Loja, informé de la maladie de la vice-reine, fit une provision décorces de quinquina, les porta à Lima, garantit, sur sa tête, leur efficacité au vice-roi, et les fit absorber à la malade sous forme de poudre.
La fièvre tenace à laquelle allait succomber la malade céda devant lapplication de ce remède si simple, et la comtesse dEl Cinchon retrouva la santé comme par enchantement. Cette cure fit naturellement grand bruit, et la vice-reine, à son retour en Espagne, ne manqua pas de distribuer aux membres de la haute aristocratie péninsulaire la provision de quinquina faite avant son départ.
Bientôt le médicament dont cette guérison célèbre avait commencé la réputation se répandit et fut connu sous le nom de Poudre de la Comtesse.
Quelques années plus tard, les Jésuites établis au Pérou en augmentèrent la vogue, lintroduisirent à Rome, la vulgarisèrent en Italie, lui retirèrent ses noms de kinkina ou de kina-kina sous lesquels les Indiens la désignaient, et lappelèrent cava ou yara-chucchu (écorce à fièvre).
Cette dénomination ne prévalut pas plus que la précédente, et la poudre fébrifuge se nomma simplement, pendant un certain temps : Poudre des Jésuites.
La véritable origine du précieux remède restait pourtant une énigme pour les médecins. Ce fut seulement en 1679 quun Anglais, nommé Talbot, qui, selon madame de Sévigné, débitait à Paris la Poudre des Jésuites à quatre cents pistoles la dose, vendit le secret à Louis XIV pour une somme fabuleuse.
Grâce au roi qui navait acheté le secret que pour le livrer au public, le quinquina fut connu en France.
Cest à La Condamine que lon doit les premières données précises sur les arbres à quinquina et les régions où ils se trouvent.
Envoyé avec Godin et Bouguer dans lAmérique méridionale pour mesurer un degré du méridien, il profita de son voyage pour étudier, avec sa minutie de mathématicien, les quinquinas de la vallée de Loja, de Cuença et de Brancamoros.
Sur les indications de Joseph de Jussieu, botaniste attaché à lexpédition, il décrivit sur place le premier quinquina, dessina daprès nature ses organes, lui restitua son nom indigène de kinkina, et publia son travail en 1738, juste un siècle après la cure de la comtesse dEl Cinchon.
Les recherches de La Condamine furent continuées par Joseph de Jussieu qui resta pendant deux ans après lui au Pérou.
Grâce aux travaux des deux savants français, grâce à leurs descriptions précises, et aux échantillons rapportés par eux, le quinquina eut droit de cité dans les traités de botanique, et fut classé par Linné dans la famille des Rubiacées, en un genre unique auquel lillustre Suédois donna le nom de Cinchona officinalis.
Joseph de Jussieu navait pas suivi les astronomes de lAcadémie lors de leur retour en France. Séduit par lattrait des découvertes quil ne pouvait manquer de faire dans un pays tout nouveau pour la science, il parcourut le Pérou atteignit même la Bolivie, et ne revint dans son pays quen 1771, dans un état de santé déplorable qui ne lui permit pas de donner à ses observations la publicité quelles méritaient.
Le gouvernement français chargea en 1776 le botaniste Dombey de continuer les travaux de Joseph de Jussieu si malheureusement interrompus. Mais lexpédition fut entravée par le gouvernement espagnol sous la domination duquel se trouvait le Pérou. Ce gouvernement, voulant réserver à ses nationaux lhonneur des découvertes, retarda le départ de Dombey, pendant quil organisait une expédition du même genre sous la direction de deux savants botanistes, Ruiz et Pavon.
Dombey, forcé de se joindre aux Espagnols, visita avec eux les contrées à quinquina et fit des découvertes précieuses. Malheureusement, les hommes dÉtat qui sétaient opposés à son départ lempêchèrent de faire profiter la science de ses découvertes. Ses collections narrivèrent au Muséum dhistoire naturelle que détruites en partie et il lui fut impossible de publier les résultats de dix ans de travail !
Plus heureux, Ruiz et Pavon livrèrent leurs études à la publicité, chacun deux donna une Quinologie où ils écrivirent, en commun une Flore du Pérou et du Chili.
Jusqualors, on avait restreint exclusivement lhabitat du quinquina aux vallées péruviennes, quand José-Celestino Mutis, médecin du vice-roi don Pedro Massia de la Cerda, découvrit dans la Nouvelle-Grenade, aux environs de Santa-Fé, des quinquinas auxquels il attribua des propriétés identiques et même supérieures à celle des écorces des vallées de Loja et de Cuença.
Ces prétentions furent énergiquement combattues par Ruiz et Pavon, qui affectèrent de traiter avec un dédain, pour le moins étrange, les affirmations de léminent botaniste.
Lavenir donna dailleurs pleine et entière raison à Mutis, puisque, même de nos jours, les espèces quil désigna sont celles que les fabricants de quinine, le principe fébrifuge du quinquina, recherchent de préférence.
Mutis vivait encore à Santa-Fé, quand deux illustres voyageurs, Humboldt et Bonpland, partis dEurope en 1799, débarquèrent à Carthagène en 1801, après avoir consacré lannée précédente à lexploration du bassin de lOrénoque. Ils reçurent lhospitalité de Mutis, traversèrent la Nouvelle-Grenade, le royaume de Quito, les provinces septentrionales du Pérou, pour continuer à travers le Mexique un des voyages les plus féconds de notre siècle.
De nouvelles espèces de quinquinas découvertes et décrites, la distribution géographique de ce groupe naturel bien indiquée pour la première fois, de nouveaux matériaux pour létude des écorces officinales : tels furent, en ce qui concerne particulièrement la question qui nous intéresse, les résultats de cette mémorable expédition.
Nous rappellerons, seulement pour mémoire, les noms de Purdie, Hartweg, Goudot, Warcewictz, Linden, Funck, Schlim, Triana, Popping, Lechler, qui visitèrent successivement la Nouvelle-Grenade, le Pérou, le Chili, et enrichirent la science de documents nouveaux.
Jusquen 1848, la Bolivie était restée inexplorée. Ni Joseph de Jussieu. qui avait pénétré jusque dans ces régions perdues, ni Taddus Hncke, son glorieux successeur, navaient laissé de traces de leurs découvertes. Tout restait donc à faire pour cette partie de la chaîne des Andes, doù provient cependant aujourdhui lécorce la plus riche en quinine.
Cest alors que M. Weddell, après sêtre séparé de lexpédition de M. de Castelnau, dirigea ses recherches de ce côté. Il pénétra ensuite dans la province péruvienne de Carabaja, remonta la chaîne jusquà Cuzco et prolongea le champ de ses observations jusquaux régions inexplorées par les quinologistes ses devanciers,
Il rapporta de ce voyage une ample moisson de documents ; entre autres, huit espèces nouvelles de Cinchonas vrais, décrites avec un soin tout particulier dans son Histoire naturelle des quinquinas. En outre, il se livra à une étude microscopique des organes, et fournit ainsi un précieux moyen de diagnose et de classification naturelle des écorces officinales.
Entre temps, une circonstance toute particulière vint aider puissamment au progrès des études quinologiques déjà poussées si loin.
Tous les voyageurs, qui avaient jugé par eux-mêmes des procédés barbares dexploitation appliqués aux quinquinas, avaient signalé les dévastations commises par les cascarilleros, et manifesté lappréhension quon ne se trouvât plus tard privé de ce médicament héroïque.
Le gouvernement hollandais comprit, le premier, quil y avait quelque chose à faire pour conjurer le péril. Le docteur Hasskarl fut envoyé à cet effet au Pérou et en Bolivie, avec mission de récolter et de transporter vivantes, aux colonies néerlandaises, plusieurs espèces de quinquinas et den essayer la naturalisation.
Cette entreprise réussit à souhait. De jeunes sujets furent transplantés dans plusieurs localités de Java, où ils sont aujourdhui régulièrement cultivés, et fructueusement exploités.
LAngleterre, sinspirant bientôt de lexemple de la Hollande, donna des instructions analogues à MM. Markham, Pritchett et Spruce, afin détablir des plantations de quinquinas à Ceylan et sur le continent indien, notamment sur les monts Neilgherries, au Malabar, dans le Sikhim britannique, au pied de lHimalaya et au Bengale.
Cest par millions que les Anglais comptent aujourdhui les sujets en plein rapport, formant leurs plantations, devenues de véritables forêts !...
Disons enfin, pour terminer cette notice historique, que tous ces savants ont apporté de nouveaux matériaux à la quinologie, grâce aux travaux nécessités par lacclimatation des espèces et leur culture rationnelle. Cest ainsi que lidentification des espèces botaniques et des écorces commerciales question naguère si compliquée est devenue beaucoup plus facile, au point que le magnifique ouvrage de M. Howard « Illustrations of Nueva Quinologia » laisse à peine sans solution quelques minimes questions de ce genre.
Et maintenant, un mot, un simple mot relatif à lorganographie du genre Cinchona, avant de passer à létude très sommaire des écorces, à leur exploitation, à leurs propriétés.
Le genre Cinchona, placé par Linné dans la famille des Rubiacées, comprend des arbres élevés, ou de simples arbrisseaux, suivant laltitude à laquelle ils croissent.
Leurs feuilles opposées, comme dans toutes les Rubiacées, sont toujours entières, cest-à-dire sans découpures, mais très variables dans leurs dimensions, leurs formes et leur pubescence.
Elles ont entre elles des stipules (petits appendices membraneux ou foliacés qui se rencontrent au point dorigine des feuilles) généralement libres et se détachant de bonne heure des rameaux.
Les fleurs sont disposées en cymes parfois corymbiformes, mais qui prennent le plus souvent laspect de particules. Elles sont blanches, roses ou pourprées, dune odeur agréable. Elles présentent, de lextérieur à lintérieur, un calice turbiné (en forme de toupie) soudé à lovaire, à limbe pourvu de cinq dents ; une corolle hypocratériforme (dabord en forme de tube et subitement dilatée en soucoupe) à tube cylindrique ou anguleux, à lobes lancéolés, garnis sur leur bord de poils laineux blanchâtres ; cinq étamines incluses ou presque exsertes, à anthères linéaires plus ou moins longues que le filet ; un ovaire infère, à deux loges contenant deux ovules anatropes, attachés à des placentas linéaires, axiles ; un style simple et stigmate bifide.
Le fruit est une capsule ovoïde, oblongue ou linéaire lancéolée, couronnée par le limbe du calice, et souvrant de bas en haut en deux valves pour laisser échapper des graines nombreuses, bordées dune aile régulièrement denticulée.
Ces caractères généraux, communs à tout le genre, se différencient de plusieurs façons, pour former des espèces quil nest pas toujours facile, même à des botanistes, de distinguer à première vue, et que les cascarilleros savent bien reconnaître empiriquement.
Laspect général de larbre, la forme de ses feuilles, la couleur de ses fleurs, la nuance de son écorce suffisent presque instantanément à leur faire découvrir, sans erreur, lespèce du végétale, dont ils connaissent dès lors les propriétés.
Car, comme nous allons le voir dans un moment, il en est, parmi les Chichonas qui, bien quoffrant des caractères presque identiques, diffèrent essentiellement comme qualité, au point que les uns ont une valeur commerciale considérable, et que les autres ne valent même pas la peine dêtre exploités.
On comprend, dès lors, combien il est essentiel davoir des équipes de cascarilleros connaissant imperturbablement leur métier, sous peine de courir le risque dexploiter des variétés dune valeur médicinale contestable ou même absolument nulle.
Ces végétaux croissent spontanément dans une zone bien déterminée de lAmérique méridionale. Cette zone sétend sur les longues chaînes des Cordillères ; elle forme une courbe immense dont la partie concave regarde lOrient et renferme les sources des principaux affluents de lAmazone. Elle sétend du 10° de latitude Nord au 19° de latitude Sud.
Dans cette partie du continent sud-américain, ils se rencontrent généralement partout où laltitude du lieu produit une température convenable à leur développement. On les trouve dordinaire à des élévations comprises entre 1500 et 2400 mètres. Cependant, plusieurs espèces prospèrent à une altitude moindre, 1200 mètres, par exemple. À la vérité, M. de Humboldt en a observé à 2890 mètres, et Caldas à 3270 mètres.
Aux plus grandes hauteurs, ils prennent la forme et les dimensions darbustes et darbrisseaux. Dans la partie moyenne, ils sont associés à la végétation luxuriante des forêts tropicales et atteignent la taille des arbres les plus élevés. Ils disparaissent au contact des premières plantes de la région basse.
Les propriétés amères des quinquinas nappartiennent pas uniquement aux écorces, mais encore, bien quà un moindre degré, aux fleurs et aux feuilles quon pourrait à la rigueur utiliser.
Occupons-nous seulement des écorces, seules transportées en Europe et employées en médecine.
Les botanistes contemporains ont étudié avec soin les caractères de ces écorces, dans le but de reconnaître lorigine des différentes espèces commerciales, et aussi linfluence climatérique sur leur nature et leurs qualités.
La plus grande obscurité règne toujours sur ce point malgré des recherches déjà nombreuses. Aussi, les quinologistes ont-ils quelque peine à sentendre, et lon est réduit à classer encore aujourdhui empyriquement les écorces en quatre catégories.
1° Les quinquinas gris, à écorce roulée, peu fibreuse, très astringente, peu amère, fournissant une poudre dun gris fauve, ne renfermant que de la cinchonine et presque pas de quinine, cest-à-dire plus toniques que fébrifuges ;
2° Les quinquinas jaunes, à écorce plus volumineuse, plus fibreuse, moins astringente et plus amère, fournissant une poudre jaune ou orangée, renfermant une forte proportion de quinine et une moindre quantité de cinchonine. Ils sont plus fébrifuges que toniques ;
3° Les quinquinas rouges, à écorce parfois très volumineuse, demi-fibreuse, amère et astringente, fournissant une poudre dun rouge vif, contenant à la fois de la quinine et de la cinchonine, et par conséquent également toniques et fébrifuges ;
4° Les quinquinas blancs, à lécorce recouverte dun épiderme blanc, uni et adhérent, fournissant une poudre grise, qui renferme des traces de cinchonine et dautres alcaloïdes analogues. Ils sont à peine fébrifuges.
Cette classification, purement empirique, na rien de régulièrement scientifique, mais elle est suffisante pour les besoins du commerce et la pratique usuelle de la médecine.
Quant à lénumération des trente espèces médicinales de quinquina, et à celle presque interminable de leurs variétés, nous la bornerons à quelques types les plus connus, afin darriver plus vite à lexploitation des écorces.
Une des meilleures espèces de quinquina gris est le Cinchona cordifolia de la Nouvelle-Grenade et de Loja. Elle fournit jusquà dix et douze grammes de sulfate de cinchonine par kilogramme.
Quant au quinquina jaune, ou Calisaya, son écorce est, par excellence, le remède héroïque de la fièvre, et de beaucoup la plus abondante en sulfate de quinine. On en retire jusquà trente ou trente-deux grammes par kilogramme et six à huit grammes de cinchonine.
Le Cinchona succirubra de la province de Quito, peut être considéré comme le prototype des quinquinas rouges, également toniques et astringents. Cette écorce précieuse fournit de vingt à vingt-cinq grammes de quinine par kilogramme, et douze à quinze grammes de cinchonine.
Les autres variétés qui se rattachent à ces trois types sont variables relativement à la quantité de substance médicamenteuse quils contiennent, et, conséquemment aussi, quant à leur valeur commerciale. Leur énumération serait ici sans intérêt.
Il est bien entendu, naturellement, que les cascarilleros donnent la préférence aux espèces les plus riches en principes actifs, puisquelles sont les plus chères. Mais comme les quinquinas ne vivent pas en famille, comme il est exceptionnellement rare de les rencontrer, sur un seul point, réunis en futaies, et quils sont, au contraire, disséminés au milieu des autres arbres des grands bois, ils sont forcés dexploiter, sans les choisir, les variétés officinales plus ou moins riches, et doivent sen rapporter, pour réaliser des bénéfices plus ou moins considérables, au hasard de leurs découvertes.
On a vu, au chapitre précédent, comment sopère la recherche des quinquinas, la prospection, pour employer un mot tiré du vocabulaire des chercheurs dor.
Une fois la présence des arbres fébrifuges reconnue et constatation faite des espèces les plus nombreuses dont lexploitation doit être plus ou moins lucrative, les cascarilleros qui travaillent pour le compte dune compagnie ou dun riche particulier arrivent dans la forêt, sous la conduite dun majordome et procèdent à leur installation.
Ils sempressent tout dabord de construire des hangars couverts en feuilles destinés à les abriter et à sécher les écorces qui doivent être préservées des intempéries. Puis, selon labondance des quinquinas, et partant de la durée plus ou moins longue de leur séjour en forêt, les cascarilleros, pour ne pas perdre de temps, se mettent en devoir dassurer leur subsistance quand leurs vivres seront épuisés.
Ils défrichent, à cet effet, une portion du grand bois, brûlent les arbres et sèment, sans désemparer, sur ces cendres fertilisantes, des courges, des ignames, du maïs, des fèves, du piment, des arachides qui croîtront là comme en serre chaude, sur du terreau, avec une rapidité inouïe. Au bout de trois mois, ils les récolteront à maturité.
Ces dispositions préliminaires étant terminées, le cascarillero, la hache sur lépaule, le sabre dabatis à la ceinture, le sac garni de provisions, senfonce isolément ou par couples dans la forêt.
Arrivé au pied de larbre à abattre, il le déchausse préalablement à la base, et le coupe à la hache le plus près possible des racines. Le quinquina étant tombé, lhomme en élague les branches et procède à la décortication.
Au moyen dune macanachuela (petite massue), dun maillet de bois ou simplement du dos de sa hache, il opère à petits coups une sorte de massage destiné à débarrasser lécorce des rugosités extérieures composant le périderme ou substance morte.
Saidant alors de son sabre dabatis, il pratique des incisions longitudinales ou transversales sur cette partie vive de lécorce, et la décolle de dessus le bois par fragments réguliers. Ces fragments, qui ont généralement de quarante à cinquante centimètres de longueur sur dix ou douze de largeur, sont nommés en espagnol tablas, planches. Ce sont, on effet, de véritables planchettes pareilles aux bardeaux dont les maisons sont couvertes en certains pays.
Lécorce des branches est détachée de la même façon, mais sans avoir recours au massage préalable, car cette écorce plus jeune a peu ou point dépiderme mortifié.
La quantité décorce sèche que lon peut tirer dun arbre de belle venue, cest-à-dire de quatre-vingt-dix centimètres à un mètre de diamètre, sur douze à quinze mètres de hauteur, est en moyenne de huit ou neuf arrobes espagnoles, cest-à-dire de cent à cent dix kilogrammes.
Les écorces recueillies sont rapportées au campement, généralement à dos dhomme. On choisit celles qui proviennent du tronc et ont la forme de planchettes, les tablas. On les empile au soleil, par couches successives placées en sens contraire, comme les pièces de bois dans un chantier, de façon à former des amas réguliers longs de trois ou quatre mètres, sur deux mètres de hauteur.
Pour les empêcher de gauchir ou de se tordre, ce qui rendrait leur emballage difficile, on les charge de lourds madriers ou de quartiers de roches. Tous les jours ou tous les deux jours, et jusquà dessiccation complète, on enlève les corps pesants pour laisser pénétrer, dans les interstices, lair et le soleil.
Quant à lécorce provenant des branches, on se contente de lexposer à plat sur le sol sans la soumettre à lentassement et à la pression. Elle se recroqueville bientôt sous laction du soleil, et prend lapparence de cylindres creux doù son nom de canuto, canutillo, tube, canule, que lui donnent les cascarilleros, pour la distinguer de la tabla produite par le tronc.
La dessiccation étant enfin terminée, il reste encore au cascarillero à accomplir la tâche la plus difficile. Il doit transporter lui-même, sur ses épaules, son fardeau à travers la forêt, par des sentiers que, libre, il a eu tant de peine à parcourir. Il y a tel district où il faut que le quinquina soit porté de la sorte pendant quinze ou vingt jours, avant de sortir des bois qui lont produit.
Après des fatigues dont on peut à peine concevoir la terrible intensité, il remet son butin au majordome chargé de surveiller la récolte.
Le majordome choisit les écorces, les remet en paquets, les enveloppe de bayeton, une sorte de serge grossière, dans laquelle on les coud, puis elles sont expédiées à dos dhomme ou de mulet dans les comptoirs voisins.
Là, ces lots sont remaniés et leur poids primitif augmenté du double. Il est ordinairement de cinq ou six arrobes espagnoles. À la première enveloppe, on en ajoute une seconde formée dun cuir frais de buf quon coud avec des lanières de même substance. Ce cuir se dessèche, se resserre et devient aussi dur quun bloc plein.
Cest sous la forme de cet emballage, appelé suron, que les quinquinas sont expédiés en Europe.
Après avoir suivi le quinquina depuis le moment où il se trouve isolé dans la forêt vierge, jusquà celui où il est livré au pharmacien et au fabricant de produits chimiques, terminons par quelques considérations relatives à son usage en thérapeutique.
Depuis longtemps, lanalyse chimique a reconnu et dosé les éléments qui composent les différentes variétés décorces. Cest à deux Français, Pelletier et Caventou, que lon a dû, en 1820, ces belles découvertes qui ont enrichi la science de procédés encore en usage aujourdhui, pour reconnaître et exploiter pratiquement ces éléments auxquels le quinquina doit ses propriétés.
Pelletier et Caventou ont montré que les écorces contiennent en quantités variables des alcaloïdes nommés : quinine, cinchonine, quinoïdine, cin-chonidine et quinicine ; plus de lacide quinotannique, et des « rouges de quinquina » ; des matières colorantes jaunes et vertes, de lamidon, de la gomme, et de la cellulose.
Il convient, à ce propos, de joindre au nom des savants qui ont résolu la question chimique des quinquinas, celui de M. Bouchardat et de M. Pasteur, qui, avant dêtre un physiologiste de génie, fut un chimiste éminent.
Tous ces divers principes contenus dans les écorces nont pas à beaucoup près la même importance thérapeutique.
La quinine est le fébrifuge par excellence. La cinchonine est aussi un bon fébrifuge, mais pourtant inférieur à la quinine. En ce qui concerne la quinoïdine et la cinchonidine, la question nest pas encore résolue. Les uns leur dénient toute vertu, et les autres les croient actives. Nous ne nous permettrons pas dintervenir dans le débat, tout en faisant remarquer que les écorces de Loja, qui ont fait la réputation du quinquina, sont surtout riches en cinchonidine.
Quant à lacide quinotannique et aux « rouges de quinquina », ils agissent comme toniques et astringents.
Si lon connaît parfaitement la constitution chimique du quinquina, si les préparations quiniques sont les remèdes les plus sûrs et les plus merveilleux de la médecine, on ignore leur mode daction sur léconomie.
La science a écarté les idées de substitution et de révulsion, et na pu que constater ses effets, dailleurs indiscutables, dans les cas dintoxication paludéenne et daltération du sang.
Peut-être la découverte récente des microbes, ces infiniments petits dont la présence dans un organisme malade répond à tel ou tel genre daffection, donnera-t-elle le mot de lénigme, et permettra-elle de voir, dans les préparations quiniques, le spécifique de microbes spéciaux.
Pour le moment, on nen est encore quaux conjectures.
Peu importe dailleurs aux malades, hélas ! trop nombreux, qui demandent secours à ce remède héroïque, puisquil constitue la meilleure, on pourrait dire lunique panacée des fièvres et de lanémie.
Lessentiel, pour eux, est dobtenir la guérison.
Quant aux diverses préparations sous la forme desquelles on administre le quinquina, il suffira de les énoncer. Décoction, tisane, extrait aqueux ou alcoolique, sirop, poudre, teinture alcoolique, vin, etc.. sans oublier le sulfate de quinine, toutes sont excellentes... à la condition que les cascarilleros et les pharmaciens fournissent des écorces irréprochables.
XII
Enthousiasme de cascarillero. Le « filon » des quinquinas. Succès complet. Refus dobéissance. « Cest le cinquième jour. » Encore et toujours les Canaémés. Au campement. Désappointement des Indiens. Marquis malade. LEmpigen, ou la maladie des grands bois. Soixante kilos seulement de supplément pour lAlsacien. Au bout le bout. Tous pour un, un pour tous. Énergie du malade. Dîner exécrable. Charles cuisinier. Revanche des déserteurs. Léthargie. Lassacú, poison indien. Somnifère ou mortel ? Séveillera-t-on demain ?
Revenons au plateau de la Serra da Lua, sur lequel nos chasseurs de quinquina viennent de découvrir le premier échantillon de Cinchona vrai, un superbe Calisaya.
Le senhor José, en présence de cette trouvaille merveilleuse, semble pour un moment atteint dun véritable délire. Il quitte ses compagnons, se rue au beau milieu du fourré, va, vient, court, disparaît pour reparaître bientôt, pousse des cris de joie, chante, parle tout seul avec une volubilité de fiévreux.
Cest bien une fièvre toute intellectuelle dailleurs, et étrangère à celle dont le quinquina est la panacée que ressentie cascarillero ; fièvre de tous points comparable à celle du mineur, lorsque, après les fatigues et les dangers dune prospection, il vient de reconnaître le champ dor, objet de ses rêves et de son ambition ; fièvre de chercheur opiniâtre, qui voit les difficultés vaincues, les espérances réalisées, plus heureux encore davoir accompli sa tâche et triomphé de linconnu, que de la perspective de lopulence prochaine.
Ses compagnons paraissent infiniment moins impressionnés, soit quils nenvisagent pas toute limportance de cette découverte, soit que, en raison de leur origine européenne, la vue de ces végétaux parle moins éloquemment à leur esprit que ne le ferait celle dun champ dor. Le premier aspect dun placer, le ruissellement de la poudre dor, le scintillement des pépites, agit, en effet, singulièrement sur les civilisés, quelque calmes et désintéressés quils soient, tandis que les richesses végétales ou animales, parfois supérieures, les laissent bien plus froids.
Cette course affolée du mulâtre, cette bruyante prise de possession par lhomme à demi sauvage de cette nature, vierge peut-être de tout contact humain, dure plus dune heure
Puis, le senhor José, qui pendant ce temps semble avoir complètement oublié ses compagnons, revient haletant, ruisselant de sueur, la face et les mains en lambeaux, mais lair radieux, les traits épanouis.
Eh ! bravo !... senhores. Bravo !..., sécrie-t-il en les apercevant.
« Je viens de faire une petite reconnaissance, au milieu de ce fouillis, et jai retrouvé mes vieux amis, les Cinchonas...
Êtes-vous content de cette première visite ? demande Charles en souriant.
Dites que je suis heureux, ravi, transporté !
« Savez-vous bien, senhor, que dans ce petit coin de la grande forêt, traversée par moi en courant, comme un tapir poursuivi par lonça (jaguar), jai trouvé de loccupation pour cinquante hommes pendant deux ans !
Pas possible !
Comme jai lhonneur de vous le dire.
« Mais ce nest pas tout. Non seulement les Cinchonas sont plus abondants encore que dans les plus fertiles de nos vallées boliviennes, mais, comme les terrains sont peu élevés, chaque arbre atteint des proportions énormes.
« Quant aux espèces, vous me voyez confondu de navoir pour ainsi dire rencontré que des cinchonas rouges et jaunes...
Les meilleurs, nest-ce pas ?
... Par conséquent les plus chers.
« Jétais loin de mattendre à une semblable découverte, car ceux que jai trouvés jadis avec mon maître, quoique très beaux, ne sont pas comparables à ceux-là.
« Voyez-vous, senhor, je suis maintenant certain du succès.
« Plus nous avancerons dans la direction du soleil levant, plus ils seront abondants.
Comment cela ? mon cher José.
Cest que je me rappelle parfaitement la nature des terrains qui ne changent presque pas jusquà la source du Rio-Couroucouri.
Mais nous en sommes encore au moins à quinze lieues !
Quinze lieues environ, senhor.
Et vous pensez que cette espèce de filon de quinquinas se prolonge jusque-là ?
Sur les plateaux de même hauteur que celui-ci, oui, senhor.
Diable ! Cest à voir, mon cher José.
« Le plus tôt sera le meilleur, car je commence à partager votre enthousiasme.
« Quen pensez-vous ? mes amis.
Certainement, tout de suite, si vous voulez, répondent dune seule voix Marquis et Winckelmann qui se mettent peu à peu au diapason.
Eh bien ! en route !
Mais un incident imprévu menace de contrecarrer ce projet.
Pendant la prospection de José, les Indiens ont déposé leurs charges sur le sol et se sont voluptueusement endormis au milieu des broussailles, des herbes et des chicots.
Au mot bien connu de Jacú en avant ! proféré par Charles, ils séveillent, sétirent paresseusement, examinent la hauteur du soleil, se regardent à la dérobée, saccroupissent sur leurs talons et demeurent immobiles.
Vous navez pas entendu ? demande Charles en lingoa geral.
Si, répond lun deux.
« Le blanc a dit : « Jacú » !
Pourquoi ne marchez-vous pas ?
Cest le cinquième jour.
Quest-ce que cela fait, le cinquième jour ?
Le blanc veut le savoir ?
Oui.
Cest que le cinquième jour le blanc doit nous donner les perles, les couteaux, les hameçons et les miroirs.
Cest vrai.
Eh bien ! donne...
Et après, que ferez-vous ?
Nous retournerons à la maloca.
Vous ne voulez donc pas rester avec nous ?
Non.
Pourquoi ?
Cest trop loin.
Qui est-ce qui est trop loin ?
Là-bas, où tu vas.
Venez seulement cinq jours encore, et je vous donnerai deux fois plus que je ne vous ai promis.
Cest trop loin !
Seulement trois jours.
« Dans trois jours nous pouvons être aux sources de Couroucouri, nest-ce pas ?
Oui.
Eh bien ! venez.
Il y a des Canaémés.
Assez !... assez ! interrompt brusquement Marquis, avec cette intonation du Parisien, victime dune « scie » prolongée.
« Il ne faut plus nous la faire aux Canaémés.
Que dit le petit blanc (caraï) ! demande un des Indiens.
Que tu te trompes, répond le mulâtre.
Ah ! fait lhomme sans protester davantage.
Et quil ny a pas de Canaémés.
Ah !
Charles insiste de nouveau, sans violence, bien entendu, mais dun ton résolu.
Les Indiens qui ne contredisent pour ainsi dire jamais en face un blanc, à moins dêtre complètement ivres, se lancent, à la ronde, un coup dil rapide, sinterrogent sournoisement du regard et se lèvent comme à regret.
Voyons, reprit le jeune homme, cest entendu, cest entendu, nest-ce pas, chargez vos panacous et partons.
Le blanc le veut, partons ! dit en manière de péroraison lorateur de la bande.
Partons ! font en chur les autres.
Voilà, dit en français Winckelmann à Charles, des lascars qui vont nous brûler la politesse au premier moment.
Ou tout au moins la nuit prochaine ; mais, nayez crainte, nous ferons bonne garde.
Ça me paraît tout à fait indiqué, renchérit Marquis.
« Quelles figures de vent debout ! Quelles allures de chiens fouettés !...
« Les coquins ne vont quà leur corps défendant, et semblent avoir la meilleure envie de nous jouer quelque mauvais tour.
Lincident na pas dautre suite pour le moment, et la marche reprend avec ses lenteurs, ses difficultés, ses fatigues, encore augmentées par lexamen minutieux des essences végétales.
Dautre part, comme Charles compte revenir au plus tôt exploiter les quinquinas, il pratique, ainsi que ses compagnons, à laide du sabre dabatis, de nombreuses marques devant servir de point de repère. Fréquemment, les troncs des arbres sont entaillés, de longs morceaux décorce enlevés, pour jalonner en quelque sorte la route et permettre de reconnaître la piste sans erreur possible.
Le mulâtre ne sest pas trompé. Les taillis de quinquinas se prolongent dans la direction de lOrient, avec des alternatives dabondance excessive et de pénurie presque complète, comme un filon de quartz aurifère, qui se poursuit à travers monts et vallées, se montre et disparaît par places, mais se retrouve toujours pour le « prospecteur » intelligent et tenace.
La journée sécoule sans que rien, dans la configuration, ni dans la nature des terrains ne semble de sitôt devoir modifier les essences végétales.
La conviction de Charles et de ses compagnons est maintenant absolue. Il y a là matière à une opulente exploitation décorces, et à la création dune industrie nouvelle qui peut et doit révolutionner bientôt cette zone jusquà présent improductive.
On sarrête pour camper. Les Indiens semblent avoir oublié leur velléité de désertion. Ils accueillent, sans la moindre émotion apparente, le moment pourtant si agréable de la grande halte.
Charles, qui na pas la moindre confiance en eux, prend sans désemparer les précautions les plus minutieuses pour déjouer toute tentative dévasion. Les panacous sont vidés, les ballots entassés sur le sol et couverts dune couche de feuillage. Au lieu de reposer dans les hamacs, ceux qui ne seront pas de garde sinstalleront sur cette couche incommode en tant que matelas, mais excellente comme disposition pour prévenir ces fugues nocturnes, si familières aux Peaux-Rouges.
Ceux-ci, un moment décontenancés à la vue de ces préparatifs, se mettent à rire silencieusement, et loin de désapprouver cette défiance, semblent au contraire trouver que les blancs ont raison.
Ils mangent lentement, de bon appétit, déploient leurs hamacs, les accrochent aux arbres, se couchent et sendorment, sans lapparence dune arrière-pensée.
Le senhor José prend la garde le premier, pendant que Charles, Marquis et Winckelmann, fraternellement allongés sur les bagages, se disposent à céder au sommeil qui les envahit.
Contre son attente, Marquis, ordinairement endormi aussitôt couché, éprouve comme un léger mouvement de fièvre. Il se tourne, se retourne, bâille, sétire et commence à maugréer tout bas, quand au bout dune demi-heure, il est plus éveillé que jamais.
Cest singulier, dit-il en aparté, dhabitude, je dors comme un loir, et ce soir, je ne puis fermer lil.
« Je suis nerveux, agacé... tout mirrite, tout mennuie, jusquaux ronflements de ce brave Alsacien qui a si bien gagné son repos.
« Que diable cela signifie ?
« Jéprouve par tout le corps des démangeaisons, et une irrésistible envie de me gratter... Jai la fièvre... les articulations me font mal...
« Jai soif... Vais-je être malade !
« Ma parole ! cest vrai... La fièvre au milieu dune forêt de quinquinas ! Un vrai comble !
« Cest absurde ! suis-je donc farci de poils à gratter que la peau me démange à ce point.
« Allons, cest une nuit blanche qui se prépare.
« Vrai ! ça ne fera pas drôle.
« Bah ! à quelque chose malheur est bon, et je naurai pas besoin de me pincer jusquau sang, comme jadis, à bord de la chaloupe, pour en arriver cependant à mendormir sous les armes.
Marquis, hélas ! ne se trompait pas. Les premiers symptômes dabord très bénins, accompagnant ce malaise subit, allèrent en sexaspérant, et il passa une nuit dinsomnie complète.
Quand vint le jour, Charles qui avait été très étonné de le trouver éveillé quand il lui annonça son tour de faction, lui demanda sil se trouvait mieux.
Marquis, brisé par cette veille prolongée, la tête lourde, les membres endoloris, raconta sa mésaventure, demanda de leau et but avidement.
Puis il ajouta, quand le soleil levant eut éclairé le campement :
Tiens !... Quest-ce que cela veut dire ?
« Voyez donc, Monsieur Charles, jai les jambes et les bras couverts de petites vésicules grosses comme des têtes dépingles.
« Tout cela est plein dun liquide clair, un peu jaunâtre... et ça me démange !...
« Tonnerre ! cest à prendre un homme de journée pour me gratter.
Charles sapprocha, examina les vésicules, hocha la tête et répondit :
Cela devait être, et vous payez votre tribut à la nourriture échauffante qui forme notre ordinaire depuis Boà-Vista.
« Lusage, on pourrait dire labus du piment, du poisson et des viandes salées ou fumées, lexposition au soleil, les épines, les sueurs abondantes, bref, tout cela vous a mis le feu dans le sang...
Cest lempigen, opina gravement le mulâtre, la maladie des grands bois.
Auquel les médecins donnent le nom deczéma, une maladie inflammatoire occasionnée par toutes les causes que je viens de vous énumérer.
Mais cest absurde ! sécria Marquis.
« Je nai pas le temps dêtre malade... Plus tard, je ne dis pas.
« Halte-là ! pas de bêtises ; il ny a ici ni ambulance, ni infirmerie, et je nai pas envie de vous donner à charroyer un convoi de malades.
« Est-ce que cest grave, le bobo ?
« Vous savez bien, nest-ce pas, que je ne crains ni la douleur ni la mort ; car ma philosophie peut se formuler en quatre mots : « Au bout le bout. »
« Ce que jappréhende, cest dêtre pour vous un sujet dennui, de tracas ; de devenir un obstacle à votre marche, un paquet encombrant quil faut trimballer à travers bois, alors quon peut à peine circuler quand on est valide...
Et cætera... et cetera... Je vous fais grâce du reste, Marquis.
« Vous devez savoir aussi, mon ami, vous qui personnifiez si bien laffection et le dévouement, que toutes ces réflexions sont pour le moins oiseuses...
Des bêtises, quoi !... opine gravement Winckelmann...
« Comme si je navais pas charroyé sur mon dos des particuliers qui étaient loin de vous valoir.
Puisque vous avez une formule résumant votre philosophie, nen avons-nous pas une pour résumer notre affection : « Tous pour un, un pour tous ! »
« Du reste, vous nêtes pas encore devenu invalide, loin de là, et je compte bien que cette maudite éruption vous permettra datteindre le Couroucouri.
« Nous marcherons alors en pirogue, et votre état ne pourra que saméliorer.
Merci, mes bons amis, merci de tout mon cur, murmure le malade attendri.
« Oui, je marcherai encore, je lespère, je le veux...
Sans compter que je vous transporterai proprement sur mon dos à la première embardée, interrompt Winckelmann.
« Vous nêtes pas si lourd que ça, sans vous offenser.
« Une soixantaine de kilos... Une misère, quoi !
Soixante kilos environ, vous lavez dit, mon brave camarade.
« Mais quoique vous soyez pourvu dune jolie encolure, jespère bien ne pas vous les appliquer sur le paletot.
À votre service en cas de besoin.
Les Indiens, qui ont constaté lindisposition du blanc, chargent leurs panacous en échangeant leurs regards sournois et reprennent lentement la direction de lOrient.
Marquis sessaye à marcher, éprouve dabord une certaine raideur aux articulations, séchauffe peu à peu et déclare bientôt, que, à part dinsupportables démangeaisons, son état nest pas absolument intolérable.
Charles et José, tout en reconnaissant au passage les quinquinas, recherchent, mais sans succès, un arbre nommé « lacre » dont le suc est employé très efficacement par les Indiens pour enrayer lempigen.
À défaut de ce végétal bienfaisant, ils espèrent trouver-une roça (abatis) indienne avec des ignames ou des patates, la fécule de ligname ou de la patate pouvant remplacer avantageusement celle de la pomme de terre préconisée en cataplasme par les médecins blancs contre leczéma.
Pour linstant, toutes leurs investigations sont vaines, et Marquis, faute de mieux, se trempe jusquau cou dans les ruisseaux que lon rencontre de temps en temps.
Cette journée sécoule lentement, au milieu de fatigues écrasantes. Les Indiens porteurs, après avoir cheminé lourdement pendant la matinée, ont pris peu à peu une allure allongée, en choisissant de préférence les fourrés les plus inextricables.
Il faut les suivre, pourtant, sous peine de les voir disparaître ; et Charles étonné dabord, puis inquiet, ne peut sempêcher de faire cette réflexion :
On dirait, ma parole, que ces coquins veulent nous courbaturer, de façon à ce que nous ne puissions plus remuer cette nuit.
Quant à leur faire ralentir cette marche de casse-cou, il ny faut pas penser. Au moindre mot ils ne marcheront plus du tout.
Peut-être ont-ils spéculé sur lindisposition de Marquis, et espérer que le jeune homme dans limpossibilité de se conformer à cette allure, celle de ses compagnons se trouvera forcément ralentie.
Ils se trompent singulièrement. Lancien soldat dinfanterie de marine possède une vigueur et une vaillance incomparables. Il appartient à cette race dhommes fondus dans le moule de ces intrépides batteurs destrade dont lénergie grandit en face des difficultés.
Leur complot, si complot il y a, échoue piteusement ; et le soir venu, ils semblent eux-mêmes sur les dents.
Les mesures sont prises comme la veille, en vue de léventualité dune désertion, et Charles remplace comme chef de cuisine Marquis, que lon installe commodément sur une épaisse couche de frondaisons.
Soit que le jeune homme ne possédât pas les talents culinaires du malade, soit que les provisions en raison de lhumidité ou de la chaleur commençassent à savarier, le dîner fut parfaitement exécrable.
Au point que Charles tout amour-propre dauteur à part se confondit en excuses.
Winckelmann, toujours satisfait, crut devoir protester, tout en confessant que tout cela vous avait un petit goût...
Un petit goût, sécrie Charles, vous êtes bien bon, par exemple.
« Le poisson est amer, le piment semble sucré, le saindoux sent la fourmi et la farine le moisi...
« Pouah !... quelle cuisine dempoisonneur !
Je suis de votre avis quant à la saveur des aliments, dit José en mangeant du bout des dents.
« Mais, à propos, voyez donc, senhor, comme ces vermines dIndiens font les dégoûtés.
« Comme ils vident avec affectation leurs couis sur la terre en crachant dédaigneusement !
Tiens !... cest extraordinaire, en effet.
« Malgré leur gloutonnerie proverbiale, ils ne touchent pas à leur ration et se préparent à se coucher sans souper.
À moins quils naient trouvé en route de quoi manger.
Cest encore possible.
« Mais, cest assez nous occuper de ces gens-là, autrement que pour les surveiller.
« Dormons ; ou plutôt, reposez-vous ; moi, je prends la garde.
Charles, sachant combien il est difficile de résister au sommeil après une pareille journée, ne commit pas la faute de sasseoir. Il se mit à marcher lentement autour du foyer, et interrompit de temps en temps sa promenade pour sappuyer au tronc dun acajou immense.
Il réfléchissait à la série dévénements qui depuis quelques mois avaient bouleversé son existence de colon jusqualors si calme et pourtant si laborieuse. Il évoquait, par la pensée, la présence des siens, donnait un souvenir attendri à sa jeune femme, aux chers petits qui lattendaient là-bas, escomptait livresse du retour... quand une soudaine torpeur lenvahit invinciblement.
En vain il veut réagir contre cette impression presque subite, et essaie de secouer cette somnolence qui limmobilise debout. Ses bras deviennent inertes, ses jambes ne peuvent plus supporter le poids de son corps. Il sent quil saffaisse doucement, sans pouvoir se retenir, et il demeure au pied de son arbre, les yeux grands ouverts, le front couvert de sueur, la respiration oppressée, terrassé par cette irrésistible torpeur.
Cependant, toute sensibilité nest pas abolie. Ses yeux voient encore, mais comme à travers un brouillard. Son cerveau perçoit les impressions extérieures, mais dune façon confuse. Il veut crier, faire un mouvement, mais sa langue reste collée à son palais.
Combien de temps dura cette espèce de léthargie ? il lui fut absolument impossible de sen rendre compte.
Peut-être une heure... peut-être plus.
Dans tous les cas, cette étrange atonie était complète, quand il aperçut à la lueur du foyer les Indiens se lever doucement de leurs hamacs, sapprocher de ses compagnons, les toucher de la main, et se mettre à rire en les voyant immobiles.
Ils causèrent à voix basse, et recommencèrent à rire de plus belle. Puis, rassurés par cette immobilité, ils empoignèrent délibérément lun après lautre Marquis, Winckelmann et José, les enlevèrent de leur couche, et les déposèrent sans façon sur le sol.
Ils retirèrent précipitamment les menues branches feuillues recouvrant les ballots et se mirent en devoir de les empiler dans leurs panacous, quand lun deux se ravisant, montra du doigt Charles accroupi au pied de lacajou.
Interrompant pour un instant le pillage, ils sapprochèrent du jeune homme et celui qui lavait montré dit de sa voix gutturale :
Il dort.
Mais il a les yeux ouverts.
Cela ne fait rien, il dort.
« Il a pris lassacú que jai mêlé au poisson, au piment et à la farinhà.
« Tiens, vois.
Alors, le drôle, saisissant Charles par la barbe, tira fortement, sans quil fit le moindre mouvement.
Tous se mirent à rire.
Tu vois, reprit lorateur, il dort...
Oui.
Est-ce quils ont pris beaucoup dassacú ?
Je ne sais pas.
Mais sils en ont pris trop ?
Ils ne séveilleront plus.
Alors, ils seront morts ?
Oui.
En as-tu mis beaucoup, dans le poisson, dans le piment et dans la farinhà ?
Je ne sais pas.
Mais, sils sont morts, il viendra dautres blancs qui nous tueront.
Je ne sais pas.
Emportons tout et sauvons-nous.
Cest cela... sauvons-nous.
Charles entendait distinctement ces sinistres paroles sans pouvoir faire un geste, sans même pouvoir remuer la paupière.
Il vit les misérables empiler à la hâte les bagages, les provisions, les munitions, jusquaux hamacs dans leurs panacous, et détaler au milieu de la nuit.
Et linfortuné, sachant quil avait, ainsi que ses compagnons, absorbé le redoutable poison indien, se disait avec angoisse :
La dose que ces bandits ont mêlée à nos aliments est-elle vénéneuse ou simplement somnifère ?
« Est-ce léternel sommeil qui menvahit ?
« Méveillerai-je demain pour contempler un désastre presque aussi terrible que la mort ?
XIII
Sommeil prolongé. Angoisses de Winckelmann. Frappés de folie. Délire. Mystère expliqué. Empoisonnement. Le remède à lAssacú. Du sel. Que faire ? Le palmier paripou. Les ressources de Winckelmann. Le « sel de paripou ». Ce que contiennent les cendres. Chlorure de potassium. Lessive. Sauvés. Sommeil réparateur. Réveil désagréable. Musique indigène. Les Indiens. Le tuxaù et le paget. Maquillage. Cupidité déçue. Confiance trompeuse. Comme quoi les tibias des chasseurs de caoutchouc sont destinés à devenir des flûtes.
Le soleil avait accompli déjà plus de la moitié de sa course, quand Winckelmann brisé, la tête lourde, les yeux brouillés, séveilla lentement.
Tout étonné davoir dormi si longtemps, il promena un regard atone sur le campement, aperçut Charles accroupi au pied de lacajou, Marquis allongé sur le sol près de José, vit les menues branches éparses comme une litière, et laissa échapper un juron carabiné en constatant la disparition des Indiens.
Sacrrr... mille tarteiffe !
« Eh ! quest-ce que cela veut dire ?
« Cest à peine si je mentends parler... Les mots ne sortent plus et je suis comme poussif.
Il se leva péniblement, essaya de marcher et retomba lourdement.
Tiens !... mes jambes sont molles comme du coton, mes idées sont plus emmêlées quun paquet détoupes et je me sens faible, aussi faible quun enfant.
« Avec ça, les autres dorment comme des pieux !
« Mais que diable se passe-t-il donc ?
« ... Les Indiens sont marrons, et les bagages disparus !...
« Nous voilà jolis garçons !
Ne pouvant réussir à se tenir debout, il se traîne à quatre pattes et sen va vers Charles, immobile et pâle comme un cadavre.
Une affreuse angoisse le saisit à laspect de cette pâleur et de cette immobilité. Il prend une des mains du jeune homme et saperçoit avec terreur quelle est tiède, moite, presque froide. Il pousse un cri terrible, et sécrie :
Ah ! mon Dieu !... Il se meurt.
« Mais non, ce nest pas possible !
« Eh ! Monsieur !... Monsieur Charles... Réveillez-vous... Parlez !... Dites-moi quelque chose.
Rien.
Lémotion poignante quil ressent dissipe son vertige comme par enchantement. Sa robuste nature, sa volonté de fer triomphent de lengourdissement. Il se dresse enfin, assure sa marche, et sélance, en titubant encore vers Marquis et le mulâtre.
Monsieur Marquis !... José !...
Même pâleur chez le premier, même immobilité chez tous les deux ; le mulâtre, lui, est gris de cendre.
Le malheureux craint de comprendre et murmure avec un sanglot :
Sont-ils donc empoisonnés !... Vais-je survivre à un pareil désastre ! Il sécrie de nouveau, dune voix qui retentit comme un tonnerre :
Monsieur Marquis !... José !...
Le mulâtre, vigoureusement secoué, se dresse sur son séant, ouvre les yeux, jette un regard fou sur lAlsacien, et part dun immense éclat de rire, un rire nerveux, convulsif daliéné.
Enfin ! celui-là vit !
« Aux autres.
Il retourne vers Charles, le saisit à bras le corps, lenlève comme un enfant et lapporte sur les feuilles. Puis, ne sachant trop que faire, il met son torse à nu et le frictionne énergiquement avec la paume de la main,
Peu à peu, il constate avec bonheur que lépidémie quitte sa teinte livide et se colore imperceptiblement. Un peu de chaleur se manifeste aux extrémités, la respiration se rétablit et, brusquement, un soubresaut convulsif agite le malade des pieds à la tête.
Comme tout à lheure José, il se lève à demi, retombe assis tout dune pièce, et pousse un éclat de rire strident.
Mais, ils sont fous ! se dit en aparté le pauvre homme désespéré.
« Ils ne me reconnaissent même pas, et ils rient comme des gens qui ont perdu la tête.
« Voyons, Monsieur Charles, mon bon maître, revenez à vous, parlez-moi...
Un second éclat de rire plus strident encore, plus égaré sil est possible, est sa seule réponse.
Il se retourne et aperçoit le mulâtre qui, accroupi près de Marquis, est occupé à une manuvre singulière.
Marquis a ouvert les yeux et contemple, en riant idiotement, de grosses fourmis noires qui montent le long de ses jambes. José prend délicatement une à une les fourmis entre le pouce et lindex et les croque gravement avec sensualité.
Ils sont fous ! reprend douloureusement lAlsacien.
« Mais que sest-il passé ?... Quont-ils mangé ?...
« Ah ! jy suis, maintenant : le souper dhier... empoisonné par ces misérables Indiens...
« Cest bien cela... Les aliments avaient un goût abominable.
« Comment se fait-il que seul jaie conservé ma raison ?
« Sans doute parce que jai un tempérament de cheval... Le poison na presque pas eu de prise sur moi.
« Et nous voilà seuls !... sans armes, sans remèdes, sans provisions, perdus en plein bois.
« Que faire ! mon Dieu ! que faire !
Il se remet, en quelque sorte inconsciemment, à frictionner Charles, et semploie de si bon cur, que le jeune homme pousse un cri de douleur, et gronde, moitié riant, moitié fâché :
Cest un buf ! un bon buf très doux et très fort qui me frotte.
« Oui... un buf !...
« Tiens !... le buf est un homme... et lhomme... cest... aidez-moi donc... cest... ah ! oui... cest Winckelmann.
Une lueur dintelligence traverse son regard. Il murmure dune voix éteinte :
Winckelmann... je vous reconnais... Nous sommes empoisonnés... par lassacú... Le remède... José peut-être... connaît le remède.
Puis, il se remet à divaguer.
LAlsacien retourne au mulâtre, le secoue de nouveau, lappelle et tâche en quelque sorte de le galvaniser.
José !... vous mentendez ?
Oui !... Les quinquinas sont...
Il ne sagit pas de quinquina.
« Connaissez-vous lassacú?... Un poison.
Oui... sans doute... lassacú... poison indien....
« Et le remède ?
Ah ! oui, le remède... Pourquoi le remède ?...
Dites-le-moi... je le veux, tout de suite.
Ne me tuez pas, si vous êtes Canaémé.
Le remède ?..
Mangez du sel... du sel... du sel...
Compris !
« Mais, où diable trouver du sel ?
« Il ny a quà Boà-Vista, car notre petite provision est épuisée depuis longtemps.
« Comment faire ?
Devant limpossibilité matérielle de se procurer cette substance si commune chez nous, si précieuse là-bas, lAlsacien, la tête entre les mains, réfléchit laborieusement, et se dit :
Cherchons, ou plutôt trouvons autre chose.
Son regard qui inventorie machinalement les alentours, se porte par hasard sur un gracieux palmier, au stipe élancé, à la couronne formée de folioles dun vert foncé.
Il sécria tout joyeux :
Tiens ! un paripou.
« Il pourra nous fournir une espèce de sel... non pas le sel marin, mais une substance qui le remplace à loccasion.
« Nous connaissons cela, nous autres coureurs des bois.
« Malheureusement lopération est longue.
« Allons, il sagit de se « patiner ».
Sans perdre un moment, il saisit son sabre resté au fourreau, et que les Indiens nont pas songé à lui enlever, et frappe à tour de bras la mince colonnette végétale.
Le palmier, bientôt tranché, sécroule avec fracas. Winckelmann se rue sur le stipe, le tronçonne en fragments longs dun mètre, les entasse à la hâte, sabre à la volée quelques poignées dherbes sèches, bat le briquet, enflamme un morceau damadou, et souffle sur les graminées qui pétillent, fument, flambent.
Le palmier, à son tour, entre en combustion et bientôt les bûches forment un épais monceau de braises rouges qui se consument lentement.
Cette opération préliminaire dure une heure et demie. Fort heureusement les malades sont assez calmes. Ils se sont assoupis à lombre, et si leur délire se manifeste de temps en temps par quelques paroles entrecoupées, létat général na pas subi daggravation. Ils ne sont ni mieux ni pires.
Winckelmann, un peu tranquillisé de ce côté, se hâte de retirer les cendres brûlantes et de les mettre refroidir en tas, pendant quil va chercher de leau.
Les Indiens, dans leur précipitation, ont laissé deux grands couis contenant chacun environ cinq litres. LAlsacien va emplir lun deux à ligarapé voisin et le rapporte en toute hâte.
Les cendres se sont peu à peu refroidies pendant son absence. Il sagit de les laver, afin den extraire les sels solubles quelles contiennent. Ce que le brave homme, chimiste improvisé par les circonstances, ignore certainement, cest le nom et les propriétés de ces sels.
Peu lui importe dailleurs, que les savants appellent quelques-uns dentre eux carbonates de potasse et de soude, phosphate et sulfate de soude ou chlorure de potassium.
Le nom pour lui ne fait rien à la chose, lessentiel est de recueillir celui qui possède une saveur salée et un peu amère dont les Indiens, les noirs et même les blancs, se servent pour leur cuisine, à défaut de sel marin ou chlorure de sodium.
Ce sel contenu dans les cendres de paripou, en quantité très considérable, est le chlorure de potassium.
Ainsi quon le lui a montré, alors quil était encore un novice coureur des bois, et comme il la fait souvent lui-même par la suite, il installe, sur le coui vide, un morceau de sa ceinture de laine plié en deux et entasse sur la laine quelques poignées de cendre. Puis, il verse doucement sur la cendre, leau contenue dans lautre coui. Leau en passant, dissout les sels solubles, les entraîne à travers ce filtre primitif, et sécoule dans le vase inférieur.
Les gens qui préparent pour leur cuisine barbare le « sel de paripou », ont coutume de faire évaporer au soleil leau saturée de sels, de façon à obtenir les cristaux qui leur servent à assaisonner leurs aliments.
Mais Winckelmann, bien que nétant pas chimiste, nen est pas moins un homme pratique, connaissant et appréciant la valeur du temps.
Il pense, fort judicieusement dailleurs, que, en dépit de la température, lévaporation de leau, bientôt saturée des sels solubles, exigera au moins deux heures ; que pour les faire absorber aux malades, il faudra les dissoudre de nouveau dans une certaine quantité deau.
À quoi bon cette double et inutile opération ?
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il enlève sa ceinture, trouve dans le coui un liquide un peu trouble, en absorbe une gorgée, fait la grimace et dit :
Cest salé, cest amer, cest fadasse, cest tiède, cest tout ce quon voudra, mais ça sent le « sel de paripou ».
« Et, de plus, cest inoffensif ; je men suis servi assez souvent pour relever la fadeur de quelque morceau de tapir, de singe ou de cochon marron.
« Puisque jai été aussi empoisonné par leur assacú, je vais en avaler une bonne lampée, à titre dessai.
« Jai encore les jambes cotonneuses, et le cerveau un peu chaviré, quoi que ça ne paraisse pas...
« Allons-y !...
« ... Hum !... Hum !...
Il attendit environ un quart dheure, et soit que cet étrange remède eût neutralisé les effets du mystérieux poison, soit que, comme il arrive souvent, il eût suffi de linfluence morale pour agir sur létat physique, il se sentit infiniment mieux.
À votre tour, Monsieur Charles, dit-il tout ragaillardi.
« Ce nest ni bon, ni appétissant ; mais je vous assure que ça vous fera du bien.
« Dailleurs, cest le remède indiqué par José, ou à peu de chose près.
« Allons, buvez de confiance... Jen ai goûté, et men suis parfaitement trouvé.
Charles but docilement, ou plutôt passivement une large rasade et sassoupit de nouveau. Marquis et José limitèrent à tour de rôle, et, comme lui, sendormirent de nouveau.
Là ! cest parfait, opina gravement lAlsacien.
« Un petit somme vous fera du bien et vous vous éveillerez joyeux comme des colibris, puisque, je le répète, cest le remède à lassacú.
« Tout le monde ronfle déjà... je vais en faire autant, car le sommeil me poursuit.
Mais il était dit que cette journée, si fertile en incidents, ne sécoulerait pas sans de nouveaux et non moins graves événements.
Les chasseurs de quinquina dormaient depuis deux heures environ. Il pouvait être cinq heures du soir, quand des sons discordants, partis de la forêt, les font tressaillir et sagiter sur leur couche de feuilles.
Bientôt les sons se rapprochent. Ce sont de rauques mugissements comparables à ceux que les bergers des Alpes tirent de leurs cornemuses décorce.
Les quatre hommes séveillent enfin, lesprit libre, mais le corps en proie à une fatigue écrasante et lestomac criant famine.
Soit que la prescription ordonnée par José dans son délire ait opéré, soit que les Indiens aient mêlé aux aliments une dose de poison insuffisante pour causer la mort, ils sont guéris.
À peine sils ont le temps de constater la fuite de leurs infidèles porteurs, le vol des bagages et des provisions, quils voient apparaître une troupe nombreuse de Peaux-Rouges qui savancent gravement en file indienne.
En tête, marchent deux instrumentistes portant chacun une flûte de bambou, appelée teïquiem, dans laquelle ils soufflent comme de véritables aquilons.
Derrière eux se présente un personnage, constellé de colliers de verroteries enroulées aux épaules, au torse, au col, et coiffé dune acangatare de plumes jaunes dor doù surgissent, comme des cornes, deux longues plumes écarlates qui se tiennent debout.
Le chef évidemment, ou, comme ils disent, le tuxaú.
Derrière, un grand personnage chamarré de la même façon, mais avec moins de surabondance, et coiffé dune acangatare bleue dont les cornes sont moins longues.
Le sous-chef, apparemment.
Derrière encore, un vieux bonhomme affublé doripeaux extravagants qui le couvrent de la tête aux pieds, et produisent à chaque pas un bruit singulier.
Il porte sur le dos, en guise de manteau, la dépouille dun caïman, dont la tête, assez bien préparée, lui sert de coiffure, et dont la queue traîne sur le sol. Le reste de laccoutrement se compose de colliers de dents de toute grosseur et de toute provenance, danneaux cornés formant le grelot du serpent à sonnettes, de griffes de jaguars, de queues de singes hurleurs, de peaux de rats palmistes, de bracelets en fil de laiton, etc., etc.
En outre, le bonhomme dont la figure possède une singulière expression dastuce et de cruauté, tient à la main un os long et gros percé de trous, dont il tire de temps en temps des sons aigus.
La conformation de cet os, enjolivé de sculptures et de dessins au genipa, indique à première vue un fragment de squelette humain. Cest un tibia... la flûte légendaire des Canaémés.
Celui-là ne peut être que le sorcier de la tribu, le paget des Indiens de lAmazone, appelé Piaye chez les Peaux-Rouges de notre Guyane.
Les hommes qui viennent après ces grands dignitaires sont simplement vêtus de calimbés, et parés de colliers de dents et de verroteries. Tous portent le grand arc indien, en « bois de lettre », avec le faisceau de flèches à pointe de bambou, à hampe de canna brava. Quelques-uns sont armés de lergaravantana ou sarbacane.
Tous, indistinctement, musiciens, chefs et simples citoyens, sauf toutefois le paget, ont le visage et le torse peints de couleurs violentes, balafrés de lignes droites, courbes ou brisées, de cercles et de losanges noirs, jaunes, blancs ou rouges, qui leur donnant un aspect à la fois comique et repoussant.
Leurs jambes sont barbouillées jusquau genou de roucou ; on dirait, à les voir, quils viennent de patauger dans le sang.
Ils sont environ une trentaine, défilent posément, en ordre, sans un cri, forment un cercle parfait au milieu duquel se trouvent les quatre voyageurs et sarrêtent sur un signe du chef.
Les chasseurs de caoutchouc à peine revenus à la vie, et surtout à la raison, contemplent avec une stupeur facile à concevoir cet étrange spectacle, et croiraient volontiers à la continuation du cauchemar qui les obsédait tout à lheure, nétait la netteté et lintensité de leurs impressions.
Il y a de part et dautre un silence embarrassant. On sobserve des deux côtés, et personne ne semble disposé à prendre le premier la parole.
Marquis fouille dans ses souvenirs dramatiques, et ne peut rien trouver déquivalent ni comme décor, ni comme figuration.
Cest égal, dit-il à voix basse, voilà des particuliers qui manuvrent avec un ensemble parfait et font le plus grand honneur à leur professeur de maintien.
« Par exemple, ils sont un peu maquillés... Quen pensez-vous, Monsieur Charles ?
En dépit de la gravité de la situation, le jeune homme ne put sempêcher de sourire à cette remarque passablement baroque.
Mais ces quelques mots ont rompu le charme.
Le chef semble faire un effort violent pour surmonter limpression produite par laspect des blancs sur les hommes primitifs, tousse, consulte du regard le paget et prononce quelques mots en une langue absolument incompréhensible.
Diable ! murmure Charles, voilà qui va peut-être compliquer désagréablement les affaires.
« Avez-vous saisi quelque chose, José ?
Pas un mot, senhor.
Cest fâcheux.
Puis, se ravisant, il demande en fixant les hommes qui se trouvent devant lui :
Quelquun, parmi vous, parle-t-il la lingoa geral ?
Moi, dit une voix nasillarde, celle de paget.
« Si le blanc connaît la langue des hommes rouges du Levant, je pourrai lui répondre.
Soit ! Dis-moi donc, vieillard, ce que veut le chef qui vient de me parler ?
Il demande qui vous êtes.
Des voyageurs blancs, amis des hommes rouges.
Pas celui-là, dit-il en montrant José.
Cest un demi-blanc, comme tu le vois... mais peu importe sa couleur... il est notre frère.
Le paget traduisit les paroles du jeune homme au chef, qui répondit par un grognement.
Que faites-vous ici ? demanda-t-il, après une pause assez longue.
Nous retournons chez nous, là-bas, dit-il en montrant lOrient.
Doù venez-vous ?
De Boâ-Vista.
Seconde et plus longue pause. Les Indiens de lAmérique du Sud ne brillent pas par léloquence. Ils ignorent ces périodes ronflantes, ces métaphores ampoulées, ces phrases solennelles et alambiquées dont leurs congénères, les Peaux-Rouges Nord-Américains, font un usage si immodéré.
À peine sils peuvent répondre aux questions quon leur adresse, tant leur esprit paresseux éprouve de difficultés à suivre une idée un peu complexe.
« Oui » « non » « peut-être » ou « je ne sais pas », telle est la menue monnaie dune conversation indienne, hérissée de lieux communs enfantins, naïve à faire sourire, et incapable de sortir de la plus puérile banalité.
On comprend, dès lors, sils ont tant de mal à répondre, combien ils doivent avoir de peine à interroger.
Mais lavidité habituelle du sauvage délie pour un moment la langue du tuxaú.
Les blancs ont des perles, dit-il après un instant de réflexion.
« Je veux les perles.
Nous navons plus de perles... Les Indiens qui nous accompagnaient ont volé celles qui étaient destinées à toi et à tes hommes, répondit Charles.
Quels sont ces Indiens ?
Des Atorradis.
Les blancs et le demi-blanc sont plus bêtes que le coro-coro de se confier aux Atorradis, riposta le tuxaú en crachant dédaigneusement.
« Les Atorradis sont des vermines, des poux de cuti !...
« Ainsi, les blancs nont pas de perles, pas de colliers... rien.
Rien !
« Si tu veux retrouver ce que les Atorradis nous ont volé, il faut envoyer tes hommes à leur poursuite.
Quen penses-tu, Jacaré (caïman) ? demanda-t-il au sorcier.
Non !
« Les Atorradis sont loin... ou peut-être que les blancs ne disent pas la vérité.
« Il vaut mieux les emmener à la maloca.
Pourquoi faire ?
Jamais les Chiricoumas nont vu de blancs ; jamais aucun paget na possédé de flûtes faites avec les os de ces hommes qui sont tous de grands guerriers.
Cest vrai.
Quand nous les aurons conduits à la maloca, nous les tuerons en faisant un grand cachiri et nous fabriquerons des flûtes.
« Ni les Jauapirys, ni les Paricotes, ni les Caras, ni les Pianocotes nont de teïquiems faits avec les jambes des blancs.
« Nous, les Chiricoumas, nous serons les seuls à en posséder, et toi, le tuxaú Loudi, tu seras ainsi plus puissant que tous les autres tuxaús du pays.
Tu dis vrai, Jacaré.
Nul parmi les chasseurs de quinquinas ne pouvait comprendre le sens de ces terribles paroles prononcées dun air dégagé en langue chiricoumane et, par conséquent, soupçonner le péril qui les menaçait.
Croyant à une rencontre fortuite avec ces Indiens probablement aussi inoffensifs que tous ceux quils ont vus jusqualors, et pensant en être quittes à bon compte après cette entrevue somme toute assez cordiale, ils espèrent même pouvoir négocier un ravitaillement.
Ils possèdent encore dans leurs poches quelques menus bibelots, susceptibles de séchanger assez facilement contre des vivres, et, comme leurs besoins sont pressants, ils sauront se contenter de peu.
Ils devaient, hélas ! être bientôt cruellement désabusés.
XIV
En route pour la maloca. Hôtes ou prisonniers. Appréhensions. Ménagerie. Malpropreté. Désordre. Les cuves à cachiri. Les Indiens chez eux. Ivrognerie chronique. Rasades sur rasades. Sauvage divertissement. Danse de possédés. Peinture de mort. Allégorie lugubre. Pillage. Conséquences dramatiques du vol dun revolver. Un coup de tonnerre sous la maloca. Mort du tuxaú Loudi. Panique. Changement de dynastie. Pouvoir chancelant. Diversion. Mépris des Indiens pour la mort. Lutte finale. Vaincus ! Prodige.
Ne trouvez-vous pas, Monsieur Charles, dit Marquis en savançant clopin, clopant, que nous ressemblons plutôt à des prisonniers quà des gens invités à dîner.
Jallais vous faire la même remarque.
« Ces Indiens nous regardent dun air peu rassurant et nous entourent comme sils craignaient de nous voir rompre le cercle qui nous environne.
Quel malheur de ne plus posséder nos carabines à répétition, avec seulement cinquante cartouches par homme !
« Comme nous aurions tôt fait de les fusiller en bloc, au cas où il leur prendrait fantaisie de vouloir transformer nos jambes en flageolets !
Nous navons plus, hélas ! que des regrets stériles et nous ne pouvons que maudire les gredins qui, peut-être, vont nous faire échouer au port.
Mais, à propos, avez-vous encore vos revolvers ?
Enlevé, le mien.
« Et le vôtre, Winckelmann ?
Je nai plus que mon sabre ; et vous, José ?
Ni sabre, ni revolver.
Par bonheur, reprit Charles, je possède encore le mien, tout chargé, avec une dizaine de cartouches.
Cest quelque chose, mais ce nest pas assez.
Bah ! interrompt Winckelmann avec sa placide assurance dathlète, pendant que le patron fera sauter le museau à une demi-douzaine dentre eux, jen exterminerai bien autant avec une trique.
« Vous, Monsieur Marquis, et vous José, qui nêtes pas manchots, vous ferez gentiment votre partie dans la bagarre...
Mauvais moyen, fit Charles tout songeur, et qui ne doit être employé quà la dernière extrémité.
« Jusque-là, soyons prudents, et manifestons, du moins en apparence, une confiance absolue.
Après une demi-heure de marche fatigante, on arrive à la maloca. Cest un immense bâtiment construit à la manière indienne, avec des pieux surmontés dune toiture en feuilles de waïe. Lameublement, très élémentaire, se compose de hamacs en coton pendus côte à côte et rougis par place de taches de roucou. Des instruments de cuisine, léchés par une bande de chiens faméliques et inhospitaliers, sont épars sur le sol dans un désordre pittoresque. Marmites, casseroles, couis, pots de terre ocreuse, gisent avec des tronçons de canne à sucre sucés par les enfants, des noyaux de mangues, des épis de maïs, des arêtes de poisson, des sièges grossièrement sculptés, représentant des tortues et des caïmans, etc.
Intérieurement, la toiture de la maloca est littéralement hérissée de flèches piquées par la pointe dans les poutrelles formant la charpente. Cest larsenal où chacun sapprovisionne en cas de besoin.
Sous ce toit rustique évoluent familièrement les animaux sauvages que les Indiens, avec leur patience infinie, ont réussi à domestiquer. Pécaris, tatous, agoutis, paques cabriolent, grognent, se gourmandent. Un singe noir, nommé coata, épluche laborieusement la fourrure dun jeune jaguar et croque voluptueusement les parasites dont il la débarrasse. Des aras aux couleurs violentes, au bec de corbin, jacassent éperdument ; des hoccos nasonnent en picorant le maïs ; des agamis surveillent attentivement les ébats dune jeune couvée de marayes, et des sawacous moroses dorment gravement sur une patte, leur long bec de héron appuyé sur leur jabot.
Les femmes vont et viennent, affairées au milieu de cette ménagerie, pendant que les enfants, vêtus de leur seule innocence, cabriolent comme de petits fous.
Bien que la rustique demeure qui abrite tout ce clan se compose dune simple toiture, il sexhale de cet amoncellement une odeur nayant rien de commun avec celle du jasmin ou de lixora.
Lespace environnant, complètement défriché, mais hérissé de chicots longs dun mètre, restés debout après labattage des arbres, est couvert de maïs, de millet, de courges, de giraumons, de cannes à sucre, de patates, de manioc, doù émergent quelques superbes bananiers.
Larrivée des guerriers rouges est saluée de clameurs joyeuses poussées par les animaux qui témoignent, à leur manière, la satisfaction causée par cette rentrée. Mais laspect des blancs produit une panique soudaine qui fait fuir effarés, dans toutes les directions, les oiseaux et les quadrupèdes.
Toutes ces bêtes, familiarisées avec les épidermes couleur café au lait et les bariolures qui les enjolivent, sont aussi épouvantées par ces masques blafards dEuropéens, que sils navaient jamais vu dhomme de près ou de loin.
Chose qui tout dabord donne fort à réfléchir aux quatre compagnons, au milieu de ce désarroi, vite apaisé par la retraite de la ménagerie, cest que tous les hommes conservent leurs armes.
Cest là un symptôme alarmant auquel nul parmi eux ne se trompe, en dépit de la gravité réelle ou simulée de tous ces visages impassibles.
Du reste, pas un mot daffection aux femmes après une absence peut-être longue, pas une caresse aux enfants dont les cris deffroi ont été apaisés par quelques gifles magistralement appliquées.
La grande préoccupation du moment est de reprendre lunique besogne habituelle à lIndien quand il est chez lui : boire.
Au milieu des senteurs très compliquées, mais absolument désagréables, qui frappent leur membrane olfactive, les blancs ont distingué une odeur de fermentation alcoolique très intense, celle du cachiri, dont les Peaux-Rouges font un usage si immodéré.
Au centre de la maloca, à la place dhonneur, sont placés debout deux énormes troncs darbres, hauts de trois mètres, sur un mètre et demi de diamètre, et pourvus inférieurement dun robinet doù suinte goutte à goutte un liquide qui transforme le sol battu en une petite fondrière.
Ces deux troncs, artistement creusés, sont les cuves où sélabore la liqueur enivrante chère aux Indiens, et où fermente la canne à sucre, la banane, lananas, le manioc ou le maïs qui donnent le cachiri.
Très éclectiques en matière de boissons, les Peaux-Rouges les varient à volonté, selon leur goût, leur commodité, le caprice du moment ou labondance de tel ou tel produit fermentescible.
Cette boisson nest pas, comme on pourrait le croire, le régal des jours de fête, mais bien la liqueur ordinaire, le vin que lon boit constamment à toute heure du jour et même de la nuit.
LIndien mâle ou femelle, petit ou grand, toujours ivre quand il est à la maison, néprouve aucune difficulté pour se livrer à son péché mignon. Il lui suffit quand il a soif, cest-à-dire du matin au soir, douvrir le robinet au-dessus dun coui, de remplir le coui, de le vider, et de recommencer tant que le liquide peut pénétrer dans le cratère toujours ouvert de sa bouche.
Point de jalousie mesquine, point de passe-droit ni de compétition. Les fûts appartiennent à tout le monde, contenant et contenu. Il ny a quà les remplir quand ils sont vides, et comme les femmes cultivent en commun labatis qui fournit les éléments de la liqueur, celle-ci est à lentière disposition des consommateurs.
La capacité de lestomac est la seule mesure de cette absorption gloutonne. Encore ces ivrognes convaincus se servent-ils volontiers dun procédé commun aux anciens Romains, ces maîtres ès-goinfrerie, qui pour pouvoir ingurgiter indéfiniment, se chatouillaient le gosier avec les doigts, afin déprouver la volupté de remplir leur estomac après lexpulsion de son contenu.
Les femmes, en ménagères bien stylées, sempressent de ramasser les couis épars sur le sol, et, sans même penser à leur faire subir un nettoyage sommaire, les emplissent rapidement, les rangent symétriquement autour des fûts, jusquà ce que leur nombre égale celui des arrivants.
Ces coupes végétales, tirées, comme lon sait, de lenveloppe ligneuse de la calebasse, ont des dimensions à donner le hoquet à des soudards allemands. De trois à quatre litres au moins.
Pourtant quand le tuxaú à tout seigneur tout honneur donne, en prêchant dexemple, le signal de labsorption, chacun, en un clin dil, fait rubis sur longle. Et lon recommence ainsi indéfiniment.
Le premier feu de cette soif inextinguible étant apaisé, le tuxaú Loudi, qui navait pas quitté de lil ses prisonniers, savisa de les convier à ce régal, tout en continuant à prêcher dexemple.
Ceux-ci, jusqualors en droit de se regarder comme des hôtes, et connaissant le profond égoïsme des Indiens, nétaient en aucune façon étonnés de se voir ainsi de prime abord délaissés.
Par lentremise du paget, ils firent comprendre que le besoin le plus pressant à satisfaire nétait pas la soif, mais bien la faim.
Le tuxaú eut un beau geste divrogne, signifiant clairement : Ces gens ont à boire à satiété, et ils pensent à manger !...
Il nen donna pas moins des ordres en conséquence, et les femmes sempressèrent de les exécuter avec lempressement passif qui leur est habituel.
Ils mangèrent avidement, en hommes creusés par un jeûne déjà long, entassèrent de larges bouchées de cassave et de poisson boucané, et firent, non sans rechigner, honneur au cachiri libéralement servi par les buveurs.
Jusque-là, rien de mieux. Mais, bientôt, livresse aidant, la maloca, relativement calme jusqualors, semplit dun tumulte croissant.
Quelques sourds éclats de trompes retentissent, alternant avec des sifflements aigus tirés par le paget de son lugubre teïquiem. Le tambour, en peau de kariakou tendue sur un tronc évidé intérieurement, commence de battre languissamment.
Les plus jeunes parmi les guerriers esquissent de vagues entrechats.
Peu à peu, le rythme de cette musique barbare saccélère. Les déhanchements, les ronds de bras, les entrechats saccentuent, et la danse indigène, une gymnastique folle, enragée, furieuse, bat son plein.
Chaque danseur devient un virtuose. Les ra et les fla de la peau de kariakou et les mugissements des instruments ne suffisant plus aux figurants de ce quadrille endiablé, tous se prennent à vociférer un air différent, coupé de cris, de hurlements épouvantables.
Entre temps, labsorption fait rage, et atteint aux dernières limites de linvraisemblance.
Les chasseurs de caoutchouc commencent à être sérieusement alarmés en présence de ce débordement, et, voyant les regards farouches que leur lancent ces énergumènes, se demandent sils ne vont pas être massacrés.
Ils se serrent en groupe, à un bout de la maloca, cherchant de lil une arme, attendant, pleins danxiété, linstant qui va décider de leur sort.
Mais, ce ne sont là, paraît-il, que des préliminaires.
Le paget qui jouit, dans la tribu, dune autorité au moins égale, sinon supérieure, à celle du tuxaú lui-même, tire de sa flûte des sons tellement aigus, quils dominent tout le tumulte.
À linstant, et comme par enchantement, cessent à la fois la gymnastique et le charivari.
Le bonhomme, très ivre dailleurs, fait en titubant une courte allocution qui soulève un hourra retentissant.
Les guerriers, ruisselants comme au sortir dun bain, boivent à la ronde, et sempressent de se grouper autour des voyageurs toujours immobiles.
Que diable vont-ils faire de nous ? murmure Marquis.
Je crois que le temps est venu den assommer quelques-uns, répond Winckelmann en se rapprochant dune hache plantée dans un madrier.
Attendons encore, commande Charles, et nusons de violence quà la dernière extrémité.
Le paget sapproche du jeune homme quil a sans doute reconnu pour le chef, prend une petite calebasse remplie dune couleur blanche pâteuse et la dépose devant lui, à terre.
Puis, sans mot dire, il saccroupit sur ses talons, relève lune après lautre les jambes du pantalon de toile, et les roule jusquau genou, de façon à découvrir entièrement les deux mollets de lEuropéen.
Laspect de cet épiderme blanc arrache aux Peaux-Rouges un cri de surprise. Le vieillard, toujours impassible, trempe son doigt dans la pâte, létale sur lépiderme et dessine, assez correctement dailleurs, tout en opérant avec une rapidité singulière, les deux tibias.
Son élève, qui le suit comme une ombre, attentif à tous ses gestes, lui présente alors une autre calebasse pleine de couleur rouge de roucou.
Le paget essuie son doigt imprégné de blanc sur une des peaux de rat palmiste qui pendent à sa ceinture, pique ce doigt dans la substance écarlate, et ponctue de six points rouges le dessin anatomique figuré sur lépiderme.
Que fais-tu donc là, vieillard ? demande Charles stupéfait de cette opération à laquelle il croit cependant devoir se prêter avec docilité.
Tu le vois, chef, répond avec des hoquets le vieil ivrogne, je figure sur tes jambes les os qui donnent la flûte sacrée des Canaémés.
Hein !
« Prétendrais-tu, par hasard, les faire servir à conduire la danse des hommes rouges ?...
Je ne sais pas...
Mais je sais très bien, moi.
« Dessiner mes os est une fantaisie très inoffensive que je te permets volontiers...
« Ne va pas croire, pourtant, que je tautorise à dépasser les limites dune simple plaisanterie.
Le blanc se fâche... il a tort.
« Cest lusage, chez les Chiricoumas, dobserver cette coutume avec les hôtes de distinction quils veulent honorer.
Va donc pour lhonneur et la distinction, du moment que tout cela ne doit pas sortir, ainsi que je viens de lobserver, des limites de la plaisanterie ou de la politesse.
À tour de rôle, José, Marquis et Winckelmann doivent se prêter à cette opération, au moins singulière, et la musculature énorme de ce dernier, après avoir excité létonnement du paget, soulève des cris dadmiration chez les guerriers, qui nont jamais soupçonné un pareil développement à des membres humains.
Cest bon !... cest bon !... grogna lAlsacien de plus en plus défiant ; extasiez-vous sur nos jambes ; vous allez voir, tout à lheure, si vous poussez la « blague » trop loin, comme je vais vous effondrer !
« Des flûtes avec nos os !... Tonnerre !.. Je vous jure bien quil ne resterait ici personne pour souffler dedans.
Cependant, les Indiens, ravis comme de grands enfants quamuse la vue dun spectacle favori, ont repris leurs chants et leur danse, mais avec moins de frénésie que tout à lheure.
Tout en battant leurs entrechats, ils interrompent leurs cris, se communiquant leurs impressions, rient stupidement, avec des gloussements de volailles, et regardent les blancs dont le maintien devient embarrassant.
Savez-vous bien, Monsieur Charles, observe Marquis non sans une apparence de raison, que nous devons avoir lair très bêtes, avec nos pantalons relevés, comme des pêcheurs à la ligne, et les jambes badigeonnées par ce vieux Mohican qui empoisonne lalcool !
Charles, de plus en plus préoccupé, na pas le temps de répondre à cette réflexion aussi judicieuse que pittoresque.
Il passe doucement la main sous sa vareuse, et entrouvre létui qui contient son revolver pour être prêt à tout événement.
Mais les Indiens se rapprochent en masse, sans manifester pourtant de violence, et attirés plutôt par la convoitise que leur inspirent les objets portés par les prisonniers.
Cest dabord la chaîne de montre, une gourmette en nickel, sortant de la vareuse de Charles, que le paget enlève avec une dextérité descamoteur.
La montre suit naturellement la chaîne, et toutes deux passent, incontinent, aux mains du tuxaú émerveillé. La boussole de poche a le même sort et figure, sans désemparer, comme une croix de commandeur, au col du paget.
Pressés de tous côtés, sentant des mains agiles les dévaliser en détail, mais toujours sans violence, avec une habileté qui eut fait envie à des pickpockets, acculés près des tonneaux, serrés de plus en plus, incapables de faire un mouvement, ils voient disparaître tous leurs menus bibelots dexplorateurs, et jusquaux boutons de leurs vareuses.
Enfin, le revolver de Charles échappe à sa main trempée de sueur, et devient la propriété du sous-chef qui lexamine curieusement.
Comme il ny a plus rien à prendre, les quatre amis voient le cercle sélargir. Ils peuvent enfin respirer et échapper à ces contacts indiscrets, répugnants.
Encore tout étourdis de cette succession dincidents aussi rapides quimprévus, ils nont même pas le loisir de proférer un mot, déchanger une pensée, quand soudain, un coup de feu éclate au milieu de la maloca.
Un long cri dépouvante succède à la détonation, puis un hurlement de douleur.
En même temps, le tuxaú porte la main à sa poitrine doù jaillit un jet de sang vermeil, recule de deux ou trois pas, la bouche ouverte, les traits crispés, les yeux démesurément ouverts, et sabat lourdement sur le dos.
Les Indiens, effarés, senfuient de tous côtés, le paget en tête, comme une bande de singes rouges, pendant que le sous-chef, muet, hors de lui, laisse tomber le revolver, et demeure comme pétrifié, au milieu du nuage de fumée, devant le cadavre agité par les derniers spasmes de lagonie.
En dépit de lémoi bien légitime causé par cet accident mortel dont lun deux pouvait être victime aussi bien que le tuxaú, les chasseurs de caoutchouc ne perdent pas la tête.
Charles sélance, ramasse larme et la met dans la poche de sa vareuse ; Marquis saisit le sabre que lui tend Winckelmann, celui-ci empoigne la hache, objet de sa convoitise, et José sapproprie, sans plus de façon, un lourd « couïdarou » (casse-tête) en itaúba, qui, entre ses mains robustes, deviendra un terrible engin de défense.
Cependant, les Indiens, revenus de leur stupeur première, se concertent en dehors de la maloca, et commentent la catastrophe avec une volubilité prodigieuse.
Peu à peu, voyant que le tonnerre ne gronde plus sous la rustique toiture, ils senhardissent, se rapprochent, entourent le cadavre, et interpellent le sous-chef dont lébahissement fait place à une rapide expression de convoitise.
Interrogé, il répond par lambeaux de phrases. Il ne sait rien, ne comprend rien, et ne peut se rendre compte pourquoi et comment le chef, tout à lheure plein de vie, a été ainsi foudroyé.
Il a pris linstrument du blanc, la examiné attentivement, la tâté sur toutes les faces, puis, linstrument est devenu tonnerre, et le chef sest effondré raide mort.
Cest tout.
Mais, le prodige, pour être inexplicable, nen a pas moins pour effet de laisser une place vide parmi les hommes de la tribu : la première.
Le meurtrier involontaire, malgré son épouvante, sent les fumées de lambition lui monter à la tête. Cette place, inopinément vacante, peut lui être disputée plus tard par les sous-chefs habitant les petites malocas voisines.
Quand la mort du tuxaú Loudi sera connue, il y aura des compétitions, des batailles sanglantes en vue de linvestiture.
Ma foi, se dit le Peau-Rouge, loccasion est bonne, saisissons-là. Et sans plus de façon, il se penche sur le cadavre, enlève les colliers souillés de sang, les ajuste à son cou, à ses épaules, à son torse, saisit ensuite lacangatare, le sauvage diadème constituant lemblème inviolable du pouvoir et lenfonce sur les longues mèches de sa chevelure aux reflets bleuâtres.
Si brusque a été cette action que nul ne pense à protester ni à contester la validité du fait accompli.
Cest fait. Le tuxaú Loudi est mort, vive le tuxaú Yaraouname !
Voilà comment se fonde une dynastie.
Naturellement, labsorption recommence. Les Indiens ayant coutume de procéder par des rasades à tous les actes de lexistence, futiles ou considérables, nont garde de négliger ce prétexte qui emprunte à la gravité de lévénement une importance toute particulière.
Le cadavre est poussé sans façon derrière les récipients où pétille le cachiti, et chacun ingurgite avec une gloutonnerie toujours nouvelle le breuvage enivrant.
Malheureusement, les voyageurs ne sont pas sans sapercevoir bientôt quils ont singulièrement perdu au change par la mort du tuxaú Loudi.
Celui-ci, habitué depuis longtemps peut-être aux prérogatives du commandement, semblait dun naturel assez débonnaire, et ne cherchait pas, à tout propos, à faire parade dune autorité incontestable et incontestée.
Mais son successeur, sentant son pouvoir, à peine établi, chanceler dès le début, veut sans doute laffirmer par un coup de force et probablement léloigner, par une diversion intéressante, jusquaux réflexions que peut inspirer, à ses nouveaux subordonnés sa prise de possession.
Cette diversion, les blancs se trouvent là, comme à point nommé, pour la lui offrir.
Entre plusieurs rasades et de nombreux hoquets, il harangue sa troupe, lui fait prendre les armes, excite les guerriers déjà passablement allumés par lalcool, termine son discours par un cri strident, et sélance vers le groupe formé par les Européens et le mulâtre.
Ceux-ci ont deviné ses intentions à ses gestes hostiles, à son attitude provocante.
Voyant quil ny a plus de temps à perdre, sentant que lheure de laction est venue, ils se préparent à tenter limpossible pour échapper à ce traquenard, ou tout au moins à vendre chèrement leur vie.
Ils sécartent un peu pour avoir leurs coudées franches et brandissent leurs armes au moment où la foule grouillante dhommes rouges se rue irrésistiblement sur eux.
Soit inconscience, apathie ou insensibilité, les Indiens ont un mépris absolu pour la mort. Dès quils sont résolus à la lutte, ils se battent avec un acharnement sauvage, ignorent la crainte, défient la douleur et savent périr avec une impossibilité stupéfiante.
Aussi, lattitude résolue des chasseurs de quinquina, les coups terribles quils partent ne peuvent-ils pas arrêter leur élan irrésistible. Leurs corps et leurs membres pressés forment en quelque sorte un bloc plein, au milieu duquel ségarent les instruments de mort, manuvrés avec cette vigueur que donne lappréhension dune mort affreuse, précédée de supplices épouvantables.
Enserrés, refoulés, débordés, les malheureux après avoir assommé, broyé, éventré les premiers assaillants, se trouvent acculés aux cuves à cachiri et manquent despace pour frapper de nouveaux coups.
De tous côtés des griffes crochues se tendent pour les saisir. Ils secouent désespérément la grappe humaine qui saccroche à chacun deux, se sentent paralysés en dépit defforts surhumains, tombent, se débattent, mais en vain.
Charles, empoigné aux bras, aux jambes, voit sapprocher le paget armé dun sabre.
Le vieux bandit cherche la place pour frapper, arrache brusquement la vareuse qui recouvre la poitrine du jeune homme, et va lui percer la gorge dun coup de pointe.
Mais, ô prodige inouï ! son bras retombe comme sil avait touché une couleuvre électrique. Son sabre lui échappe, il pousse un cri qui domine les hurlements de la foule, et fait taire les plus acharnés...
XV
Un talisman. La mère des Canaémés. Le tuxaú Loudi paie les violons et ne danse pas. Le paget regrette les tibias des blancs. En retraite. Expédition réussie, mais à quel prix ! Les morts du Trombetta. Détresse. Le mal de Marquis saggrave encore. Winckelmann se déride. Famine, Dévouement. Un homme qui a vécu de faim et ne sen porte pas plus mal. Le Couroucouri-Ouà. Les cambrouzes et le radeau. On dîne dun iguane cru. Navigation. Après liguane, la tortue. Appréhensions. Le régime des cours deau guyanais. Catastrophe.
Le collier de Mascounan ! sécrie le paget éperdu.
Il étend soudain ses bras en croix devant les Européens qui vont être massacrés, et tel est lincroyable ascendant de ces sorciers sur les hommes de leur tribu, quaussitôt les mains armées retombent inertes.
Le collier de Mascounan !.. Mascounan !.. reprend le paget au comble de la stupéfaction.
Ce mot, répété à voix basse, avec une sorte de terreur superstitieuse, circule au milieu du groupe désagrégé et opère comme un talisman tout-puissant.
Le cercle qui enserrait les chasseurs de quinquina sélargit et chacun séloigne deux avec une crainte respectueuse. Ils se relèvent, nen pouvant croire à la réalité, ignorant à quelle intervention mystérieuse ils doivent la vie.
Cependant le paget, revenu de sa stupeur première, sapproche de Charles, touche le collier comme pour vérifier son authenticité, et sadresse au jeune homme en langue générale.
Le blanc connaît donc Mascounan, la mère de tous les Canaémés, Jauapirys, Uyacués. Uatchas, Caras, Paricotes et Chiricoumas !
Tu le vois, paget.
Pourquoi Mascounan a-t-elle donné son collier au blanc ?
Lenfant de celle que tu appelles la mère des Canaémés était mourant... Jai offert à la « grand-mère » le remède qui guérit les sezoès (fièvres), et Mascounan, à son tour, ma laissé son collier.
Oui... cest bien cela...
« Pourquoi ne disais-tu pas que tu avais le collier qui rend son possesseur lami de tous les Indiens ?
Pourquoi, répond le jeune homme dune voix sévère, les Chiricoumas, après sêtre présentés comme amis, ont-ils voulu massacrer traîtreusement les blancs ?
« Les Chiricoumas ne connaissent-ils plus lhospitalité indienne ?
« Est-ce la coutume, chez eux, de tuer lhomme qui vient plein de confiance à la maloca, qui boit avec eux le cachiri ?...
Pardonne, chef ! les Chiricoumas ne connaissaient pas les blancs.
« Cest le tuxaú Loudi qui est le coupable, ajoute audacieusement le vieux drôle.
« Mais le tuxaú Loudi est mort, tué par la vengeance de Mascounan.
« Mascounan est toute-puissante, elle sait parler avec le tonnerre.
« Maintenant, tu es libre, toi et tes compagnons.
« Vous pouvez aller partout, et les frères rouges ne vous feront pas de mal.
Se tournant alors vers les Chiricoumas, interdits au point doublier momentanément le cachiri, il prononce en leur langue une longue allocution dans laquelle revient fréquemment le nom de Mascounan, tout en montrant les chasseurs de quinquina, stupéfaits den être quittes à si bon compte.
Pendant ce temps, Charles traduit à Winckelmann et à Marquis la signification des paroles quil vient déchanger avec le paget. Le Parisien, heureux de se sentir vivre, a déjà reconquis toute sa joyeuse humeur, en dépit des souffrances produites par leczéma.
Allons, dit-il en manière de conclusion, tout est bien qui finit de même, et, si vous men croyez, nous allons quitter au plus tôt ces particuliers auxquels je ne me fie quà moitié.
« Commençons par rabattre les jambes de nos pantalons et cacher les horreurs que ce vieux dessinateur sur chair a collées sur notre peau.
« Si, malgré tout, ça allait leur donner des idées... Si, en dépit du collier de la bonne femme, ils avaient une espèce de revenez-y... Si, enfin, il leur prenait de nouveau fantaisie de nous amputer.
Vous avez raison, Marquis.
« Il faut partir sans retard.
« On ne sait pas ce qui peut arriver, avec ces gens ivres.
« Eh !... regardez.
Pendant quils échangent ces paroles à demi-voix, les Indiens, qui ne peuvent se résoudre à finir aussi brusquement une fête si bien commencée, trouvent le moyen dobéir aux singuliers instincts de leur race, tout en respectant les étrangers protégés par leur vieille prêtresse.
Le paget vient daviser le cadavre du tuxaú, toujours étendu au milieu du cloaque vaseux produit par le cachiri infiltré goutte à goutte dans le sol, devant les gigantesques futailles.
Il saisit son sabre, se baisse, empoigne une jambe, tâtonne larticulation, puis, avec une dextérité que ne désavouerait pas un prosecteur danatomie, désarticule le membre et le tend gravement au tuxaú nouvellement promu.
Avec le même sang-froid et une adresse qui ne se dément pas, il pratique la même opération sur la seconde jambe, la présente à son élève qui la reçoit avec toutes les marques dun profond respect ; puis, sans plus se soucier du cadavre mutilé, revient près des voyageurs.
Nous partons, lui dit brusquement Charles, écuré.
Comme tu voudras, chef.
Tu vas nous faire donner de la farinha et du poisson.
Oui.
Le tuxaú va désigner des hommes pour nous accompagner jusquau Couroucouri-Ouâ.
Non.
Comment, non ?
Cest fête aujourdhui à la maloca... il y a, comme tu le vois, grand cachiri...
« Les hommes ne sen iront pas maintenant.
« Si tu veux rester, tu seras de la fête et tu boiras le cachiri.
« On fabriquera ensuite les teïquiems avec les jambes du défunt tuxaú.
Que diable raconte-t-il ? demande Marquis à José.
Le mulâtre lui traduit en portugais la réponse.
Non, non ! pas tant dhistoires, dit-il brusquement.
« Moi, je demande à partir.
« Ces animaux-là font la noce, et cest leur ancien chef qui fournit les violons, rien de mieux.
« Mais je nai pas la moindre envie de danser !
« Il me semble quà chaque pas les jambes me manqueraient, sans calembour.
Quel malheur, ne put sempêcher de murmurer le paget, comme sil eut compris la réflexion du Parisien, quel malheur que vous ayez rencontré Mascourian !
« Allons, dit-il avec un soupir, les Chiricoumas nauront pas encore aujourdhui des teïquiems venant des hommes blancs.
Les quatre compagnons se munissent à la hâte de quelques provisions, bourrent leurs poches, ramassent chacun un sabre, le cachent adroitement sur leurs vareuses, et sen vont froidement, sans un mot, sans un geste.
Cest la coutume indienne.
De leur côté, les Chiricoumas, très occupés de leurs affaires, semblent ne pas faire la moindre attention à eux, et les laissent partir, en affectant la plus profonde indifférence.
Labatis traversé, les chasseurs de quinquinas se retrouvent bientôt dans la forêt vierge.
Que vont-ils faire sans armes, nayant de provisions que pour deux jours au plus, en ménageant parcimonieusement ce quils ont pu arracher à légoïsme des Chiricoumas, et privés même de boussole, pour assurer leur marche contre ces déviations hélas ! trop habituelles même aux voyageurs les plus expérimentés.
Pour comble de malheur, létat de Marquis saggrave rapidement, en dépit de lénergie manifestée par le vaillant artiste.
Au bout de deux heures de marche, il peut à peine avancer.
Il sappuie péniblement sur un bâton coupé au bord de la clairière, et essaie encore de narguer les souffrances.
Cest singulier, dit-il en riant convulsivement, jai trois jambes, et je marche plus mal encore.
« Dites-donc, Monsieur Charles, vous avez oublié une chose, lors de votre entrevue avec Mascounan.
Laquelle, mon pauvre ami ?
La recette pour aller à cheval sur un manche à balai.
« En sa qualité de sorcière, ce genre déquitation doit lui être familier.
« Ça me rendrait joliment service !
Cette saillie très inattendue déride tout le monde pour un instant et fait dire à Winckelmann :
Bah ! laissez donc ; à défaut de manche à balai, je vous hisserai sur mes épaules, comme je vous lai promis hier.
« Je me charge de vous transporter jusquà lAtlantique sil le faut.
Eh ! mon brave ami, je nose presque plus dire non.
« Attendez pourtant que jaie encore un peu maigri.
« Ça ne sera pas long, allez, car jai le cur singulièrement embarbouillé et je puis vous assurer que je ne ferai pas grand tort aux provisions.
« Allons, au trot !
« Puisque je ne puis bientôt plus marcher, cest le moment ou jamais de courir.
Devant cette impossibilité presque absolue de continuer à suivre les montagnes, Charles juge essentiel de regagner au plus tôt la plaine. On comprend quil ne peut plus être question de rechercher les quinquinas. Du reste, le but de lexpédition est complètement atteint. Les quatre voyageurs en ont assez vu pour savoir à quoi sen tenir désormais sur la valeur de lexploitation future.
Il y a là, sur les plateaux quils viennent dexplorer, des fortunes colossales à recueillir, tant la zone est prodigieusement fertile en essences fébrifuges.
Cinq cents ouvriers et plus peuvent travailler aux écorces pendant des années. En procédant avec méthode, en régularisant les coupes, en empêchant les massacres dont les cascarilleros péruviens et boliviens sont trop souvent coutumiers, la récolte des Cinchonas pourra se prolonger presque indéfiniment.
On peut donc regarder la prospection comme finie.
Malheureusement, il reste à terminer la partie peut-être la plus difficile de lentreprise. Avant de songer à tirer parti de ces ressources opulente offertes par la vieille forêt, il faut opérer la retraite.
Traverser plus de trois cents kilomètres de pays absolument sauvages où nul Européen na mis encore le pied, franchir forêts, ruisseaux, fleuves et marais ; courir le risque de rencontres avec les fauves ou les Indiens bravos ; marcher sans guide, sans provisions, avec un malade ; errer de longs jours à travers linconnu, telle est lentreprise presque irréalisable devant laquelle reculeraient des explorateurs abondamment pourvus, et que tentent intrépidement nos vaillants chasseurs de quinquina.
La région est mal famée, dailleurs, et particulièrement fatale à ceux qui ont voulu la connaître.
À une cinquantaine de kilomètres du lieu où se trouvent nos voyageurs, ils vont trouver le bras occidental du Rio-Trombetta, le Couroucouri-Ouâ. Non loin de la source de cette mystérieuse rivière, on rencontre quelques bois carbonisés dans un ancien abatis et les restes dun village qui sappelait Manouri.
Vingt-cinq ou trente Français, partis en découverte, dorment léternel sommeil sous cet humus reconquis par la futaie géante. Nulle autre trace de leur séjour que ces tisons épars, que ces arbres fruitiers redevenus sauvages, avec leur souvenir à peine transmis à létat de légende par les Indiens !
Depuis quinze ans, cinq ou six expéditions françaises sont parties pour remonter le Trombetta. Quelques semaines après leur départ dObidos, elles cessèrent de donner de leurs nouvelles.
Depuis dix ans, huit ans, cinq ans, on attend. Rien !
Tous sont morts, sans doute, emportés par les lièvres, ou massacrés par les Canaémés.
Parmi ces expéditions, il en est surtout deux qui sont populaires à Obidos et au Bas-Amazone. Celle de Mullet qui partit avec dix-sept hommes pour étudier les mines du Haut-Trombetta ; et celle de Gaya, médecin de marine qui, vers 1875, en mission officielle, remonta cet affluent de lAmazone.
Mullet et Gaya sont-ils morts ?
Quand dans la haute mer, par un gros temps, la barque est prise par la tempête, la vague éternelle qui roule son linceul sur les victimes englouties ne va pas conter à la terre lhistoire des pêcheurs perdus .
Nos quatre voyageurs sempressent donc de quitter la zone des quinquinas et de descendre la déclivité de la Serra da Lua.
Leur marche en est dautant facilitée pendant une partie de la première journée. Aussi, Marquis goûte fort cette façon daller, puisquil sagit seulement de descendre.
Malheureusement, avec les terrains bas reparaissent les essences forestières drument poussées, et produisant des fourrés traversés par des sentiers indiens à peine praticables.
Après une course bien moins longue, hélas ! que fatigante, ils sarrêtent pour camper près dun ruisseau peu profond, produit par les infiltrations de la montagne.
Plus de hamac pour éviter la fraîcheur du sol, plus de briquet pour allumer le feu qui doit cuire les aliments et chasser lhumidité. Pour toute restauration un petit morceau de poisson sec, presque cru, et un fragment de cassave.
Par bonheur, Winckelmann nest pas à bout de ressources. À défaut de hamac, il improvise un boucan analogue à celui que nous avons décrit ci-dessus. Il entasse sur les traverses du boucan un épais matelas de menues branches et de feuilles, et le pauvre Marquis brisé, rompu, grelottant de fièvre est infiniment mieux que sur le sol.
Le lendemain, létat du malade empire avec une effrayante rapidité. Toutes les vésicules caractéristiques de leczéma ont percé. Il sen est écoulé un peu de sérosité jaunâtre, citrine, de mauvais aspect. Ce qui en dautres circonstances neut été quun bobo, ou une simple indisposition susceptible de céder devant une médication bien entendue, devient une affection très grave.
Les jambes, lacérées par les épines, les lianes ou les herbes coupantes ne forment bientôt plus quune plaie. Les articulations noueuses, dures, douloureuses ne peuvent plus fonctionner.
En dépit de son énergie, le malheureux jeune homme ne peut plus marcher. En moins dun quart dheure, il tombe trois fois. À la troisième, il est incapable de se relever.
Il se traîne en gémissant, et se débat contre Winckelmann qui veut le porter. LAlsacien doit employer la violence pour lasseoir à cheval sur ses épaules et continuer ainsi létape.
Les provisions sont épuisées, et la forêt noffre aucune ressource. Les végétaux ne portent ni un fruit ni une baie. Les animaux sauvages, très rares en ce lieu, se dérobent facilement devant les voyageurs qui, dailleurs, nont pas darmes pour les capturer. On ne rencontre même pas un nid renfermant ou des ufs ou des petits encore incapables de voler.
Les chasseurs de quinquina dînent ce soir-là avec de gros escargots durs, coriaces, dune ingestion répugnante et dune digestion plus difficile encore.
Marquis ne peut même pas avaler le dernier morceau de cassave prélevé par ses amis sur leur maigre ration de la veille !
Leur énergie, loin de faiblir, grandit encore, sil est possible, en présence des difficultés. Ils marchent plus rapidement depuis que lAlsacien a pu vaincre la résistance du malade. Chose à peine croyable, lathlète mange à peine ; létape finie, il exige que ses compagnons se reposent et il improvise tranquillement le campement, sans donner le moindre indice de défaillance.
Il marche allègrement chargé de Marquis de plus en plus inerte, et trouve encore le temps de chantonner ou de dire quelques plaisanteries.
En temps ordinaire, le brave homme, très taciturne, desserre à peine les dents. Il semble que leffroyable détresse dans laquelle on se trouve ait pour objet dexciter sa verve endormie.
Le troisième jour est pire que les deux autres. Pendant six heures consécutives, les voyageurs ne trouvent que de leau à boire sans rencontrer la moindre substance alimentaire. José commence à être pris de fièvre, et Charles, à son tour, voit le moment où il devra imiter Winckelmann et porter le mulâtre sur ses épaules.
Cependant, le Couroucouri-Ouâ ne peut être loin. Le jeune homme, grâce à sa parfaite connaissance des grands bois, devine en quelque sorte la proximité dune rivière.
Le sol devient plus humide. Les herbes appartiennent aux espèces plus particulièrement marécageuses. Les essences forestières se modifient aussi. On voit apparaître, de loin en loin, quelques pinots, et des bouquets de cambrouzes.
Enfin, ce qui vaut infiniment mieux, Charles aperçoit un patawa portant un bourgeon terminal analogue à celui du palmiste et du maripa.
Une halte dune demi-heure permet dabattre larbre, et les affamés croquent à belles dents la substance blanc-jaunâtre qui, nen déplaise aux amateurs de couleur locale, na jamais, ni de près, ni de loin, rappelé un chou.
On repart après ce triste repas qui réussit à peine à tromper la faim pour un moment.
La région devient de plus en plus sauvage. On ne rencontre pas trace dhabitation, ni le moindre vestige humain indiquant un endroit fréquenté, même à de très longs intervalles.
Les sentiers indiens, ces vagues tracés à peine visibles pour un il peu exercé, ont depuis longtemps disparu.
Cest la nature inviolée, dans toute sa sauvage et redoutable solitude. Des arbres, encore et toujours des arbres hérissant le sol, interceptant le soleil, masquant lhorizon, et sous lesquels flotte lourdement une atmosphère fade, humide, énervante, empestée par les détritus organiques.
José, à son tour, ne peut plus avancer. Marquis a le délire, et les deux autres, trempés de sueur, brisés par cette marche sans trêve, se sentent défaillir de faim et de fatigue.
De dix en dix minutes, il faut faire une halte.
José tombe. Charles le relève et lemporte. LAlsacien sy oppose et prétend quil pourra « charroyer » les deux malades.
Bah ! dit-il avec sa placidité inébranlable, je puis encore marcher douze heures sans manger.
Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, interrompt Charles un moment désespéré, vous allez être frappé de congestion.
Douze heures avec un seul, Monsieur Charles... avec les deux, mettons six heures !
« Dans six heures, il y aura du nouveau.
« Tenez, sans vous commander, faisons mieux.
« La rivière, comme vous le disiez tout à lheure, nest pas loin.
« Si vous alliez seul en découverte, pendant ce temps je soufflerais un peu.
Vous avez raison, mon ami, restez ici... je pars.
Attendez donc un moment.
Quoi ?
Tenez, mangez-ça... Cest peu de chose, mais ça pourra vous donner des jambes.
Et lexcellent homme tire de sa poche un petit morceau de cassave auquel il a eu lhéroïsme de ne pas toucher depuis près de trente heures.
Charles, ému jusquaux larmes de ce dévouement sublime dans sa simplicité, refuse énergiquement.
LAlsacien insiste et se fâche.
Allons, mangez... jy tiens... cest mon idée... Les malades nont besoin de rien pour le moment, et moi je nen aurais pas seulement pour ma grosse dent.
« Vous ne savez donc pas que là-bas jai vécu de faim pendant des années, en travaillant comme plusieurs chevaux.
« Une rude école, allez !...
Tout ce que le jeune homme peut faire, cest de le décider à partager cette suprême ressource.
Puis, il disparaît en grignotant la cassave, et en ménageant chaque bouchée de façon à tromper plus longtemps lhorrible faim qui le ronge.
À moins de cinq cents mètres du lieu où ses malheureux compagnons restent étendus en plein bois, il trouve un igarapé large dun mètre cinquante et qui oblique vers le Nord.
Enfin ! dit-il dune voix sourde ; ce sentier de pirogue est certainement un affluent du Couroucouri.
« Cette rivière ne peut être bien loin, puisquelle coule entre les deux chaînons parallèles de la Serra, et que japerçois à deux lieux à peine, le chaînon supérieur qui se profile de lEst à lOuest.
Encouragé par cette découverte, il descend rapidement le cours de ligarapé pendant deux kilomètres, et pousse un cri de joie à laspect dun beau cours deau large denviron trente-cinq mètres et se dirigeant, selon ses prévisions, du côté de lOccident.
Plus de doute, cest bien une des branches du Haut-Trombetta.
Puis, il ajoute mentalement :
Cest la voie du retour !... Le chemin qui marche et qui nous conduira au Maroni.
« Quel malheur de ne pas avoir une bonne pirogue et une solide paire de pagayes !
« En deux jours nous serions descendus au confluent de lautre branche, le Ouanamou, que nous remonterions pendant trois jours ; et alors nous serions en vue du Tumuc-Humac, tout près du Tapanahoni, qui devient notre Maroni.
« Eh ! pardieu ! dit-il presque joyeusement, quand on na pas de pirogue, on sen passe et on fabrique un radeau.
« Les matériaux ne manquent pas, fort heureusement.
« Ce radeau, je le ferai seul, pendant que mon pauvre Winckelmann se reposera.
« Cest pour moi laffaire de trois heures.
« Allons ! assez monologué ; à louvrage !
Il avise aussitôt un épais bouquet de cambrouzes, ces magnifiques bambous guyanais susceptibles de rivaliser avec les plus beaux sujets de lAsie.
Il coupe les plus belles tiges avec son sabre, les allonge symétriquement sur le sol en leur conservant une longueur denviron sept ou huit mètres.
On sait que le bambou, excessivement résistant et léger tout à la fois, flotte comme le liège grâce à sa structure particulière. Les tiges sont complètement creuses et renforcées de distance en distance par des nuds qui forment des séries de cavités closes et augmentent encore sa légèreté.
En raison de cette conformation, une simple claie, modérément serrée, peut porter un poids très considérable sans enfoncer dans leau.
Charles ayant sabré avec acharnement pendant près de deux heures, a abattu, et au-delà, des cambrouzes en quantité suffisante pour former un radeau capable de porter les membres de lexpédition.
Sans même prendre le temps de respirer, il entrelace les tiges perpendiculairement les unes aux autres et attache les extrémités avec les jeunes brins aussi flexibles et aussi tenaces que les meilleures cordes de chanvre.
Heureux davoir accompli cette besogne si rondement menée, il sempresse de rallier le campement, et trouve linfatigable Winckelmann occupée à dépouiller un iguane superbe quil a surpris endormi au pied dun aouara.
Victoire ! patron, sécrie lheureux chasseur.
« Nous avons à manger... Voyez le beau lézard ! Ça pèse six livres de chair nette ; et comme nous navons pas de feu, on va le manger tout cru.
« Bon moyen de se mettre à table sans retard, hein !
« Comme vous avez lair content ! Je parie que vous avez trouvé la crique.
Non seulement la crique, ainsi que vous lappelez, mais encore jai organisé notre traversée.
« Demain matin, au petit jour, nous naviguerons sur le Couroucouri, et nos pauvres malades pourront au moins rester couchés à leur aise, pendant que nous nous laisserons couler au fil de leau.
« Je vous propose même, aussitôt notre dîner absorbé, de rallier la rivière ; nous serons infiniment mieux quici pour passer la nuit.
Comme il vous plaira.
« Le temps de « tortiller » quelques bouchées de la bebête, et je suis à vous.
Grâce à la prévoyante initiative de Charles, les quatre hommes purent reposer pendant la nuit sur le radeau resté à terre, sans avoir besoin de recommencer la fatigante manuvre nécessitée par linstallation du lit de camp inspiré par le mouquin ou boucan.
Ainsi quil avait été convenu, la légère construction fut lancée à leau dès la première heure ; on édifia ensuite une légère toiture de feuilles pour garantir les malades contre les rayons du soleil ; puis, le radeau déborda, guidé par Charles et lAlsacien armés chacun dun long et solide bambou.
La première journée fut particulièrement heureuse.
Charles réussit à capturer une grosse tortue qui flottait endormie, et put assurer ainsi pendant longtemps la subsistance de la petite troupe. Marquis, frictionné de la tête aux pieds avec la graisse du chélonien, se trouva un peu soulagé.
Quant à José, une nuit et une demi-journée de repos lui ont rendu une partie de sa vigueur. Un plantureux morceau de tortue, avalé tout cru, hélas ! achève sa guérison.
Il peut dès lors prendre part à la manuvre, très sommaire du reste, et consistant seulement à maintenir le radeau au milieu du courant.
On franchit de temps en temps quelques rapides ; mais comme les eaux sont hautes, le radeau passe sans difficulté, et son allure sen trouve accélérée dautant.
Du reste, grâce à la flexibilité et à la ténacité des matériaux qui le composent, il se comporte merveilleusement.
Le seul inconvénient quil présente encore, est-ce bien un inconvénient par 40° degrés de chaleur, cest que les mariniers improvisés ont parfois de leau jusquà la cheville.
Deux jours sécoulent ainsi, avec escale pour coucher à terre, naturellement. La chair de tortue continue à être lordinaire de léquipage qui, peu à peu, retrouve une partie de sa bonne humeur.
Marquis na plus de délire, mais son eczéma le fait toujours souffrir. Il déclare que de sa vie il ne mangera de tortue ni crue, ni cuite, ni en potage, ni grillée, ni pimentée.
Pauvre Marquis ! Il ne faut jamais dire : « Fontaine je ne boirai pas de ton eau ! »
Le troisième jour, ou matin, Charles voyant le Couroucouri sélargir assez rapidement, au point de mesurer plus de cent mètres dun bord à lautre, pense que lon approche du point où il se rencontre avec le Ouanamou pour former le Trombetta.
Ses compagnons partagent cette opinion parfaitement rationnelle, dailleurs, et manifestent leur joie en constatant que bientôt ils vont être seulement à trente lieues de Tumuc-Humac.
Charles, pourtant, est inquiet, préoccupé. Il connaît trop bien le régime des rivières de la Guyane, pour ne pas sétonner de navoir pas jusqualors trouvé de chute coupant brusquement le lit du Couroucouri.
Il craint, au dernier moment, de rencontrer un palier très élevé dont la présence des rapides franchis antérieurement lui fait soupçonner la proximité.
Il pense involontairement à lAraguary, dont le cours supérieur se précipite par une cascade à pic, haute de vingt mètres, et pressent dans le Couroucouri une semblable différence de niveau.
Il en est là de ses réflexions, quand un sourd grondement frappe son oreille.
Je men doutais ! sécrie-t-il sérieusement alarmé.
« Cette rivière maudite ressemble aux autres.
Que voulez-vous dire ? Monsieur Charles, demande lAlsacien.
Nous navons que le temps daborder, sous peine dêtre roulés par la cataracte.
« Allons, mes amis, du nerf !... Pousse à la rive.
Chacun sempare dune perche, la plonge dans leau afin de prendre sur le fond le point dappui qui doit faire dériver le radeau vers la berge.
Mille tonnerres !... sécrie Winckelmann, je ne trouve pas le fond.
Ni moi ! ajoutent en même temps Marquis et José.
Si nous avions une amarre, lun de nous pourrait gagner le rivage en nageant et haler sur le radeau.
Que faire, mon Dieu, que faire !
Il serait trop tard... Le courant nous emporte déjà.
Le grondement devient de plus en plus fort. Leau verte court avec une rapidité de cascade. La rivière se resserre brusquement en entonnoir, entre deux murailles rocheuses complètement à pic.
À moins de deux cents mètres, le lit du Couroucouri, coupé par une ligne transversale, disparaît.
En bas de cette ligne qui se détache en vert pâle sur lhorizon, labîme. Au-dessus, des poussières irisées dans lesquelles se reflète un arc-en-ciel.
Le radeau, aspiré en quelque sorte, tournoie, tangue, roule, sarrête un moment sur la crête, glisse au milieu des embruns et disparaît brusquement dans le vide avec les quatre hommes cramponnés à ses traverses.
XVI
Message aux absents. Après leffondrement, du radeau. Sauvetage. Nouveaux exploits de lAlsacien. Marquis battu et content. Des ufs de caïman pour dîner. Réquisition. En guerre, il faut parfois vivre sur lennemi. Tours de force. Lhomme cabestan. En vue du Tumuc-Humac. Nouvelles misères. En découverte. Famine. Quatre jours dangoisse. Désespoir. Sauvés. Les nègres Bosch. Portés comme des lustres. Tout est bien qui finit bien. Épilogue.
Habitation de la Bonne-Mère. Maroni (Guyane Hollandaise)
15 Août 188...
Mon cher Fritz,
Une goélette va partir demain matin du Maroni, pour vous porter à tous de nos nouvelles. Monsieur Charles a écrit pour son père une relation du voyage que nous venons daccomplir à travers la Guyane indépendante ou contestée, comme tu voudras lappeler. Mais comme cette relation sarrête à un plongeon formidable exécuté par nous dans une des mille et une rivières que nous avons rencontrées, notre aimable patron me charge de raconter cette partie anecdotique de notre excursion.
Je dois tout dabord te dire, mon cher Fritz, que tu as bien lieu dêtre fier de ton brave et excellent frère. Cest tout simplement un héros. Un héros de courage, de bonté, de dévouement.
Où serions-nous sans lui ! Moi surtout pour lequel il a eu de ces soins dont le souvenir mobscurcit lil et me fait battre la paupière.
Jamais je naurais soupçonné chez un homme tant de vigueur physique, tant dénergie morale, alliées à une pareille bonté.
Je puis en parler à laise sur ce morceau de papier, car aux premiers mots de gratitude que je lui adresse, il me ferme brusquement la bouche, comme si mes témoignages de reconnaissance le rendaient confus et le mettaient mal à laise.
Maintenant, au fait.
Nous étions dans un fichu état, quand, après avoir reconnu de magnifiques forêts de quinquinas, échappé à des Indiens qui voulaient nous chiper nos jambes pour en faire des trombones, nous naviguions sur le Couroucouri-Ouâ, portés par un radeau de bambous.
Moi surtout, qui avais été pincé par une maladie du pays à laquelle on donne le nom dempigen et qui se traduit par des millions de boutons me donnant laspect dune écumoire très malpropre.
Ton brave frère mavait véhiculé je ne sais plus combien de temps sur ses épaules, jusquau moment où je méveillai comme dun cauchemar sur le radeau en question.
Depuis trois jours, nous navions à manger que de la tortue crue, trop heureux encore des facilités relatives de notre navigation, quand tout à coup, nous voici emportés par un courant carabiné.
Le radeau ne gouverne plus et tourbillonne comme un tonton. Nous avons à peine le temps de nous serrer la main, pensant bien que tout est fini. Et nous voilà dans un nuage produit par les poussières de leau qui se brise en tombant à pic de trente pieds environ.
Ma foi, cest tout au plus si je puis me dire que la vie est une bien bonne chose, même quand on a lestomac vide, les articulations dures comme des boulets de quarante-huit, la peau comme un crible, et que cest fâcheux dy renoncer, quand, patatras, je me sens dégringoler...
Glou !... glou !... glou !... ça me bourdonne dans les oreilles, je me débats, je patauge, je bois un coup comme si je voulais tarir la rivière et je me cramponne stupidement au premier objet sur lequel se crispe ma main.
Lobjet en question résiste à mon étreinte. Il me semble entendre une voix coupée déternuements prononcer à peu près les paroles suivantes :
Lanimal va se noyer et me noyer aussi !... Attends un peu.
Vlan ! un coup marrive sur le nez... un maître coup, je tassure, puis plus rien.
... Des frictions, que je qualifie seulement dénergiques, ne connaissant pas dautre expression pour indiquer leur intensité, me rappellent à la vie, après une interruption dont je ne puis apprécier la durée.
Cest encore ton Alsacien de frère qui mouille sa peau à faire fumer la mienne.
Monsieur Charles rend le même service à José qui a le crâne à moitié enfoncé, parce quil a piqué sa tête sur une roche.
On sexplique, et japprends que la chose à laquelle je me suis cramponné avec linconsciente énergie des noyés est un homme, et que cet homme est Winckelmann, mon sauveur patenté.
Le coup dont mon nez bleui porte la trace, est un renfoncement que le digne garçon ma envoyé, très affectueusement dailleurs et dans les meilleurs intentions du monde, pour me faire tenir tranquille.
Il paraît que cest dans les règles et que les professeurs de sauvetage enseignent cela aux apprentis Terre-Neuve. Dans tous les cas, je ne pensai pas à men plaindre, bien au contraire, et cest de tout cur que je sautai au cou du brave ami.
Me voilà donc sauvé encore une fois par lui. Je ne les énumère plus, car je ne suis pas fort en comptabilité. Jaime mieux inscrire tout en bloc au grand livre de mon cur...
Comment et pourquoi ton frère na pas été assommé, ainsi que Monsieur Charles au bout de cette prodigieuse culbute, cest ce quils ignorent encore.
Toujours est-il que le patron, me voyant en bonnes mains, jette un regard circulaire sur leau qui bouillonne autour de nous.
Il aperçoit un paquet qui tournoie dans le remous, le rejoint en deux brasses, reconnaît José, notre ami le mulâtre, et sempresse de le haler à terre.
Quant au radeau, plus de nouvelles. Pour comble de malheur, nous avons perdu nos sabres, et nous ne possédions pas, à nous quatre, un simple couteau de treize sous.
Impossible de faire un autre radeau, impossible même de couper un vulgaire bâton de voyage. José, assommé, affaibli par la perte de son sang, ne peut plus marcher et je ne vaux guère mieux, grâce à mon empigen.
Seuls, le patron et ton frère tiennent bon. La situation nest pas moins corsée, puisque nous voilà sans provisions, sans abri, sans ressources daucune sorte, à cent lieues de partout !
Nous sommes bien forcés de nous arrêter, ne fût-ce que pour tirer des plans.
Notre ordinaire devient à ce point extraordinaire, que nous dînons chacun avec quatre ufs de caïman trouvés dans le sable par Winckelmann. Demain, pour varier, nous mangerons peut-être des sangsues, à moins que nous ne soyons réduits à brouter lherbe ou les bourgeons de bambou.
Mais non ! luniversel Alsacien se débrouille en notre lieu et place, part en découverte, reste une demi-journée absent, pendant que nous nous morfondons au campement. Monsieur Charles na pas voulu séloigner, à cause de José qui bat la campagne et dont létat demande des soins que je ne puis lui donner.
Winckelmann revient triomphant, et sécrie, du plus loin quil nous aperçoit :
Allons, Messieurs, un peu de nerf !
« Il sagit de se patiner, et lestement... Jai une pirogue, jai des pagayes, jai des provisions...
Pas possible ! interrompt Monsieur Charles.
« Comment diable ! avez-vous fait ?
Jai réquisitionné.
Allons donc !
Partons, je vous en prie... vous saurez tout cela en route.
Il veut encore me porter, mais je refuse en lui montrant José plus maltraité que moi. Il le charge sans mot dire comme un paquet sur son dos, je me cramponne au bras du patron, et nous détalons à toutes jambes.
Cette course enragée dure plus de deux heures, et de si grand train, que Winckelmann ne trouve pas le temps de raconter son aventure.
Nous arrivons à une sorte de plage, moitié sable, moitié vase, formée par les débordements de la rivière ; et quapercevons-nous tout dabord ? Deux Indiens ficelés dos à dos avec des cordes de hamac, et couchés sur le côté dans une posture assez incommode.
Les particuliers que jai mis en réquisition, dit ton frère, en présentant les bonshommes de pain dépice qui font une drôle de mine.
Puis, il nous montre une belle, pirogue, échouée à trente mètres environ de la rivière, et ajoute :
Voici la pirogue en question.
« Je lai halée sur la terre, de peur que ces bédouins-là, venant à rompre leurs ficelles, nessayent de la remettre à leau.
Mais cela pèse cinq cents kilos au moins !
Et pas mal avec... Aussi, jai poussé ferme.
« Je vous garantis que six Peaux-Rouges ne pourraient la déhaler.
Et lhistoire, lui demandai-je.
Simple comme bonjour, quil répond.
« Les Peaux-Rouges pêchaient. Je leur dis en portugais : Nous sommes là-bas quatre voyageurs, voulez-vous nous conduire jusquà la source du Ouanamou ?
« Ils comprennent mon jargon, et lun deux me répond : Non !
« On vous paiera grassement. Non !... encore non !... et toujours non !
« De quoi ! Pas tant de façons... Vos Iroquois de compatriotes nous ont volés ; grâce à eux, nous sommes dans le pétrin ; une fois, deux fois, voulez-vous ?
« Non !
« Je nen fais ni une ni deux ; je les empoigne chacun par une patte, je les traîne comme deux veaux à la pirogue, jempoigne une amarre de hamac, je les ficelle proprement, je tire à sec lembarcation, je prends mes jambes à mon cou, et jarrive.
« Ai-je bien fait ?
Parfaitement, répond le patron.
« Le vol infâme de leurs congénères autorise jusquà un certain point cette façon un peu cavalière de procéder.
Comme nous navons pas le sou en poche, Monsieur Charles leur demande sils veulent venir avec nous jusquau Maroni, quils recevront alors une récompense susceptible de leur enrichir pour la vie.
Mes brutes répondent encore et toujours non !
Allez donc vous promener, sauvages que vous êtes ! On leur laisse leurs sabres, des provisions, leurs hamacs, un arc dont on enlève la corde, des pointes de flèches ; nous gardons le reste des provisions, un autre arc et une demi-douzaine de flèches.
À la guerre comme à la guerre ! Il arrive que parfois il faut vivre sur lennemi.
Et nous partons sans plus tarder. Le temps que les Indiens aient tressé une corde pour leur arc et remis des hampes à leurs pointes, nous serons loin et nous navons guère à craindre leurs représailles.
Nous navons rien à nous reprocher, nest-ce pas, et nous nous sommes infiniment mieux comportés à leur égard que les Atorradis au nôtre.
La pirogue est remise à flot. Le patron et Winckelmann empoignent chacun une pagaye et nous filons... que cest une joie !
Malheureusement, nous trouvons souvent des rapides ou des cataractes.
Il faut tirer la pirogue à terre. La faire voyager à travers bois, de façon à contourner lobstacle. Si nous navions pas eu ce cabestan fait homme nommé Winckelmann, nous restions dix fois en plan.
Ce diable dAlsacien suffit à tout !
Pour comble de guignon, le patron attrape un coup de soleil qui le rend absolument fou pendant deux jours.
Cest un comble ! José divague, Monsieur Charles bat la breloque, et moi, je fais lun et lautre.
Winckelmann se multiplie. Il pagaye, et sinterrompt pour poser des compresses sur la tête du patron, ou pour panser José, ou pour graisser mes bobos. Une chute se présente. Il nous transborde un à un à terre, hale sur la pirogue, la remet à flot plus loin, nous embarque et se remet à pagayer.
Un peloton dhommes ordinaires fut mort dix fois à la peine.
Le Ouanamou se rétrécit. Ce nest plus quun igaropé, un simple sentier de pirogue, puis un chemin de caïman. Un mètre de large sur cinquante centimètres de profondeur.
Enfin, la navigation est terminée faute deau. Mais en face de nous se dressent les plateaux du Tumuc-Humac.
Bon Dieu ! avec des jambes et un peu de moelle dans ces os que les Chiricoumas voulaient sapproprier, nous verrions dans deux heures le Tapanahoni... La branche nord du Maroni.
Hélas ! nous sommes inertes comme des tortues retournées sur le dos.
Essayer de nous grimper un à un sur ces collines serait le comble de la démence. En dépit de sa vaillance, Winckelmann nessaye pas de se heurter à une pareille impossibilité.
Il nous installe bien commodément dans la pirogue devenue un petit carbet, met à notre portée les vivres qui restent et me dit, les larmes aux yeux : Je pars en découverte. Je serai peut-être longtemps : un jour, deux jours, qui sait !
« Vous avez de quoi manger. Vous, qui êtes le plus valide et qui avez à peu près votre tête à vous, veillez sur les deux autres.
« Moi, je vais moccuper de vous sauver. Si je ne reviens pas, cest que je serai mort en faisant mon devoir.
Et le voilà parti, après mavoir embrassé comme du pain.
Cher et brave cur ! Je ne peux pas me rappeler tout cela sans être chaviré, comme disent les matelots.
Deux jours, trois jours se passent, et pas de nouvelles.
Nous navons pas trop souffert jusqualors, mais, lui ! Que peut-il être devenu ?
Monsieur Charles, dont la congestion est en voie de guérison, commence à raisonner comme une personne naturelle. José va mieux. Je pourrais, à la rigueur, franchir au galop cinq fois quarante centimètres.
Te dire si nous sommes désolés !
Le patron, qui peut à peine se tenir sur les jambes, veut à toute force partir à la recherche de notre pauvre ami. Nous voilà résolus à nous mettre en route.
Nous faisons cent mètres en une demi-heure, puis, patatras, nous dégringolons comme de simples capucins de cartes.
À peine si nous pouvons rallier la pirogue dans laquelle nous nous allongeons exténués.
Le quatrième jour commence après une nuit blanche. Langoisse nous empêche de fermer lil. Les provisions sont épuisées. Nous mourrons de faim si nous ne sommes pas secourus. Cest une simple affaire de temps.
Puis, les fourmis-manioc se chargeront des frais de notre sépulture.
Brrr !... Jen frissonne encore !
La nuit vient. Le désespoir nous prend.
Winckelmann, mon pauvre Winckelmann est mort ! gémit le patron.
Moi, je pleure comme un veau, et José crie comme un enfant.
Winckelmann mort !... allons donc !
Une voix joyeuse traverse les ténèbres. Des lueurs apparaissent. Une demi-douzaine de grands nègres, hauts de six pieds, arrivent au trot portant des torches et chargés de provisions comme des mulets.
Un homme galope devant eux, arrive hors dhaleine et sécrie : Cest moi !... vous êtes sauvés.
Un vrai dénouement de cinquième acte !
On sexplique en deux mots. Les nègres sont des Bosch de la Guyane hollandaise que notre ami est allé recruter à plus de vingt lieues de là. Ils connaissent parfaitement M. Robin et ses fils ; ils se sont empressés daccourir au secours de lun deux.
Nous soupons comme de braves artistes après la représentation ; on rit, on chante un peu, on raconte des histoires folles et on sendort comme des bienheureux.
Le reste va si bien quil est inutile de le raconter. Les Bosch, qui sont taillés sur le gabarit de Winckelmann, nous installent chacun dans un hamac, passent une perche dans les ficelles servant à suspendre ces dodos mâtinés descarpolettes, mettent la perche sur leurs épaules et nous transportent, comme des lustres, sans seulement faire : ouf !
Deux jours après, nous sommes en pirogue, avec un équipage de chaloupiers comme jamais amiral nen a possédé pour son canot.
Choyés et dorlotés comme des enfants, nourris comme des chanoines, nous nous laissons aller au fil de leau pendant quelque chose comme trois cents kilomètres, puis nous arrivons à lhabitation de la Bonne-Mère.
Imagine à ton aise toutes les situations les plus corsées, où la « claque » na pas besoin denlever le public, où chacun y va de sa larme et se fait éclater la peau des mains à applaudir, et tu ne pourras pas concevoir lémotion que soulève là-bas notre retour.
Nul ne nous attend. On nous croit à lAraguary, près de revenir avec la goélette, car Monsieur Robin na pas jugé à propos davertir les dames de notre pérégrination, pour ne pas les inquiéter inutilement.
Aussi, quel coup de théâtre !...
... Enfin, que te dire de plus !
Tout est bien qui finit de même, nest-ce pas ; je vais clore ici ce dernier chapitre de nos aventures.
Non pas cependant sans ajouter quon sennuie ferme ici et Madame Fritz, ta conjointe, ainsi que la bonne madame Raymond aspirent au moment où leurs époux leur seront rendus.
Ce moment ne va pas tarder, paraît-il, car il est question dorganiser ici une grande expédition qui aura pour objet lexploitation de la Vallée des Quinquinas.
Vous allez tous revenir, et on laissera le seringal de lAraguary sous la direction des Bonis pendant toute la saison qui va souvrir.
Monsieur Charles est en train délaborer le plan de cette exploitation.
Nous aurons des intérêts dans laffaire, ou plutôt, chacun une part dassociation, et nous allons devenir riches, mais riches à ne savoir que faire de notre argent.
Voilà, mon vieux camarade, quel est, pour le moment, le format de la situation.
Je ne ten dis pas davantage, pour te laisser au moins quelque surprise en arrivant ici.
Présente nos respects à notre vénérable ami Monsieur Robin, embrasse Raymond et crois-moi, pour la vie, ton bien fraternellement dévoué,
Marquis.
P.-S. Je décide enfin ton frère à ajouter quelques mots à cette lettre.
Le cher garçon parle peu, nécrit guère, mais agit beaucoup... Le contraire de bien des gens.
Mon cher Fritz,
Tout le monde ici me choye et me gâte, au point que jen suis tout confus. Je nai pourtant rien fait que de naturel. Je viens de lire la lettre de notre ami Marquis, lequel se fâche tout rouge quand je lappelle « Monsieur ».
Il est vraiment trop bon, et ce que jai fait ne mérite pas tant.
Enfin, si ça te fait plaisir, je serai heureux.
Ton frère, qui taime,
Winckelmann.
Épilogue
Six mois se sont écoulés depuis le retour des intrépides explorateurs.
Ainsi que le faisait pressentir la lettre de Marquis, M. Robin, son fils Henri, Fritz et Raymond ont aussitôt rallié le Maroni. Le seringal reconstruit a été confié aux soins des Bonis. Le Martiniquais Amelius, et lArabe fugitif ayant réussi à échapper jadis au massacre, se sont joints aux noirs et aux Indiens qui ont survécu. Ils font dexcellents chefs de chantier dont les services sont fort appréciés.
De ce côté, tout va bien.
Dautre part, M. Robin ayant vite reconnu les avantages immenses de la découverte opérée par Charles et ses vaillants auxiliaires, a organisé une expédition nombreuse qui a gagné la Vallée des Quinquinas par la voie du retour.
Le voyage a parfaitement réussi, et aujourdhui les Cinchonas de la Serra da Lua sont en pleine exploitation.
Les bénéfices retirés de cette industrie improvisée de toutes pièces dans la région dépassent déjà toutes les prévisions, et les braves artistes, qui jadis logeaient le diable dans leur escarcelle, sont en passe de devenir plusieurs fois millionnaires.
Ils nen demandent pas tant ; car, décidés à terminer leurs jours dans ce coin ensoleillé de lAmérique équinoxiale, où lexistence est si facile et si peu coûteuse, il nauront, pour vivre en nababs, à faire que des dépenses relativement modiques.
Marquis prétend que abondance de biens ne nuit pas, et se propose de consacrer une bonne partie de ses économies à la fondation dune caisse de secours pour venir en aide aux artistes malheureux. Raymond et Fritz ont souscrit avec enthousiasme à cette uvre de bienfaisance qui va fonctionner incessamment.
Le mulâtre José est devenu le majordome des cascarilleros, avec une part dassocié dans lentreprise. Il est devenu également Guyanais et a fait venir sa femme avec ses enfants à létablissement du Maroni, qui reste le centre principal des exploitations opérées par les Robinsons de la Guyane.
Un dernier mot relatif à Winckelmann.
Le récit de sa belle conduite ayant été transmis par M. Robin au gouverneur de la Guyane française, le chef de notre colonie a adressé un chaleureux appel à la clémence du président de la République.
Cet appel a été exaucé, et le dernier courrier de France a apporté au brave Alsacien sa grâce, avec amnistie pleine et entière.
Celui-là nest pas un des moins méritants, parmi les vaillants colons de la Vallée des Quinquinas.
Fin
Cet ouvrage est le 1108e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
Les hommes du pénitencier flottant, chargés de presque toutes les corvées de la rade, sont dhabiles bateliers.
Goélette indigène.
Farine grossière de manioc.
En Guyane, il nest possible de naviguer, sur la plupart des cours deau, quavec la marée.
Débarcadère.
Les noirs de Cayenne donnent le nom de gendarmes « grand-sabre » aux hommes de la gendarmerie coloniale, des sujets délite tous tirés du corps métropolitain et qui sont lépouvante des tapageurs, par opposition aux gendarmes « cabris » des nègres et des coulies Indous formant le corps de police indigène.
Fort peu redoutés des perturbateurs en goguette et, disent les mauvais plaisants, bons seulement à arrêter les animaux errants, surtout les chevreaux ou cabris, les gendarmes-cabris nen rendent pas moins de réels services à ladministration.
Le Cecropia pellata, de Linné.
Larticle 1 de la loi du 30 mai 1854, punit lévasion de deux à cinq ans de travaux forcés, et réserve la peine de la double chaîne pendant deux ans au moins et cinq au plus, aux condamnés à perpétuité.
Issu dun mulâtre et dune négresse.
On peut dailleurs en dire autant de nos arbres européens, et nos forêts ne renferment pas davantage de fruits alimentaires.
Ce serait faire injure au lecteur, de lui rappeler que le bananier, en dépit de sa taille, nest quune plante herbacée dont la haute tige périt aussitôt après la récolte qui a lieu au bout dun an ou dix-huit mois. Il se reproduit par drageons, à la façon des liliacées.
Couleuvre électrique très dangereuse dont les décharges paralysent instantanément lhomme le plus vigoureux.
Rigoureusement historique.
On nomme ainsi les criques à labri de la prororoca, parce que le bâtiment qui sy abrite espère échapper au ras de marée.
Indiens civilisés du bas Amazone.
Câble très résistant, presque imputrescible, tiré des fibres formant la chevelure dun palmier qui croit abondamment dans la région amazonienne.
Bois de fer (swastria tomentosa). Les colons de la Guyane française lui donnent le nom de Panacoco.
Depuis le traité dUtrecht, signé le 11 avril 1713. Nous reviendrons en temps et lieu sur le causes de ce différend qui nest pas encore tranché.
Lîle de Marajo comprise entre les deux bras de lembouchure, mesure 500 kilomètres de circonférence.
Cette lacune est comblée maintenant grâce à la courageuse initiative dun jeune et brillant professeur dhistoire, M. H. Coudreau, qui a intrépidement et fructueusement exploré le terrain contesté, et glorieusemeut inscrit son nom parmi ceux dont shonore la géographie contemporaine.
Le caoutchouc a été appelé borracha ou seringa par les Portugais. Le père Manoël da Esperanza qui lavait découvert parmi les Indiens Gambebas, lui donna ce nom. Ayant remarqué que ces Indiens se servaient de ce suc concrété pour fabriquer des outils et des bouteilles en forme de seringues, il appela seringa la substance qui sert de matière première à ces ustensiles. De là le nom de seringueiros que portent encore aujourdhui ceux qui retirent des arbres ce suc laiteux, et de seringal donné au centre dexploitation.
On appelle Savanes dans la Guyane Française, les plaines couvertes dherbes, nommées llanos à lOrénoque, Prairie dans lAmérique du Nord, Pampa dans la république Argentine.
Les nègres Bosh et Bonis du haut Maroni, sont danciens esclaves des Hollandais, libres depuis près dun siècle. Ils ont conservé sans modification la case de leurs ancêtres africains fermée de tous côtés, à lopposé du carbet indien, composé dune simple toiture supportée par des pieux.
Tirée du bombax ceïbo ou fromager. Cette soie, très inflammable, sert également damadou aux peuplades de la zone équinoxiale.
Hevea Guyanensis, ou siphonia élastica, un des arbres produisant le caoutchouc.
Cest la plante dagrément connue en Europe sous le nom de caoutchouc.
Henri Coudreau : Les Richesses de la Guyane française.
Le Pays des Amazones, chez M. Frinzine, éditeur, 1, rue Bonaparte, Paris.
Émile Carrey: LAmazone.
Quon ne me taxe pas dexagération, en lisant les dimensions extraordinaires attribuées par moi à ce serpent. M. Emmanuel Liais, le savant directeur de lObservatoire de Rio-de-Janiero, a vu des eunectes, ou anacondas, mesurant quinze et vingt mètres. Le commandant Bouyer a eu connaissance de sujets ayant les mêmes dimensions, et enfin, MM. Auguste de Saint Hilaire et de Humbolt ajoutent leur témoignage à celui de nombreux voyageurs dignes de foi. L. B.
Singe noir du genre atèle.
Le Bombax ventrvicosa des naturalistes. Il doit son nom vulgaire de Fromager à la nature de son bois blanc, tendre, poreux, au point quon a pu le comparer à du fromage sec.
Cest seulement au bord des clairières, des rivières ou des terrains découverts, que la végétation des forêts devient aussi exubérante, et où lon trouve ces lianes inextricables, ces fleurs éblouissantes. Mais la forêt vierge proprement dite, composée exclusivement darbres immenses ayant étouffé tous les autres végétaux, noffre pas de fourrés épais.
Les dimensions de larc indien atteignent deux mètres et au-delà. Jen ai apporté deux qui mont été donnés par Wempi, un galibi de la Guyane Hollandaise, et qui sont dadmirables spécimens de cet art primitif.
La spathe qui caractérise essentiellement les monocotylédones, est une grande bractée qui abrite les organes de la fructification. Sa forme et sa consistance sont très variables. Elle peut être ligneuse ou herbacée, et figure tantôt une espèce de cornet évasé, tantôt un sac plus ou moins ouvert à bords découpés, tantôt enfin, on la prendrait pour une simple feuille florale.
Voir à ce sujet mon livre intitulé : La Chasse et les Armes modernes, grand in-18 illustré. Librairie Illustrée, 7, rue du Croissant, Paris. L. B.
Les noirs de la Guyane, comme aussi les Indiens, prétendent que en inoculant sous la peau certaines substances, et en faisant prendre certains breuvages, ils arrivent à préserver de toute morsure, ou tout au moins à neutraliser par avance leffet du venin des serpents. Cette prétention, justifiée par les uns, combattue par les autres, aurait besoin dun contrôle rigoureusement scientifique.
Petits vautours noirs (catharthes urubu) fort connus dans lAmérique Intertropicale.
Crapaud très gros et dun aspect hideux (pipa americana).
Cette règle ne saurait être absolue, et elle comporte dhonorables exceptions en ce qui concerne les bourgs de Cachipour, dOuassa, de Counani et de Mapa, dorigine plus ancienne, où M. Coudreau a reçu lhospitalité la plus cordiale.
En 1596, il sappelle Wianoco ; en 1633, Wajabéjo ; en 1662, Ouyapoque ; en 1679, Wiapoco et Wianipoco ; en 1699, Oyapoc ; en 1703, Yapoco, sans quaucune de ces dénominations saccorde exactement avec celle du traité.
On donne le nom de battée, au plat de bois, légèrement conique, dans lequel les mineurs lavent les terrains dalluvion renfermant lor en grains ou en poussière. On empile dans la battée une dizaine de kilogrammes de terre et de gravats, et on lave cette terre dans un ruisseau en imprimant au plat des mouvements circulaires exigeant un certain tour de main. La terre séchappe tangetttiellement et lor plus lourd reste au fond.
Poisson du genre silure.
Mauritia flexuosa de Linné.
Du mot tapi « tartarouga », qui désigne une espèce de grosse tortue.
Quelque effroyables que soient ces détails, jéprouve le besoin daffirmer quils sont rigoureusement authentiques. Ceux qui ont lu lhistoire de ces révoltes terribles qui, sous le nom de cabanage ont si longtemps désolé le Para, savent bien que des atrocités semblables étaient journellement commises par les cabanos, des nègres, des Indiens, des mulâtres, souvent, hélas ! conduits par des blancs, impuissants à modérer la férocité de leurs terribles partisans.
Longue denviron 15 kilomètres, large de 32, Maraca est absolument déserte. On ny trouve même pas un rancho de pêcheur, et seulement quelques mauvaises savanes. Les pripris sont le refuge des canards, les bois sont habités par les biches et les jaguars. Elle est littéralement infestée de moustiques et de maringouins qui la rendent presque inhabitable.
Atlas colonial, par Henri Mager, Charles Bayle, éditeur, 16, rue de lAbbaye, Paris.
La jangada est un radeau formé dun bois excessivement léger, portant une voile rectangulaire suspendue à deux pièces de bois attachées en bigue. Elle gouverne au moyen de planches nommées « guaves », enfoncées verticalement entre les pièces du radeau et sur lesquelles leau agit par leffet de la résistance quelle éprouve, ou par celui de la dérive. Lhomme qui la conduit se sert dune pagaye à deux pelles.
« Pour bon cur », gratification.
Il est à constater, du reste, que les Européens, à leur arrivée dans les pays infestés par ces insectes maudits, souffrent bien plus quaprès la période dacclimatement. Soit par leffet dinoculations incessantes, soit par leffet de lanémie qui les envahit rapidement, les tortures des premiers temps deviennent moins intolérables. L. B.
La vérité de cette hypothèse a été victorieusement démontrée par M. Coudreau lors de la brillante expédition quil fit au Rio-Branco et au Rio-Trombetta, du mois de mai 1884 au mois davril 1885.
Chercheur de quinquina.
Le Bicho, sous ce rapport, est comparable à certaines larves du palmier Murichi, dont, au rapport de Leblond, les Guaranis de lOrénoque font leur nourriture la plus recherchée.
Les entomologistes ont voulu reconnaître dans cette chenille un insecte du genre Cossus ou du genre Hépiale. L. B.
Grand bateau amazonien.
Pilote.
H. Coudreau. Voyage au Rio-Branco.
En 1885, mon excellent ami, M. Coudreau, au bel ouvrage duquel jai fait de nombreux emprunts, a compté, dans son école, quarante garçons et vingt filles. L. B.
Au siècle dernier, il y avait à San-Joaquin, une fazenda appartenant à lÉtat. Cette fazenda avait une garnison composée dun lieutenant-commandant, un sergent, un caporal, vingt soldats, et un sous-officier comptable chargé dadministrer la fazenda. La fazenda a disparu depuis longtemps, mais on a continué à envoyer quelques malheureux soldats, en raison de ces aberrations qui ne sont pas lapanage exclusif de nos administrations européennes.
Historique. Lauteur a connu au Maroni le libéré S... quil ne veut pas, on comprend pourquoi, désigner sous son véritable nom. S... a accompli ce formidable tour de force, avant dêtre le héros des aventures que nous racontons présentement. L. B.
Les belles explorations de M. Goudreau ont confirmé cette hypothèse.
Csalpina.
Tecoma chrysantha.
Mimusops elata.
Acrodiclidium Itaúba.
Lecythis grandiflora.
Tucuma Lascio-carpa.
Spondia dulcis.
Swastria tomentosa.
Mispidolaphne préciosa.
Peltogyne venosa.
Apidosperma speciosa.
Ce faux quinquina est connu et décrit par les auteurs sous le nom de quinquina de Mutis, ou de quinquina nova. On la longtemps confondu avec le quinquina rouge, qui est estimé à juste titre pour sa valeur en principes médicamenteux : sulfates de quinine et de cinchonine.
Éminemment fébrifuge, le quinquina calisaya donne de trente à trente-deux grammes de sulfate de quinine par kilogramme décorce.
Il est inutile, je pense, de rappeler ici que le quinquina est originaire de lAmérique du Sud, et spécialement de la région des Andes comprise entre le 9e et le 12e parallèle sud.
De là ces rencontres inattendues, faites en pleine forêt vierge par le voyageur stupéfait et ravi de trouver des herbes potagères, des céréales, des cannes à sucre, et jusquà des orangers et des citronniers dont il ne sait à quelle cause attribuer la présence.
Plus heureux, mon vaillant ami M. Henri Coudreau a pu, en 1885, après une année de périls et de misères, revenir des sources du Trombetta, en dépit des fièvres terribles qui faillirent lemporter et des Canaémés auxquels il échappa miraculeusement. Les lecteurs du Journal des Voyages -./046789IJKNOjkoüíØÆØ»³ü£í»í
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