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Le sentiment que la fiction a quelque chose d'un Meccano composé de ... Il obéit
une structure de la simultanéité, de l'éclatement et de l'entrelacs, ...... Du mal à
réaliser ce que je vois. ...... C'était hier l'achèvement du lyrisme et du fer à souder.
...... Je reviens en arrière, relis, vérifie, corrige, enregistre avant de poursuivre, ...
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21 octobre 2012 9 mai 2013 5 novembre 2014
PREMIERE PARTIE
2162
1.
La nature chantait.
Des profondeurs de la jungle, la symphonie d'une vie âpre et dangereuse serpentait entre les arbres aux couleurs humides et éclatantes. Le cri d'un singe ou le long piaillement d'un oiseau invisible, le claquement violent d'une mâchoire d'animal inconnu, le bourdonnement perpétuel et hypnotique des insectes volants, tous les bruits de cette verdure montaient aux oreilles de Litj. Il détourna un instant son regard du chemin boueux où ses pas imprimaient de profondes marques en relief, contemplant le dessin complexe et changeant de la canopée qui sétalaient plus de trente mètres au-dessus de lui. L'espace d'un instant, il se concentra sur les bruits, se sentit envahi, puis secoua la tête. Tout cela n'avait pas de sens. La pointe d'un regret perça quelques secondes la surface calme de sa conscience, et il se demanda s'il aurait dû cette fois encore suivre le mirage de gloire que lui promettait le commandant. Ce n'était que sa seconde mission, mais Litj s'était déjà retrouvé dans la même situation. Des regrets, accompagnés de l'image de son officier lui passant une main sur l'épaule et le regardant avec cet air mi amusé, mi attristé, et qui lui disait : " Je n'avais pas tout prévu, Litj". Et au soldat de répondre : " Je suis fier de vous servir, mon commandant". Et le temps passant, Litj espérait que les missions se succéderaient comme autant de bouée lancé dans la mer de la vie, vains espoirs de mettre du sens sur un parcours qui cachait mal la vanité de son existence. Et Litj, trop naïf, se lamenterait alors d'avoir pû croire que le commandant était différent de tous les autres.
Un coup de coude en guise d'avertissement le ramena à la réalité verte et collante. Le sergent Fletch le dévisagea sombrement, et Litj se redressa sur toute sa hauteur. "Un peu plus et je lui rentrais dedans", songea-t-il. Cela aurait été du plus mauvais effet. Fletch n'aimait pas l'indiscipline, et il supportait encore moins les rêveries de son subalterne. Litj s'était vu remettre en place de manière nette mais non moins martiale à plusieurs reprises. La dernière avait entaillé sa lèvre inférieure, et une jolie cicatrice coupait la chair noire d'un trait boursouflé. Il passa la langue sur le souvenir cuisant, et reprit l'attitude que ses semblables attendaient de lui. Comme poussées par un souffle divin, ses épaules se redressèrent, son armure cliqueta, et ses jambes se raidirent. Il consulta son aug', qui afficha une série d'informations, de cartographies et d'indications diverses toutes plus simples les unes que les autres. Rien ne se passait. La mission avait débuté trois jours auparavant, et ils n'y avaient croisé personne. "Comme si cette planète les avaient dévorés".
Une stridulation siffla dans l'espace réduit de son casque. Les analyses thermiques qu'il avait lancées quelques minutes auparavant revenaient. Une pointe d'appréhension assécha sa langue. Il attrapa l'épaule du sergent Fletch, à moins d'un mètre de lui.
Litj, vous n'avez pas fini vos pitreries ? gronda le sous-officier.
Du mouvement, chef.
Où ?
Le soldat pointa un doigt vers une direction vague, sur sa droite. Le sergent hocha la tête, et d'un pas leste se dirigea vers la tête de la troupe. Des ordres fusèrent dans les oreillettes, tandis que le cliquetis des holster concurrençait soudain les sons de la nature. Quelque chose les attendait, caché dans la forêt.
Le seconde classe Litj avait aperçu quelque chose sur ses radars. Fletch était venu jusqu'en haut de la colonne de militaires pour trouver le commandant Flinn. Il n'avait récolté qu'un regard empli d'animosité et quelques paroles sèches crachées dans sa langue natale. Fletch s'était raidi, légèrement incliné, puis avait fait demi-tour en beuglant quelques ordres auprès de son escadron. Flinn, à nouveau seul, soupira. Litj était un bon élément à son gout. Il ne comprenait pas pourquoi le sergent s'acharnait dessus au moindre écart. Il n'avait jamais mis en danger la division, jamais commis quoi que ce soit de répréhensible pour qui que ce soit. Il était honnête, serviable, discret, et fidèle. "Un trop bon soldat pour cet imbécile", songea l'officier.
Flinn consulta distraitement les données envoyés par l'aug' de Litj. Le rendu de la forêt indiquait une multitude de tâches colorées, l'activité infrarouge ne distinguant pas les animaux à sang chaud d'éventuels humains. Impossible d'obtenir un résultat probant avec cette méthode. Flinn se demanda comme le seconde classe avait obtenu son résultat. Il consulta le second visuel, et la réponse lui sauta au visage.
Une tâche vaguement carrée, de section de quatre à cinq mètres de côtés, se distinguait des lignes verticales constituées par les troncs. Et dans ce carré, des silhouettes vagues et floues s'agitaient. Tout autour, une multitude de petites tâches rougeoyantes qui s'animaient, comme un ballet désorganisé. Cela nintéressait pas l'officier : la nature pouvait bien s'exhiber sous ses yeux et offrir ses plus exotiques présents que Flinn les auraient foulés du pied sans ciller. Mais ces quatre formes humaines ... Un possible repère pour des rebelles en fuite, admirablement dissimulé dans la végétation, mais qui ne résistait pas au traçage infrarouge.
"Les imbéciles" s'amusa Flinn, en songeant que les Hommes qui avaient dû construire cette ridicule cabane n'avaient certainement aucune technologie embarquée avec eux susceptible de les avertir de la présence d'un poursuivant. "Toujours la même chose... Des fuyards rapides avec quelques armes, pas de sondes ni de radars... Quelques meurtres et plus personne ne se souvient qu'ils ont existé". La banalité de cette poursuite rassura quelque peu le commandant. Il n'aurait pas à aborder le problème différemment des autres missions. Capture, interrogations et soumission forcée étaient les trois plaisirs qui attendaient les malheureux imbéciles qui croiseraient la route de Flinn. Il n'en ferait qu'une bouchée, et c'était là une certitude.
Commandant Flinn ?
Son premier adjudant se tenait à sa droite, légèrement en retrait. Sa voix grave et anguleuse le ramena au terrain.
Vous avez vu la même chose que moi, Gülmort, n'est-ce pas ?
Lintéressé hocha la tête, avant de poursuivre.
Je dirais quatre ou cinq là-dedans. Mais le visuel n'est pas net... Il y a une grosse source de chaleur diffuse ...
Peut-être les armes, ou simplement une ...
Gülmort cria.
Merde ! Ils sont en train de fuir ! Commandant, nous sommes repérés!
Donnez l'assaut, adjudant.
Une poignée de seconde s'écoula, puis la clameur de vingt-cinq soldats Naneyë vibra sous la voûte des arbres.
La charge ne dura qu'une vingtaine de secondes. Cinquante mètres parcourus dans la violence d'une course furieuse, des cris de guerriers résonnant comme l'hallali avant la curée, et la danse des corps massifs des militaires. Le sol vibra, la nature trembla, les oiseaux pépièrent en s'envolant, les bêtes fuyant en glapissements furtifs. Flinn suivit la scène en s'avançant sans hâte, sûr de sa victoire.
Détruisez ce cabanon, ordonna-t-il d'une voix impérieuse.
Son invective transita dans les canaux auditifs des armures, et directement dans la conscience des quelques Naneyë mécanisés qui composaient l'équipée. D'un même mouvement, ils se ruèrent vers l'unique ouverture du frêle assemblage de troncs et de branches disposés avec soins. Le bois craqua et s'insurgea, tandis que la volée de pas soulevait une poussière dense. Flinn attendit le retour des observations de ses soldats.
Négatif, mon commandant, signala le sergent Fletch.
C'est vide ?
Ces chiens d'hérétiques se sont enfuis plus vite que nous le pensions. Et j'ai une seconde mauvaise nouvelle.
Flinn hocha la tête, par habitude. Le sous-officier poursuivit.
Ils ont abandonnés du matériel de détection. Une simple caméra sans focale, juste assez efficace pour opérer dans un rayon de trente mètres. C'est sans doute cela qui leur a permis ...
Je ne vous engage pas dans mon unité pour réfléchir, aboya fermement Flinn. Nous tenterons de chercher la cause de tout ceci plus tard. Tout ce que je vois sergent, c'est que nos cibles ont eu le temps d'anticiper notre arrivée. Et cela leur a sauvé la mise.
Je vous présente mes excuses ...
Gardez-les, Fletch.
Dans son oreillette, Flinn put percevoir le malaise silencieux de son subalterne.
Fouillez encore le cabanon. Des fois que vous trouveriez autre chose.
A vos ordres, mon commandant.
Flinn décida, après avoir coupé la communication radio, de s'avancer davantage. Quelques foulées le séparaient de ses hommes, il ralentit le rythme jusqu'à en devenir ridicule. Un pas, une pause. Un autre pas, une seconde pause. "Ne les froisse pas, ils vont déjà devoir accuser la défaite de la fuite des hérétiques", songea-t-il, avant de grimacer.
Saleté de planète, grogna-t-il, en relevant son pied droit en constant qu'il avait marché dans un végétal gras, spongieux et malodorant. D'un geste habile, il décrotta la semelle. Son armure luisait dans les quelques rayons de soleil qui s'échouaient sur ses épaulières. Il en aurait ricané d'agacement. La météo capricieuse l'avait forcé à supporter la pluie continue, chaude et étouffante de la bande équatoriale de ce monde à peine civilisé. Et son armure, habituellement lustrée et impeccablement tenue, s'était retrouvée couverte de boue et d'autres substances qu'il n'avait pas réussi à identifier. Son mentor s'il avait été à ses côtés l'aurait tancé pour son manque de considération envers cet équipement. "Ils t'ont donné le plus beau des écrins, et tu prends un malin plaisir à le salir". Deux décennies que le métal ceignait son corps massif sans jamais faillir à sa tâche. Elle avait tenu son rôle, l'avait protégé de bon nombre de dangers, et Flinn pouvait même s'enorgueillir grâce à toute la technologie qu'elle abritait en plus de sa propre personne d'avoir la puissance de feu d'un confédéré mécanisé en bonne et due forme. La voir maculée lui était difficilement supportable.
Il finit par se planter face à la porte d'entrée. Une fumée blanchâtre s'élevait de l'embrasure, devant laquelle deux adjudants, un major et un sergent se tenaient.
Au rapport, lança Flinn.
Les quatre mâles se mirent au garde-à-vous.
Pas de protocole ici.
Mais, mon commandant ...
Pas de protocole ici, Hrvot, répéta Flinn en détachant chaque syllabe avec soin. Je veux des soldats pas des marionnettes de parades. Alors dîtes moi plutôt ce qu'il en est.
Hé bien ... Pour le moment, à part la caméra...
A nouveau, le commandant hocha la tête.
Je vois. Rien, au final.
C'est à peu près cela ... Mon commandant.
La prochaine fois, j'aimerais que vous vous assuriez par vous-même des résultats, major Hrvot.
Flinn lui tourna les talons et s'engagea dans la construction. La pénombre qui y régnait ne permettait pas de distinguer grand-chose. Un mobilier rudimentaire trônait au milieu de la première pièce. Une table, six chaises, un matériel de cuisine renversé, quelques bidons d'eau potables et suffisamment de rations alimentaires pour tenir un mois. La cohue des soldats qui exploraient la faible surface l'agaça, et il se décida à explorer l'étage. La mince échelle qui conduisait au premier niveau grinça sinistrement lorsqu'il s'engagea dessus, mais tint bon. Avec un soin frisant le ridicule, il poursuivit son exploration, mais dû se résigner rapidement face au manque de résultat. "Hrvot avait raison. Quel crétin" pensa-t-il. Quelques hamacs pendaient entre les murs, se disputant l'espace avec un réseau de câblages électriques s'échoua sur une table déserte. Pas de terminal com. Cela intrigua Flinn. Il posa une main enfermée dans un énorme gantelet d'acier, et suivit le tracé sinueux des torsadons de plastiques. Étrangement, ils s'échouaient dans un des murs, et se prolongeaient vers l'extérieur en se balançant dans le vide jusqu'à un monticule recouvert de mousse. D'un pas souple, il regagna le rez-de-chaussée, et se retrouva nez à nez avec le soldat Litj.
Vous, déclara-t-il en se penchant à son oreille. Vous m'accompagnez.
Mais, mon commandant...
Ils sont trop nombreux ici. Ils ne remarqueront même pas votre absence. Et c'est un ordre.
La jeune recrue ne broncha pas, et suivit son supérieur dans la jungle.
Pour la première fois, Litj se retrouvait seul face au commandant. Il ne put s'empêcher de le dévisager, à la fois curieux et mal à l'aise. L'officier mesurait plus de deux mètres cinquante, pesait dans les deux cent cinquante kilos, tout en muscle et en angles secs. Il n'était pas aussi balourd que la plupart des mâles de leur espèce communes, et affichait cet air rogue, presque insolent, un sourire en coin perpétuellement suspendu à ses babines. Mais plus que l'aspect physique du commandant, c'était son caractère qui en avait fait sa réputation dans toute la Confédération. Une aura mystérieuse et héroïque se dressait sur les épaules de l'ancien apprenti de Gregor Mac Mordan. Litj en aurait frissonné tant l'être qui le précédait sur le sentier bourbeux éclatait de prestance.
Flinn, fils cadet du gouverneur Inuë en fonction sur le monde d'Alioth, avait -disait-on une réputation de véritable diable auprès des rebelles et des hérétiques qu'il combattait. Les membres de la Confrérie le décrivaient comme un saint. Les Inquisiteurs, comme un dévot. Mais pour Litj, il n'était qu'un officier malin et retors, qui ne faisait que peu de cas de ses propres émotions. Litj le voyait presque comme une machine de guerre, forgée et façonnée par celle-ci pour la servir. Une sorte d'idéal à atteindre, et dont il fallait boire toutes les paroles, tous les actes. Litj se remplissait littéralement de ce que disait son modèle. Il lui semblait que le commandant était porté par une sagesse peu commune, dont il ne savait pas de quoi elle était le résultat. Son éducation auprès de Gregor Mac Mordan ? Le statut particulier que lui octroyait sa position, à la confluence du monde des Naneyë et des Hommes ? Litj préférait ignorer pour un temps ces questions. Pour le moment, le commandant sollicitait sa présence, il ne devait pas l'oublier.
Litj, approchez ...
Le soldat n'avait pas remarqué tout de suite que son supérieur s'était arrêté. Le chemin s'effaçait dans la mousse d'une paroi inclinée, et se transformant en une falaise sinueuse quelques mètres au-dessus d'eux.
Un problème, mon commandant ?
L'officier porta sa main droite vers son visage, et se gratta distraitement le menton.
Vous avez vu ces câbles ?
Quels câbles ?
L'il de Flinn qui n'était pas dissimulé par un aug' se leva au ciel.
Soldats, observez votre environnement... Je croyais que vous étiez un élément plus fin que vos congénères.
Litj se garda bien d'ajouter quoique ce soit. Visiblement, le commandant lui faisait confiance, à titre personnel. Il n'avait pas un comportement habituel. Litj rêvassait, mais cela ne le mettait pas en colère. Litj découvrait que le commandant semblait capable de plus de patience qu'il ne l'aurait cru.
Je les vois, à dix heures, mon commandant.
L'officier hocha la tête.
Bien... Vous avez remarqué leur provenance ?
Le cabanon ... J'ai vu des câbles de même couleur dans la pièce du bas.
Et votre avis là-dessus ?
Du câblage de grosse puissance. Mais nous n'avons retrouvé aucun objet qui nécessiterait une telle alimentation...
Exact. De cela, on peut en déduire deux choses. La première, c'est que nos sympathiques fuyards aiment utiliser du matériel industriel sans aucune finalité. Pour la beauté du geste dirais-je. Et la seconde ...
Un photo-canon, mon commandant, coupa d'une voix atone Litj. Un photo-canon ou bien une très grosse unité informatique. Un serveur quantique à cur instable, ou quelque chose dans le même genre ...
Vous êtes vifs, Litj. Je crois que je ne me suis pas trop trompé à votre égard.
C'est trop d'honneur, balbutia le soldat.
Les honneurs attendront, trancha le commandant Flinn.
Il reprit la marche au pied de la pente, et suivant les câbles du coin de l'il, finit par trouver l'entrée de ce qui semblait être une grotte. Une humidité poisseuse s'en dégageait, l'officier grimaça.
Lumière, soldat ?
Lintéressé s'empressa de sortir de son armure une torche intégrée qui éclaira les méplats, les angles et les trous de la cavité où il venait de pénétrer. Une odeur de soufre lui brûla les narines.
Une puanteur, murmura-t-il. Comment est-ce que ...
Des gaz peut-être. La région est géologiquement active. Il peut très bien s'agir d'un volcan en dormance ou que sais-je encore... Soyez vigilants.
Sur ces mots, le commandant rabattit son casque. Litj en fit de même. Dans un silence de cathédrales, ils marchèrent pendant un temps qui parut interminable au soldat. Lorsqu'une lueur apparut au fond du boyau, il aurait juré qu'ils avaient quittés la jungle depuis des heures.
Lancez une analyse thermique, suggéra le commandant d'une voix métallique. Litj reconnut le micro de sous-vocalisation. Il n'en comprenait pas encore très bien le fonctionnement, mais il parvenait à l'utiliser.
Analyse lancée, mon commandant.
Parfait, soldat. Informez-moi des résultats dès que vous les aurez.
Le commandant poursuivit sa marche. Litj ne comprit pas immédiatement ce qu'il tentait de faire.
Mon commandant, que ...
Vous restez ici. J'avance un peu plus loin.
Mais, mon commandant, les protocoles militaires standards déconseillent de ...
Serait-ce de l'insubordination, soldat ?
Si Litj avait eu une peau semblable à celle des Hommes, il en aurait blêmit.
Non, bien sûr que non mon commandant, jamais je ne me permettrai un tel affront...
Je préfère ça.
Le ton sec convainquit Litj de se taire. Le silence se fit plus pesant à mesure que le commandant s'éloignait. La clarté de sa torche découpait des formes fantaisistes sur les parois de la grotte. Là où il était Litj, certains couloirs souterrains avaient le même aspect dentelé, la même masse, et dégageaient le même sentiment de mystère. Une vague nostalgie étreignit le soldat. Alioth lui manquait parfois, quand ces petits rien découverts aux hasards de ses pas convoquaient en lui des souvenirs lointains, des promesses d'enfants enfouies dans les sables de son passé. La radio grésilla. Le signal très mauvais incita le soldat à modifier la fréquence préétabli. Au bout de quelques secondes, l'écho froid et métallique de la voix du commandant crachotait ses notes dans ses oreilles comme un parfum glacé et solitaire.
... réception très mauvaise, Litj. Me recevez-vous ? A vous.
J'ai basculé sur un canal auxiliaire de secours, mon commandant. Réception en qualité standard. A vous.
Il y eut l'ombre d'un rire dans le ton de la voix de Flinn. Litj le devinait heureux, cela le réconforta.
Soldat, vous avez bien de la chance de m'avoir accompagné. Je suis tombé sur un véritable trésor. A vous.
Un trésor mon commandant ? Vous avez retrouvé quelque chose d'intéressant ? Une source d'énergie digne de ce nom ? A vous.
Vous allez me rejoindre, Litj. J'ai laissé une trace virtuelle de mon passage. Vous n'aurez qu'à régler votre aug' sur ma fréquence habituelle.
Je vous rejoins tout de suite. Terminé.
Terminé.
Un trésor ? La curiosité du soldat s'aiguisa d'autant que le commandant était resté très obscure sur la nature de ce qu'il avait découvert. Il eut beau chercher, il ne parvint pas à trouver ce qui pouvait ravir à un tel point l'officier. Au cours de sa carrière, il avait déjà du croiser bon nombre d'objets insolites, peut-être même de véritables reliques des temps pré-confédérés. Des objets de hautes valeurs pécuniaires mais sans aucun intérêt techniques ... Et la planète où ils se trouvaient actuellement n'était pas colonisé depuis plus d'une décennie. Aucun artefact ancien, aucune relique... "C'est étrange" songea Litj. Il pressa davantage le pas. La trace virtuelle du passage du commandant Flinn se matérialisait sur son champ visuel par l'intermédiaire de son aug', dessinant un vague trait aux couleurs éclatantes. On lui avait remis le précieux objet en forme de grosse lentille entourée de divers composants métalliques lors de son arrivée au sein de la Confédération, voilà plusieurs années. Il attachait beaucoup d'importance à ce maigre objet. Tous les militaires qui n'étaient pas eux même des cyborgs en possédaient uns. Certains allaient même jusqu'à dire que tout le génie de la Confédération et de ses serviteurs résidait dans cet ordinateur embarqué. Litj n'avait pas compris la subtilité de la remarque jusqu'à ce que vivre sans cet aug' lui devienne proprement impossible. Et sans cet aug', dans la situation où il évoluait ... Il ne préférait même pas y penser.
Je vous ai en visuel, Litj.
Il sursauta. Il ne discernait aucune lumière.
Mon commandant ?
Passez en infrarouge et coupez moi cette foutue torche. Elle ne servira à rien ici.
Le soldat sexécuta. Les formes de la caverne changèrent. Son il droit, livré à l'obscurité, ne discernait plus grand chose. Mais son il gauche, collé à l'optique de l'aug', distinguait une foule de détails. Les lignes de la cavité se contorsionnaient en de savantes striures. La terre avait été creusée à cet endroit. Et toutes les lignes semblaient converger vers un seul point de fuite, auprès duquel se tenait le commandant Flinn. A moins d'un mètre de l'officier, un cube d'une vingtaine de centimètre de section lévitait et tourbillonnant paresseusement. Il se dégageait une faible chaleur de l'objet.
Un travail d'orfèvre, murmura Flinn.
Litj s'approcha avec précaution.
Vous savez ce que c'est ?
Je ne pensais pas en voir un dans son environnement d'origine ... Un cube alien ...
Un cube alien ?
Personne n'aurait pu distinguer Litj, mais son visage affichait une moue étrange. Il hésitait entre le dédain et la curiosité.
On a déjà ramassé une dizaine de ces artefacts sur divers monde. Ils n'ont aucune origine humaine connue. C'est un dossier assez confidentiel, vu que personne ne comprend ce que sont ces cubes ni à quoi ils pourraient nous être utiles.
Il faudra le ramener ?
Très certainement. Et je ne comprends pas pourquoi les rebelles ne l'ont pas emporté... Peut-être ne l'ont-ils pas vu ? Les câbles bifurquaient vers la gauche peu après la position où vous vous teniez, Litj. Vous avez remarqué ?
Eh bien, mon commandant, je n'ai fait qu'écouter vos consignes, et je n'ai pas spécialement prêté attention à ...
Je ne vous ai pas demandé si vous aviez exploré l'autre couloir, Litj.
Lintéressé ne répondit pas.
Nous balisons l'emplacement, une équipe s'occupera de récupérer l'artefact. Nous n'avons pas le matériel nécessaire avec nous.
Et les major cybernaticus ?
Même eux ne pourraient pas.
Litj réprima un frisson. Il vouait un grand respect à ces hommes qui semblaient plus proches de leurs machines que des hommes de la compagnie. Ils vivaient entre eux, ne parlaient presque jamais, mais leur savoir était essentiel au bon fonctionnement de la technologie que convoyait les militaires avec eux. Il était d'usage d'affirmer que les cybernautes avaient réponses à toutes les problématiques techniques, et que si eux ne trouvaient pas de solutions, c'était qu'il n'en existait pas.
Le commandant s'affaira quelques minutes autour du cube. Il dépose trois petites balaises de positionnement en forme de tétraèdres, qui bourdonnèrent en s'activant. Litj effectua les branchements et synchronisa l'ensemble sur la fréquence adéquat. Même ici sous terre, le croiseur qui orbitait autour de la planète détecterait le chant des ondes caractéristiques d'une balise signalée pour un cube. Et les officiers à son bord s'occuperaient du nécessaire pour envoyer le cube vers la Terre.
Un problème qui ne nous concerne plus, s'amusa Flinn.
Et que faisons-nous à présent ?
Le couloir, Litj ... Il faut savoir ce qui alimente ces maudits câblages.
Le commandant conseilla à son subalterne de rallumer la torche. Lui-même avait activé les senseurs infrarouges dissimulés dans son armure, et ne distinguait pas de forme de vie digne de ce nom. Le couloir courrait sur une centaine de mètre, morne et rectiligne. Flinn ne comprenait pas lintérêt d'une telle construction si loin dans le sol. Et pourquoi diable les rebelles avaient-ils construits un cabanon en pleine forte plutôt que de se réfugier ici ? Ça n'avait aucun sens... Ils auraient pu survivre des semaines dans ces boyaux sans être repérés, pour peu qu'ils n'aient pas abusé de sources d'émissions de chaleurs trop puissantes. Mais lorsqu'il arriva au bout de la longue rectitude des murs, et qu'un coude envoya son chemin vers une pièce carrée d'où provenait de sinistres complaintes, Flinn comprit que les rebelles n'étaient pas aussi désorganisés qu'il n'y paraissait.
2.
Le générateur était là. Un fut cylindrique haut de deux mètres qui laissait s'échapper une multitude de câbles, et dont un certain nombre semblaient sectionnés. Une tiédeur embrumée d'une odeur d'ozone réchauffait la pièce. Et dans un des coins opposé au seul accès, une ridicule paillasse portait la dépouille gémissante d'un homme affreusement mutilé.
Par le Seigneur Mécanique, murmura Flinn.
Litj serra les dents. Il avait déjà vu des cadavres dans des états effroyables, mais ils ne lui avaient jamais causé autant d'effroi à la vue. Comme si leur propre mort les rendaient plus présentables, plus acceptables. L'humain blessé qui se tenait devant lui se tordait de douleur. Une plaie suppurante barré la moitié de son visage. Un bras et une jambe avait disparu. Presque nu, on pouvait distinguer qu'une gangrène dévorait peu à peu son épaule gauche, tandis qu'une fine rosée de sueur perlait sur toute sa peau.
Ils l'ont laissé agoniser... C'est une mort atroce... Litj, faite venir un cybernaute dans les plus brefs délais. Je ne sais pas si nous pourrons le sauver, mais il faut essayer.
Pourquoi, mon commandant ?
Flinn pointa un minuscule implant dissimulé à la base de la gorge du blessé.
On ne trouve ce genre de matériel que dans la noblesse de la Confédération. Et étant donné qu'il n'y avait pas d'aristocrates sur ce monde au moment de la révolte ... Peut-être un officier capturé. Cela expliquerait pourquoi ils ne l'ont pas achevés ... Les chiens d'hérétiques.
Litj n'osait plus bouger. Il dévisageait Flinn, qui s'était figé dans une attitude fermée, le regard noir.
Mon commandant ... Je m'occupe de faire venir ... Les secours.
Il fit le nécessaire pour établir un contact radio, mais n'obtint pour réponse qu'une soupe sonore en bruit blanc.
La liaison est impossible mon commandant ...
Flinn soupira.
Redirige-toi vers la surface. Mais revient dès que tu auras signalé notre position. Et tant que tu y es, préviens le reste de l'unité.
Bien, mon commandant.
Flinn entendit le pas lourd et brut de son soldat s'éloigner. La caverne redevint un antre humide et aussi sombre que la nuit. Seules quelques diodes clignotant sur le générateur donnaient une faible lueur, qui jouait étrangement sur la carapace d'acier de l'armure de Flinn. Il restait penché sur le blessé, et tenta vainement d'établir le contact avec lui, sans succès. Lorsqu'il lança un appel d'identification par onde courte, il parvint cependant à établir son identité. Un jeune engagé de vingt-sept ans répondant au nom de Guilhem de Choire, promu au grade d'adjudant, et fils du général Alfred de Choire, élevé au grade de baron par lettre patente du Très Saint Magister. "Un aristocrate à qui ils auront fait payer leurs frustrations" songea Flinn. Il avait tout intérêt à le sauver s'il voulait jouir du prestige de la mission. Cyniquement, le cas de ce triste sire pourrait presque justifier la situation dans laquelle il s'empêtrait. Les rebelles se trouvaient être en position de force par leur fuite, et ils auraient presque pû attirer le respect du commandant s'ils n'avaient pas massacré un jeune nobliau servant dans les armées. Sans grande conviction, Flinn retenta de lancer un semblant de contact par le biais de la procédure d'identification standard. Il n'espérait pas grand-chose, mais peut-être que si le jeune adjudant ne sombrait pas totalement dans la folie ou l'inconscience ... Curieusement, la réponse en retour automatique s'avéra positive. Flinn songea à la merveille de cette technologie confédéré : sans avoir besoin de parler, deux individus pour peu qu'ils possèdent les implants cérébraux adéquats pouvaient échanger des informations avec une efficacité redoutable, sans le filtre déformant des émotions. Mais ce que Flinn perçut en lançant une salutation protocolaire dépassa son entendement.
Guilhem se sentit violé. Mentalement. Une paire de main sans délicatesse était rentré dans sa boite crânienne et avait soigneusement écrasé chaque circonvolution de son cerveau en une pulpe juteuse. Il voulut crier, mais ne parvient qu'à rendre son supplice plus douloureux. Les mains s'acharnèrent davantage, mais la douleur semblait satténuer. Il ne ressentait plus qu'une vague forme de chaleur, et la frénésie de cette intrusion sembla prendre du sens. Il sentait une voix se glisser en lui. Il ne comprenait absolument aucun des mots qui résonnaient en lui, mais il avait la certitude que son bourreau lui parlait. Mais cette conversation n'avait qu'un seul sens possible. Guilhem laissa le temps filer, et l'étranger alla, puis reflua, puis revint et repartit. Il tentait de lui demander de s'en aller pour de bon. Il crut devenir fou lorsqu'il perçut la saveur âcre et grasse d'une langue qu'il n'avait jamais entendu. Cela n'était pas humain. Il perdit à nouveau la course du temps, flotta une éternité dans les limbes, et revint vers l'étranger. Une lueur apparut, et il trouva un point pour se retenir et rester dans cette étrange réalité. Il comprit qu'il ne rêvait pas, mais que la voix s'écoulait en lui. Cela ressemblait à ce que les implants de communications lui permettaient de faire, mais les mots n'avaient pas la même consistance, la même couleur. Cette fois-ci, cela le touchait à un niveau beaucoup plus profond.
La voix ne se montrait plus menaçante. L'étranger semblait être là pour l'aider. Douloureusement, il reprit la mesure de sa situation, quelques bribes d'image envahirent son esprit et troublèrent le calme que l'étranger et sa voix avaient instillé en lui. Il se savait blessé.
Je suis venu en paix.
Ce n'était pas ce qu'il entendit, mais bien ce que comprit Guilhem. Une sensation étrange. Le sens se passait des mots, des images. Un langage qui lui semblait à la fois familier et nouveau.
Je ne veux plus souffrir.
Contre sa volonté, son corps s'exprima en premier. Il ne pouvait que constater, impuissant, les événements senchaîner.
Je trouverais le moyen de t'aider. Les secours viendront. Tu pourras guérir.
Allez -vous en.
Guilhem se serait maudit d'avoir eu une telle pensée. Mais il était las, tellement fatigué, et il ne comprenait rien de cette étrange expérience. Il pensa qu'il délirait. La voix répondit, comme un écho dans la nuit.
Je resterai avec toi jusqu'à ce que tout aille bien.
L'expérience le troublait bien plus qu'il ne voulait l'admettre. La toile rigide et glacée de la réalité se délitait en longue traînées de tissu, et comme un naufragé en perdition, Guilhem tentait d'agripper tout ce qui se présentait sous sa main. Tout semblait exister par cette voix étrange et profonde, tout ce qui pouvait être sa perdition comme son sauvetage.
Un réflexe venu du fond de son être surgit, couteau armant un poing dressé vers le ciel. Une longue coupure fendit la trame de ce mystère. Guilhem perçut la voix s'éloigner, tandis que les ténèbres de la folie se pressait au-dessus de lui.
Flinn resta interdit. Il n'avait plus connue cette expérience depuis tant d'années. Plus troublant encore, comment un humain, un être aussi simple, chétif et mourant de surcroît, pouvait réveiller en lui cette sensation si particulière ? Hhrodat' disaient les légendes, pour évoquer cette expérience de deux conscience en contact si rapprochés, affranchis de la contingence des lois physiques. Télépathie, pour les humains, particulièrement inaptes à ce type de pratique. Et lui-même, talent latent de ce hhrodat' lointain, qui allait de pair avec l'histoire si héroïque et si tragique qui avait mené le peuple Naneyë à l'état de régression que Flinn lui connaissait si bien.
Vous l'avez sentit ?
Litj répondit par le biais de sa radio, surpris.
Sentit quoi, mon commandant ?
Le mourant, reprit Flinn. Il a fait ... quelque chose d'assez exceptionnel.
Flinn se maudit de manquer de clarté à ce point. Ça ne ressemblait pas à un hhrodat, mais s'en était un, authentique, véritable. Le soldat Naneyë avait senti l'esprit de son frère humain, et sans qu'un traître mot ne soit échangé, ils avaient communiqué de la façon la plus fidèle possible. Flinn avait vu la douleur, la folie, l'égarement de l'esprit du garçon. Il avait perçu un gouffre sombre, un abyme sans fin où il menaçait de tomber lui-même. Tout au fond, pierre incandescentes, se lovaient les souvenirs du blessé. "De la douleur à n'en plus finir" songea l'officier. Il avait pleinement conscience que le jeune homme dont la dépouille en sueur se crispait à ses pieds n'était pas un être commun. Et que plus que son don, c'était ce passé si noir et si mortifiant qui en faisait une véritable aubaine pour sa situation.
Flinn retint un sourire carnassier. Pour peu qu'il sauve cet aristocrate, il serait couvert de gloire.
C'est un véritable petit miracle, commandant.
Flinn hocha la tête. Le cybernaute se concentrait sur la liste de diagnostic qu'il avait pu tirer des observations de son patient. De temps à autre, il pianotait sur une un appareil dont Flinn n'arrivait pas à déterminer la fonction. Sans qu'il ne sache vraiment pourquoi, il se demanda ce qu'éprouvait le cybernaute face à l'un de ses semblables. En officiant au sein de la Confrérie des Externes, il ne côtoyait habituellement que des Naneyë. Et pour bon nombre d'entre eux, les rares cybernautes humains appartenant à cette branche militaire atypique de la Confédération représentaient la plus grande majorité de leurs contacts avec des humains. Étrangement, personne ne se plaignait de cette particularité. Les cybernautes se montraient bien souvent laconiques, tout comme les soldats alien. Ils n'aimaient pas s'épandre sur des sujets dont personne ne semblait saisir l'importance profonde. De la même façon, ils ignoraient avec la plus grande politesse le désir ardent qui habitait chaque Naneyë de monter au combat pour prouver leur bravoure. Aussi, pour Flinn, la tirade que constituait l'intervention du cybernaute ne pouvait que l'inciter à prendre au pied de la lettre ce qu'il tentait de signifier : Guilhem de Choire était un véritable miraculé.
Nous pourrons le remettre sur pied rapidement. Nous avons ce qu'il faut pour un humain de corpulence moyenne.
Et votre avis là-dessus, major ?
Le cybernaute soupira. Son attention se perdit dans un regard embrumé de fatigue. Un regard double, celui d'un homme et d'un cyborg, dont le corps ressemblait avec une ressemblance frappante à celui de l'aristocrate, une fois qu'il aurait été opéré. Mais le cybernaute n'avait que peu dintérêt dans ce genre de considération esthétique. Il voyait parfaitement vers quel constat l'officier souhaitait l'embarquer, et cette perspective le gênait un peu.
Commandant Flinn, nous savons tous les deux qu'il n'aurait pas dû survivre.
C'est bien ce que je pensais, commenta l'officier. Des blessures trop graves, des infections, une gangrène...
Et puis son état délirant. Sa déshydratation.
"Sans parler de sa capacité psychique. Hhrodat ou télépathie, peu importe, je l'ai senti. Il n'a rien de normal. Et à part son aspect physique ...". Flinn doutait que le cybernaute accorde du crédit à ses allégations, ainsi qu'à l'étrange expérience dont il avait été partie prenante. Pour l'immense majorité du corps scientifique, tout cela relevait du mythe. LHomme n'avait aucune capacité à projeter ses pensées hors de son corps, et plus particulièrement de son cerveau. Prétendre le contraire passait pour une stupidité, voire une hérésie. Mais Flinn n'avait pas rêvé ... Tout comme il se savait fidèle au Dieu-Machine. L'étrangeté de sa situation souleva quelques considérations spirituelles qu'il décida de résoudre plus tard.
Que préconisez-vous, major ?
La question était purement formelle. La caste des cybernautes, qui détenaient le monopole du soin médical hors de la Terre, se bornait à la doctrine cybernétique. Les améliorations et les guérisons du corps humain endommagé ne pouvaient passer que par la pose d'implant robotique, mécanique et cybernétique. Aucune chirurgie reconstructrice ni présence de génie génétique. Ces domaines restaient pour l'un du domaine de l'Histoire, et pour l'autre d'obscures théories qui noircissaient des pages et des pages dencyclopédie, ou bien qui occupaient quelques cybernautes uvrant dans d'antiques laboratoires, attendant pieusement des résultats.
Nous remplacerons ce qu'il a perdu, commandant. Le bras, la jambe ... Hélas ou tant mieux, nous ne nous arrêterons pas là : Ses deux yeux sont atteints d'un glaucome aigu. Il est sûrement aveugle depuis quelques jours. Sans parler des organes abdominaux, des hématomes diffus au niveau du cerveau...
Combien d'heures ?
Le cybernaute haussa les épaules, huit, peut-être dix. Cela ne posera pas de problèmes.
Je veux qu'il soit sur pied le plus rapidement possible, major.
J'y comptais bien, répondit lintéressé en souriant. J'ai cru comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un ... individu de basse extraction. Et que pour cette raison ... Il aura sans doute envie de prendre part à cette chasse. Par esprit de revanche.
Flinn hocha à nouveau la tête. Le cybernaute leva les yeux au ciel.
Et arrêtez avec ce tic, commandant ! Cela en énerve plus d'un de vos hommes ...
Qu'ils sénervent contre la bonne personne. Quant à vous, faites-moi prévenir quand tout sera prêt. Il est hors de question de laisser un homme de la valeur de notre blessé seul pour son retour parmi les siens.
L'officier salua avec raideur son technicien, et ils se séparèrent sans ajouter un mot.
Une heure suffit à rapatrier le jeune adjudant à bord de l'Ankara. Le croiseur gardait une orbite géostationnaire au-dessus de la région mutinée, en prévision des urgences éventuelles. Flinn avait également pris la navette de liaison, et alors que le corps mutilé du baronnet de Choire gisait entre les mains expertes des cybernautes, lui s'était retranché dans ses quartiers. La cabine qu'il occupait ne comportait qu'une couchette, le nécessaire de rangement réglementaire, un point d'eau et un bureau avec un terminal com personnel, mais cet équipement passait pour luxueux auprès de ses hommes. Flinn ne voyait dans cette pratique qu'une façon de maintenir une pompe à même de perpétuer des traditions séculaires aux seins des fonctions militaire. Une façon détourné d'affirmer l'ordre existant, ainsi que de maintenir une autorité qui se passait de mots, et qu'il trouvait parfaitement ridicule. Il se devait pourtant de répondre à ce genre d'obligation. "Après tout, que diraient-ils si celui qu'ils considéraient comme un héros étaient exactement comme eux ?". Allongé sur son couchage, il songeait à cette mission, promesse d'une gloire bien plus complexe que prévue. Il aurait été heureux de se reposer sur des hommes plus expérimenté, d'accomplir simplement quelques protocoles militaires quils connaissaient à merveille. Il savait qu'il préférait agir seul, bien davantage que de commander des soldats qui auraient très bien pu se passer de compagnie. La Confrérie des Externes avait beau n'être composé en majorité que de Naneyë, elle jouissait d'une réputation de corps armé exemplaires, efficace voire redoutable. Gregor l'avait placé ici pour lui permettre de jouir de plus de prestige qu'une carrière en solitaire pouvait lui apporter. Mais Flinn se devait de constater qu'après trois missions bouclées et une quatrième en cours, le silence et la paix de l'esprit en étant seul face à ses seuls choix lui manquaient.
"Tout cela n'a aucun sens". Il ruminait à ce que cette journée lui avait offert. Le cas de Guilhem de Choire était en passe d'être tranché. Sauvé, le jeune homme se montrerait sans doute reconnaissant. "Mais un certain nombre de certitudes se fissurent...". Il n'y aurait pas mis sa main à couper. Flinn comprenait cependant la nécessité de le conserver dans son giron pour apprendre ce qu'était le don qu'il avait percé à jour, tout comme la cause d'un tel prodige. Technologie ? Mutations génétiques ? D'autres causes plus obscures, de vieilles croyances de magies, se cachaient-elles profondément sous la réalité de ses perceptions ? Flinn était certain de n'avoir pas fantasmé cette expérience. Il l'avait vécu trop intensément pour qu'elle ne soit que le produit de son esprit. Aussi certain que le cube qu'il avait découvert était identique à tous ceux retrouvé sur divers monde.
Cette simple idée le réconfortait. Trouver un tel artefact était synonyme de gloire et de décorations. L'un des derniers objets de cette nature découvert par un simple soldat lui avait valu une mécanisation sur le champ et une monté en grade quasi stratosphérique. Flinn se trouvait en situation de demander à peu près tout et n'importe quoi à Gregor. Et ce dernier savait se montrer généreux quand il le fallait ... Il lui faudrait réfléchir sérieusement à ce qu'il espérait tirer comme récompense de ce cube. Être un officier de plus haut rang lui octroierait plus de pouvoir, mais moins d'indépendance. Il devrait composer avec des subalternes souvent exigeant et plus sûrement issu d'une aristocratie peu malléable. Jouer aux intrigues de cour sans y être convié n'était sans doute pas la meilleure des options. Même s'il choisissait d'aller retourner vivre sur son monde natal, Flinn ne pourrait pas espérer un sort plus tranquille. En tant que fils cadet du chef de meute, il n'obtiendrait aucun rôle d'ampleur à même de satisfaire son envie de pouvoir et d'influence. Et doucement, encroûté dans de confortables habitudes tenues loin de champs de batailles, son prestige deviendrait la relique d'un passe qu'il ne lui serait guère utile. "Rien n'est simple", pensa-t-il en se relevant. Il jeta un il à son armure, songea qu'il lui faudrait également consulter un cybernaute pour les vérifications d'usage. Tandis qu'il revêtait une longue cape noire dont les épaulettes étaient cousues des fils de son grade de commandant, on frappa à la porte. D'un ton maussade, il invita son visiteur à entrer.
Le cybernaute vous fait demander, mon commandant.
Le soldat nota le tic de l'officier, mais n'en fit montre.
Bien, répondit Flinn. Prévenez de mon arrivée.
Très bien, mon commandant.
Il laissait ses questions derrière lui. Durant le trajet qu'il le conduisit auprès du bloc médical, il s'amusa de ce que le cybernaute lui avait dit à propos de la durée de l'intervention pour sauver le jeune. "Il ment mal, et je n'ai même pas fait attention. Je devrais peut-être prendre quelques semaines de congés ?". Il s'amusa de sa propre ironie.
3.
Une odeur âpre de désinfectant emplit les narines de l'officier lorsqu'il pénétra dans la chambre. Il s'étonna de retrouver la même ambiance olfactive dans tous les lieux de soin que les Hommes avaient construits, sur Terre ou dans l'espace. La même froideur, la même sobriété, le même sentiment de vide se déclinait dans des endroits tous différents. Comme des écrins mettant en valeur les malades, les hôpitaux et les infirmeries rutilaient par leur simplicité.
Détournant les yeux de cette fade mise en scène, Flinn se concentra sur l'objet de sa visite. Assis dans son lit, le blessé qu'il avait recueilli semblait patienter, sans hâte. Avec une certaine cruauté, le Naneyë songea que Guilhem de Choire avant cet incident ne devait pas répondre aux canons de la beauté qui avaient cours dans la plupart des grandes cités confédéré. Non qu'il fut affreusement laid ou difforme, mais davantage du fait qu'il émanait de sa personne une forme d'harmonie brisé, de construction inachevée. Le ton sanglant et flamboyant de sa chevelure courte jurait presque avec sa peau épaisse, où se dessinaient un réseau de ride précoce. Son nez brisé semblait trop gros sur une morphologie fine, presque androgyne. Sa bouche se tordit en un rictus désagréable, où l'ironie dégoulinait à grosses gouttes. Et le dernier il organique qu'avaient daigné lui laisser les cybernautes éclatait de malice et d'intelligence, le plissant en un trait épais où un vert sombre semblait luire dans la pénombre de la chambre médicale. Une odeur de sang planait dans la pièce, achevant de mettre Flinn mal à l'aise.
C'est un honneur que de rencontrer mon sauveur.
Flinn songea que le ton de sa voix sonnait faux. Qu'il maîtrisait trop parfaitement chaque syllabe, chaque intonation, et que cette maîtrise donnait à cette phrase d'apparence anodine une coloration pénible, culpabilisante. Avec une adresse qui dissimula sa gêne, le Naneyë répondit :
Je n'ai fait que mon travail, adjudant.
Et j'en admire le résultat, commandant Flinn.
La pique fit sursauter Flinn. Il ne savait plus sur quel pied danser.
Messire de Choire, je ne comprends pas ...
A d'autres, mon commandant. Parlons franchement.
Un soufflet n'eut pas été plus douloureux pour Flinn. La bonne humeur de surface faisait place à une haine vicieuse, profonde. Il comprit rapidement qu'il serait risqué de trop ou de trop peu parler avec l'individu qu'il avait en face.
Vous êtes en colère, adjudant. C'est légitime, après ce que vous avez dû traverser...
Qu'en savez-vous ? coupa froidement le jeune homme.
Effectivement, je n'en sais rien.
Et j'imagine que sauver un noble comme moi a tout d'une opération intéressante sur le plan du prestige et de la gloire militaire... Ne niez pas, mon commandant. Vous êtes connu comme tel. Un opportuniste à la recherche de la moindre occasion pour monter dans la hiérarchie, prendre du galon... Pour le moment, cela vous a plutôt bien réussi, c'est vrai...
Flinn serra les poings, mais resta lèvres closes. La provocation, évidente, n'était qu'une expression de la colère de la victime d'une vendetta stupide. Une vendetta qui lui avait coûté son corps et son honneur. Flinn, trop droit et trop évident, constituait une cible de choix pour cette colère. Résigné, l'officier acceptait cette tâche ingrate. Il avait vu le potentiel latent du jeune homme. Et la simple perspective d'une telle chance pour la Confédération méritait bien de souffrir un peu dans son ego.
Et si vous me racontiez cette histoire, adjudant ?
Un sourire carnassier anima les lèvres de Guilhem de Choire.
L'ours sort de sa tanière ? Mais vous avez raison, il est plus agréable d'être voyeur que victime. Beaucoup plus confortable...
J'entends que vous soyez malheureux de votre sort, adjudant. Mais entendez également que je suis votre supérieur hiérarchique direct. Et que par ce fait, je n'entends pas que vous dépassiez certaines limites.
Le ton de Flinn ne souffrait aucune contestation. Le jeune homme le dévisagea de longue seconde, soupira, détourna son regard à l'opposé de son supérieur.
C'est difficile, mon commandant. J'ai échoué dans ma mission.
Et quelle était cette mission ?
L'esprit de Guilhem se perdit en souvenir de dorures et de fêtes sans fin, d'une jeunesse insouciante à l'ombre de son général de père. Comme un coup de vent, l'école militaire, les premières missions à l'extérieure du système solaire, toutes plus ennuyeuses et convenues les unes que les autres. Jusqu'ici, sur Barnard Prime, jusqu'à ce que son sang ne se répande sous les coups répétés d'une machette. Mauvais endroit, mauvais moment pour Guilhem de Choire. L'émotion étreignait sa gorge. Il sentait que sa voix défaillirait. Mais étrangement, il sentait qu'il pouvait faire confiance à ce commandant. Un alien certes, mais comme si quelque chose passait entre eux, au-delà des mots. Un souvenir fugace s'approcha de la surface de sa conscience, mais replongea aussitôt dans les limbes de l'oubli. Ce quelque chose lui échappait. Guilhem soupira, puis se lança.
Je devais accompagner une équipe scientifique. Une mission sans risque, du travail d'entomologie à distance de toute colonie humaine.
Et les choses ne se sont pas passées comme prévue ...
C'est le moins que l'on puisse dire. Cela faisait environ trois semaines standards que nous étions arrivés sur la planète lorsque nous avions dû retourner vers la plus proche colonie, pour assurer le réapprovisionnement en aliments. Nous ignorions alors ce qui se passait sur la colonie capitale. Alors que nous passions la seconde nuit dans un hébergement gérée par les armées, nous avons été attaqués par des rebelles. Des hérétiques libertaires qui n'ont pas cherché à comprendre si nous étions armés, si nous représentions une véritable menace. Les scientifiques ont tenté de parlementer, ils ont gagné une balle en pleine tête chacun. Quant à moi ...
Sa voix s'éteignit.
Mon père, le général Alfred de Choire, s'était assuré qu'il n'y avait aucun risque. Il pensait me revoir quelques semaines plus tard... Cela a dû lui faire un choc d'apprendre que j'avais disparu.
Nous ferons le nécessaire pour le prévenir, promit Flinn. Mais je vous en prie, adjudant. Continuez votre récit.
Est-ce bien nécessaire ?
Vous tenez peut-être l'occasion de vous venger.
En êtes-vous certain, commandant ?
Si j'en apprenais plus sur vos ravisseurs, je suis sûr que nous pourrons les retrouver. Ils devront sortir de leur forêt à un moment où un autre. Et nous devons nous tenir prêt à agir.
Bien sûr ...
A nouveau, Guilhem marqua un temps de pause.
Il faisait nuit. Ils avaient des brouilleurs, je n'ai même pas pu lancer un semblant de SOS. Et plus tard, j'ai appris que les quelques forces militaires de la colonie avaient été massacrées. Je n'aurais rien pu faire... Il faisait nuit, ils m'ont mis un sac sur la tête, et ils se sont enfoncés dans la forêt. Je le sais car j'entendais les animaux et les bruits de la nuit, comme ceux qui entouraient le camp des scientifiques. Nous avons marché longtemps, très longtemps. Je n'ai pas réussi à savoir combien de temps, mais lorsqu'ils se sont arrêtés pour de bon, je me suis retrouvé dans une grotte. J'étais seul, il faisait presque froid. Ils m'ont laissé dépérir, avant de décider que je pouvais constituer une menace. Un des hommes, le chef je présume, m'a alors clairement dit que je ne repartirai pas vivant de Barnard Prime. Que je serais le prétexte de leur violence envers la Confédération pour tous les hommes morts dans leur lutte contre le Dieu-Machine.
Et ils ont commencé leurs sévices.
Un voile passa dans le seul il organique du jeune sous-officier.
Ils avaient des machettes. Légèrement courbes, pleines de rouilles. Ils n'ont pas attendu pour me dire que cela serait long, très long. Ils ont pris leur temps... Ils ont tranché, petit à petit. Les doigts, la main, le bras. Ils ne prenaient pas la peine de me soigner correctement. Tout ce qu'ils faisaient, c'était mettre un garrot pour ne pas que je me vide, pour que je puisse continuer à souffrir. J'ai souvent perdu conscience, je me réveillais lorsqu'ils reprenaient leur torture. Ils ont pris mon bras, ils ont pris ma jambe de la même façon. Mais cela ne leur suffisait pas. Ils riaient. Ils me crachaient dessus... Et puis quand je n'avais plus la force de crier, de pleurer ou de prier le Dieu-Machine d'abréger mes souffrances, l'un d'entre eux a pris une cuiller. Il m'a regardé longtemps, il a dit " tu n'auras plus l'occasion de voir grand-chose, alors regarde-moi bien, et dis à ton dieu menteur que ses serviteurs doivent cesser d'être aveugle".
Le jeune homme passa une main mécanique sur son il robotique. Il eut l'impression de caresser le mirage d'un miracle.
Ils m'ont laissé saigner, comme un porc. Ils m'ont apporté de l'eau et des rations, m'ont gavé de force. Ils m'ont répété que je ne mourrais pas, pas encore du moins. Petit à petit, je ne savais plus où se tenait la réalité. J'ai rêvé ma torture et vécu des jours heureux de mon enfance, des siècles remplaçant les secondes. J'avais l'impression parfois, d'entendre ces chiens d'hérétiques. Ils parlaient sans être là, leur voix résonnait contre les murs de la grotte. Ils parlaient de leur cabane, de l'avancée des Externes. Je compris que je délirais, que j'allais bientôt vivre la fin de mon agonie... Quand j'ai réellement repris conscience, il n'y avait plus de grotte. Juste ce lit, un cybernaute qui souriait à mes côtés.
Ils vous ont remis en état plus vite qu'ils ne l'imaginaient, adjudant. Presque moitié moins de temps que les protocoles standards.
Je m'en serais bien passé, commandant.
Avec une curiosité qu'il trouvait écurante, Guilhem scruta ses mains, retira le drap qui le couvrait, faisant jouer les articulations de ses jambes.
J'ai failli à ma mission, et on m'a récompensé. Cela n'a pas de sens, commandant. Je ne mérite aucun honneur, et me voilà promu à un rang qu'on réserve aux héros...
Regrettez-vous d'être toujours en vie, adjudant ?
Guilhem remit les draps sur ses jambes, et s'affala dans le lit.
Que dira mon père quand il apprendra que je suis toujours vivant ?
Je suis sûr qu'il sera très heureux...
Un sourire triste anima les lèvres du jeune homme.
Vous ne le connaissez pas, commandant. Je serais sa honte. Son fils qui n'a pas su suivre sa trace. Je n'ai pas son courage, ni sa bravoure.
Mais vous avez eu l'intelligence de rester vivant suffisamment longtemps là où personne n'aurait survécu. Cela ne vous trouble pas ?
Comment ça, commandant ?
Flinn, jusqu'alors debout, s'installa dans une chaise disposé au pied du lit.
Les cybernautes qui vous ont remis d'aplomb sont catégoriques. Personne, absolument personne, n'aurait pu survivre avec les blessures que vous aviez. Et vue l'ancienneté des plaies sur vos ... bras et votre jambe, il est probable que vous avez été torturé depuis au moins trois, peut-être quatre semaine.
Guilhem blêmit.
Mais, commandant Flinn, c'est totalement impossible.
Cela le serait pour quelqu'un à la condition physique normale.
Le sous-officier s'emporta d'un rire presque hystérique. Alors qu'il se calmait, il reprit.
Commandant, vous avez bien vu ma carrure avant que les cybernautes ne me ... réparent. J'étais maigre, sans endurance. J'avais une santé relativement précaire.
Des problèmes d'infections ?
Rarement, et jamais très longtemps. Mais ...
Des fractures ?
Un bras cassé à ladolescence. Les médecins s'étaient même étonne que ...
Une lueur passa dans son regard.
Attendez commandant. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Avec un père capable de vous prodiguer les meilleurs soins dès que vous en aviez besoin et peu de problèmes réels potentiellement mortels, cela ne m'étonne pas que cela n'ait été remarqué. Mais vu l'état dans lequel vous êtes arrivé à bord de l'Ankara... Les cybernautes ont procédés à une batterie de test et d'analyse en tout genre. Et devinez ce qu'ils ont trouvé ?
Je ne sais pas.
Des nanites présente dans votre sang.
Guilhem souleva un sourcil, comme blasé.
Et alors ? Mon père sert le Dieu-Machine, il était déjà un cyborg lorsque j'ai été conçu. C'est parfaitement normal qu'on en retrouve dans mon sang.
Vous rappelez vous des taux nominatifs ?
Quelque chose de l'ordre de cinq à dix millions par millilitres de sang.
Et devinez quel était votre taux ?
Je ne sais toujours pas, s'impatienta l'adjudant. Le double peut-être.
Dix mille fois la concentration habituelle.
Guilhem écarquilla son il.
Vous plaisantez ?
Absolument pas. Les tests ont été refait à vingt-trois reprises pour être exact. Les cybernautes sont restés béats face à cela. Ils en ont conclus que c'est cela qui vous a maintenu en vie aussi longtemps.
Les dosages que j'avais eu en étant enfant était normal ... C'est impossible.
Les nanites ont dû se créer à partir de vos réserves pour vous protéger. Vous avez dû commencer à en fabriquer en grand nombre dès que vous êtes arrivé sur Barnard Prime.
Cette réponse arracha un sourire à Guilhem. Il secoua la tête.
Tout cela n'a aucun sens...
Peut-être. Mais dans ce cas... Que pensez-vous des voix que vous entendiez dans la grotte ?
Des hallucinations liées à mon état de santé. Déshydratation, douleur, anémie. Les causes doivent se compter par dizaine.
Pourquoi ne pas imaginer que ce que vous avez entendu était bel et bien réel ?
Parce que cela serait impossible ! Voyons, commandant, vous êtes un Inquisiteur reconnu. Vous êtes le traitement de choix contre toutes les hérésies connues envers le Dieu-Machine. Et vous seriez en train de me dire que les voix que j'entendais existaient ?
Parfaitement.
C'est un blasphème !
Ne soyez pas stupide, reprit sèchement Flinn. Je ne m'avancerai pas dans de telles considérations si je n'avais pas de preuves solides.
Eh bien, surprenez-moi à nouveau.
La multiplication des nanites a eu un effet sur vos perceptions. Je ne saurais en expliquer les mécanismes, mais il semblerait que cette augmentation ait stimulé certaines zones de votre cerveau à même de développer une capacité de télépathie.
Conclusion commode.
Ce ne serait pas une conséquence si miraculeuse que ça... Car voyez-vous, adjudant, certaines espèces sont capable d'un tel "prodige".
Citez en ne serait-ce qu'une seule.
La mienne, adjudant.
A nouveau, Guilhem se fendit d'un sourire plein d'ironie.
Dans ce cas, jouons à un jeu. Dégrafez votre aug', fermez les yeux. Je vais imaginer un cube, d'une couleur bien précise. Nous verrons si vous êtes si capable que vous le dites.
Parfait.
Flinn retira son implant, vida son esprit. La colère et le doute qui émanait de Guilhem remplissait la pièce. Soudain, une autre sensation l'envahit. Un cube posé devant le jeune homme tournait lentement sur lui-même. Doucement, il se teintait d'une couleur violente, presque vivante.
Rouge, répondit Flinn.
Coup de chance, maugréa Guilhem. Recommençons.
Le même cérémoniel se répéta, à la différence que Flinn donna une réponse à nouveau exacte bien plus rapidement.
Peut-être avez-vous raison, commandant. Peut-être que votre espèce peut lire dans l'esprit des Hommes ... Mais ce que vous m'avez affirmé, c'est que moi, simple humain, je sois en mesure de réaliser une action physiquement impossible.
Inversons les rôles. Mais laissez-moi changer l'exemple.
A votre guise, commandant.
Un instant, Flinn se demanda s'il devait aller aussi loin avec l'adjudant. Même s'il possédait un talent latent, il n'était pas sûr de parvenir à le maîtriser. Et utiliser les images de ce qu'il avait vu lorsquil avait retrouvé le jeune homme dans la grotte lui parut d'un coup moins utile. "Il doit comprendre qu'il ne peut pas faire comme s'il pouvait négliger cette capacité". Sans douceur, le Naneyë laissa les images du souvenir pénible remonter à la surface. Il perçut la présence de Guilhem, résista aux griffes rougeoyantes de son âme encore taraudé par le vécu douloureux de la torture. Il serra les poings, pria le Dieu-Machine pour que l'expérience s'achève le plus rapidement possible. Et lorsque Guilhem se retira, le calme revint comme le reflux d'une vague sur une plage après la tempête.
Commandant, je ...
La voix atone de l'adjudant s'éteignit dans la chambre.
Et maintenant, adjudant ? Pensez-vous que je vous mente encore ?
Je ... Je suis désolé, commandant. Je ne pensais pas que ... Que cela pouvait être possible.
Alors comprenez-vous pourquoi je ne pouvais pas vous laisser mourir ?
Encore secoué, le jeune homme tarda à répondre.
Pourquoi moi ?
Il est des mystères que nul Hommes ou Naneyë ne peut ni ne doit comprendre. Mais pour moi, cela ne peut qu'être luvre du Dieu-Machine. Il veille sur vous et vous a fait un présent avec ce don. Vous ne pourrez plus jamais ignorer ce que vous êtes en capacité de faire. La question qui subsiste est celle-ci : que ferez-vous de ce don, adjudant Guilhem de Choire ? Je peux vous proposer de me rejoindre au sein de la Confrérie des Externes à défaut d'autre département militaire. Je sais très bien que cela n'est pas une démarche habituelle pour un soldat humain.
Ai-je vraiment le choix ?
Ce n'est pas parce que je peux lire en vous que je dois vous donner la réponse...
Guilhem sourit.
Je n'en attendais pas moins d'un Inquisiteur. Mais j'aurais besoin de temps pour réfléchir.
Nous pourrons souffrir d'attendre quelques heures, mais guère plus, adjudant. Comprenez que la lutte contre les hérétiques qui sèment le chaos sur ce monde reste ma priorité.
Bien sûr, commandant.
Flinn se leva, se dirigea vers la porte, avant de se retourner.
Lorsque vous pensez avoir fait votre choix, adjudant, venez me trouver dans mes quartiers.
Je peux me lever ?
Vu l'état de votre nouveau corps, je ne suis même pas sûr que restez dans un lit à vous morfondre soit une bonne idée.
Les deux soldats se toisèrent, respectueux, et Flinn sortit de la chambre.
4.
Flinn avait acquis la certitude que Guilhem viendrait le voir avant une paire d'heure. Il avait semé le doute dans l'esprit du jeune homme, il avait planté la graine de la vengeance avait suffisamment dhabileté pour en faire une potentielle future recrue. Le baronnet de Choire, retranché derrière son cynisme de façade, avait dû se rendre à l'évidence face aux propos nets et sans ambiguïté du commandant alien. Il avait débit le récit de ses souffrances d'une voix atone, sans émotion. Flinn avait eu un aperçu déplaisant des semaines de tortures qu'avait enduré cette victime d'une poignée d'hérétique. En se montrant paternel, il pouvait décemment croire que le talent du sous-officier pourrait lui servir. Si seulement il avait accepté sans délai...
Le Naneyë fit un crochet par le laboratoire des cybernautes avant de regagner sa cabine. L'homme qui avait sauvé Guilhem se nommait Ludvike Zaltan. Il brillait par sa discrétion, son efficacité, et cette curieuse manie de caresser son nez de temps à autre. Quand Flinn pénétra dans l'atelier du cybernaute, il le trouva face une prothèse de main récalcitrante sur laquelle les doigts du trentenaire s'acharnaient.
Aedificator Zaltan ?
Lintéressé se détourna de son travail un court instant, avant de reprendre sa tâche.
Il va bien ?
Je suppose que vous parlez de l'adjudant.
De qui d'autre, commandant. Nous n'avons pas de blessés, à part lui.
Vous avez fait un travail remarquable, Ludvike.
Le cybernaute toucha son nez, rougit, et tarda à répondre.
Vous savez que je n'ai fait que ce pourquoi on m'a formé, commandant. Je n'étais pas seul, et le sire de Choire possède un don exceptionnel.
Justement, c'est de cela que je voulais parler avec vous. Je me demandais si vous aviez réussi à trouver ce qui pouvait expliquer cette anomalie.
Toujours rien, hélas. Pourtant, j'ai mis beaucoup de monde à contribution. Peut-être qu'en refaisant d'autres séries de dosage d'ici à quelques jours, je pourrais être plus précis... Mais je pense que cela restera quand même un mystère.
Cela ne l'empêchera pas de retourner sur le terrain ?
Absolument pas. Et puis au vu de ce que son corps est devenu, je dirais même que cela constitue un sérieux atout. S'il se retrouve blessé, avec de telles quantités de nanites dans le sang, n'importe quelle partie de son corps organique ou robotique se remettra rapidement.
Je pourrais donc l'emmener sur Barnard Prime d'ici quelques jours ?
Le cybernaute sourit.
Je dirais plutôt quelques heures. Rien ne justifie qu'il reste ici.
En espérant qu'il accepte de venir...
J'imagine que vous lui avez proposé un marché.
Votre perspicacité m'étonnera toujours, Ludvike.
Et vous, commandant, votre pragmatisme.
La fin doit justifier les moyens, non pas l'inverse.
Une sage parole pour un sage homme.
Flinn se prit à rire de bon cur.
Ludvike, je suis bien content de vous savoir à mes côtés.
Et moi donc, commandant.
Pendant que j'y pense, l'un de vos hommes pourrait-il examiner mon armure avant que je ne retourne sur Barnard ?
Bien sûr commandant. Je vous enverrais un custodes dès que nous aurons fini nos tâches. D'ici deux, peut-être trois heures.
Ce sera parfait.
Flinn salua le cybernaute, et se dirigea d'un pas décidé vers ses quartiers.
Guilhem resta sans bouger de longues minutes. Que choisir, si choix il y avait ? La proposition du commandant Flinn n'avait rien d'une parole à la légère. Si un individu pouvait incarner l'héroïsme et la droiture des serviteurs de la Confédération, il remplissait son office à merveille. Le pouvoir magistral l'appuyait depuis de longues années, et la gloire qui l'auréolait rendait jaloux plus d'un officier supérieur. Guilhem avait entendu son père parler en des termes tout aussi dithyrambiques qu'acerbes du Naneyë. "Un fruit véreux". Et pour son plus grand déplaisir, il avait fallu que ce soit ce héros qui le tire de la jungle mortifère de Barnard Prime. Guilhem savait que son père ne louperait pas l'occasion, lors de son retour sur Terre, de lui dire combien il était couvert de honte par l'échec de son fils aîné. "Romain s'en serait sorti autrement, et le nom de la famille de Choire n'aurait pas eu à résonner de l'écho cuisant d'une telle défaite". Son frère cadet, la fierté de son père, l'éclipsait par la brillante carrière militaire qui se profilait face à lui.
L'adjudant savait pertinemment que le commandant Flinn ne lui proposerait pas une telle aubaine sans en tirer lui-même un parti avantageux. En sauvant le fils d'un aristocrate, il s'arrogerait encore un peu plus de prestige. Le don latent de Guilhem, cette ... télépathie, pouvait constituer un très gros argument dans les conditions de son intégration au sein de l'unité du commandant. S'il apprenait à s'en servir correctement, il pourrait espérer grimper rapidement les échelons de la hiérarchie militaire. Apprendre à deviner ce à quoi songeaient ses confrères, et utiliser cette masse de données à bon escient.
Un trait de génie frappa le jeune homme. Et si ce don lui servait non pas à jouer dans l'ombre, mais lui permettait de mettre à profit son intelligence au service de la plus prestigieuse agence confédérée ? Si sa télépathie lui ouvrait les portes de l'Inquisition ? Le commandant Flinn lui-même était un Inquisiteur reconnu et avisé. Un dévot zélé, tout comme Guilhem. Combattre l'hérésie lintéressait bien plus que d'encadrer des scientifiques dans des missions soigneusement arrangé par son père. "Voilà une excellente occasion de sortir de son giron".
Guilhem ne tergiversa pas davantage. Il se leva du lit, contempla un certain temps son nouveau corps. Il tenait plus de la machine de guerre que de l'Homme chétif qu'il avait été. Il se sentait fier, fier et coupable de ce cadeau du Dieu-Machine. "Mais s'il m'a choisi, je dois le servir". Rasséréné, il se laissa tomber sur son lit, rempli d'une conviction nouvelle.
Flinn grimaçait. Le custodes que lui avait envoyé l'aedificator Zaltan ne prenait pas de précaution pour l'examiner. Voilà trente minutes qu'il s'acharnait à défaire ce qui pouvait l'être de l'imposante armure, et il n'avait retiré que le plastron, les épaulières et les plaques dorsales. Le commandant se redécouvrait sous un aspect peu enviable. La fourrure était devenu translucide, ses muscles s'étaient passablement atrophiés, et les points d'insertions de l'armure avait transpercé sa peau en de multiples endroits, laissant de profondes cicatrices. Même s'il s'habituait peu à peu à ce spectacle qui advenait tous les six mois, Flinn détournait autant que possible son regard.
Excusez-moi, commandant, mais les jambières semblent avoir achevées de ...
Alors n'insistez pas.
Une façon polie d'indiquer au Naneyë que son corps et l'armure fusionnait peu à peu, dans une symbiose complète entre la chair et la machine. Déjà, ses mains et ses pieds s'étaient retrouvés complètement enfermés voilà quelques années. A présent, tout ce qui se trouvait au-delà de ses genoux et de ses coudes ne devait plus être que l'assemblage savant de l'armure et d'un labyrinthe construit par les nanites. Une architecture robotique qui l'incommodait, mais dont il ne pouvait plus se passer. Il songea au choc qu'avait dû éprouver le baronnet de Choire lorsqu'il s'était réveillé. Il ferma les yeux, chassa cette pensée de son esprit. Si Gregor Mac Mordan s'était tenu là, il lui aurait dit combien la voie de la mécanisation était sage, et que maintenir son corps organique, faible et gourmand en énergie et en soins divers, constituait un sévère manque de jugement. Flinn aurait alors rétorqué au Commandus Magnus qu'il avait encore la chance de choisir, et que les coutumes de son peuple étaient encore trop présentes pour qu'il en fasse fi. Gregor conclurait alors en secouant la tête, et en ajoutant qu'il y aurait bien un jour où son subalterne finirait par comprendre. Flinn sourirait, et le sujet resterait clos jusqu'à la prochaine fois.
On frappa à la porte. Flinn fit signe au cybernaute de s'arrêter. Nu, seulement vêtu par les attributs de l'armure qui avaient fusionnés avec son corps, il se figea.
Qui-est-ce ?
L'adjudant de Choire, commandant.
Pouvez-vous patienter quelques minutes ?
Bien sûr, commandant.
Le cybernaute, soudain conscient qu'il était de trop, remonta rapidement quelques éléments de l'armure, de manière à rendre plus digne son porteur. Son intimité masqué, Flinn se rapprocha de la porte et ouvrit. Guilhem le dévisagea, et rougit.
Pardonnez ma venue, commandant, je ne pensais pas que ...
Vous n'y êtes pour rien, adjudant. Il faut aussi que j'entretienne mon matériel. Custodes ?
Oui, commandant ? demanda lintéresse.
Veuillez nous laisser. Emporter ce que vous estimez nécessaire pour la maintenance. Je vous ferai demander dès que nous en aurons fini, et dès que vous serez disponible.
Bien entendu.
Le technicien s'éclipsa sans mot dire. Flinn invita Guilhem à s'installer dans le salon de ses quartiers. Quelques fauteuils, une table, le tout vissé au plancher dans une pièce qui paraissait immense à côté des cabines des membres d'équipages. Flinn s'assit avec nonchalance, s'empara d'une des épaulières que le cybernaute avait laissé, le fit jouer dans ses doigts mécaniques.
Que me vaut l'honneur de cette visite ?
Guilhem ne put s'empêcher de sourire.
Auriez-vous la mémoire courte, commandant ?
Pas à ma connaissance. Mais je suis très occupé, et j'ai l'habitude que les choses soient le plus claire possible. Alors, je vous en prie, faites au plus simple, adjudant.
J'ai longuement réfléchi, commandant.
Et vous en avez tiré quelle conclusion ?
La seule qui vaille à mon sens, commandant. Je n'ai pas d'autres alternatives que de servir à vos côtés.
Une lueur de satisfaction s'alluma dans le regard de l'officier.
Je n'en attendais pas moins d'un homme aussi fin que vous, adjudant.
Soyons honnête, commandant : je le fais tout autant pour moi que pour vous.
Je suis ravi que vous reconnaissiez l'importance que j'attache à ma carrière. Car, bien sûr, il va sans dire que vous sauver, vous le fils d'un général, ne peut que me servir. Mais c'est surtout votre don qui motive ma demande à votre égard.
La télépathie ?
Parfaitement.
Flinn se laissa aller en arrière, après avoir posé l'épaulière sur la table.
Adjudant, vous rendez vous compte du potentiel d'un tel don ? Croyez-moi, si vous apprenez à le gérer convenablement, vous ne resterez pas longtemps militaire.
Si vous sous-entendez que certaines institutions, comme la Sainte Cléricature, m'intéressent, vous avez parfaitement raison, commandant.
C'était précisément ce que j'envisageais.
Ne passerais-je pas pour un hérétique ?
Pourquoi ne seriez-vous pas, au contraire, une chance formidable pour le service du Dieu-Machine ? Nous ne pouvons pas imaginer les pleines conséquences de l'usage de télépathie pour l'office de la Sainte Cléricature, adjudant, mais nous pouvons supposer qu'elles seront gigantesques. D'autant plus qu'un fidèle comme vous ne risque pas de dévier de la Sainte Docte.
Vous me gênez, commandant...
C'est pourtant la vérité, non ? Votre père vous aura donné la meilleure éducation qu'un enfant puisse espérer. Vous avez fréquenté l'Académie militaire, vous avez grandi avec de nobles principes, vous avez eu pour éducateurs de sages éminences de la Confédération. J'imagine mal un homme tel que vous bifurquer vers les courants fous et frivoles qui animent la rébellion.
Bien sûr...
Un silence étrange s'installa. Flinn demeura pensif de longs instants. Guilhem n'osait pas bouger, et le dévisageait de la tête au pied. L'officier apparaissait nettement moins impressionnant sans son armure. Il se demanda pourquoi ses mains et ses pieds étaient encore couverts de leurs gantelets et de leurs bottes. Son hôte s'en aperçut, et sortit de sa réserve.
Je vois que je vous intrigue, adjudant.
Je vous ai dérangé en pleine séance de réparation ...
Révision, corrigea Flinn. Et je vous le répète, cela ne m'a nullement gêné...
Votre armure n'a rien de commun, commandant.
Je le sais.
Rien de commun avec celles des autres ... Externes, compléta Guilhem. On dirait que les alliages métalliques sont plus lourds.
Et c'est le cas.
Guilhem hésita, comme gêné.
Et pourquoi vos mains et vos pieds ne sont pas à l'air ? Par soucis de pudeur ?
La remarque fit rire Flinn. Il mit de longue secondes à retrouver son sérieux, et passa un doigt devant ses yeux humides de larmes.
La pudeur est une notion qui n'existe pas chez mon peuple. Et si je ne me retrouve pas totalement nu face à vous, c'est surtout pour ne pas vous choquer. Je sais que les humains sont sensible au sujet de leur inimité et de leur sexualité.
Sujet étrange que nous abordons là, nota Guilhem.
Mais qui l'a lancé ?
Guilhem rougit. Flinn poursuivit.
Pour répondre à votre question adjudant, je ne peux pas retirer mes bottes et et mes gantelets, pour la simple et bonne raison qu'il ne s'agit ni de bottes, ni de gantelets.
Vous voulez dire que ...
Techniquement, je n'ai subi aucune intervention en vue d'une mécanisation. Mais l'armure, à force de me protéger, a fini par intégrer mon propre corps à ses données. Mes pieds et mes mains sont aussi solides que des implants robotiques, mais ce n'en sont pas vraiment. Et de la même façon, je pourrais dire que je ressemble à un cyborg, sans en être vraiment un.
C'est ... déroutant.
C'est surtout une très bonne façon pour tenir un sujet de conversation intéressant.
La remarque arracha un sourire à Guilhem.
Adjudant, je suis très heureux que vous me rejoignez dans cette mission. Ayez bien conscience que vous serez récompensé grassement.
De l'or ?
Oh, bien plus que ça. Pour commencer, je vais faire réviser votre grade militaire. Ensuite, je vous recommanderais auprès du Commandus Magnus, pour une procédure d'intégration à la Sainte Cléricature. Enfin, je m'arrangerai pour que vous soyez mon apprenti.
Guilhem en resta interdit.
Quelque chose à ajouter, adjudant ?
Commandant ... C'est trop d'honneur.
Pourtant, vous le méritez. Laissez-moi vous dire sans détour que la carrière qui se profile devant vous n'aura rien à envier à celle de votre père.
Je ne suis pas sûr qu'il approuve de tels propos, commandant ...
Est-il nécessaire quil les apprenne ? Et puis, en fin de compte, n'est-ce pas un grand honneur pour un père que de le voir épouser une carrière plus grande encore que la sienne ?
Peut-être pour votre peuple, commandant. Mais pas toujours, ici, sur Terre.
En ce cas, changeons de sujet, si celui-ci vous déplaît.
Guilhem ne pipa mot, mais son silence fut plus éloquent que la moindre parole. Flinn se leva de son fauteuil, et entama quelques aller et venues distraites dans le salon.
Adjudant, nous n'aurons plus beaucoup de temps pour nous préparer sérieusement avant de retourner sur Barnard Prime. Aussi, ce que je vous demanderai risque de vous paraître contraire à toutes les dispositions protocolaires habituelles.
Vous voulez parlez de mon intégration, commandant ?
Tout à fait. Comme vous avez dû le remarquer, les seuls militaires à bord de l'Ankara sont des confrères Externes. Et parmi eux, aucun humain ne combat. Certes, les cybernautes et les hommes d'équipages du croiseur le sont, mais pas un seul n'a le statut d'Externe. Aussi, je me vois contraint de vous proposer, à titre honoraire, d'intégrer ce corps militaire.
Vous voulez faire de moi un membre de la confrérie des Externes ?
Un membre honoraire, rectifia Flinn. Ce n'est pas le statut le plus clair, mais c'est le seul qui vous permette de vous joindre à nous pour combattre.
Et que dirons les Externes ?
Absolument rien. Je vous garderai à mes côtés jusqu'à ce que nous ayons éradiqué la vermine hérétique.
Vous en êtes sûrs, commandant ?
Sûr et certain. D'autant plus qu'aucun de mes hommes ne s'amuserait à défier mes ordres. Et puis, vous restez un militaire confédéré, tout comme eux. Un frère d'arme aussi éloigné par sa fonction et ses origines, ne viendra pas chercher le conflit avec un autre frère d'arme. D'autant plus quand ce frère d'arme a un compte à régler avec l'ennemi commun.
En parlant de cela, commandant ...
Vous avez une idée de leurs éventuelles positions ?
Je pense avoir les coordonnées exactes.
Voilà une excellente nouvelle alors ! Pourrez-vous me les communiquer le plus rapidement possible ?
Bien sûr, commandant. Si j'arrive à m'en souvenir convenablement...
Je ferais le nécessaire pour que nous puissions repérer les rebelles. Mais comprenez bien, adjudant, que votre aide serait très précieuse...
Guilhem hocha la tête. Flinn se figea près d'un projecteur holo fixé dans un mur. Il l'activa, et une série de cartes se dessinèrent dans le volume de la pièce.
Qu'arrivera-t-il aux hérétiques, lorsque nous les retrouverons, commandant ?
Le simple fait qu'ils aient torturés un membre de la noblesse confédéré les rend coupable d'un crime de haute-trahison. De ce fait, la seule peine qui convienne à leur crime est la peine capitale. Convertir de tels individus serait une perte de temps et de matériel.
Un sort encore très doux, railla Guilhem.
Le droit Mécaniste vous accorde en tant que victime le "luxe" d'imposer vous-même la sentence, de la manière qui vous convient, adjudant. Si vous estimez que les torturez sera pour vous la réparation la plus acceptable du préjudice, alors nous agirons en conséquence.
Un sourire sadique anima le visage hybride du jeune homme.
Une maigre compensation. Mais je m'en accommoderai, commandant.
Si vous n'avez pas d'autres questions, je vous invite à retourner vers vos quartiers. Un serviteur vous y guidera. Je vous ferais venir lorsque j'aurais finalisé les détails de votre intégration. Quant à vous, adjudant, si vous avez l'occasion de retrouver ces fameuses coordonnées, cela constituerait un gain de temps non négligeable.
J'en ai parfaitement conscience, commandant.
En ce cas ...
Flinn invita Guilhem à se lever, et le raccompagna à la porte de ses quartiers. Le sous-officier s'immobilisa, effectua un impeccable salut militaire.
Commandant Flinn, ce sera un honneur de servir à vos côtés.
Flinn hocha la tête.
Adjudant de Choire, vous ne serez pas déçu du voyage.
5.
Quelque chose ne collait pas. Flinn, tandis qu'il cheminait vers ses quartiers, songea avec un mélange piquant d'amertume et de respect que le jeune noble provoquait en lui une variété presque infinie de sentiments et d'intuitions.
Son attitude elle-même dégageait une étrange impression. Était-ce comme cela qu'aurait dû réagir un homme qui venait de perdre sa chair ? Aussi habitué aux préceptes du Dieu-Machine qu'il put l'avoir été dès sa prime jeunesse, l'adjudant Guilhem de Choire ne devrait-il pas exprimer bien davantage de rancune et de haine envers ses bourreaux ? Ne devrait-il pas non plus tenir en mauvaise estime son sauveur, parce qu'il ternirait son image face son père, un officier notable et notoirement connu pour sa poigne de fer? Tout dans la personnalité de l'adjudant du moins dans ce qu'il exprimait verbalement s'approchait d'une compréhension et d'une intelligence hors norme. Était-ce sa loyauté à la Confédération qui le rendait à la fois si droit et si insaisissable ? Mais soudain, avec la violence de l'évidence, la réponse affleura dans l'esprit de Flinn : "Guilhem imagine pouvoir m'utiliser", songea-t-il. Il secoua la tête pour chasser cette inconfortable idée. Il se doutait qu'une telle situation devait modifier notablement les comportements humains attendus. Pourquoi le jeune blessé ne pouvait-il pas simplement exprimer une colère sauvage, une brutalité propre à une classe d'homme si jeune, si vivante ? Et si le contact qu'il avait provoqué avec le baronnet alors qu'il agonisait avait transcendé les règles sociales, si ce sauvetage avait créé un véritable lien de confraternité ? Flinn secoua la tête. Cela n'avait aucun sens... Aucune des réponses qu'il tentait d'apporter à la compréhension de la situation ne le satisfaisait. Quelque chose d'impalpable lui échappait, et cela l'agaçait. Il n'aimait pas se sentir dans cette situation inconsistante, sans réponse claire. Il travaillait seul habituellement, et voilà qu'une simple entrevue le convainquait de retourner à ce mode de fonctionnement. Il se souvint avec un sourire caustique qu'il venait d'engager à ses côtés la source même de son tracas. Un jeune homme avec un talent improbable, probablement aussi manipulateur que sincère, fourbe et intelligent que naïf et fragile. Ce qui les attendait n'avait rien d'une sinécure, Flinn en avait conscience. Il lui importait pourtant de relever ce double défi. Il traquerait la rébellion de Barnard Prime, et il découvrirait qui se cachait véritablement derrière le masque courtois du futur baron de Choire. Mais avant de partir à nouveau en guerre, il aurait besoin de l'oreille attentive du seul membre de l'Ankara en qui il avait une confiance aveugle.
Commandant, vous m'avez demandé ?
La voix du prélat résonnait sinistrement dans la chapelle vide. Flinn, agenouillé sur un prie-dieu simpliste et froid comme la pierre, redressa la tête. Il murmura une parole, puis se releva. La frère-prêcheur Arkadius Feodorvicth paraissait ridiculement petit à côté de sa haute stature. Mais son visage fermé et son air hautain le rendait plus noble d'apparence. Flinn ne connaissait pas l'homme de prière depuis plus de quelques mois, mais il avait appris à l'apprécier pour ce qu'il était. Une ombre passa dans le regard de Feodorovitch. Il retrouva son attitude grave, laconique, qui avait su convaincre Flinn.
Oui, mon frère.
Une pensée trouble votre esprit ?
Flinn soupira.
C'est un peu plus que ça. Je tenais à en discuter avec vous, mais j'aurais préféré un endroit plus ... discret pour le faire.
Le religieux acquiesça en silence, avant de poursuivre.
Je vois. Mais dans ce cas, pourquoi nous retrouver ici, dans la chapelle ?
J'avais besoin de prier.
Une sage décision, commandant. Même si techniquement, cela n'apportera rien au Dieu-Machine.
Me savoir dans son sanctuaire mapaise.
Feodorovitch choisit de ne rien ajouter. Il constituait une curiosité parmi les ordres ecclésiastiques du culte mécaniste. A l'inverse de ses frères de prière, des techno-moine aussi pieux que lui, il vivait au sein de la vie civile et militaire de la Confédération. On l'avait envoyé appuyer la Confrérie des Externes, pour la simple et bonne raison qu'aucun Naneyë ne pouvait entrer en contact direct avec le Dieu-Machine. Malgré les processus réussi de mécanisations physiques, les Conversions chez les Naneyë navaient pas abouti à l'illumination divine qui avait recouvert les humains s'y étant soumis. Aussi, la présence d'un individu tel que le frère Feodorovitch était devenu cruciale pour les Naneyë servant le Dieu-Machine. Il garantissait leur foi tout autant que les prières qu'ils adressaient à l'objet de leur dévotion. Tout naturellement, Flinn s'était rapidement tourné vers le religieux, y trouvant plus qu'une simple ressource face aux questions de ses croyances et du culte mécaniste.
Le techno-moine invita l'officier à se diriger vers une salle adjacente, refermant derrière eux une porte curieusement sculpté de l'icône hagiographique de la Transcendance du Très Saint Magister Kristian. Feodorovitch posa un index sur le front du bienheureux sacralisé, et le porta à son cur puis à sa bouche. Une telle démonstration de dévotion étonnait en même temps qu'elle exaspérait Flinn. Il eut cependant la politesse de ne rien répondre.
Et bien, commandant, je crois que nous sommes dans un endroit plus ... "discret" pour discuter.
Tandis qu'il s'installait dans un fauteuil austère, le religieux avait mimé des guillemets. Un sourire avait traversé, fugitif, son visage.
Mon frère, je crois avoir besoin de vos lumières.
C'est également ce que j'ai cru comprendre. De quoi s'agit-il ? Un de vos hommes ?
D'une certaine façon, vu qu'il va très prochainement servir sous la bannière de la Confrérie.
Un Naneyë ?
Non, un fils d'Homme.
La réponse anima dans le regard du religieux une étincelle de curiosité. Dans le même temps, l'implant oculaire qui siégeait sur l'orbite gauche de l'individu passa d'une lueur bleuté à un éclat orangé.
Un homme dans la Confrérie ? En voilà une curiosité !
C'est un sujet bien étrange, concéda Flinn.
Ça ne peut que l'être. Aucun humain n'a directement intégré ce corps militaire, pour des raisons que nous connaissons tous les deux. Je ne suis pas bien sûr que les hautes autorités de régulations soient très favorables à ce genre de démarche...
Il se trouve que hélas, j'ai dû faire des choix sans attendre leur aval. Ensuite, le jeune sous-officier dont il est question ne sera qu'un membre honoraire de la Confrérie. Enfin, c'est son talent qui m'a définitivement poussé à le garder sous mon aile plutôt qu'à le laisser patienter sur le croiseur.
Son talent, dites-vous ?
Flinn laissa courir quelques secondes, puis il soupira, avant de répondre.
Il est télépathe, mon frère.
Télépathe ? Vous en êtes certains ?
Aussi certain que je vous vois actuellement en face de moi. Et je dois bien avouer que ce cas de conscience me pose de sérieuses questions vis à vis du Culte.
Vous êtes pourtant un Inquisiteur, nota Feodorvicth. Toutes ces questions purement techniques ne devraient pas vous poser de soucis...
Il est télépathe, répéta Flinn. C'est un cas de figure unique.
Est-il fiable ?
C'est bien là la seconde partie de cette épineuse question.
Le techno-moine se leva. Flinn détailla son apparence. Un cyborg dans tout ce que le Confédération pouvait faire de plus simple et de plus net, le corps intégralement mécanique, à l'exception de la tête et du cou. Une cape noire rehaussée de quelques fils rouges cousues sur la longue capuche en agrémentait l'apparence. L'officier constata également avec une pointe d'amusement, que le moine flottant entre deux âges avait laissé sa barbe blonde pousser en un bouc fourni, qui le rendait moins austère. Il en aurait presque sourit, si cette entrevue n'avait pas été d'une telle gravité.
Quel est le nom de cette recrue ?
De Choire, lâcha Flinn. Guilhem de Choire, baronnet de Camarès, fils du général Alfred de Choire, baron des domaines de Haute-Septimanie, Seigneur de Mazamet.
Le religieux hocha la tête.
Un homme de haute naissance donc ... Avec l'éducation militaire, politique et spirituelle qui aura été avec.
Naturellement.
Peu de risque donc qu'il constitue une véritable menace d'hérésie. Il est né avec le Dieu-Machine, il le sert depuis toujours... Je vais vous paraître cynique, commandant, mais il me parait peu probable qu'il n'est ne serait-ce que la simple idée de pouvoir imaginer servir qui que ce soit d'autre. Il est tellement fidèle à ces convictions qu'elles font partie de lui.
C'est également ce que je pensais, mais ...
Alors vous n'avez pas à vous tracasser davantage, trancha Feodorovitch.
Vous en êtes certains ?
Commandant, je vois tous les jours des individus extérieurs à la race humaine me confier leur foi et leur prière. J'ai appris à sentir la peur et le doute là où ils sont. Et chez vous, rien de tout cela ne transparaît. Vous avez fait un choix risqué, vous me demandez mon assentiment spirituel, et je ne peux pas vous empêcher de faire ce que vous estimez devoir réaliser. Je vous sais suffisamment intelligent pour avoir évaluer correctement les capacités du baronnet de Choire avant de décider de la garder auprès de vous pour un certain temps.
Mais, mon frère, je ...
Laissez-moi finir, tempéra le religieux. Si vous êtes venus me voir, c'est uniquement pour vous rassurer. Vous êtes un perfectionniste, commandant Flinn. Je connais bien vos penchants pour la gloire et l'honneur, et je considère que ces deux enjeux ne sont pas des freins à l'accomplissement de votre mission, mais au contraire de formidables moteurs. Certains vous taxeront de machiavélisme, moi je dirais simplement que vos ambitions épousent à merveille ce que l'on attend de vous : de la droiture, du courage, mais aussi de lintelligence et du pragmatisme. Alors, commandant, n'attendez plus de savoir si vous avez bien fait face à une situation aussi exceptionnelle : personne n'aurait été plus qualifié que vous pour faire le choix le plus avisé possible.
Flinn ne répondit pas aussitôt. Le techno-moine s'approcha, plaça une main bienveillante sur l'une de ses épaules.
Vous serez dans mes prières, commandant, ajouta le religieux.
Une pensée qui me va droit au cur, commenta l'officier.
Je crois que vous feriez bien d'achever les préparatifs, commandant. Ma présence à vos côtés ne serait qu'un frein.
Absolument pas. Vous êtes d'une excellente compagnie.
Mais l'heure n'est pas encore aux palabres. Une victoire vous attend, commandant.
Puisse le Dieu-Machine vous entendre.
Il veille sur vous, commandant.
Flinn se figea alors dans un impeccable garde-à-vous. Feodorovitch passa à ses côtés, sourit, et l'invita à sortir de la pièce.
6.
Un silence glacé régnait dans la salle des relais réservée à la Confrérie des Externes. Les trois opérateurs en postes n'avaient pas échangés la moindre parole depuis plusieurs minutes. Un fait qui surprit Flinn, tandis qu'il se tenait assis, attendant que Guilhem le rejoigne. "Enfin, il a les coordonnées, c'est bien l'essentiel", songea-t-il.
Ne pas savoir comment l'adjudant s'était emparé de ses données ne lui causait pas un grand tort. En revanche, sa curiosité l'incitait à se pencher sur le sujet lorsque la situation lui permettrait. Il fallait qu'il découvre quels mécanismes entraient en jeu dans le processus. Certes, la télépathie en expliquait le fondement ... Mais ce n'était qu'une échelle d'observation trop grossière et trop floue pour le satisfaire pleinement. Avait-il "sondé" l'esprit des hérétiques ? Ou bien le cours d'une conversation lui était-il parvenu sans qu'il ne fasse le moindre effort, et que par un heureux concours de circonstance, il eut suffisamment de temps et de force pour comprendre et garder en mémoire cette information ? Peut-être même, d'autres forces entraient-elles en jeu, des forces si obscures que Flinn lui-même pourrait trouver dangereux de les aborder. La culture de son peuple lui avait appris la prudence et la patience. Il n'aimait pas agir sans pouvoir cerner les tenants et les aboutissants de ses choix. Et il ne dérogerait pas à la règle. Tout du moins, pas cette fois, encore.
Un opérateur détourna son regard vers lui. Il observa ses galons, et se rappela alors qu'il serait de bon ton de revoir l'amiral avant de s'envoler à nouveau vers Barnard Prime. En favorisant sa mission et en oubliant quelques règles de bienséance qui lui semblaient stupides au demeurant il ne s'était pas fait un allié dans la personne du maître suprême de l'Ankara. Flinn n'avait pourtant jamais fait quoi que ce soit qui dépasse le cadre réglementaire. Les Externes s'étaient conduits de manière très discrète, n'avait été en contact avec les membres de l'équipage qu'en de rares occasions, et n'avaient rien fait d'inconsidéré durant ces temps-là. Flinn ne s'était pas méfié du substantiel avantage qu'il aurait pu tirer en faisant de l'amiral un contact proche. En plus de devenir intouchable, le Naneyë aurait pu tirer quelques avantages en nature. Des navettes supplémentaires, peut-être même un contingent d'hommes pour assurer la logistique au sol, ce qui aurait pu dégager certains de ses éléments pour les envoyer sur le terrain. Hélas, le cas intriguant de Guilhem avait accaparé son attention. Il se promit de résoudre ce problème dès qu'il en aurait fini avec son nouveau protégé.
Un bruit de pas le tira de ses réflexions. Avançant d'un pas assuré, vêtu d'une cape standard, Guilhem de Choire se planta devant son supérieur.
Pile à l'heure, railla Flinn.
Comme convenu, j'ai retrouvé les données que vous m'aviez demandées, mon commandant.
Guilhem semblait ne plus entendre les remarques caustiques du Naneyë. Il avait pris son parti face à l'attitude grinçante de son protecteur.
De quand datent-elles ? demanda sans transition Flinn.
Difficile à dire, mon commandant ... Étant donné que j'ai ... intercepté ... les données pendant ma captivité, je dirais de quelques jours à deux, peut-être trois semaines.
C'est mieux que rien, approuva le Naneyë.
Sans précipitation, il sapprocha dun des opérateurs.
Sergent Peuk, aurez-vous assez de matière avec des coordonnées précises datant de quelques semaines pour estimer une trajectoire globale ?
Le sous-officier se retourna vers Flinn et Guilhem. Il releva laug qui barrait son visage, afficha une moue sceptique.
Difficile à dire, mon commandant
Nous pouvons toujours émettre des hypothèses et produire des simulations réalistes, mais ce nest pas pour autant que notre travail se révèle exact
Peut-être quavec le soutien dune partie du département de stratégie de lAnkara, nous pourrions obtenir une analyse très fine en une, peut-être deux heures.
Flinn ne put réprimer un sourire féroce.
Un problème, mon commandant ? questionna le sergent Peuk.
Aucun, trancha lofficier. Du moins, aucun qui ne vous concerne. Sergent, vous aurez cette équipe.
Rapidement ?
Flinn lui lança un regard appuyé. Le sous-officier baissa les yeux.
Pardonnez mon impudence, mon commandant
Comptez moins dune heure, sergent. Mais ayez la décence dutiliser à bon escient cet atout.
Le sous-officier se raidit.
Je ne vous décevrai pas, mon commandant.
Parfait.
Flinn se dirigea vers la sortie, Guilhem à ses trousses. Tandis que le duo séloignait dans les coursives du croiseur, le jeune prit la parole.
Mon commandant, vous estimez réellement pouvoir influencer lamiral pour quil soit
Ce nest plus une question de choix ou de politique de courtoisie, trancha le Naneyë. Avec les informations que vient de me livrer le sergent Peuk, je ne peux plus me permettre de tergiverser.
Pourtant, lamiral nest pas un de vos intimes
. Comment allez-vous procéder ?
Flinn sarrêta, croisa les bras et toisa le jeune homme.
Tu tiens vraiment à le savoir ?
Bien évidemment !
Mauvaise réponse, adjudant
Il est hors de question que je me présente face au chef suprême de lAnkara en compagnie dun de mes hommes. Ce serait un affront manifeste, et il pourrait le vivre comme un manque de confiance outrageant. Jaimerais autant que faire se peut éviter toute situation potentiellement conflictuelle.
Alors que vais-je faire ?
Flinn reprit sa marche, mutique.
Que vais-je faire en attendant, mon commandant ? insista Guilhem.
Travaille avec les opérateurs le temps de mon absence.
Mais ils ont les coordonnées !
Fort bien
Et quand leur as-tu transmis ?
Réalisant son oubli, Guilhem fit demi-tour sans tarder. Flinn se laissa aller à un demi-sourire caustique. « Déjà, un problème de réglé » songea-t-il en observant son protégé séloigner.
Lorsque le contingent de dix cybernautes patibulaires à la peau aussi blafarde que la face de la lune et à la langue aussi muette quune tombe se présenta, Guilhem nen crut pas ses yeux. En constatant lheure du bord, il remarqua avec une véritable surprise que lofficier des Externes avait été très efficace. Trente-cinq minutes avaient suffi entre son départ et larrivée des spécialistes en communication. Un temps record, synonyme de rapidité et de maîtrise. Guilhem sinterrogea et jalousa dans le même temps le Naneyë. Il allait devoir se montrer dautant plus prudent à partir de maintenant. « Sil est capable de mettre dans sa poche aussi rapidement un amiral réputé pour être un individu têtu et retors, qui sait ce dont il pourrait faire avec une pareille ruse ? ». A cette simple pensée, il eut la sensation de frissonner. Mais son corps ne répondit pas. Une nausée le traversa, il sagrippa à son banc.
Un problème, adjudant ? demanda un des cybernautes fraîchement débarqué.
Aucun, mentit Guilhem.
Il contempla la mécanique des techniciens se mettre en place. Doucement, la masse informe sinstallait dans chaque recoin de la pièce. Le manque de place ne semblait déranger personne. Le silence piqueté de quelques ordres brefs semblait convoquer une forme de rituel ancestral, aux pratiques inconnues pour Guilhem. Il savait que les spécialistes de la technologie confédérée évoluaient dans des eaux sombres et emplies de mystères pour le néophyte quil était, mais il ne pouvait réprimer cette fascination naïve, enfantine, face à la précision et la rigueur que déployaient les cybernautes de lAnkara. A côté deux, les officiers de communication de la Confrérie des Externes paraissaient bien terne, frêle amateurs bricolant de curieuses solutions. Pourtant, aucun ne lâchait son siège. Une compétition empreinte de fierté et dégocentrisme se déroulait sous les yeux du jeune homme. Il samusait du spectacle, lorsquune main gigantesque se posa sur son épaule. Il leva les yeux, découvrit la figure avenante de son supérieur, se leva et entama de se mettre au garde à vous.
Inutile, intervint Flinn.
Guilhem se ravisa, tandis que l'officier s'asseyait à ses côtés.
Nous n'avons plus qu'à attendre.
Ici ?
Pour un adjudant, je me demande ce qu'on a pu t'enseigner à l'Académie, railla Flinn. Toute la logistique du bord est en train de préparer les navettes et le matériel nécessaire à l'expédition. D'ici deux, peut-être trois heures maximum, nous devrions avoir des coordonnées fiables. Si le temps est un luxe dont nous avons largement abusé dernièrement, ce n'est plus le cas tout de suite.
Vous voulez dire que ...
Flinn soupira. Le geste souleva docilement sa grande carcasse recouverte de métal.
L'amiral est un homme sage qui a su se convaincre que la meilleure tactique serait d'agir rapidement. De retrouver le groupe de rebelle qui t'a infligé ça, afin que tu te venges...
Tout ça pour ça ?
Je n'ai pas fini, intervint le Naneyë. Il faut que nous retrouvions ces rebelles pour que tu te venges, mais surtout que tu parviennes à leur arracher l'emplacement de la "résidence" de leur chef. Et alors, nous frapperons une bonne fois pour toute, en nous assurant que la rébellion ne se relève plus. Par n'importe quel moyen si cela était nécessaire.
Guilhem eut la sagesse d'esprit de ne pas questionner. Tous les moyens, cela sous-entendait les plus brutaux, comme la possibilité de ravager une grande partie de la surface du globe à l'aide de rayonnements exotiques afin d'y éradiquer toute forme de vie intelligente.
Dans ce cas, mon commandant, pourquoi restons-nous assis ici ?
J'étais venu remercier les cybernautes qui se démènent pour que nous puissions mener à bien notre tâche de ... purification. A présent, si tu n'y vois pas d'objection, nous allons à notre tour nous préparer.
Guilhem leva un sourcil, interrogateur. "Ce qu'il fait n'a aucun sens ... " Quelque chose persistait à lui échapper, et tout en fixant le dos de Flinn, il se demanda si la situation pouvait effectivement tourner à son avantage. A cet instant, Guilhem savait qu'il était totalement manipulé, fragile, et il détestait cette sensation.
Une tension pénétrante s'était installée au pied de la navette. La trentaine de soldat du contingent dirigé par Flinn patientaient en silence. Parfois, un murmure sélevait au milieu du brouhaha des machines, pour aussitôt se taire et s'étioler comme la ligne du ressac face à une plage morte. La seule figure humaine au milieu des Confrères tenait en la personne de Guilhem, qui se serait volontiers dispensé d'un tel exercice de politesse. Tous les regards se portaient sur lui, et cette attention semblait rendre sa substance molle, liquide. Il se demandait par quel miracle il tenait encore sur ses jambes face aux circonstances. Aucun ne souriait, aucun ne semblait réellement enjoué à l'idée de combattre à ses côtés. Guilhem se doutait bien que le commandant aurait quelque peu arrangé la réalité, mais il ne s'attendait pas à un tel mur de visages patibulaires en tenues de guerre, conseil des sages qui lui semblait prêt à le mettre en pièce s'il avait eu l'outrecuidance d'ouvrir la bouche. A sa grande satisfaction, il n'eut pas ce privilège. Flinn s'avança vers ses semblables, parlant d'une voix forte qui couvrit le fracas des manuvres de chargement autour du groupe.
Nous sommes au complet ?
Une vague réponse affirmative parcourut l'assemblée.
Bien, se satisfit Flinn. Est-il nécessaire que je rappelle à tous la raison de notre départ ?
La même qui nous a fait partir la première fois, je suppose, railla le sergent Fletch.
Guilhem détailla le Naneyë. Un individu lourd, comme tous ceux de son espèce, à l'air brusque et aux traits autoritaires. La seule fantaisie qui le distinguait un peu des autres soldats se résumaient en une tâche noire ceignant l'unique il organique que conservait son visage. Comme guidé par le regard insistant de l'adjudant, Fletch lui décocha une illade longue et glaciale. Guilhem se sentit gêné, détourna ses yeux vers le sol.
Une lapalissade, nota Flinn. D'autres réponses peut-être ?
Personne ne pipa mot.
Avant que nous embarquions, je tenais à vous présenter le dernier membre de notre escouade.
Il invita Guilhem à faire un pas en avant.
L'adjudant de Choire servira sous notre bannière en tant que membre honoraire. Il a été particulièrement utile dans la recherche des nouvelles positions de nos ennemis. De plus, il a un ... contentieux à régler avec certains d'entre eux.
Un fils d'humain ? s'étonna un soldat.
C'est contraire à la loi de la Confrérie ! s'écria un autre.
Le tumulte des voix grossit, jusqu'à ce que Flinn frappe dans ses mains, une seule fois, et que le calme resurgisse aussitôt.
Il nous accompagne, trancha l'officier. Ma décision est prise, il est inutile de revenir dessus. J'ai bien conscience de faire une entorse à la charte que nous a remis le Très Saint Magister Oddarick à la fondation de l'ordre, mais il se trouve que nous n'avons pas le choix. L'adjudant possède des habitudes particulières, précieuses, et il se trouve qu'il ne pourra servir qu'en notre compagnie. Aucun autre département militaire ne stationne sur Barnard Prime.
Alors qu'il reste au vaisseau.
La voix de Fletch avait la dureté de la pierre. Flinn le toisa, mais son subalterne ne se démonta pas.
Qu'il reste au vaisseau tandis que nous accomplissons ce pourquoi nous sommes venus. Ainsi, nous ne briserons pas nos propres lois ...
Impossible, répliqua Flinn. L'adjudant de Choire nous suit.
Aurait-il quelque chose à cacher ?
Un sourire mauvais anima les babines du sergent.
Des prédispositions dont le Dieu-Machine a jugé bon de lui faire don.
Vous parlez sans doute de ses implants, mon commandant.
Si tel était le cas, croyiez-vous que j'en tiendrais rigueur, sergent ? Mais peut-être désirez-vous contester mes ordres ... Auquel cas, nous savons très bien comment régler cette situation.
Flinn toisa Fletch, qui soutint son regard de longue seconde, avant de se reprendre.
Vous savez que je ne peux contester vos décisions, mon commandant.
L'officier afficha une mine victorieuse, rogue et fière.
Je préfère entendre cela. Quant à vous tous ...
Il scruta l'assemblée sans aménité.
L'adjudant de Choire est désormais l'un des nôtres. J'entends que vous le traitiez comme tel.
Un lourd silence se fit. Tous acquiescèrent, et tout en embraquant dans la navette, se gardèrent bien de se faire remarquer.
7.
L'atmosphère de Barnard Prime réserva une fort mauvaise surprise aux Externes. Les coordonnées établies par les cybernautes de l'Ankara les contraignaient à aborder la surface de la planète selon une trajectoire plus dangereuse mais plus directe qu'à leur premier débarquement. Les tempêtes de hautes altitudes qui sévissaient au-dessus de l'équateur secouèrent et jetèrent le véhicule d'assaut dans des courants et des vents bien plus puissant que ceux de la Terre. Sans préavis, le calme spatial avait fait place au remugle et aux rugissements des éléments. L'air sur la coque siffla et se chargea de milles traînées de feu, tandis que les vibrations du métal remplissaient le cockpit et la soute d'inquiétantes notes. Parmi le flot des visages dans les tourmentes et les caprices aérien du monde étranger, seul le visage de Guilhem exprimait une réelle peur. Non pas de cris et de grimaces claires, mais davantage dans les gémissements et les tensions qui animaient les muscles de son visage, harmonie macabre que les gouttes de sueur perlant de son front rendaient plus réalistes. Lorsque Flinn s'en aperçut, il entama de chanter un vénérable chant de guerre propre à son peuple. Étrangement, les sonorités étrangères apaisèrent l'adjudant, qui se laissa emporter dans une douce torpeur. Petit à petit, la violence des éléments se superposait et magnifiait les longues syllabes, vibrantes et vivantes, qui s'échappaient des gorges de chaque soldat. Guilhem se prit à penser que le reste du voyage se passerait sans anicroche. Une alarme rougeoyante hurla dans le cockpit, suivit de l'avalanche de jurons du pilote.
Accrochez vos systèmes de fixations ! cria-t-il.
Une bourrasque bien plus violente que les précédentes envoya l'esquif rouler sur bâbord, le transformant en centrifugeuse. Guilhem sentit les cyborg de l'équipage passer sur un mode de communication propre à eux. Ce qu'il en percevait s'approchait vaguement de l'expérience de télépathie qu'il avait ressentie, et un vague mal à l'aise emplit son esprit. De longues minutes, la situation sembla ne pas s'arranger. Parfois, l'adjudant sentait les moteurs de la navette s'allumer avant de s'éteindre à nouveau, vaines griffes sur un oiseau de proie indomptable, se débattant furieusement pour détrousser son chasseur. Guilhem serrait les dents, fermait les yeux, tentant vainement de retrouver cet état de paix qu'il avait éprouvé au contact des chants antiques de Naneyë. Mais plus aucun soldat ne semblait disposé à chanter.
Lorsque le bâtiment retrouva son assiette, le jeune homme crut d'abord que ses perceptions lui jouaient des tours. Il comprit et accepta cet état de fait lorsque, ayant consulté les relevés télémétriques que lui indiquaient les senseurs de son nouveau corps de cyborg, il ne put réfuter une vérité scientifiquement établie. Une question s'imposa alors à lui : pourquoi restait-il en lui trace de ce bouillonnement de mouvements, de tourbillons et de voltes infinies à la frontière d'un monde et de l'espace environnant ? Il ne put apporter de réponse, la main gantée d'acier de Flinn se posa sur son épaule.
Tout va bien ? demanda ce dernier.
Je crois que oui, mon commandant.
Un vulgaire jet stream, commenta Flinn. Un courant de haute altitude trop mince pour être repéré. Je crois que nous pouvons dire merci à notre pilote. Sans son tact et son expérience ...
Il n'ajouta rien. Guilhem comprit aisément ce que cachait cette absence de mots. Le reflet d'une mort atroce se dessina en lui, il la chassa sans ménagement.
La descente sera-t-elle aussi ... mouvementée, mon commandant ?
Sur les cent cinquante kilomètres de stratosphère à parcourir, nous n'en avons parcourus que quinze.
L'information ne laissa aucune illusion à Guilhem. Le reste du trajet ne s'annonçait pas sous les meilleurs auspices.
Le fracas du vent rejaillit presque aussitôt, mais l'appareil ne roula pas. Bien au contraire, il semblait qu'il s'enfonçait vertigineusement vers la surface. Guilhem n'eut aucune idée de la vitesse approximative qu'infligeait le pilote à la navette, et il ne souhaitait jamais le savoir. Aux secondes succédèrent les minutes, aux secousses répondaient les calmes éphémères et surréalistes, mais jamais la boule qui étreignait sa gorge ne se desserra. La lumière de l'étoile de Barnard décroissait dans l'épais manteau cotonneux des nuages, puis l'éclat de la foudre transperça le pare-brise sans aucune sommation. Le pilote jura à nouveau, tenta une nouvelle manuvre à laquelle l'adjudant ne comprit rien. Il se sentit perdu, comme abandonné dans cette mer sans eau, mais rempli de formes fantasmagoriques où luttait le vaisseau.
Soudain, la face crevée de verdure de la forêt luxuriante de Barnard Prime imposa son écrasante consistance au pilote. Au même moment, l'information tragique qui devait emporter l'escadron d'Externes vers un drame cruel se manifesta en un message concis dont seule la clarté ne pouvait faire penser à une boutade de mauvais goût. Le pilote s'était retourné vers ses camardes, l'air terrifié.
Ils ont fait tomber un poste de tir. Et nos brouilleurs ont été réduits en miette par la foudre.
Cinq longues secondes volèrent dans la navette. Chacun regarda chacun, Guilhem étreignit avec force la main de son supérieur, et la déflagration d'un tir de laser aux teintes chamarrées broya la structure dans un rugissement infernal.
La brèche aspira l'air en un instant. Tout ce qui n'était pas attaché à bord s'échappa par le même chemin. La température dégringola bien en dessous des seuils tolérables pour tout être vivant. La normalité s'enfuyait en hurlant, emportant avec elle l'espoir d'une mission sans histoire, sans drame et sans sacrifices. La mort s'accrochait à chaque ombre, chaque recoin du bâtiment qui ne s'était pas encore désagrégé sous l'effet combiné des vents destructeurs et de la chute désormais libre qui précipitait chaque confédéré présent vers un destin funeste.
Flinn s'était évanoui. La dépressurisation avait entraîné la fermeture immédiate de son armure. Un lourd casque protégeait sa tête tandis que la pression en air à l'intérieur de l'armure retrouvait des proportions acceptables. Mais son précieux cerveau n'avait pas supporté le différentiel brutal, long de quelques secondes, et son esprit flottait dans une molle résignation où le songe n'avait pour couleur que l'éclat des ténèbres. Une secousse plus brutale que toutes les autres le fit revenir au monde des vivants. Malgré l'affichage chargé de symboles de son visuel, il distingua la forme raide du casque de Guilhem. Une sphère couturée de segments rectilignes, bardé d'instruments de mesures, et dont les optiques renvoyaient une teinte rougeoyante.
Mon commandant, est-ce que tout va bien ?
Ça ira, grogna Flinn en se redressant dans son siège.
Toujours solidement attaché par son harnais, il détailla les relevés médicaux qui ne cessaient de bourdonner à ses oreilles, l'avertissant de la syncope dont il avait été victime. Il balaya les rapports sans précautions, d'autres urgences le brûlant de questions.
Le pilote ?
Guilhem secoua la tête.
Je ne sais pas, mon commandant. Les faisceaux de communication avec le cockpit sont rompus.
Et les ondes courtes ?
Je n'ai pas d'émetteurs sur moi.
Et le sergent Fletch ? Les autres sous-officiers ?
Trop loin et trop de débris volants pour que je les joigne en faisceau optique direct.
Flinn pesta. Il devait prendre une décision, et rapidement. Personne ne pourrait accéder au pilote, et à défaut aux commandes de la navette, pour peu qu'elles soient en état de fonctionner. La rudesse des vents ne l'incitait pas à se défaire de l'unique protection qui le maintenait en place. "Mais si je ne fais rien, ce ne sera plus une navette, mais un cercueil volant qui atterrira sur Barnard Prime", songea-t-il. Il ne pouvait pas reculer, mais la perspective qui l'attendait vrillait chacun de ses organes. Presque machinal, il dégrafa la fermeture du harnais, agrippa à un rebord à porte de main, et s'y maintint avec toute la force dont il pouvait user.
Mon commandant, c'est de la folie ! hurla Guilhem dans son casque.
Flinn n'avait pas le loisir de lui répondre. Il se hissa vers l'avant de la navette, les pieds ballants, luttant à la force de ses mains pour ne pas être aspiré vers l'extérieur. Et tandis qu'il progressait, centimètre après centimètres, l'officier prenait la pleine mesure de la hardiesse déraisonnable de sa décision. Le temps lui laissait le privilège de constater l'aberrante réalité.
Gisant dans un harnais à moitié noircie, la dépouille du sergent Fletch bringuebalait aux rythmes des soubresauts de la navette. Un éclat de métal avait transpercé son armure, et dans le même temps bloqué le système de déclenchement de son casque. Un sourire pâle glaçait ses lèvres, les touffes de poil de sa tête virevoltant en tous sens. Il semblait presque vivant, prêt à partir au combat, vif et puissant. Flinn ne perdait pas seulement l'un des membres de la grande famille de son espèce, mais également un soldat efficace, dont la rudesse manquerait pour les combats qui l'attendait. Il s'approcha du corps, par respect, marmonna une courte prière et referma sa gueule béante d'où pendait une langue blanchie et gelée. Et il poursuivit.
Le cockpit se rapprochait avec une lenteur douloureuse. Ses muscles lui faisaient mal, et il se résigna à sortir les griffes de son armure pour ne pas décrocher. Chaque centimètres lui arracha un grognement étouffé, et serrant les dents, Flinn se maudissait d'avoir été si fou, si présomptueux. Il détourna un instant son regard vers Guilhem, ne trouvant qu'un casque là où il s'attendait à contempler le visage ironique du cyborg. Il savait qu'il ne viendrait pas l'aider. Le jeu qu'il avait créé ne laissait pas au noble sous-officier le loisir de se joindre à sa périlleuse aventure. Flinn lui-même l'aurait interdit. Les règles de bienséance qu'il avait servi une vie durant ne se briserait pas sur l'autel de la nécessité, dût-il en mourir. "Un héros ne peut pas agir ainsi".
Un dernier coup de griffe à même le sol le hissa jusqu'au pied du lourd fauteuil où était fixé le pilote. Dans un ultime effort, il déplaça sa masse besogneuse jusqu'à se retrouver accroupi, et secoua violemment le corps du soldat. Contre toute attente, il détourna la tête, et le fixa. Il avait enfilé son armure, détail qui avait échappé à Flinn lorsqu'il l'avait vu en pénétrant dans le vaisseau. Un casque ceignait sa tête, et bien que visiblement impuissant, l'homme n'avait pas interrompu sa tâche. La navette, tombante plus que volante, avait toujours son moteur et ses ailerons de directions. Flinn se câbla directement sur le pilote, rassuré d'avoir fait preuve de pugnacité. Comme si le soldat prenait soudain conscience de la nécessité de ce qui les attendait, il activa la fermeture de secours du cockpit. Le vent cessa aussitôt.
Pourquoi ne l'avez-vous pas fait plus tôt ? s'étonna Flinn avec une pointe de soupçon.
Je viens seulement de reprendre conscience.
L'explication suffit à l'officier.
Il faut que nous nous posions.
Je le sais, mon commandant. Mais avec un trou large comme trois hommes dans la paroi du vaisseau et la structure porteuse déviée, cela s'annonce assez compliqué. C'est un véritable miracle que la navette tienne encore.
"Un miracle meurtrier... Combien d'Externes sont morts ? "
Vous pouvez faire quelque chose ?
Nous n'allons pas avoir le choix, mon commandant. Je nous déroute vers la mer intérieure. Nous amerrirons, en priant le Dieu-Machine pour que les armures nous sauvent.
Pourquoi ne pas remonter vers l'Ankara ?
Trop de distances, pas assez de puissance motrice. Ils ne sont qu'à un tiers de leurs capacités. Ce sera juste assez pour maintenir la navette en vol le temps de la poser. Et si nous sommes visibles en sortant de la couche nuageuse en retournant dans l'espace, croyez bien que les rebelles se feront une joie de finir proprement le travail ...
Flinn n'avait pas pensé à cette éventualité. Avec du recul, il s'étonne même que la navette n'ait pas été la cible d'un nouveau tir. Plus le temps passait, plus leurs chances d'être à nouveau dans le collimateur de l'infernal rayon de mort aux mains des rebelles croissaient.
Sergent, si jamais vous nous tirez de là, je vous assure une promotion juteuse.
Encore faut-il que nous arrivions jusque-là, mon commandant.
Vous pouvez m'assurer une communication avec le reste des membres à bord ?
Le pilote effectua une série de manuvre sur la console de pilotage, puis secoua la tête.
Les faisceaux principaux sont coupés. Les secondaires se sont mis en sécurité lors de la décharge. Il faudrait les réarmer.
Et comment doit-on procéder ?
Derrière moi à tribord, il y a une trappe. Vous l'ouvrez, il y a un coupe-circuit automatique. En branchant votre armure dessus, vous devriez pouvoir réamorcer le système.
Bien.
Flinn sexécuta. Lorsquil entreprit d'ouvrir la trappe, un puissant courant d'air s'échappa du cockpit. Il serra les dents, cala ses jambes pour ne pas glisser, et effectua la manuvre dont le chargeait le pilote. Après quelques secondes d'hésitations, il trouva le mécanisme dont il était question, et le connecta sur son armure.
C'est fait, déclara-t-il simplement.
La seconde suivante, une série de râle vinrent lui racler les oreilles. Il ne put retenir un sourire.
Merci sergent.
Attendez un peu pour ça, mon commandant. Recommandez nous plutôt aux bons soins du Dieu-Machine.
J'y songerais. En attendant, puis-je me défaire du coupe-circuit ?
Trop peu d'électricité dans les générateurs. Si vous vous retirez, la radio ne fonctionnera plus.
Très bien. Alors je crois que je n'ai pas beaucoup d'autre choix ...
Flinn se redressa, s'assit à même le plancher, et se calla contre le mur.
Ici le commandant Flinn. A l'adresse de l'escouade delta de la Confrérie des Externes. Procédure d'urgence suite à un tir ennemi. Que chacun décline son identité et son grade, afin que nous évaluions notre potentiel d'attaque une fois au sol.
Étrangement, Guilhem entama le premier la longue liste des noms et des voix. Dans un calme surnaturel, la procédure réglementaire se déroula sans le moindre problème, pour se conclure par le ton sec et concentré du pilote. Sur les trente-cinq hommes présents à bord lors de l'embarquement, neuf avaient péris, cinq étaient inconscient, et une bonne partie semblait encore être sous le choc.
Nous chanterons nos morts plus tard, reprit Flinn. Pour le moment, nous allons nous en remettre au Dieu-Machine, ainsi qu'aux mains expertes de notre pilote. Sergent, que pouvons-nous faire pour maximiser nos chances de survie ?
Le pilote hésita de longues secondes quant à la marche à suivre.
Si cela vous est possible sans vous mettre plus en danger, essayez de vous regrouper vers l'avant. En vous tassant un peu sans vous mettre dans les harnais, je pourrais fermer la première partie de la soute pour nous isoler de la brèche. Nous pourrons gagner en stabilité et en sécurité, mais vous serrez un peu plus malmené.
Et les corps de nos frères ?
Flinn soupira. La décision était cruelle, mais leur survie ne pouvait pas souffrir de considérations éthiques.
Vous laissez les corps là où ils sont, s'ils ne gênent pas. Dans le cas contraire, vous les détacherez.
Mais, mon commandant, intervint un Naneyë... Les règles...
Nous ne pouvons pas nous sauver et les garder avec nous. Je suis bien conscient que nous ne respecterons pas les rites de notre peuple, mais nous devrons faire avec. Ensuite, je ne suis pas sûr que mourir pour des rituels ancestraux soit une chose très bénéfique. Nous sommes des soldats du Dieu-Machine. Nous avons une mission. Nous ne pouvons pas nous permettre d'échouer alors que nous sommes près du but.
Un silence absolu suivit les propos de Flinn. Un silence qui semblait donner son assentiment.
Je vous donne quelques instants pour bénir les corps. Mais dans cinq minutes, nous devons avoir effectué la procédure que nous recommande le pilote. Il en va de notre survie.
Flinn détourna son regard vers le sergent, qui leva un pouce en signe d'approbation. Les soldats survivants réussirent à se mettre en sécurité sans qu'aucun d'eux ne disparaisse dans le gouffre lumineux du ciel. Le vent violent n'arrangeait rien, mais les armures dont étaient équipés les Externes leur permettaient d'effectuer la tâche. Ils luttèrent, s'accrochèrent pour ne pas disparaître à leur tour, parvenant également à s'occuper des hommes encore inconscients. Les corps des camarades morts furent bénis selon les coutumes, et laissé aux éléments furieux qui continuaient de secouer la navette de temps à autre. Et lorsque tous purent se tenir dans l'espace étroit désigné par le pilote, Guilhem en informa le commandant.
Nous sommes prêts, mon commandant.
Flinn relaya l'information, et les deux énormes mâchoires des portes de la soute se refermèrent rapidement. Le vent cessa aussitôt, la navette retrouva un semblant de stabilité, et la tension qui les animait retomba.
Bon travail, messieurs. Je coupe la radio.
Flinn se détacha, se redressa, salua le pilote et ouvrit la porte du cockpit. Malgré la figure sans vie des casques, il imaginait très bien le visage de chacun de ses hommes. Un sourire mêlé de tristesse, un déchirant soulagement, empreint de culpabilité et d'une colère que la vengeance saurait attiser en temps voulu. Ils étaient prêts à combattre, prêt à tuer, et s'en remettaient à présent aux individus capables de les mener sur le sol impie de Barnard Prime.
8.
Un éclair zébra les nuages. Le grondement du tonnerre roula, telle une vague furieuse, jusqu'au vaisseau hésitant.
Impact moins deux minutes, lâcha d'une voix atone le pilote.
Da la soute, tous se regardèrent. Depuis près d'une heure, le miracle du vol sans stabilité de la navette animait chaque soldat d'une crainte mêlée d'espoir. La crainte de ne jamais voir le sol de Barnard, l'espoir de quitter cette planète qui se montrait si hostile à la Confrérie. Sur les holos monochromes rediffusant les extérieurs du vaisseau, la masse rouge et pourpre des nuages tempétueux. Si le vent s'était assoupi, c'était l'activité électrique déraisonnable qui donnait à présent quelques sueurs froides aux moins téméraires de l'escouade.
Impact moins une minute.
Le ciel se déchira. La lueur atone du jour prisonnier sous la masse grise venait frapper sans force la surface chamarrée d'un lagon entourée de crêtes montagneuses, de forets aux teintes enchanteresses, et de plaines dégarnis où aurait pu s'ébattre une faune riche.
Tout le monde en position de sécurité. Protocole amerrissage d'urgence.
Le moteur se coupa. La navette se redressa, soulevée par une rafale inopportune, avant que le nez de l'engin pique dangereusement vers les bleus et les lapis de l'eau de la mer, quelques milliers de mètres plus bas.
Nos coordonnées d'arrivée seront distantes d'environ cent kilomètres par rapport à celles programmées initialement. La position enregistrée des rebelles se trouve cent dix kilomètres au nord d'ici. Bonne chance.
La radio se coupa. Personne ne comprit pourquoi un tel message fut diffusé. Guilhem, anxieux, s'attendait au pire. Il se demanda si la mort viendrait encore faucher le champ aux épis courbe qu'était la masse des survivants présent à ses côtés. Il n'avait pas particulièrement apprécié la vision des cadavres, et il nespérait pas faire partie du lot commun des morts et des blessés avant longtemps encore.
Les moteurs rugirent plus que jamais. Le cri des gaz contre le métal résonna comme l'agonie d'une bête cruelle et avide, au soir de sa noble vie, un ultime défi au temps qui volait son essence. L'assiette de la navette varia à nouveau, brusquement, puis ce fut le choc. Guilhem se retrouva propulsé vers le plafond, et s'y cogna durement. Prévoyant, il avait réenclenché son casque, et s'en félicita sans un mot. Une tôle grinça, se détacha, laissant à voir l'eau filant tout autour de ce qui fut le convoyeur de l'escouade. L'eau s'engouffra dans la soute. Les cris des soldats remplirent la radio, Guilhem s'échappa par la brèche improvisée qui se découpait à présent, à moitié immergée, sur la vision presque surréaliste d'un cocotier berçant, lointain, son doux épi de feuille aux vents chamarrés chargés d'embruns. Ses oreilles sifflaient, une migraine redoutable tamponnait sans ménagement chaque centimètre carré de son crâne. Puis à nouveau, le noir l'envahit.
Lorsqu'il reprit connaissance, Guilhem s'enfonça dans les flots. L'armure, lourde de plusieurs centaines de kilos, lentraînait rapidement vers le fond obscure des abysses. Sans qu'il ne le commande, un système de flottage le remonta sans douceur vers la surface. Plusieurs sacs remplis d'air comprimé le portèrent jusqu'à la surface, où il se maintint sans difficultés. Les différentiels de pression auxquels il était soumis malmenaient son esprit, et il avait les pires difficultés à rassembler ses esprits. Lorsquenfin sa conscience retrouva un semblant de consistance, une terrible imagerie lui tendait les bras.
Le spectacle de la navette crépitant d'étincelles, proue enfoncée sous les eaux, poupe montante comme pour caresser le soleil dans un zénith inexistant, cette vision le glaça jusqu'aux entrailles. Une dizaine de confrère étaient restés à bord, il entendait clairement leurs appels à l'aide, et il se tenait là, ballant, à vingt mètre de la carcasse gitant, tandis que des flots de bulles montaient à l'assaut de la surface, et que la masse de métal s'enfonçait inexorablement, gardant en elle la dot que la Mort attendait avec impatience. Dans la radio, de longues minutes, les cris affluèrent. Puis ce furent les chants résignés et les prières aux morts qui relayèrent la détresse et l'absurdité de la situation. Parfois, le claquement d'un fusil tenu à bout portant frappait aux oreilles des survivants. Le suicide valait mieux que la noyade.
Guilhem ?
La voix rauque de Flinn perça par-dessus toutes les autres. Toujours dans l'eau, abruti par ce qu'il venait de vivre, le jeune adjudant ne comprit pas immédiatement que son sauveur avait survécu.
Guilhem, me reçois-tu ?
Affirmatif, mon commandant, répondit lintéressé d'une voix éteinte.
Guilhem, beaucoup d'hommes sont à la mer. Les premières terres viables se trouvent à un peu moins de deux mille mètres.
Je ne comprends pas où vous voulez en venir, mon commandant ?
Toutes les armures possèdent un système de survie à flotteur.
Mais pas de propulsion.
Exact, confirma Flinn. Sauf que dans ton cas, ce n'est pas une simple armure. Tu ferais bien de consulter ton IA.
Guilhem se rappela avec une pointe d'amertume que le corps qui le portait n'avait plus rien à voir avec la souplesse et la chaleur d'un corps humain. Il était un cyborg, un hybride de sang et d'acier. Et dans cette situation précise, il se félicita de ne plus être aussi sensible à tous les tracas physique qui pouvaient animer un individu encore dépendant de bien des contingences physiques. Il ne mourrait pas d'épuisement. Il ne se noierait pas. Peut-être même disposait-il d'une capacité qu'il n'aurait pas encore eu le loisir de découvrir... Brusquement, l'évidence s'imposa à lui. A la fois fier et intrigué, il relança la communication avec son supérieur.
Mon commandant, vous êtes toujours là ?
A cinquante mètre sur ta gauche, oui, toujours, railla Flinn. As-tu trouvé ?
Le système anti-gravité ?
Je vois que tu as vite compris. En t'en servant sans trop puiser dans les réserves de ton générateur, tu pourrais nous ramener jusqu'à la cote. Mais seul, tu n'y arriveras pas.
Et comment comptez-vous faire alors, mon commandant ?
Faire passer des cordes, et regrouper tous les cyborgs de l'escouade. Vous devez être six, cela suffira amplement. Je vais m'arranger pour créer un canal de communication entre toi et les autres, et vous vous arrangerez pour former quelque chose d'efficace.
Et comment ferez-vous pour encorder tout le monde ?
Tu verras bien assez vite.
Comme convenu, Flinn s'arrangea pour que les cyborgs de l'escouade puissent communiquer efficacement. Il dégagea un faisceau d'onde courte, et Guilhem se retrouva soudain entouré de soldats et de sous-officiers pour lesquels il éprouva une certaine admiration et un grand respect. Il ne les vit pas physiquement, et il ne pouvait qu'imaginer ce que leurs corps avaient endurés tout comme le sien pour arriver jusqu'à cette perfection que vantait le culte Mécaniste. Guidé par ses aînés, Guilhem activa le système anti gravité qui se logeait dans son dos. Mal à l'aise, il avança avec milles précautions jusqu'au point de rencontre le plus proche. Là, un autre adjudant du nom de Randir le prit en charge et reprogramma les répulseurs, tout en conformant son système de guidage aux attentes de la situation. Guilhem se sentit étrangement stupide face à l'improvisation qu'il ne pouvait que contempler. Il était adjudant certes, mais il se sentait soudain inutile, trop conscient de la place que son père avait créé pour lui, et qu'il n'avait jamais vraiment gagné.
Adjudant de Choire ? questionna Randir.
Oui ?
Vous n'aurez pas grand-chose à faire pendant la traversée. J'ai décidé de prendre en charge le guidage de vos répulseurs... Cela évitera de perdre trop de temps.
Très bien mais ... à quoi vais-je être utile ?
Regardez, et attendez que le temps passe.
Je serais un poids mort...
Je préfère un poids mort qu'un soldat qui prend de mauvaises décisions. Moins vous en ferez, plus vous m'aiderez.
Ce genre de propos désarçonnait Guilhem, mais il devait apprendre la rigueur et la discipline qui courrait dans les rangs de la Confrérie des Externes. Le cur grossi d'émotions contradictoires, il se lassa porter dans le vrombissement creux des répulseurs, spectateurs de sa propre action, étranger à son propre corps.
L'étoile de Barnard semblait ne jamais vouloir se coucher. Au-dessus du lagon, vers cet ouest imaginaire que les cartographes avaient décrété par esprit de convention, la rotondité incandescente lançait ses derniers feux empourprés sur l'eau et le sable noir, dans le flux et le reflux des vagues étirés en minces bandes d'eau bordées d'écumes. Cette plage incarnait à elle seule le cliché vieillissant des quelques paradis terrestres perdus, lieux d'idylles et de repos de ce que les Hommes avaient connus avant la guerre. La Confédération avait oublié la notion même de vacances, et ces îlots étaient souvent retournés à l'état d'abandon. Guilhem n'en avait jamais vu que de vieilles photographies et quelques vidéos aux couleurs flétries. Longtemps, il avait imaginé qu'un jour, bien plus tard dans sa vie, il en foulerait le sol. Il aurait retiré les lourdes bottes qui déjà dérangeaient ses pieds dans les classes préparatoires de lAcadémie. Il se serait rué dans l'eau tiède et salée, bercé par le chant éternel des alizés sous un ciel bleu et infini. Une impression d'intemporalité et de perpétuel présent aurait alors surgit pour ne jamais repartir. Guilhem se serait arrêté ici, sur un confetti blanc piqueté de verdure, une pause qui n'aurait jamais cessé.
Les balises radios planté dans le sol auraient pu être les totems d'une modernité aux dieux étranges. Un grésillement continu emplissait les écouteurs et les senseurs auditifs. Avec ironie, Guilhem songea que la voix des morts pouvait très bien ressembler à ce bruit blanc, sans but, qui toujours accompagnait les guerriers dans leur uvre, où qu'ils aillent. Et que les prières, les génuflexions, les attitudes pieuses et les superstitions ne constituaient qu'une robe de cérémonie pour une prêtrise dont la religion n'aurait pas su le vêtir autrement. Rendre hommage aux disparus lui avait paru évident au début, mais les litanies qui s'égrenaient dans l'air fraîchissant depuis près de deux heures le rendait plus enclin à la sobriété et au recueillement silencieux, à la solitude que rien ne peut apaiser ou faire disparaître. L'effet de groupe qu'il observait d'un il discret l'en aurait presque rendu malade. Mais il ne pouvait ni ne devait en aucun cas venir perturber le cérémoniel. Aussi futile trouvait-il cette pompe, il ne pouvait que comprendre l'horrible nécessite du sacrifice que représentait les vies perdues, les soldats et les frères d'armes à peine entrevus dans la navette et dont toute la teneur de leurs vies n'était qu'un épais mystère. Il éprouvait un respect certain et une empathie étrange pour eux. Ils ne s'étaient pas battus, mais ces militaires-là se voyaient gonflé dorgueil et d'honneur par leur disparition. Une situation étrange, que Guilhem n'avait jamais observé, jamais interprété, et qui devait pour toujours modifier la perception des plages qu'il avait eu jusqu'alors.
Le poste de tir qui nous a eus dans sa ligne de mire est situé sur le trajet qui doit nous emmener jusqu'aux rebelles.
Vous en êtes sûr, mon commandant ?
Flinn hocha la tête, catégorique. Il passa son doigt sur les lèvres, fit léviter son autre main sur la sphère modélisée par le projecteur holo installé à même le sable de la plage. Barnard Prime, représenté dans ses circonvolutions et sa géologie complexe luisait de mille feux sous la voûte constellée d'étoile.
Je suis affirmatif sur ce sujet, reprit Flinn.
Et je suppose qu'il nous faudra prendre ce même poste de tir ?
Le soldat qui l'interpellait pour la seconde fois ne montrait aucune inquiétude. Sa voix trahissait la simple certitude, le constat du réel qui devait faire fléchir ou non les choix tactiques qui seraient pris au cours de cette soirée.
Hugo Point est une base arrière sans grande envergure. Quelques installations défensives primaires, un générateur électrique de puissance moyenne, de quoi loger dix à quinze personnes, et bien évidemment, ce canon. Il était censé défendre le ciel de Port-Kristian, et sécuriser les convois de minerais jusqu'à leur mise sur orbite. Une précaution établie au temps de feu le Très Saint Oddarick, dans l'éventualité d'une attaque venue du ciel.
Une précaution qui nous empoisonne, nota Guilhem, silencieux depuis plusieurs heures.
Une suggestion à faire, adjudant de Choire ? questionna Flinn.
Je me demandais simplement s'il était bien prudent d'attaquer une place forte sans appui au sol.
Il reste l'Ankara et son armement, argumenta le Naneyë.
S'ils tiraient, ils réduiraient en cendre Hugo Point, ainsi qu'une bonne partie de la zone avoisinante. Vue la puissance des canons à bord, je dirais ... Dans un rayon de vingt à trente kilomètres. Les rayonnements exotiques rendraient le terrain inexploitable pour des centaines, voire des milliers d'années. Il se trouve hélas que le sous-sol du secteur d'Hugo Point est aussi riche en minerais rares, sinon plus, que celui de Port Kristian. Et ce qui se trouve en dessous du canon est d'une utilité de premier ordre pour les décennies à venir.
Il avait accompagné sa parole d'un geste franc, pointant le sable sans trembler, sûr de son raisonnement.
Voilà pourquoi l'Ankara ne peut pas régler seul le problème, conclut-il.
Une très bonne analyse, nota Flinn.
Mais un véritable casse-tête. Sans l'Ankara pour nous envoyer des hommes, prendre Hugo Point serait un véritable défi, poursuivit Guilhem.
Et sans neutraliser le canon qui nous a touchés, impossible de faire venir des troupes au sol. Comme le dit un vieil adage, "de deux maux, choisir le moindre". Et c'est exactement ce que nous allons faire, répliqua Flinn.
Un silence pesant s'installa sur le campement. Un feu crépitait dans un âtre de fortune, délimité par quelques galets aux rondeurs parfaites. Tous les militaires groupés autour de la providentielle chaleur semblaient attendre un dénouement à cet affrontement de stratégies.
L'Ankara possède évidemment un tel armement, concéda Flinn. Mais ce n'est pas d'armes aussi puissantes et aussi évidentes dont je voulais parler.
Et de quoi donc, mon commandant ? interrogea Guilhem.
Vous ne voyez vraiment pas, adjudant de Choire ?
Un instant s'éternisa. Guilhem plaça un index sur son front, s'y appuya, réfléchit. Une lueur s'installa dans la prunelle de son il organique.
Les départements de tactiques, et plus particulièrement les observatoires, murmura-t-il.
Exactement, renchérit Flinn. Les capacités d'observation de notre aimable caboteur sont aussi fines que sa puissance de feu est redoutable. Dès quune liaison radio sécurisée pourra être durablement établie, nous aurons alors des yeux et des oreilles soigneusement à l'abri pour nous guider. Et nous pourrons alors nous occuper du cas de ce maudit canon.
Nous ne sommes plus que dix-sept hommes, dont trois ne sont même pas en état de servir, ajouta Guilhem. Je ne suis pas certain que ce rapide calcul...
Nous sommes des Confrères, coupa Flinn. La fine fleur de la Confédération. Une unité d'élite qui est venu à bout de situations plus périlleuses que celle qui nous attend dès demain. Oui, nous avons perdus près de la moitié de nos camardes. Oui, nous sommes probablement perdants dans un simple compte mathématique des forces en présence. Mais nous sommes bien armés. Nous avons un appui tactique quasi-certain. Et puis nous aurons un très bon effet de surprise qui ne peut que faire basculer la situation en notre faveur, pour peu que nous le conservions intact. Nous arriverons à prendre Hugo Point, nous y tuerons tous les chiens d'hérétiques qui se lèveront face à nos fusils, et nous partirons vers ces points de coordonnées où nous attend notre destin. Notre destin, et notre gloire future.
Un concert d'approbation souleva le cur de l'assemblée.
Alors, adjudant de Choire, prendrez-vous le risque de devenir un héros ?
Guilhem toisa Flinn, se leva, se mit au garde à vous, et prononça d'une voix forte.
Je servirai la Confédération dans la force et dans l'honneur. Le Dieu-Machine est mon maître, et j'en suis à tout jamais le fidèle serviteur.
La nuit fut courte. Le silence des corps composa un écho étonnant au silence des âmes. Guilhem, pourtant, ne sut trouver le sommeil. Il patienta jusqu'à l'aube, dans la clarté de trois des dix-neuf lunes de la planète, le regard vide et porté vers l'horizon teinté d'ambre. Il repensait sans cesse à cet échange vif mais non moins dénué dintérêt que le commandant lui avait imposé. Il n'avait pas souhaité s'exposer ainsi face à ceux qui avaient été forcé de l'accepter parmi eux. Il n'avait jamais voulu se montrer trop orgueilleux ou trop impulsif dans un débat concernant des choix tactiques devant lesquels il avait était contraint de s'incliner. Le Naneyë avait étudié bien plus de possibilités que lui-même, et l'avait adroitement mouché et rallié à son point de vue. L'aube naissante signait le premier acte d'une aventure qu'il savait risquée. Hugo Point pouvait tout aussi bien être l'écrin d'une resplendissante victoire que le caveau verdoyant de leur échec face à une rébellion sûre d'elle. Il partirait dans l'heure suivant le lever de l'étoile de Barnard, avec ou sans liaison stable entre l'Ankara et eux. Flinn en avait décidé ainsi. Pousser le destin lui avait toujours profité. Il n'aurait pas pu se résoudre à fléchir face à l'adversité.
Guilhem observait la nature enchanteresse professer son hommage à l'astre naissant. Le chant de milliers d'oiseaux s'éleva dans le ciel clair au même instant, couvrant jusqu'au bruit du ressac, tirant les endormis de leur repos sans sommations aucunes. Quelques-uns salertèrent, avant de comprendre la situation. Flinn lui-même grogna des paroles incompréhensibles, avant de se redresser, abruti de rêves et de sensations s'évanouissant face à l'aurore. Un cri, plus vif et frais que les autres, l'incita à sortir définitivement de sa torpeur.
Sergent Leenk, un problème ?
Le relais radio est stabilisé, mon commandant. Nous avons un contact direct et permanent avec l'Ankara.
Tiendra-t-il y compris lorsque nous serons dans la jungle ?
La faisceau est assez puissant pour ne pas être coupé. La fréquence a été ouverte pour l'occasion.
Voilà donc une bonne nouvelle. Vous pourrez gérer le relais pendant notre progression ?
Sans problème, mon commandant. Le matériel tiendra le choc. Et puis je peux moi-même assurer une partie du travail des antennes.
Il pointa son index droit sur une lourde plaque couvrant une bonne moitié de son crâne. Le geste fit sourire l'officier.
J'oubliais de quoi sont capable des cyborgs, parfois... Vous avez toute ma confiance, sergent.
Et vous ne serez pas déçu, mon commandant. Vous avez ma parole.
Dans ce cas ...
Il s'éloigna de quelques pas, et énuméra sans violence ses ordres. Hormis le sergent et Guilhem, quatre sous-officiers composaient à présent l'escouade, parmi lesquels le sergent Raw, pilote dont les talents les avaient sauvés pour partie de la noyade et d'une mort certaine dans les eaux de cet océan à la beauté trompeuse. Raw relayait les ordres de Flinn avec une efficacité redoutable. Il avait trouvé sa place avec une telle aisance qu'il en obscurcissait presque la présence de Guilhem. Seul dans un coin, il patientait, donnant çà et là un peu de sa bonne volonté pour aider à ranger le matériel. Mais dans cette mécanique bien huilée, il était superflu. Ses estimations d'un départ après l'aube furent vitre contrarié, tant les Externes avaient été rapide à défaire les traces de leur passage. Moins d'une trentaine de minutes après leur réveil, les hommes de l'escouade ne laissait derrière eux que le trace noircie d'un feu de camp sur une plage déserte, un tas de cendre encore fumant qui élevait les restes de son activité en une suie légère, volant au vent de l'aube, tandis que le soleil de Barnard Prime venait d'effleurer la rectitude du sol.
9.
Hugo Point se trouvait à vingt-cinq kilomètres du lieu du crash. A vol d'oiseau, la distance semblait ridiculement faible. D'un promontoire naturel, il n'aurait pas été difficile de distinguer la colline où se dressait le canon ionique, aux dimensions spectaculaires. Le long cylindre tendu vers le ciel aurait pu cracher une nouvelle salve lumineuse, un trait de foudre pointé à l'oblique du sol, meurtrier messager à l'adresse fascinante. A vol d'oiseau, l'escouade n'aurait eu aucune peine à atteindre cette cible désignée, aidée par les formidables armures que portaient les soldats la constituant. Au milieu d'une après-midi bouillante, sous l'éclat cru de l'étoile de Barnard, les militaires auraient sonné lhallali et la curée aurait duré une poignée de minutes, prologues sanglant d'une victoire écrasante. A vol d'oiseau, Hugo Point n'aurait été qu'une étape mineure vers un triomphe écrasant.
Mais ils ne parcouraient pas cette distance à vol d'oiseau. Et dans l'enfer vert d'une jungle desséchée par des mois de chaleur, Hugo Point était un objectif lointain, un mirage qui s'évanouissait à mesure que s'éloignait du lagon la poignée de serviteurs du Dieu-Machine parti pour conquérir ce monticule tombé sous la coupe des rebelles. Partis à l'aube, les Externes avaient parcourus à la mi-journée un peu plus de douze kilomètres. Le relief accidenté laissait à penser que la distance à parcourir serait bien plus proche de la quarantaine de kilomètres. Les vallons et les escarpements barraient la route, en géants séditieux et irascibles, assoiffé du découragement des combattants, de la fatigue, de la chaleur et de l'étouffante humidité. Après dix heures de marche, Flinn fit signe de s'arrêter. Le bord d'une rivière, qui se déchirait entre des rapides au bouillon laiteux, était le lieu le plus propice qu'ils rencontraient pour une première halte. Tous les soldats qui n'était pas physiquement augmentés par des implants cybernétiques haletaient et gémirent en s'asseyant sur les troncs et les souches d'un bosquet à terre, grimaçant de douleur en retirant leurs casques.
Nous avons bien avancé, nota Flinn. Le milieu est difficile.
C'est peu de le dire, mon commandant, répondit un soldat.
Totalement d'accord, ajouta un autre.
Un concert d'approbation et de plaintes se fit entendre. L'officier demanda le silence, et adressa la parole au sergent Leenk.
Quelles sont les indications de l'Ankara ?
Il faudra suivre le cours de cette rivière vers l'amont sur encore quinze kilomètres. Les berges sont relativement stables et légèrement plus dégagés que le reste de la jungle sèche. Sur les deux derniers kilomètres, il y aura un défilé rocheux un peu plus complexe à franchir...
A nouveau, les soldats gémirent.
Un peu de silence, s'il vous plaît, répéta Flinn. Poursuivez, sergent.
Merci. Une fois le défilé franchi, nous serons sur un plateau sec. Pas d'arbres, mais un versant qui nous protégera de la vue du canon jusqu'à environ trois kilomètres de celui-ci. Soit dix kilomètres sans difficultés.
Et les trois derniers kilomètres ?
Il y aurait deux options, reprit Leenk. Soit une approche frontale, si la défense de la base est légère, et nous permet une telle attaque. Soit un léger détour de deux kilomètres supplémentaires par un vallon encaissé qui décrit une boucle vers l'est, qui débauche juste en dessous d'Hugo Point. Mais le terrain est très difficile, avec un sol instable et un risque d'éboulement important.
Flinn hocha la tête.
Concrètement, nous avons le choix entre nous faire tirer à vue ou bien risquer le groupe dans un coupe-gorge difficile.
Leenk ne répondit pas. Flinn soupira, et ajouta.
Merci sergent. Du bon travail.
Le sous-officier hocha la tête.
Dix heures pour faire douze kilomètres. En sachant qu'il nous reste autant de temps dans la jungle, puis le défilé, le plateau et l'approche final ... Même si les jours de Prime durent trente-cinq heures, il faudra trouver un endroit où dormir ce soir... Des suggestions ?
Que se passerait-il sous nous avancions à marche forcée au même rythme que ce matin, sans pause excédant trente minutes, et que nous combattions directement en arrivant à Hugo Point ?
Tous fixèrent l'individu qui avait lançait la proposition. Guilhem, cette fois, n'affichait plus aucune crainte. La question était dénuée de tout sous-entendu. Flinn se rassit plus confortablement, faisait ployer la lourde branche sur laquelle il se tenait sous sa pesante carcasse.
Nous serions au défilé avant la nuit. Nous arriverions à la limite de la crête sur le plateau au milieu de celle-ci, et nous pourrions espérer arriver sur Hugo Point dans la seconde moitié en empruntant le vallon. Bien plus rapidement si nous préférions l'approche directe. Soit un effort uniquement pour la marche, et en négligeant la fatigue de ce matin de plus de quinze heure, et peut-être même vingt. Adjudant de Choire, cette approche serait un véritable suicide.
Une approche épuisante pour des soldats ordinaires mais ... En utilisant uniquement les cyborgs de l'escouade pour une attaque éclair ?
Même à six, vous n'y arriveriez pas. Nous ignorons tout du nombre de rebelles sur place. Et leur nombre peut considérablement varier d'ici à ce que nous arrivions sur Hugo Point. Enfin, si cette attaque éclaire échouait, ces chiens d'hérétiques n'hésiteraient pas à sonner le clairon et faire venir bien plus d'hommes que nous serions en mesure d'en combattre.
Et une simple infiltration ?
Flinn resta sans voix.
Une infiltration, adjudant ?
Parfaitement. Un groupe discret de six hommes, avec des capacités de vol qui réduiraient le voyage jusqu'à Hugo Point à moins d'une heure, l'effet de surprise, et la discrétion adéquat, pourrait facilement venir à bout de quinze individus mal entraînés sur une base militaire de seconde zone, qu'ils connaissent encore peut-être très mal. Si l'Ankara pouvait nous fournir des informations détaillées sur la population actuelle d'Hugo Point, ne croyez-vous pas qu'une telle opération serait possible ?
Beaucoup de variables, trop peu de certitudes. A commencer par la logistique ... En cas d'échec, qui vous récupérerait ? Et les systèmes anti-gravités de vos corps ne sont pas économes en énergie. Même si les générateurs électriques sont autonomes, ils chauffent rapidement sils sont sollicités à pleine puissance plus de vingt à trente minutes.
Si nous partons et que nous échouons, nous n'aurons pas besoin d'être rapatriés.
La remarque glaça l'assemblée.
Une mission suicide, adjudant de Choire ? Ce serait oublier pourquoi nous vous avons sauvé...
Quelques regards interrogateurs se perdirent. Flinn, pour magnifier sa révélation, se leva, et pointa un doigt accusateur sur Guilhem.
Mes frères, cet humain possède un talent exceptionnel.
Et lequel, mon commandant, osa Leenk.
Il pratique une forme de hhrodat'. Une forme latente certes, mais je l'ai vu à l'uvre.
Les soldats s'agitèrent.
Une simple légende, criaient certains.
Mensonge ! s'égosillaient d'autres.
Cela suffit, brailla Flinn d'une voix caverneuse. Je l'ai vu à l'uvre.
Allons, mon commandant, vous avez perdu la raison ? s'amusa un soldat au sourire torve.
Il a pratiqué le hhrodat'. Il a lu dans l'esprit d'autres humains d'une façon si limpide que c'est grâce à cela que nous avons pu obtenir des coordonnées fiables en vue de la capture de certaines des éminences de la rébellion.
Vous vous êtes appuyés sur des ressentis plutôt que sur des faits ?
Soldat Lik, serait-ce de l'insubordination ?
Lintéressé se tût.
Je ne laisserai passer aucune forme de contestation prendre le dessus dans cette escouade, trancha Flinn. Le prochain qui s'amusera à ce petit jeu sera sanctionné. Et non pas des sanctions de la Confédération... Mais des coutumes de nos ancêtres, notamment sur ce qui concerne les questions d'honneurs.
Vous iriez jusqu'à tuer l'un de nous parce qu'il aurait osé contester des faits visiblement exubérants ?
Lik, vous savez qu'il y a plus que ça en jeu.
Dans ce cas, prouvez que vous ne délirez pas, mon commandant.
Ce fut au tour de Flinn de se taire. Les babines tremblantes de rage et d'incrédulité, il fixait sombrement son subalterne.
Vous, murmura-t-il, les dents serrés.
Inutile d'en venir aux mains, intervint Guilhem. Si le soldat Lik ne croit pas notre commandant, il suffirait peut-être que je fasse démonstration de mon don.
Ce serait un défi très amusant, répondit avec cynisme le militaire. Et comment comptez-vous arriver à un résultat probant ?
Vous ne voyez vraiment pas ? Pourtant, si je suis capable de lire dans les pensées ...
Selon les dire du commandant, il s'agissait d'un humain.
Lik avait craché à la suite de ce dernier mot. Guilhem ne broncha pas.
Et bien, dans ce cas soldat, vous ne verrez pas d'objection à ce que je m'amuse à pareil exercice avec vous. Après tout, si j'échoue, vous serez bien libre de me traiter de menteur et de tout un tas d'autres qualificatifs aussi agréables.
Ca, et la crédibilité de notre officier ... Oui, un détail, sans doute.
Je vois que la loyauté est une valeur sûre chez les Naneyë.
La fidélité n'existe que si elle d'autant légale que logique. Si le commandant nous ment, il détruit lui-même toute forme de loyauté entre lui et nous, son escouade. En revanche, s'il a raison, alors nous n'aurons plus aucune raison de douter de lui, et encore moins de vous, adjudant.
Alors, jouons, soldat.
Je ne joue jamais, mon adjudant.
Une soupe gluante. L'esprit de Lik avait autant d'attrait que la senteur fétide d'un marécage mouronnant sous une chaleur caniculaire. Des relents d'épices et de senteurs corporelles murmuraient à ses narines une irrésistible envie de rendre tripes et boyaux dans un concert de râles. Guilhem aurait souhaité ne jamais s'enfoncer dans le dédale de ces pensées. Il se demanda longtemps comme il avait fait pour reproduire le miracle de la grotte où il avait tant souffert. Ici, seule sa volonté le guidait. Et la volonté seule l'amenait sur des terrains bien plus sordides que ce qu'il avait vu des tréfonds d'un esprit.
Lik était pervers. Il lui faisait revivre l'enfer de sa propre incorporation dans la Confrérie. Il n'avait que dix-neuf ans à l'époque, et son entrée remontait à plusieurs années. Guilhem avait espéré que le temps octroierait une amnésie légère à quelques détails de la boucherie à laquelle il faisait face. Il n'en était rien.
Le Naneyë avait été amputé d'une main par un techno-moine répondant au doux nom de Ratavech, un fanatique extrémiste qui avait puni la recrue d'un coup de machette vif et net, punition pour Lik d'être né d'une autre race que l'espèce humaine, et d'être par cette occasion insensible à toute forme de Conversion psychique. Il avait payé en douleur et en humiliation cette triste différence, comme nombre de Naneyë tombés entre les griffes d'un missionnaire tel que ce Ratavech.
Lik le força à contempler, par ses yeux, toute la cruauté de cette scène. Sa main droite tendu sur un billot, retenue par d'autres Naneyë déjà introduit dans la noble Confrérie des Externes, tandis qu'il suppliait qu'on le laisse servir le Dieu-Machine et les Hommes n'importe comment, mais pas en lui tranchant le bras. Il pleurait, il souffrait, et le missionnaire débitait de courtes prières pour l'absoudre de son seul tort, celui de ne pas être humain. La lame sabattit sans retenue, et le moignon à vif arracha à Flinn la pire douleur qu'il avait connu. Il perdit pied, et revit sa propre torture, les visages aux rires grinçants de ses geôliers soudains plus présents que les figures austères des Externes.
Un spectacle que vous aurez apprécié, j'espère, mon adjudant.
Guilhem reprit pied plus vite qu'il ne le crut. L'instant d'avant, il fouillait un passé trouble et troublant, et le voilà à nouveau assis sur une souche au milieu des Externes, dans l'éclat vif de Barnard Prime.
Comment ont-ils pu ...
La loi de l'honneur de notre peuple soigneusement détourné pour nous faire prendre conscience de la valeur du sacrifice physique. Et la preuve par l'acte de la nécessité de devenir un cyborg... Alors, mon adjudant, quel était le nom de ce sage missionnaire ?
Ratavech, débita Guilhem, par automatisme. Mais, soldat, je ne voulais pas...
Le test est réussi, approuva Lik. Le missionnaire sappelait Ratavech. Vous aviez raison, mon commandant... L'adjudant de Choire pratique le hhrodat. Et je vous fais mes excuses pour mon comportement inapproprié.
Excuses acceptés, soldat, grogna Flinn. Mais que cela ne se reproduise pas à l'avenir.
Aucun risque, mon commandant.
Alors, reprenons où nous en étions. Nous avancerons jusqu'au défilé, nous le franchirons à la tombée de la nuit, et nous camperons juste après. Pas d'objection ?
Toute l'escouade approuva. Laltercation de l'officier avec son soldat semblait déjà prendre la coloration d'un souvenir. Mais pour Guilhem, il était difficile d'oublier l'horrible spectacle qu'il venait de contempler.
L'orage éclata sur le crépuscule. Le défilé venait d'être franchi, bien plus rapidement que prévu, tout comme la jungle qui l'avait précédé. Les abords de la rivière étaient curieusement dénudés, offrant un véritable tapis rouge à l'expédition. Naturellement, quelques difficultés avaient surgit dans l'avancée, et Flinn avait dû faire cesser le convoi à plusieurs reprises. Mais il savait que le plus dur était fait. Lorsque la pluie se mit à battre le tambour muet de la roche saillante, murs vertigineux l'entourant de leurs masses dantesques, il sût qu'il pourrait mener ses hommes jusqu'à Hugo Point. Et plus important encore, il saurait comment utiliser Guilhem tout en détruisant toute velléité délétère.
La rivière serpentait dans les ultimes chaos ruiniforme, les soldats suivaient l'étroit corridor d'une plate-forme rocheuse imparfaite mais stable, tandis que le ciel les arrosait d'une faveur tiède et grasse. Le boyau terrestre s'ouvrit en un vaste cirque où les verts se teintaient de gris dans la nuit naissante, laissant à voir un réseau de raidillon sinueux menant jusqu'à un plateau couronné par quelques arbres rachitiques.
Flinn leva la main, signe de pause que tous observèrent. L'équipée se réunit autour de son chef et l'écouta en silence.
Vous avez bien avancé. Nous défions les prévisions de l'Ankara. Vous pouvez être fiers de vous. Cependant, la pluie n'arrange pas nos affaires... Et il reste le cours d'eau à traverser. Un passage à gué serait une sécurité nécessaire, hélas, nous n'en avons observé aucun sur la fin du défilé qui nous permettrait de prendre pied sur l'autre rive.
Qu'attendez-vous de nous, mon commandant ? osa un soldat.
J'ai réfléchi à plusieurs solutions ... Mais aucune n'est parfaite. Nous pouvons tenter de traverser en groupe la rivière, en priant pour que le niveau de l'eau ne monte pas trop rapidement avec les pluies qui s'annoncent. Envoyer des éclaireurs peut être un gage de sécurité, mais nous faire perdre un temps précieux si une crue se déclare.
Il marqua un temps de pause, scruta l'assemblée, puis reprit.
La dernière solution viable, après les relevés de l'Ankara, consisterait à adopter le plan dinfiltration de l'adjudant de Choire.
Un murmure glissa dans les rangs. A nouveau Flinn se tut, hocha la tête en plaçant un index devant sa bouche.
Étant donné la proximité de notre objectif, le matériel des personnels apte à effectuer la mission est largement suffisant. En une heure, Hugo Point peut tomber.
Les regards se tournèrent vers Guilhem.
Un plan audacieux, s'amusa Flinn en souriant. Cependant, avant de vous demander de choisir, laissez-moi exposer deux closes essentielles à cette dernière option. La première, bien qu'évidente, mérite d'être rappelé : aucun membre de cette escouade, cyborg ou non, ne peut être contraint d'y participer. C'est la conscience de chacun dans les risques à prendre qui doit guider son choix. La seconde, tout aussi logique que la première, suit le même raisonnement : si l'opération dinfiltration est choisie, un délai d'une heure sera accordé avant que nous ne reprenions la route afin de de mener un assaut conventionnel. L'échec de la mission d'infiltration sera mis au crédit de ceux qui y participeront, tout comme leur éventuelle victoire. Suis-je bien clair ?
Guilhem se mordit la lèvre. Flinn avait eu le loisir de réfléchir à la plus belle manière de lui souffler un coup magistral, l'isolant dans le groupe pour mieux le mater. Certes, l'humain avait sauvé son honneur, mais ce n'était qu'un coup de bluff. Guilhem avait sauvé sa propre peau, et savait parfaitement quel rôle Flinn cherchait à jouer en l'utilisant comme parfait faire-valoir. L'orgueil du sous-officier seul pouvait le conduire à sa perte, mais sa gloire serait un instrument abordable et éclatant pour son propre intérêt. Flinn se savait désormais protégé. Il se laissa aller à un demi-sourire entendu. Une expression que Guilhem fixa longuement.
Peut-on procéder au vote ?
Une approbation générale fut entendue. Flinn jubilait du piège qu'il avait tendu. Guilhem allait se traîner à sa suite, quoique choisisse l'escouade.
Parfait. Je propose de commencer par la solution de l'infiltration. Qui est pour ?
Six mains se levèrent. Flinn, sans réelles surprises, s'aperçut que les six potentiels volontaires étaient favorables à cette option.
Concernant l'option de départ ... Qui est pour ?
Une douzaine d'autres mains se levèrent.
Voilà un résultat relativement clair... Dans ce cas, nous trouverons un passage à gué. Et les volontaires pour linfiltration nous abandonnerons dès que nous aurons plus d'information de la part de l'Ankara.
La décision stupéfia l'escouade.
N'est-ce pas incohérent ? questionna le sergent Leenk.
Je ne trouve pas, répondit avec aplomb l'officier. Le temps que nous traversions la rivière et que nous entamions la montée vers le plateau, nous aurons bien assez d'informations pour savoir s'il est possible de mener une telle opération.
Et en cas d'échec ?
Alors nous aviserons.
Mais, mon commandant, vous avez vous même dit que...
Vous n'êtes pas ici pour réfléchir lorsque je ne vous l'autorise pas, coupa Flinn. Je sais parfaitement ce que j'ai dit, notamment au sujet d'éventuels renforts dans la rébellion si Hugo Point ne tombe pas. Mais les données ont changés. Nous avançons plus rapidement que prévu. La pluie va nous rendre plus difficile à repérer. D'autre part, le vallon envisagé comme solution d'approche va être rendu impraticable. Il ne nous restera alors que l'approche frontale, avec tous les risques que cela comporte. Et sur trois kilomètres, nous nous ferons tirés comme des lapins. Aussi, linfiltration est le moindre mal qui puisse arriver à cette escouade.
Mais la pluie pourrait nous dissimuler jusqu'au pied de ...
Le temps pourrait tourner très vite. Nous avons déjà eu le loisir de nous en apercevoir voici quelques jours.
Il doit pourtant y avoir une autre solution ...
Dans ce cas, trouvez là.
Le ton glacial de Flinn ne souffrait aucune contestation.
Puisque le vote est clos, je propose trois binômes pour chercher un passage à gué. Tous ceux qui resteront sur la rive établiront un campement sur les rochers situés à cent mètres de la berge, vers l'ouest. Des volontaires ?
Quelques timides mains se levèrent, donc celle de Leenk. Flinn le toisa, sans ménagement, et sous subalterne soutint la férocité de son regard. Il devenait évident que Flinn avait certaines difficultés à gérer cette équipe de fortes tête. Mais il en était le chef, et il n'entendait pas se rendre si facilement au bon sens apparent.
10.
La pluie cessa aussitôt que le rocher plat hérissé de constructions se trouva en vue. Du haut de la colline adjacente, Hugo Point avait un faux air de citadelle, perchée au-dessus d'un vallon sombre, découpé de formes cauchemardesques. Les projections holos qu'avaient recueillis Guilhem correspondait parfaitement à ce qu'il observait. Un gros cube surmonté d'une coupole scintillante, où se détachait la silhouette longiligne du canon, long de près de vingt mètres. Au pied du bâtiment, quelques préfabriqués standardisés se serraient dans un ordonnancement approximatif. Les lueurs de quelques éclairages disséminés ajoutaient une ambiance particulière au lieu.
Un sourire anima le visage de l'adjudant. En vol stationnaire depuis quelques secondes, il se posa en douceur dans l'herbe détrempée, imité par les autres membres de l'expédition.
De Choire au rapport, énonça-t-il sans douceur. La cible est en vue.
Bien reçu, mon adjudant, répondit un des soldats.
Guilhem vérifia à nouveau les données reçues de l'Ankara. « Le Dieu-Machine veille sur nous », songea-t-il en constatant que le nombre d'ennemis identifiés n'excédait pas la dizaine. La mission pouvait rapidement être menée, à condition que les cinq autres cyborgs l'accompagnant respectent scrupuleusement leurs tâches. Le canon ionique restait leur principal objectif. Une fois que celui-ci serait sécurisé, la base de vie serait très facile à contrôler. Il ne restait plus qu'à souhaiter que leur approche se fasse dans la plus grande discrétion, et qu'ils ne soient pas détectés. La pluie les avait jusqu'à présent couvert d'éventuels radars, leur laissant le champ libre pour avancer rapidement. En moins de vingt minutes, ils avaient couvert la distance séparant la rivière de la ligne de crête. Les brouilleurs installés sur leurs armures étaient restés inactifs, mais Guilhem décida de sacrifier un peu de son énergie électrique pour assurer la continuité de leur couverture. Il en informa les autres membres de l'équipée.
Nous passerons en silence radio dès que nous reprendrons, indiqua-t-il. Vous utiliserez les brouilleurs radars, vous réduirez vos vitesses respectives, et vous vous concentrerez sur vos postes. Randir, Vletch et Leek avec moi. Silguh et Orst, sur le générateur électrique de la base. Des questions ?
Personne n'ajouta mot.
Dans ce cas.
Guilhem réactiva son système de propulsion, se dirigeant à petit vitesse vers Hugo Point, ses pieds effleurant les brins verdâtres de la steppe descendant vers sa destination.
Lantigravité possédait le double avantage d'être un système de transport individuel fiable et silencieux. La contrepartie était sa faible portée d'utilisation. Lorsque Guilhem se posa sur le toit de la coupole abritant les installations de générations du canon, il chuta plus qu'il natterrit. Son lourd corps imprima une puissante poussée sur la surface métallique, suivit d'un son sourd et puissant. Il pesta, et se dirigea vers le haut de l'hémisphère le plus rapidement qu'il put. Il consulta les données de son générateur, constata que ce dernier avait donné beaucoup plus d'énergie que de raison lors de l'approche finale. Les boucliers s'étaient révélés plus gourmand qu'il ne l'avait cru. Un imprévu qui contraignait son mode d'action. Il ne pourrait pas éliminer les rebelles à l'aide d'armes conventionnelles sagement rangé dans leurs cavités, sur ses épaules et ses avants bras. Il lui faudrait les tuer à mains nues.
A sa suite, Randir, Vletch et Leek se retrouvaient éparpillés sur le dôme. Guilhem leur indiqua sa présence, au sommet d'une échelle s'engouffrant dans les boyaux ténébreux du bâtiment. Le canon les surplombait, gueule menaçante et dressée vers le ciel. L'adjudant frémit à la vue de cet engin de mort, effleurant d'une main distraite le fût colossal qui prenait racines bien en dessous du toit, entouré de câbles d'alimentation et de refroidissement soigneusement attachés. Un geste machinal, comme une manière de conjurer un mauvais sort qui se préciserait au-dessus de lui. Il aurait voulu respirer un bon coup, il oublia ses poumons disparus, et se concentra à nouveau. Les ordres, seulement les ordres, et la rapidité dexécutions de ceux-ci ne devaient plus être que sa seule priorité.
Sur les neuf individus identifiés, sept avaient été repérés comme s'occupant du canon. La complexité des mécanismes pouvait être dirigé par un seul homme, mais Guilhem savait qu'aucune rébellion digne de ce nom n'aurait pris une telle arme sans en assurer une sécurité minimale, aussi dérisoire fut-elle. Six ennemis devaient donc rôder dans le dédale de couloirs et d'escaliers qui enveloppaient les générateurs d'énergies et les convertisseurs, armes à la main, encore inconscients de leurs situations. Lorsqu'il se trouva en bas de l'échelle, il fixa le ciel, vit se découper les silhouettes massives de ses camarades, et reprit le contact radio par faisceau optique. Les pensées virevoltaient, rapides et fugaces, mais le rythme inhabituel le mettait mal à l'aise et il avait des difficultés à suivre le fil de cette conversation sans voix. Il avait été décidé qu'il passerait devant et qu'il sécuriserait l'accès jusqu'au poste de contrôle. De là, il pourrait coordonner l'équipe et terminer le nettoyage du bâtiment. Les autres cyborgs acquiescèrent, et le couvrirent.
Il fit quelques mètres, négocia un coude et entendit les premiers bruits de pas autres que ceux de sa compagnie. Il se plaqua le long du mur, avança prudemment, jusquà ce que le malheureux se mette à jour. D'un geste précis, il attrapa sa tête, bloqua ses épaules et fit pivoter son cou au-delà de toute considération amicale. Un sinistre craquement s'étira dans le silence de la nuit. Il posa le corps avec une douceur relative au sol, et reprit sa marche. En empruntant un escalier accédant aux niveaux inférieur, il répéta le même mode opératoire à deux reprises. Aucun signe d'activité anormale ne venait troubler la nuit. La salle de contrôle se profilait devant lui lorsque ses senseurs remirent en alerte son attention. Un quatrième rebelle se dirigeait vers lui, et il n'avait aucun poste à couvert. Il bondit d'un pas preste vers la porte d'accès au contrôle du canon, se logea dans le renfoncement du lourd linteau de béton, et attendit sagement. L'infortuné qui se présenta face à lui eut la gorge broyée par une main de fer, et un sang putride s'échappa de sa bouche et de ses narines. Sans transition, Guilhem entama de pirater la porte d'accès, aidé par la liaison radio de Leenk avec l'Ankara, et entra dans le cur du site.
La pièce ronde bourdonnait d'une activité étrange, régie par les projections holos et les moniteurs de réglage du canon. Seul, au milieu dun enchâssement de dispositif technique arrachés et détournés de leurs usages, un homme frêle trônait dans un siège souillé de sang et de matières nauséabondes. Les yeux vides, la nuque reliée à l'interfaçage par d'étranges câbles noirâtres. Sans sommations, Guilhem les arracha. L'homme, hébété, n'émit qu'un couinement désespéré. L'adjudant le toisa sans ménagement.
Où sont-ils ?
Qui ? demanda, interloqué, le rebelle.
Tes chefs, chien d'hérétique.
Je ... Je ne sais pas
Tu aurais pu t'éviter une mort stupide, sermonna-t-il. Puisse le Dieu-Machine avoir pitié de toi.
Il le souleva de son siège, le laissant les pieds ballants au-dessus du sol, et de son autre main, lui écrasa la trachée. Satisfait d'avoir accompli sa mission, Guilhem se signala auprès de son escouade. Seuls deux hommes restaient en vie dans la structure. Les débusquer ne lui poserait aucun problème. Leenk et Randir s'occupèrent de la traque et de l'élimination, tandis qu'au dehors, l'autre groupe achevait sa tâche dans les bâtiments annexes. Satisfaits, Guilhem en informa l'Ankara, puis le commandant Flinn. En dix minutes, leur mission se soldait par une franche réussite. Guilhem sourit à nouveau, trop heureux de ramener une victoire à son supérieur, trop fier d'avoir eu une plan efficace pour se rendre compte de toute l'ironie de sa propre situation.
Hugo Point bourdonnait d'une activité inhabituelle. Des navettes allaient et venaient entre son astroport poussiéreux et le point luisant loin au-dessus de l'horizon signalant l'Ankara. Les cadavres des rebelles abattus gisaient au pied du bâtiment abritant le canon, le regard vitreux, installés dans de grotesques positions. Flinn fixait celui qui avait fini par révéler l'emplacement d'une possible réunion dans la plus grosse colonie de Prime, Port-Kristian, situé à moins d'une centaine de kilomètres de là. Il songea longuement à la stupidité de la mort dans une pareille situation. Aurait-il été envisageable de convertir et de racheter la conscience d'un homme qui, visiblement, avait été enrôlé de force dans une quête qu'il n'aurait pas suivi seul ? LInquisition était très claire sur le sujet, mais la vision manichéenne de cette dernière contrariait à cet instant la logique que Flinn s'échinait à suivre. La rébellion, mot-valise cachant milles principes, mille modes d'action et bien davantage de vies humaines, ne se résumait pas à une simple association desprits idéalistes luttant sauvagement contre le Dieu-Machine. La palette des nuances pouvaient s'étendre à l'infini, jusqu'à rejoindre paradoxe ultime certaines formes du Culte Mécaniste extrêmement modérées.
Guilhem avait brillamment réussi. Debout, à quelques mètres à peine, l'adjudant arborait un sourire sincère, son regard d'hybride luisait de cette convoitise particulière que Flinn connaissait si bien. Le goût âcre et savoureux de la victoire complète ne perdait jamais sa saveur, et, comme une drogue, distillait le poison de l'envie permanente dans les veine de quiconque y avait touché un jour. Flinn jouissait et jalousait cette réussite. Plus que jamais il devait se montrer vigilant vis à vis du jeune prodige.
Mon commandant, l'amiral Trent est en liaison directe.
La voix du sergent du Leenk le tira de sa contemplation.
En rapport à quoi ?
Il souhaitait vous parler directement, mon commandant. Il voulait vous féliciter.
Flinn grogna, soupira, puis répondit.
Faites savoir que je serais en ligne dans trente seconde, le temps qu'on me trouve un endroit plus décent et plus discret qu'une valise de transmission. Arrangez-vous pour faire tenir une connexion stable et sécurisée dans le fortin.
Bien, mon commandant.
D'un pas leste, Flinn se dirigea vers le haut mur gris percé d'une porte qui donnait accès au canon. Leenk, à sa suite, portait une lourde valise où se déployait une série d'holo et une longue antenne filiforme. Le matériel, rudimentaire, avait le mérite de résister à bon nombre de contraintes liées à l'humidité et au choix sur un terrain de guerre. Flinn s'amusa à penser que c'était une guerre d'une autre nature qui l'attendait avec l'amiral Trent, chef suprême de l'Ankara et précieux allié technique dans la lutte contre la rébellion qui sévissait sur Barnard Prime. Comme il s'y attendait, la figure revêche, au nez cassé et au regard se résumant en une ligne sombre où s'enfonçaient deux puits bleutés, s'afficha sans un mot et sans l'ombre d'une expression. Trent n'était pas réputé pour son amabilité ni sa bonhomie. Mais pour Flinn, il s'agissait bien là des plus respecté et respectable loup de guerre de la Confédération. Un homme flétri par les années et mûri par les combats, enchaîné à ceux qu'ils servaient par la force de son propre honneur et lindéfectible loyauté de ses principes.
Commandant Flinn.
Mon amiral...
Commandant, c'est un honneur de vous revoir pour vous féliciter, reprit Trent. Hugo Point n'était pas signalé comme un problème potentiel, mais vous avez réussi à reprendre en main la situation. Il est tragique qu'autant de vos soldats soient morts à bord de cette navette.
Aucune guerre sans sacrifice, trancha Flinn d'un ton sec.
Une remarque si juste... Enfin. Maintenant que nous en avons fini avec les politesses, j'aimerais que nous abordions la suite des événements. Le canon d'Hugo Point étant sécurisé, les navettes pourront se poser sans problèmes jusqu'à Port-Kristian. La rébellion tient la ville, mais l'astroport principal reste peu surveillé. En agissant vite, nous pouvons leur damer le pion et reprendre le contrôle du secteur sans perte notables.
C'est là une solution viable, commenta Flinn.
Mes équipes du génie tactique ont lourdement insisté pour que ce plan soit mis en place rapidement.
Cela signifie-t-il que l'escouade de Confrère que je mène est relevée de ses fonctions ?
Requalifications de mission, tempéra Trent. Vous restez affecté à ceux pour quoi le Très Saint Magister vous a désigné : vous ramenez le chef de cette bande d'hérétiques sur Terre, où il sera jugé tel que la loi Mécanique l'a prévu. Les questions annexes à cette capture seront décidées plus tard.
Nous ne gérons donc plus l'avenir de Prime ?
Trent eut, l'espace d'un instant, le fantôme d'un sourire au bord des lèvres.
Avec quels hommes ? Vous vous êtes bien battus, commandant Flinn. Vos troupes ont payé plus que de raison leur dû. Avec moins de trente hommes, que pouvez-vous espérer faire à grande échelle ?
Le nombre ne fait pas le résultat, contra Flinn.
Voyons, commandant
Je comprends que cette mission vous ait mis à cran. Mais laissez donc mes hommes gérer le gros du travail. Et contentez-vous de faire ce en quoi vous excellez. C'est le meilleur service que vous pourrez rendre à la Confédération.
Flinn eut la sagesse de ne pas répondre. Il bouillait de colère, et se garda bien de le montrer.
Vous prendrez une navette directe pour le tarmac de Port-Kristian d'ici la fin de la journée. Vous vous reposerez dans les installations d'Hugo Point en attendant. Concernant vos blessés éventuels, je ferais venir votre équipe de cybernaute et j'y joindrais quelques uns de mes spécialistes. En vous souhaitant une bonne continuation, commandant Flinn.
Mon amiral.
Flinn activa un commutateur, et l'image du haut-officier se désagrégea. Il soupira à nouveau, dépité.
Lorsque le commandant sorti du bâtiment, il arborait une mine fermée. D'un geste impérieux il désigna son groupe de subalternes.
Vous, là, venez avec moi !
Nous tous ?
Vous tous. Réunion de débriefing avec tous les sous-officiers. Les absents seront sévèrement punis.
Mais, mon commandant intervint Randir, l'adjudant de Choire est
Flinn fit volte-face et se planta devant son interlocuteur.
Lui plus que tout autre a intérêt d'y assister.
Sa voix n'avait pas changé d'une octave, mais la froideur de son ton n'incitait pas à la plaisanterie.
Débrouillez-vous pour qu'il soit dans le préfabriqué qu'on nous assigné d'ici trois minutes. Nous n'avons pas de temps à perdre.
Mais, commandant...
Exécution ! aboya Flinn.
Le groupe se scinda en deux. Randir et deux de ses sergents s'en détachèrent, le reste suivant leur chef pour se retrouver dans l'espace restreint d'un container vaguement rectangulaire, où ils tenaient à peine debout et où leurs carcasses massives luisaient des reliquats d'une rosée collante. Un mélange d'odeurs musquées et de renfermé flottait dans l'air, ce qui nincommodait personne parmi l'assistance.
Mon commandant, veuillez m'excuser mais, pourquoi cette réunion ? Hugo Point est tombé sans coup férir, et les messages de l'Ankara à notre égard sont pour le moins encourageants.
Une belle façon de nous endormir, grogna Flinn. Je viens de m'entretenir avec l'amiral Trent. Nous sommes dessaisis de la capture de Port-Kristian.
Un silence de plomb retomba sur les soldats. A cet instant, Randir, Guilhem et deux sergents firent leur entrée.
Un problème, mon commandant ? Questionna aussitôt l'humain.
Flinn le toisa, le regard empli de mépris. Il se garda bien d'ajouter quelque mot que ce soit. Leenk se chargea de répondre à sa place.
Port-Kristian n'a plus besoin de nous. Visiblement, le travail que nous avons fourni ici a suffi pour nous permettre de prendre quelques jours de vacances.
Pas tout à fait, coupa le commandant Naneyë. La capture du traitre à la tête de l'organisation qui mène la danse sur Prime demeure notre objectif. Mais nous ne liquidons personne sans l'accord explicite de l'amiral Trent. Concrètement, nous nous mettons donc à sa disposition et sous ses ordres directs.
Mais c'est contraire aux règles de notre Ordre ! S'emporta un autre sous-officier.
En effet, mais nous n'avons pas le choix. Il faudra attendre de rentrer sur Terre pour faire valoir nos droits. C'est à dire, une fois que le triomphe aura atterri sur les épaules de Trent et de ses hommes.
C'est ignoble, siffla Guilhem.
Peut-être que si cette opération avait été moins flamboyante, Trent n'aurait pas eu besoin de s'approprier son succès...
Mais il ne peut pas bafouer les règles de fonctionnements d'un département militaire sous la protection directe du Très Saint Magister sans que personne ne réagisse, se lamenta Randir.
Officiellement, il peut plaider la bonne foi. Sans personne au-dessus de lui, il reste le chef suprême des forces Confédérées dans un rayon de plusieurs années-lumière. Il est le garant de l'autorité régulière, et peut, sans avoir besoin de le justifier jusqu'à la fin de sa mission, appliquer tel qu'il l'entend la loi Mécanique. Trent joue avec le feu, mais il n'est pas idiot. Il veut simplement s'accaparer la gloire la plus évidente de la mission. Mais en nous laissons la capture du rebelle, il ne contrevient pas à l'ordre direct du Très Saint Magister. Et ne nous pouvons que lui dire merci, ajouta Flinn.
Alors concrètement, que faisons-nous ?
Les troupes de Trent nous « escorteront » jusqu'à Port-Kristian. Il y a un astroport de bonne taille qui n'est pas gardé. Son contrôle ne sera qu'une affaire d'heure. Cela sèmera la panique dans les hauteurs, mais la ville devrait être épargnée. Et puis, nous avons toujours nos coordonnées...
Guilhem leva un sourcil étonné.
Les hommes qui étaient ici ne savaient rien d'une potentielle réunion.
Sauf celui qui était ici-même. Un type suffisamment malin pour gérer la centrale électrique. Une véritable rareté dans les rangs de la rébellion. Il voyageait pas mal à droit et à gauche, et il colportait un bon paquet d'informations, tempéra Randir. Orst me l'a fait savoir, quand il a investi la sous-base.
Et cette réunion ?
Elle correspond parfaitement aux coordonnées émises par l'équipe de l'Ankara et nos opérateurs. A croire qu'ils n'ont pas peur de notre venue...
Si nous intervenons rapidement, tempéra Flinn. Dès que Port-Kristian aura vent de notre arrivée, vous pouvez être certains qu'il n'y aura plus beaucoup de chances que nous les retrouvions. Et nous laisserons une complète victoire à Trent en plus d'une situation très compliquée sur Prime.
Mais, mon commandant intervint Leenk, les hommes n'ont pas dormi depuis plus de trente heures...
Alors qu'ils profitent du court répit offert en ce moment même. Je ne connais pas l'heure exacte de notre départ, mais j'imagine que Trent ne compte pas nous servir la ville sur un plateau d'argent. Je sais que vous êtes épuisés pour certains d'entre vous, mais je vous demanderai un dernier effort.
Un gémissement prolongé se fit entendre.
Je ne vous ferais pas le sermon de ce qu'est l'honneur et la droiture. Vous êtes des serviteurs du Dieu-Machine, vous devez savoir que vous serez récompensés à votre juste valeur au temps voulu. Enfin, comptez sur moi pour que vos noms ne soient pas oubliés à l'oreille du Très Saint Magister.
Flinn hocha la tête, puis reprit.
Des questions ? Sil n'y en a pas, vous pouvez disposer.
La petite troupe se dispersa rapidement. Guilhem s'apprêtait à suivre le groupe, lorsque la poigne ferme de son supérieur le retint.
Pas toi, Guilhem.
Mais, mon commandant.
J'ai encore besoin de tes services.
Guilhem soupira.
Vous ne pensez pas que j'en ai déjà fait pas mal aujourd'hui ?
Rappelles moi qui t'as sauvé la vie.
Le Naneyë n'obtint qu'un silence mutique.
Je préfère ça. Comme tu peux le constater, la situation est très problématique.
En quoi suis-je concerné ?
Je ne sais pas si nous aurons l'occasion de nous reparler ainsi avant de rembarquer pour la Terre.
Vous êtes bien sûr de vous, mon commandant, railla Guilhem. Depuis que nous avons commencé cette mission, combien d'hommes perdus ? Et sans même avoir vraiment rencontré les hérétiques... Comment pouvez-vous penser que nous serons sur l'Ankara d'ici peu ?
Flinn ferma les yeux.
Crois-en mon expérience. Le plus difficile sera de s'approcher du lieu de la réunion, mais avec ton don, nous pourrons facilement contourner le gros des difficultés. Une fois à l'intérieur, nous n'en aurons pas pour très longtemps à liquider tous ceux qui ne nous intéressent pas. Quant à l'extraction, ce ne sera pas un véritable problème...
Dans une forteresse gavée jusqu'à la coupe d'ennemis ?
Ils risquent d'être bien occupés par des soucis d'ordres techniques
Comment ça ?
Je compte introduire nos cybernautes dans la mêlée. Ils détourneront les systèmes d'approvisionnement en énergie du lieu, et nous passerons inaperçu. Et lorsque la disparition de leur chef deviendra une évidence, nous serons bien loin. Et crois-moi, dans moins de quinze heure, tout ceci sera derrière nous.
Guilhem croisa les bras, eut un sourire, et se campa sur ses deux jambes avec une assurance manifeste.
Tout ceci est très beau, mon commandant, mais pourquoi me retenir ici ?
Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Trent me barre la route de la victoire, et j'ai besoin que tu fouilles dans sa mémoire pour voir ce qu'il cache de compromettant.
Ce que je ne comprends toujours pas, c'est comment un Inquisiteur tel que vous puisse se faire marcher sur les pieds sans réagir.
A son tour, Flinn eut un sourire entendu.
C'est mal me connaître que de penser cela, Guilhem. J'ai de très bonnes relations directes avec le Très Saint Magister. La Confrérie des Externes n'a pas encore de poids réel dans les interventions militaire, mais l'influence de ses dirigeants sur le pouvoir central incite bon nombre de haut gradés à s'en méfier. Trent veut jouer son va-tout en pensant démontrer sa solidité face à moi. Il s'y cassera les dents.
Votre petit jeu degos est très amusant, mon commandant. Toutefois
Qu'est-ce que j'y gagne, dans cette histoire ?
Outre ma gratitude éternelle ?
Je ne plaisante pas.
Mais, moi non plus, adjudant de Choire. Vous y gagnez ma considération, ainsi qu'une recommandation de poids pour intégrer -sans passer par l'initiation habituelle les rangs de la Sainte Cléricature.
Vous
C'est une blague ?
Pas du tout. En faisant entendre la voix d'un Inquisiteur contre un homme qui jouit plus que de raison de ses privilèges, vous rétablissez le bon usage du droit régulier. L'abus dont semble prendre plaisir à user Trent peut avec les bons arguments être considéré comme une faute grave, presque autant qu'une haute-trahison.
Guilhem blêmit.
Rien que ça ?
Flinn acquiesça.
De quel côté de cette guerre veux-tu te trouver, Guilhem ? Je sais que je ne suis pas très tendre avec toi, mais tu me force la main ces derniers temps.
Vous n'avez pas digéré ma petite victoire ?
Un sourire mesquin se dessina sur le visage du commandant.
Ce serait hypocrite de nier le contraire. Mais pour le moment, j'attends ta réponse.
Je marche, répliqua Guilhem. Je me méfie de vos marchés, mais je serais bien stupide de ne pas aller dans le sens des futurs vainqueurs.
Une sage décision.
Est-ce tout ? Puis-je disposer ?
Flinn lui indiqua qu'il pouvait sortir. L'adjudant ne fit pas prier, et se rua plus qu'il ne marcha vers la clarté chaude de l'extérieur.
11.
Le soleil commençait à tomber sur la haute cime des arbres adjacents au spatioport lorsque le convoi décolla. Le vol, monotone, ne dura quune dizaine de minutes. Ce quil restait de lescouade de Confrère se tenait raide et digne, les visages crispés dans une attitude dattente plus formelle que de raison. Le souvenir vivace de leur descente sur Prime restait gravé dans leur mémoire, et une pointe dappréhension les tenaillaient.
LAnkara avait pourtant effectué un relevé précis de la situation sur Port-Kristian. Aucun système de défense anti-aérienne digne de ce nom ne retiendrait larmada aérienne. La dizaine de navettes remplis à ras bord de combattant se poserait sans difficulté sur lastroport dominant la cité, et la défense observée sur place serait très rapidement maitrisé. Flinn avait réussi à argumenter habillement pour faire passer son équipe dans le cortège de tête, ce à quoi Trent avait répondu favorablement tout en arguant quil ne serait pas responsables des pertes éventuelles lors de leur prise de position. Le Naneyë navait rien ajouté de plus quun remerciement poli, et avait annoncé la nouvelle à ses hommes. Et comme eux, à présent, il patientait, décidé à venger les pertes de la veille.
La navette traversa quelques turbulences, avant de se poser sans encombre. Les Externes en sortirent comme deffrayants pantins, en tenues de combat intégral, fusils au clair et vengeance chevillée au corps. Dès les premières secondes, quelques tirs sporadiques furent échangés. La situation ne fut pas sujette à la moindre interrogation, car moins dune minute plus tard, le centre de contrôle du lieu tombait entre les mains des forces loyalistes, et les rares survivants étaient soigneusement mis à lécart du champ des opérations.
Enfin, nous y voilà, lança Flinn à la cantonade.
Devant eux, en contrebas dune falaise escarpée au-dessus dun liserée de végétation terne et fragilisé par des glissements de terrains répétés, léchiquier de bâtiments aux multiples teintes blanches sétalait dans une cuvette étroite, souvrant sur une baie rachitique où ne paissait aucun navire. Port-Kristian ressemblait davantage à un gros village quà centre administratifs solide fondé plus de deux décennies par feu le Très Saint Magister Oddarick. Flinn devinait les principaux bâtiments et les antennes de communications, loin au-dessus du brouhaha des rues doù séchappait une fine poussière docre. En tendant loreille, il aurait pu reconnaitre le ton et laccent revêche des premiers colons, tout autant que les ordres ridicule de la rébellion qui tenait lendroit.
Les coordonnées, sergent Leenk ?
Toujours les même, mon commandant. Daprès les relevé, il sagit du domicile de lancien gouverneur, à mi-chemin entre la ville et lastroport, sur une petite colline. Il nous faudra moins de trente minutes pour y parvenir à pied. Si toutefois, nous ne rencontrons pas de résistance
Nous nous en accommoderons, commenta platement Flinn. Vérifiez une dernière fois le matériel, après quoi, nous partirons.
Leenk hocha la tête en silence, et relaya les ordres. Guilhem se rapprocha de son supérieur, et se tourna vers lui, de façon à ce que lui seul lentende.
Mon commandant, quand devrais-je
utiliser mes capacités ?
Garde ton attention sur la route jusquà ce que nous nous trouvions à moins de deux cent mètre de la cible. A partir de là, je tadjoindrais une partie de lescouade, afin quil te couvre. Il serait stupide de te perdre parce que tu aurais perdu contact avec nous.
Ladjudant ne put réprimer un sourire.
Votre prévoyance me va droit au cur, mon commandant.
Rejoins les autres. Plus vite cette affaire sera bouclée, et mieux nous nous porterons.
Bien, mon commandant.
Guilhem sexécuta. Flinn leva une main, signe quil était temps de partir. En tête de la cohorte, il sengagea vers une route en terre qui serpentait dans les reliefs, descendant vers la ville.
La demeure du gouverneur portait les stigmates dune guerre récente. Des traces de suie et de fumées salissaient les beaux murs blanchis, tandis que les grands pots ornementaux qui auraient dû se dresser les terrasses étaient renversés, leur contenu étalé au sol. Leenk, positionné dans un bosquet voisin de la route, dézooma, et reprit un mode de vision standard.
Dix hommes, mon commandant. Pas darmements lourds.
Un visuel correcte ?
Oui, mon commandant.
Alors tirez-les dici. Et discrètement.
Lordre fila sans tarder. Une dizaine de secondes plus tard, une série de rafale pareille à quelques flèches silencieuses siffla, et les corps des dix ennemis chutèrent lourdement.
La voix est libre, confirma Leenk.
En avant, ajouta Flinn.
Lescouade partit au pas de course jusquà lentrée du domaine. Un des cybernautes affectés aux Confrères se chargea de déjouer le système dalarme du lieu et ouvrit la porte sans que cela ne lui pose de difficultés particulières. Guilhem se rapprocha à nouveau de Flinn, qui, dun simple geste, lui confirma que son rôle commençait ici. Lhumain ferma les yeux, compta les rebelles présents dans les murs, et remonta à la surface de la réalité tangible.
Douze à lintérieur. Huit soldats, plus sérieusement amés, et quatre individus qui semblent être des civils, dont deux femmes.
Parviens-tu à capter leurs pensées ?
Pas encore, mon commandant. Nous sommes trop loin.
Donne leur position au sergent Leenk et aux cybernautes. Ils sarrangeront pour occuper les soldats. Les hommes que je tai assigné et toi, vous filez vers les civils. Ce sont sans doute eux notre cible.
Vous ne savez pas qui est la personne à intercepter ?
Trop dinformations sur le sujet. Nous devrons improviser.
Guilhem haussa les épaules, et demanda à trois Confrères de se joindre à lui. Sans se retourner, ils sengouffrèrent dans les jardins, contournèrent par une galerie sans surveillance le gros des ennemis, empruntèrent un escalier de service et se retrouvèrent dans lantichambre silencieuse dun bureau. Des voix étouffées lui parvenaient à travers le mur.
Adjudant Randir, couvrez moi.
Lintéressé ne se fit pas prier. Guilhem se concentra, tenant de percer la coque intangible de leur propos, pour se retrouver, sans le vouloir vraiment, dans la psyché dune des femmes. Ce quil comprit, lespace dun dixième de seconde, lui glaça le sang.
Randir, faites venir le commandant.
Maintenant ?
Il y a urgence, répliqua Guilhem. Je ne suis pas sûr quil soit ravi de ce quil va trouver, mais nous navons pas le choix.
Mais, que se passe-t-il ?
Leur chef est une femme. Une certaine Miki OHara. Et elle a prévu de faire sauter lastroport.
Malgré les implants qui barraient une bonne partie de son visage, Randir grimaça.
Le Dieu-Machine nous ait en sa sainte garde, murmura-t-il en prenant contact avec Leenk.
12.
La porte s'ouvrir brusquement, d'un coup de pied net et précis. Guilhem embrassa la scène d'un regard circulaire, notant et détaillant tout. Les deux femmes et les deux hommes qu'il avait identifiés se tenaient assis dans de confortables fauteuils déployés autour d'une table en verre et en acier, où des rafraîchissements avaient été disposés. Un projecteur holo veillait sur la scène, sentinelle aux lumières mystérieuses qui dansaient dans l'air du salon. Derrière les fauteuils, divers meubles de bois et quelques uvres d'arts accrochées aux murs. Derrière de longues baies vitrées, une terrasse en bois suspendait la demeure au-dessus du vide, dominant Port-Kristian et la nature environnante.
Le groupe semblait avoir été surpris en pleine discussion, des crayons traînaient, désordonnés, sur une liasse de feuilles en papiers sur lesquelles étaient griffonnés quelques notes et schémas incompréhensibles pour Guilhem. Il renonça à éclaircir ce qu'elles pouvaient impliquer. Pour lui, seul le visage tiraillé de surprise et de colère de la dissidente Miki O'Hara faisait sens avec cette réalité tangible. Le calme du lieu tranchait avec la mort, la mort qui régnait dehors et qui faucherait la ville avant la nuit, tandis qu'ici, on s'apprêtait à concevoir quelques grands projets sans lendemain. La rébellion avait quitté son habit d'amateurisme. Ce qui s'offrait à l'adjudant loyaliste, c'était la preuve par l'image des compétences et de la volonté farouche mais policée de lutter contre son camp. Le souvenir d'une nausée traversa sa gorge, il s'avança, fixa la future captive.
Elle ne le lâchait pas du regard. Trop surprise pour réagir, elle restait là, la bouche ouverte, assise dans ce fauteuil immaculé couvert d'un tissu délicatement brodé, imitation élégante d'un original français datant du dix-huitième siècle, dont la valeur devait être astronomique. Elle se tenait pourtant dedans avec une négligence certaine, les jambes croisés, le dos avachis, alanguie peut-être d'avoir trop discuté, trop pensé et trop imaginé de scénarios sordides pour les causes qu'elle jugeait bon de défendre. Mais elle ne parlait pas. Elle ne faisait pas cette offense à Guilhem. « Elle pourrait avoir mon âge », nota-t-il. « Elle pourrait avoir mon âge et être dans une situation sociale identique. Pourquoi ? ».
Randir, d'un pas lourd s'approcha d'eux. Sa radio crachota, brisant le silence de cette rencontre. A son tour, il observa. Il pouvait voir son frère d'arme figé face à quatre individus assis, leurs têtes tournées vers lui, dans une attente curieuse, ou la tension ne faisait qu'empirer. Une tension qu'il trouvait presque belle dans les traits de la femme. Son apparence juvénile devait la rendre désirable pour un mâle humain. Randir remarqua le regard étrange que portait Guilhem à la dissidente, un mélange d'envie et de répugnance qui l'intriguait.
A qui avons-nous à faire ? Questionna Miki.
Adjudant Randir, adjudant de Choire. Confrérie des Externes.
Le ton de Guilhem ne laissa pas le moindre doute à la femme. Elle sourit, troublée et amusée. D'un mouvement sec, elle se leva.
Alors on m'aura retrouvé finalement ?
Il semblerait.
Mon petit jeu prendrait-il fin ? M'accuse-t-on de quelque chose, adjudant de Choire ? D'ailleurs, tant que j'y pense, vous saluerez messire Alfred de Choire et lui transmettrez mes amitiés.
Vous connaissez mon père ? Questionna-t-il en retenant un tremblement.
Aussi bien que la politesse me le permet, adjudant. Je suis sûr qu'il doit être très fier d'avoir un fils aussi dévoué que vous.
Elle restait droite. Aussi solide qu'un arbre dans la tempête, grinçant et gesticulant dans le vent tout en se courbant pour mieux supporter le grain et la tourmente. « Elle cache avec trop de confiance son jeu », nota-t-il. Avec un certain vertige, Guilhem constatait qu'il n'avait aucun angle d'attaque viable. Miki O'Hara n'était pas une femme ordinaire. Il trancha dans le vif, choisissant la seule approche qui soudain s'imposa à son esprit et fonça, tête baissé, dans cette stratégie.
Vous êtes recherchée pour haute-trahison contre le Dieu-Machine et la Confédération, énonça Guilhem, conscient que ces mots glisseraient sur elle comme une pluie d'été.
Rien que ça ?
Vous êtes accusée du meurtre de plusieurs dignitaires représentant l'autorité de la Confédération sur Barnard Prime, ainsi que de la destruction de lieu publique et d'exactions commises à lencontre des armées régulières de la Confédération.
Elle se laissa partir à rire. Un rire franc, cristallin, qui rebondit sur les murs de la pièce, tandis que Guilhem ne bougeait pas d'un cil, le visage grave, tendu.
Prouvez-le, répliqua Miki.
Je n'ai pas besoin de preuves pour vous inculper. La loi mécaniste m'autorise à vous arrêter sans justifications concrètes.
Un geste passa dans l'assemblé. L'un des hommes qui discutait avec Miki fouilla dans sa poche, et Guilhem devina le canon d'une arme braqué sur lui. En guise de réponse, il déploya le fusil qui se logeait dans son épaule droite. Il envoya une bordée de fléchette à son attention, tout en arrosant les deux autres intervenants. L'instant d'après, le groupe s'effondrait au sol.
Vous devriez reconsidérer votre attitude, madame O'Hara, reprit Guilhem. Les motifs qui justifient votre avis de recherche n'ont rien de volage, ni de risible. Pour être honnête, j'aurais même pu vous abattre sans vous informer de quoi que ce soit. J'en aurais tiré un honneur et une gloire certaine.
Pourtant, vous ne l'avez pas fait, nota Miki. Et j'imagine que vous me traitez avec un tant soit peu d'égard parce que je suis une femme, n'est-ce pas ? Charmante attention.
Il ne trouva rien à répondre. Une flamme passa dans le regard de la femme, tandis que le coin droit de sa bouche se relevait en un rictus étrange.
J'avais prévu la possibilité d'une arrestation. J'ai donc pris certaine
précaution pour que celle-ci ne vous soit pas trop facile.
Vous parlez du minage de l'astroport ? Je sais que vous avez les commandes près de vous. Si je tentais quoique ce soit, je suis absolument certain que vous feriez sauter l'endroit.
Elle s'empourpra.
Comment l'avez-vous su ?
C'est mon petit secret à moi, madame O'Hara. Disons que, je lis en vous très facilement.
Vous bluffez, adjudant. Depuis le début, vous n'avez aucune preuve. Seulement l'avis de recherche qui traîne sur la planète et les ordres de vos supérieurs.
Et donc ? Ceci devrait me convaincre de rebrousser chemin ?
Il aurait fallu me tuer quand vous en aviez l'occasion, adjudant de Choire.
Vive et électrique, elle bondit vers un meuble ouvragé où trônait une série de commande tactile. Elle appuya sur l'une d'entre elle sans que Guilhem ne bouge le petit doigt. Tremblante, elle le fixait. Elle avait échoué.
Croyez-bien que j'ai relayé les informations, expliqua Guilhem. Du moment où j'ai compris que vous aviez prévu de faire de l'astroport un joli feu de joie, des systèmes de brouillages ont été posé. Vous pouvez remercier les cybernautes présents avec nous de vous éviter quelques ennuis supplémentaires.
Ordure
Drôle d'expression dans votre bouche, madame O'Hara. Je m'attendais à plus de retenue.
Elle secoua la tête.
Vous commettez une grave erreur. Je plains votre conscience...
Plaigniez plutôt vos hommes. Ce sont eux qui ont fait de moi un parfait produit de la loi Mécanique. Et ne croyez pas que je serai magnanime face à cela. J'ai une dette envers eux, et je pense que vous allez m'aider à mettre la main sur les imbéciles qui ont cru bon de me capturer.
Je suis curieuse d'apprendre de quelle façon, répliqua-t-elle avec un sourire cynique.
Il est inutile que je m'abaisse à vous expliquer ce que vous allez voir. J'ignore si cela vous ferra mal. J'espère que cela sera le cas.
D'un geste précis, il lui saisit les poignets. Elle sursauta, chercha à se débattre, et Randir se porta à son secours.
Immobilisez là, s'il vous plaît, adjudant.
Le Naneyë s'en chargea, un sourire malsain sur les lèvres.
Madame O'Hara, considérez-vous chanceuse que mon père m'ait inculqué quelques principes de bienséances. S'il n'y avait que moi, je m'occuperai de votre cas d'une façon bien moins
diplomatique.
Ses yeux se contractèrent, il y vit une haine profonde, mais cette haine ne l'impressionnait plus. Il la tenait. Il allait enfin savoir où ses bourreaux s'étaient cachés.
Randir, prêt ?
Il hocha la tête. Un sourire pervers anima le visage de Guilhem. Il força son esprit à dépasser la frontière de son corps, et percuta avec force celui de l'hérétique. Il tomba dans une soupe poisseuse plus malodorante qu'un charnier. Il crut perdre pied, jusqu'à ce que la surface de ses bottes rencontre un rocher aiguisé, et qu'il ne parvienne à s'y tenir quelques instants. Un maelström d'images l'assaillit sans qu'il ne se sente en danger. L'âme pourrie de cette femme l'accueillait sans douceur, sans aménité. « Un juste retour des choses ». Il savait qu'elle ne se laisserait pas faire. Si elle avait réussi à tenir son rôle dans ce monde d'homme, ce n'était pas un jeune freluquet, aussi impressionnant soit-il, qui allait la faire cracher le morceau.
Les eaux putrides se déversèrent dans une mer de souvenir. Les confettis d'un passé doré et d'une jeunesse lointaine flottait sous le soleil d'un présent lointain, terni par les nuages noirs de la présence de Guilhem. Miki O'Hara descendait d'une riche famille assermenté à la Confédération, son père travaillait pour plusieurs bureaux centraux et jouissait de privilèges conséquents. Dans les atolls perdus de son passé, elle se perdait en fête somptueuse, en débauche de luxe tapageur et d'insouciance réservée à une jeunesse dorée, perdue entre étude et liberté, entre devoir et désir, contradictoires. Elle avait jouit de l'influence de son père pour bénéficier de confortable revenu en échange de quelques interventions en faveurs de la Confédération, ainsi que d'un emploi fictif. Les femmes, vingt ans auparavant, ne pouvaient pas prétendre à remplir la moindre fonction dans les institutions de la Confédération. La misogynie ambiante s'était fendue quelques années plus tard, mais Miki avait déjà choisi que cette soumission ne lui irait guère. Quittant la Terre, elle avait pris pied sur Prime, riche d'un confortable héritage et de la volonté forte de fonder une compagnie dexploitation minière en marge du conglomérat d'état. Une réussite relative lui avait souri, jusqu'au changement de gouverneur qui l'avait dépossédé de ses biens. L'homme, un vieillard réactionnaire affilié aux penchants les plus brutaux de la Confédération, lui avait tout prit. Excédée, elle avait alors usée de son influence pour fomenter un soulèvement, renversant le système quelques mois auparavant. Elle savait qu'elle jouait sa vie sur une simple insoumission, et qu'être reprise lui coûterait plus que sa liberté. Et cette rébellion avait fini par lui échapper à nouveau. Les plus libertaires de ses lieutenants avaient décidé de pousser plus loin la révolte. Elle avait perdue.
Cette réunion devait solder son départ. Garantie d'être couverte et dissimulée, elle aurait pu se retirer dans une arrière base discrète, à l'abri de toute agitation. Elle aurait pu se faire à cette vie de silence, elle s'apprêtait même à signer. Mais Guilhem était arrivé. Il avait sapé tous ses espoirs de vivre. Elle ne pouvait même pas espérer une mort convenable. Elle ne pourrait plus en décider.
Sa situation le toucha, un peu. Elle n'aurait pas été femme qu'une grande carrière se serait ouverte à elle. La justice du Culte semblait bien précaire dans une telle situation. Avait-il raison de la poursuivre, animal blessé, alors qu'ils étaient si semblables. Il se rappela pourquoi il était venu. Il revit ses bourreaux. Et les derniers soupçons de culpabilité qui agitait son esprit s'envolèrent.
Trois d'entre eux résidaient à Port-Kristian, le dernier avait été tué peu après son arrivée en ville. Des bagnards envoyés sur Prime, qui avaient échappé à la Conversion réservée aux repris de justice. De stupides hérétiques, bien loin de la distinction et de l'intelligence de Miki O'Hara. Des combattants fiers d'avoir massacré un aristocrate. Un exploit dont il se savait la victime. Miki désapprouvait aussi cette méthode, mais elle n'avait pas pu leur tenir tête.
Il sentit comme un soulagement en elle. Il remonta vers la surface, laissant les souvenirs là où ils étaient.
C'était ça que vous cherchiez, murmura-t-elle. Si seulement...
Elle ne finit pas sa phrase. La voix lourde de Flinn emplit la maison. Miki et Guilhem échangèrent un dernier regard, avant qu'il ne la remette sur ses jambes.
Bon travail, messieurs, commenta Flinn, en arrivant à leur hauteur.
Nous n'avons fait que notre devoir, répondirent-ils en écho.
Nous allons prendre le relais. Restez ici, nous vous donnerons les instructions pour l'extraction.
Il attrapa la prisonnière par l'épaule, et la conduisit sans ménagement vers le hall d'entrée. Randir suivit son chef, laissant seul Guilhem.
Il pouvait se venger. Ses bourreaux se tenaient à quelques kilomètres à peine. Mais, conscient de ce qu'il avait vu et de la situation politique dans lesquels les mettait l'amiral Trent, il comprit avec amertume que le mirage offert par son commandant ne serait jamais qu'un vain songe de vengeance. Il regarda une dernière fois vers la ville. Des panaches de fumées s'en élevaient. Elle brûlait. Elle brûlait, tout comme brûlait une partie de sa confiance.
Ils n'avaient plus besoin de parler. Comme si, d'un accord tacite, ils avaient abandonnés le langage pour mieux se mettre au diapason de ce monde et de la réalité leur imposait. Un spectacle mortifère, captivant, destructeur et enrichissant, qui sétalait et s'écrasait dans leurs yeux comme les couleurs et les balles d'un assassinat mis en scène pour mieux en faire ressortir toute la cruelle beauté.
Les canons de l'Ankara s'illuminèrent comme autant de nouvelles étoiles, leurs gueules béantes crachant de longs traits bleutés, déchirant les ténèbres de l'espace, tout droit orienté sur la cuvette verdoyante de Port-Kristian. Il y eut un instant, un seul, où le doute quant à linéluctable finalité de l'horreur fut permis. L'instant d'une seconde, suspendu à l'irréaliste désir de ne pas voir le pragmatisme de la mort s'abattre, mais au contraire, s'abandonner à l'échec et au défaitisme, un souffle de vie l'emportant sur la tempête apocalyptique.
Un flash violent leur fit détourner les yeux. Elle baissa la tête, il continua de fixer la lumière, ébloui, tandis que les tons du bleu viraient au jaune, à l'orange, puis au rouge. Les capteurs de son armure, braqués sur l'événement, discernaient tant de composés différents qu'ils saturaient, traduisant une vague, trop vague, idée de l'enfer qui en un seul instant, avait fait de Port-Kristian l'ombre d'un sépulcre où seuls la chaleur et le vent rôdaient. Les maisons devinrent des pierres nues, à vif. Les rues, des vallons vides de vie. Et les habitants, autant de souvenirs morts que de grains de poussières poussés au vent du désespoir et de l'oubli.
C'est fini, murmura Miki.
En effet, tout était terminé. Guilhem l'avait capturé, toisé, plaint et maudite, avant de lui-même se soumettre aux ordres du commandant Flinn. L'extraction n'avait été qu'une banale affaire d'escorte, le duo improbable de la femme et du cyborg encadré par quatre soldats qui les menèrent jusqu'à une navette vide. Le pilote avait eu pour consigne de la rapatrier vivante, là-haut, quelquun soit le prix, et de la laisser sous la bonne garde de l'adjudant de Choire. Voilà comment il se trouvait à côté d'elle, à regarder l'échec de celle-ci résonner dans le creux de la soute, face à l'échec de la ville pulvérisée face aux rayons exotiques de l'Ankara. Tout était terminé, songea-t-il à nouveau. Tout cela avait-il encore un sens ? Était-il possible que l'amiral eut tiré sur ses propres hommes pour nettoyer toute insoumission ? Combien avaient vu leurs vies s'achever le temps d'un battement de cil, dans le feu d'une pluie de molécules fatales ? Guilhem secoua la tête, tandis que la fleur crevant à la surface de Prime s'étiolait et mourrait déjà, quelques centaines de kilomètres sous eux.
Vous avez perdu, répondit-il.
Elle sourit.
Cela devait-il être autrement ? Je n'avais, de toute façon, aucune chance.
Alors, pourquoi toute cette mise en scène ? Pourquoi cette désinvolture, cette façade d'assurance, si vous saviez que tout était joué d'avance ?
Vous ne pouvez pas comprendre, répondit-elle doucement, avant de sourire et de soupirer tout à la fois.
Son échec, soudain, lui avait fait mal. Elle était semblable à lui, quelle injustice ! Pourquoi avait-elle cédé aux sirènes de la liberté ? Pourquoi n'avait-elle pu se résigner à une vie calme où lui aurait pu la croiser, la rencontrer ailleurs, et ne pas tomber
amoureux ? Le mot lui parut trop fort. Il se ravisa. « J'ai dû manquer quelque chose. Cela n'a pas de sens ». Pourtant, alors qu'il questionnait sa conscience, il remarqua que la définition même du désir remplissait parfaitement l'état émotionnel dans lequel il se trouvait. Un relent d'humanité dans sa chair blessé, une bouffée d'angoisse, de remords, de regret et d'espoir. Un désir qui le poussait à franchir à nouveau le pas. Laissant son esprit glisser hors de lui, il s'échappa de ses propres contraintes.
Elle était en paix. Elle avait fait ce qu'elle estimait bon, et elle pouvait à présent partir sereine. Elle avait vu arriver cet homme au milieu de sa vie au sens littéral mais elle ne l'avait pas haï. Elle le plaignait aussi. Il se trouvait là par le concours de circonstance relativement semblable aux siennes. Une vie subie plus que choisi, de mauvaises rencontres, des expériences douloureuses qui avaient achevé de refermer son esprit sur des concepts étranges, difformes et effrayants. Mais elle sentait son humanité. Cette fragilité qu'il ne voulait surtout pas montrer. Elle avait senti à son regard combien il regrettait d'avoir croisé son existence, et d'insinuer en lui le doute. Elle le devinait troublé, amoureux pour la première fois, face à la féminité courageuse et mise à nue qu'elle exprimait. Elle aurait pu, à cet instant, le tuer sans qu'il ne réagisse. Mais non. Au contraire. Elle le laissait voir en elle comme dans un livre ouvert. Non pas pour raconter son histoire, où le convaincre qu'il s'égarait dans une voie en impasse. Non. Elle laissait faire pour qu'il goutte à cette humanité qu'on lui avait finalement appris à détester. Et en mordant dans le fruit défendu, à ouvrir pour toujours son regard sur des perceptions et des connaissances qu'il ne pourrait plus jamais nier.
Que se passera-t-il pour moi ?
Javais posé une question, répondit abruptement Guilhem. Jattendais une réponse.
Réponse que je vous ai donnée. Est-il vraiment nécessaire que je développe ? Adjudant, vous ne voyez pas vous-même les causes de tout cela ?
Il se planta face à elle, debout et les bras croisés, retrouvant un peu de la superbe quil avait perdu en contemplant la ville de sa captive être réduite en cendre.
Non, trancha-t-il. Non, je ne vois absolument pas. Et cest bien cela le problème.
Elle sourit.
A vos yeux, rien ne justifierait ce que j'ai fait. Vous aurez beau avoir contemplé ma vie, vous n'iriez pas plus au fond des choses et des motivations profondes qui m'ont tenu et emmené jusque-là.
Pourtant, la justice...
Quelle justice ? Je suis une femme. Une femme qui a commis le péché cardinal de vouloir dépasser le rôle pour lequel on l'avait investi. J'ai eu l'orgueil de fouler du pied cette même justice. Je savais que je prenais des risques en faisant le choix de ne pas adhérer à ces beaux principes foncièrement injustes qui fondent la Confédération.
Vous nauriez pas du.
Il la fixait, d'un regard qui déjà, avait perdu cet éclat de jeunesse et de désinvolture qu'elle avait aimé. Elle secoua la tête. La brèche qui sétait ouverte en Guilhem se refermait déjà, avec rapidité. La trace dhumanité quelle avait perçue se perdait à nouveau dans les considérations matérialistes qui le possédaient.
Si vous comptez me faire la leçon, adjudant, autant nous en tenir ici.
Votre sort ne mintéresse plus ?
Elle soupira, posa les mains sur ses genoux, avant de conclure dun ton lassé.
Cela fait un peu trop longtemps quil ny a plus rien dintéressant dans mon avenir.
Il haussa un sourcil, ne répondit pas, et décida de la laisser tranquille.
13.
Flinn avait oublié l'odeur du béton brûlé. Cette odeur à la fois douce et amère, aux relents de cuir, de métal vieilli et d'une légère presque inexistante note d'épice qui nappait l'air comme un sirop épais et gluant. Le soleil luisait, quelques centimètres au-dessus de l'horizon, dans une torpeur turbide que ne ménageaient pas les réacteurs vrombissant d'un appareil au décollage. Il observa la machine s'élever dans les airs en ne bougeant pas d'un cil, fasciné malgré l'habitude, frappé par le miracle de la technologie qui arrachait loin du sol un équipage en direction de l'espace. « Il n'y a pas si longtemps, c'était moi, là-haut, à leur place ». Une pensée étrange, qui le dérangeait autant qu'elle le rassurait.
La nuit, déjà, chassait l'odeur et la chaleur du jour. Une ombre s'étirait docilement, celle d'un mat de transmission qui venait à caresser la surface mat d'un hangar ouvert sur le sable du désert. Un ballet silencieux, éternel, qui ne cessa qu'à la chute complète de l'astre dans les tréfonds de l'horizon rougi par son aura. Une impression de mystère, à nouveau, étreignit Flinn, qui patientait et se réjouissait de l'attente que lui imposait le débarquement de ses hommes. Comme si le temps, tellement précieux, avait donné ses largesse à l'officier pour qu'il jouisse d'un instant étiré à une poignée de minutes, lui permettant de prendre les plus belles et les plus simples photographies mentales qu'il lui ait été donné d'observer. L'astroport de Civimundi-Sud n'avait qu'une banalité fade à offrir, un mélange haché de sable, de béton et d'acier s'affrontant sur un territoire qui, doucement, se desséchait. Il éprouvait avec difficulté ce qui s'était tenu là avant. Une « banlieue », des immeubles, des maisons, des magasins et des routes, le tout posé comme par la main distraite d'une puissance divine, aléatoire ordonnancement qui ruisselait d'une beauté et d'une utilité particulière. « Comment faisaient les Hommes avant ? ». Une question qui souvent revenait le hanter, lui qui n'avait qu'une très vague idée de l'histoire humaine et toute la période précédant l'hégémonie de la Confédération.
Mon commandant ?
Oui, Guilhem ?
Mon commandant, ne croyez-vous pas que nous aurions dû faire
autrement ?
Par rapport à quoi ?
A l'amiral Trent, au rapatriement, à la chute de Port-Kristian, à
à tout ce qui vient de se passer.
Flinn se retourna, croisa les bras, et toisa son subalterne d'un il sec. Guilhem, drapé dans une splendide cape d'apparat, perdit pourtant de sa superbe à la vue du visage dur de l'officier.
Attendez un peu que le Très Saint Magister rectifie tout cela. Si Trent a fauté, il sera puni, et nous serons remis à la place qui nous convient.
Mais, mon commandant...
Il suffit.
Flinn n'avait pas haussé le ton de sa voix. La façon brute avec laquelle il avait prononcé ces simples mots coupa toute envie à Guilhem de continuer son argumentaire. Arrivé sur Terre depuis quelques minutes à peine, il souhaitait déjà que l'injustice manifeste dont il avait été victime soit jugée. Un point de vue, qui, visiblement, agaçait Flinn.
Je sais très bien ce qu'il s'est passé et je vois très bien où tu veux en venir, reprit Flinn. Tu as parfaitement accompli ta mission, et comme je te l'ai promis, tu auras ce que tu mérites. Quant à ce qui m'attend, cela ne regarde que moi.
Prudent, Guilhem eut la sagesse de ne pas répondre. Il hocha la tête, et à son tour, se laissa surprendre par la beauté linéaire du paysage. Dans le grondement des appareils, la voix de chacun des Externes semblaient assourdie. Il reconnaissait pourtant à merveille le timbre de chacun. Seul dans un premier temps, l'adjudant sentit à ses côtés la présence ferme et rassurante de Randir. Le Naneyë séclaircit la gorge, forçant Guilhem à se retourner.
J'ai tout suivi.
De la conversation ?
Oui, confirma Randir. Tu as cru bien faire, et c'est tout à ton honneur. Mais je ne suis pas persuadé que cela soit la bonne manière de faire entendre ton point de vue sur le sujet.
Et vous comptez me faire la morale ?
L'agressivité de Guilhem l'incita à simplement hausser les épaules, et à s'éloigner. « Que me veulent-ils tous ? Nous nous sommes battus et nous n'aurons rien, c'est cela, notre récompense ? » . Il était malade à cette simple idée. Personne ne semblait s'apercevoir de la mascarade, ou du moins, chacun préférait abdiquer face à l'égo de Trent, sûr de son bon droit sur l'Ankara. Aussi, quand l'adjudant aperçu l'amiral surgir de la fumée enveloppant la navette, il choisit de s'éloigner pour ne pas entendre les sarcasmes de l'officier envers Flinn.
Le sourire étincelant de Gustav Trent semblait adresser à Flinn un parfait message d'avertissement. Un sourire de surface qui dévoilait une dentition parfaite, quatre minuscules canines sur des gencives grisâtres, loin des crocs longs comme un pouce humain qui siégeait dans la gueule du Naneyë. Une invitation à la complaisance pour mieux mordre l'appétit de pouvoir qui dévorait les viscères du commandant, sagement remis à sa place par l'homme qui avait daigné le transporter, lui et ses hommes, vers une mission dont il s'apprêtait à tirer tout le prestige.
La solennité de lévénement à venir avait contraint, dans une obligation agréablement complaisante, l'amiral Trent à se vêtir d'une armure d'apparat et d'une cape dont le tissu flamboyait au soleil couchant. Les chevrons du haut-officier rutilaient sous l'éclat rubescent du crépuscule, assortis à la pourpre et grenat des cordons d'une volumineuse fourragère qui trônait à son épaule droite. Les gantelets en argent qui couvraient ses mains dissimulaient à merveille la nature robotique de ces dernières, incitant à croire que Gustav Trent n'était qu'un homme de forte corpulence. Soucieux de son apparence, coqueluche d'un monde aristocrate dont l'immense masse demeurait sur Terre en permanence, il s'était autorisé l'apport d'implant qui ne dénaturait pas ses traits. Ses deux yeux imitaient à la perfection des organes naturels, masquant une technologie de pointe derrière laquelle courraient des milliards et des milliards de cellules électroniques. Son cerveau, ses centres auditifs, ainsi que la majeure partie de son système nerveux n'existaient plus sous une forme vivante. La plastique de la silice et du verre avaient achevé de transformer l'amiral en une machine de commandement sophistiqué, un individu qui usait de son bon droit sur les hommes servant à ses côtés, au mépris de la convenance la plus totale. Un machiavélisme qui, tout en définissant le plus parfaitement lindividu, le rendait indispensable aux yeux des hautes instances de la Confédération. Aussi, tandis que Flinn le dévisageait, son sourire s'étira et sétrécit en une mince bande de chair entrouverte, un malicieux regard le rendant moins antipathique et moins prévisible. Une raison supplémentaire pour le commandant de rester sur ses gardes.
Commandant Flinn... Je vois que vous n'avez pas perdu de temps pour descendre de la navette. La Terre vous manquait tant que cela ?
Vous n'imaginez pas, mon amiral.
Voilà une très belle soirée qui s'annonce. N'êtes-vous pas de cet avis ?
Si, mais j'aurais sans doute bien des affaires à régler avant de profiter de
Ne parlons pas de la paperasserie, coupa Trent. Accordez-moi quelques minutes de votre précieux temps pour que nous réglions nos affaires. J'ai fait préparer un petit salon dans les bâtiments de l'astroport, nous aurons tout le loisir de nous étendre sur le sujet là-bas.
Pieds et poings liés, Flinn ne pouvait pas refuser l'offre.
Je suppose que mes hommes sont invités à patienter ici.
Tout comme les miens, naturellement, commandant.
Alors je vous suis.
La tête haute, Trent ouvrit la marche. Après quelques minutes passées à zigzaguer entre les véhicules s'apprêtant à partir et les transports terrestres ondulant comme de grossières chenilles de métal, le duo pénétra dans le grand dôme couvert de poussière qui constituait l'unique bâtiment des voyageurs de l'astroport. Se présentant au garde en faction, Trent fut dirigé vers une pièce abritant quelques fauteuils et rafraîchissement disposés avec soin face à une baie vitré ouvrant sur l'ouest.
J'imagine que vous ne m'invitez pas pour parler de météorologie, mon amiral.
Etes-vous donc si pressé, commandant ?
D'en finir avec cette mission ? Absolument. Des semaines sans sommeil m'ont rendu maussade.
Et visiblement prompt à oublier quelques détails... Car bien entendu, je tiens à laisser derrière nous une affaire propre et bien tenue.
Trent s'installa sans douceur dans un fauteuil. L'épaisse silhouette de Flinn écrasait la scène, dominant la pièce comme la seule certitude dans un monde où les paroles qui allaient voler dans l'éclat de la pièce ne serait que des intimidations et des menaces.
Quelles sont vos conditions, mon amiral ?
Des
Des conditions, commandant ? S'esclaffa Trent. Voilà une bonne blague
Vous n'avez donc pas compris ce qui mintéressait au plus haut point dans cette mission ?
Oh, si, bien sûr que si. Vous défilerez avec vos hommes en tête d'un cortège qui soldera votre triomphe dans la reconquête de Barnard Prime. Vous allez jouir de tout ce qui en découle, prestige pouvoir et argent, en nous demandant de ne pas éventer l'affaire sous couvert de je ne sais quelle nécessité dÉtat.
Une vision bien pessimiste de votre investissement dans cette mission, commandant.
Je ne compte pas vous doubler, ni vous manquer de respect, mon amiral. Mes hommes et moi-même nous contenterons de raccompagner la captive au Palais dans la plus complète discrétion. L'argent ne mintéresse pas, ni le prestige.
En revanche, le pouvoir, oui, répliqua Trent.
Nous sommes deux dans cette partie, mon amiral.
Mais il n'y aura qu'un seul vainqueur pour la Confédération. Sans moi, votre petit débarquement n'aurait été qu'un doux rêve d'Inquisiteur. Vous vous persuadez que votre ordre de mission vous a ouvert les portes, commandant ? Détrompez-vous. J'aurais pu vous mettre aux arrêts dès votre premier retour à bord. Une insubordination est un bon motif, facile à justifier et à argumenter. Qu'aurait valu votre parole de Naneyë face à un haut-officier assermenté...
Tel n'est pas le cas.
Car j'en ai décidé ainsi. Aussi, la captive restera avec moi, et je la mènerai personnellement aux pieds du Très Saint Magister. Je vous remercie tout naturellement de votre pleine et entière coopération dans cette mission d'importance, mission qui a délivré du joug des ténèbres et du mensonge un monde aussi riche que peut l'être Barnard Prime.
Flinn observa la victoire couler sur le visage de l'amiral. Un sourire de conquérant l'animait, tandis que ses joues se plissaient, suivi de ce regard vif et assuré.
Soyez heureux d'être seulement libre de retrouver une autre mission, commandant.
La phrase fit sourire Flinn. Il réprima un rire sonore, et se mit à arpenter la salle.
Je me surprends de votre amateurisme, mon amiral.
Amateurisme ? La pièce est brouillée. Aucune écoutez possible. Et je sais qu'aucun de vos cybernautes n'avait le matériel à bord pour fabriquer quoi que ce soit qui permettrait une telle chose.
Vous ne voyez pas, mon amiral ?
A moins d'être en relation directe avec le Très Saint Magister, ce dont je doute fort, vous n'avez aucun moyen de me coincer.
Flinn désigna son aug' .
Revoyez vos brouilleurs. J'ai contacté Le Commandus Magnus en personne dès que nous nous sommes posé. Nous avons conversé par écrit, ce qui garantissait une bonne discrétion. Et notre canal d'écoute est tenu par une sécurité à toute épreuve.
Trent blêmit.
Vous vous êtes trompé sur mon compte, mon amiral. Je n'ai fait que mon travail, et je n'ai désobéi à aucun ordre. En revanche, vous, vous avez commis une faute grave. Une entrave à mission prioritaire cela s'appelle, me semble-t-il, une tentative de haute-trahison. Et en entravant un Noble Clerc, vous avez semé une belle pagaille dans votre futur emploi du temps, mon amiral. Quel dommage que vous n'ayez pas retenu la leçon de l'affaire Nielsen. Un homme qu'on jugeait digne de confiance
Tremper à ce point dans des manipulations et des malversations envers le pouvoir central
Je frisonne à l'idée de ce qu'il a subit.
Vous
Vous êtes une ordure, répliqua Trent, glacial.
Je n'ai menti à aucun instant, mon amiral. En revanche, je doute qu'une cour de justice vous soit clémente lorsqu'elle apprendra vos liens de parenté avec cette chère Miki O'Hara. Quel dommage, cette encombrante cousine qui a changé de nom
Vous ne vous en sortirez pas comme ça.
Si, et d'ailleurs, en parlant de sortie, je vais vous faire ici même mes adieux, mon amiral. J'espère que vous saurez profiter du temps de liberté qu'il vous reste. Oh, ne vous inquiétez pas, vous l'aurez votre triomphe. Je ne vous ferai pas l'affront de vous voler cet instant de gloire. J'espère juste que vous serez vous montrer digne de porter les fiers étendards de la Confédération.
Sans ajouter un mot de plus, Flinn laissa seul l'amiral Trent, assis sur son fauteuil, le regard vide, ruisselant de sueur.
Pour Flinn, la tension qui avait bandé ses muscles se retira à l'instant même où il dégrafa son aug'. L'instrument, rendu inutile par le brouillage du bâtiment, retomba mollement sur le cou de l'officier, encore attaché par une simple boucle de cuir et d'acier. Après avoir servi de longues années, l'interface venait de succomber de fatigue, vaincu par un ultime effort qui avait achevé de griller ses circuits et son intelligence embarquée. Il avait accompli sa mission.
Le mensonge du Naneyë avait fonctionné bien au-delà de ses espérances. Vaincu, Trent n'oserait pas aller réclamer une revanche dans les lois de la Confédération. Son honneur lui interdisait toute considération d'aide publique après la prise de pouvoir abusive dont il avait été l'instigateur sur Prime. Il avait joué, il avait perdu, et son adversaire se relevait grandi de cette épreuve. Un adversaire qui foulait d'un pas souple le sol de l'astroport, revenant à bon rythme vers ses hommes, un sourire de triomphe accroché solidement à ses babines.
Tout va bien, commandant ? osa Leenk.
A merveille, sergent.
Mais... L'amiral...
Il s'en remettra.
Un grognement commun s'étira entre les soldats. Tous avaient compris le sort qu'avait réservé leur supérieur à cet homme.
Sergent, veuillez contacter le bureau personnel du Très Saint Magister. Faites savoir que la captive est entre de bonnes mains, et que nous souhaitons la laisser le plus rapidement possible aux bons soins de la justice séculière. Précisez qu'il s'agit là d'une consigne fournit par le Très Saint Magister en personne, et qu'aucun retard ne l'amuserait.
Tout de suite, Commandant.
Flinn acquiesça d'un hochement de tête, avant de reprendre.
Quant à vous autres, messieurs, emportez vos effets avec vous. Nous partirons avec un transporteur vers le Palais, et nous ne revenons plus ici. Veillez donc à laisser le superflu dans la navette.
Tous s'exécutèrent, à l'exception de Guilhem.
Adjudant de Choire, n'avez-vous donc rien à prendre ?
Rien d'important, commandant. Rien de ce que je possède n'est à bord.
Le Naneyë s'apprêtait à lui faire rejoindre le reste de lescouade lorsque Leenk se rapprocha, la mine grave. Il se pencha vers son officier, lui délivrant un message que Flinn nota, avant de congédier Leenk. A son tour, sa mine s'assombrit. « Un élément qui arrive à point nommé » songea-t-il. L'imprévu faisait partie de son quotidien, mais à cet instant, il aurait préféré qu'une routine grisâtre prenne la place de ce qui venait de bousculer son plan.
14.
Le palais étalait sa masse anguleuse dans la nuit chamarrée de Civimundi. Çà et là, des lueurs naissantes éclairaient quelques fenêtres, ainsi que la petite cour qui venait mourir au pied du tarmac de la zone datterrissage. Flinn avait vu une silhouette se déplacer le long d'une coursive, au troisième étage. Une silhouette, puis quatre à sa suite, et une masse indistincte de bras et de tête se dessinant dans le clair-obscur baignant les lieux. Il se savait attendu, mais il n'espérait pas que le Très Saint Magister ait eu la patience et le temps d'observer de ses propres yeux la descente des Externes sur ses terres. L'honneur que leur faisait le maître des lieux par cette discrète mais évidente présence le gonfla dorgueil et lui laissait apercevoir les ors et l'agrément d'une soirée où sa gloire personnelle serait un motif de satisfaction accepté et encouragé. Seulement, avant les plaisirs de la récompense dûment mérité, un dernier obstacle se dressait sur sa route.
Guilhem n'avait pas ouvert la bouche depuis le départ de l'astroport. A intervalles réguliers, il dévisageait l'officier, sans ouvrir la bouche, sans ciller, sans bouger. Il semblait attendre quelque chose. Flinn savait qu'il ne pourrait pas lui cacher la vérité plus longtemps sans le mettre dans un embarras qui aurait pu ruiner la confiance et l'assurance nouvellement acquis par le jeune homme. Tandis que les Externes débarquaient en s'extasiant avec une certaine discrétion sur la beauté brute des lieux, Flinn décida qu'il devait définitivement régler la situation.
Adjudant de Choire ?
Guilhem ne feinta pas la surprise. Une moue indifférente ceignait son visage d'une tension molle, flegmatique, où une certaine fatigue pouvait se deviner dans les cernes et les ridules de son front.
Adjudant, reprit l'officier, je souhaiterai vous voir quelques minutes. Seul à seul.
C'est une urgence ?
Flinn ne répondit pas, se contenant de hocher la tête discrètement. D'un geste qu'il voulait doux, il invita Guilhem à revenir dans le transporteur, vidé de ses occupants. Le pilote demanda à l'officier s'il devait rester, avant de comprendre qu'il n'était pas invité à conserver ses commandes. Silencieux, il laissa les deux hommes seul à seul, prenant un soin exagéré à refermer les portes du sas.
Le cur de Guilhem aurait dû battre la chamade. Il n'en avait plus. A la place, une sueur glacée dégoulinait de sa tempe gauche, venant mourir sur la pomette osseuse de sa joue. Ses mains crispé sur les cuisses, il attendait avec douleur que les paroles de son supérieur surgissent de sa bouche. Le commandant avait ce regard presque creux, vide, débarrassé de son aug', un regard planté dans un lointain impalpable qui transperçait Guilhem sans qu'il ne puisse s'emparer de la lame qui le clouait ainsi dans cette réalité trop concrète, trop solide. Les détails de la soute lui sautaient au visage comme autant d'insectes hostiles, qu'il tentait de déloger de son esprit sans y parvenir. Puis, avec une lenteur relative, Flinn croisa ses mains face à lui, planta son regard dans le sien, et soupira.
Adjudant, j'ai reçu voilà trente minutes une nouvelle dont je me serais bien passé. Une très mauvaises nouvelles.
Cela me concerne-t-il ?
J'ai bien peur que oui.
Un silence de plomb s'écrasa sur les épaules de Guilhem. Il entendit les souvenirs de son souffle pénétrer au creux de ses oreilles. Puis, sans retenu, Flinn acheva.
Votre père, la baron-général Alfred de Choire
Votre père a trouvé la mort dans un grave accident de transport il y a trois semaines... Il semble que le transporteur qui le convoyait vers ses terres se soit écrasés suite à une avarie moteur générale.
Je
Flinn attrapa la main droite de Guilhem, le fixa du regard, et poursuivit.
Votre mère, la baronne Ameline de Choire, a été retrouvé dans la propriété familiale sans vie il y a un peu plus de deux semaines. Suivant la coutume, leurs corps ont été enterrés dans le caveau prévu par votre père.
Une nouvelle pause, qui avait pour Guilhem, la consistance d'un choc sur son crâne.
Je suis désolé, Guilhem... Profondément et sincèrement désolé... Si je peux faire quoi que ce soit pour vous...
L'adjudant hocha la tête, tandis qu'une larme perla de son il. Flinn se permit de poser avec bienveillance une main sur son épaule.
Nous ne vous laisserons pas ainsi, adjudant. Soyez sûr que tous les Externes se joignent à moi pour vous présenter leurs plus sincères condoléances.
Merci, mon commandant.
D'un geste maladroit, Guilhem attrapa la larme qui pendait à ses cils, et l'essuya avec douceur.
Comment
Quand avez-vous
Dès notre arrivée, adjudant. Une série de message à l'attention de l'escouade était adressé dans notre attente. Le sergent Leenk m'a prévenu de cette missive avec une certaine délicatesse, mais je ne voulais pas vous faire l'offense de l'annoncer devant tous.
Merci de cette attention, mon commandant.
Flinn, mal à l'aise, se leva et adressa un sourire triste à Guilhem. Il ouvrit le sas, laissant le jeune homme seul quelques instants. Le silence de la soute résonnait à ses oreilles. Et soudain, comme une digue démunie face à un gigantesque raz de marée, son sens commun vola en éclat.
Une symphonie d'émotion contradictoire le balaya. Les poils de sa barbe mal rasées se hérissèrent, tandis qu'un violent tremblement lui serra les mâchoires. Sa pupille se dilata, et un flot de larmes mal contenu s'ébranla vers le sol. Il passa une main contre ses lèvre, ferma l'il, le rouvrit, recommença ce geste dix fois, et dix fois cependant, ne put l'empêcher. Une horrible douleur vrilla ses entrailles disparues, tandis que le poids sur ses épaules devint intolérable. « Pourquoi ? » puis « Non, c'est impossible » furent les premiers vecteurs de sens qui le traversèrent en fusant dans son esprit. Son père
Et sa mère ? Morts ? Disparus ? Les photos de deux portraits officiels lui revinrent en mémoire, l'un en habits militaires de cérémonie, couvert d'une cape semblable à celle dont on avait ceint ses épaules, et l'autre, plus petit, plus intime, d'une femme assise sur une chaise, le regard porté au loin, un regard qui rappelait en écho la soie de sa robe et l'éclat du chapeau sur ses longs cheveux. Les deux portraits disparaissaient, reprit par le reflux d'une mer impitoyable, une mer de réalité et de contingence qui les éloignaient de son nécessaire deuil.
Après la tristesse, la colère se dessina plus clairement en lui. Son père
Il osait disparaître alors qu'il revenait, lui, le fils prodigue, auréole de gloire ? Quand enfin l'avenir souriait à Guilhem, son ascendant choisissait le tragique et stupide accident pour esquisser un pas en dehors de la scène. Lucide, Guilhem savait que jamais il ne tiendrait sa vengeance. Que son frère seul pourrait le regarder tel qu'il était à présent : une sorte de héros encore fragile, mais prometteur. Il ne pourrait pas tenir la dragée haute à son père, simplement accepter la charge pour laquelle il existait : devenir le maître de sa baronnie, en priant secrètement pour qu'on ne décide pas de mettre un terme à la carrière qui venait de s'offrir à lui.
Et sa mère, qu'avait-elle donc fait ? Elle avait abdiqué face au chagrin. Elle avait choisi le romantisme au pragmatisme, en se laissant mourir. Car oui, elle ne pouvait que s'être laissé glisser dans la tombe, auprès de son époux, las d'une vie dont les seules tracas consistaient à choisir une garde-robe pour l'hiver prochain et parler au creux d'un salon propret des derniers ragots de Civimundi. Quelle vie pénible avait-elle eut... Quel calvaire que celui de cette femme, dont la punition fut d'enfanter de deux garçons qu'elle savait condamnés à grandir loin d'elle et de ce qu'elle pensait être de l'amour, et qui ne tenait pas moins de l'égoïsme le plus primaire. « Il est mort, mais elle, elle s'est suicidée ». Guilhem, à cet instant précis, aurait voulu se ruer dans le caveau s'il avait été à côté de lui, et cracher sur leur tombe, pour vomir toute la haine qui pourrissait en lui depuis si longtemps. Eux, ses propres parents, ils l'avaient ignoré. Ils en avaient fait un fils d'aristocrate sans désir ni consistance propre. Un simple pantin qui toujours les décevait, alors qu'ils auraient dû être fiers, fiers qu'il survive malgré tout, et que le Dieu-Machine ne l'ait pas gardé en vie par erreur.
« Et ma récompense : un héritage que je ne supporte pas ». Le cynisme supplanta la colère. Ce domaine, ce nom, cette charge, il les aurait volontiers donné à son cadet, pour mieux repartir, se perdre dans les méandres de ce futur qui avait écarté le rideau des possibles, lui laissant croire que la liberté pour lui était né avec la mécanisation de son corps et l'attention bienveillante du commandant Flinn. Flinn
Un extraterrestre. C'était pourtant lui qui tenait lieu de figure paternelle, bien plus que son propre géniteur. Un être qui avait osé croire en lui pour le relever de la fange où il se noyait. Flinn, qui avait la décence de le laisser seul pour qu'il se retrouve mieux, qu'il comprenne toute la cruauté et le bénéfice de la situation.
« Que diraient-ils s'ils me voyaient ainsi ? ». Guilhem n'avait jamais véritablement quitté son statut d'enfant. En partant sur Prime, il n'était encore que le petit garçon répondant à l'injonction de son père. En revenant sur Terre, il l'enterrait, lui et ses conseils pourtant précieux. En revenant sur Terre, il enterrait dans le même temps son enfance, son histoire passée, devenait un homme neuf. Comme une renaissance, teintée d'un sentiment de différence inébranlable, indestructible.
Se ressaisissant, Guilhem essuya ses larmes. « Je ne peux pas me présenter face au Très Saint Magister dans cet état ». Avec un effort maladroit, il se redressa, et tenta d'arranger avec frénésie les plis qu'il avait fait sur sa cape. La porte s'ouvrit, et Flinn se présenta à nouveau. Guilhem l'observa, sans haine ni bienveillance, simplement comme une évidence, un absolu. Le Naneyë se rapprocha de lui, s'agenouilla, et entreprit de remettre correctement le vêtement de son subalterne.
Ils nous attendent, adjudant. Je sais que votre chagrin est
Pardonnez mon attitude, mon commandant.
Je ne voulais pas paraître inopportun, adjudant, mais comprenez bien que le Très Saint Magister a d'autres affaires à régler après les nôtres.
Oui, bien sûr mon commandant, je comprends.
Flinn sourit, l'aida à se relever.
Je suis fier de vous, adjudant. J'espère que votre père l'aurait été.
Un sourire barra aussi le visage de Guilhem, plus mordant et cynique que jamais.
Lui seul le sait, mon commandant.
Les lourds protocoles du Palais imposèrent à l'escouade de patienter plus d'une trentaine de minutes supplémentaires. L'accession récente de Siegfried au poste suprême, sa jeunesse, et la volonté tenace de réforme qu'il chérissait n'avaient pas suffi à venir à bout de la pompe ordonnancé qui régnait entre les murs de béton et de verre de l'écrin du pouvoir central. Flinn, habitué à ce cérémoniel particulier, goûtait à cette joie sans nom du temps perdu, inutile, assis sur la rampe du transporteur. Guilhem, à ses côtés, qui semblait réfléchir avec une concentration toute relative, l'interpella.
Et maintenant, commandant ?
Encore un peu de patience, Guilhem. On va nous envoyer quelqu'un d'ici peu.
L'adjudant soupira.
Vous ne pensez pas que nous avons déjà trop attendu ? Après les caprices de l'amiral Trent, nous
Assis, et silence ! Aboya Flinn.
Guilhem ne broncha pas. L'officier reprit, d'une voix calme.
Nous avons une captive avec nous. Nous sommes un groupe de vingt personnes. Pensez bien que la garde rapprochée du Très Saint Magister s'assure que nous ayons pattes blanches avant d'entrer. Personne ne prendrait le moindre risque de commettre une bévue sur ce plan là.
L'affaire du Commandus Magnus Keller, je présume ?
Son assassinat a effectivement motivé des critères de vigilance supplémentaire. Mais s'il n'y avait que ça
Flinn se garda d'ajouter quelque mot que ce soit. Il avait discuté avec Siegfried avant son départ, en tête à tête. Et cet entretien lui avait révélé avec une clarté frappante combien la position du Très Saint Magister était périlleuse. Un cercle fermé de privilégiés et de confidents connaissaient l'étendue du problème de la délicate et friable légitimité de Siegfried, et tous se sentaient investis d'un devoir de silence autour de celle-ci. Naïvement, Flinn espéra que le triomphe dont il était l'instigateur redorerait le blason jeune et pourtant écorné du maître suprême de la Confédération. Une naïveté qui l'étonnait, et qui le plongeait dans d'étranges paradoxes ayant pour traits communs la question du bien, du pouvoir, de la justice et de la loyauté.
Un homme à l'impeccable tenue crème brodée d'or se présenta sur le tarmac. La richesse des tissus qu'il portait laissait deviner avec une certaine aisance une armure de défense fine et soigneusement arrangée sur un corps encore jeune, docile et bien entretenu. Guilhem se leva d'un bond, Flinn se contenta de suivre le mouvement, sans précipitation, fendu d'un large sourire et d'un salut aussi amical que sincère.
Sergent Do Santos, c'est un plaisir de vous revoir.
La même chose pour moi, commandant Flinn.
Les deux soldats se serrèrent la main. Guilhem les dévisagea, avant que le Naneyë ne reprenne la parole.
Sergent, je vous présente l'adjudant de Choire, qui a rejoint notre compagnie sur Prime.
Adjudant, répondit poliment le sous-officier.
Sergent...
Commandant, le Très Saint Magister tenait à vous faire savoir qu'il était disposé à vous recevoir maintenant.
Bien.
Le jeune sous-officier ouvrit la marche, suivit de Flinn, Guilhem et du reste des Externes, qui avaient vu dans l'arrivée de l'homme la délivrance face à une attente fastidieuse. Tandis qu'ils franchissaient les portes extérieures du gigantesque bâtiment, Flinn estima nécessaire d'expliquer points de la situation à Guilhem.
Le sergent Dos Santos est l'héritier d'une dynastie militaire, tout comme vous, adjudant. Il sert les forces de sécurité du Palais depuis quelques années, et j'ai le loisir de le rencontrer à chacune de mes venues. J'ai servi un temps auprès de son père, un fameux Inquisiteur qui officie souvent loin de la Terre.
C'est votre aide de camp ?
La situation pourrait le laisser croire, mais c'est simplement l'habitude et l'amabilité du Très Saint Magister à attacher à ses visiteurs réguliers un guide en particulier qui a noué entre nous une relation amicale.
Un maître et son disciple ?
Ne dites pas n'importe quoi, adjudant...
Flinn avait assorti cette dernière réponse d'un sourire féroce, que Guilhem trouvait tout aussi étrange qu'adapté.
Commandant, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.
Bien sûr, sergent.
Le sous-officier se dirigea vers une entrée terne et monolithique, le pas souple. Flinn s'amusa à penser que le jeune homme était un cyborg, mais qu'étrangement les protocoles du palais le noyaient sous un flot de tissus et de décorations qui le rendait presque plus humain.
15.
Une salle. Un couloir. Une autre salle, un autre couloir. Le défilement rapide des lieux chargea Guilhem d'une émotion lourde, noble, qu'il traînait au même rythme que ses pas sur l'albâtre du sol. Personne n'osait plus parler, tandis que le sergent Eutrope Do Santos menait le convoi vers sa destination finale. Une dernière série de porte se dressa au détour d'un énième couloir. Deux lourds battants plus noirs que la nuit, contre lesquels le sous-officier frappa fermement. Un instant passa, et les portes s'ouvrirent.
Le hall, majestueux, se découpait comme un vide entre trois murs hauts striés des marbrures d'une pierre rouge et d'aplats blancs et torturés. Une fenêtre, couvrant l'intégralité d'un mur, s'ouvrait sur un jardin sommaire, peuplé de bambous qui s'étageaient le long d'un bassin carré, illuminé, et dont les reflets bleutés jouaient sur les pourtours d'une cour étroite. La nuit venait déposer sur ce décor sec mais monumental son aura de mystère, rendant les rares objets et meubles des lieux aussi somptueux que s'ils avaient été d'or et de pierres précieuses, transformant leurs bois et leurs métaux en un matériau rutilent, irréel, presque divin.
Très Saint Magister, l'escouade de la Confrérie des Externes, sous le commandement honoraire de monseigneur Flinn, au grade commandant des Saintes Armées et de Noble Clerc, annonça d'une voix grave le sergent Dos Santos.
La foule des habituels jeta son regard, comme une seule bête aux dizaines d'yeux, vers le groupe qui pénétrait dans l'un des lieux les plus prestigieux de la Confédération. Généraux, aide de camp, administratifs, courtisans, marchands, inquisiteurs, cybernautes, moines et serviteurs, tous composaient la toile vivante des fidèles, et tendaient sur le mur un jeu d'ombres où se détachaient une expression, une posture, comme figé dans le temps. La dévotion se lisait dans cette mise en scène, dévotion toute relative où la puissance des militaires venaient trancher avec l'humilité des plus chétifs serviteurs, et dont l'harmonie seule découlait de la présence d'un individu à part. Au milieu de ce décor, la silhouette élancée du Magister Siegfried semblait s'anoblir à chaque instant, porté par un courant invisible qui venaient à caresser la magnificence de son armure, de sa cape, de ses bottes, tout autant que celle de ses traits fin et protégé de l'invariable courroux du temps.
Lorsqu'il vit ses invités, il traversa le vaste espace de la salle où il patientait depuis de longues minutes, et leur adressa un sourire à la fois sincère et discret, ciselé par des années de travail dans ce théâtre de protocole et convenance, sans pour cela qu'il soit moins honnête ou faux que s'il l'adressait à un groupe de connaissance perdues de vues depuis de nombreuses années.
Le Dieu-Machine vous bénisse.
C'est un honneur de vous rencontrer, Très Saint Magister. Le Dieu-Machine vous bénisse également, entama Flinn.
Commandant.
Flinn s'immobilisa dans un parfait salut militaire, avant de poser un genou à terre.
Relevez-vous, commandant. Votre loyauté me touche, mais vous méritez de rester debout. Vous avez tant fait pour la Confédération, commandant.
Je n'ai fait qu'assurer ma mission.
Et vous l'avez exécuté avec brio, commandant.
Le Magister s'écarta, et toisa avec insistance lea seule femme du groupe. Lourdement menotté, Miki O'Hara se tenait raide, dardant son regard méprisant vers le jeune homme qui incarnait le pouvoir qu'elle haïssait.
La captive
Du très bon travail, commandant. Vous et vos hommes méritaient une récompense à la hauteur de la tâche. Vous avez libéré Barnard Prime des démons et chimères qui cette personne tentait d'imposer par la force et le chaos.
Ainsi donc, le Très Saint Magister de l'Imposture envoie ses sbires plutôt que de faire le travail lui-même ?
Une myriade de canons se braquèrent sur Miki O'Hara. Elle ne cilla pas. Le Magister Sigfried, désarçonné un court instant, se baissa à son niveau.
Je ne devrais même pas prendre la peine de m'adresser à une félonne dans votre genre. Comprenez bien, madame, que ce qui vous arrive actuellement n'est pas de mon ressort, mais du votre.
Des paroles ! Railla-t-elle. De belles paroles, et sans
Faites la taire, souffla Siegfried.
Les deux Naneyë qui escortaient la captive la giflèrent avec force. Un éclat de sang fusa dans la pièce, Miki se retrouva inconsciente.
Elle sera puni pour sa traîtrise, commenta le Magister.
Il sera fait selon votre désir, Très Saint Magister, répondit Flinn.
Les gardes du Palais vont la conduire dans sa cellule. Sa vue est une insulte à notre pouvoir.
Quatre imposants cyborgs se détachèrent de la foule des fidèles, et embarquèrent sans ménagement Miki. La tête ballante, la bouche ouverte, elle laissa derrière elle la trace à demi-effacé de son sang.
L'escouade qui a permis à Barnard Prime d'être débarrassée de cette menace sera remerciée comme il se doit. Je réglerai les détails plus tard, mais soyez assurés, messieurs, que vos efforts n'auront pas été vains. Pour le moment, mes serviteurs s'occuperont de vous. Nous organiserons un triomphe où vous aurez toute votre place.
Les soldats s'inclinèrent respectueusement. Lorsqu'ils se redressèrent, Flinn décocha un long regard à l'adresse à Randir. Il se retira alors silencieusement, suivit par tous les hommes qui composaient le groupe. Guilhem s'apprêtait à les suivre, mais Flinn le retint.
Que la Confédération soit témoin du courage de ces hommes. Qu'elle soit également attentive à ce qui attend cette traîtresse. Allez, et répandez ma parole là où vous porterons vos pas.
La formule consacrée invita, aussi sûrement que si Siegfried l'avait dit de manière direct, la foule des fidèles à se retirer. Dans un concert de tissus froissés et de bruissement mécaniques, serviteurs comme officiers se courbèrent et reculèrent, jusqu'à laisser tomber sur eux le claquement étouffé de la porte retombant sur le hall. Seuls, les trois hommes restant se regardèrent en silence, de longues secondes. Siegfried se rapprocha davantage, et posa sa main sur l'épaule du Naneyë. La situation relevait d'un certain comique, car Flinn dépassait d'une bonne trentaine de centimètre la stature de son maître. Mais ce simple geste, plus que la reconnaissance du Magister, révélait le lien amical et ancien qui unissait les deux individus. Flinn avait vu grandir le Magister, et avait d'une certaine façon participé à son éducation. Réciproquement, c'était le père du Magister, Le Commandus Magnus Gregor Mac Mordan, qui avait fait de Flinn un confédéré accompli.
Et si nous passions aux choses sérieuses ? nota Siegfried.
Avec plaisir, commenta Flinn.
Un relâchement général s'installa. Siegfried, quoique plus détendu, continuait à afficher le grain fin et perçant d'une politesse naturelle, associée à un charisme et une tenue exemplaire. Guilhem avait vu passé dans son regard de cyborg l'étincelle d'un changement, qu'il n'aurait pas sû définir, mais qui avait remodelé le dessin et la savante sculpture de ses traits, de son attention, et de sa physionomie générale. Le dévisageant longuement, il nota qu'il ressemblait tout à la fois à son père, terrible héros aux traits grossiers mais empreint d'une noblesse sauvage, et à sa mère, femme de délicate apparence qui avait eu le mérite de laisser vivre en lui la possibilité d'une autre existence spirituelle que celle des armées, du pouvoir, et de la violence de ces deux derniers.
Siegfried avait vingt-deux ans à cet instant. Le pouvoir l'avait intronisé à son poste de Très Saint Magister depuis deux ans, et déjà, l'inavouable poids de l'exercice avait retravaillé son apparence. Son front haut, presque bombé, laissait une cartographie en filigrane tailler un réseau de ride à sa surface, et dès qu'il riait ou qu'une expression venait à troubler son calme, ce réseau resurgissait avec toujours plus d'éclat. Les mêmes rides ternissaient le coin de son il droit, un bleu céruléen qui tirait tout à la fois vers le gris d'une mer d'hiver et l'éclat d'une pierre jaune et étincelante comme une braise figée, et prolongeait le trait naturel de son regard d'un autre trait, comme l'aune de sa concentration, retombant sans sommation sur son attention et son apparence encore juvénile. Son nez échappait à la règle établie, mais pas sa bouche. Ses efforts pour laisser pousser une barbe encore blonde et chatoyante n'avaient rien changé. L'organe de son pouvoir, celui modelait le Verbe et rendait chacune de ses pensées se réaliser lorsqu'il prenait la peine de l'articuler à sa parole, cet organe se flétrissait à ses commissure, tandis que l'habile teinture qui délicatement le rendait plus mature se chargeait d'une masse de plus en plus conséquente de poils grisonnant, piquetant l'ensemble d'une moucheture et d'une hermine noble mais irréversible.
Guilhem se demanda longtemps comment un être aussi jeune avait pu voir le poids des années se poser si violemment sur lui sans qu'il n'y change rien. Il se souvint de quelques bribes de conversations remontant à sa vie d'avant, dans une soirée quelconque, où il avait appris que le Très Saint Magister souffrait de diverses maladies dégénératives, et que même les meilleures thérapies géniques disponibles ne pouvaient pas toutes le soigner. Une rumeur qui en fondait une autre, celle du désir d'enfantement de Siegfried, tandis qu'il avait été courtisé par toute la gente féminine de la Confédération, et dont on affirmait qu'elle se terminerait très prochainement en un mariage somptueux.
Mais en cet instant, seul un peu de détente et une complicité rare entre le maître de la Confédération et son tuteur revenant de mission animait le hall, déserté, laissant pour seul témoin Guilhem et son étonnement.
Flinn, je suis très heureux de te revoir enfin
Tu n'imagines pas tout ce qu'il s'est passé ici pendant ton absence.
Alors même sans moi, tu continues à ne pas t'ennuyer ? Dois-je prendre ceci comme un compliment ?
Méfie-toi, je pourrais bien avoir l'envie de te nommer à un poste ne nécessitant plus que tu partes aussi loin.
Tu oserais ?
Parfaitement.
Et les deux individus se mirent à rire bruyamment. Guilhem restait à l'écart, continuant à détailler avec moins de scrupules son maître. Son visage, aussi gracieux et fatigué fut-il, ne tranchait pas avec la préciosité de ses atours. Siegfried était un cyborg, et son corps avaient été doré à l'or fin, donnant à celui-ci l'apparence d'une armure. Ceint d'une cape noire simple, et portant le holster d'un sabre ionique de cérémonie, il apparaissait à part, moins massif et presque moins solennel que Flinn. Guilhem s'étonnait de trouver l'homme si simple, presque accessible, et aurait volontiers aimé se joindre à la plaisanterie qu'il entretenait avec le Naneyë, mais il savait qu'il ne le pouvait pas, et que jamais son sauveur n'aurait permis un tel comportement. Flinn avait presque éduqué Siegfried, il l'avait vu grandir, et ne gardait ici que les reliques d'un rapport plus amical, presque familial, que l'accession au trône du jeune homme n'avait pas pu changer.
Trent m'a envoyé son rapport. Barnard Prime a passablement souffert de la rébellion.
J'imagine qu'il a quelques peu négligé de parler du bombardement qu'il a opéré sur Port-Krisitian ?
J'aurais été surpris que tu ne le soulignes pas. Sur ce coup tactique, il n'a pas manqué de culot... Mais ça ne le sauvera pas du placard.
A cause de l'affaire de la captive ?
Non, ajouta Siegfried d'une voix plus sombre. Il prend un peu trop de place depuis quelques temps. Il rêvait d'un triomphe à la romaine, et en reprenant Prime, il vient de se l'offrir sur un plateau. Malheureusement pour lui, il y a une kyrielle de jeunes et brillants officiers qui attendent leur tour au portillon pour commander un aussi puissant vaisseau que lAnkara.
A son âge, cela devient dangereux d'avoir trop ambitionnions, répliqua avec un sourire féroce Flinn.
Je n'en pense pas moins.
Alors tu le laisseras parader sur Civimundi ?
Si cela peut calmer ses ardeurs...
Flinn laissa passer un court instant avant de répondre.
Je ne reconnais pas là ton mordant habituel, Siegfried. Avec tout le respect que je te dois, je pense que tu commets une erreur stratégique...
J'aimerais bien te dire que tu as tort, hélas, il y a bien un peu de vérité là-dedans.
Flinn s'assit sur l'un des fauteuils disposés près de la fenêtre, imité par Siegfried et Guilhem quelques instants plus tard.
Siegfried, que s'est-il passé pendant que nous étions sur Prime ?
Le Magister fixa le sol, puis ses interlocuteurs, et dans un semblant de soupir, reprit.
La succession du Très Saint Magister Oddarick est loin de se passer aussi calmement que prévu. La Sainte Cléricature m'a fait savoir par voix officielle qu'elle attendait plus de fermeté de la part du pouvoir central vis à vis des derniers événements sur les colonies terrestres. Naturellement, c'est une fin de non-recevoir vis à vis des dernières réformes que j'ai voulu lancer... Un jeu honnête, en somme. Mais un jeu qui vient contrarier mes plans. La Sainte Cléricature commence à émettre quelques réserves vis à vis de mes choix et de mes décisions récentes, et même si elle vieillit et que ses membres sont de plus en plus souvent cantonnés à des missions pour la forme, je ne peux pas négliger son influence.
Et Gregor ? Il n'en dit rien ?
Il aimerait bien trouver une solution pour me sortir de cette situation. Mais il fait ce qu'il peut pour ménager la Sainte Cléricature sans non plus contrarier les projets que j'aimerais mettre en place.
Flinn hocha la tête.
Je constate qu'il est absent...
Trop de travail. D'ailleurs, il me fait transmettre ses félicitations pour la mission.
Il aurait pu prendre la peine de venir, railla Flinn. Je sais que nous sommes tous occupés, mais pour son ancien apprenti... Six mois que je ne l'ai pas revu. Un record.
Il est débordé, Flinn.
Je sais, je sais...
Un silence pesant s'insinua dans le hall. Flinn fixait l'extérieur, tandis que Siegfried, plongé dans ses pensées, se demandait comment allait se finir cet accrochage avec l'Inquisition. Guilhem, seul, laissait vagabonder son esprit sans but particulier.
Et pour mes hommes ?
Flinn n'avait pris aucune précaution. La question désarçonna Siegfried, qui hasarda une réponse.
Et bien
Je ne sais pas trop. L'objectif que je t'avais assigné a été parfaitement rempli, mais je ne peux pas les rendre plus héroïques que Trent et ses hommes si je veux l'évincer de son poste en douceur... Ils seront financièrement récompensés comme il se doit, et je leur ouvrirais quelques opportunités pour qu'ils grimpent dans la hiérarchie. Ça, et une grosse permission de
Disons trois à six mois ? Je ne pourrais faire plus.
Je comprends, nota Flinn.
Et ce jeune homme ? Je vois qu'il nous écoute depuis tout à l'heure, mais je n'ai pas eu le plaisir d'être présenté.
Guilhem eut l'impression que le sol se dérobait sous pieds. Malhabile, il se leva.
Adjudant Guilhem de Choire, Très Saint Magister.
Siegfried eut un sourire poli à son adresse.
Le fils ainé du général de Choire... Je suis sincèrement désolé pour vos parents, adjudant. Soyez sûr que la Confédération aura porté le deuil de leur disparition.
J'en suis touché, Très Saint Magister.
Je suppose que vous l'avez appris en arrivant sur Terre ?
Oui, Très Saint Magister.
Notre rencontre est donc un peu fortuite... Je comprendrais que vous n'ayez pas l'esprit très disponible pour parler plus longuement avec moi, mais avant de vous accorder le repos que vous méritez, j'aimerais régler quelques menus détails avec vous.
Siegfried se leva.
Adjudant, à genoux.
Guilhem sexécuta sans broncher.
Guilhem de Choire, fils d'Alfred de Choire, soit élevé au titre de baron de Haute-Septimanie, de Mazamet et de Camarès, pour les services rendus à la Confédération par ta personne et celle de ton père. Puisses-tu te montrer méritant de cette titulature.
Je servirais la Confédération dans la force et dans l'honneur. Vous, Très Saint Magister Siegfried, êtes mon maître, et je suis votre fidèle serviteur.
Siegfried invita Guilhem à se relever.
Je suis bien désolé de cette mise en scène en pareil deuil, adjudant, mais il aurait été discourtois et insultant pour la mémoire de votre père que je ne me charge pas moi-même de cette élévation. D'autre part, j'ai reçu le rapport du Commandant Flinn ici présent, et j'ai été stupéfait par l'aventure de votre sauvetage. C'est une bien étrange situation que vous avez vécu sur Prime... Une étrange situation qui nous révèle de précieux dons. Les cybernautes se sont attachés à ce rapport dès que je leur ai remis, et j'espère, adjudant, que nous trouverons bien vite la réponse au mystère de ces dons. Naturellement, il serait regrettable que vous ne puissiez exprimer tout le talent qui germe en vous, et suite aux conseils avisés du Commandant Flinn, j'estime nécessaire de vous placer sous sa tutelle pour vous former en tant que Noble Clerc.
L'annonce secoua Guilhem, à nouveau. Le Magister venait quelques minutes auparavant de mettre l'Inquisition au même rang qu'une institution tatillonne qui gênait son pouvoir, mais n'avait pas hésité un seul instant à le nommer apprenti. Il n'osa pas le questionner sur le sujet, par impolitesse, et inclina docilement la tête.
J'ai toute confiance en son jugement pour qu'il fasse de vous un de nos plus brillants éléments, adjudant.
C'est trop d'honneur, Très Saint Magister.
Attendez donc avant de me remercier.
Flinn haussa un sourcil, curieux.
J'imagine que tu ne comptes pas nous laisser moisir trop longtemps à Civimundi.
Non, en effet, Flinn. Après le remarquable travail que tu as effectué sur Prime, j'aimerais te confier une tâche de représentation plus en vue.
Et quel type de mission ?
Siegfried sourit.
Le type de mission qui va t'expédier vers les étoiles d'ici quelques mois. Mais avant ça
Tu vas prendre un peu de repos. Et tu vas t'occuper de ta nouvelle recrue.
Flinn sourit à son tour.
Te voilà très prévenant tout à coup.
Je préfère que mes proches alliés soient en forme.
Alors j'en déduis que nous restons à Civimundi pour le moment ?
Oui, Flinn. Car hélas, il est probable que je te fasse revenir très prochainement.
Et je ne peux pas savoir quel genre de mission...
Siegfried sourit, coupant cours aux tergiversations de Flinn.
Ainsi en a dit le Très Saint Magister. Il est tard, et tout le monde y gagnera à se retirer.
Flinn s'inclina avec subtilité, imité par Guilhem, tandis que Siegfried se retirait sans un mot, laissant le maître et son élève, seuls.
SECONDE PARTIE
2163
1.
L'attention de Gregor se perdait dans le gigantisme de la ville. La canopée des toits et des pics, l'éclat blafard des néons, des lumières, des flashs de la foudre, l'odeur piquante de l'ozone qui régnait à six cents mètres d'altitude, le bourdonnement strident des champs protecteurs excités par lélectricité statique ambiante, toute cette vie mettait ses sens en alertes. La terrasse, un éclat de béton blanc et triangulaire qui s'avançait dans le vide, abritait pour un temps une réunion informelle et anonyme. La foule des administratifs et des hauts gradés savait que la dizaine d'individus se trouvaient dans le dédale des bâtiments, mais tous ignoraient le lieu de leur rencontre.
Ici, le luxe et l'opulence étaient réduits au minimum. De lourds et nobles fauteuils d'un bois sombre étaient discrètement ciselés en pompeuses arabesques s'étalaient autour d'une table ronde en ébène empestant l'encaustique grasse. Plus loin quelques plants filiformes de bambous génétiquement modifiés donnaient une touche de verticalité pourpre auprès d'un bassin carré où paressait une eau limpide. Le bruit blanc et doux de la surface caressé par un jet d'eau était totalement occulté par le piaillement des boucliers, agités de spasmes colorés et convulsifs qui dessinaient de chatoyantes fractales sur le bol d'énergie protégeant les dignitaires. Gregor, perdu, préférait contempler cette ville plutôt que ces hommes, aussi lourds et nobles que les circonvolutions sculptées des fauteuils. D'une certaine façon, ils représentaient les automatismes de sa pensée, chacun pouvant se résumer à son trait de caractère le plus notable. Des allégories. Cette pensée lui arracha un sourire, sourire qui se perdit dans un mouvement de tête et de cape, tandis que dix paires d'yeux le fixaient sans joie.
Commandus Magnus ?
Je pense que la réunion peut commencer, poursuivit Gregor sans noter l'angoisse de son interlocuteur. Le Major Beik, en me représentant auprès du Très Saint Magister Siegfried pour l'hommage de la Confédération au défunt Très Saint Magister Oddarick, est excusé.
Il les dévisagea un par un. Des hommes d'apparence mûrs, solides, qui dissimulaient tout comme lui leurs âges réels.
Qu'en est-il du Maréchal Isphaïl ?
La question relevait de la mise en scène pure et simple. Le maréchal Yosoph Isphaïl avait dû se détacher pour superviser une opération d'envergure sur l'Est australien. Un soulèvement populaire contre les manques en tout genre qui sévissaient sur lîle-continent, et qui avait rappelé Gregor à de ternes souvenirs. Il n'avait pas hésité à envoyer le plus jeune de ses lieutenants assurer une répression ferme sur les cités de Sydney, Melbourne et Canberra. Il ne tolérerait pas l'échec, et tous ici le savaient.
Sa mission auprès du peuple australien lui a demandé plus de temps que nécessaire, Commandus Magnus, répondit avec une certaine douceur un grand brun voûté et dont les doigts s'agitaient sur un crayon.
À quand relève votre dernier contact avec IsphaÏl, Maréchal Dernec'h ?
Les yeux bioniques du militaire luirent dun éclat bleuté, tandis qu'un sourire rempli d'audace crevait sa barbe bouclée et soigneusement tenue.
Une heure et sept minutes, Commandus Magnus.
Bien. Maréchal, vous reprendrez contact avec notre confrère pour lui signifier le compte-rendu de notre réunion. Dans le même ordre d'idée
Je suppose que vous avez procuration pour sa décision concernant l'ordre du jour.
C'est exact, Commandus Magnus.
Je vois que vous n'avais pas perdu de temps.
À nouveau, le Maréchal Dernec'h sourit.
J'agis du mieux possible, Commandus Magnus. Il me semblait stupide pour vous contacter au sujet de broutilles de cet ordre-là.
Vous m'épargnez quelques soucis supplémentaires. C'est tout à votre honneur. Au moins faites-vous preuves d'un peu plus de clairvoyances que nos frères de la Sainte Inquisition.
Il y eut un murmure dans la petite assemblée. Dernec'h ne put réprimer qu'à grande peine une réponse bien sentie sur le sujet. Car si le Commandus Magnus essuyait des difficultés avec l'autorité spirituelle de la Confédération dont il était le gardien, le maréchal ne sembarrassait pas de considérations respectueuses à l'égard de l'institution. Il haïssait ce corps d'état impérieux, ces hommes au-dessus des lois qui inspiraient une terreur notoire dans les rues et les maisons. Le peuple, comme lui, haïssait l'Inquisition, bien ce soit pour des raisons profondément différentes. Julien Dernec'h n'y voyait qu'un passe-droit en forme de pruderie, de prières et de malédictions vaines qui nuisaient à l'efficacité réelle de la Confédération.
Commandus Magnus, lordre du jour ne devait-il pas attendre la présence de représentant de la Sainte Docte ?
Bien sûr que si, Maréchal Eldward. Cependant, la question de ma nomination n'est pas le seul et unique point que nous aurons à aborder ce soir. Avant de nous lancer dans ce sujet qui nous occupera un certain temps, il serait bon de régler quelques petites questions techniques. Dernec'h ?
Oui Commandus Magnus ?
J'ai cru comprendre que vous souhaitiez vous retirer d'ici peu de temps. C'est tout à votre honneur, mais il faudra régler la question de votre succession. Vous avez bien conscience que je n'ai qu'un pouvoir limité sur le sujet, mais je pourrais transmettre votre souhait au Très Saint Magister.
Ce serait un grand honneur, Commandus Magnus.
Le jeu ne dupait personne. Un certain Seyman Macalan, général discret mais habile, avait avancé ses pions suffisamment lentement pour ne pas paraître grossier. La clarté de son but n'en semblait pas moins aveuglante. Proche de Dernec'h, il lorgnait sur le siège de son supérieur avec tant d'avidité qu'il en était devenu un sujet de plaisanterie répandu dans les hautes sphères du pouvoir militaire. Gregor le savait, Siegfried aussi. Même s'il fallait attendre son retour pour officialiser une éventuelle décision, le successeur serait introduit d'ici peu dans ce cercle où quelques sujets brûlaient les doigts des officiers.
Alors, décision est prise, Julien ?
Absolument, Commandus Magnus. Ma décision est prise. Je ne vous cacherais pas le nom de mon successeur, il est notoirement connu. Néanmoins, une petite présentation officieuse de ce bien sympathique général me semble plus
civilisée. Je vous ai fait parvenir son dossier complet, vous n'aurez qu'à ouvrir vos terminaux com.
Quelques lueurs illuminèrent les implants optiques des cyborgs. Un bourdonnement gras et riche remplit l'air, un bourdonnement étrangement dissonant avec celui des boucliers qui s'irisaient au-dessus de leurs têtes.
Parfait, Maréchal. Nous prenons acte de la candidature, et nous vous ferons parvenir notre décision. Autre chose ?
Aucun des militaires ne prit la parole. Certains secouèrent clairement la tête.
À présent, entrons dans le vif du sujet.
Gregor se leva, et entama de marcher doucement, en fixant la marée brute et fixe de la ville qui mugissait, si loin et si proche.
Ce n'est pas une grande nouvelle, et pour être parfaitement honnête, notre conseil extraordinaire de ce jour n'est qu'une formalité assez peu engageante. Vous m'avez tous affirmé votre soutien concernant mon rôle en tant que Sage Guide de la Sainte Cléricature. Bien que les instructions que j'ai formulé concernant la modernisation de l'appareil politique et militaire ne soient que des recommandations en ce qui concerne les Saintes Armées, vous les avez appliquez avec un certain zèle.
Et ce fut un grand honneur pour nous de nous montrer dignes de votre confiance, Commandus Magnus.
L'individu qui avait pris la parole d'une voix claire et légèrement traînante se nommait Atavus Mörl. Il avait intégré le prestigieux cercle des chefs militaires suprême lorsque le Maréchal Jurdard s'était retiré. Habituellement peu bavard, il avait surpris ses confrères en prenant ainsi la parole. Son sa longue cape cérémonielle de laine grise brodée de fils d'argent, son corps mécanique bruissait faiblement. Son teint blafard contrastait avec la violence de ses traits, lignes raides et osseuses d'un crâne rond et puissant où senchâssaient divers implants cybernétiques. Sa barbe noire soigneusement tenue le rendait juvénile, bien loin de son cinquantenaire approchant. Le maréchal Mörl avait dès son investiture montré sa fidélité au Commandus Magnus. Comme bien des hommes encore enfants lors des assauts victorieux de Six et de Vladivostok, il voyait dans la silhouette ferme et autoritaire le reflet du héros éternel de la nation confédéré. Pour lui, suivre la décision du Commandus Magnus et la faire appliquer dans les rangs des armées qu'il dirigeait ne pouvait qu'être naturel.
Je vous remercie, Maréchal Mörl. Je sais que vous vous êtes montré à la hauteur du défi, tout comme je sais que je peux compter sur votre soutien.
Lintéressé hocha la tête. Gregor reprit.
Je sais que je prêche à des convaincus de longues dates, et que vos travaux préparatoires nous ont ouvert de confortables moyens d'action. Vous avez très vite compris lintérêt que revêtaient de telles réformes, et je ne peux qu'être fier de votre perspicacité.
Gregor ne put réprimer un sourire triste.
Il n'en va pas hélas de même pour nos frères Clercs. Et j'ai bien peur que les échecs répétés que j'ai pu constater lors des séances préparatoires ne pénalisent la poursuite des réformes. Sachez, messieurs, que jamais je ne remettrais en cause la légitimité et le bien-fondé de la noble et grande Cléricature du culte.
Nous ne doutons et n'avons jamais douté de votre foi envers le Dieu-Machine, Commandus Magnus. Vous êtes un héros de la Confédération, et l'exemple même de la dévotion la plus noble qu'un homme puisse manifester. Mais l'Inquisition est vieillissante, corrompue par un fanatisme souvent aveugle et violent, compléta Dernec'h.
Une vision que je partage totalement, Maréchal. Même si le fait de ce fanatisme reste le cas d'une petite minorité d'individus. Individus auxquels nous devons malgré tout concéder une vaillance et une bravoure sans faille pour le maintien de la foi.
Si je peux me permettre, Commandus Magnus, je trouve votre décision bien indulgente au regard des humiliations et des sous-entendues que laisse filtrer l'institution.
Gregor se retourna vers l'assemblée, se pencha sur la table. Sa main droite s'appuya lourdement sur le lourd plateau d'ébène.
On ne peut pas se battre contre ce genre de chose dans un monde où le Culte est tout. Oui, j'étais un rebelle. Oui, j'ai tenté de nuire à la Confédération dans ma prime jeunesse. Oui, je l'ai payé dans ma chair, et j'ai accepté mon fardeau pour avancer et tenter de trouver une forme dapaisement. Mais contre des bruits de couloirs et des fantômes, il n'y a rien. Rien que la puissance des actes que l'on peut réaliser pour faire grandir la foi. Je comprends votre point de vue, Maréchal, mais j'y perdrais trop de temps et d'énergie.
Dans ce cas, laissez nous mener la réunion. Avec ou sans l'aval de la Sainte Cléricature, nous réformerons la politique de la Confédération.
Je ne peux pas, Maréchal Dernec'h.
Vous avez bataillé avec suffisamment de sagesse pour vous reposer sur nous, Commandus Magnus. Sinon, pourquoi serions-nous là ? Pourquoi aurions-nous fait tout ce chemin ensemble ? Pour l'amour de la forme ?
Un rire timide passa dans l'assemblée. L'atmosphère se détendit soudainement. Gregor en profita pour se rasseoir.
Vous gagnez, Maréchal. Mais n'allez pas trop loin pour autant.
Un baroud d'honneur pour un vieux tacticien usé, Commandus Magnus. Je sais où je vais mettre les pieds avec les deux Clercs que nous accueillons.
Alors prions le Dieu-Machine qu'il leurs accorde un peu de sang-froid.
À nouveau, un rire léger résonna sous le dôme crépitant d'énergie qui les couvrait. Un sous-officier, jusqu'alors en retrait, s'avança discrètement vers le maître de cérémonie. Il se pencha discrètement vers son oreille. Gregor ne put réprimer une moue désapprobatrice.
Messieurs, on m'informe que deux Nobles Clercs patientent depuis quelques minutes. Ils souhaitent nous rencontrer, comme convenu. Si vous n'y voyez pas d'objections, je vous propose de clore notre séance, et de nous en tenir à une décision fort simple. Nous laisserons le Maréchal Dernec'h exposer son point de vue en notre nom, et j'arbitrerais en dernier lieu.
Et si la Sainte Cléricature refuse encore une fois ? Demanda Atavus Mörl.
Alors ce sera la mort dans l'âme que nous devrons nous passer de leur savoir-faire.
Le silence retomba lourdement. Tous savaient ce que cachaient ces quelques mots. Un schisme entre la Sainte Cléricature et son dirigeant, une rupture entre une majorité progressiste mais sans moyen de pression, tandis qu'une minorité conservatrice et empêtrée dans d'antiques principes poussiéreux tiendrait encore la bride de l'institution. Gregor savait que la possibilité ne pouvait être négligée, mais il s'était refusé à une action franche et directe. La rupture rapide de relation en bons termes avec la Sainte Cléricature devrait faire craindre un décret d'excommunication des dignitaires religieux qui se retrouveraient à cette occasion hors la loi. Hors la loi, et dangereux. Le secret qu'ils couvaient ne tarderait pas à ressortir s'ils se trouvaient acculés face à la Confédération. Plus aucun honneur n'entrerait en compte s'ils décidaient de révéler la nature exacte du décès du Très Saint Magister Oddarick. Gregor le savait, Gregor le craignait. Il allait devoir jouer cette partie d'échecs avec plusieurs coups d'avance.
Sans un mot, il indiqua à l'ordonnance militaire d'ouvrir l'accès qui barrait la terrasse. Les lourds battants d'une porte en bronze sculpté s'ouvrirent avec une lenteur majestueuse, livrant passage à deux silhouettes encapuchonnées qui attiraient tous les regards. D'une main tremblante, la plus petite silhouette abaissa le tissu sur ses épaules, révélant un visage ridé, parchemin osseux et tavelé d'une constellation de couperose et de nævus. Les yeux gris toisèrent lassistance sans la moindre once de cordialité, tandis qu'une bouche sèche se tordait d'un rictus méprisant. Le crâne chauve laissait à voir quelques discrets implants cérébraux. Le second, une masse musculeuse de haute stature, se redressa un peu plus, son regard d'hybride fixant avec morgue l'assemblée des militaires. La même capuche du même tissu retomba, les plis d'une robe noire en tout point similaire à celle de son supérieur direct dissimulaient les mécanismes complexes des éléments robotiques de son corps. Un cyborg, à l'âme trempée dans l'honneur et la suffisance, qui empestait d'une présence forte, indésirable.
Gregor les salua d'un léger signe de tête. Avec une cruelle ironie, ils posèrent un genou à terre et s'inclinèrent avec une déférence qui frisait le ridicule.
Commandeur Entor, Noble Clerc Lantier, relevez-vous je vous prie.
Monseigneur
Ils sexécutèrent de concert avec une précision remarquable. Sans ajouter un mot, ils s'installèrent avec la même rigueur sur les deux seuls fauteuils libres. L'antipathie manifeste qu'ils affichaient plombait l'assemblée d'un silence glacial. Les coups dil échangés entre les deux religieux et les militaires semblaient se cristalliser avec force dans les quelques tics faciaux, les doigts s'agitant avec un agacement outrancier. Gregor percevait sans mal cette tension. Il savait que la partie serait difficile à jouer. Que Julien Dernec'h piaffait d'impatience d'interpréter avec bravoure la dernière partition éclatante de son rôle. QuEntor était un des plus vifs réactionnaires de la Sainte Cléricature, et qu'il l'avait ouvertement conspué lors de son investiture, trente-cinq ans auparavant. Cyrill l'avait averti, conscient du rôle prépondérant que le petit homme râble et désagréable menait dans les rangs de l'ordre religieux. Cyrill, qui avait eu vent de bien des rumeurs venues se perdre à ses oreilles, lui qu'on considérait comme le héros et martyre incarnant ordre et obéissance. Son prestige protégeait Gregor, rempart sans pierre et outil impalpable lui donnant toujours quelques coups d'avance sur l'échiquier. Gregor savait tout cela. Le poids de ses responsabilités le dérangeait avec plus de force que d'habitude. Et il savait que ses marges de manuvre seraient limitées ce jour-là.
Messieurs, c'est un réel honneur de vous accueillir à notre table, enchaîna-t-il. Puisse le Dieu-Machine bénir cette assemblée et lui insuffler justesse et courage.
Qu'Il vous entende, Commandus Magnus, poursuivit Entor.
Je suggère que nous passions directement au sujet qui nous rassemble en comité ordinaire. Je me présente à nouveau à ma propre succession au poste de Sage Guide de la Sainte Cléricature, notamment dans un contexte de réforme de plusieurs de nos institutions, afin de garantir plus d'efficacité à la Confédération.
Entor et Lantier se regardèrent. Le plus grand des deux baissa la tête, maussade, visiblement énervé. Son maître reprit la parole.
Nous avons le loisir d'éplucher les informations que nous a fourni votre département de communication, Commandus Magnus. Les idées exposées et les moyens envisagés nous semblent très clairs.
Il soupira.
Cependant, Commandus Magnus, avec tout le respect que je vous dois, je me vois obligé de m'opposer vigoureusement à ce projet.
Un concert d'exclamation s'empara de l'assemblée. Entor affichait un sourire un coin, mauvais, tandis que Dernec'h et Mörl sépoumonaient et crachaient noms d'oiseaux et quolibets à l'adresse des deux nouveaux arrivants.
Messieurs, reprit Gregor d'une voix forte. S'il vous plaît.
Le silence s'installa nouveau.
Messieurs, j'aimerais connaître l'argumentaire du Commandeur Entor. Peut-être a-t-il de sages réflexions à nous faire part.
Le propos acide piqua le vieil inquisiteur dans son honneur. Il se redressa, fixant chaque homme de son regard perçant, prêt à attaquer.
Je vous remercie, Commandus Magnus. Je tiens aussi à préciser que je suis ici en tant que suppléant du Major Cyrill Beik, actuellement sur Antarès-Douze, parti honorer la mémoire du Très Saint Magister Oddarick. Puisse le Dieu-Machine lui apporter sagesse et courage dans cette douloureuse épreuve, un modèle pour nous qui sommes tenus d'accomplir de basses missions ordinaires.
Gregor ne broncha pas. Entor lui faisait clairement ressentir sa haine, ainsi que son absence à la commémoration de la disparition du prédécesseur de son fils. S'emporter signait son arrêt de mort face à la Sainte Cléricature. Entor en aurait été ravi. Il laissa filer quelques secondes, avant de prendre la parole, un sourire neutre figeant son visage.
Il faut hélas que quelques-uns s'en chargent, commandeur. Il a fallu trancher. Nous ne pouvions pas laisser le Très Saint Magister Siegfried s'abaisser à ce genre de considérations. Tout comme le Major Beik se devait d'être là-bas, pour les valeurs et les symboles qu'il incarne. À mon tour de vous poser une question, commandeur Entor. Seriez-vous prêt à mettre à mal la Confédération pour des considérations personnelles ?
Le chien de garde d'Entor jeta un regard rageur à l'adresse de Gregor. Entor lui-même mit quelques secondes avant d'afficher un air rogue, mauvais.
Commandus Magnus, je ne vous permets pas de
Vous ai-je donné la parole, Entor ?
L'interlocuteur ne répondit pas. Gregor poursuivit.
Votre présence ici est de mon fait, Entor. Ne l'oubliez pas. Je suis le garant de la Sainte Docte tout comme de la discipline des forces vives de la Confédération. Cela ne vous plait sans doute pas
Ne secouez pas la tête, je le sais Entor. Cela ne vous plaît peut-être pas, mais le monde est ainsi fait. Alors de deux choses l'une : soit je vous renvoie et je prends seul les décisions concernant la Sainte Cléricature et vous savez tout comme moi que votre rôle ici n'est que purement consultatif si je l'estime nécessaire, soit je vous invite au débat et vous gardez pour vous vos petites piques désagréables qui n'ont rien à faire ici. Et si je vous inspire tant d'antipathie que vous semblez me le suggérer par vos charmants sous-entendus, Entor, provoquez-moi en duel.
Les Maréchaux ne purent réprimer un rire vengeur. Entor se tassa sur lui-même, un air de défi peignant encore ses traits.
Nous réglerons ça en temps et en heure, Mac Mordan, chuchota-t-il.
Personne n'en doute, Entor. Mais ce n'est pas à l'ordre du jour. Maréchal Dernec'h ?
Le vieil homme entama de se lever, lorsque l'inquisiteur reprit la parole.
Une dernière information, qui, j'en suis sûr, ne manquera pas dintéresser tous nos frères ici présents, et je vous promets de rester silencieux, Monseigneur
Gregor secoua la tête, réprobateur. Entor n'en avait cure.
La Sainte Cléricature a enfin pu étudier la dépouille mortelle du Très Saint Magister Oddarick. Les analyses et conclusions qui ont pu être menées à terme en dépit de quelques procédures administratives contraignantes, et elles nous offrent des résultats pour le moins étonnants. Étrange aussi, cette façon de s'ôter la vie, venant de la part d'un Homme aussi pieux que le Très Saint Magister Oddarick.
Les Mystères ne nous seront pas tous révélés, Commandeur, trancha Dernec'h d'une voix de stentor. Le Conseil n'a pas vocation à devenir un champ de ruine. À titre personnel, j'ai entendu assez d'horreur provenir de votre bouche pour mettre en doute votre crédibilité et votre bienveillance envers la Confédération.
L'Hérésie aurait-elle gagné le cur même de nos plus éminents stratèges ? siffla Entor, un sourire narquois au bord des lèvres.
Sortez, Commandeur, répliqua Gregor.
Entor ne broncha pas.
J'ai toute ma place ici, Commandus Magnus. Avec tout le respect que je vous
Sortez, Commandeur Ebrahim Entor, ou ce sera la sanction pour insubordination et blasphème.
Gregor n'avait pas perdu son ton de voix neutre, calme. Une colère froide enveloppait ses mots d'un linceul de menace réelle, tangible. Entor devint blême. Il se leva, sans un mot, tandis que le Noble Clerc Lantier le suivit, prenant bien soin de lancer un dernier regard empli de sens à l'assemblée des militaires.
Je n'en ai pas fini avec vous, Entor. Vous patienterez le temps de la réunion.
Lintéressé marqua une courte pause dans sa lourde démarche. Il n'était pas un parfait imbécile. Avec un dernier soupir, il franchit les portes qui se refermèrent dans son sillage.
Le calme retomba après le départ du haut Inquisiteur et de son subalterne. Gregor reprit la parole comme si l'algarade d'Entor n'avait jamais eu lieu.
Messieurs, inutile de nous étaler plus longtemps sur le sujet. Vous avez pu voir par vous-même en quoi quelques membres de la Sainte Cléricature pouvaient se révéler gênants, et même dangereux.
Vous pouvez compter sur notre confiance, Commandus Magnus, réitéra Dernec'h.
Je le sais, Maréchal. Alors soyons brefs. Qui se prononce en faveur de ma propre succession aux titres de Commandus Magnus, Commandant factuel des Saintes Armées, Sage Guide de la Sainte Cléricature et Grand Ordonnateur des Saints Cultes, dans l'objectif avoué de mener à terme la poursuite des réforme ?
Six mains se levèrent, froissant dans un bruit sourd les capes où elles se tenaient. Gregor n'afficha aucune surprise, et se contenta de hocher la tête.
Je vous remercie. La mise en place des structures de commandement sera laissée à la charge du Maréchal Atavus Mörl, qui assurera l'intérim le temps d'introniser le plus apte des pressentis au titre de Grand Ordinateur Titulaire.
Ce sera un honneur, Commandus Magnus.
Je sais que vous vous montrerez digne de cette tâche, Maréchal Mörl.
Le haut officier inclina respectueusement la tête.
Étant donné que le calendrier des principales mesures à mettre en application a été édicté lors des séances préliminaires, je vous propose de lever la séance, ajouta Gregor.
Tous acquiescèrent. Alors que chacun se levait en discutant avec ses voisins, un éclair zébra le ciel. Une averse s'échoua contre la surface troublée du champ protecteur. Gregor refusait d'y voir un sens quelconque, mais il ne put s'empêcher de sentir l'aiguille désagréable d'un mauvais présage.
2.
Commandus Magnus ? Pourrais-je m'entretenir avec vous ?
En privé, Atavus ?
Le militaire secoua la tête. Son imposante silhouette se dissimulait mal sous la rectitude de sa cape. Il semblait presque gêné, comme à chaque fois qu'il interpellait Gregor.
Commandus Magnus, quand devrais-je contacter les hommes retenus pour le commandement du Saint Ordre ?
Attendez le retour du Major Beik, d'ici à un peu moins d'une semaine. Et assurez-vous que les épreuves de sélection dans les armées se terminent dans les meilleurs délais. Vous avez bien vu ce que nous réserve la Sainte Cléricature.
Oui, Commandus Magnus.
Alors prenons-les de court.
Gregor se souvint des deux opportuns qui devaient patienter derrière les portes, probablement furieux. Il s'amusait de cette attente.
Autre chose, Atavus ?
Non, Commandus Magnus. Je ferais au mieux.
Bien.
Gregor s'éloigna d'un pas tranquille lorsque les optiques de Dernec'h retinrent son attention. Le vieil homme semblait las, sa mine usée exprimant un mélange de fatigue et de déception.
Vous auriez dû me laisser Entor, Gregor.
Sa voix ne tremblait pas. Il n'avait pas peur de son supérieur, lui qu'il avait connu alors qu'il n'était que le lieutenant de Javier Keller, le premier Commandus Magnus que la Confédération eut enfanté. Il n'en avait pas peur, mais le respectait pour ce qu'il incarnait.
Je sais, Maréchal. Et je m'excuse de vous avoir privé de la dernière occasion de vous amuser avec la Sainte Cléricature.
Pas la Sainte Cléricature, corrigea Dernec'h. Juste cet imbécile de réactionnaire aveugle d'Entor. Et son aide, Lantier
N'en parlons pas. Gregor, promettez-moi de leur donner ce qu'ils méritent.
Ils ne nuiront plus, Maréchal.
Vous avez vraiment craint avec leurs petites révélations ? Leurs petits mensonges de basse besogne ?
Je
Gregor hésita. Dernec'h détourna son regard vers la carcasse mécanique du chef d'état-major. Sa voix se réduisit à un filet.
Gregor, ce qui devait être fait l'a été. Je ne vous juge pas. Je sais que vous êtes un homme d'honneur et je n'ai pas à ajouter ma charge à votre fardeau. Je serais muet comme une tombe.
Comment avez-vous
Les conclusions sur la disparition du Très Saint Magister Oddarick ont atterri dans mon bureau au titre de ma fonction. Un dossier confidentiel, sensible. Néanmoins, j'aurais deux dernières questions.
Je vous en prie, Maréchal.
Quand avez-vous revu Socrate pour la dernière fois ?
Gregor fit un effort pour se souvenir, tout en s'avançant un peu plus vers les portes. Deux soldats les gardaient, engoncés dans de lourdes armures qui les dissimulaient en totalité.
Il y a six mois environ. Il était venu sans prévenir, me relancer sur le sujet de la disparition du Très Saint Magister Oddarick. La seconde question, Maréchal ?
Quand démissionnerez-vous ?
Gregor crut d'abord à une mauvaise blague, et esquissa un sourire. Dernec'h restait stoïque.
Je ne plaisantais pas, Gregor. Quand démissionnerez-vous ?
Je n'ai pas l'intention de démissionner, Maréchal. Le Très Saint Magister Siegfried devra se reposer sur quelqu'un de confiance lorsque la création du Saint Ordre sera effective, d'ici quelques semaines. Je ne peux pas me retirer.
Mais vous avez conscience que les petits secrets que l'Inquisition a obtenus vous menacent directement, n'est-ce pas ?
Je le sais, Maréchal. Mais je vais devoir assumer.
La tâche sera rude, Gregor. Vous allez être sali, perdre votre statut. Vous serez sans doute banni, dans le pire des cas.
Gregor haussa les épaules.
Je n'ai pas le choix. Je ne peux pas revenir en arrière. Et de toute façon, je n'ai aucun remords à avoir fait ce qui devait l'être. Socrate a agi il y a fort longtemps pour que la Confédération se maintienne. Il a vu des choses qui nous ont échappés.
Nous sommes à la limite de l'hérésie, Gregor. Des oreilles traînent.
Les Mystères de Notre Seigneur nous échappent, Maréchal. Pourquoi les éventements se sont-ils produits ainsi ? Je n'en sais rien. Mais j'ai tout fait pour que la Confédération survive, ne s'effondre pas. Personne ne pourra me reprocher d'avoir agi selon nos principes.
Ce n'est pas moi qu'il faut convaincre, Gregor.
Alors je le convaincrais, ou je partirais.
Dernec'h secoua la tête, un sourire triste sur les lèvres.
Vous ne manquez pas de courage. Mais par pitié, Gregor, retirez-vous de la vie publique. Nommez Beik, et laissez le Très Saint Magister gouverner seul.
Siegfried est encore trop jeune.
Il a trente-cinq ans. Même sans vous, il s'en sortira très bien.
Mais je
À court d'argument, Gregor se tut. Il savait que Dernec'h avait parfaitement raison. Il jouait une partie serrée, et les données que la Sainte Cléricature détenait ne rendaient pas les choses faciles. Il allait devoir frapper vite et fort. S'il ratait ce coup-là, il n'aurait plus qu'à s'exiler en priant pour que la Confédération n'implose pas. Et frapper fort impliquait de se débarrasser de quelques éléments gênants.
Entor vous attend, Gregor. Je suis certain que vous avez bien compris la menace qu'il représente, inutile d'insister dessus.
Gregor hocha la tête.
Je vous tiendrais au courant, Maréchal.
Dans ce cas
Dernec'h effectua un impeccable salut militaire. Gregor lui rendit, et sans un regard, se dirigea vers les portes. Il quitta la terrasse sans un mot, la tempête s'agitant toujours au-dessus de sa tête.
Gregor marchait d'un pas souple, malgré la vieillesse qui commençait à le ronger. La mécanique de son corps était soigneusement entretenue par son second fils, Aodh. Le jeune homme était le cadet direct de Siegfried, affichant trente-deux ans et une insolente connaissance du système politique et des jeux du pouvoir qui courrait entre les murs du Palais. Il n'avait jamais quitté Gregor pour cette raison précise.
Aodh l'attendrait comme à son habitude, dans l'atelier ordonné et immaculé qu'il occupait depuis qu'il avait été nommé cybernaute militaire. Il aurait pu se contenter d'un rôle de tacticien ou de conseiller sans aucune étiquette, mais Gregor avait insisté pour qu'il rejoigne un département influent. Sa présence ne pouvait être contestée tandis qu'il occupait un tel poste. Gregor sourit à l'idée du chemin parcouru par le jeune homme. Le timide adolescent, frêle et pâle, avait fini par prendre son envol. Il traçait son sillon seul à présent, luttant et assurant en arrière-cours le maintien de l'influence de sa place de cadet magistral, mais aussi celle de son père. Il uvrait tant et si bien que Gregor savait qu'il ne pourrait pas s'en passer.
Aodh serait ravi d'entendre le compte-rendu de cette réunion et le petit esclandre provoqué par les deux Nobles Clercs. Entor et Lantier avaient été invités sur ses conseils. Il avait argumenté qu'il valait mieux tâter le terrain avec un peu de fermeté plutôt que de laisser un flou perpétuel autour du projet du Saint Ordre, ce qui aurait davantage éveillé les soupçons. Gregor avait accepté sans la moindre réserve.
Mais avant de rencontrer son fils, Gregor allait devoir se plier à de savantes contorsions intellectuelles. Évincer Entor ne serait pas une mince affaire.
Ebrahim Entor campait sur ses deux jambes courtaudes, raide comme un arbre mort, dans un petit bureau dégarni qui s'ouvrait sur le vaste couloir du dernier étage. Les lignes rectilignes de l'architecture rappelaient les plis de sa cape, son regard sévère et fermé s'étant fixé sur la marqueterie d'un secrétaire datant de la dernière royauté française. L'ouvrage des formes, une corbeille de fruits composés par les éclats de bois précieux, éveillait en lui une curiosité moribonde. Le dessin lapaisait, et cela le dérangea. Il n'aimait pas être surpris. Il était commandeur de la Sainte Cléricature, un des subalternes directs du Commandus Magnus. Il était investi des pleins pouvoirs spirituels que lui déléguait de facto ce dernier, mais surtout le Très Saint Magister Siegfried. Il incarnait la présence du Dieu-Machine face aux Hommes. Il ne pouvait pas faillir. Pas un seul instant il ne pouvait se laisser aller.
Gregor Mac Mordan pénétra dans la pièce à cet instant. Entor se redressa, sa stature épaisse et tassée se gonflant d'orgueil. L'homme qui lui faisait face accusait près de soixante-dix ans, mais les traitements génomorphique qu'il subissait régulièrement lui laissaient l'apparence d'un individu dans la force de quatre, à peine cinq décennies. Seul son il vivant, bleu et veiné d'artérioles écarlates, trahissait la réalité de son âge. Son corps, en grande partie mécanisé et masqué par le tissu ample d'une lourde cape de brocart enrichi de détails dentelés d'or fin, affichait lui aussi cette insolence propre aux serviteurs du Culte. Et quel serviteur ! Gregor Mac Mordan avait uvré depuis de longues décennies pour que l'assise du pouvoir séculier de la Confédération soit constamment affermie, délaissant sa mission de pasteur et de guide religieux que lui octroyait sa fonction. Même les attributs de sa fonction avaient été abandonnés dans leurs formes originelles, laissant place à quelques artefacts, fibules, médailles, chaînes et colliers ouvragés qui n'étaient que l'ombre d'orbe, de sphère, de sceptre et de clefs ciselés avec soin. Gregor était devenu un politicien. Un homme versé dans l'art du pouvoir, marionnettiste tirant tant de fils qu'il en devenait artiste. Un art qui se mesurait à sa dextérité, à cette capacité à ne jamais tirer sur la mauvaise corde, ménageant l'ouvrage général, l'animant d'une vie propre qui souvent dupait le plus grand nombre. Mais Entor ne savait que trop bien ce que cachait le jeu.
Commandus Magnus, commença-t-il.
Entor.
Je suis sincèrement navré de cette altercation au Conseil, Commandus Magnus, et je
Épargnez-moi vos civilités, Entor, siffla Gregor. Vos manigances et vos secrets de polichinelle nimpressionnent plus personne. Le Conseil me suit.
Entor soupira.
Cela me fait vraiment beaucoup de peine de devoir révéler de telles horreurs en public, Commandus Magnus. Soyez-en assuré.
Je n'en serais satisfait que le jour où vous arrêterez de me traiter comme un imposteur, Entor.
Le haut Inquisiteur fit signe à son aide de sortir. Lantier sexécuta sans piper mot, laissant les deux hommes et leur silence pesant dans le bureau. Entor affichait une colère froide, sourde. Gregor savait qu'il avait attendu qu'ils soient seuls pour que le grand déballage commence enfin. Il redoutait cet instant.
J'ai tout vu, Commandus Magnus. J'ai tout vu sur les rapports et les conclusions des groupes de cybernautes qui ont travaillé auprès du Très Saint Magister Oddarick.
Quand avez-vous décidé de pratiquer des recherches sur la dépouille ? demanda froidement Gregor.
Dès le début, Commandus Magnus.
Et pourquoi l'avez-vous fait ? Par grandeur d'âme ?
Entor ne sut quoi répondre. Sa bouche s'ouvrit et se refera aussitôt, dans une mimique grossière.
Je vais vous le dire, Ebrahim. Parce que vos sentiments ont guidé votre pensée, Entor. Parce que vous aviez envie que je trempe dans une affaire aussi sale que possible, et qu'il était facile de mettre ceci sur le compte d'un ancien rebelle.
Entor ne tremblait pas, mais une lueur agitait son regard.
Répondez-moi, Commandeur.
Votre sang est et restera impie, Gregor. Vous semez le mal là où vous portent vos pas. Et vous avez commis le pire acte possible.
La Loi de la Machine s'est exprimée par mon bras. Dois-je en répondre ?
Entor secoua la tête, écuré.
Comment avez-vous pu convertir votre propre maître, Gregor ?
Le Très Saint Magister Oddarick était noble, mais faible. Son irresponsabilité spirituelle aurait conduit la Confédération à sa perte.
Il vous faisait confiance.
Vous ne saviez pas tout, Entor. Vous n'étiez pas là, vous n'avez rien vu, rien décidé. Vous n'étiez qu'un Inquisiteur de plus, aveuglé par son fanatisme pour essayer de réfléchir par lui-même.
Blasphème.
Le blasphème, c'est vous qui le prononcez en rejetant la puissance du Dieu-Machine. Le Culte, jamais, ne mentionne la survivance et l'immuabilité des choses et des êtres. Ce qui est mauvais ou faible doit péricliter.
La Sainte Règle
Arrêtez de jacasser, Entor. Vous tueriez père et mère pour être à ma place. Et c'est simplement votre manque de courage et votre appétit toujours plus grand du pouvoir qui ont fait de vous ce que vous êtes. Vous ne supportez pas l'idée selon laquelle il y a eu un choix qui ne répond à aucune logique humaine concernant ma situation. Vous êtes révulsés par la mort du Très Saint Magister Oddarick parce qu'il défendait la Sainte Cléricature. Mais la Sainte Cléricature s'est enfermée dans ses propres pièges. La Sainte Cléricature qui n'est plus qu'un tissu de rites et de stupidité inadapté face à notre monde. Elle a dû se trouver un martyr mort dans la pire des solitudes en guise de protecteur. Entor, vous qui êtes si malin, croyez-vous encore que l'épisode de Prima se reproduira ? Croyez-vous qu'une rébellion se lèvera pour tenter de nous détruire ?
L'hérésie existera toujours en parallèle du Culte.
Je n'ai jamais nié le contraire. Mais regardez peut-être davantage les étoiles et les mondes que nous ne connaissons pas encore plutôt que nos semblables. Laissez à Notre Seigneur le pouvoir de trancher et de nous guider, plutôt que d'interpréter et d'agir trop vite, trop fort. Laissez la Foi regagner votre cur Entor, et concentrez-vous sur l'essentiel, sur l'urgent. J'avais besoin de vous pour construire le Saint Ordre des Licteurs plutôt que de ressasser un passé qui ne changera pas. Oui, j'ai eu mes torts, je le reconnais. Je ne suis encore qu'un Homme, et jamais je ne payerais assez cher pour le crime que j'ai commis. Je laisserais à mes frères d'armes le soin de me juger lorsque nous pourrons nous laisser aller à ce genre de considérations morales. Oui, j'ai pêché, Entor. Mais regardez ce que j'ai laissé en preuve de mon engagement vers le Culte. Aodh est cybernaute. Ephram est devenu un Frère de la Sainte Ordonnance. Livius est officier. Et Siegfried est notre maître à tous.
Le Très Saint Magister Siegfried a été choisi, Gregor.
Choisi, car j'ai abdiqué. Choisi, car j'ai choisi aussi de ne pas souiller la plus haute fonction de notre nation, Entor. Le pouvoir, je l'ai frôle du doigt, Entor, et je l'ai laissé à d'autres, plus aptes.
Mais vos mains sont sales.
Car il fallait un exécuteur de basse besogne.
Gregor se dirigea vers la fenêtre. Le silence qui régnait dans le bureau imprégnait l'air, les murs, les meubles de la pièce. Entor soupira.
Ma mission n'est pas de juger, mais de constater, Commandus Magnus. Vous saviez que le secret ne pourrait pas le rester indéfiniment.
Et je n'ai d'autre choix que d'assumer.
Vous êtes, vous aussi, un Noble Clerc, Commandus Magnus. Vous êtes soumis au serment de fidélité. Et vous connaissez les sanctions. Peut-être que mon esprit n'est pas clair, et peut-être que ma haine de détruire l'Hérésie me fait-elle douter de chaque Homme vivant. Mais je suis toujours resté honnête. Alors pour moi, oui, Commandus Magnus, vous êtes le fruit abominable qui aurait dû être détruit.
Ce sont des propos extrêmement graves que vous prononcez là, Entor.
Je le sais, Commandus Magnus. Mais vous avez commis bien pire.
Je m'attendais à plus d'intelligence de votre part, Commandeur. Nos différences n'auraient jamais dû prendre le dessus, pour le bien de tous.
Je ne suis qu'un serviteur du Dieu-Machine.
Gregor se retourna vers son interlocuteur. Ses traits exprimaient une détermination franche, sauvage.
Vous n'êtes qu'un serviteur du Dieu-Machine, Entor, effectivement. Et en remettant en cause l'organisation de Sa Nation, vous brisez votre serment de fidélité.
Cruelle ironie, s'amusa-t-il. Et c'est vous, le tueur de Magister, qui mapprenez cela.
Vous êtes intelligent Entor. Mais trop peu pour ne pas comprendre que votre présence devient trop dangereuse.
Gregor se rapprocha davantage, se plaçant à quelques dizaines de centimètres de son subalterne.
Vous voyez ceci, Entor ?
Gregor mit en évidence la pince lourde et acérée qui siégeait à son poignet gauche, et la fit vivement claquer. Entor semblait inquiet.
Oui, je le vois, Commandus Magnus.
Et vous savez ce qu'elle représente, n'est-ce pas ?
Le plus noble présent du Dieu-Machine fait à ses plus loyaux serviteurs.
Exactement. Jusque dans mon corps, je suis les enseignements de Notre Seigneur. Je ne suis plus simplement humain, et c'est aussi pour cela que je me dois de vous rappeler vos droits et aussi vos devoirs, Entor.
Ma chair est la preuve douloureuse de ma Foi, Commandus Magnus, lâcha l'inquisiteur d'une voix étrangement forte.
Mensonges. Ce n'est qu'un tissu de mensonges.
La Sainte Cléricature a toujours approuvé ceci.
La Sainte Cléricature a oublié pour qui et pourquoi elle servait. La proportion d'inquisiteurs non implantés est devenue si faible que les rares individus à conserver leur corps de sang sont, à mes yeux, des suspects.
Ce n'est pourtant pas ce que vous sembliez affirmer lors de vos directives sur la laïcisation de certains services.
Entor, je n'ai jamais fait preuve d'ironie ou de tromperie. La bêtise de la Sainte Cléricature face à cette problématique est bien pire. J'ai beaucoup de défauts, mais au moins suis-je loyal envers le seul maître capable de tous nous diriger. Et désormais, j'en attends autant de mes hommes. Soldats ou Nobles Clercs.
Gregor attrapa le corps adipeux du Commandeur, et le plaqua au sol.
Au nom du Dieu-Machine, je déclare le Commandeur Clérical Ebrahim Entor coupable de blasphème, de parjure, d'hérésie et de malversations au détriment de la Confédération. Je prononce la sentence de Sainte Conversion à son encontre. Puisse le Dieu-Machine le ramener dans le droit chemin.
Gregor, vous ne pouvez pas ! hurla Entor.
La pince sabattit sur son cou, et Entor tressaillit. Gregor marmonna de sombres et rapides prières, tandis que son implant oculaire virait au rouge. Après de longues secondes, il relâcha son emprise et se redressa de toute sa hauteur. Entor s'affala comme une poupée désarticulée au sol. Un filet de sang se glissait hors de ses lèvres.
Noble Clerc Lantier !
Le trentenaire pénétra ans le bureau et blêmit face à la figure de son supérieur, affalé sur le sol.
Noble Clerc Lantier, reprit Gregor d'une voix étrangement calme, le Commandeur Entor s'est rendu coupable de quelques-uns des pires crimes que la Sainte Cléricature reconnaisse. Il sera châtié comme il se doit. Cependant, vous, son aide de camp
Je me pose quelques questions quant à votre loyauté.
Quatre soldats envahirent précipitamment le bureau, fusils pointés vers le Noble Clerc. Lantier ne tremblait pas, mais sa mine cendreuse lui ôtait toute superbe.
Sergent Edwan, Commandus Magnus, commença un des hommes en saluant Gregor.
Sergent, embarquez le Commandeur Entor. Mettez-le aux arrêts le temps que nous trouvions une équipe de cybernaute disponible.
La Magna Mechanica, Commandus Magnus ? Poursuivit le militaire.
Gregor hochai la tête. Lantier glapit. Les trois soldats libres lagenouillèrent de force, et il porta ses mains derrière sa tête.
Noble Clerc Ratamünd Lantier, au nom du Dieu-Machine, vous serez soumis à la Question afin de déterminer votre degré d'implication dans les désordres engendrés par votre supérieur, le Commandeur Entor. En fonction des réponses que nous obtiendrons, j'aviserais de la poursuite des événements.
Lantier se décomposa littéralement. Son il organique vibrait et s'embuait de larmes. Il baissa la tête. Il savait ce qu'impliquait sa situation.
Étant donné que vous êtes déjà un serviteur mécanisé, je ne sais pas encore si je devrais vous convertir afin que vous continuiez votre office au service.
Commandus Magnus ! Je vous en prie !
Si vous voulez me confier quelques arguments pour sauver votre peau, il faudra être convaincant, Lantier. La Sainte Cléricature punit tout aussi durement les coupables que les complices.
Lantier gémit. Un soldat lui donna un violent coup de pied, mais l'inquisiteur semblait plus terrifié par le regard de Gregor que les actes violents qu'il subissait.
Commandus Magnus, s'il vous plaît
Gregor fit signe aux soldats d'arrêter leur passage à tabac. Ils obéirent sans broncher. Il m'agenouilla au niveau du prisonnier, tentant de sourire de la façon la plus convaincante possible.
Noble Clerc, sachez que je ne veux que le bien du Dieu-Machine. Ainsi que la fidélité absolue de tous les hommes qui me servent.
Jamais je n'ai trahi, Commandus Magnus haleta Lantier.
Il faudra me le prouver. Votre supérieur sait beaucoup de choses sur la mort du Très Saint Magister Oddarick. Et de ces faits, il tire des conclusions sujettes à question, Noble Clerc.
Lantier ravala sa salive.
Que savez-vous à ce sujet ?
Rien, Commandus Magnus.
La fidélité, Lantier. Ne cherchez pas à mentir.
Je
Poursuivez, je vous écoute.
Le Commandeur vous accusait d'être à l'origine de la disparition de feu le Très Saint Magister Oddarick. De vouloir détruire le Culte. Il disait que le Saint Ordre des Licteurs sonnerait la fin de la Sainte Docte.
Et qu'en pensez-vous, Noble Clerc ?
Il déglutit à nouveau, son regard se perdait sur le sol.
Qu'en pensez-vous réellement, Noble Clerc, répéta Gregor.
Je pense qu'il
Je pense qu'il avait raison, Commandus Magnus.
Gregor secouais la tête.
Je vous croyais plus pragmatique, Lantier.
Gregor se releva. Edwan opina du chef.
Vous me conduisez cette vermine au même endroit que son ancien mentor, sergent.
Bien, Commandus Magnus.
Quant à vous, Lantier, je vous déclare parjure et ennemi de la Confédération. Vos grades et vos titres en rapport avec votre service vous sont retirés sur-le-champ. Vous serez soumis à la Question puis converti.
Lantier hurla. Gregor balança avec violence un coup de pied dans sa mâchoire. Il s'évanouit en vomissant un trait de sang rouge et tiède.
Voilà ce que méritent les traîtres et les félons, commenta-t-il. Soldats, faites votre office. J'en ai assez vu comme ça.
À vos ordres, Commandus Magnus.
Traînés comme de vulgaires sacs, les deux corps atones disparurent de la salle. Le sergent Edwan salua une dernière fois Gregor, puis referma la porte du bureau.
3.
La pluie tombait à torrents. La porte vitrée qui s'ouvrait sur l'extérieur, menant au patio, laissait entrer la fraîcheur et l'humidité de l'averse. Des gouttes s'accrochaient au montant gris, tintant et s'écrasant dans une rythmique déstructurée, agaçante.
Le souffle frais de l'averse balayait le visage d'Aodh par à-coup. Il appréciait l'air qui entrait ainsi, souriant à ce qu'aurait dit son père s'il l'avait surpris à travailler ainsi, dos à cette porte, au mépris de toutes ces règles qu'il s'était échiné à lui inculquer. Il pouvait presque entendre sa voix granuleuse et voir cette moue improbable lui tordre la bouche et le côté gauche du front. Commandus Magnus ou pas, Aodh n'en avait cure. Il lui fallait cette sensation d'espace, et il estimait que ce n'était qu'une contrepartie à ce que sa tâche comprenait de contraintes. Trop de non-dits et de secrets se bousculaient parfois dans son esprit, et cette ouverture lui était salutaire, presque salvatrice. Il soupira, leva la tête, son regard se perdit dans les rayonnages impeccablement tenus de la pièce.
Aodh Mac Mordan, major cybernaticus assigné au département de stratégie militaire, officiait depuis toujours aux côtés de son père. Trente et un an, une figure presque ordinaire en comparaison des traits connus de ceux de son frère, le Très Saint Magister Siegfried. Une banalité qui ne brouillait pas cet air altier, ces ridules naissantes si semblables, ces expressions et ces tics de langages qu'il partageait avec son aîné. En revanche, Aodh s'était permis quelques libertés avec son apparence. Loin des coupes strictes et courtes qui formaient une tradition dans le monde militaire, de nombreux épis et quelques mèches mal assurées retombaient sur son front. Certes, les implants crâniens dont il avait eu besoin pour exercer sa tâche se détachaient comme des perles grises et carrées, mais ces artefacts n'atténuaient pas cette impression globale de négligence. Les traits de son visage laissaient à ses interlocuteurs une sensation de tristesse et de lassitude, et cette disposition le servait bien mieux que son il (aussi bleu que s'il avait taillé dans un cristal de cobalt), sa haute et maigre taille. Mais Aodh possédait quelques attributs irréductibles à son statut de cyborg et de fils de cyborg. Une armure légère, composée de plaques d'acier et de carbone aux teintes dorées protégeait la majeure partie de son corps. Un implant optique circulaire et lumineux remplaçait son il droit depuis sa vingtième année. Du même côté, sa main organique avait été substituée par un assemblage cybernétique rutilant. Aodh s'amusait souvent à faire jouer les articulations mécaniques, tout autant qu'à en changer les servomoteurs et les plaques externes au gré de ses humeurs. Parfois il appréciait ces quelques concessions faites à sa biologie. Parfois il les haïssait en silence, lui qui se démarquait si nettement de la caste de ses confrères, individus presque entièrement mécaniques.
À cet instant, Aodh donnait les derniers tours de vis sur un système de fermeture magnétique usé, qu'il avait retrouvé dans les rayonnages. Un gros bloc d'acier terne, où devaient venir semboîter trois lourds barreaux horizontaux. Il avait bataillé de longues heures avant de comprendre la source du problème et d'y remédier. Satisfait de son uvre, il soupira. Son armure suivit le mouvement de ses épaules, puis de tout son corps, tandis qu'il se relevait. Il se dirigea d'un pas souple vers une longue étagère métallique, là où il rangeait chaque objet lorsqu'il avait terminé de travailler dessus. Régulièrement, un de ses serviteurs venait vider l'emplacement. Aodh se sentait Sisyphe, en quête perpétuel vers un objectif qu'il savait ne pouvoir jamais accomplir. Il avait la sensation d'être mis en attente dans ces instants-là. Sa mission prenait réellement sens lorsqu'il devait réparer un implant cybernétique ou lancer des routines de vérifications sur le corps d'un cyborg. Bien souvent, Aodh ne s'occupait que du suivi de son père, mais il lui arrivait d'officier pour d'autres. Livius, son frère cadet, lui rendait régulièrement visite. Il notait de manière systématique son passage, à raison d'une fois par mois lorsque celui-ci ne s'absentait pas pour une mission hors monde.
Aodh constata avec une certaine lassitude que celui-ci n'était pas venu depuis six semaines. Il devrait s'occuper de ce cas là quand il aurait un peu plus de temps à consacrer aux affaires courantes. Pour le moment, son rôle de major cybernaticus, médecin des corps artificiel, sommeillait dans quelques activités annexes comme une réparation de serrure magnétique. Gregor Mac Mordan, son père, réclamait toute son attention en tant que tacticien officieux agissant pour son compte. Aodh se prêtait volontiers au jeu, qu'il voyait comme une occasion de démontrer sa logique et son intelligence.
Je savais que tu serais dans ton atelier, comme toujours.
Aodh fut légèrement surpris. Il se retourna vivement vers la source de la voix. La silhouette massive, drapée d'une cape aussi lourde que grise, lui souriait aussi amicalement qu'à son habitude.
Je pensais que tu viendrais plus tard, père.
Toujours cette porte ouverte
Quand apprendras-tu les règles de sécurité les plus élémentaires, Aodh ?
Quand je serais en danger, père.
Gregor sourit, s'approcha de son fils, et létreignit doucement. Sa stature immense semblait écraser celle de son descendant.
Je suis bien content de te revoir Aodh. La réunion du conseil n'a pas été aussi agréable que je l'espérais.
Le cybernaute se déplaça de quelques pas, retournant avec nonchalance vers son établi.
La Sainte Cléricature, père ?
D'un signe de la main, Gregor fit comprendre que la porte devait être fermée. Aodh soupira, mais sexécuta.
La Sainte Cléricature, n'est-ce pas, père ? demanda-t-il à nouveau.
Entor et son chien de garde, le Clerc Lantier. J'avais bon espoir qu'il comprenne la nécessité de la fondation du Saint Ordre des Licteurs.
Je croyais que tu ne voulais pas entendre parler de son avis ? S'étonna Aodh.
Je l'ai évincé du conseil. Et je l'ai repris en privé un peu plus tard.
Quand tu dis le reprendre en privé, tu veux dire que
Gregor hocha la tête. Un lourd silence tomba sur les deux hommes.
Je ne suis pas vraiment convaincu de l'utilité d'avoir liquidé Entor, père. La Sainte Cléricature te tombera dessus, même si la dissolution va amoindrir son impact.
Je n'avais pas vraiment le choix, Aodh.
Il était si menaçant que cela ?
Je pense que nous ne pouvions nous imaginer la portée de sa malfaisance à l'égard de nos objectifs. Pour lui, je n'étais qu'un traître de plus. Et pire encore, je lui avais ravi le poste qu'il convoitait depuis longtemps. Il menaçait de tout dévoiler concernant la disparition du Très Saint Magister Oddarick. Je ne pouvais pas rester sans rien faire.
Conversion ?
Maximale, précisa Gregor. Et Lantier suivra le même chemin après être passé par la Question.
Ne crains-tu pas qu'un Noble Clerc à la botte d'Entor l'interroge, et dévoile certaines informations sensibles ?
Si Flinn avait été ici, je lui aurais volontiers confié cette mission. Mais il faudra faire sans. J'ai quelques noms de Noble Clerc auprès desquels je peux mettre ma confiance, puisqu'il faudra être prudent.
S'il devait cacher ses petits secrets, il est quasiment certain qu'il en aura averti les confrères de son obédience.
je le pense aussi, Aodh. Mes conseillers ont bien une liste de noms de dissidents probables au sein de l'institution, mais malheureusement, je ne peux pas lancer de chasse aux sorcières si rapidement. Les soupçons qui pèsent sur moi seraient immédiatement confirmés.
Et ne rien faire n'est pas envisageable non plus je suppose.
Non, effectivement.
Aodh commença à jouer avec un tournevis magnétique qui traînait sur le plateau de l'établi. L'embout en croix venait se fixer sur la manchette de sa main cybernétique.
Dernec'h me conseillait de me retirer rapidement.
Aodh lâcha l'objet et détourna son regard vers son père.
C'est une plaisanterie ?
J'ai pensé la même chose, mais il était parfaitement sérieux. L'idée ne me plaît pas du tout, mais son argumentaire était très solide.
C'est à dire ?
Ne pas me salir les mains avec le dossier de la mort du Très Saint Magister Oddarick. Ni plus, ni moins. Lâcher la vie publique, nommer Cyrill en tant que successeur au poste de Commandus Magnus. Ce serait, à son avis, la seule solution viable.
Encore faut-il que Cyrill accepte la charge. Et si la Sainte Cléricature est en mauvaise posture, je ne suis pas sûr qu'il soit ravi d'endosser le rôle de fossoyeur général.
Cyrill approuve la création du Saint Ordre. Il sait que la Sainte Cléricature est condamnée.
Savoir n'est pas approuver.
Cyrill a beau être un homme de foi, il n'est pas stupide.
L'un va souvent avec l'autre, ironisa Aodh.
Gregor sourit.
Souvent oui. Regarde donc ton vieux père. Aussi stupide que religieux. Peut-être même plus stupide que religieux.
Aodh se retint de rire. Bien vite cependant, il retrouva son sérieux face à la réalité et à la complexité d'une situation peu engageante.
L'opinion générale ne sera pas prête à accepter le rôle de Socrate envers le Dieu-Machine. Pas plus que la nécessité du sacrifice programmé du Très Saint Magister Oddarick.
Et c'est bien là le cur du problème, Aodh. Les vieux dogmes sur l'immuabilité du système ont la vie dure. Et même avec l'appui des corps armés et des départements séculiers de l'administration et de la vie civile, il restera les religieux. Quel que soit le sens à mettre derrière les faits, je peux être sûr que cela me sera reproché. Et je n'ai pas spécialement envie de devoir me justifier devant un tribunal constitué d'imbéciles abrutis par leurs idées anémiques.
Aodh ne trouva rien à répondre. Il reprit le tournevis, entreprit de désolidariser la plaque protégeant la face antérieure de son poignet.
Pas d'autres suggestions Aodh ?
Si j'en avais, je t'en aurais fait part. À part attendre, je ne vois pas quelle solution serait viable. Déjà, dans quelques heures, nous serons fixés sur le cas d'Entor et de Lantier. Nous pourrons aussitôt partir à la pêche aux fuites, mais cela prendra du temps. Quant à Cyrill, il ne rentrera pas avant plusieurs jours.
Et il faudra bien que je finisse par mettre Cyrill dans la confidence, nota Gregor.
Il ne l'est toujours pas ?
Gregor secoua la tête.
Je m'interdisais de rompre notre amitié. Il travaillait très bien sans tout savoir. Mais à présent, nous ne pourrons plus continuer ainsi. Ce sera un vrai risque, hélas le temps de faire des choix faciles est terminé.
Veux-tu que je m'en charge ?
Je te demande pardon, Aodh ?
Veux-tu que ce soit moi qui lui apprenne ce qu'il en est par rapport au Très Saint Magister Oddarick ?
C'est très aimable Aodh, mais personne ne pourra le faire à ma place. Ne serait-ce que par respect pour lui et pour son uvre.
Il ne va pas être des plus ravis
Non, c'est certain. En revanche, toi, tu as envie de sortir de ton laboratoire, n'est-ce pas ?
Je ne peux rien te cacher, père. Le manque d'exercice commence à me peser.
Tu n'aurais pas ce problème si tu étais un serviteur mécaniste digne de ce nom, ironisa Gregor.
Aodh lui décocha un regard ennuyé.
Je plaisantais.
Je sais, père.
Tu auras une petite mission à l'extérieur. Je ne sais pas encore quoi, mais je pourrais te trouver ça sans trop de problèmes. Cependant, cela prendra quelques jours.
Je saurais être patient.
En attendant
Tu as toujours ton siège d'examen ?
Toujours, père.
J'aurais besoin d'une petite révision. Et j'ai cru comprendre que c'était ton métier.
Aodh leva son regard vers le plafond, et soupira. Gregor sourit, et se dirigea vers une pièce adjacente.
4.
Antarès-Douze les attirait dans ses filets. Le grumeau accroché à son orbite incertaine, masse sèche veinée d'océans lapis et piquetée de sombre oasis, semblait aussi accueillant que la mort. Longtemps, Flinn se demanda quand la limite entre l'espace et cette planète maudite fut franchie, quels indicateurs ou quelles marges avaient pu lui montrer qu'ils avaient basculé. La rotondité gourde, embrumée de nuages d'altitudes tourmentés par de furieuses tempêtes ne choquaient ni son il, ni son esprit. D'une certaine façon, il s'était attendu à rencontrer physiquement la cruauté d'un monde qui avait su briser un être prodigieux.
Ce fut ici que mourut le Très Saint Magister Oddarick.
Confortablement blotti dans le lacis de câbles et celui du champ des répulseurs gravitationnels étudiés pour maintenir son corps loin des surfaces froides de la cabine, il observait d'un il vide ce monde se rapprocher de lui. Son attention dérivait plus particulièrement vers un défi moral qui l'accaparait depuis une vingtaine d'heures. Noms et visages défilaient sur les projections tièdes de l'holo, entrant et sortant d'un geste impérieux de ses pattes engoncées dans de lourds gantelets argentés. Il grognait sourdement, l'air maussade, tandis que les indications filaient à une cadence inhumaine. L'équipage tout entier lui posait un défi. Pourtant assermentée, la masse des besogneux éveillait en lui ce malaise en forme de mauvaise humeur. Du plus humble serviteur mécanisé pour avoir commis une faute grave jusqu'à l'amiral noblement converti, fils d'officier et homme de confiance s'étant octroyé les bonnes grâces de la Sainte Cléricature, tous étaient de potentiels traîtres. Après tout, cette large troupe ne se rendait-elle pas là où la Mystère demeurait entier ? N'était-ce pas un bon prétexte pour tenter une action d'éclat comme il n'y en avait pas eu depuis une trentaine d'années, comme à Vladivostok ? Flinn savait qu'il n'aurait pas dû être si méfiant et si sauvage, que sa nature animale n'était pas une raison valable à ce déchaînement de suspicion et d'interrogations qui menaient son enquête vers d'insondables puits d'ignorance. Il savait tout cela, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Même hors d'une mission, un Inquisiteur restait un Inquisiteur : une force fine du culte Mécaniste, un Noble Clerc formé au pire pour détruire l'abject et l'hérétique. Alors, convaincu de la nécessité de sa tâche, il se concentra à nouveau, son mufle noir d'ours porté sur la projection. Un coup retentit contre la porte de la cabine. Il grommela, marmonnant noms d'oiseaux et insultes légères entre ses crocs, avant d'abdiquer.
Entrez donc.
L'hui métallique se déroba. La figure hâve de Cyrill Beik se présenta, un sourire familier sur les lèvres, son regard illuminé par la coloration lumineuse des implants oculaires. Une couronne de cheveux gris et un bouc soigneusement taillé contrastaient avec la tenue austère, une cape sans insignes et des bottes de cuir noir tout aussi terne. Le Major Inquisiteur Beik, figure de la docte mécaniste et officier notoirement connu pour son sadisme n'effrayait pas Flinn. Bien au contraire. Le même sourire teinté de cynisme illumina son visage, révélant le trait épais de ses babines, qu'un spasme anima discrètement pendant quelques instants.
Cyrill, je ne vous attendais plus, grogna joyeusement Flinn.
Tu connais le système, Flinn. Des vérifications dans tous les sens, le vaisseau qui dérive parfois légèrement, des cybernautes trop occupés, et puis une ou deux affaires de boisson ou de drogue.
Sale temps pour le plaisir, ironisa le Naneyë.
Et bonne époque pour les affaires de la Sainte Cléricature. De ton côté, avances-tu ?
Lintéressé secoua la tête.
Hélas, non. J'ai eu beau fouiller tous les dossiers fournis pour le Rezo local, aucun élément n'indique la trace d'un traître à bord. Peut-être que le serviteur avait juste des hallucinations, après tout.
Des hallucinations ?
Cyrill se rembrunit.
Un serviteur mécanisé, complètement dépendant du Dieu-Machine, incapable de ressentir ne serait-ce qu'un ersatz de sentiment, avoir des hallucinations ?
Pardonnez-moi, Cyrill.
Si tu n'étais pas Flinn et que je ne te connaissais pas si bien, tu aurais révisé tes classiques, crois-moi, siffla Cyrill. N'oublie pas où nous allons. N'oublie pas quelle date approche. Et n'oublie pas que la Sainte Cléricature ne fléchit et ne regrette jamais.
Bien sûr, concéda Flinn.
Il n'y a pas d'erreurs possibles. Alors reprends ta tâche.
Cyrill tourna les talons, laissant son ancien apprenti seul dans la semi-obscurité de la cabine. Avec un soupir résigné, Flinn se replongea dans ses projections.
Trois ponts au-dessus et deux cents mètres plus en avant, Guilhem s'était frayé un chemin jusqu'au poste d'observation du Keller Lumen. Le globe de verre saillant, retenu au corps du vaisseau par une complexe armature de câbles et de poutrelles métalliques, donnait à voir sur une batterie de canons à plasma, ainsi que sur le nez fuselé de l'engin, orienté vers Antarès-Douze. Assis dans le confort relatif d'une chaise à connectique, le primo-navigateur laissait à son esprit le soin d'orienter convenablement le mastodonte convoyant plusieurs milliers d'individus si loin de la Terre. Aidé par l'art des cybernautes et guidé par la lumière éternelle du Dieu-Machine, il pouvait ressentir au travers de son corps soubresauts et changements de comportement du vaisseau.
Guilhem l'observait avec un mélange de curiosité et de suspicion. Le travail entamé par son mentor avait puissamment ancré dans son esprit les aiguillons aiguisés du doute, lui qui se devait de représenter avec vigueur la force vive de la foi enseignée par la Sainte Cléricature et la Sainte Docte. Son parcours atypique où la normalité semblait bannie à jamais lui avait forgé une réputation sombre, aussi sulfureuse et cauchemardesque que celle de Flinn. Son regard de faucon, entaché par la présence d'un implant oculaire à l'éclat mordoré, se portait encore avec intérêt sur les tics faciaux qui animaient le visage de son interlocuteur. Le primo-navigateur, toujours attentif et plongé dans une concentration proche de la transe, dégageait une aura malsaine qu'il aurait pu sans difficulté interpréter comme la manifestation éclatante de lHérésie. Les schémas mentaux des Navigateurs étaient si particuliers et si rares qu'ils formaient à présent une caste d'hommes à part, évoluant en marge de la société. Guilhem les haïssait, mais il était trop conscient du rôle capital qu'ils devaient jouer dans cette époque où le voyage interstellaire n'avait plus rien d'une lubie. Il contenait ses piques les plus froides dans un recoin de son esprit acéré, mais les mots qui franchirent ses lèvres à cet instant furent d'une délicatesse toute relative.
Navigateur, aurons-nous la joie de vous voir en privé ?
Le regard de l'officier spatial se fit dur. Il darda ses yeux noirs vers la figure de l'impudent apprenti.
La Sainte Cléricature douterait-elle de ma loyauté ?
Simple procédure d'usage courant, tempéra Guilhem, conscient du dérapage verbal. Ne le prenez pas mal, Navigateur, mais il s'est avéré que certains d'entre vous se sont montrés assez réticents à suivre les préceptes les plus justes de la Sainte Docte.
Avec tout le respect que je vous dois et toute la foi que j'ai envers le Dieu-Machine, j'ai autre chose à faire que parler spirituel, monseigneur.
De Choire. Monseigneur De Choire, Navigateur, corrigea Guilhem avec une joie perverse.
L'officier soupira, et reprit sa muette activité, laissant le silence régner dans le poste. Guilhem se satisfit de ce stupide accrochage, conscient qu'il avait poussé le bouchon un peu trop loin, mais que sa position le rendait intouchable. Il se savait protégé par son statut de baron et d'apprenti de Flinn, et comptait bien user de cette particularité pour mener, avec toute la pugnacité dont il était capable, sa mission à son terme.
Cyrill s'était à nouveau retranché dans ses quartiers. Loin du minimalisme imposé à Flinn et son apprenti, il profitait du luxe indécent d'une suite pompeusement décorée. Un comble pour le cyborg qu'il était, et qui n'avait dû se reposer que quelques heures dans la dizaine de jours qui venaient de s'écouler. Son sourire s'était perdu en même temps que ses pas foulaient les couloirs rectilignes, croisant soldats, officiers et autres Nobles Clercs qui inclinaient respectueusement la tête sur son passage. Électron libre de l'Inquisition, il jouissait des faveurs que lui accordait avec largesse son supérieur et ami Gregor Mac Mordan, Commandus Magnus et guide spirituel de la Confédération. Les luttes contre la rébellion et les hérésies naissantes avaient tissé d'indéfectibles liens entre les deux hommes, bien loin de leurs débuts houleux. Leur première rencontre s'était soldée par des attitudes haineuses des deux côtés. Leur dernière, par de solides et sincères accolades, les ordres échangés avec un naturel rare. Certaines rumeurs courraient parfois sur l'intimité bien plus charnelle de leur relation, mais Cyrill avait tôt fait de les balayer. Son célibat n'était qu'un vu de dévotion fait au Dieu-Machine, une preuve de sa foi martelée dans les cantiques et les prières, un exemple de pugnacité au sein de la Sainte Cléricature qui l'avait propulsé parmi les plus hautes chaires doctrinales. Et c'était bien en tant que représentant suprême de l'Inquisition qu'il allait se rendre sur Antarès-Douze. Pour des raisons relativement obscures, Gregor n'avait pu se déplacer, et aucun des Co-légats n'avait pu se libérer pour un mois entier. Il endossait la responsabilité de son rôle avec un honneur ferme et dur comme l'acier qui composait une bonne partie de son corps. Mais tout au fond de ses manières policées et de son regard énigmatique persistait la flamme dévorante de la Foi et de son Culte.
Les déclarations d'un serviteur mécanisé assujetti à la gestion du fret avaient attisé sa curiosité. L'inquisiteur qui avait recueilli les mots de l'individu en avait aussitôt fait part à son commandement direct, mots qui étaient arrivés jusqu'aux oreilles de Cyrill. Amolli par le manque d'exercice et la monotonie du voyage, il avait saisi l'occasion avec une joie à peine dissimulée. Retrouver un possible dissident sur la masse des sept mille hommes présents sur le Keller Lumen constituait un défi à sa hauteur.
Flinn s'était joint avec détachement à cette mission. Le Naneyë était bien plus occupé à retranscrire la Sainte Docte pour son apprenti, l'atypique mais fascinant Guilhem de Choire. Aussi avait-il accueilli les ordres de son ancien mentor avec une joie toute relative, mais un engagement sincère. Depuis une vingtaine d'heures, il fouillait les dossiers Rezo de chaque individu, sans succès. Face au manque d'éléments, Cyrill envisageait sérieusement de passer à une technique d'approche bien moins administrative. Il avait fait donner des consignes pour que des secteurs du bâtiment soient réaménagés pour la Sainte Cléricature, au nom du Dieu-Machine. Il avait pris bien soin d'éventer la nouvelle, afin d'installer la peur chez les éventuels traîtres. Une technique banale, mais qui démontrait encore son efficacité.
Cyrill s'installa avec nonchalance sur la lourde banquette qui trônait dans le petit salon. Ses yeux se fixèrent sur les projections holo qu'il fit apparaître d'un geste de la main. Dans le même temps, il dégrafa sa lourde cape, laissant à voir la structure cybernétique de son corps. L'âge n'avait pas arrangé les rares restes organiques de son torse, et quelques fragments pâles d'une peau parcheminée se déroulaient au niveau de ses clavicules. Hormis son visage ridé et animé de tic d'expressions, rien chez le haut officier inquisitorial ne laissait à voir un soupçon d'humanité. Un accomplissement pour l'adepte du Dieu-Machine qu'était Cyrill. Avec une curiosité certaine, il ouvrit l'enregistrement vidéo que lui avait fait parvenir l'apprenti de Flinn. Une courte vidéo où le trentenaire évoquait les résultats de ses délicates recherches au sein de la caste des Navigateurs, toutes infructueuses. « Le traître n'est pas parmi eux, monseigneur Beik », avait conclu Guilhem avant de couper l'enregistrement. Cyrill resta de longues secondes face au désert visuel qui avait succédé, laissant ses pensées vagabonder dans de tortueuses supputations. Il ne se demanda pas un seul instant comment l'aspirant était parvenu à cette conclusion, mais son instinct lui indiquait qu'il ne se trompait pas. Un potentiel énorme couvait sous la perversion du nobliau. Il regrettait presque de ne pas avoir pu déceler son talent avant. Les affres qu'avaient vécues De Choire étaient source de questions. Mais Cyrill comprenait le sens de son attitude. Une douleur, couplée à un douloureux sentiment d'échec. Voilà ce qu'avait vécu le flamboyant homme. Voilà ce que lui-même avait vécu trente-cinq ans auparavant, sur Bételgeuse-Six. Voilà enfin ce qui l'incitait à la méfiance vis-à-vis de l'aspirant.
Les navettes étincelaient dans la lumière rasante dAntarès, qui sengouffrait largement sous le haut plafond des hangars. Stoïques, Flinn et Guilhem patientaient. Cyrill avait ordonné la suspension des investigations pour un temps, reportant sine die lapplication de la Question. Avec soulagement pour lun et amertume pour lautre, ils avaient obéi sans discuter. Ils devaient sengager avec le Major dans la même embarcation, pour une destination vague sur lhémisphère nord de la planète. Lorsque ce dernier se présenta sur la passerelle débouchant sur limmense espace grouillant dactivité, Guilhem remit un peu dordre dans sa tenue. Il avait opté pour une pelisse à capuche austère, dissimulant un ensemble uni gris foncé couturé dargent. Seuls son bras droit et une partie de son visage, cybernétisés, rompaient avec son uniformité. Son regard vert tranchait avec sa barbe naissante et sa chevelure impeccablement taillée, flamboyante. Le surnom de « Guilhem le Rouge » commençait déjà à circuler à bord, non seulement à cause de sa rousseur mais aussi au regard de ses activités, qui disait-on, avait déjà lourdement entaché ses mains.
Je vois que mes directives ont été entendues, lança Cyrill en sapprochant du duo. Cest bien.
Monseigneur, répondit Guilhem en inclinant la tête, cest un honneur de vous voir.
Ces belles paroles sont de vrais compliments dans ta bouche, apprenti. Jai cru comprendre que tu avais bien avancé dans ta mission.
Vous avez pu consulter le rapport, monseigneur ?
En effet, Guilhem. Même si nous navons pas mis la main sur un traitre, au moins nous as-tu permis de progresser un peu. En éliminant les Navigateurs, cest un dixième de léquipage qui peut être mis hors de cause. Cest un bon début.
Vous êtes trop bon, monseigneur, rougit lintéressé.
Continue ainsi, Guilhem. Mais ne faiblis pas. La tâche est ardue, et la paresse un bien agréable refuge. Flinn ?
Oui ?
Flinn, il faudra que nous discutions. En privé.
Le Naneyë hocha la tête. Le vénérable Clerc et son acolyte se dirigèrent seuls vers le sas de la navette, et y pénétrèrent, vérifiant que lengin était désert.
Flinn, reprit Cyrill, Le Commandus Magnus ne viendra pas.
Ah ?
Trop de pressions sur Civimundi. La constitution du Saint Ordre des Licteurs lui demande beaucoup plus de temps que prévu. Même si la présence du Très Saint Magister apaisera les tensions, je doute que cela suffise à calmer lanimosité ambiante. Pas mal de racontars trainent dans les couloirs, et il serait lamentable que son honneur se retrouve sali par des suspicions qui ne devraient même pas exister.
Flinn hocha la tête, et semblait comprendre la nature du propos.
Vous voulez que je réalise un petit discours à prononcer sur la Triste Place ?
En effet, Flinn. Tu es suffisamment habile avec les mots pour biaiser lattention des Nobles Clercs et des soldats pour faire retomber la pression le temps des cérémonies.
Dois-je mettre mon apprenti dans la confidence ?
Cest un peu tôt, argumenta Cyrill. Je ne doute pas de lintelligence de Guilhem, mais il est suffisamment pervers pour rendre la situation inconfortable. Lorsque je lintroniserai, dici quelques mois, il sera bien plus à même de traiter ce genre daffaires délicates. Mais pas maintenant.
Entendu. Quoi dautre ?
Un sourire perça le visage de Cyrill.
Je pense quil y a déjà fort à faire, Flinn. Sachant que nous décollons dans dix minutes, cela te laisse peu de temps. Reste donc à bord, je moccupe de faire patienter nos compagnons.
Et pour Guilhem ?
Sil veut de lhonneur et de la Sainte Docte, il sera servi.
Guilhem attendait toujours, à quelques pas de la navette. Serviteur et Navigateurs sactivaient à bon rythme, et une masse de soldats commençait à déferler sur le hangar. Bien ordonnés, ils se dirigeaient aux grès des ordres aboyés par les sous-officiers. Les petits groupes constituaient par les officiers et les Inquisiteurs se massaient en retrait par rapport à la foule des militaires, facilement identifiables aux décorations et nobles étoffes quils arboraient.
Lorsque Cyrill surgit du sas, il se raidit, et laissa son regard dériver sur la figure austère de lInquisiteur.
Le Noble Clerc Flinn est chargé dune mission qui lui prendra un peu de temps.
Dois-je le seconder, monseigneur ? senquit lapprenti.
Chaque chose en son temps. Pour le moment, nous avons loccasion de discuter tranquillement. Les chargements de la navette seront prêts dici une demi-heure. Ce sera bien assez pour que je te questionne un peu sur tes acquis, Guilhem.
Mes
Mes acquis, monseigneur ?
Oui, tes acquis, répéta Cyrill. Je ne pense pas que le Noble Clerc Flinn tait laissé sans ressources sur le sujet. La fondation de la Sainte Docte ?
Lan 2099, monseigneur.
Question facile, ironisa Cyrill. La soixante-dix-septième Règle ?
Toute consommation de stupéfiant par un Confédéré, de surcroit un Cultiste, sera interdite. La sanction pour la faute sera une pénitence consistant en un jeûne de
Très bien, très bien, cela me suffit. Le nombre de jours que devra effectuer en service un apprenti auprès de son maître ?
Mille jours. Moins les temps consacrés aux cérémonies civiles. Le délai peut être augmenté selon lappréciation du maître sur son disciple.
Rappelle-moi le Serment Mécaniste dans son intégralité ?
Nul ne peut ignorer la loi du Culte, où quil soit et quelle que soit sa condition physique ou mentale. Nul ne peut échapper à Son jugement et Sa stricte observance, et donnera sa vie si le Seigneur Mécanique le lui demande. Ma foi sera mon pilier, ma conviction mon bouclier, ma rigueur ma lame. En conséquence, je servirais à tout jamais le Dieu-Machine, partout où Il me guidera, en toute époque. Je reconnais la pleine puissance des pouvoirs de Son Élu, le Très Saint Magister Siegfried, que je servirais avec la même dévotion et le même respect. Que la mort et la honte soient mes châtiments si je trahis mon serment.
Parfait. Voilà quelques prérequis qui ne manquent pas dattrait, n'est-ce pas, Guilhem ?
Les traits crispés, lhomme hocha la tête. Il ne pouvait pas faillir devant celui quil considérait comme un des rares individus respectables engendrés par lespèce humaine.
Une dernière question, après quoi nous discuterons de choses plus personnelles. Que doit faire un Noble Clerc sil rencontre un cas supposé dhérésie, non avéré daucune manière, et quil ne dispose pas de laide dun confrère ou bien dun confédéré ?
Le soumettre à la Question, dans la limite où il peut sonder physiquement son esprit. Sil est dépourvu des Biens Immuables accordés par les cybernautes, il devra immobiliser lindividu et le maintenir en vie par tous les moyens possible, et le soumettre dès qu'il en aura les moyens à la Question.
Cyrill sourit, avant de reprendre.
Je ne taurais pas renié en temps quapprenti. Mais le Noble Clerc Flinn a été bien plus rapide que moi. Mais, trêves de bavardages. Dis-moi, Guilhem, comment considères-tu le Commandus Magnus Mac Mordan ?
La question était évidemment un piège. Cyrill menait lui aussi sa petite enquête, et la grossièreté du procédé ne devait pas manquer de déstabiliser son interlocuteur.
Cest un saint homme, monseigneur. Le plus bel exemple de la Rédemption accordé par Notre Seigneur.
Est-ce tout ?
je nai jamais eu lhonneur de le rencontrer, monseigneur.
Alors voilà qui devrait te ravir, Guilhem. Je le contacterai pour que tu puisses obtenir une séance auprès de lui. Je ne garantis pas que cela se fasse en privé, au moins pourras-tu converser avec lui. Vous êtes très semblables tous les deux. Mis à part le fait quil soit né sur un sol impie et que son sens de lhonneur lait lavé de tout soupçon, sa foi affermie par la Sainte Docte.
Monseigneur, cest un honneur que je ne peux accepter, bredouilla Guilhem.
Il a été décidé ainsi, tempéra doucement Cyrill. Je ne te demande pas daccepter ou de refuser, cest un ordre, Guilhem. Je marrangerais pour que le Noble Clerc te libère de tes obligations le temps nécessaire.
Monseigneur, je vous serais redevable.
Je le sais bien, Guilhem, je le sais bien.
La conversation se termina dans un silence épais entre les deux hommes. Silence rompu par le fracas sourd des navettes qui se remplissaient de soldats. Douze se précisait un peu plus.
Cyrill adressa furtivement quelques mots de remerciement au pilote, et le bénit. Il sortit en dernier du véhicule de liaison, découvrant pour la première fois la doline gigantesque prénommée le tombeau désert. Au centre de la dépression, éloigné de plus d'un kilomètre du site datterrissage, se dressait la plate-forme de pierre taillée sur l'emplacement où serait décédé le Très Saint Magister Oddarick. L'ensemble luisait sous un soleil de plomb, et Cyrill nota que quelques officiers parmi ceux qui avaient pris place dans la navette s'épongeaient le front se plaignait de la température. Mais ni Flinn, pourtant plus apte à vivre dans des contrées plus froides, ni Guilhem ne pipaient mots. Il en tira une certaine fierté, et les rejoints, un sourire timide en coin.
En tendant l'oreille, il pouvait entendre les suppliques, les lamentations et les prières s'échapper du cortège confédéré qui s'étirait en une longue file ordonnée. La foule grossissait de minute en minute, chaque navette apportant son cortège de dévots et de fidèles triés avec soin pour célébrer le triste anniversaire. Le service funéraire démarrerait d'ici à trente minutes, suivi par de longues litanies et oraisons rédigées de longue date, ponctuées par les churs chantant les gloires passées du défunt Magister.
Cyrill nota également l'absence du Très Saint Magister Siegfried. Si ce dernier était attendu et ne manquerait pas de remplir son office avec tout le soin que requérait sa position, il n'avait indiqué à quel moment il se présenterait à la foule. Son propre vaisseau n'avait pas été signalé par les Navigateurs alors que le Major Inquisiteur embarquait dans la navette. Il restait malgré tout confiant. Le Très Saint Magister, malgré son jeune âge, pouvait déjà se targuer d'un règne de quinze longues années. Sa ponctualité était entrée dans la légende, de la même façon que son sens de l'ordre et sa rigueur morale. Cyrill avait pris bien soin de former le dirigeant à la Sainte Docte de la façon la plus explicite possible. Même son père, le Commandus Magnus Mac Mordan, ne s'y était pas opposé, y trouvant au contraire une forme de légitimation du pouvoir séculier face à la méfiance naturelle des branches spirituelles de la Confédération.
Cyrill ? le héla Flinn.
Cyrill fit un signe de la main, et rejoint le Naneyë, toujours secondé de son disciple.
Voulez-vous que je fasse venir un véhicule pour vous emmener jusqu'au tombeau ?
J'ai beau avoir près de soixante-dix ans, je ne suis pas encore impotent, Flinn. L'attention me touche, mais j'avalerais le chemin comme je l'ai toujours fait depuis que nous nous rendons en pèlerinage.
Flinn hocha respectueusement la tête.
Le discours est-il prêt ?
Oui, tout est prêt. Mais peut-être souhaitez-vous-y jeter un dernier coup d'il ?
Inutile, fit Cyrill en secouant la tête. Tu as toute ma confiance, Flinn.
Vous m'honorez.
Il n'eut pour seule réponse qu'un large sourire, et reprit le chemin poussiéreux qui serpentait dans le vallon desséché.
5.
Plus ils descendaient, plus l'atmosphère devenait lourde. Cyrill se murait dans un silence où ses traits contrits constituaient les barreaux d'une prison de sentiments forts, vivants. Sous la carapace de linquisiteur apparaissait une humanité en forme de craquelures douloureuse. Le dévot fanatisé depuis sa plus tendre enfance resurgissait comme un jeune homme fougueux qui revivait les étapes d'un deuil jamais digéré. Alors que le groupe touchait aux buttes, Guilhem nota que son mentor pleurait, un sanglot silencieux simplement troublé par les larmes qui perlaient et s'écrasaient grassement dans la poussière. Il n'essayait même pas de cacher son attitude, ses pattes soigneusement tenues le long de son corps de géant blanc. Guilhem éprouvait des difficultés à comprendre ce sentiment général qui semblait enchaîner les plus vieux participants de cette expiation d'un monde pour l'échec d'un seul Homme, aussi grand et béni fût-il. Il ne savait pas exactement ce qui avait conduit le Très Saint Magister Oddarick sur cette planète, aussi loin de la sphère d'influence de la Confédération, pas plus que le motif qui avait conduit au drame et à la honte suprême de sa solitude finale. On l'avait retrouvé cinq longues années plus tard, son corps soigneusement maintenu dans un cocon de stase dressé par la poignée de serviteurs qui l'avaient suivi dans son acte final. La dague qui, disait-on, lui avait donné la mort, encore plantée en travers de son crâne. Les enregistrements visuels du petit vaisseau magistral confirmaient hélas l'acte suicidaire, ponctué de paroles incompréhensibles. Comment en était-il arrivé là ? Aucun individu ne s'était risqué à une conclusion définitive. Cinq années de transit dans le gel protecteur d'un cocon de repos avaient effacé les possibles indices, et la Sainte Cléricature avait préféré ne pas rouvrir le débat. La nouvelle avait secoué si profondément la Confédération qu'il gardait encore quelques souvenirs fugaces d'une journée troublée à la Basse Académie, et les traits tirés de son père lors de la cérémonie funèbre qu'il avait suivi sur l'holo de l'appartement familial. Il ne pouvait pas vraiment imaginer le choc qui avait ébranlé la Sainte Cléricature, se souvenant simplement de quelques cas de suicides parmi les plus fervents fanatiques. En revanche, la petite crise de succession qui avait suivi restait ancrée dans son esprit. Le renoncement du Commandus Magnus à ses prétentions sur le trône magistral avait titillé sa curiosité, tandis qu'il avait découvert le visage presque juvénile de son fils, alors simplement Siegfried Mac Mordan. La barbe naissante, le regard déjà vif, alors qu'il n'était encore qu'un jeune homme effectuant les derniers actes de ses classes militaires. Il avait eu l'impression troublante de rencontrer le grand frère spirituel qu'il n'avait jamais connu, s'était montré plus curieux qu'à son habitude quand il était monté sur le trône, fraîchement mécanisé. Il n'y avait là que les prémices d'une loyauté naissante, qui avait guidé sa jeune vie tout au long de ses aventures. Et dans la chaleur montante, étouffante et moite, il espérait secrètement entrapercevoir le héraut du seigneur Mécanique. Il ignorait encore tout des surprises qu'il allait rencontrer.
Dix minutes avant que la longue note crachée par la centaine de cors cérémoniels ne résonne, la silhouette longiligne du transport personnel du Très Saint Magister Siegfried se posa sur les hauteurs de la doline. Un transport antigrav s'en échappa, disque de bronze flottant au-dessus du sol piqueté d'herbe grillée, et se posa à quelques pas du tombeau désert. Accompagné d'une suite réduite à sa plus simple expression trois serviteurs et deux Nobles Clercs qui portaient ses attributs le maître suprême de la Confédération se présenta à la foule de ses fidèles. Dans un geste commun, tous s'étaient agenouillés, courbant la tête, certains récitants en murmurant leur Serment. Sans mot dire, le Très Saint Magister Siegfried invita son peuple à se relever, et se dirigea d'un pas franc vers la structure de pierres sèches assemblées pour former la croix inclinée caractéristique du régime. Son corps mécanique enchâssé dans un exosquelette doré à l'or fin renvoyait les rayons crus du soleil local, tandis qu'une couronne de laurier du même métal ceignait sa tête. Ses cheveux soigneusement brossés et sa barbe taillée selon des motifs complexes en forme de spires étaient les éléments les plus notables de son apparence physique, tandis que l'implant oculaire et la lourde cape qui le couvrait semblaient n'être que des détails mineurs. Ses traits lisses laissaient à voir un homme dans la force de l'âge, moins impressionnant que certains cyborgs, mais dont l'aura étincelait largement. Le pouvoir s'incarnait en lui avec naturel et aisance, chef incontestable que tous ici admiraient, Guilhem en tête.
Une cohorte de Nobles Clercs invita le Très Saint Magister à s'installer sous un dais somptuaire. Il les suivit et s'assit dans un trône couvert de tissus luxueux, tandis que le ballet des fidèles sinclinait et répétait les gestes usuels en lui tendant ses attributs. Un globe fut disposé à ses côtés, tandis qu'il scrutait la foule, et lança un sourire discret à l'adresse de Cyrill. Ce dernier ne put s'empêcher d'incliner à nouveau la tête d'un air décidé, empli de fierté. Le Très Saint Magister était pour lui l'image la plus proche d'un fils adoptif. Lui qu'il avait vu grandir et qu'il avait pris sur ses genoux siégeait à présent en majesté si loin de la Terre, occultant pour un temps la tristesse par un sentiment d'orgueil parmi ses Hommes.
Puisse le Dieu-Machine nous protéger maintenant et à tout jamais. Bénis soit Sa gloire, entama le Très Saint Magister.
Bénie soit Sa Gloire, reprit la foule.
Souviens, Ô mon peuple, de celui qui nous quitta dans le silence de ce lieu. Souviens-toi de la douleur et de l'affliction que nous causa sa perte, lui que le Seigneur Mécanique rappela à lui par l'action de sa mort. N'oublie jamais combien il fut bon. N'oublie jamais combien il fut puissant. N'oublie jamais combien il fut loyal.
Nous n'oublions pas !
Puisse le nom du Très Saint Magister Oddarick vivre longtemps dans nos curs, comme le synonyme d'un être parfait, digne et premier serviteur de Sa loi. Que sa mort soit un rappel à nos conditions mortelles, que jour après jour nous repoussons grâce à Son savoir.
Puisse son nom vivre maintenant et à jamais !
Il se saisit du globe, se leva, et le porta au-dessus de sa tête.
Prions, Ô mon peuple, pour que son âme nous guide à travers Son uvre et sa sagesse.
La foule s'agenouilla. Un murmure puissant parcourut la large foule. Le Très Magister Siegfried se rassit. Le cri des cors enveloppa le lieu d'une ambiance lourde durant de longues secondes. Un Noble Clerc se présenta face à lui, et entama à son tour une prière qui résonna avec le même écho sinistre que les instruments éclatants qui venaient de se taire.
Cyrill se releva. Un ordre échoué sur son terminal com, lancé par un des inquisiteurs présents auprès du Très Saint Magister lui indiquant qu'il pouvait le rejoindre. Délaissant Flinn et Guilhem, il savança d'un pas lourd vers le dais. Après s'être incliné avec déférence face au maître de la Confédération, il se retourna vers la foule. Les cursives du discours se matérialisèrent son champ visuel, il les scruta attentivement, avant de les faire disparaître.
Mes frères, je n'ai pas l'habitude de m'exprimer face un public si nombreux. Mais je sais que dans votre bienveillance, vous excuserez peut-être les penchants affectifs qui terniront parfois mes mots. Bon nombre d'entre nous ont pu côtoyer le Très Saint Magister Oddarick de son vivant, et tous, nous pouvons attester de son engagement pour conduire notre Humanité vers les sentiers de la gloire et de l'honneur. Le Culte de la Machine limprégnait jusqu'au fond de son être, et toujours, il porta les intérêts du Dieu-Machine avec force convictions. Il fut un modèle de droiture et d'inflexibilité, même lorsque la position de la Confédération fut menacée. Je me souviens encore de notre entrevue alors que je mapprêtais à embarquer pour Bételgeuse-Six, afin d'aller exterminer la vermine hérétique qui s'incarnait dans le traître Alexeï Pasternak. Pour l'éclat de son nom, j'ai sacrifié mon corps et j'ai aidé le futur Commandus Magnus, le très révéré Gregor Mac Mordan, à détruire l'esprit impie qui résidait dans cet homme. Pour sa gloire, j'ai survécu, portant son nom sur des mondes reculés et hostiles où notre présence a fini par porter les fruits de la richesse et de l'ordre. Je n'ai pas honte de vous les dire, mes frères, le Très Saint Magister Oddarick fut pour moi ce modèle étincelant qui animait et qui anime toujours ma foi, le porteur de Sa docte qui je chérie plus que ma propre vie. Nous ne devons jamais oublier, malgré l'horreur de sa disparition, le legs laissé à son successeur, notre aimé et Très Saint Magister Siegfried. Nous ne devons pas oublier non plus combien notre foi surpasse les contingences de nos existences. Je sais aussi que certains considèrent que sa mort n'est pas le fruit du hasard, mais par pitié, mes frères, ne nous querellons pas en son nom. Regroupons-nous derrière notre maître, et obéissons à ses ordres. Ne semons pas le doute, nous qui incarnons l'ordre et l'obéissance. Voilà sans doute le plus bel hommage que nous pouvons au Très Saint Magister Oddarick. Lui qui à présent veille sur nous dans la gloire du Dieu-Machine.
Pas un applaudissement ni une parole ne vinrent ternir le silence qui se substitua à la voix chaude et caverneuse du Major Inquisiteur. Cyrill retourna retrouver sa place parmi la foule, et le service reprit sa longue litanie, à nouveau ponctué par le chant lamenté des cors cérémoniels.
La nuit approchait lorsque la masse des Nobles Clercs, des soldats et des officiers remonta en ordre serré vers la cohorte des navettes qui patientait sur la crête dentelée de la doline. Le service funèbre s'était achevé sur les notes vibrantes du chur d'officiers qui louaient le Dieu-Machine, et lui demandait de bénir le convoi qui sapprêtait à rejoindre la Terre.
Guilhem ne souriait pas. La cérémonie avait assourdi en lui une part de son cynisme, pour un temps au moins. Il se contentait de suivre Flinn, qui discutait tranquillement avec le major Beik. Parfois, un Noble Clerc venait se joindre au petit groupe, adressant ses remerciements à l'orateur. « Toute la Sainte Cléricature peut être fière de vous compter dans ses rangs, monseigneur », avait osé un jeune adepte. Ce à quoi avait répondu le vénérable homme par une phrase fort courtoise « Et pourtant, c'est bien moi qui ai besoin de la Sainte Docte pour me guider dans les tourments que nous traversons ». Guilhem avait suivi la scène avec une certaine curiosité. Puis à nouveau, Flinn brisa la glace de sa voix de stentor.
Cyrill, j'espère que vous excuserez mes approximations sur certains passages.
Je te l'ai déjà dit Flinn, tu es tout excusé. Je n'aurais pas su faire mieux. Bien au contraire, je pense que tu as même mieux suivi mes consignes que si j'avais dû le faire seul. Tu as su utiliser la corde sensible des souvenirs avec tact, et ta conclusion sur la nécessité de nous rassembler malgré les tensions actuelles était une idée brillante.
Hélas, je ne suis pas convaincu de son utilité.
Cyrill ne put esquisser un sourire.
Alors la situation ne t'a pas échappé ?
La Sainte Cléricature considère avec une certaine méfiance la création du Saint Ordre des licteurs.
Pas toute la Sainte Cléricature, corrigea Cyrill. Seulement les factions les plus fanatiques. Il y a trente ans, j'aurais réagi de la même façon. Mais à quoi bon ? Les cas d'hérésie se font de plus en plus rares, et la Question ne revêt plus un intérêt aussi vital que par le passé.
Il baissa d'un ton, sa voix se réduisant à un filet suave.
Sans la mésaventure à bord du Keller Lumen, il se serait écoulé près de trois ans sans que je n'exerce ma fonction première de Noble Clerc. Dénicher le mal purulent de l'hérésie justifiait de lourds moyens auparavant, mais contre une dizaine de cas annuels, maintenir un effectif aussi important de Noble Clerc à cette tâche relève de l'entêtement. La Confédération est en paix, et le peuple a fini par prendre fait et cause pour le Culte Mécaniste. Sans nos rôles de missionnaires et de docteurs de la Foi, nous ne serions plus que de vieux croûtons suspectant le mal là où il n'est pas. Ne va pas croire que je me suis empâté, Flinn, mon esprit sait seulement mieux faire le tri entre ce qui relève du blasphème et ce qui est une interprétation plus personnelle et plus appropriée de Sa voix.
Vous me surprenez de jour en jour, concéda Flinn.
Il faut bien que les anciens se retirent dans la sagesse.
Dois-je en déduire que vous supportez le projet du Commandus Magnus ?
Sans adhérer à toutes ses implications, je dois concéder que l'idée est excellente. Concilier les forces spirituelles et l'élite de nos armées pourrait bien régler le problème actuel.
La Sainte Cléricature ne fléchira pas face à un tel élan de modernité.
Modernité ou pragmatisme, Flinn ?
Le Naneyë haussa les épaules.
Réfléchis-y. Le temps du retour t'y aidera.
Une réunion regroupant les plus hauts responsables de la Sainte Cléricature fut programmée dans l'heure suivant l'arrivée de Cyrill dans le croiseur spatial. Il en prit acte, indiquant qu'il y assisterait. En tant que détenteur du pouvoir du Commandus Magnus et des co-légats, il présiderait l'assemblée du jour, qui consisterait en un retour sur la cérémonie.
Le Très Saint Magister Siegfried s'était éclipsé à la fin de la cérémonie, tenue par des obligations sur Rigel Cinq. Il avait donné sa bénédiction à la Sainte Cléricature après avoir sanctifié et pris acte de l'engagement de cinq apprentis accompagnés de leur tuteur, dans le lieu symbolique du tombeau désert. Cyrill avait observé d'un il froid le cérémonial qui avait fait des jeunes hommes des dépositaires de la Sainte Docte. Il s'était questionné sur la nécessité d'une telle action, et la petite discussion qu'il avait eue avec Flinn une trentaine de minutes plus tard avait confirmé son raisonnement. La Sainte Cléricature avait ignoré les bulles doctrinales récemment confirmées par le Commandus Magnus Mac Mordan, qui invitait à réfléchir sur le nombre d'aspirants qui seraient investis cette année encore. Une fin de non-recevoir vis-à-vis de la création du Saint Ordre des Licteurs, qui était vécu comme un véritable affront. Cyrill craignait que l'absence de son supérieur spirituel n'aggrave la situation qui se tendait subtilement entre la Sainte Cléricature et son plus haut dignitaire. Le point de rupture n'était pas établi, mais il craignait que la fronde n'aboutisse à d'autres effets beaucoup plus catastrophiques qu'une simple lutte d'influence. Le poids de la Sainte Cléricature sur la société marquait depuis des décennies la vie sociale de la Confédération. Derrière chaque acte politique majeur, sa trace se faisait sentir. Un temps durant, il s'en était largement félicité. Mais à présent, il ne pouvait que constater les risques tangibles d'une telle activité. Et lorsqu'il se présenta auprès de ses confrères, ses craintes se confirmèrent.
Le Commandant Inquisiteur Jusiewicz, accompagné de Noble Clerc Korvacz et du Noble Clerc Weldan se tenait déjà assis autour de la lourde table noire en ébène. Cyrill entra en dernier, salué brièvement inclinaison de tête discrète. S'il était le plus petit grade parmi ceux présents, sa nomination à la tête de la mission menée par la Sainte Cléricature n'avait posé aucun problème majeur. C'était un héros de la Foi, un martyr vivant qui servait d'exemple et suscitait encore nombre de vocations. Si sa verve se faisait plus douce que par le passé, son argumentaire et son engagement spirituel restaient bien plus présents que jamais.
Messeigneurs, entama Cyrill.
Noble Clerc Major Beik, reprirent les trois hommes.
Je pense que nous pouvons démarrer la séance.
Il était le seul cyborg de l'assemblée. Aucun autre que lui n'avait vu l'hérésie le marquer dans sa chair si profondément, et il était l'objet de regards curieux, malgré sa notoriété. On disait que luvre du Dieu-Machine s'était incarnée dans l'un de ses plus fervents prédicateurs, et qu'il le porterait encore longtemps. Cyrill n'avait cure de ces bruits de couloirs, qui le servaient bien malgré eux. Mais compte tenu de cette situation, il assurerait également un compte-rendu holo de la réunion. Son regard artificiel semait parfois le trouble.
Nous notons l'absence du Commandus Magnus, poursuivit Weldan avec une note acide dans sa voix chaude. Noble Clerc Major, nous avons cru comprendre que notre supérieur vous a personnellement remis une note d'excuse.
En effet, répondit Cyrill sans se défaire. Le Commandus Magnus Mac Mordan n'a pu assurer ses obligations spirituelles en regard de la situation exceptionnelle qui l'occupe. Il a néanmoins observé de longues et salutaires prières pour le Très Saint Magister Oddarick, et j'ai moi-même déposé une longue lettre écrite de sa main sur le sanctuaire.
L'avez-vous ouverte, Noble Clerc Major ?
Est-ce une mauvaise blague, Noble Clerc Korvacz ? enchaîna sèchement Cyrill. Douteriez-vous de la foi du Commandus Magnus ?
Absolument pas, Noble Clerc Major. Mais en sachant que vous avez toute sa confiance, je me demandais
Les querelles ne devraient pas avoir cours entre nous, messeigneurs. Souvenons-nous de notre serment et de nos engagements.
Excusez mon indiscrétion, s'excusa lintéressé, sans se départir d'un sourire en coin.
Puisse le Dieu-Machine vous pardonner votre outrecuidance, s'empourpra Beik. Je conçois que la situation soit délicate et je suis bien au fait des courants qui agitent en ce moment la Sainte Cléricature. Mais je m'attendais à un peu plus de civisme dans nos rangs. Quel exemple donnons-nous à nos jeunes recrues ? Nous ne faisons que salir le nom du Très Saint Magister Oddarick par des actions aussi déplorables.
À qui la faute, Noble Clerc Major ? tança Jusiewicz.
Lheure n'est pas à cela, mon commandant, gronda lintéressé. Si vous le voulez bien, reprenons les motifs de notre réunion.
La chair est faible, susurra Jusiewicz.
Cyrill fit mine de n'avoir rien entendu. La situation s'annonçait bien plus explosive qu'il ne l'avait escompté. Le retour serait long.
6.
La canonnade illumina la lactescence cotonneuse des nuages. Le grondement en forme d'orage lointain souffla les fréquences radio, nuages de mouches auditives qui perturbèrent les communications de longues secondes. Les informations défilaient, il ne pouvait rien modifier. Condamné à observer de ce haut siège guidé par un bras télescopique, il se tenait silencieux. Le résultat serait hasardeux, il en avait pleinement conscience.
« La situation peut évoluer selon deux possibilités : envoi de troupes spécialisé sur le monde visé, ou bien anéantissement de ce dernier par utilisation d'armes à rayonnement exotiques. Quel scénario choisissez-vous ? »
Les lettres clignotaient en le coupant de la réalité. De longues secondes, il hésita, l'esprit suspendu. Il ne pouvait se résoudre à écarter les solutions que sous-tendaient l'une et l'autre des hypothèses. De dépit, il vit voltiger son index droit sur la seconde option. Les caractères défilèrent à nouveau. De longues minutes filèrent, puis un éclat aveuglant secoua le navire. Une chaleur intense le fit s'incruster dans le moule du siège. La fusion nucléaire surchargeait ses centres sensitifs. Il bougonna.
Maudite simulation.
La longue course du Keller Lumen durerait encore près de dix heures. Le prochain saut transpatial serait amorcé dans une vingtaine de minutes, et il se maudissait presque d'avoir cédé face aux choix simplistes du simulateur. La situation d'assaut était bien trop complexe pour trancher si facilement. Il aurait pourtant dû s'y attendre. Gregor l'avait mis en garde contre certains raccourcis que l'intelligence artificielle du programme mettait parfois en route. Il aurait dû peser le poids de sa décision plus longuement, aucun facteur de temps n'était encore apparu. Sacrifier une planète ou bien une flotte de centaines de milliers de soldats, d'inquisiteurs, de prêcheurs et de licteurs ? Non, il n'avait pas pu s'y résoudre. Le caractère fictif de lexercice n'empêchait pas Cyrill de se questionner et de revoir les images de la guerre se figer dans son regard atone.
Quelle planète ?
La voix de Flinn le surprit. Il avait oublié qu'il se tenait à quelques de mètres, installé lui aussi dans un siège à connectique, compulsant le rapport sur le cas du serviteur aux propos intriguant. L'enquête s'était refermée sans trouver d'autre raison qu'une défaillance dans le programme d'échange de ce dernier. Un cybernaute avait corrigé l'erreur en un tour de main, concluant quelques jours de recherches vaines. Cyrill songea qu'Aodh aurait pu en faire autant. Le second fils de Gregor excellait dans l'Art Mécanique, et n'oubliait pas d'officier avec brio auprès de son père et de son frère lorsquil se dégageait de ses engagements de conseiller taciturne. Aodh aurait eu le verbe haut pour plaisanter sur la situation, avant de replonger dans le silence des mots qu'il semblait tant apprécier.
La situation flotte-planète H-12, Flinn.
Ah, celle-ci.
Il marqua une pause, avant d'ajouter, les sourcils froncés :
Je n'ai jamais aimé cette situation.
Alors nous sommes deux, compléta Cyrill.
Deux choix si je me souviens bien.
C'est exact Flinn. Deux choix, comme s'il suffisait de dire blanc ou noir.
Et aucun n'est le bon. Retentez-le, Major, et vous verrez par vous-même.
Cela amusa Cyrill.
Il n'y a donc pas de fin ?
La subtilité est ailleurs, répondit Flinn, un sourire en coin.
Cyrill s'apprêtait à se plonger à nouveau dans la simulation lorsqu'un message urgent atterrit sur son terminal com. Sa bouche se fronça, et ses optiques se parèrent de teintes pourpres.
Un problème, Major ? Questionna Flinn.
De Choire, répondit sèchement le vieil inquisiteur. L'amiral en second est furieux.
Et pourquoi donc ?
Cet imbécile a insulté un officier, et ils sont en train de se battre.
Flinn jura.
Je savais qu'il ne tiendrait pas sa langue. Laissez-moi faire major, et tout rentrera dans l'ordre.
Septième pont, section vingt. Tu as quinze minutes Flinn, après quoi je m'en mêlerais.
Flinn se releva, inclina légèrement la tête, et se dirigea d'un pas lourd vers la porte.
Guilhem n'avait pas peur. Sa confiance irradiait dans sa gestuelle, dans ce sourire lourd de sens et dans son regard d'hybride, et elle en aurait inondé la pièce si elle avait été une matière palpable. Son adversaire, en revanche, affichait une rogue peu commune, mais semblait prendre l'affaire avec moins de prestance. Guilhem se défendait bien, et venait de lui administrer une série de coups qui avait fracturé son arcade sourcilière gauche. Un sang gras coulait de la plaie et commençait à former une flaque sur le sol d'acier, au rythme des gouttes qui chutaient dans un bruit désagréable.
Guilhem se redressa, et se mit en position d'attaque. L'officier lui adressa un regard haineux, et l'apprenti inquisiteur se rua sur lui. Sa main rencontra le plastron articulé du torse de son adversaire, et rebondit férocement. Guilhem grimaça, mais sans reculer, lança son autre bras vers la tempe droite dans un mouvement circulaire d'une précision inhumaine. L'officier esquiva sans mal, et lui rendit la violence de son attaque au niveau de sa joue gauche. Sous la violence du coup, étourdi, Guilhem s'écroula. Il toussa, grogna de longues secondes, tandis que les officiers qui s'étaient rassemblés dans la salle de repos du pont s'époumonaient et encourageaient leur semblable. Guilhem était seul, désespérément seul, dans la longue pièce où s'alignait une dizaine de tables fixées au sol. Dans l'espace dégagé au centre de la pièce, là où il n'y avait qu'une allée large pour accueillir plusieurs hommes de front, l'altercation avait dégénéré. Haletant et essuyant le sang qui lui dégoulinait de la bouche, Guilhem se demanda un instant s'il n'aurait pas dû renoncer. Même mécanisé, il ne pourrait pas faire face au colosse de près de deux mètres qui le toisait sans amitié. Dans un recoin particulièrement sombre de son esprit, il nota que le rapport de force entre eux deux aurait vraiment dû l'inciter à plus de prudence. Mais il ne pouvait pas renoncer. « Un De Choire ne renonce pas », s'était-il dit, comme un mantra mâché jusqu'à lécurement. Un fils de général ne s'écrasait pas face à un officier, aussi puissant soit-il. Même un capitaine. Même un héros de conquête dont le sens de l'honneur hypertrophié avait été mis à mal par le propos d'une seule phrase malheureusement placée.
Il se redressa sur ses genoux, et ne put s'empêcher de sourire. Le souvenir de la douleur s'insinua en lui, et malgré l'hématome qui salirait son maigre visage, il se conforta dans l'idée d'avoir pris la bonne décision. Il grimaça, mais ne put s'empêcher de rejouer le ridicule de la scène dans ses souvenirs. Trop d'ennui, et puis cette visite dans des ponts normalement interdits à tout autre personnel que des militaires. Son passe-droit de noviciaire de la Sainte Cléricature n'avait plu à personne, certains avaient clairement fait savoir leur désaccord à cette intrusion par quelques noms d'oiseaux. Et puis il y avait eu ce maudit capitaine. « Sortez », avait-il dit, « sortez où je vous sors moi-même ». « Ah oui ? », avait répondu Guilhem avec cet air narquois qu'il aimait tant à afficher. « L'armée a quelques petites manigances à cacher aux yeux du Dieu-Machine ? ». Le capitaine ne l'avait pas lâché du regard, avant de réitérer sa demande. Et à cet instant, la situation avait dérapé. « Je noterais que le capitaine Élie des Houlmes fait preuve d'irrégularité dans ses prérogatives face à la Sainte Cléricature ». Le fameux capitaine n'avait pas moins d'orgueil que Guilhem, et lui avait demandé, d'une voix égale, de le suivre jusqu'au mess central du niveau pour un duel, sans arme, sans intervenant. Guilhem, par pur fierté et par esprit de revanche face à ses années miséreuses au sein de l'académie militaire, et de sa malheureuse expérience sur le monde où il avait perdu une partie de son corps, avait accepté le défi sous les vivats des soldats et des officiers réunis autour de des Houlmes. Il l'avait suivi, s'était dévêtu de sa cape sans un mot, et avait commencé ce combat dans le même silence. Mais depuis trois minutes et seize secondes, la situation lui échappait.
Le capitaine des Houlmes s'avança vers son adversaire, se maintenant à moins d'un mètre. Il posa un genou à terre, tandis que Guilhem restait assis au sol, les jambes allongées, un bras supportant la charge de son buste. Il secoua la tête, et lui adressa un sourire triste.
Je suis sincèrement désolé d'avoir dû combattre un serviteur du Dieu-Machine, noviciaire. Je ferais pénitence pour cet acte. Mais par pitié, arrêtez cette mascarade. Vous ne faites pas le poids. Je ne fais que jouer avec vous depuis le début, et vous êtes déjà dans un sale état. Je connais la valeur des vies, et je
.
Épargnez-moi le couplet sur la bravoure et l'entraide, capitaine, coupa abruptement Guilhem. C'est une question d'honneur, pas de sagesse.
Dans ce cas, noviciaire...
Le capitaine des Houlmes le martela d'une avalanche de coups. Ses deux poings mécaniques se ruèrent sur le corps de Guilhem avec une précision et une violence qui firent détourner le regard à certains des militaires. Vif, il détourna avec précision chaque coup, chaque menace, et jouait une partie d'échec où la seule stratégie possible, la seule menace au roi qu'était son honneur, était de prévenir par une observation et une fine coordination de ses mouvements tout impact un peu trop violent. Seul un cyborg pouvait lutter ainsi contre un autre cyborg, et il se félicita de ne plus être ce misérable garçon de chair et de sang qui avait échoué quelques mois auparavant sur Barnard Prime. Il était fort. Il vaincrait.
Arrêtez !
La voix roulait comme le tonnerre. Des Houlmes, entraîné par cette folie amère, n'entendit rien. Une main immense, hérissée de griffe, se glissa contre son poing et le retint. L'individu qui le bloquait avait une force peu commune, mais il n'était pas humain. Il ne put aller plus loin dans son geste. Guilhem, soudain trop conscient de celui qui venait sans doute de lui sauver la vie en coupant à vif au travers de ce duel, se recula, chancelant, contre une table disposée à quelques mètres.
Au nom du Dieu-Machine et par pitié pour cet imbécile, arrêtez, capitaine.
Le ton se fit doux, presque paternel. Des Houlmes détourna les yeux, et croisa ceux de Flinn. Le Noble Clerc xéno était trop illustre pour qu'il soit un inconnu à ses yeux, surtout sans le casque de son armure. La tête du Naneyë évoquait les vieilles photographies d'ours polaires lorsqu'ils existaient encore, quelques siècles auparavant. Alors, l'officier relâcha la tension qui l'habitait, et soupira.
Merci, capitaine.
Lintéressé se releva, oubliant sa victime. Les plaques externes de ses avant-bras, de son torse et ses mains étaient tachées de gouttes de sang. Son regard de cyborg, bien qu'à moitié mécanisé, évoquait une colère froide, impalpable, tout autant que le regret.
Je suis désolé, Noble Clerc, commença Des Houlmes. Je ne voulais vraiment pas en arriver là, mais le noviciaire De Choire
Il sera puni s'il a fauté, capitaine, répliqua Flinn en lançant un regard assassin à l'adresse de son apprenti.
Je n'en doute pas, Noble Clerc.
Je suis profondément mortifié par son comportement, capitaine, poursuivit Flinn.
Il posa un genou à terre. Des Houlmes détourna le regard, et se pinça les lèvres.
Noble Clerc, je vous en prie
Au nom du Dieu-Machine, acceptez les excuses de la Sainte Cléricature pour l'offense qu'a commise un des siens.
J'accepte vos excuses, Noble Clerc Flinn. Au nom du Dieu-Machine, je vous reconnais comme l'autorité en charge de cette affaire. Je fais confiance à votre jugement pour réparer cet affront. Cependant, la nature de l'agression du noviciaire me dérange profondément, et je ne pourrais pas laisser cette action impunie. Je serais donc obliger de dresser un rapport de circonstance à ma hiérarchie. Et, sans vous offenser, Noble Clerc, il est possible que cette information arrive aux oreilles de mon père.
Flinn se redressa, masquant la surprise qui le taraudait sous un sourire de circonstance.
Je comprends tout à fait. C'est votre droit, capitaine. En revanche, je peux vous assurer que notre côté, le noviciaire sera jugé selon ses actes. Et je peux vous assurer que vous ne serez pas déçu.
Il salua l'officier, puis se dirigea vers Guilhem, avant de l'empoigner fermement et de l'emmener vers les quartiers de la Sainte Cléricature.
Flinn déboucha sur le poste de soin du secteur réservé à la Sainte Cléricature, et jeta son précieux colis sur une table de soin. Guilhem restait interdit, du sang s'écoulait toujours de ses plaies et de sa bouche.
Guilhem ! Rugit Flinn.
Le jeune homme le regarda, mais ne réagit pas. Lorsque la main énorme se leva et se dirigea vers lui, il ne bougea pas davantage. Le coup fut violent, et projeta Guilhem contre un mur de la salle de soin.
Guilhem De Choire! Qu'as-tu osé commettre !
Le noviciaire se redressa, indemne. Son corps était taché de sang, mais trop peu pour qu'il se considère comme sérieusement blessé. Mais son assurance avait fondu comme neige au soleil.
C'est un traître, maître, répondit-il d'une voix atone.
Tu commences à m'énerver à voir des traîtres partout.
Flinn avait descendu le ton de sa voix, mais son agitation physique déformait les lignes de la projection en curieuses irisations. Sa colère le remuait, et il se contenait au prix de grands efforts.
Des traîtres, Guilhem
Mais qu'as-tu en tête, bon sang ! Tu as insulté un frère d'armes. Tu as insulté un frère d'armes ! Quel sens mets-tu derrière cela ?
Il n'a pas obtempéré
Je ne veux pas savoir qui a fait quoi, Guilhem. Tout ce que je constate, c'est que j'ai dû m'incliner devant un homme qui pourrait être mon fils pour te sauver. Pour te sauver, toi et ta bêtise, Guilhem. Est-ce que tu comprends ce que cela veut dire ?
Le noviciaire hocha la tête.
Tu ne peux pas imaginer combien je me suis senti sali. Par ta faute Guilhem
Alors j'étais prêt à fermer les yeux sur bien des choses parce que tu es un apprenti prometteur, mais là
J'en prendrais l'entière responsabilité, déclara Guilhem avec aplomb.
Tu ne comprends pas la portée de ton geste. Il y aura des conséquences pour ta petite personne. Ton père ne viendra pas te sauver, Guilhem. Et à ta place, je serais heureux qu'il n'apprenne cet événement que d'ici fort longtemps.
La Sainte Cléricature
Je ne t'instruis pas pour que tu te conduises comme un imbécile de premier ordre. Tu m'as forcé à me salir et à m'avilir pour toi. Tu as inversé les règles qui nous lient.
Vous êtes en colère, maître
Et tu n'imagines pas à quel point. Ton corps est dans un sale état. Il va sans doute falloir que tu sacrifies certains détails de ton anatomie pour survivre et continuer. Mais ne crois pas que ton apparente immunité te protégera d'un conseil disciplinaire.
Guilhem blêmit.
Mais, maître, je n'ai fait que
Je convoquerais le major Beik pour qu'il statue sur ton cas. Il sera furieux de voir ce que tu as fait de sa confiance
Maître, je vous en prie
Tu te tais et tu m'écoutes. Je n'ai pas le loisir de m'attarder pour t'expliquer les détails, mais au vue de ton attitude, je vais te placer moi-même en détention. Tu n'auras pas de défenseur. Tu devras te montrer convaincant pour ne pas être radié de la Sainte Cléricature
Et dire que j'avais espoir que tu sois au-dessus de ce genre d'attitudes
Quelle naïveté !
Guilhem voulut se jeter à ses pieds, mais ne put que rester là, les bras ballants. La main ferme de Flinn l'attrapa et le plaqua contre la table d'examen.
Maître !
Considère que ta mise en sommeil forcée est un présent bien doux à côté des geôles puantes qui pourissent dans les cales du vaisseau.
Des trodes surgirent de la main libre du Naneyë, et se hâtèrent sur la nuque de l'apprenti. Figé, hagard, Guilhem ne put que constater sa propre chute. Un sombre voile tomba sur ses yeux, son corps se raidit, sa conscience s'évanouit.
Médecin ! Cybernaute ! s'époumona le Noble Clerc.
Aussitôt, quatre hommes surgirent derrière Flinn, et commencèrent à examiner le blessé. La précision de leurs gestes relevait d'automatisme ancré et efficace.
Noble Clerc, il nous faudra peu de temps pour le remettre sur pied. Ses blessures sont assez légères, et bien qu'une perte de sang pour un homme mécanisé à ce taux là ...
Je n'en doute pas, major, poursuivit Flinn. Et vous ferez tout ce qui est nécessaire pour le maintenir. En revanche, je demande de ne le laisser sous aucun prétexte. Monitorez, faites tout ce que vous savez, mais assurez-vous qu'il reste en stase un bon moment.
Noble Clerc, avec tout le respect que je vous dois
Flinn lui décocha un regard lourd et noir. Le cybernaute, pourtant d'un âge avancé et d'une stature conséquente, préféra ne pas répliquer. Il brancha un cordon sur le port cervical de Guilhem, et fit comprendre au commandant qu'il exécuterait ses ordres sans plus poser de questions.
Quand jugerez-vous bon de nous prévenir pour le préparer à un réveil ?
Nous vous contacterons.
Le cybernaute inclina brièvement le chef, salut rendu par Flinn, qui s'échappa sans ajouter un mot du bloc médical.
Le Major Beik ne comptait pas attendre que les informations tombent d'elle-même auprès de lui. Il savait que Flinn resterait un certain temps auprès de Guilhem. Il aurait voulu s'entretenir avec lui pour lui donner quelques conseils, mais il lui faudrait encore patienter, hélas. Le jeune homme s'était montré d'une impétuosité à peine imaginable, mais cela ne surprit pas pour autant Cyrill. Il avait déjà clairement affiché cette propension à la violence par le passé. Il aurait été surprenant que ce genre d'esclandre ne se produise jamais durant son noviciat. Secrètement, Cyrill avait espéré que le jeune homme trouve une forme de sagesse qui lui fasse passer le goût pour ce genre de conduite violente et provocatrice. Espérer n'avait visiblement suffi. Et les conséquences l'ennuyaient profondément.
Tout en s'asseyant dans un confortable fauteuil, installé face à une baie longiligne qui offrait un spectacle saisissant sur le ballet des étoiles, Cyrill soupira. Il lui faudrait agir en conséquence. Jouer sur la corde raide qui se tendait sous ses pieds, tandis que les corps armés présents sur le vaisseau tenteraient sans doute toutes les manuvres pour faire tomber la tête de Guilhem de Choire. Le voir mourir n'aurait été qu'un faible prix pour une histoire d'honneur. Et sans l'intervention de Flinn
Il préféra ne pas y songer. Il laissa une rêverie sourde s'emparer de son attention, le laissant revenir avec quelques heures d'avance sur Terre. Gregor aurait peut-être été moins en peine de statuer sur une situation similaire. Guilhem représentait la pire insubordination imaginable pour lui. Un fils d'officier, mauvais, fourbe, conscient de son statut, qui connaissait sa valeur et son influence. Gregor aurait suivi la même voie que les militaires. La mort constituait une sentence appréciable en comparaison de certaines sanctions. Un sourire cynique illumina le visage de Cyrill. La décision juste ne serait pas équitable. Guilhem ne pourrait pas mourir, mais il lui faudrait un châtiment à la hauteur de ce qu'il représentait. Il faudrait laver l'affront de l'officier et dégager la Sainte Cléricature du comportement d'un de ses agents.
Une conversion.
L'idée ne répugna pas le vieil homme, et s'il s'en étonna, il n'en demeura pas moins impassible. Plus il y réfléchissait, plus il pensait que c'était la seule solution viable pour toutes les parties. La Sainte Cléricature se dégagerait de toute responsabilité, et bien au contraire, ferait de cet acte un outil démonstratif de sa pugnacité. Les militaires ne pourraient pas non plus crier à l'indulgence, et trouveraient une satisfaction certaine à voir un noviciaire inquisiteur devenir une loque asservie par une rationalité proche de l'abrutissement. Guilhem vivrait, et son père n'aurait aucune possibilité de reprocher à Cyrill ou bien à Flinn de l'avoir mis sous la tutelle directe du Dieu-Machine. Oui, l'idée semblait absolument parfaite.
Le Major Beik se détendit très légèrement.
Ce fut à cet instant que le vaisseau effectua l'ultime saut transpatial le ramenant vers la Terre.
Ce fut également à cet instant que Flinn vint à sa rencontre. Et sa mine n'indiquait rien de très réjouissant.
Je n'ai pas l'impression que tout aille très bien, commença Cyrill.
Le Naneyë était vêtu comme à son habitude. Une seule cape passée sur son armure, le tout maintenu par une fibule frappée des armes de la Confédération. Mais son regard s'échappait à droite et à gauche. Il semblait dérangé.
En effet, répondit Flinn.
Que s'est-il vraiment passé ?
Flinn soupira.
Guilhem a provoqué en duel un officier. Un fils de la maison des Houlmes
Poursuis, je t'en prie.
J'ai réussi à les séparer, mais l'officier risquerait bien de faire remonter la provocation de Guilhem à son père. Et le général des Houlmes risque de ne pas voir d'un très bon il que l'apprenti d'une faction progressiste de l'Inquisition vienne à se mélanger à sa progéniture. Ce qui risque de compliquer un peu plus le travail du Commandus Magnus concernant les négociations.
Nous n'avions pas vraiment besoin de cela en ce moment...
J'ai averti Guilhem qu'il serait convoqué face à l'instance disciplinaire de la Sainte Cléricature. Et qu'il présenterait seul sa défense.
As-tu évoqué les éventuelles sanctions ?
Non. En revanche, je l'ai placé de force en stase.
Voilà une très bonne chose, commenta Cyrill, qui s'était légèrement détendue. La peur le rendra plus prudent. Au bord du gouffre, peut-être va-t-il s'assagir.
Je l'espère aussi.
Dis-moi, Flinn, tu ne t'es pas attardé sur les modalités qui t'ont permis de récupérer Guilhem en un seul morceau
Le xéno inclina la tête, serra les dents. Quelque chose dans le ton de Cyrill était rassurant, mais repenser à lhumiliation publique ne le réjouissait pas. Il expira doucement, se releva, fixa le regard de son ancien mentor, sans trembler.
J'ai dû faire amende honorable auprès de l'officier qu'avait provoqué Guilhem.
Cyrill fit la moue, et reprit.
Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas en parler. Ce n'était pas l'exercice le plus agréable que tu ais eu à pratiquer.
Je m'en serais bien passé, effectivement.
Cyrill repensa à ce que cette situation devait représenter pour Flinn. Lui qui avait été éloigné de son monde natal, forcé par la décision de son père de servir la Confédération. Flinn les avait tous haïs au début. Et puis, le temps avait eu cet effet apaisant sur cette triste expérience de vie. Flinn avait pleinement intégré la Sainte Cléricature, oubliant cet épisode. Une simple révérence avait déchiré la cicatrice. Cyrill se demanda ce qu'il faudrait faire pour que Flinn s'en remette réellement. Quelques enjeux flous se dessinaient en arrière-plan. Le major ne les trouvait que peu rassurants.
Je m'arrangerais pour que l'officier te rencontre, si tu n'y es pas opposé, et que vous puissiez discuter un peu de ce cas.
Jolie manuvre politicienne, ricana Flinn.
Il y a un peu de cela, c'est vrai. Le Saint Ordre des Licteurs sera bientôt effectif. Mais je voudrais vraiment que cet épisode ne te bloque pas pour que tu continues ton service.
Flinn sourit.
Je peux masseoir ?
Cyrill l'invita d'un geste de la main à venir s'installer dans un autre fauteuil, légèrement décalé par rapport au canapé celui qu'il occupait. Il prit conscience que son subalterne se tenait très près de la porte situe à plus de cinq mètres, et que cela ne l'avait pas choqué jusqu'à présent. Flinn, qui semblait à la fois fatigué et vide, plongé dans une torpeur qui lui voûtait sensiblement le dos. Cette histoire d'honneur avait vraiment fait quelques dommages collatéraux. « Il faudra régler ça avant même d'arriver », avait-il pensé.
Vous avez déjà réfléchi à la situation, n'est-ce pas ?
Cyrill sourit.
Je ne peux rien te cacher.
Le contraire serait plus étonnant
Oui, j'ai réfléchi à la situation de Guilhem. Le tuer n'avancera personne, pas plus que le dédouaner de ses responsabilités. Je n'ai aucun doute sur la sévérité que les militaires mettront dans la peine qu'ils prononceront. La Sainte Cléricature devra suivre le même ordre d'idée.
Flinn hocha la tête.
As-tu réellement compris ce que cela signifie, Flinn ?
Ce serait un véritable gâchis, Cyrill. Il a un potentiellement notable.
Qu'il ne maîtrise pas. Sans son altercation, je n'aurais eu qu'à douter de lui. Maintenant, qui peut décemment lui faire confiance ?
C'est cruel
Il l'a bien cherché. Il n'avait qu'à être plus malin.
Flinn ouvrit la bouche, puis se ressaisit. Quoiquil puisse en penser, il savait qu'il se rangerait derrière l'avis du major Beik.
Quelque chose à ajouter, Flinn ?
Laissez-lui quelques jours supplémentaires. Nous ne prenons aucun risque.
Qu'il en fasse bon usage.
Merci.
Après s'être levé, Flinn s'inclina. Alors qu'il se dirigeait la porte des quartiers du vieil Inquisiteur, il se demanda ce qu'il l'avait poussé à prendre la défense d'un jeune homme impétueux, arrogant, et qu'il avait menacé quelques heures auparavant. La logique de son acte lui échappait. Il préféra occulter cette idée, et retourner voir Guilhem. Il ne tarderait plus à se réveiller. Il serait plus sage qu'il soit là lorsque cela arriverait.
Flinn, attends un peu.
Que se passe-t-il ?
Lopalescence des yeux de Cyrill vira vers des teintes incendiaires.
Nouveau message du commandement. J'ai rendez-vous avec l'amiral en second pour connaître le verdict et la peine attribuée à Guilhem.
Maintenant ?
Visiblement.
Dois-je vous accompagner ?
Ce ne sera pas nécessaire. Je m'en débrouillerais seul.
Dans ce cas
Flinn s'éclipsa pour de bon. À son tour, le major Beik se leva. Il espérait que l'affaire soit réglée rapidement. Quelque chose lui disait que l'amiral le souhaitait aussi.
7.
Le lieu de réunion désigné pour le jugement n'était rien de moins que le grand mess des officiers. Nichées sous une coupole ouverte sur l'espace, d'interminables tables alignaient leur horizontalité vers l'estrade accueillant les plus gradés du vaisseau. Les murs blancs se perdaient sous la masse de décrets d'applications, de prière, d'ordre de mission et de promotion divers. L'aspect hétéroclite de ceux-ci contrastait fortement avec la rectitude et la beauté des lignes de la pièce.
Cyrill resta de longues secondes sur le seuil des deux battants de la porte, s'émerveillant en silence de ce qu'il contemplait. Il y pénétrait pour la première fois. Malgré les invitations répétées du haut commandement, il ne s'était jamais mêlé aux cérémonies organisées entre ses murs. Il préférait sa relative solitude, ne supportant longtemps que la seule présence de Flinn et quelques autres collaborateurs. Il savait que cette attitude lui serait reprochée un jour ou l'autre. Il préférait ne pas s'attarder sur ce genre de futilité. « La nature humaine est ainsi faite », lançait-il en guise de réponse face à cette incompréhension. Flinn lui répondait alors qu'il ne les comprenait pas, ces humains-là. Le silence s'installait alors, comme à cet instant. Un silence glacé de solitude. Il était arrivé trop rapidement.
Le bruit de bottes dans son dos l'incita à se retourner. La silhouette longiligne de Lazaro Fuenter, amiral en second du Keller Lumen, se détachait avec netteté sur le fond clair du couloir d'accès. Cyrill le détailla en un instant. Il possédait cet attrait raide et beau qui caractérisait certaines lignées d'officiers. Un air noble qui imprimait sa marque dans son attitude, contrebalançant le nez écrasé, le front précocement ridé, un il réduit à une simple fente coloré d'un brun puissant. Sa barbe foncée dénotait avec les taches de rousseur qui couvraient les parties visibles de son visage. Une curiosité que nota pour lui-même Flinn. Lazaro Fuenter ne dégageait rien d'exceptionnel, hormis les détails de son faciès. Une armure protocolaire le protégeait, son il et son bras droit remplacé par des attributs cybernétiques plus en lien avec sa haute naissance que son poste actuel. Un parvenu certes, mais intéressant, qui avait su se faire entendre et diriger avec une intelligence certaine ses troupes. Il n'était pas le personnage le plus puissant du vaisseau, mais il inspirait malgré tout autant de respect que de confiance.
Major Beik ? Demanda l'officier.
Dans un premier temps, Cyrill demeura silencieux, perdu dans ses pensées. L'amiral Fuenter semblait âgé de quarante-sept ans, selon son dossier. Il le trouvait plus vieux, presque usé. L'amabilité de son ton ne le troublait pas. Une personnalité peu amène se dissimulait derrière, comme une évidence. Cyrill y aurait mis sa main à couper, s'il n'avait pas eu d'implants à la place. Il inspira longuement, se redressa légèrement, sourit. Il remarqua que son interlocuteur était escorté de deux autres individus. Un soldat d'élite à sa gauche, dissimulé derrière une armure intégrale, visière rabaissée, qu'il négligea très rapidement. L'autre en revanche, sur sa droite, n'avait rien d'un militaire. Avec sa longue robe cérémonielle, sa pèlerine cobalt et son air revêche, il dénotait. « Un administratif », pensa-t-il. Un clerc judiciaire qui ferait sans doute office de témoin pour l'entrevue. La procédure légale
Quelque chose le dérangeait dans son comportement. Ce regard vif et percutant ? Cet air et cette similarité avec Guilhem ? Cyrill ne sut trouver dans l'instant ce qui le gênait temps. Il décida de passer outre.
Lui-même. Amiral Fuenter ?
Le quadragénaire hocha la tête en guise de réponse.
Je vous ai fait mandaté de façon assez cavalière, commença-t-il en guise d'excuses. Le temps pressait un peu, et je
Ne vous justifiez pas, amiral. Je vous comprends parfaitement. Je souhaitais également que cette affaire soit conclue de façon brève. Avant notre retour sur Terre.
Fuenter fut surpris par la coupure que lui avait imposée le Noble Clerc. Il s'attendait également à plus de formes et de politesse. Cela l'arrangeait bien. Faire traîner le jugement hors du vaisseau et des lois spéciales en vigueur lors des voyages interstellaires lui prendrait un temps et une énergie qu'il souhaitait investir ailleurs. Le Major Beik et lui seraient donc rapidement fixés.
Installons-nous, Major.
Ils se dirigèrent vers l'estrade, et s'assirent au coin de la longue table, nue et froide.
Si vous êtes prêt, Major, je vous propose que nous passions aux faits. Agent Nerbahl ?
Le jeune s'avança et s'inclina lorsque son regard croisa celui de Cyrill. Il sortit d'une poche dissimulée devant sa robe un projecteur holo de la taille d'une pomme, assortie d'une connectique monofilaire. L'amiral s'en saisit, et fit jouer le cordon vers un des ports qui courrait sur son avant-bras droit. Aussitôt, un flot de données brutes et quelques photos surgirent dans une sphère projective à la netteté toute relative.
Le capitaine Elie de Houlmes et le noviciaire clérical Guilhem de Choire, respectivement rattachés à la septième phalange du Keller Lumen et à la section chargée des affaires courantes relatives à la Question, ont été pris en flagrant délit de duel dans une des cantines du vaisseau. Selon les témoignages recueillis sur place par nos agents en charge des affaires de violence, le noviciaire aurait suspecté le capitaine de conduite et de comportement déviants vis-à-vis de la Loi Mécanique. Se sentant insulté, le capitaine aurait usé de son droit coutumier à restaurer son honneur en combattant le noviciaire. Les deux parties n'ont pas été blessées grâce à l'intervention d'un de vos hommes, et à titre préventif, vous auriez placé le noviciaire de Choire en détention dans vos quartiers.
Cyrill hocha la tête. Fuenter poursuivit.
Nous avons reçu la plainte du capitaine des Houlmes au motif d'outrage à un officier, provocation, insultes à un membre d'une famille décorée par le Très Saint Magister. Aucune blessure n'a été constatée, mais le capitaine ne souhaite pas reprendre son service tant qu'un incident de ce type pourrait se reproduire avec un homme de la Sainte Cléricature. Aussi, au vu de la situation, le cas a été scrupuleusement étudié par mes soins, afin de rendre un jugement impartial, équitable et en adéquation avec le préjudice subi pour les deux parties. Étant donné le caractère et les statuts particuliers auxquels sont soumis les agents de la Sainte Cléricature, mais également le caractère à particularité des apprentis de ladite institution, la Sainte Armée, lésée en la personne du capitaine des Houlmes et représentée par moi-même, réclame à l'encontre du noviciaire De Choire une exclusion des flottes spatiales confédérée d'une durée d'un an, ainsi que des excuses publiques, assorti d'un acte de pénitence que nous vous laisserons établir vous-même.
Cyrill trouva la dernière sanction établie par le commandement militaire d'un sadisme raffiné, presque élégant. Il ne s'opposait pas à ce genre de pratique. Bien au contraire. Il voyait en celle-ci une occasion de donner une véritable leçon d'humilité à l'encontre de Guilhem.
Amiral, répondit-il, permettez-moi de m'en remettre à la rapidité et la justesse des éléments que vous avez pu recueillir. Permettez-moi également de m'aligner sur les sanctions que vous avez décidées, à juste titre, dans un grand souci d'équité et d'impartialité. Sachez que je me conforme à ceux-ci, et que je les ferais appliquer le plus rapidement possible. Je tiens donc à me joindre à votre procédure en établissant un acte de pénitence consistant en une retenue d'un an de solde du noviciaire De Choire, au bénéfice du capitaine des Houlmes. D'autre part, l'apprentissage dudit noviciaire sera suspendu durant la même période, et l'usage dudit noviciaire pourra bénéficier à la Sainte Armée, selon les disponibilités de la Sainte Cléricature.
La mâchoire de Fuenter se serra. Il déglutit, se ressaisit, tandis que Cyrill se contentait de sourire. Son interlocuteur ne s'attendait sans doute pas à tant de sévérité de la part d'un Noble Clerc vis à vis d'un de ses semblables. Habituellement, un pèlerinage était suggéré. Une aumône éventuelle. Mais une telle amende, assortie d'un gel de la période probatoire, n'était pas un geste habituel. Fuenter se demanderait sans doute pourquoi le major Beik s'était montré si dur envers son apprenti, flairant peut-être un coup tordu comme en étaient capables les inquisiteurs. Mais il n'aurait pas le temps de mettre à l'épreuve ses doutes. L'affaire devait être conclue rapidement. Et cela l'arrangeait bien, encore une fois. Comme si le Noble Clerc avait lu dans ses pensées. Il frissonna.
L'accord de la Sainte Armée est acté pour ce jugement. Puisse le Dieu-Machine être témoin de cette justice rendue en Son nom.
Et qu'Il protège Ses serviteurs, ajouta Cyrill.
Fuenter lui tendit une main amicale, agrémenté d'un sourire.
Major, je ne sais pas quel est votre passif avec votre noviciaire, mais
Ne vous inquiétez pas, amiral. Je m'en occupe personnellement.
Cyrill se leva, salua avec raideur l'officier, et s'éloigna à grands pas du mess. Plus il se rapprochait de ses quartiers, et plus il peinait à contenir la joie perverse qui l'animait. Il ne s'était pas trompé sur le compte de Guilhem. Il allait pouvoir briser cet imbécile. « La Sainte Cléricature punit la faiblesse humaine ». Rarement avait-il été autant en accord avec cette maxime.
Le Keller Lumen passa à quelques centaines de milliers de kilomètres de Neptune. L'éclat bleu et profond du corps céleste fascina Flinn, comme un rappel gigantesque à ce qui l'attendait, au bout de la route. Par réflexe, il consulta le plan de vol et constata avec amertume qu'il restait une demi-journée avant que le vaisseau ne trouve son orbite de stationnement, sur un des points de Lagrange disséminé autour de la Terre. Flinn soupira. Il avait été stupide regarder ce qu'il pressentait comme une évidence. Il ne sut expliquer son geste, pas plus que sa volonté. Désir de repos ? Nécessité d'en finir ? Répondre n'aurait été qu'une solution partielle, partiale, éphémère. Il chassa l'idée de son esprit. Une autre évidence s'imposa à lui.
Le jugement concernant Guilhem avait été rendu. Il avait quitté Cyrill trois heures auparavant, conscient que ce dernier ne chercherait pas à adoucir la peine qui devrait être prononcée. Bien au contraire. Flinn savait que le major avait été touché dans son amour propre par l'acte inconsidéré du noviciaire. Cyrill serait cruel, sans pitié. Il afficherait avec évidence la loi Mécaniste, sans distinction ni passe-droit. Guilhem serait puni. La seule inconnue restait la modalité pratique de ce châtiment. Flinn s'étonna de n'avoir encore reçu aucune information à ce sujet. La sensibilité de l'information avait dû l'en tenir écarté pour le moment.
Il soupira, s'accouda sur la main-courante qui cerclait le poste d'observation. Un silence agréable sétalait dans la bulle de verre. Il respira profondément, ferma les yeux. Il visualisa mentalement le tracé rouge du voyage restant, jeu gravitationnel entre planètes et cométaires, vers le feu stellaire du soleil, qui luisait loin au centre du Système. Les couleurs vives de la projection de son aug' visuel l'avaient agacé quelques instants, mais étrangement, il trouvait leur existence moins violente, maintenant que le plan de vol avait été révoqué dans son esprit. Caché sous une pile de données brutes, classées et triées selon des schémas complexes. Il tendit sa conscience vers le dossier, l'ouvrit à nouveau. Les lignes et les points ondulaient très lentement. Un rythme apaisant se dégageait de ce simple plan de vol. Et à nouveau, fatigué, il soupira.
Noble Clerc Flinn ?
L'appel l'interpella. Il reconnut la voix du cybernaute, déformé par les filtres d'envois et les distorsions dues à la standardisation des données. Une voix claire mais teintée de l'écho métallique des communicateurs vocaux. Flinn se redressa, envahi d'une intuition en demi-teinte.
Lui-même.
Noble Clerc, reprit le cybernaute. Le noviciaire est en train de se réveiller. Il serait bon que vous soyez présent.
Mais
Comment ?
J'arrive.
Avec une certaine déception, Flinn lâcha sa position, et reprit le lacis des couloirs, jusqu'au poste de soin qu'il avait quitté dix minutes auparavant.
Le travail des médecins et des cybernautes ne serait pas visible avant plusieurs jours. La joue gauche grossie par un hématome encore frais, la commissure des lèvres tirée par un point de suture solitaire, rien de sérieux n'affectait le physique de Guilhem. Mais pour Flinn, les images d'un scène plus sordide revenaient en boucle dans son esprit. Comme un calque mal façonné, des traces d'hémoglobines avaient séché, s'étaient foncées sur la peau d'airain L'augmentation optique gauche, lentille bombée d'un diamètre de cinq centimètres encerclé d'un anneau chromé encore odorant de divers désinfectant, aurait pu être constellée d'une série d'impacts carmin. La poitrine à demi dissimulée par un plastron articulé semblait laisser s'échapper une odeur écurante de brûlé et de kératine carbonisée, uvre des bistouris cautérisant et des clamps autogérés. Le pied droit emmailloté dans un exosquelette provisoire sortirait d'un tableau abstrait, tout de détails sordides, parés de milliers de nuances de mauves et de rouges. Pourtant, personne ne s'en souciait. Personne, à part Flinn, emprisonné dans cette vision cauchemardesque.
Guilhem tressaillit. D'un geste sûr, un des médecins désolidarisa le faisceau de câbles qui enserrait son cou. Ses deux bras, mécaniques, s'agitaient doucement de mouvements désorganisés, oniriques. Une moue contracta ses lèvres. Le cache-menton carboné qui remplaçait l'os manquant se révéla alors qu'il tournait la tête à gauche. Puis, sans prévenir, le contact visuel fut rétabli.
Flinn s'était accroupi. La première image qu'il reçut au travers de son regard neuf et totalement artificiel, ce fut le mufle noir et humide de son mentor. Il voulut cligner des yeux, mais il ne réussit qu'à modifier laccommodation de ses implants. La bague chromée de son il gauche coulissa en bruissant. Il ne l'entendit pas aussitôt.
Doucement, dit Flinn.
Pendant de longues secondes, Guilhem ne se souvint plus du langage. Il ne comprit pas les sons qui agressaient ses oreilles, il oublia sa bouche et ses cordes vocales. Il négligea tout le processus psychique qui faisait naître les mots et les phonèmes, les liens complexes entre le fond des propos et la forme de ceux-ci. Un éclair illumina son esprit, balayant la sidération.
Merci, maître, croassa-t-il.
Je ne sais pas si je dois rire, pleurer, te plaindre ou te haïr, Guilhem. J'aimerais beaucoup que tu m'expliques comment tu as pu ..
La peur passa dans l'il organique du jeune homme. Les muscles de son visage s'étirèrent douloureusement. Une angoisse muette s'empara de son cur, de sa respiration. Il inspira goulûment, chercha à se relever. La poigne solide de Flinn le cloua sur place.
Guilhem, calme-toi.
Les images lui revinrent avec une force brute, presque animale. Il revit le capitaine des Houlmes, debout face à lui, prêt à défendre son honneur. Il se vit en mauvaise posture. Il entendit à nouveau la voix du Noble Clerc qui venait s'interposer pour le récupérer. Et enfin, il se souvint de tous les détails de l'entretien fugace qu'ils avaient eu, juste avant que Flinn ne le plonge en stase. Une peur panique le dévorait de l'intérieur. Revoir le visage de son mentor en colère lui était insupportable.
Maître, geignit-il.
Guilhem, tout va bien se passer. Tu es physiquement hors de danger. Mais je voudrais savoir...
Je ne voulais pas
Je ne voulais pas, répéta-t-il.
Flinn fit signe au médecin d'approcher. L'homme, trentenaire aux traits glabres, comprit aussitôt ce que souhaitait l'inquisiteur. Il ne mit que quelques secondes à retrouver le câble qu'il venait de retirer.
Guilhem, nous allons devoir te replacer en sommeil forcé.
Pitié, maître !
Je reviendrais te voir.
Ne me laissez pas, maître ! Je n'ai rien fait de mal !
Le médecin fixa Flinn. Celui-ci hocha la tête. Le médecin brancha la seringue sur une voie de perfusion, et injecta le produit. Le regard artificiel de Guilhem ne traduisit pas l'état de torpeur dans lequel il s'enfonçait, mais sa musculature se détendit soudainement, et il se mit à baver.
Vous le laissez au frais jusqu'au retour sur Terre, conclut Flinn. Et si jamais il montre des signes de lutte, vous insistez pour qu'il ne revienne pas à lui.
Bien, Noble Clerc. Mais, que ferons-nous une fois que
Ne vous inquiétez pas. Je reviendrais, et je m'en chargerais.
Les cybernautes et les médecins inclinèrent respectueusement la tête, tandis que Flinn sortait du bloc.
Flinn regagna ses quartiers. Les idées se bousculaient en lui. Des sentiments contradictoires allaient et revenaient, flux et reflux d'une marée étrange. Il sentait la réalité lui échapper en partie avec le cas de Guilhem. Il le haïssait pour ce qu'il avait fait. Lui, Flinn, l'inquisiteur craint et symbole de de l'impassibilité du pouvoir et de la docte, s'était vu contraint de s'incliner face à un militaire. Un militaire aussi stupide, sinon plus, que son apprenti. Une fureur froide le démangeait. Il aurait voulu retrouver Cyrill pour connaître le verdict, et l'appliquer lui-même. Il avait le droit le plus absolu sur son noviciaire.
Mais étrangement, il ne pouvait réprimer une bouffée de pitié, un instinct paternel, pour le jeune homme blessé et meurtri. Dans une certaine mesure, Guilhem n'avait pas manqué de courage. Il avait risqué sa vie et son honneur pour défendre des idées qu'il portait. L'acte était imbécile, mais néanmoins téméraire. Il rappelait à Flinn et sans aucun doute à Cyrill ce qu'une volonté affermie pouvait réaliser. Pour cette unique raison, Flinn pouvait être fier d'avoir été son mentor. Un mentor qui devait veiller sur le corps d'un apprenti en piteux état, et qui aurait la désagréable surprise de constater qu'il n'était plus vraiment lui-même, mais pas tout à fait un autre. Flinn devrait se tenir là. Debout, immobile, mais tiraillé par cette dualité de sentiment. Il devrait le protéger, et dans le même temps, le punir.
Il marqua une pause, dans le long couloir qu'il arpentait d'un pas sec. Il constata que celui-ci se courbait vers la gauche, de façon discrète, et qu'il ne pouvait en distingué lextrémité. L'image l'amusa. Le futur proche qu'il allait devoir rencontrer serait semblable : une logique continue, mais qui ne laissait pas se révéler la finalité de certaines actions, de certains mots, de certaines décisions. Bien qu'il eut vu Cyrill peu de temps auparavant, il estima nécessaire qu'il le rencontre à nouveau. Il n'était plus l'impressionnant être enfermé dans sa carapace de métal qui effrayait la plupart des hommes du Keller Lumen, mais le chétif xénomorphe débarqué de force sur Terre trente-cinq ans auparavant. Un enfant pris dans un corps d'adulte, et qui hésitait beaucoup trop pour être efficace. Cyrill incarnait une bouée salvatrice dans ces instants de flottement. Un accord implicite s'était établi entre eux deux. Un accord construit dans la confiance, et que Flinn souhaitait renouveler ce jour-là, face à la problématique du jeune homme qu'il devait former.
Il changea brusquement de direction, sans s'en rendre vraiment compte. Le simple fait de penser à Cyrill avait sonné comme une révélation. Il devait le voir, maintenant.
Flinn n'avait pris le soin de l'informer de sa visite que cinq petites minutes avant de franchir à nouveau les portes de ses quartiers. Cyrill, s'il était surpris, eu la politesse de ne rien en montrer. Il trouvait simplement curieux que son ancien apprenti se montre aussi peu indépendant. Même s'ils travaillaient ensemble, il était rare qu'il se croise plus de deux fois dans la même journée. Et plus rarement encore, deux fois en moins de trois heures.
Cyrill avait accepté sans broncher. Quelque chose dans la voix de Flinn dénotait d'un malaise à peine visible, un courant sombre et bourbeux qui n'aurait pas dû se trouver là. Il s'inquiétait de connaître les raisons de ce malaise, peut-être même davantage que le motif de la visite du Noble Clerc. Le ton sec et les propos directifs de Flinn le persuadaient de croire qu'il n'en avait pas conscience. Il se demandait comment il pourrait lui faire la remarque sans le blesser, lorsque son terminal com se colora d'une alerte colorée, indiquant un nouveau message. Quelques lignes grisées dans son champ de vision, qui firent perdre à Cyrill le fil de ses pensées. Ses lèvres se contractèrent en un rictus à peine visible, alors qu'il achevait juste de lire la courte missive.
Les affaires reprennent, murmura-t-il.
Les portes de ses quartiers s'ouvrirent, laissant Flinn pénétrer dans la pièce principale. Les soupçons que formulait Cyrill quant à la perplexité de son attitude se confirmèrent. Ce n'était plus la voix, mais la mimique tendue et les traits tirés de son visage qui racontaient son mal-être. Même protégé par son armure, l'assurance qu'affichait habituellement le Noble Clerc semblait fracturée, mise à mal.
Cyrill.
Flinn, répondit lintéressé.
Cyrill, je suis très ennuyé par le cas de Guilhem. Je suis allé le voir et
je ne sais pas. Il s'est passé quelque chose d'étrange.
Quel genre de chose ?
Le ton de la voix de Cyrill se voulait doux. Mais les sonorités modifiées par l'implant vocal en faisaient un miel acide, plein d'aigreur. Flinn ne le fixait pas droit dans les yeux, et préférait laisser dériver son regard vers le plafond.
Il s'est réveillé seul, malgré l'intervention des cybernautes. J'ai dû le rendormir.
Je t'en prie Flinn, continue.
C'est très stupide de ma part, mais j'ai eu de la pitié pour Guilhem.
Si Cyrill avait encore eux des yeux vivants, il aurait haussé un sourcil.
De la
pitié ?
Oui, de la pitié. Je sais que c'est parfaitement ridicule et qu'il a commis une faute grave et lourde. Pire encore, qu'il m'a obligé à me salir...
Et le mot est faible, coupa Cyrill
Mais pour une raison que j'ignore, il a provoqué ça en moi.
Cyrill, debout depuis un certain temps, s'assit tout en invitant son subordonné à en faire de même. Flinn s'exécuta.
Est-ce la première fois que tu ressens ça pour lui ?
Flinn hocha la tête.
Je trouve ça étrange, vraiment. Surtout que ce n'est pas le premier étudiant que tu formes. Et encore moins le premier qui ait commis une erreur majeure durant son noviciat.
Et c'est bien pour cette raison que je devais vous voir.
Tu as bien fait, Flinn.
Dans la conscience du major, les composants du discours de Flinn semboîtaient comme des briques logiques. Les suppositions se construisaient rapidement, malgré l'absence de certains éléments tangibles. Si Guilhem possédait le don qu'il croyait déceler, il deviendrait aussi indispensable que redoutable. Mais il fallait que Cyrill soit en capacité d'observer certaines preuves. Et cette mise à l'épreuve impliquait de ne pas mettre à mal son subalterne. Flinn était trop extraordinaire pour qu'il prenne le risque de le blesser un peu plus. La situation au sein de la Sainte Cléricature se révélait suffisamment tendue pour qu'une affaire, comme celle qui éclaterait si le cas de Guilhem était rendu publique, ne déstabilise le fragile édifice des contrariétés et des espoirs de chacun des ses serviteurs.
Cyrill allait devoir manuvrer avec tact.
Cyrill ?
Cyrill sortit de sa torpeur. Il avait dû rester concentré de longues minutes.
Excuse-moi Flinn, je réfléchissais.
Et ?
Je voudrais que tu me donnes les holos de son altercation. J'envoie un message à l'amiral en second pour qu'il te les prépare.
Vous voulez enquêter sur Guilhem maintenant ?
Nous n'aurons pas le temps en arrivant sur Terre. Nous avions déjà beaucoup de travail prévu, mais j'ai reçu un message du Commandus Magnus. Il souhaite que nous le rencontrions dès la première heure. C'est une urgence.
Gregor est
Rien de grave, tempéra Cyrill en souriant. L'habituel sujet de la fondation du Saint Ordre. Mais il a dû se passer un événement pendant que nous étions absents. Il n'était pas si pressé lorsque nous l'avons quitté
C'est donc pour ça que je veux régler cette histoire avec Guilhem.
Je suis désolé. Si j'avais su, je ne vous aurais pas importuné avec cette
Bien au contraire, Flinn. Tu as fait ton devoir en venant me parler de tes doutes à propos de ton apprenti. Cest un acte courageux, et sois assuré que je ne t'en tiendrais pas rigueur de manière négative.
Flinn inclina discrètement la tête.
Cyrill, je ne saurais
Ne dis rien, Flinn. Je n'ai pas été meilleur que toi en d'autres temps. J'ai aussi eu de graves problèmes avec certains de mes étudiants. Et je pense que tu sais de qui je parle.
Flinn acquiesça. Le cas d'un certain Enéus, trente ans auparavant, faisait écho dans sa mémoire. Le jeune homme n'avait pas plus de vingt ans lorsqu'il avait fait circuler en dehors de la Sainte Cléricature plusieurs informations délicates. Le jeune homme avait été condamné à être converti, mais l'opération s'était déroulée dans les pires conditions possibles. Il n'en était resté qu'un cadavre affreusement mutilé, une chair vide et traîtresse, qui avaient sonné comme un avertissement puissant pour tous les aspirants inquisiteurs.
Flinn souhaitait que le cas de Guilhem ne se conclue pas de la même façon, sordide et humiliante.
Sois rapide, Flinn, reprit Cyrill. Nous avons peu de temps pour nous occuper de ça.
Je serais bref.
Il se leva, salua d'un geste fugace le Noble Clerc, et sortit de la pièce. À nouveau seul, Cyrill se replongea dans ses pensées. Guilhem et sa colère. Guilhem et ses mots. Ses attitudes. Ses regards, ses sous-entendus. « Ce gamin est diabolique », pensa-t-il. Un diable d'intelligence et une promesse d'efficacité, si Flinn et lui réussissaient à le rendre plus souple. Un esprit vif, un courage des actes.
Un manipulateur.
L'évidence surprit Cyrill, à nouveau. Peut-être que Guilhem n'en avait pas pleinement conscience, mais il semblait être le pire manipulateur formé par la Sainte Cléricature. Outre le registre habituel propre à la corporation des Nobles Clercs, Cyrill trouvait étrange et presque soumise l'attitude des personnes qu'il côtoyait. Voilà pourquoi il le trouvait si mauvais, si haïssable. Il n'éprouvait de sensibilité à ce trait de manipulation qu'au travers d'une manière défensive. Il s'en protégeait aussi sur une modalité sourde, à peine perceptible. Voilà aussi ce qui faisait de Guilhem un être si redoutable, si efficace. Il avait un don, étrange et inquiétant, mais utile. Cyrill savait que les holos ne feraient que lui confirmer cette hypothèse. Et que cela conforterait son opinion et sa méfiance vis-à-vis de l'apprenti de Flinn.
Il bascula la tête en arrière, s'extirpa un instant du flot de ses pensées.
Qu'allait-il pouvoir décemment proposer à Guilhem, lorsqu'il serait réveillé ? Il ne pouvait plus simplement le condamner à devenir un serviteur éternel du Dieu-Machine, ôté de lui-même, sans conscience propre. Voilà que cette conscience-ci se révélait être une force et une richesse appétissante, un atout majeur pour la Sainte Cléricature, et plus sûrement encore pour les conflits internes qui se déroulaient dans les couloirs sombres et les arrière-cours du pouvoir. Lâché dans un tel milieu
Cyrill n'osa imaginer ce que pouvait entraîner un tel acte, avec un homme d'une si grande valeur. Il lui faudrait probablement reprendre pour lui-même la formation de Guilhem. Flinn était compétent, mais fragilisé par son attitude. Il ne pourrait plus avoir de réelle influence sur son apprenti en tant que mentor. Tout ce qu'il risquait d'y gagner pouvait être une confrontation stérile et une incompréhension mutuelle profonde. Cyrill pouvait guider Guilhem. Il s'en sentait encore capable. Cela constituerait un bon défi pour un homme vieillissant, qu'on disait sur le départ. « Une excellente occasion de faire taire certaines langues », songea-t-il. Une très belle façon de redorer son blason déjà lourd de victoire, et de se réapproprier cette fierté qui l'avait pétri tout au long de sa vie.
Maintenant, il savait quoi faire. Reprendre la main en matant Guilhem constituait une option non négociable. La seule difficulté serait de convaincre Flinn, sans mettre à mal son amour-propre. Un autre entretien en perspective, une autre raison de travailler son tact et sa diplomatie. Il ne se concevait pas politicien, mais à cet instant, il trouva qu'il ressemblait beaucoup à un autre personnage qu'il appréciait beaucoup. Si Gregor était là, à ces côtés, il aurait sans doute eu le bon mot pour qualifier la situation. Cela le fit sourire.
8.
La lumière des néons percuta l'acier poli et chromé des attaches de la cape. Le vent, chargé des relents du printemps, agitait le tissu avec une certaine poésie. Les bruits encore sourds de lastroport montaient en basses le long des murs, se répercutaient dans le couloir, faisant vibrer le sol d'une onde délicate, étrange. L'ambiance dans le dédale du bâtiment d'accueil n'avait rien de la légèreté du climat. Les bottes et les armes, les chants de prières et les murmures hachés, les bips de terminaux com et les bruissements des implants cybernétiques, tout cet ensemble de détail formait un tableau fascinant et austère. Et à la tête de ce tableau, un homme avançait seul, meneur d'une troupe hétéroclite, façonnée à l'image de sa fonction.
Gregor Mac Mordan, Commandus Magnus, Commandant factuel des Saintes Armées, Sage Guide de la Sainte Cléricature et Grand Ordonnateur des Saints Cultes, avait revêtu les plus beaux et les plus lourds attributs de sa fonction. Son corps de cyborg largement mécanisé était captif d'une armure fermée, dorée à l'or fin, où sa tête s'échappait comme un artefact précieux. Une cape de pourpre ceignait son cou, elle-même barré de nombreuses fourragères, médailles et décorations militaires. Fixé sur son poitrail articulé, l'orbe stylisé, qu'il avait fait adopter en lieu et place de son homologue de taille démesurée, tintait et s'agitait au rythme de ses mouvements. Un holster battait contre sa hanche, soigneusement retenu par un savant assemblage de cordon d'argent, protégeant le manche usé d'un sabre ionique qui avait servi à plus d'une occasion.
Lapparat de ses habits dessinait un écho noble et puissant à ce que son visage dégageait. La tête se tenait haute. Lil gauche réduit à un simple trait où l'on pouvait deviner une pupille bleue. Le nez mutin s'était raidi et entouré d'un réseau de ride labyrinthique. La bouche se figeait dans une attitude d'attente où se dissimulait une note d'agacement. Les composantes organiques de son faciès harmonieux cohabitaient avec les implants désormais anciens et soigneusement entretenus. Lil droit, quelques vis externes qui figuraient d'étranges verrues mécaniques, ainsi qu'une partie de son crâne, le rangeaient définitivement dans cette catégorie d'homme obéissant au culte du Dieu-Machine. Et plus qu'un serviteur, Gregor Mac Mordan en était le digne représentant.
Il vira de bord dans un couloir perpendiculaire. La cohorte dindividus qui le suivaient sy engouffra au même rythme, flux étrange semblable et différent à la fois de son maître. À la suite immédiate du Commandus Magnus venaient deux techno-moine, dissimulées sous de lourdes bures sanglantes, capuchon abaissé et laissant voir les têtes partiellement mécanisées de deux jeunes hommes au regard glacé, stoïques, visiblement concentrés. Avec une dextérité et une déférence notable, ils portaient les longs plis de la traîne de la cape de celui qu'ils suivaient dignement. Quelques pas plus loin, deux Nobles Clercs, mains et bras repliés dans le dos, avançaient tête baissée. Leurs tenues n'offraient plus qu'une simplicité étrange, un pantalon et une veste noire brodée de fils rouges, tandis que de lourds capuchons les rendaient plus discrets encore. Seuls le ton et les syllabes fortement appuyées de leur prière les rendaient identifiables. Louant le Dieu-Machine et ses serviteurs, maudissant les hérétiques et les félons, ils représentaient l'âme profonde et pieuse de la Confédération. À la grande différence des techno-moines qui se réfugiaient souvent loin de la société et de ses tentations abjectes, les Nobles Clercs réalisaient des missions au grand jour. Leur efficacité faisait trembler les moins convaincus des citoyens et des Hommes. Les Nobles Clercs connaissaient leur influence sur le monde pragmatique, et ils ne comptaient pas perdre celle-ci.
Plus loin dans le cortège, deux officiers avançaient aussi. Des armures de combats sobres et efficaces emprisonnaient leurs corps, de lourds servomoteurs les animaient en bruissant et en sifflant à chacun de leurs mouvements. Pas de vêtements, de cape ou de parures. La seule concession faite à la simplicité se résumait à des épaulières larges et gravées de leurs rangs, de leurs récompenses et du sceau caractéristique de la Confédération. Deux cyborgs encore, aux crânes rasés, aux yeux droits substitués par des implants lorsqu'ils avaient fait vux d'allégeance au Culte et à ses représentants. Ils étaient la fierté et la quintessence de la Sainte Armée. À leur manière, ils portaient le nom du Dieu-Machine loin de la Terre.
Une foule hétéroclite de serviteurs sans fonctions définies fermaient la marche. Une vingtaine d'hommes dont certains conservaient le regard vide et froid des Convertis, anciens traîtres ramenés à la raison, et dont la conscience félonne avait fait place à une reprogrammation qui détruisait leurs affects et leurs souvenirs. De simples automates humains, qui accomplissaient souvent les tâches les plus délaissées, les plus ingrates. Une caste à la fois source de fascination et de dégoût, symbole de l'impartialité et de la rigueur de la justice opérée par la Confédération.
Le couloir déboucha sur une vaste salle d'embarquement. Sous le dôme de béton, l'écho des pas résonna plus fortement. Les agents de l'astroport sécartèrent docilement face au cortège, la plupart baissèrent par respect la tête devant le Commandus Magnus et sa suite.
Gregor laissa son regard dériver vers les ouvertures vitrées qui donnaient sur la piste. Aucune navette n'avait encore atterri, mais il percevait clairement le grondement caractéristique des engins en approche finale. Un bruit lugubre, sombre, identifiable entre tous. Il ne cessa d'avancer qu'une fois face à la porte que menait au tarmac.
Arrivée de la navette de reconnaissance ?
Un aide de camp surgit de la cohorte. Un individu d'une trentaine d'années, qui salua poliment Gregor, avant de répondre.
H moins trois minutes, monseigneur.
C'est bien. Nous patienterons ici.
Comme vous voudrez, monseigneur.
Des ordres fusèrent dans toutes les directions. Les militaires se déployèrent dans la salle, des serviteurs les épaulant, tandis que la garde rapprochée du commandant se remettait en ordre. Les deux techno-moines laissèrent filer la traîne de la cape au sol, posèrent un genou à terre, et entamèrent une série de prières silencieuses. Les Nobles Clercs redressèrent la tête, abaissèrent leurs capuchons, s'approchèrent de Gregor.
La cérémonie ?
Elle sera prête pour l'arrivée du Major Beik, monseigneur, assura l'un des deux inquisiteurs.
Assurez-vous qu'elle se déroule au mieux. Que Notre Seigneur veille sur son âme.
Ils acquiescèrent en silence. Gregor se retourna à nouveau vers la porte. Là, dans les nuages, il pouvait clairement percevoir les jets orangés des réacteurs qui pénétraient les basses couches de l'atmosphère. Il songea que son attente allait enfin trouver une conclusion. Même si Cyrill n'appréciait pas.
Les ovoïdes grêles de suie entrèrent en approche finale. Après de longues secondes et quelques manuvres souples, neuf premiers vaisseaux se posèrent. À nouveau, une attente pénible se fit sentir, puis les sas couinèrent, tandis que se déployaient les passerelles d'accès et que le premier flot de voyageurs s'en déversait. Un assemblage hétéroclite de militaires, de Nobles Clercs, de serviteurs et d'administratifs se répandit sur le tarmac, tandis qu'une foule aussi nombreuse de mécanicien, d'agents d'entretien, de contrôleurs s'avançait à leur rencontre. Les ordres fusèrent, les voyageurs étaient dirigés vers les lieux d'accueils spécifiques à leur fonction. Doucement, des grappes d'individus se formèrent çà et là, de plus en plus grosses et identifiables.
Le Major Beik et sa suite composaient un des noyaux les plus évidents. Accompagné du Noble Clerc Flinn et d'une cohorte forte d'une vingtaine d'individus aux grades variés, il se dirigeait d'un pas pressé vers le dôme de l'astroport. Quelques dizaines de mètres en arrière, plusieurs médecins et cybernautes escortaient un corps gravement mutilé sur un brancard antigrav. Le noviciaire Guilhem de Choire était encore plongé dans un coma artificiel, dont il ne se réveillerait pas avant quelques heures. Son sort restait en suspens, à l'image de sa vie. Un individu hésitant entre vie et mort, qui devrait patienter avant de voir son potentiel mis au service de la Confédération.
Cyrill détourna un instant son regard vers ce spectacle morbide. Il repensa à sa décision. Il ne devrait pas faillir. Pour lui, et surtout pour Flinn, il devrait se montrer aussi juste que cruel. Une décision lourde de conséquences l'attendait à la sortie du coma du jeune homme. Il en avait pleinement conscience, mais ne serait pas lâche pour autant.
Lorsque le groupe pénétra dans le hall, des ordres fusèrent à nouveau. Les individus se scindèrent et se regroupèrent à nouveau, en nouvelles associations établies par leurs impératifs. Cyrill et Flinn s'avancèrent d'un pas franc vers le Commandus Magnus et ses serviteurs. Tous se dévisagèrent en silence de longues secondes. Puis, avec une certaine docilité, le major et son subordonné s'inclinèrent avec respect face à Gregor Mac Mordan. Un nouvel échange de regard eut lieu dans un silence respectueux et contemplatif. Ce fut le Commandus Magnus qui brisa le carcan des protocoles de bienséance.
Major Beik, je suis ravi de vous revoir.
Gregor s'en approcha, et le serra dans une accolade brève. Il porta son attention sur le Naneyë, et sourit à nouveau.
Noble Clerc Flinn, je suis également ravi de vous revoir.
Le même cérémonial se répéta. Flinn grogna quelques paroles peu policées avec son accent rauque et aride comme un roc, Gregor ne put retenir un rire léger.
Voilà au moins une bonne chose. Ce voyage ne vous aura pas trop chamboulé.
Je l'espère, monseigneur.
Vous me raconterez tout cela en détail. Jai hâte d'entendre le récit de votre périple.
Il ne fut pas des plus joyeux, monseigneur.
Le regard froid et sombre de Flinn souffla en un éclair la bonne ambiance qui s'était installée avec timidité. Gregor hocha la tête, puis se retourna.
Trouve-nous un endroit convenable pour une réunion de débriefing, ordonna-t-il à son aide de camp.
Bien sûr, monseigneur, répondit ce dernier.
Il disparut sans un bruit.
Rien de plus, monseigneur. Je pense que ce qui vous intéressera devra attendre cette fameuse réunion.
J'espère que mon message ne vous a pas trop inquiété ?
C'est l'absence de contenu qui m'a troublé, monseigneur.
De la discrétion, reprit Gregor. Je ne peux rien dire ici.
Je comprends, monseigneur.
Le silence reprit une place pesante. Durant de longues minutes, la rumeur ambiante s'empara du lieu. Les bruits de pas et les consignes délivrées çà et là remplirent les oreilles des trois confédérés. Une gêne muette s'installait, pernicieuse, ne laissant pour seule liberté que les regards allants et venants, les mouvements d'impatience, les sourires convenus et tièdes. Enfin, l'aide de camp revint, et indiqua d'une voix atone avoir trouvé une salle libre.
Voilà une bonne chose.
D'un même mouvement, Flinn, Cyrill et Gregor se dirigèrent vers un autre couloir, empruntèrent une volée de marche et pénétrèrent dans une salle circulaire plongée dans la pénombre.
Est-ce tout ce que Sa Seigneurie désire ? demanda l'aide de camp.
Assure-toi que le lieu reste sous bonne garde. Et que personne ne nous dérange, sous aucun prétexte.
Bien, monseigneur.
La porte se referma, laissant les trois hommes seuls.
Cyrill s'assit, imité aussitôt par Flinn. Gregor resta debout, et fit quelques pas autour de la table ronde qui trônait au centre de la pièce, cernée d'une dizaine de fauteuils aux formes simples et rectangulaires. Un projecteur holo diffusait une clarté orangée et abstraite vers le plafond en coupole. Pas de décoration, pas de fioritures. Une sécurité sobre mais efficace garantissait la confidentialité : il n'y avait aucune issue, exception faite de la porte par laquelle ils étaient rentrés.
Et si nous passions directement au vif du sujet ? lança Cyrill.
Je suis désolé pour toute cette mise en scène, commença Gregor. La situation avec la Sainte Cléricature exige que je sois le plus irréprochable possible.
Je comprends
J'aurais voulu plus de simplicité, insista Gregor.
Je le sais. Et je ne t'en veux pas. C'est pour cela que nous devons entrer dans le cur des problèmes.
Des problèmes ?
Nous avons aussi eu notre lot de contrariété à bord, ajouta Flinn. Mais je pense que votre situation est bien plus délicate à gérer.
Pas tant que ça. Après tout, je ne suis que sur un siège éjectable, railla Gregor.
Une position appréciable, ironisa Cyrill.
Tu m'ôtes les mots de la bouche.
Gregor se figea. Lentement, il détourna son regard vers le projecteur. Il s'avança, se saisit de l'appareil, et introduit sa pince dans une fente spécifique. La lumière chargée d'informations s'éteignit aussitôt.
Nous serons concentrés sans cela, justifia-t-il.
Toujours aussi observateur, commenta Flinn.
Je vieillis, mais j'essaye de ne pas trop m'encroûter. Les bonnes habitudes m'aident bien dans ce combat-là. Elles sont comme vous : de solides alliés.
Trop aimable, ricana Cyrill. Nous pouvons reprendre ?
Gregor acquiesça.
Par où dois-je commencer ?
Peut-être par nous dire à quoi ressemble la sainte Cléricature ici. Car dans le vaisseau, personne n'a spécialement appris ton absence. Et quelques bruits de couloirs passablement gênants ont commencé à circuler
Doucement, doucement. Raconte-moi d'abord comment s'est déroulée la cérémonie.
Cyrill se lança dans un récit court et précis qui laissa à Gregor le goût amer d'un échec relatif.
Les fourbes, susurra-t-il.
Tous ne pensent pas ainsi, mais il est certain que cet incident ne va pas venir consolider cette place qui est la tienne. Je ne sais pas si on peut parler de mauvaise nouvelle ou de coup dur pour ton image, mais je pense qu'il serait peut-être convenable d'agir rapidement avant d'être dépassé.
Gregor soupira.
Si c'était aussi simple.
Malheureusement, je ne suis pas persuadé que l'inaction soit une solution envisageable... Gregor, Il faut absolument que tu mettes un terme aux allégations qui courent à ton sujet.
Cela ne changera rien. Les Inquisiteurs refusent toute idée de changement dans la nature même de ce qu'est la Confédération, et s'il faut que je paye le prix des changements choisis par Siegfried, alors, je le ferais.
Tu as conscience qu'il s'agit là d'une décision sans retour possible, Gregor ?
Un silence passa.
Je le sais.
Cyrill n'ajouta pas un mot.
Je le sais, et je devrais m'en accommoder. Mais je sais que tu ne m'abandonneras pas en cours de route.
LInquisiteur lança un sourire triste à son supérieur, avant de sortir, accompagné de Flinn.
Un souvenir de soleil d'hiver bouscula Flinn. Son esprit s'égara de longues secondes loin du présent, vers l'astre orangé d'Alioth qui s'élevait avec majesté dans un ciel laiteux. Au-dessus, dans la cité morte aux constructions gigantesques pareilles à dimmenses squelettes calcaires, les vents hululaient de lugubres complaintes composées d'impossibles notes. « Le chant des morts » murmuraient les plus anciens membres de la meute. Flinn se souvint avoir été fasciné par ces sons à la fois clairs et pourtant si discordant. Les mélodies possédaient la faculté de glisser en lui, dinsuffler de la sérénité dans son petit cur d'enfant, d'effacer les tracas de la vie.
Flinn se souvenait. Pour ne pas laisser l'insupportable présent dévorer sa raison, il dérivait lentement, flottant sans force vers l'écho nostalgique des tours et des ombres, des tons et des glissades du vent. Flinn se souvenait, pour ne plus avoir à entendre ce que son mentor avait fait, avait dit, avait pensé. Longtemps encore, il se laissa porter, jusqu'aux détails des fenêtres, des corniches et des colonnes, des balcons et des gardes-fous. Jamais le chant disparu ne devait s'interrompre en lui. Jamais plus, il ne souffrirait. Il suffisait qu'il reste ici. Qu'il prolonge indéfiniment l'instant bref, qu'il répète en boucle le bref moment où le présent était vaincu.
Flinn ?
La voix de Cyrill l'arracha au songe éveillé. Il soupira lourdement, rouvrit les yeux. Gregor s'était assis, sans qu'il n'ait conscience du bruit que la chaise avait dû faire lorsqu'il l'avait déplacé. Lui aussi le fixait avec cette curiosité teintée de questions, de doutes. Lentement, avec la douceur d'un papillon de nuit frôlant la flamme d'une bougie dans un crépuscule d'été, l'attention s'était détournée vers lui. Le fier Naneyë hésita un instant. Il ne voulait pas quitter son souvenir. Il en avait encore besoin. Si seulement, oui, si seulement ils pouvaient encore attendre quelques instants. Tout irait bien après.
Flinn ? Est-ce que tout va bien ?
La voix rauque et puissante de Gregor l'extirpa définitivement du flot de ses pensées. Il regardait son ancien élève, encore, sans concession ni sévérité. Flinn songea que lui, son mentor, ne changeait pas. Que le temps glissait sur sa carapace de métal avec la grâce de l'eau claire. Gregor Mac Mordan, maître et traître, ode au pouvoir et à ses conséquences. « Peut-être qu'il a raison, après tout » songea-t-il.
Excusez-moi, maître. Sans doute la fatigue du voyage
Tu auras tout le loisir de te reposer par la suite, Flinn, poursuivit Gregor. Mais avant, j'aimerais que tu me parles de ces problèmes que vous avez rencontrés durant le voyage. D'ailleurs, je note que ton apprenti a disparu.
Préférez-vous que je vous raconte la version longue ou bien la version courte, maître ?
Gregor ne put réprimer un très léger sourire de satisfaction.
C'est l'apprenti le cur du problème, n'est-ce pas ?
Je ne peux rien vous cacher maître. Si mon apprenti est absent, c'est pour la simple et bonne raison qu'il a eu la sotte idée de provoquer un membre de la famille des De Houlmes.
Et j'imagine que ledit membre n'a pas spécialement apprécié la boutade.
Flinn hocha la tête, et poursuivit.
Une histoire d'honneur et de passe-droits pathétique entre deux jeunes hommes pressés d'en découdre. Guilhem est brillant, mais bien stupide par certains côtés. Je me passerais de ce genre d'exploit qu'il vient de réaliser.
Et c'est ce
Guilhem qui a le premier jeté le gant
Exact, maître.
Une condamnation ?
Un an de suspension de solde et de grade d'apprenti, répondit Cyrill. C'est la seule peine qui ait été prononcée à son encontre.
Et concernant la Sainte Cléricature ?
J'y réfléchis encore, Gregor. Ce n'est pas son coup d'essai, et il est allé vraiment trop loin cette fois-ci. J'envisage sérieusement de le convertir avant qu'il ne cause à Flinn de sérieux problèmes.
Mais c'est un fils d'officier
De Feu le général de Choire pour être exact, coupa le vieil Inquisiteur. Je ne pense pas que son père aurait été heureux d'apprendre ce qui est arrivé à son fils, mais il aurait été curieux d'en apprendre la cause première. Évidemment, un tel choix n'est pas à prendre à la légère. Il n'y aura aucun retour en arrière possible.
Est-il au courant de ce qui risque de lui arriver ?
Je m'en suis chargé, reprit Flinn. J'ai pu entrer en contact avec lui juste avant que les premiers soins ne lui soient prodigués.
J'en déduis que tu l'as récupéré toi-même
Et a-t-il eu peur ?
Il était tétanisé, mais je ne suis pas certain que ce soit la perspective d'un tel traitement qui l'ait effrayé. Pour être honnête
Flinn s'interrompit. Gregor le fixa avec insistance.
Pour être honnête ? demanda le cyborg.
Je pense qu'il a perçu quelque chose d'autre, intervint Cyrill. Je ne saurais pas expliquer la raison intime de tout cela, mais Guilhem est un manipulateur hors pair. Au sein de la Sainte Cléricature, s'il parvient au bout de son apprentissage, il fera de véritables miracles.
Si tant est que l'application de la loi soit un miracle, ironisa Gregor.
Miracles qu'il n'accomplira pas, de toute façon, répondit froidement Cyrill.
Le sourire qui avait tendu ses traits s'effaça du visage de Gregor. Avec une lenteur presque comique, il dirigea son regard vers la porte d'entrée. Tout à coup, il se redressa, laissant perplexes ses deux subalternes.
Quelque chose ne va pas, maître ? S'inquiéta Flinn.
Vous parliez de miracles.
Oui maître, et ?
J'avais précisément besoin de ce genre de miracle.
Je ne comprends pas votre raisonnement, maître, concéda le Naneyë.
La paupière organique de Gregor s'étrécit.
C'est pourtant évident. Tellement évident que je me demande pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt. Avec quelqu'un d'autre que cet apprenti récalcitrant...
Gregor ?
Le ton de voix de Cyrill tira le Commandus Magnus de sa contemplation. Il se détourna, comme surpris.
Cyrill, tu es un véritable génie !
Je ne comprends pas plus que Flinn, concéda ce dernier.
C'était pourtant si évident ! Seigneur, pourquoi maintenant ? C'est un signe, un véritable cadeau du destin... Cyrill, quand devais-tu statuer sur la conversion ou non de
comment s'appelle-t-il déjà ?
Je n'avais pas de dates précises à l'esprit, mais je ne voulais pas
Les mots de Cyrill s'éteignirent dans sa gorge. Bien que la surprise ne puisse se lire dans son regard désormais cybernétique, Flinn devina à son tour qu'une idée avait jailli dans l'esprit de son supérieur.
Il faut qu'il soit soigné le plus rapidement possible, nota Cyrill. Qu'il récupère rapidement, mais pas forcément qu'il soit mis en action tout de suite.
Je le renverrai vers ses quartiers rapidement.
Combien de temps nous faudra-t-il pour le rendre opérationnel ?
Deux, peut-être trois semaines. En lui implantant quelques contenus théoriques via le Rezo, il pourrait peut-être se révéler plus rapide encore. S'il est bien le génie que tu prétends avoir trouvé, Cyrill.
Commandus Magnus, Major, tenta d'une voix molle Flinn.
Sa dernière altercation avec le capitaine des Saintes Armées aura été une tragédie pour lui, mais il va peut-être sauver la Confédération du chaos s'il réussit, enchaîna Gregor sans détourner le regard.
Il faudra qu'il soit d'accord, compléta Cyrill.
Sans se concerter, le vieil inquisiteur et le vénérable cyborg se tournèrent au même moment vers le Naneyë.
Flinn, commença Gregor, il faudra que tu le fasses revenir vers nous.
Si tant est que j'y comprenne quelque chose, maître. Je sais que vos esprits sont vifs et plus affûtés que le mien, et j'aimerais un début d'explications pour y voir plus clair dans cette mission que vous semblez me destiner
Gregor se surprit à rire, un rire léger, presque compatissant.
Excuse-moi Flinn. J'aurais dû commencer par là et ne pas me laisser déborder.
Je suis toute ouïe, maître.
L'apprenti
Guilhem de Choire, ajouta Cyrill.
L'apprenti Guilhem de Choire, ton apprenti, est théoriquement sous le coup de poursuites pour les fautes graves qu'il a commises sous la bannière de la Sainte Cléricature. Cyrill le décrivait comme désemparé, peut-être même désespéré. Un manipulateur acculé au bord du gouffre,
Et vous projetez d'en faire un outil, nota Flinn.
Un outil pour le maintien de l'ordre et de la discipline au sein de la Confédération. En vérité, le seul outil véritablement utile pour maintenir la cohésion de la Sainte Cléricature. La période de troubles que nous vivons m'incite à me tourner vers quelqu'un doué de capacités nouvelles. Hors, Guilhem possède justement ces capacités. Et j'ai cru comprendre qu'il excellait à débusquer l'Hérésie. Son jugement est des plus efficaces.
Jugement qui, vous me l'excuserez, maître, l'a conduit à se mettre en danger.
L'important n'était pas la légitimité de son acte, mais la conviction qu'il a investi dans celle-ci. N'avais-tu pas lu la honte ou le remords dans le regard de ce jeune capitaine impétueux ? N'avais-tu pas face à toi un enfant confus plus qu'un homme ?
Si, mais
C'est là le cur de son véritable talent, Flinn. Sa force de persuasion est telle qu'il saura induire le doute dans le cur de ses ennemis. Ce n'est pas simplement dû à son insolence et à son caractère. C'est un don. Un pouvoir précieux. Un pouvoir que nous devons apprendre à manipuler afin de le contraindre à servir la cause la plus juste, celle de la conservation de notre société.
Mais concrètement, maître ? Que va faire Guilhem ?
Le sourire de Gregor s'élargit.
Le dresser afin qu'il débusque les dissidents qui se rangent dans les rangs de la Sainte Cléricature. Le contraindre, pour sauver sa vie, à faire tomber tout le réseau qu'avait construit cet être infâme. Qu'il trouve de véritables coupables ou bien qu'il soit convaincu pour une raison ou bien une autre qu'une personne face à lui le soit, il les fera avouer. Il en fera des traîtres, et les contraindra à y croire. Il se glissera en eux comme un mauvais poison. Il les brisera, et nous les cueillerons à point. Les points de tension au sein de la Sainte Cléricature s'effaceront très rapidement lorsque l'on saura que ce mystérieux apprenti est en capacité de trier férocement le bon grain de l'ivraie.
Je comprends votre point de vue, maître. Mais la justice ? Que se passera-t-il s'il y une bavure ? Que les dissidents se rendent compte de la manipulation et crient au scandale ?
C'est pour cela que nous devons lui induire nombre de connaissances théoriques et de souvenirs d'inquisiteurs calibrés, justifia Cyrill, jusqu'alors silencieux. Il ne partira pas à la chasse sans en connaître davantage sur la situation actuelle.
Il a déjà ce savoir, Major.
La théorie ne lui a donné quelques approches. Et à côté de ce que nous lui apporterons, ces connaissances feront figures que de babillages formels. Il aura une chance qu'aucun Inquisiteur n'a eue jusqu'à présent.
Que voulez-vous dire ?
Ce sont nos souvenirs et nos connaissances que nous lui injecterons en mémoire. Lorsqu'il sera sur pied, il aura tant de savoir en tête qu'il pourrait bien nous surprendre davantage.
Et pourquoi ne prendrait-il alors pas sa liberté ?
Sa vie, Flinn. Il n'agira même pas en temps qu'Inquisiteur. Et s'il échoue, il sera converti. Voilà ce que le contrat lui réserve, conclut Gregor.
Pendant plusieurs minutes, un lourd silence plomba la salle. Flinn croisa ses mains, pensif. L'idée était aussi perverse que fabuleuse. Les risques encourus seraient minimes pour eux, et seul Guilhem supporterait l'échec s'il arrivait. Il ne pouvait pas refuser d'y participer, par éthique ou par nécessité. Lidée de participer à la purge d'une institution qu'il servait depuis tant d'années ne l'enchantait pas.
En revanche, il ne supporterait pas de manquer dans quelques mesures que ce soit à la loyauté qui le liait à Flinn et Gregor. Ses deux mentors attendaient de lui quelque chose qu'il ne maîtriserait pas vraiment, mais dont il sortirait grandi. Il savait qu'il ne choisissait pas avec toute la latitude qu'il aimait tant quand une telle complexité se présentait à lui. En réalité, il ne choisissait même pas. Il se dévouait corps et âme à la dévotion de ses sauveurs.
Qui lui annoncera la nouvelle, maître ? Demanda Cyrill, brisant le silence.
Je n'ai pas encore statué. Nous pouvons nous permettre le luxe d'attendre encore un peu. Qu'il se repose d'abord. Les épreuves qu'il traversera ne seront pas aisées.
Naturellement.
Et que le Dieu-Machine ne l'abandonne pas.
9.
Ebrahim Entor venait encore le hanter.
La vision de l'inquisiteur se superposa, l'espace d'un instant, aux circonvolutions maniérées du gros nuage d'orage qui surplombait le Palais. Un éclair déchira les ténèbres, suivit d'un grondement lent et paresseux, laissant planer une atmosphère lourde, inquiète. Gregor s'accrocha à ce visage gras, carré, et à la lueur qu'il avait arrachée à ce regard impétueux. Il l'avait vidé de sa substance, transformé en un quelconque objet, un fantôme de chair qui s'était libéré des contraintes du pouvoir. Ironiquement, il songea qu'il lui avait peut-être même fait un présent bien doux. Un cadeau aussi empoisonné que le coup de maître qu'avait joué l'Inquisiteur contre lui. Avec aigreur, le cyborg reprit la ligne mince et désagréable des dernières heures.
La disparition d'Entor n'avait pas manqué de susciter un certain émoi parmi les diverses communautés de la Confédération. Les armées s'étaient satisfaites d'un tel rappel à l'ordre, mais la Sainte Cléricature y avait perdu son unité de façade. Gregor était un parjure pour certain, un homme pragmatique pour d'autres. La situation tendait à lui échapper davantage avec le temps qui passait, et les quelques rumeurs qui avaient commencé à perler dans les couloirs de sa sombre citadelle. Coup du destin, il en avait ressenti une lourde fatigue, et s'était surpris à penser se reposer quelques heures. Depuis des semaines, il n'avait pas fermé l'il. Il n'en avait plus vraiment besoin, et son attention était réclamée sur tant de dossiers différents qu'il avait accepté ce fardeau avec une certaine nonchalance. Jusqu'à ce soir. Jusqu'à ce quEntor le pousse à commettre une lourde faute dans sa stratégie.
Até avait fait préparer son lit, trop heureuse de voir son mari en revenir à des considérations du quotidien, un quotidien qu'il négligeait avec tant d'habitude qu'elle acceptait cet état de fait sans se plaindre. Avec un plaisir certain, il pensa au sourire qu'avait dû afficher sa femme en le sachant trop malmené pour échapper à ses tendances naturelles. A son tour, il sourit, conscient qu'elle lui avait préparé cette soirée dans un calme serein, un havre qui ressemblait à un foyer, dans un tête-à-tête presque parfait. Il avait accepté de déléguer ou repousser ses affaires, pour mieux s'octroyer cette pause salvatrice. Et tandis que l'orage montait dans le ciel clair de Civimundi, dans la lumière déclinante du jour, elle l'attendait, couchée, délicatement vêtue de tissus rares et coûteux, de soies et de dentelles ouvragées pour raviver la flamme de sa virilité éteinte depuis des décennies dans son corps. Un jeu de dupe qui ne satisfaisait qu'une certaine image de convenance, un amusement presque cynique contre la société civile qui pouvait encore jouir des privilèges de l'acte d'amour dont il était privé.
Il se fait tard, mon époux, murmura-t-elle du fond de la chambre.
Il détourna son regard des cieux, croisa l'épaisseur translucide de voilage virevoltant se cognant contre la lueur tamisée d'un éclairage d'ambiance et de quelques bougies odoriférantes, et contempla le présent qu'elle lui faisait. Il hocha la tête, l'esprit à présent vide, et se força à la rejoindre. Il se glissa dans les draps doux et soyeux, laissant Até glisser sur sa peau d'airain des doigts délicats, racés, se lovant dans les interstices, les creux et les pleins de son corps de géant.
Até, glissa-t-il en un souffle rauque.
Dort, mon aimé.
Il lui adressa un sourire tendre, amoureux. Il se surprit à léprouver ainsi, à n'avoir jamais vraiment perdu le chemin de son cur. Comme au premier jour de leur rencontre, elle révélait en lui ce qu'il avait de plus beau, de plus humain et de plus noble.
Dort mon aimé, tu en as tant besoin, répéta-t-elle.
Malhabile, Gregor laissa son il organique se fermer, débrancha le circuit sensitif de son implant oculaire, et se laissa bercer par cette voix rassurante qui prenait soin de lui.
Il l'avait laissé tranquille pendant des décennies. Il en aurait juré avoir oublié le ton, le débit et l'intonation trop nette et trop franche de sa voix. Il en aurait juré avoir oublié combien son corps paraissait sale, faible et humain. Il en aurait juré avoir oublié qu'ensemble, ils avaient traversé la pire épreuve qu'en sa vie d'Homme il eut le privilège de connaître. Pourtant, dans une certaine réalité, il se tenait bien là, face à lui. Moins miséreux, moins cynique, mais tout aussi intelligent. Quelque part en lui, Gregor avait appris à le révérer pour ce qu'il avait construit, ce qu'il avait fait de lui, et était prêt à accepter sa nature mystérieuse, transcendante. Le choc de la rencontre lui ôtait tout moyen de fuite. La seule réaction que sa logique acceptait, c'était la stupéfaction.
Je vois que tu n'as pas beaucoup changé, Gregor.
Seigneur, murmura le cyborg.
Gregor savait qu'il rêvait. Il avait senti le sommeil s'emparer de lui, le séparer du monde des vivants pour l'emmener au loin, dans l'océan clair et obscure où sa conscience pourrait panser ses blessures un temps durant. Il l'avait fait si souvent depuis leur dernière entrevue. Il n'aurait pas pu imaginer qu'il viendrait le retrouver aussi. Et encore moi en cet instant, où il se sentait si seul, à gouverner une humanité qui refusait de suivre ses lois.
L'apparition sourit. Seul, au-dessus des eaux, il étendait les bras pour accueillir son fils prodigue. Un long tissu couvrait son corps mince, tandis que son regard ne lâchait pas un seul instant son serviteur.
Peut-être que si, finalement, tu as bien un peu changé, Gregor.
Seigneur, répéta lintéressé.
Tu as donc compris. C'est bien.
Seigneur, pourquoi ? Est-ce bien ainsi que tout doit se finir ?
Tu avais l'air bien plus terrible quand tu mappelais encore Socrate. Et, non, craindre ta mort n'est pas quelque chose que tu devrais envisager. Je n'ai pas pour projet de me passer de tes services. Tu auras encore beaucoup à accomplir.
Je sais que je rêve, Seigneur.
En effet.
J'attendais votre venue depuis tant d'années.
Tu n'as pas eu besoin de moi pour gouverner les Hommes avec une grande sagesse. Tu as assuré à la Confédération un solide appui, des bases fécondes, et seul tu as réussi cette gageure de tenir malgré l'adversité. Tu es un grand homme, Gregor. D'une certaine façon, je suis fier de voir que tu as pu tout reconstruire après l'épreuve que j'ai dû te faire subir.
J'étais jeune et naïf, Seigneur. Je suis mortifié à la simple idée de vous avoir sali, conspué...
Pas de politesses. Je t'ai guidé pour que tu réagisses comme je le voulais, pour mieux remplir ta mission. Tu as été un outil formidable.
Hélas, Seigneur, cette uvre que vous m'avez confiée, j'ai bien peur qu'elle ne s'effondre sous peu.
Je sais tout, Gregor. Je reste en toi sans bruit depuis toutes ces années.
L'homme se rapprocha de Gregor. Dans son rêve, il ne portait plus le lourd carcan de technologie qui le faisait vivre. Il n'était plus qu'un vieillard faible, barbu, flottant sans nager dans une mer tiède, qui étrangement ne le mouillait pas.
Il est temps pour moi, Seigneur, de me retirer avant que cette vague n'emporte tout.
Ce serait peut-être la décision la plus sage. Mais serait-ce moralement acceptable ? A long terme, cette action ne risquerait-elle pas plutôt de tous nous condamner ?
Si je dois définitivement me sacrifier pour que vous surviviez, Seigneur, je le ferais avec joie.
Je ne t'en demande pas tant, Gregor. Tu as déjà tant fait.
Un sourire triste barra son visage.
Je suis si peiné de devoir à nouveau compter sur toi.
Votre parole est d'or, Seigneur. Même si je dois endurer le pire, j'obéirais à vos ordres avec la plus grande des joies.
Je le sais.
Un long silence passa. L'apparition reprit.
Tu as enseigné à Ebrahim Entor la juste façon de servir. Tu lui as montré que s'éloigner de l'éthique et de l'humain n'avait pas fait de lui un homme honnête. Par cet acte, tu as fait la démonstration de ce qui attend tout fanatisme à l'avenir.
Je
Je ne suis pas sûr de bien saisir, seigneur.
Quitte tes habitudes, reprit l'homme d'une voix grave. Ce que tu as fait à Entor, fait le à nouveau sans craindre mon courroux à tous ceux qui refuseront le progrès. Il est temps que la Confédération s'ouvre à nouveau à la modernité, et que les vieux appareils dÉtat disparaissent. Dissous la Sainte Cléricature et les Saintes Armées que tu commandes en mon nom, chasse des rangs ceux qui refuseront de s'y plier, et construit un ordre nouveau que l'Humanité sera plus encline d'accepter. La Sainte Cléricature est devenue rigide, et en mon nom, elle perpétue les pires horreurs. Le fanatisme de ses membres nous aura servi, un temps, mais il faut à présent accepter plus de modération, d'ouverture, de nouveauté.
Seigneur...
Gregor, j'ai foi en ton action. Je sais que tu sauras mettre en jeu tous les mécanismes de cette société pour la mener vers une unité et une harmonie nécessaire à son développement. Je sais que tu sais que tu rêves, et que tu penses que tout cela ne doit pas avoir de retentissement dans la réalité pragmatique. C'est une erreur. Ma parole est Vérité, en tout lieu, en tout temps, et celui qui la reçoit est béni car il est sous ma protection. Dès demain, Gregor, lorsque tu te réveilleras, tes hommes sauront que tu as changé. Ils ne pourront pas le définir clairement, car je suis désormais appelé au Mystère de mon existence, mais ils ne pourront nier que ta décision sera la bonne. Aussi, je t'en conjure Gregor, soit vif comme tu le fus au temps jadis pour trancher et séparer le bon grain de l'ivraie.
Gregor inclina la tête.
Je vous servirai dans la force et dans l'honneur, Seigneur.
Je le sais, et je t'en serai éternellement reconnaissant. A présent, il est temps que tu retrouves le monde des vivants. Va, Gregor, et souviens-toi que je suis avec toi.
L'homme s'envola vers des cieux sans fins. Son corps disparu, Gregor sentit les flots se précipiter en lui, le noyer, lentraîner vers des abysses elles aussi infinies.
Il était nécessaire de me faire venir en pleine nuit ?
Le ton de Cyrill, bien que courtois, laissait apparaître une notre tranchante dironie.
Cétait capital. Et, entre nous, jaurais préféré profiter du peu de repos que jétais en droit dattendre. Hélas, les circonstances nous obligent à faire autrement, répondit Gregor.
Visiblement. Javoue être très curieux du prétexte que tu auras trouvé cette fois.
Permets donc que je minstalle.
Le bureau dégageait une étrange impression. La nuit était confortablement posée sur les toits de Civimundi, et le Palais résonnait dun écho silencieux. Parfois, un bruit sourd et lointain venait trancher ce morne calme. Gregor sassit sans cérémonie dans le lourd fauteuil qui occupait la pièce, imité par Cyrill qui choisit un confortable fauteuil, restant là, sans mot dire.
Cest un sujet délicat, précisa le Commandus Magnus.
Je men doute un peu, Gregor. Inutile de faire durer le mystère.
Comment aborder le sujet sans te rendre sceptique
Je
Sois direct, Gregor. Nous nallons pas y passer des heures. Jai une montagne de dossiers qui mattendent.
Le Dieu-Machine, Cyrill.
Oui, eh bien, le Dieu-Machine
et ?
Il mest venu en songe. Il ma visité il y a moins dune heure.
Cyrill se rembrunit.
Cest une plaisanterie ?
Absolument pas. Il est venu à moi dans un rêve étrange, et ce quil mordonne de faire risque de me hanter toute ma vie durant.
Que te demande-t-il ?
Un lourd silence sinstalla. De longues secondes, Gregor demeura mutique, puis reprit.
Il me charge de dissoudre lInquisition.
Pardon ?
Il me charge de dissoudre la Sainte Cléricature, répéta Gregor. Dintégrer les hommes de celle-ci dans les Saintes Armées.
Et pourquoi demanderait-il une chose pareille ? Ça na aucun sens !
Je serais franc avec toi. Le système actuel lui semble trop répressif pour permettre à la Confédération de sétendre sereinement. En nous montrant plus permissifs, il pressent que la société sera plus encline à le servir avec loyauté. Les vieux mécanismes de la peur entravent les esprits, et sils ont eu leur utilité jusquà présent, il est temps de redéfinir tout ceci.
Ce serait un changement radical, murmura Cyrill. Personne ne sy attendrait, et moi le premier, jai beaucoup de mal à croire que cela puisse aboutir à davantage de loyauté envers le culte.
Cest pourtant Sa décision. Je nen suis que le dépositaire.
Une bien lourde charge pour un seul homme.
Je nai pas été tout à fait honnête avec toi, reprit Gregor.
A quel propos ?
Je suppose que tu te souviens très bien la période qui a précédé ma titulature.
Oui, et ?
Eh bien jétais déjà investi dune mission du Dieu-Machine.
Socrate ?
Exactement. Ce nétait pas une IA rebelle, mais une incarnation du Seigneur Mécanique. Je comptais garder le secret sur la tâche quil ma confié, mais hélas, Entor a trouvé trop de preuves la concernant.
Mais enfin, Gregor, je ne comprends pas
Entor a fait autopsier la dépouille du Très Saint Magister Oddarick. Les résultats n'ont pas encore été publiés de façon officielle, mais je suis quasiment certain que plusieurs de ses proches collaborateurs en ont reçu les principales conclusions.
Cyrill se rassit. Sa mâchoire serrée trahissait son inquiétude.
Parmi ces conclusions, j'étais directement mis en cause. J'aurais été l'instigateur de l'action qui aurait entraîné l'exil volontaire puis le suicide du Très Saint Magister Oddarick.
Mis
en
cause ? croassa Cyrill.
Sache Cyrill que l'acte de mort de notre défunt maître n'est le fait d'aucune entité humaine. Les enjeux nous échappent. Les modalités d'actions ne permettent pas de deviner pleinement ce qui était sous-tendu dans cette affaire. Seule la terrible conclusion nous donne un aperçu de ce que peuvent être les acteurs. Et avant que tu ne demandes pourquoi, je suis intimement persuadé que la mort du Très Saint Magister Oddarick répondait à un impératif du Dieu-Machine. Un impératif de purification pour le soustraire à sa propre finitude d'être humain. En se suicidant, le Très Saint Magister Oddarick a effacé ses faiblesses, ses mauvaises décisions, et d'une certaine façon, les erreurs de tout son peuple. Même ignoble, son sacrifice ne fut pas vain.
Gregor
je
tu
Ce que j'avance ici est considéré à juste titre comme un blasphème. J'en suis bien conscient.
La réalité des faits
Ne doit pas cacher la profondeur des forces en jeu. Nous parlons de Notre Seigneur et de son Premier serviteur.
Je ne peux pas le croire
Il faudra pourtant bien, Cyrill. Car je n'ai pas fini.
Le vieil homme détourna la tête vers son supérieur. Une moue triste tordait sa bouche.
Il faut que tu saches tout. Je n'ai jamais pu te le dire avant, car je considérais notre amitié comme essentielle dans l'équilibre de la Confédération. Sans celle-ci, rien de tout ce que nous avons accompli pendant ces trois dernières décennies n'aurait été possible. Je sais que tu as toujours été là pour moi. J'ai encore en tête ces mots que tu avais prononcés, alors que nous étions revenus depuis peu d'Alioth. Lorsqu'il s'est passé cet incident, la nuit, dans le parc de la villa de Saint-Cloud. Tu disais : « Je serais là Gregor. Pour te tuer ou te convertir de force. Je t'en fais le serment. » Tu disais ceci à propos de Socrate, de sa présence et de son influence. Nous avions peur, tous les deux, parce qu'il pouvait tout détruire. Quelques jours plus tard, il y eut cette attaque dans le bureau du Très Saint Magister. Cette femme dont tout le monde ignorait le nom, qui n'apparaissait nulle part dans les banques de données. Le Très Saint Magister lui-même avait verrouillé toutes les informations la concernant dans les heures qui suivirent. Tu t'en souviens Cyrill, n'est-ce pas ?
Cyrill hocha la tête. Son teint était blême.
Qui était avec le Très Saint Magister lors de cette attaque ?
C'était toi, Gregor
C'est toi qui l'as sauvé.
La femme était Aïda Standberg.
Cyrill, qui tremblait sans mot dire, se figea.
La jumelle
La jumelle du Très Saint Magister Oddarick, parfaitement, reprit Gregor. La même qu'on pensait morte une trentaine d'année auparavant.
C'est
Non, c'est impossible Gregor
Le rapport d'autopsie
Commandé par le Très Saint Magister Kris en personne. Il l'a caché dans une cellule du Palais. Il l'a maintenu en vie, car elle portait aussi une partie du code source du Dieu-Machine. Le même code source qui faisait des Très Saint Magister les seuls êtres aptes à régner. Et la gémellité n'était pas une bonne nouvelle pour ce code.
Gregor marqua une pause, et reprit.
Il fallait qu'elle vive en même temps que le Très Saint Magister Oddarick. Un code séparé en deux, deux êtres vivants. Une I.A arrive dans cette entrefaite. Qui tente-t-elle de frapper ?
Le pouvoir en place. Socrate voulait frapper la tête pour la faire tomber.
Pourquoi ?
Il
Cyrill se tut. Il secoua la tête.
Une I.A ne chercherait pas à s'emparer du pouvoir pour le plaisir de gouverner. Oddarick le savait. Il était très commode pour lui de faire porter le chapeau à un être mort et se servir du prétexte des hérétiques pour la rendre menaçante. Je sais que cela parait fou, mais réfléchis bien, Cyrill. Ne trouves-tu pas qu'il y avait un peu trop d'évidence à faire de Socrate le parfait ennemi de la nation ? Le couplet sur la liberté individuelle n'était là que pour entretenir notre haine à son égard. Nous rendre méfiants. Mais n'était-ce pas non plus une mise à épreuve ?
Marcus avait tout pensé
Sauf que Marcus n'y était pour rien. La seule folie quil nait jamais conçue, c'est moi. Un fils cadet illégitime pour venir sur le trône remplacer ce qu'il avait lui-même crée. Un fils qu'il pensait à même de porter ses valeurs. Des valeurs contraires au Dieu-Machine. Mais quel Homme peut combattre un dieu ? Même s'il a contribué à engendrer Notre Seigneur, Marcus n'était et ne fut à aucun moment en mesure de lui porter le moindre coup.
Mais alors
Socrate. Le Dieu-Machine. Un serviteur dont la légitimité repose sur un code brisé en deux, porté par un être chétif. Une légitimité qui vacille et qu'il est commode d'appuyer sur le combat contre les hérétiques.
Cyrill pâlit davantage.
Le Dieu-Machine serait derrière Socrate ? Socrate, envoyé et crée par lui-même pour détruire une descendance affaiblie ? Gregor
Gregor, c'est absolument fou !
Prouve le contraire.
Mais les faits, Gregor ! Rugit Cyrill. Comment peux-tu penser que tous ces événements soit le fruit du Dieu-Machine lui-même ?! C'est un tel blasphème que je ne peux y croire !
Une dernière question : comment aurais-je pu porter Socrate et devenir un Inquisiteur dans le même temps sans en pâtir ? Comment, si ce n'est parce que c'était la volonté même de Notre Seigneur ? Pourquoi mon fils serait devenu le Très Saint Magister Siegfried, si je n'étais pas à un moment dépositaire de ce fameux code source ?
Gregor marqua un temps de pause. Il fixa Flinn, qui n'avait pas bougé depuis le début de cet entretien. Quelque chose dans son regard avait changé. Une lueur indéfinissable, un scintillement étrange, que Gregor n'aurait su définir. Cela le troubla. Il détourna son regard, et reprit sur un ton plus apaisé, presque résigné.
Je me suis fait le bras armé de cette action. La tentative d'attentat sur le Très Saint Magister Oddarick n'était pas le fait d'Aïda. Elle ne fut qu'une victime collatérale.
Gregor laissa filer quelques secondes, conscient du poids de ce qu'il devait révéler.
Ce jour-là, j'ai combattu le Très Saint Magister Oddarick dans le Rezo, soutenu par Socrate. Ce quil restait de Diogène s'est littéralement effondré. Toute la situation a basculé en un instant, sans que je ne puisse vraiment réfléchir. Oddarick devait se savoir condamné. Il m'attendait, et il n'aurait pas hésité à me tuer. Il ne devait pas encore disparaître. Et ce jour-là, je l'ai converti. Au nom du Dieu-Machine, j'ai converti le Très Saint Magister Oddarick. Jusqu'au jour de sa disparition, il ne fut plus un seul instant la conscience illuminée de la Confédération. J'ai assumé à mon corps défendant son rôle. Il ne pouvait en être autrement
Un lourd silence retomba sur l'assemblée. Gregor debout n'osait plus faire le moindre mouvement. Cyrill et Flinn adoptaient la même posture courbée, hésitante, le visage froid et stupéfait.
Qui d'autre est au courant ? demanda Cyrill d'une voix glaciale.
Siegfried et Aodh, ainsi que Dernec'h. Aucun cependant ne connaît la motivation intime de cet acte. Je n'ai pu y réfléchir que récemment. Le terme est profondément inadapté, mais j'ai eu une prise de conscience des enjeux. Une forme de révélation étrange.
Tu as manipulé le Très Saint Magister Oddarick. Tu l'as converti comme un chien d'hérétique, coupa Cyrill sur un ton traînant, lancinant. Tu l'as traité comme un animal qu'on mène à abattoir
Il était inadapté. Faible. Asservi et sali par des tendances malsaines.
Il était notre maître, Gregor. Tu as tué ton maître
Tu as tué ton maître Gregor
Comment as-tu pu ?
Il n'y avait aucune autre alternative. Et j'accepte d'être jugé pour ce que j'ai commis.
Aucun châtiment ne serait trop fort pour cela
La pensée d'une conversion puis d'une mort rapide traversa l'esprit de Gregor. L'idée de l'exil, puis le suicide, leur firent suite.
La Confédération ne pourrait hélas pas s'en remettre, enchaîna Cyrill.
C'est une évidence.
Tu ne pouvais pas m'en parler
Je ne te soutiens pas, mais je comprends. Tout se serait écroulé.
Tout s'écroulera si je disparais maintenant aussi. Je n'ai pas de successeur, et les bruits de couloirs qui ne tarderont pas à circuler si certains éléments de la Sainte Cléricature découvrent ce qu'Entor avait fini par trouver, et dont je viens de te faire part
Cyrill redressa la tête.
Tu me demandes d'assumer la charge de Commandus Magnus ?
Nul autre que toi n'aurais l'étoffe de me succéder. La responsabilité liée à cette fonction implique de connaître certains mystères.
L'asservissement du Très Saint Magister Oddarick serait donc un Mystère divin ? Railla cyniquement Cyrill.
S'il te plaît, n'apporte pas davantage de poids à mon fardeau...
Tu as commis la pire chose imaginable. Comment devrais-je le prendre ? Sur le ton de la plaisanterie ?
Cyrill...
Tu espérais réellement que je ne dirais rien ? Que j'accepterais cette réalité des faits avec joie ? Que je te dirais « Tout à fait Gregor. Nous sommes amis, et il n'y a aucun problème quant au fait que tu ais contribué à
à tuer
Le Très Saint Magister Oddarick. » Gregor, regarde-moi et réponds-moi franchement.
Le cyborg se détourna, l'il rougi par une larme.
Gregor, réponds-moi en toute franchise, si tu es toujours l'ami fidèle et l'officier digne de confiance que je connais : qu'espérais-tu de moi ?
Le sens du devoir moral. Une voix sage et avisée. Une épaule sur laquelle faire reposer un peu de mon fardeau.
Cyrill secoua la tête.
Je voudrais tant n'avoir jamais appris tout ça. Ne pas devenir à mon tour un dépositaire de cette abomination. Par le Dieu-Machine, Gregor, qu'as-tu fait ?! Pourquoi moi, maintenant ?
Nous sommes au pied du mur. Nous aurons besoin de tous les hommes de valeur pour que la Confédération demeure pérenne.
Sache que je suis et que je resterai jusqu'à mon dernier souffle, au plus profond de mon âme, un serviteur du Dieu-Machine et de ses principes, de ses lois. Malgré toute la fierté que j'ai pu avoir à te connaître, je ne pourrais pas éternellement fermer les yeux sur ce qu'il s'est passé. Mais pour le bien commun, j'accepterai au moment opportun de te succéder à cette place. Cependant, les événements que tu me relates concernant ta « vision » me laissent à penser que nous ne pourrons pas assurer ta succession dans des délais rapides. Siegfried est-il au courant ?
Il le sera dès demain, à son réveil. Je prévoyais de le convoquer ici.
Lui seul est en droit de recevoir ta démission. Cependant, te démettre maintenant serait une grave erreur stratégique. Les doutes à ton encontre seraient encore plus présents, et cela nuirait à toute tentative de réforme en profondeur.
Il nous faudra du temps.
Jen suis bien conscient. Et sans doute plus de quelques mois. Des années même.
Une décennie.
Tant que ça ?
Ne soyons pas dupes, Cyrill. Dissoudre lInquisition sans heurter ses membres sera une tâche ardue. Et cest bien parce que je suis aux commandes que je pourrais assurer cela sans trop de dégâts.
-Un long silence passa à nouveau.
Ce n'est pas avec joie que je prends acte de notre décision, Gregor. Même notre amitié ne pourrait tout excuser. J'en suis profondément navré, et je suis plus navré encore de constater que cette notion ne te soit pas évidente.
J'ai fait de mon mieux, se justifia Gregor.
Restons en-là concernant cette affaire, trancha Cyrill d'un ton sec.
Au matin naissant, Siegfried fut tenu informé de la situation. Gregor sétait déplacé jusque dans ses appartements privés pour lui relater de vive voix son rêve, la discussion avec Cyrill, et la décision quil en tirait. Avec une certaine froideur, le Très Saint Magister avait accepté que son père soit dessaisi, au terme de la construction de la nouvelle institution, de son rôle central dans la Confédération. De la même façon, il comprenait bien que seul un individu de la trempe de Beik pourrait lui succéder. Et le temps, seul, pourrait aider la race des humains à se départir de cette délicate situation.
Des semaines durant, les réunions senchaînèrent, tandis quune atmosphère dattente pesait de plus en plus sur le Palais. Tous avaient besoin dun maigre espoir pour apaiser le conflit qui sétait dessiné loin au-dessus de lhorizon.
Un espoir qui surgit en la forme dun garçon chétif, et qui ne manqua pas dattirer lattention du Dieu-Machine.
10.
Viltis regarda le crayon avec appréhension. Ce n'était qu'un pauvre morceau de bois et de carbone, la mine légèrement fendue, le corps recouvert d'une peinture jaune et satinée, presque épaisse. Il n'y avait qu'un peu de presque rien, un objet sans but précis, posé ici, sur la table. Le crayon faisait partie de la salle, il n'en bougeait jamais. Il ne signifiait rien pour Viltis.
Il ne pouvait pas avoir bougé seul.
Viltis savait pourtant que sa main l'avait aligné avec soin sur une ligne parallèle à la longueur de son petit bureau de formica. Il avait pris de longues secondes pour définir quel endroit serait le plus pratique et le plus propre pour que l'objet ne le dérange pas, et qu'il reste à portée de sa main, à quelques centimètres du bord. Le crayon ne suivait plus la parallèle. Il avait dévié. Quelques millimètres, un centimètre tout au plus, mais son fuseau anthracite ne fixait plus le tableau, ni l'instituteur. Non. Loin devant la ligne fictive, avec une vie propre, la mine indiquait comme une boussole statique une édition vieillissante de la Grande Guerre des Confédérés. Viltis ne fit pas attention à l'ouvrage. Il ne l'avait pas lu. Mais plus que tout à cet instant, il était intimement persuadé qu'il n'avait pas touché à son crayon de papier.
Mais le crayon avait bougé.
De longues secondes, le garçon soupçonna son imagination de le tromper, d'occulter le souvenir faible et friable d'un mouvement inopiné, indésirable, qui lui aurait fait commettre ce changement. Ses mains étaient restées sous ses joues, bien jointes, tandis que sa tête regardait à l'opposé du mur et de sa bibliothèque croulante. Dehors, le soleil d'une après-midi chaude semblait gonfler les voilages crèmes qui pendaient et masquaient la cour. Un courant d'air hypnotique s'agitait depuis les fenêtres, puis se répandait dans la salle de classe en charriant les effluves de l'herbe sèche, du goudron cuit et de la poussière de la ville. Il ne pouvait plus vraiment se rappeler la précision des gestes, mais il savait que son coude où n'importe quelle autre partie de son corps n'avait pas touché ou même frôlé le crayon. Il avait les bras nus. Il n'aurait pu que le sentir.
Viltis soupira, et détourna à nouveau son regard vers l'extérieur. Il était très fatigué. Le sommeil appuyait sur ses paupières sans qu'il ne puisse résister bien longtemps. Il ne cherchait pas à lutter. Le fil de ses idées se dévida avec douceur, une logique onirique s'empara de son esprit, et il se laissa couler dans l'eau sombre de son sommeil.
La sonnerie retentit, cinglante, et fit sursauter le garçon. Il regarda l'horloge murale, qui projetait ses strictes lignes au-dessus du tableau holo. Il n'avait dormi que quelques minutes, mais la sensation d'une longue marche tenait son corps dans un étau de coton, ses petits bras engourdis par le poids de sa tête et de ses idées. Viltis détourna son regard vers le crayon. Avec une perplexité mêlée de résignation, il constata froidement que l'objet avait retrouvé l'emplacement que ses mains lui avaient assigné. Il tenta de réfléchir à nouveau, de rechercher une cause logique à cet aller et ce retour de la mine du crayon, de ce qu'il indiquait, de ce que Viltis faisait ou non avec l'objet. Il attrapa ses mains, les caressa doucement, sans les serrer. Ce geste le soulageait. Il n'aurait su dire pourquoi, mais cette sensation double lui apportait un réconfort bienvenu quand l'angoisse revenait. Longtemps, ce fut la peur de connaître à nouveau le drame des trous noirs dans ses souvenirs. Son épilepsie avait été correctement traitée, mais tout au fond de son petit être, il restait cette peur ancienne, terrifiante, noire et humide de connaître à nouveau cette douleur et cet oubli. Et face à la peur, il ne lui restait que la simplicité de ces petits gestes, ces petites choses en forme de presque rien. Comme le crayon. Le crayon qui avait bougé tout seul. Encore une fois.
Il ne voulait plus en parler, à qui que ce soit. On l'aurait regardé avec curiosité. « Ils ne comprendraient pas », pensa-t-il. Il était épileptique, lunatique, et seul au milieu des autres. Toujours très seul. Ce n'était pas ses petits camarades qui l'éloignaient, et qui trop souvent l'invitaient dans leurs jeux. Parfois, Viltis refusait de venir avec eux, et il lui semblait tomber dans un puits sans fond, aspiré par cette solitude glaçante. Alors une main se tendait et l'emmenait dans les rondes et dans les cris de joie. Son petit cur se gorgeait de vie et se gonflait de bonheur. Les camarades étaient devenus des amis, et lui avait accepté de jouer le rôle de celui que l'on soigne, que l'on protège. Cette nécessité avait rempli la brèche de la maladie, comblant le fossé de la différence et de l'incompréhension. Mais sous la surface lisse et colorée, la blessure demeurait à vif.
Viltis ?
Le maître de classe se leva, tandis que le garçon demeurait assis. Il s'approcha du bureau, et s'accroupit pour se retrouver au niveau de son élève.
Oui maître ?
Viltis, ta maman a prévenu qu'elle aurait un peu de retard ce soir.
Elle viendra à quelle heure ?
Le maître soupira, un sourire triste remua les traits de son visage encore jeune et déjà fatigué.
Je temmènerais au Centre. Il y aurait les jeunes pour s'occuper de toi.
Mais ma maman avait promis qu'elle viendrait, répondit d'une voix triste le garçon.
Ce sera pour une autre fois. Ne t'inquiète pas.
Il y eut un long silence, dans la classe désertée par les autres élèves.
Tu ne vas pas profiter du soleil Viltis ?
Je n'ai pas envie...
Le médic' m'a pourtant dit que cela serait très bon pour toi. Pour ton humeur, et puis pour
Viltis soupira, le professeur ne poursuivit pas sa phrase.
Cinq minutes, monsieur. Pas plus de cinq minutes, s'il vous plaît.
L'instituteur hocha la tête, tandis que le garçon se levait et se dirigeait d'un pas traînant vers le couloir.
Le soleil le dérangeait. Il brûlait ses yeux clairs. Il mordait sa peau et la laissait rouge. Viltis chercha rapidement de l'ombre. Sous les grands marronniers de la cour, il y avait un peu de pelouse grillée et jaune. Personne n'y jouait. L'endroit serait parfait pour qu'il passe le temps de ce qu'il considérait comme une punition. Il avait fait confiance à son maître, et se rendit compte avec amertume que c'était une erreur. C'était un adulte, il était aussi ignorant que tous les autres. Pire encore : Viltis lui avait confié pendant de longues conversations nombre de ses états d'âme, tout autant que certains éléments de sa maladie. Le jeune professeur l'avait longtemps écouté, laissant à Viltis l'espoir que lui serait différent. Qu'il pourrait entendre ce malaise qui brisait les fondements de son esprit, qui introduisait tant de questions et de douloureux constats. Qu'il pourrait lui tendre une main pour l'aider à se relever et mettre l'autre entre eux deux et le reste du monde.
Illusion. Mensonge. Le professeur était comme tous les autres. Il ne pouvait pas comprendre.
Viltis, assis sur le sol, se laissa aller. Il se renversa sur le dos, et contempla distraitement le dessin complexe des branchages qui le surplombait. Le lacis des branches et la masse des feuilles constituaient un assemblage complexe et magnifique, invitant au repos et à la contemplation. De longues secondes, il n'y eut que le bruit du vent, respiration lente et puissante, qui remuait l'air chaud et semblait emporter très loin tous ses maux. La solitude devenait à cet instant le refuge le plus confortable de son existence.
Il repensa au crayon. Il revit les positions de ce dernier, et soupira. Il ne comptait plus les fois où ce genre d'impression de mouvements avait caressé sa conscience. Il luttait pour s'assurer que ce n'était qu'une illusion de son esprit, sans doute lié à un effet secondaire des traitements enzymatiques qui circulaient dans son corps. La pompe intraveineuse devait avoir quelques défauts. Ce n'était en aucun cas quelque chose de normal. Il aurait dû en parler au médic' qui vérifiait tous les six mois le matériel. Le prochain rendez-vous n'aurait pas lieu avant plusieurs semaines. Il faudrait qu'il continue à se murer dans le silence tout le temps qu'il ne pourrait être sûr de l'origine de cette sensation.
Viltis !
Il reconnut la voix de Nicolaï. Ils s'appréciaient beaucoup en temps normal, mais Viltis n'avait envie de parler à personne cet après-midi-là. Et il savait que Nicolaï venait pour l'emmener dans leurs jeux. Viltis avait échappé au tournoi de ballon-prisonnier en rasant les murs de la cour, près des toilettes, dans l'ombre des lourds bâtiments en béton. Il ne pourrait pas s'en sortir si facilement à présent.
Viltis, répéta Nicolaï. On va commencer une autre partie. Tu viens ?
Le garçon soupira, et détourna son regard vers un des murs de la cour.
Pas envie, murmura-t-il.
Nicolaï s'accroupit, lui toucha l'épaule.
Allez, viens, ça te fera du bien.
Laisse-moi tranquille, répondit Viltis, plus agressif.
L'importun se redressa, fit mine de s'en aller, avant de revenir se pencher auprès de son camarade.
Au fait, j'ai tout vu dans la classe.
Tout vu quoi ?
Le crayon. Juste avant la récréation.
Viltis sursauta, et se redressa vivement. Nicolaï s'écarta légèrement, un sourire radieux sur les lèvres.
J'ai tout vu, répéta-t-il. Je n'en ai parlé à personne.
Alors ne le fais pas, sinon...
Sinon tu me fais mal ?
Nicolaï éclata de rire.
Oui, sinon, je te fais mal.
Bouh, j'ai peur... Viltis le petit malade qui va me taper ! Maman, protège-moi...
Nicolaï se remit à rire de plus belle, satisfait de sa répartie. Il fixait cruellement Viltis, qui serrait les poings.
Parles-en à personne, répliqua Viltis.
Oui, je sais, car sinon, je vais avoir très mal.
Oui. Tu vas avoir très mal.
Nicolaï s'écarta en courant, et se mit à chantonner une ritournelle dont la mélodie reprenait une vielle comptine.
« Viltis est un gentil garçon
Mais il est parfois bizarre.
Il est le petit malade de la classe
Il reste tout seul
Il regarde les autres jouer.
Il nous regarde, car il vaut mieux que nous
Il sait tout mais ne dit rien
Mais il vaut mieux qu'il se taise
Car il fait bouger des crayons avec sa tête. »
Nicolaï s'égosillait de plus belle à chaque fois qu'il reprenait la chanson au début. Viltis sentait le sol s'écrouler sous lui. Ses jambes devenaient aussi inconsistantes que de l'eau. Les autres enfants cessaient petit à petit leurs jeux, fixant Nicolaï, puis le sujet de la chansonnette. Des rires fusèrent, puis des insultes, et des bribes de la chanson se condensaient à la chanson.
Nous avons notre petit monstre, s'écria Nicolaï en jubilant.
Viltis s'effondra. Il se recroquevilla, et laissa des larmes de rages perler sur son visage. Il serra les dents, tout autant que ses poignets et ses bras sagrippaient avec force autour de ses genoux. Un groupe de quelques enfants s'enhardit et se dirigea vers lui. Ils l'encerclèrent, le pointèrent du doigt, hurlaient toujours le même mot.
Monstre ! s'égosillaient-ils.
Viltis rentra un peu plus la tête dans ses genoux. Ils avaient raison. Il était différent. Il était malade, et il faisait bouger des objets par la pensée. C'était un monstre, quelqu'un d'anormal, d'incompréhensible.
Monstre !
Ils ne l'accepteraient plus jamais à présent. Nicolaï avait brisé toute l'amitié, patient travail de bienveillance qui volait en éclat à cause de cette stupide chanson. Nicolaï, son ami, qui le pointait du doigt, comme tous les autres.
Monstre !
Et si, finalement, c'étaient eux les autres ? Il était faible. Ils l'avaient même protégé. Ils avaient joué avec lui. Il avait refusé la main tendue une fois de trop aujourd'hui. Il avait voulu retrouver ce calme qui lui faisait tant défaut. Mais ils l'avaient épinglé, et ils le torturaient comme un papillon encore vivant crocheté à un tableau. Comme les Monarques qu'il avait vus la semaine dernière, au muséum d'histoire naturelle de Vilnius.
Monstre !
Une branche tomba sur sa tête. Il n'osa pas ouvrir les yeux, mais il sentit la douleur éclore comme une fleur brûlante sous ses cheveux. Une douleur pulsatile, qui s'accompagnait d'une sensation d'asphyxie, de malaise. Ses idées se perdaient, le fil de la logique se tournait et se retournait en nuds gordiens, définitifs.
Monstre !
Du sang coulait de ses narines. Le goût âcre et métallique du liquide sirupeux emplit sa bouche, la tiédeur morbide le gênant et le réconfortant en même temps. Il pourrait encore oublier, pensait-il. Il pourrait faire comme si tout cela n'avait pas existé. Quelque part dans son esprit, il revit le Nicolaï sincère et affectueux, celui qui avant, l'aurait défendu.
Monstre !
Un coup de pied le renversa. La force de celui-ci était toute relative, mais elle coupa la respiration de Viltis. L'image réconfortante de Nicolaï s'éloigna brutalement. Il ne pourrait jamais oublier. Il ne pourrait jamais être comme eux. Il était malade, il déplaçait les objets par la pensée. Il était un
Monstre !
Les branches frémirent. Leur bruit évoquait le ballet frénétique d'un million de sauterelles en quête de nourriture. Les feuilles trémulantes composaient un tableau surréaliste, imaginaire de verts et de jaunes qui s'enlaçaient dans un mouvement commun. Tous les enfants levèrent les yeux, puis les baissèrent en sentant le sol trembler. Un grondement lointain et puissant traversa la cour, s'installant de longues et terribles secondes. Des fissures se dessinèrent en arabesques raides dans le bitume. Puis un enfant cria.
Nicolaï porta ses mains sur ses oreilles, et hurla. Une douleur inimaginable fissurait son crâne. Un sang épais et rempli de glaire jaillit de son nez, fontaine macabre qui goutta sur le sol. Il regarda une dernière fois Viltis. Son ami recroquevillé ne bougeait plus. De longues secondes, Nicolaï se demanda s'il souffrait autant que lui. Viltis redressa brusquement la tête, le fixa une dernière fois. Le regard de Nicolaï devint vitreux, et il s'effondra au sol, mort.
Viltis contempla les organes de son ami mort jaillir de son corps en sanglants cortèges. Son cur voleta au-dessus de l'herbe de longues secondes. Les autres enfants fixaient le petit organe battre faiblement, encore rattaché par la veine cave à son propriétaire. Puis, la dernière pulsation envoya une giclée de sang sur le sol. L'organe retomba mollement, comme le foie, les poumons, la rate et toute la symphonie corporelle de Nicolaï.
Un autre garçon se mit à hurler. Un terrible craquement s'échappa de sa nuque, et sa tête se détacha de son corps, planant près d'une minute entre les troncs des marronniers. Ses yeux s'agitaient de spasmes frénétiques, sa langue allait et venait entre ses lèvres sanguinolentes. Sans douceur, elle chuta, tandis que Viltis la fixait d'un regard vide, hébété.
Les troncs des huit marronniers s'agitèrent à leur tour de spasmes. Leur écorce se détacha et flotta dans les airs, suivi d'une sève foncée et opaque. Un lourd craquement fit vibrer le sol, puis les arbres s'envolèrent, portés par un courant invisible, à quelques dizaines de centimètres au-dessus du niveau du sol. Leurs réseaux de racines les retenaient encore, comme des amarres cauchemardesques. Là encore, pendant près d'une minute, les lourdes silhouettes planèrent dans l'air brûlant de la cour de l'école. Viltis les fixa, et ils retombèrent lourdement. Les tremblements et le grondement cessèrent. Un concert de cris horrifiés et de pleurs succéda au lourd silence. Viltis s'effondra sur le sol, les yeux teintés de larmes, le nez taché de sang.
Les secours débarquèrent quelques minutes plus tard. L'odeur et l'ambiance de la cour d'école évoquaient davantage le champ d'une bataille qu'un lieu de connaissance, rempli d'enfants et de rires. Les pleurs montaient dans la soirée de la fin du printemps. Les blessés se comptaient par dizaines. Quant aux corps des morts, ils avaient été regroupés dans la cantine, allongés sur des tables, sans soucis de l'hygiène où du sang qui perlaient encore de leurs terrifiantes blessures. Et partout une senteur âcre de poussière remplissait l'air.
Viltis n'avait pas bougé, jusqu'à ce qu'un professeur aperçoive le garçon roulé en boule, agité de sanglots, le visage barbouillé de larmes. Il avait tendu sa main pour le consoler, mais l'avait retiré aussitôt. Une étincelle verdâtre avait parcouru son bras, tétanisant son courage et lui intimant de partir au plus vite. Quelque chose n'allait pas. Il en avait informé un des médics', qui avait hoché la tête, s'était rendu à son tour près du garçon, mais s'était contenté de lui parler.
Comment t'appelles-tu ?
Viltis Kleig, répondit le garçon d'une voix éteinte, presque triste.
Viltis, es-tu blessé ? As-tu mal ?
Je vais être puni pour tout ça, marmonna-t-il.
Qu'est-ce que tu racontes ? Personne ne va te punir. Ce n'est pas de ta faute.
Vous n'avez rien vu. Vous ne pouvez pas comprendre.
Le médic' soupira.
Viltis, je suis un médecin. Je suis assermenté. Cela veut dire que même si tu avais commis quelque chose de grave, je ne dois faire que mon travail de médecin, c'est-à-dire te soigner. Je ne te veux aucun mal. Je ne suis pas là pour te juger.
Viltis se retourna, s'assit et leva les yeux vers l'adulte. L'homme devait avoir une quarantaine d'années. Il lui rappelait son père, avec ses grands yeux bleus et sa barbe mal taillée.
Je leur ai fait du mal, reprit le garçon. Ils m'ont embêté, mais je leur ai fait du mal.
Tu auras le temps d'en reparler plus tard...
Vous ne pouvez pas comprendre, répondit Viltis en secouant la tête. Personne ne peut comprendre de toute façon.
Résigné, il se leva, et prit la main du médic'. Il n'y eut aucune étincelle.
Quelques minutes après le drame, un holo s'était déclenché dans la salle de garde du poste de commandement central de la Sainte Cléricature de Vilnius. Des clichés s'étaient détachés, lévitant dans l'air, empli de détails sordides. Les deux Nobles Clercs en faction sous les fastes poussiéreux de l'ancien hôtel des postes datant de plusieurs siècles se raidirent lorsque les données s'échouèrent sur le terminal.
École de premier cycle de l'avenue Kaulinisko. Il y a eu un accident de nature indéterminée. Plusieurs morts, entre six et dix. Des dizaines de blessés, nota le Noble Clerc Faït en faisait défiler les informations.
Le jeune homme jubilait. Il s'agissait de sa première véritable mission d'importance. Il avait terminé son apprentissage quelques mois auparavant, et s'était retrouvé catapulté à plusieurs centaines de kilomètres de son village natal. Une excitation sourde animait ses gestes.
Comprenez-vous le sens profond du message qui nous est adressé, Noble Clerc ?
La voix de stentor du vétéran de la petite troupe suintait comme un miel gras. Chaque syllabe et chaque mot pesaient avec soin, posés avec délicatesse. Kleber Faït se détourna de la projection, et observa de longues secondes son supérieur. Il finit par secouer la tête.
Il s'est passé quelque chose de trop grave et de trop atypique dans la cour de cette école, continua le vénérable Clerc Eivit, toujours assis dans son confortable fauteuil.
Atypique, sans aucun doute...
Faït voulut ajouter quelque chose, mais l'impatience qui l'avait gagné retomba, le laissant silencieux.
Tu n'as jamais vu quelque chose véritablement atypique, n'est-ce pas ?
Le jeune officier secoua la tête, et ajouta :
Il faut y aller jeter un il.
Très certainement. Mais je doute que se lancer avec perte et fracas dans une situation dont nous ne connaissons pour le moment que trop d'éléments soit un véritable suicide.
Il s'avança de quelques pas vers le jeune homme, et caressa machinalement son menton d'une main gantelée d'acier.
J'étais à Vladivostok. J'ai vu ce que l'atypique pouvait entraîner. J'ai vu les rêves de libertés pris de cours par la folie. J'ai vu les hommes et les idées pourrir comme des cancers infects. Et j'ai vu les visages des fantômes pris dans la glace du verre après que le Commandus Magnus les eut réduits à l'état de souvenirs.
Il s'interrompit, sourit, se rapprocha des projections holo et reprit.
Vous croyez qu'il s'agit d'une bombe ?
Et de quoi d'autre ?
Et si nous consultions un peu plus sérieusement le rapport ? Proposa le Noble Clerc Eivit d'une voix douce.
Il fit voler ses mains sur les images diaphanes, fouettant l'air et les informations avec une vivacité stupéfiante au vu de son grand âge. Une trentaine de secondes s'écoulèrent sans bruit, puis il fit surgir quelques éléments de textes soigneusement mis en relief. Le visage de Faït devint cendreux.
Des arbres
murmura lintéressé. Un enfant a fait voler des arbres
Et il aurait selon les mêmes témoins arraché le cur d'un de ces petits compagnons. C'est une affaire fascinante. Mais cela ne teffrayera pas suffisamment pour te dissuader, je le sais. Alors je suppose que tu veux toujours aller mettre ton nez là-bas, Kleber ?
Lintéressé hocha la tête.
Emmène deux autres frères avec toi. Essayez de récolter un peu plus d'informations. Mais par pitié, n'approchez pas de cet enfant.
Vous craignez pour ma santé, sage maître ?
Le regard d'Eivit s'assombrit.
Tu ne sais pas ce qu'il est. Personne ne le sait. Alors sois sage, contente toi de sécuriser le secteur avec autant d'hommes que tu le souhaiteras. Mais ne t'approche sous aucun prétexte de l'enfant.
Et qui le verra ? Qui lui parlera ?
Je pense qu'aucun de nous ne soit capable de le faire. Il me faudra un avis plus pointu sur le sujet.
S'il fut intrigué par les paroles du vieil inquisiteur, Faït n'en montra rien. Il séloigna en silence, et fut suivi de deux autres inquisiteurs qui le suivirent après que le jeune homme leur ais adressé un signe de tête. Eivit, quant à lui, fit signe aux autres membres de la congrégation de sortir de la pièce. Il demeura seul de longues secondes, méditant sur la situation.
Cela n'avait rien de commun avec Vladivostok, même s'il tentait vainement de se convaincre du contraire. Il n'y avait pas eu de pouvoirs si effrayants et si mystérieux. Des morts, certes, mais aucun qui ai vu sa propre fin dans le regard d'un enfant. Il était certain que le garçon retrouvé au milieu des marronniers mis à terre constituait le centre de ce phénomène. Un phénomène encore silencieux, encore innocent d'une certaine façon. Un auteur qui s'ignorait, qui n'avait pas conscience de la puissance des forces qui allaient l'accabler et sans doute le détruire. Et d'une certaine façon, un potentiel rare, une arme latente. Des idées terrifiantes et des images obscures traversèrent son esprit l'espace d'un instant, mais il se ravisa. Il ne pouvait plus décider seul.
Avec une certaine frustration, il laissa sa main droite s'échouer près du terminal holo. Une fiche s'en désolidarisa, pour se connecter sur un port de l'appareil. Et sans parvenir à expliquer les raisons profondes de sa motivation, il contacta le bureau personnel du Major Beik.
Dans lépaisseur du Rezo, lécho titanesque dun cycle de calcul en dormance depuis des éons résonna sinistrement. Dans locéan des données, entre les îles quantiques aux formes hypercubiques, dans les hautes constructions en fractales binaire, londe de calcul se propagea à toute vitesse. Une communication banale entre deux Inquisiteurs, météore rigide qui naviguait en ligne droite entre deux monuments cryptés, sagrippa aux barbillons dun esprit gigantesque. Lentité porta à sa conscience les mots, les phrases, pesant et comprenant tout à la fois le sens pragmatique et la finalité du message. Froid et rapide, il dériva le message en milliers de possibilités, dalgorithmes mathématique et de suite combinatoire pour en éprouver pleinement le sens. Les Hommes conservaient une part de mystère pour lui, mais il savait les comprendre.
Le Dieu-Machine navait pas lapparence ni le cur des Hommes. Son cycle était celui de sa rapidité de calcul. Une pulsation cyclique, qui définissait son temps et son espace, ici, loin de la surface de la Terre. Seul face à locéan dinformation, il calculait le risque acceptable pour une décision quil ressentait plus quil nélaborait.
Lexistence du garçon représentait une probabilité si faible quun instant, le concept de hasard leffleura. Armé de son habitude rigoureuse, il classa cette donnée, avant de revenir dessus. Ce garçon, Viltis, constituait un réservoir sans fin pour ses ambitions, quil fallait absolument conserver dans ses rangs. Avec une rigueur et une froideur toute mécanique, il évalua lequel de ses serviteurs pourrait léduquer. Sa structure quantique vint évaluer les milliards de profils. Deux simposèrent en un instant. Deux évidences qui simposaient avec cruauté dans lesprit du Dieu-Machine.
Cyrill Beik, le destinataire du message, apparut comme le choix de la raison. Il brillait par ses capacités intellectuelles, tactiques et pédagogiques. Il excellait en politique et en manipulation des foules. Il semblait que nulle autre que lui ne puisse avoir limmense privilège de guider Viltis dans la voie que le Dieu-Machine voulait donner à son existence. Beik était parfait en tout point.
Il décida de ne jamais lui confier la vie de Viltis.
Tout le paradoxe de la situation se révélait. Le génie de Beik le rendait incompatible avec un phénomène tel que pouvait constituer lexistence de Viltis. Le garçon navait pas besoin dun homme si intelligent et versé dans tant de domaine. Pour cette raison aussi simple que logique, le Dieu-Machine se détourna vers la figure numérique dun des agents de Beik. Flinn, un inquisteur Naneyë qui sannonçait comme son héritier direct, correspondait davantage aux caractéristiques quon pouvait attendre. Atypique parce que non-humain, brillant mais encore trop jeune pour avoir mesuré son talent, il se révélait brut mais très prometteur. Flinn, tout comme Viltis, connaissait le prix écrasant de la différence qui sépare les individus, mais quun but commun oblige à suivre la même bannière. Il pourrait lui apprendre la discipline aussi bien que limportance dexister par soi, le goût de leffort, et la nécessité de ne jamais se laisser berner par un entourage jaloux et cruel. Il pourrait accepter sa parole lorsque sa foi serait remis en doute, et le remettre dans le droit chemin avec autant tact et fermeté. Bien plus que Beik, enfin, Flinn saurait arracher Viltis au poids destructeur que pouvait représenter la toile dense des antiques institutions de la Confédération, comme lInquisition dont la destruction samorcerait doucement.
Oui, Flinn serait la seule solution au problème potentiel que représentait lexceptionnel don de Viltis.
Dans le même cycle de calcul, dans cet instant qui nétait ni temps ni espace, le Seigneur Mécanique comprit que ce choix en amenait un autre, plus délicat et plus sensible à régler. En prenant Flinn pour veiller sur Viltis, il déclencherait une froide colère chez Beik. Bien que parfait, le vieil homme servait avec une telle dévotion quil ne pourrait que comprendre mais pas accepter quun individu plus faible et moins qualifier sur une certaine approche théorique puisse guider un esprit tel que celui de Viltis. Alors, Beik devrait se retourner contre Flinn, et leur loyale relation prendrait fin dune façon peu plaisante.
La puissance de calcul du Dieu-Machine entrevit des milliards de solutions, de possibilités, et de conclusions possibles. Celle-ci était la plus sage à mettre en place sans heurter trop de partis à la fois. Sil fallait assumer la destruction dune amitié, ce nétait quun faible prix à payer pour que le talent de Viltis se développe pleinement.
Parce ce quil échappait à tout esprit humain, lenjeu motivait une telle décision.
La décision fut prise sans délai. Le Dieu-Machine dériva le message intercepté vers le communicateur de Flinn, trait de données binaires qui fila à travers lespace complexe du Rezo. Satisfait de son uvre, il sendormit à nouveau.
11.
La silhouette anguleuse du Nouvelle-Angoulême accrochait les derniers rayons du soleil, diffractant et multipliant comme des joyaux les derniers feux de l'astre diurne. Le ciel flamboyait d'or et de mauves, alangui sur le couvert de nuages d'altitudes qui s'étiraient mollement au gré des vents. L'air, humide et chaud, ne circulait plus dans les rues du quartier que par rafale, et la dernière en date transportait des relents d'ozone et de fer chaud.
La passerelle du vaisseau se déploya dans un bruit compact de vérins et de cliquetis. De longues secondes passèrent et une porte s'ouvrit au bout de celle-ci. Dans la lueur bleutée du sas d'entrée, les silhouettes de cinq individus se découpèrent avec une netteté crue. Ils s'avancèrent dans un ordre préétabli, le plus intrigant et le plus décoré d'entre eux fermant la marche. Leurs pas raides résonnaient sur l'acier de la passerelle, et tandis qu'ils s'approchaient de son extrémité, un homme en armure légère s'avança vers eux et se fendit d'une discrète révérence.
Noble Clerc Flinn, c'est un immense honneur pour la cité de Vilnius de vous recevoir.
Le Naneyë souleva un sourcil interrogateur, avant de demander, d'une voix grave et atone :
Et à qui ai-je l'honneur ?
Noble Clerc Faït, officier subalterne de seconde classe de la Sainte Cléricature.
Et votre maître ?
Faït fut déséquilibré par un tel manquement aux protocoles habituels. Il avait été prévenu, mais n'avait pas tenu rigueur des conseils du vieil Eivit. Conscient de son erreur, il s'en voulut d'avoir été si orgueilleux et si stupide. Il tenta néanmoins de rattraper sa bévue, et garda contenance, ferme et droit.
Le Major Eivit a été empêché, et ne peut suivre physiquement les événements. Il reste cependant en contact holo avec notre groupe. Il ma également demandé de vous remettre ceci, et de le transmettre au Major Beik.
Faït lui tendit une petite clef de données argentée, que Flinn considéra un instant, avant de la ranger dans son holster.
Faites savoir au Major Eivit que sil souhaite transmettre certaines données au Major Beik, quil le fasse en personne. De la même façon, sil veut piloter lintervention de la Sainte Cléricature, quil se déplace : le bureau du Major Beik n'a pas pour habitude de pratiquer la gestion de tels événements à distance.
Faït blêmit.
Noble Clerc Flinn, avec tout le respect que j'ai pour vous, le Major...
Il viendra, trancha l'inquisiteur. Ce n'est pas une demande, c'est un ordre. Et vous allez vous en occuper vous-même.
Le jeune homme s'apprêtait à repartir, trop content de s'en tirer à si bon compte après le soufflet protocolaire de son interlocuteur, lorsqu'une main énorme attrapa son épaule gauche.
Mais avant que vous n'effectuiez cette tâche, montrez-moi où est l'enfant.
Contenant un soupir de résignation, il guida vers une maisonnette à l'écart des bâtiments scolaires le Noble Clerc étranger et ses acolytes.
Flinn se satisfit d'avoir eu tant de facilité à se débarrasser de ce blanc-bec. Il l'avait balayé d'un revers de manche, sa belle tenue et sa fierté avaient fondu comme neige au soleil dès ses premiers mots. « Un record, ou presque » pensa-t-il. Une mauvaise nouvelle pour la Sainte Cléricature de Vilnius. Il haïssait ce type de jouvenceau à la poitrine déjà gonflée de tant d'orgueil, se considérant comme noble et valeureux sans jamais avoir côtoyé la mort et encore moins la folie de l'Hérésie. Des formes sans fond, des idées tenues à distance mais brandies comme des étendards en temps voulu. Cette attitude lécurait. Il chassa très vite le souvenir du jeune Clerc de sa tête, pour revenir à ce qui l'avait sorti de ses délicats travaux entrepris à Civimundi.
Le Major Eivit avait contacté le bureau de Cyrill quelques heures auparavant, avec si peu d'informations que le Naneyë avait d'abord cru à une mauvaise blague. Il avait personnellement réceptionné l'appel, et les données que lui avait transmises le vieil homme l'avaient profondément troublé. Une école dévastée, des enfants morts, et plus curieux encore, ce jeune garçon qui semblait avoir produit d'étranges phénomènes. Il avait décidé de suspendre ses activités et de se rendre immédiatement sur place. Cyrill était absent, et il n'avait pu le contacter avant son départ. Il aurait voulu disposer de son aval, mais l'urgence manifeste de la situation l'incitait à prendre quelques risques pour cerner au plus tôt ce qui relevait d'observations fantaisistes et de faits concrets. La seule certitude demeurait dans le fait qu'aucun membre de la Sainte Cléricature n'avait encore rencontré l'enfant, et que seul un médecin s'était tenu à ses côtés, patientant avec lui en attendant sa venue. Il espérait que son aspect n'effrayerait pas le jeune garçon, et qu'il pourrait réussir à entrer en contact avec lui. Il n'avait aucune idée de la façon dont il pourrait l'aborder, ni même de ce qu'il devrait entreprendre si son entretien prouvait que les éventements de l'après-midi se révélaient exacts. Il fut tenté de faire un parallèle entre cette situation et ce que traversait son apprenti, le nébuleux Guilhem de Choire, mais il se ravisa. Tirer des conclusions si rapides ne pourrait qu'être source de confusion.
La maisonnette fut rapidement en vue. Une lumière tiède perlait des fenêtres ouvertes sur la chaleur de la soirée. Le Noble Clerc Faït le salua et se retira, laissant Flinn et ses compagnons de voyage seuls. Il se tourna vers eux, les regarda avec sympathie.
Geishter, assure-toi que personne ne nous dérange pendant l'entrevue.
L'homme, un trentenaire au visage rond et au corps engoncé dans une armure noire aux traits chitineux, acquiesça d'un signe de tête, et fit signe aux trois autres inquisiteurs de se tenir en faction à l'extérieur. Flinn soupira, se présenta devant la porte, frappa trois fois et entra dans le bâtiment.
Viltis sentit le parquet craquer. Il releva la tête du livre qu'il feuilletait, et s'aperçut que le médecin s'était levé.
Ne bouge pas, lâcha-t-il d'un ton teinté d'inquiétude.
Viltis distingua rapidement deux voix distinctes, qui s'échappaient par l'embrasure de la porte à demi fermée. Celle du médecin, le docteur Koch, qu'il avait appris à apprivoiser durant les trois dernières heures. Et celle, plus grave et étrangère, d'un individu qui parlait un mauvais lituanien. Il trouvait même des accents métalliques dans le ton et le rythme des sons et des syllabes. Il ne distinguait pas les mots, mais au ton presque suppliant du médecin, il sentit qu'il se passait quelque chose de grave. Il craignait que le médecin ne puisse plus le protéger longtemps, contrairement à ce qu'il avait affirmé. On allait venir le punir, il en était sûr à présent. Et lorsque le docteur repassa la porte, il déduisit de sa mine attristée que ses craintes se réalisaient.
Quelqu'un d'important veut te voir, déclara-t-il sans conviction.
On vient me punir, n'est-ce pas ? C'est parce que j'ai fait du mal aux autres.
Non, non, Viltis... On ne vient pas te punir. Noble Clerc ?
Le sang de Viltis se glaça. Un inquisiteur ! Un agent de la redoutable Confédération, qui dominait l'Humanité et dont on racontait tellement de choses étranges qu'elles servaient de sujets de peurs dans la cour de l'école. La cour. Les arbres. Nicolaï, l'autre garçon. Les cris, le sang. Viltis ferma ses yeux, et serra ses mains sur ses paupières.
Je vais m'en aller Viltis.
Le garçon ne répondit pas, mais il entendit le soupir de l'adulte. Il était terrifié. Un certain temps passa, sans un bruit, puis le parquet craqua à nouveau, accompagné d'une série de cliquetis et de chuintements étranges. Il repensa aux cyborgs et à tous ces récits qui peuplaient les livres d'histoires. Il repensa à tous les héros et à toutes batailles, à l'admiration secrète qui dormait au fond de son cur pour ces hommes si loin et si étranges. Il repensa aussi à ce livre que le crayon avait pointé, juste avant que tout change. Il n'avait pas voulu tout cela. Il n'en avait pas fait exprès.
Viltis, c'est ça ?
Il reconnut le ton de la voix grave et étrange. Il sut que ce n'était plus le docteur. Il n'osa pas bouger, ni ouvrir les yeux. L'homme ne pourrait pas lui faire de mal tant qu'il était ainsi. Encore une fois, il entendit du mouvement, et put presque visualiser dans sa tête la chaise où l'homme s'installait, face à lui, de l'autre côté du petit bureau. Il sentit le souffle de sa respiration, lente et profonde, caresser le haut de sa tête. Et tout à coup, il perçut un parfum étrange, inconnu, comme la fourrure d'une bête. Viltis repensa à son chien, et cette idée fit monter les larmes aux yeux.
J'ai beaucoup de temps à t'accorder, Viltis. Nous ne sommes pas pressés.
Je veux maman, murmura le garçon d'une voix étouffée, ravalant ses sanglots. Je veux voir ma maman.
Il attendit, espérant presque que l'homme lui dirait quelque chose de méchant. Mais rien ne vint. Seule l'odeur de fourrure demeurait, de plus en plus forte.
Ta maman va bien, Viltis. J'ai fait parvenir un message chez toi pour la rassurer.
Vous ne lui ferez pas de mal ?
Non Viltis. Je ne ferais pas de mal à ta maman, ni à ton papa.
Alors pourquoi vous avez la même odeur que Nich' ?
Nich ?
Viltis avait trouvé un point sensible. L'homme ne savait pas.
Nich' est mon chien, répondit-il.
Et tu trouves que j'ai son odeur ?
Vous lui avez pas fait de mal à lui non plus ?
Non plus, Viltis. Je n'ai fait de mal à personne.
Viltis sentit un poids très léger sur son épaule. Un froid solide l'envahit, mélange de peur et du contact de l'homme. Il n'y eut plus l'odeur de fourrure, mais celle plus impalpable de l'acier. Il perçut le bruit de mécanismes cybernétiques. Il ne voulait pas savoir qui était en face de lui. Mais la curiosité le rongeait de l'intérieur. Il avait faim de savoir. Il ouvrit les yeux.
La silhouette massive de l'inquisiteur lui coupa le souffle. Coincé dans une armure lourde qui rutilait sous l'éclairage de la pièce, affichant une attitude à la fois ferme et bienveillante, il souriait et semblait très détendu. Viltis connaissait son visage. Tous les garçons de l'école en parlaient comme d'un héros. Il articula en silence la syllabe unique de son patronyme, comme une formule mystique, qui l'hypnotisait et avait chassé en un instant ses peurs et ses remords. Le Noble Clerc Flinn, officier nobiliaire de la Sainte Cléricature Mécaniste, ordonnance du Major Beik et intime de la famille régnante. Un soldat alien, l'un des rares Naneyë à avoir intégré les plus prestigieuses fonctions de la Confédération. Les yeux de Viltis brillaient d'admiration, tandis qu'il ne pouvait pas décrocher ses yeux du visage de son interlocuteur, si semblable aux anciens ours polaires qui avaient depuis longtemps disparu de la surface de la Terre. Il cligna rapidement des yeux, terrassé par la surprise, assommé dans un rêve où le temps suspendait son vol.
Bonjour Viltis, répéta le Noble Clerc.
Le garçon déglutit, s'apercevant qu'il était resté bouche bée de longues secondes. Les mots refusaient de sortir. Il ne lui restait que cette expression stupide, aussi rigide qu'une statue. Le sourire de l'inquisiteur se fit plus franc, et il passa une main aux dimensions inhumaines sur les cheveux du garçon.
Ne t'en fais pas, tu n'es pas le premier qui reste dans cet état la première rencontre. Ce n'est pas très grave...
Vous êtes
Vous êtes le No... Le Noble Clerc, bégaya Viltis.
Le Noble Clerc Flinn. Tu as entièrement raison, Viltis. Je vois que tu sembles me connaître un tout petit peu, et ce sera peut-être plus simple pour que nous fassions connaissances... Mais hélas, je n'ai pas le plaisir de te connaître, toi.
La peur bouscula la surprise. Les idées de Viltis senchaînèrent très vite, il se mit à trembler légèrement.
Vous êtes venus pour ce que j'ai fait, lâcha-t-il précipitamment.
Pour ce qui s'est passé cet après-midi, corrigea Flinn. Nous n'avons pas la preuve formelle que tu sois à l'origine de cette situation, encore moins que tu l'as fait volontairement.
C'était pas exprès.
Je n'en doute pas, Viltis.
Alors pourquoi vous êtes là, vous, monsieur Flinn ?
Quand des choses bizarres arrivent, c'est à des gens comme moi que l'on fait appel.
Mais pourquoi vous ? Vous êtes quelqu'un de très important. Vous avez fait plein de grandes choses. Vous venez d'ailleurs que la Terre. Vous nêtes même pas
humain...
Le dernier mot tomba comme une pierre à l'eau après le débit rapide de ses phrases. Viltis pensa avoir commis une erreur quand il vit le sourire de l'inquisiteur s'effacer.
Parce que c'est tellement bizarre qu'il fallait que ce soit quelqu'un comme moi qui s'en occupe, répondit Flinn. Il y a eu des morts, Viltis. Il y a toutes ces choses qui ont volé dans tous les sens. Et puis surtout, on t'a retrouvé au milieu de la cour sans une égratignure. Je ne devrais pas te le dire, mais tu étais le seul à ne pas avoir été blessé. Est-ce que tu crois que tu peux garder un secret ?
Viltis hocha la tête, volontaire.
Quand il arrive ce genre de chose là, les gens comme moi soumettent les enfants comme toi à la Question. Tu sais ce qu'est la Question.
Le garçon secoua la tête, de gauche à droite.
La Question sert à savoir si les gens disent toute la vérité. Et s'ils mentent ou qu'ils essayent de ne pas tout dire aux gens comme moi, ils ont très très mal. Je sais que cela ne te rassure pas, mais je trouve plus juste que tu saches exactement ce qui se passera si tu ne m'aides pas à en savoir plus.
Je vous dirais tout ce que je sais, répliqua l'enfant, angoissé.
C'est très bien Viltis.
À nouveau, Flinn sourit, et posa une main sur l'épaule du garçon.
Les gens qui aident à trouver la vérité sont récompensés par la Confédération. Ils peuvent même entrer au service du Dieu-Machine. C'est un très grand honneur.
Ils deviennent des cyborgs ?
Pas tous. Mais ils font des choses très intéressantes.
Comme quoi ?
Voyager de planète en planète, par exemple.
Les yeux de Viltis brillèrent d'excitation. Cela n'échappa pas à Flinn, qui sut qu'il avait fait mouche. Avec une lenteur calculée, il demanda :
Est-ce que tu veux m'aider à trouver la vérité, Viltis ?
Tout ce que vous voudrez, Monsieur Flinn.
Alors c'est très bien. Et si tu m'aides vraiment beaucoup, je pourrais même m'assurer que tu ais une récompense.
Et pour la cour ? Pour les autres enfants ? Je ne serais pas puni ?
Si ce que tu vas me dire dans les prochaines minutes m'aide à comprendre la vérité, tu ne seras pas puni pour eux.
Pourquoi ?
Flinn soupira, faisant remuer les lourdes structures de son armure.
Ce sont des choses compliquées pour un enfant, Viltis.
Mais je veux vous aider, Monsieur Flinn ! répliqua-t-il.
Quand quelqu'un fait quelque chose qui fait du mal à quelques personnes mais qu'il en sauve beaucoup, doit-on punir ce quelqu'un ?
C'est bizarre comme situation.
Pourtant, je pense que c'est à peu près ce qui s'est passé. Alors, sais-tu comment s'appelle ce genre de chose ?
Non.
On appelle ça un sacrifice. C'est très triste si quelques personnes meurent, parce qu'elles ne le méritaient pas elles n'ont rien fait de mal après tout . Mais si la mort de ces quelques personnes peut en sauver des centaines et des centaines d'autres, alors on peut se dire que les personnes qui sont mortes ne l'ont pas été pour rien. Comprends-tu ?
Viltis fronça les sourcils, et laissa retomber sa tête sur ses mains.
C'est compliqué comme chose, Monsieur Flinn. Mais je crois que j'ai compris. C'est pour ça qu'il faut que je vous dise tout ce que je sais et que je fasse tout ce que vous me dites, parce que la vérité est importante, et que je participe au sacrifice.
Flinn fit la moue, puis sourit à nouveau.
Tu n'as pas vraiment « participé » au sacrifice vu que toi, tu vas bien. En revanche, si tu m'aides et que grâce nous pouvons sauver beaucoup de gens, tu deviendras quelqu'un de bien.
On a un mot pour dire de quelqu'un qu'il est bien ?
Oui Viltis. On appelle ça un héros.
À nouveau, une lueur éclaboussa le regard de l'enfant.
Je vais devenir un héros si je vous aide ?
C'est bien possible, Viltis. Mais avant, il va falloir que tu m'aides.
Qu'est-ce que je dois vous dire ?
Flinn fut secoué d'un rire franc, qui effraya le garçon. Il se ravisa, passa un doigt sur son il dégagé de dispositifs cybernétiques.
Pourquoi vous riez, Monsieur Flinn ?
Parce que tu es quelqu'un qui me fait beaucoup rire, et que tu es très très malin pour un garçon de ton âge. Je vois que tu es très pressé, mais il faut que ce soit moi qui commence à poser les questions, d'accord ?
Avec habileté, Flinn réussit à mener l'entretien vers des objets moins intéressants que les notions d'héroïsme et de sacrifice. Il laissait les informations couler en lui, stockées avec soin dans la mémoire glacée de ses auxiliaires cybernétiques. De temps à autre, l'aug' qui masquait son il droit se teintait de différentes couleurs, faisant cesser le flot de paroles qui s'élançait de la bouche de Viltis. Pendant près de trente minutes, Flinn parvint à occuper l'attention du garçon, constituant par ses phrases simples et ses questions d'apparences anodines un compte-rendu très détaillé de ce qui avait secoué l'école dans l'après-midi. De la même façon, il avait dressé un portrait relativement fidèle de Viltis, de son état civil à ses habitudes de vies, son fonctionnement global mais aussi ses difficultés. Lorsque le sujet de l'épilepsie qui frappait le garçon se trouva au cur du sujet, Flinn put constater qu'il ne parvenait plus à capter l'attention. Il décida de repartir sur des sujets plus pragmatiques.
Comment s'appelle le médecin qui s'occupe de ta maladie ?
C'est le docteur Branzovickz.
Il te suit depuis combien de temps environ ?
Depuis que je suis tout petit. Même depuis que je suis bébé.
Bien. Je pense que j'ai déjà noté beaucoup de choses très intéressantes et très utiles Viltis.
C'est vrai ? Mais comment avez-vous fait, Monsieur Flinn ?
Le Noble Clerc tapota doucement sur le cerclage chromé de l'aug ' qui résonna faiblement.
Tout s'enregistre automatiquement. Je ferais le tri plus tard, même si ce que tu m'as dit est déjà rangé.
C'est un augmentateur neuronal ?
Un des derniers modèles.
Et il fait quoi ?
Presque tout. Sauf réfléchir à ma place.
La remarque fit rire Viltis. Flinn le nota, comme une marque évidente que le garçon lui faisait davantage confiance. Il y a une occasion, pensa-t-il. Sans perdre davantage de temps, il dégrafa d'un geste sûr l'implant mobile, révélant la totalité de son visage.
Tu veux l'essayer Viltis ?
Le médecin a dit que je ne pouvais pas avoir d'augmentateur à cause de ma maladie.
Est-on obligé de dire à ton docteur ce que tu as fait ?
Il sera pas content.
Alors j'irais lui botter les fesses.
Viltis avait raison, et Flinn le savait. Il prenait un risque certain. Même équilibré par un traitement chimique et quelques petits implants régulant l'activité électrique de son cerveau, Viltis demeurait vulnérable à ce genre d'appareil. Mais il était impossible de reculer à présent, tandis que le Naneyë réglait les attaches de cuir aux dimensions du crâne de son interlocuteur.
Wahou ! Il y a plein de couleurs ! Et il y a même un cibleur !
Je savais que ça te plairait.
Vous avez beaucoup de chance, Monsieur Flinn.
Je dirais plutôt que le chanceux, c'est toi. Tu es le premier à qui je laisse cet objet.
C'est vrai ?
Bien entendu. Pourquoi te mentirais-je ?
La réponse déstabilisa le garçon.
Dis-moi Viltis, j'aimerais beaucoup que nous reparlions de cette histoire de crayon que tu m'as racontée tout à l'heure... Tu disais ne pas l'avoir fait bouger avec tes mains.
Je peux garder l'aug ?
Eh bien, pour le moment, oui... Mais j'aimerais d'abord que tu répondes à ma question. Ce sera la dernière, et après je te laisserais tranquille.
Vous allez repartir ? Constata l'enfant, déçu.
J'ai du temps à te consacrer, mais il y a beaucoup de travail qui m'attend à Civimundi. D'autre part, je pense que tu as envie de rentrer chez toi. Il est très tard, tu dois être fatigué.
Mais vous êtes intéressants, Monsieur Flinn ! Et j'ai très envie de vous aider.
Cela me fait très plaisir que tu me dises ça, Viltis. Alors si tu veux m'aider, je vais te demander une dernière petite chose.
Flinn se leva, attrapa un crayon en papier disposé dans un pot métallique rond, et le déposa sur une table à quelques mètres de Viltis. Il revint sasseoir à côté du garçon, qui le fixa de son regard étrangement hybride.
Tu devines ce que je veux, Viltis ?
Bouger le crayon comme dans la classe.
En effet.
Mais je ne sais pas comment faire...
Essaye simplement. Ce sera déjà très bien.
Il fixa l'objet. Il ne différait en rien du crayon coupable qu'il avait surpris, gêné, l'après-midi même. Un corps couvert d'une peinture jaune, un bout noir et l'autre soigneusement taillé, la mine dirigée vers la droite. Viltis plissa les yeux, ses sourcils se froncèrent. Il voulait que le crayon bouge, mais rien ne se produisit. Il voulait aider l'inquisiteur, et plus que tout, ne pas le décevoir. Il savait très bien qu'il pourrait l'accompagner s'il lui prouvait qu'il savait bouger un si petit objet. Sans ses mains, ni quoique ce soit de solide. Sa pensée devait suffire.
Un goût métallique caressa son palais. Son esprit tissa un lien immédiat avec ce qu'il s'était produit dans la cour, l'après-midi, juste avant que tout ne dégénère. Il revit Nicolaï. Il entendit à nouveau les paroles de la chanson. Il se remémora le mot cruel que les enfants répétaient alors qu'il ne voulait pas bouger, qu'il ne souhaitait qu'une chose, rester seul. Le monde ne devait plus exister. Il voulait que tout s'arrête.
Le monde s'échappa. Il ne resta plus que lui et le crayon.
Il sentit une goutte de sang tomber de son nez. L'objet sembla frémir. La mine se décala, puis tout le corps du crayon se déplaça vers la droite. Doucement, Viltis sentit son désir de maîtrise le soulager. Il n'avait plus besoin des autres. Il les avait tués. Il savait que c'était la vérité, tout comme il savait qu'ils lui avaient fait du mal, et que jamais il n'aurait dû. Il devait rester seul, parce qu'il était différent. Les autres viendraient toujours le rechercher dans cette solitude, et il devrait tenir bon. Ils étaient stupides. Ils ne comprenaient rien.
Le crayon s'éleva à cinquante centimètres du bureau. Pendant quelques secondes, il flotta, immobile, avant qu'un craquement sec ne traverse la pièce. Le crayon se fendit en plusieurs morceaux, qui retombèrent sur le plateau du pupitre. Flinn posa une main sur l'épaule de Viltis. L'enfant sentit sa conscience s'échapper, et il fut heureux de trouver un bras protecteur pour le rattraper.
Tu as fait du très bon travail, Viltis.
Merci, murmura lintéressé.
Je vais devoir t'emmener avec moi.
Et mes parents ? L'école ?
Je vais m'occuper de tout ça. Tu reverras très vite tes parents. Et pour l'école, considère que je deviens plus ou moins ton professeur.
C'est compliqué, Monsieur Flinn.
L'enfant s'évanouit. Avec prudence, le Noble Clerc contrôla le pouls et la respiration. Les constantes semblaient normales, ce qui ne le rassura qu'à moitié. Le trésor qu'il venait de découvrir ne devait pas subir de dégâts. D'un geste souple, il installa le corps chétif de son protégé contre son épaule droite, et sortit d'un pas preste de la classe.
Ils rentraient à Civimundi.
12.
« Major,
Comme convenu, je vous transmets mes conclusions concernant l'analyse de situation sur le préféctorat de Vilnius. Bien qu'ayant moi-même apporté le soin de rédiger les conclusions, je laisse à votre bon soin de constater les résultats de cette étude. Naturellement, la division de Vilnius et moi-même restons à votre entière disposition, lorsque l'occasion se présentera pour passer à l'action. Puisse le Dieu-Machine vous porter en Sa sainte garde
Major Inquisiteur Eivit. »
Les deux boursouflures recouvertes de fourrure qui servaient de sourcils à Flinn se froncèrent. La colère, l'étonnement, l'incompréhension, tout autant qu'une certaine forme de vérité brute et un part de machiavélisme l'habitèrent un long instant. Il avait expressément demandé qu'on le laisse seul. Il se félicita de n'avoir pas remis la clef de données à Cyrill, et d'avoir eu le courage de l'ouvrir.
Il referma le message, arracha la clef à son support, et entama de jouer avec. Son esprit s'égarait en conjectures, toutes plus déplaisantes les unes que les autres. La seule certitude que le destin avait daigné lui laisser entrevoir, c'était l'évidente traîtrise de son supérieur direct. Une traîtrise qui ne le surprenait pas outre mesure. Non. Ce qui l'interrogeait vraiment concernait la modalité opératoire. Pourquoi Cyrill Beik n'avait pas daigné se montrer plus suspicieux dans ces échanges ? Comment avait-il pu se retrouver avec un message aussi compromettant entre les mains ? L'hypothèse d'un complot visant à le faire tomber pouvait apparaître séduisante, mais le major Beik n'avait pas vraiment dennemis susceptibles de le déstabiliser. Ses faits d'armes le rendaient de facto intouchable. Même les plus conservateurs au sein de la Sainte Cléricature s'accordaient à son sujet. Si Gregor dérangeait par sa position progressiste et en rupture avec l'institution, Beik constituait un pivot solide et ancré pour leurs rangs. Et les réformateurs voyaient en lui un éminent personnage susceptible d'instiller un peu de pragmatisme dans les rangs adverses. Personne n'avait donc intérêt à provoquer sa chute.
Il songea à la raison de cette missive. Il comprit bien vite que seul Beik aurait été en mesure de lui expliquer, mais que, naturellement, Flinn n'aurait jamais dû lire ce message. Il se résolut à contacter Gregor dès que le temps lui permettrait. Avec amertume, il songea que Viltis, aussi prometteur qu'il fût, arriverait à Civimundi dans de bien étranges conditions, et que le protéger de cette mêlée à venir serait une tâche bien rude.
Ce ne sont pas des quartiers très confortables, mais nous n'avons pas pu trouver mieux auprès des vôtres, Noble Clerc.
Merci beaucoup, sergent. Cela suffira, déclara Flinn.
Il ouvrit la porte. L'expression de son visage reflétait à merveille la neutralité de la petite pièce. Un cube de trois mètres de section, blanc, creux, où le seul mobilier se résumait à un lit encastré, un bureau et une banquette terne, matelassé d'un tissu indistinct. Aucune fenêtre, la lumière descendait d'un plafonnier qui diffusait une clarté tiède, presque solaire.
Il sentit la petite main de Viltis se contracter contre son gantelet. Cela le fit sourire, avec douceur et tristesse.
Voilà ta chambre, mon garçon.
Il n'y a pas de jouets ?
Je m'arrangerais pour faire venir tes affaires rapidement. Cela ne prendra que quelques jours, peut-être même moins de temps.
Et que vais-je faire en attendant ?
Flinn soupira. La confiance de l'enfant le rendait plus impatient, plus loquace, et moins timide. Il regrettait presque l'expression craintive de leurs premières secondes, puis se ravisa. Au fond du regard de Viltis brillait toujours une étincelle d'admiration. Une ressource précieuse, qu'il ne faudrait jamais cesser de tarir tant qu'elle existait. Chaque occasion devait en faire un futur serviteur. Un être intelligent mais dévoué, nécessairement fasciné par cette cause dont il ne pouvait qu'à peine entrapercevoir les effets, son jeune âge et sa perception enfantine constituant de sérieux handicaps. Flinn eut alors une idée. Si Cyrill venait à l'apprendre, il ne manquerait de lui signifier la légèreté de l'action. « La fin justifiera les moyens », songea-t-il.
Monsieur Flinn ?
Je pensais à quelque chose... Rien de très important...
Ah oui ?
Je suis sûr qu'un garçon comme toi a déjà été dans le Rezo, n'est-ce pas ?
Le regard de Viltis redoubla d'intensité, avant qu'une expression de résignation ne couvre son visage.
Je ne peux pas, le médic' insiste pour...
Nous avons plein de médics' ici, Viltis. Et même mieux.
C'est vrai ?
Tu as déjà entendu parler des cybernautes, pas vrai ?
Comment aurait-il pu ne pas en entendre parler ? Viltis les considérait comme des hommes étranges, perpétuellement plongés dans les secrets de la machine. Des êtres extraordinaires, à la fois stupéfiants et effrayants.
Oui, Monsieur Flinn. Mais je n'en ai jamais vu.
Et si nous remédions à cela ?
Il y a des cybernautes ici ?
Un très grand nombre, Viltis. Il y en aura sans doute de disponible, et de très content pour te recevoir.
Je ne vais pas le déranger ?
Laisse-moi quelques minutes afin que jarrange ça.
Joignant le geste à la parole, Flinn contacta plusieurs officiaires dobtenir une réponse positive. Il sétait absenté dans le couloir, laissant le garçon seul. Viltis sétait assis sur le lit, laissant son esprit vagabonder. Depuis que le Noble Clerc Flinn lavait recueilli, il ne sétait pas reposé très longtemps. Il avait bien somnolé quelques heures à bord du Nouvelle Angoulême, mais la couchette en plastique lui avait cisaillé le dos, le laissant fatigué. La journée débutait simplement, le soleil rasait lhorizon et se perdait les fenêtres ouvertes sur lextérieur quil avait entraperçu, et la perspective dun sommeil long et paisible le rendait rêveur. Il repensa à son lit, quil avait abandonné sans regret, mais qui commençait à lui manquer. Il repensa à sa mère, à ce petit rituel du réveil quelle menait tous les matins. Il entendit à nouveau le bruit des volets grinçants, été comme hiver, puis la lumière fraîche qui tombait des arbres du jardin pour venir le cueillir de son lit. Une bouffée de tristesse lenvahit.
Flinn pénétra dans la chambre, les traits détendus et le regard pétillant de malice. Viltis ravala ses regrets, tentant de paraître plus adulte, plus responsable.
Voilà une affaire rondement menée.
Vous avez trouvé un cybernaute, Monsieur Flinn ?
Oui, et par nimporte lequel. Cest un très grand et très vieux monsieur. Je ne lavais pas revu depuis de longs mois.
Les cybernautes vivent plus longtemps que
les autres humains ? demanda avec candeur Viltis.
Cest une question simple, mais je nai pas de réponse simple à te fournir.
Et vous lavez connu il y a très longtemps alors ?
Très, très longtemps Viltis. Je sais quil sera très heureux de te recevoir. Peut-être même le connais-tu de nom, qui sait ?
Et comment sappelle-t-il ?
Oskar Asweltorf. Cest le Major Cybernaticus qui sest occupé de moi lorsque je suis arrivé sur Terre. Son nom te dit quelque chose ?
Lenfant secoua la tête. Flinn sapprêtait à lui répondre que cela lintriguait, que lui un petit garçon aussi intelligent avait bien dû entendre ce nom, mais il se ravisa. Lapparence que laissait à voir Viltis, un vernis coloré de curiosité, pouvait facilement dissimuler une simplicité de connaissances liées à de nombreux facteurs.
Viltis était fils unique. Si sa situation sociale navait rien de catastrophique, elle nen restait pas moins délicate. Son père était employé par ladministration du département central de gestion de politique économique du gouvernorat des anciens états baltes, un poste poussiéreux et modeste compensé par quelques avantages en nature, à commencer par linsigne honneur dêtre un agent de la Confédération. Quant à sa mère, elle effectuait quelques ménages dans le quartier où ils résidaient, apportant un petit pécule supplémentaire et lespoir de plaisirs fugaces, futiles éphémères. Oh, bien sûr, Viltis mangeait à sa faim. La famille possédait même suffisamment de fonds financiers pour lui assurer un traitement correct contre lépilepsie qui lavait perturbé, lorsquil était encore plus jeune. Mais Flinn ne savait que trop bien combien une situation si paisible pouvait basculer dans un drame cruel.
Les souvenirs dune vieille photographie revinrent lhabiter. Il lavait trouvé par hasard, tandis quune liste aléatoire darticles liés aux pathologies navigant avec les guerres. Il avait vu des images sordides, fixes mais équivoques, de véritables cadavres vivants qui suintaient de maladies et de mort. Sa conscience avait fait bloc devant tant dhorreur, tandis quil parcourrait toujours plus de pages, dévorant toujours plus dinformation. Et puis, il y eut cette vieille photographie. Le ventre rond et proéminent dun petit garçon de quatre ans, une tête comme trop lourde, trop grande. Des orbites et des joues creusées, faméliques. Et les petits traits filiformes des bras et des jambes, souvenirs de marionnettes humaines qui portaient un petit être fragile, presque promis à lenfer de la douleur. Lenfant vivait, et cétait sans doute cela qui lavait troublé. Il avait été trop vivant, comme déplacé au milieu des cadavres et des chaires putrides. Il navait jamais pu sen défaire. De longues années, il oublia. Il voulut croire quil avait oublié. Et les souvenirs de la photographie devinrent futiles lorsquil croisa une situation identique, mais bien réelle.
Sur les bords de lHudson croissaient les restes essoufflés de lancienne New York. La destruction de la ville avait été le tribut douloureux dune paix durable, paix assurée par la victoire de la Confédération sur les puissances américaines. Le drame avait eu lieu des décennies avant que Flinn ne foulât la terre rouge et cendreuse des rivages fluviaux, mais lempreinte troublante de la guerre semblait séterniser avec plaisir sur les lieux. Des communautés hétéroclites subsistaient dans quelques quartiers, disséminés çà et là au gré du hasard des constructions subsistantes. Lancienne Manhattan disparaissait presque entièrement sous une avalanche de végétation, dont les pinacles de quelques buildings surgissaient parfois comme autant de reliques dun monde passé. Flinn ne se rappelait plus avec précision du motif de sa venue. Seule limage dune fillette persistait. Une fillette souffrant de malnutrition, rachitique, et dont les plis de la robe terne et détrempée par la pluie suivait avec cruauté les contours de son corps décharné. Elle lavait regardé, de longues secondes. Un regard vitreux, creusé, rempli de souffrance, qui le hantait encore aujourdhui. Flinn navait et naurait jamais la chance doublier. Une leçon difficile, amère, qui avait teinté ses convictions dun soupçon de méfiance.
Monsieur Flinn ?
Lenfant le tira de sa contemplation.
Le Major Asweltorf nous attend, répondit le Naneyë. Évitions de le faire attendre.
Le bureau du vieux cybernaute se situait plusieurs niveaux au-dessus des quartiers de Flinn. Viltis lagrippa fermement alors quils arpentaient les couloirs rutilants du Palais. Ils rencontrèrent quelques individus, la plupart étaient des militaires assignés à des fonctions administratives dans lénorme rouage des systèmes de la Confédération. Parfois, un inquisiteur se présentait à eux, et Flinn le saluait poliment, dun signe de tête discret. Et alors quils venaient demprunter le dernier escalier et quils sapprêtaient à emprunter les derniers mètres de leur périple, un techno-moine dévisagea le garçon, mélangé entre la curiosité et la réprobation, sans interrompre son trajet. Viltis serra plus fort la main de son protecteur, qui sarrêta, et se pencha à son niveau.
Quelque chose ne va pas ?
Ils me font peur, marmonna l'enfant.
Allons, Viltis... Personne ne te voudra de mal ici.
Ils me regardent comme si j'étais un étranger. Comme si je n'avais rien à faire ici.
Flinn soupira.
C'est normal que tu sois au centre des regards. Tu es arrivé il y a quelques heures à peine, personne ne te connaît. Tu es un enfant qui plus est, et il y a très peu d'enfants au sein même du Palais.
Il y en a quand même ?
Oui, mais ils sont rares. Et pour le moment, il n'est même pas question de les rencontrer.
Malgré la douceur des paroles de son guide, Viltis affichait le même air contrit, défait.
Ils ne voudront jamais de moi...
Tu es un petit garçon avec un talent très très rare Viltis. Tu es peut-être même le seul à être capable de faire ce que tu m'as montré hier. Tu n'es l'ennemi de personne.
Alors pourquoi l'autre monsieur me regardait comme si j'étais malade ?
Je n'ai pas de réponse toute faite, Flinn. Parfois, les adultes pensent des choses pour des raisons stupides. Des choses très bêtes. Ça ne veut pas dire qu'ils sont plus méchants, simplement qu'ils réagissent très vite, parce qu'ils ont appris à fonctionner comme ça.
Je n'ai fait de mal à personne, gémit le garçon.
Je sais Viltis. Et tant que je serais là, personne ne t'en ferra. Cela prendra sans doute du temps avant que tout le monde ne t'apprécie, mais je ne te laisserais pas. Tu as ma parole.
Promis ?
Pour le moment, n'ai-je pas tenu mes promesses ?
Le garçon acquiesça. Un sourire imperceptible et fugace creva le masque blafard de ses craintes. Ils reprirent leur route.
Le laboratoire occupait plusieurs centaines de mètres carrés d'une aile exposée au nord. Tout y était soigneusement rangé, entretenu. Et bien qu'une myriade de serviteurs et de cybernautes se croisent et travaillent en de multiples projets dans divers points du laboratoire, une impression d'ordre et de rigueur émanait du lieu. La clarté du jour baignait désormais au travers de larges baies vitrées, dominant les toits de Civimundi de quelques mètres, apportant une sensation d'espace appréciable, réconfortante.
Viltis se figea lorsqu'un contingent d'une dizaine de soldats sortit du laboratoire, aussitôt remplacés par d'autres. Lourdement armés et habillés d'attributs pompeux et somptuaires, ils donnaient à voir une impression de force et de puissance en totale contradiction avec le fragile ordonnancement du laboratoire. Viltis avait déjà croisé des militaires auparavant. Déjà, la veille, il s'était montré fasciné par les quatre inquisiteurs sous les ordres de Flinn. Des hommes entourés d'une aura de mystère, parlant un dialecte étrange, rempli de codes et d'attitudes. Il ne pouvait qu'être fasciné par ce monde presque inconnu, lui qui s'y tenait en marge. Une marge étroite, déstabilisante, qui le conduisait doucement vers des règles qu'il ne connaissait pas.
Viltis identifia d'un seul regard le Major Cybernaticus Asweltorf. Plusieurs signes l'aidèrent à le distinguer de la foule de techniciens qui grouillait dans les chuchotements et le ballet des expérimentations. Il avait remarqué que tous s'inclinaient avec discrétion sur son passage. D'autre part, il s'agissait de l'individu le plus vieux du groupe. Un homme fripé, les traits déformés par le temps, le front couvert de rides. Sa bouche diaphane susurrait des mots plus qu'elle ne crachait des ordres. Il pouvait clairement percevoir quelques bribes de conversation filer à travers l'espace du lieu, tandis que l'homme se rapprochait de Flinn et de lui.
Le Naneyë s'inclina avec déférence. Viltis, lui ne bougea pas, mais ne cessait de contempler cette étrange personne que supportait un corps totalement mécanique, à l'exception de certaines parties de la tête. L'homme se détourna vers lui, et sourit.
Serais-tu Viltis ?
La voix, bien qu'usée, ne traînait pas en longueur, ne s'étiolait pas en tremblements. Une voix ferme et sûre, à l'image de celle de son père. L'enfant eut un pincement au cur, et se contenta de hocher la tête, incapable de prononcer un mot.
Le Noble Clerc Flinn m'a parlé de toi en des termes très élogieux, mon garçon. Il m'a aussi dit que tu avais un... comment pourrait-on appeler ça ? Un don ? Oui, un don. Et c'est pour cela que tu es ici. Pour apprendre à travailler avec ce don, n'est-ce pas ?
À nouveau, Viltis hocha la tête.
Je vois que tu n'es pas trop bavard, mais ce n'est pas grave. J'aime beaucoup le silence.
Le cybernaute tendit une main faite d'acier en direction de son hôte.
Je suis le Major Cybernaticus Oskar Asweltorf. Je travaille ici depuis très, très longtemps. Et je suis ravi de taccueillir chez moi.
C'est votre atelier ?
Ah, magnifique ! Tu n'as donc pas perdu ta langue, s'amusa le vieil homme.
Viltis rougit. Le cybernaute poursuivit.
Oui, c'est mon atelier si on peut appeler cela un atelier. Je travaille sur beaucoup de projets, et un certain nombre de personnes viennent m'aider. Je ne peux plus tout gérer seul, alors ils font des choses utiles. Tu aimerais visiter ?
Je ne les dérangerais pas ?
Si nous ne faisons pas de bruit, ils accepteront sans problème que tu les regardes.
Asweltorf entama un circuit sinueux entre les paillasses et les établis jonchés de matériels divers. Viltis ne connaissait pas l'usage auquel on destinait ceux-ci, mais il sémerveilla devant la beauté propre des objets. Il s'attarda de longues secondes face à un cybernaute très jeune une vingtaine d'années qui manipulait une sphère tailladée de multiples cavités. Une lueur bleutée brillait en son centre. Lorsque Viltis voulut s'approcher davantage, le cybernaute le fixa, découvrant sa nature hybride et l'ennui manifeste qu'un étranger vienne observer son travail. Viltis ne quittait pas Flinn, qui lui-même suivait le cybernaute tout en écoutant ses indications d'une oreille distraite.
La promenade dura moins d'un quart d'heure. Viltis n'avait rien retenu des explications du vieil homme, mais il demeurait envoûté par l'ambiance du lieu. Ce fut presque à regret qu'il quitta la grande pièce, pour se retrouver dans un étrange cube sans fenêtres, plongé dans la pénombre.
Tu aimerais voir le Rezo mon garçon ?
Viltis remarqua que l'implant du cybernaute luisait d'un faible éclat doré, une lumière intérieure diffusant un halo chaud sur les alentours.
Je suis épileptique, monsieur le cybernaute.
C'est également ce que m'a signalé le Noble Clerc Flinn.
Il s'approcha de l'enfant, s'abaissa à son niveau.
Sais-tu qu'un cybernaute peut très bien s'occuper des problèmes comme ceux-ci ?
Vous êtes aussi un médecin ?
Je vois que tu réponds par des questions, nota le cyborg. C'est une très bonne chose, mais cela ne nous aidera pas beaucoup pour le moment. Puis-je t'installer dans un siège ?
Le garçon hocha la tête, et le vieil homme le porta jusque sur la structure glacée d'un fauteuil à connectique. Des câbles mus par une vie propre s'agitaient avec frénésie autour de Viltis, qui se tendit à la vue de ceux-ci.
Vois-tu mon garçon, les cybernautes sont ceux qui font que les hommes peuvent devenir des serviteurs du Dieu-Machine. Des cyborgs, si tu préfères. Ils changent les corps. Ils réparent les défaillances de la nature. Ce ne sont pas des médecins habituels.
Et vous pouvez vous occuper de moi ?
Oui, puisque les cybernautes possèdent les mêmes connaissances du corps humain que les médecins. Mais ils sont plus rares. Voilà pourquoi les enfants comme toi n'en voient jamais.
Parce que nous ne sommes pas sages ?
La remarque fit sourire le cybernaute.
J'aimerais plus souvent des petits garçons pas très sages que des adultes trop obéissants.
Asweltorf se saisit d'un instrument aux formes étranges, un assemblage de sphères chromées quil manipulait sans précaution particulière.
Nous allons bien nous entendre mon garçon.
Vous allez faire quoi ?
Le cybernaute sourit, avant de montrer à Viltis ce qu'il tenait en main. Les sphères que l'enfant avait aperçues sans détails quelques secondes auparavant étaient couvertes de motifs complexes, de diodes et de composants électroniques divers. La plus petite, pas plus grosse qu'une noix, vibrait si fortement que ses contours en étaient flous.
Ce sont des scanners. Ils regarderont ce qui se passe dans ton corps sans que je naie besoin de te faire de piqûres où de choses douloureuses.
Et comment ça marche ?
Le vieil homme lâcha la plus petite sphère, qui s'envola et se laissa dériver dans les airs. Elle bourdonnait comme une grosse abeille, aveugle et comique.
Les trois sphères vont graviter autour de ton corps et envoyer des faisceaux d'ondes pour identifier les différents tissus. Tu sais comment fonctionnaient les anciens radars ?
Viltis hocha la tête. Le cybernaute sourit, manipula quelques secondes les deux autres sphères, et les laissa elles aussi s'envoler. Décrivant de longues courbes, les trois objets attiraient le regard de Viltis, qui ne perdait pas une miette du spectacle.
Flinn, demeuré en retrait, invita le cybernaute à aller dans la pièce voisine.
Il faudra que je m'absente quelques heures. Je viens de recevoir un appel prioritaire, justifia le Noble Clerc.
Quelque chose de grave, Flinn ?
Le Major Beik a eu connaissance de son arrivée.
Je comprends, assura le cybernaute. Je m'occuperai du garçon, nai craintes.
Merci Major.
C'est bien normal. Flinn ?
Le Naneyë s'apprêtait à repartir, et se retourna vivement.
Oui Major ?
Bonne chance.
13.
Oskar Asweltorf retourna auprès de Viltis. Le garçon avait fermé les yeux, installé dans un confort relatif sur le siège à connectique. Il se racla la gorge, et Viltis braqua son regard vers son interlocuteur.
Le Noble Clerc Flinn a dû s'absenter.
Monsieur Flinn ? Mais pourquoi ?
Il a une affaire à régler.
Viltis soupira, et se rassit.
Il avait dit qu'il ne partirait pas, ajouta-t-il d'un ton maussade.
C'est une urgence, Viltis. Mais rassure-toi, il reviendra aussi vite que possible.
Il m'a menti, siffla l'enfant entre ses dents.
Allons, mon garçon... Ne sois pas si sévère. Je pense qu'il préférerait rester avec toi que partir.
Il m'a menti...
Le cybernaute soupira. Il ne savait pas ce qu'avait bien pu dire le Noble Clerc à son petit protégé, mais il se doutait que cela avait à voir avec quelque chose se rapprochant d'un « je te protégerai » très sincère mais nécessairement intenable. La candeur dont pouvait encore faire preuve le Naneyë alors qu'il affichait un âge certain le déstabilisait encore. Pour Asweltorf, le temps où il l'avait rencontré pour la première fois n'était qu'un jour passé encore accroché au présent. Trente années avaient filé dans cette relation particulière, ambiguë. Une relation qui avait débuté dans la souffrance et la méfiance.
C'était lui, en tant que cybernaute, qui avait mécanisé son père. Lui aussi qui avait installé la lourde armure sur les épaules de Flinn, armure qu'il n'avait plus jamais quittée depuis ce jour. Fidèle au Commandus Magnus puis au Très Saint Magister, Oskar Asweltorf avait bénéficié des largesses du pouvoir envers sa loyauté. Les récompenses et avantages avaient abreuvé son laboratoire, et lui permettant de mener des recherches dans des domaines aussi variés que les impacts du voyage transpatial sur les équipements cybernétiques, les nouvelles interfaces bioniques, et plus simplement quelques expériences de doctorants en sciences dures. Naturellement, le cas d'un enfant comme Viltis ne pouvait que lui échoir, en définitive.
Il regarda à nouveau l'enfant. Une ombre de malfaisance planait dans son regard, une leur sombre et glacée qui le fixait avec confiance.
Personne n'a menti à personne, Viltis.
Asweltorf sentit l'air se charger délectricité. Il prenait un risque réel. Mais il devait voir de ses propres yeux.
Il m'a menti, répéta le garçon.
Une étincelle crépita sur le siège. Des signaux sonores tintèrent fermement, notifiant de graves perturbations électromagnétiques. Les sphères des scanners adoptaient des orbites incertaines, retenues par un champ gravifique étrange, anormal.
Nous sommes au service du Dieu-Machine, avant d'être auprès de celui d'un petit garçon capricieux. Tu dois le savoir Viltis.
Vous mentez !
Un éclair embrasa l'air entre le garçon et le cybernaute. Asweltorf fut touché de plein fouet, mais les sécurités de surtensions fonctionnèrent, le préservant de dommages graves. Seule une trace noircie constellait le plastron de son exosquelette. Il sourit, fixa Viltis, s'agenouilla à son niveau.
Brise une sphère.
Viltis se concentra sur la plus grosse et la plus lente des trois. Elle ressemblait à une grosse lune de métal, hagarde et stupide. Une série de vibrations la secouèrent, l'arrachant de sa trajectoire. Les assemblages extérieurs se comprimèrent, avant qu'elle ne se rétracte totalement. Elle chuta au sol, masse irrégulière grosse comme un poing, encore fumante.
Monsieur ?
Viltis, hagard, cherchait des yeux un réconfort quelconque. Il semblait perdu. Du sang coulait en grosses gouttes de son petit nez. Sa peau palissait de seconde en seconde. Doucement, le cybernaute le prit dans ses bras, lançant en sous-vocalisant une alarme vers les médecins de son unité.
Nous allons prendre soin de toi, mon garçon.
Promis ?
Je ne promets jamais rien. Mais tout va bien se passer pour toi.
Viltis sourit, et dans une dernière tension musculaire, s'évanouit.
De son côté, Flinn avait bien tenté de ménager le vieil Inquisiteur. Tout ce qu'il avait récolté, ce furent quelques reproches bien sentis et de nombreux regard en coin. Même si les deux implants oculaires de Cyrill lui donnaient un air impassible et un air impénétrable, figé à tout jamais, le Naneyë avait appris à percevoir autrement les émotions qui lhabitaient. Et à cet instant, c'était une colère et un ressentiment glacial qui soufflait sur lui.
Alors comme ça, on part jouer les chasseurs de têtes dans le nord de l'Europe ?
Cyrill Beik, main jointe derrière le dos, faisait les cent pas. Il affichait une mine sévère, jetant de temps à un autre un regard vers le bureau où des serviteurs avaient dressé un projecteur holo, et où lui-même avait disposé quelques documents en papiers.
Vilnius, major. Et il est télékinète.
Tu m'en vois ravi, Flinn.
Major, avec tout le respect que je vous dois, nous ne pouvions passer à côté d'un tel cadeau. C'est un don, un véritable présent du Dieu-Machine.
Ne le mêle pas à nos histoires, veux-tu ?
Flinn, déstabilisé n'osa pas poursuivre. Son supérieur enchaîna.
Et je suppose que, naturellement, tu n'as pas songé au cas de Guilhem ? Il croupit en attendant qu'on lui assigne une mission. N'est-ce pas un énorme gâchis ?
Il fallait prendre une décision.
Ce n'est pas cette capacité que je remets en cause. C'est le fait que tu naies pas pu déléguer cette mission à un groupe de Noble Clerc qui l'aurait tout aussi correctement menée.
Flinn soupira. Le Major Beik n'avait pas tort sur ce point. Mais lui non plus, et il avait un argument imparable.
Je pensais qu'il valait mieux ne pas déstabiliser le sujet. Limiter le nombre dinterlocuteurs pour limiter l'effet de méfiance. Installer la confiance, major...
Argument utile sur le moment, concéda le vieil inquisiteur. Mais dans ce cas, dis-moi où est-il en ce moment ?
Le Major Cybernaticus Asweltorf s'en charge.
Cyrill secoua la tête.
Tu es en train de me dire que tu as mis en enfant qui a tué plusieurs de ses camardes, déraciné des arbres de plusieurs tonnes, un gamin incapable de maîtriser un tel pouvoir, en plein milieu d'un laboratoire d'expérimentation cybernétique.
Oui.
À l'instant où il prononça sa réponse, Flinn sut qu'il avait commis une grave erreur d'appréciation. Là encore, les points soulevés par le major Beik étaient exacts, justifiés. Il n'avait pas réfléchi un seul instant.
Voulez-vous que je contacte le...
Chaque chose en son temps, Flinn.
Les traits de Cyrill se détendirent. Il s'essaya même à un sourire discret, piquant.
Tu ne manques pas de culot, bougre de tête brûlée.
C'est un beau compliment que vous me faites là, major.
Il n'eut pas besoin d'en ajouter davantage. D'une pensée, le vieil homme activa le projecteur, diffusant des courbes de données vitales, ainsi qu'un récapitulatif de la situation de Guilhem De Choire.
Il croupit dans sur ses terres du Sud de la France depuis un certain temps, déjà.
Je le contacte tous les jours.
Et depuis combien de temps ne l'as-tu pas vu ?
Flinn resta interdit.
Je compte le rapatrier à mes côtés. Il est en train de moisir pour une tâche qui ne viendra pas. J'imagine que tu n'as aucune objection à faire ?
Viltis me demandera du temps.
Naturellement...
Un sourire mauvais anima le visage du vieil homme.
Il sera furieux.
Vous saurez lui expliquer, major, n'est-ce pas ?
Naie crainte, Flinn. Je pense qu'il ne sera pas insensible à mes arguments.
Alors sa situation est réglée.
Et c'est là tout ce que cela provoque en toi ?
Flinn souleva un sourcil.
Je devrais le pleurer ? Mapitoyer ? Je comptais l'utiliser d'une façon bien plus glorieuse, mais, hélas, les circonstances ne me le permettent pas. Je ne jouerais pas à l'hypocrite : Viltis représente un potentiel bien plus notable que Guilhem.
Mais ton cynisme, en revanche...
Vous êtes de la même trempe, major.
Je ne m'en suis jamais défendu. Mais ce n'est pas une raison pour l'afficher avec une telle arrogance.
Puis-je disposer ?
D'un signe de tête, Cyrill l'autorisa à repartir. Le Naneyë ne demanda pas son reste.
« Et maintenant, songea Flinn, il faut impérativement que je contact Gregor ». Il avait la désagréable sensation que la situation allait rapidement s'envenimer.
14.
Lorsqu'il entra dans le bureau privé du Commandus Magnus, Flinn ne s'était pas fait annoncé. Il y retrouva Gregor, accompagné de son fils puîné, et visiblement en grande discussion. Et tandis que le Naneyë comprenait l'impolitesse de son geste, Gregor renvoyait Aodh avec discrétion. Flinn lui adressa un salut de tête aussi discret que possible, bien qu'empreint d'un sincère respect. Cette attitude fit sourire Gregor, avant qu'il ne retrouve son sérieux.
Je te croyais plus à cheval sur le protocole, commença-t-il. Mais, cela n'a pas d'importance, je suis ravi de voir que tu te portes bien. Je suppose que tu ne viens pas ici pour tenir une conversation de salon. ?
Maître, veuillez excuser ma maladresse, mais certains événement doivent être porté à vos oreilles.
Ah oui ? Et lesquels ?
Flinn raconta la découverte de Viltis, puis la clef de donné, le message, et enfin l'entretien qu'il venait d'avoir avec Cyrill. Ces informations laissaient Gregor perplexe. Flinn avait observé, comme une conséquence involontaire, son visage se plisser de rides et d'expression qu'il n'aimait pas particulièrement voir. Si le Commandus Magnus vieillissait, il n'en restait pas moins un redoutable tacticien et un fin politique, mais le poids de l'âge commençait à user ses manières. Il n'agissait plus avec le même panache ni la même fougue. Lorsqu'il avait connu le chef militaire, Flinn l'avait vu plus réactif. Il craignait que cette lenteur ne vienne fragiliser sa position.
Laisse faire, conclut Gregor. Que Cyrill s'occupe de Guilhem est plutôt une bonne chose. Ça lui évitera de lorgner sur ce garçon...
Mais, maître
Cyrill va finir par savoir que nous avons découvert ses manuvres.
Je sais. Et nous allons aimablement lui couper l'herbe sous le pied.
Mais
Comment ?
L'acte de dissolution de la Sainte Cléricature est dans les tiroirs depuis quelques semaines. Naturellement, j'aurais préféré attendre le plus longtemps possible, mais le cas de Cyrill me révèle ce que je crains depuis le début. Ma position ne me rend plus intouchable, et de ce fait, laisse toute tentative de modernisation devenir hasardeuse. En faisant disparaître l'Inquisition, cela nous laisse le temps de nous réorganiser, et surtout de voir quels seront nos éventuels alliés. Je ne sais pas ce que ferra Cyrill, bien qu'il soit avisé de certaines affaires me concernant qui soient relativement compromettante, mais il ne serait pas assez stupide pour s'en servir maintenant. Il n'obtiendrait qu'une guerre civile.
Et Guilhem ?
Je lui prépare une place de choix dans cette construction. Il est toujours assigné à résidence ?
Toujours.
Alors la chose n'en sera que plus facile. Flinn, préviens le simplement qu'il est autorisé à revenir au Palais. J'informe Cyrill de ma décision pour qu'il garde ce trublion sous son aile.
N'y a-t-il pas un risque qu'il fanatise un peu plus Guilhem ?
C'est un risque à prendre. Mais si ce risque nous permet d'apporter quelques réformes...
Très bien.
Je veux que tu te charges d'informer Guilhem de sa mission. J'espère que tu n'y vois aucun inconvénient.
Non, aucun, maître. En revanche, je me questionne sur ce que je devrais lui dire.
Il nettoiera l'Inquisition des traîtres et des fêlons. Nous avions déjà parlé de son rôle futur
Je veux que tout ceci se mette en place.
Mais, maître
Le garçon qui vient d'arriver va me demander beaucoup de temps et dattention...
C'est pour cela que je veux que tu te charges de lannonce, et de rien de plus. Quant à moi, je le recevrai dès qu'il arrivera.
Très bien.
Soulagé, Flinn quitta le bureau. En revanche, son mauvais pressentiment ne s'était pas totalement envolé. Quelque chose dimpalpable continuait d'embaumer l'air d'un parfum désagréable. Un goût amer coulait dans sa bouche. Le poison du doute était plus persistant qu'il ne l'aurait voulu.
La première chose qui frappa l'inquisiteur lorsqu'il se son ancien apprenti sur la projection holo, ce fut la mine sévère et la bouche pincée qui tirait son visage en lourd plis. Ses mâchoires contractées créaient un contrepoint à l'esthétique intéressante, presque anatomique. S
Maître, murmura-t-il dans un souffle, glacial
Flinn secoua la tête. Guilhem savait ce qui l'attendait, bien entendu. La seule chose souhaitable était que le jeune homme ne se dérobe pas à cette mission. Qu'une once de peur vienne à le déstabiliser. Il souhaitait que cela n'arrive pas.
Maître, répéta Guilhem.
Il n'y a plus de maître ni de disciple, Guilhem. Tout ceci est terminé.
La tension mobilisa à nouveau les traits du jeune homme. Flinn avait bien conscience de jouer une manche très serrée dans un jeu habile et délicat. Peser ses mots ne serait pas un luxe, mais la première des nécessités.
Que s'est-il passé, maître ?
Flinn aurait voulu le reprendre, lui répéter qu'il n'y avait plus de liens dapprentissages entre eux. Il s'en abstint, laissant passer un temps de silence dans la conversation. Il en profita pour s'asseoir et adresser un sourire triste à son interlocuteur.
Beaucoup de choses.
Une réponse facile, maître... Au moins, vous n'avez pas changé, vous.
Un sourire était passé comme un fugitif en cavale sur le visage de Guilhem. Quelque chose se brisa dans sa voix.
Si vous me laissez vous expliquer...
Il n'y a rien à expliquer. Le Commandus Magnus a statué sur ton cas, et je me suis entretenu avec le Major Beik.
Maître, gémit le jeune homme dans un souffle.
Je n'aime pas avoir à dire ce genre de chose, mais il est temps de grandir et de devenir un homme, Guilhem. .
Je regrette tellement de devoir vous quitter...
Ne me fais pas avaler tes salamalecs. Tu ne regrettes absolument rien, sinon ta liberté. Et la seule chose qui te fait ressentir un peu de souffrance, c'est la sanction qui te menace directement.
Comment pouvez-vous dire de telles horreurs, maître ?
Il n'y a plus de maître ni de disciple, Guilhem, siffla le Noble Clerc. Je pourrais te tuer sans que personne ne réagisse. Je serais même cité pour avoir débarrassé la Confédération d'un félon. La voilà, la vérité.
Guilhem blêmit.
Maître, pitié...
Plus de théâtre. Sinon je mets ma menace à exécution.
Le regard appuyé et la voix nette de Flinn encouragèrent le jeune homme à penser qu'il ne mentait pas.
Calme ?
Guilhem hocha la tête.
Bon. Puisque tu sembles un peu plus à même d'écouter, autant ne pas perdre de temps.
Oui.
Crois-tu que nous aurions pris la peine de te renvoyer chez toi si nous t'avions dû te châtier sans que quelque chose d'autre nous motive ?
Cela signifie-t-il que vous me laissez une chance ?
Oui, Guilhem. Sois heureux que le Commandus Magnus tait laissé en pleine disposition de tes moyens. Mais ta conscience sera le butin d'une charge lourde. Et la seule option que te laisse un éventuel échec, tu le connais déjà...
Une Conversion ?
A ta place, j'aurais presque demandé à être converti...
Guilhem ravala bruyamment sa salive. Il ne pouvait qu'entrapercevoir la dureté de sa sanction si ce n'était pas l'effacement de son esprit. Un châtiment plus cruel ? La mort ne serait que trop douce... Il connaissait très bien l'arsenal répressif de la Sainte Cléricature. Il frissonna.
Vous savez très bien, maître que je ne pourrais pas faire autre chose qu'accepter.
Et que cette acceptation sera pleine et entière. Que les règles du jeu ne te seront pas favorables. Et qu'il ne te sera pas permis de t'échapper, ni de te faire oublier.
Un choix parfaitement équitable...
Ce n'est pas le moment d'être cynique, Guilhem.
C'est pourtant tout ce qu'il me semble me rester. Un avenir cynique.
Tu as l'occasion de te racheter, Guilhem. Tu es un être vif, adroit, particulièrement malin. Tu ne manques pas de courage non plus, d'une certaine façon, même si ce courage se déguise parfois en honneur très mal placé.
Et si vous en veniez au cur du problème au lieu de me flatter pour mieux me retourner, maître ?
Flinn soupira, amusé.
Brillant, oui. Et fin psychologue.
C'est très amusant d'entendre ça dans la bouche de quelqu'un qui n'est pas né sur Terre. Cela sonne étrangement.
Et pourquoi donc ?
Le jeune homme balaya la remarque d'une main distraite.
Vous ne comprendriez pas. Expliquez-moi plutôt quelle est cette fameuse mission qui ne sembla pas me laisser tant de choix que ça...
Le Naneyë détourna son regard, activa une boucle secondaire de l'holovid', laissant apparaître les visages de deux individus que Guilhem ne connaissait que de vu. Un visage rond, presque lourd, flétri et vieillissant qui embaumait de l'honneur des hommes trop fiers, trop droits. Le second, tout aussi raide, affichait les caractéristiques communes d'un cyborg dans la force de l'âge. Traits durs, regard atone, implants imposants, immanquables.
Le Commandant Entor et son aide de camp personnel, le Noble Clerfc Lantier. Entor était le supérieur direct du Major Beik, ce qui te donne une idée de son importance au sein de linstitution.
J'en avais déjà entendu parler, mais merci pour le petit rappel didactique, professeur.
Flinn ne nota pas la remarque, et poursuivit.
Le Commandus Magnus les a destitués voilà une dizaine de jours.
Pour quel motif ?
Haute trahison, blasphème et insubordination. Le Commandant Entor a été soumis à la Magna Mechanica, le Noble Clerc Lantier à la Question, puis converti. Ils croupissent dans des geôles du Palais, et sont régulièrement interrogés.
Je croyais qu'il était inutile d'interroger des prisonniers convertis... Que leur mémoire été altéré par le processus...
Souviens toi que tu n'étais pas encore inquisiteur, Guilhem, répliqua Flinn. Certains secrets te seront interdits tant que tu n'auras pas réintégré le corps clérical.
Les images devinrent floues, puis disparurent. Le Noble Clerc atteignit son aug', et fixa à nouveau son ancien élève.
Le Commandant Entor menaçait directement la stabilité de la Confédération. Il avait ourdi une conspiration visant à faire chuter le Commandus Magnus, ce qui aurait grandement fragilisé le Très Saint Magister, ainsi que toutes les tentatives de rapprochements entre les Saintes Corporations de la Confédération.
Je serais très curieux de savoir comment il avait compté procéder.
Ce que je dois te révéler est un sujet sensible. Comprends bien que si tu essayes de le divulguer, je m'occuperais personnellement de ton cas.
Alors autant ne pas me le dire... C'est une faute stratégique, maître.
Je n'ai pas le choix. Il est bien plus préférable que tu saches de quoi il en retourne de ma propre bouche plutôt qu'au cours d'un hypothétique échange avec l'une de tes futures cibles.
Des cibles ?
Concentrons-nous, Guilhem, veux-tu ?
Le blessé hocha la tête.
Entor savait qui était indirectement à l'origine du suicide du Très Saint Magister Oddarick. Le corps de notre défunt maître avait été rapparié sur Terre avec le concours d'une frange de la Sainte Cléricature radicalisée et clairement opposée au Commandus Magnus.
C'est plutôt une bonne nouvelle ?
C'est notre Commandus Magnus qui est à l'origine de cette mort.
Guilhem ouvrit la bouche en une expression de surprise totale. Ses yeux ne trahissaient plus sa stupeur, mais le reste de son visage jouait à cet instant une scène qui hésitait entre le comique et l'inquiétant.
C'est une plaisanterie, maître ?
Je crains que non, Guilhem.
Mais ce n'est pas le commandant Entor qu'il fallait mater... C'était le Commandus Magnus !
D'un point de vue éthique, la situation pencherait effectivement en faveur d'Entor. Mais ce rat de parvenu n'en aurait tiré qu'une satisfaction personnelle, au mépris du plus grand nombre. Sans le Commandus Magnus, la Confédération s'effondre. C'est lui qui a donné le troisième Très Saint Magister, qui a uvré pour le système assoit sa domination et soit mieux accepté. Et en ce qui te concerne, c'est lui qui suspend ta peine.
Quelle consolation...
Il serait très simple de le prendre à la légère.
D'une certaine façon, n'est-ce pas ce que vous êtes en train de faire, maître ? N'êtes-vous pas en train de participer au dépeçage moral de la Confédération ?
Les traits de Flinn se durcirent.
Entor n'avaient que des principes. C'était un parfait lâche. Une vermine qui pourrissait la Sainte Cléricature de l'intérieur. Sois certain que sa foi n'était qu'une façade, sans quoi il n'aurait jamais fait tant de difficulté.
Tandis que le Commandus Magnus, en assassinant le Très Saint Magister Oddarick, serait un saint ?
Tu n'as pas besoin d'en savoir plus, coupa d'un ton glacial l'inquisiteur.
Ce qui vous arrange au passage.
Je préférerais que tu ne poses pas de question et que tu écoutes. Je n'ai pas toute la journée.
Oh, alors, dois-je en déduire que vous avez plus intéressant que moi ? Un nouvel apprenti sans doute ? Vous êtes rapides, maître.
Il a huit ans. Il s'appelle Viltis. Et il est télékinète.
La réponse eut leffet d'un soufflet sur l'arrogance de Guilhem. Il se tut.
Le Très Saint Magister Oddarick devait mourir. Voilà tout ce que tu dois savoir. Les individus qui considèrent que sa succession n'est pas légitime sont un poison pour la Confédération et le culte du Dieu-Machine. Des traîtres. Des hérétiques. Ils sont dangereux car ils sont persuadés d'êtres les porteurs d'une vérité sacrée, vérité renforcée par le fait qu'ils n'ont pas été radiés de leurs postes. La plus grosses parties est composée de Noble Clerc en fonction.
Il faut un jardinier pour retire la mauvaise herbe, n'est-ce-pas ?
Étrange comparaison, mais ta conclusion est pertinente.
Quelqu'un d'assez désespéré pour accepter une mission suicide. Car bien entendu, si je suis découvert, je n'aurais aucun soutien concernant cette histoire d'assassinat du Très Saint Magister Oddarick. D'une certaine façon, je suis la cible idéale. Jeune, talentueux, habile. Vous l'avez dit vous-même, maître.
Encore une fois, je ne peux que te donner raison.
Guilhem sourit.
Je vous croyais plus versé dans l'honneur que l'opportunisme.
Étrange parole venant de la bouche d'un garçon comme toi.
Je n'ai jamais trahi qui que ce soit.
Et sans l'aide de la Confédération, tu serais mort à l'heure qu'il est. Pour mémoire, qui t'a sauvé la vie dernièrement ? Qui s'est abaissé à devoir s'incliner devant un capitaine des Saintes Armées. Un capitaine, Guilhem ! Tu sais ce que cela peut signifier pour moi ? Tu fanfaronnes et tu pérores comme un vainqueur, mais tu n'as au final rien à ajouter. Tu n'as même pas envie de faire tremper ta conscience dans ce genre de considération. Tu es trop malin pour ça.
Vous saviez que j'accepterais, maître. Pourquoi jouer cette comédie ?
Tu as failli mourir, et...
A nouveau Flinn soupira, comme vaincu par l'aveu qu'il s'apprêtait à délivrer.
Je tiens à toi, Guilhem. Je tiens à toi parce que tu es véritablement brillant. Tout comme moi, tu as souffert. Tu sers une cause que tu ne désirais pas au départ. Pour ton bien et pour le bien de la Confédération, je me bats pour que tu continues à exercer tes talents.
Des talents bien utiles...
Tu es cruel, tu es avide. Tu es bourré d'honneur jusqu'au col. D'une certaine façon, tu es un être détestable. Mais tu es touchant aussi. Quand je t'ai vu aux prises avec ce capitaine, sur le Keller Lumen, je ne pouvais pas ignorer ce sentiment de perte et de peur à ton égard.
Une déclaration d'amour, maître ? C'est si touchant, railla Guilhem.
Je n'aurais pas d'enfants. J'ai corrompu mon génome au contact des artefacts cybernétiques. Mon statut au sein de mon peuple fait de moi un noble banni. C'est pour cela que mon père m'avait pris avec lui. Pour échapper à une vie terne et morne alors que j'avais des capacités. Tout comme toi.
Touchante comparaison.
Ne joues pas avec le feu, Guilhem.
Le jeune homme soupira. Pendant de longues minutes, aucun des deux parties ne parla, ni ne bougea. Un lourd silence
J'accepte la mission. Je n'ai pas le choix de toute façon.
Le Major Beik te recevra pour fixer les modalités, répondit Flinn, soulagé.
Vous reverrais-je, maître ?
C'est prévu.
Flinn se leva, s'apprêtant à ressortir.
L'enfant de huit ans, maître. Il existe ?
Le Naneyë se retourna, fixa son ancien apprenti.
Un don du Dieu-Machine.
Il est intelligent ?
Ce que je disais te concernant n'était pas un mensonge, Guilhem. Je n'ai jamais connu quelqu'un d'aussi brillant que toi.
Merci, maître.
L'inquisiteur décida de ne pas ajouter mot, et coupa la communication.
Lorsque le holo s'activa, le major Cyrill Beik sentit que quelque chose de désagréable avait eu lieu. Il n'était pas en mesure de l'expliquer, pas plus qu'il n'aurait pu extrapoler sur la raison profonde qui venait d'activer l'appareil de communication de sa silencieuse léthargie. Il reposa le rapport sur lequel il travaillait, et autorisa l'holo à diffuse son message.
L'espace d'une poignée de seconde, la figure riche et grave de Très Saint Magister Siegfried demeura statique. L'homme, trentenaire, était engoncé dans la rutilance et l'apprêt de ses lourds attributs de cérémonies : armure d'apparat, orbe pendu au cou, holster accroché à la hanche et cape tombante où surgissait des cascades de pierreries. Le Très Saint Magister, habituellement homme discret et préférant une simplicité presque sommaire aux étalages que pouvait procurer sa position, ne s'affichait de cette manière que lorsque la situation le lui imposait. « Je n'aime pas ça », songea Cyrill.
« Aux peuples de la Terre et hors de la Terre, qui vivent sur les mondes que le Dieu-Machine nous a expressément confié, à tous les serviteurs de la Confédération, à mes soldats, à tous ceux qui ont fait de leur vie un exemple de dévotion, moi, Siegfried, Très Saint Magister de la Confédération, j'adresse mon salut. Le Dieu-Machine est reparu à l'un de mes serviteurs, pour lui annoncer la fin d'une ère et l'aube d'une nouvelle époque. De profonds changements auront lieu. Des changements durables, qui impliquent de la part de tous de la rigueur, de la sagesse, du discernement, et de l'ordre.
L'ordre de la Sainte Cléricature a agi pendant des décennies avec application, répandant la foi en notre Seigneur là où il fallait, tantôt charitable, tantôt impitoyable, mais toujours juste. LHérésie a quitté les mondes que nous connaissons. Luvre de cet ordre est immense, et nous lui devons tous la paix que nous connaissons aujourd'hui, et qui nous permet de servir plus ardemment le Dieu-Machine. Jamais la Confédération ne pourra être en mesure de dire combien elle est reconnaissante à tous les hommes qui ont uvré dans cette organisation.
Néanmoins, le Dieu-Machine est venu visiter l'esprit d'un de ses serviteurs. Il lui a ordonné de faire le nécessaire pour assurer le progrès et la prospérité au sein de la Confédération, et de réformer les institutions vieillissantes. La paix étant désormais dans chaque foyer, il apparaît nécessaire de revoir le fonctionnement de nos instances. Aussi, moi, Siegfried, Très Saint Magister de la Confédération et premier serviteur de Dieu-Machine, en application des lois de notre Seigneur, je déclare solennellement la dissolution pleine et entière de l'ordre de la Sainte Cléricature. Les agents affiliés à celle-ci seront dans l'obligation physique et morale de remettre leurs autorisations auprès des autorités concernés. Les fidèles et les loyaux seront bénis. Mais si certains serviteurs de cet ordre devaient désobéir à cette règle, ils seraient sévèrement punis.
Dans un souci dordre, les décrets relatifs aux exercices de la Sainte Cléricature seront abrogés les uns après les autres, sur une durée large, afin de permettre la transition qui verra émerger une nouvelle collégialité, afin de propager le ministère de notre Seigneur.
Puisse le Dieu-Machine vous porter en Sa sainte garde ».
La projection cessa. Interloqué, Cyrill resta sans réagir. Comme le vent sourd qui s'apprêtait à balayer une plaine quelques instants avant une tempête, il eut la sensation que ses idées refluaient, avant de revenir charger sa logique. Il choisit de s'asseoir, croiser les mains devant son visage, y posa son menton.
« L'imbécile ». Il avait été stupide de croire que Gregor aurait réagi sans défiance. Il avait le pouvoir pour et avec lui. Il ne pouvait pas le lâcher aussi benoîtement. Il aurait été stupide pour le Commandus Magnus de renoncer à tout le confort que lui apportait la situation. L'ennui, pour Cyrill, c'est qu'il y avait cru. Il avait vraiment cru que Gregor serait honnête, mènerait sans à coup cette délicate transition, et lui donnerait son dû. En faisant agir Siegfried, Gregor déclenchait un véritable cataclysme dans lequel lui, Cyrill, serait emporté si jamais le pouvoir tombait. Aussi, le major comprit qu'il ne pourrait pas faire porter la charge du meurtre du Très Saint Magister Oddarick sur Gregor, au risque de briser tous ses rêves de grandeurs. Aussi honnête qu'il fût, il était conscient que maintenir une prise sur le pouvoir temporel était une aide précieuse pour servir ses idéaux. Et sans Gregor
Il aurait voulu fermer les yeux. Il se souvint qu'il n'en avait plus. Ce détail ranima le souvenir douloureux de la perte de son corps. Si Gregor n'avait pas fait le nécessaire, il serait mort. A cause de cela, il continuait de se sentir redevable. Il savait qu'il ne pourrait ni le tuer ni le faire tuer. Il devrait choisir une autre alternative.
Mettre de la distance. Choisir une retraite assumée, loin du pouvoir, afin de s'assurer un confort certain et une position stratégique, au-dessus de la mêlée. C'était là l'unique solution de bon sens. En se retirant doucement de la vie politique, il n'aurait pas besoin d'abjurer, de trahir ses engagements d'un côté comme de l'autre, et donc de se salir les mains. Cyrill avait appris à craindre toute brutalité avec le temps, et si le fanatisme de ses idées était intact depuis sa prime jeunesse, son mode d'action s'était adouci. Cette douceur policée lui assurerait donc une planche de salut honorable. Une façon élégante de ne plus se mêler de toute cette agitation, du moins en première ligne. Car il n'entendait pas non plus cesser toutes les petites activités peu licites qui le liaient à quelques groupuscules de l'Inquisition aussi dévoué que lui à une vision rude et sans concession de la foi. Il faudrait déléguer les missions les plus risquées à des épaules fraîches et vaillantes. Et cela, il était sûr de ne pas en manquer.
La figure de Guilhem lui revint en tête. Flinn l'abandonnerait, c'était une certitude. Il lui faudrait alors un mentor, un sage guide pour affermir ses valeurs et rendre plus acéré le mordant de son âme. Son étrange donc pourrait bien en faire un héros de l'ombre. Un héros en mal d'affection, d'honneur, condamné à rester invisible... Oui. Voilà que le Dieu-Machine poussait vers lui un lot de consolation plus que conséquent. A son service, Guilhem pourrait accomplir des miracles, et lui assurer la force et la rapidité dont il devrait se défaire. Cyrill savait que Gregor et Flinn manigançaient dans le dos du jeune homme. Ils comptaient en faire un fossoyeur contre l'éventuelle résistance de l'Inquisition. Aussi, le contacter serait une affaire délicate. Cela n'effrayait pas le vieil homme. « Bah, j'en aurais vu d'autres ».
La seule perspective de pouvoir transmettre ses valeurs le satisfaisait bien au-delà de toute considération politique.
Il aurait enfin un fils.
TROISIÈME PARTIE
2167
1.
La chaleur moite étouffait la cohorte. Des dix officiers, seuls Livius et son aide de camp semblaient ne pas souffrir du climat torturé de la région. Le pas lourd, le regard ferme, ils avançaient dun même rythme, et menaient le reste de la délégation. Livius jeta un coup dil sévère en arrière, et secoua la tête.
Dois-je encore tenir le rôle dexemple ?
Un capitaine dune trentaine dannées, haletant, se présenta à sa suite.
Monseigneur, acceptez nos excuses pour ne pas
Je me fiche de vos excuses, capitaine Dikx, coupa avec fraîcheur Livius. Tout ce qui mimporte, cest dêtre à lheure pour la cérémonie.
La distance
Deux kilomètres sur un astroport dégagé et vous êtes hors service, capitaine ? Vous me décevez.
Lofficier soupira le plus discrètement possible, tandis que son supérieur séloignait en compagnie du lieutenant Lancaster. Il haïssait le visage rond et le regard sournois de celui qui prenait un malin plaisir à distiller ses ordres comme des piques verbales. Il ne comprenait pas le sens de la démarche, et cela ne faisait que gonfler sa colère. Il aurait rêvé deffacer le petit sourire mesquin qui planait sur les lèvres de son supérieur, mais la simple vision de la silhouette du Colonel Livius Mac Mordan len dissuada. Servir auprès dun tel homme, auréolé du prestige double de sa haute naissance et de ses exploits, constituait une récompense dont plus dun soldat aurait rêvée. Le capitaine Dikx se ressaisit. Il ne pouvait pas envisager de décevoir cet homme.
La Terre représentait un mirage brumeux. Ici, sur Delta Pegasi Sixte, son souvenir n'évoquait dans le cur des hommes que de simples images d'un passé si proche et si lointain à la fois. Livius s'attendait à trouver une faune et une flore plus exotique et plus grandiose que ce qu'il n'avait jamais connu. Les arbres flottants de la région équatoriale semblaient caresser les nuages. Les poissons-caravelles du super-océan global charriaient de véritables archipels de vie, leurs carcasses constituant un havre salutaire pour de nombreuses espèces. Enfin, les confettis de terres émergées concentraient tant de richesse minière que le pouvoir central n'aurait pu les ignorer plus longtemps sans commettre une erreur stratégique.
Livius n'avait pas eu son mot à dire concernant cette affaire. Et même s'il avait eu à s'exprimer sur le sujet, sa position n'aurait pas évolué d'un iota vis à vis de ce qu'avait édicté le pouvoir central. Il était un membre émérite de la maison régnante. Il considérait sa place et sa fonction comme naturelles, et n'aurait à aucun moment envisagé de remettre en cause des décisions pris par son frère, le Très Magister Siegfried, ou l'un de ses hommes de confiance. Sa fidélité, voilà sans doute possible la plus belle qualité qui le qualifiait. Et c'était cette même fidélité qui l'avait conduit ici.
Monseigneur ?
Lancaster était un homme d'âge mûr, une poire flétrie qui empestait de cette suffisance acre et pénible des officiers fiers, trop conscients des subtils efforts qui les avaient hissé à de tels rangs. Sa voix résonnait dans l'air trépidant comme un souffle lourd, pesé, où le ton de tenor contrebalançait habilement la netteté de chaque syllabe qui s'échappait de sa bouche. L'individu amassait tant de défauts que la réaction de haine quéprouvaient beaucoup de subalternes à son égard constituait une forme de politesse piquante, avec laquelle il avait appris à manuvrer habillement. Égocentrique, rusé, violent, impoli et retors, il jouait avec chacun de ces traits de caractère pour seconder son maître. Livius l'avait recruté en temps qu'aide de camp, et ne s'était jamais plaint de ses services. Sensible à la flatterie, le lieutenant rendait au centuple ce qu'il récupérait de compliments de la part de son supérieur.
Oui, Horatio ?
Monseigneur, peut-être devriez-vous écouter ces hommes...
Livius se fendit d'un sourire amusé.
Je ne te croyais pas si amène avec les officiers qui nous accompagnent... Tu te relâches, Horatio. Ce n'est pas bon.
Je préfère couvrir mes arrières, monseigneur.
Tu as l'honnêteté de le reconnaître, c'est déjà ça.
Je ne fais que vous servir, monseigneur, susurra le lieutenant.
Alors fais-le en silence, veux-tu ? Nous aurons assez de discours lénifiant sur la base pionnière.
Permettez-moi de vous dire que je vous trouve de très mauvaise humeur, monseigneur.
Livius lui décocha un regard noir.
Le contingent de cybernautes qui devait arriver hier aura plus d'une semaine de retard...
Et c'est cela qui vous perturbe, monseigneur ?
Livius secoua la tête, et fixa la pince qui avait remplacé sa main gauche. Celle-ci claqua sèchement. Mécanisé depuis l'âge de vingt ans, comme ses trois frères, il n'était pas rassuré de se trouver dans un endroit déserté des maîtres de la technologie. Il savait parfaitement exécuter les maintenances routinières qui assuraient le fonctionnement des parties cybernétiques de son corps, mais le risque d'une avarie si loin de la Terre le rendait nerveux. Une véritable épée de Damoclès planait au-dessus de sa tête, et il se forçait à oublier la menace. Il ne comprenait pas comment Horatio Lancaster parvenait à se montrer aussi désinvolte.
Tu ne serais pas mon aide de camp, je pourrais croire que tu es un de ces fils d'hérétiques qui se sont glissés dans les rouages de la société pour en tirer le maximum de bénéfices.
Horatio s'emporta d'un rire sonore.
Allons, monseigneur, vous n'y songez pas ? Moi, un fils de barbare ?
D'hérétique, corrigea le colonel.
Vous savez que j'aime jouer sur les mots, monseigneur...
Et moi donc...
Et vous savez que je ferais le nécessaire pour rendre votre séjour agréable, monseigneur.
Les propos de Lancaster résonnèrent dans son esprit. Livius jalousa les hommes de sa suite qui pouvaient encore se permettre la faiblesse de soupirer. Privé de poumons, avec ce corps qui se résumait à de complexes mécanismes et de multiples processus robotiques, il ne connaissait plus cette joie si discrète et si peu encouragée. La Loi Mécaniste imposait à tout individu masculin de remplacer sa chair faible et traîtresse par la sécurité et la force de la Machine. Et même convaincu de l'absolue nécessité de cette loi, une minuscule envie se dessinait dans les tréfonds de son âme. Quand l'appui de son père s'étiolait, lors de missions lointaines, il se laissait à rêver quelques instants qu'il aurait pu échapper à cette vie de service et d'honneur. Il supportait de moins en moins tous ces soldats qui s'inclinaient pieusement face à lui, pour la seule raison qu'il partageait son patrimoine génétique avec le Premier Messager du Dieu-Machine. Il avait trente-cinq ans. Il espérait trouver un bon parti et fonder une famille. Son père, toujours lui, l'en avait dissuadé jusqu'à maintenant. S'opposer à sa décision n'était tout simplement pas concevable. Livius en aurait été malade.
Paradoxalement, ce même dégoût naissant pour le laïus du Culte et la pompe des cérémonies et des hommages faisait vibrer en lui la corde raide et fourbue de l'honneur. Dressé plus qu'éduqué, il avait depuis son plus jeune âge su qu'il serait militaire. Tout avait été planifié dans ce sens. LAcadémie militaire dès sa dixième année, son premier grade d'officier à dix-sept ans, un parcours qui attirait jalousie et haine, mais qui gonflait son ego d'un flot de suffisance et de prestige. Il aimait son rôle et il saimait dans ce même rôle. Donner des ordres était devenu une seconde nature, et coordonner des actions militaires le fascinait toujours avec autant de puissance. Il n'aurait jamais pu quitter totalement cette vie d'aventure et de cérémonie, d'honneur d'homme accompli et versé pour une cause où son dévouement ne pouvait souffrir de réserve.
Il était un agent de la Confédération. Un serviteur du Dieu-Machine. Et cette simple idée remplissait de joie son cur de cyborg.
Je contacte la base, commenta platement Horatio.
Est-ce bien nécessaire ?
Les protocoles, monseigneur...
Ah, évidemment... Les ... protocoles.
La voix de Livius s'était teintée de cynisme. Tandis que son second contactait le bureau de communication de la base, établie à quelques kilomètres, il se retourna pour observer les huit officiers se rapprocher. Leurs visages rouges suaient à grosses gouttes. Il haussa un sourcil, puis se tourna à nouveau.
L'astroport était aménagé sur une ancienne coulée basaltique vaguement horizontale, qui avait crée un plateau haut de près de cent mètres. Le sol noir s'interrompait à quelques pas de Livius, tombant à pic vers une plaine luxuriante d'où montaient de nombreux sons et d'étranges plaintes. Un courant d'air brûlant venait se cogner contre la pierre surchauffée, et le colonel ferma l'il. Son implant oculaire qui couvrait la partie droite de son visage effectua une banale analyse spectrométrique des gaz. Beaucoup d'azote, de l'oxygène, mais aussi des gaz rares tel que de l'argon. L'usage d'une telle matière lui semblait tenir d'un autre temps. Une antiquité bonne à amuser quelques collectionneurs boiteux et belliqueux qui se seraient volontiers provoqués en duel pour un gramme de cet étrange gaz. Puis, il zooma. La fonction d'analyse de l'implant se modifia, et il fixa les profondeurs humides de la végétation. Quelques ravins laissaient deviner une forêt dense, sombre, plus étouffante encore que ce plateau où poussaient les herbes sèches et d'étranges fleurs aux teintes chatoyantes. Il se promit de faire un tour dans ces endroits intriguants, attirants. Ils devaient probablement receler des trésors biologiques et plus sûrement encore des dangers que se presseraient d'exploiter les cybernautes. Des poisons, des toxines, des espèces animales ou végétales mortelles. Il pourrait ramener ces trouvailles en guise de présents pour le Très Saint Magister. Comme à son habitude.
Horatio le héla. Livius se rapprocha, tandis que le visage du lieutenant, partiellement mécanisé lui aussi, se déformait sous des rides d'attention.
Que se passe-t-il ?
Ils en ont trouvé, monseigneur.
Trouvé quoi, Lancaster ?
Les deux cyborgs se toisèrent sans agressivité.
Des artefacts, monseigneur, concéda le lieutenant. Ils ont trouvé d'autres artefacts.
Livius jura entre ses dents, laissant son second dans un état mi-amusé par la scène, mi-inquiet pour les révélations dont il était le messager.
Les mêmes que dans les autres situations ?
Je suppose que oui, monseigneur.
Ne suppose pas, sois sûr. Je ne t'emploie pas pour établir des hypothèses dans ce domaine.
Exaspéré, le colonel leva un bras en l'air, souffla, et, rageur, se précipita sur le raidillon qui descendait vers la base pionnière.
Tandis que le soleil entamait une longue et monotone descente de son zénith, Livius se présenta devant le bâtiment circulaire des administrations. Malgré la haie dhonneur mise en place à son attention, il affichait un air maussade. Les artefacts. Le simple fait que des pièces aussi mystérieuses aient été retrouvées avait mis en alerte tout ces sens. Son intuition le travaillait, lui conseillant de faire demi-tour, de repartir pour la tête. Son honneur et son sens du devoir lui indiquaient lexact contraire. Tiraillé par des sentiments adverses, plongés dans des souvenirs flous, le colonel ne remarqua pas lhomme qui se tenait raide et digne devant lui. Un raclement de gorge le tira de sa torpeur. Il leva les yeux, constata la présence de lindividu.
Colonel Mac Mordan
Entendre son titre formel déstabilisa Livius. Il avait pris lhabitude dêtre nommé par son autre titulature, bien plus nobiliaire que militaire, et ce rappel à lordre le ravit tout autant quil lintrigua. Lhomme en face de lui devait ne pas avoir froid aux yeux pour briser les règles tacites qui entouraient le fils cadet du Commandus Magnus. Il avait du courage, beaucoup de courage, et Livius étaient persuadé quil ne se cacherait pas derrière des paroles vaines. Il lui semblait quil pourrait faire confiance à ce soldat.
Lui-même.
C'est un grand honneur de vous accueillir, mon colonel. Mais permettez-moi de vous adresser mes plus simples excuses pour l'inconfort de votre arrivée.
Vous parlez de la panne généralisée des navettes, n'est-ce pas, capitaine ...
Commandeur Adamsen, rectifia le militaire.
Un incident regrettable, déplora Livius.
Sans l'aide des cybernautes, nous tentons tant bien que mal de trouver d'où vient le problème. Mais les navigants sont plus doués à manuvrer entre les étoiles que dans le système d'alimentation d'un vaisseau.
Un sourire s'ébaucha sur le visage du colonel.
Nous ferons tout pour rendre votre séjour agréable, mon colonel.
Je n'en doute pas, commandeur.
Vous n'êtes pas venu seul, mon colonel ?
Alors qu'il s'apprêtait à répondre en ironisant sur les qualités d'endurance de son contingent, il perçut des éclats de voix provenir de l'extérieur. Une cavalcade précipitée martela le sol, suivi du cliquetis militaire et désarticulé d'un canon ionique se chargeant à pleine puissance. Au vu de l'écho, Livius estima à une dizaine le total d'armes qui devaient se braquer sur un objet quelconque. Une mise en joue en bonne et due forme, en tout point semblable à un entraînement maintes et maintes fois répétées.
Adamsen s'inclina légèrement, s'excusant du dérangement, et se précipita à l'extérieur. Sa voix calme et androgyne constatait avec l'impression de brutalité et de force de son armure d'apparat. Livius le détailla de dos, d'un regard froid, trop habitué aux passages en revue des adeptes de l'art de la guerre. Sous l'épaisse cape noire frappée aux grenats des armes de la Confédération, des bottes articulées et renforcées claquaient sur le sol. Lorsqu'il pivota vers un de ses hommes, le Commandeur Adamsen laissa deviner toute la complexité de son armure, un exosquelette lourd qui le faisait paraître bien plus grand et plus imposant qu'un homme ordinaire. Ce type de matériel était habituellement réservé à une certaine élite, la fabrication de tels bijoux technologiques demandant bien trop de temps et d'énergie pour être généralisé à tous les soldats. Un choix regrettable, estimait Livius. Elles étaient si maniables et si efficace pour protéger les hommes qui s'y glissaient qu'elles pouvaient constituer de précieux atouts tactiques sur un terrain. L'autre option qui aurait consisté à imposer la mécanisation à tous les soldats de la Confédération n'était pas plus envisageable. Le cyborg estimait cette seconde option comme plus coûteuse, mais autrement plus efficace sur un plan tant technique que moral.
Adamsen distribua une série d'ordres, et les soldats qui avaient constitué la haie d'honneur se dispersèrent. Le hall dessinait un rectangle au sol, et trois cotés s'ouvraient vers l'extérieur, sur ce qui semblait être une place d'arme provisoire. Un endroit découpé entre une pénombre huileuse et une lumière crue, violente, qui nabordait aucune décoration. Comme un prolongement de l'ambiance teintée de ténèbres, une ombre s'était abattu sur les visages. Tandis qu'Adamsen revenait vers son invité, l'amabilité qui l'avait habité dans les premières minutes de leur entrevue se dissipait.
Commandeur, que vient-il de se passer ?
Un incident, mon colonel.
Il soupira.
Nous avons envoyé des informations à votre aide de camp, le lieutenant Lancaster.
Les artefacts.
Exact mon colonel, les artefacts.
Et je suppose que « l'incident » a un rapport avec eux.
Nous devrions peut-être en parler en privé, mon colonel...
Livius acquiesça, et le Commandeur le dirigea vers un bureau situé à quelques pas du hall principal. Une pièce minuscule, où les deux occupaient presque toute la place. Le petit bureau intégré était embarrassé de relevés topographiques et de deux projecteurs holo, qu'Adamsen activa d'un geste machinal.
Les artefacts ont été découverts il y a moins d'une dizaine de jours. Les relevés satellitaires avaient identifié une anomalie magnétique sur lîle où nous nous trouvons, et le commandement général du secteur m'avait clairement indiqué qu'il y avait une chance pour que la planète porte en elle des objets xénomorphe.
Une chance... Ou une malédiction.
Adamsen ne nota pas le trait d'esprit.
L'ordre que j'ai reçu me demandait de les extraire au plus vite. Votre visite pour l'inauguration de la base pionnière devait être un bon prétexte pour les rapporter sur Terre, afin de les examiner.
Et ne pas attendre les cybernautes ?
L'avarie du Buenos Aires retardait leur venue, et visiblement, personne ne souhaitait prendre le risque d'un retard. Mon colonel, je vais être très franc avec vous : j'ignore ce que sont les artefacts, je n'ai pas reçu plus d'informations que nécessaire, et hormis leur forme et leur emplacement...
Je comprends, Commandeur.
Les hommes s'inquiètent, mon colonel. Ils ne sont pas en mission pour retrouver des objets d'une telle nature. Ils devaient se contenter de sécuriser la base et les environs, en vue de permettre l'extraction minière dans des délais rapides.
Adamsen baissa d'un ton, sa voix se réduisit à un murmure.
Vous savez ce qu'il s'est passé sur Six. Vous savez aussi que votre père, le très estimé Commandus Magnus, a permis d'éviter une catastrophe sur ce monde minier. Mais très honnêtement, je doute d'avoir ses capacités pour prévenir l'explosion de la situation, si tel devait être le cas.
Livius hocha la tête. Les événements qui avaient eu lieu une quarantaine d'année auparavant avaient semé le doute dans le cur des confédérés. Et comme le soulignait son hôte, la catastrophe avait été évitée de peu. Cela avait coûté la destruction de la cité principale de la lointaine planète. Un sacrifice lourd de conséquence, qui avait compromis pour de longues années l'exploitation des éléments de l'écorce lithosphérique de la planète.
Je comprends, Commandeur. Et je ne vous abandonnerai pas.
Adamsen se détendit imperceptiblement.
Merci beaucoup, mon colonel.
Alors, je suppose que je vais devoir vous indiquer ce que je connais sur les artefacts. Même si mon savoir sur ce domaine est limité.
Je pense que ce serait profitable pour nous tous, mon colonel.
Livius demanda dans un premier temps à connaître la nature exacte des incidents. Un rayonnement thermique avait commencé à faire fondre de façon très concrète et très inquiétante le local où étaient stockés les objets de la collecte. Deux cubes d'une trentaine de centimètres de section, parfaitement lisses, à la surface aussi brillante que du mercure, et qui vibraient au contact de la main. Une spectrométrie de base et quelques analyses courantes avaient permis dauthentifier les artefacts.
Personne n'a été en mesure d'identifier leur fonction première, commenta Livius. La seule certitude les concernant, c'est leur caractère artificiel.
Et leur nature ?
Un alliage, très certainement. Mais là encore, aucune réponse définitive.
Sont-ils dangereux ?
Jusqu'à présent, nous pensions qu'ils étaient inertes. Mais le fait quils aient transformé le coffre qui les protégeait en guimauve ne m'incite pas à aller dans le sens d'une innocuité.
Adamsen soupira à nouveau.
Et je ne sais pas comment les récupérer.
Champ de stase magnétique. Ils sont sensibles à la gravité. Et je suppose que s'ils ne sont en contact d'aucune matière, ils resteront inactifs.
C'est un pari risqué, mon colonel.
C'est hélas la seule option qu'il nous reste.
Le Commandeur hocha la tête.
Je vais donner des consignes en ce sens, mon colonel, ajouta-t-il.
Très bonne initiative.
Si les artefacts ne réagissent pas, nous pourrons considérer que l'affaire est réglée
Du moins concernant votre coté. Vous avez effectué votre mission sans faillir, Commandeur. Je saurai le reconnaître. Et même si les derniers événements ont quelques peu troublé la quiétude de votre base, vous avez bien réagi.
Sans votre concours, mon colonel...
Je n'ai rien fait de particulier, tempéra Livius. Je ne fais que suivre mes propres ordres, et je n'oublie pas Notre Seigneur. Voilà ce qui doit nous donner du courage et de la volonté.
Qu'Il soit béni à tout jamais.
Sur ces bonnes paroles, Commandeur, je vous propose de vous accompagner pour voir ces fameux artefacts.
Ce sera avec joie, mon colonel.
La base s'étalait sur un replat dominant d'une trentaine de mètres un ravin, qui descendait en cisaillant une plaine herbeuse et débouchait sur l'océan. Le vent y soufflait de façon permanente, tantôt tiède et doux, tantôt froid et rêche. Des pistes sillonnaient au travers de la végétation ambiante, constituant un lacis sinueux qui reliait les puits d'explorations et les bâtiments du centre. La base pionnière elle-même formait une curieuse étoile aux branches inégales, dont l'acier brut et le plastique couleur crème luisait encore. Une odeur d'ozone indécise baignait les lieux. Livius se laissa imprégner de l'ambiance de l'endroit. Une réminiscence, fugace, se figea en lui. Il se rappelait d'un séjour sur les côtes de Bretagne, alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Il se souvenait de vacances humides et de granit rugueux, de plages désertes, de campagnes majestueuses et sauvages. Et ce vent, toujours ce vent, qui battait l'herbe et fouettait le visage. Mais la Bretagne se trouvait très loin. Et le vent chargé de senteurs magnétiques ne lui apportait aucun réconfort. Le bâtiment censé protéger les artefacts était planté à une trentaine de mètre de lextrémité d'une des branches de la base. Un appentis métallique sobre, presque banal, si ce n'était l'étrange fumée qui s'en échappait. Rien ne semblait anormal. Tandis qu'il s'approchait, Livius constata que sa vision le trompait. Les tôles épaisses s'étaient tordues. Le toit s'affaissait en craquant par intermittence. Et une saveur désagréable inondait à présent sa bouche. La porte ouverte se convulsa une dernière fois, et s'écroula. Il s'approcha encore.
Au milieu d'une bouillie rougeoyante, les deux cubes sifflaient. Ils avaient dû être installés sur un établi, en attendant leur dernier voyage. Mais cet établi avait disparu. Seuls quelques boulons et d'étranges restes de plaques de carbone signaient sa funeste existence.
Par le Seigneur Mécanique, glissa Adamsen.
Qu'il nous ait en Sa sainte garde.
C'est une véritable hérésie.
Ne faisons pas concert de conclusions trop hâtives, répondit Livius d'un ton neutre et tiède. Tout ceci a une explication rationnelle, même si elle nous échappe encore.
Le Commandeur ne protesta pas.
Vous avez fait amener les générateurs ?
Ils seront là d'une minute à l'autre, mon colonel.
Il va falloir ruser. Si ces artefacts réagissent aux champs...
Livius laissa sa phrase en suspens. Il n'avait rien besoin d'ajouter. Si les champs de gravité entraient en résonance avec les deux cubes, rien de bon ne devait en sortir. Tous les individus présents sur la base étaient des cyborgs, et un choc électromagnétique les tuerait tous, à coup sûr. Malgré les protections dont ils étaient équipés, ils nétaient jamais à l'abri d'un incident.
Deux soldats se présentèrent, portant une lourde caisse. Ils se placèrent à proximité de ce qu'il restait de l'appentis, saluant verbalement les deux officiers, et disposèrent un premier générateur. Il s'agissait d'un assemblage de câbles et de boîtiers métalliques à peine plus gros que les cubes dont ils étaient censés rompre les effets thermiques. Après une série de manipulation, l'un des soldats indiqua au commandeur que tout était en place. Adamsen le gratifia d'un remerciement, et lui demanda de se reculer. Livius nota que même eux, deux simples soldats du rang, faisait parti du Saint Ordre des licteurs. « Père n'a pas envoyé les pires soudards ici », pensa-t-il. Le Commandus Magnus devait avoir une idée de ce que si tramait sur ce monde, avant même que les artefacts eussent été découvert. Il laissa cette observation de côté, et se promit d'y repenser plus tard, lorsqu'il rentrerait sur Terre. Sa priorité absolue devait être de se concentrer sur la gestion des champs. Un exercice qui s'annonçait ardu.
Commandeur, avez-vous déjà manipulé de tels générateurs ?
Hélas non, mon colonel.
Une chance que je vous aie accompagné...
En effet mon colonel.
Écartez vous et tenez-vous prêt à suivre mes instructions.
Adamsen recula de quelques pas, jusqu'à une distance qu'il estimait raisonnable. Livius saccroupit près d'un des boîtiers, et fit surgir de sa pince une série de câbles qui se tortillaient. Il les connecta d'un geste adroit sur une prise saillante, et laissa son esprit entrer en contact avec le générateur. Des indications se figèrent dans champ visuel. Un bourdonnement saccadé, de plus en plus régulier, résonna et secoua légèrement le sol. Une poussière commençait à s'envoler. Le grondement devint plus aigu. La poussière se comporta étrangement, se mit à léviter. Une odeur d'ozone bien plus forte que celle qui régnait jusqu'à présent se fit sentir. Livius était près.
Il tendit sa main droite vers les cubes. La poussière comprise dans un cercle de quatre à cinq mètres s'envola doucement, puis quelques morceaux de métal fondus s'élevèrent dans les airs. Livius ajusta le champ de confinement, laissa mollement retomber les objets tordus. Quelques étincelles crépitèrent lorsque l'intensité du générateur ajusta les correctifs.
Adamsen observait la scène avec inquiétude. De sa position, il discernait le visage de son invité. Les traits du Colonel Mac Mordan étaient tendus par la concentration. Il serrait les dents. Son il organique tremblait faiblement. Ses joues rosissaient, et de lourdes gouttes de sueurs commençaient à couler le long de son front. Leffort imposait sa loi au corps. Pour Le Commandeur, le fils du Commandus Magnus accomplissait là un acte d'héroïsme authentique. Il aurait tout à fait pu se retirer sur l'astroport le temps que la situation soit réglée. Adamsen était certain que la base contenait quelques âmes assez courageuses pour manipuler un champ magnétique sur une cible aussi sensible. Il aurait sans doute fallu davantage de temps pour trouver cette âme trempée dans la foi et la pratique, et le ramener ici. Mais aurait-il réussi ? Aurait-il été jusqu'au bout, en ayant une vague connaissance ce qui pouvait se produire ? Adamsen en doutait.
Il faut une autre source d'énergie.
La voix du Colonel Mac Mordan était gutturale. Il sous-vocalisait, et le processeur situé dans sa gorge transmettait un ensemble de sons métalliques, loin de la chaleur humaine dont il avait fait preuve jusqu'à présent. L'un des soldats s'avança, sortit un second générateur, le connecta au premier. Sa tâche accomplie, il recula sans tarder. La situation dégénéra à cet instant précis.
Livius avait senti l'afflux d'énergie s'échapper du second générateur. Le soldat avait correctement effectué le branchement, mais le conteneur plasma standardisé devait souffrir d'une légère imperfection. Par miracle, il avait pu dériver le courant électrique vers une bobine de délestage. Cela le préserva d'un choc direct, mais le champ de confinement en souffrit aussitôt. Les cubes, qui s'étaient élevé d'une dizaine de centimètres, retombèrent et se remirent à vibrer. Le rougeoiement du métal fondu devint plus fort. Livius sentit une vague de chaleur l'envahir. Il devait agir très rapidement, et sans commettre le moindre impair.
Il n'avait jamais manipulé un tel champ. Il possédait les connaissances théoriques pour le faire, mais face à la peur que manifestait son hôte, il avait décidé de prendre la direction des événements. Son honneur avait parlé, et il commençait à regretter de ne pas avoir choisi la voie du bon sens. Il aurait dû se retirer. Son honneur avait parlé, et il les mettait tous en danger.
La solution s'imposa sans violence à son esprit. Il allait devoir prendre un gros risque, mais s'il ne tentait rien, il condamnait à coup sûr la base. Le courant s'échappa vivement de la bobine de dérivation, légèrement déphasé, mais le convertisseur d'onde tint bon. Livius sentit une secousse parcourir son corps, il ne broncha pas. Il concentra un peu plus le champ de confinement, et les cubes s'élevèrent dans les airs sans trembler.
Stabilisateurs !
Les deux soldats se précipitèrent vers lui, et sortirent une dizaine de modules gros comme un poing humain. Livius fit sortir avec délicatesse les cubes des restes de lappentis, et les stabilisa à une cinquantaine de centimètres du sol. Les modules furent mis en place, et il relâcha progressivement le premier champ de confinement. Une trentaine de seconde plus tard, il coupa l'alimentation, tandis qu'un relais prenait en charge un nouveau champ, encore fragile.
Sécurisez l'alimentation. Mettez les moyens qu'il faudra, mais ne la coupez sous aucun prétexte.
Bien mon colonel.
Livius se désolidarisa du boîtier, laissant les câbles retrouver leur position dans son avant-bras gauche. Il se retourna vers Adamsen, encore animé par une tension conséquente.
Vous n'étiez pas si loin de la vérité quand vous parliez dhérésie, Commandeur.
Je suis admiratif, mon colonel.
Oh, ne le soyez pas tant. J'ai voulu agir vite, cela aurait pu nous condamner.
Livius désigna un des boîtiers encore en place sur le sol.
Un générateur électrique défectueux. Par bonheur, l'installation était stable. Nous pouvons remercier vos soldats de connaître leurs tâches.
Les hommes en question avaient déjà disparu.
Je vais faire monter une garde, ajouta Adamsen.
Mettez-y les moyens, Commandeur. Si les cubes retouchent quoique ce soit de solide, je crains que la base ne devienne plus qu'un souvenir.
Adamsen grimaça.
J'y veillerai personnellement, mon colonel. Dernière question : où devons-nous placer les artefacts ?
Peu importe où nous les stockerons à présent.
Livius réfléchit quelques instants, puis reprit la parole.
Le plus sage sera de les confier à mon équipe. Je vais faire mandater une navette depuis lAmsterdam, et l'équipe de cybernaute qui se trouve à bord prendra le relais. J'y joindrai quelques instructions.
Votre sagesse vous honore, mon colonel.
Livius sourit.
Ne nous portez pas malheur, commandeur.
Nous avons eu notre dose d'émotions fortes pour la journée.
Et je dois bien avouer que cela donne un certain charme à ce voyage.
Peut-être accepterez-vous que la cérémonie soit reportée à demain matin, mon colonel ?
Là encore, je vous trouve très perspicace, Commandeur.
Lintéressé sourit. Il héla plusieurs soldats, et laissa quelques instants Livius seul.
« Père sera furieux », songea-t-il. « Quand il apprendra ce que j'ai tenté... ». Il secoua la tête. Le Commandus Magnus lui donnerait encore une leçon de morale sur son importance, leçon que Livius balayerait avec les mêmes arguments habituels. Ce jeu les amusait encore, père et fils, et ils s'y prêteraient volontiers.
Mais la dérive de la situation l'inquiétait encore. Pourquoi les artefacts avaient-ils réagi ainsi ? Il se détourna à nouveau vers les deux cubes, les contempla de longues secondes. Personne n'aurait pu prévoir ce qui venait de se dérouler. Et personne ne devait plus ignorer les risques encourus à les manipuler sans précautions. D'une simple pensée, il contacta le lieutenant Lancaster, et lui ordonna de faire le nécessaire pour le mettre en relation avec le vaisseau resté en orbite.
2.
La maison empestait d'un mélange de salpêtre, de cire, de poussière et d'usure. Une lumière terne filtrait à travers des persiennes grimaçantes, brisées par luvre du temps et de la négligence de son ancien propriétaire. Les murs exhibaient les restes de tapisseries à la géométrie déstructurée, comme frappés d'indigence. Des ovales et des rectangles fleurissaient de lignes ternes, créations qui remuaient le souvenir d'un temps résolu, des décennies auparavant. Sur le sol, enfin, les traces de pas se disputaient sur les tomettes et le tapis dont la laine s'effilochait, laissant deviner une trame solide et dure. Invisible qui devenait visible. « Une sombre analogie », songea Guilhem. Il emprunta le hall d'entrée, et entama de descendre l'étroit escalier qui le menait vers la cave.
L'habitude guidait ses pas. Cette même habitude, qui, doucement, rongeait sa patience et ses rêves, aussi sûrement que la moisissure qui s'étalait sur les murs de cette demeure abandonnée, la condamnant à la ruine et la destruction. Avec douleur, il fit le parallèle entre les deux situations. Il aurait voulu soupirer, il ne pouvait le faire : il n'avait plus de poumons. Il n'en avait plus besoin, mais cette absence lui pesa soudain plus lourdement que n'importe quelle charge physique. Avec résignation, il contempla le sac qu'il tenait dans sa main droite. Une banale toile de jute, au travers de laquelle on devinait un objet cubique, dont les arrêtes devaient mesurer entre trente et quarante centimètres. Il eut l'impression désagréable que sa main brûlante s'emparait d'un bijou de papier, qui s'apprêtait à partir en fumée. « Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera », pensa-t-il. Un instinct suspicieux le fit tourner sur lui-même, dévisageant ses arrières. Un sourcil se haussa sur son visage trempé de concentration. Il ne vit rien, et, plus pressé que jamais, reprit sa marche. Il était venu seul. Il avait veillé à ce que personne ne le suive, multipliant les détours et allongeant son parcours d'une bonne trentaine de minutes. La sécurité de cette mission n'avait pas de prix, et la discrétion restait sa meilleure carte à jouer. Aussi estimait-il devoir encore se servir assez longtemps de ces subterfuges grossiers.
Aux marches se succédèrent une série de couloirs étroits, que Guilhem emprunta avec la force de l'habitude. D'un geste sans conviction, il poussa une porte métallique, quelque part sur sa droite, et se retrouva dans une pièce propre, au confort spartiate. Face à lui, un vieil homme au sourire avenant lui tendit une main amicale.
Major, entama Guilhem, sans serrer la main.
Cyrill le dévisagea, laissa tomber son bras, avant de poursuivre.
C'est un plaisir de te revoir, comme toujours. Et je constate que tu n'as pas changé
J'espère que tu me ramène de bonnes nouvelles ?
J'ai votre commande, major, répondit Guilhem d'un ton glacial.
Je t'en prie, pose la donc.
Calmement, le jeune militaire déposa un sac de toile à ses pieds. Cyrill l'ouvrit, s'empara du coffre qui s'y trouvait, et actionna avec une certaine retenue les verrous magnétiques. Ils se libèrent en sifflant.
Tu as donc réussi à forcer les cryptages. Un travail propre j'espère ?
Les cybernautes ont accepté sans broncher.
L'euphémisme était un mensonge flagrant. L'espace d'un instant, Guilhem refit le chemin qui l'avait conduit jusqu'ici. Il avait reçu, en premier lieu, un message écrit de la main du major Beik, qui le conduisit jusqu'à une gare souterraine où il retrouva un messager. Une clef de donnée lui fut confiée. Il passa une nuit complète, abrité dans un studio minable rempli à en craquer de projecteur holo, d'unité de transmissions et d'ordinateurs quantiques, à retirer tout le cryptage du message, pour enfin deviner sa cible. Il avait été surpris, mais n'avait pas bronché. Guilhem avait alors préparé une expédition discrète vers un hangar d'apparence banale, à l'est de Civimundi, à peine gardé par une poignée de soldats aux visages fatigués et anonymes. Il n'avait pas eu besoin de verser la moindre goutte de sang, tant la protection de l'endroit était fragile. La partie la plus complexe de son plan concernait une équipe de cybernautes logés au sein du complexe. Pour accéder à la salle d'entreposage, il devait passer par leur laboratoire. Il avait suffit qu'il rencontre le chef du lieu, qu'il lui fournisse un mot de passe, et il était reparti sans coup férir, en possession de cet étrange artefact. Un cube xéno. Le même genre de cube qu'il pensait avoir vu sur Barnard Prime. Naturellement, il avait été surpris, et un peu déstabilisé. Il s'était repris rapidement, et avait achevé d'exécuter sa retraite vers le même logement minable qu'il occupait depuis quelques mois. Le vol avait eu lieu trois semaines auparavant, afin que les pistes soient brouillées convenablement. Et, au terme de trois semaines d'attente interminable, il était revenu ici, porteur de l'objet convoité par son supérieur.
Il suffisait de trouver la bonne porte, ajouta cyniquement Cyrill. Tu as fait du très bon travail. La Confédération pourra te remercier, en temps et en heure.
Peu m'importe major, et vous le savez. La gloire ne m'intéresse plus.
Tu retrouveras une place décente, Guilhem. Il suffit d'être patient.
Je ne pense pas avoir été un ingrat, major.
Moi non plus. Je savais que tu aurais besoin d'un mentor lorsque Flinn t'as soigneusement abandonné pour cette abomination. Je savais aussi que je prenais un risque en te mettant au secret, dans mes manuvres, dans mes cercles. Tu t'en es sorti à merveille.
Ca ne suffira pas à faire revenir ce que j'ai perdu, répliqua d'un ton glacial le jeune militaire.
Voilà des mots bien durs pour un brillant élément tel que toi. Allons, Guilhem, je sais que la situation que tu traverses est loin d'être idéale, mais pense à l'avenir...
Il m'a abandonné, continua Guilhem sans se soucier de Cyrill. Il m'a abandonné sans plus de considération que cela... Il m'avait sauvé... C'était pire qu'une promesse.
Flinn n'est pas un humain.
Il me comprenait. Vous n'imaginez pas à quel point, major.
Il t'a manipulé, Guilhem. Il t'a berné et t'a tourné le dos dès qu'il en a eu l'occasion.
Il n'a pas eu le choix.
Alors pourquoi es-tu dans cette cave aujourd'hui, s'il n'avait pas le choix ? Pourquoi dois-tu transgresser ce que tu avais promis de chérir, s'il avait vraiment envie de veiller sur toi ? Pire encore : si Flinn était si brillant et si loyal, pourquoi n'est-il toujours pas mécanisé ? Tu as souffert dans ta chair, Guilhem... Comment peux-tu lui accorder tant de clémence ?
Cyrill planta son regard vide dans celui de son jeune acolyte.
Ne répond pas, je le sais déjà. C'est parce qu'il t'a sauvé la vie. Je le sais, tu le sais, nous le savons, et tous le savent. Et il faudrait être stupide pour croire qu'il s'agissait uniquement d'une charité et d'une morale exemplaire.
Je sais très bien qu'il veillait sur ses propres intérêts.
Et cela ne te suffit pas ? Il faut encore que tu t'y attaches ?
S'il n'y avait pas le garçon.
Malheureusement, le garçon est toujours là. Et toi comme moi avons suffisamment entendu parler de ses « exploits ».
Viltis, murmura Guilhem dans un souffle.
Il serra les dents. Les tendons de sa mâchoire déformèrent un instant ses traits. Un éclat malsain luisit dans son il organique. Un verre disposé sur une table basse se fendit, avant d'éclater.
Calme-toi, Guilhem.
L'enfant est une abomination.
C'est pour cela que tu m'as rejoint, te souviens-tu ? Oui, l'enfant est une hérésie vivante, et il faudra le tuer lorsque nous aurons plus de pouvoir entre nos mains.
Je ne pourrai pas attendre que la situation politique bascule... C'est bien trop long.
La dissolution de la Sainte Cléricature sera achevée d'ici quelques mois. Je sais que je te l'ai déjà dit mille fois, mais, Guilhem, prends ton mal en patience. À ce moment, le Commandus Magnus devra se retirer, et j'obtiendrai son poste. Naturellement, il ignore ce qui se passera par la suite. Je ne compte pas organiser de révolution, ni user de la force pour retourner l'opinion. L'intelligence d'un seul homme aura suffit à la convaincre que le changement était possible. À nous de convaincre ce même peuple que seul l'ordre et la constance des valeurs peuvent sauver l'humanité.
Ne me servez pas vos discours lénifiants, major. Je sais tout cela.
Un petit rappel ne te fera pas de mal.
Tout ce qui m'importe, major, c'est de boucler cette histoire rapidement et de retrouver une place qui m'était promise, et que j'ai perdu.
Ta récompense viendra Guilhem. N'aie pas peur. Tu es un serviteur du culte aussi efficace que dévoué. Tu auras une place de choix lorsque j'aurai achevé tout ceci.
Et à quoi servira le cube ?
Négocier. Une bonne partie des Saintes Armées n'aimerait pas savoir qu'un de leur précieux artefact a été dérobé.
C'est audacieux, commenta Guilhem.
Mais nous réussirons, conclut Cyrill.
Il se mura dans le silence. Satisfait de sa mission, Guilhem ne demanda pas son reste, et se retira. Alors qu'il se retrouvait seul, Cyrill remarqua qu'il avait reçu un message officiel en provenance du bureau de Gregor.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis l'annonce. Les préparatifs avaient été relativement longs, mais tout avait été fait pour que l'instant respire d'une solennité propre à ce genre de cérémonie. Dans l'antichambre de la salle de conférence, l'ambiance était à la circonspection. Les agents de tous bords, militaires, cléricaux ou scientifiques, attendaient que les portes s'ouvrent. Tous avaient été convoqués par les bureaux conjoints du Très Saint Magister et du Commandus Magnus, afin de prendre connaissance des ultimes directives concernant les réformes structurelles de la Confédération. Aucune annonce officielle n'avait encore eu lieu, mais il apparaissait clairement que cette conférence signait l'arrêt de mort de la Sainte Cléricature, et la destitution des derniers membres d'importance qui la constituaient. Le Major Beik y avait donc été convoqué, bien qu'il se soit officiellement retiré de la vie politique depuis près de cinq longues années, et qu'il n'ait plus qu'un rôle de conseiller dans l'institution. De la même façon, le lieutenant Flinn se trouvait là, en compagnie de son apprenti, Viltis, pour se voir retirer les derniers titres relatifs à son statut d'Inquisiteur. Lorsqu'il entraperçut la silhouette familière du vieux dévot, il se fraya un chemin parmi les notables réunis ici.
Major, entama-t-il.
Viltis, je vois que tu as également été convoqué à la petite fête, répondit Cyrill d'un ton caustique.
Il semblerait que cela soit la fin de tout ça.
En effet. Et je vois que tu es venu accompagné... Comment te portes-tu, mon garçon ?
Très bien, monseigneur, répondit Viltis, sans se départir.
Cyrill afficha un sourire de circonstance, poli et glacé, avant d'ajouter :
Guilhem devrait être ici.
Je ne l'ai pas encore vu, reprit Flinn. C'est d'autant plus étonnant que j'ai cru comprendre que nous devrions travailler ensemble sur une prochaine mission.
Oh, vraiment ?
La remarque prit de court le major. C'était, pour ses plans, une très mauvaise nouvelle.
Je suppose qu'il ne tardera pas, répondit le Naneyë.
J'en suis certain. Il sait être ponctuel.
Flinn dévisagea Cyrill. Il trouvait dans son attitude une tension qu'il ne décelait pas habituellement. Quelque chose le perturbait, et il était incapable de le définir. La présence de Viltis ? C'était possible. L'Inquisiteur n'avait jamais fait preuve d'une grande chaleur envers le garçon. Flinn était même convaincu qu'il concevait d'un mauvais il un individu capable des prouesses qu'il avait démontré à plusieurs reprises. Même policé, le fanatisme du major Beik restait une réalité intemporelle.
Un coup résonna contre les montants des portes en métal qui barraient l'accès à la salle de conférence. Un murmure passa dans l'assemblée. Alors qu'il détournait la tête, Flinn fut comme happé par une figure qu'il connaissait bien. Au fond de l'antichambre, en retrait, Guilhem de Choire venait dapparaître. Et son visage se figeait en une expression de surprise désagréable.
Viltis bâilla. Ce qu'il espérait être un geste discret eut pour résultat de détourner un nombre conséquent de paires d'yeux vers lui. Il rougit, espérant se faire oublier d'ici la fin de la séance. Flinn, assis à côté de lui, lui décocha un regard noir. Il ne laisserait pas passer un tel manque de respect, même dans une réunion aussi informelle.
Devant le Naneyë, sur la table noire laquée et brillante comme un lac, une broche rectangulaire reposait, légèrement de biais. La surface polie laissait à voir trois stries rouges identifiables. Il l'avait dégrafé au début de la séance, cette petite plaque de quelques centimètres de côté quil avait portée des années sans jamais oser y toucher. Mais il avait bien fallu qu'il se rende à l'évidence quand le Commandus Magnus lui avait demandé de faire le nécessaire pour que la cérémonie se déroule le plus rapidement possible. Une pointe de tristesse avait serré le cur de Flinn. Il n'était pas matérialiste, mais se séparer du symbole de son pouvoir l'ennuyait. Un ennui temporaire, car il savait qu'il retrouverait d'autres attributs. Mais jamais plus il ne porterait son grade de Noble Clerc sur la poitrine. Une époque se refermait, porteuse de souvenirs et d'expérience.
Il avait pourtant participé au démembrement de l'institution. La Sainte Cléricature, grouillante de vie, n'était plus qu'un nom fantôme, dont les derniers représentants se situaient dans cette salle. Pas de cérémonie publique, ni de remise de fonction voyante, encore moins de défilés à la gloire du Très Saint Magister Siegfried et de la Confédération, mais la présence simple et austère des plus hauts représentants de la société qui siégeaient en conclave restreint. Le Très Saint Magister Siegfried présidait, entouré d'une cohorte de serviteurs, mais également de son héritier, le Regalium Théodric. Le garçonnet, âgé de sept ans, se tenait assis en retrait de son père, entouré de quatre des gardes d'élite de son père, écoutant et regardant avec attention ce qui se déroulait dans la pièce. À la droite du Très Saint Magister, le Commandus Magnus Mac Mordan occupait une place confortable, également secondé par plusieurs individus dont certains étaient des officiers. Le père du dirigeant de la Confédération avait adressé un sourire amusé à Viltis. Il n'avait jamais caché le fait qu'il trouvait l'adolescent fascinant, et l'avait même pris sous sa protection. Un tel patronage assurait à Viltis une haute fonction lorsque l'âge adulte frapperait à la porte de sa conscience, et qu'il devrait alors donner sa vie pour le bien de la Confédération.
Major Beik, comment se portent les derniers contingents envoyés dans le système de Delta Pegasi ?
Une avarie moteur a retardé le dernier convoi, qui devait faire halte sur Sixte et Septime, Très Saint Magister, répondit cordialement l'inquisiteur.
C'est un problème... Cependant, les directives concernant Sixte sont arrivées sur place ?
Et exécutées, Très Saint Magister.
Parfait. Vous avez encore très bien travaillé, Cyrill. Je suis très content de vos services.
C'est un honneur de vous servir, murmura le vieil homme, rouge de plaisir.
Je suis ravi d'apprendre de telles nouvelles, mais le sujet de notre réunion n'est pas l'expansion de nos dernières colonies extrasolaires... Tout le monde est-il arrivé ?
Le Très Saint Magister détailla l'assemblée. Un sourire discret releva ses lèvres lorsqu'il constata que toutes les personnes dimportance étaient présentes. Outre le Commandus Magnus, son fils, le Major Beik, le Noble Clerc Flinn et son apprenti, les Cinq Maréchaux se tenaient à sa gauche. Plus loin, la silhouette fantomatique de Guilhem de Choire se dessinait sur le mur sombre devant lequel il se tenait. Son visage austère et blafard contrastait avec l'apparente bonne santé des autres personnes présentes. Enfin, une multitude de scribes et de personnels aux tâches indistinctes se tenaient en retrait, prêts à accomplir les ordres qui leur seraient donnés.
Messieurs, reprit le Très Saint Magister, puisse le Dieu-Machine être garant de notre sagesse.
Et qu'il nous guide maintenant et à tout jamais, répondit d'une même voix le reste de l'assemblée.
Mes amis, reprit Siegfried, si nous nous sommes réunis aujourd'hui, c'est pour clore un travail et une mission qui nous auront tenus en haleine pendant plusieurs années. Permettez-moi tout d'abord de vous remercier pour votre pugnacité et votre foi, qui nous ont permis de faire avancer la Confédération sur la voie de la sagesse et de la puissance.
Personne ne répondit, mais tous sourirent, trop heureux de recevoir un compliment si direct de leur maître.
Le Saint Ordre des Licteurs est une réalité. Une réalité viable, qui regroupe nos forces vives et nos plus brillants esprits. Nombre de mondes seront pacifiés sous la bannière de cette organisation, et par la grâce du Dieu-Machine, l'Homme ne cessera de s'étendre au travers du temps et de l'espace.
« Un dialogue réchauffé », pensa avec cynisme Guilhem. Depuis qu'il connaissait le Très Saint Magister, il trouvait que l'exercice du pouvoir l'avait amolli. Ce qu'il restait d'organique sur la carcasse imposante du chef confédéré devenait plus gras, plus rond, moins vivant. Et cette tendance à la platitude se ressentait dans ses discours. Le Très Saint Magister changeait régulièrement de scribe, et celui qui s'était occupé de mettre en forme les quelques phrases de ce laïus aurait dû s'abstenir. Siegfried omettait délibérément de mentionner son père, Gregor Mac Mordan, alors que la création du Saint Ordre n'était due qu'à son fait. Siegfried n'avait fait quentériner la décision, scellant par l'ordre de création la dissolution des Saintes Armées et de la Sainte Cléricature. Et lui, le lieutenant De Choire, avait pris part de façon très concrète à cette dissolution. La totalité des individus qui se trouvaient ici le savait. Guilhem en tirait une grande satisfaction. Son nom resterait inconnu, mais son uvre influencerait des générations de militaire. Il rêvait d'une gloire plus brillante, mais, comme l'avait si bien souligné le Noble Clerc Flinn, quil haïssait autant quil ladmirait, « la discrétion est l'apanage des véritables héros ». S'extirpant de ses pensées, il constata que le Très Saint Magister était en passe de finir sa tirade sur le bienfait de la fondation du Saint Ordre.
... et c'est pourquoi, Major Beik, je vous remercie encore pour l'énorme travail que vous avez mené dans ce projet, malgré la retraite publique où vous vous êtes plongé depuis près de cinq ans. Je sais également que vous étiez un défenseur acharné de la Sainte Cléricature, mais votre foi n'a pas entamé votre clairvoyance. Votre présence ici est le véritable symbole de l'union entre la foi de notre nation humaine et la force vive de nos soldats. Vous, le chevalier du salut de l'âme, vous deviendrez aussi un combattant de corps.
Le Très Saint Magister se leva, et se dirigea vers l'inquisiteur. Cyrill se leva à son tour, et s'agenouilla face au Très Saint Magister. La scène suintait d'un esprit chevaleresque suranné, mais cela ne fit pas sourire Guilhem.
Citoyen Cyrill Beik, par ma décision, je vous retire votre grade de Noble Clerc Major de la Sainte Cléricature Mécaniste. J'annule les privilèges liés à votre fonction, et je lève vos obligations à l'encontre de la Confédération.
Il s'empara alors de la broche du Major Beik, et la brisa en deux. Un serviteur présenta à côté du Très Saint Magister, baissant la tête, et portant en coupe une autre insigne, dorée et rutilante.
Moi, Très Saint Magister Siegfried, élève le citoyen Cyrill Beik au rang de Colonel de plein droit du Saint Ordre des Licteurs, avec les particularités de théologue et de commissaire pour la foi. Je déclare lui accorder les pleins droits liés à sa fonction, ainsi que tous les attributs lui permettant d'exercer son pouvoir en tout lieu et en tout temps. Je reconnais pleinement le caractère représentatif de sa tâche, afin quil massiste et qu'il porte Sa loi là où il le devra. Puisse le Dieu-Machine le guider avec sagesse dans sa tâche.
Le Très Saint Magister agrafa le petit objet métallique sur la poitrine de Cyrill, et l'aida à se relever.
Cyrill serra la main de Siegfried, inclina légèrement la tête, et se rassit. Sa mine était décomposée. Guilhem sut, quà cet instant, la situation échappait totalement au contrôle du vieil homme. Il ne comptait pas récupérer un titre aussi léger. Non. La seule chose qui avait motivé ses longues années hors du monde était la perspective dune nomination au grade suprême. Et cet espoir sétait envolé en une poignée de secondes. Guilhem samusa presque de la situation. Malgré le douloureux soufflet quil venait de recevoir, Beik conservait sa noble dignité. Et avec la même certitude le baron de Choire savait quil nen resterait pas là.
Le Très Saint Magister se dirigea alors vers Flinn, répéta le même rituel, et fit du Noble Clerc xéno un lieutenant-colonel, sur la cuirasse duquel luisait la plaque épaisse de son grade. Fort de cette mise en scène millimétrée, le Très Saint Magister retourna à sa place, visiblement ravi que sa tâche soit accomplie.
La Sainte Cléricature ne comporte donc plus aucun agent actif, trancha Siegfried. L'institution vient, par le changement de statut de ses derniers membres, de disparaître de facto. Cependant, il nous reste un dernier détail à régler. Commandus Magnus ?
Très Saint Magister...
Gregor se leva, et se présenta face à son fils en s'inclinant. Il tenait en main une cartouche grosse comme un avant-bras, qu'il décacheta pour en sortir un feuillet de papiers jaunis, visiblement ancien. Il les livra avec précaution au Très Saint Magister, puis se retira de trois pas. Siegfried brandit les feuillets, afin que tous puissent les voir.
Ceci représente les articles fondateurs de la Sainte Cléricature. Ce texte est le seul substrat légal qui donne encore existence à l'institution.
De son index droit s'échappa une légère flamme bleutée, tirant sur l'indigo, tandis que dans la pince qui avait substitué sa main gauche, il tenait toujours le monceau de papier.
Moi, Très Saint Magister Siegfried, je dissous devant vous l'organisation confédérée portant le nom de Sainte Cléricature Mécaniste. En détruisant ses statuts, je reconnais le caractère définitif de cet acte, et déclare que toute personne se désignant comme agissant au nom de cette institution sera déclarée hors la loi et passible d'une sanction définie par les Saints Officiaires. Que Le Dieu-Machine me soit témoin.
L'ensemble des feuilles se consuma en quelques instants, retombant sur la table en flocons de suie.
Gregor Mac Mordan, en détruisant les statuts de la Sainte Cléricature Mécanique, je te destitue de ta titulature de Sage Guide de cette institution. Les privilèges accordés par cette fonction te sont retirés.
Le Commandus Magnus s'avança vers le Très Saint Magister, et s'inclina.
Je m'en remets à votre pouvoir, Très Saint Magister Siegfried.
Sois félicité, Gregor Mac Mordan, pour ta loyauté à mon encontre.
À tout jamais je servirai le Dieu-Machine et son premier messager, le Très Saint Magister Siegfried.
Gregor se releva, tandis que son fils se présentait à lui pour l'accolade officielle propre à ce genre de cérémoniel.
La Confédération vient de franchir un nouveau cap, mes frères. Réjouissons nous des progrès accomplis, et félicitions chaleureusement le lieutenant-colonel Flinn et le Colonel Beik.
Sur un geste du Très Saint Magister, tous se levèrent et entamèrent de discuter sur un ton informel. Les serviteurs se retirèrent. La séance était levée.
Colonel Flinn ?
Le titre désarçonna le Naneyë. Il lui faudrait quelques semaines pour oublier son ancienne appellation. Les doux termes de « Nobles Clercs » ne seraient plus que de pâles allusions, qui reviendraient hanter son esprit de temps à autre. Il secoua la tête. Il se trouvait trop mélancolique à son goût, depuis quelque temps. Cela n'était pas normal.
Colonel Flinn, approchez s'il vous plaît... Le Très Saint Magister souhaiterait s'entretenir avec vous.
L'homme qui l'avait interpellé le connaissait bien. Le Maréchal Atavus Mörl assurait encore l'intérim du Saint Ordre, et Flinn avait eu le loisir de s'entretenir avec le chef militaire. Un homme de confiance, dont le langage policé constituait un précieux cadeau, et dont la barbe grisonnante ornait perpétuellement le visage. Le duvet de cheveux qui coiffait son crâne tavelé s'était épaissi depuis la dernière fois que Flinn l'avait vu, une semaine auparavant. Et comme à chacune de leurs entrevues, le Naneyë était enchanté d'avoir pareil interlocuteur face à lui.
Maréchal, je pensais avoir tout dit à propos de Viltis et de son... potentiel...
Je ne pense pas qu'il s'agisse de votre apprenti, colonel.
Ah ? Et de quoi donc ?
Je ne suis pas habilité à en parler. Le Très Saint Magister insiste pour vous recevoir, en privé.
Dans son bureau ?
Je suppose que oui. Mais vous ne sauriez refuser la compagnie de notre maître, colonel...
Le Maréchal Mörl avait décoché un sourire à la fin de cette phrase. Flinn savait très bien que le Très Saint Magister affectionnait de longues promenades dans les couloirs de cette cage dorée que formait le Palais. Il avait déjà eu l'occasion d'expérimenter par lui-même ce type d'exercice. Et malgré le réconfort et la quiétude d'une telle activité, il préférait les excursions hors de l'atmosphère pesante de ce centre du pouvoir.
D'un pas leste, il se dirigea vers Le Très Saint Magister. Celui-ci semblait tenir une conversation calme avec un autre Maréchal, que Flinn n'identifia pas tout de suite. Celui-ci prit congé en voyant arriver le Naneyë, et le salua d'un signe de tête.
Colonel Flinn...
L'ancien inquisiteur s'inclina longuement, comme il l'avait si bien appris des années auparavant. Cette gestuelle était devenue un automatisme récurrent, qu'il utilisait à chaque fois que le chef de la cybercratie se présentait à lui.
Très Saint Magister Siegfried. Je suis honoré de me trouver en votre compagnie...
N'inversons pas les rôles, colonel. C'est moi qui vous ai fait mandater, et c'est tout à votre honneur.
Ils s'éloignèrent de quelques pas. Le cyborg posa une main paternaliste sur l'épaule de son subalterne. Il est pas beaucoup plus petit que lénorme Naneyë ?
Flinn, la Confédération vous doit beaucoup, et ce que je m'apprête à vous demander ne m'enchante pas...
Une mission, Très Saint Magister ? Javais déjà reçu quelques informations dans ce sens.
Toujours aussi vif d'esprit, colonel. Je ne me lasserai jamais de cette intelligence.
Un serviteur se présenta auprès du Très Saint Magister. Le Regalium avait été mené dans ses quartiers, selon les instructions qu'il avait données un peu plus tôt. Siegfried hocha la tête, et reprit sa discussion auprès de Flinn.
Je disais donc que je vais devoir vous envoyer en mission, colonel. J'aurais préféré que vous mettiez en pratique votre nouveau grade dans d'autres circonstances, mais peu importe... Colonel, faites venir votre apprenti et le lieutenant De Choire.
Le lieutenant de Choire ?
Cela vous pose-t-il un problème, colonel ?
Flinn, embarrassé, laissa un silence de quelques secondes sinstaller, avant de répondre.
Nous navons pas servi ensemble depuis plusieurs années, Très Saint Magister. Qui plus est, jétais son mentor, et je ne peux pas dire que les conditions de notre séparation aient été optimales.
Je comprends, Flinn. Mais il est encore trop utile pour que nous nous en passions. Vous devrez mettre vos différends de coté.
Il sera fait selon votre désir, Très Saint Magister. Je ne saurais mopposer à votre volonté.
Je le sais, Flinn, et je me réjouis de votre loyauté. Cependant, par souci de discrétion, nous allons nous retirer dans mes quartiers. Je n'aime pas spécialement évoquer le sujet des artefacts en public.
La mine de Flinn s'assombrit. Il n'ajouta rien. Tandis que le Maréchal Mörl était venu se présenter devant le Très Saint Magister, celui-ci le renvoya aussitôt chercher les deux jeunes hommes. Le Naneyë les observa, tandis que le haut officier se présenta. Guilhem le fixait avec un respect sincère mais discret, tandis que Viltis était en totale admiration devant le géant cybernétique. Le garçon n'avait pas encore atteint la puberté, et il semblait presque anachronique au milieu de tant d'adultes et de tant de militaire. Tous l'avaient accepté, car tous connaissaient la réalité de son potentiel. Sous son apparence frêle et fragile, il cachait un talent monstrueux, redouté. Un talent qui semblait très éloigné, tandis qu'il fixait le visage souriant d'Atavus Mörl.
Le trio se rapprocha de Siegfried et de Flinn, puis le groupe s'éloigna en direction du bureau personnel du Très Saint Magister.
J'ai reçu un message du Colonel Mac Mordan, nota en guise de préambule le Très Saint Magister. Celui-ci est actuellement sur Delta Pegasi Sixte, pour une mission de représentation officielle, mais surtout pour rapatrier des artefacts retrouvés dernièrement sur place.
C'est une procédure habituelle, appuya le Maréchal Mörl. Avec cette méthode, nous avons déjà ramassé la grande majorité des artefacts retrouvés sur des planètes extrasolaires. Il n'y avait jamais eu d'incidents...
Jusqu'à présent, reprit le Très Saint Magister. Je vais vous montrer le message en question, et vous comprendrez tout à fait la nature du problème, ainsi que la raison qui m'a conduit à vous choisir pour cette mission. Cependant, il s'agit d'une bande tout à fait confidentielle pour le moment. Je vous en confierai une copie, colonel Flinn, ne vous inquiétez pas...
L'implant oculaire cybernétique du Très Saint Magister s'anima de couleur, et un faisceau de lumière s'en échappa. Un holo se matérialisa. Le visage grossi et pixelisé du Colonel Mac Mordan traduisait une mauvaise qualité à l'enregistrement, sans doute motivé par l'envoi rapide de données depuis un système aussi éloigné de la Terre.
« Message à l'attention du bureau du Très Saint Magister Siegfried, en provenance du Colonel Livius Mac Mordan. Protocole de sécurité Epsilon.
Très Saint Magister, je suis au regret de devoir vous contacter par message d'urgence au cours de ma mission. L'incident dont j'ai été le témoin, au cours de la manipulation des artefacts retrouvés sur Delta Pegasi Sixte, m'incite à devoir vous faire partager ces connaissances. »
Une vidéo effaça le visage. Une vidéo de très mauvaise qualité, dans laquelle on distinguait avec difficultés deux cubes argentés, au milieu de ce qui semblait être un monceau d'acier en train de fondre. Le plan ne durait que dix secondes, mais cela suffit amplement à Flinn pour éveiller son inquiétude.
« Comme vous pouvez le constater avec cet holovid' que j'ai enregistré, les artefacts ont littéralement provoqué la fusion d'un alliage métallique fer titane carbone relativement solide. D'après les analyses spectrométrie que j'ai pu faire et dont vous trouverez le détail en annexes de ce message le phénomène a généré une température proche de mille cinq cent degrés centigrades. En outre, une importante anomalie magnétique s'est produite autour des artefacts. Je n'ai pu m'en rendre compte qu'à l'instant où j'ai utilisé des générateurs de champs pour mettre en stase les artefacts, afin de protéger la base. En dépit de quelques difficultés techniques, je suis parvenu à mener l'opération à bien. Les artefacts sont en cours de transfert sur mon vaisseau. Ils reviendront sur Terre sans difficulté, mais je préfère rester prudent sur ce point. Très Saint Magister, je dois néanmoins vous avertir du caractère potentiellement dangereux de ce type de réaction des artefacts. Au vu de l'expérience dont j'ai à la fois été le témoin et l'acteur, je vous suggère d'utiliser des moyens à base de champ de confinement magnétique, et de soumettre le plus rapidement possible la question aux cybernautes détenteurs d'artefacts, afin qu'ils mènent des analyses plus poussées.
Puisse le Dieu-Machine nous avoir en sa Sainte Garde, et qu'Il nous protège de tout péril ».
La communication fût interrompue.
Vous comprenez pourquoi votre présence est importante, colonel, reprit le Très Saint Magister. Vous, et votre équipe.
Il s'approcha de Viltis et s'abaissa à son niveau. Le garçon détailla la masse hybride de son visage, sur lequel un sourire sesquissait, authentique et paternel.
Mon garçon, J'ai besoin de ton talent pour protéger la Confédération. Je veux que tu obéisses à tout ce que pourra dire le lieutenant-colonel Flinn pour te guider. En es-tu capable ?
Ce sera un immense honneur de vous servir, Très Saint Magister Siegfried.
C'est bien, Viltis. Je suis très fier de te compter parmi mes serviteurs.
Le Très Saint Magister se releva, les mécaniques de son corps tout en dorure et en fine gravure bruissa longuement.
Colonel, vous passerez par le bureau du Major Asweltorf. Il est au courant de la situation. Il a commencé à régler l'armure de Viltis. Il s'arrangera pour qu'il puisse sentraîner avant votre départ.
Notre départ, Très Saint Magister ?
Vous irez sur Rigel Cinq, où plusieurs artefacts sont regroupés. Vous assurerez le retour des pièces sur Terre, après quoi nous les stockerons dans un lieu sûr.
Très Saint Magister, avec tout le respect que je vous dois, pourquoi nous envoyer si loin ? Questionna Flinn.
Vous êtes les seuls à pouvoir maîtriser les champs gravitationnels. Viltis est le cur de ce système, mais sans vous, colonel, et sans vous aussi, lieutenant, il ne pourra pas travailler. Vous avez vu, comme moi, la situation dans laquelle a dû manuvrer le Colonel Mac Mordan... Imaginez ce qu'il pourrait se passer, si les artefacts se trouvaient être nocifs...
Flinn eut un frisson.
C'est pour cela que vous devez réussir cette mission, messieurs, appuya le Très Saint Magister.
Flinn se mit au garde-à-vous, Viltis et Guilhem l'imitèrent.
Nous ne faillirons pas, Très Saint Magister.
Je savais que je pourrais compter sur vous, conclut Siegfried, satisfait.
3.
Le vieil homme passa une main tendre sur le renfort d'une épaulière, un grossier quartier de sphère en alliage poli, rutilant.
Un véritable petit bijou, Viltis. L'armure est comme neuve. J'ai rajouté quelques renforts et augmenté la capacité du générateur magnétique auxiliaire. Tu ne devrais pas avoir de problèmes.
Même pour soulever un rocher de plusieurs milliers de tonnes ? Demanda l'adolescent.
Même pour ça.
Le major Asweltorf le gratifia d'un sourire, avant de le laisser seul en compagnie de l'armure. L'objet était lourd, massif, mais Viltis savait qu'il se montrait d'une maniabilité exceptionnelle. Les servomoteurs avaient été ajustés à sa maigre corpulence, et pour un temps, il oublierait cette figure frêle qui se reflétait dans les miroirs du Palais.
Major ?
Oui, colonel Flinn ?
Le Naneyë soupira, visiblement fatigué. Une lourde cerne appuyait contre son il droit, grise et gonflée. Il n'avait pas dormi de la nuit.
Major, vous êtes certain que...
Il s'en accommodera à merveille, trancha le cybernaute. Vous avez vu comme moi les prouesses dont il a fait preuve lors de son dernier entraînement, nest-ce pas ?
Flinn n'aurait pu l'oublier. Son apprenti s'était saisi d'un transporteur chargé à ras bord de lest, et l'avait délicatement arraché à la gravité terrestre pour le reposer au même emplacement, après lui avoir fait décrire une série de volte et de boucles gracieuses. L'armure avait canalisé et renforcé en partie son don de télékinésie, mais l'origine même de ce pouvoir demeurait Viltis. Il devenait plus fort chaque jour. Flinn en avait frémi. « Et si, un jour, il avait la capacité de générer un point de gravitation aussi puissant qu'une étoile ? ». L'idée l'avait effrayé. Rien ne semblait pouvoir arrêter l'ascension de Viltis et de son pouvoir.
C'était une démonstration impressionnante, commenta l'officier supérieur.
Un garçon formidable, poursuivit Asweltorf. Un véritable cadeau du Seigneur Mécanique... Exactement comme toi.
La comparaison est flatteuse, bredouilla Flinn, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit bien justifiée.
Et comment qualifierais-tu tout ce que tu as fait pour la Confédération, si ce n'est pas un présent ?
Ma mission.
Ta mission... La fausse modestie n'est pas une qualité, railla le major. Je sais que tu n'es pas prétentieux de nature, mais sois fier de ton travail, Flinn.
Major, je ne comprends pas où vous voulez en venir.
Sois fier d'avoir été choisi et d'avoir su remplir ta mission avec grandeur. Voilà où je veux en venir. Ne te cache pas derrière un « je n'ai fait que mon devoir ». Tu sais très bien que tu es allé plus loin que ça.
Le major posa un doigt sur l'armure de Flinn.
Tu es resté coincé dans cet exosquelette pendant des décennies. Tu as choisi d'endurer la souffrance, parce que tu ne t'estimais pas digne de devenir un cyborg de plein droit.
Mon père...
Le Gouverneur Inuë est lui aussi exceptionnel. Mais il n'a pas eu de dangers à affronter. Pas de périls aussi conséquents que ceux que tu as traversés.
Nous avons déjà eu cette discussion, major, répliqua Flinn, lassé. Vous connaissez mon point de vue sur le sujet.
Techniquement, tu es un hybride, Flinn. Ton armure est indissociable de ton corps. Et tu sais aussi que les mutations qui ont entraîné une fusion partielle de ta chair avec les systèmes de survie sont définitives. Stricto sensu, tu es un cyborg, quoique tu en penses.
Il soupira.
Mais ce n'est pas la définition que moi, en tant que cybernaute, jentends. Tu es encore tributaire de tes fonctions vitales. Tu réfléchis uniquement avec un cerveau organique... Un cerveau organique, Flinn. Avec tout ce que cela comporte de risques datteintes vasculaires, de destructions de cellules, de dégénérescence, bref, toutes ces tribulations qui font que l'individu sensé devient sénile avec le temps. Et nous savons tous les deux que tu approches d'un âge relativement avancé...
Les anciens d'Alioth vivent plus de deux cents ans, protesta le Naneyë.
Mais tu n'es pas un vieillard reclus. Tu es soumis à un important stress. Et je crois que tu arrives aux limites de tes capacités seules, sans appui.
Major...
Flinn, reprit sombrement Asweltorf. J'ai fait part de mes conclusions auprès du Commandus Magnus. Il est parfaitement d'accord sur le fait que tu dois être mécanisé dans un avenir proche.
Major, vous savez très bien que je ne suis pas prêt...
Plus que tu ne le penses.
Et vous savez aussi quelles contraintes morales cela me pose. Vous savez que je ne suis ni un traître, ni un dissident, et que je fais tout mon possible pour servir le Dieu-Machine...
Prouve-le.
La dernière réplique du cybernaute arracha à Flinn un rire forcé, caustique.
Vous m'avez piégé, major.
Je préfère que nous en discutions sur un ton léger alors que nous pouvons nous permettre le luxe de réfléchir. Mais un jour où l'autre Flinn, il faudra te décider. J'espère simplement que cela ne sera pas sous la contrainte d'une blessure ou d'une maladie grave.
Je tâcherai d'y réfléchir.
Bien.
Viltis héla le cybernaute. Celui-ci salua le Naneyë, et se dirigea vers l'adolescent.
Le major et Viltis semblaient plongés dans dinterminables observations. Flinn regarda la scène quelques minutes, puis, désuvré, invita Guilhem à le suivre dun regard très appuyé.
Ils sentendent bien, nota le lieutenant.
Cela na pas lair de te plaire
Mon colonel, avec tout le respect que je vous dois, je crois que
Guilhem se ravisa, baissant dun ton quand le visage dun cybernaute sécrasa dans son champ de vision.
Je crois que le major en fait trop, reprit Guilhem dune voix murmurante.
Rien que ça ?
Je connais le talent de votre apprenti, mon colonel.
Qui ne le connaîtrait pas ?
Vous marquez un point, mais malgré tout
je crois que
je crois quil nest pas bon quils passent trop de temps ensemble.
Flinn, qui marchait dun pas leste à coté de son ancien élève, se stoppa net.
Attends, Guilhem, si je te suis bien
Toi, qui a commis des actes bien plus répréhensibles quune pauvre petite discussion, tu es en train de me dire de
De me méfier du major Asweltorf ?
Guilhem comprit quil était allé trop loin, mais nen démordit pas, et hocha la tête dun mouvement franc, sans équivoque.
Cest une mauvaise blague ?
Non, mon colonel, je ne crois pas.
Flinn sembla se gonfler, et se rapprocha de son subalterne jusquà ce que son index pointe sur le plastron articulé du jeune homme.
Maintenant, écoute-moi bien, Guilhem. Je tai sauvé la vie, jai fait de toi un personnage influent, et je ne crois pas que tes petites leçons de morales soient les bienvenues. Je sais que tu naimes pas le Major après ce quil ta fait, mais ce nest sûrement pas une raison pour tenter ce genre de bassesse.
Cet homme est vicieux, souffla le lieutenant.
Retire ces mots tout de suite.
Je ne suis plus sous vos ordres, mon colonel.
Peut-être, mais noublie pas ce qui nous attend.
Guilhem braqua un regard atone contrebalancé dun rictus féroce.
Mon colonel, méfiez-vous du major Asweltorf.
Je nai pas de leçons à recevoir, répliqua Flinn. Pas de ta part en tout cas.
Guilhem soupira, lassé.
Nignorez pas son passé, mon colonel. Il est rusé, peu fiable.
Peut-être le jour où jaurai quelques preuves
Un sourire torve tordit la bouche de Guilhem.
Sil vous faut si peu de choses pour être convaincu, mon colonel, ce sera un véritable jeu denfant.
Il tourna les talons, ignorant avec superbe le Naneyë.
Tu es mon subalterne, gronda Flinn. Reviens ici.
Plus maintenant mon colonel, répondit Guilhem après sêtre retourné. Je nai plus de véritable statut, alors, que pourrez-vous faire contre un fantôme ? Je sais très bien ce que vous comptez faire de votre prestige. Grand bien vous en fasse. Mais ne considérez jamais que nous serons comme avant, maître et disciple.
Tu ne ten tireras pas à si bon compte, Guilhem
Tes petites vengeances
À mon tour de mener ma carrière, mon colonel.
Et dans un rire léger, il seffaça au coin dun couloir.
« Quel idiot ». Guilhem se maudit davoir été si crédule. « Quel idiot ai-je fait », songea-t-il à nouveau en dépassant un autre angle, alors quil ne cessait de séloigner du laboratoire du major. « Comment ai-je pu être assez stupide pour croire quil mécouterait ? » Il savait que le lieutenant-colonel Flinn lui donnerait une oreille attentive, tout comme il sattendait à la réaction que fut la sienne : de la méfiance, de la défiance, du mépris et une colère neuve, malsaine. Lofficier toisa un serviteur qui passait en cahotant devant lui, manqua de le bousculer, et décida quil en avait vu assez pour la journée. Il rêvait décraser quelque chose entre ses doigts. Il lui fallait un objet physique, un médiateur sur lequel passer toute sa frustration, sa hargne. À cet instant, il saperçut que lun des patios que longeait le couloir quil empruntait possédait des ouvertures, et quelles étaient ouvertes. Avec un soulagement relatif, il se dirigea vers une porte vitrée, oblitéra ses canaux visuels lorsque le soleil percuta son visage, et laissa la tension refluer petit à petit.
Le lieutenant-colonel ne pouvait pas comprendre. Il était lui-même une partie du problème de Guilhem. Il navait pas hésité à lenvoyer vers un danger certain alors quil se remettait à peine de ses blessures subies sur le Keller Lumen. Il lavait littéralement répudié, le radiant de son statut dapprenti, et brisant définitivement son idéal fragile mais bien réel dinquisiteur de plein droit. Pire encore : il avait activement participé à la destruction de cette institution. Pendant quatre longues années, Guilhem avait voyagé très loin, bien au-delà de ce qui lui semblait supportable. Il avait vu, écouté, sentit, goûté à la trahison et sa sur jumelle, la suspicion. Il avait allègrement torturé, arraché tant de secrets de cur et desprit que sa conscience suintait des souvenirs de mille maux, et il savait que jamais le baume du temps neffacerait la cicatrice dans sa mémoire. Et le lieutenant-colonel ignorait tout cela. Oh, bien sûr, il connaissait le contenu exact des missions, le nom de chacun des individus passés entre les griffes de Guilhem, ainsi que la lente agonie psychique qui avait suivi leurs chutes. Lui-même avait participé à des séances de conversions. Et pendant des décennies, les fantômes mécaniques de ces officiers et de ces soldats renégats hanteraient les murs de bon nombre dinstitutions Confédérés. Mais les larmes ? Les cris ? La douleur ? Le doute ? Non. Impossible. Blocage complet de la situation, incompréhension, silence et gêne, le parcours douloureux de la rupture sinscrivait entre le maître et son ancien disciple.
Guilhem trouva le réconfort dun banc placé face à un bassin rempli de poissons noirs, boursouflés, et dont la gueule ne cessait de venir caresser la surface. Leurs corps mous se frottaient aux lignes graphiques dalgues colorés, elles-mêmes éclairées par de subtils jeux de lumières. Guilhem nappréciait pas la scène. Il avait détourné ses yeux vers le haut. La chromatique ronde des couleurs faussée par la restitution dun filtre infrarouge et ultraviolet lui renvoyait une image du ciel chatoyante, presque hallucinatoire. Le jour faisait place à une nuit en symphonie de lueurs mauves, jaunes, vertes, bleues et rouges. Avec une certaine lassitude, il reconnut le point grave et lointain dune étoile. Une étoile quil navait que trop bien connu. Un havre qui sétait mu en un cauchemar vivant.
Guilhem revint environ trois ans dans le passé. Il se revit, debout, face à la sphère brûlante et majestueuse de létoile classée sous le nom de codage universel CS-359-W. Magnitude apparente de 13,53. Une naine rouge, presque froide, que lamiral du vaisseau dans lequel il avait pris place détaillait avec un plaisir de connaisseur. Une véritable gourmandise, à trois jours de voyage de la Terre. Une simple promenade pour Guilhem. Le système de Wolf lavait accueilli dune chaleur tiède et dune lumière douce, en forme de veilleuse immense, réchauffant à peine latmosphère dun amas de matière en orbite. Wolf Trine. La taille de la Lune, une atmosphère saturée de dioxyde de carbone et de méthane. Une végétation déclinante, dont lempire sur le petit monde reculait un peu plus chaque jour. Une Lune verte, mais un monde aussi condamné que Vénus. Lexploitation de ressources minières, ainsi que la présence de trois colonies humaines expliquaient lintérêt de ce monde pour la Confédération. Vingt-cinq milles individus, la moitié environ composant une solide assise civile qui avait choisi de migrer sur un monde en voie de désertification, mais dont les océans peu profonds offraient de véritables tropiques. Manhattan, cité marine en forme de gros village dacier et de béton qui plongeait ses racines sur une plage douce à la flore onirique, semblait constituer la promesse dune construction longue, durable, en accord avec une politique expansionniste, volontaire. Manhattan, comme un pied de nez à lhistoire de New York, rayé de la carte terrestre. New York, nom du méga continent qui abritait toutes les installations humaines. Queens et Brooklyn étaient les deux autres lieux dactivités humaines. Guilhem ne les avait jamais vues. Les deux petites colonies ne représentaient que des noms étranges à ses oreilles. Aucun intérêt. Sa mission le conduisait uniquement parmi le réseau solidaire, solide, mais microscopique des élites de la cité capitale. « Manhattan, Pionnière et Forte » scandait la bannière qui lavait accueillit sur lastroport juché dans un équilibre artistique sur une corniche maritime. Les deux Nobles Clercs qui lavaient salué alors quil descendait la rampe de la navette de liaison lui semblaient également « pionniers » et « forts », une assurance agressive animant leurs gestes et leurs paroles. « Ici, nous sommes les plus fervents fidèles du Culte Mécaniste », sétaient-ils vantés. Cela navait arraché à Guilhem quune pensée méprisante, presque vulgaire. Une insulte sétait dessinée dans son esprit. Il aurait pu convoquer le terrain de lhonneur pour les rendre dociles, craintifs. Il sétait retenu, conscient de signer son arrêt de mort sil allait dans ce sens. Il avait crevé denvie de les remettre à leur place, celle de pauvres petits roturiers incapables de comprendre le sens réel de leur mission, et de se vautrer dans une complaisante médiocrité que lui, fils de général, devait combattre avec le plus grand sérieux. Guilhem se sentait encore investit dune mission sacrée envers ceux qui lui avaient permis de faire ses preuves. Et cet engagement le rattachait souvent à une réalité faite dactes concrets, dobligations morales mais cohérentes. Les inquisiteurs navaient pas perdu de temps, et malgré la palabre lourde des lieux communs et des clichés langagiers, ils lavaient mené aussi sec vers lobjet de sa visite. Le siège local de la Sainte Cléricature occupait un bâtiment encore neuf mais déjà défraîchi, où la lumière orangée semblable à un perpétuel coucher de soleil miroitait sur les fenêtres encrassées et les corniches daciers qui entouraient la construction rectangulaire comme de monstrueuses ceintures. Là, les Nobles Clercs sans nom lavaient laissé patienter dans un hall terne, vide, tandis quils avaient prévenu le maître des lieux de son arrivée. Une attente froide avait investi son corps, raidissant son esprit, et le mantra des préceptes que Guilhem brandissait en épée tranchante galvanisait son esprit. Aride, lair local faisait suinter sa peau dune substance salée et grasse, quil essuyait dun revers de main, contemplant après son geste la finesse de la construction de ses membres robotiques. Des mains ? Non, des organes de pouvoir où tant de sang avait coulé et coulerait encore. Une porte sétait alors ouverte sur une bedaine proéminente et un sourire jovial doù perçait une part de mensonge aussi évident quavenant. Le Noble Clerc Major Deenick sétait avancé, et Guilhem sétait levé. Ils avaient échangé leurs identités respectives, dans un parfum de poncifs polis, et sétaient dirigé vers le bureau du Noble Clerc que ce dernier avait refermé dune main leste.
Que me vaut le plaisir de votre visite, agent De Choire ?
Contrôle des exports, avait répliqué Guilhem. Une simple procédure de routine.
De Choire, De Choire, avait continué lofficier, ignorant la réponse à sa propre question. Le fils aîné du général de Choire ?
Lui-même.
Cest un immense honneur ! sétait extasié Deenick. Un immense honneur pour une si petite planète que Trine
Je ne comprends pas la raison de la venue dun tel être émérite comme vous lêtes ici
Un de vos subalternes aurait pu soccuper de toute cette manuvre. Une perte de temps, vraiment. Je ne comprends pas les hautes administrations de vous confier si fastidieux travail.
Jaime me rendre compte de la réalité au travers de mes propres yeux.
Des yeux nobles, semble-t-il.
Guilhem avait décoché un sourire de politesse.
Vous êtes trop bon, major.
Allons, allons, vous êtes mon invité. Je ne suis pas là pour vous jouer une pièce de théâtre.
Ah, vraiment, major ?
La première attaque. La plus décisive. Deenick avait pâli.
Que voulez-vous dire, agent De Choire ?
Oh, rien de bien important. Javais justement limpression que vous me sembliez trop honnête pour « jouer une pièce de théâtre ».
Guilhem avait mimé des guillemets. Deenick était devenu plus blafard encore.
Écoutez, monsieur, je fais mon travail avec toute la droiture et lhonnêteté que me dicte ma mission ici.
Une mission en forme de punition, non ? Vous étiez un brillant Noble Clerc sur Terre. Vous avez même servi sous les ordres directs de feu le Commandus Magnus Keller.
Un saint homme, avait répondu Deenick en hochant la tête. Et je ne dis pas ça par pur conformisme, non. Je le pense vraiment.
Et que pensez-vous de Ebrahim Entor ?
La surprise avait fait trembler le major.
Je ne comprends pas bien, agent De Choire
Pourtant, vous devriez, non ? Vous avez passé quelques années à ses cotés, au Palais. Vous étiez en charge de certains dossiers compliqués qui donnait du fil à retordre sur le secteur de la Grande-Bretagne.
Ce sont là des affaires confidentielles, je ne peux pas en parler aussi librement que vous le souhaitez, avait répliqué lhomme bedonnant dune voix mal assurée. La Sainte Cléricature punit durement tout ce qui outrepasse les clauses du secret de ses missions.
Êtes-vous au courant de la situation ?
Deenick avait hésité de longues secondes, avant de se lancer.
Oui
Non
Enfin, pas dernièrement. Mais nêtes-vous pas là pour la gestion et le contrôle des exportations annuelles en matière première ?
Si, et cest bien ce que je fais.
Laplomb de Guilhem lavait à nouveau déstabilisé. Il avait sué à grosses gouttes, et il avait semblé au jeune homme quil sétait davantage enfoncé dans son fauteuil.
Des renseignements, ne voilà pas une excellente matière première pour notre noble institution ?
Bien sûr, bien sûr, monsieur De Choire
Vous savez, je nai rien à cacher. Je suis prêt à me livrer à la Question si tel est votre désir
Vous nêtes pas vraiment un agent de contrôle, nest-ce pas ?
La nature de ma fonction ne devrait pas vous préoccuper avec trop dattention, major
Avez-vous eu des rapports avec lex-citoyen Commandeur Entor, major ? Avez-vous échangé, avant sa Conversion et son inculpation pour haute trahison, des informations susceptibles de nuire à la Confédération ?
Monsieur
La voix de Deenick sétait étranglée dans sa gorge. Il sétait su piégé, à cet instant. Il avait tenté de se relever, mais Guilhem lavait coupé dans son geste.
Inutile de tenter quoique ce soit, major. Je suis accompagné dun bataillon complet de Licteurs fidèles aux principes du Très Saint Magister Siegfried. Dautre part, nous savons que vous avez eu une correspondance soutenue avec Entor. Si la nature de celle-ci est totalement légale, et ne remettait pas en cause le principe dunion entre les corps armés et la Sainte Cléricature, vous navez aucune raison de vous en faire. Si cest le contraire, par contre
Guilhem avait laissé sa phrase en suspend de manière volontaire. Un petit effet de manche pour appuyer sur la situation complexe dans laquelle sétait mis le major. Au grand étonnement du jeune cyborg, celui-ci avait esquissé un sourire tiède, compatissant, avant de le fixer droit dans les yeux.
Alors vous aussi, ils vous ont eu, monsieur De Choire.
Je sers une cause juste.
Sans vous poser de question sur son intérêt final ?
Il nest pas de mon ressort de poser des questions. Jagis pour la mission que lon ma confiée.
Vous me semblez pourtant doté dune grande intelligence, cest bien dommage
À nouveau Deenick avait souri.
Nous avions un très riche échange avec Ebrahim. Il se savait perdu et condamné par cet ignoble traître quest le Commandus Magnus. Pendant un temps, jai lutté contre le commandeur, soutenant celui qui me semblait être la force vive de nos espoirs, licône de labsolution du Dieu-Machine. Le bras armé de la Sainte Cléricature. Mais lorsque le dossier du décès pardon, de lassassinat programmé de feu le Très Saint Magister Oddarick a été porté à ma connaissance, jai compris que la foi nétait plus un motif valable pour que la Sainte Cléricature poursuive son entreprise légitime.
Il avait soupiré, puis reprit.
Jespérais faire de Trine un havre de paix pour ceux dont la conscience se battait entre les convictions et la réalité pragmatique, bien plus sale. Jai eu loutrecuidance de tenir tête à ma façon contre le culte régnant. Mais je ne regrette rien.
Deenick sétait levé, et Guilhem lui avait quasiment sauté dessus.
Je nai pas honte de tout cela, monsieur De Choire. Alors, faites votre office. Vous avez ici mes aveux pleins et entiers.
Citoyen Lied Deenick, au nom du Dieu-Machine, je vous arrête au motif de haute trahison envers le Culte Mécaniste et le Très Saint Magister Siegfried.
Amen.
Guilhem lui avait décoché, par pur réflexe, un violent crochet, et le major avait lourdement chuté. Mais il navait pas pleuré, ne sétait pas plaint. Il avait eu ces mots, troublant, à ladresse du jeune homme.
Il ne nous reste plus que la désolation. Entor avait raison : les idées sont nobles, mais si lHomme qui les conduit est un malfaisant, alors elles finiront par perdre leur sens.
Wolf Trine avait conservé sa part de mystère. Deenick avait déjà été réduit à létat de loque humaine, ses idées de dissidence révoquées par la puissance des instances du Dieu-Machine. Guilhem ne lavait pas revu. Mais ses mots eux, avaient résonné longtemps encore, tandis quil arpentait le sol instable de la plage de Manhattan. Et il avait oublié cet épisode pendant des années. Jusquà ce que Viltis vienne parasiter son existence.
Guilhem naurait eu quune envie en cet instant : contredire la sage maxime dun parvenu réduit à létat dautomate. Si seulement Deenick avait eu tort
Rien de tout cela ne serait arrivé. Il naurait pas eu à jouer avec la dureté de ses ressentiments. Il naurait pas à se tenir assis sur un banc terne qui sentait la rouille naissante et la douce aigreur de la déception. Une lucidité glaçante sempara de lui, fracturant son intimité, liant ses idées de nuds rouges et sanglants, sales, dérangeants. Guilhem secoua la tête. « Non, ça ne peut pas être aussi simple ». Il retint un rire nerveux, coupable davoir pu être trop naïf.
Guilhem était jaloux de Viltis.
Lenfant, hormis son don, ne présentait rien dextraordinaire. Il soulevait des montagnes, il jouait avec la gravité, mais son intelligence navait rien de lélégante lucidité de Flinn. Il se contentait de suivre les principes fondateurs de la Confédération, assortis de bribes que glissait subtilement le Naneyë dans les discours à son apprenti. Viltis sétait même comporté avec un profond irrespect pendant la cérémonie informelle, face au Très Saint Magister. Flinn lavait repris, mais cela neffaçait pas lindécence de son attitude. Il aurait dû avoir plus de pitié et de clémence que nimporte qui dautre. Viltis était un adolescent de treize ans, pas un combattant. Un enfant, à laube de lâge adulte, qui partageait avec lui le privilège de servir le Dieu-Machine. Viltis navait pas choisi de venir à Civimundi. Guilhem savait que sa famille était restée dans un quartier anonyme de Vilnius, et il imagina un instant ce quils devaient ressentir. De la peur, et pas la fierté noble que lui avait inculquée son général de père. Il eut pitié, une seule seconde. Et la haine revint le charger de son fardeau.
Flinn avait tout manigancé. Viltis navait rien à voir, il nétait que lobjet dun pouvoir disputé, un enjeu notable qui pouvait faire pencher la balance des forces en présence si une guerre devait avoir lieu. « Une guerre, oui, mais contre qui ? ». La Confédération ne connaissait quun seul ennemi, et celui-ci était purement humain. Les mécréants avaient été réduits à de vieilles réminiscences quon agitait devant lenfant, des contes construits pour inculquer à tous, dès le plus jeune âge, la nécessité de ne pas nuire à la cybercratie. Même les peuples externes, les xénos, constituaient davantage une base dagents serviles plutôt quun danger tangible. Rien naurait dû inquiéter Guilhem.
Il sentait pourtant le poids dune menace sans nom.
Les cubes. Les artefacts. Des objets sans valeurs pécuniaires, dont la connaissance se limitait à quelques observations grossières et évidentes. Les seules conclusions probantes au sujet des artefacts étaient leur nature artificielle, fruit dune civilisation notablement avancé. Sans doute plus que la Confédération. Guilhem pouvait palper son angoisse et la raccrocher à ces maigres pitons, acrobates de hautes hypothèses où sa compréhension menaçait à chaque instant de glisser vers le vide de labsurdité, du non-sens. « Peut-être quil ny a pas de sens à cela ». Une autre hypothèse, une autre question, un processus sans fin qui le happait. Il se redressa. Il repoussa maladroitement le maelström mental, sobligea à laisser une forme de sérénité envahir chaque interstice de sa conscience. Comme un baume venu du fond des âges, le calme bienfaisant dicté par quelques exercices de relaxations bénins convoqua sa lucidité.
Viltis subissait. Flinn possédait des motivations propres. Le Colonel Beik avait relâché sa garde sur le Naneyë.
Et Guilhem devait veiller au nouvel apprenti. La Mission lui donnerait un excellent prétexte. La seule vengeance qui vaille la peine dêtre élaborée. Flinn chuterait, cétait une certitude. Le jeune officier devrait faire appel à ses vieux démons, remonter la trace de ses tourments, et alors lapparente armure de métal se scinderait en révélant toute la noirceur et la pourriture qui régnait dans le cur de l'officier. Oui, il laurait, sa vengeance. Il serait enfin le héros noble, en pleine lumière, et cette lumière éclairerait tout le trouble de ses actes passés. On apprendrait ce quavait fait Guilhem pour sauver la Confédération. Un héros, à lâme assombrie, mais qui pourrait jouir de sa véritable valeur, de son plein droit.
Rasséréné, Guilhem se leva de son banc. La mécanique de son projet lanimait déjà dune énergie nouvelle.
4.
Viltis avait salué le cybernaute, une pointe de regret serrant ses entrailles. Il aimait le revoir. Il navait jamais oublié ce que le vieil homme lavait forcé à faire au jour de leur première rencontre, mais cet acte lui avait apporté un réconfort paradoxal. En brisant la sphère du scanner, ce fut comme sil se libérait de chaînes invisibles, inexplicables. Et Viltis avait su quil pourrait trouver auprès du cybernaute la sagesse et la confiance dun confident travaillé par lâge passant et fort dune expérience et dun regard franc, lucide. Il navait jamais employé ces mots lorsquil avait huit ans, mais à présent, il en connaissait le sens profond. Son mentor avait patiemment glissé les notions le long dun fil sans fin, un collier de savoir qui se remplissait sans jamais salourdir.
Lorsque Flinn aborda le sourire particulier quil réservait pour de rares occasions, Viltis sut. Cétait pour cela quil regrettait de quitter le cybernaute. Il allait encore avoir le privilège de vivre une de ces « leçons de choses » comme les nommaient Flinn.
Nous marcherons.
Combien de temps, maître ?
Je lignore, mais nous marcherons.
Vous voulez me dire quelque chose ? Cest parce que nous partons demain ?
Cette nuit Viltis, cette nuit, corrigea Flinn. La mission précipite quelque peu mon calendrier, mais il aurait fallu que je ten parle à un moment ou à un autre.
Quelles choses, maître ?
Viltis semblait réfléchir profondément. Sa question était purement rhétorique. Il connaissait son mentor, et il avait conscience quil ne lui répondrait pas. De dépit, il avait abandonné cette petite torture mentale.
Ils marchèrent près dune heure. La chaleur de Civimundi les contraignait à tenir une cadence lente et régulière, et le soleil qui déclinait doucement naugurait pas dun fraîchissement perceptible de latmosphère. Dans les rues et les boulevards quils empruntaient, les simples citoyens côtoyaient les plus illustres serviteurs de la Confédération. Viltis notait quils étaient moins nombreux quau sein du Palais, où chaque coude et chaque couloir offraient une hypothétique rencontre source dhistoires et déchanges, mais que leur nombre restait bien supérieur à ce quil aurait pu observer dans nimporte quelle autre ville.
Flinn sacharnait à emprunter un trajet sinueux. La destination finale était inconnue du garçon. Cela faisait partie du jeu. Compliquer un peu plus le sujet de ces leçons donnait un plaisir étrange, presque pervers, à Flinn. Peut-être retrouvait-il un contrôle total sur son élève ? Peut-être Viltis sattachait-il à se dégourdir les jambes dans des rues à lasphalte brûlant et à la lumière crue jouant sur les toits en zinc ? Peut-être même chose moins évidente quil ny avait aucune raison valable à ce jeu. Seule la règle comptait. La règle du silence et des questions sans réponses pour Viltis, et le jeu des mots justes pour Flinn.
Ce ne fut quà lapproche de lhôtel des Invalides que Viltis entrevit le rayon étriqué de leur destination. À chaque fois que son mentor le rapprochait du vénérable lieu, la promenade trouvait une forme de conclusion. Il arriverait bientôt. Viltis se souvint dune après-midi semblable, deux ou trois ans auparavant. Lancien Noble Clerc rentrait dune mission spatiale dune dizaine de jours. Une mission dont le jeune garçon avait ignoré les raisons et les objectifs. Il avait travaillé pendant toute la durée de labsence de son professeur auprès dun des hommes de confiance du major Asweltorf. Là encore, sa mémoire lui faisait défaut. Il croyait sans être sûr se rappeler de notions de mathématiques et de géométrie spatiale, quelque chose en rapport avec les coordonnées universelles. Lexpérience ne lavait pas marqué. Ce qui lui avait laissé un souvenir plus mémorable, en revanche, cétait la leçon que lui avait donné Flinn. Il lavait emmené sur les escaliers encore fermés au public des anciens jardins du Trocadéro. Un jeu déchec avait atterri dans ses mains, sans quil ne comprenne comment il était arrivé jusquà lui. Le Noble Clerc avait placé les pièces avec un soin proche de la dévotion, puis, sans se départir de son calme habituel, il avait entamé dexpliquer le fonctionnement du jeu à son protégé. Viltis avait appris les déplacements avec une relative aisance, mais lessence même du jeu lui avait échappé. De colère, il avait lancé un coup de pied dans le plateau, vexé davoir perdu face à son maître. Flinn avait alors eu une réaction qui lavait étonné. Au lieu de lui ordonner de se calmer et de ramasser les pièces, il avait demandé au garçon de venir sasseoir à côté de lui. Il avait même dégrafé sa cape dInquisiteur pour la laisser sur ses genoux, dans un effet de plis sur lesquels jouaient avec aridité les rayons du soleil. Flinn lui avait parlé du courage, de la patience, de labnégation. Viltis avait mis longtemps, très longtemps, avant de comprendre ce quimpliquaient ces notions. Comme un puzzle laissé en désordre depuis des années, sa conscience avait soigneusement tenu éloignées chacune de ces notions, jusquà ce jour. Demain, il partirait pour les étoiles, pour la première fois de sa courte vie. Il avait peur. Il avait peur, mais dans un certain sens, il arrivait à comprendre et à tolérer cette peur. Et cette peur vivante mais contrôlable, cétait cela, le courage.
Nous allons au Trocadéro.
Flinn parut surprit.
Je vois que tu deviens un peu plus fin à chaque foi, Viltis.
Le garçon sourit.
Jai un bon professeur
Et je crois aussi savoir de quoi vous voulez me parler.
Ah, vraiment. Et de quoi alors ?
De courage maître.
Le Naneyë secoua avec douceur la tête.
Je ne donne jamais deux fois la même leçon. Cest bien là leur intérêt premier. Le fait quelles soient uniques les rend plus fortes.
Et ça na même pas de lien avec le courage ?
Tu verras.
Ils poursuivirent leur marche, en laissant les Invalides derrière eux, avant de rejoindre le Champ de Mars et ses immeubles vieillissants. Ils passèrent sous les arches rouillées de la Tour Eiffel, qui bien que reconstruite paraissait encore sortir de la guerre. Ils franchirent la Seine. Et ils débouchèrent sur la zone interdite numéro sept.
Le palais de Chaillot avait souffert de la dernière guerre civile française, et restait à ce jour un espace vierge au centre de Civimundi. Nombres de projets architecturaux avaient concouru pour exploiter lénorme espace de la zone, des plus simples aux plus audacieux, mais aucun navait encore trouvé grâce aux yeux des hautes instances en charges de lurbanisme. Linaction durable avait fait des restes à demi brûlés des bâtiments surplombant la colline détranges monuments envahis de végétation. Des arbres avaient poussé, crevant les toitures, effondrant les murs. Les bassins et les fontaines sétaient peu à peu remplis de terre et de feuilles mortes, composant un humus riche où avaient grandi dénormes et étranges espèces dune faune exotique. Aucun service dentretien ne venait soccuper des lieux, seule une équipe mandatée par lAcadémie Militaire toute proche taillait encore des allées dans les touffes vertes et brunes, en souvenir dun ordre donné par le Très Saint Magister Oddarick. Et, naturellement, seuls les militaires et parfois leurs familles venaient arpenter cet endroit insolite.
Flinn et Viltis se présentèrent près de la guérite qui clôturait laccès par les quais de Seine. Un lourd panneau en acier souvrit devant eux, après que le soldat en charge des vérifications leur eut autorisé laccès. La mémoire du garçon se réenclencha. Il revit le parcours sinueux, qui les conduisait jusquà lancienne terrasse en albâtre, dont on apercevait encore quelques dalles brisées. Avec une aisance denfant, il se glissa entre les branches basses et se coula dans lombre des troncs, sans faire le moindre bruit. Sa silhouette frêle semblait flotter au-dessus du sol doré de feuilles jaunies. Il jeta un regard en arrière, moqueur.
Attends-moi ! Lança Flinn.
Il faut que quelquun passe devant, maître.
La plaisanterie serait excellente si je ne devais pas te ramener au Palais en parfait état physique. Tu ne pourras pas embarquer si les cybernautes estiment que tu nes pas apte. Et je ne pense pas quune jambe cassé ou un poignet foulé les incite à passer outre leurs standards.
Le major Asweltorf dira oui.
Sauf que ce nest pas lui qui soccupe de tout ça.
La tache fauve que constituait le garçon vêtu dune chemise à manche courte brune et dun treillis kaki à moucheture géomorphique simmobilisa. TES SÉRIEUX LÀ ??? O_o Le Naneyë rattrapa son élève, posa une main puissante sur son épaule.
Je sais que ma mission est de te protéger et de veiller sur toi, mais sil te plait, ne me rend pas la tâche plus compliqué.
Alors dites-moi de quoi vous vouliez minstruire aujourdhui, maître. Peut-être que cela moccupera cinq minutes.
Flinn grimaça.
Tu es malin, ajouta-t-il.
Et vous trop lent.
Ta franchise me touche, jeune humain. Sur Alioth, je taurais tué en duel pour moins que ça.
Mais vous nêtes plus sur Alioth.
Et toi tu nes plus le petit garçon geignard que jai ramassé à Vilnius.
Viltis stoppa net son pas.
Pourrais-je les appeler ? Les prévenir ?
Qui ça ?
Mes parents, maître.
Flinn se rapprocha, et abaissa son regard au niveau de celui du garçon. Il lut de linquiétude dans les yeux gris et mi-clos.
Cest une mission classée, Viltis. Ce nest pas un jeu.
Rien quune minute, maître, sil vous plaît
Je ne peux pas. Outrepasser les règles de la confidentialité serrait trahir la Confédération. Et je suis assermenté.
Sil vous plaît, implora à nouveau le garçon.
Non, Viltis. Et je ne reviendrai pas dessus.
Le regard de lélève se voila. Une buée de larme rougit les fentes sombres. Il recula dun pas, puis deux, avant de se jeter tête la première dans la dense canopée.
Viltis, attends !
Flinn jura entre ses dents. Le temps quil se lance à sa poursuite, le garçon avait disparu de son champ de vision.
Viltis sétait installé sur un morceau de balustrade encore intact, et fixait la pointe saillante de la Tour Eiffel. Il ne détourna pas la tête lorsque Flinn arriva, visiblement essoufflé.
Vous ne pouvez pas comprendre, maître.
Il ajouta un soupir lassé à sa tirade. Le Naneyë se rapprocha, jusquà se retrouver à ses cotés.
Je ne sais quajouter, Viltis. Je ne peux pas répondre à ta demande.
Pourquoi ? Pourquoi me dire que je suis exceptionnel si ce nest pour avoir le droit de travailler dur, découter, de faire des choses que je ne comprends
pas
??? Maître, vous savez que cest injuste ! Je veux juste dire à mon père et à ma mère que je vais bien ! Cela fait plus de trois mois que je nai pas eu de nouvelles. Vous ne pouvez pas me faire ça !
La voix du garçon montait dans les aigus en déraillant. Le cur de Flinn se serra. Il posa une main sur lépaule du garçon, une main couverte dacier, dure, mais quil voulait la plus douce possible. Il aurait aimé retirer le gantelet, mais il savait que cétait impossible.
Nous ne pouvons échapper à notre condition de serviteur.
Viltis détourna son regard. Flinn semblait indifférent, et le ton de sa voix était terne, monocorde. Viltis avait déjà entendu cette phrase ailleurs. Mais sentir les mots suinter de la bouche de son mentor le fit frissonner. Comme si une vérité inaltérable se révélait. Comme si quelque chose daussi véritable que triste se matérialisait.
Vous un êtes un Licteur, maître, tenta timidement le garçon.
Et je suis un serviteur du Culte. Je lai servi depuis que je suis arrivé sur Terre. Jamais je naurais pensé que je serais à cet endroit, quelques décennies plus tard, à former un apprenti à ce quest le Culte, à ce que sont les secrets de la Confédération. Jamais je ne pensais que jaurais à lui expliquer pourquoi nous sommes liés aux cultes de par lexistence même de notre rôle.
Il marqua une pause.
Nous sommes des serviteurs. Nous servons. Nous nattendons aucun retour, aucune gratitude.
Cest injuste.
Sans cette notion, Viltis
Sans ce titre de serviteur, je ne serais pas là.
Le garçon pâlit.
Vous seriez
mort ?
Non, je serais sans doute bien vivant. Ou non, je lignore. Mais je naurais pas cette situation, pas cette responsabilité vis-à-vis du peuple de la Terre et des peuples de ma planète natale.
Pourtant, vous avez un rôle important
Vous faites ce que vous voulez parfois.
Ce sont des privilèges rares, Viltis. Ce sont des privilèges dautant plus rares que je nai pas accepté dêtre ce serviteur au début
Sans la clémence du Commandus Magnus, jaurais sans doute servi dune manière bien moins noble et bien moins douloureuse aussi.
Servir est douloureux ?
Une vie entière ne saurait être un cours long et monotone. Et il ny a quune seule chose qui puisse engager un individu à sacrifier le peu de liberté quil possède pour servir une entité aussi puissante et aussi mystérieuse que le Dieu-Machine.
Lobéissance ?
La foi, Viltis, répliqua le Naneyë. La foi la plus pure et la plus absolue envers ce maître, mais aussi envers ce qui constitue son service. Accepter la contrainte qui pèse sur sa vie pour être à même daccomplir un but plus grand que soi. Est-ce que tu comprends ça ?
Le garçon secoua la tête.
Cest la foi qui me fait tenir debout face à la peur. Cest la foi qui martèle mon courage et qui guide ma pensée. Cest la foi qui fait que je deviens chaque jour plus fort. La foi est le plus noble des sentiments. Croire nimplique que son cur, pas sa pensée. Cest ce qui la rend si facile à partager lorsquon la déjà éprouvée, et si inaccessible pour celui qui na jamais tenté de placer sa vie ailleurs que dans la pensée la plus rationnelle. La foi fait grandir lâme de celui qui croit. Cest une bougie qui guide dans les ténèbres, une bougie qui vacille au vent mais qui jamais ne séteint.
Cest
complexe.
Quand je te demande si tu crois au Dieu-Machine, que penses-tu de ça ?
Viltis mit quelques instants avant de répondre.
Que cest logique ?
Et bien la foi nest pas logique, Viltis. La foi, cest quelque chose qui se rapproche de lamour.
Alors pourquoi doit-on croire dans la force du Dieu-Machine ?
Flinn sourit.
Cest un très joli piège, Viltis. Mais la raison à cette question, cest que la puissance du Dieu-Machine existe dans le monde réel, dans notre existence à tous. Cest la force du Dieu-Machine qui habite chacun de ses croyants, chacun des soldats, des licteurs, des officiers, des cybernautes et de tous ceux qui le servent. Mais quest ce qui fait que cette force existe ?
La foi ?
Exactement. Ce que je te dis là est complexe, Viltis, mais sache que cest la foi qui anime le cur de tous ceux qui se soumettent au Dieu-Machine. Et parce quils ont choisi cette voie, ils méritent un respect infini. Un jour, toi aussi tu en viendras à te questionner, à savoir pourquoi tu fais ce que tu fais. Alors il faudra que tu en parles autour de toi. Le doute est le frère de la foi : il doit exister, mais il ne doit pas la chasser.
Cest un exercice difficile.
Un combat de tous les jours. Tout le monde doute. Est-ce que le Dieu-Machine veille sur moi ? Est-ce que je fais pour lui à un sens ? Est-ce que je dois obéir aux ordres quon me donne ? Lorsque le doute est là, tout parait si dur. Mais quand la foi revient, alors tout trouve un sens. Et cest ce sens qui nous apaise. Ce nest pas une question de logique, juste de sentiment.
Flinn porta un poing à son cur.
Cest ici que loge la foi. Pas là.
Il pointa son crâne.
Le Dieu-Machine nous guide par la pensée rationnelle, en intervenant auprès de certains de ses serviteurs. Non pas parce quIl les préfère, mais surtout parce quil serait trop complexe pour des individus comme toi ou comme moi de communiquer avec Lui. Jai la foi, mais je ne parle pas sa langue.
Alors vous croyez sans voir ?
Cest le principe même de la foi, Viltis.
Il désigna un morceau de balustrade à proximité du garçon.
Il faudrait que je te raconte ma propre histoire, peut-être que cela pourra taider. Est-ce que je peux masseoir ?
Bien sûr, maître.
Flinn se glissa sur le morceau de béton abîmé. Il apparaissait beaucoup moins massif.
Connais-tu mon histoire, Viltis ?
Maître, avec tout le respect que je vous dois, cest une question un peu stupide
Donc je devrais avoir droit à une réponse stupide, non ?
La remarque fit sourire le garçon.
Je ne parle pas de lhistoire qui circule dans les ouvrages de références et les biographies autorisées par la Sainte Cléricature.
Alors de quoi parlez-vous ?
Du pourquoi et du comment je suis arrivé sur Terre.
Avec votre père, nest-ce pas, maître ? Il était commandeur, et il
En très gros, cest à peu près ce qui sest passé, coupa Flinn. Et est-ce que tu connais son histoire à lui ?
Viltis secoua la tête.
Mon père, le gouverneur Inuë qui assure le commandement du secteur dAlioth, na pas toujours été un cyborg. Avant que le Commandus Magnus quand il nétait encore que le capitaine Gregor Mac Mordan ne mette le pied sur mon monde natal, il gouvernait notre peuple. Nous nétions pas beaucoup, et notre espèce déclinait. Jai honte de lavouer, mais nous avions dautres espèces qui assuraient plus ou moins notre survie, parce que nous les avions réduits en esclavage quelques millénaires avant. Lhabitude avait perduré, et sans eux
Je ne serais pas là. Le gouverneur Inuë était un roi, Viltis. Un roi qui régnait avec lamour des siens sur un monde qui mourait tout doucement. Parce que mon peuple navait pas la foi, quil savait que son histoire avait été coupée, et quune vieille légende nous racontait comment un peuple étranger venu du fond des âges et de terres plus lointaines que nous ne pouvions limaginer aurait pu nous détruire. La foi avait disparu parce que la peur avait surgi. On disait des gens qui nétaient pas croyants, avant lavènement du Dieu-Machine, quils sont pragmatiques. Mon peuple était pragmatique. Jusquà ce que le capitaine Mac Mordan débarque. Mon père ne connaissait pas son Dieu, ni sa religion, mais il a vu un homme qui semblait avoir sacrifié son corps pour servir une cause plus grande que lui. Cette cause avait besoin de cet Homme, et cest pour cela quil sétait retrouvé face à mon père. Beaucoup de personnes travaillent encore à comprendre ce qui a fait dire à mon père le serment dallégeance au Dieu-Machine sans être converti, mais je crois avoir un début de réponse.
Et pourquoi, maître ?
Parce quil a effleuré du bout des doigts ce quétait la foi. Il avait vu ce que croire pouvait engendrer. Du pouvoir, mais surtout de lespoir. Hors, lui et son peuple manquaient cruellement despoir et davenir. Il a préféré renoncer à sa fierté et à sa liberté pour suivre quelque chose dont il ignorait tout, mais dont les serviteurs étaient fiers, solides, et dignes de confiance. Jamais le capitaine Mac Mordan na trahi mon père. Jétais très en colère lorsque jai vu que mon père était devenu un cyborg
Cétait une notion que nous ignorions jusquà présent. Pour nous, il nétait même plus vivant. On en avait fait une sorte de marionnette. Jai voulu faire du mal au capitaine lorsque jai compris que je devais venir avec lexpédition. Mon père voulait me protéger et me sortir de ce désespoir qui régnait sur Alioth.
Mais vous ne compreniez pas.
Parce que je ne savais pas ce quétait lespoir. Ma culture, mon peuple, tout sur ma planète devait disparaître. Pour moi, tout ceci était normal. Jusquà ce que mon père demande à être mécanisé pour le bien de son peuple. Il avait peur, mais il avait aussi du courage. Et je crois que cest à cet instant quil a connu la foi. Il a connu la foi, et il ne la jamais perdue. Même lorsquil a dû annoncer à son peuple que tous allaient devoir changer leurs cultures, oublier leurs peurs, et revenir sur dix millénaires de préceptes et de poncifs érigés comme des pensées sacrées.
Vous vous égarez, maître, nota Viltis dune voix calme.
Si je mégare, cest donc que tu comprends au moins une partie de ce que je dis.
Disons que cest très intéressant, maître. Et que je ne peux même pas imaginer une bonne partie de ce que vous racontez
Il y a trop de choses étranges pour moi.
Flinn sourit.
Létrange est pourtant une notion qui devrait têtre familier, nest-ce pas, Viltis ?
Le garçon se laissa aller à rire. Flinn sut quil avait atteint en partie son objectif. Son apprenti ne rentrerait pas le cur lourd de sentiments négatifs. Lui-même se chargerait de faire rédiger une missive à destination des parents de son protégé. Une lettre formelle, se contentant dinformer en des termes convenus que leur enfant se portait bien, et quil était une fierté pour toute la nation humaine. Le Naneyë ne pouvait pas rêver achever une leçon sur un plus beau sentiment de devoir accompli. Une petite victoire quil espérait voir grandir dans un futur prochain.
Une stridulation perturba le calme ambiant. Viltis fixa Flinn, qui porta un doigt agile sur son aug. Il hocha la tête en silence, concluant lappel par un « je comprends, merci de mavoir prévenu ». Un masque de suspicion sétait abattu sur son visage.
Que se passe-t-il, maître ?
Il va nous falloir rentrer. Je viens de recevoir une convocation. Apparemment, nous devons rencontrer un cybernaute.
Encore un autre ? Je ne comprends pas, maître.
Et très honnêtement, moi non plus Viltis.
Le départ est avancé ?
Non, absolument pas. Dans la convocation, on m'informe juste que cela a à voir avec les cubes. Nous ferions mieux de nous dépêcher, conclut Flinn.
Viltis sauta de sa position avec souplesse. Son visage sanima dun sourire tiède. Il allait partir pour les étoiles.
5.
Connexion incompatible, murmura Evan, agacé. Je le savais, mais merci quand même.
Il soupira, encore. Il sacharnait sur la mise à jour dun protocole de liaison entre un spectromètre à bandes larges flambant neuf et un système de traitement des données antédiluviens //système antédiluvien ou données antédiluviennes ? , sans succès. La tâche le rendait nerveux.
Evan fixa lhorloge, et constata avec une pointe dinquiétude quune heure avait filé sans quil ne sen aperçoive. Dépité, il laissa son corps saffaler en arrière sur le dossier de sa chaise, et se laissa aller à quelques instants de rêveries.
Il avait besoin de plus de temps. Il avait besoin de plus de temps. Un luxe qui lui faisait défaut pour régler la quantité de préparatifs essentiels au voyage qui se profilait. Les ordres, le marquage des outils, les fastidieuses procédures dembarquement, les protocoles dentretien, les autorisations à envoyer. Son seul réconfort résidait dans la perspective salvatrice dune cabine personnelle, afin de profiter du calme grave et silencieux du voyage spatial.
Il se redressa comme un ressort, et abattit son poing mécanisé sur la table. Oleg Kraft, bien sûr ! Son ancien mentor trouverait une solution rapide à son problème. Fier de sa trouvaille, il se connecta à linterface. Linstant daprès, la voix dun quinquagénaire au visage rond, expressif et presque juvénile se matérialisait devant lui.
Evan, quelle bonne surprise de te revoir
Tu as pu te sortir de ce problème de connecteurs qui tavait tant énervé ?
Bonjour, custodes, ??? répondit platement le jeune homme. Et, oui, jai pu men débrouiller, grâce à vos conseils.
Il faut bien que je serve encore à quelque chose
Et je ne sais pas pourquoi, mais jai comme limpression que cest encore un problème matériel qui tamène vers moi, non ?
Evan soupira et leva un il au ciel.
Oui, cest encore exact. Jai perdu beaucoup de temps à essayer de mettre en efficience un spectromètre et système autonome
Un véritable casse-tête. Je me suis alors souvenu de votre existence
Il sourit, et Oleg Kraft ricana doucement en guise de réponse.
Toujours aussi attentionné, mon cher Evan. Cest bien parce que tu étais mon élève que je te fais tant de fleurs.
Vous savez très bien que je ne suis pas spécialement doué pour « communiquer » avec les créations de mes confrères, major
Ça na jamais été le cas.
Evan, Evan, Evan
Je sais que tu fais ton possible, et que tu batailles dur dans ton domaine. Mais il faudra songer à un moment ou à un autre à tadresser aux cybernautes qui exercent à tes cotés auprès du Major Antelli. Ils sont tout aussi compétents que moi, sinon plus.
Mais vous avez été lun de mes maîtres, et ça fait une sacrée différence.
En effet, puisque je peux à loisir mamuser à te taquiner
Un cybernaute fraîchement nommé au rang daedificator incapable de paramétrer son propre matériel
Cest pire que lhistoire de larroseur arrosé
Mais revenons au cur du sujet. Pour ton spectromètre, si tu veux que je men occupe, il faudra compter trois jours au bas mot.
Trois jours ?! sexclama Evan. Mais je pars dans moins de vingt-quatre heures !
Tu devais te douter que jai aussi ma propre masse de travail à gérer, non ? Et maintenant tu pars
Cest nouveau ?
Cest une longue histoire
Vous allez devoir vous contenter de la version courte.
Je suppose que cest mieux que rien.
Evan se leva, et commença à arpenter la pièce.
Vous vous souvenez de la raison pour laquelle jai été fortement guidé vers le major Antelli voilà six mois, nest-ce pas ?
Le visage de Kraft se tordit dune moue incertaine.
Les bruits de couloirs ne sont jamais fiables, Evan. Pour être honnête, je nai jamais osé déranger le major Petrus pour connaître le motif de ton départ.
Ah, vraiment ?
Il avait dautres chats à fouetter. Et puis
Tu nétais pas vraiment lapprenti idéal. Tu disais vouloir te diriger vers lexoarchéologie. Un domaine très éloigné de la programmation lourde et de la gestion des interfaçages du Rezo.
Cest bien pour cela que le major Petrus ma recommandé auprès du major Antelli, ajouta Evan.
Je ne le savais pas.
Oleg Kraft marqua une pause, puis reprit.
Cela explique pleinement ton départ je suppose.
Je vois mal comment le formuler de meilleure façon.
Un silence passa. Le custodes Kraft soupira. Cest un titre ? Jai pas souvenir que tu en ai fait mention auparavant
Je me souviens très bien des dernières semaines que javais passées en ta compagnie. Tu étais insupportable. Tu narrêtais pas de parler de cette théorie des espèces anciennes, de la légende dAlioth et de tout un tas dobscures idées qui avaient toutes un rapport avec ces maudits cubes quils avaient trouvé dans le système de Rigel. Et le pire, cest que tu ne voulais pas faire autre chose. Tu traînais des pieds pour faire la moindre tâche technique. Une véritable tête de mule. Oh, personne navait à se plaindre de ton travail. Tu prenais beaucoup plus de temps que nécessaire pour effectuer la moindre vérification, visser le moindre boulon ou souder le moindre composant électronique, mais ton travail était propre.
Japprécie la remarque.
Plaisir doffrir, joie de recevoir, répliqua avec bonhomie Oleg Kraft.
Au moins, vous navez pas perdu votre sens de lhumour.
Les autres apprentis que javais eu sous mes ordres se contentaient de ne rien dire et dappliquer les ordres. Cétait plus calme
Mais parfois, je regrette un peu tout ce que tu pouvais raconter. Au moins, avec toi, la moindre petite histoire semblait sortir dun récit épique
Mais parler du passé, cela ne me donne pas de réponse, Evan.
Ah oui, pardon, major
Je digresse. Pour en revenir à mes missions, jai dû me forcer à partir pour attraper de bonnes occasions. Le major Antelli a beau être très content de ce que je fais pour lui, il a lourdement insisté pour que jaille en personne sur le terrain.
Étonnant, nest-ce pas ?
Je suis surtout lun des seuls en mesure daller confronter ses hypothèses sur le terrain. Il narrive pas à débusquer dautres aedificators, malgré tous ses efforts.
Evan, soit heureux que ce soit le major qui te force la main.
Et pourquoi ?
Jaurais été là, je taurais embarqué de force dans lun des vaisseaux de reconnaissance. Et sans aucun regret. Je naime pas jouer au vieux sage qui énonce sa morale comme une vérité absolue, mais pense à tous les jeunes hommes qui rêveraient dêtre à ta place. Cest un honneur complet de servir le Dieu-Machine sous la bannière des cybernautes.
Il ma fallu beaucoup de temps pour en prendre conscience, custodes.
Oleg Kraft sourit. Il arborait une expression paternelle qui contrastait avec sa bonhomie habituelle.
Limportant, cest que tu aies compris tout cela, Evan. En tout cas, je suis ravi davoir de tes nouvelles et de constater que tu te portes à merveille. Même si le prétexte de tout ça est un banal spectromètre un peu récalcitrant.
Alors, comment dois-je faire ?
Je tenvoie une procédure standardisée. Tu essayeras les protocoles B et E en priorité. Sil ne marche pas, ne te complique pas et contacte directement un des spécialistes du labo dAntelli. Ils te trouveront bien une solution
Jespère quand même que vos explications suffiront.
Je le souhaite aussi. Surtout que tu as peu de temps, visiblement.
En parlant de temps
File, Evan. Tu dois encore crouler sous le travail.
Cétait très aimable à vous de prendre le temps de me répondre.
Ce fut un plaisir, Evan. Bon courage pour ta mission.
Que le Dieu-Machine vous ait en sa Sainte Garde, major.
La communication fut rompue. Quelques instants plus tard, Evan recevait une liste de procédures plus ennuyeuses les unes que les autres. Il exécuta les ordres du major Oleg Kraft, et, au bout de quelques minutes, son problème ne fut plus quun mauvais souvenir. Ben il avait dit quil en aurait pour trois jours ?
Quelquun frappa à la porte de son atelier. Evan ne répondit pas. De longues secondes sécoulèrent avant que lindividu ne retente, et quenfin, le cybernaute se décide à manifester sa présence. Lorsquil se décida à aller ouvrir la porte, il fut surpris dy trouver le major Antelli.
Major ? Mais
Que faites-vous ici ?
Il fallait que je vous voie.
Avec tout le respect que je vous dois, major, ny a-t-il pas dautres détails
Ils souffriront dattendre quelques minutes. Je peux masseoir ?
Dun geste respectueux, Evan invita son supérieur à sinstaller. Le major Antelli inspecta la pièce dun coup dil circulaire, avant de poser à nouveau ses yeux sur laedificator Evan Maverish. Le jeune homme venait juste de prendre vingt-cinq ans. Il officiait sous ses ordres depuis bientôt six mois, et Antelli navait pas à sen plaindre. Il avait eu certains échos quant aux « réticences » du jeune cybernaute vis-à-vis du dogme officiel et de la nécessité de limplantation de tous les cybernautes. « Une tête de mule », lui avait indiqué le major Petrus. Antelli avait pu vérifier ce trait de caractère par lui-même. Mais cet entêtement avait valu à Evan des prises de positions courageuses, qui avait amené le jeune aedificator à défendre bec et ongle ses idées. Cétait là une qualité quappréciait Antelli.
Evan le fixa à son tour. Son regard hybride un il naturel et lautre robotique le détaillait sans hâte. Une profondeur étrange habitait ce regard, et Antelli ne sy plongeait pas avec délice. Le cybernaute navait rien de la carrure majestueuse de certains des serviteurs les plus fanatiques de la Confédération, et sans cet implant oculaire et les deux bras cybernétiques qui avaient remplacés ceux de chair et de sang, il paraissait presque terne. Un physique fade, froid, presque fuyant, une silhouette aussi effacée quun visage inexpressif, sans particularité aucune. Seul son nez légèrement épaté y créait un peu de relief. Un sourcil se fronça tandis que son propriétaire semblait plongé dans une intense réflexion.
Je ne comprends vraiment pas, major.
Le lieutenant-colonel Flinn ma contacté. Une simple mesure de courtoisie, étant donné que je ne me joindrai pas à lexpédition. Mais cela a été loccasion de récupérer quelques informations très intéressantes.
Vous voulez dire linquisiteur Flinn ?
La Sainte Cléricature a été dissoute voilà quelques jours. Les derniers membres ont été transférés dans le Saint Ordre des Licteurs. Mais là nest pas le plus important.
Veuillez pardonner mon impatience, major
Le
lieutenant-colonel Flinn est une légende vivante.
Tandis quil parlait, Evan sagitait sur sa chaise.
Une légende vivante, reprit Antelli. Un héros, oui !
Aurais-je lhonneur de le rencontrer ?
Vous allez même faire mieux que ça. Vous allez servir sous ses ordres.
Sous ses ordres
directs ?
Rien de moins. Le lieutenant-colonel Flinn sera accompagné dun de ses hommes de main, le licteur de Choire, et surtout de cet enfant dont tout le monde dit le plus grand bien.
Celui qui a ce don ?
Une cause inexpliquée, et non pas un don, corrigea Antelli. Ce serait une occasion en or pour vous dapprocher ce garçon. Vous pourriez peut-être en apprendre davantage.
Je croyais que le major Asweltorf assurait déjà toutes les recherches à son sujet
Asweltorf a beau être compétent, cest un individu détestable.
Avec tout le respect que je vous dois, major, il a pourtant été choisi par le Très Saint Magister
Un rustre, rumina Antelli. Un cybernaute de la pire espèce, un parvenu même. Si le Très Saint Magister Kris ne lavait pris en pitié, il serait encore à croupir dans le minable atelier de Stockholm où on la retrouvé. Tout ce quil a obtenu du pouvoir, que ce soit son laboratoire ou ses hommes, il ne le doit quà de basses manuvres politiques. Il nous salit, nous, les véritables serviteurs du culte. Là où il samuse à réparer et de manière imparfaite ai-je entendu dire les corps, nous travaillons à découvrir les lois qui régissent cet univers. Il se contente de maintenir ce qui est, tandis que nous, nous nous acharnons à trouver ce qui demain peut-être changera la face de la Confédération.
Le major se leva.
Asweltorf a travaillé sur le cas du garçon, Viltis si je me souviens bien. Il a même publié des rapports qui lui ont valu plusieurs citations méritoires et de nombreux crédits pour ses laboratoires. Mais en y regardant de plus près, tous ses rapports semblent comporter certains flous. Des flous dautant plus curieux quil y a eu beaucoup de moyens techniques mis en uvre autour du garçon.
Le major baissa dun ton, et se pencha vers son subalterne.
Je soupçonne Asweltorf de ne pas jouer franc jeu. Les intrications politiques qui le maintiennent dans sa position de favori entrent en conflit avec la clarté et la rigueur scientifique. Et cest pour cela que je vous demande de vous lier avec ce garçon. Idéalement, si vous pouviez même prélever un peu de son ADN
Evan blêmit.
Mais
Major
Nest-ce pas
Illégal ? Oh, non, Evan ! Je ne vous demande pas de faire quelque chose hors du cadre des Saintes Doctes. Jaurai surtout besoin de vérifier quelques hypothèses scientifiques, et pour cela, il me faudrait ce que je vous demande. Vous navez même pas besoin dinformer le lieutenant-colonel Flinn de ce que vous ferez. Cest tellement ridicule que jai presque honte de vous demander pareille mission.
Un sourire illumina le visage dAntelli. Mais Evan nétait pas dupe. Le major poursuivit.
Je ne demande pas grand-chose à mon dernier protégé, nest-ce pas ?
Non
Bien sûr que non Major.
Jaime les individus qui savent se montrer reconnaissant. Je noublierai pas votre loyauté, Evan, soyez en certain.
Laedificator inclina légèrement la tête
Bien. Alors laffaire est entendue ! Je vois que vous avez été rapide à préparer vos affaires. Cest bien. Je vais faire venir une équipe de serviteurs, afin quils les transfèrent vers lastroport. Quant à vous, vous allez prendre un transporteur et vous irez rencontrer le lieutenant-colonel Flinn, afin de finaliser votre mode dapproche.
Très bien, major.
Que le Dieu-Machine veille sur vous.
Et ils se séparèrent.
Evan arpentait les couloirs qui le mèneraient vers le disque plat et lisse de lastroport. Le laboratoire dAntelli occupait une tour décrépie de lancien quartier de la Défense. La vieille esplanade bétonnée faisant un parfait site datterrissage pour tous les transports aériens terrestres, nombres dinstitutions civiles et scientifiques sétaient regroupées ici. Evan avait été fasciné lorsquil avait posé ses pieds au milieu des verticales rigides, dans les jeux dombre et de lumière perpétuels. Ce jour-là, seul le doute lhabitait.
Antelli venait encore une fois de glisser plus dinformations quil naurait voulu en faire passer. Une corde raide sétalait sous les pieds du major, et il jouait un jeu dangereux. Evan avait eut vent de certaines vues desprit de son supérieur. Il était de notoriété publique que le scientifique avait eu de très fortes affinités avec la Sainte Cléricature, auprès de laquelle il avait de très bons contacts. Lorgane dissout, Antelli se retrouvait sans appui, et pire encore, surveillé. Il avait même eu droit à quelques interrogatoires en bonne et due forme. Sans les cubes dont la découverte avait coïncidé avec ces épisodes il serait parti croupir dans une cellule miteuse, et sans doute dautres traitements bien plus désagréables lui aurait été infligés. Les cubes xéno avaient sauvés sa vie, et en avaient fait un personnage incontournable depuis que le colonel Mac Mordan avait livré de précieuses informations sur leur nature. Même avec un blason redoré, Antelli haïssait le pouvoir central. Trop dhonneur, trop de souvenirs désagréables, trop dhumiliations, et Antelli sétait transformé en un monstre de logique froide. Même fidèle, Evan sen méfiait. Les phrases policées du major cachaient un langage bien plus clair.
« Nous avons le moyen de faire tomber le major Asweltorf, et par la même, de démontrer la corruption qui dévore le sommet de la nation. Le Dieu-Machine a été bafoué parce que la Sainte Cléricature a disparu. Rapporte le sang du garçon et je tépargnerai. Dans le cas contraire, ne compte pas vivre libre trop longtemps ». Il ny avait pas dautres interprétations possibles. Antelli était tout sauf un généticien. Il ne souhaitait pas vérifier les calculs du laboratoire de son rival. Non. Il voulait simplement le faire chuter.
Evan secoua la tête. Un serviteur le fixa, il ne put retenir un sourire condescendant. Lui, laedificator, avait prêté serment dallégeance à la Confédération et au Dieu-Machine. Il avait donné sa vie pour la mettre au service de tous ceux qui servaient les principes de la Sainte Docte. Il noubliait pas combien cet engagement pesait chaque jour sur ses épaules tout en le rendant meilleur, plus fort, plus convaincu. Il était fidèle au système. Il ny voyait que la conséquence logique du progrès. Evan navait pas regretté la dissolution dun appareil obscur qui semblait davantage servir lintérêt de ses chefs que celui du peuple des fidèles. La Sainte Cléricature était condamnée. Les dommages collatéraux furent regrettables, les quelques Conversions de tristes souvenirs, mais il fallait en passer par là pour que le futur advienne sur la Confédération. Et le temps avait prouvé que les Licteurs assuraient la même tâche avec plus dardeur et defficacité encore. « Jusquau jour où, eux aussi, ils seront trop influents
». Evan samusa de ce que le pouvoir créait dinstabilité perpétuelle. Un mouvement, une dynamique absolue, qui semblait créer une constante pour les hautes sphères de la Confédération.
Il ne pouvait pas cautionner le Major Antelli. Mais il lui devait une fidélité bien concrète pour son poste.
La situation était peu confortable, mais Evan savait quil devrait composer avec. Il pouvait encore se permettre le luxe de ne pas trancher, de ne pas choisir entre la place daedificator en passe de faire dintéressantes découvertes et celle de citoyen et de serviteur du Dieu-Machine. « Lidéal aurait été de prévenir le lieutenant-colonel Flinn. Lui, au moins, aurait su quoi faire ». Evan se rappela quil ne serait pas le seul agent du major Antelli à bord. Une équipe dauditus et de custodes, forte dune dizaine dhommes, allait lassister. Parmi eux se trouvaient quelques un des plus proches fidèles dAntelli. Des hommes qui travaillaient à ses cotés depuis dix, peut-être quinze ans. Evan comprit quil faudrait être fin. Il leur laissait le bénéfice du doute pour le moment
« Mais je ne dormirai que dun il maintenant ».
Flinn et Viltis s'étaient installés dans une salle d'attente anonyme, et, à l'exception d'eux, déserte. Ils attendaient depuis une dizaine de minutes, lorsque la silhouette d'un individu encore jeune et timide passa l'encadrement de la gigantesque porte fermant la pièce.
Evan, encore distant d'une bonne dizaine de mètres, s'avançait à leur rencontre. Nul sourire ne sétalait sur son visage, seulement l'expression d'un homme soucieux de reconnaître ses interlocuteurs. Son regard allait et venait, il scrutait avec une certaine angoisse chacun des individus présents. Lorsqu'enfin, il repéra le couple improbable de l'adolescent frêle et de son protecteur aux proportions gargantuesque, ses épaules s'affaissèrent légèrement. Il se planta devant ses interlocuteurs avec une certaine discrétion, et tendit une main amicale.
Evan Maverish, cybernaute aedificator.
D'un geste qu'il voulait le plus neutre possible, Flinn secoua la main du nouveau venu.
Flinn, lieutenant-colonel au service du Saint Ordre des Licteurs, répondit-il d'une voix tiède.
Evan se tourna vers iltis, lui sourit.
Et je suppose que tu es ce fameux garçon dont tout le monde a tant parlé, n'est-ce pas ?
Lintéressé hocha la tête.
Viltis, c'est ça ?
C'est exact, monsieur...
Ne m'appelle pas monsieur, s'amusa Evan. Je sais que les grades gonflent souvent l'âge, mais je ne suis pas un vieillard, rassure moi ...
Viltis nota la remarque, mais il se souvint aussitôt que Flinn le reprenait trop souvent pour ses manquements au protocole de bienséance. Il allait devoir danser d'un pied et de l'autre pour se plier à ces règles qu'il considérait si peu, et le souhait du cybernaute, qu'il dévisageait depuis quelques minutes.
Inutile de faire traîner notre entrevue, poursuivit Flinn. Installons-nous dans le bureau.
Le cybernaute acquiesça, et le suivit sans un mot. Viltis ferma la marche et la porte du bureau, s'installa sans hâte sur une des nombreuses chaises au style rigide de la pièce. Une impression de rigueur le saisit.
J'espère, cybernaute Maverish, que vous aurez bien compris la teneur du message que je vous ai fait passer. Je n'aime pas abuser de méthode si cavalière en temps normal, mais il semble que ce soit justement le temps qui nous fasse défaut.
Evan sourit tout en baissant les yeux, ce qui conféra à son visage un aspect énigmatique, presque cynique.
J'aurais été stupide de ne pas voir où vous souhaitiez en venir, colonel Flinn, répliqua le jeune homme.
Voilà qui va simplifier les choses, commenta le Naneyë.
Ah, et pourquoi donc, colonel ?
Je n'aurais pas aimé avoir à me servir de la notification officielle du Très Saint Magister...
Evan afficha une moue incertaine, partagé entre respect et désapprobation. Une notification officielle était un privilège rare, un privilège qui s'expliquait sans doute possible par la nature de leur mission. "Il s'est produit quelque chose de grave pour que les hautes autorités se décident à mettre en place de tels procédures" songea le cybernaute. Jusqu'alors, il se lamentait presque du faible crédit apporté aux recherches concernant les artefacts. Les lignes bougeaient, Evan souhaitait simplement qu'elles ne se transforment pas en un labyrinthe inextricable.
Vous avez emporté avec vous quelques informations utiles ?
Comme vous me l'aviez demandé, colonel.
J'apprécie cette perspicacité.
La remarque amusa Evan.
C'est de ne pas prévoir une telle éventualité qui aurait été anormal, colonel. Je ne sais pas ce qui vous a été communiqué à propos des artefacts, mais je suppose que vos notions sur le sujet restent quelques peu ... lacunaires.
Hélas, vous avez raison, cybernaute.
Flinn tenta de trouver une position confortable malgré l'étroitesse de son assise, tandis qu'Evan sortait de l'une des poches de la cape qui le couvrait un disque de verre. Il inséra l'objet dans un projecteur, une myriade de données brutes sétala sur l'un des murs de la pièce, tandis que de nombreux schémas voletaient dans l'air conditionné. Le jeune homme pointa d'un doigt sûr un objet brillant, reproduit avec soin, dont chaque détail semblait souligné par un savant assemblage de fausses couleurs.
Ceci est un modèle standard d'artefact, déclara Evan. Tout le monde semble avoir pris l'habitude de les appeler des cubes. C'est une synecdoque parfaitement logique, qui simplifie et fait disparaître une partie du problème de ses objets. Malheureusement, cette simplification ne laisse pas supposer la complexité de ces ouvrages.
Nous savons qu'ils sont artificiels, intervint Flinn. Cela ne fait aucun doute.
Le cube est un solide naturel courant, que l'on retrouve notamment au niveau des structures cristallines. En revanche, à l'échelle des artefacts, il devient bien plus rare. Tellement rare qu'il est admis que l'immense masse des cubes parfaits tel que celui qu'affiche le projecteur ne sont le fait que d'une civilisation possédant un minimum de savoir en géométrie. Une espèce intelligente en sera donc à l'origine, ce qui tend à prouver l'aspect artificiel du cube, ne serait-ce que par son apparence globale.
Pardonnez-moi d'être abrupt, cybernaute, mais nous savons tout cela.
Evan hocha la tête, mais sa position ne bougea pas d'un iota.
Je comprends très bien, colonel. Cependant, revenir sur ces pré-requis me permet de bien vous faire comprendre l'aspect énigmatique des artefacts. Outre leur aspect, ces objets possèdent en eux des qualités que nous n'avons retrouvées nulle part ailleurs.
Dégagement de chaleur et rayonnement à faible longueur d'onde ? demanda Flinn.
Exactement. Certes, tout ceci s'effectuait dans des proportions relativement modestes. Il n'en reste pas moins qu'une telle observation signe une radioactivité réelle. Tout nous porte à supposer que cet ensemble de phénomènes que nous observons est la conséquence d'une fusion nucléaire à très petite échelle.
De la fusion nucléaire ? Dans un aussi petit espace ?
La fission serait trop gourmande en matière première. Rappelez vous que les cubes ont été trouvé à des profondeurs significatives, suggérant qu'ils séjournaient en terre depuis quelques dizaines voire centaines de milliers d'années. Sur une telle période, la stabilité d'un processus de fusion se justifie si de tels objets doivent faire usage de mécanisme mécanique ou, plus sûrement, électronique.
L'activité radioactive supposée...
Effective, colonel, corrigea le cybernaute. Elle a pu être mesurée sur Terre.
L'activité radioactive effective seule peut-elle nous orienter à penser que l'objet est le fruit d'une civilisation visiblement très avancée ?
Cela suffirait, en effet.
Dans ce cas, à quoi serviraient les gravures étudiées sur les cubes ?
Evan haussa les épaules.
Encore des hypothèses, colonel. Explications sur le fonctionnement des artefacts ? Mises en garde ? Textes sacrés ? Ou, plus simplement, art abstrait ?
Il doit bien y avoir certaines pistes que vous considérez comme plus plausibles, non ?
En effet. Les notions d'art et de spiritualité liées à un objet aussi complexe seraient une véritable gageure. La construction et le maintien des artefacts sur une telle temporalité ne justifieraient pas à l'échelle d'une logique économique viable leur existence. Reste l'aspect scientifique. Archives ? Expérience ? Balise ? La liste des applications possibles est longue. Personne ne s'avancerait à annoncer une réponse définitive... Mais pour ma part, je suis convaincu que les artefacts sont le résultat d'une expérience en dormance.
Bien que Flinn hocha la tête, il admit difficilement le propos du cybernaute. Le résultat d'une expérience ? Et quel genre d'expérience ?
Ce sont des pistes intéressantes, reprit le lieutenant-colonel.
J'ai largement simplifié les notions dont je vous fais part.
Bien évidemment.
La projection s'évanouit. Evan, dont le regard n'avait cessé de se promener sur les détails techniques de son sujet d'étude, se posa avec franchise sur le visage du Naneyë.
Colonel, reprit-il, je préfère que nous jouions cartes sur table.
Je ne comprends pas, répondit Flinn en haussant un sourcil.
Il s'est produit avec les artefacts un événement que j'ignore. Un événement qui motive toute cette expédition.
Evan détailla Viltis, qui se tassa sur sa chaise.
La présence du garçon me laisse à penser qu'il n'est plus possible de manipuler les artefacts de manière directe.
Le cybernaute se tût. La joute de leur regard s'éternisa de longues secondes. L'un assis et l'autre debout, aucun ne voulait céder la moindre part de son territoire de pouvoir. Tous deux étaient trop conscients des enjeux qui se précisaient derrière l'ombre des artefacts et de leur part inconnue. Chacun attendait de l'autre un rôle dans lequel il ne se glissait pas. Tous deux, enfin, souhaitaient ne pas perdre la face. La politesse constituait un masque habile qui ne glissait pas de leurs visages. Le temps arbitrait, impavide, jusqu'à ce que la faille apparaisse d'un coté, et que la retraite du perdant ne soit plus une option discutable.
Flinn soupira, baissa les yeux.
Tout ce qui vous sera révélé sera soumis à une stricte clause de confidentialité, cybernaute. Que la moindre information sorte de cette pièce sans mon consentement, et je vous promets que vos études et vos projets seront d'agréables souvenirs.
Silencieux, Evan secoua la tête. Il avait gagné.
Le colonel Mac Mordan a été confronté à un incident grave lors de la récupération de deux artefacts dans le système de Delta Pegasi. J'ignore les détails de ces derniers, mais je suis certain d'une chose : les artefacts ont littéralement fait fondre l'abri où ils reposaient.
Evan blêmit.
Faire ... fondre un abri ?
Les parois se sont affaissées comme une mauvaise guimauve. Le point de fusion des matériaux de l'abri approchant celui de certains métaux, je vous laisse imaginer le dégagement de chaleur nécessaire à un tel "exploit"...
Des chiffres se bousculèrent dans l'esprit du cybernaute. Il n'osa imaginer la quantité d'énergie mise en jeu à lintérieur des artefacts.
Où sont-ils à l'heure actuelle ?
En route vers la Terre. Le message du Colonel Mac Mordan ayant subi les contraintes temporelles liées au voyage transpatial, il n'a été connu des autorités que plusieurs jours après son émission.
Ils n'ont pas été observés ?
Aucun, répéta Flinn. Personne sur place n'était en mesure d'effectuer des analyses approfondies.
Réponse logique, songea Evan. Avant cet incident, les cubes ne constituaient pas de réelle menace. Ceux entreposés à quelque distance de Civimundi l'étaient sans soins particuliers. Brusquement, le cybernaute s'inquiéta.
Qu'en est-il des artefacts déjà arrivés sur Terre ?
Ils sont en cours de transfert vers des zones de stockages spatiaux.
Pourquoi ne pas les avoir mis sous apesanteur artificielle ?
Le risque d'une rupture d'alimentation énergétique serait trop grand et les conséquences seraient trop imprévisibles pour qu'une telle mesure soit envisagée.
Décidément, ils ont tout prévu, nota le cybernaute. En revanche, il fut surpris qu'à aucun moment, le laboratoire n'ait été sollicité pour de telles questions. Cherchait-on à les évincer du projet ? Plus secrètement encore, le major Antelli s'était-il retrouvé sur une liste de traîtres potentiels ? La réponse du lieutenant-colonel soulevait beaucoup trop de question au goût du jeune homme. Avant de sombrer dans le bain de ses propres doutes, il se raccrocha à une réalité pragmatique, bien concrète.
Si tout a été fait pour sécuriser les artefacts, pourquoi avoir besoin de moi, colonel ?
Flinn haussa un sourcil.
Vous ne voyez vraiment pas ?
Vous informer sur la nature des artefacts ? demanda Evan.
Un joli prétexte pour vous avoir avec nous, concéda le Naneyë.
La réponse acheva de déstabiliser le cybernaute.
Un... Un prétexte ?
Il serait idiot de croire que nous ne savions rien du petit manège d'Antelli. Il a retenu avec tellement peu d'élégance toutes ces informations que nous avons dû biaiser. Oh, bien sûr, je ne me suis pas occupé en personne de rendre son petit stratagème inopérant. Mais vous m'avez bien aidé, cybernaute Maverish.
Evan serra les poings.
Inutile de vous énerver, poursuivit Flinn. Je sais que vous avez l'impression d'avoir été manipulé. Et très honnêtement, c'est le cas. Mais si j'étais vous, je verrais davantage cette situation comme une occasion de pouvoir confronter vos hypothèses de recherche à la réalité du terrain.
Le Major Antelli m'envoyait en mission, répliqua d'un ton acide le jeune homme.
Et, à votre avis, était-ce en toute innocence ?
Ces missions ont été couronnées de succès.
Succès pour qui ? Et pour quoi ?
À nouveau, Evan se sentit piégé.
Il va sans dire, cybernaute, que votre pleine et entière coopération sera pour vous source de privilèges. Le Saint Ordre récompense la loyauté et la fidélité de ses agents.
La remarque fit ricaner Evan.
Étrange notion de la loyauté que celle d'un indicateur, non ?
La fin justifie les moyens, tempéra Flinn. Et très honnêtement, le peu d'effort que je vous demande ne devrait pas vous mettre dans un tel état.
"Il a encore raison". Il songea que le major avait largement sous-estimé ceux qu'il souhaitait berner. Avec un certain soulagement, Evan constata qu'il était sans doute plus agréable de se tenir de ce coté du pouvoir. Il avait conscience de trahir une partie de ses idéaux, probablement de sacrifier également le confort illusoire du laboratoire qu'il occupait. Mais il sentait également qu'Antelli n'avait pas tout dit, qu'il fallait mieux subir la certitude d'un pouvoir franc que les doutes ombrageux d'une hypothétique forme de résistance, et d'archaïsme. Le lieutenant-colonel Flinn avait réveillé la fibre progressiste qui sommeillait en lui. Une qualité qu'il avait oubliée sous la férule du major Antelli.
Et je n'ai pas vraiment mon mot à dire, de toute façon ...
Vous baissez enfin votre garde, cybernaute ? Voilà un bon choix, ironisa le Naneyë. Alors peut-être pourrons-nous travailler ensemble.
Il semble que cela soit la seule action possible, colonel.
Une sage décision, conclut Flinn.
6.
Lorsque l'agent de contrôle lui rendit son badge, Flinn ne manqua pas de remarquer la petite étincelle qui luisait dans son regard, à la lueur de l'éclairage blafard du hall d'accueil. Il faisait nuit, mais les puissants projecteurs délivraient une lumière blanche, aseptisée. L'agent maintenait ses yeux à demi-clos, gêné par l'éclat éblouissant, ne laissant paraître que deux fentes noires.
Tout est en ordre, monseigneur.
Merci, répondit Flinn en récupérant la carte magnétique.
Une nouvelle fois, l'agent le dévisagea, et le Naneyë comprit qu'une certaine admiration avait encouragé ce geste. Il sourit, presque sans volonté, automatisme ciselé par des années de pratique. Il s'amusa de constater que même ici, parmi les militaires, on ne cessait de le reconnaître. Nul besoin des mots : à présent, il savait lire sur les visages des humains. De la jalousie à l'envie, en passant par la peur et à la colère, chaque trait, chaque ébauche de mouvement de la bouche, des pommettes, du front lui dévoilait sa vérité. Les sentiments n'étaient pas falsifiables. Même pour le plus manipulateur, le plus menteur des hommes, il restait ce soupçon de nervosité, d'agitation qui frémissait loin sous la surface, comme les plis et les replis de l'eau agitée par le jet d'une pierre.
Flinn regarda Guilhem. Il ne souriait pas. Il ne prenait même pas la peine d'apparaître aimable. Simplement concentré et crispé, il se tenait droit et digne, vêtu d'une simple cape grise qu'il avait déposée sans soin sur ses épaules. L'espace d'un instant, il aurait voulu interpeller son ancien disciple, pouvoir lui demander ce qui le troublait, mais cela lui apparut impossible. Guilhem aurait à son tour endossé l'image poli et policée d'un homme de société, affable, qui aurait tenté de détourner le sujet de ses craintes et de ses préoccupations. Il ne s'était jamais livré à Flinn. Et après tant d'années sans voir son ancien mentor, il était certain qu'il ne dirait aucun propos dont la densité et la profondeur dépasserait celle d'une flaque d'eau.
« Heureusement, il me reste Viltis », songea-t-il. Le garçon le suivait de près. Lui aussi, engoncé comme ses aînés dans une armure rutilante. Mais, contrairement à eux, il semblait encore prisonnier d'une certaine naïveté, dans son attitude, ses traits encore juvéniles, son regard curieux et ouvert à tout. Flinn se plaignait régulièrement de son attitude déplacée, sans retenue, trop humaine. Viltis était étranger à léthique et à l'étiquette. Cruel comme un enfant pouvait l'être, sans arrière-pensée, sans jugement, simple acteur de ses actions. Il s'opposait, par son caractère, à toute l'intelligence et à la réflexion profonde de Guilhem. Et pour cet aspect, il demeurait un parfait outil : manipulable, souple, exigeant, sans souci de plaire. Flinn entendait conserver le plus longtemps possible cette plasticité, pour le constituer en faire-valoir. Les capacités de Viltis restaient des atouts de choix pour lui ouvrir un accès privilégié aux plus hautes instances du pouvoir.
La navette décollera dans combien de temps ? Demanda Guilhem.
Une heure, tout au plus, assura Flinn. Pourquoi cette question ? Tu ne peux pas consulter le Rezo ? Les informations doivent normalement circuler... J'ai fait le nécessaire pour taccréditer en tant que membre de plein droit dans mon escouade.
Moi non plus, je ne comprends pas, mentit Guilhem. Peut-être un mauvais réglage...
Flinn le dévisagea sans aménité.
Jouons carte sur table. Tu me caches quelque chose.
Moi ?
Oui, toi, Guilhem. Et j'aimerais bien régler ce problème avant que nous ne quittions la Terre. Nous allons devoir travailler ensemble quelque temps. Peut-être plusieurs mois. Alors, si tu as quelques griefs à formuler, c'est le moment.
Guilhem fit mine de soupirer.
Vous voulez vraiment tout savoir ?
Naturellement.
Dans ce cas, suivez-moi.
Il n'y a personne qui puisse...
Suivez moi, coupa Guilhem. Les actes valent souvent mieux que les paroles. Voilà un de vos enseignements que j'ai bien retenu.
Viltis...
Viens avec nous. Inutile de nous séparer.
Ah, car maintenant, tu le considères comme un individu de plein droit ? Ricana Flinn. Que se passe-t-il, Guilhem ? Tu prépares une révolution ?
Le jeune homme choisit de garder le silence. Il aurait rêvé de répondre vertement à son ancien mentor. Ce n'était pas le moment. Pas encore.
Sans ajouter un mot de plus, il se dirigea vers l'extérieur du bâtiment daccueil du spatioport. Il enfila une allée qui longeait plusieurs hangars grimés de rouilles. Du sable crissait sous ses pas, tandis que sa longue foulée l'emmenait vers une construction rectangulaire, peinte en blanc et rouge, aux fenêtres quelconques. Aucun panneau n'annonçait sa fonction. Flinn fronça un sourcil, suspicieux.
Il ne reste plus qu'une heure avant le départ, Guilhem.
Nous aurons largement le temps.
L'adjudant s'engouffra à l'intérieur, sans attendre son ancien mentor. Flinn lui emboîta le pas. Un frisson lui parcourut l'échine, sous sa lourde carapace, lorsque la porte claqua derrière lui. Il sentit Viltis se serrer contre lui, lorsqu'il constata que cinq longs fusils d'assaut pointaient leurs gueules macabres vers son visage.
Baissez vos armes, elles ne vous serviront à rien. Il vous tuerait avant que vous n'ayez bougé le petit doigt.
Les soldats obéirent. La voix reprit.
Maintenant, laissez-nous. Contentez vous de surveiller le périmètre extérieur.
Mais, major...
Pas de discussion.
Bien, major.
Dans la pièce, il ne resta plus que Flinn, Viltis à ses cotés, Guilhem les regardant d'un coin, et la figure austère du colonel Cyrill Beik, assis face à eux, les mains croisées.
Flinn.
Mon colonel.
Je constate que l'adjudant De Choire a pu te guider sans difficultés jusqu'ici. C'est une très bonne chose.
Si seulement j'avais su...
Qu'il travaillait avec moi depuis son retour sur Terre ? Non, cela n'en aurait que gâché la surprise de cette rencontre.
C'est le garçon qui vous intéresse ?
Viltis ne me concerne pas. Il ne m'intéresse pas non plus. Avec tout le respect que je lui dois, il n'a pas plus de valeur qu'une bête de foire.
Viltis lança un regard plein de haine vers le vieil homme, qui ne lui rendit qu'un sourire mielleux, sardonique.
Alors pourquoi cette mascarade, mon colonel ?
Gregor nous a tous aimablement roulé dans la farine. Il devait abandonner son titre de Commandus Magnus, lorsque la transition serait terminée. Il n'a rien fait dans ce sens. Aussi, avant de voir la vérité triompher, je préfère m'enfuir et le laisse dépérir dans son mensonge. Contrairement à lui, je ne me salirai pas les mains davantage.
Et je suppose que vous espériez que je vienne, n'est-ce pas ?
Tu es trop honnête et trop brillant pour rester ici, dans le mensonge. Regarde Guilhem. Il a accepté les pires horreurs au nom des manuvres politiques de Gregor. Il a décidé de ne plus tremper dedans. Ce qui tombait très bien, j'en conviens...
Et si jamais je refusais ?
Ce serait une perte terrible pour la Sainte Cléricature. Devoir tuer un élément aussi noble, aussi droit et aussi désintéressé que toi me hanterait pour le reste de mes jours... J'y arriverais sans trop de difficultés techniques. Oh, je sais que tu ne te laisseras pas faire, et, personnellement, je ne pourrais pas m'en charger. Mais Guilhem, lui dont les talents de bretteurs me surpassent allègrement, s'en occupera le cas échéant.
Un frisson se glissa sur l'échine de Flinn. Beik avait débité son discours avec la plus grande simplicité. Et, comme d'entendu, il ne bluffait pas. L'officier voyait se refermer sur lui un étau invincible, et il devait agir au plus vite.
Mon colonel, votre petite trahison...
Ce n'est pas une trahison dans l'idée.
Mais dans la forme, si. Votre petite trahison, je la connais depuis un certain temps.
Ah, vraiment ?
Un message du comité de Vilnius. Il y a quatre ans.
Quand tu as récupéré Viltis.
Le Major Eivit l'avait rédigé en personne. Inutile de vous dire ce qui est advenu de lui, vous le savez déjà.
Guilhem lança un regard mauvais vers son ancien mentor. Flinn ne broncha pas, et reprit.
Depuis combien de temps avez-vous décidé de destituer le Commandus Magnus ? Je ne suis pas sûr que le seul suicide assisté de Feu le Très Saint Magister Oddarick en soi la seule cause, n'est-ce pas ? Gregor Mac Mordan vous a toujours damé le pion. Quand il a succédé à Keller. Quand il a imposé sa lignée à la tête de la Confédération. Ce n'était que de la logique, une logique politique et ignoble certes, mais de la simple logique. Il a « assoupli » ses principes pour gagner ce jeu de dames, et vous, vous avez dû vous contenter des miettes.
Je suis né et j'ai grandi avec des principes qu'il ne connaît même pas, gronda Beik. Il n'était qu'un converti. Un de plus. Peut-être est-il né de Marcus Standberg, peut-être avait-il la même ascendance que feu Oddarick et Kristian. Mais il a sali le nom de la Confédération. Sa foi est impure.
Il a quand même été nommé Noble Clerc. Il a nettoyé la Confédération de tous les nids de dissidence.
Pour mieux endormir le peuple et les élites.
Cyrill, regardez la vérité en face. Vous jalousez et vous enviez son uvre.
Beik se contenta d'afficher une grimace amère.
Son seul défaut est d'avoir été un rebelle.
Vous ne pouviez pas le supporter.
Il n'aurait jamais du accéder à ce rang là. Nous avons nous-mêmes donné les clefs de notre perte à cet... homme là.
Vous le fuyez avant qu'il ne vous détruise.
Il ne sait pas ce qu'est la Vraie Foi.
Prouvez-le.
Le Dieu-Machine n'est pas l'idéal qu'il poursuit.
C'est impossible de le démontrer. Dans un sens comme dans un autre. Nous spéculons. VOUS spéculez, mon colonel. La seule conclusion à en tirer, c'est que vous êtes fait du même bois que lui. Mais que contrairement à lui, vous n'avez pas été choisi par le Dieu-Machine pour gouverner le monde des Hommes. Que l'évolution de la société vous dépasse. Que vous ne pouvez que remettre en cause un modèle que vous ne comprenez pas. Mais, au lieu de partir seul et de vous retirer loin de cette agitation, vous préférez emmener avec vous la fine fleur des intégristes dont vous faites partie, malgré tous les beaux discours flatteurs et progressistes que l'on a pu mettre à votre crédit et vous espérez recréer un nouvel ordre inquisitorial, sur un autre monde, pour accomplir vos rêves de dévotions et de militarisme ? Et vous pensez, de manière parfaitement sérieuse, que je vais suivre, perdre tout le confort que j'ai accumulé pendant ces années, pour un but que moi-même je ne poursuis pas de la même façon ?
Alors... Toi aussi, tu le défends, murmura Beik, défait.
Je comprends sa façon d'agir. Je ne la cautionne pas, mais je ne peux que la comprendre. Il a pris des décisions douloureuses...
Et je l'ai soutenu. Au delà de tout ce que tu peux imaginer.
Vous l'avez couvert quand il portait Socrate en lui. Vous auriez du le dénoncer. Vous ne l'avez pas fait, par amour et par esprit de dette. Après tout, il vous a sauvé la vie, n'est-ce pas ?
Comment sais-tu...
Un magicien ne révèle pas ses secrets, mon colonel. Un politicien non plus.
Alors tu suis ses pas ?
Il était mon maître. Vous ne pouvez pas imaginer les liens qui nous unissent. C'est lui qui m'a apporté un modèle à suivre. Un modèle pragmatique.
Mais sans vergogne. Sans foi. Moi qui te pensais si pieux, Flinn...
Une vertu que je ne possède pas à votre niveau. Ni à celui de Guilhem. Et j'en suis bien navré.
Pas autant que moi, je le crains.
J'ai choisi mon camp. Depuis longtemps, mon colonel.
Cesse d'user de ce titre ridicule...
Si même cela n'a plus de valeur à vos yeux, mon colonel, effectivement, il vous convient de partir d'ici.
Un lourd silence figea la scène. Bras croisés, le colonel Beik attendit de longues secondes. Il fixa d'un regard pesant Guilhem, qui hocha la tête, et fit un pas en avant.
Si je ne peux pas t'avoir par les arguments rhétoriques, Flinn, je crains de devoir employer des méthodes plus... coercitives. Adjudant ?
Oui, mon colonel ? Questionna Guilhem.
Adjudant, abattez l'enfant.
Avec plaisir, mon colonel.
Un autre pas. Flinn fit surgir dans sa main un sabre ionique. Une lueur bleutée, ténue et maladive, s'agita devant son nez.
Ne fais pas ça, Guilhem.
Ah oui ?
Cela me coûterait de devoir te tuer.
Et moi cela ne me poserait aucun problème.
Un sabre surgit à son tour dans la main droite de l'adjudant. La même lueur donnait à son visage des traits fantomatiques et irréels.
Il est doué, Guilhem. Bien plus que tu ne peux l'imaginer.
Et c'est pour cela que cest une menace que je me dois d'éliminer.
Tu es simplement jaloux.
Guilhem sourit, avant de répondre.
Ce serait me réduire à un capricieux sans cervelle, colonel. Ce serait oublier que je peux avoir des ambitions propres. Oh, bien sûr, je ne pense pas être à même de vous pardonner.
Tu avais une mission. Tu avais fauté.
Une question d'honneur. Vous ne pouviez pas comprendre.
Je t'ai défendu, et tu le sais très bien.
Vous m'avez défendu pour mieux vous servir de moi. Vous avez fait de moi une arme, pour détruire tous ceux qui s'opposaient au pouvoir central et à ses dérives. Je n'étais pas d'accord avec cette idée de Un lourd silence figea la scène. Bras croisés, le colonel Beik attendit de longues secondes. Il fixa d'un regard pesant Guilhem, qui hocha la tête, et fit un pas en avant.
Si je ne peux pas t'avoir par les arguments rhétoriques, Flinn, je crains de devoir employer des méthodes plus... coercitives. Adjudant ?
Oui, mon colonel ? Questionna Guilhem.
Adjudant, abattez l'enfant.
Avec plaisir, mon colonel.
Un autre pas. Flinn fit surgir dans sa main un sabre ionique. Une lueur bleuté, ténue et maladive, s'agita devant son nez.
Ne fais pas ça, Guilhem.
Ah oui ? Ya une demie page entière de répétée là ! ;-)
Cela me coûterait de devoir te tuer.
Et moi cela ne me poserait aucun problème.
Un sabre surgit à son tour dans la main droite de l'adjudant. La même lueur donnait à son visage des traits fantomatiques et irréels.
Il est doué, Guilhem. Bien plus que tu ne peux l'imaginer.
Et c'est pour cela que cest une menace que je me dois d'éliminer.
Tu es simplement jaloux.
Guilhem sourit, avant de répondre.
Ce serait me réduire à un capricieux sans cervelle, colonel. Ce serait oublier que je peux avoir des ambitions propres. Oh, bien sûr, je ne pense pas être à même de vous pardonner.
Tu avais une mission. Tu avais fauté.
Une question d'honneur. Vous ne pouviez pas comprendre.
Je t'ai défendu, et tu le sais très bien.
Vous m'avez défendu pour mieux vous servir de moi. Vous avez fait de moi une arme, pour détruire tout ceux qui s'opposaient au pouvoir central et à ses dérives. Je n'étais pas d'accord avec cette idée de lutte fratricide, je n'avais pas mon mot à dire. Je ne l'ai fait que pour sauver ma vie mais, j'aurais toujours ce sentiment d'avoir tué des frères. Alors, n'espérez pas jouer avec moi une autre fois le couplet du « tu ne pouvais pas vivre sans moi ». Vous savez que c'est faux, colonel Flinn.
Eh bien, je vois que le colonel Beik t'a aimablement formaté avec ses idées douteuses.
Vous ne me connaissez pas. Vous n'avez pas idée de ce qui me tient debout sur cette Terre. Le Colonel Beik m'a offert un asile et des promesses. Vous, vous m'avez sauvé la vie, pour mieux me délaisser lorsque vous avez trouvé un nouveau jouet. Mais je me répète.
Je te connais mieux que tu ne le penses, Guilhem... Je vois parfaitement ce qui te tient : la vengeance, le désir de reconnaissance, et un rêve de gloire. Si ce n'était ton don, Guilhem, tu ne serais qu'un jeune noble très banal.
Tout cela restera vain, colonel. Acceptez que je vous échappe. Votre mort n'en sera que plus douce.
Cela me donne une raison supplémentaire de penser que tu n'étais pas le bon, Guilhem. Viltis, recule-toi.
Le garçon se serra contre un mur. Flinn se mit en position de garde, et attendit.
Je ne verserai pas le premier sang, Guilhem.
Alors je m'en chargerai avec plaisir.
Les deux adversaires se firent face, tournant sur la ligne d'un cercle imaginaire. Le regard fixé sur l'autre, les pieds écartés, le sabre au clair, vomissant sa lueur de mort, Flinn et Guilhem ne voulaient qu'une chose : que l'autre esquisse le premier geste, donne la première ouverture, pour l'achever d'un seul coup. Aucun d'eux ne prendrait le risque de faire durer le combat. Mater l'ennemi une seule fois, ne pas lui donner l'occasion de se relever, et enfin lui faire payer la haine accumulée par des années de malentendus.
Guilhem fendit l'air au son d'un cri de rage, son arme au-dessus de la tête. Avec une violence brute, il labattit sur Flinn, qui plongea sur le coté et se réceptionna sans grâce.
Est-ce là tout ce dont vous êtes capables, colonel ? Vous vieillissez.
Flinn garda le silence, se redressa, et à nouveau se mit en position d'attente. Un sourire mauvais barrait le visage de Guilhem. Position d'attente, marche sans bruit, et encore une fois, une attaque sans discrétion, sans grâce, une violence totale qui fit vibrer l'air. Flinn se retrouva au sol, retourné comme un vulgaire sac, la gueule en sang.
Je vous l'avais dit, colonel. Vous allez mourir.
Attends donc que je vienne m'occuper de ton cas, Guilhem.
Vous êtes blessé, colonel. Rendez-vous, et je saurai me montrer magnanime.
Flinn se jeta sans attendre vers son ancien apprenti, sans que l'il ne perçoive de transition entre sa position de départ et celle d'arrivée. Son sabre ionique se planta dans le pied bionique du jeune officier, qui n'esquissa pas une grimace, mais afficha une certaine surprise. Par réflexe, Guilhem guida sans ménagement sa lame jusqu'à Flinn, mais il avait déjà disparu.
Joli numéro, colonel.
Arrête-toi tant que tu peux, Guilhem.
Vous ne pourrez pas fermer les yeux sur ce combat. Vous savez très bien que c'est trop tard.
Cela t'arrange de croire ça. Crois-le si tu veux. Mais quand je te ramènerai au Palais, j'espère que tu te montreras moins ingrat.
Il n'y a aucun retour possible, colonel. Nous réglerons définitivement la question ici. Et si vous voulez gagner, vous devrez laver vos mains dans mon sang.
Cruelle métaphore.
Guilhem revint attaquer, au plus près de Flinn. Son arme transperça le bras gauche du Naneyë, qui grimaça de douleur. Le jeune homme poussa un cri de victoire, mais ne vit pas la lame de son ennemi plonger sur sa cuisse droite. Une gerbe d'étincelle vola, et il recula, embarrassé.
Vous voulez me blesser.
Pour t'immobiliser.
Il en faudra plus.
Flinn repartit à la charge. Il décida, cette fois, qu'il devrait être décisif. Guilhem avait peut-être le privilège de son corps de cyborg, sa rapidité et sa force, mais pas l'expérience du maniement fin et précis d'un sabre, modelé par des années d'exercice. Aussi, quand Flinn plongea à nouveau vers ses jambes, Guilhem esquiva, pensant éviter une attaque identique à la première. Il constata, trop tard, que ce n'était alors qu'une feinte, presque grossière, et s'en sortit de justesse. La lame frôla son pied droit, par un mouvement complexe en biseau. Il se jura de ne plus se laisser surprendre.
Une violente secousse le déséquilibra. Sa jambe droite se déroba sous lui, il s'écroula. Flinn le frôla, en plein élan. Sans que Guilhem ne comprenne ni comment, ni pourquoi, il lança un coup puissant, qui arracha au géant son bras gauche. Un sang foncé gicla sur les corps recouverts de métal. Le Naneyë se releva, tandis que le sang se tarissait, la plaie garrotté par sa propre armure. Flinn ne ressentait que l'ombre d'une douleur, une gêne curieuse et lourde, électrique qui le laissait surpris. Son apprenti lui avait tranché le bras. L'information l'inonda, fleuve en crue qui lassomma presque. Et lorsqu'il reprit conscience de la gravité de la situation, sa propre voix lui paraissait lointaine, étrangère.
C'est la fin, Guilhem.
Achevez-moi, au lieu de parler, je ne me rendrai pas.
La voix de Beik surgit du néant.
Achève-le, Flinn. Il ne pourra plus rien faire contre toi.
Pourquoi me demander cela, colonel Beik ?
À ton avis ?
Flinn n'avait détourné son regard quun instant. Il comprit son erreur. Il baissa son regard vers le sol, les yeux brûlés de larmes. La douleur, cette fois, le submergea complètement. La vague charriait du fond de son âme la matière la plus noire, la plus infecte et la plus ignoble qu'il n'eut jamais goûté. Sa vision tremblait, rougie, et il sentit son corps chuter lourdement. Il tenta de ne pas voir, d'ignorer ce qui s'imposait à son esprit, en vain. Ses jambes tranchées reposaient face à lui. À terre, Flinn ne pouvait que contempler l'horreur de se savoir ridiculement raccourci, presque vaincu tandis que Guilhem, à coté de lui, tentait de se redresser.
Erreur stupide, colonel.
Traître, siffla Flinn.
Vous avez perdu. Je vous avais prévenu, colonel.
Laisse-moi donc te donner une dernière leçon.
Le sabre dans la main de Flinn se rétracta. Il fixait le plafond, le regard embué. Il essayait encore de comprendre comment la faute qu'il avait commise s'était produite. Pourquoi n'avait-il pas été plus vigilant ? Une pensée perverse le traversa. Non... « Jamais je ne permettrai de laisser Guilhem... ». La pensée s'évanouit. Il ne pouvait pas se laisser mourir pour le garçon. Même si Guilhem avait raison sur bien des points, il ne le laisserait pas vaincre. Il allait devoir le tuer, pour de bon.
Guilhem, je me rends, prononça-t-il simplement.
La ruse est trop grossière, colonel.
Et que voudrais-tu que je fasse d'autre ? Je n'irai pas bien loin...
La remarque fit sourire Guilhem. Un sourire de victoire.
Tout à fait juste, colonel.
Guilhem se traîna comme il put jusqu'à la silhouette ridiculement raccourci de son ancien mentor. Du sang s'était répandu au sol. Une odeur poisseuse le prit à la gorge.
Sois clément, Guilhem... Je me suis trompé sur toute la ligne.
Trop simple, colonel. Trop vulgaire.
Je tiens à la vie.
Et moi je tiens à vous l'ôter.
Guilhem dressa son sabre au-dessus de sa tête. Sûr de sa victoire. Il ne vit pas la main droite du Naneyë. Il ne comprit pas que l'éclat de lumière, un instant avant de mourir, n'était que le reflet de sa propre vanité, de son audace et de son tragique oubli. Le sabre de Flinn se réactiva au moment même où il tenait comme acquise sa double victoire, celle de son émancipation et de la défaite de son ennemi.
L'éclat ionique transperça la boite crânienne du jeune officier sans la faire éclater. Un bruit terrifiant de chair brûlée résonna dans les oreilles de Flinn. Un bruit qu'il savait ne pas oublier. Mais plus que le son sinistre qui signait la mort de son apprenti déchu, ce fut la disparition de l'âme, de la présence, qui le transperça aussi bien que son propre sabre. Aussi fugace qu'une bougie qui s'éteint, la présence qu'il avait ressentie la première fois dans une grotte, plongé dans un monde lointain, cette présence cessa simplement d'être au monde. Ni déchirure, ni départ. Simple absence qui pesa d'un poids insupportable sur ses épaules, l'espace d'une seconde.
Tout était terminé.
Beik secoua la tête.
Quel gâchis
Flinn le fixa, sans un mot, les mâchoires serrées de douleur. Il sentait l'odeur du sang glisser sur son visage. Une odeur chaude et âpre, qui le répugnait et lui apportait le sentiment douloureux de finir son existence ainsi. Il sentait aussi le parfum suave et corrompu de l'intelligence. Plus il regardait Beik, plus il respirait les effluves écurantes, et plus il s'attendait à le voir sourire.
Ce qu'il ne manqua pas de faire.
Quel gâchis, Flinn. Tuer ton propre apprenti pour des intérêts individuels.
Il n'y a pas dintérêts de groupe ici. Il n'y en a jamais eu, grogna le Naneyë d'une voix rauque.
Il aurait été plus simple d'envisager l'avenir sans passer par la mort de l'un de vous deux. Il suffisait que tu acceptes, et je t'aurais fait venir avec moi. Tu n'aurais même pas eu de comptes à rendre. Ta loyauté aurait été ta plus belle assurance. Mais non. Il a fallu que tu cèdes à un petit caprice d'aristocrate. Que tu choisisses le camp du déshonneur plutôt que celui de la clairvoyance.
Guilhem m'aurait tué bien assez tôt.
J'en suis conscient.
Et vous l'auriez laissé faire ?
Impossible de le dire. Ce garçon était un être exceptionnel, un génie. Il aurait très bien pu succéder au Très Saint Magister Siegfried.
Blasphème ! S'emporta Flinn.
Le délire sans doute, s'amusa Beik.
Vous êtes une ordure, mon colonel.
Je ne pense pas que cela ait une quelconque importance. Mais pour le simple plaisir de te prouver que je suis un homme droit et digne contrairement à toi, Flinn je vais t'épargner quelques souffrances inutiles. Quel dommage que personne ne puisse te venir en aide... Je suis certain que les cybernautes feraient du très bon travail, malgré tes blessures.
Beik fit surgir son épée. Coincée dans sa main gauche, elle luisait dangereusement. L'arme au clair, Beik se rapprocha de Flinn, jusqu'à se trouver à deux mètres de sa tête.
Guilhem était bon, mais la colère lui avait fait perdre ses moyens. Aussi, pour éviter toute mauvaise surprise, je vais terminer ce qu'il n'a pu achever.
Beik se déporta vers la droite de Flinn. Il s'empara de son bras droit et le verrouilla fermement au sol, d'un pied sûr.
La main traîtresse ne frappera plus.
La lame s'abattit sur le dernier membre encore intact de Flinn. Le bras se détacha comme un vulgaire fruit de son arbre, et Flinn roula à terre, les yeux embrumés, transit de douleur.
Tu aurais dû écouter les cybernautes, Flinn. Tu as refusé de devenir un serviteur de chair et d'acier. Voilà que tu en payes le lourd tribut ici même. La douleur, la mort rampante et prochaine, la déliquescence...
Vous n'y comprenez rien, lança le Naneyë dans un souffle.
Bien au contraire. Je vois que tu t'accroches à quelques ridicules coutumes de ton peuple. Et cela ne te sauvera pas.
Vous n'en ferez rien, mon colonel.
Ah oui ? Et qui m'en empêcherait ?
Viltis sortit de sa torpeur. Tremblant, il fixa le vieil homme.
Ah, oui, l'abomination. Naturellement.
Il vous détruira, mon colonel, reprit Flinn du même ton d'outre-tombe.
Je serais amusé de voir ça.
Viltis, tue-le.
Le garçon, dans son armure, apparaissait chétif et sans assurance à coté des deux militaires. Son regard se perdait au sol. Il refusait de l'accrocher à celui de Beik.
Personne ne me tuera, Flinn. Et tu sais pourquoi ? Parce que ce garçon dont tu vantes les qualités, il ne peut avoir le goût du sang. Il ne sait pas ce qu'est une guerre, une intrigue de palais, une vengeance. Il est trop naïf, trop idiot.
Arrogance mal placée, mon colonel.
Qui me donnerait une leçon ?
Beik leva son épée au clair, au-dessus de sa tête.
Flinn, par voix de fait, je te déclare traître à la nation humaine. Puisse le Dieu-Machine t'accorder son pardon.
Le sabre éclata comme une ampoule usée. Le gaz qui l'entourait se disloqua aussitôt, mais les fins morceaux de métal qui composaient son âme se dispersèrent dans la pièce. Sans plus de cruauté que le hasard ne voulut lui en donner, un éclat porté à blanc se ficha dans lil non protégé de Flinn. Le Naneyë hurla de douleur, tandis qu'un sang gras se répandait dans son orbite, et s'écoula en gouttant.
Je vais vous tuer, maugréa Viltis.
Tu n'en a pas le cur. Et regarde donc ton maître, abomination : si tu prends le temps de me tuer, tu le condamnes à mort. Tandis qu'en me laissant partir, tu peux encore espérer appeler des secours, et le tirer de ce mauvais pas.
L'homme fixait le garçon. Il souriait. Il affichait son orgueil sans ménagement. Au fond de lui, Viltis savait qu'il avait raison. Le Naneyë gémissait de douleur, et remuait comme un vulgaire asticot. L'horrible vision de son corps mutilé le rendait malade. Il ne pouvait pas le laisser ainsi. Il devait capituler.
Partez.
Nous nous reverrons, Viltis. N'oublie pas ce qui est arrivé à ton maître. Voilà le sort qui t'attend.
Partez, avant que je ne change d'avis.
Cyrill ne se fit pas prier une deuxième fois. Sans prudence, il passa la porte qui fermait la pièce, laissant Flinn et Viltis ensemble.
Maître, murmura Viltis.
L'officier ne répondit pas. Sa langue pendait hors de ses babines. L'armure avait fait son possible pour le conserver en vie, mais sans soins, il ne tiendrait plus très longtemps. Viltis passa une main sur le front de son mentor, et en décrocha l'aug salit de sang. Il n'avait eu le droit de s'en servir qu'à de rares reprises, mais cela suffirait. Avec déplaisir, il sentit les informations arriver en lui, juste avant qu'il ne déclenche un raz-de-marée qui viendrait déferler sur sa modeste existence.
7.
« Sois courageux. »
Cela n'avait aucun sens. Pour Viltis, pousser cette porte une autre fois n'était qu'un acte douloureux, futile et dérisoire. Il ne perdait pas espoir, mais comme à chaque fois, la réalité insinuait en lui son poison sceptique et piquant, et lui arrachait un haut le cur. La vision étendue sur le lit, branché à une multitude de modules de survie, lui inspirait un gouffre de sentiments. « Cela ne peut pas être le lieutenant-colonel Flinn », songea-t-il.
À chaque fois, il se promettait qu'il serait fort, aussi fort que les enseignements et la morale de son maître. Et à chaque fois, lorsque sa main se posait sur le drap blanc et tiède, il seffondrait, s'agenouillait et agrippait le tissu comme un enfant. Il avait la décence de le faire seul. Les officiels, maîtres de guerre et autres diplomates n'auraient jamais compris pareil attitude. Dans ces instants, Viltis se contentait de rester dans un coin de la pièce, discret, presque invisible, et il serrait les dents. Des heures durant, il avait accepté de tenir le rôle de l'apprenti sans histoire, sans parole, sans visage. Il avait serré des mains, s'était incliné, avait répondu aux questions plates et convenues. Il avait tenu bon dans cette ambiance morbide et polie, dans les odeurs d'encens portés par les techno-moines et celles de la graisse qui cirait les bottes reluisantes des militaires. Mais dès que le monde s'en allait, que les décorations et les médailles cessaient de battre sur les poitrails, il ne pouvait tenir plus de quelques minutes. À force de pleurer, il avait trouvé un certain réconfort. Il ne s'agenouillait plus jusqu'au sol. Il s'épargnait le rituel du drap foulé entre ses doigts fins. Et aujourd'hui, il constatait qu'une chaise avait été disposée. À l'endroit exact où il aimait se tenir pour regarder la carcasse mutilée de son mentor.
Cela n'avait aucun sens.
Assied toi, Viltis.
Major Asweltorf ?
Assied toi, répéta le cybernaute.
Le garçon obéit. Il ne s'attendait pas à la moindre présence. Il n'avait vu personne en rentrant. La circonspection faisait place à la stupeur.
Je ne comprends pas, major...
Peut-être parce qu'il n'y a pas grand chose à comprendre.
Cela fait une semaine. Déjà.
Son état était trop critique pour que je puisse tenter quoi que ce soit. Si j'avais essayé de le mécaniser dès que je l'ai reçu dans mon service, il serait...
Mort. Je le sais.
Mais tu ne comprends pas.
Il souffre, n'est-ce pas ? Vous ne pouvez pas le placer dans un état de Conversion avancée.
Pour cela, il faudrait qu'il soit mécanisé, ce qui n'est pas le cas pour le moment. Et comme je te l'ai déjà dit il y a quelques temps, les Naneyë ont une plastique cérébrale trop souple pour cela. Contrairement aux humains. C'est pour cela que toutes les tentatives de Conversions chez eux sont de cuisants échecs. Au mieux, l'effet dure quinze jours, et encore...
Le garçon inspira bruyamment, puis soupira.
Il va s'en sortir ?
Nous avons déjà eu cette conversation, Viltis.
Sans lui je... Je ne serai plus rien.
Le vieux cybernaute ne put que sourire tristement.
Je le sais.
Sauvez-le, major, je vous en supplie.
Je ne peux pas me prononcer. Il a lutté jusqu'à présent, et nous avons pu arrêter toutes les hémorragies. En revanche, l'armure a connue de graves avaries, et elle n'a pas pu empêcher la survenue d'une septicémie... Et malgré tous les traitements que nous lui administrons, il va encore devoir se battre. Et c'est seulement s'il retrouve une certaine stabilité que nous pourrons envisager de remettre sur pied le colonel Flinn.
Le cyborg posa une main bienveillante sur l'épaule du garçon.
Il faudrait que tu rentres, Viltis.
Les soins, n'est-ce pas ?
Oui.
Vous savez major, personne ne m'attend au Palais. Je suis l'apprenti du lieutenant-colonel, et je
Je n'ai rien à faire pendant que vous... vous occupez de lui.
J'ai bien conscience de ta situation et de ta solitude, Viltis, et cela me peine de te voir aussi désuvré. Mais je suis certain que tu dois bien avoir quelques lacunes à combler concernant certaines leçons théoriques, non ?
Je n'ai pas le cur ni l'envie de réviser mes cours, major.
Je ne suis pas sûr que le lieutenant-colonel apprécierait ce laisser-aller.
Viltis ne répondit pas. Sans ajouter un mot, il se leva, soupira, et se dirigea vers la porte sans même regarder l'homme qui se tenait à coté de lui, un instant auparavant.
Je reviendrai demain, ajouta-t-il.
Et il sortit.
Les mains posées devant son menton, assis face à la table de son bureau, Gregor réfléchissait. Siegfried attendait une réponse, qui ne vint pas.
Alors ?
Le moins que je puisse dire, c'est que la situation est à la fois simple et compliquée.
Je n'attendais pas une réponse politique, père.
Ce sera, hélas, la seule que je puisse te fournir ce soir.
Tu n'es pas censé être mon premier conseiller ?
La cuirasse de Gregor bruissa, tandis qu'il se relevait. Il se dirigea vers l'immense baie qui fermait son bureau, face à la beauté lugubre d'un patio rempli de végétation, et où la lune jouait sans ambition.
C'est effectivement le rôle de ma mission.
Alors j'attends des réponses. Et pas de langue de bois, cette fois.
Très bien, répondit Gregor, agacé. Que veux-tu savoir ?
Où est allé le colonel Cyrill Beik ?
Il est entré en saut transpatial aux abords de Jupiter, bien en deçà des règles de bonnes pratiques. Nos meilleurs astrogateurs en ont déduit qu'il devait avoir à ses côtés un très bon pilote pour faire ce genre de manuvre. Un élément qui n'a pas laissé de trace, qui plus est. Nous n'avons aucune idée de leur destination, étant donné qu'ils ont sauté hors de toute route officielle.
Et son sort ?
J'espère pour lui qu'il aura la bonne idée de se tenir loin de tout endroit peuplé d'autre chose que du sable et des cailloux. Il serait stupide de revenir. Il sait très bien qu'il a commis le pire... La haute-trahison. Et moi, j'ai été assez stupide et naïf de croire qu'il laisserait l'Inquisition être désossée. J'aurais dû me douter dès le début qu'il ne se laisserait pas faire...
Qui aurait pu savoir, père ? Il a préféré suivre son engagement...
Je lui ai sauvé la vie, pour mémoire. Je pensais que cela compterait dans la balance...
Il était fourbe.
Non, Siegfried, enchaîna Gregor d'un ton sec. C'est moi qui lui ai donné les armes pour qu'il me blesse. Avec toute l'histoire du Très Saint Magister Oddarick. Je n'aurais jamais dû miser sur sa confiance.
L'erreur est humaine, père.
Mais je ne suis plus un homme, c'est bien là tout le problème. J'ai prêté serment, je suis devenu un serviteur du Dieu-Machine. Je n'aurais pas dû me laisser abuser par mes sentiments.
Père...
Je ne suis pas là pour trouver des raisons à mes échecs. Mais pour comprendre ce qui s'est passé. Cyrill en fuite, je ne peux qu'espérer qu'il ne se montre plus. Et la seule chose sur laquelle nous pouvons agir, c'est sur la disparition pure et simple des derniers nids de félons.
Leurs idées sont bien trop solides, trop ancrées, argumenta Siegfried. Ils ne capituleront pas.
Et que suggères-tu ?
Les laisser fuir. Leur trouver une terre d'accueil pour légaliser leur exil. Et avec de la chance, finir par remettre la main sur Cyrill et l'éliminer sans bruit.
Un plan intéressant, commenta le vieil homme, debout et digne. Mais je ne pense pas que Cyrill se précipite dedans.
Qui a parlé de devoir le tuer le plus rapidement possible ?
Le peuple a besoin d'exemples, Siegfried.
Je le sais.
En trouvant Cyrill, nous aurions cet exemple. Et je pourrais m'arranger pour qu'il ne distille pas les informations que je lui ai transmises. Te rends-tu compte, Siegfried, de l'importance...
Je connais l'histoire, coupa le Magister. Inutile de ressasser.
Pourtant...
Il s'agirait de rendre ces informations inutiles, à défaut d'être inaudibles. Si la vérité était transmise par la bouche du Palais, par la voix officielle, il n'y aurait plus de moyen de pressions.
Mais tout le monde et pas seulement le petit peuple réclamerait ta déposition, Siegfried. Tu deviendrais illégitime.
Je serais prêt à accepter, si cela pouvait sauver le système. Il suffirait que je propose une régence, et que j'installe mon aîné sur le trône.
Il n'a que onze ans.
Le pouvoir ne s'apprend pas sur les bancs de l'école.
Il reste un enfant, Siegfried. Il n'aurait aucun poids, aucune légitimité.
Et quelle autre solution, père ?
Faire bloc. Je présenterai ma démission, tu l'accepteras, et l'honneur sera sauf.
Mais personne ne serait assez crédule pour croire que vous disparaitriez du champ politique.
Sauver la face, cela suffirait.
Je ne le permettrai pas. Nous avons bien trop besoin de vous.
Il faudra t'y faire, Très Saint Magister.
Gregor eut un sourire féroce.
Je ne plaisantais pas, père !
Mais moi non plus, Siegfried. Accorder au peuple l'illusion d'un pouvoir qu'il n'a pas l'amadouerait et le rangerait à notre cause.
Et comment ?
Il reste toujours ce projet de lois réformatrices qui traînent dans les cartons de tes conseillers, n'est-ce pas ? Je pense qu'il serait très judicieux de faire acter celles-ci en même temps que d'annoncer la « vérité ». Naturellement, il ne conviendrait pas de rentrer dans les détails mais... Simplement de dire que le Très Saint Magister Oddarick a été démis de ses fonctions par le Dieu-Machine en personne et que j'ai été nommé par lui-même. Personne ne viendra contester un argument d'autorité qui s'attache à la spiritualité.
C'est
C'est presque un blasphème, hésita Siegfried.
Tu es la loi, mon fils. Tu as le pouvoir entre tes mains. Quand comprendras-tu que tu n'as nul souci à te faire, tant que le peuple te soutient ?
Mais, les élites, et les religieux ? Ils ne
Sont pas assez stupide pour s'afficher clairement contre ton opinion. Regarde donc la mésaventure de l'Inquisition.
Justement. Cela nous a coûté très cher. Nous avons perdu beaucoup trop de bons éléments.
Oui, mais nous récupérerons cette mise au centuple.
À son tour, Siegfried afficha un sourire piquant.
Allez donc dire ça à Flinn, père. Je suis sûr qu'il appréciera la boutade.
Flinn a fait son devoir. Il s'est battu pour empêcher à un traître de...
De quoi, père ?
De créer de fâcheuses conséquences, poursuivit Gregor, à court d'arguments.
Des conséquences politiques qui auraient pu être balayées d'un revers de manche.
N'en sois pas si sûr.
Ah oui ? Peut-être qu'il aurait été un peu trop bavard.
Et nous aurions perdu la face.
Mais cela reste hypothétique. En revanche, je suis sûr d'une chose : Flinn n'a pas pu empêcher le colonel Beik de s'emparer d'un artefact.
La révélation laissa Gregor silencieux de longues secondes.
Et pourquoi ne suis-je pas au courant ?
Nous n'avons aucune conclusion définitive dans ce sens mais, il semblerait bien qu'un Cube xéno ait été volé. Il a disparu depuis plusieurs semaines. Plusieurs enquêteurs suivent l'affaire de très près. Mais pour le moment, nous n'aboutissons nulle part. Seulement des hypothèses.
Et que ferait un renégat avec un cube ? Nous ne connaissons pas la portée de leur pouvoir.
S'en servir comme argument pour négocier, je suppose, ajouta Siegfried.
Si Beik avait un cube en sa possession, Flinn ou Viltis l'aurait senti.
Je ne le pense pas assez stupide pour le balader dans ses poches. L'objet n'est pas discret. Et Flinn avait sans doute autre chose en tête que de se lancer dans de telles préoccupations.
Toujours est-il qu'il manque un cube. Siegfried, je vais mettre mes équipes au pied de guerre concernant cette affaire. Mais tu aurais dû m'avertir plus tôt.
Cela n'avait pas d'importance, père.
Oui, c'est vrai, mon fils, que la situation n'est pas assez délicate. Nous avons une élite fuyante, un cube dont on ignore les pouvoirs dans la nature, et un complot en sous-main qui n'attend certainement pas grand chose pour éclater. Mais la situation n'est pas alarmante, en effet, grinça Gregor.
Mais, père...
Maintenant, écoute-moi bien : Nous allons faire ce que nous avons toujours fait. Je pense, tu décides. Si cela ne te convient pas, tu n'as qu'à remettre le pouvoir à ton fils, répliqua Gregor d'un ton glacial.
Je pourrais vous faire Convertir, père, attaqua Siegfried, sans hausser le ton. Personne n'aurait de compte à me demander. Mais vous savez que j'ai bien trop besoin de vous. Tout comme vous avez besoin d'un fils au pouvoir pour exercer votre influence. Alors, père, je ne tiendrais pas rigueur de cette énième tentative d'intimidation. Vous ne m'effrayez plus. Sachez en revanche que je prendrai acte de vos conseils. Mais n'allez pas vous figurer que cela m'impressionne.
Ne joue pas à l'imbécile, Siegfried.
Je ne joue pas tout court. Mes décisions, je les prends avec sérieux.
Il ne manquerait plus que ça.
La discussion sur le sujet est close. Le Très Saint Magister Siegfried a parlé.
Gregor ricana, puis ajouta.
Si tel est votre désir, Très Saint Magister.
Je préférerais que nous parlions de Flinn et de son apprenti. Pas d'évolution ?
Il est stable depuis deux jours. Stable, mais dans un état préoccupant. Asweltorf m'a clairement fait comprendre qu'il ne pourrait pas lancer une mécanisation dans l'état actuel des choses.
C'est regrettable.
Bien plus que ça, Siegfried. Sans Flinn pour l'accompagner, la mission de rapatriement des cubes s'annonce plus compliquée que prévue.
J'ai déjà tranché sur le sujet. La mission est partie, de toute façon. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d'attendre plus longtemps.
Le pouvoir de Viltis manquera à l'équipe.
Viltis doit rester auprès de son maître. C'est le seul à même de le comprendre vraiment. Il est encore très jeune. Et la mission, même si elle est amputée de deux précieux membres, compte bien des spécialistes. Je ne m'inquiète pas outre mesure.
C'était quand prendre un gros risque.
Pas aussi important que de laisser Viltis monter à bord avec la seule personne qui puisse correctement le guider. D'ailleurs, que fait le garçon de ses journées ?
Il reste vissé à la chambre de soin de Flinn. Asweltorf discute souvent avec lui, mais il ressasse en permanence les mêmes idées. Il le décrit comme apathique. Je suppose qu'il n'a personne d'autre à qui parler.
Et sa famille ?
Tous les contacts ont été coupés. Par souci de sécurité.
Peut-être aurait-il besoin de les voir ? Je ne suis pas sûr que le laisser seul soit une bonne chose.
Asweltorf le voit tous les jours.
Cela ne suffit pas. Je suppose que dans les quartiers de Flinn, il ne voit personne, à part quelques serviteurs... Il lui faudrait une présence permanente.
Siegfried détacha son regard vers son père, et le fixa avec insistance. Comprenant son intention, Gregor le regarda à son tour, et secoua un index réprobateur.
Non. Hors de question.
Cela ne serait qu'un temps limité. La situation du Colonel Flinn sarrangera dans les jours à venir.
J'ai bien trop de travail, Siegfried. Il faut que j'organise la promulgation des lois.
Tes équipes se passeront de toi.
Viltis peut bien aller chez une de nos ordonnances.
Tu es le seul qu'il connaisse un peu.
Gregor secoua la tête, excédé.
Trois jours. Pas plus.
Je vous remercie, père. Vous faîtes là votre devoir avec un sens bien peu commun du dévouement.
Te rends tu comptes que je ne passe pas plus de quelques heures par semaines avec ta mère, et tu me demandes ça... Siegfried, je te revaudrai ça.
Nous apprécions votre ironie, père, mais ne soyez pas si rancunier.
Siegfried entendit son père marmonner une phrase au contenu peu agréable. Quelques insultes fleurirent en demi-mots, ce qui ne manqua pas d'amuser l'homme.
Faites-le venir. Nous lui annoncerons en personne.
Il est vingt-trois heures. Il doit déjà dormir.
Oseriez-vous discuter un ordre direct du Très Saint Magister, Commandus Magnus ?
Gregor capitula. Il se dirigea vers la porte et sortit. Siegfried l'avait bien eu.
8.
Habituellement, Albert Hoffmann avait pour mission d'assurer l'entretien du vaste logement de fonction, et de coordonner tous les services dont pouvait avoir besoin le colonel Flinn. Mais ce soir là, plongé dans la pénombre chaude et agréable du grand salon, le sergent-chef disposait pour la quinzième fois un jeu de carte entre Viltis et lui. Le garçon fronça les sourcils, et soupira.
Je ne comprends toujours pas, Al', avoua-t-il.
Regarde bien.
J'ai beau regarder, je ne vois rien.
Viltis soupira.
Toujours pas ?
Non.
C'est pourtant simple.
Désolé, Al', je ne vois pas. Et sans vouloir te vexer, je ne trouve pas ça très drôle.
Ses doigts cliquetèrent sur la table, tandis qu'il ramassait à nouveau les cartes.
J'imagine que tu veux arrêter ?
Si ça ne te gêne pas. Je suis fatigué.
Albert sourit à l'adresse de l'adolescent, qui se leva. Il se souvenait de son arrivée auprès du colonel. Il avait grandit, son visage et son corps avait changé. L'ombre de l'enfance planait encore parfois dans son regard, mais l'esquisse de l'adulte se devinait plus sûrement à chaque jour passant. L'armure qu'il portait la plupart du temps aidait ce sentiment à percer à la surface. Mais en cette soirée, simplement vêtu d'un pantalon et d'un pull du même gris pelucheux que la cape d'apparat d'Albert, Viltis n'avait rien de plus exceptionnel qu'un banal adolescent.
Quelqu'un frappa à la porte. Albert n'attendait plus de visite à une heure si tardive. Les seuls directives qu'ils recevaient venaient habituellement par liaison com. Personne ne se serait risqué à venir jusqu'ici. Méfiant, il se dirigea vers le hall et activa la caméra de détection. Surpris et gêné, il reconnut une figure habituelle, se précipita pour ouvrir la porte et s'inclina dans un même mouvement face à l'arrivant.
Veuillez m'excuser, monseigneur, mais je n'attendais pas votre venue, commença docilement Albert.
J'aurais dû prévenir, ajouta Gregor. Le garçon est bien ici ce soir, n'est-ce pas ?
Vous parlez de Viltis ?
Il semblerait.
Je vais le chercher. Il est déjà parti se coucher.
Ne vous donnez pas cette peine, sergent. Et relevez-vous.
Albert obéit. Il précéda le Commandus Magnus dans une politesse confuse, mâchant ses mots avant de les prononcer.
Monseigneur, est-ce que Viltis viendra avec vous ?
Je vois que vous avez toujours l'esprit aussi vif, sergent. Je comprends bien pourquoi le colonel Beik vous apprécie en temps quordonnance.
Albert aurait rougi, s'il avait pu.
Monseigneur, vous avez des nouvelles de la santé du colonel ?
Il s'en tirera, répondit Gregor.
Le sous-officier en conclut qu'il ne fallait pas espérer plus d'informations de ce coté là.
Concernant Viltis...
Vous ferez venir le nécessaire dans mes quartiers. Il y restera jusqu'au rétablissement complet du colonel Flinn. À cette date, il retournera vivre ici.
Bien, monseigneur. Dois-je venir avec vous pour avertir le garçon ?
Je m'en chargerai moi-même.
Albert se retira après avoir indiqué la chambre de Viltis. Gregor frappa trois fois, sans violence, et y pénétra. Aucune ombre ne venait perturber l'éclat d'une veilleuse bleutée accrochée à sa prise. À quelques dizaines de centimètres, allongé dans un lit de métal blanc et simpliste, le garçon se redressa d'un seul tenant.
Qui est là ?
Un ami, Viltis.
Comm... Commandus Magnus ?
Le garçon se ressaisit. Il sortit de son lit sans sommation, se tint bien droit, et baissa la tête.
Je vous demande pardon, monseigneur, se reprit-il.
Ce n'est rien. Je viens te déranger alors que tu allais te coucher.
Cela pourra attendre, monseigneur.
En plus de quoi, tu n'es pas rancunier. C'est très bien, Viltis.
Servir le Dieu-Machine est ma mission.
Gregor sourit, et posa un genou à terre.
Les guerriers ont besoin de repos, Viltis. Tu as été secoué par ce qui est arrivé au colonel Flinn.
Tout va bien, monseigneur...
J'ai vu le major Asweltorf.
Le regard de Viltis s'assombrit.
Ah...
Il m'a dit que tu venais dans la chambre voir ton maître tous les jours. Il m'a également affirmé qu'il texpliquait souvent les mêmes choses, mais que tu posais toujours les mêmes questions. Cela m'a surpris Viltis. Désagréablement surpris.
Le garçon ne répondit pas.
Tout le monde s'est occupé du colonel depuis qu'il est blessé. Cela fait quatre jours qu'il a combattu, et je n'ai pas eu le temps de régler ta situation.
Cela n'a pas d'importance monseigneur. Le sergent-chef Hoffmann s'occupe très bien de moi...
Justement. C'est l'ordonnance du colonel. Pas le tien. Loin de moi l'idée que tu sois encombrant, mais il existe des protocoles très stricts dans la hiérarchie militaire, et le sergent-chef va avoir beaucoup de travail dans les jours à venir, pour le réveil de ton maître. Et c'est pour cela que je suis venu ici ce soir. Tu vas venir avec moi, je vais t'héberger pendant le temps de la convalescence du colonel.
Moi... Chez vous, monseigneur ?
Tu as parfaitement entendu.
Mais, je ne vais pas vous déranger ?
J'ai plusieurs ordonnances sous mes ordres. Il est envisageable que j'en détache une pour s'occuper de toi.
Gregor se releva, et épousseta d'un geste machinal la lourde cape qui ceignait ses épaules.
J'imagine que tu ne vois aucune objection à partir maintenant ?
Non, je
euh... Le temps que je m'habille, monseigneur, et que je prépare mes affaires.
Le sergent-chef s'occupera de tes affaires. Occupe toi seulement de ta personne.
Très bien... Monseigneur.
Alors je t'attends dehors.
La porte se ferma sur les talons de Gregor. Seul dans la chambre, Viltis soupira. Il jugea qu'un peu trop d'imprévu venait ternir ses habitudes depuis quelques jours. « Remarque idiote », songea-t-il. « Cela fait des mois que c'est comme ça ». Sans hâte, il attrapa une combinaison grise qui traînait au pied du lit, se changea, et prit quelques secondes de son précieux temps pour arranger ses cheveux en bataille. Une fantaisie que lui permettait son mentor, mais qu'il savait bientôt terminée. Le jour de ses quinze ans, il devrait se plier à la coupe standard des confédérés : un duvet pâle et gris sur le crâne, à peine plus de quelques millimètres sur la peau, en attendant d'éventuels implants. Lorsqu'il y pensait, cela le dérangeait. Il ne voulait pas encore perdre ses cheveux.
Il sortit, sans discrétion. Le Commandus Magnus attendait, bras croisé, le dévisageant de toute sa hauteur.
Tu es prêt ?
Oui, monseigneur.
Alors rien ne nous retient ici.
Viltis emboîta le pas de son nouvel hôte. Il espérait trouver rapidement un lit, ses paupières tiraient sur ses yeux une fatigue grise et piquante.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans les quartiers d'habitations, Gregor et Viltis marchaient depuis dix minutes. Dix minutes plombées d'un silence de tombeau, que le Commandus Magnus se garda bien de briser. Le garçon, fatigué, n'aspirait qu'à une seule chose : un lit confortable et chaud. Tout ce qu'il contemplait à cet instant se résumait à deux grandes portes en bois sombre, qui s'ouvraient sans un bruit sur un hall haut et étroit.
Monseigneur.
Une dizaine dindividus attendaient dans la pièce. Ils s'inclinèrent respectueusement face à Gregor, qui ne se montra pas surpris.
Liovaàn, faites préparez une chambre d'amis.
Tout de suite, monseigneur.
L'intéressé se releva, dévoilant sa silhouette courtaude et massive en même temps que son regard d'hybride et ses galons de lieutenant. Viltis ne pipa mot, conscient de ce que lui avait dit le haut-officier quelques minutes auparavant. Il en déduit que ce serait cet être d'apparence brute et laconique qui s'occuperait de lui. « Tant qu'il ne joue pas aux cartes », pensa-t-il.
Viltis ?
Oui, monseigneur ?
Le temps que l'on fasse venir tes affaires et que la chambre soit prête à t'accueillir, nous patienterons au salon.
Le garçon hocha la tête, et se lança sur les pas de son hôte. Ils enfilèrent une série de porte et de couloirs gris et luisants, avant de déboucher sur une pièce vaste et aménagée avec goût. Dans un fauteuil ouvragé, la figure délicate et simple d'une femme mûre cueillit Viltis sans le prévenir. Il la dévisagea de longues secondes, contemplant ses doigts venir se mouiller à sa langue, puis s'accrocher aux pages d'un antique volume qu'elle referma en apercevant ces deux hommes. Elle reposa son « introduction à la psychanalyse » sur une table basse disposée à coté du fauteuil, se leva, et se hâta vers le Commandus Magnus.
Ma dame, entama Viltis en effectuant une discrète courbette.
Monsieur... Je crains que nous n'ayons eu le plaisir d'être introduit.
Viltis Kleig, madame, répondit-il.
Até Mac Mordan, monsieur Kleig.
Un circuit s'activa dans son cerveau. Le nom souleva une vague de poussière en lui, et des souvenirs revinrent à sa mémoire. Des souvenirs qu'il n'avait pas vécu, mais qu'il savait appartenir à quelqu'un ici. Il n'avait même pas besoin de tourner la tête pour retrouver le propriétaire de ce trésor fuyant.
« Elle est sa femme. Et j'ai senti, j'ai touché, j'ai vu et j'ai entendu leur amour », songea-t-il. Il se trouva sale, malsain, voyeur. Il ne comprenait pas comment cela était devenu possible. « Guilhem pouvait le faire. Moi pas. Je sais bouger les choses, je ne suis pas censé pouvoir entendre les pensées des autres ». Il lança son regard vers Até, puis vers Gregor. Le sourire du vieux cyborg s'effaça.
Quelque chose ne va pas, Viltis ?
Je suis
très fatigué, monseigneur, mentit-il.
Tu as eu une rude journée, c'est bien normal.
Allons bon, Gregor, monte le donc à sa chambre. Il en tomberait presque.
Bien, bien.
Le Commandus Magnus ouvrit la marche.
Nous nous reverrons demain, conclut Até.
La tête de Viltis se courba légèrement, par politesse. Elle en fit de même. Devant lui dansait les vieilles images d'une politesse luisante et lassée. Elle lui montra qu'elle aussi, elle était fatiguée. Pas de la fatigue d'une lourde journée, occupée de lectures, de bouquets, de séances de thé et de bavardages ennuyeux qu'elle tenait avec d'autres femmes de son rang. Pas de la fatigue d'un cancer qui lui rongeait le bas ventre, et qu'elle savait mortelle si elle ne se décidait pas à subir un troisième traitement de rajeunissement cellulaire. Non, rien de tout cela ne jetait à Viltis son amertume, son espérance et sa tristesse. Entre les pensées anodines, il le vit. Debout, près de la porte, un sourire sur les lèvres. Il a son âge, mais ce n'est pas lui. Des cheveux blonds, coupés courts, mais pas rasés. La robe rouge des consacrés au Saint Ordre Contemplatif de la Machine. Son père le regarde aussi, lui pose une main sur l'épaule, ouvre la porte, le laisse passer, puis le suis. La porte se referme. Até a mal, froid, la tête étourdie de milles maux contradictoires. Elle ne verse pas une larme : la bienséance le lui interdit.
Elle n'avait jamais pu se reposer de cette lassitude. Et il sentit qu'elle avait, elle aussi, revu cela.
Demain, murmura-t-il.
Il n'osa plus la regarder.
Viltis ne dormit pas beaucoup cette nuit-là. D'étranges rêves le réveillaient sans cesse, et il se tournait continuellement dans le vaste lit préparé à son intention. Il avait chaud, puis froid, envie de boire, d'uriner, de se lever, de se rendormir. Et lorsque sa conscience lâchait prise, ce n'était que pour l'emmener vers une contrée étrangère et inquiétante.
Sur des plaines grises de cendres, plombées d'un ciel noir et atone, l'écho de la voix de son maître résonnait avec une force brute et violente qui l'arracha à la gravité. Happé par la peur, Viltis détournait son regard, sans pour autant pouvoir oublier ce qu'il entendait. La plainte désolée se frayait un chemin entre ses neurones, écrasant tout espoir de paix et de sérénité. Plus il se rapprochait de la voix, et plus il éprouvait la sensation de se retrouver dans l'antre d'une bête sauvage et féroce, dont les griffes et les crocs attendaient de le cueillir et de le mettre en pièce. Il voulait faire demi-tour. Il luttait contre le courant. Mais lorsque la flamme glaciale de la douleur le caressa, il se réveilla d'un bond, transit de sueur, haletant.
« Aide-moi », appelait la voix.
Il s'assit au bord du lit, et posa avec précaution ses pieds nus sur le sol immaculé.
« Aide-moi ».
« Je ne peux rien faire, maître ».
« Je souffre ».
« Allez-vous en, maître. Le Major Asweltorf saura vous soigner. Pas moi ».
« Je souffre, Viltis ».
« Sil vous plaît, maître, laissez moi dormir. Je viendrai vous voir demain ».
« Je ne pourrai pas attendre ».
Le garçon se boucha les oreilles et ferma les yeux. La voix ne se tût pas.
« Viltis, tu me dois la vie ».
« Je vais ai sauvé, maître ».
« Tu dois encore m'aider à sortir de là. »
« Le Major Asweltorf vous remettra sur pied. Il m'a donné sa parole. Maintenant, maître, s'il vous plaît, allez vous en, laissez moi dormir un peu. »
« Tu m'as sorti des limbes, Viltis. Tu m'as ramené à la conscience de mon existence. Je ne peux pas m'en aller. Il faut que tu m'aides à me réveiller ».
« Vous êtes sous sédatifs. Vous ne pourrez pas. Je ne pourrai pas non plus. »
« Ne m'abandonne pas, Viltis. J'ai peur ici. »
La remarque surprit le garçon. Le colonel Flinn n'avait jamais peur. Ou, s'il avait connu des situations difficiles, il ne l'avait jamais montré. Un picotement naquit sur ses mains. Il les secoua avec force.
« Je resterai ici, Viltis. »
« Non, vous allez partir ».
« Je suis ton mentor, Viltis. Tu ne peux pas me désobéir ».
Le picotement gagna en intensité. Un sentiment d'angoisse serra son cur. Il devait faire quelque chose, et vite.
« Vous allez retourner dans votre corps, maître. Vous allez attendre que votre état revienne à la normale. »
« Je suis trop gravement blessé, Viltis. Je ne pourrais pas revenir à mon état d'avant. Toi et moi, nous savons ce qui m'attend. »
« Vous êtes un serviteur du Dieu-Machine. »
« J'ai peur, Viltis ! »
Il sentit l'ombre d'une griffe dans son esprit. Le colonel s'accrochait à lui. Acculé, Viltis prit peur. Un cri affreux résonna dans son esprit. La présence du Naneyë décrut rapidement, jusqu'à le laisser seul, dans la pénombre de la chambre.
Il ne put retenir un sanglot étouffé. Des larmes perlèrent sur les draps. Après de longues minutes à rester ainsi, Viltis se rallongea, et pria pour que rien de grave ne soit arrivé. Comme une massue, le sommeil tomba sur ses épaules et l'emporta vers un monde d'oubli, jusqu'au petit matin.
Il ne pouvait pas savoir ce que cette entrevue avait déclenché dans une chambre de soin, à quelques centaines de mètres de là. Des appareils sonnèrent et sifflèrent, des alarmes hululèrent, et la dépouille vivante du colonel Flinn remua. Il ouvrit un il, hoqueta de stupeur et se cambra, avant de retomber dans le lourd repos imposé par les drogues sédatives qui le tenait éloigné de la douleur.
Viltis se leva un certain temps après laube. Par la fenêtre de sa chambre, il constata que le jour était gris, uniforme, et quil distillait cette lumière fixe et fanée qui rendait toutes les choses ternes. Par la fenêtre, le jardin du patio navait rien de poétique. Même si les bambous sagitaient près dun bassin de béton en dessinant de leurs têtes frêles détranges arabesques, même si le vent chahutait quelques nuages plus téméraires pour s'agiter plus près du sol que leurs congénères, le garçon négligea ces détails.
Il avait traversé la nuit comme une chute. Il savait ce qu'il avait entendu, ce qu'il avait vu, et il savait que cela dépassait toutes les lois naturelles. Un Homme ne parle pas à un autre Homme par le simple effort de sa pensée. Tout devait se dérouler selon l'exercice simple et éminemment complexe de la communication, du langage ou bien de l'écriture, et les informations ne circulaient pas comme de simples paquets dans un réseau sans limites distinctes, sans le vecteur déformant de la voix, de la main, du regard. Et pourtant. Viltis avait traversé la nuit comme une chute. La chute d'un corps céleste vers un soleil incendiaire, qui aurait rayonné à travers l'espace glacé et sans vie qui sépare les planètes. Il ne pouvait se défaire de cette image, il ne parvenait pas à revenir à la simplicité de la réalité. Même lorsque quelqu'un frappa à la porte, il resta muet.
Até entra. Sans qu'il ne sache bien pourquoi, Viltis s'était attendu à ce qu'elle rentre avec un plateau, couvert de mets appétissants. Avec force, son corps se rappela à lui, et une faim puissante tenailla ses entrailles. Son estomac gronda.
Voilà une bien curieuse façon de saluer les gens, entama la femme.
Je suis désolé, madame, s'excusa le garçon.
Cela ne fait rien. Je ferais préparer un repas convenable pour que tu puisses retrouver quelques forces.
Il sourit, bredouilla, baissa les yeux.
Je n'ai pas bien compris.
Je m'excuse pour hier soir, murmura Viltis. Je ne voulais pas... Je ne comptais pas... Vos pensées...Vous l'avez senti, n'est-ce pas ?
Elle fronça un sourcil, intriguée.
Je
Je ne comprends pas bien.
Avant de me retirer, lorsque j'étais fatigué... J'ai ressenti des choses que je n'aurai pas du ressentir. Je l'ai vu.
Qui as-tu vu, demanda Até sans crainte.
C'était votre fils, n'est-ce pas ? Vous avez pensé à lui hier soir.
Elle se tût, s'assit au pied du lit sans cesser de regarder le jeune homme.
C'est vrai, avoua-t-elle. Je pensais à lui. Je pense tout le temps à lui.
Elle soupira douloureusement. Un poids se serra dans sa poitrine.
Il me manque.
Ephram, débita Viltis, sans prendre attention à la réponse de la femme. C'est son nom, Ephram. Il est parti pour un lieu éloigné.
Un couvent. En contemplation.
Et vous ne le reverrez pas.
À nouveau, elle se tut.
Je suis désolé de cette indiscrétion, madame. Je n'aurai pas dû...
Ça ne fait rien, Viltis. Gre... Le Commandus Magnus m'a averti de tes talents. Pour être franche, je lui ai parlé de cela hier soir, après que tu te sois endormi. Il s'inquiète de savoir ce que tu vas devenir.
Il faut que je reprenne ma place d'apprenti auprès du colonel Flinn.
Quand il sera sur pied. Ce qui n'est pas le cas.
Madame...
Il rougit, détourna la tête.
Si mon fils me manque, toi, en revanche, c'est ta mère.
Vous êtes plus perspicace que moi, madame.
J'ai eu quatre fils. Je connais bien ce qu'il se passe lorsque les mots s'échappent, que le sens n'a plus besoin de la parole pour exister.
Il hocha la tête.
Depuis combien de temps ne l'as-tu pas vu ?
Deux ans.
Elle se rapprocha.
Je pourrais m'assurer que tu ne manques de rien ici. Je veillerai à ce que tu ne sois pas malheureux tant que tu resteras notre invité. Le Commandus Magnus n'y verra aucun inconvénient.
Madame, blêmit Viltis, je ne peux pas accepter une telle proposition. Je suis apprenti...
Et un fils perdu. Quant à la bienséance, il serait très malpoli de refuser une invitation aussi chaste et prude que celle dont je te fais part.
Personne n'en saura rien ?
Absolument personne.
Elle se leva, redressa quelques plis dans la robe qu'elle portait.
Fais comme chez toi, Viltis. Il faut que tu te reposes.
Elle sortit, ferma la porte. Le garçon se laissa retomber sur le lit, le regard fixé au plafond. Il préféra ne plus réfléchir. Il avait eu son compte en émotion et en pensées étranges. Tout ce qui pouvait l'intéresser à cet instant se résumait à un bol de lait et un peu de pain.
9.
Le rêve se dessinait au loin, perdu dans les brumes du temps. Il avait du faire d'énormes efforts pour convoquer jusqu'à lui le simple souvenir de son existence. Il savait très bien qu'il ne pourrait pas obtenir plus que quelques bribes sur son contenu, mais cela ne l'empêchait pas d'essayer, encore et encore. Il ne pouvait pas abandonner.
Viltis était venu, puis reparti. Non... Pas reparti. Viltis s'était enfui. Il avait demandé son aide au garçon, mais ce dernier l'avait repoussé avec force. Viltis avait été menaçant, plus menaçant et plus effrayant qu'aucune chose qu'il ait pu connaître. Il se demandait encore pourquoi le garçon avait eu peur. Ce n'était que lui, Flinn. Il voulait revenir parmi les vivants, et on l'en empêchait. Quelque chose de ténu, ridiculement faible, le retenait encore dans ce pays de songes où la réalité et la véracité de son existence n'étaient plus qu'un rêve. Un rêve perdu dans le lointain, route interdite et barrée qu'il ne pouvait pas emprunter.
Des éternités s'écoulaient en silence dans la plaine morne, tiède et monochrome de sa non-conscience. Une cendre grasse s'écoulait sous ses pas. Parfois, il humait le parfum doucereux de l'air, comme intrigué, à la recherche de ce précieux trésor qui ne cessait de fuir devant lui. Des éternités s'écoulaient, lente et rapide, coupées et fondues en un seul maelström de sentiments et de sensations échappées, inattendues, presque mortes.
Quelqu'un chuchota. Un mur, qui n'avait du mur que l'esprit, la substance intime, s'effondra en silence. Le murmure devint une bise amère, portée par l'écho de milliers et de milliers de voix. Des paroles inintelligibles lui firent sens, il lui semblait qu'enfin, passé, présent et futur ne formaient plus qu'une ligne continue, une ligne en courbes et en droites, en creux et en pleins, une infinie pulsation multicolore qui était le sens même, l'absolue vérité du temps et de l'espace. Alors Flinn, noyé par les souvenirs et les avenirs d'un peuple condamné à l'oubli, Flinn comprit.
Il avait franchit la Ligne. Le Hrodat'. Sans savoir comment, mais aveuglé par la seule hypothèse du contact/rejet involontaire de Viltis, il faisait refluer en lui le savoir de son peuple à grandes goulées, se noyant de connaissances, d'intuitions, d'ébauches de pensées.
Tout était si clair au travers de ce voile. Tout était si simple, si limpide.
Il bascula.
La violence du choc était identique aux coups de sabre qui l'avaient privé de ses bras et de ses jambes. Un éclat lumineux le sortit des ténèbres, caressant les limites de la douleur, tandis que le poids de son corps appuyait soudain sur sa conscience avec la force d'un monstre en mouvement. Il gémit.
Nous l'avons récupéré, déclara une voix familière. Ravi de vous revoir parmi nous, colonel Flinn.
Oscar... Vous avez réussi.
C'était bien là la moindre des politesses.
Je ne pensais pas que vous vous chargeriez personnellement de mon cas, grogna Flinn.
Et je pense que vous serez très satisfait du résultat.
Nous verrons cela.
Le Naneyë voulut cligner des yeux, ébloui par la lueur incendiaire d'un éclairage de bloc-opératoire. Il ne put que constater la disparition de son il gauche. Avec douleur, le souvenir des dernières scènes de sa lutte perdue contre le traître Beik. L'ironie la plus totale de l'histoire résidait dans lintervention désespérée et désastreuse de Viltis, qui en le sauvant, l'avait défiguré davantage.
Faites relevez la table, commanda le major Oscar Asweltorf à ses subordonnés.
Lentement, Flinn retrouva la position verticale, dominant les quelques cybernautes présents de plus d'une cinquantaine de centimètres. Il n'osa pas porter le moindre regard sur son corps. Il savait très bien que l'ordre avait été donné de le mécaniser bien au delà de ce qu'il aurait jugé nécessaire. Et il savait avec une acuité plus fine et une tristesse plus grande encore combien cela lui coûtait de devoir admettre qu'à présent, marqué dans sa chair, il devrait servir avec plus de vigueur le Dieu-Machine. Il n'était plus simplement le fils d'une espèce étrangère à l'Homme. Il avait accédé au rang maudit d'un demi-dieu de fer et de sang.
Tout va bien, Flinn ?
À merveille, mentit l'intéressé. Jamais je n'ai eu l'impression d'être aussi... puissant.
Un sentiment agréable, s'il en est, susurra Asweltorf, ravi. Je n'aime pas être prétentieux, mais il semblerait qu'avec vous, j'ai enfin accompli mon chef duvre.
« Quelle joie », songea Flinn. « Je me serai bien passé de devenir
ça ».
Combien de temps devrais-je rester ici avant de réintégrer le service actif ?
Pas plus de deux à trois jours, moins si vous le désirez.
Non, non, je m'en tiendrai à vos conseils, major.
Viltis sera très heureux de savoir que vous êtes enfin réveillé.
Il est ici ?
Pas pour l'instant, et j'ai préféré l'éloigner quelques temps de vous, colonel. Il était complètement désemparé de vous savoir si... abîmé.
C'est une sage décision.
Dois-je le faire venir maintenant ?
Flinn garda le silence de longues secondes. Il contempla ce qui avait remplacé ses mains, avant de fermer son regard au monde. Il retrouva le fil ténu d'une connexion au Rezo local, plongea sa conscience vers l'une des caméras du laboratoire, et se contempla. Il demeura interdit.
Il n'était plus qu'une machine de guerre. Une machine qui luisait sous l'éclairage cru de la pièce.
Flinn ?
Je vous entends très bien, répliqua-t-il. Est-il urgent que je vous réponde ?
Eh bien... non, pas vraiment, admit le cybernaute.
Alors laissez-moi le temps de la réponse, major.
Mais...
C'est important, insista Flinn.
Permettez au moins que je vous laisse libre de vos mouvements, colonel.
Flinn hocha la tête. Les mains d'Asweltorf s'activèrent sur une projection holo, tandis que deux de ses assistants bourdonnaient autour de lui, sur diverses consoles. Le Naneyë ne s'étonnait plus de cette agitation. Le dogme et les cérémonials obscurs des laboratoires de cybernétiques resteraient pour lui un mystère épais, et il préférait saccommoder de cette vérité réconfortante.
Un verrou céda en lui. Ses articulations bloquées se libérèrent, et il vacilla, l'espace d'un instant, hésitant entre la chute et la position debout. Il fit trois pas, porta ses mains à sa vue, et, amer, grogna. La vision de sa chair lui revint en mémoire. La douceur des traits de sa main gauche, courbes et pleins que l'évolution avait placé avec plus de précision qu'un architecte, n'étaient plus qu'un souvenir supplémentaire, remplacé par la froideur raide d'une pince rigide, menaçante, qu'il fit claquer sans aménité.
Un présent dont je me serai bien passé, murmura-t-il entre ses dents.
Vous dîtes, Flinn ?
Laissez-moi seul quelques minutes, s'il vous plait.
Personne ne contesta sa demande. Un instant plus tard, il n'y avait plus âme qui vive dans le local, et il s'assit sur un chariot en inox laissé là. Le chariot grinça sous son poids. Cela lui arracha un sourire triste.
« Tu n'es plus qu'une machine », ressassa-t-il. Quel sens voulait-il mettre derrière ce constat ? Lui-même n'était pas sûr de souhaiter connaître le sens profond de sa supplique. Il se haïssait, dans ces moments là, revoyant l'héritier chétif qu'il avait été. Un enfant malingre, fragile, mis à l'écart. Un mâle promis à la contemplation, pas à l'action. Un contemplatif... Voilà ce qu'on lui promettait, et voilà dans quelle posture il se mettait, dans cette transition douloureuse entre son corps d'avant et la promesse de la
force, de la maîtrise, qu'il dessinait en clair obscur dans ce laboratoire.
Il serra le seul poing qu'on avait daigné lui laisser. Il ne pouvait pas se laisser aller.
Il avait feint de tout savoir en se réveillant. Il avait, là encore, joué à merveille le rôle qu'on attendait de lui. On l'avait nommé colonel durant son retrait du service, ce qui ne manquait pas d'éveiller sa curiosité. Pourquoi avoir agi ainsi ? Il était certain que Cyrill s'était échappé, et cela ne signifiait rien de moins que son échec. Il avait tué son ancien apprenti, et s'était retrouvé dans une trop vilaine posture pour mériter pareille promotion. Quelque chose lui échappait encore. Pétri du mystère qui entourait ces quelques instants où sa conscience avait fui, il se promit de ne plus se laisser aller à tant de vagabondages spirituels. Il ne se laisserait pas non plus guider par l'exigence et l'excellence qu'on attendrait de lui désormais. Il suivrait son chemin à lui, secret et enfoui, là où aucun esprit humain ne pourrait venir l'en déloger. « Oui, je ne peux plus faire autrement », capitula-t-il.
Il serait un serviteur du Dieu-Machine. Mais à jamais il resterait Flinn, un animal civilisé, un étranger de l'Homme, qui écouterait chaque fois qu'il l'estimerait nécessaire la voix intime et impérieuse de sa conscience.
Avec la même acuité lui apparut la complexité de la relation qui le liait à Viltis. Il le savait, il le sentait : son apprenti le cherchait tout autant qu'il le fuyait. Flinn l'avait effrayé, lorsqu'il s'était accroché à l'esprit tâtonnant du garçon, et que celui-ci l'avait rejeté très loin de lui. Il revit la scène. Il comprit combien son attitude, sauvage et primaire, avait pu être une erreur. « Comment aurais-je pu lui faire si mal ? C'est mon apprenti. C'est presque un fils... » . Le mal, hélas, était déjà fait. Même si Viltis voulait le revoir, même s'il écouterait et obéirait comme avant, une fêlure était née de cette désagréable expérience. « Il faudra être patient pour que je retrouve sa confiance, si jamais je peux la retrouver ».
La vision fugace de son père, de Gregor, puis de Cyrill et de Guilhem vinrent habiter en lui quelques secondes. Leurs présences imposantes et mêlées lui donnèrent la nausée. Il laissa sa tête tomber doucement en avant.
« Ressaisis-toi, bon sang ! Tu ne peux pas baisser les bras. Ils t'attendent au tournant. Ils vont vite savoir si tu es fait du même bois qu'eux ». La réponse, évidente à ses yeux, n'était pas positive. Flinn avait conscience de sa trop grande différence. « Mais eux ne l'entendront pas ainsi. Si tu veux vivre libre un jour, mieux vaut-il que tu laisses leur désir de te former agir maintenant. Qu'aurait fait ton père dans cette situation ? ». Flinn grimaça à cette idée. Pourtant, avec douleur, il réalisa qu'elle était la seule solution viable pour lui laisser le temps d'investir une stratégie valable.
« Il n'y en aura pas pour plus de quinze jours. Souviens-toi de ce que disait Asweltorf. Il était très pessimiste à ce sujet, mais réfléchis aux avantages que cela pourrait t'apporter. Du prestige, une connaissance intime du système... Tu ne devrais plus réfléchir. Tu devrais agir ».
Cette voix intérieure, encore une fois, avait sans doute raison. En acceptant une Conversion temporaire, Flinn serait lavé de tous soupçons. On ne pourrait lui reprocher aucun soupçon d'accointance avec Cyrill et la rébellion des Inquisiteurs. Il pourrait songer à une façon décente de revoir Viltis, de renouer la relation. Et, si le Dieu-Machine était clément, il pourrait même jeter les bases de projets politiques sérieux. Ragaillardi, il fit venir le major Asweltorf. Il exposa son souhait. Le vieux cyborg le dévisagea, hésitant.
Colonel, comprenez-bien que je ne sois pas particulièrement disposé à vous inciter à le faire. C'est un procédé risqué.
Mon père y survit depuis plus de vingt ans.
Et c'est un véritable miracle. C'est d'ailleurs le seul Naneyë qui parvienne à garder un psychisme sain en dépit des effets de la Conversion.
Peu importe si je dois prendre quelques risques. Le jeu en vaut la chandelle.
Ce n'est pas un jeu, c'est votre vie, colonel.
Seriez-vous en train de me dire que la consécration ultime pour tout bon serviteur du Dieu-Machine, vous me la refuseriez ?
Ce n'est pas ce que j'ai dit, tempéra Asweltorf. Néanmoins, encore une fois, je vous invite à reconsidérer votre choix. Une fois la Conversion lancée, nous ne pourrons faire marche arrière. Si le moindre problème devait survenir, je ne pourrais pas inverser le processus. Et s'il y a bien une chose que je suis certain de ne pas maîtriser, c'est l'ensemble des conséquences d'une reprogrammation sur le cerveau d'un Naneyë. Prenez le temps d'y réfléchir encore, colonel.
Perdre plusieurs heures à revoir un point de vue que je sais fixe, cela ne m'intéresse pas, Oskar.
Le vieux cyborg soupira, et secoua la tête.
On ne pourra pas m'accuser de vous avoir prévenu.
Je prendrai mes responsabilités, assura Flinn.
Bien évidemment.
Asweltorf se rapprocha, posa une main sur l'épaule du géant.
À genoux, invita-t-il.
Flinn obéit. Il se retrouva à peine plus bas que son sauveur.
Baissez votre nuque, colonel.
À nouveau, le Naneyë sexécuta, en silence. Il comptait les secondes. Il avait déjà entendu les souvenirs de quelques individus soumis à la procédure, et se remémora leur grimace à l'évocation de la douleur. « Cela n'arrivera pas. Je ne peux plus avoir mal », lança-t-il dans une ultime bravade.
Moi, Oskar Asweltorf, je te soumets, Flinn, colonel des Saintes Armées du Dieu-Machine, à la Conversion de ton esprit à Son règne. Puisses-tu trouver Sa voie.
Un choc secoua le Naneyë. « Ils avaient raison ». Il sentit une huile bouillante se déverser en lui, agitée des remous du codage informatique et de quelques centimètres cubes de nanites pures. Il avait choisi. Il serra les dents, attendit de voir sa conscience se déformer et se dissoudre dans l'acide qui se formait en lui.
« Pardonne-moi, Viltis . »
Vous dîtes ?
Oskar baissa courtoisement la tête et déglutit. Sa voix se réduisit à un murmure froid et sec, un bris d'air qui arrachait les mots de sa gorge.
Il a demandé sa Conversion, monseigneur.
L'imbécile !
Gregor frappa son bureau d'un coup de poing brutal, qui fit vaciller les divers instruments disposés dessus. Une statuette de marbre hésita, tournoyant sur elle-même, avant de chuter. De justesse, Oskar la rattrapa.
Je n'ai rien pu faire, se justifia-t-il. Notre serment nous ordonne d'accéder à la requête de tous ceux qui désirent être Convertis.
Je le sais, tempéra Gregor d'un ton plus mesuré. Je ne vous en tiendrai pas rigueur. Vous n'avez fait que votre travail.
J'ai essayé de l'en dissuader. Il n'a rien voulu entendre.
Peut-être souhaite-t-il marcher sur les traces de son père ?
J'en serai le premier surpris, monseigneur. Le colonel Flinn n'a jamais montré un grand attachement à ses liens familiaux...
Gregor s'affaissa dans son fauteuil. Flinn avait été son apprenti. Il aurait dû le connaître bien mieux que quiconque. Mais le Naneyë restait une intrigue, un mystère complet. Il ne savait pas quels liens effectifs unissaient le père et le fils. Il avait pu constater avec quelle autorité le gouverneur Inuë avait brimé son fils pour le rendre plus docile, et lui faire intégrer le giron de la Confédération. Mais Gregor ignorait quels étaient les fils et les nuds de cette relation, quel était le complexe treillage qui tissait cette union filiale.
Sa conscience effleura des bases de données au travers du Rezo, en vain. Muet pendant de longues secondes, il se décida à reprendre la parole.
Nous n'aurons pas notre réponse, major. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attendre.
Malheureusement.
Je suppose que vous le faites garder dans vos quartiers ?
C'est exact, monseigneur.
Qu'il n'en bouge pas. Même si cela redonnerait une très bonne image aux corps armés d'exposer un officier de l'envergure du colonel Flinn en pleine Conversion, mieux vaut-il ne pas trop attiser les esprits en ce moment.
À ce propos, monseigneur, avez-vous pu retrouver... le traître ?
Non. Et c'est un vrai problème. Impossible de tracer ne serait-ce qu'une hypothèse de la direction de sa destination finale. Sans doute un monde en marge des systèmes stabilisés. Mais fouiller plusieurs monde en espérant sans certitude lui mettre la main dessus n'est pas encore une option que je veux privilégier. Si jamais les anciens Inquisiteurs fomentaient une révolte ici, dans les mondes intérieurs, toutes nos forces armées doivent être opérationnelles.
Et s'ils frappent à la périphérie ?
Il faudra accepter de nous séparer d'une partie de nos territoires dans un premier temps.
Asweltorf fit la moue. La remarque lui glaçait le dos.
Vous envisagez cette possibilité ?
Je crains, hélas, que certains sacrifices soient inévitables.
Ce serait une perte énorme.
Jespère que nous nen arriverons pas là, mais il vaut mieux se montrer prudent. Les armées sont prêtes au combat.
Cela suffira-t-il ?
Nous ne pourrons pas faire mieux pour le moment. Et nous ne pouvons pas porter le premier coup : nous ignorons encore où se trouve notre ennemi.
Lancienne Inquisition pourrait-elle passer à lacte.
Impossible à prévoir. Mais Beik envisage certainement de le faire. Je vous rappelle quil a subtilisé un des Cubes stockés sur Terre.
Oskar avait eu vent de cette information. Il ne voyait pas ce que le traître Cyrill pouvait planifier avec cet objet. Personne naurait pu décemment affirmer sil était dangereux. Une hypothèse vint troubler son esprit et lincita à reprendre la parole.
Concernant les Cubes, quen est-il de la mission de rapatriement ?
Elle a été confirmée, malgré lattaque. Un premier vaisseau sest dirigé vers Delta Pegasi Six, afin de ramener ici celui trouvé par mon fils.
Et sans les capacités de Viltis ?
Nous prenons plus de risque, mais nous navons pas vraiment le choix. Je ne voulais pas laisser le garçon manipuler les Cubes sans lassistance de Flinn.
Un raisonnement logique, approuva Oskar.
Cest pour cela que je souhaite quil soit sur pied le plus rapidement possible. Il nest pas irremplaçable, mais son expérience de lInquisition est précieuse. Enfin, il est très apprécié auprès des hommes qui le servent.
Bien, monseigneur. Je ferai mon possible.
Oskar se courba discrètement, et laissa Gregor seul.
« Il maime ».
Lévidence le frappa, le jeta à terre. Il haleta. Des larmes coulèrent sur ses joues, il tenta de les essuyer maladroitement, échoua. II serra les dents.
« Il maime, je lai abandonné ».
Aimait-il Flinn, son mentor, comme un père, comme un frère ? Laimait-il comme il sentait lamour dAté dans ses veines ? Ce sentiment quil avait éprouvé jusqualors auprès de sa mère, cette force indéfectible, puissante, vibrante, avant d'en être brusquement arraché ? Ou bien l'aimait-il autrement, d'un amour moins pur, moins vivace, qui ne laissait en lui que la trace brûlée au fer rouge de la honte et de la culpabilité ? Viltis hésitait. Il ne savait pas. Il ne voulait, de toute façon, pas le savoir.
L'adolescent avait peur. Il savait très bien que ses sens lui échappaient. Extensions de son corps, les ressentis sétendaient aux choses et aux personnes autour de lui. Son corps navait plus de fonction de limites. Sa peau ne marquait plus la frontière entre lui et le monde. Tout en lui s'éparpillait, se répandait comme une vague gonflée par la marée, et venait s'échouer plus loin, toujours plus loin. Cela avait commencé quelques mois auparavant. Il avait feint l'ignorance. A présent, il ne pouvait pas nier la netteté du résultat.
Le Hhrodat ? Oui, cétait comme cela que Flinn nommait ce phénomène. Émergence dune conscience capable de voyager ailleurs. Arraché de son support physique pour effleurer quelque chose de plus grand, au-delà de la simple consistance de cet univers.
Tout lui échappait. Surtout son rapport à Flinn.
Lavait-il entendu ? Ou bien senti ? Il naurait, de toute façon, pas été capable de décrire ce qui coulait en lui, ce flot âpre et écurant, doucereux, qui retournait son cur contre la tempête de ses sentiments, contradictoire. Une larme hésita, se fraya un chemin sur le duvet naissant qui agrippait son visage, avant de sombrer dans la cataracte de ses mâchoires, et définitivement, de ségarer hors de la lumière, du temps, du possible.
Flinn avait eu besoin de lui. Et il lavait chassé.
Une vague de remord le submergea, et il se noya, lespace dun instant, dans un tumulte de pensées et de sensations mortifères, qui retournaient et labouraient tout en lui. « Je ne lai même pas protégé. Quest-ce que jespère devenir ? Un vrai Serviteur ? Menteur. »
Le monde autour de lui était là, simple, tangible. Pour Viltis, soudain, ce ne fut plus quun concept flou.
« Je ne peux plus laisser. »
Évidence nette. Il se jurait de ne plus faire le mauvais choix, d'être -enfin un adulte malgré son âge.
« J'irai le chercher. Et je n'échouerai pas. »
10.
L'éclat blafard de son il irradiait la pièce d'une force brute, sanguine. La lueur pourprée s'immisçait dans chaque recoin, chaque interstice et chaque trou qu'elle rencontrait, ne laissant aucune chance, aucun espoir au doute qui aurait pu survivre. Flinn sentait, dans cette pièce, que quelque chose s'était brisé. Il ne savait pas quoi. Flinn dévisagea Viltis, qui le scrutait, inquiet et maladroit. Que pouvait faire d'autre l'apprenti, sinon contempler ce maître qu'il connaissait si bien, et qui n'était plus celui qu'il avait connu ? Alors, dans l'espace restreint qui les enserrait en un cocon utérin, il fixait cet éclat rouge. Cette lumière incandescente et pourprée qui battait en silence. Une ondulation qui naissait là où se tenait l'il gauche du Naneyë.
Ils n'avaient pas échangé un mot. En trente minutes. Qu'auraient-ils pu se dire ? L'existence même de mots, de phrases, plus simplement de sons, tout cela aurait-il eu le moindre sens ? Un doute brûlait leurs curs, et dans le silence, ils trouvaient l'esquisse d'un remède, un remède à cette relation que Flinn savait corrompue, étrangère à elle-même, et que Viltis expérimentait bien au delà de sa propre existence.
Aucun d'eux ne pourrait revenir en arrière. Ils étaient là trop loin, trop en avant, et leurs congénères respectifs ne les rattraperaient plus qu'avec quelques dizaine de milliers d'années de retard, et l'aide de modifications génétiques impromptues, accidentelles, dérisoires. Un voyage sans départ, sans but, qui aurait pu à nouveau croiser le fil des contingences, d'une réalité possible, bien loin en aval, au devant de la course du temps et du tangible.
Ils avaient vu et entendu ce que jamais un être censé n'aurait du ni voir, ni entendre. Ils avaient compris ce qu'aucun être censé n'aurait du être en mesure d'appréhender. Leur existence transcendait la réalité, leur présence la fragilisait, la transformait tout autour d'eux, pour créer un champ d'action et de possible qui ne trouvait pas de fin.
Flinn savait qu'ils étaient l'égal des dieux.
Viltis, lui, en apprenait doucement l'existence.
« Alors, oui, qu'aurait-il du dire ? » se questionna Flinn. Au fond de son âme, dans les remous bouillonnants de sentiments qui renaissaient après la glace épaisse jetée par la Conversion, la colère et la pitié se mélangeaient. Viltis l'avait laissé seul. « Mais il n'est pas encore un adulte, plus tout à fait un enfant. Il est perdu. Il n'avait pas à prendre cette place. D'une certaine manière, il m'a respecté en me laissant souffrir, plus que je ne me serais respecté moi-même ». Il aurait pu secouer la tête, faire mine de chasser ces idées de sa conscience, mais elles refluèrent d'elle-même. Il retint un sourire : la réalité, comme guidée par la puissance de ses capacités, se forgeait continuellement autour de lui. Il sentait son étau plus clairement qu'auparavant. Il pouvait presque toucher cette « peau », cette limite qui elle aussi se prolongeait plus loin que son corps.
Ils étaient par trop semblables. Flinn lut la peur dans le regard de Viltis, un instant volé aux angoisses de son enfance, de la part de l'échec, de la peur de mal faire, d'être rejeté.
Tout ira bien, Viltis.
Il avait parlé. De la voix la plus douce qu'il ait pu trouver, dans l'arsenal que consentait à lui donner le processeur vocal niché dans sa gorge.
Maître...
L'adolescent avait tressailli. Le ton de son mentor l'avait touché au plus profond de son âme. Quelque chose qui était né dans le cur de ce monstre de chair et de métal et qui était venu s'emparer de son cur, de ses espoirs, et qui les tenait là, entre ses doigts monstrueux. Viltis avait l'impression, malgré le message rassurant de Flinn, qu'il allait mourir à cet endroit, en cet instant.
Maître, reprit Viltis.
Nous avons perdu du temps, Viltis. Trop de temps.
Viltis resta interdit de longues secondes. Face à son silence, Flinn poursuivit.
J'ai vu et j'ai compris certaines choses, pendant ma convalescence. Des choses que je n'aurais sans doute pas vues sans ton aide.
Je n'ai rien fait, maître.
Oh si, bien sûr que si. Tu as ouvert une porte. Sans le vouloir.
Le H'hrodath ?
Ce qui pourrait s'y apparenter en tout cas. Tu nous as permis toi comme moi de briser des murs. Tu as libéré le savoir de mon peuple, prisonnier depuis des milliers d'années. Tu m'as donné le pouvoir de la connaissance, et ses responsabilités.
Je ne comprends toujours pas maître...
Flinn s'approcha de Viltis, et s'agenouilla pour se retrouver à sa hauteur.
J'ai senti une présence. Quelqu'un ou quelque chose qui est là, depuis un temps que je ne saurais déterminer. Je ne sais pas si c'est une menace, mais il faudra clarifier la situation.
Qui ?
Des étrangers. Ni humains, ni Naneyë. Je ne sais même pas s'ils sont vivants, s'ils ne l'ont jamais été. Mais j'ai senti le poids de leur regard. Ils avaient... faim ? Soif ? Ils étaient là, Viltis. Au delà de la barrière des connaissances, presque cachés. Ils ne cherchaient pas à se dissimuler. Ils avaient l'air sûr d'eux.
Ils vous ont parlé ?
Le langage n'existe plus à leur niveau. Il n'y a que de l'information. Un mode de communication qui dépasse la contrainte des espèces.
Une ombre voila le regard de Flinn, un court instant. Ses impressions se distancièrent, une logique froide l'imprégna avec force quelques secondes, puis s'en alla tout aussi vite. Il serra les dents.
Tout va bien, maître ? S'inquiéta Viltis.
Ce n'est rien... Les restes de la Conversion...
L'adolescent garda le silence, mais son regard appuyait avec insistance sur Flinn.
Je ne t'en avais pas parlé. Je ne comptais pas le faire.
Pourquoi ?
Cela ne te concernait que très peu. Tu n'aurais de toute façon pas pu comprendre ce qui motivait ce choix. Puisque j'en ai trop dit et que nous avons peu de temps, autant éviter les complications malheureuses qui pourraient survenir... Le Major Asweltorf t'as dit que je m'étais réveillé il y a deux jours, n'est-ce pas ?
Viltis acquiesça.
C'est faux. Et vrai. Mais il ne t'a pas tout dit, parce que je lui avais demandé de garder le silence. La vérité Viltis... La vérité est moins agréable. Je me suis réveillé une première fois voilà un peu plus de dix jours. Mon état physique était bon, j'aurais même pu te revoir à ce moment là. Je n'ai pas voulu le faire, pour plusieurs raisons que je trouve assez peu justifiables avec un peu de recul. Mais les choses sont ainsi faites.
Flinn se leva.
J'ai été réveillé par le Major alors que je commençai à toucher du doigt de le H'hrodath. J'ai vu et j'ai compris qui était mon peuple. J'ai aussi compris ce que mon père avait vraiment voulu faire en se convertissant. J'ai aussi compris que je n'étais pas prêt à te revoir à ce moment là, du moins, c'est ce que je croyais. Je n'ai pas regardé en profondeur, mais je savais, je sentais que je devais faire ce choix.
Je croyais que le Conversion était inutile chez ceux de votre espèce, maître ?
Temporaire, oui. Inutile, non. D'une certaine façon, cela fige les capacités cognitives autour d'un axe de réflexion totalement mécanique. Cela inhibe les émotions. Et en venant de découvrir ma capacité au H'hrodath...
Vous espériez que cela fixe cette capacité ? Vous pensiez devenir...
Un télépathe. Mais ça n'a pas marché.
Pourquoi vouloir devenir télépathe, maître ? Aucun cyborg n'a cette capacité, humain ou Naneyë...
C'est une très bonne question Viltis, mais elle est presque trop simple. Ne vois-tu pas pourquoi je ne le ferais pas ?
J'avoue ne plus y comprendre grand chose...
Regarde les événements récents : un des Cubes disparaît. Le Major Beik et l'adjudant de Choire tentent de nous supprimer. Je perds mon corps. Mon esprit retrouve la trace de capacités que mon peuple a perdues depuis longtemps... Tu ne trouves pas que cela est un peu trop étrange ?
Le hasard ?
Qui n'existe pas... À mon avis Viltis, tout cela est lié à cette présence que j'ai perçue au delà de mes sens. Malheureusement... Je crains que non seulement nous n'ayons pas assez de temps pour résoudre cette affaire, mais plus simplement, que nous arrivons trop tard.
Le regard de Flinn s'assombrit.
Alors que devons-nous faire ?
Nous préparer à tout, Viltis. Surtout au pire.
Il congédia Viltis pour la journée. Il le retrouverait le lendemain matin, à huit heures, et lui donnerait ses instructions. Loin de lui l'idée de se reposer : le temps était un ennemi malingre, et il devrait batailler pour gagner quelques instants et quelques informations, afin de conforter son hypothèse.
L'espace d'un instant, alors qu'il refermait la porte sur les talons de son apprenti, il se prit à espérer pouvoir se tromper, suivre un mauvais chemin qui n'aurait pas été guidé par son intention et les souvenirs historiques dont il s'était abreuvé. Mais non. Il n'y avait aucune possibilité d'erreur. Son esprit encore petit de la logique absolutiste du Dieu-Machine ne l'aurait pas laissé agir ainsi. Il n'aurait pas négligé un minuscule oubli, une imprécision. C'eût été impossible.
Hors, tout était là, précis, simple, évident.
Ils existaient. Encore. Et les Cubes n'y étaient pas étrangers.
Avec une acuité fugace, il accepta l'idée d'être limité à cette conclusion, pour le moment. Il allait avoir besoin de plus d'informations, et de plus d'aide. Il se souvint du jeune cybernaute qui devait embarquer avec lui. La trace du départ remonta en lui, et l'amertume de se savoir encore à Terre l'affecta froidement.
«Nous devons partir. »
Résigné face à la montagne d'actes, de tractations et de persuasions qu'il allait devoir mener à bien, il tenta de contacter Evan Maverish.
Flinn était retourné dans son bureau officiel. Sur l'holo, il demanda une liaison avec Maverish, qui ne répondit pas. Il tomba sur une boîte vocale insipide, se représenta sommairement et indiqua au cybernaute qu'il souhaitait le rencontrer le plus rapidement possible. La besogne faite, Flinn espéra disposer d'un peu de temps pour mettre davantage d'ordre dans ses idées.
On ne lui en laissa pas l'occasion.
Sans s'annoncer, Gregor fit irruption, accompagné de Siegfried. Comme sonné, Flinn les dévisagea, avant de se lever précipitamment. Il les salua avec raideur.
Très Saint Magister, Commandus Magnus...
Vous voilà déjà au travail, colonel ? La belle affaire, s'amusa Gregor.
Je suis très heureux de vous revoir... Malheureusement, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir de mon réveil. Je comptais demander une audience en fin de journée. J'imagine qu'avec ce qui est arrivé... Vous croulez de missions et de problèmes à résoudre.
Assied toi, Flinn, demanda Gregor.
Le Naneyë s'exécuta, suivit par son mentor et le Magister.
Asweltorf nous a prévenus de ta petite « expérience », Flinn.
Je suppose que vous n'avez pas été ravis de l'apprendre, s'amusa lintéressé.
Gregor hocha la tête.
C'est de la folie, Flinn, ajouta-t-il.
Et... C'est tout ?
J'étais furieux, si tu veux tout savoir. Je le suis encore. Tu imagines un seul instant ce qui aurait pu se passer ? Si tu n'étais pas revenu de ton voyage ? La Confédération aurait perdu le lien entre les Hommes et les Naneyë. Les Saintes Armées auraient perdu un combattant hors pair. Viltis aurait perdu son maître. Et j'aurais perdu mon meilleur élève. Avec la fuite de Beik et des Inquisiteurs renégats... Non, nous n'aurions pas pu nous relever facilement d'un tel événement.
Malheureusement, tout s'est passé à merveille. Je suis de retour. Un peu différent par rapport à mes derniers souvenirs...
Tu t'en tires à bon compte. Asweltorf m'a dit qu'il avait fait du bon travail avec toi.
J'ai eu droit au même compliment.
Il était dans une position très inconfortable avec ta demande de Conversion.
Il a malgré tout accepté mon choix.
Mais à quel prix, Flinn !
Il fallait que je le fasse. Sans quoi, nous n'aurions peut-être pas eu l'ombre d'une chance vis à vis de la rébellion menée par Beik.
Une ombre passa dans lil de Gregor.
Je ne comprends pas Flinn. Pas plus que Siegfried.
Hélas, je crains que toute tentative d'explication ne soit pas d'une grande utilité.
Si ce n'est que la parole, Flinn, tu sais très bien qu'avec tes nouvelles capacités, tu peux passer outre.
Je n'ai pas eu l'occasion de les tester, mais merci du rappel. Non, ce dont je parle va bien plus loin que ça.
C'est à dire ?
Théorie de la noosphère.
Oui, eh bien ?
Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je peux vous affirmer qu'elle existe.
Prouve le donc.
C'est invérifiable. Je ne peux pas sortir une batterie de senseur et tenter d'explorer quelque chose qui n'a pas d'existence physique.
Dans ce cas, c'est inaccessible. Et auquel cas, toi, Flinn, en temps qu'entité physique, tu ne peux pas y avoir accès.
Viltis, par son contact, a dû « ouvrir » une porte entre notre réalité et la noosphère des Naneyë. J'ai vu des choses. J'ai senti et j'ai ingurgité plus de connaissances que je ne pourrais jamais espérer apprendre seul. Il s'est passé quelque chose, maître, vous devez me croire.
Avec tout le respect et la confiance que je te dois Flinn, je ne peux pas me conter d'approuver ce que tu dis actuellement. Un de nos laboratoires de cybernaute se penche sur la question depuis des décennies. Sans l'ombre d'un résultat.
Dans ce cas, qu'ils m'étudient, ainsi que Viltis.
Cela prendrait des années. C'est un luxe. Un luxe que je ne peux pas me permettre de prendre actuellement. Flinn, nous avons perdu Beik. Il a embarqué avec lui une élite créée pour tuer à dessein. Nous ne savons pas où il va. Nous savons vaguement combien ils sont, mais ils nous ont largement dupé sur leur moyens. Et vu les dernières données sur le sujet, je m'inquiète bien davantage sur le risque de sécession que sur la théorie de la noosphère.
Je sais que cela parait fou, maître.
Et ça l'est, Flinn. Je pensais que la Conversion t'aurait fait verser dans un rationalisme froid. Je me suis bien trompé.
Laissez-moi une seule chance, maître. Vous ne serez pas déçu du résultat.
Gregor dévisagea Flinn. Mais ce fut Siegfried qui reprit la parole.
Moi je vous crois, colonel.
Très Saint Magister, vous me croyez ?
Vous ne nous avez jamais fait défaut. Vous avez payé dans votre corps le prix de votre attachement au culte du Dieu-Machine. Malgré le caractère ambigu de la théorie de la noosphère et l'absence de preuves tangibles, je vous sais encore suffisamment intelligent pour juger de l'importance d'une mission. Et là, maintenant, je lis dans vos paroles une conviction assurée.
Siegfried... Est-ce bien là ce que tu veux ? Tempéra Gregor.
Oui. Que Flinn nous rapporte la preuve de sa théorie.
Et comment pourrons-nous savoir qu'il a raison ou tord ?
Flinn ? Interpella Siegfried.
Les cubes, Très Saint Magister. Les cubes sont porteurs d'un terrible message. Voilà ce que j'ai vu dans la noosphère. Mon espèce a déjà dû combattre leurs créateurs. Par un biais que j'ignore encore, ils les ont fui. Mais nous les avons retrouvés, et je crains, hélas, que nous ne venions prochainement à engager une bataille avec ceux-ci. Je dois retrouver la clef de ce mystère. Je dois savoir comment arrêter et détruire les cubes.
Un lourd silence s'installa.
Une seule chance, colonel. En récompense de votre vie au service du Dieu-Machine, de votre loyauté et de votre courage.
Merci infiniment, Très Saint Magister.
Deux conditions.
Naturellement.
La première sera que cette mission ne durera pas plus de quatre semaines. Passé ce délai, je me chargerai de mettre les moyens nécessaires à votre retour sur Terre. Peu importe le résultat, une fois que vous reviendrez, je veux que vous vous occupiez en priorité du cas de Beik.
La décision fit vaciller l'obstination de Flinn.
Vous... Vous voulez que je le tue, Très Saint Magister ?
Et que vous effaciez son nom, sa mémoire, que la menace qu'il est disparaisse pour de bon.
Le coup porté était rude. Mais Flinn, prudent, décida de s'y conformer. Il inclina discrètement la tête.
Je m'en chargerai avec rigueur, Très Saint Magister.
La seconde condition est conjointe à la première : vous disposerez d'une équipe que je choisirai. Si cette mission doit intriquer les cubes et la noosphère, laissez-moi consulter les meilleurs spécialistes dans le domaine, afin qu'ils se joignent à vous. De la même façon, je détacherai un vaisseau rapide si vous estimez avoir besoin de quitter la Terre durant ces quatre semaines. Le commandant en charge du transport reviendra avec vous au bout des quatre semaines. Peu importe les menaces que vous pourriez lui faire subir.
Pourrais-je suggérer quelques noms pour cette expédition ?
C'est inutile, colonel. Nous avons eu accès à votre mémoire pendant cet entretien. Et je vois très bien qui vous souhaitez faire venir avec vous.
Et quelle est votre décision, Très Saint Magister ?
Il sera contacté par un de nos agents du Palais. Il sera avec vous avant la fin de la journée.
Et si Maverish refuse ?
Il ne pourra pas.
Flinn ne chercha pas à savoir de quel moyen userait le Magister. Il savait quelles armes de persuasion il était capable d'employer.
Et mon rôle, Très Saint Magister ?
Je crois que je vais laisser le mot de la fin au Commandus Magnus.
Siegfried se tut, laissant la parole à Gregor.
Prends ce que tu juges nécessaire d'emporter avec toi. Préviens Viltis. Et surtout, veille sur lui. Je ne souhaite pas que nous revivions le drame de De Choire.
Flinn opina du chef.
Je comprends, maître.
Envisages-tu de partir, Flinn ?
Je pense commencer mon investigation sur Alioth.
Gregor sourit.
Je me doutais que tu passerais par là. Le pilote a déjà préparé le plan de vol de l'Aber Wrac'h. Il sera ravi de retourner là bas.
Et qui est le pilote ?
Gregor se tût, se contentant de sourire.
Je l'ai déjà vu, je suppose.
On m'a dit que c'était une vieille connaissance.
Voilà qui me rassure.
D'un geste de la main, Gregor indiqua à Flinn qu'il serait bon qu'il se retire, ce qu'il fit sans ciller.
11.
Les préparatifs furent menés au pas de charge. Moins de vingt-quatre heures après son entrevue avec Gregor, Flinn patientait dans le salon d'embarquement. Viltis se tenait à ses côtés. Flinn le regardait, d'un il neuf, et constata que quelque chose avait changé chez le garçon. Il restait froid, non pas triste, mais comme désintéressé du monde qui l'entourait. Silencieux, le regard perdu dans le lointain, il n'adressait plus au Naneyë que des sourires automatiques, des convenances d'attitude qui lui étaient étrangères jusqu'à présent.
« Quelque chose s'est cassé en lui », songea Flinn. Il se promit de savoir quoi, et de s'assurer que Viltis s'en remettrai.
Excusez-moi... Monseigneur Flinn ?
Il se retourna. Un serviteur au teint livide le fixait de son regard atone.
Oui ?
Monseigneur, l'amiral vous fait savoir qu'il sera ravi de vous recevoir dès que les obligations liées à l'embarquement et au premier saut seront effectuées.
Faîtes savoir que j'en serai ravi.
Bien.
Le serviteur s'éloigna rapidement. Flinn le suivit du regard, intrigué. Un bruit de pas derrière lui l'incita à se retourner. Il se retrouva avec le visage jovial d'un individu qu'il ne pensait plus voir.
C... Colonel Flinn ?
Leenk !
Lui-même, mon colonel. Je suis ravi de vous voir à bord de l'Aber Wrac'h.
Mais que faites vous ici, Leenk ? Vous avez quitté la Confrérie ?
Il s'est passé pas mal de choses pour moi depuis Barnard Prime, mon colonel. Vous savez, cela remonte tout de même à cinq ans...
Eh bien, racontez-moi tout cela !
Un lieu plus approprié qu'un couloir ne serait pas un luxe, mon colonel.
Leenk les guida jusqu'au mess des officiers. Flinn n'avait pas eu besoin de faire usage de ses laissez-passer. Sur le torse de l'armure de Leenk brillait les insignes d'un grade de capitaine.
Vous êtes monté en grade rapidement, nota Flinn, alors qu'il venait de sasseoir dans un salon relativement isolé du reste de la salle.
Vous nous avez beaucoup aidés à cela, mon colonel. En plus d'avoir sauvé notre peau sur Barnard et de nous avoir offert un sacré moment de gloire. Après le retour sur Terre, on m'a offert l'opportunité de faire mes preuves en temps qu'assistant de pilotage pour l'astrographie. Et de fil en aiguille...
Alors c'est vous qui pilotez ce monstre ?
Pas tout seul, mon colonel. Je reste sous la surveillance de l'astrographe général.
Naturellement.
Et vous, mon colonel ? J'ai entendu dire que ça avait plus ou moins bien tourné pour vous ?
Flinn lui adressa un sourire triste.
C'est à peu de choses près cela. J'ai eu de grandes peines. J'ai eu de grandes joies aussi. Laissez moi vous présentez Viltis.
L'adolescent était resté en retrait, discret. Il s'avança, salua le capitaine Naneyë, nota le sourire qu'il lui adressait, mais ne dit mot.
Ravi de te rencontrer, Viltis.
Moi aussi, capitaine Leenk.
J'espère que le colonel Flinn te traitera moins durement que nous pendant cette mission... Barnard Prime n'était pas une tasse de thé.
C'est ce que j'ai cru comprendre, capitaine.
Leenk sourit à nouveau.
Je suis ravi de vous avoir revu, mon colonel. J'espère que d'autres occasions se présenteront sur Alioth. D'ici là, je vais devoir macquitter de ma mission.
Avec vous aux commandes, je ne me fais aucun souci, Leenk.
L'officier se leva, et avec simplicité, se retira.
L'amiral avait assigné à Flinn et son équipe un quartier neuf, sobre, mais très confortable. Ses propres appartements occupaient plusieurs pièces et cabines, et pouvaient abriter la petite armée de personnel qu'avait tenu à lui offrir Siegfried et Gregor pour l'accompagner dans sa tâche. « Un cadeau de convalescence », songea-t-il, partagé entre l'amusement et l'amertume. Et tandis qu'il hésitait, qu'il se demandait comment occuper cet espace et ce temps qui s'offraient à lui avant de retrouver son monde natal, Viltis, lui, était parti découvrir cet endroit promis, puis repoussé, enfin accessible. Jusqu'ici, il s'était contenté de rester en retrait, d'agir sous les ordres de son mentor. Maintenant que Flinn relâchait sa garde, il en profitait. Il poussa la porte d'une cabine, découvrant la pièce étroite, et s'assit sur la couchette soigneusement préparée. À cet instant, il aurait eu envie de retirer l'armure qu'on avait à nouveau vissée sur son corps, et se laisser aller à rêvasser, à se perdre dans les idées et les étoiles comme autant de possibilités vers un futur moins soumis, moins certain. Il aurait pu essayer de faire revenir le sourire de sa mère, quelque part entre d'autres souvenirs poussiéreux. Il aurait essayé de revoir la finesse du trait qui sépare la joue de la bouche, le pli ridé et le grain de la peau, à peine usée, tiède, et sentir combien elle tenait à lui. Il ne l'avait plus revue depuis trop longtemps. Il commençait à ne plus la distinguer dans le lacis des couleurs et des lignes. Son visage s'estompait. Une pointe de tristesse le fit soupirer.
Viltis ?
Evan Maverish était à la porte, et l'observait. Il savait qu'il faisait partie de la suite de Flinn. Dans la vingtaine d'agents spécialisés recrutés pour l'occasion, il était le seul qu'il connaissait un tant soit peu. Cela le rassurait de voir ce visage jeune et austère, moins angoissant que l'inconnu qui ici l'entourait de toute part.
C'est nouveau pour moi, répondit l'adolescent.
Pour moi aussi.
Vraiment ?
Bien sûr... Je peux masseoir ?
Viltis opina du chef. Evan entra et s'installa sur la banquette scellée au mur, face au garçon.
As-tu peur ? Demanda le cybernaute.
Non... Oui... Je ne sais pas.
Ce serait une réaction normale.
Le colonel Flinn pense que non. Que la peur n'est pas dans les usages convenables que nous devrions avoir.
« Le fourbe », pensa Evan. Il se remémora la petite scène d'intimidation que le militaire xéno avait manigancée. Maintenant que l'Inquisition était morte, et que l'adjudant de Choire l'était également, il n'aurait pas du avoir une certaine crainte vis à vis du voyage. Antelli n'avait pas encore été licencié de son poste et renvoyé à des instances judiciaires, mais il restait là. Il lui avait demandé, si possible, de poursuivre le but qu'il lui avait assigné lors du départ avorté. Evan n'avait pas répliqué, mais s'il pouvait s'abstenir d'entrer dans un conflit dintérêt... Il savait qu'il n'était pas courageux. Qu'il n'était pas aventurier. Ce voyage lui pesait. Mais à présent, il ne pouvait plus faire demi-tour.
Il aurait voulu dire à Viltis combien il devait se méfier des hautes instances, combien il aurait du avoir droit de vivre sa jeunesse, malgré son don, malgré les menaces. Il aurait aimé aller voir le colonel Flinn, lui remettre sa démission, et être affecté ailleurs, dans un laboratoire minable où on l'aurait laissé tranquille. Il ne pouvait pas. Il le savait très bien. À la place, il se contentait de placer quelques réponses banales, sans intérêt. Il espérait que Viltis comprendrait qu'au delà de cette mise en scène, il resterait là, qu'il était un peu comme lui, effrayé, et qu'il trouverait en lui une présence amicale.
Quoiqu'il en soit, Viltis, je serais ravi de te montrer mon travail.
C'est vrai ?
Oui. J'aime bien montrer ce que je fais. En général, les gens ne s'y intéressent pas. Et en dehors de mon laboratoire, je ne peux pas en parler, de toute façon...
Alors, pourquoi m'en parler ?
Evan s'apprêtait à lui répondre qu'il lui ressemblait, et qu'il ressentait le besoin de le protéger, de le défendre et de lui apprendre des concepts dont il aurait sans doute besoin plus tard, mais on ne lui en laissa pas le temps. Un soldat se présenta à la cabine de Viltis.
Tout le monde reste bouclé en cabine jusqu'à nouvel ordre.
Mais... Pourquoi ? Questionna Evan.
En guise de réponse, la porte se ferma sèchement. Viltis entendait des bribes de mots lui parvenir. Il se concentra davantage. Il savait que Flinn lui interdisait de se mêler de ses affaires. Mais la tentation fut trop forte. Sa conscience s'aiguisa, elle traversa les murs, et il se retrouva comme face à la scène qui se déroulait dans le salon.
Le sens de cette scène lui échappait.
Il était dix neuf heures lorsquAna Vassillievna se présenta devant la porte qui menait aux quartiers privés de Flinn. Elle se présenta aux deux soldats en poste à cet instant, les informa quelle était attendue, mais aucun ne bougea.
Nous sommes désolés, madame, mais nous navons reçu aucune consigne à ce sujet. Le colonel Flinn ne nous a pas informés de cela.
Eh bien, faites le prévenir dans ce cas, répondit Ana.
Il est très occupé, madame. Il ne souhaite pas être dérangé avant vingt heures. Revenez à cette heure, peut-être sera-t-il plus sage de revenir à ce moment là
Je suis pourtant sûre de lheure de ma convocation.
Une erreur peut toujours arriver.
Jévite ce genre derreur grossière. Pour qui me prenez-vous ? sénerva la jeune femme.
Jai des ordres.
Grand bien vous fasse.
Elle contourna dun geste souple le corps dun des soldats et se glissa vers le lecteur de code qui barrait laccès. Elle présenta un badge, la porte se déverrouilla.
Madame ! protesta un des soldats.
Elle laissa ses poursuivants derrière elle, se délectant et sennuyant de la situation. Si elle ne sétait pas laissée aller ainsi depuis très longtemps, elle naimait pas davantage devoir transgresser les règles de ce milieu rigide quétait le monde militaire. Elle savait que son geste pouvait avoir quelques dangereuses conséquences sur lavenir de sa mission à bord.
L'ordre remonta en amont, tandis qu'elle avançait dans le couloir qui menait au salon privé de Flinn. La rencontre d'autres gardes provoqua le même résultat, et un soupir exaspéré séchappa de sa bouche.
Madame, vous ne pouvez pas... Les appartements privés du colonel Flinn sont d'accès limités.
Laissez moi passer, lança-t-elle imperturbable.
Madame, cria un sous-officier dans son dos, tandis qu'elle activait les dernières portes du sas.
Elle secoua la tête consternée, et avança. La porte se ferma sur son dos, elle haussa un sourcil.
Flinn était là. Assis dans un fauteuil de métal, fixant une série dhologrammes, le regard vide, comme halluciné.
J'imagine que cela vous amuse ?
Absolument pas, colonel Flinn. Quauriez-vous fait si javais été un agent à la solde de la rébellion ? Il me semble que votre garde laisse quelque peu à désirer.
Je vous aurais tué. Depuis... Sept bonnes minutes. Vous avez croisé trois soldats de première classe, un sergent, et un lieutenant. Vous ne croyez tout de même pas que nous permettrions que de graves lacunes existent dans nos rangs ?
Pourtant, colonel, je suis ici.
Car jen ai décidé ainsi. Comme pour tout le reste.
Je ne comprends pas, lâcha-t-elle.
Flinn sourit.
Ce nétait quun test, Ana. Je voulais évaluer votre capacité à prendre des décisions qui vont au-delà des règles. Je suis très satisfait du résultat.
Un test ? En regardant si je tiens tête à des soldats dans un croiseur spatial ?
Oui.
Et pourquoi regarder si je suis bonne à transgresser les règles ?
Jai besoin desprits forts, Ana. De gens capables de prendre des décisions auxquelles ils pourraient ne pas être préparés. La mission qui nous attend sannonce riche en découvertes et largement dotée en imprévus.
Colonel, jai reçu des ordres émanant du Très Saint Magister. On ma simplement assignée à une mission scientifique.
Je sais tout cela.
Aucun danger na été mentionné. Nous nous rendons sur une planète intégrée à la Confédération depuis des décennies. Votre planète natale, qui plus est.
En effet, lordre que vous avez dû recevoir ne stipulera sans doute jamais que cette mission nest que le préambule dune recherche plus large qui vise à éliminer une menace potentielle au sein de la Confédération.
Le regard dAna sassombrit. Devant sa perplexité, Flinn linvita à sasseoir, puis reprit.
Mademoiselle Vassillievna, nous savons tous les deux bien des choses. Nous savons également que vos travaux en exoarchéologie et en exothropologie ne font pas tous lunanimité. Que parmi vos confrères, on discute régulièrement de votre statut. Comment vous, la fille dun important officier de la Confédération, a-t-elle pu accéder à ce statut ? Comment peut-elle oser formuler des questionnements complexes autour de sujets majeurs ? Enfin, comment fait-elle pour conserver ses crédits et sa rigueur alors quelle nest quune femme ?
Vous partagez cette opinion, colonel ?
Que je les partage ou non na aucune espèce dimportance. Tout ce que je sais Ana, cest que vous travaillez également sur la théorie de la noosphère. Et cest surtout pour cela que vous êtes ici.
Attendez
Si les ordres de la mission émanent du Très Saint Magister en personne, comment avez-vous pu
Il suffisait de manuvrer habillement.
Cela na aucun sens, colonel. Je sais que vous avez eu une entrevue avec le Commandus Magnus. Il men a parlé lors de notre rencontre. Il ma dit que vous nauriez pas votre mot à dire
Disons que le hasard fait bien les choses, samusa Flinn.
Je ne crois pas au hasard.
Peu importe. Vous êtes ici, face à moi, parce que je vous convoque dans mes appartements, et vous réussissez le teste que je mets en place. Vous prouvez donc une partie de vos compétences, cest bien là le principal.
Comment avez-vous eu connaissance de mon travail ?
Les femmes scientifiques sont rares. Plus rares encore sont celles à accéder à votre degré de notoriété. Cela a attisé ma curiosité, et jai pris la liberté de lire une partie de vos travaux.
Ana se garda bien de faire le moindre commentaire sur la place des femmes dans la société. Les lois les reléguaient loin des postes à responsabilités, et malgré lassouplissement des mentalités, larrivée dune femme dans les corps militaires était encore inenvisageable. La jeune femme, fille de générale, connaissait létat desprit des militaires en général, et pensait à juste titre que le colonel Flinn partageait nombre de croyances au sujet de lincapacité des femmes à diriger et à accomplir une mission complexe. Elle se contenta alors de sourire, de lui tendre une série de feuillets quelle avait sortis de sa veste réglementaire, et dajouter :
Moi aussi, jai pris la peine dapporter ici quelques unes de mes dernières conclusions. Javais eu vent de votre intérêt pour les théories concernant la noosphère. Jai étudié le cas « De Choire », ainsi que les rares documents concernant votre propre situation.
Jignorais avoir été un sujet détude.
Il était évident que les faits que vous avez pu rapporter risquaient de finir sur le Rezo. Une grande partie nétait pas classée.
Flinn se sentit gêné. Il eut limpression de se retrouver à nu. Les événements à lorigine de ses confidences nétaient pas connus de toute la population, et il préférait se montrer discret. Il garda cependant laplomb qui le caractérisait, et ne montra pas sa surprise.
Je serai ravi de les consulter.
Et moi déchanger à ce sujet.
Elle najouta rien. Flinn la dévisagea.
Je sens que quelque chose vous tracasse, Ana.
Je nai pas pour habitude de travailler en groupe. Jagis souvent seule, je sors rarement du département détude. Jai pour habitude de fixer mes propres règles.
Je comprends, admit Flinn. Néanmoins, vous êtes à bord dun navire de guerre. La hiérarchie est la règle, et les rapports humains sont codifiés à lextrême. Vous allez devoir vous plier à cette discipline, que cela vous plaise ou non.
Elle baissa la tête.
Cela me parait compliqué, colonel. Je pense que cela pourrait interférer avec la qualité de mes observations.
Flinn hocha la tête et grogna.
Cela risque de ne pas être possible. Il faut que vous acceptiez cela. Je peux entendre votre besoin de liberté, Ana. Mais je ne peux pas le défendre auprès de la hiérarchie.
Jai pourtant reçu des laissez-passer du bureau du Très Saint Magister.
Comme moi. Mais cela ne suffira pas.
Il faudra bien trouver une solution.
Oui
Elle posa ses coudes sur ses genoux, et sa tête dans ses mains.
Comprenez que je ne souhaite pas perdre la face, colonel. Tout comme vous. Jentends tout à fait que vous ayez des consignes, mais cela me semble incompatible avec ma mission
Pourrais-je voir votre ordre manuscrit ?
Elle leva un sourcil.
Bien sûr
Ana hésita un instant, avant de sortir un nouveau document et de le donner à Flinn. Il lut en silence, sa bouche se tordant de temps à autre en une grimace perplexe.
Il suffira de maintenir les apparences. Si vous acceptez de passer sous mon commandement direct, ce qui ne serait quune simple formalité administrative, je pourrais vous assurer une certaine liberté dans votre travail. Vous auriez tout le loisir de travailler à la fois sur le site de fouille et le décryptage des données, mais aussi dapprofondir vos travaux sur la noosphère. Mon peuple pourra sans doute vous fournir des informations que vous ne soupçonnez même pas.
Très bien, mais
Je suppose quil y a une contrepartie.
Je veux une copie de vos rapports écrits. Je veux être tenu informé de toutes vos avancées.
Cest contraire à mon éthique ! Sexclama-t-elle.
Je sais Ana, mais cest la seule façon pour nous tous de travailler dans les meilleures conditions. Si jamais je vous laisse « seule », vous aurez en permanence plusieurs sous-officiers attachés aux ordres de lamiral. Ils ne pourront pas vous donner dordre, mais ils conserveront une trace de tous vos échanges. Vous ne saurez pas ce qui sera laissé à votre discrétion.
Tandis que vous, vous vous engageriez à être loyal ?
Flinn la fixa.
Je ne vous veux aucun mal, Ana. Tout comme je suis certain que vous seriez ravie que je vous livre certaines informations dont je suis le seul à avoir accès. Considérez donc que jai tout intérêt à ne pas trahir votre confiance, et vous à ne pas abuser de vos passes droits divers. Le travail en bonne intelligence serait le meilleur compromis.
Il laissa filer un temps de silence. Elle réfléchit, longuement.
Jaccepte, finit-elle par lâcher. Laissez-moi emporter mon matériel et fixer mon équipe.
Vous travaillerez avec laedificator Maverish.
Très bien.
Il nest pas encombrant. Il saura se montre discret.
Elle sourit, puis ajouta :
Nous avons travaillé ensemble par le passé. Jen garde un bon souvenir.
Flinn se leva, sourit à nouveau. Il tendit une main amicale à Ana, qui la serra fermement.
Je suis ravi davoir fait votre connaissance.
Moi de même.
Les portes souvrirent, et deux soldats escortèrent la jeune femme jusquà la sortie.
Bonne journée à vous, mademoiselle Vassillevna.
Elle ne répondit rien, jusquà être hors de portée du moindre militaire, et de lâcher en souriant un « fumier ! » furtif quelle seule pouvait entendre.
QUATRIÈME PARTIE
1.
Des vaisseaux hurlaient dans le lointain, à l'est de l'astroport. Ici, on s'activait à remplir des réservoirs et à vérifier que le groupe de navettes n'avait pas subi d'avaries à la rentrée atmosphérique. C'était un ballet quotidien, répétitif, et les agents techniques ne faisaient même plus attention aux voyageurs qui allaient et venaient. Une routine salutaire. Une routine que Flinn, pendant un court instant, envia.
Alioth n'avait pas changé. À quelques kilomètres de distance se dressaient les mêmes bâtiments, lavés par le climat froid et humide de ces latitudes. Une fourmilière d'individus devait s'agiter au pied des tours, martelant la chaussée d'un pas décidé et net. Sur la place, les étendards et les héraldiques de la Confédération battaient sûrement au gré du vent, apportant une touche de couleur dans cet univers gris.
Douze ans. Douze ans que Flinn n'était pas revenu ici. Il aurait préféré ignorer la donnée temporelle que lui fournissaient ses systèmes informatiques, pour mieux se concentrer sur l'ersatz de sentiment qui naissait en lui. Il ne pouvait pas. À la place de la nostalgie et des souvenirs baignés d'impressions diverses, Flinn se contentait de cette donnée, maigre et brute. Douze ans. Et rien ne devait avoir changé, pas même son père. Surtout pas son père.
On les accueillit avec les honneurs, comme il s'y attendait. Un véritable cortège d'officiels s'était répandu autour des quartiers généraux de son père, dans les constructions de la grande place de la cité. Un instant, il oublia son nom. Il oublia combien il avait maudit et chérit cet endroit, combien longtemps son seul rêve avait été de revenir mettre ses pas sur la pierre parfaitement lisse du lieu, de humer l'ambiance de ce désert, ce monument mort qui avait recueilli des millénaires de gloire et de prestige, de découverte, d'inventions, d'intelligence. Il oublia qu'il lui avait semblé, enfant, ressentir le lien de ce passé lointain, à lui, pauvre morceau de rien dont avait bien voulu accoucher une lignée de prince et de maître. Il caressa la noosphère de son peuple.
Tout lui revint à la face.
Il s'était figé, au milieu des autres, lil brillant, terrassé par les connaissances accumulées. Une porte ouverte, enfin, laissait son esprit aller là où il voulait. Il retrouva sa jeunesse, en un instant, et cet instant lui sembla durer si longtemps qu'il revécut ses souvenirs. « Illogique, absurde ». Pourtant, c'était bien lui, Flinn, qui avait cessé de marcher, c'était bien lui qui sentait ce décalage atroce entre la réalité physique et celle du passé, un gouffre sans fin s'étirant entre les deux tandis qu'il restait perché sur ce fil qui les reliait.
Viltis détourna la tête vers lui. Flinn le dévisagea comme jamais. L'adolescent n'était plus l'enfant chétif. Son pouvoir mûrissait toujours plus.
« Il sait », songea-t-il.
« Qui sait ? »
Flinn ne tremblait plus dans son corps de cyborg. Mais la réponse l'assomma de surprise.
« Comment... Comment peux-tu... »
« Vous m'avez ouvert la porte, maître. »
« Depuis combien de temps ? »
« Lorsque nous nous sommes posés sur Alioth, maître. »
« Et avant ? »
« Non, rien. Je ne captais pas vos pensées. Maintenant, c'est différent. C'est comme... C'est comme si je les voyais. »
Flinn reprit sa marche, tandis que Viltis détournait la tête et en faisait autant.
« Tu vois mes pensées ? »
« Celle des autres aussi. Mais je ne peux pas les comprendre. Pas comme vous ? »
« Que vois-tu exactement ? »
« Vos pensées, quand vous
imaginez me dire quelque chose. »
« Le passé ? »
« Non, seulement le présent. Comme un dialogue, sans parole. Uniquement les idées. »
Cette réponse soulagea Flinn. Pour un temps, il serait encore en sécurité. Mais il savait que le pouvoir de Viltis pourrait, un jour, franchir la limite du temps présent. Alors il remonterait son esprit comme un chemin à travers des dunes. Il comprendrait. Et il le tuerait.
« C'était cela, le don de Guilhem. »
« Lui aussi, tu pouvais... »
« Non. Je n'ai pas eu le temps de développer cette capacité. Et il ne ne m'aurait jamais laissé faire. S'il avait su... S'il avait su, je serais mort. »
Flinn songea à Guilhem. À son exécution. À la raison de leur présence ici.
« Personne ne touchera à un seul de tes cheveux, Viltis. Tu en as ma parole. »
« Je sais, maître. Vous êtes comme un père pour moi. »
Flinn s'efforça de laisser son esprit vide, porté par ce désir qui lobsédait de mener son apprenti là où personne n'avait été. Viltis eut la délicatesse de ne pas briser le silence psychique qui s'était soudainement installé. Maintenant qu'il avait l'impression d'être plus apaisé, Flinn sentait à son tour l'aura opaque et épaisse qui entourait le garçon.
Lorsqu'il vit son fils cadet, Inuë arbora un sourire franc, se porta à sa rencontre, oubliant les lourds protocoles qu'il affectionnait tant.
Flinn, je suis très heureux de te savoir parmi nous.
Moi aussi, père. C'est un honneur de vous revoir.
Le père aurait voulu étreindre le fils, mais il se retint, pudique et mécanique, tandis qu'une myriade de regards se portaient sur eux. Dans le décorum strict de son bureau, la petite foule amassée sous les lustres en cristal de roche, devant les tentures dessinant de sombres récits de guerre, semblait s'être réunie pour célébrer le retour du fils dans sa terre natale. Flinn le savait : à cet instant, toute la délégation qu'il dirigeait ainsi que l'équipe au service de son père les jugeaient. Aussi préférait-il se réserver des retrouvailles plus sincères dans l'intimité d'un instant futur.
Cela ne les empêcha pas de s'adresser une accolade toute protocolaire, puis de sasseoir autour du bureau. Une dizaine de confortables fauteuils avaient été disposés, et furent vite remplis. Ana à sa droite, Viltis à sa gauche, Flinn se sentait serein. Inuë, quant à lui, laissa son personnel debout, tout en commandant dans la langue aliothine quelques rafraîchissements qu'on s'empressa d'apporter.
J'ai pris connaissance de votre venue il y a deux heures, tout au plus. Vous serez logés dans la ville, en attendant que je puisse constituer une équipe à même de vous accompagner.
C'est très aimable, père, mais je comptais partir le plus tôt possible.
Le Très Saint Magister m'a informé de l'urgence de votre mission. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu ailles si vite, répondit Inuë, surpris.
Il s'est passé... certaines choses.
Le gouverneur adressa un sourire et un regard compatissant.
Je sais, fils. Inutile de t'épancher là dessus. Dis moi plutôt ce dont tu auras besoin, je veillerai personnellement à y pourvoir.
Je n'en doutais pas un instant.
Inuë embrassa d'un regard l'assemblée.
Tous connaissent le but de la mission ?
Oui, père.
Il n'y aura donc pas de secret, c'est une bonne chose.
À nouveau, le gouverneur donna un ordre dans sa langue natale. Les aides de camps et les serviteurs disparurent, et ne restèrent plus que quelques officiers.
Les Cubes ont révélés leur nature exacte ?
Pas encore. Mais j'ai en mémoire quelques pistes de recherches. Si vous m'en donnez la permission, je souhaiterais consulter les Sages de notre peuple.
Les Sages ? Rien de moins.
J'ai de nombreuses questions, et j'espère qu'ils pourront me répondre à ce sujet.
Quel est le rapport entre les Cubes et notre Histoire ?
Flinn se tût un instant, conscient de la bombe qu'il allait lâcher.
J'ai vécu le H'hrodath. Pleinement. J'ai vu des connaissances que nous croyions oubliées, même avec l'aide du Dieu-Machine et de la Confédération. Et certains éléments de notre Histoire se recoupent dans ce que pourraient cacher les Cubes.
Le H'hrodath ? Plus personne ne le pratique. Je ne suis même pas sûr qu'un seul des Sage puisse y avoir accès. Comment diable as-tu pu...
Mon ancien apprenti. Et Viltis, ici présent. Ils m'ont aidé à retrouver la voie originelle.
Bien, ajouta sombrement Inuë. Je vois que le sujet m'a l'air assez sérieux. J'aimerais continuer cette discussion ailleurs. Mesdames, messieurs, si vous n'y voyez aucun inconvénient...
Personne ne répondit, mais tous restèrent surpris, désarçonnés.
Ils seront tous d'accord, coupa Flinn avant toute autre intervention. Je détaillerai ce qu'ils doivent savoir.
Dans ce cas.
Inuë et Flinn se levèrent, se dirigeant vers une petite pièce adjacente.
Mes serviteurs sont à votre disposition, si vous avez le moindre souci.
Et les deux Naneyë s'enfermèrent.
Flinn, le H'hrodath, tu en es sûr ? Commença Inuë, tandis qu'il activait diverses protections électroniques.
Aussi sûr que je suis devenu un cyborg, père.
À ce sujet, je suis très fier de toi.
Je m'en serai bien passé.
Cela devait arriver, tôt ou tard.
Les circonstances...
Tu as perdu un apprenti, et c'est regrettable. Le major Beik a retourné sa veste, et nous avons perdu un tacticien tout autant qu'un homme politique redoutable, ce qui ne va pas servir les intérêts des franges progressistes de la Confédération. Oui, c'est bien dommage, Flinn. Mais je te le répète : cela devait arriver, tôt ou tard. Quand au H'hrodath...
Ce n'était pas un effet secondaire. Ni mon imagination. J'ai vu ce qui ne l'était plus depuis des siècles. A l'instant, je viens de parler avec Viltis comme nous le faisions il y a des millénaires...
Impossible.
Pourtant, je le sens. Le lien est là.
Une Conversion...
J'ai tenté lexpérience.
Tu as fait quoi ? S'exclama Inuë, interrogatif.
Après ma mécanisation, j'ai tenté une Conversion. Je savais que c'était risqué. Mais il fallait que je le fasse. Pour savoir si le H'hrodath y survivrait.
Je n'aime pas me vanter, Flinn, mais je crois être le seul Naneyë qui ait subit l'effet positif d'une Conversion sans qu'elle ne disparaisse. Mais à quel prix... Je dois répéter le processus de plus en plus souvent... Que t'est-il passé par la tête ? Les avertissements des cybernautes ne t'ont pas suffit ? Ton passé d'Inquisiteur non plus ?
Il le fallait père, je vous le répète.
De la folie, Flinn... Par bonheur, tu es sain et sauf, mais...
Mais quoi, père ?
Rien, ce n'est pas important.
Si, cela doit l'être.
L'imposante stature d'Inuë écrasait Flinn de sa masse. Lové dans sa cape, le gouverneur leva la tête vers le plafond, son il cybernétique virant au rouge. Flinn le fixait, sans bouger. Quelque chose s'agitait sous la surface polie et civilisée qu'avait adoptait son père. Quelque chose qui ne demandait qu'à ressortir.
Vous avez eu peur, père, quand cela vous est arrivé ?
Inuë fit signe à Flinn de parler plus doucement.
La pièce est sécurisée, je ne vois pas ce qui...
Je sais, Flinn. Ce n'est pas cela le problème.
Père ?
Je sais que tu peux m'entendre ainsi.
Mais vous ne pratiquez pas le H'hrodath ? Comment pouvez-vous...
La manière dont je m'y prends n'a pas d'importance. Écoute-moi bien Flinn, il va falloir être attentif. Les Sages auront sans doute des informations à propos de ce que tu cherches, mais il faudra ruser. Une bonne partie d'entre eux sont opposés à ce que je reste à la tête de notre peuple. La révolte gronde, Flinn, et j'ai bien peur que nous ne voyions ici pour une des dernières fois.
Père !
Laisse-moi finir, Flinn, c'est important. Ton frère aîné fomente un coup d'état. J'ai eu certaines informations en ma possession qui me laisse à croire qu'il agira dans les mois à venir. Il va retourner notre peuple contre la Confédération, ce qui serait sans doute la pire erreur qui soit avec les temps qui nous attendent. Mais peu importe. Les Saintes Armées ont trop besoin du savoir aliothin pour laisser la planète sombrer, elles interviendront lorsque la révolte aura éclaté.
Pourquoi ne pas les réprimer avant ?
C'est mon premier né, Flinn. La tradition m'interdit d'y toucher.
Moquez vous de la tradition !
Si je fais cela, la révolte éclatera. Si je ne le fais pas, la révolte éclatera aussi. Tout ce que je peux espérer en la laissant arriver, c'est éviter au peuple des conséquences trop négatives lorsque la Confédération reviendra mettre de l'ordre. C'est pour cela que je suis heureux de te voir aujourd'hui.
Écoutez, père, je peux contacter le Très Saint Magister, ou le Commandus Magnus.
Je sais, Flinn, et tu le ferais volontiers. Mais ne le fais pas ici. Toutes les communications sont surveillées. Faire monter un peu plus la tension ne sera pas une bonne chose si tu veux mener à bien ta mission. Et tant que tu seras ici, cela restera notre priorité. Si les Cubes représentent un tel danger, tu te dois d'en comprendre le sens, et de contribuer à y remédier. Et lorsque cela sera fait, tu retourneras sur Terre. Sans moi. Mais avec quelques précieuses informations.
Nous éviterons le bain de sang, père.
Je ne crois pas. Cela me semble inévitable.
Inuë fit surgir une trode de sa pince. À cet instant, Flinn réalisa que leur échange n'avait pas duré plus d'une fraction de seconde.
Qui aurait peur de se retrouver auprès du Dieu-Machine ? Voyons, fils... Non, en revanche je suis très insatisfait de ta prise de risque. Tu aurais dû agir plus prudemment.
J'essayerai d'y penser à l'avenir, père.
Tu vas avoir besoin de coordonnées pour rencontrer les Sages. J'espère qu'ils pourront contribuer à la réussite de la mission.
Pourquoi cette comédie, père ?
Continuer à faire comme si tout allait très bien. Personne ne semble savoir que nous savons. Cela nous laissera du temps.
Merci, père.
Flinn laissa son père planter sa trode dans son avant bras droit.
Il n'y a pas que les coordonnées, n'est-ce pas ?
Non.
Quoi d'autre ?
Ce dont tu auras besoin en tant que mon héritier, lorsque je viendrai à disparaître ?
Comment ça ? Je ne suis que votre fils cadet et je...
Tu es le plus capable de tous mes enfants. Un jour, tu devras revenir. Les éliminer, tous autant qu'ils sont. Ils ne peuvent pas comprendre que sans la Confédération, nous sommes voués à disparaître.
Tous les... tuer ? Tous mes frères aînés ?
Ce sera affreux, je le sais très bien. Mais c'est la seule solution pour que notre espèce survive.
Et quand le saurais-je, si je dois revenir ?
Aie la décence d'attendre que je ne sois plus de ce monde, mon fils.
Inuë sourit. Un sourire triste, faux, qui toucha Flinn.
Et bien, je crois que mon aide s'arrêtera ici. Nous nous reverrons demain, avant ton départ.
Bien sûr père.
Je suis très fier de t'avoir comme fils, Flinn.
Votre confiance m'honore père.
On va vous conduire, tes hommes et toi, jusqu'à vos quartiers.
Bien.
Ils n'échangèrent pas un mot. Flinn n'eut que la force de répondre au sourire de son père, sans ajouter un mot, détruit parce qu'il venait d'entendre.
2.
Les quartiers de l'équipe de Flinn avaient le même aspect à la fois récent et ancien qui régnait dans ceux d'Inuë. La structure antique du bâtiment, une pierre lisse et presque brillante, contrastait avec l'ameublement récent, strict. Toutes les pièces avaient leurs fenêtres, qui donnaient à voir loin sur la ville, au delà du quadrillage des rues, jusqu'à la steppe jaunâtre qui s'étirait en de molles collines, perdues dans une brume lointaine.
Ana avait tout de suite aimé cette ambiance. Ce froid, cette humidité. Elle la préférait à celle du vaisseau, stérile et morte. Ici, elle avait l'impression de retrouver le Terre. Cela la réconfortait. Elle n'avait pas eu envie de déballer les maigres affaires qu'elle avait pu emporter en plus de son matériel de travail. Tout restait ainsi, dans une valise posée au pied d'une couche habillée de couvertures en laine rêche et grise.
Il a eu de la chance, murmura-t-elle.
Qui ça ?
Vous, Flinn, répondit-elle, sans se retourner.
Vous m'avez entendu arriver, j'imagine.
Difficile de vous louper, colonel. Vous n'êtes pas l'homme le plus discret que je connaisse. Si vous enleviez cette armure qui vous sert de corps, déjà...
Flinn ne put retenir un sourire.
L'entrevue a été courte, nota Ana.
Il n'y a pas eu besoin de beaucoup de temps pour nous arranger sur les détails de l'organisation. Le gouverneur Inuë pourvoira à tous nos besoins.
Elle sourit, puis ajouta :
Qu'il soit votre père aidera grandement la mission.
Si cela avait été quelqu'un d'autre, il aurait agi de la même façon.
Bien sûr, rétorqua Ana sans se départir de son sourire.
Je vous assure que c'est vrai. Le gouverneur est quelqu'un d'honnête, d'intègre, et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour servir la Confédération.
Même si vos réactions physiologiques sont totalement neutres organisme cybernétique oblige vos propos changent, colonel. Vous avez beau dire le contraire, vous êtes très attaché à votre père, et la réciproque est vraie. Pourquoi en avoir honte ? Votre filiation devrait être une fierté...
Votre pouls saccélère, répliqua Flinn, glacial. Votre pression artérielle augmente, tout comme votre rythme respiratoire. Vos pupilles se sont dilatées, votre flux sanguin se concentre dans vos muscles plutôt que dans votre abdomen. Votre température corporelle au niveau du visage augmente. Vous n'êtes pas tranquille Ana. En fait, vous venez chercher la limite.
Pas du tout, colonel, j'essaye simplement d'être aimable.
Il n'y a pas que ça. Vous le savez.
Elle se rembrunit.
Vous pensez que...
Oui.
Elle éclata de rire.
Je savais que vous seriez particulier. Je ne pensais pas que la mécanisation altérerait vos capacités de discernement.
Et moi, je vous pensais plus honnête que ça, Ana.
C'est un mauvais jeu de dupe.
Elle entreprit de replier la couverture de laine qu'elle avait défaite. Il ne cessait de la fixer, morne, presque apathique.
Je ne cherchais qu'à être aimable, c'est la vérité, colonel.
Votre corps parle pour vous. Si j'étais plus indélicat, je laisserais mes senseurs vous scanner plus en détail. Mais j'imagine que vous n'apprécieriez pas la manuvre.
Non, en effet.
Auriez-vous l'impression d'être nue ?
Elle ne put s'empêcher de rougir.
Vous êtes déstabilisant, colonel.
Déstabiliser les individus a été mon pain quotidien pendant de très nombreuses années. Si j'avais voulu en savoir plus, j'aurais déjà ces informations depuis un certain temps. Non, je vous fais confiance Ana, mais si quelque chose dans le domaine de ce à quoi vous songer devait se produire, j'aimerais autant que cela soit vous qui m'en informiez. Vous n'auriez pas à en rougir. Vous ne seriez ni la première, ni la dernière. Vous aurez également à l'esprit que je peux, à cause de mon corps, satisfaire à cette basse besogne que vous appelez « le coït ».
Colonel !
Mon langage cru évitera toute confusion. Et maintenant que ce détail a pu être réglé, je souhaiterais que nous puissions en venir rapidement à la mise en pratique de ce pourquoi vous êtes ici. Nous rencontrons les Sages d'ici quelques heures, ce qui nous laissera le temps de discuter de vos travaux par la suite. Je voudrais les examiner ce soir, avec vous.
Mais... Je n'ai rien préparé.
Vous mentez mal, Ana. Très mal.
Flinn sourit, puis reprit.
C'est une qualité qui me fait sourire de la part d'un de mes agents. Soyez concise, c'est tout ce que je vous demande.
Mais...
À tout à l'heure.
Il séclipsa sans distinction, brusquement. Ana considéra la porte un certain temps, puis les propos du colonel, et songea qu'elle allait devoir compulser bien trop d'informations à son goût.
« Les Sages : clique de vieux débris ineptes dont la seule mission consiste à conserver une mémoire défaillante, vieillie, auréolée d'une gloire perdue dont nous ne pouvons espérer tirer qu'une maigre pitance ». Voilà ce dont il avait souvenir, alors qu'il était encore adolescent, à propos des Sages. Avec le recul, Flinn considéra cette pensée comme stupide. La Confédération aidant, de vieux et utiles secrets avaient rejaillis comme autant d'espoir pour les Naneyë. La propulsion qui avait servi leur empire commençait à équiper quelques vaisseaux. Leur Histoire aussi, se précisait. Et Flinn, prudent, estima qu'il n'avait accès qu'à une petite partie des révélations qui semblait surgir de l'esprit éclairé de ces vénérables gardiens de la science et du savoir.
Il restait assuré qu'ils auraient une réponse, aussi ténue et maigre soit-elle, à lui apporter concernant les Cubes. Flinn avait besoin de savoir si son hypothèse était juste. Si ce qu'il avait perçu depuis quelque temps dans la noosphère de son peuple n'était qu'un écho déformé du temps, ou bien l'ombre glaçante d'un avenir qui bousculait jusqu'au temps présent.
Dans l'optique de cette rencontre, il n'avait pas lésiné sur les présents, les politesses et autres douceurs, et qu'il trouvait soudain bien pompeuses et hypocrites. Il se résigna, songeant qu'il se comportait comme « un enfant stupide », cloîtré loin du monde et de la bonne éducation qu'il estimait avoir reçue. Les Sages n'auraient rien à faire de la technologie, de l'argent, et des chimères d'un monde que Flinn avait fini par épouser avec franchise. Cette monnaie là n'aurait aucune valeur à leurs yeux. En revanche, sa simple expérience, cette position en haut de la vague qui séparait deux civilisations, risquait plus sûrement de les intéresser. Flinn songea qu'il devrait peut-être évoquer la situation de sa redécouverte du H'hrodath. Que les sages auraient tout à fait pu lui apporter des réponses utiles, des clefs qu'il aurait pu à son tour détourner et utiliser vis à vis de Viltis. Enfin, il aurait pu leur présenter Viltis lui-même... Mais c'était un jeu risqué. Introduire un humain dans ce sanctuaire Naneyë ne serait peut-être pas la plus brillante des idées, au vu du contexte politique tendu qui régnait sur Alioth.
C'est loin de la capitale.
Nous arrivons bientôt, Viltis.
Je n'en doute pas. Je constate juste que c'est loin.
L'adolescent se retourna sur son siège, ferma les yeux, tentant de trouver un sommeil quagitaient les secousses de leur transporteur. Ana porta son regard sur son protégé, sourit.
Il vous ressemble, colonel.
Je prendrais cette remarque pour un compliment.
Il sera exceptionnel.
Attendez au moins de voir de quoi il est capable. Ce soir. Vous aurez de bonnes raisons de vous réjouir.
Je patienterai. J'attends depuis trop longtemps de pouvoir approcher le garçon.
Il change, tempéra Flinn. Bientôt, il sera un homme accompli.
Oui, c'est vrai.
J'aimerais que vous gardiez un il sur Viltis, lorsque nous aurons atterri. Il ne viendra pas avec moi.
Pourquoi donc ?
Pas d'humains dans le sanctuaire.
C'est une plaisanterie ? Et Evan Maverish ?
Même pour lui, je ne peux pas faire d'exception. Moi-même, en tant que cyborg, je ne pense pas être accueilli de la façon la plus chaleureuse qui soit.
Pourquoi nous avoir emmenés avec vous, dans ce cas ?
L'équipe ne doit pas se séparer.
Nous perdons du temps.
Nous en gagnerons par la suite. Je ne veux pas que tout le monde s'éparpille. Nous aurons tout le loisir de rattraper le temps perdu plus tard.
« Et tant qu'à faire, j'aimerais garder un il sur une équipe dont je ne connais personnellement pas un seul membre, et dont plusieurs des supérieurs ont trempés de près ou de loin dans le mouvement sécessionniste des Inquisiteurs », songea-t-il.
Ça ne me plaît pas spécialement, colonel...
On ne vous paye pas pour prendre du plaisir, répliqua Flinn.
Comprenez quand même que votre méthode est
cavalière.
Les métaphores humaines m'échappent souvent, Ana. Et quoi qu'il soit, ce n'est pas discutable.
Bien.
Elle croisa les bras, se tut, et fixa le sol. Flinn considéra qu'elle n'appréciait pas ce recadrage, recadrage dont il se serait bien passé. « Elle ignore tellement de choses... Si elle savait tout, elle ne serait même pas venue ».
Flinn les avait quittés sans un mot. Maverish s'était présenté à la porte extérieure du transporteur, lavait froidement fixé, puis, d'une voix convaincue, lui avait dit :
Les détails, colonel. Il me faut tous les détails. Je pense que vous comprenez.
L'officier avait acquiescé, puis avait tourné les talons.
À présent, cela faisait cinq bonnes minutes qu'il marchait, dans une steppe jaune et grise, poussiéreuse, où se levait dans une lointaine chaîne de montagne quelques nuages lourds de pluie. Flinn espéra échapper au déluge avant son retour, mais il savait pertinemment que la planète n'attendrait pas son avis pour détremper sa carcasse. Dans un sens, cela l'amusa presque de ne porter d'attention qu'à ce genre de détails, de ne pas s'inquiéter de ce qu'il trouverait au bout du chemin plat et rectiligne qui fendait la plaine, dévoilant le paysage de ses souvenirs, de sa jeunesse. « Combien de mystères, combien de connaissances resteront à jamais cachées ? Combien seront perdues ? ». Puis, juste après, de secouer la tête en songeant : « Non. Il y a le H'hrodath. Et les Sages. Ils ne peuvent pas laisser se perdre un tel trésor ».
Le chemin tourna, auprès d'un arbre nain et rachitique. Ses feuilles bruissaient faiblement, secouées par une rafale. Flinn s'y arrêta un instant, examina le paysage. À trois cent mètres, un amas rocheux surmonté d'une maigre construction de pierre semblait l'attendre. Il hésita, un court instant. « Ils ne voudront pas de moi. Ils savent, eux ». Il avança, moins assuré à mesure que la distance se réduisait. Devant les roches, qu'il fixa à nouveau, il remarqua un escalier usé qui s'enfonçait dans une cave humide et mal éclairée. Il le suivit, se trouva face une porte qu'il ouvrit. Deux Naneyë se tenaient là, impassibles.
Je suis venu rencontrer les Sages, déclara Flinn.
L'un des deux gardiens grogna, renifla l'air, puis passa une autre porte. Au bout de quelques minutes, il revint, affichant la même mine désagréable.
Ils vous attendaient, Flinn.
Merci.
Les gardiens le laissèrent passer, non sans lui faire comprendre qu'il n'était pas le bienvenu pour eux. Flinn sentit et vit dans leurs esprits la haine et la colère, tout autant que la retenue dont ils faisaient preuve à son égard. Il décida de ne pas traîner, avec eux ou avec les Sages. Plus vite il sortirait, mieux il s'en porterait.
La dernière pièce, un dôme de roche nu qui s'élargissait après un couloir étroit, ressemblait davantage à un tombeau abandonné qu'à la demeure qui aurait convenu à des individus censés conserver la connaissance de toute une espèce. Avec vivacité, Flinn se souvint alors que les Sages vivaient dans la cité, lorsqu'il était enfant. « Ils sont partis après que père soit revenu
». Le gouverneur ne les avaient pas chassés. Ils avaient simplement refusés de rester dans un lieu qui n'était plus vierge des influences extérieures.
Le confort était rudimentaire. Flinn distinguait quatre couches disposées contre un mur, une table, quelques ouvrages, un trou à feu qui fumait plus qu'il n'éclairait le lieu. Les Sages s'y étaient regroupés. Ils le fixaient. Il leva une main, qu'il espéra amicale.
Je suis Flinn, commença-t-il. Je viens car j'ai des questions à vous poser.
Nous savons tous qui tu es, aboya aussitôt un des Sages, un homme entre deux âges, indéfinissable, et dont le regard figea Flinn sur place. Tu es le fils de ce fou d'Inuë, qui a tout sacrifié pour que nous vivions. Et tu as suivi son chemin.
Laisse-le, Alooé, tempéra un autre Sage. Tu sais pourquoi il vient.
Le premier Sage hocha la tête, puis se leva, alla à la rencontre de Flinn, et lui prit les mains.
Tu as bien du courage, petit. Tu es un héros parmi les peuples, pour nous comme pour ceux de la Terre. Tu as dépassé la frontière de la race. Tu as rouvert la Voie.
De ça aussi, il faut que je vous parle.
Helio l'a senti, répondit Alooé en désignant un troisième Sage, qui leva une main. Il est le dernier parmi nous à avoir maintenu entrouvert le sentier qui mène à la Voie.
Où est la Clef ? Questionna le dernier Sage.
La clef ? Vous voulez dire
Viltis ?
Ah, alors il a un nom ? Et que signifie son nom ?
Espoir, dans sa langue natale.
Le sage ricana.
Ils auraient mieux fait de lappeler Dernier. Après lui ne viendra rien de bon.
Si je suis là, c'est grâce à lui. Il m'a sauvé la vie.
Et il t'a sans doute plongé dans quelque chose qui va te dépasser, et de très loin. Flinn, l'enfant est un prodige que seule la nature même de notre Univers aurait dû dévoiler à l'Homme d'ici à plusieurs dizaines de générations. Car l'Homme n'est pas prêt à cela. Il court un danger en gardant le garçon.
Le garçon vit, il n'est pas question de le tuer. Et je ne suis pas venu pour le garçon.
Non, tu n'es pas venu pour le garçon, mais pour quelque chose qui vous concerne, le garçon et toi, corrigea Alooé. Et je vois que tu as apporté cet objet. Qu'en sais-tu ?
Trop peu de choses. Mon équipe en connaît bien plus que moi à son sujet.
Des humains, se plaint Helio. Comment peux-tu rester avec les humains ? Ils n'étaient que des sauvages lorsque nous avons découvert leur planète. Nous avons laissé des indices, ils ont trop tardé à venir.
Mais ils sont là, tempéra Flinn. Ils sont courageux, intelligents. Plus que nous, maintenant.
Nous le serions bien plus, sans ce que l'Univers a porté auprès de nous. L'Histoire, la légende.
Ce n'est pas une légende, n'est-ce pas ? Une légende ne se produit pas. Elle découle de ce qui s'est produit.
Un lourd silence retomba, les Sages se regroupèrent autour du feu.
Comment notre peuple est-il mort ? Questionna Flinn, grave.
Tu tiens vraiment à le savoir ?
Bien sûr que oui, sinon, je ne poserais pas la question.
Comme la légende le dit, Flinn. Parce que la race venue du fond des âges est tombée sur nous comme une mauvaise maladie, elle a décimé nos rangs et nos connaissances, nous a contraints à nous cacher en oubliant que nous étions de fiers conquérants.
Est-ce que l'on sait à quoi ils ressemblaient ?
Non, mais nous pourrions.
Comment ?
À travers la Voie.
Le H'hrodath ?
Il n'existe plus.
Vous mentez.
Il n'existe plus, Flinn. Il s'est perdu il y a plusieurs millénaires.
Et ce que je vis ? Comment lappelez-vous ?
La Voie. Ce n'est pas le H'hrodath. Il n'y a plus de H'hrodath car la connaissance de sa maîtrise s'est éteinte avec ses derniers pratiquants. Lire dans l'esprit des vivants est la Voie. Il n'en a jamais été autrement.
Pourquoi parle-t-on de H'hrodath, dans ce cas ?
Abus de langage, volonté de garder ancré en nous ce que nous savions. Et ce que nous avons perdu. Il ne reste que la trace de cette maîtrise, pas la maîtrise elle-même.
Le H'hrodath permettait de remonter dans le temps par la Voie, si j'essaye de vous suivre ?
Oui.
Et allait-il dans les deux directions du temps ?
Le temps n'a de sens que dans l'espace.
Pouvait-on voir le futur ?
Non, puisque la Voie et le H'hrodath ne sont ni le temps, ni l'espace. Ils ne sont que de l'information.
Le H'hrodath permet de voir l'information, qu'elle soit vivante où morte, n'est-ce pas ? Qu'elle ait existé où qu'elle puisse advenir ?
Oui.
Dans ce sens là
Ceux qui pratiquaient le H'hrodath
Ont-ils pu voir ce qui aurait pu survenir ?
C'est pour cela que la gloire de notre peuple s'est éteinte. Parce qu'ils ont vu.
La fin ?
Non, le visage de nos bourreaux. Ils ont vu la mort et la disparition sanglante des Naneyë. La mort de notre civilisation, de notre monde. Ils ne pouvaient supporter cette image. Ils sont devenus aveugles, sourds et muets.
Ils n'ont donc jamais dit qui étaient ceux qui ont failli nous détruire ?
Ils ne pouvaient pas, ils n'avaient pas de noms.
Ils ont pourtant laissé des indices, n'est-ce pas ?
Comme celui que tu as apporté avec toi.
C'est un artefact xéno. On en a découvert sur plusieurs mondes. On ignore à quoi ils servent.
Ce n'est pas étonnant, ricana Helio. Ils existent pour que l'ignorance progresse.
C'est une mauvaise blague, répondit sombrement Flinn.
Le peuple venu du fond des temps et de l'espace avait, semble-t-il, un solide sens de l'humour.
Comment savez-vous cela ?
Certaines choses passent, entre nous, de générations en générations. La plus importante est celle-ci : « n'ignore jamais ce qui veut l'être, et qui cherche à porter l'ignorance ».
C'est un simple proverbe.
Un acte de foi et une volonté de survivre à tout, surtout à l'oubli. C'est le grand mal de notre race.
Comment pouvez-vous savoir si c'est bien cela qui nous relie au peuple ancien qui nous a détruit ?
A failli, corrigea Alooé. La vie persiste. Elle ne peut jamais disparaître totalement. Même réduite à son expression la plus simple, le mystère de sa subsistance demeure intact. Seul le dispensable est emporté dans le vent de l'Histoire.
Cela ne me dit pas comment vous, vous savez, alors que cette
chose dites-vous, apporte l'ignorance.
La Voie, répondit Helio. Je n'ai pas eu grand chose à faire pour comprendre ce qu'il y avait à comprendre sur cet objet. Si personne ne sait ce qu'il en est, c'est parce qu'on ne souhaite pas le savoir. Ce qui est normal, vu qu'il porte le germe de cette épidémie qu'est l'ignorance en lui.
Cet objet efface la mémoire des peuples qu'il rencontre ?
Oui, et non. Il modifie la Voie. La Voie de chaque peuple, du nôtre comme de celui des humains. La race venue du fond des âges et de l'espace ne cherche que cela. Dominer les Voies, rencontrer ce qui est lorigine en supprimant le superflu.
Je sentis Helio sourire en lui. Une pluie d'image me recouvrit. Des récits du passé, des bribes du présent. En un instant, je connus l'immense mélancolie qui étreignait toute la Voie de mon peuple. Les larmes me montèrent aux yeux, malgré les contrôles cybernétiques. Passage à la 1ère personne
Le superflu est l'âme de ce qui est. Le superflu est ce qui ne peut être reconstruit. En le supprimant, on supprime toute trace d'un peuple. Ne reste que la vie. La Voie, elle, s'éteint toujours.
Peut-être vais-je être impertinent, mais pourquoi les humains ne connaissent pas tout cela de la Voie ? Ils font des recherches dessus. Il y a une collaboration entre les humains et les Naneyë pour développer un savoir neuf, bâti sur les connaissances anciennes de nos peuples
Mais pourquoi pas d'échanges sur la Voie ? Moi-même, j'ignorais tout cela.
Non, Flinn, tu le savais. Mais tu n'as pas encore trouvé le chemin qui mène à cette partie de la Voie.
Il fallait que je vous rencontre pour cela.
Helio acquiesça.
Tu ne pratiques pas le H'hrodath. La connaissance ne pouvait pas encore saffranchir du temps et de l'espace. Mais en venant ici, et bien que tu ne sois plus qu'un Naneyë perverti par la technologie de l'Homme, la Voie résiste en toi car elle sait qui elle appelle. Elle a besoin de toi, comme tout notre peuple.
C'est pour cela que vous avez accepté que je vienne ? Parce que vous saviez ce qui allait se passer ?
Non, mais parce que tu es un des rares Naneyë à avoir eu accès à la Voie. La Voie s'éteint. Et si nous continuons, elle se refermera d'ici quelques générations.
Il faut préserver le savoir.
Tu le transmettras, Flinn. Tu auras des fils et des filles.
Lofficier éclata de rire.
Je ne peux plus me reproduire !
Ne soit pas sot. Tu sais très bien que les Hommes auront gardé de toi un peu de ta semence. Ils savent comment engendrer la vie en se passant d'elle. Tu auras des fils et des filles, et ce don, tu le transmettras, car la Voie sait qu'elle doit sa survie à ceux qui la connaissent.
Mais
Les Cubes ?
Nous faisons confiance en tes connaissances et en tes capacités, Flinn. Tu n'es plus un Naneyë, mais tu n'es pas un Homme. Ton esprit s'est libéré des contraintes de l'attachement. Seul le garçon te relie encore à ce monde.
Il n'est pas prêt.
Détrompe-toi, il attend ce moment depuis bien trop longtemps. Vous avez tardé. Lorsqu'il sera mûr et en pleine possession de la Clef, il pourra ouvrir toutes les Voies. La race venue du fond des temps et de l'espace ne pourra pas le manquer, car il sera un véritable phare. Et alors, lorsqu'il sera prêt, eux aussi le seront.
Que dois-je faire ?
Réfléchir, assimiler les connaissances. Regarder le passé tel que nous l'avons eu en héritage, et apprendre à faire avec ce garçon qui n'est ni humain, ni Naneyë.
Et les Cubes ? Répéta Flinn.
Ils rejoindront l'oubli parce qu'ils sont l'oubli. Contemple labîme tel qu'il se présente à nous. Un vide rempli de superficiel.
Sa vue se brouilla. Il posa un genou à terre. Des milliards d'étoiles arrosèrent l'espace. Des cartes et des routes perdues se révélèrent. Le souvenir d'une bataille gigantesque, boucherie dont ne subsistaient que l'écho des cris des morts et le froid mordant la chair. L'écho, toujours, du silence et de l'oubli. La Clef, tel qu'ils l'imaginaient. Les germes. Le peuple venu du fond des âges et de l'espace, masse de vaisseaux sphériques, planétoïdes, dont jamais le visage ne devait être révélé. Flinn dériva, des éternités, au milieu de cette connaissance. Il aurait voulu fuir, il ne le pouvait pas.
Bientôt, Flinn, tout ceci sera tien. Notre aide s'arrête ici. Nous ne pouvons t'apporter davantage.
Mais
Si j'échoue ? Si je ne parviens à faire ce que je suis censé faire ?
Qu'il en soit ainsi. La Voie s'éteindra. Celle des Naneyë. Des Hommes. De l'Univers. Tout disparaîtra sans disparaître.
Flinn retrouva la réalité.
Pourrais-je revenir ?
Non.
Pourquoi ?
Nous ne pourrons jamais être plus clairs. Plus tu reviendras, plus les connaissances perdront leur éclat. Nous ne pouvons plus échanger.
Comment saurais-je si j'ai réussi ?
Va, Flinn, conclut Hélio. Je partage avec toi la vision de la Voie. Tu ne resteras jamais seul.
Les Sages se turent. Ils fixèrent le feu, placide, comme si la scène n'avait jamais eu lieu. Un des gardiens surgit du couloir, toisa Flinn.
Si vous voulez bien me suivre.
Avant que l'officier ne proteste, une solide main l'avait empoigné et le forçait vers la sortie.
3.
Maverish s'était assis sur la rampe, et avait sorti un minuscule projecteur holo, où il faisait défiler diverses simulations. La dernière en date concernait une reproduction grossière d'Alioth, marquée de quelques points rouges. Des lieux de fouilles. Il avait zoomé à plusieurs endroits, notant quelques notes dans un fichier vierge. Et lorsque le colonel Flinn revint, il se redressa, surpris.
Colonel ?
Nous allons avoir beaucoup de travail, Evan. Vous vous sentez d'attaque ?
Je ne comprends pas
Oui, je suis prêt mais
Il talonna Flinn, se rapprocha de lui.
L'entrevue s'est si mal passée ?
Je vous demande pardon, cybernaute ?
L'entrevue avec les Sages... Vous revenez bien vite, vous avez l'air de mauvaise humeur.
Ce n'est rien. Je suis fatigué.
Je ne suis pas sûr que la fatigue ait grand chose à voir, colonel...
Ecoutez Evan, j'entends que vous vous inquiétez à mon propos, mais tout va bien. Les informations que j'avais à recueillir sont en ma possession. J'ai pu appuyer certaines de mes propres théories. Il faut que j'y voie un peu plus clair. Nous nous verrons tous ce soir, au camp de base, une fois que j'aurais fait un peu de tri.
Camp de base ?
Le site de fouille de la péninsule de Oul. Codé Gamma-2157. J'imagine que cela vous évoque quelque chose ?
Euh
Oui, bien sûr... On a retrouvé des traces de l'époque...
Peu importe ce qu'on y a trouvé avant. Il reste un détail. Un très gros détail. Nous allons devoir retourner le site, si besoin est.
Mais, colonel... Nous n'avons pas les moyens techniques...
La question des moyens n'est pas la votre. Tout ce que je vous demande, c'est d'un, de me laisser tranquille, de deux, de vous assurer que vous êtes bien prêt pour ce soir. Evan, nous allons avoir beaucoup de travail dans les semaines à venir.
Evan choisit le silence. Il hocha la tête, discret.
Je préfère ça, grogna Flinn.
Juste une dernière chose, colonel.
Quoi encore ?
Le Cube... Pourriez-vous le remettre, s'il vous plaît ? Je pense que nous en aurons besoin.
Flinn regarda le cube, puis Evan.
Oui... Bien sûr. Je ne comptais pas l'emporter avec moi.
Je vous remercie colonel... Soyez tranquille, je ne viendrai plus vous importuner.
Evan se sangla à quelques distances du colonel, tandis que le transporteur commençait à gronder doucement, se dirigeant vers les coordonnées qu'avait transmises Flinn au pilote.
Des coordonnées qu'il avait obtenues d'une façon bien étrange à son goût. Une série de chiffre et de lettres dans la langue Naneyë, et qui l'avaient obsédés jusqu'à ce qu'il saisisse ce qu'ils pouvaient signifier. Tout en lui semblait se mettre à résonner, à luire d'un éclat différent. Quelque chose dans sa perception, au delà de ce que lui apportait le monde physique, avait changé. Cela lui était pénible à vivre. Rester au contact des autres, parler, agir selon un code lourd et lent... Cela n'avait plus aucun sens.
Il voyait les idées. Il sentait les émotions. Il entendait le futur proche. Comme si parler de la Voie l'avait emmené plus loin dans son accès à la noosphère. Insidieusement, les Sages avaient semé les graines d'une connaissance qu'il savait lourde, très lourde pour un seul individu. Les traces du passé, les solutions envisagées face à un ennemi fui plusieurs milliers d'années avant et refaisant très probablement surface, le fil de l'Histoire appuyait sur son esprit, aiguillait sa pensée.
Evan aurait souhaité en parler. Ana aussi. Ana qui l'aurait questionné sans cesse, jusqu'à ce qu'il explique tout. Elle l'aurait plaint. Il l'aurait rassurée, en vain. Viltis aurait regardé la scène, sans dire un mot. Viltis, qui prenait une place à part. Viltis, qui soudain, n'était plus l'enfant chétif, mais le presque adulte, presque à terme. Presque trop tard. Viltis qui entrevoyait ce qu'était sa nature. L'étendue de son pouvoir. Viltis qui se révélerait. Le piétinerait. Le ferait disparaître.
Non.
Il pencha la tête en avant, saturé d'idées.
Maître ?
Tout va bien, tout va bien...
Je suis là, maître.
Je sais Viltis. Mais ne t'inquiète pas pour moi.
Il se redressa.
Je dois juste manquer de repos.
Viltis le dévisagea.
Oui... Du repos sans doute, maître...
« Tu mens, Viltis. Et tu mens très mal. Je ne sais pas où tu veux en venir, mais je n'aime pas ça du tout ». Jai pas compris pourquoi il dit ça
La nuit n'était pas encore tombée, mais le jour déclinait déjà. Les nuages avaient reflué, loin, derrière les montagnes, et un soleil livide avait décidé de se montrer. Sur le site de fouille, il disputait la partie à un vent glacial, violent, qui obligeait l'équipage à rester dans les abris mobiles dressés à la hâte par la garde personnelle du gouverneur. Les bâches claquaient, et à l'intérieur, tous semblaient assez peu rassurés, à l'exception de Flinn. Imperturbable, silencieux, il compulsait des données dans le coin qu'il s'était arrogé.
Viltis était resté à ses côtés. Flinn avait refusé qu'il sorte accompagner Evan, le seul qui avait osé rester à l'extérieur pour découvrir le site des fouilles. L'adolescent avait tenté, en vain, d'insister. Il n'avait reçu qu'une réponse glaciale, cinglante, qui le forçait à ne plus dire mot, tandis que son mentor continuait de travailler sur les données qu'il venait de recevoir.
Ana se hasarda à revenir près de Flinn. Elle portait un projecteur avec elle, de la même facture que celui d'Evan. Elle hésita, un instant.
Colonel ?
Mmm... Oui ? Qu'est ce qu'il y a, Ana ?
Nous vous attendons, colonel. Vos ordres... Je crois que tout le monde est prêt à travailler.
Evan est revenu ?
Pas encore... Mais j'imagine qu'il ne devrait pas tarder.
Nous l'attendrons.
Colonel, je comprends que cela puisse vous sembler trivial...
Nous l'attendrons, répéta Flinn. Il doit me rapporter quelque chose de capital pour la suite des opérations.
Il n'y a que du sable dehors et des roches dehors, colonel. Le site... Tout ce qu'il y avait d'intéressant a été rapatrié sur Terre il y a des années.
Ah, vous croyez ? Questionna Flinn en lançant à la femme un sourire mauvais. Nous verrons ce que l'aedificator Maverish en pensera... Je ne suis pas sûr qu'il montre autant de certitude que vous.
Colonel, tout le monde attend.
Et moi, jattends Evan.
Cela fait des jours qu'ils s'ennuient. On leur avait promis de la nouveauté, une mission suffisamment importante pour que le Très Saint Magister en personne s'en mêle. Hors, il ne se passe rien. Et votre
communication n'est pas des plus efficaces. Colonel, certains dans l'équipe commencent à trouver le temps très long et vos méthodes franchement désagréables et inappropriées à une mission scientifique.
Qui a dit que cette mission était scientifique ?
Nous faisons de la recherche.
Prospection, corrigea Flinn. Nous savons très bien ce que nous cherchons.
Vous sans doute, mais eux l'ignorent.
C'est bien pour cela que je vous ai convoqué ce soir. Pour mettre les choses au clair.
Mais...
Écoutez Ana, je suppose que le gros des troupes vous envoie ici parce qu'ils estiment que notre relative proximité pourrait faire pencher la balance en leur faveur, je me trompe ?
Elle secoua la tête.
Dites leur que le seul chef à bord, tant que je serai vivant, ce sera moi. Et que le premier imbécile qui s'avise de contester ou de s'amuser à semer le désordre finira gentiment le reste de l'expédition dans un cachot et sous bonne escorte. Ce qui, j'en conviens, ferait franchement désordre dans le rapport d'activités que nos chers « confrères » pourraient dresser sur cette expédition. Il serait dommage que leurs avancements se retrouvent retardés pour acte de mutinerie à l'encontre d'un officier militaire.
Colonel... Je ne peux pas leur dire ça.
Non effectivement.
Alors quoi ?
Mot pour mot : le premier qui bouge son cul passe par dessus bord.
Mot pour mot ?
Mot pour mot, confirma Flinn.
Bien.
Désarçonnée, Ana se retira, laissant à nouveau Flinn.
Evan mit une trentaine de minutes à revenir. Comme Flinn le lui avait demandé, il s'était dirigé rapidement vers un ensemble de coordonnées très précis, à l'est du champ de fouille, sur un plateau calcaire artificiel à première vue désert et vide. Il avait emporté un peu d'eau avec lui, et, l'ayant versé dans un retrait du plateau, l'avait laissé couler jusqu'à un mur recouvert de poussière. Il avait creusé, quelques minutes, avant de mettre la main sur un Cube. Inquiet, surpris et heureux à la fois, il l'avait emporté sans se soucier des précautions standards. Le colonel lui avait assuré qu'il ne risquerait rien, que l'objet serait totalement inerte. Ce que constata Evan en le balayant longuement d'une série de rayonnements à spectre large. Le Cube était totalement mort. Pour Evan, cela ne pouvait pas être possible. Les Cubes avaient leurs sources dénergies propres, dont le fonctionnement lui échappait encore en totalité. Les Cubes ne réagissaient à aucune stimulation. Ils étaient stables. Ils ne mouraient pas.
Celui-ci ne contenait plus que du métal, de la silice, et une myriade d'éléments inconnus.
Evan retourna rapidement vers le camp de base. La luminosité retombait progressivement sur le site. Le ciel s'animait d'ocres et de roses dansants dans de fins nuages d'altitudes, qui arrachèrent à Evan un instant d'attention. « Aucun sens » songea-t-il, en pénétrant dans l'abri provisoire, et en se dirigeant sans hésiter un seul instant vers la plus grande des tentes. Il se sentit mal à l'aise lorsque dix paires d'yeux le dévisagèrent, assis autour de plusieurs projecteurs holos installés à même le sol. Il reconnaissait le colonel, Viltis, Ana, mais les autres... Il ne les avait que vaguement croisés pendant le voyage. Il réalisait que la mission ne faisait pas que concerner son petit monde d'exoarchéologie. Cette idée le perturba. Il se trouvait vide, lorsqu'il s'installa dans le dernier siège libre, juste à coté du colonel.
Nous vous attendions, aedificator. Je vois que vous n'êtes pas revenu les mains vides.
Grâce à vous, colonel.
Flinn sourit, et s'empara du Cube posé aux pieds d'Evan.
Du très bon travail, aedificator. Soyez sûr que je saurais m'en souvenir.
Merci, colonel, murmura-t-il.
Maintenant que nous sommes tous là, nous pouvons entrer dans le vif du sujet.
Ana fit passer à Evan un badge, qu'il crocheta sur sa poitrine. Il remarqua alors que chacun en avait fait de même, à l'exception du colonel. L'emplacement rutilait déjà de cinq lignes rouge sang.
Pourquoi nous avoir fait venir ? Questionna un homme d'une quarantaine d'année, tenue décontractée mais élégante, un stylo posé sur son oreille gauche.
Professeur Mac Mullan, exolinguiste, c'est ça ?
Tout à fait colonel, mais cela ne répond pas à ma question. Question que tout le monde se pose d'ailleurs.
Un murmure d'approbation parcourut l'assemblée.
Vous vous doutez bien que je ne prendrais pas des individus qui seraient inutiles à une telle mission, professeur.
Mission qui consiste en quoi ? Nous navons qu'une très vague idée.
Je vais être direct, professeur. Jusqu'à cet après-midi, je ne savais pas exactement ce que nous cherchions.
Ah, vraiment ? Et avez-vous une réponse plus claire à nous apporter ?
Naturellement.
La lumière déclina dans la tente. Les projecteurs s'enclenchèrent. De très nombreuses planètes apparurent, marquées d'un point rouge ou vert. Certaines appartenaient à la Confédération, d'autres s'en écartaient, parfois de plusieurs centaines d'années lumière.
Tous ces mondes cachent où cachaient un Cube. Comme vous le voyez, cela représente, cela mes estimations, environ deux cent objets célestes. Les trois quarts sont habitables. La moitié est située hors de la Confédération. Et une bonne dizaine est actuellement occupée en permanence par l'Homme.
Et les mondes hors Confédération ?
Ils ont été occupés. À une époque très ancienne. Par la civilisation Naneyë.
Vous en êtes sûr ?
Aussi sûr qu'il est permis de l'être. Autrement dit, je ne pense pas raconter d'ânerie.
Confirmer vos hypothèses prendrait des décennies, voir des siècles. Nous ne savons pas où...
Chacun de ces Cubes a laissé une signature énergétique précise, identifiable, construite à partir d'une même base. Prenez un vaisseau, lancez le signal adéquat, vous retrouvez votre Cube en quelques heures.
Et pourquoi faire ?
Les laisser pour le moment.
Mais cela n'a aucun sens.
Les Cubes sont des armes. Non létales pour un individu, absolument mortelles pour une civilisation. Elles ne tuent pas, elles propagent une étrange épidémie.
Une maladie ?
La pire de toutes, professeur. L'oubli.
Plusieurs scientifiques se mirent à parler. Flinn fit signe de silence.
S'il vous plaît, du calme...
Une arme ? L'oubli ? Les Cubes effacent la mémoire ?
Comment le savoir, puisqu'ils provoquent l'amnésie ? Demanda un autre équipier.
Nous avons la chance de conserver une trace de ce qui a provoqué la chute de la Civilisation Naneyë, il y a environ dix mille ans. Pas d'informations formelles, mais de sérieux doutes. Par bonheur, la crainte de voir les Cubes tout effacer a permis que la méfiance conserve la prudence, et voilà comme je vous transmets l'information.
Pourquoi ne pas les détruire ? Interrogea Mac Mullan.
Nous ne savons pas ce que contiennent ces petits cadeaux. Bombe ? Matériel fusible ? Générateur de trou noir ? On peut tout imaginer. La civilisation qui a conçu ces horreurs était très avancée.
Ou une balise ? Suggéra Evan. Les Cubes émettent à une fréquence propre. Leurs signatures ne sont que ça : des ondes. Tenter de les détruire reviendrait probablement à les « activer », d'une façon où d'une autre.
Et les expédier au cur d'un soleil ? Ou très loin de la Confédération ?
Cela aurait peu de sens. Si les Cubes sont des balises comme je le pense également elles transmettraient aussitôt des coordonnées.
Pourtant, colonel
Vous tenez un Cube
Il ne semble pas actif...
Non, il ne l'est plus. Depuis très longtemps.
Vous disiez pourtant...
Que les Cubes ont leurs propres sources d'énergies ? Oui, c'est exact. Mais celui-ci a été volontairement éteint il y a très longtemps. Mon espoir actuel est le suivant : puisqu'il est inerte, peut-être parviendra-t-on à le démonter sans déclencher quoi que ce soit de catastrophique. Peut-être sera-t-on en mesure de découvrir leur fonctionnement ? Cela nous permettrait de les désactiver définitivement.
Et s'il ne s'agit pas d'armes ? Proposa Ana.
Il serait quand même bien étrange que de tels objets n'aient pas vocation à renforcer les intérêts civils ou militaires de la civilisation qui les a ainsi semés un peu partout autour de nous. D'autant que tout laisse à penser que pratiquement tous les mondes habitables en sont porteurs.
Mais dans ce cas, pourquoi n'avons-nous pas subi d'attaques ?
Parce qu'ils attendent le bon moment, tout simplement. Celui où nous serions suffisamment faibles pour ne plus résister. Et comme les Cubes n'ont pas changé d'état ou d'émission sur Terre -sauf pendant notre absence, ce qui serait un comble de malchance tout laisse à croire que nous pouvons encore jouer d'un peu de temps.
Tout ceci est très bien Colonel, mais concrètement, que faisons nous là dedans ?
Exolinguiste, c'est ça, Mac Mullan ?
Oui, colonel.
Et nous avons des exoarchélogues, des tacticiens civils, un historien, plusieurs cybernautes. Une équipe complète pour décrypter la masse de donnée que je viens de partager sur le Rezo local. J'ai préparé pour chacun d'entre vous un dossier détaillé sur ce qu'il devra accomplir pendant que nous écumerons tous les sites de fouilles possiblement utile à ces recherches.
Combien y-en-a-t-il ?
Une dizaine. Ce qui nous laisse une bonne quinzaine de jours de travail devant nous.
Et vous, colonel ?
J'assurerai la logistique et la synthèse des travaux. Je pourrai continuer à travailler moi-même sur le décryptage de certaines données dans ma langue natale.
Je suppose que vous comptez également que nous ne traînions pas.
Non, Mac Mullan, il serait préférable que tout le monde se mettre au travail à partir de maintenant. Nous ne sommes pas en vacances.
Flinn se leva, suivi de Viltis. L'assemblée grogna, mais en fit de même. Avant qu'Ana ne s'en aille dans le quartier affecté aux scientifiques, Flinn la rattrapa et l'invita à le suivre.
À propos de quoi ?
La noosphère. Je pense que ce à quoi j'ai été confronté avec les Sages va beaucoup vous intéresser. Et j'espère que vous pourrez m'aider à décrypter certaines données.
Elle le dévisagea, mal à l'aise.
Je n'ai travaillé que sur des théories jusqu'à présent.
Il va être temps de passer à l'échelon supérieur.
Bien.
Flinn se tourna vers Viltis.
Va avec Evan. Je lui ai transmis l'ordre de t'enseigner quelques techniques concernant la fouille. Tes talents vont nous aider dans les jours à venir.
Très bien, maître. Mais où dois-je dormir ensuite ?
Reste avec lui jusqu'à demain.
Intrigué et suspicieux, Viltis s'éloigna, laissant Ana et Flinn seuls.
Vous ne comptez pas m'invitez à dormir avec vous, colonel ?
Je ne dors pas Ana. Je n'ai pas plus besoin de m'allonger, où de vous proposer une invitation déguisée à
Comment appelez-vous cela ? Ah, oui
« Une partie de jambe en l'air ». Uniquement les données Ana. C'est vital, vous comprenez ?
Bien sûr, colonel.
Alors au travail. Nous n'avons pas une minute à perdre.
4.
Il se détendait. Complètement.
Le système de pressurisation se désactiva, sifflant dans le cockpit un air sec et chaud, légèrement poussiéreux.
Filtres ioniques défectueux, siffla une voix dans les hauts parleurs. Une inspection des systèmes vitaux du pôle de vie est vivement recommandée.
Merci, j'avais remarqué, grogna Cyrill.
Il entreprit de compléter la check-list avant de descendre. D'une certaine façon, cela retarderait le moment crucial où il devrait sortir de ce siège, de ce vaisseau, où il venait de passer plusieurs semaines. Il n'avait pas spécialement envie de voir autre chose que des objets inertes, entendre une autre voix que celle de l'intelligence d'assistance, de voir un autre horizon que le motif fractal des étoiles brillant partout, crevant le vide de l'espace, masquant sa destination jusqu'au dernier jour. À présent que le vaisseau avait atterri sur Regor Prime, il n'avait plus envie de rien. Que la paix se glisse en lui sans un bruit, sans une ombre, et qu'elle le détende. Complètement.
Contrôle spatial de Port Moscou à cargo U-2063-5050B. Nous vous accordons le droit de débarquer.
Puis, une seconde voix, amicale, rajouta aussitôt :
Bienvenue chez vous, Major Beik.
Merci, souffla Cyrill, épuisé.
Il coupa le contact visuel quelques instants. L'air continuait à pénétrer dans son cargo. La tempête, le vent, les herbes sèches, le sable et la roche abrasée. Un relent d'ozone, de béton brûlant, de vapeur de divers produits combustibles. La note particulière au nez de l'acier surchauffé d'un réacteur en phase de refroidissement. Puis le craquement et le glissement du harnais de sécurité qui s'échappait, rapide, contre son torse et ses épaules. Il ralluma le contact. Rien n'avait changé. Tout était à la place assignée, rien n'avait bougé. Une idée bouscula le calme précaire qu'il avait retrouvé.
Ouverture de la chambre de confinement. Déverrouillage du coffre.
Amorçage vocal ?
Confirmé. Cyrill Beik, Major Inquisiteur, au service du Dieu-Machine.
Accès déverrouillé, poursuivit la voix de l'assistance.
Le Cube surgit du plancher par une trappe discrète. Cyrill se leva, s'en empara avec précaution, puis se dirigea vers le sas.
Mise en sommeil du vaisseau. Arrêt du cockpit, régime moteur en veille.
L'éclairage diminua.
Maintenant, on dirait que je ne peux plus faire machine arrière, murmura le fugitif.
Un transporteur fumant l'attendait à l'extérieur. À son pied, deux officiers coincés dans leurs capes l'attendaient. Cyrill se mit au garde à vous, les salua avec raideur.
C'est un honneur de vous savoir parmi nous, major Beik. Je suis le commandant Orvat. Et voici le capitaine De Rivierà.
J'apprécie l'attention, mais était-il utile de venir à deux pour me recevoir ? Je ne connais pas la planète, certes... Cependant, n'avez-vous pas plus urgent à faire ?
Un silence gêné ferma la bouche d'Orvat en même temps qu'il éteignit son sourire.
Major, si vous permettez... Nous avons reçu un message de la Terre. Nous n'attendons plus que quelques fugitifs.
Pas de bataillon ?
Non, des éléments isolés. Il semblerait que notre filière d'extraction ait été démantelée suite à votre... coup d'éclat.
C'est regrettable, nota Cyrill. Enfin, peut-être pouvons-nous compter sur les autres mondes rebelles. Combien sont-ils.
Trois, major.
Seulement ? Sur la dizaine que nous comptions reprendre ?
Huit ont finalement choisi de se rallier au pouvoir central de la Confédération.
Les traîtres ! Comment ont-ils osé...
Proche du centre de la Confédération. Le Commandus Magnus...
J'aurais dû me douter que la bande des Mac Mordan mettrait son nez plus sérieusement que Gregor ne l'avait dit. Il les a menacés, n'est-ce pas ? La destruction ou la capitulation ?
Orvat hocha la tête.
La position des trois pardon, quatre derniers mondes en notre possession a-t-elle été dévoilée ?
Je l'ignore, Major. Mais je pense que quelquun dautre aurait sans doute plus de réponses à vous apporter. Après tout, je ne suis que votre aide de camp sur Regor Prime.
Un aide bien affable, commandant.
Le directoire de la Sainte Cléricature attendait votre venue depuis plusieurs jours.
J'ai eu quelques contretemps.
Nous avions bien reçu votre message. Nous sommes d'ailleurs désolés qu'un tel événement
fâcheux vous aie privé d'une aide indispensable.
Le major de Choire aura rempli sa mission avec conviction. Nous vengerons sa mort.
Cyrill marqua un temps de pause, puis reprit :
J'imagine que votre mission est de me conduire auprès du directoire, puis d'attendre sagement que j'en sorte.
Oui, major.
Cyrill sourit.
J'aime beaucoup la discipline, capitaine. Je pense que vous le remarquerez très rapidement.
Votre réputation vous précède, major, s'amusa Orvat.
J'aimerais seulement être à la hauteur de la tâche qui m'attend. Qui nous attend tous.
Si vous voulez bien monter à bord, major.
Bien sûr.
Orvat précéda Cyrill, suivi de De Rivierà. Le sas du transporteur se referma, tandis qu'il s'élevait dans l'air orangé qui nappait Port Moscou d'un linceul couleur de sang.
Regor ne comptait que quelques dizaines de milliers de colons. La plupart avaient débarqué depuis quelques semaines, quelques mois tout au plus, portés par le désir de ne pas voir disparaître l'Inquisition. Ils s'étaient regroupés sur le terrain plat et lisse qu'occupait Port Moscou, cité de préfabriqués assemblés grossièrement autour d'un bâtiment plus ancien, solide, qui abritait le directoire. Quelques artères chétives alignaient les façades, tandis que l'axe le plus important reliait le bâtiment du directoire à l'astroport.
Tandis qu'ils volaient au-dessus de la ville, Cyrill ne put que constater tout à la fois la rudesse du climat, le calme apparent et la tension que semblaient dissimuler les installations. Il ne parla pas un seul instant durant le trajet, qui fut long de quelques minutes à peine. Arrivé sur la place principale de Port Moscou, il descendit du transporteur, escorté d'Orvat, et ils se dirigèrent vers le directoire. Le bâtiment qui dessinait un H immaculé au milieu de la poussière d'hématite dressait son étage et ses fanions face à une foule absente, dans un silence que quelques rares véhicules brisaient. Orvat avança, se présenta au premier guichet du directoire, puis on annonça le major Beik, et les portes s'ouvrirent, les couloirs défilèrent. On les conduisit jusqu'à un salon, où Cyrill patienta. Orvat lui indiqua qu'il lattendrait ici. Cyrill l'approuva, et avant qu'ils ne se séparent, lui demanda de lui dresser un tableau plus précis de la situation de port Moscou. « Je suis surpris de trouver une ville aussi morte. Où sont-ils tous ? », Avait-il lancé avant que le capitaine ne l'invite à retourner auprès d'une porte, qui ne tarda pas à s'ouvrir. Cyrill s'avança dans un salon de grande taille, ouvert sur un jardin soigneusement entretenu par trois grandes baies. Au centre, une table, plusieurs fauteuils, ainsi que divers projecteurs holos occupaient l'espace. Déjà, une dizaine de personnes étaient assises, et silencieux, fixèrent Cyrill lorsquil rentra.
Le Major Beik, annonça un des gardes.
Cyrill vit des sourires dans l'assemblée.
Major Beik, osa une voix lourde comme un rocher. Il nous tardait, enfin, de vous voir parmi nous.
J'ai fait mon possible, mon général.
Non sans mal, major. Mais vous êtes là. Notre plus formidable atout, enfin... J'espère sincèrement que vous saurez nous apporter votre savoir et votre expérience dans cette guerre... Mais si vous voulez bien vous donner la peine de vous asseoir.
Le général Axel Klim lui fit face, riche de son imposante prestance et de sa silhouette massive. Curieusement, Cyrill nota qu'il s'était laissé poussé une moustache « à la française », coquetterie qu'il trouvait ridicule, désuète et inutile. Mais Klim, en plus d'être son supérieur, présidait à présent le directoire. Sans le travail en sous-main de ce fin tacticien, la résistance de lInquisition n'aurait été qu'un vu pieu. Cyrill savait qu'il lui devait l'organisation de sa fuite. Tout comme il allait lui devoir de nombreuses explications sur la situation. À cet instant, le major ne connaissait que peu de choses des quatre planètes rebelles. Ni du temps qu'il pouvait espérer mettre à profit pour constituer une défense solide face au pouvoir central et corrompu de la Terre.
Mon général, je vous remercie pour les attentions dont vous avez fait part à mon égard. J'ai trouvé l'accueil du capitaine Orvat très... agréable après les quinze jours de voyages que je viens de faire.
C'était l'égard minimum que nous pouvions donner à quelqu'un de votre stature.
Cependant... Pourquoi avoir envoyé deux hommes ?
Sécurité, affirma Klim. Pour être honnête, nous avons eu un doute jusqu'à ce que vous soyez formellement identifié. Il aurait tout à fait pu s'agir d'une manuvre dinfiltration.
Oui, cela va de soi... Mais quand même.
Que voulez-vous dire ?
Mon général, je ne vais pas y aller par quatre chemins : je m'étonne d'avoir un tel accueil car je suppose que ces hommes, aussi aimables soient-ils, auraient sans doute plus urgent à faire vu l'état de siège dans lequel se trouve le système de Regor, ainsi que les autres bases arrière.
Orvat vous aura bien informé je suppose ?
En partie. Comme je l'imagine, vous détenez une partie des informations auxquelles des officiers du rang n'auraient pas encore accès.
Naturellement.
Quelle est la situation, mon général ? Finit par demander Cyrill en se penchant sur la table. Est-elle si grave que je le pense ? Ou bien est-ce pire ?
Klim soupira.
Vous êtes trop fin pour jouer à ce genre de jeu, major. Eh bien, pour être honnête... Nous disposons d'un quart des hommes que nous espériions rallier.
Vingt pour cent, corrigea un des officiers du directoire. Soit environ trente mille hommes, officiers et soldats tous inclus.
C'est peu, grogna Cyrill. Nous ne pourrons pas faire grand chose avec si peu déléments dans nos rangs.
Nous pourrions reconquérir les systèmes de Nu ou Lambda Velum. Il y a assez peu de forces « loyalistes » dans le
Nous sommes les loyalistes, coupa Cyrill. Appelez les autrement...
Les
forces
centrales...
Oui, pourquoi pas. Poursuivez.
Les forces centrales ont déployé trois croiseurs pleins à craquer sur le système de Lambda. Pas plus de quatre mille cinq cent hommes. Tous ne resteront pas sur place.
Ils ne sont pas sots. Quant à nous, de quelle flotte disposons-nous ?
Sept croiseurs, dont trois de gros tonnage. Ils rallieraient Lambda en quelques jours.
Donc, au plus, nous pouvons espérer transporter dix mille hommes. Un tiers de nos effectifs.
Tous ne sont pas sur Regor, tempéra Klim.
Combien ici ?
Sept mille. Deux mille à Port Moscou, le reste à une petite centaine de kilomètres, au bord de la mer Blanche, à Port Budapest. Mobilisables en trois heures sur Port Moscou. Embarquement en moins de six.
Combien de temps faudrait-il pour réunir la totalité des croiseurs et des hommes utiles à bord ?
Sept jours.
C'est trop, déclara Cyrill. Beaucoup trop. Si la Terre a coupé les possibilités de fuite des fugitifs qui me succédaient, ils ne doivent pas être bien loin derrière. Mettons quinze jours. Sans doute moins. Le temps de transport vers Lambda c'est bien le système le plus proche ? et le débarquement... Nous n'aurions pas une grande fenêtre de temps. Du moins, pas une fenêtre suffisamment large pour reconquérir le système.
Il n'y en aurait pas pour des semaines...
Mais en quelques heures, ce serait impossible. Même avec la meilleure volonté qui soit. Même avec un armement de pointe. Armement qui, je suppose...
N'est pas à la hauteur de nos estimations, concéda Klim.
Quelle proportion ?
Là encore, vingt à vingt cinq pour cent.
De quoi équiper combien de vaisseau ?
Cinq croiseurs à ras bord, une centaine de chasseurs.
Armement exotique ?
Sur le plus gros croiseur, le Victoire de l'Aube.
Un vaisseau ancien, qui plus est...
C'est tout ce que nous avons, major.
C'est maigre, général. Même vous ne pourriez pas faire de miracle.
Mais vous... si.
Moi ?
Cyrill fixa le haut gradé, puis rit, jaune et triste.
Voyons, soyez sérieux général.
La prise de Six. Vous avez fait tomber un monde à deux.
Non. L'appui logistique était autrement plus important. Et c'était David contre Goliath. Une mission d'infiltration dans une colonie minière. Là, je vous parle d'un débarquement contre un monde qui sera devenu hostile. Avec peu de moyens. Pas de repli possible, au risque de devoir sacrifier les rares vaisseaux dont nous disposons.
Cyrill secoua la tête.
La situation est mauvaise, général. Je suis pieux, vous aussi. Alors je vous conseille une chose : priez. Laissez la journée vous porter conseil. Nous n'aurons pas notre solution autour de cette table au vu des conditions actuelles dont nous disposons.
Est-ce là, major, une capitulation ?
Klim le foudroyait du regard. Cyrill ne broncha pas, et poursuivit.
Donnez-moi vingt-quatre heures, mon général. Laissez-moi inspecter Port Budapest. Mettez sous mes ordres des tacticiens. Je ne vous promets rien mais... Je peux déjà essayer d'aborder le problème sous un angle neuf.
Vous savez, major... Je pensais que vous seriez plus enthousiasmé que nous par la situation. Je pensais aussi qu'en possession d'un cube xéno, vous auriez trouvé une solution inédite.
Des départements entiers de cybernautes n'ont pas percé les secrets de ces horreurs. Vous pensiez sérieusement que moi j'en serai capable ?
Nous avons la foi, major.
Mais, par pitié général, ne perdez pas la raison.
Un lourd silence tomba sur l'assemblée.
Je lève cette réunion, conclut Klim. Nous nous retrouverons demain, à seize heures locale. J'espère que vous ne me ferez pas regretter de vous avoir arraché à la traîtrise de la Terre.
Soyez tranquille, mon général. Sil y a bien une chose sur laquelle nous serons toujours d'accord, c'est que nous n'allons pas nous avouer vaincus face à la perfidie dont nous avons été victime.
Voilà une parole qui me plaît, major.
Cyrill s'inclina discrètement, fit demi tour, et sortit du salon.
Cela s'est si mal passé, major ?
Capitaine, je pense que vous n'êtes pas payé pour ce genre de réflexion.
En réalité major, je ne suis pas payé du tout, grinça Orvat.
Cyrill se tut, se sentant coupable d'avoir été si peu délicat. Son aide n'y était pour rien. La situation lui apparaissait comme catastrophique, et ce, en dépit de la longue expérience de Klim. « Oui, mais Klim n'est qu'un tacticien. Il ne connaît sans doute rien du terrain. Et par bonheur, il reste peut-être quinze jour pour organiser la défense de Regor. Je suis injuste ».
Je suis désolé capitaine... Je ne sais pas ce qui m'a pris.
Où devons nous aller ? Demanda Orvat d'un ton glacial.
Port Budapest. Disposons-nous d'un transporteur ?
Oui, un des rares qui ne soit pas affecté au transport de troupes.
Pas de véhicule terrestres ?
Les pistes sont planes, mais les tempêtes qui balayent le désert les faucheraient trop facilement.
Bien. Utilisons le transporteur dans ce cas.
Nous nattendions plus que vous, major.
Merci.
Ils sortirent sur la place, où l'engin patientait. Cyrill y monta, silencieux, et s'assit sur la banquette sommaire de la soute. Silencieux, il réfléchissait à ce qu'avait pu lui dire le général. « C'est mauvais, très mauvais ». Cela dépassait de loin les prévisions les plus pessimistes qu'il avait dressées avant de fuir la Terre. Il avait fallu qu'il cache sa surprise par un coup d'éclat. « Ça, ou pleurer ». Cependant deux options restaient, à ses yeux, tout à fait claires : la capitulation, de même que la négociation, n'étaient pas envisageable. Seul le combat où la fuite en avant, loin de la Confédération et des systèmes connus. Ces solutions impliquaient un grand nombre de pertes. « Quel casse tête... Si Guilhem avait laissé Flinn. Si Flinn était mort. Si le garçon n'avait pas sauvé Flinn... Ou peut-être le garçon ? ». Viltis. Son simple nom remplit Cyrill de dégoût.
Qui devons nous rencontrer major ?
Le chef de la base.
Vous voulez parlez du colonel Lee ?
Si c'est lui, qu'il en soit ainsi...
Orvat se dirigea vers le cockpit, il brancha un amplificateur radio sur lui. Cyrill sentit les ondes partir du vaisseau. Le Rezo local fonctionnait, ce qui n'était pas une mauvaise nouvelle. Mais le calme qui y planait lui rappelait douloureusement combien la Terre lui manquerait. Combien la présence du Dieu-Machine et le vide qui persistait à présent ne pouvait être remplacé.
Un message venait d'arriver à son adresse. Le colonel Lee l'informait qu'il le recevrait dès son arrivée. Il lui présenterait ses bilans, et les propres travaux de recherche tactique menés par l'équipe de Port Budapest. Sa bouche se tordit en une moue peu convaincue. « Deux équipes tactiques... C'est mauvais ».
Capitaine, connaissez-vous les hommes qui vivent à Port Budapest ?
Orvat attendit, quelque secondes.
Non, major. Je ne suis ici que depuis quelques semaines. À Port Budapest, il y a surtout des soldats du rang. Et quelques officiers un peu
différents.
Pas d'Inquisiteurs ?
Tous sur Port Moscou. Le directoire souhaite qu'ils restent à disposition.
Que savez-vous de Port Budapest ?
À nouveau, le capitaine soupira.
C'est compliqué, major. La plupart des soldats... Ils ne sont pas vraiment convaincus de ce qui va se passer. Oh, bien sûr, ils sont fidèles au Dieu-Machine... Mais ils hésitent. Pour être franc, je ne suis pas sûr, si bataille il y a, qu'ils ne se rendent pas.
Vous voulez dire... Qu'on les a emmenés de force ?
Oui... Non... C'est compliqué, major.
Parlez-moi franchement capitaine. Est-ce que les soldats de Port Budapest ont eu la main forcée ?
En quoi serait-ce important ?
Vous tenez vraiment à le savoir ?
Évidemment.
Cyrill se leva, et commença à marcher dans la soute.
Ce n'est pas une guerre à laquelle nous allons devoir faire face. C'est à la victoire d'une idéologie. D'un paradigme. D'une civilisation. D'un côté, ce que nous défendons. De l'autre, ce que la Terre défend, elle aussi. Ce n'est pas une guerre, car les deux belligérants seront d'anciens frères, d'anciens camarades. Ce sera une lutte à mort. Une extermination pure et simple.
Mais... Les Conversions...
Cela ira beaucoup plus loin que ça. C'est un choc des idéaux.
Ça n'a pas de sens.
Bien au contraire capitaine. Je suis même surpris que vous puissiez en douter. C'est pour cela que je veux savoir si les Hommes de Port Budapest sont tous volontaires.
Si ce n'était pas le cas ? Si on les avait « incités » ?
Par le biais du Rezo ? Au moyen de Conversions partielles ? C'est simple : l'effet ne sera que temporaire. Et quand ils se rendront compte qu'ils ont été bernés, devinez ce que nous aurons sur les bras ?
Une mutinerie.
Pire que ça. Une rébellion. Vous savez combien de soldats complètement volontaires sont dans les rangs ?
Non, je l'ignore.
Cyrill se planta devant Orvat.
J'espère que le colonel Lee le sait, lui.
Peut-être que la rébellion n'aura pas le temps de se mettre en place... Si nous sommes rapides...
En étant si faiblement armés qu'une dizaine de croiseur rayeraient cette planète de la carte en quelques minutes ? Mieux encore, en reprenant le contrôle de mondes tombés sous la traîtrise ? Et qui assurerait la sécurisation de ces lieux ? Des soldats rebelles ? Impossible, capitaine.
Je n'avais pas vu le problème sous cet angle, admit l'officier.
Vous n'avez pas vu le problème, tout simplement. Vous, l'état major, l'ensemble des officiers de Regor. Aussi courageux que vous puissiez être.
Je n'y suis pour rien...
Vous savez très bien j'appelle « vous », capitaine. Bien sûr que je ne vous incrimine pas personnellement... À moins que vous nayiez pris part à ces missions de « prêche » ?
Je ne suis pas Inquisiteur, major. Je n'ai pas cet honneur.
Cela vous sauvera, du moins je l'espère.
Je ne comprends pas...
Attendez la bataille, Orvat. Attendez, et vous verrez.
Cyrill se rassit. Le transporteur poursuivit sa route.
5.
Une détonation retentit. De sa place, Cyrill pouvait entendre les alarmes se déclencher les unes après les autres dans le cockpit.
Qu'est-ce que...
Une seconde détonation, à bâbord, fit tanguer le transporteur. Orvat se cramponna à son siège, le regard vide, les mâchoires serrées.
Accrochez-vous ! hurla le pilote.
La troisième explosion vrilla la structure. Une énorme brèche s'ouvrit derrière Orvat. L'Homme bascula. Cyrill le retint, le remonta, tandis que sous leurs pieds, le sol commençait à se rapprocher.
Merde !
Cramponnez-vous à moi, capitaine !
Cyrill sauta. Orvat hurla. Le sol, distant d'une bonne centaine de mètres, semblait vouloir les avaler. L'espace d'un instant, Orvat eut la certitude qu'il allait mourir. Cette pensée l'aurait presque soulagé, si la violente poussée des propulseurs que déploya l'Inquisiteur ne ralentit pas si fortement leur chute que son souffle se coupa.
Ils atterrirent. Rudement. Les deux hommes roulèrent au sol, répandant un sable rouge et brûlant autour d'eux. En boule, Orvat serra les dents, les yeux humides, tandis que la poigne du major l'abandonnait à son sort. Il roula, de longues secondes, sur le flanc mou d'une dune. Puis il y eut le choc.
Le transporteur s'écrasa à quelques centaines de mètres. L'explosion fut violente, envoyant des morceaux d'acier étoiler le désert immaculé et vierge. Une vague de chaleur passa sur lui. Il resta ainsi, dix secondes, vingt secondes, une minute.
Orvat ! Debout !
Cyrill se présenta devant lui, nullement choqué. Il avait sortit un sabre ionique, et un canon d'épaule dardait sa gueule mortelle à droit et à gauche.
Tout va bien ?
Oui, je crois, major, répondit le capitaine en se redressant. Que s'est-il passé ? Je ne c...
Une attaque, Orvat. Et nous avons bien failli y rester.
Le pilote ?
Mort. L'explosion ne lui aura laissé aucune chance.
Comment pouvez-vous en être si sûr ?
Son signal... Plus rien.
Orvat baissa la tête. Il regarda ses mains. Il se surprit à être encore en vie.
Où sommes-nous ?
Trois kilomètres de l'astroport de Port Budapest. Vous avez des cartes précises du désert ? Nous allons en avoir besoin pour rejoindre la base.
Major, vous ne croyez pas que... C'est risqué ?
Je vois que vous réagissez vite, capitaine. C'est bien, si nous voulons survivre. Je crois hélas, que cela ne suffira pas.
Comment ?
L'attaque... Si je ne me trompe pas, deux solutions : la Terre a été plus rapide que je le croyais. Ou bien la rébellion.
C'est impossible ? Les Conversions...
Nous sommes loin de tout Rezo viable. Pas de processus de mise à jour. Pas de contrôle en boucle, ni de récurrences régulières. La levée du contrôle est bien plus rapide dans ces conditions. Capitaine, vous êtes là depuis peu, c'est vrai, mais plus longtemps que moi. Vous n'avez pas une petite idée du nombre potentiel d'ennemis ?
Je réfléchis major...
Soyez rapide, nous n'avons pas le luxe du temps.
Je n'en sais rien. Je n'arrive pas...
Ce n'est pas grave. Je partirai du principe que tout soldat que nous croiserons et qui ne sera pas franchement favorable à nous voir sera un ennemi. Cela vous convient-il ?
Oui, major.
Avez-vous une arme, capitaine ?
Orvat toucha le holster qui battait à sa ceinture. Il l'ouvrit, se saisit du pistolet à impulsion qui y trônait, déverrouilla la sécurité et brancha le contrôle tactique au creux de sa main. Sa vision changea légèrement.
Ça ira, major.
Il faudra bien. En route.
Port Budapest avait souffert. Le quadrillage parfait des rues et des bâtiments temporaires laissait échapper feux et fumées sombres, tandis que des impacts et des cratères dessinaient des motifs complexes et mystérieux au sol. Sordides, des cadavres sétalaient çà et là. Une vision d'horreur, pour Cyrill et Orvat, au sommet d'un promontoire rocheux, à demi cachés dans de hautes herbes desséchées.
Quelle boucherie, se désola Cyrill. Voilà où nous en arrivons... Où est le camp ?
Là, indiqua le capitaine en pointant son doigt vers une série de baraquement, à l'écart de l'astroport et de la ville, sur une péninsule blanche qui savançait dans les eaux calme de la mer.
Il a l'air d'avoir tenu. J'imagine que le gros bâtiment mobile au centre est le commandement...
Oui, major.
D'ici... Trois kilomètres. Une partie de plaisir, si on excepte le fait que les rues sont impraticables, et que nous pouvons nous faire tirer comme des lapins dans cette plaine...
Pourquoi rejoindre le commandement ?
Vous comptez déserter Orvat ?
Absolument pas, se rembrunit l'officier.
Réfléchissez, vous savez si bien le faire... S'il reste des officiers vivants, il y a fort à parier qu'ils auront quelques renseignements utiles. À commencer par les relais de transmissions. Si la radio marchait toujours, la mettre hors d'état pour éviter tout risque de communication entre la rébellion et la Terre sera primordiale. Ensuite, parce que je suppose que certains documents d'importance ont dû rester ici. Des documents un peu trop utiles pour nos ennemis...
Comment savez-vous que les rebelles...
Pas de vaisseaux. Tout ce que je vois, c'est un armement sol-sol réduit.
Les cratères ?
Des mortiers classiques... Capitaine, avez-vous déjà vu une arme dans votre vie ? Je suis surpris de votre ignorance...
Eh bien, pour tout vous avouer major.
De la bleusaille, rumina Cyrill. J'aurais dû m'en douter. Bon, il vous reste au moins votre entraînement... Orvat, il va falloir tuer pour arriver jusqu'au camp. Est-ce que vous comprenez bien ce que cela suppose ?
De tirer, jimagine...
Et de regarder des hommes mourir, au passage... Alors laissez vos états d'âmes là où ils doivent être, suivez moi, et contentez vous de défendre votre peau.
Vous ne voulez pas attendre la nuit pour infiltrer ?
Attendre la nuit est un luxe que nous ne pouvons nous permettre.
Cyrill passa devant, dévala un raidillon qui serpentait dans la roche. Orvat se sentait tout autant fugitif que cible facile. Il avait l'impression d'être une cible mouvante, qu'une balle allait le clouer à la paroi qui lui faisait dos d'un instant à l'autre. Cyrill ne lui en laissait pas le temps.
Pas un projectile ne siffla autour d'eux. Au loin, seul le grondement des mortiers et les cris de soldats résonnaient. Bientôt, ils furent au bord de Port Budapest. Les bâtiments centraux se dressaient à quelques centaines de mètres, noircis, le plastique des vitres ayant fondu, les parois de certaines pièces avaient été disloqués comme de vulgaires jouets.
Un soldat hurla. À gauche de Cyrill. Il se redressa de toute sa longueur, et son fusil cracha un feu étincelant. L'ennemi tomba un instant plus tard, raide, face contre terre.
Soyez prudent, murmura Cyrill.
Vous avez de bons réflexes, major...
Si vous aviez eu la bonne idée de vous faire mécaniser avant de partir, capitaine, cela nous aurait permis d'être plus efficaces.
Orvat se sentit stupide. Il n'avait subit que quelques modifications mineures. Il aurait du être mécanisé, mais sa fuite ne lui en avait pas laissé le temps. Il espérait pouvoir rattraper cette erreur, et survivre assez longtemps pour le faire.
Contactez le commandement, suggéra Cyrill. Qu'ils nous attendent.
Sur canal crypté ?
Non, en hurlant bien fort et en vous mettant une pancarte lumineuse au-dessus de la tête... Bon sang Orvat, soyez plus malin ! Je comprends que vous ayez peur, mais quand même...
En réalité, le capitaine était terrifié. Il sentait l'urine couler contre ses jambes, et bien qu'il n'ait pas encore eu le plaisir de voir un ennemi de trop près, il souhaitait que tout cela se termine vite. Lorsqu'ils avaient contacté Port Moscou, l'état major avait assuré qu'ils enverraient des renforts. Oui, mais lesquels ? Les forces disponibles sur place avoisinaient les deux milles hommes, dont seul un bon tiers était constitué de soldats du rang à même dintervenir sur le terrain. Orvat ne croyait pas vraiment à lhypothèse d'un secours rapide et efficace. Les officiers attendraient d'y voir plus clair pour agir. Même en ayant le major Beik à leurs cotés.
Il se concentra. Le contact avec le commandement de Port Budapest fut laborieux, mais il parvint à trouver une liaison suffisamment stable pour faire passer son message. Il n'attendit pas la réponse. Un autre luxe qu'il ne pouvait se payer.
C'est fait, annonça-t-il, sombre.
C'est bien Orvat. Vous progressez.
Il faut toujours que l'on fonce, je suppose ?
Pourquoi vous plaindre ? Vous êtes toujours vivant, non ?
Le camp a l'air en piteux état.
La ville aussi. Remarquez quand même le calme...
Ils les ont massacrés, nota Orvat en désignant une habitation.
Un homme était étalé face au ciel, le regard vitreux, la bouche ouverte, une large plaie au flanc.
Même pas un soldat. Un civil.
C'est regrettable, mais c'est la guerre...
C'est tout ce que cela vous fait, major ?
Nous aurons tout le temps de pleurer les morts quand nous serons plus tranquilles. À moins que nous ne mourrions nous même, ce qui réglerait la question.
Autant ne pas traîner ici.
Pas de tireurs solitaires ici, fit remarquer Cyrill. Tout se passe sur la base.
Distance au portail ?
Un kilomètre deux cent. Ici, en ville, très peu d'hommes. Ça ne nous dispense pas d'être prudents...
Quelqu'un cria. Cyrill se retourna vivement. À nouveau, son fusil s'anima.
La preuve...
Major, concrètement...
On ne moisit pas ici. J'aimerais autant passer du temps avec le colonel Lee, s'il est toujours en vie.
Puisse le Dieu-Machine vous entendre.
Cyrill sourit.
Je pense qu'il a d'autres priorités en ce moment.
À la sortie de Port Budapest, une fusillade faillit les cueillir par surprise. Cyrill plongea contre un mur, une balle ricocha dans un angle, il grimaça.
C'était juste.
Merde, major.
Je n'aime pas ce mot...
Un autre projectile ripa, de la poussière fuma.
Mais l'idée y est, capitaine.
Et on fait quoi ?
Cyrill hésita un instant. La lueur qui s'échappait de ses yeux robotiques vira au rouge.
Mmm... Cinq ennemis, armement standard. Laissez-moi faire.
Major, vous êtes fou !
Je n'ai pas dit que j'allais faire n'importe quoi, mais... Laissez-moi faire.
Orvat vit le vieil homme se mettre à découvert. Quelqu'un cria. Il détourna le regard. Une balle siffla, encore, puis le canon de l'arme de Cyrill répliqua, mortel. Cinq projectiles partirent, tandis que le fusil tournoyait, infernal. Un instant, guère plus, et le silence retomba, à peine entamé par quelques râles d'agonies.
Je vous avez bien dit que je pouvais gérer la situation.
Vous êtes incroyable major. Vraiment, je...
Bougez-vous, Orvat. Nous avons d'autres chats à fouetter.
Ils coururent vers le camp, séparés de la sortie de ville par un bon kilomètre. Au loin, les bruits de la fusillade semblaient décroître. Pour Cyrill, cela ne changeait rien : il fallait à tout prix retrouver le colonel, retirer certaines informations, et aviser ensuite. Impossible de tenter quoi que ce soit d'autre avant.
Ça se calme, glissa le capitaine, essoufflé, entre deux foulées. Attendez major, je n'en peux plus...
Plus vite Orvat, on aura peut-être pas d'autre occasion.
Passez devant... je vous rejoindrai.
Vous mentez mal.
Je ne
peux plus...
Vous allez pourtant accélérer la cadence.
Attention !
Un soldat qu'aucun d'eux n'avait vu se rua sur Cyrill. Orvat visa, tira, et l'homme tomba.
Vous apprenez vite, capitaine.
Je prendrai ça pour un compliment.
Mais vous êtes toujours aussi lent pour la pratique.
Le bâtiment des officiers avait été partiellement endommagé. Un siège féroce l'avait encerclé, moins d'une heure, mais avait suffi à extérioriser la colère des soldats rebelles. À présent, tout semblait perdu, agité, désorganisé.
Par ici, glissa Orvat.
Ils pénétrèrent à l'intérieur. Comme il s'y attendait, Cyrill découvrait là aussi les affres de la guerre : mobilier renversé, murs noircis, documents éparpillés, matériel cybernétique fracassé. Il secoua la tête.
Les imbéciles...
On dirait que le bunker n'a pas été touché.
Parce quil y a un bunker ?
Puis se ravisant aussitôt, Cyrill ajouta :
C'est une bonne nouvelle.
Un cri, dehors, modéra sa bonne humeur.
Major, j'espère qu'ils ont reçu notre message...
Parce que j'imagine que le bunker est inviolable de l'extérieur.
Exactement.
Le Rezo n'est plus synchronisé avec la Terre depuis combien de temps ?
Les brouilleurs ont été installés il y a quelques semaines. Si je me souviens bien.
Combien de temps ? Plus ou moins de seize jours ?
Plus je crois...
Cyrill sourit.
Nous pourrons quand même rentrer. Ce ne sera qu'une formalité.
À nouveau, le même cri résonna. Cyrill activa son épée.
Où est le sas ?
Par là, indiqua Orvat en désignant un escalier dissimulé dans un renfoncement du hall.
Deux soldats surgirent, menaçants, les armes au clair.
Saloperie d'inquisiteurs ! Hurla lun d'eux.
Reculez Orvat !
Il y eut un gros flash, puis une tête roula. Le second soldat recula, blême. Il disparut aussi vite qu'il était arrivé.
Nous n'aurons plus d'importuns pendant quelques minutes. Mais après...
Dépêchons nous, le pressa le capitaine.
Ils se présentèrent devant la porte du sas. Cyrill plaqua sa main, deux trodes en surgirent et se ruèrent sur le panneau de contrôle. Le lourd battant s'ouvrit, trop lent et trop sinistre à son goût.
J'espère simplement qu'ils n'auront pas le bon goût de nous achever, là dedans. Cela ressemble un peu trop à un caveau à mon goût.
Le sas les écrasait dans un volume ridicule, angoissant. Un mince rai de lumière rouge trahissait leur présence dans le noir. Cyrill avait réédité la manuvre de la première porte, sans succès. Depuis quelques minutes, ils attendaient, trop conscients de ce qui les attendait derrière.
J'espère qu'ils discutent simplement de notre cas, qu'ils examinent nos identités, murmura Orvat.
Inutile de parler si bas, ils savent que nous sommes là.
Oui, c'est stupide, excusez moi, major...
Ne vous excusez donc pas. Pour le moment, vous survivez, et plutôt bien. C'est une bonne qualité pour un officier en ce moment.
La boutade arracha un sourire à Orvat. Au même instant, le second battant du sas se déverrouilla. Une lumière crue aveugla Orvat, tandis que Cyrill ne bougeait pas d'un pouce. Le cliquetis de plusieurs fusils s'armant fut la seule réponse à la question du capitaine. Non, visiblement, on ne les attendait pas.
Ne bougez pas, où nous faisons feu.
Nous ne comptions pas faire autrement... Je suppose que vous êtes le colonel Lee.
Et vous ?
Major Cyrill Beik. Mon colonel, je suis ravi de vous rencontrer. Autant dire que ce n'est pas la joie dehors.
Le colonel hésita. Un éclat sombre passa dans son il droit, tandis qu'il portait une main à sa barbe, noire comme la nuit. Il fit un signe de la main, les armes se baissèrent.
Nous n'attendions pas de renforts, major... C'est un honneur de voir une légende vivante nous rejoindre dans ce trou à rat qu'est devenu Port Budapest. Je comptais vous accueillir avec plus de pompe, au rang qui vous revient de droit. Mais quand l'émeute a commencé, excusez-moi mais, vous n'étiez plus ma priorité.
C'est bien légitime, mon colonel.
Pourquoi ne pas être resté à Port Moscou ?
Nous sommes partis trop tard... Nous n'avons pas pris connaissance de la situation ici. Notre transporteur a été touché, et nous étions trop loin pour retourner à Port Moscou.
Je crains, hélas, ne pas être trop utile.
Oh, bien au contraire mon colonel. Je comptais vous rencontrer pour quelques raisons bien précises. Je ne compte pas repartir les mains vides.
Vous avez vu ce qu'il se passe dehors ? Vous comptez repartir ?
Il le faudra bien. Nous devons dresser la défense contre la Terre. Je devrai repartir, ou au moins faire passer les informations que vous détenez.
Le QG est à l'abandon. Je suis vraiment désolé, major, mais je ne crois pas vous être d'un grand secours.
Vous venez de nous sauver d'une mort certaine à Port Budapest. Je préfère encore troquer une certitude contre une hypothèse dans ces cas là... Mon colonel, je ne suis pas venu ici pour mourir, je m'en sortirai. Vous aussi, ayez confiance.
Sans renfort, nous sommes condamnés.
Il ne reste plus qu'à espérer qu'il n'y ait pas tant de rebelles dans nos rangs.
Hélas, major, la situation n'est pas partie pour être des plus simples.
Combien sont-ils ?
Lee hésita.
Il y a cinq milles hommes dans notre camp. Nous avons la confirmation écrite de deux mille hommes comme volontaires ayant renoncé à servir la Terre...
Et les autres ?
Un nouveau silence, gêné, plomba l'atmosphère.
Combien ?
Ils étaient tous volontaires...
C'est faux, vous le savez, vous avez les chiffres. Écoutez, mon colonel, nous ne sommes pas là pour nous lancer des fleurs, ni pour jeter qui que ce soit au cachot. J'ai besoin de savoir, cela va sans doute nous permettre de mettre sur pied une défense viable, et de juguler cette rébellion. Combien d'hommes ont été partiellement convertis avant de quitter la Terre pour embrasser notre cause ?
Trois mille.
Tous soldats et sous-officiers du rang ?
Oui.
Cyrill secoua la tête.
Leur avez-vous fourni le même armement qu'aux volontaires ?
Les armes étaient disposées dans une armurerie bien protégée.
Je ne parle pas de ça. J'imagine qu'un bon paquet ont aussi été partiellement mécanisés. Ils ont un armement embarqué...
Du standard, précisa Lee.
Fusil d'épaule, c'est tout ?
Oui.
De quoi faire des dégâts, mais rien de bien exceptionnel... Bien. Peut-être que nos volontaires auront le cran d'en venir à bout, mais si la rébellion a organisé à minima son passage à l'acte, je crains que cela ne soit pas aussi simple. Mon colonel, concernant larsenal spatial... Des croiseurs sont-ils détachés au commandement de Port Budapest ?
Non.
Ce qui fait au moins une bonne nouvelle. Personne ne pourra fuir.
Il reste les transporteurs et les convoyeurs spatiaux.
Pas de quoi embarquer trois milles hommes en un seul voyage ?
Sept convoyeurs de deux cents unités. Et dix transporteurs.
C'est ennuyeux... S'ils décidaient de partir sur Port Moscou... Avez-vous un contact avec l'état major ?
Toutes nos radios sont coupées. On a bien pris soin de nous isoler.
C'était la solution la plus simple.
Major, que pensez-vous faire ?
Je ne suis pas tacticien, mon colonel. Habituellement, j'avais plus de politique que de guerres à gérer. Mais en réfléchissant un peu, nous pourrons peut-être trouver une solution.
J'espère que vous avez raison, major. Et que suggérez-vous ?
À la faveur de la nuit, nous pourrons plus facilement sortir de ce guêpier.
6.
La nuit tarda, pour Cyrill. La rotation complète de Regor durait trente deux heures et cinq minutes, aussi la soirée fut elle très longue. Dans le bunker, on parlait peu, et rarement. Orvat, parfois, tentait de lancer une conversation, en vain. À la vérité, Cyrill le trouvait incompétent, comme une bonne partie des officiers présents ici. Ils étaient tous plus jeunes que lui, héritiers de traditions familiales militaires, ou bien endoctrinés dès leur plus jeune âge. Ils combattaient pour les idées, pour la rigueur d'un système autocratique, sans savoir ce que cachait le terme même de combat. Donner leur vie, oui... Mais sans utilité. « Pas étonnant que Port Budapest soit tombé. Les meilleurs sont restés sur Terre. Peut-être ai-je fait là la pire erreur qui soit. ». S'il avait eu vent de ce qui se tramait concernant les soldats, il aurait fait autrement. Il aurait peut-être même évité qu'une telle catastrophe se déclare.
Gagner la guerre avec la Terre serait très difficile. Un marathon, au mieux. Survivre à la lutte fratricide qui embrasait Regor n'était que le prérequis, le prologue aisé d'un récit long, sanglant, violent et tragique. En repensant aux causes de tout cela, il ne put que maudire le Commandus Magnus, sa vision, ses manuvres habiles, sa morale douteuse. Au moins s'en sortirait-il, maintenant, il le savait. « La Confédération n'aurait jamais du tomber entre ses mains ». Le rêve d'une nation unique, fédérée autour d'une loi dure, martiale, mais rigoureuse, ne pouvait que conduire l'Homme à briller davantage. Cyrill en était persuadé à présent. Suivre la voie de la réforme ramènerait la civilisation humaine vers ce qu'il avait un temps cessé d'être : un animal, geignard, vil, peureux, complaisant dans les plaisirs de la chair, incapable de la moindre action d'éclat, du moindre sursaut salvateur qui pouvait dessiner la route d'un avenir auréolé de gloire. Au lieu de quoi, cette gloire se résumait en une bande d'officiers coincés dans un tombeau de béton, fébriles, attendant la nuit pour tenter de se sauver d'une mort certaine.
L'activité radio semble se calmer, lança Lee, tandis que plus personne n'échangeait un mot.
Vous êtes connectés au Rezo ?
Non, mais il y a une petite antenne sur le toit du bâtiment de commandement. Je me suis branché dessus, en espérant pouvoir suivre ce qu'il se passait.
Pas de senseurs à l'extérieur.
Non, évidemment. Toutes les caméras ont été délibérément détruites.
J'aurais du m'en douter... Bien. J'imagine que tout le monde a une arme sur lui.
Plusieurs voix s'élevèrent, discrètes.
C'est pire que ce que je ne le pensais. Bon, très bien... Mon colonel, où pouvons-nous trouver des véhicules pour rejoindre Port Moscou ?
L'astroport est vide actuellement, à part les convoyeurs...
Qui seront au mieux sous bonne garde, au pire déjà partis. Il faut trouver autre chose.
Des transporteurs ?
Ce sera la même chose que les convoyeurs. Non, je pensais à des véhicules terrestres.
Mais, le désert... Le risque de prendre une tempête...
Nous n'avons pas vraiment le choix pour survivre. C'est un risque qu'il faut assumer. À moins que vous ne préfériez que les rebelles ne vous trouvent et vous infligent une mort particulièrement lente et douloureuse.
Personne ne répondit.
Bien. Je crois que pour la bonne marche de ces opérations, il serait plus utile que je prenne le commandement. Mon colonel, cela vous pose-t-il un problème ?
Eh bien, major, pour être honnête...
Ne vous inquiétez pas mon colonel. Simplement le temps d'aller à Port Moscou. Je ne compte pas abuser de cette prise de pouvoir.
Plusieurs officiers firent remarquer qu'il était hors protocole, ce à quoi Cyrill répondit.
Si l'un de vous a une meilleure idée, une meilleure approche, qu'il se fasse connaître. Sinon, qu'il se taise, ou je me chargerai personnellement de son cas en sortant d'ici. Suis-je clair ?
Oui, bien sûr... Major Beik, conclut Lee.
Ceux qui ont une arme fonctionnelle, je vous prierai de passer devant avec moi. Nous irons jusqu'à l'armurerie.
N'est ce pas trop risqué ? Pourquoi pas là où sont garés les vieux chenilles embarqués pour la conquête de Regor ?
Voilà enfin une information intéressante. Où sont ces tanks ?
À l'autre bout du camp.
Eh bien c'est là que nous irons. Lee, activez la porte du sas. Et préparez vous au carnage.
Le colonel s'exécuta. La porte vibra, s'ouvrit, suivit de l'autre. Dans le sas, la lumière rouge d'une lune levante traçait des contours sinistres sur les murs.
On y va.
Le calme était revenu, comme l'avait deviné Lee. La tuerie semblait s'être terminée. En sortant du poste de commandement, Cyrill ne pouvait que constater le gâchis et le désastre alentour. Les baraquements avaient soufferts. Il ne restait rien du mess, de l'armurerie, et bon nombre des logements avaient été touchés par des mortiers. Seuls quelques bâtiments techniques et les réserves semblaient épargnés.
C'est mauvais, nota Cyrill.
Quoi ?
Les hangars où sont stockés les chars sont en bon état. Il y a plusieurs signatures thermiques. Ils doivent garder l'endroit.
Rebelles ou loyaux ?
Étant donné le rapport de force, soyez sûr que nos forces ont du en pâtir. Considérez que chaque personne qui ne fera pas parti de notre groupe est un ennemi.
Nous devrions pourtant essayer, jugea Lee.
Ah, deviendriez-vous courageux, mon colonel ?
Peut-être.
Alors qu'il s'apprêtait à faire taire le haut officier, Cyrill remarqua que la garde autour des chars se relâchait, en même temps qu'une série de messages s'échangeaient. Il eut un mauvais pressentiment, l'ignora.
En route.
Le camp était désert, ils ne rencontrèrent aucune résistance. Même sur les hangars, aucune sécurité particulière n'était activée. Cyrill marqua le pas, tandis que les officiers se dirigeaient rapidement vers les engins.
Ce n'est pas normal.
La chance, major, osa Lee.
Ah oui ? Vraiment ?
Il se tut, réfléchis un instant.
Démarrez, nous montons sur Port Moscou.
Ravi de vous l'entendre dire, major...
Les chars sélancèrent quelques minutes après l'ordre. Ils avalaient le sable et le recrachaient comme des insectes fouisseurs avides, jamais rassasiés. Cyrill donna l'ordre d'éviter soigneusement Port Budapest, ce que les conducteurs des chars s'empressèrent de faire. Bientôt, la ville fut derrière.
Stoppez la cohorte.
Mais, major, cela n'a pas de sens.
Faites ce que je vous dis.
Le vrombissement des chenilles cessa. Lee, interloqué, entreprit de sortir.
Permettez-moi de vous accompagner, mon colonel.
Non, major, ce n'est pas nécessaire.
J'insiste.
Les deux hommes se toisèrent. Lee baissa les yeux.
Bien, faites donc.
Cyrill passa derrière, attentif. À nouveau, une série de message s'échangèrent au moment même où le colonel sortait sa tête de l'engin. Il le laissa mettre pied à terre, puis, sans le prévenir, le frappa lourdement au dos. Lee hurla, tomba à genoux, cracha du sang.
Major, vous êtes complètement fou !
Pour qui le message ?
L'état major, évidemment.
C'est amusant, colonel, parce que les codes dauthentification ne sont pas ceux d'un officier.
Bien sûr que si !
Pas ceux de Regor, qui sont anciens. Vous avez utilisé les protocoles mis en place sur Terre depuis la Réforme... Pour trahir, il y a plus malin. Nul doute qu'à l'intérieur, personne ne sera dupe.
Vous n'avez aucune preuve...
Vous venez de dévoiler nos coordonnées en balançant un signal non pas vers Port Moscou, mais vers l'astroport de Port Budapest. Vous vous doutiez qu'un officier de grosse stature finirait par arriver. Par manque de chance, c'était moi. Cela tombait au bon moment pour relâcher le contrôle des soldats convertis... Une manuvre très habile.
Des spéculations.
Il n'y a qu'une seule façon de le savoir. Laissez-moi fouiller votre mémoire.
Vous êtes vraiment...
Le sabre de Cyrill surgit, trancha les deux mains de Lee, qui hurla à nouveau.
En vérité colonel, ce n'était pas une question.
Cyrill saccroupit à coté du blessé, et agrippa sa nuque.
Puisse le Dieu-Machine avoir pitié de votre attitude.
Allez... Allez au diable, saloperie d'Inquisiteur Beik !
Amen.
Les trodes de Cyrill déchirèrent la peau de Lee. Elles éclatèrent sa boite crânienne, sans l'achever. Les informations, très vite, refluèrent vers Cyrill. Il avait vu juste. Lee avait trahi, salement. La manuvre était grossière, mais elle avait fonctionné.
Les implications d'une telle trahison pouvaient se révéler désastreuses. Lee avait usé habilement de sa place. Il devait également avoir conscience de son sacrifice probable. Cyrill espéra simplement qu'aucun système d'émission n'avait été détourné. Que la Terre n'en profiterait pas pour lancer l'assaut ultime contre les derniers Inquisiteurs intègres qui avaient trouvé refuge ici. Malheureusement, son passé ne l'incitait pas au plus grand optimisme.
« Nous sommes définitivement condamnés, cette fois ci », songea-t-il.
Il se débrancha, remonta dans le char, en colère et fatigué.
Le colonel Lee... Major, est-ce du sang sur vous ? Osa un officier.
Lee est mort, je l'ai tué.
Comment ?
Il a trahi. Il était à la solde de la Terre.
C'est impossible... Nous avons tous choisi...
Rien n'est impossible. Sauf une chose : la mort de Lee sera mon seul et unique avertissement. Si l'un de vous avait dans l'idée de venir trahir notre cause, voilà ce qui l'attend. Allez, reprenons la route, nous avons une planète à sauver du désastre.
Les chars ronflèrent. Leurs sillages s'éloignèrent doucement de la dépouille du colonel Lee, les yeux ouverts, fixant le ciel sans nuage du désert.
Le feu de l'ennemi ne les surprit pas. Non. Seul le souffle glacial d'une tempête, imprévue et destructrice, surgit au milieu de la nuit. Port Moscou aurait pu être en vue. Il aurait suffit que les trois chars gravissent quelques dunes, coincées sur un plateau minéral et aride, et la balise de l'astroport les auraient doucement guidés, comme le phare indiquant le port salvateur.
La première bourrasque jeta la tête de la cohorte dans une pluie de sable, puis de pierre, qui entama sérieusement le blindage du premier char. Par radio courte, vaguement sauvegardée, Cyrill put entendre l'horreur et l'angoisse serrée dans la gorge des officiers coincés dans un cercueil d'acier. Il savait que le sable les engloutirait, et que personne ne pourrait leur venir en aide. Surtout eux.
Les deux autres chars tinrent bon, hasard heureux de la topographie. Longtemps, la radio se maintint en position ouverte, jusqu'à ce qu'une bourrasque plus forte arrache du sol le premier engin, et l'envoie s'écraser plus bas, sur un piton rocheux vertical. Le bruit fut atroce, aussitôt recouvert de la sonorité blanche du sable crissant, presque liquide.
Puisse le Dieu-Machine leur accorde le repos, déclara Cyrill à leur égard, avant d'enfouir son visage dans sa main droite.
Les heures ségrénèrent, presque autant que le sable alentour. Les senseurs indiquaient la fin de la nuit, une aube à peine moins grise que délavaient le flux et la matière, un gris qui virait au beige foncé. « Au moins, nous ne sommes pas complètement enfouis ». Et le silence de l'équipage faisait un écho magistral, terrible, à la fureur du désert. Ils vivaient. Ils pouvaient espérer ressortir vivant de cette nuit meurtrière. Un soulagement teinté de peur, malgré la technologie, malgré le contrôle que la cybernétique exerçait sur les sentiments et les émotions de chacun d'entre eux. Même Cyrill, en cet instant de doute absolu, ne put que cesser d'être cynique, austère. Il redevenait l'homme humble, faillible, ridicule face à ce que l'univers proposait à vivre, sinon à mourir. Un simple serviteur. Un simple individu. Coincé dans une boite en ferraille.
Vers midi, quelqu'un fit remarquer à juste titre que les paramètres météorologiques s'étaient améliorés. Personne ne put dire depuis quand. La liaison put être rétablie entre les deux chars restant, et le convoi, cahotant, s'ébranla vers Port Moscou. Avec une lenteur cruelle, le sable retombait sur le désert. Les dunes avaient disparu, d'autres avaient surgi. La carte se redessinait devant eux.
Dans les rues, pas une âme vivante ne se manifestait. Les chars avancèrent jusqu'au bâtiment du directoire sans être arrêtés un seul instant. Ce n'était ni normal, ni rassurant. Pourtant, à Port Moscou, tout semblait intact, si lon exceptait le sable qui avait sculpté de larges moraines orangées, accrochées aux murs et aux reliefs du terrain. Les portes et les fenêtres se distinguaient parfois à peine, à demi ensevelies. Les antennes vacillaient sous le coup d'un vent résiduel. Au loin, la tour de l'astroport et les abris paraissaient intacts, créant un contrepoint troublant à la situation.
Les rebelles ne sont pas arrivés ici, commenta Cyrill.
Peut-être que la tempête ne les aura pas épargnés, suggéra un officier.
Téméraires, mais pas stupides. Ils ne se seraient pas risqués sur un terrain inconnu avec une variable aussi dangereuse qu'une tempête de sable. Non, ils ont du rester en arrière. Cela nous laisse une marge de manuvre étroite mais possible pour tenter quelque chose.
L'état major doit être averti.
Je ne comptais pas faire autrement, ajouta Cyrill, un sourire grinçant aux lèvres. Réduits à dix officiers, je ne sais pas ce que nous pourrions faire contre plusieurs milliers de rebelles.
Vous pensez que nous pouvons l'emporter, major ?
L'avenir nous le dira.
Les chars simmobilisèrent au pied du directoire. Avec timidité, les portes du hall s'ouvrirent, laissant pénétrer un peu de sable et les rescapés de Port Budapest avec la même indolence. À l'intérieur, les personnels en faction les dévisagèrent, intrigués et choqués à la fois, tandis qu'on les annonçait en les faisant patienter dans un salon annexe. Des serviteurs surgirent d'une porte dérobée, proposèrent nourriture et boissons, que certains officiers acceptèrent sans rechigner. Même Cyrill accepta un peu d'eau, pour se rincer la bouche et le visage.
Peut-être qu'on finira par nous reconnaître comme des héros ? Samusa Orvat en se penchant à l'oreille de Cyrill.
Vous rêvez, capitaine. Nous n'avons fait que notre devoir, et encore. Avec le peu d'informations que j'ai pu récupérer sur Lee, j'espère avoir de quoi aider à dresser une contre-attaque digne de ce nom. Si la rébellion prend Port Moscou, considérez que notre glorieuse tentative de reprendre la main sur la décadence de la Terre aura définitivement échoué. Donc non, nous ne sommes pas des héros. À peine les mauvais augures annonçant des jours bien sombres.
Mais sans vous, major... Personne n'aurait tenu, ni survécu.
Cyrill aurait bien voulu répondre que oui, cette fois, Orvat avait raison. Que l'incompétence des officiers était une catastrophe, qu'en dehors des convictions, aucun n'était soldat et combattant dans l'âme, qu'aucun ne méritait sa place aujourd'hui. Que le massacre inutile dont ils avaient été témoins et victimes était un véritable gâchis. Mais il n'en avait pas la force. Il se contenta de hocher la tête, avant d'ajouter.
Merci, capitaine. Cela me touche...
Je suis sincère major.
Je n'en doute pas un seul instant.
Un nouvel officier entra. Un lieutenant, à en juger par ses galons. Il demanda à Cyrill de bien vouloir le suivre. Les autres officiers attendirent, en alerte. Déçus, également. Le vieil homme se garda bien de les rassurer : si Lee avait pu si facilement se glisser parmi eux et dessiner une traîtrise d'une telle ampleur, mieux valait-il considérer la possibilité qu'un autre félon se cache encore.
Cyrill fut escorté par le lieutenant jusqu'à la salle du directoire. Vide, à part la présence imposante de Klim, qui regardait vers le jardin envahi de sable.
Laissez nous, lieutenant.
Bien, mon général.
La porte se referma, lourde, comme une pierre. Un silence étouffant se prolongea. Cyrill, pas plus que Klim, ne bougèrent.
Je ne sais pas quoi dire, finit par avouer le général, au bout de longues minutes.
Il n'y a rien à dire, mon général. Ce qui s'est passé à Port Budapest est un désastre. Le pire qui soit.
Tous ces hommes...
Un massacre, mon général. Les pertes seront sans doute très conséquentes.
Par bonheur, vous êtes vivant, major.
Mais bien trop d'hommes de valeur ne reviendront pas. Nos rangs sont décimés, mon colonel.
Est-ce là la seule bonne nouvelle que vous puissiez m'apporter, major Beik ? En quoi cest une bonne nouvelle ?
Je ne fais que mon devoir. Il y a eu incompétence et trahison, répliqua Cyrill, tranchant.
Je n'en suis que trop conscient. Croyez-le où non, je suis effondré autant que surpris, major.
Qui ne le serait pas ? Nos forces vives, au mieux, ont perdu un tiers de leurs effectifs sur Regor. Plus sûrement une bonne moitié, et peut-être davantage. Il y a eu trahison... Trahison, mon général. De la part d'un officier en qui vous aviez placé votre confiance. Non, je ne suis pas optimiste. Je crois même que c'est la première fois que j'envisage l'avenir si sombrement.
Nous pourrions évacuer, lança Klim, distrait et hagard.
Pour contaminer les derniers bastions à l'écart de cela ? Et puis, qui nous dit que les autres mondes ne sont pas eux aussi infectés par cette vermine ?
J'ai la foi, Cyrill.
La foi ne suffira pas à nous sauver cette fois. Il n'y aura pas d'arrière garde, de renforts, de soutien inopiné. Nous sommes seuls, face à nos choix.
Comment Lee... C'était un garçon de bonne famille, vous savez, major ?
J'ai dû l'exécuter comme un chien. Il n'était que cela d'ailleurs : un chien d'hérétique, qui ne méritait qu'une exécution.
Par le Dieu-Machine... Je ne comprends pas.
Il n'y a rien à comprendre, mon général. Réunissez votre directoire, mobilisez les troupes de Port Moscou, et organisez l'assaut. C'est notre seul salut.
Le combat sera effroyable...
Peut-être préférez-vous faire raser ce nid de rebelle ? Les croiseurs pourraient y parvenir sans difficultés.
S'il reste des survivants... Nous ne pouvons pas nous permettre de les abandonner.
Faites comme bon vous semble, mon général. Vous êtes le seul détenteur du pouvoir, et je ne me permettrai pas de voler votre dû. J'ai confiance en vous... Ou plutôt, j'avais confiance en vous. Maintenant, je doute. Permettez moi de me retirer, faites moi venir si vous en éprouvez le besoin.
Bien sûr major.
Avant de sortir, Cyrill déposa un minuscule implant qu'il avait sorti de son crâne.
Je vous laisse ceci, mon général. Les données du traître Lee. Il y a quelques codes à déchiffrer, je pense que nos cybernautes sont en mesure d'y parvenir sans délai. Sil y a eu contact avec la Terre, nous devons absolument le savoir.
La Terre, prononça Klim, la voix lointaine.
Je rester à votre entière disposition, mon général.
Cyrill fit claquer ses bottes, laissant un sable rouge derrière lui. On lui ouvrit la porte, il retourna au salon, où Orvat l'attendait.
Conduisez-moi à mes quartiers, capitaine. J'ai besoin de calme.
Orvat n'eut pas le courage d'ajouter un mot. Accablé, effondré, il s'exécuta, vide.
7.
La contre-offensive dessinée le lendemain se transforma en défense désespérée autour de Port Moscou au bout de deux jours. Le constat était sans appel : les loyalistes de Port Budapest avaient été massacrés, jusqu'au dernier. Un peu moins de mille cinq cents soldats furieux et revanchards avait alors pris la route de la capitale de Regor, galvanisés comme jamais. Des transporteurs se heurtèrent à une défense précaire, sommaire, qui céda rapidement, non sans emporter des centaines d'hommes dans une mort atroce. Alors les convoyeurs entrèrent en scène, se posant sans encombre sur l'astroport. Les croiseurs trop lents, tous vides, ne purent que regarder le spectacle de leurs orbites respectives.
Lorsque la défense ploya, Cyrill était toujours retranché dans ses quartiers, entouré d'Orvat et de quelques fidèles qui avaient décidé de se joindre à lui, de lui témoigner un respect profond. L'aura de Klim s'entachait progressivement, laissant derrière lui mécontentement, rumeur, haine et colère. Cyrill lui-même avait entendu parler d'espoirs de coup d'état pour régler le « problème Klim ». Le général, submergé par l'incompréhension, tétanisé par sa propre peur, ne tentait plus rien d'efficace. Le directoire l'avait disait-on poussé dans ses retranchements. Mais à l'image des habitations, des bâtiments et des équipements qui étaient détruits à mesure que la ligne de front se resserrait vers le directoire, Klim abdiquait, doucement. Au même rythme, l'influence officieuse de Cyrill, elle, grandissait.
Quand la situation fut sur le point de basculer en défaveur des Inquisiteurs, Cyrill décida de sortir de sa réserve. À l'extérieur, les combats faisaient rage, mais il s'en moquait. Le nombre des belligérants déclinait dans chaque camp, à mesure que le temps passait. La veille, on estimait avec sérieux qu'il ne pouvait rester guère plus de cinq cents rebelles, six à sept cent loyalistes. Le rythme des destructions s'en ressentait de plus en plus. Les bombardements se faisaient plus rares, moins meurtriers. Les civils qui restaient en ville se terraient dans des abris dont les loyalistes les délogeaient, quand ils les trouvaient. Un climat hostile, défavorable, qui n'empêcha pas Cyrill de se rendre au directoire à pied, hors des boyaux, bravant la guerre.
Il marchait en tête d'une cohorte d'une centaine d'officiers. Lorsqu'ils avaient appris sa décision, ils l'avaient suivi, poussés par une force qui leur échappait. Cyrill, le pied sûr, le regard net, s'était félicité de cet état de fait. Certains étaient prêts à mourir les armes à la main, radicaux, obstinés, tout comme lui. Il n'était pas stupide : cette masse cachait sans doute un bon nombre des incompétents à l'origine du désastre de Regor. Il serait toujours temps de purger la lie plus tard. Pour l'heure, porté par les murmures d'approbation, couvrant la rumeur des combats quelques centaines de mètres en aval de l'artère principale, Cyrill avançait, imperturbable. Au directoire, on lui ouvrit les portes, comme il s'y attendait. On l'annonça, il sourit.
Que le directoire sache que je viens en paix, annonça-t-il, calme.
La canonnade, au loin, rendait la scène surréaliste, héroïque. « Que je les gouverne tous, que je gagne cette petite guerre, et ils mangeront dans mes mains ». Klim annonça qu'il le recevrait, lorsque la réunion serait terminée. Chose que refusa Cyrill.
La guerre nous emportera tous si nous ne réagissons pas maintenant.
Le général insiste, répondit, gêné, son aide de camp.
Moi aussi.
La foule hua Klim. Cyrill se dirigea vers la salle de réunion, conscient que sa décision sauverait Regor ou la condamnerait sans demi-tour possible. En poussant la porte, une clameur avide s'empara de ses hommes, qui se répandirent dans la salle. Des officiers supérieurs se levèrent, se mirent au garde à vous, d'autres s'insurgèrent face à Cyrill. Seul Klim ne réagissait pas.
Mon général, je suis venu vous signifier la fin de votre mandat en tant que président du directoire régent de Regor.
Vous ne pouvez, protesta le vieil homme, abattu.
La loi n'est plus de notre côté depuis longtemps. Cependant, la rébellion menace toujours Port Moscou. Plus que jamais. Les combats sont dans nos rues. Si nous ne faisons rien, avant demain, tout sera joué. Ne resteront que des officiers face à des soldats aguerris, enragés. Et ils auront raison de nous tuer, si nous nous montrons si peu capables.
Le directoire remplit sa mission.
La défense est pathétique. Aucun d'entre vous ne semble à même de se souvenir de ses heures de cours à l'Académie.
Major, votre aide nous serait plus précieuse en conseiller qu'en fauteur de troubles.
J'en ai bien conscience, mais je crains que nous n'ayons guère plus de choix. Les faits parlent contre vous, messieurs. J'aimerais autant que ce différend se règle de la façon la plus courtoise possible...
Son fusil d'épaule surgit, braqué sur Klim, toute sécurité retirée.
Ne m'obligez pas à user de la force, mon général. Je serais le premier désolé de devoir tuer un officier de votre envergure.
Klim demeura figé, ahuri, la bouche entrouverte.
Vous.. Vous ne pouvez
pas...
Il semblerait que si. Soyez courageux, mon général : choisissez la voix de la raison.
Mais... mais...
Dernière sommation, égréna Cyrill, glacial.
Le temps suspendit sa course. Dans la salle, tous attendaient que le duel se règle, d'une façon où d'une autre. Avec une lenteur surhumaine, Klim s'écarta de sa chaise, se dirigea vers Cyrill.
Je démissionne de mon poste de président du directoire, répondit-il, d'une voix atone. Je nomme le major Inquisiteur Cyrill Beik à ma suite.
L'arme se rétracta. Cyrill posa une main amicale sur l'épaule de Klim.
Vous avez choisi le bon camp, mon général. Pour cela, je vous en serai éternellement reconnaissant.
Klim poursuivit son chemin, la tête légèrement courbée.
Dans ce directoire, quelqu'un souhaite-t-il déposer sa démission ?
Aucun des officiers ne broncha. Tous se rassirent.
Parfait. Nous allons donc pouvoir travailler à remettre un peu d'ordre.
La salle se vida, avec le plus grand naturel. Un vent d'espoir se remit à souffler dans les regards. Cyrill, plus conscient que jamais de la situation, pria secrètement le Dieu-Machine de lui accorder la rigueur et la lucidité nécessaire pour régler la guerre.
À la tombée de la nuit, un feu bouillonnant surgi des étoiles rasa Port Moscou. Les constructions, abîmées, s'écrasèrent sans grâce. Le directoire, vulgaire boite en carton, explosa, soufflé. Les rues se recouvrirent d'une fine couche de sable vitrifié. Un silence de tombeau retomba en même temps que la poussière, tandis que le rouleau des vibrations s'en allait, au loin.
L'astroport tint bon. La tour vibra sur ses fondations, les hangars se déformèrent, mais rien ne s'écroula. Les vaisseaux protégés ne subirent aucun dégât.
La foule restreinte des rebelles, qui avait reçu le message de réddition quelques minutes auparavant, ne s'était pas méfié. Victorieuse, assouvie du sang des ennemis vaincus, elle s'était ruée dans les rues, remontant jusqu'au directoire, où elle avait trouvé porte ouverte. Le bâtiment, vidé, n'était plus qu'une coquille vide, où les traces de présence humaine traduisaient une fuite hâtive. Les sous-officiers, en tête, avaient alors compris quel piège se refermait sur eux. Cyborg ou non, gavé par l'ivresse du combat, ils s'étaient défaits du manteau de rationalité froide et mécanique qui les recouvrait, le piétinant avec joie. Une joie qu'ils ne savourèrent qu'un instant, avant que la mort ciblée par les croiseurs en orbite ne vienne les cueillir comme des fruits mûrs.
Dans les bunkers, la foule des fidèles avait tenu bon. Tous regretteraient la ville, la possibilité d'une civilisation construite ici, sur Regor, comme la nouvelle capitale d'un empire au service fidèle du Dieu-Machine. Lorsque les alarmes hurlèrent à nouveau, libérant la masse des civils et des militaires, rien navait résisté à l'extérieur. Seule la tour solitaire de l'astroport, veillait, comme le mat d'un navire qui venait de s'écraser sur les rochers.
Cyrill, en bon despote tout juste investi, regarda loin l'horizon, puis, laconique, déclara :
Ils ont voulu la paix. Tous ce qu'ils ont trouvé, c'est la guerre.
Aucune lune n'orbitait autour de Regor, qui elle-même n'était le satellite d'aucun corps céleste, mis à part son étoile. La nuit, noire, rayonnait des milliards de soleils qui luisaient, débarrassée de toute pollution lumineuse. Ce soir, il n'y aurait pas de tempête. Un soir parfait, pour mourir.
Combien de femmes ?
Parmi les rescapés... Cinquante, major.
Général Reig, faites les déplacer vers l'astroport. Qu'on leur réserve une place pour le prochain convoyeur. Elles ne resteront pas ici.
Mais... Les autres civils ?
Cyrill laissa passer un temps. Une bourrasque souleva sa cape, avec douceur. Au loin, un météore stria les cieux.
Ce terme est obsolète.
Les hommes et les enfants... Il y en a quand même plus de deux cents.
Les enfants de moins de quinze ans suivront les femmes. Les autres... Ils resteront, où ils mourront.
Vous voulez les enrôler de force ?
Il y a eu trop de perte, général. Ce ne serait que justice si le monde civil donnait son sang.
Mais... major... Les civils ont subi bien plus de pertes que nous.
Oui, et alors ?
La population de Regor avant l'attaque était de vingt mille habitants. Tous étaient volontaires pour quitter la Terre... Enfin presque.
La guerre aura nettoyé la lie.
Reig ne sut quoi répondre. Il avait bien entendu les rumeurs concernant le major Beik, sa rugosité, son esprit glacial. Il trouva, à cet instant, la réalité bien pire.
Vous ne pouvez pas dire cela, major... Il y a eu des morts. Cela vous laisse-t-il de marbre ?
Si je ne deviens pas le monstre auquel vous pensez, général, considérez dès à présent que Regor est un monde perdu.
Nous ne pourrons pas reconstruire les deux villes. L'astroport suffira à peine à nous héberger quelque temps... Il nous faut l'aide des autres mondes libres.
La fuite. Quelle idée... audacieuse, railla Cyrill.
La planète est condamnée !
Et j'entends bien la sauver ! Répliqua avec fougue Cyrill.
Une nouvelle bourrasque. Du sable vint s'échouer aux pieds des deux hommes. Reig soupira.
Faites comme bon vous semble, major. Je n'ai pas ce pouvoir. Et je n'en veux pas.
Quel courage, quel audace, répliqua Cyrill, mesquin.
Soyez radical, major. Tout ce que vous gagnerez, c'est la disparition de votre rêve. De notre rêve à tous.
Le général tourna le dos au major, qui s'empressa de lui lancer.
C'est ça ! Fuyez, abdiquez, comme ce cher Magister Siegfried a abdiqué devant Gregor Mac Mordan ! Allez leur dire, à tous ces survivants, combien leur sacrifice ne sert à rien ! Qu'ils ont eu tort de croire !
Vous êtes complètement malade, major !
Malade d'être libre, de voir la possibilité d'un avenir se dessiner enfin. Oui, mon général, malade à en crever ! Et vous tous, vous devriez l'être autant que moi !
Il se rua vers une dune, tandis que derrière, des protestations s'élevaient. La nuit tourbillonnait autour, tout en l'avalant et en le recrachant, ivre de chagrin.
Pourquoi ? Cria Cyrill.
Sa course lentraînait vers le désert. Des alarmes clignotèrent dans son champ de vision. Les stimulants et les neuro-régulateurs venaient de tomber sous le seuil de sécurité. Son cerveau risquait un grave déficit en sérotonine. Comme un tissu qu'on déchire, sa sérénité se délitait violemment.
Pourquoi ?!
Il ne prit pas en compte les alertes. À bord des croiseurs, les cybernautes aurait tout ce qui lui était nécessaire. Les croiseurs... Ils lui apparaissaient comme la seule solution, il ne voulait pas en entendre parler. Il goûtait au pouvoir, enfin ! Il n'était plus dans l'ombre de Gregor, il n'avait plus à tenir sa haine comme un lion enragé tenu au bout d'une chaîne vissée au mur de la raison. Non. Il refusait toute idée d'abandon.
Ils verront... Ils verront que j'avais raison... Que j'ai fait le bon choix.
Major !
On hurlait dans son dos. Il courait, encore, toujours. Les pas se rapprochaient. Cela n'avait plus d'importance.
Il a menti ! Lança-t-il d'une voix étranglée, tandis qu'un flot de larmes surgissait dans son esprit. Ses yeux, robotiques, restaient secs, désespérés. Il nous a abandonné !
Attrapez-le ! Ordonna la voix.
Gregor Mac Mordan doit être exécuté. Il a vendu la Confédération. Il nous a vendu, NOUS ! Et que faisons-nous ? Nous nous entretuons. Pour son bon plaisir !
Deux soldats le plaquèrent, ce qui ne l'empêcha pas de se débattre. Fermement, ils cramponnèrent ses bras et ses jambes, le plaquèrent dans le sable. Et il vociféra de plus belle.
Quand le Dieu-Machine regardera son uvre, il aura honte de notre lâcheté ! La guerre est à nos portes, mes frères ! À nos portes ! Et nous n'avons fait que nous entretuer, pourquoi ?! Cela n'a aucun sens ! Notre vie n'a plus aucun sens ! Le Dieu-Machine nous a vus, il nous a abandonnés, car nous ne sommes plus dignes d'être à son service... Voilà tout ce que ça évoque pour vous ! Jetez vos habits, coupez vos cheveux, recouvrez vos visages de cendre et pleurez ! PLEUREZ ! La honte est sur nous, mes frères !
Faites le taire, il délire.
Nous aurons notre vengeance, ici où ailleurs ! Mais ici, le sort nous a donné la plus grande épreuve qui soit. Ne refusons pas notre responsabilité ! Ne fuyons pas face à l'adversaire, qui attend, tapie. Il sait que nous ne ploierons pas, mais il essaye. Du courage, mes frères !
Une pince se glissa contre sa nuque. Cyrill sentit une trode se ficher contre lui. Noir. Les étoiles disparurent, les visages enfiévrés qui le maintenaient aussi. Ne restait plus que les messages d'alarmes, écarlates.
Essayez de m'arrêter, et vous le regretterez !
Nous faisons ça pour votre bien, major. Vos régulateurs sont en train de lâcher. La tension des dernières semaines et les combats ont du déstabiliser une
fragilité de vos systèmes.
Je ne peux pas faillir ! Je suis un serviteur du Dieu-Machine ! Mon corps est mon arme, et il ne peut jamais être pris au dépourvu !
Lieutenant, qu'attendez-vous pour contrôler les circuits vocaux ! S'emporta une troisième voix.
Le pare-feu est trop solide. Impossible.
Rendez le sourd.
Ce furent les derniers mots qu'il entendit. Il pouvait sentir la pression sur ses bras, ses jambes, son torse. Il lutta, une dernière fois, et cette tension, à son tour, disparut. La coupure avec le monde physique vrillait son crâne, rendant la douleur psychique insupportable. Les implants ne pouvaient pas grand chose contre cet état, il le savait.
Les messages d'alertes se multiplièrent. Son système de défense cybernétique et ses protections informatiques venaient de céder, pris d'assaut par au moins quatre consciences. Une force plus invisible et plus puissante venait enserrer son esprit, toujours ivre.
Comprenant que cette fois, il ne pourrait plus gagner, Cyrill s'abandonna à la peur et à la défaite. Il se sentit tomber en arrière, retenu par ses mains qu'il ne pouvait que sentir sur son âme. Des mains de fers. Brûlantes.
8.
« Accommoder. Tu dois accommoder. Tu ne peux pas te permettre de rester dans le flou. Il fait noir, tu as peur, et c'est normal. Tu nes qu'un Homme après tout... Non ? Non, et c'est une évidence. Sinon, que ferais-tu là ? As-tu vu ce qu'ils ont osé te faire ? Ils disaient que tu étais un héros. Mentaient-ils ? Non, c'est sans doute plus compliqué. Tu auras la réponse, un jour, si tu parviens à sortir de ce « noir qui flotte » absolument partout. Tu aimerais croire que c'est le Rezo, qu'enfin, tu as pu dépasser le cap du monde physique pour te perdre dans cette nouvelle dimension, sans mort ni naissance. Ce serait si facile, si agréable. Il n'y aurait plus d'autre choix que de retourner vers Lui. Il t'attendrait, sous la forme de Sa révélation. Il t'affirmerait qu'Il est heureux de te retrouver, enfin, après les années de service dans le monde des Hommes. Il viendrait te consoler, t'adouber, et t'offrir la place qui t'échoie, dans Son panthéon à Lui. Tu deviendrais Son objet, Son fétiche, ton nom partout serait synonyme de gloire et d'exemple.
Tu n'es pas dans le Rezo.
Le froid a remplacé la tiédeur d'un monde utérin, rassurant. Le noir n'es pas plein, ou alors plein de vide, au mieux. Le vide s'est glissé dans l'espace, l'a violé, vidé, vendu. De cette chasse, qui reste ? Toi. Pieds et poings liés dans l'obscurité totale, regard aveugle, sourd, immobile et à jamais en mouvement. À toi seul, tu remplis le maigre espace disponible d'un paradoxe. La contrariété fait place à la contradiction. Tu es dans ce qui n'est pas. Tu deviens Mémoire.
Tu n'es pas dans le Rezo.
Ils t'ont mis dans un tube, c'est certain. Les cybernautes, si loin d'ici que c'en est une autre dimension, réparent ton corps, où t'achèvent. Serait-ce là la porte de la mort ? Ils ne tépargneront pas, tu les gênes. Tu as trop de voix, tu as trop crié. Même chez les Inquisiteurs, ta conviction entrave la bonne marche. Idéaliste, tu es et tu resteras. Si seulement tu étais resté sur Terre. Si seulement Gregor t'avait écouté. Tout de suite, là, tu serais bien mieux, mais...
Tu n'es pas dans le Rezo.
Tu as toutes les raisons du monde de croire que tout s'est joué sans toi.
Tu devrais leur dire, que tu es encore vivant. Essaye au moins.
Accommode. Penche-toi vers la lumière. Ils doivent y être. »
Ils y étaient. Comme Cyrill l'avait pensé. À sa plus grande surprise, aucune entrave ne barrait ses bras ou ses jambes. On l'avait laissé libre. Libre d'action, libre de pensée. Il se savait sain. Les messages d'alertes avaient disparus. Seule une honte fugace s'attardait encore, désagréable.
Nous sommes là, major Beik.
Général Reig ?
Oui, major. C'est bien moi. Et le colonel Monsian, le lieutenant Evans, le capitaine Orvat.
Que faites-vous ici ? Et où sommes-nous ?
Dans un convoyeur, avec vous, afin de nous assurer que vous ne fuirez pas au moment fatidique.
De quel moment fatidique...
Cyrill laissa la phrase en suspens. Une pensée le traversa.
Vous avez fait évacuer Regor, c'est cela ?
Oui. Nous n'avions pas le choix.
Bien sûr que si...
Major, une tempête a balayé ce qui restait de Port Moscou le matin. D'autres civils et d'autres soldats sont morts, faute d'avoir pu évacuer tout le monde à temps. Non, nous n'avions plus le choix. Je ne tenais pas à ce que davantage de monde ne meurt.
Et moi ?
Vous ? En stase, sous bonne garde. Lorsque la tempête s'est calmée et que nous avons pu évacuer sur les croiseurs, nous avons fait le nécessaire pour vous soigner. Déficit en neuro-transmetteur, syndrome frontal, choc sceptique. Vous avez eu chaud, major. Très chaud.
Je vous remercie de vous occuper de ma santé... Mais à quoi bon ? Vous avez trahi la planète.
J'ai repris un pouvoir qui vous encombrez. En réalité, même votre prise de pouvoir n'était qu'une jolie mise en scène.
Vous plaisantez ? Des militaires m'ont suivi volontiers.
Parce que j'en ai donné l'ordre. Parce que Klim devait céder sa place.
Pourquoi ne pas lui avoir succédé ?
Il devait en être ainsi.
Cela n'a aucun sens... Vous êtes le plus gradé, après lui.
On m'en donné l'ordre, major.
Qui ça, « on » ?
Ceux qui avaient prédit la catastrophe de Regor. Ceux qui nous ont demandé de ne surtout pas agir différemment du plan qu'ils avaient monté, pour survivre.
Reig marqua une pause.
Ceux qui ont demandé que l'on vous livre à eux, major.
Qu'est ce que vous voulez dire...
Ils sont puissants, Cyrill. Ils ont vu à travers le temps. Ils nous ont sauvés. Je ne pouvais pas refuser leur offre, même si certains sacrifices devaient être nécessaires.
Un sas s'ouvrit, derrière Cyrill. Doucement, la gravité diminua, les hommes se mirent à flotter, avant que leurs bottes ne se verrouillent sur la paroi. Sauf celles du major.
Votre survie était la garantie de la notre.
Attendez, général
Reig fixa Cyrill, ému.
Je suis fier d'avoir servi à vos cotés, major. Puisse le Dieu-Machine vous bénir.
Attendez !
L'air siffla, disparut. Cyrill glissa, trop rapidement, et l'intérieur tiède du convoyeur fit place à la nuit glaciale, atone, de l'espace. Un court instant, Cyrill pensa mourir.
La cale aussi froide que le vide le cueillit sans le bousculer. Il tomba à genoux. Une faible lumière éclairait un Cube. Son Cube. Brillant d'une aura qu'il ne lui connaissait pas.
Qu'est ce que...
Cyr... Cyrill Beik ?
Vous êtes qui ? Qu'est ce que vous avez promis à Reig ?
Pas de réponse.
Vous êtes qui, bordel !
À nouveau, le silence.
Fais chier !
Cyrill avança jusqu'au cube, tenta de le toucher. Un éclair violacé s'en échappa, percuta sa main, noircit le métal.
Cyrill Beik...
Ouais, c'est moi.
Tu vas
venir avec nous. Nous avons beaucoup de choses à mettre en commun.
Comme quoi ?
Cyrill Beik ?
Oui, c'est toujours moi. Qu'est ce que vous voulez à la fin ?
La voix se tut à nouveau. Cyrill s'éloigna du Cube, conscient du danger qu'il pouvait représenter.
Un flash. Un goût sur la langue, celui du sucre, qui rongea sa bouche en un instant.
Qu'est ce qu'il se passe ?
Nous apprenons à te connaître, Cyrill Beik.
Pourtant, vous m'avez réclamé. Vous devez savoir qui je suis, non ?
Et toi, le sais-tu ?
Bien sûr. Major Cyrill Beik, Inquisiteur de la Sainte Cléricature, serviteur du Dieu-Machine.
Non, c'est faux. Ce n'est pas encore arrivé.
Ça n'a aucun sens !
Cyrill Beik ?
Non, je ne répondrai plus...
Il s'éloigna davantage, dans l'obscurité. Le froid tirait la peau de son visage, engourdi. Reig. S'il le retrouvait, il le tuerait de ses propres mains.
Cyrill Beik ?
À son tour, il resta silencieux. Un souffle tiède vint de l'extérieur des parois.
Cyrill Beik, je ne suis pas votre ennemi.
Personne n'est mon allié...
Sauf le Dieu-Machine. Mais ce n'est pas encore arrivé. Le temps n'est pas révolu.
Je ne comprends rien à ce que vous dites. Expliquez-moi.
Nous ne pouvons pas. Nous n'en sommes pas capables. Mais nous pouvons vous aider. Nous comprenons votre combat.
Contre la Terre ? Vous savez ce qui se passe sur Terre ?
Nous avons senti la guerre. Nous sommes capables de cela.
Et vous voulez m'aider ?
La voix se tut. Cyrill se releva.
Nous souhaitons vous aider, Cyrill Beik. Pour que ce qui doit advenir advienne dans cet univers.
Cyrill ne répondit pas.
J'imagine que, de toute façon, vous me tuez, sinon...
Nous ne pouvons ni vous tuer, ni vous contraindre. Vous seul savez ce que la Terre cache.
La pire vermine, la plus mauvaise.
Nous vous aiderons, Cyrill Beik.
Alors expliquez-moi tout. Depuis le début.
L'écho de ses pas résonnait dans le vide de la structure. Il marchait depuis des heures, guidé par la même voix, sur un chemin rectiligne, comme infini. La voix lui avait promis de l'aide, il lui avait demandé ce qu'elle voulait dire, plusieurs fois, mais elle s'était tue. Parfois, elle se manifestait, lui indiquait le chemin, éclairait la pénombre qui noyait son antre. Le Cube, lui, flottait à quelques mètres de Cyrill, porteur de la même lueur étrange, orange et mate, qui ne pouvait pas le guider dans ce qui ressemblait de plus en plus à un dédale.
Par ici, Cyrill Beik.
Un immense pilier s'illumina, à sa droite. Il bifurqua, se retrouvant devant une porte ridiculement petite au regard des dimensions des couloirs qu'il venait d'arpenter.
Là dedans ?
Nous sommes derrière la porte. Nous sommes derrière chaque porte, Cyrill Beik. Ceci est notre univers, vous en faîtes partie maintenant.
La manière que la voix avait de former ses phrases l'énervait au plus haut point. Il se taisait, par politesse, par crainte aussi. L'espèce capable de bâtir un tel vaisseau pouvait sans aucun doute le tuer sans force, d'une simple pensée. La promesse d'une vengeance contre la Terre le dissuadait fortement de tenter de mourir, d'une façon ou d'une autre.
Quand répondrez-vous à mes questions ? J'ai besoin de savoir.
Nous aussi, Cyrill Beik. Nous avons hâte d'entendre votre récit.
Cela fait des heures que je marche.
Nous savons, nous avons vu, nous avons provoqué cette marche. Nous avons besoin de vous connaître, Cyrill Beik. D'être sûrs de ce que renferme votre corps.
Attendez... Je ne suis pas sûr de comprendre.
La porte. La réponse est derrière la porte, Cyrill Beik.
Ah, oui, c'est vrai. La porte.
Cyrill la poussa. Ce qu'il trouva derrière l'étonna. Une chaise, une table, une sorte de lueur pourpre, au fond d'une pièce carrée, qui pulsait par intermittence.
Asseyez-vous, Cyrill Beik.
Qu'est ce que c'est que ça ?
Asseyez-vous, Cyrill Beik.
Bien.
Cyrill obéit, s'installa sur la chaise. Quelque chose le dérangeait. La chaise elle-même était trop raide, mal proportionnée. Elle était trop... trop parfaite. Il se demanda pourquoi. Le reste de la pièce, enfin, ressemblait davantage à un bureau d'interrogatoire qu'au lieu d'échange confortable auquel il s'attendait. « Ou bien tout cela n'est qu'une illusion ? Peut-être que je n'ai pas bougé... »
Maintenant, que fait-on ?
Nous voudrions commencer par vous remercier, Cyrill Beik. Vous avez accepté de nous aider.
Ce n'est pas ce que vous avez dit au début ?
Non, pas exactement, peut-être. Les idées changent.
Je suis uniquement là pour retourner sur Terre. Vous avez promis de m'aider.
En effet.
Il suffit que je vous donne les coordonnée j'imagine ?
Nous savons où se trouve la Terre. Depuis longtemps. Grâce à ce que vous appelez les Cubes.
C'est vous, les Cubes ?
Oui. Depuis longtemps.
Si vous savez où est la Terre, pourquoi avoir besoin de moi ?
Vous êtes indispensables, Cyrill Beik.
Pas plus qu'un autre. Pourquoi moi, d'ailleurs ? Pourquoi avoir attendu ?
Il le fallait. Vous détenez des informations qui nous sont utiles.
Cyrill ricana.
Je crois que je viens de comprendre.
Vous êtes perspicace, Cyrill Beik, comme nous nous y attendions.
Vous n'êtes pas humains.
Notre nature échappe à la notion même de nature. Nous sommes ce qui est sans être. Nous existons, sans exister complètement. Nous sommes finis, et pourtant incomplets...
Et vous parlez sans que personne n'y comprenne rien, coupa Cyrill.
Si le sens vous échappe, n'y en-a-t-il pas ?
Je m'en moque. Tout ce que je sais, c'est que vous vouliez m'aider. Mais je ne suis pas dupe. Vous avez besoin de moi pour une raison que j'ignore. Vous refusez de me dire pourquoi. Vous dites vouloir m'aider à retourner sur Terre faire un grand ménage, mais qui me dit que vous n'allez pas me tuer une fois que vous aurez ce que vous cherchez ?
Le mensonge n'est pas utile, Cyrill Beik.
Par contre, l'omission et le secret, oui.
Certains concepts ne peuvent être intégrés par le cerveau humain. Nous le savons. Nous l'avons vu.
Et j'imagine que vous avez essayé de m'implanter plein de petits espions dans l'esprit.
La lumière pourpre pulsa.
La violence ne mène à rien.
Dans ce cas, jetez-moi dans un cachot. Je suis persuadé du contraire.
La colère non plus. Vous n'êtes pas sujet à la colère, Cyrill Beik.
Qu'en savez-vous ?
Nous avons eu accès à bien des choses, quand vous étiez endormi. Celui que vous nommez « général Klim » nous a confié votre histoire. Et vous n'êtes pas sujet à la colère. Simplement à la vengeance, Cyrill Beik. Voilà pourquoi nous avons besoin de vous : la vengeance sera votre moteur, et vous, vous serez notre moteur.
Vous n'avez pas besoin de moi pour aller sur Terre. Pourquoi aller sur Terre d'ailleurs ?
Corriger une erreur.
Ou faire la guerre.
La violence n'est pas la solution que nous pouvons sereinement envisager.
Personne ne le peut.
Si. Vous. Cyrill Beik. La violence, mais sans la colère.
Il explosa de rire.
Ça ne veut strictement rien dire.
Tout cela a un sens.
Non.
Tout cela a un sens, répéta la voix.
Pas pour moi.
Tout cela a un sens.
Allez-vous faire foutre ! Ça ne prend plus.
La lueur déclina. La pièce demeura plongée dans une faible pénombre. Cyrill réactiva les correcteurs optiques.
Nous ne pouvons vous contraindre, Cyrill Beik. Nous n'avons aucun intérêt à le faire.
Bien. Dans ce cas, disséquez-moi. Que l'on rit un peu.
Vous n'êtes plus sujet à la douleur physique.
Bonne réponse.
La contrainte n'a aucune influence sur vous.
C'est normal. Vous avez sans doute remarqué que je n'étais pas un humain comme un autre.
Vous êtes une évolution, Cyrill Beik.
Mécanisation.
Il fit tinter son torse en le frappant de son poing droit.
Le futur de l'Homme.
Est-ce que vous croyez ?
Vous devriez le savoir. Vous avez lu mon dossier.
Les différences sont grandes, Cyrill Beik. Nous remarquons un décalage. Deux vérités. Deux conclusions.
Laissez-moi deviner... Vous hésitez entre me tuer et me torturer. Mais aucun des deux n'est envisageable... Car il vous manque quelque chose. Quelque chose que moi aussi j'ignore.
Nous ne voulons pas être votre ennemi.
Et si je change d'avis ? Si, après tout, je ne veux plus attaquer la Terre ?
Nous accepterons votre choix.
Comme ça, sans contrepartie ?
Nous vous laisserons aux mains de celui que vous nommez « général Klim ».
Et la Terre ?
Corriger l'erreur n'est pas acté dans le temps. Tout est possible. La relativité du temps n'est qu'une variable ajustable.
Autrement dit, vous attendrez.
C'est une vision correcte de votre réalité.
Cyrill se tut. Il réfléchit. La voix n'avait pas l'air agressive, encore moins violente. Elle semblait sincère. Mais la démarche, elle, le gênait.
J'ai besoin de temps. Pour réfléchir.
Devons-nous comprendre que l'aspect du vaisseau vous est désagréable, Cyrill Beik ?
Entre autres.
Un lourd silence retomba. Cyrill patienta, avant de répondre.
Que fait-on ?
Nous réfléchissons à une solution qui favoriserait nos deux parties. Nous croyons qu'effectivement, votre retour parmi les vôtres serait un bon compromis afin de ne pas rompre l'entente cordiale que nous souhaitons tisser.
Faites donc.
Vous ne souhaitez pas rester ici ?
À votre avis.
Très bien.
Une nouvelle porte se dessina, à coté de l'endroit où avait brillé la lueur pourpre.
Derrière la paroi, vous trouverez un vaisseau. Il vous ramènera à votre croiseur.
Klim n'est pas parti.
Nous avons demandé à celui que vous nommez « général Klim » d'attendre nos instructions. Nous ne pouvions envisager la rupture des relations de manière non amicale comme une solution viable.
Prévoyant, avec ça.
Nous attendrons votre retour, Cyrill Beik.
Je ne compte pas vous abandonner.
« Les imbéciles », s'amusa Cyrill, en poussant la porte.
La voix n'avait pas menti. Il se retrouva dans un ovoïde parfait, juste assez grand pour le contenir. Un siège se moula sous lui. Confortable, parfaitement adapté à sa morphologie, et qui tranchait avec la salle précédente.
L'horizon devant lui n'était qu'étoiles. Une fraction de seconde plus tard, le temps d'un battement de cil, il se trouvait face à l'un des sas qui l'avait expulsé du croiseur.
Ils ne vont pas être déçus de mon retour, s'amusa-t-il, tandis que l'ovoïde s'accrochait au vaisseau.
Réveil. Cyrill avait du mal à émerger. Il lui semblait que quelque chose devait arriver. Quelque chose qui ressemblait à ce qui allait se passer. Une situation de déjà vu... Cela le déstabilisa. Depuis trop longtemps, son cerveau d'hybride effaçait ce type de défauts. Pas aujourd'hui.
Major Beik ?
Oui, c'est moi... Mais, général Klim, que faites-vous ici ?
Nous attendions votre réveil, major. Votre... Votre crise. Elle a surpris tout le monde, moi le premier.
Que devrais-je dire ? Ricana Cyrill. Je ne pensais pas que la guerre pouvait avoir cet effet là sur moi.
Il y a une autre raison, en vérité.
Cyrill, comme surprit, tourna la tête de droite et de gauche.
Vous ne me mettez pas aux arrêts ?
Inutile de vous entraver, major. Nous savions très bien que vous étiez en mesure de recouvrer la raison.
Vous avez tenu un pari risqué.
Mais payant.
J'imagine également que vous m'avez destitué de mes fonctions de gouverneur de Regor, organisé l'évacuation, et que nous sommes à bord d'un de nos croiseurs
« Je ne devrais pas savoir tout cela », songea-t-il.
Toujours aussi perspicace. Je m'étonne de vos capacités de déduction, et ce, en dépit de vos qualités d'Inquisteur. Vous ne cesserez jamais de m'étonner...
Attendez une minute... Il y a autre chose.
Oui, en effet.
Cela m'échappe...
Cest bien normal, major, puisque nous ne vous en avons pas encore informé.
De quoi donc ?
Klim se tut. Reig poursuivit, comme si la chose était naturelle.
Un vaisseau d'une nature inconnue a surgi au-dessus de Regor, alors que nous nous apprêtions à quitter notre orbite. Un message nous a été adressé. Les xénos nous ne savons toujours pas à quoi ils ressemblent ont demandé à vous rencontrer, vous. Naturellement, nous n'étions pas en position de négociation. Nous leur avons demandé d'attendre, ce qu'ils ont fait. Ils attendaient votre réveil pour qu'une rencontre s'organise.
À notre bord ?
Vous préférez vous rendre sur leur vaisseau, major ? Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée. Les proportions de la « chose » sont proprement stupéfiantes.
Mais encore ?
Il a plus de cent kilomètres de longueur, vingt de diamètre au plus large. Le blindage est opaque à tout scan. Le peuple qui a conçu ce bâtiment savait ce qu'il faisait. Et je pense qu'il vaut mieux éviter à la fois les provocations et les imprudences.
Ils envoient un émissaire, c'est ça ?
Ce que nous avons décidé, en effet mais... Mais comment le savez-vous ?
Déduction, mon général, répondit Cyrill en s'adressant à Reig. Je suppose qu'ils ne veulent pas juste d'un contact holo. Puisqu'ils veulent me rencontrer, moi.
Nous avons fait préparer une pièce, à coté d'un des sas. Ils nous ont simplement demandé de les prévenir, lorsque vous seriez prêt.
J'imagine que je n'ai pas le choix ?
Il vaudrait mieux ne pas les contrarier.
9.
Une heure supplémentaire s'écoula. L'émissaire arriva à bord au moyen d'une curieuse capsule ovoïde, qui s'était détachée comme une goutte d'huile du vaisseau mère. La substance même de sa coque napparaissait pas comme solide. Et ce qui en surgit non plus.
Cyrill avait été habillé comme au jour d'un somptueux défilé. Sa cape tombait derrière lui, parfaitement préparée, tandis que les différents éléments en acier de son corps avaient été polis quelques minutes auparavant. Il paraissait sûr, avisé, intelligent. Reig, en le voyant une dernière fois avant de sortir de la salle où était prévue la rencontre, avait eu un mot sincère et amical.
Personne ne vous arriverait à la cheville, major.
Vous savez bien que si, mon général. Mais c'est aimable de le dire.
Un temps court et lointain s'écoula entre l'arrivée de la capsule et l'apparition de l'émissaire. Ou de ce qui portait le message de l'émissaire. Cyrill ne sut dire si ce qui venait de franchir la porte du sas pour se présenter à lui était vivant, organique, robotique, ou simple vague d'énergie condensée, ondulante. Lui-même, en étant un cyborg, pouvait imaginer la difficulté d'une espèce xéno à connaître sa nature intime, cet assemblage hétéroclite. Il en restait muet de stupeur.
Nous sommes venus à vous, Cyrill Beik.
La chose pulsa d'une lumière bleue. Une sorte de nuage sphérique de soixante dix centimètres de diamètre, dense et translucide, qui cachait son cur, flottant à un mètre du sol. Cyrill s'étonna de la tranquillité apparente de l'émissaire. Comme si un sentiment de paix totale en surgissait.
Je suis très honoré de vous rencontrer mais... Qui êtes vous ?
Nous sommes la solution à votre problème. Nous venons en paix, avec un message de paix, pour rétablir la paix. Nous avons franchi le temps et l'espace pour saisir l'opportunité de votre rencontre. Nous sommes les messagers de l'union. Nous espérons devenir vos alliés, Cyrill Beik.
Comment savez-vous que nous sommes en guerre ?
Cela fait partie des informations dont il n'est pas temps de discuter. Les concepts qui régissent notre pensée sont obscurs, trop obscurs, même pour l'esprit brillant et modifié qu'est le votre. Sachez que nous savons, ce qui est venu, ce qui vient. Nous pouvons souvent savoir ce qui viendra, aussi.
Oui mais... Pourquoi vouloir nous aider ?
Votre survie est une constante de nos prédictions. Votre mort serait un désastre pour nous. Pour vous. Pour la galaxie toute entière.
Vous plaisantez ?
Notre espèce ne connaît plus l'humour. Elle n'a plus besoin de se défendre.
Mais... Votre vaisseau ?
Nulle planète ne saurait nous abriter suffisamment longtemps. Nous sommes des messagers. Notre vaisseau est notre refuge. Ne le voyez pas comme une menace.
« Facile à dire ».
Un nouvel éclat de lumière pulsa de la sphère.
Êtes-vous vivant ?
Aussi vivant que la matière elle-même. Aussi vivant que le vide entre les étoiles et les étoiles elle-même. Comme vous, nous vivons, sur un chemin différent du votre.
Vous n'êtes pas solides ?
La notion même de corps est un abus de langage qui ne disparaît pas avec le temps. Vous apprendrez vite, Cyrill Beik, à nous connaître tel que nous existons. Vous verrez ce qu'est la Vie sans ses artifices, si nous coopérons.
Qu'aurez-vous à me faire gagner en échange ?
La persistance de votre vie serait un don pour tous. Tout ce que vous désirez, nous le mettrons à vos pieds.
Même la Terre ?
Surtout la Terre.
Pas plus moi qu'un autre. Cela n'a aucun sens.
Nous connaissons la situation. Nous connaissons également ce qui vous encourage à poursuivre votre effort. Si nous désirons que votre vie se prolonge, autant le faire dans les conditions optimales pour vous.
Attendez... Cela veut dire quoi ? Que vous allez attaquer la Terre, renverser le pouvoir en place, et me l'offrir ?
Nous avons les moyens d'organiser une telle chose.
Là n'est pas la question... Mais, quel sens éthique à tout cela ?
La morale ? Il n'est pas question de morale, ni de question abstraite. Cyrill Beik, seule compte votre survie.
La sphère pulsa trois fois, immobile. Cyrill la considéra de longues secondes.
Tout ceci est trop beau. Vous arrivez au moment parfait, quand tout est perdu. Vous me proposez une offre que personne ne saurait refuser. La seule contrepartie que vous me demandez c'est... De rester en vie ?
Cyrill commença à faire demi-tour.
Non, attendez Cyrill Beik. Nous sommes conscients que tout ceci est troublant.
C'est plus que troublant. Cela en devient suspect. Et en termes de suspicion, je crains que vous ne soyez pas en mesure de trouver plus acharné que moi.
Les détails de la mission nous concernant sur Terre ne peuvent être dévoilés aux humains. Tout comme les conditions de notre venue.
Je ne peux pas simplement considérer les faits. Trop de choses clochent.
Nous le savons également.
Et qu'en dites-vous, alors ?
Que vous êtes très intelligent.
Je me méfie tout autant des menaces que des flatteries excessives. Je ne peux pas accepter votre offre.
Nous nous devons d'insister.
Et moi de refuser, encore.
Il s'apprêta à franchir la porte, se ravisa au dernier moment.
Attendez... Je connais votre voix...
Cela ne peut être possible. Nous venons d'un temps et d'un lieu différent de votre univers.
Non non non... Je vous ai déjà entendu.
Les phénomènes de fausse reconnaissance sont nombreux. Il est possible que vous vous trompiez.
Pas mes implants. Ils ont enregistré une signature vocale identique à la votre. Et
Non
Cyrill recula jusqu'à la porte. Qui refusa de s'ouvrir.
Qu'est ce que vous me voulez, à la fin !
Votre vie, Cyrill Beik. Nous avons besoin de vous avoir en vie.
Conneries !
Vous détenez des informations capitales à notre survie. Vous ne pouvez pas vous en aller sans nous les livrer.
Les coordonnées, c'est ça ? Les coordonnées de la Terre !
De toutes les planètes abritant une vie intelligente.
Saloperie de xénos... Eh bien, les coordonnées, vous pouvez vous les mettre là où je pense !
Votre langage imagier nous est connu, et nous n'en apprécions pas l'effet.
Abrutis !
Cyrill recommença sa manuvre sur la porte, en vain. Il donna un violent coup de pied contre le montant, qui resta immobile.
Comment je vous connais ? Pourquoi les enregistrements de la signature datent d'hier ?
Votre technologie nous est parfois difficile d'accès. Nous n'avons pas eu le temps de modifier ce détail. Nous nous en occuperons, une fois que vous serez calmé.
Vous allez
Vous allez effacer ma mémoire ?
Comme hier, et avant hier, et les jours qui ont précédé.
Depuis combien de temps vous amusez vous à cela?
Une durée équivalente à sept de vos jours standards.
Enfoirés !
Nous pouvons vous divulguer cette information, puisque tout ceci disparaîtra. Nous sommes proches du but. L'hostilité laisse place à la confiance, sans que vous ne vous en rendiez compte. Ce qui est une très bonne nouvelle. Ce que vous appelez les Cubes ont accompli leur mission ici. Grâce à vous, Cyrill Beik. C'est pour cela que nous souhaitons vous remercier.
Mais... Comment...
Un événement avant votre arrivée sur ce monde a déverrouillé leur fonctionnement. Une fois que vous avez atterri, le Cube que vous déteniez a rempli son office, et nous a guidés. Nous n'avons plus eu qu'à laisser le temps faire son uvre en garantissant votre victoire.
Et vous trafiquez ma mémoire depuis, c'est ça ? Eh bien, dans ce cas, je ne vois qu'une chose...
Cyrill activa son fusil d'épaule le braqua contre son crâne.
Vous n'auriez ni le temps, ni l'utilité d'un tel geste. Nous avons rendu votre armement totalement inopérant.
La sphère avait raison. Les diagnostiques qui remontèrent lui indiquaient l'absence complète de munition, de déclencheur et de calibreur. Le canon n'avait plus qu'une fonction décorative.
Et j'imagine que vous avez fait la même chose avec le sabre, n'est-ce pas ?
Nous ne pouvons pas prendre de risque.
Bien.
Nous ne vous voulons aucun mal, Cyrill Beik. Vous devez survivre, pour le bien de tous.
Pour VOTRE bien à vous surtout.
Cyrill s'assit au sol, dépité.
Les autres sont morts ? Je nage dans une simulation ?
Non, ils bénéficient du même traitement que vous.
Tu parles d'un bénéfice...
La sphère se tut, de longues minutes.
Et maintenant ?
Étant donné que vous avez refusé le marché aujourd'hui, nous devrons recommencer demain.
Parce que si je change d'avis en connaissance de cause, ce n'est pas possible.
Non. Votre libre arbitre étant altéré, ce dont nous avons besoin disparaît de la surface de votre conscience. Nous ne pouvons exploiter ces données.
Utiliser quelqu'un autre. Un haut officier... Il connaîtra bien plus de choses que moi.
Non. Vous seul détenez... La clef, Cyrill Beik.
Il passa une main sur son visage, fixa le sol. « C'est un mauvais rêve, je vais me réveiller. Ils mentent. Ils ne peuvent pas agir ainsi. Ils n'ont qu'à me torturer pour obtenir cette info, quelque chose cloche. Et puis, si le libre arbitre était si important, j'en saurais quelque chose. J'ai bien vu ce que donnait la contrainte pendant les interrogatoires... C'était plus efficace que les promesses. »
Vous avez fini avec moi ? On peut arrêter de jouer ? Visiblement, quand je perds, vous perdez. On ne pourrait pas trouver un autre moyen de contenter tout le monde ?
La négociation n'est pas votre fort. Et cette solution a aussi été étudiée. Elle n'est pas envisageable.
De toute façon, qu'est-ce qui l'est ? Ricana Cyrill.
Votre libre arbitre. Demain.
Eh bien renvoyez moi dormir un peu, j'ai les traits tirés.
La sphère se rapprocha, stoppant sa lente course à quelques centimètres du visage de Cyrill.
Si seulement nous pouvions avoir une autre solution, Cyril Beik, croyez bien que nous l'utiliserions.
Il est très agréable de savoir que je garde encore un minimum de pouvoir après la cinglante défaite dont j'ai été victime.
N'oubliez pas, Cyrill Beik. Coopérez.
Je tacherai de ne pas oublier ça.
Son corps s'engourdit. Son système visuel afficha des lacunes. Tout s'embrouillait.
Nous veillons sur vous. Dormez en paix.
Saloperie
de... xenos...
Et il sombra, pour de bon.
Regor n'était pas vide. Ils avaient menti, tous autant qu'ils étaient. Sur la surface, une tente de secours résistait, accrochées aux restes de l'astroport. Un vieil homme s'y tenait, chancelant, survivant des denrées qu'il avait trouvé en quantité dans les hangars pourrissant qui jouxtaient son abri de fortune. D'un coup de dent, il entama un sachet d'aluminium, et aspira avec avidité son contenu. Son regard, lui, se perdait au loin, dans le désert.
Une pensée, fugace, lui revint en esprit. Des traits se dessinaient, il n'en comprenait pas le sens. L'idée lui échappait, mais il comprenait qu'elle ne pouvait qu'être essentielle. C'était pour elle qu'il s'accrochait. L'espoir de la revoir le caressait chaque jour. Et chaque fois que le soleil déclinait, qu'il retournait dans la sécurité relative de la tente, il pleurait, conscient d'avoir à nouveau oublié. Pourtant, à cet instant où la nuit croisait le jour, elle lui battait si fortement les tempes qu'il lui semblait qu'elle pouvait sortir à tout instant. Mais non. Elle refusait, pour toujours.
L'idée. L'obsession de sa vie. La réponse à sa présence ici. Une grande souffrance l'envahit, serrant sa poitrine. Il l'avait perdu, encore.
Près de son matelas de fortune, une lueur orangée et mate se distinguait à grand peine. Le Cube luisait de son éclat pulsatile, suivait son rythme. Monotone et perpétuel.
Le vieil homme, lui, continuait d'oublier.
10.
Le brouillard avait fait suite à la bruine. Le ciel s'était comme écrasé, répandant son voile vaporeux entre les ruines aux courbes douces. Presque soyeux, l'éclat du soleil d'Alioth s'étranglait dans une fraîcheur et une humidité qui arrachèrent un frisson à Viltis.
Il fait froid. Je peux rentrer, maître ?
Nous avons besoin de ta présence, répondit Flinn.
Mais jai froid...
Le cyborg daigna sortir des observations projetées dans sa vision virtuelle. Il dévisagea l'adolescent.
L'armure, encore ?
Je ne sais pas pourquoi, maître.
Les cybernautes l'ont vérifié quand la dernière fois ?
Il y a trois jours, avant d'arriver ici.
C'est étrange. Les systèmes de confort ne devraient pas lâcher comme cela... Viltis ?
Flinn le dominait de sa masse, dressé sur un piton qui surplombait la masse grise et informe qui noyait le site. Viltis le considérait, flou, distant de quelques mètres à peine.
As-tu utilisé tes capacités ? Pour bouger une pierre, retrouver quelque chose ?
Non, absolument pas.
Tu n'as même pas essayé ?
Pourquoi l'aurais-je fait ? Il n'y avait rien d'intéressant.
Je ne sais pas... Pour tentraîner
Je n'en ai pas besoin, maître. Je pense que
vous le savez très bien.
La remarque irrita Flinn. Viltis développait un don agaçant pour la suffisance et l'audace. Mais il ne pouvait pas le contrarier, pas encore. Il s'était montré par trop utile sur les autres chantiers de fouilles. Le dernier en date, un carré creusé dans le sol d'un canyon asséché, avait été le spectacle de sa maîtrise et de l'évolution toujours plus impressionnante de son don. Lorsque Viltis avait fendu une falaise haute de plusieurs centaines de mètres d'un seul coup d'il, en détachant un morceau lourd de plusieurs dizaines de milliers de tonnes, avant de le remettre en place sans que rien d'un tel prodige ne soit visible, le Naneyë s'était interrogé un court instant sur sa capacité à arrêter le garçon. Si quelque chose tournait mal.
Accepter ses piques n'était qu'un désagrément nécessaire, avec lequel il fallait bien saccommoder.
Eh bien... Bon, rentre. Je te ferai appeler quand nous en viendrons à la partie délicate de ce petit jeu.
Drôle de jeu, n'est-ce pas, maître ?
Oui, si on veut.
L'espace d'une seconde, Flinn crut avoir vu Viltis voler. Juste au-dessus du sol, si peu de temps qu'il se persuada qu'il ne pouvait s'agir que d'une illusion.
« Si mes yeux me trompent, les senseurs qui enregistrent lactivité électromagnétique, non ».
Viltis avait volé. De quelques centimètres.
Et il s'était servi de son pouvoir. Pour une action dont Flinn ignorait tout.
Le hameau des tentes scintillait des lueurs de l'éclairage bleu des DEL disposées pour guider les agents du chantier de fouille. Viltis considéra cet assemblage fantomatique, presque absent, se demanda s'il devait y aller ou partir. Il avait déjà pris sa décision en quittant le colonel, quelques minutes auparavant. Tout ici l'ennuyait. Le temps trop long, la pluie, le vent. Il ne trouvait rien à la hauteur de son désir depuis son exploit dans le site des gorges. Il ferma les yeux, sourit. Il pouvait revivre la sensation qui l'avait parcouru, grisé, lorsque la roche s'était séparée dans un bruit infernal, arrachée au sol, avant de venir modifier la luminosité du site. Il s'était senti fier, important. Non parce que son mentor l'avait félicité. Mais au contraire, face à son silence, l'éclat noir de son il vivant à son adresse, et la masse des émotions qui émanaient de sa personne. Ignorer un tel avertissement eut été imprudent. Jouer avec était des plus excitant. Et face à son ennui, Viltis avait choisi de faire feu de tout bois.
L'excuse de l'armure le sauvait temporairement de son statut d'observateur passif, attendant le bon vouloir d'autorités qui, de toute façon, n'y comprendraient jamais rien. Le service du Dieu-Machine se révélait plat, souvent sans intérêt, ponctué de discussions longues, presque stériles, où chaque décision devait s'arracher au prix d'un effort monumental contre limmobilisme des décideurs. Il pouvait sentir l'équipe de recherche bouillonner intérieurement, et comme lui attendre que quelque chose de vraiment intéressant se produise. Le plus fébrile de tous était sans aucun doute Evan. Le cybernaute qui avait travaillé avec tant d'ardeur sur l'histoire des Naneyë se voyait refuser bon nombre de prérogatives. La haine envahissait son jugement, embrumait son psychisme. L'onde nette et brillante des processus de régulation des implants cybernétiques ne pouvait faire totalement disparaître l'impression tempétueuse qui se dessinait, et qui, doucement, entamait de corrompre le jugement du jeune chercheur.
Se sachant différent, Viltis s'en amusait, cruel.
Fébrile, il détourna ses pensées. Derrière le campement, à l'abri des regards, il y avait un vallon légèrement ovale, couvert de roche noire et dense. Un basalte extrêmement dur. Viltis l'avait repéré depuis qu'ils étaient arrivés, et s'était demandé s'il pourrait mettre à l'épreuve la dernière de ses idées. Calme, il avança jusqu'au centre de la cuvette, les mains dépliées, comme regardant le sol. Il pouvait sentir le froid pénétrer en lui avec violence, le rendre plus vivant, plus fragile aussi. La pierre n'était pas si inerte qu'elle le laissait à penser. Elle réagissait. Dense, mobile. L'idée se précisa.
Un grondement long de plusieurs dizaines de secondes rongea l'air ambiant. Dans la brume persistante, le sol se déforma, présenta un renflement qui devint monticule, puis boule. Viltis remonta ses mains au-dessus de sa tête, laissant à voir la taille de sa création. Trois mètres de rien, entre le sol et elle, puis trente mètres planes, parfaits, retravaillés à la simple force de sa suggestion.
Es-tu si souple que tu refuses de l'admettre ?
Il rapprocha ses mains, lentement. Le froid disparut, la chaleur se fit presque mordante. L'air vibra, dans des harmoniques que ses oreilles ne pouvaient percevoir. Une force palpable l'envahissait, tandis que la sphère se mit à rétrécir. Sous la barre des vingt-cinq mètres, toute eau et matière incompressible en était sorti. Vingt mètres, et une lueur rouge, à peine décelable à l'il, se manifesta. Quinze mètre, orange. Dix mètres, rouge. Les vibrations redoublèrent, inversant les harmoniques, basculant dans les basses. À cinq mètre de diamètre, le jaune céda la place au blanc. Trois mètres, et le bleu, puis un mètre, le violet. L'émanation devenait violente, surchargée. Viltis percevait les vagues d'ultraviolets qui séchappaient de la structure, vrillant la gravité localement. La roche pouvait être plus difficilement compactée.
« En modifiant la gravité, je pourrais voir d'autres effets... Créer une singularité ? Un trou noir ? Ça ne serait pas impossible. Ça ne ferait de mal à personne, puisque personne n'en saurait rien. Ils sont tous occupés, ou font semblant de l'être. »
L'idée lui plut aussitôt. Rien ne serait impressionnant, mais lui, il pourrait enfin observer le résultat de ses propres actions conscientes avec une telle acuité sur un tel phénomène que rien ne pouvait être plus motivant.
Il ferma brusquement ses mains. La lumière disparut totalement. L'émission d'ultraviolets creva les plafonds. Des senseurs de son armure crachèrent des messages d'alertes.
« Faire vite. Ils vont tous s'en rendre compte ».
La masse de l'objet saccrut si fortement que la cuvette laissée par l'extraction de la matière se combla. Un horizon déformé se forma devant Viltis. La sphère, à dix mètres de lui, n'était plus qu'une tête d'épingle noire. Un noir qui aspirait toute lumière autour de lui.
Ça y est, murmura-t-il. Ça prend.
Viltis ? Cria une voix en provenance du camp.
Merde.
Avant qu'il ne puisse tenter quoique ce soit, une main puissante s'était posé sur son épaule. Ni agressive, ni intrusive, mais suffisamment présente pour l'inciter à stopper son expérience.
Si j'étais toi, j'arrêterai ça, tout de suite. À moins que tu ne veuilles tous nous tuer d'ici... Trois minutes ?
Je maîtrise la situation, Evan. Pourquoi t'inquiéter ?
La nature des ondes qu'émet ce
machin est tellement caractéristique qu'il serait difficile de passer à coté.
Tu es ridicule. Je croyais que tu aimais bien les expériences.
Sauf quand l'expérience en question est un trou noir en puissance qui est tout sauf stable, et que je me trouve un peu trop près pour me sentir menacé.
Dis-moi, tu penses que le peu de temps relatif que j'aurais passé à coté sera suffisant pour que je le ressente ? Cela fait combien de temps que tu es parti du camp ? Cinq minutes, ou trois jours ?
Arrête ça, Viltis. Ou je contacte le colonel.
La simple pensée d'un sermon désagréable suggéra à Viltis qu'il était sans doute temps d'arrêter ce jeu. Il était arrivé à son terme, ce qui restait le principal. Lentement, la masse de l'objet décru, tandis que Viltis le relâchait. Son volume augmenta rapidement, jusqu'à ne plus former qu'une masse blanche, large de vingt mètre, qui se répandit sur le sol en sifflant au contact de l'air.
À quelle température se trouve la roche, Evan ?
Dix millions de degrés celsius... Viltis, tu es complètement malade ?
C'était amusant, concéda l'adolescent.
Tu aurais très bien pu tous nous tuer !
Qu'est ce que cela aurait changé ?
Te rends-tu compte de la situation ?
Ana apparut, le visage couvert de rosé. Un éclat de peur brillait dans son regard.
Ne lui dit rien, murmura Viltis à Evan. Elle dirait tout au colonel.
Je devrais me gêner.
S'il te plait.
Très bien Viltis, mais ne considère pas l'affaire comme close.
Ladolescent acquiesça. Il sentait la chaleur de la roche en fusion se propager trop rapidement aux alentours. Il ne pensait pas avoir ce problème à gérer.
Qu'est ce qui se passe ici ? Questionna Ana, en dévisageant les deux jeunes hommes.
Viltis sentraîne, concéda Evan. Comme d'habitude, quand il n'a rien à faire.
Elle leva les yeux au ciel.
Tu devais rester avec le colonel.
Je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi. Tu n'es pas mon mentor.
Peut-être, mais tu n'as pas à me parler sur ce ton. Avec le brouillard qu'il y a... Viltis, c'est quoi derrière toi ?
L'adolescent se retourna. La chaleur restait trop importante. Il devait l'évacuer, ce qu'il fit en doublant le volume de la roche. Des poches d'airs apparurent, grésillant sinistrement au contact de l'eau.
Rien. C'est un peu chaud, c'est tout.
N'oublie pas que le colonel n'aime pas franchement quand tu fais cela sans son autorisation.
Et après ? Qu'est ce que tu vas faire ? Aller le voir ?
Oui, je pourrais, répliqua Ana sans ciller. Tu sais très bien que c'est dangereux.
Plus dangereux que de réveiller les souvenirs d'une civilisation morte ? Ça, c'est certain. Au moins, c'est un peu plus vivant.
Viltis, modéra Evan.
Non, laisse, je vais m'occuper de lui toute seule... Quant à toi Viltis...
C'était un trou noir, Ana. De quelques microns de diamètres. Il était sur le point d'être parfaitement réel.
Tu... Tu as fait quoi ?
Tu as très bien entendu. Alors ne crois pas que tes petites menaces continuent à prendre avec moi.
Viltis commença à s'éloigner, le pas lourd.
Et où vas-tu ?
Je retourne au camp. Mais regardez bien la pierre. Regardez bien ce qui lui est arrivé. Elle avait un poids de plusieurs milliers de tonnes. Et considérez ce qui pourrait arriver si jamais vous vous avisiez à me faire la morale encore une fois...
Il les fixa, sourd à leur inquiétude, et satisfait de son impression, se retira dans les quartiers de Flinn.
Tous les techniciens, les chercheurs, les scientifiques et les cybernautes s'étaient rassemblés, comme Flinn l'avait demandé. Pas sous la tente, mais à l'extérieur, car la place n'était pas suffisante. À la hâte, plusieurs projecteurs avaient été branchés, et profitant de la nuit sombre qui venait de tomber sur le camp, Flinn en avait profité pour peaufiner les derniers détails de sa conclusion. Compulser les données comme il l'avait fait depuis bientôt deux semaines l'avait épuisé. Même ses capacités cybernétiques lui semblaient avoir souffert du travail qu'il leur avait demandé. À sa plus grande satisfaction, il l'avait terminée, en temps et en heure. Et il pouvait voir la curiosité, l'attente, dans le regard de ceux qui l'avaient servi sans trop rechigner pendant le temps des fouilles.
Il se leva du siège où il avait patienté dix minutes. Une pierre dans la main, il commença à arpenter le sol autour des projections holos.
C'était bien ce que je pensais, déclara-t-il, sans préambule.
Et à quoi pensiez-vous, colonel ?
Ne vous aurais-je pas fait part de mes connaissances, Mac Mullan ? Vous êtes toujours aussi bon observateur, à ce que je vois. Vos habitudes de vieux brigand ne vous ont pas lâché.
Tout le monde ria doucement.
À mon plus grand déplaisir, colonel, il semblerait que non.
Voilà qui nous rassure !
Blague à part, quelle était votre hypothèse de départ ?
Elle tenait en une phrase : la race responsable de l'extinction de la civilisation aliothine est celle qui a fabriqué les Cubes.
Comment en êtes-vous arrivé à une telle hypothèse ?
Le savoir de mon peuple, son histoire, ses légendes, que j'ai repris, auxquelles j'ai réfléchi, avant de faire un parallèle entre ces vieux récits et ce que la Confédération a compris et observé des Cubes.
Vos Sages vous aurons bien guidé.
Sans eux, nous n'aurions pu avoir les pistes de réflexion qui m'ont conduit à cela. Et sans vous, je serais encore en train de gratter quelques cailloux poussiéreux.
À nouveau, la foule se laissa aller.
Je suis très heureux d'avoir opéré à vos cotés, concéda Flinn. Vous m'avez été d'un grand secours.
Nous aussi, colonel. Cela a été un honneur... Mais la question n'est pas réglée. Maintenant que vous savez qui a conçu les Cubes... Il serait peut-être temps de mettre un plan d'action en place ? Nous ne pouvons décemment pas vivre avec une telle menace au-dessus de la tête.
Oui, c'est exact Mac Mullan. Néanmoins, il se trouve que les actions à entreprendre par la suite relèvent sans doute davantage de la sphère militaire que civile.
J'ignorais que vous refusiez que nous combattions avec nos microscopes et nos pioches.
Toujours aussi fin, Mac Mullan. Je crois que finalement, vous allez tous nous manquer en rentrant sur Terre.
Quand le départ est-il prévu ? Demanda un autre scientifique.
D'ici trente six-heures. Nous nous reposerons un peu avant de quitter le campement. Nous devons repasser par la cité centrale. Je dois rendre quelques comptes.
Vous n'oublierez pas de saluer votre père de notre part.
Je n'y manquerai pas, Mac Mullan. En attendant... Profitez de la soirée pour terminer ce que vous avez à terminer. Et détendez-vous un peu, vous en avez tous bien besoin.
Il quitta la scène qu'il avait mis en place, laissa naviguer sur le Rezo local un dossier de conclusions à destination des civils, largement édulcoré de nombreux éléments dont lui seul avait connaissance. C'était déloyal, mais cela lui suffirait amplement pour bénéficier d'une paix bien mérité jusqu'à son retour sur Terre.
« Ils vont faire la fête quand nous allons au devant de jours sombres. Ce sont bien des humains ». Secouant la tête, il s'en retourna dans ses quartiers, trop heureux de goûter au calme précaire dont il comptait jouir pendant les quelques heures à venir.
L'aube les surprit alors qu'ils finissaient de ranger leurs affaires. La nuit avait été courte, plus courte que d'habitude. Seul Flinn avait veillé toute la nuit, du moins, c'était ce qu'il pensait. Lorsque la figure cernée d'Evan se présenta au seuil de sa porte, le Naneyë regretta presque aussitôt de n'avoir pas pensé à lui.
Je me suis senti bien seul, cette nuit, commença Flinn.
Vous n'avez pas
profité du repos du guerrier ?
Non, pas vraiment, répondit l'officier en souriant. Et vous, Evan. Qu'avez-vous fait ? En avez-vous profité pour faire l'inventaire du voyage ?
Oui, si l'on veut. J'ai compulsé les données, j'ai refait une synthèse. Je me suis payé le luxe d'attendre un peu aussi, quand il faisait bien noir, et d'écouter le silence que je n'avais plus entendu depuis des semaines.
Êtes-vous un adepte de la méditation ?
Je ne crois pas franchement que cela change grand chose. Respirer un bon coup mapaise. Mais cela ne va pas plus loin.
« Son regard est flou. Son esprit troublé. Ce n'est pas son comportement habituel ».
Vous n'êtes pas venu là par hasard, n'est-ce pas ?
Gêné, Evan hésita à rester debout.
Vous n'en parlerez pas, à qui que ce soit ?
Souhaitez-vous vous confesser ? Je ne suis pas moine, ni prêcheur. Je n'ai pas de fonction religieuse.
Mais vous êtes quelqu'un de droit et de vertueux, colonel. Vous étiez Inquisiteur.
Flinn l'invita à se rapprocher, à sasseoir à coté de lui.
Qu'est ce qui se passe, Evan ? Vous avez, entendu ou su des
situations qui n'auraient pas du avoir lieu ? Ou bien est-ce la mission ? Quelque chose qui reste hors de votre compréhension peut-être ?
Non, c'est bien plus ancien. Bien plus ancien et bien plus délicat.
Evan passa une main tremblante sur son visage, fixant le vide plutôt que son interlocuteur.
Alors, qu'est ce que c'est ?
Vous vous souvenez de notre première rencontre ? De ce que vous m'avez dit à propos du Major Antelli ?
Difficile de l'oublier. Même si nous n'avons accumulé aucune preuve contre lui, j'en avais bien assez pour me méfier de lui. C'était un fanatique aveugle. Pas un homme de science.
Antelli a d'autres vues que l'exercice d'un pouvoir personnel.
Quelle surprise...
L'adjudant de Choire m'avait menacé, parce qu'il m'avait démasqué.
Ça, je le savais. Vous deviez jouer double jeu. Qu'en est-il aujourdhui ?
Le major Antelli a réussi à s'en sortir grâce à lintérêt que l'on porte aux Cubes. Mais il a d'autres ambitions.
Lesquelles, Evan ?
Viltis.
Viltis ? Mais, cela n'a pas de sens... Oh, remarquez, si, bien sûr... Laissez-moi deviner : Antelli est de mèche avec la rébellion des Inquisiteurs qui ont refusé la Réforme. En connaissant la nature des pouvoirs du garçon, ils espéraient le comprendre et le reproduire. Je me trompe ?
Pas du tout. Pendant un moment, j'ai envisagé de m'occuper de Viltis afin de recueillir un peu de son patrimoine génétique.
Si vous venez me le dire, c'est que vous ne l'avez pas fait.
Oui, colonel.
« Sa voix tremble, mais il a seulement peur. De quoi ? Je n'ai pas dintérêt direct à le menacer. C'est le meilleur spécialiste en ce qui concerne la connaissance des Cubes, même si les informations que je cherchais, je les ai. De plus en plus étrange », songea Flinn, avant de reprendre.
Pourquoi ? FLINN
J'ai vu Viltis. J'ai vu de quoi il était capable. Je ne pouvais pas trahir ce que vous construisez avec lui. J'aurais pu être discret, que personne ne s'aperçoive de mes manuvres, si je les avais appliquées. Même Viltis aurait tenu sa langue. EVAN
Ça, je n'en doute pas. Il n'aurait pas pu comprendre les enjeux qui se tramaient derrière une simple expérience. Même si celle ci aurait du, je l'imagine, le mener à sa perte. En vérité, colonel, je crois que je viens de comprendre l'importance de la mission.EVAN ???Problème dans le dialogue ici
Mieux vaut tard que jamais. ???FLINN
Viltis est précieux, colonel. Son talent est hors du commun. Cela dépasse l'entendement.EVAN
Nous l'avons tous vu, nous sommes bien peu à coté de ce qu'il est amené à devenir.
Il mûrit. Mais il grandit aussi. Je ne devrais pas vous en parler mais... Il a fait des choses auxquelles vous ne pourriez songer. Et que vous ne souhaiteriez sans doute pas. Je ne pourrais pas en dire plus.
Même si je menace de vous mettre aux arrêts ?
Il pourrait tous nous tuer, colonel. Et je n'ai pas spécialement envie de mourir.
Rien que cela ? C'est encore un enfant, grimaça Flinn.
Je ne plaisante pas.
Moi, si. La facilité avec laquelle il manipule la matière est bien au delà de notre compréhension, humain, Naneyë, ou machine. Tout cela relève presque du domaine du merveilleux et du sublime tant cela nous dépasse tout entier.
Colonel, l'équipe a eu peur. Beaucoup craignent le voyage du retour.
Viltis ne pourra pas s'amuser à outrepasser la loi pour son amusement.
Il n'a pas attendu votre autorisation pour le faire.
Je m'en occuperai, rassurez vous, Evan.
Nous avons tous confiance en vous. Nous n'avons pas rediscuté vos ordres, même quand nous les trouvions contraires à nos habitudes.
C'est la même chose que je vous demande là, à vous et à tous les scientifiques : ayez confiance.
Bien.
Evan se leva, moins fiévreux qu'à son arrivée.
J'espère ne pas me tromper en m'en remettant à vous, colonel.
Soyez tranquille.
Le cybernaute quitta Flinn, qui fut heureux que l'entrevue se termine. Evan n'y pouvait rien. En enrobant son discours sous la douceur toute relative d'un vieux souvenir commun qu'il ravivait pour justifier sa loyauté, il avait peur. À juste titre. Viltis abusait de son pouvoir, il l'avait senti à plusieurs reprises pendant les fouilles. Flinn ne l'avait pas repris, estimant qu'il pourrait se passer d'une énième séance de remontrance et de morale, qui n'avait absolument aucun impact sur l'adolescent. Tout ce qu'il pouvait espérer trouver était la colère, le mépris, et peut-être même le conflit. Un risque inconsidéré, à l'heure actuelle, alors qu'ils devaient retourner sur Terre.
« Qu'ils serrent les dents, même s'ils ont raison. Ils ne tarderont plus à retrouver leurs bonnes vieilles habitudes. Ils oublieront vite ».
Flinn ne sut pas à qui il mentait le plus mal, avec cette phrase.
11.
Le passage par la cité principale fut l'occasion d'adieux solennels, sous les ors d'une brève cérémonie que le gouverneur avait organisée à la gloire de l'équipe de recherche. Tous furent chaleureusement félicités par le vieux Naneyë. Personne ne protesta, lorsqu'il se retira discrètement, accompagné de Flinn, sans autres explications.
Je crois que c'est là que nous nous disons « au revoir ».
Les coutumes humaines vous vont si mal, père. Nous n'avons même pas discuté de ce que j'ai trouvé avec les Sages.
Tout est noté, indiqua Inuë en tapotant de l'index la partie robotique de son crâne. J'aurais tout le loisir d'éplucher ton dossier. J'espère seulement que tu nauras pas eu l'audace de me donner le même que as adressé à tes civils.
Père... Pour qui me prenez-vous ?
Pour mon fils favori. Mon digne héritier, je l'espère.
Ce n'est pas le moment. Et puis nous en avons déjà discuté.
Oui, mais rassure toi, je ne comptais pas te refaire un sermon. Sache seulement que je resterai avec toi, quoi qu'il puisse arriver par la suite. J'espère que ton intervention auprès des Sages t'aura donné suffisamment de crédit pour qu'ils acceptent l'éventualité de ta présence, plus tard.
La Terre ne sera pas prête à m'abandonner comme cela, père. Ils ont fait de moi un héros. Il serait indigne que je les abandonne.
Oui, ils ne comprendraient pas. Tout comme je ne comprends toujours pas le sens de ce mot.
Héros ?
Cela m'échappe en profondeur.
C'est pourtant simple.
Pas pour tout le monde.
Je reviendrai père, et vous le savez. En revanche, j'ignore l'échéance.
Cela te laisse donc le temps de préparer convenablement ta venue. Et moi de régler les problèmes auxquels je n'ai pas envie de me mêler.
Naturellement.
Le père et le fils furent pris d'un éclat de rire commun, salvateur.
N'oublie pas d'où tu viens et où tu vas, Flinn. Notre espèce a vocation à marcher avec la Confédération. Pas à en être le plus bel esclave.
Ce sont des paroles bien nouvelles dans votre bouche, père.
Tu apprendras vite à reconnaître ce qui est neuf et ce qui ne fait que se répéter. À présent, rejoins ton équipe. Ils attendent leur héros.
Un jour, je vous expliquerai, père.
J'en suis déjà impatient.
Ils sétreignirent, en silence, puis Flinn sortit, triste, amer et heureux.
Les contrôles de l'astroport suivaient la même routine, insensible aux enjeux qui animaient les passagers peu ordinaires qui s'embarquaient pour le lourd croiseur orbitant au-dessus de leur tête. La priorité leur était donnée, ils devaient rentrer accomplir la dernière partie de la mission qu'on leur avait assignée. Au milieu de la bonne humeur générale, Evan et Ana se tenaient côte à côte, fatigués, nerveux, presque usés.
LorsquEvan choisit de briser la glace, Ana consultait un paragraphe précis du dossier du colonel pour la vingtième fois. Les phrases perdaient de leur substance, elle les trouvait longues, fatiguantes, inutiles, elle ne se sentait plus en mesure d'en trier l'essentiel.
Ana ?
Quoi Evan ? Je suis occupée.
Puis, se ravisant aussitôt, elle bredouilla.
Je... je suis désolée. J'ai beaucoup de travail. Je ne voulais pas être désagréable.
J'ai parlé au colonel.
Moi pas. Il devait me recevoir, il m'a visiblement oublié. J'ai passé la moitié de ma nuit debout, pour rien.
Je pense qu'il devait être occupé mais... peu importe. Je lui ai parlé de Viltis. De tout ce que l'équipe en pensait.
Il était temps. La mission va pouvoir se poursuivre avec sérénité maintenant, répliqua-t-elle, piquante.
Il valait mieux tard que jamais. Et personne n'a eu le courage d'aller le rencontrer.
En tant que cyborg, il y avait plus de chance pour qu'il te comprenne.
Je n'ai pas son rang de mécanisation, ni son palmarès -à mon échelle à accrocher chez moi. Pour lui, je ne dois être qu'un vulgaire gratte papier.
« Ce qui est un peu faux, mais elle n'en saura rien. Et elle n'a pas besoin de le savoir ».
Et qu'a dit le colonel ?
Qu'il s'en occuperait.
Évidemment. Tu penses bien qu'il n'allait pas dire qu'il baisserait les bras, et que nous allions devoir gérer Viltis en plus de tout le reste.
Je n'y peux rien.
Tu as fait ton boulot, c'est le principal. Mais je ne comprends pas pourquoi s'escrimer à vouloir changer tout ça.
Tu ne disais pas la même chose il y a deux jours, quand nous avions discuté de ça.
Il marquait un point. Ana songea à la scène qu'ils avaient vécue. Ils avaient discutés, longuement, à la nuit venue, de l'importance de prévenir le colonel du comportement de l'adolescent. Avant de se raviser le lendemain, pour qu'au final ce soit à Evan d'endosser cette responsabilité. Elle pouvait encore entendre ses propres mots glisser hors de sa bouche, convaincue. « Il est incontrôlable. Je ne suis pas prête à me faire tuer par un sale gosse, tout ça parce qu'il est capricieux ».
Puis, regrettant la dureté de ses propos, elle avait argumenté sur la solitude de Viltis, la brutalité martiale du colonel, sa rigidité de cyborg, les efforts qu'il fournissait pour faire exactement ce qui était attendu de sa mission. Puisque Viltis n'avait jamais failli, puisqu'il n'avait fait aucun tord à qui que ce soit, pourquoi le déranger ? Mais cela avait été plus fort qu'elle. Il était foncièrement différent. Il l'effrayait. Et malgré tous ses efforts, elle ne pouvait batailler contre ce sentiment, mur lisse et solide où sa volonté ne pouvait s'accrocher bien longtemps.
Tu sais Evan... Je suis très partagée. Je ne sais pas si c'est à nous de devoir discuter de ça.
Il faudra pourtant bien que quelqu'un règle le problème. Le mieux serait que le colonel s'en charge lui-même, ce que je souhaite sincèrement. Il est le seul à avoir l'envergure et le caractère assez solide pour recadrer Viltis.
Mais tu voudrais qu'il comprenne combien nous avons des doutes. Combien tout le monde, au final, a des doutes. Et comment tout le monde a la trouille du pouvoir de Viltis.
Il a créé un trou noir, Ana. Tu imagines ce que cela implique ? Il pourrait s'amuser à le faire avec une étoile, les conséquences ne seraient pas les mêmes.
Le jour où cela lui passera par la tête, j'espère ne pas être à moins de cent années lumière de lui.
Ce que je veux dire, c'est que tu pourrais lui en reparler.
Moi ?
Vous aviez l'air de bien vous entendre quand vous avez parlé de vos théories fumeuses.
Comment tu peux...
Je t'ai mis sur écoute. Tu devrais sécuriser ton réseau d'implants. Même un enfant de cinq ans aurait fait sauter les pares-feu aussi facilement.
C'est dégueulasse, Evan.
Il haussa les épaules.
Tu sais ce que je pense de la morale.
Comme à peu près tous les cyborgs. Tous les mêmes amputés psychiques.
Le compliment est flatteur.
Peu importe. Tu m'as espionné.
Et je ne le referai plus. C'est pour ça que je te demande cela. Tu pourrais essayer, pas vrai ? Sur le vaisseau, on aura le temps d'organiser tout ça.
C'est risqué.
Ça n'engage à rien. Ce serait juste pour parler du comportement de Viltis. Ce qu'il en fera après ne t'appartient pas.
Alors, pourquoi s'embêter avec ça ?
Tu sais très bien pourquoi.
Elle hésita, avant acquiescer.
Je marche. Mais après cela, considère que nous n'avons plus rien à faire ensemble.
Je ne suis pas à la hauteur du colonel Flinn. Tu n'as pas à craindre que je sois un amoureux transi et déséquilibré. Tu n'as pas assez de matière grise à mon goût.
Elle le bouscula.
Tu es le pire des abrutis, aedificator Maverish.
Vous me flattez, professeur Vassillievna.
L'Aber Wrac'h tressaillit, lorsque le saut transpatial entama le voyage à proprement parler. Pour l'amiral, cela n'était qu'une formalité de plus. Le signe qu'ils retournaient enfin sur Terre.
Saut effectué, lâcha le second, d'une voix monocorde.
Jillian, calculez la trajectoire retour jusqu'au prochain point de sortie du système.
L'astrographe se contenta de murmurer un juron, comme à son habitude, avant de retourner à son office.
Vous menez vos hommes et votre vaisseau avec brio, amiral, constata Flinn.
L'homme lui adressa un sourire discret, silencieux, tandis que son regard cybernétique brassait un flot de données invisibles à l'il profane.
Il est encore occupé à manuvrer, lâcha un des assistants.
J'avais bien compris, répondit Flinn. Seulement, nous devions discuter de choses particulièrement importantes concernant une partie de la cargaison.
Vous n'avez qu'à vous mettre sur le Rezo local. Peut-être qu'il acceptera de vous recevoir, comme cela.
N'est-ce pas un peu cavalier ?
L'amiral n'a jamais été un grand partisan de la rencontre réel. Pour lui, ce n'est qu'une perte de temps.
Flinn repensa à l'échec de leur première entrevue. L'amiral les invitant à venir le rencontrer puis, subitement, changeant d'avis, sans motif. La mécanisation de ce brave militaire n'avait sans doute pas arrangé une introversion naturelle, bien au contraire. Plongé dans le doux ronronnement des moteurs et des simulations du Rezo, il devait se retrancher loin derrière une ligne solide qui le séparait de tout contact affectif.
Mais Flinn n'avait pas le choix. Les deux Cubes qu'ils avaient trouvés devaient être confinés selon des paramètres qu'il se refusait à partager via le réseau de données du vaisseau. Il y avait trop de risque.
Basculez moi sur un canal physique, se contenta d'ajouter Flinn.
Bien, monseigneur.
La procédure n'effraya personne. Ils la considéraient comme routinière. Flinn non plus ne la trouva pas désagréable où étrange, tout juste sentit-il la trode s'introduire dans sa nuque et basculer ses perceptions dans un monde fade, atone.
L'amiral Hij Leriba se tenait debout, à l'avant d'un vaisseau de colonnes carrées, et dont le volume et la hauteur devenaient irréelles et gigantesque vers la poupe. Ici, sur la proue, il n'y avait guère que des pavés où tenir debout n'était pas un problème. Incompréhensible :noel:
Amiral Leriba ? Je suis le colonel Flinn.
Je sais très bien qui vous êtes, colonel. Ou bien vous préférez monseigneur ? À vrai dire, cela m'importe peu. Je m'en fiche pas mal.
Cela a le mérite d'être clair. J'imagine que vous voulez également que je sois bref.
Si possible.
Les Cubes extraits d'Alioth sont actuellement stockés selon les protocoles standards établis sur Terre. Seulement, après le travail que nos équipes ont mené, il serait plus judicieux de les conditionner autrement.
Les protocoles concernant les artefacts xénos sont complexes et rigides, colonel. Nous ne pouvons pas nous amuser à les changer simplement parce que vous pensez avoir trouvé quelque chose d'original.
Je n'aime pas l'originalité.
Vous êtes pourtant l'archétype du non conformisme.
Leriba se détourna de Flinn.
J'ai un vaisseau à mener sur Terre. Et tant que j'officie, je suis le seul maître à bord. Donc votre supérieur, ordre du Très Saint Magister ou pas.
J'en suis bien conscient, amiral. Seulement, essayez, au moins.
Ce serait une perte de temps. Je ne peux pas me permettre une telle fantaisie quand je suis en fonction.
Flinn matérialisa une sphère lumineuse devant lui. Il la déposa au pied de l'amiral. Elle persista, fluide, et semblait ne pas vouloir se fondre dans la masse des données du croiseur.
Mettez ça en sécurité dans vos secteurs privés. Quoi que vous en fassiez. Ce sont des données sensibles.
Je ne saurais pas quoi en faire, colonel.
Peu importe. Vous ne pouvez pas laisser ça traîner.
Vous m'énervez, colonel !
Écoutez, amiral... Soyez raisonnable, au moins une fois. Consultez-les.
Sinon quoi ?
Je ne pars pas d'ici. Et je vous regarde. Je sais que vous avez horreur d'être observé. Le contact physique vous répugne. Comme bon nombre de commandant de vaisseaux. Vous êtes tous les mêmes, finalement. La mécanisation est le plus beau cadeau que l'on puisse vous faire.
Leriba leva les yeux au ciel, soupira, agacé.
C'est bien parce que c'est vous, colonel. N'importe qui d'autre aurait été raccompagné aimablement à ses quartiers, et je l'aurais fait boucler pour le reste du voyage.
Je vous remercie infiniment, amiral.
Et après, vous partez ?
Je tiens toujours parole.
Je l'espère. Pour vous comme pour moi.
Leriba se saisit de la sphère, qui se déploya dans toutes les directions, révélant son contenu. Il la considéra en silence, de longues secondes, songeur.
Comment être sûr que ces travaux pourraient être sans danger ?
Le cybernaute qui les a conçu avec moi a tenu compte de toutes les spécifications de l'Aber Wrac'h.
Simple question de bon sens. Mais il y a malgré tout quelques erreurs.
Regardez bien, amiral.
Le plan pivota. Leriba zooma sur différentes parties qui le questionnaient. Il leva un sourcil, étonné.
C'est novateur.
N'est ce pas ?
Je n'aime pas la nouveauté, en dehors des combats. Sans test, je ne peux pas pas m'amuser à reconfigurer les cales sécurisées.
Ça ne prendrait que quelques heures. Et cela éviterait sans aucun doute les problèmes qu'a connu le colonel Mac Mordan.
C'est la hantise de tout amiral.
Leriba laissa son esprit décrocher de longues secondes, loin de son habituel rigidité. Il se souvint avoir eu une discussion, hors du Rezo, avec un autre de ses confrères. Il lui avait raconté la mésaventure, puis la peur de l'amiral qui avait convoyé les artefacts jusqu'à la Terre. Il s'était juré de ne pas avoir à vivre une situation aussi embarrassante. Se conformer au protocole, refuser toute nouveauté tant qu'elle n'était pas signée et approuvée par les autorités compétentes, avant de l'intégrer à son vaisseau en le passant au crible de ses propres contrôles logiques. Oui. Pour Leriba, agir en machine plus qu'en Homme apparaissait comme la seule solution viable face à toute défaillance. Les machines ne tombent en panne que si les Hommes ne s'en occupent pas. Mais jamais parce qu'elles ont un mauvais choix à faire.
Justement. Je vous le répète, amiral : si vous écoutez et regarder ce que j'ai construit, vous comprendrez très vite que ce n'est que du bon sens.
Et du culot comme on en voit rarement. Je ne suis pas de la vieille école. Je n'ai pas de guerre à mon actif. Je vous convoie parce qu'on me le demande. Mais je n'ai pas envie de céder.
Bien.
Vous savez que j'aurais le dernier mot. Il est inutile d'insister, colonel.
C'est ce que je remarque.
Maintenant, si vous le voulez bien, je resterai seul. Si j'ai besoin de vos services, je vous ferai appeler. Mes hommes connaissent bien leur mission, tout comme moi. Mais vous... Vous n'êtes qu'un passager. Un de plus. Un bruyant. Hors, j'aime le calme, j'ai besoin de calme pour mieux réfléchir.
Ce qui est tout à votre honneur.
Au revoir, colonel.
Une grille de données tomba entre Flinn et Leriba. La conversation se terminait de manière abrupte.
Finalement, il n'est pas si odieux que ce qu'on m'avait dit. Même si un serveur informatique a sans doute plus d'humour...
12.
Flinn avait gagné son pari. Osé, risqué, mais payant au final. L'amiral ne pourrait ni ignorer ni faire semblant, si une avarie se présentait. Plus que de chercher la gloire, tout ce qu'il souhaitait était de lutter contre la menace qui se profilait de manière plus précise à chaque instant. En arpentant les couloirs du vaisseau, retournant seul vers ses quartiers, il se félicita, encore. Son sourire se ternit légèrement lorsqu'il croisa le regard d'Ana, qui patientait devant ses portes.
Colonel...
Ana ? Mais que faites-vous ici ?
De la couture. Cela ne se voit pas ?
Vous m'avez bien compris...
J'aurais besoin de discuter avec vous, colonel. Je crois que c'est important.
Et naturellement, cela ne peut pas attendre.
Ce serait si simple.
Bon, eh bien... Entrez, après tout. Je n'avais rien d'urgent.
Juste une question : Viltis est ici ?
Bien sûr, pourquoi ?
Il serait bon qu'il ne nous entende pas... Ce serait assez délicat s'il me voyait ici.
Flinn devint suspicieux, tout en activant la commande d'ouverture.
Il s'est passé quelque chose de grave.
Oui... Non... C'est délicat... Den parler ici.
Entrez, patientez dans mon bureau, je viendrai dès que je le pourrais.
Elle ne broncha pas. Le plan des quartiers se matérialisa dans son champ de vision, elle emprunta un bref couloir et deux portes automatiques, pour se retrouver dans une pièce carrée, presque cubique, d'une simplicité monacale. Le bloc du bureau, blanc laqué, et autour trois fauteuils en forme cubes évidés, confortables. Ana aimait le calme qui se dégageait dans la pénombre savamment dosée, en profita pour se détendre. La journée était affreuse, trop longue. Evan l'avait bien trop pressée à son goût. Elle s'était sentie ridicule à devoir aller, comme une petite fille sage devant son professeur, retrouver le colonel pour lui livrer ce qu'ils avaient vu de Viltis. À cette simple idée, elle frissonna. Elle remonta une écharpe sur son cou. L'air vif la gênait. En plein geste, la porte s'ouvrit, Flinn entra, referma et verrouilla le bureau d'un mouvement de la main face à une commande holo.
La pièce est sécurisée. Dites moi tout, Ana. Qu'a fait Viltis ?
Ce n'est pas le seul sujet que je voulais aborder avec vous.
Peu importe. Le cas de Viltis n'est pas anodin. Je sais qu'il a profité de mon implication dans les fouilles pour ne pas respecter mes consignes.
C'est un adolescent après tout.
Un adolescent qui peut maîtriser la matière a un tel degré que, face à lui, nous ne serons bientôt plus grand chose d'utile. Quand nous aurons cessé de lui apporter ce qu'il recherche le savoir , il n'est pas impossible qu'il ne considère pas nos existences comme des impératifs de premier choix.
Ana ne put répondre. La dureté des propos du colonel la renversaient.
Mais... Co... Comment pouvez-vous être si sûr de cela ?
À le voir grandir, à voir son potentiel croître davantage chaque jour, j'ai la certitude que le moment où je n'aurais plus de prise sur sa propre existence ne tardera pas. Je ne peux pas jouer à faire semblant, je ne peux pas mentir. Mon esprit est trop logique, et vous savez que je ne peux pas faire semblant. Je suis comme vous, Ana : émerveillé et effrayé à la fois.
Et si
Si Viltis nous menaçait ?
Assis, face à Ana, Flinn laissa son menton retomber dans sa main droite.
Il a osé faire ça... Je suis vraiment un mauvais mentor.
Non, attendez colonel... Vous n'y êtes pour rien.
Au dernier camp, je suppose. Vous l'avez surpris, c'est évident. Qu'a-t-il fait ?
Je
Qu'a-t-il fait, Ana ?
Il nous a menacé, le cybernaute Maverish et moi. Et je suis convaincu que cela ne le gênerait pas de passer à l'acte.
Je sais. Mais je ne peux pas le laisser impunément le laisser agir de la sorte. Nous ne sommes pas chez les sauvages. Il y a des règles. Et pour son plus grand malheur, il vit en permanence entouré de militaires. Il devine bien qu'il y aura une sanction.
Si cela l'effraye encore un peu...
Il est plus humain qu'il ne le laisse à penser, Ana. Ne vous laissez pas avoir par son apparente froideur. Il n'est encore qu'un enfant. Dérangeant, cynique, dangereux. Mais rien n'est définitif. Alors, une dernière fois, Ana : Qu'est-ce qu'a fait Viltis pour qu'en le surprenant, il vous menace ?
Je ne sais pas trop... Dans le camp, des alarmes ont sonné. Personne n'a trop bien compris. Evan n'était pas là, j'ai su qu'il était parti chercher Viltis.
Ce n'était pas la première fois ?
Non. Et puis Evan a réussi à accrocher sa confiance. Jusqu'à hier.
Continuez.
Je suis sortie. Il faisait chaud et humide. Quand je les ai retrouvé tous les deux, il y avait une espèce de matière blanche et pâteuse derrière Viltis. Il a fait un mouvement, la matière a enflé, s'est brusquement refroidie. Quand nous sommes partis, j'ai vérifié, mais il ne restait absolument rien.
Evan devait savoir ce que c'était.
Il me l'a dit. D'après lui, Viltis aurait créé quelque chose comme un trou noir.
Un trou noir, rien que ça ?
Oui. Même Evan... Enfin, le cybernaute Maverish était étonné d'une telle chose.
Il peut. Si tel est le cas, nous pouvons nous faire bien plus de soucis que je ne l'imaginais... Un trou noir, répéta Flinn, en levant l'il au ciel. Il aurait assez de puissance pour comprimer la matière à ce point ? C'est insensé...
Oui... Incroyable.
Il y a une semaine, il n'aurait pas été capable de ça. Cet enfant est vraiment un don. Quel dommage qu'il soit si
indiscipliné.
Et qu'allez-vous faire, colonel ?
Je ne sais pas. Pas encore. Mais je ne peux pas le laisser continuer comme ça. S'il veut maîtriser son pouvoir, il devra le faire sans gêner qui que ce soit.
Ana hocha la tête, sans cesser de regarder Flinn.
À quoi songez-vous Ana ?
Nous avons à peine évoqué les travaux que je mène sur la noosphère mais... Vous pourriez toujours essayer de discuter avec lui par ce biais.
Nous sommes de deux espèces distinctes.
Mais lui avez vous déjà parlé, ou pas du tout ?
Je n'ai jamais vraiment essayé. Mis à part une fois.
Le regard de la femme s'illumina.
Ça a fonctionné ?
Les conditions devaient être tellement particulières que je n'ai même pas reessayé. J'aurais eu trop peur de déclencher quelque chose en lui comme de la méfiance où de l'hostilité. Hors, je ne peux pas me permettre de briser sa confiance. Le peu qu'il m'accorde est déjà suffisant.
Vous vous rendez compte, colonel
C'est incroyable.
Elle ne l'écoutait plus vraiment. Son esprit dérivait, excité par cette information.
Ana, il n'y a rien à tirer de tout cela. C'est bien trop complexe. Je ne crois pas qu'une seule loi régisse tout ça.
Mais... Colonel, rendez vous compte ! Cela fait des années que je travaille sur ces théories, et vous, vous arrivez, et vous me dites de la manière la plus naturelle qui soit qu'elles fonctionnent !
J'entends que vous êtes très heureuse, Ana.
Non non non non, non
Ça va bien plus loin que cela. Si j'arrive à savoir comment cela fonctionne, je pourrais ouvrir des voies nouvelles dans le développement de nos espèces. La télépathie n'est qu'un premier pas dans l'accès à la noosphère... Sans compter ce que vous avez du échanger avec les Sages.
Nous en avons déjà discuté, Ana. Il n'y avait pas grand chose d'intéressant.
De votre point de vue, mais... Je suis persuadée que vous avez omis quelques éléments.
Insignifiants. Et incompréhensibles, même pour moi. J'ai cru en comprendre le sens, mais finalement, tout reste flou.
Colonel, peut être que tout est important. Surtout ce que vous n'avez pas compris.
Flinn rit. Un long moment. Ana le fixait toujours, une étincelle planant dans ses yeux.
Comment vous l'expliquer, sans mots ? Ou si, avec des mots, mais sans sens ? J'ai vu... J'ai vécu le passé et le présent. J'ai vu les sites des fouilles, et j'ai senti où chercher, comme un sourcier. J'ai vu les concepts me traverser de part en part, me laissant grisé de connaissances, avant qu'elles ne disparaissent en laissant une trace brûlante en moi. La mécanisation de mon corps et ma conversion du moins les rares effets qu'il en reste ne peuvent pas effacer cette impression en moi. Cette mémoire. Comme si la mémoire de tout mon peuple m'avait été ouverte, longtemps, trop longtemps, et si brusquement confisquée que je ne sais plus faire sans. On m'a gavé de toute cette histoire, de ces récits des milliards d'individus qu'Alioth a porté, grandit et détruit. On m'a saoulé, abreuvé à m'en faire mourir... Et lon m'a demandé de revenir avec les vivants. Mais à la vérité Ana, ce qui s'est passé avec les Sages... Ça ne m'a pas donné envie de continuer. J'aurais voulu pouvoir m'arrêter sur cette route. Ne pas aller plus loin. Je sais déjà que plus loin, ce que je trouverai ne sera ni beau, ni grand. Je n'aurais pas plus de réponses, seulement bien davantage de questions.
Il se tût. Il lui semblait trembler un peu. Comme si ses sensations pouvaient revenir, ses nerfs repousser. « Du non sens, sur toute la ligne. Elle ne peut pas saisir ».
Colonel...
Je vous avais prévenu. Cela n'a aucun sens.
Bien au contraire. Au moins pour moi. Je ne sais pas quoi dire... je... Cela me touche profondément.
Impossible, vous ne l'avez pas vécu.
Cela va bien plus loin que cela. Vous l'avez même très bien senti et cerné, la première fois.
Ne me dites pas
Oh, Ana... Non. Non !
Il éclata de rire.
Je suis désolé Ana. C'est nerveux.
Elle ne répondit pas. Flinn se calma, retrouva son sérieux.
Je suis profondément, sincèrement désolé. Ce n'est pas une attitude convenable face à quelqu'un de votre rang.
Oui... On peut dire cela, répliqua-t-elle, glaciale.
Vous n'êtes pas fâchée au moins ?
Vous croyez que je devrais l'être ? Non, absolument pas... Laissez moi deviner : vous allez encore me répondre que je me trompe, que c'est une erreur...
Attendez, je n'ai encore rien dit. Vous interprétez mes propos et mes réactions toute seule.
Vous ferez comme la première fois, colonel. Vous n'aurez pas changé, et moi non plus.
Ana, je vous en prie... Je vous pensais plus forte pour surmonter vos propres caprices et ce léger... désagrément que vous éprouvez à mon encontre.
Vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne comprendrez jamais rien à ces choses là. À ce que l'on appelle l'amour.
Serait-ce une déclaration ? Non, Ana, vous savez que je ne peux pas accepter. Ce ne serait ni correct, ni décent, ni courtois.
Comme je m'y attendais, ricana-t-elle.
Ne croyez pas que je sois insensible.
Que croire alors ? Vous ne pouvez pas savoir ce que transporte ce sentiment qu'est l'amour.
J'ai Viltis. Mon père. Je sais ce qu'il en est.
Pas la passion.
Je l'ai connue.
Il allait trop loin. Il avait, dès le départ, voulu refuser de se livrer à cette femme. Ana était jeune, trop jeune. Elle ne pouvait pas se laisser déborder par un point de vue autre. Pour elle, l'absolu de l'amour était total et définitif. Sa propre expérience primait sur celle des autres. Flinn ne le concevait pas ainsi.
J'ai aimé, reprit-il, prudent. J'ai aimé comme on peut aimer au point d'en désirer l'autre en soi, comme un autre que soi qui fait partie de soi. J'ai aimé comme on étreint en tremblant, en se grisant de l'impression d'être à son tour aimé à la juste mesure.
Je l'ignorais... J'en suis désolée, colonel...
Ne venez pas me parler d'amour en brandissant la pancarte de la morale, Ana. Votre expérience n'est pas unique. Bien au contraire, elle est parfaitement universelle.
Je ne voulais pas vous manquer de respect.
C'est trop tard... Malheureusement.
Colonel...
Il se levait déjà. D'un regard, elle le suppliait.
Je ne voulais pas... Vraiment...
Rassurez-vous Ana, je ne suis pas vexé pour autant. Simplement, vous devez comprendre que cela ne peut fonctionner. Je ne saurais vous rendre ce que vous semblez ressentir à mon égard. Je ne pourrais pas satisfaire vos besoins physiologiques. La notion même de sexualité m'est devenue inconnue, arbitraire, contre-productive et chronophage. Je ne suis pas un bon amant, je ne saurai pas le devenir.
Vous êtes l'être le plus exceptionnel que je connaisse.
La réalité est toute différente des biographies.
Elles ne traduisent pas le formidable individu qui essaye de se cacher sous le poids des responsabilités.
Il sourit.
Cela ne prend pas Ana. Soyez raisonnable : trouvez un parti à la hauteur de vos ambitions. Je ne suis qu'une impasse de l'évolution. Je suis voué à ne pas me reproduire. Uniquement ici pour accomplir la tâche que l'on m'a assignée.
C'est injuste.
Mais honnête. Allez, Ana... Vous êtes une femme forte. Vous survivrez bien d'avoir été éconduite par le plus bancal des amants.
Aucun ne vous arrive à la cheville. Votre expérience, votre vision de la vie... Votre position unique...
Et mon mauvais caractère. Le fait que je sois un cyborg. Mon insensibilité, mon aspect monolithique. Mon manque de tact. Oui, quelle vie de rêve...
Il s'arrêta devant la porte.
Je vous protégerai de Viltis et de ses réactions Ana. Là n'est pas le problème. Mais n'allez pas vous imaginer quoi que ce soit d'autre. Maintenant que la situation est claire, j'aimerais que ces petites entrevues à prétexte cessent. Si nous devons échanger sur le sujet de la noosphère, ce sera un plaisir. Mais par holo uniquement.
Bien.
Elle cacha tant qu'elle put sa déconvenue. Il lui présenta une main ferme, qu'elle serra sans force.
Ana...
Colonel Flinn.
Eh bien, au plaisir, Ana.
Elle sortit, raide et digne. Flinn la regarda hâter son pas, puis secouant la tête, songea au gâchis qu'elle créait en pensant à lui comme on pense à un amant possible. « Si brillante et si naïve... ». En refermant la porte, il ignora tout de ce qu'elle fit par la suite. La longueur des couloirs qui la séparait encore de sa couchette, les larmes qu'elle ravalait avec peine, et cette pensée, obsédante, qui l'entourait en la coupant du monde, sans volonté. Problème de point de vue, tu passes dAna, à Flinn, puis Ana, cest confus.
Il ne me veut pas, chuchota-t-elle, pour elle plus que pour le monde. Il ne me veut pas... J'ai encore échoué.
Elle se retira seule, et, pendant plusieurs heures, se pelotonna sans bouger, espérant un miracle qui n'arriva pas.
Viltis avait rejoint Evan. Dans le maigre laboratoire qu'on avait daigné laissé à disposition du cybernaute, l'adolescent s'exerçait sur une série de cubes en métal, parfait, qu'il déformait et reformait sans cesse, les fusionnant et les explosant en fractales innombrables. Evan le regardait du coin de l'il, fasciné, en oubliant quelques instants les travaux qu'il compulsait. Il repensa à sa discussion avec le colonel. Il pouvait bien changer davis, ici encore, retourner vers Antelli en croyant un minimum à la parole du major... Mais la victoire ne serait pas dans la rébellion que dessinait les dissidents de l'Inquisition. La vieille garde essoufflée devait être balayé par la réforme, ou s'y adapter.
Viltis le fascinait, cependant. Les capacités dont il usait devant lui relevaient presque de la magie, du merveilleux, de l'inexplicable. Une loi devait régir ce fonctionnement, même si pour l'instant, elle échappait à tous, y compris à Viltis. Ne restait alors que cette fuite en avant dans la maîtrise, à défaut de la connaissance, dans le savoir plus que dans la sagesse, et la peur plus que la confiance. Evan soupira.
Fatigué ?
Non, enfin oui... J'aurais besoin de repos.
Je peux te laisser si tu veux. Je reviendrai déposer les cubes demain.
Non, non... Tu peux rester. De toute façon, je n'ai pas fini.
Bien.
Le message d'Ana tardait à venir. Elle lui avait pourtant affirmé qu'elle serait brève. Mais le temps passait, et aucun signe de la scientifique ne venait confirmer la fin de l'entrevue. Une impatience incertaine le tenait éveillé et vigilant face à l'adolescent, qui continuait son jeu.
Lorsque enfin le message arriva dans son terminal com, Evan soupira à nouveau. Un autre le suivait, plus pressant, plus grave aussi.
Viltis, je crois que le colonel Flinn veut te parler.
Encore ? Et maintenant je parie.
Tout juste.
Viltis reposa les cubes sur la table, et traînant les pieds, salua sans un mot Evan avant de sortir. Seul, le cybernaute se replongea dans son travail de synthèse.
Que se passe-t-il, maître ?
Viltis se tenait debout, à la porte du bureau. Face à lui, Flinn, assis, resta muet, l'invitant à sasseoir. L'adolescent obéit, la porte se referma et se verrouilla.
Il se passe quelque chose de grave, n'est-ce pas ?
Je suis très mécontent de ton comportement depuis quelques temps. J'ai vu et entendu certains propos qui me déplaisent fortement, et me laissent à penser que je devrais peut-être m'occuper à nouveau de ton apprentissage de manière plus soutenue.
Vous me faites venir uniquement pour ça ?
Viltis, je ne t'ai pas autorisé à prendre la parole.
Peu m'importe, rétorqua l'adolescent en haussant les épaules.
Tu n'as pas à faire des choses que je t'ai interdites, Viltis. Tu me dois obéissance et respect. N'oublie pas de la situation dont je t'ai tiré avant que tu exploites tes talents !
Ah
L'excuse du passé, maître. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas entendue. Et après ? Vous allez me dire quoi ? Que je devrais mieux me tenir, ne pas céder à mes pulsions, être parfait... Ah, ça, vous savez bien me faire comprendre que je ne le suis pas, que rien n'est assez bien à vos yeux depuis un certain temps.
Je n'ai jamais ne serais-ce qu'insinué cela. Tu inventes, Viltis.
Laissez-moi finir. Après, vous pourrez encore me crier dessus, je ferai semblant d'écouter et de dire que je ne le ferai plus... Vous n'en avez pas grand chose à faire, de ma situation. Je m'ennuie depuis des semaines, je suis venu vous trouver plusieurs fois à ce propos. Vous vous êtes engagé à m'autoriser à voir mes parents lors de notre retour sur Terre. Est-ce que ce sera encore un coup de bluff, comme les deux autres fois ?
Viltis touchait un point sensible. Flinn lui avait promis deux visites, qu'il avait annulées en dernier lieu sans autre motif que son entraînement. En vérité, Flinn craignait que le contact de son apprenti avec ses parents ne le rende plus humain, moins dur, et finalement moins docile. D'une autre façon, une jalousie primaire et brute l'étreignait au fond de lui, comme si l'interdiction pour Viltis de connaître parfois un semblant de normalité lui permettait de faire un deuil par procuration de sa propre séparation d'avec son père.
La situation se dégradait fortement, et il avait pleinement conscience de l'avoir laissée se déliter sans réellement chercher à intervenir. Viltis avait l'âge de prendre des décisions seul, tout en acceptant ses ordres sans broncher. Mais il n'était pas un militaire. Il n'avait pas envie de l'être, non plus. Il restait libre, bien au delà de ce à quoi Flinn le contraignait.
Tes parents
te manquent certainement, commença le Naneyë avec maladresse.
Vous croyez ? Cela fait plus d'un an que je ne les ai pas revus. Comme au Trocadéro, vous allez me ressortir le couplet sur la Foi ?
Non, bien sûr que non.
Évidemment. La technique est trop grossière.
Je ne t'ai pas menti ce jour là.
Comme les autres ?
J'ai été trop peu vigilant ces derniers temps, je ne peux pas le nier.
Oui, c'est vrai... Après tout, vous ne me devez rien... Ce n'est pas comme si je vous avais sauvé la vie après tout.
Je t'ai déjà remercié à ce propos Viltis. Tu sais que je ne peux pas faire grand chose de plus.
Laissez-moi respirer, maître. J'ai besoin d'air ! Je ne suis pas juste une machine. Pas encore. Pas comme vous, ni comme Guilhem.
Guilhem n'a rien à voir dans cette histoire.
Il était votre apprenti. Alors oui, il était jaloux de ce que je pouvais faire, mais il n'empêche quau moment où il a commencé à devenir gênant, vous l'avez rejeté. Et quand cela n'a pas suffit et qu'il a voulu se venger, vous l'avez tué.
Excédé, Flinn se leva d'un coup.
Je tinterdis de parler de ça avec autant de légèreté ! Guilhem était un traître, Viltis, tu comprends ?! Il a refusé des ordres, il a fini par me menacer. Tu penses que j'aurais du me laisser tuer ?! Que savais-tu de tout cela, avant de venir fouiller dans ma mémoire ?
Fermez vos souvenirs, maître. Je ne suis pas responsable de vos pensées.
Viltis, tant que tu resteras sous ma responsabilité, je ne peux pas te laisser dire et faire ce que tu veux. Tu as le droit d'être en colère, tu as le droit d'être triste, tu as même le droit de me haïr. Mais tu es trop important pour que tes choix et tes actes te menacent.
Alors... Ça y est, enfin ? Vous finissez par cracher le morceau ? Donc je ne suis qu'un outil. Bien.
La salle vibra très légèrement.
Viltis ?
Vous pensez que je ne vaux pas mieux qu'un calculateur, qu'un champ de force, qu'une arme. Je suis... je suis ravi, maître, de vous l'entendre dire. À un moment, je vous admirais, au début. Quand vous étiez humain. Même après, vous saviez me comprendre. Mais depuis votre mécanisation, c'est comme si je n'étais plus qu'une donnée, malléable à souhait. Comme si ma voix ne comptait plus, n'existait plus. Vous imaginez que je le prends bien ? Vous vous trompez.
Viltis, ne sois pas stupide et calme toi.
Un fauteuil décolla du sol. Sa matière se délitait en une fine poussière.
J'ai eu tord de croire que vous pouviez m'apporter quelque chose de positif, depuis votre retour. J'ai eu beau veiller à votre chevet tout ce temps, vous n'en aviez, au final, plus grand chose à faire. Le jouet avait fait son temps, il n'avait plus dintérêt. Mais je crois que tout ceci est terminé, maître. Il est temps que je prenne mon indépendance, que cela vous plaise ou non.
Le fauteuil acheva de se décomposer. Viltis se détourna vers la porte. Un souffle vif, puis l'éclat et le grésillement du sabre ionique de Flinn lui barrèrent la route.
Ça
suffit, Viltis. Tu ne gagneras rien du tout. Si tu ne veux pas t'arrêter, je m'occupe de ton cas d'une manière que j'aimerais éviter.
L'adolescent ne répondit pas. La tension qui s'était emparée de la pièce retomba.
Bien. Puisque vous croyez que la force va m'effrayer.
Flinn posa genou à terre, son sabre se rétracta. La mâchoire crispée, il luttait de toutes ses forces pour tenir ainsi, au lieu de s'effondrer.
« Vous êtes un lâche, maître. Vous n'avez eu de cesse de penser à votre intérêt, et seulement à lui. L'avenir de la Confédération ne vous intéresse pas. Même les Sages ont senti cette tendance. Voilà pourquoi ils ont accepté de vous confier une charge qui ne vous revient pas. Et encore... S'il n'y avait que cela... »
« Viltis, arrête ! »
« Vous m'avez considéré de la même manière que Guilhem. Mais si Guilhem a échoué à vous renverser et à vous tuer, c'est parce qu'il souffrait de sa propre force. Ses idées le retenaient face à vous. Plus d'une fois, il aurait pu vous trancher la gorge sans que vous ne réagissiez. »
« Guilhem est mort. Je l'ai tué ».
« Comme vous tuerez tous ceux qui vous gênent. Comme moi, peut-être. »
L'assaut redoubla. Ivre, gonflé par la douleur, l'esprit de Flinn se libéra d'un seul coup de l'emprise de Viltis.
« NON. TU N'AS PAS IDÉE DE CE A QUOI TU TOUCHES, VILTIS. LE SEUL MAÎTRE ICI, C'EST MOI. EST-CE CLAIR ? »
Viltis était tombé au sol. Son esprit tentait de fuir les griffes en feu qui le retenait dans un carcan de peur et de douleur. Il aurait voulu pleurer, mais même cela, Flinn le lui interdisait.
« EST-CE CLAIR, VILTIS ? »
« Maître ! »
« Tu ne peux pas gagner à ce jeu là. J'ai encore des ressources, bien plus que ce que tu peux en pressentir. Avise toi une seule fois de me menacer à nouveau de la sorte, et je règle ton compte de manière aussi définitive que Guilhem. »
Il relâcha son étreinte. La réalité ressurgit parfaitement. Le maître et l'élève au sol se regardèrent, presque incrédules.
Ne joue plus à ça... Jamais, Viltis.
Je... je...
À partir de maintenant, je vais être plus attentif, je te le promets. Et rien ne me fera revenir sur cette promesse. Mais, pour nous deux, parce que trop de choses sont en jeu, ne t'avise plus de me refaire un coup comme celui-ci.
Je ne sais pas ce qui m'a pris, bredouilla l'adolescent.
Des larmes coulèrent sur ses joues. Flinn se rapprocha, s'assit à coté de lui, saisit sa main droite avec sa pince, et la serra très doucement.
Je veux être un père pour toi. Même si je ne remplacerai jamais tes parents.
Je suis tellement désolé, maître...
Tu iras les voir. Lorsque nous arriverons, je te laisserai quelques jours avec eux. Je pourrai me passer de toi. La Confédération aussi. Nous te devons bien ça.
Vous... Vous avez raison... maître... Je deviens comme Guilhem.
Vos talents et vos dons sont les mêmes, mais vos esprits sont trop différents.
J'aurais pu vous tuer !
Tu ne l'as pas fait. Si jamais tu avais voulu, tu aurais su où frapper.
Mais... Pourtant...
Tu m'as poussé à la défense. Je n'ai fait que répondre. Et ce sera la dernière fois, je l'espère, que j'aurais à t'y contraindre de la sorte.
Je vais écouter vos conseils, maître... Mais je m'ennuie tellement. Personne n'a l'air de vouloir de moi.
Tu es différent, de tous. Tu effrayes aussi. Par tes talents, ta langue acérée, ton attitude. La confiance n'est pas une amie qui se prête à tous.
Je me suis senti si seul...
Si tu as besoin de moi Viltis, tu sauras où me trouver. Puisque tu as accès à ce que je pense, il est ridicule que tu ne puisses pas non plus accéder à mes quartiers. Je vais te fournir les codes de mon bureau, de mes serveurs, et une partie de mon identification Rezo.
Mais... Maître ? Et si jamais...
Je n'ai pas su te faire confiance, et voilà où je nous ai embarqués. Nous avons frôlé la catastrophe. Peut-être est-il temps que je te considère vraiment comme un homme, plus comme un enfant.
C'est trop. Je ne peux pas accepter.
C'est pourtant ce que tu vas faire.
Sans le laisser réfléchir plus longtemps, Flinn glissa une de ses trodes dans l'armure de l'adolescent.
Puisque tu auras probablement un rôle à jouer avec cette saleté d'espèce xéno dans un futur proche, tu vas prendre connaissance de mes travaux. Pas ceux que j'ai confié à l'équipe, mais les miens. Complets. Avec mes notes et mes remarques.
La responsabilité...
Tu vas devoir apprendre à composer avec. En attendant de devenir pleinement propriétaire de tes talents. Tu es intelligent, Viltis. Je suis certain que tu sauras mener à bien ce que je te demande. Et je saurai me montrer généreux.
Je...
Ne dis rien. Pour le moment, va seulement te reposer. Quand tu te sentiras plus en forme, reviens me voir. Nous aurons tout le temps de reprendre cette discussion.
13.
La routine, toujours, habitait les gestes de Flinn, quand il débarquait sur Terre. Une impression d'étrange habitude, de répétition perpétuelle, dans le défilé des officiels présents à sa venue, au pied des navettes de l'astroport. Lui, scintillant de mille feux, apprêté en grande pompe, souriant malgré la fatigue et digressant de tous les sujets possible, sauf du voyage. Flinn parvenait à mentir sans tricher, à omettre sans offenser, à naviguer sans s'échouer dans cette marée âpre. Oui, l'habitude lui révélait le changement. L'espèce humaine dégageait cette odeur flétrie, étuvée, dont l'esprit planait au-dessus d'eux comme un mauvais nuage opacifiant la lumière du soleil.
Impression troublante de la joie du retour, à laquelle se mêlait celle de la peine de fin de voyage. La route se terminait, bientôt relayée par d'autres actions plus graves, plus polies. Déjà, l'aventure et son goût suave lui manquaient. Lorsqu'il se retrouva seul avec Viltis, séparé de tous les participants à la mission, il se laissa aller, ce que l'adolescent ne manqua pas de remarquer.
Vous vous ennuyez déjà, maître ?
Pas autant que toi, je pense.
Vous n'en savez rien.
Contrairement à toi.
J'ai décidé de vous laisser tranquille, de vous faire confiance. Je ne regarderai pas en vous. Pas aujourd'hui.
Alors j'essayerai d'être aimable et de ne rien entendre...
Viltis se détourna, une ombre passant dans son regard, amusé et choqué.
Je compte régler ton départ à Vilnius dès aujourd'hui. Le temps que je traite les rapports, tu pourras t'offrir quelques jours de repos bien mérités.
C'est vrai ?
Pourquoi mentir ? Je t'en ai fait promesse après tout.
Le souvenir de laltercation douloureuse remonta à la surface. Flinn ne pouvait plus se permettre de tenir un discours à double sens. Son apprenti avait besoin de stabilité, de paroles assurées. Il pouvait en voir la conséquence, simple, de l'annonce : Viltis se mit à sourire comme il le faisait rarement, ouvert, singulier et heureux.
Merci, maître.
Je ne fais que te rendre une partie de ce que je te dois. Ne compte pas en rester ici.
C'est déjà très agréable de recevoir un tel
cadeau de votre part.
Cela m'évitera surtout de devoir t'occuper quand je ne serai pas disponible.
Viltis ne sut quoi répondre.
Ne t'en fais, je ne vais pas t'oublier.
Moi non plus maître. Et en parlant de ça... J'ai fini de lire le rapport. J'aurais des choses à dire dessus... Mais elles vont vous sembler ridicules.
Pas du tout. Je serais bien curieux de voir ce que pourrait en tirer un esprit aussi vif que le tien.
La flatterie vous va si mal, maître.
Puisses-tu permettre que je m'améliore sur ce point... Enfin. Je voudrais bien entendre ce que tu as à en dire.
Eh bien... La théorie de la noosphère n'est pas une théorie. Pas plus que le H'hrodath... Mais concrètement, vous comptez faire comment pour le réactiver ?
C'est une grande inconnue. En réalité, je n'en ai aucune idée. Au sein de l'espèce des Naneyë, aucun individu n'a les connaissances nécessaires pour relancer le processus. Et seul... Je crains d'avoir bien du mal à y arriver.
Vous allez rire mais... Je ne pourrais pas être utile ?
Toi ?
J'ai déjà des dons de télépathie, de télékinésie, pourquoi pas d'accès à la noosphère et donc du passé, du présent et peut-être du futur ?
L'Homme n'a pas accès à sa noosphère. Contrairement aux Naneyë.
Pourquoi ne pas essayer ? Avec les Effaceurs qui pourraient nous menacer.
C'est une option que j'avais envisagée.
Pourquoi pas, alors, maître ?
Flinn se tut.
Ce n'est pas si simple que cela, Viltis. En réalité, c'est bien plus compliqué que d'essayer simplement. Les conséquences pourraient être gravissimes.
Même si vous ne la considérez pas sérieuse, ne l'ignorez pas complètement. S'il vous plaît.
Je tâcherai de m'en souvenir. En attendant... J'aimerais que tu réfléchisses à ce que tu vas faire à ton retour. La route est encore longue. Et vu le travail qui nous attend
Je sais maître, je sais.
Jusqu'à la Forteresse, plus un mot ne fut échangé.
Siegfried les attendait, laconique et solitaire, bien à l'abri de la horde des tacticiens, généraux et grands spécialistes qui se pressaient dans ses petits papiers, avides des informations remontant tout droit d'Alioth. Déjà, il avait eu vent de théories obscures, loufoques ou ridicules, parfois les trois à la fois, et se reposant sur la certitude que Flinn lui épargnerait l'inutile, il avait expurgé tout ce qui pouvait l'encombrer.
Seul, mais pas tout à fait. Le Commandus Magnus se dressait dans un angle, vigile et placide, le regard vieillissant mais avide, trop heureux de revoir son apprenti revenir d'une mission qu'il avait contribué à tisser dans l'ombre.
À l'annonce de l'arrivée du Naneyë, le père et le fils sortirent de leur torpeur, se regardèrent en s'adressant un sourire de circonstance.
J'espère qu'il apporte de bonnes nouvelles.
Siegfried, ne soit pas trop optimiste.
J'espère que vous tromperez, cette fois encore, père.
Attends donc, tu verras.
Siegfried n'eut que le temps dhocher la tête, tandis qu'on introduisait Flinn, paré comme rarement de toutes ses décorations et d'une cape neuve, lourde et somptueuse. Les portes se refermèrent dans son dos, il se laissa légèrement aller.
C'est un honneur de venir vous faire mon rapport, Très Saint Magister Siegfried. Puisse le Dieu-Machine vous être toujours favorable.
Repos, colonel.
Flinn se rapprocha, posa un genou à terre, avant de se relever.
Passez-moi l'expression, Très Saint Magister, mais vous m'en avez joué une bonne avec cette mission.
Je pensais que cela ne pourrait que vous faire plaisir, colonel.
Allons bon, tu n'as pas apprécié de prendre quelques jours de congés ? Railla Gregor, piquant.
Les fouilles n'ont pas été une partie de plaisir.
Et tes équipiers ? Ils n'ont rien fait ?
Le travail était bien plus important que ce que je pensais au départ. Au final, il a fallu retourner sur une dizaine de sites, pour avoir suffisamment de matière exploitable.
Et le gouverneur, votre père, colonel ?
Il se porte très bien, mais... Il a quelques soucis légers à régler.
Il m'a informé de cette histoire. Je suis sceptique face à sa façon d'aborder le problème, mais il conserve ma confiance.
Il n'échouera pas, assura Flinn, imperturbable.
Concernant la mission, qu'en as-tu fait ressortir ?
Bien des choses, monseigneur. J'ai remué quelques vieilles notions que j'aurais peut-être du laisser là où elles dormaient. Réveiller les âmes perdues n'est jamais un exercice agréable.
Et clairement ? As-tu confirmé ou infirmé ta théorie de départ ?
J'ai consulté les gardiens de la mémoire de mon peuple. Ils n'ont pu que me renforcer dans ma conviction de départ. La noosphère existe au sein de mon peuple.
Le H'hrodath, c'est cela ?
Ce n'en est qu'une version poussée, accrue, qui va bien plus loin que le simple échange d'information. Mais très concrètement, étant donné que la noosphère existe, j'ai pu y accéder et relever nombre d'informations importantes.
Il serait de bon goût que tu puisses en faire part à nos équipes scientifiques, nota Gregor, sérieux. Tu es le plus à même de comprendre combien la technologie ancienne de ton peuple pourrait améliorer la Confédération. Repense simplement à l'exemple de votre propulsion transpatiale qui a dopé la notre.
Je sais, et je compte bien donner à tout ce savoir une chance d'exister à nouveau. Néanmoins, il y a un gros problème.
Et quel est-il ?
Ce qui a conduit l'espèce des Naneyë au déclin n'est ni une épidémie, ni le temps. Mais une espèce externe qui a failli la parasiter.
Toutes les espèces sont vouées à entrer en concurrence...
Pas de cette façon. Pas en parasitant la connaissance par la mise en place de l'oubli.
Siegfried, silencieux depuis quelques temps, sortit de sa réserve.
Colonel, tout ceci n'a aucun sens.
Vu de lextérieur. Je me suis bien douté que de telles affirmations ne vous laisseraient pas indifférent. Et que j'aurais davantage de difficultés à vous convaincre. C'est pour cela que j'ai dressé un rapport complet et exhaustif. Un rapport que je vous demanderai de ne pas partager.
Cela va de soi, ajouta Gregor.
Il est long et fastidieux, mais cela ne vous posera pas de problème de le compulser.
Douterais-tu de nos capacités d'analyse ?
Pas un instant, monseigneur. Mais je préfère prévenir.
En substance, que préconises-tu ?
Étant donné que l'espèce à l'origine du déclin des Naneyë est celle qui a crée les Cubes et les exploite, je pense qu'il faut nous armer sans tarder.
Le visage de Gregor s'assombrit.
La même, tu es sûr ?
Je ne serais pas venu les mains vides.
Il présenta un Cube, qu'aucun des deux Mac Mordan n'avait remarqué. Ils marquèrent un temps d'arrêt, gênés.
Flinn... Comment peux-tu apporter un tel objet ici ? Tu sais pourtant ce que Livius a vécu...
Il est mort, monseigneur. Aussi mort qu'une pierre ou une branche.
Comment en être sûr ?
Trouvé sur un chantier de fouille, sur les indications des gardiens de la mémoire de mon peuple. Nos ancêtres avaient trouvé le moyen de les désamorcer sans les détruire, ni indiquer leur présence.
Ce sont des balises ?
Qui sembleraient s'activer au delà d'une certaine activité de la noosphère, d'après ma théorie. Au delà d'un seuil, la balise s'active, et on peut être à peu près sur qu'une attaque soit imminente.
L'Homme n'a pas d'accès à sa propre noosphère. Il n'y a pas de danger, en théorie, contra Siegfried
Ne pas en connaître les accès ne signifie pas que l'accès est inexistant. Le simple « exemple » qu'est Viltis devrait nous inciter à la plus grande prudence. En développant ses dons, il deviendrait tout à la fois la plus radicale des armes, mais également le détonateur sur lequel toute la Confédération se tiendrait en équilibre.
Le... brider... Ce ne serait pas une solution ? Questionna Gregor.
Si Viltis avait déjà déclenché les Cubes, cela ne servirait à rien. S'il ne l'a pas fait, ce n'est quune question de temps avant qu'un individu similaire napparaisse, et que le seuil soit franchi. Non, à mon humble avis, il est plus urgent de le préparer.
Il peut modifier la gravité de la matière mais... La noosphère de l'Homme. Ce n'est plus le même défi. Cela ne comporte plus du tout les mêmes enjeux.
J'en suis bien conscient monseigneur. Et c'est pour cela que je ne fais que vous dresser mon rapport. Une menace est là, elle agit en modifiant la perception de nos connaissances et en agissant sur notre capacité à oublier. Trouver une force équivalente ou supérieure est la seule réponse décente que nous pouvons choisir.
Logique implacable.
Bon sens, surtout. Le nombre de nos canons et de nos soldats ne sera qu'une donnée minime.
S'il n'y a pas de débarquement.
Très Saint Magister, qu'en pensez-vous ? Que préconisez-vous ?
Siegfried marqua un temps et, regardant distraitement une projection holo, sembla ne pas entendre.
Gregor et Flinn le fixèrent, patients.
Cest une question délicate, Flinn. Je ne peux pas agir aussi rapidement. Je dois consulter le bureau tactique, leur livrer les informations que vous venez de me donner...
La discrétion que je vous demande n'est pas optionnelle, Très Saint Magister.
Vous aller pourtant devoir faire avec. Si ce que vous nous dites est exact... C'est une guerre qui nous fait face dès à présent.
Je le crains, hélas, Très Saint Magister.
Flinn, te rends-tu compte de ce que cela pourrait impliquer ?
Des morts, des mondes perdus, un retard monstrueux dans l'expansion de la Confédération.
Au mieux. Mais si l'espèce qui nous menace prend le dessus... Nous disparaissons.
J'imagine que toute alternative comme celle de mon peuple est inenvisageable ?
La sagesse des Naneyë est exemplaire... Mais la Confédération n'a pas vocation a rester accrochée à ses acquis. La galaxie est vaste, il reste tant à découvrir. Le Dieu-Machine a besoin de nous et de cet espace pour se développer.
Concrètement... Qu'allez-vous attendre de moi ? J'ai bien conscience que la tactique générale mise en place par les équipes concernées ne me regarde pas pour le moment.
Encore faudrait-il qu'elles soient au courant...
Encore une fois, vous avez raison, monseigneur, mais là n'est pas la question. Que dois-je faire, moi, Flinn, dans ce qui nous attend ?
Tu n'as pas la moindre idée ?
Si, mais je ne suis pas sûr que vous soyez si convaincus de la réponse, monseigneur.
Occupe-toi de Viltis. Impossible de ne pas utiliser ses dons contre une telle menace. Fais en l'arme dont tu rêves. Je t'en sais capable.
Votre confiance m'honore, monseigneur.
Elle n'est qu'à la hauteur des services que tu as rendus à la Confédération.
Dans un spasme d'honneur, Flinn se raidit, gonflé d'orgueil.
Je ne suis que le serviteur dévoué du Dieu-Machine.
Pour notre plus grande fierté, Flinn. Tu ne nous as jamais déçus.
L'échec n'est pas une issue envisageable.
Pourtant, il faudra apprendre à composer. Les incertitudes qui nous font face sont de plus en plus denses et troubles. Dire avec confiance de quoi sera fait demain au regard de ce que tu nous exposes ne peut que nous conforter dans la nécessité de nous préparer à toute menace. Même la plus étrange qui soit. Pour être honnête Flinn, j'ai encore beaucoup de mal à accepter ce concept de noosphère. Il dépasse toute forme de réalité physique connue.
Pourtant, c'est une réalité.
Bien différente et bien impalpable. Quels senseurs pour examiner une telle dimension ? Quel paradigme ? Quelle norme ?
Tout ceci n'a pas de sens.
Pourtant, c'est bien la question du sens qui fait sens ici. Flinn, nous te sommes reconnaissants. Nous allons prendre bien soin de ce que tu nous apportes, et nous t'encourageons à poursuivre la voie que tu ouvres avec Viltis. Tu sauras être un guide pour lui.
Votre confiance m'honore, monseigneur, Très Saint Magister.
Ta fidélité te sauve. Contrairement à ce que vivent ces félons d'Inquisiteurs traîtres qui ont fui.
Gregor détourna le regard.
Nous savons que des mondes félons sont retombés sous notre coupe.
C'est une excellente nouvelle alors ! S'exclama Flinn, surpris de cette annonce. Je ne comprends pas que vous sembliez si inquiets... Ou alors vous avez une bonne raison de l'être.
Plus exactement, Flinn. Laisse-moi texpliquer la situation.
Gregor déploya une projection holo, indiquant plusieurs mondes rapprochés en périphérie de la Confédération. Des points lumineux, qui scintillaient comme autant d'émaux précieux et chatoyants, éclairant le vide de l'espace. Flinn se perdit dans la projection, imaginant que le responsable de sa mutilation vivait là, dans ces mondes lointains, l'oubliant peut-être. Faisant semblant de l'oublier, peut-être.
Regor Prime était un des bastions de la rébellion. Deux cités d'importance, et d'après nos estimations, une force militaire assez conséquente.
Concrètement ?
Entre cinq et dix milles hommes. Deux croiseurs. Et tout ce qui va avec.
Et qu'est-il arrivé à Regor Prime ?
Vide. Nos vaisseaux de reconnaissance sont passés à proximité sans détecter la moindre émission radio. Et après observation directe, il ne restait rien de Port Moscou, la capitale. Port Budapest, le camp de base le plus notable de la planète, a été très gravement endommagé. Mais là n'est pas le plus important.
Vous ne trouvez pas cela très troublant, monseigneur ? Un monde entier délaissé alors que nous aurions du nous attendre à une résistance farouche et déterminée ?
En réalité, toute la rébellion s'est effondrée. Les deux autres mondes concernés, Regor Bêta Trine et Nu, sont toujours intacts. Mais leurs populations ont souffert. Un mal étrange.
La rébellion n'a pas attaqué à l'approche des vaisseaux de la Confédération.
C'est bien pire que cela, Flinn. Ou bien mieux. Les soldats ont été accueillis comme des héros. En creusant un peu, ils se sont vite aperçus d'une chose...
Laquelle ?
Toute la population semblait souffrir d'amnésie légère. Comme si la rébellion n'avait jamais existé. Bon nombre des colons savaient que quelque chose s'était passé, mais ils n'auraient pas su le décrire. De fait, nous avons du accepter que certains d'entre eux reviennent sur Terre, malgré toute la réticence que nous avons exprimé à leur égard.
Les amiraux ont accepté ?
À vrai dire, ils n'avaient guère le choix. Nous ne voulions pas de fratricides. Constituer des prisonniers était la meilleure des options à notre sens, étant donné qu'une Conversion restait envisageable.
Et donc, les prisonniers ?
Arrivés sur Terre il y a trois jours. Toujours le phénomène d'amnésie, antérograde et de plus en plus profonde. Ils ont oublié qu'ils venaient de Nu ou de Bêta. Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ici. Pour eux, il y a juste un gros trou noir, sans en connaître l'origine.
Ce serait trop simple, monseigneur, railla Flinn.
Évidemment...
Vous avez une idée du pourquoi de la chose ?
Nous l'ignorons toujours. Mais à la lecture des informations que tu as pu nous faire remonter, je commence à avoir de sérieuses questions...
Comme ?
Ne penses-tu pas, Flinn, que ce qui s'est passé sur les mondes rebelles et le passé d'Alioth ait un lien ?
Le Naneyë garda le silence quelques instants.
Vous voulez franchement connaître ma position ?
Même si je pense déjà la connaître.
Tout ceci arrive à un moment très opportun... Cest suspect. Hors, je crois assez peu au hasard... Il est plus que probable que les Effaceurs ont agi sur les mondes rebelles. Et que s'ils parviennent à lire dans la mémoire des rebelles...
Nouveau silence.
Les prochains seront nous, monseigneur.
Libéré de sa rencontre, après avoir transmis la totalité de ses rapports, Flinn se retira dans ses quartiers. À nouveau seul, il tenta de se détendre, en vain. On le harcelait de demandes via le Rezo. On voulait savoir comment s'étaient passées les recherches. S'il avait des idées sur ce que cela allait changer. Une demande, différente, attira sans attention, alors qu'il s'apprêtait à l'effacer. Un des tacticiens du Très Saint Magister souhaitait le rencontrer pour évoquer la désertion des rebelles. Tout d'abord, Flinn ne comprit pas : il connaissait trop mal la situation des bords de la Confédération pour avoir à son sens un avis sérieux et digne d'attention. Seulement, le tacticien évoquait à son tour la théorie de la noosphère. « Un ami d'Ana ? Ou bien le fruit d'un hasard mal tombé ? ». La curiosité éveillée de Flinn ne lui laissait pas d'autre choix que d'accepter, avant de soupirer, se sentant coupable de se mettre en portafaux vis à vis de ses engagements actuels. « Comme si j'avais besoin de cela ». Plus étonnant encore, le tacticien lui proposait se venir directement à sa rencontre. Flinn, habitué à la discrétion, recevait rarement dans ses appartements. Mais le départ rapide de Viltis, l'organisation d'un plan d'attaque d'ici à quelques jours, et lanalyse approfondie des informations pouvaient malgré tout laisser quelques minutes à un entretien qu'il jugeait au final plus intéressant que dérangeant.
Presque dépité, il notifia au tacticien l'heure et le lieu du rendez-vous, certain de ne pas avoir fait le meilleur choix.
Alors, c'est vrai, vous mautorisez à partir, maître ?
Dès que ton armure sera retirée.
Viltis, debout face à trois cybernautes, les bras levés à l'horizontale, patientait. Doucement, le cocon de métal qui le maintenait en sécurité laissait à découvrir sa peau, blanche et presque diaphane d'avoir passé trop temps sans soleil. Un frisson le parcourut, il grimaça.
Je patiente, maître, mais c'est long.
Je sais très bien. N'oublie pas que j'ai connu ça, moi aussi.
Sauf que vous n'aviez pas à retirer l'armure. Et que vous ne ressentez pas la douleur.
Chimiquement parlant, c'est faux. Cela étant dit, l'opération était plus simple.
Et si je le faisais seul ?
Mieux vaut suivre les procédures. Je serais très contrarié s'il t'arrivait quoique ce soit, bien que je ne doute pas de tes talents.
« Et puis, cela m'évite de devoir te dire au revoir trop vite, sans voir que tu grandis trop vite, que tu oublies déjà ce que tu vis, et que je reste là, bien trop en arrière de toi ».
Vous trichez maître.
Décontenancé, Flinn n'en garda pas moins son mordant habituel.
Simple habitude. Et je croyais que tu ne devais plus...
Il semblerait que moi aussi, je triche.
Vivement que tu partes, finalement. J'aurais le temps de respirer un peu.
Accrochez vous à cette idée. Moi, j'attends encore trop. J'ai hâte.
L'un des cybernautes lança un regard réprobateur à Viltis, qui secoua la tête.
Ils ne comprennent pas.
Ils préfèrent surtout avoir à faire à des individus mécanisés. Ce qui se comprend. Tu dois être... particulièrement douillet.
C'est faux !
J'aimerais bien que tu me prouves le contraire.
En faisant demi-tour, Flinn se ravisa, fixant une dernière fois son apprenti.
Travaille tes bases, au moins une à deux heures par jour.
J'essaierai d'y penser.
C'est très important, Viltis, insista Flinn. Nous avons énormément de travail. Bien plus que tu ne l'imagines.
J'ai déjà une petite idée de ce que mon entraînement devra comporter. Ne vous inquiétez pas, je garde une bonne place pour la théorie.
Voilà qui est mieux. Deviendrais-tu raisonnable ?
Il semblerait maître, il semblerait.
Je compte sur toi.
Vous ne serez pas déçu.
14.
La nuit tomba, aussi dense qu'à l'accoutumée. Flinn devait se rendre à l'évidence. Le mouvement qu'il avait initié commençait déjà à lui échapper. Dans la Forteresse, on s'affairait dans tous les recoins, des plans se montaient plus vite qu'il n'en avait connaissance (ce qui était fort rare), tandis qu'on le laissait tranquille. Il s'en réjouit, autant qu'il s'en inquiéta. Devait-il considérer ce fait comme la marque d'un abandon de la part du pouvoir ? Ou bien de respect ? Le Très Saint Magister restait désespérément silencieux, de la même façon que le Commandus Magnus. Libre, Flinn se sentait soudain trop seul, trop déconnecté, comme emprisonné dans ce qu'il venait de évertuer à construire. Il s'étonna de sa propre réaction, inhabituelle à son encontre.
Il devait très vite sortir de cette inactivité. Prévenant simplement son aide de camp posté dans une autre pièce de ses quartiers, il s'absenta, sortit de la Forteresse, se lançant à l'assaut des rues de Civimundi. Son objectif, très clair, s'éloignait des lieux de la vie nocturne. Il évitait soigneusement les endroits fréquentés pour arriver à destination. Les quais de Seine, bondés, étaient un obstacle qu'il retarda en serpentant dans les vieilles rues de l'ancien quartier Latin, avant de se retrouver près de la place saint Michel. Il traversa le bras de Seine qui le séparait de lîle de la Cité en pressant le pas, ne répondant pas aux exclamations qui semblaient le retenir contre son gré, contre son objectif. Face à l'ancienne cathédrale, il hâta le pas, prêt à courir si besoin. La surprise de son passage lui libérait la voie, il en profita, bouillonnant, fatigué, lourd de questions.
À l'intérieur, le silence était absolu. La lumière qui nimbait les piliers dessinait des lignes géométriques qui scandaient le volume du lieu plus sûrement que sa disposition physique. Flinn se sentait happé par cette lumière, douce et chaude qui, mieux que tout, symbolisait la présence puissante qui avait choisi de séjourner ici.
Monsieur... La visite est interdite la nuit.
Je sais, mon frère. Mais je crois que c'est urgent.
Le moine ouvrit la bouche, se préparant à devoir insister, avant de tomber sur les grades du poitrail du Naneyë.
Monseigneur... Flinn ?
Lui-même. J'aimerais rencontrer un confesseur.
Mais... Vous êtes rentrés ? Et pourquoi pas sur la Forteresse ? Je ne comprends pas tout...
Il n'y a pas grand chose à comprendre mon frère. J'avais besoin de changer d'air. Et il est des sujets dont je voudrais m'entretenir avec un confesseur car ils m'empêchent de travailler correctement. C'est urgent...
Mais je... Bien... Ne bougez pas monseigneur, je vais voir ce que je peux faire.
Très bien.
Conscient de son privilège, Flinn n'en abusa pas. Les lieux étaient sacrés. Il aurait pu descendre au cur du sanctuaire, il s'en garda bien. Ici, il n'avait de pouvoir sur rien, hormis sa personne. Si tant est qu'on lui laissait ce pouvoir-ci. Il n'osait même pas trop en demander. Il savait que dépasser la limite de la courtoisie pouvait chèrement se payer par la suite.
Le moine revint, escorté d'un jeune confesseur vêtu de noir et de rouge, le regard embué de fatigue.
Je suis désolé monseigneur... Je ne m'attendais pas à devoir accueillir quelqu'un ce soir.
Cest moi qui m'excuse, mon père. Pouvons-nous nous retirer ?
Étant donné le peu de monde dans le temple à l'heure qu'il est, je ne suis pas sûr que cette idée change quoi que ce soit. Mais si vous préférez...
Flinn hocha la tête. Le moine les lâcha, s'en retourna près des porches du temple, tandis que le confesseur et Flinn s'enfonçaient dans les entrailles de l'édifice.
Vous confier à un confesseur n'aura pas forcément beaucoup d'utilité. Vous étiez un Inquisiteur après tout. L'examen de conscience devrait suffire.
C'est plus que cela mon père.
J'attends de vous entendre. Je suis
troublé par votre position, monseigneur.
Ils débouchèrent devant une porte en métal, qui menait à une chapelle plongée dans l'obscurité. Le confesseur invita Flinn à sasseoir.
Voilà. Ici personne ne nous entendra.
Je suis inquiet mon père. Inquiet pour l'avenir.
Comme nous tous, c'est normal.
C'est plus que d'habitude. Ce qui nous attend sera une épreuve terrible.
Je ne comprends pas, mon fils... Cela ne vous dérange pas que je vous appelle ainsi.
Je préfère. Les « monseigneur » ne m'ont jamais été naturels.
Et bien... Mon fils, si vous m'expliquiez ce que vous traversez ? Peut-être pourrais-je vous être d'un quelconque secours ?
Ce dont je devrais vous parler est soumis à un secret défense. Je ne peux pas me permettre de rompre la confiance qu'on m'a accordée.
C'est
délicat, en effet.
En réalité mon père, ce que nous vivions n'est que la conséquence de nos actes passés. Avec tout les individus que nous croisons.
Et sous le regard du Dieu-Machine. Je crois savoir que vous êtes un serviteur plutôt zélé. Vous ne devriez pas vous inquiéter de la sorte.
Quelqu'un sous ma responsabilité aurait besoin d'une attitude que je sais très mal
jouer.
Un apprenti ?
Comment le savez-vous ? S'étonna Flinn.
Il y a assez peu de situation de la sorte. Ou justement, elles sont trop nombreuses pour laisser la place au doute. Si ce n'était pas cela, vous l'auriez précisé.
C'est vrai.
Votre apprenti vous cause du tord, mon fils ?
Il est brillant. Je doute d'être à la hauteur de son talent, et encore plus d'être à la hauteur de ce quil pourrait attendre d'un mentor.
Avez-vous envisagé d'abandonner sa formation ?
À aucun moment.
Ce qui est déjà positif. Cependant... Vous vous demandez si cela est moral de lui mentir ? Pour son bien à lui ?
Exactement.
Il s'est senti laissé dernièrement. Il attend de vous que vous soyez son père de substitution.
Exact, à nouveau... Comment savez-vous
Le Rezo est la raison même de ce temple et de ce culte. Vous avez subi une conversion. Bien trop d'éléments de votre esprit transitent via les « conséquences » de la Conversion pour que je les ignore. En réalité mon fils, j'essaye de ne pas vous brusquer. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez blessé par ma pensée.
Peut-être ai-je besoin de cela ?
Non, vous rentrez de mission. Vous êtes fatigué, malgré votre statut de cyborg. Une régénération de quelques heures n'y changerait rien, car cette fatigue est dûe à une situation complexe que vous avez traversée avec votre apprenti. Et vous vous demandez, au fond, si la confiance que vous aviez nouée tous les deux, sous le coup d'un pacte sans forme ni prise de serment, est toujours valable. Et sinon, sur ce que vous devriez faire pour regagner sa confiance, vu que vous avez perdu la sienne.
Votre clairvoyance est dérangeante.
Le confesseur sourit, amusé.
Le Dieu-Machine m'a confié cette mission. Il serait extrêmement dommage que je ne m'en montre pas capable.
Comme nous tous.
Pour être complet dans ma réponse, mon fils, je vous indiquerai simplement que vous avez fait ce que vous pouviez pour votre apprenti. Mais qu'il est, tout comme vous, sans doute trop différent de la masse habituelle des individus pour que toute solution préconçue s'avère inutile, voir dangereuse. J'ai bien conscience que ma réponse n'en est pas une, mais je ne peux pas me hasarder à vous indiquer quelque chose de plus précis. Suivez tout à la fois votre cur et votre logique, mon fils. Dans cette situation, vous êtes la propre clef à ce problème.
Flinn, décontenancé, se tut.
Vous voilà bien silencieux, mon fils.
Je dois vous avouer que je m'attendais à quelque chose de plus concret, mon père.
Ce qui aurait été trop simple. En revanche, je peux toujours vous bénir.
Peut-être que cela m'apportera plus de soulagement que je ne le pense.
Le confesseur sourit à nouveau.
Auriez-vous donc si peu de foi, pour un ancien Inquisiteur ?
Les questions, mon père. Trop de questions.
Je vois cela.
Le trentenaire se pencha, attrapa une curieuse sphère au sol, et la plaça au-dessus de la tête de Flinn.
Mon fils, puisse le Dieu-Machine vous bénir, afin que vous trouviez vos réponses et la paix intérieure. Puissiez-vous vous en remettre à Sa sagesse et Son désir, et que toujours, vous restiez son fidèle serviteur.
Le Dieu-Machine est mon maître, j'en suis à tout jamais son fidèle serviteur, scanda Flinn.
Amen.
Le confesseur rangea la sphère. Souriant, il se leva.
Reposez vous, mon fils. Vous êtes épuisé.
Je vais tâcher d'en tenir compte.
C'est bien.
Se retournant, Flinn sentit la main frêle du confesseur.
N'ayez pas peur de l'avenir, mon fils. Il nous observe tous. Et Il veille. Particulièrement sur les courageux comme vous.
Merci, mon père.
Flinn laissa le confesseur seul, remonta à la surface, et retournant vers la Forteresse, prit la décision de s'écarter du monde des vivants le temps d'un repos bien mérité.
La plage. Du sable à perte de vue, un ciel gris, un vent froid qui soufflait de la Baltique depuis plusieurs jours, sans discontinuer. Les moutons blancs, accrochés aux vagues comme à des collines. Son regard qui se perdait, au loin, dans une direction que lui seul aurait pu décrire. Il sourit.
Ce n'est pas exactement comme ça que je m'en souvenais.
Est-ce grave ?
Non papa.
Le père hocha la tête satisfait.
Tu n'imagines pas combien nous avons été contents de te revoir.
Cest la troisième fois que tu le dis aujourd'hui.
Parce que c'est vrai.
On ne vous a pas embêté ? La Confédération, les soldats...
Tout le monde s'occupe de nous gentiment, coupa la mère. Tu sais, Viltis, cest un peu triste mais... Depuis que tu es parti, tout va bien. Et un peu mieux, pour être honnête. Pardonne moi
Je ne devrais pas te dire des choses comme ça. Tu n'avais pas à le savoir.
Ça me rassure d'entendre que tout va bien.
L'adolescent soupira.
Moi aussi, je suis très content. J'attendais depuis trop longtemps.
Ton professeur a été bien généreux.
En fait... Il est un peu fatigué. Je crois qu'il sera content d'avoir un peu de temps libre. Et moi aussi.
Tout va bien à Civimundi ?
Oui, mentit Viltis en y ajoutant un grand sourire.
Derrière, sur la grève, le transporteur réservé à l'usage de l'adolescent semblait attendre là depuis des années. Une couche de poussière jaunâtre couvrait déjà son cockpit. Le pilote, un jeune cyborg de vingt-cinq ans, ignorait ce spectacle, se plongeant dans la contemplation de l'horizon rectiligne. Viltis le considéra un court instant, avant de hausser les épaules. Difficile d'ignorer qu'on le surprotégeait. Difficile aussi de faire comme si sa vie retrouvait un peu de normalité. En arrivant sur Vilnius, il s'était interrogé sur ce que les gens qu'il avait connu gardaient en mémoire de lui. S'ils savaient ce qu'il faisait. Si ses capacités étaient connues. Le monde des civils lui apparaissait comme bien étrange, comme à chaque permission. Incroyable de simplicité, et presque hostile dans sa complexité.
Quand Viltis avait demandé à ses parents d'aller aussitôt à la plage, ils n'avaient pas protesté. Pourquoi l'auraient-ils fait ? La Confédération se chargeait de leur transport tout le temps que leur fils était sur place. Son père avait gagné une place confortable dans l'administration régionale, suffisante pour lui assurer, ainsi quà sa femme, un confort appréciable. Ils n'étaient pas maltraités, mais au contraire, bien considérés. Tout cela grâce à lui, un simple garçon sans histoire. C'était inespéré. Un véritable conte de fée.
Viltis, quand reviendras-tu ?
Maman, je ne suis pas encore parti... Attends un peu.
Tu sais... Ton père aime bien te dire que tout va bien mais... Tu me manques.
Le regard de la femme s'embruma. Viltis se jeta à son cou.
Toi aussi maman, toi aussi... Mais, s'il te plaît, ne pleure pas.
Son père les enlaça tous les deux.
Tout redeviendra comme avant, je vous le promets. Il faudra juste que je finisse ma formation.
Te laissera-t-on partir ? Tu as des responsabilités qui t'attendent. De ce qu'on nous en a dit, tu es destiné à avoir de hautes fonctions.
Je travaillerai d'ici. Ça ne changera pas grand chose. Nous pourrons être ensembles plus souvent.
Tu sais que ce sera compliqué... Tu n'es pas obligé de nous mentir.
Son père se détacha. Viltis le regarda.
Papa, c'est pas simple.
J'imagine. Mais on tient le coup avec ta mère.
Parle pour toi... Tu me manques.
Elle ne dit pas ça quand on est que tous les deux, railla le père.
Menteur !
Elle fit mine d'attraper son mari, qui se prit à rire. Ils se chamaillèrent comme des enfants.
Eh, attendez, moi aussi !
Oubliant tous les tracas qui pesaient sur ses épaules, Viltis se lança à leur poursuite. Il éclata de rire, avant de tomber dans le sable, soudain enivré par le goût de la vie qu'il avait presque oublié. Combien la vie ordinaire lui semblait séduisante ! Comme il aurait tant souhaité ne jamais revoir le jour maudit où Flinn l'avait trouvé pour le former ! Il aurait suffit que ce stupide accident ne se produise pas. Que personne ne découvre jamais ce maigre talent qu'était le sien. Des candidats, il y en avait d'autres. Même Guilhem... Il ne serait pas mort, il aurait gardé sa place, sans souffrir. La solution aurait convenu à tant de monde, c'était rageant.
Il se recroquevilla, fixant toujours la mer, soudain triste et inquiet.
J'ai froid, se plaint-il. J'aimerais qu'on rentre.
Déjà ? On vient à peine d'arriver.
La maison me manque.
Le père s'agenouilla à coté du fils.
On a quitté la maison. Tu le savais ?
Non.
Viltis ravala un sanglot.
Pourquoi tu as fait ça ?
Le gouverneur de Vilnius a voulu nous faire un cadeau, sans doute pour être bien vu. L'ancienne maison était trop froide l'hiver, tu t'en souviens ? Tu avais toujours deux pulls et autant de paires de chaussettes. Tu te plaignais de tousser...
Mais l'été... Elle était magique cette maison.
On naurait pas pu la garder de toute façon. Les intérêts de lemprunt commençaient à nous poser problèmes.
Même avec ta promotion ?
Elle était trop loin de mon nouveau bureau aussi. Et puis... Les gens du quartier... Ils commençaient à être très froids avec nous... Depuis l'incident de l'école...
C'était pas de ma faute.
Je le sais.
Eux aussi, ils savent. Pourquoi ils vous ont chassés ?
Écoute Viltis, ce n'est pas aussi simple. Grâce à toi, on a pu changer de situation. On ne pouvait pas attendre que tu reviennes pendant des mois. On savait qu'en partant à Civimundi, il y avait des chances pour que tout change, pour nous comme pour toi. On ne pouvait pas refuser de toute façon... À part aller en prison, à quoi cela aurait-il servi ?
Ce n'est pas juste.
Mais la vie n'est pas juste. Sois plutôt content qu'on puisse encore se voir de temps en temps. C'est mieux que rien.
Mouais, répondit un Viltis peu convaincu.
Avant de rentrer, tu n'aimerais pas manger une gaufre ? Il n'y aura personne sur la jetée à cette heure ci.
Et avec le temps... Mais oui, j'en veux bien une. Ça fait tellement longtemps que je ne n'en ai pas mangé.
Viltis se releva. Sa mère les regardait, de loin, lui souriait en secouant le bras. Il lui répondit. Elle était encore belle, enroulée dans son manteau en laine et ses longs châles de couleurs vives. Ses cheveux qui volaient au vent lui faisaient oublier qu'elle vieillissait. Qu'un jour aussi, elle mourrait. Une nouvelle pointe d'angoisse serra le cur de Viltis.
Ça va mieux ?
Oui... Non... On va dire que oui.
Tu n'es plus un enfant. Tu ne pourras pas toujours...
Papa, je sais ce que j'ai à faire. Là bas, vous n'étiez pas là. J'ai du faire avec.
Oh, calme-toi...
Viens plutôt prendre une gaufre.
Ils avancèrent d'un même pas. Viltis remonta une écharpe sur son nez, transi.
Et maman ?
Elle fait semblant, elle dit que tout va bien. Mais tu l'as vue. Elle désespère de te voir revenir. Chaque matin, elle doit avaler des anxiolytiques pour tenir le coup. Elle pleure, je n'arrive pas à la consoler... Oui, elle n'est pas comme avant.
Ah...
À nouveau, l'adolescent se sentait mal. Autour de lui, le sable vibra, fluet. Il s'oubliait.
Viltis ? Qu'est-ce que tu fais ?
Rien, c'est rien.
Le sable retomba.
Est-ce que je pourrais faire quelque chose pour que maman aille mieux ?
Tu ne pourras pas rentrer. Essaye de lui écrire ? Ça lui ferait plaisir.
Le courrier est censuré.
Ah, oui... C'est vrai...
Mais vu ce que je risque de mettre dedans, ils le laisseront passer. Même s'ils le lisent avant.
Ce n'est pas grave. Elle serait tellement contente.
Et toi, papa ?
Moi quoi ?
Tu tiens ?
Je n'ai pas vraiment le choix. Même si là où je travaille, les chefs sont tous des militaires et trouveraient ça plutôt pas mal que je me fasse mécaniser, en partie.
C'est pas vrai... Ils ont osé ?
Des convaincus, railla le père. Peut-on leur en vouloir ? Le système marche grâce à eux.
Et que leur as-tu dis ?
Que ça pouvait encore attendre. Le jour où je deviendrai moins performant, j'y songerai. Mais vu que je suis largement protégé par le pouvoir central, on me laisse tranquille.
Je pourrais peut-être intervenir pour qu'on te trouve une rente... Mon mentor est très bien placé, c'est un des favoris...
Je ne veux pas que tu fasses quoi que ce soit pour nous. Tu en fais déjà assez comme ça.
Je veux juste que vous ne manquiez de rien.
C'est le cas. Tant que tu fais ce qu'on te demande, la Confédération s'occupe de nous.
Mais, papa, cest une forme de chantage...
Et ça m'arrange. Je ne pourrais pas rester toute la journée à la maison, à ne rien faire.
Vous pourriez voyager ?
On le fera quand tu seras adulte, avec une situation stable.
Vous attendez après moi ? Mais cela fait plusieurs années que je suis parti maintenant !
Tu ne peux pas changer tes vieux parents.
Le père sourit, mélancolique.
Et parfois, on retourne à la mer. Pour penser un peu à toi.
Ça ne change rien.
Peut-être, mais ça fait du bien.
15.
Sur la promenade de Nida, le vent faisait tanguer les mats et claquer les drapeaux. Au loin, le ciel sombrait dans la nuit. Les lumières s'allumaient aux fenêtres. Un seul marchand ouvert tenait encore boutique à cette heure, et il servit sans joie Viltis et sa famille. Le militaire présent à la porte et le regardant sans aménité n'y était sans doute pas étranger.
À nouveau dehors, Viltis savourait le goût d'une enfance soudain retrouvée, qui glissait contre son palais et dans sa gorge avec une chaleur sucrée. Il souffla, ébouillanté, riant, grisé comme l'enfant qu'il avait été.
Ça te plaît ?
C'est génial. Merci, papa !
Mais, il n'y a pas de quoi.
Quelques badauds traînaient çà et là, bravant le mauvais temps qui approchait. Nida était une station balnéaire sans histoire, bondée l'été et déserte hors saison. Quelques officiels venaient y prendre leurs quartiers, loin de l'agitation de la ville, mais aucun n'y séjournait en ce moment. La population se constituait alors en majorité de personnes retraitées, de quelques familles et administratifs assurés dune vie paisible, sans histoire.
Ici, Viltis pouvait espérer rester inconnu. A Civimundi, il ne pouvait pas sortir sans escorte, sans être aussitôt reconnu. Depuis le sauvetage du colonel Flinn, on le considérait comme un héros. Et à ce titre, il pouvait être une cible privilégié d'attentats. Viltis jugeait ces précautions comme inutile. Personne n'aurait eu envie de vouloir s'approcher de lui. Sans armure, il était devenu méconnaissable. Grand, brun, le visage diaphane et long, le regard fatigué, il apparaissait parfaitement ordinaire. Même sa démarche s'était faite plus traînante.
Maman, qu'est ce que tu fais ?
Photo. Approche-toi de ton père.
Il se déplaça de quelques mètres, la gaufre toujours en main, à moitié dévorée. Il passa un bras au cou de son père, sourit, le temps que sa mère sorte l'appareil et les mitraille une bonne dizaine de fois.
Cest bon ?
Oui. Merci. Je les ferai développer en arrivant.
Ça ne peut pas attendre demain ?
Tu pourras écrire un mot comme ça, derrière.
Oh
Si tu insistes.
Jinsiste, mon fils.
Et à nouveau, ils riaient, tous les trois. Et Viltis sentit le changement. Il n'eut que le temps de se retourner.
Hey, toi ! Tu es le garçon qui a sauvé cette saloperie de xéno !
Mais vous êtes qui ?
J'attendais que tu viennes ici.
C'est impossible. Personne n'est au courant.
Faut croire que les nouvelles vont vite.
Lindividu sortit une arme. Un pistolet ionique, qu'il tira au clair, haut au-dessus de sa tête.
C'est à cause de toi qu'il a fait Convertir mon frère.
Non, attendez...
Qui en premier ? Ta mère ou ton père ?
Viltis se figea.
Vous avez dit quoi ?
Tu as bien entendu.
Répétez, pour voir.
Lequel veux-tu voir mourir en premier ? Il n'y a pas de raison que tu ne souffres pas.
Glacial, l'adolescent répondit.
Qui vous voudrez.
Mais, Viltis, protesta son père.
Reste en arrière. Occupe-toi de maman. Je n'aurais pas de mal à gérer.
Puis, à ladresse de son agresseur.
J'ai un très bon professeur.
Saloperie de mutant.
L'homme pointa, tira. Rien ne se passa.
Encore, ironisa Viltis.
Merde.
L'agresseur voulut prendre la fuite. Ses pieds refusaient de bouger. Il regarda en tous ses, paniqué.
Bon, alors, on arrive plus à s'en aller ? C'est dommage.
Comment as-tu fait ça ?
C'est mon petit secret, mais je ne suis pas sûr que ça t'intéresse. Pour l'arme, par contre, j'ai solidarisé le déchargeur et la chambre énergétique. Amuse-toi donc à appuyer encore deux ou trois fois, et tu t'arracheras le bras tout seul.
L'homme visa Viltis, appuya. L'adolescent recula de trois pas, juste avant la détonation. Un cri strident résonna.
Je vous avais prévenu. Pourquoi ne pas m'avoir écouté ?
L'agresseur ne répondait plus. Tombé à genoux, il roula par terre, détaché du piège de Viltis.
Ta punition est sévère, mais on ne braque pas un agent de la Confédération comme on tenterait de voler un passant. Tu t'es attaqué à quelque chose que tu ne maîtrises pas...
Non... Pitié...
J'ai horreur des traîtres.
Viltis étendit la main. L'homme lévita, quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol. Le moignon du bras droit fumait encore, du sang en giclait.
Pitié, répéta-t-il.
Non.
Il cessa d'être. Son corps se vaporisa en un brouillard dense, qui se dissipa aussitôt. Pas d'effusions, de mise à mort douloureuse, rien, mis à part une disparition radicale et définitive, qui arracha à Viltis un sourire cynique.
Dommage pour toi.
Il se retourna. Sa mère pleurait, son père, bouche bée, le considéra un long moment.
Mais...
Je suis désolé que vous ayez du assister à ça. Si tu le veux, je t'expliquerai tout.
Je ne préfère pas...
Comme tu voudras. On rentre ?
Le père hocha la tête, mal à l'aise, tandis qu'ils prirent la direction du transporteur.
À Vilnius, la nuit était déjà tombée. Le transporteur survolait la ville à basse altitude, et Viltis pouvait contempler l'éclat des lumières en contrebas, ignorant tout du ronronnement du moteur et des rares paroles qu'adressait le pilote au contrôle aérien. Il fallut que son père vienne à ses cotés pour qu'il réagisse.
C'est beau, non ?
J'avais oublié où vous viviez.
Toi aussi mon grand.
La main du père caressa les cheveux du fils, qui ne bougeait pas, hypnotisé. Pour lui, le spectacle était nouveau. Il n'avait pas pour habitude de prendre un tel moyen de transport. Viltis remarquait d'ailleurs qu'il restait tout le temps agrippé à une poignée, une barre, sans s'en rendre compte.
Tu as peur papa ?
Non, pas du tout. Pourquoi ?
Tu ne lâches pas les barres de transport.
Ah... Oui... C'est vrai.
Donc tu as peur.
Puisque je te dis que non.
Maman a raison : tu mens très mal.
Le père sourit.
Ça fait du bien de te revoir parmi nous.
Tu as prévenu le reste de la famille ?
Non, pas encore. Il faut dire quon na pas été prévenus très longtemps avant ton arrivée. J'ai juste eu le temps de quitter le bureau, et de rentrer.
Ah, oui, en effet...
On pourrait prévoir quelque chose pour demain, si tu veux ? Ton cousin est encore dans les parages, je suis sûr qu'il ne serait pas mécontent de te voir depuis tout ce temps.
Si tu veux, répondit l'adolescent en haussant les épaules, presque indifférent.
Nous allons bientôt arriver. Regagnez votre siège, monsieur, indiqua le pilote d'une voix atone.
Bien.
L'approche et latterrissage furent simple, routinier. En se retrouvant dans la rue d'un des quartiers de l'ouest de la ville, Viltis constata qu'il n'y avait ici que de larges maisons, cossues, aux peintures fraîches. Un endroit qui respirait le confort, l'aisance. Rien à voir avec lancienne maison et l'ancien quartier, celui de l'école... Il aurait adoré vivre ici, avant. À présent, le luxe ne lui laissait aucun goût dans la bouche, aucune étincelle d'envie dans le regard. À peine le considérait-il comme un supplément. La vie rude au contact de son mentor avait ôté en lui la magie de chaque surprise, chaque petite joie. Intérieurement, il se surprenait même à éprouver autant de joie à voir ses parents. Cette simplicité là, pour le moment, restait intacte, comme un trésor caché au fond de lui.
« Ils sont là. J'ai encore besoin d'eux. »
Sa mère, juste derrière lui, l'attrapa par les épaules.
C'est celle là, dit-elle en pointant du doigt une bâtisse de deux étages, blanche aux volets bleus.
Elle est grande.
L'entretenir m'occupe. Et puis quand il y a du monde, on y est bien. Il y a de la place.
Une bourrasque secoua les branches des arbres de la rue. Des feuilles bruissaient, tombaient. Viltis se pelotonna dans son manteau.
Il fait vraiment froid, par contre.
Viens, on rentre, indiqua son père.
Il les suivit. Ils franchirent une belle porte en voûte, avant d'arriver dans un hall accueillant.
Tiens, donne moi ton manteau.
Viltis se déshabilla, tendit le vêtement, puis avança. Une grande pièce à vivre s'ouvrait sur l'arrière de la maison par une baie en arc. L'ameublement avait été choisi avec goût. Viltis s'y sentit bien, aussitôt. Il s'installa dans un grand fauteuil de cuir, s'y détendit, fatigué de la journée.
C'est vrai que la maison à l'air bien.
Tu veux visiter ? Papa serait content de tout te montrer.
Un peu plus tard. Là, j'ai juste envie de
ne rien faire.
C'est comme tu veux.
Dans un coin, un poêle s'alluma. Une douce lueur orangée vint danser sur les murs adjacents. Viltis n'aurait pas pu rêver mieux.
Un feu de cheminée... Ça faisait tellement longtemps...
Profites en autant que tu veux.
J'y comptais bien.
Viltis entendit les bruits de la cuisine, presque perdu au loin. La salive lui montait à la bouche. Baigné dans son propre contentement, il ne se sentit pas plonger dans un sommeil apaisé, comme il n'en avait plus connu depuis longtemps.
Le père le regardait, tristement. Il aurait voulu le serrer dans ses bras, l'empêcher de repartir avec ces soldats, tous plus effrayants les uns que les autres. La Confédération n'était-elle donc bonne qu'à ça ? Lui voler son unique enfant ? Il haïssait, en cet instant, le maître de Viltis. Il aurait voulu lui dire que non, il n'y retournerait pas. Parce que son fils était revenu fatigué, amaigri, changé. Parce qu'on lui avait garanti de bons traitements, et qu'il savait que ce nétait qu'un mensonge de plus. Mais après ? Se rebeller n'aurait pas été une solution. La seule chose qui pouvait le consoler était de profiter des rares moments qu'on octroyait à sa famille, la maigre tolérance, fugace, qui résistait à tout pour livrer la petite flamme de bonheur qui éclairait son cur d'un peu d'espoir.
Va-t-en vite, Viltis, murmura-t-il. Ils ne te sauveront pas.
Le jour était revenu, brutalement. Dans la maison, son père et sa mère se tenaient à table, face à face, une assiette de soupe devant chacun d'eux. Ils la mangeaient lentement, sans se lâcher du regard. Sa mère pleurait, en silence.
Qu'est ce que vous faites ?
Elle ne répondit pas. Un hoquet la gêna. Ses pleurs redoublèrent. Elle gémit, douloureusement. Viltis se leva, d'un bond.
Je vous parle !
Elle ne put continuer à avaler sa soupe. Un homme, surgi de l'ombre d'un des rideaux, braqua sur elle une arme chargée. Elle restait immobile. Impossible pour elle de poursuivre.
Toi, tu manges.
Je ne peux plus...
Tu manges où je te colle une balle dans la tempe. Ce serait dommage d'en arriver là.
Laissez nous un moment... S'il vous plaît... Laissez nous juste un moment tous les deux.
J'ai des ordres. Vous laisser seul n'en fait pas partie.
Si Viltis était là...
Mais je suis là ! Hurla l'adolescent.
Il voulait avancer, n'y arrivait pas. L'angoisse le serrait. Il avait l'impression que tout allait trop vite, trop lentement. Que le temps n'était plus le temps.
Laissez-le en dehors de ça. Il a autre chose à faire que de venir vous sauver.
Sale brute...
Je fais ça pour son bien. Plus tard, il nous remerciera de lui avoir enlevé une belle épine du pied.
Il y avait d'autres solutions. Nous exiler...
Il faut que vous disparaissiez. Pour de bon. Sinon, ce qu'il doit accomplir n'aura jamais lieu. Comprenez bien que je suis désolé, que ça n'a rien de personnel...
Vous mentez mal, caporal.
Vous, monsieur, mangez !
Le père remit le nez dans son assiette. Une ombre passa sur son visage. Son regard se troublait. Sa bouche se tordit, il tomba à la renverse, tandis qu'un liquide mousseux s'échappait de ses lèvres. La mère cria, effrayée.
Non, Ivan, non !
Toi, tu te tais et tu manges !
Non, non, non !
Le soldat secoua la tête.
Ça m'embête vraiment de devoir en arriver là.
Il tourna son arme vers le cur de la femme, et titra sans sommation. Il n'y eut aucune détonation, juste un gros flash suivi d'un crépitement sinistre. Une fumée douce se dégagea des vêtements de la femme. Le regard fixé pour l'éternité, elle s'écroula, sur la table.
Pauvre conne.
Horrifié, Viltis pleurait, en silence, abattu, assommé par ce qu'il venait de voir. Le caporal jeta un il dans sa direction, avant de ricaner et de sortir, les laissant là, sans autre considération.
Viltis, hé !
L'adolescent se réveilla en sursaut, tremblant, en sueur, le regard perdu.
Viltis, tout va bien ?
Son père était là, la main sur son épaule. Tout autour de lui, la maison semblait... vibrer ? Les murs étaient flous, les contours imprécis. Il reprit sa respiration, avec peine.
Je...
Tu as crié. Puis tout s'est mis à trembler. J'ai eu peur... J'ai encore peur, pour être honnête.
Un cauchemar papa... Je suis désolé... Je ne voulais pas vous causer du tort...
Ne t'en fais pas pour nous.
C'était affreux... Je vous voyais mourir.
Ce n'est rien Viltis... On est là.
Oui. Tant mieux...
Il se recroquevilla dans le fauteuil, fixant la cheminée.
Le repas est prêt, indiqua sa mère. Est-ce que tu as faim ?
Je vais venir... Juste deux minutes. Commencez sans moi.
Elle ne répondit pas, le considéra un instant, puis s'installa à table avec son mari. Dans son coin, Viltis se remettait doucement de son mauvais rêve. Tout y était si réaliste. Tout. Le moindre détail aurait pu être crédible... La scène s'était déjà produite, il en avait la certitude. En même temps, il était impossible que... « Non, ça n'a pas de sens... ». Ce n'était qu'un rêve. Aussi crédible soit-il. Son père et sa mère discutaient, juste derrière lui. Il pouvait aussi sentir la vie, le beau tourbillon de leur pensée, tout en s'interdisant d'y pénétrer. Savaient-ils quelque chose qu'il ignorait ? Les avait-on menacés ? Son mentor aurait-il été capable d'une telle extrémité pour qu'ils n'essayent pas de le contacter ? « S'il a fait ça, c'est la pire des pourriture ».
La seule certitude qu'il pouvait tirer de cette expérience, aussi dérangeante soit-elle, était que ses parents, aussi longtemps qu'ils vivraient, resteraient la seule façon de le toucher dans ce qu'il avait de plus intime, de plus pur. Pour Viltis, il n'était pas concevable un seul instant qu'ils puissent disparaître avant qu'il ne soit pleinement adulte, vieux, capable d'affronter le choc que constituerait leur mort. Leur amour le portait quand il se sentait loin d'eux, vacillant, prêt à tout abandonner. Et dans le même temps, leur fragilité d'être vivants... Cette fragilité les exposait à une multitude dévénements fâcheux, tragiques. Viltis ne pourrait pas toujours être là pour eux.
Se redressant, se levant et s'installant à table, il resta muet, presque catatonique.
Ils ont ouvert un nouvel aquarium en ville. Si tu veux, on pourra y aller demain, proposa son père.
Pourquoi pas, concéda l'adolescent, distrait.
Tu t'ennuies ?
Non, non... Je crois que je suis juste fatigué.
Un silence sinstilla, rempli de gêne.
Viltis, reprit le père, ta mère et moi avons un peu discuté quand tu dormais. Ce qui s'est passé à la mer... On sait que ce n'est pas de ta faute... J'ai été choqué, ta mère aussi. C'était violent. Ce n'est pas quelque chose que n'importe qui est censé vivre. Surtout pas un jeune, comme toi...
Ça ira. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Je ne vais pas insister mais, si c'est important pour toi de parler de choses dures, difficiles, on peut accepter...
J'ai un confesseur à Civimundi, coupa Viltis, glacial. Je ne suis pas venu vous voir pour parler des horreurs que j'ai vues.
Bien... On ne voudrait surtout pas t'embêter.
Si je vous pose souci, si je vous inquiète, je peux aller dormir dans une caserne.
Non, ça n'a rien à voir...
Les murs de la maison bougeaient quand je me suis réveillé. Ça ne t'a pas inquiété ? Tu n'as pas eu peur que tout s'écroule ?
Le père fixa son assiette, en soupirant.
On accepte de prendre ce risque là. On savait que tu avais un don. On savait de quoi il s'agissait. Le message qu'on a reçu était très clair là dessus. On nous a aussi prévenus qu'il fallait t'éviter les émotions fortes. Que ça pouvait te déstabiliser.
Ils exagèrent, grogna Viltis. Je ne suis plus un petit garçon... Je sais gérer tout ça.
On sera toujours là pour toi. Tu le sais ?
Ouais... En attendant, j'ai faim. Quant à vous deux, si vous ne vous sentez pas de faire comme ça, dites le maintenant. Il y a des psychologues chez les militaires. Je pense qu'ils ne vous en voudraient pas d'utiliser leur service après ce que vous avez vu...
Je
tacherai de m'en souvenir.
Alors tout va bien dans ce cas ?
On peut dire que oui.
Alors mangeons.
Le reste de la soirée se passa au calme. Ils discutèrent longtemps, sans chercher à revenir sur ce qui au fond avait agité toute cette journée. Viltis revenu, Viltis souriant presque à la vie, Viltis qui, pendant quelques heures, oubliait qu'il n'était plus qu'un outil au service d'un régime absolutiste, totalitaire, étouffé dans sa propre existence.
Le lendemain, ils visitèrent l'aquarium. Viltis retrouvait sa place d'enfant, encore une fois. Discrète, une patrouille l'encadrait, lui laissant un peu de place pour pouvoir se promener sans être enfermé, sans avoir l'impression d'être constamment en danger. Le matin, il avait du se convaincre de contacter l'état major de la ville, pour les informer de l'incident. L'officier qui l'avait écouté avait eu l'air sincèrement désolé d'un tel acte. Il ne comprenait pas comment on pouvait en vouloir à la vie d'un héros de la Confédération. Sans ciller, il avait donc détaché quatre hommes auprès de Viltis. À contrecur, l'adolescent avait accepté, faisant contre mauvaise fortune bon cur, appréciant secrètement de retrouver un peu de la rigueur militaire qui, au final, lui manquait. Les soldats ne lui parlaient pas, mais les voir le rassurait un peu.
Il avait eu peur. Très peur. Dans la nuit, un sursaut d'angoisse l'avait à nouveau réveillé sans ménagement. Il avait déambulé dans la maison, une heure durant, cherchant à comprendre pourquoi cet événement revenait à présent le hanter, lui qui n'avait sur le coup ressenti qu'un grand mépris, et si peu de considération pour son agresseur. Le fait de le considérer comme un humain normal avait-il suscité en lui l'ouverture d'un gouffre sans fond, le rattachant à sa condition initiale ? Viltis l'ignorait. Tout ce qu'il en savait était que cette permission n'avait rien de commun avec ce qu'il pouvait espérer y trouver.
Il se contenta alors de faire semblant que tout allait bien, le reste du séjour. Quatre journées offertes à sa seule satisfaction, qu'il remplit de visites et de souvenirs tronqués, comme un au revoir définitif à son enfance. L'âge d'homme sannonçait déjà pour Viltis. En lui l'écho du futur se propageait, résonnait, en écho contre son vécu.
Lorsqu'il quitta ses parents, le ciel clair distillait une chaleur douce, inhabituelle en cette saison. Sa mère, allergique, se mouchait sans cesse. Son père retenait ses larmes.
On était très content Viltis.
Moi aussi.
On te reverra bientôt ?
Oui, j'espère.
Si la guerre n'arrivait pas sur Terre. Si Flinn ne décidait pas, par un horrible coup du sort, de monter un plan machiavélique pour faire de lui l'arme qu'il devait être. Soudain, Viltis prenait conscience qu'il les quittait, pour de bon, sans trop d'espoir. Il s'y était préparé. Il redoutait cet instant.
Je serai toujours là, avec vous.
Il les serra dans ses bras, retenant un sanglot. Sans se retourner, il monta dans le transporteur, calme, décidé, soudain délivré d'un poids immense.
CINQUIÈME PARTIE
1.
La projection holo était d'une qualité assez médiocre. Les lignes et le grain de l'image se perdaient dans un mauvais codage, trompaient les couleurs, trahissaient la réalité. Pour Viltis, elle restait la plus belle façon de retrouver ses parents, à présent loin, trop loin.
Au revoir, murmura-t-il, retenant une larme d'un doigt tremblant.
Il coupa l'alimentation. La projection disparut. Il se retourna sur sa couchette, fixant le plafond, où flottait une autre projection, celle d'un des systèmes rebelles retombé sous le contrôle de la Confédération. Il se demanda si un jour, il pourrait aller là bas, trouver ces mondes déserts, presque perdus, où personne n'avait vraiment eu envie de s'installer. La vie devait être paisible, absolument monotone, sans point commun avec son existence au sein de la Forteresse. Il s'imagina, plongeant les mains dans le sable d'un désert tiède, les yeux fermés, concentré sur la sensation unique des grains caressant sa peau, bruissant sans violence, répétant ce geste à l'infini, perdu dans le temps.
La porte s'ouvrit. Un cybernaute entra sans frapper dans la chambre, le regard triste, fatigué.
La pause est terminée Viltis. Depuis dix minutes. J'ai essayé de te joindre, mais tu ne réponds pas.
Pardon, j'étais fatigué.
Tu ne dois pas couper ton aug'. On te l'a déjà dit, au moins quatre ou cinq fois. D'ailleurs, pourquoi ne le portes-tu pas ?
Il me fait mal.
L'adolescent tendit l'objet au cyborg, qui l'examina de son il robotique, sans un mot.
Les réglages semblent corrects, mais peut-être que je devrais les réajuster. Je vais m'occuper de ça.
Merci.
Tu devrais demander quand tu as un problème, plutôt que d'attendre qu'on vienne te chercher. Tu n'es plus un enfant Viltis.
Qui soupira, sans se cacher.
Il reste encore une session aujourd'hui.
C'est vraiment usant...
Ça ira mieux quand on aura tout calibré et qu'on basculera sur les implants.
Quand ?
Bientôt, répondit le cybernaute en hochant la tête et en souriant. Allez. On va s'arranger pour que cette fois, tu ne sois pas trop fatigué en ressortant du calibrage.
C'est vite dit.
Bon... On y va ?
Viltis acquiesça, et laissa le calme consolateur de sa chambre, avec regret.
Ils descendirent dans les entrailles du Palais. Après une série de couloirs sombres et labyrinthiques aux yeux de Viltis, ils pénétrèrent dans une grande salle, remplie à ras bord de cybernautes et de techniciens qui s'activaient dans tous les sens. Ils les dépassèrent, s'arrêtant dans une seconde salle, plus petite, où quelques serveurs et une chaise à connectique remplissait l'espace. Juste à coté se tenait Flinn, ainsi que son ordonnance, le sergent Hoffmann.
Dix minutes de retard, nota Flinn. Jimagine que tu es très content de toi.
Je me suis endormi, maître, menti l'intéressé.
C'était la séance à ne pas être en retard, et tu y arrives quand même... Enfin bon. Je discutais avec le major Asweltorf. Il n'est pas favorable à ta mécanisation pour le moment. Trop jeune.
Vous avez l'air surpris...
Les circonstances actuelles ne me donnent pas spécialement envie de rire. Nous avons reçu des messages assez inquiétants venant d'observatoires de systèmes relativement proches de la Terre. Ils ont vu les vaisseaux. Et ils viendraient bien dans notre direction.
Ce n'est pas vraiment une surprise. Je ne vois pas où vous voulez en venir, maître.
Ce que je veux dire, c'est que je compte sur toi pour travailler dur. Nous avons tous besoin de tes capacités.
Ça c'est VOUS qui le dites, maître.
Crois-moi, le Très Saint Magister attend beaucoup de toi. Si tu arrives à développer la totalité de ton potentiel, nous pouvons espérer une attaque rapide et efficace.
Laissez moi le temps alors...
Nous n'en avons pas.
Mais je ne suis pas un cyborg ! J'ai besoin de dormir ! Et c'est vraiment très très fatiguant en ce moment !
Flinn souleva un sourcil avant de secouer la tête, dépité.
Nous avons déjà eu cette discussion. Inutile de poursuivre. Mais je compte sur toi Viltis.
Je ne vous ai pas encore déçu. Ne pensez pas que je compte commencer un jour.
Je préfère ça.
Le cybernaute qui avait accompagné l'adolescent travailla sur un hologramme de commande, et une trode surgit du siège.
Ça va faire un peu mal.
Menteur, ricana Viltis. Ça me vrille les tympans à chaque fois. C'est insupportable.
La prochaine fois, ça ira mieux.
Oui, comme à chaque fois...
La trode se ficha dans sa nuque. Viltis glapit, laissa couler une larme.
Connexion établie.
À tout à l'heure.
Personne ne lui répondit, alors qu'il se sentait partir vers un ailleurs peu engageant.
Flinn se reprocha d'être aussi agressif avec Viltis. Lorsqu'il vit son regard basculer, le laissant atone sur la chaise à connectique, il songea avec amertume que ce n'était pas la place d'un enfant. Il n'aurait pas dû subir cela sans implants conséquents. Le peu qu'avait accepté de placer Asweltorf lui permettait un accès rudimentaire au Rezo, mais pas de quoi transformer et améliorer radicalement ses processus de pensée. La plasticité de son cerveau avait été avancée comme unique argument de poids, auquel s'était rangé sans trop y croire le Naneyë. Dans le fond, peu lui importait les conséquences à long terme : si les Effaceurs détruisaient la Confédération, on chercherait un coupable, et il deviendrait un bouc-émissaire parfait. Asweltorf se moquait bien de son avis de militaire. Viltis étant en pleine croissance, aucune intervention lourde n'était envisageable.
Les injections de morphine n'atténuaient plus la douleur. Asweltorf s'en désolait, sans trouver de solution viable. Viltis devait se contenter de serrer les dents, et d'attendre de plonger dans le Rezo, d'aller en profondeur dans la noosphère pour retrouver un semblant de bien-être. Du moins, c'était ce qu'il disait à Flinn. Impossible de vérifier. Là où l'adolescent se rendait, personne n'aurait été capable de le suivre.
Plus que de voir son apprenti souffrir, Flinn se sentait surtout coupable de rompre le serment qu'il avait fait, à bord de l'Aber Wrac'h, alors que leur rivalité avait bien failli les mener à leur perte. Il ne prenait pas soin de Viltis. Il le confiait à des mains expertes mais peu humaines parfois, indélicates souvent, toujours intrusives. L'adolescent n'avait pas protesté, ne s'était pas plaint, mais Flinn ne pouvait pas ignorer la fatigue, l'agressivité, l'agacement qui perçaient dans ses propos. Plus le temps passerait, plus il devrait renforcer les entraînements, la maîtrise de la noosphère. Jusqu'à quel prix ?
Colonel, la connexion est stable. L'accès au Rezo est nominal. Peut-on commencer ?
Oui, allez-y. Lancez les scans et la surveillance biologique. Si jamais quelque chose se passe mal, vous le débranchez. La priorité est qu'il reste en bonne santé.
Comme d'habitude...
Exactement.
Le cybernaute lança les protocoles. Flinn fixa les images diffusées par holo. Au centre, le cerveau du garçon luisait, criblé de fausses couleurs, plongé dans une activité intense.
Montre-nous de quoi tu es capable Viltis. S'il te plaît.
Blanc, puis noir. Comme il s'attendait à trouver l'endroit. Où plutôt la projection qu'il avait de l'endroit. Qui n'était même pas un endroit, mais la conceptualisation d'une autre dimension, ni espace ni temps, ni matière ni néant. La première fois, il avait sombré dans une inconscience prolongée, troublé par l'absence de repère. Puis, il avait construit les bases d'un volume tridimensionnel infini, s'étendant en tout sens, sans commune mesure avec la réalité mais suffisamment tangible pour lui permettre de ne plus être totalement perdu.
Au-dessus du moins, vers ce qu'il avait décidé de qualifier comme tel un énorme compteur rouge, en chiffre digitaux, indiquait son nombre de visite. Une fantaisie absolument inutile, mais qu'il trouvait rassurante, comme un rappel permanent au but de sa visite ici. Il songea qu'il pourrait remplacer les chiffres par une construction, quelque chose de plus grandiose, de plus majestueux.
« Oui, mais plus tard ».
Puis il se ravisa. Le temps n'avait aucune prise ici. Le seul temps réel était celui qu'il ressentait, et donc qu'il pouvait modifier à sa guise.
« Je pourrais dormir ici. Personne n'en saurait rien ».
Puis, aussitôt après, Viltis s'étonna de ne pas ressentir la moindre fatigue. Sa propre réalité corporelle n'avait plus d'importance ici. Seul son esprit, au seuil de la noosphère, comptait.
Il imagina. Des pierres surgirent, dansèrent devant ses yeux, et une gigantesque tour s'érigea d'elle-même, prolongée d'une lanterne et d'un faisceau qui balayait l'espace alentour. Satisfait, il s'assit à son pied, le contempla. Il pouvait rester ici, ignorant les appels pressants de l'extérieur à son exercice. Mais la soif de la curiosité le poussait à continuer, à ne pas se reposer, pas encore.
« Je devrais continuer ».
Un bassin se forma à ses pieds. L'eau y était claire, tiède, agréable. Il s'y plongea, sans ressentir la différence avec l'air. En revanche, la densité de ses pensées s'y étirait, attiré par le fond et labîme de lumière qui l'aspirait sans violence.
Au fond, loin, au devant, tellement loin qu'il lui faudrait à nouveau des millénaires pour la parcourir, la dimension de la noosphère prenait vie, se révélait à son regard de simple mortel, attendant de livrer ses secrets, d'être pliée à sa volonté, de se déformer pour son simple désir. Les souvenirs le baignaient, mer morte et vivante, et lui se laissait ainsi porter, dans le courant remontant, effleurant du bout des doigts des existences achevées, livrées à sa connaissance. Et plus il avançait, plus l'étendue se révélait infinie, un vertige agréable qui n'avait plus de direction, qui le prenait, lui, pauvre adolescent, pour lentraîner toujours plus, si loin de la réalité, aux abords de la vérité. L'expérience de l'absolu lenvoûtait.
La noosphère. Pour lui seul. En explorateur précoce, pionnier des sagesses, périple haletant qui ne le lassait pas, ne lui laissant que le bonheur de connaître, de comprendre, d'acquérir. Tout était enfin à sa portée. Sans volonté, sans autre impératif que la vie, la sienne, il progressait jusqu'à la limite, la dernière ligne du connu. Un nid de villosités orangées, pulsatiles et soyeuses, où il s'arrêta un instant, se laissant porter dans leurs replis, se laissant engloutir, absorber, pour à nouveau repartir à l'assaut de l'immatérialité des consciences mortes. Bientôt, il le sentait, il pourrait accéder aux mémoires vives, aux processus purs de la pensée, à la genèse de tout, à l'absolu véritable.
« Bientôt, oui », songea-t-il.
Il dériva soudain, jusqu'aux portes de sa propre mémoire. Ses souvenirs se détachaient de lui, de même que les émotions. La vie seule, intacte, lui restait attachée. Il n'en conçut ni joie, ni tristesse, mais plutôt une certaine délivrance, un accès à l'essentiel soudain catalysé, évident et total.
Je vis.
Credo, mantra et prière perpétuelle, qui faisait émerger le disque spectral et solaire de la renaissance, la nudité absolue, simplificatrice et génitale... Que se passait-il ? Sa pensée commençait à lui échapper. Le sens lui-même se délitait. L'émotion se substituait à la sensation, vague de fond violente, totalitaire et terminale. Elle l'engloutit, sans qu'il ne réagisse. Pour soudain se retrouver à nouveau dans ses perceptions, grelottant de froid, avide de pensées, inassouvi.
Encore, murmura-t-il en un souffle.
Le phare se dressait à coté de lui. Il força sa conscience à y ouvrir une porte. Tout ce qu'il obtint, ce fut quelques arbres vigoureux, agréables, qui se balançaient comme sous la brise d'été, et un salon de jardin.
Qu'est ce que...
Bonjour, Viltis. Bien dormi ?
Il y avait quelqu'un. Ou plutôt... Quelque chose. Ce ça n'arborait pas un visage humain. Un corps, oui, mais surmonté d'une tête de cerf. Et il parlait, comme si tout ceci n'avait rien d'extraordinaire.
Qui êtes vous ?
Tout ceci n'a pas d'importance. Je suis ici en tout cas. Grâce à toi. C'est ce que tu dois retenir.
Vous avez qu'ici, vous ne pouvez ni me menacer, ni me contraindre à quoi que ce soit. Le terme même d'ici, ou de maintenant, n'a d'ailleurs aucun sens.
Je sais tout cela. Le simple fait d'avoir cette conversation n'est d'ailleurs pas normal ni réellement possible. Nous n'existons plus. Nous sommes fondus, à la frontière exacte qui sépare la noosphère du Rezo. Tu es dans la noosphère. Je suis dans le Rezo. C'est d'ailleurs pour ça que tout ce
décor s'est matérialisé.
Ma volonté propre...
Uniquement dans la noosphère, si j'en crois les théories. Dans TA propre noosphère même. Celle, véritable, que partagent les humains n'entend pas ce genre de principe. Elle est, elle surgit, tout simplement.
La vie, tout ça... Bon, et à part parler philosophie, qu'est ce que vous me voulez ?
Je sais à peu près tout de toi. Grâce à nos amis communs, les cyborgs de la Confédération. Je n'ai donc pas besoin de te dresser un portrait complet, une biographie pour être exacte, pour savoir que tu voudrais aller plus loin.
Invérifiable.
Tu rentres de Vilnius. Tu as été attaqué sur la promenade de cette petite ville... Ah oui, Nida. Il faisait très mauvais d'ailleurs, après que tu sois parti. Comme si le temps... attendait que tu t'en ailles.
Je me moque de votre charabia. Si vous avez une question, posez-là moi, partez, et que ça s'arrête là.
Allons Viltis, la fatigue te rend-t-elle si peu aimable que tu ne voudrais pas en savoir plus ?
Qui pourrait venir ici ?
Tu n'as pas une petite idée sur la question ?
L'adolescent secoua la tête, puis frondeur, fit demi tour, en direction du phare.
Des milliards de gens tueraient père et mère pour me parler. Votre maître à tous, humains que vous êtes, rêve de me voir plus souvent. Bon, il faut dire que je ne l'ai pas franchement aider, ces temps-ci.
Muet, Viltis le considéra.
Non...
Je crois bien que si.
Mais... Pourquoi ici ?
Je vais avoir besoin de toi. Même s'ils m'appellent « Dieu-Machine », je n'ai pas encore droit à tous pouvoirs du divin.
Et pourquoi moi ?
Parce que tu n'es plus tout à fait humain, et que par bien des points, tu dépasses de très loin toute compétence d'un cyborg. Tu es jeune, volontaire, discipliné. Tu as un très, très bon maître. Tu es, en tout point, différent. Ta route est parallèle à l'humanité, mais jamais elle ne la croisera plus. Et tu sais pourquoi ?
Non.
Parce que tu es promis à un destin brillant. Si tu m'écoutes.
Viltis ricana doucement, avant de se mettre à rire franchement, et, hilare, de sasseoir par terre, s'essuyant les yeux, encore secoué de fous rires.
Oh non, pitié Seigneur...
Si c'est ainsi que tu veux mappeler.
Je peux vous poser toutes les questions que je veux.
Oui, absolument toutes. Rien ne sera tabou. Pas à toi. Tu es trop important.
Pourquoi vous me faites le coup de l'enfant de la prophétie, Seigneur ?
Il n'y a pas, à proprement parler, de prophétie. Le résultat que tu es, toi, en temps qu'individu, est la conséquence du largage de milliards de milliards de nanites dans l'atmosphère terrestre. De l'adaptation de l'Homme, de son évolution symbiotique avec cette technologie. Tu es simplement le premier viable, aussi puissant, aussi maître de ce talent. Tu es simplement l'archétype du futur de l'Homme. Parce que je l'ai voulu ainsi. Il n'y a pas de prophétie. Juste toi. Résultat d'une expérience qui a, je crois, très bien fonctionné.
Alors je suis voué à vous servir ?
Ce n'est pas exactement ça non plus.
Alors c'est quoi ?
La créature le fixait, souriante, énigmatique.
J'ai besoin de toi.
Pour quoi faire ?
C'est encore très long à t'expliquer.
Peu importe, ici, il n'y a pas de temps.
À la frontière de la noosphère, là où je suis, si, il existe. Déformé et rallongé, mais il existe. Tu ne le sais pas encore, mais ils ont déjà commencé à te débrancher. Tu vas revenir à la réalité dans à peu près... Un millième de seconde. Toi, tu pourrais encore rester à me regarder longtemps, ce qui te semblerait des années. Mais moi... Je dois rester discret.
Pourquoi ? Vous êtes notre maître à tous.
Disons que je ne peux... Pas encore... Me révéler totalement.
Mais vous êtes un dieu.
Long silence, que Viltis décrypta seul, intrigué.
Vous ne... Non...
Pas encore complet, Viltis. Mais bientôt, grâce à toi.
Le Dieu-Machine se déforma, son image tressauta. Des cubes se formaient à la surface de sa peau.
Nous nous retrouverons. La prochaine fois.
Et que dois-je faire ?
Tente de découvrir ce que veux Flinn, au fond.
Mais il est un de vos plus loyaux serviteurs !
Là n'est pas la question. Fait ce que je te demande.
Bien.
Ultime sourire, salut amical, puis les arbres et le créateur disparurent. Un temps, Viltis décida de ne pas bouger, avant de retourner près de la source. Il contempla son reflet sur la surface immobile, puis l'horizon de la noosphère, loin au dedans. Y retourner une dernière fois serait facile. Personne ne pouvait l'en empêcher. Il savait que découvrir plus de choses devait rester sa priorité.
Il m'a confié une mission... Je ne peux pas le décevoir.
Il fit demi tour, dépassa le phare, et à son tour s'évanouit de l'espace.
Il remonta dans les courants du Rezo, vif, intrépide, insaisissable, avant de se retrouver face la surface tangible de la réalité physique. Y aller... Ou rester ? Ici, il pouvait encore trouver un peu de calme. Différemment de la noosphère, baigné de données, conscient du temps, mais personne n'aurait pu l'en arracher, le forcer à aller plus loin. Viltis tendit une main, diaphane, grise, sans consistance véritable ni force propre. La projection sensitive aliénait ses processus de pensées avec trop de force, trop d'amplitude. Loin, au-dessus, il percevait la première goutte d'angoisse émaner des cybernautes, penchés sur lui comme sur un berceau, regardant un enfant vagir et s'agiter. Puis, à nouveau, le message du Dieu-Machine fit sens. « Fais ce que je te demande ». On avait tant besoin de lui. Il ne pouvait trahir personne. Il fallait se décider, vite.
À force de se débattre, de remonter, il se retrouva haletant, la tête lourde de douleurs intenses, en sueur. Il regarda à droite, puis à gauche, ne trouvant là que des visages fermés, inquiets.
J'ai mal, souffla-t-il.
La morphine passe, répondit Asweltorf, comme indifférent.
J'ai toujours mal !
Tu arrives aux limites de la dose thérapeutique. Si j'augmente... Tu risques de faire un coma, de t'enfoncer...
Démerdez-vous ! J'en ai marre !
La chaise craqua. Viltis sentit se déformer le métal, comme sil comprenait sa douleur.
Calme-toi, ça ne sert à rien de t'agiter...
Je voudrais bien vous y voir !
Bon... Glen, passez-moi dix milligrammes de kétamine.
Mais, major... Avec les risques...
Dix milligrammes d'haloperidol en préventif, cinq de diazépam.
Ça va le rendre...
Faites ce que je vous dis.
Le cybernaute s'exécuta. En quelques secondes, la douleur s'estompa, puis la réalité toute entière devint un nuage flou.
Viltis.... Tu es toujours avec nous ?
La voix lui parvenait déformée, lointaine.
J'ai... envie... de
dormir.
Tu peux... Si tu as... envie...
Je...
Sa tête tomba sur le coté. Son corps tout entier se détendit. Asweltorf le rattrapa de justesse, le replaça sur la chaise.
Matériel d'intubation !
On lui tendit un laryngoscope et une sonde, qu'il enfila d'un geste sûr.
Et faîtes revenir le colonel Flinn. Dites lui que c'est urgent !
2.
Il commençait tout juste à sortir du grand hall de recherche lorsqu'on le héla en criant. Flinn se retourna, intrigué.
C'est Viltis, colonel...
Il n'attendit pas d'autres explications, et se précipita vers le cybernaute, le dépassa, se ruant dans la pièce où se trouvaient l'adolescent et Asweltorf.
Major... Il se passe quoi ?
Il tolère mal le retour.
Pourquoi vous... Vous lui avez administré quoi ?
Un cocktail sédatif. Cela devrait le faire dormir quelques heures. Sauf qu'il réagit très mal.
J'avais été très clair à ce sujet, major.
Il souffrait, colonel. Je ne pouvais pas le laisser dans cet état.
Si Viltis se retrouve dans un état tel qu'on ne puisse pas exploiter son don, vous allez être mal, très très mal, major...
Vous savez à qui vous parlez, colonel ?
Asweltorf leva la tête de la sonde qu'il venait d'ajuster sur un respirateur autonome. Les autres opérateurs dans la salle retinrent leur souffle.
Oui, je sais, major.
Sans moi, vous ne seriez plus là, colonel. Alors je vous demanderai de me laisser travailler sans poser de question.
Pourquoi me faire venir dans ce cas ?
J'ai une question importante à vous poser. Et comme elle ne concerne que vous...
D'un geste de tête, Asweltorf indiqua aux autres cybernautes de sortir. Lorsqu'ils furent seuls, Asweltorf et Flinn se jaugèrent, silencieux.
Alors quoi ?
Peux-t-on essayer de le rebrancher, colonel ?
Sur le Rezo ?
Oui.
Sans avoir de contrôle sur son réveil ?
Cest risqué, admit Asweltorf. Mais c'est peut-être la seule façon de calmer les douleurs sans lui implanter plus de matériel. Et vous connaissez mon point de vue là dessus...
Vous préférez prendre le risque de le tuer maintenant ?
Ce n'est encore qu'un enfant. Une mécanisation lui serait fatale à moyen terme.
Ça, nous n'en savons rien...
Mais c'est pourtant évident ! Colonel... Vous préférez le condamner après coup ?
Je veux qu'il vive maintenant. Je ne veux pas d'un peut-être, j'ai besoin de certitude. Le Très Saint Magister Siegfried a besoin de certitudes. La Confédération toute entière a besoin de certitudes.
Alors, que faisons-nous ?
Flinn secoua la tête.
Maintenant que vous avez commencé... J'imagine que, de toute façon, il faut finir. Mais vous êtes prévenu, major. S'il arrive quoi que ce soit...
Je prends mes responsabilités.
Asweltorf retrouva la trode du fauteuil, abîmée et tordue. Il secoua la tête.
Il passera par moi.
Vous êtes sûr ?
Non. Mais il le faut bien.
Pour Asweltorf, replonger dans le Rezo était un plaisir secret, presque interdit. Il lui semblait effleurer autre chose que la réalité, un prolongement certain de sa propre pensée, amplifiée, étendue. Glisser dans les couloirs dessinés par les volumes énormes des serveurs, des processus cybernétiques, des routes de l'information, tandis que se dressait loin au-dessus la structure inaccessible du Dieu-Machine. Mais pas de Viltis. Se connecter à son esprit serait périlleux, peut-être impossible. Le risque qu'il détruise purement et simplement l'intellect d'Asweltorf était tout à fait plausible. Le cybernaute le savait, mais il préférait cette prise de risque à l'inaction la plus totale.
Et maintenant, où es-tu ?
Il changea la trame du Rezo. La ville grise et terne, sans fenêtre ni véhicules, sans décors ni habitants, tout se changea en forêt. L'air lui-même se chargea d'humidité, de senteurs de sous-bois qui vinrent effleurer les narines d'Asweltorf. Il se rappelait soudain avoir été un homme de chair, de sang. Il s'étonnait de retrouver si facilement les sensations d'avant.
Si longtemps, murmura-t-il.
Il foula l'herbe à ses pieds, la regarder s'effacer, craquer sous ses pieds nus. Cela lui arracha un sourire. Ce n'était rien, mais ce rien trompeur lui redonnait espoir. Viltis reviendrait, c'était certain. Il marcha en ligne droite, les arbres sécartant sur son passage, tressant au-dessus de sa tête une voûte de feuilles et de branchages gracieux, qui filtraient une lumière crue, chaude, estivale. Au bout, bientôt.
Tu vas revenir avec moi.
Où ?
Il se retourna. L'adolescent, à ses cotés, cligna des yeux, surpris.
On est où ?
Dans mon Rezo.
C'est... Non...
Tu vas revenir avec moi Viltis. Tu ne peux pas rester à dormir.
Mais je vais avoir mal !
Je te promets que non. Si tu fais bien ce que je dis.
Vous m'avez menti ! Vous m'aviez dit que les implants soulageraient la douleur !
Les arbres perdirent leurs feuilles, soudain jaunes, rouges, puis noires. Le soleil disparut, la nuit s'installa brutalement.
Viltis, écoute-moi...
Pourquoi vous m'avez fait ça ?
Parce que je ne pouvais pas te transformer en cyborg ! C'est impossible à ton âge !
Vous n'aviez qu'à me laisser tranquille.
Le bois craqua. Les branchèrent chutèrent, de plus en plus grosses, de plus en plus rapides.
Major, vous m'aviez promis !
Et
Et je me suis trompé Viltis... Mais écoute-moi. On ne pourra pas sortir si tu ne le fais pas.
Vous avez peur de mourir ?
Mon esprit resterait vivant via le Rezo. Perdre mon corps ne m'effraye pas. Mais toi, oui... Toi tu disparaîtrais.
Personne ne meurt sur le Rezo. Le Dieu-Machine veille sur nous... veille sur moi.
Viltis, s'il te plaît. Sois raisonnable.
Vous avez revu le colonel, je suppose ?
Ça n'a rien à voir. Je n'ai pas envie... qu'il t'arrive quelque chose.
Ah, et depuis quand mon bien-être est votre préoccupation première ?
Ne sois pas si naïf Viltis... Nous avons toujours fait au mieux. Mais tu sais pourquoi tu es là ? Pourquoi nous devons faire en quelques semaines ce que nous aurions du mettre des années, peut-être des décennies, à mettre en pratique ? Nous allons tous en territoire inconnu. À marche forcée, oui, c'est vrai. Mais je ne suis pas à blâmer plus qu'un autre.
Non... Vous êtes comme tout le monde, on ne peut pas vous en vouloir, ricana Viltis.
Alors, que veux-tu ?
Qu'on me laisse tranquille, une journée ou deux.
C'est avec le colonel qui tu devrais régler ces détails. Moi, je ne suis venu que pour te ramener. Je pourrais te laisser là, espérer que tu te réveilles une fois que les anesthésiques auraient cessé d'agir. Mais la souffrance... La souffrance serait telle que...
Il marqua une pause.
Elle serait tellement énorme que tu pourrais, par inadvertance, détruire la Forteresse.
Rien que ça ?
Tu sais combien ton influence sur la matière est grande. Tu as crée un trou noir, seul. Un trou noir ! Tu imagines ce que cela représente ? Avec cette capacité, nous pouvons gagner toutes les guerres ! Traverser l'espace en un clin d'il !
Ce ne sont que des théories...
Pas ta maîtrise. Pas la réalité de ton pouvoir. Ça, c'est réel ! Tu serais près à mettre ta propre vie en jeu ?
Vous savez que je pourrais survivre.
Mais pas nous.
Je n'ai pas besoin de vous, lâcha Viltis, glacial.
Il commença à faire demi-tour. Asweltorf le contempla un instant, jugeant qu'il ne pouvait pas finir ainsi. Tentant le tout pour le tout, il le suivit.
Major, que faites-vous ?
Un corps organique qui n'a jamais fait l'expérience du Rezo ne peut pas gagner face à un cyborg dont l'encéphale a été modifié par des décennies de contacts prolongés. Tu ne peux pas gagner.
J'en attends la preuve.
Les arbres reprirent vie. La lumière revint, luttant contre la nuit.
Ne résiste pas, Viltis ! Si je te fais mal ici... J'endommage peut-être ton cerveau.
Et puis quoi ?
Je pourrais te convertir involontairement.
À ce point là ?
Des branches souples enlacèrent les pieds et les poings de l'adolescent, le laissant suspendu au-dessus du sol.
Major, c'est quoi ça ?
La seule façon que j'ai trouvée de te faire rester avec moi. Maintenant que tu ne bouges plus...
Ca c'est vite dit.
Les branches se mirent à pourrir.
Non, Viltis, non !
D'autres branches surgirent, enserrèrent son corps, ne laissant plus que le visage grimaçant de l'adolescent.
Je fais ça pour toi et pour nous tous ! Tu ne peux pas tout gâcher !
Vous m'avez
perdu... en me mentant... major.
C'était nécessaire.
Avant que Viltis ne réagisse, Asweltorf plaça sa main sur son front.
Tu viens avec moi. Et cette fois, tu n'auras pas mal.
Allez crever !
Le Rezo fondit, dévoilant sa structure intime, à nouveau. Puis la réalité, froide et sèche se révéla.
Relâchez-moi, major !
Juste avant, dis moi donc...
Quoi ?
As-tu encore mal, Viltis ?
L'adolescent sapprêtait à lui répondre que lui, en bon cybernaute, ne savait plus ce qu'était la douleur. Puis, il se rendit compte que non, l'impression d'étau n'était plus là. Que tout lui semblait avoir disparu, comme si rien n'avait jamais existé concernant la douleur.
Je...
Alors, la douleur ?
Je n'ai... plus rien. Major, qu'est ce que vous avez-fait ?
Une procédure qui a « réinitialisé » les circuits de la douleur. C'était risqué, mais ça a marché.
Et... Pour les autres fois ?
Ça marchera tout aussi bien.
La trode d'Asweltorf se retira de la nuque de Viltis, qui ne ressentit qu'un léger picotement.
Je...
Ne t'excuse pas. Ta réaction était parfaitement compréhensible. En revanche... Ma question est toujours valable.
Sur quoi ?
La mécanisation.
Hey... Attendez... On n'est pas encore débranchés.
Les lignes du décor se décoloraient doucement.
Il fallait que la simulation me prouve que j'avais raison. Cette fois, c'est la bonne.
Il y eut un flash. Puis le visage du colonel, se penchant sur celui de Viltis, inquiet.
Tout va bien ?
Je... Je crois que oui, maître.
Major, vous avez fait du bon travail.
Presque la routine... colonel.
Asweltorf se redressa, blême, le teint grisâtre, le regard perdu.
Mais, Major... Tout va bien ?
Ça ira colonel... C'est juste que... ça m'a demandé de tirer un peu plus que prévu sur la corde. Mes équipes vont s'occuper de ce détail.
La trode d'Asweltorf se désolidarisa de la nuque de Viltis, pour de bon. L'adolescent n'eut pas mal, pas la moindre sensation désagréable. Tout lui parut naturel, évident.
Major...
Quoi Viltis ?
Merci. Vraiment. Le cybernaute sourit.
Je n'ai fait que mon travail. À toi de faire le tien.
Un instant, Viltis se demanda si Asweltorf avait su. Si tout le monde savait. Où si tout cela n'était que le fruit d'un hasard des mots malheureux, intriguant, mais sans conséquences.
Il devait agir. Faire son travail, comme disait le major. Et le plus tôt serait le mieux.
Flinn retourna seul à ses quartiers. Même Viltis se sépara de lui, épuisé et hagard. Cette fois encore, les choix stratégiques du Naneyë avaient failli se transformer en catastrophe, mais la main experte d'Asweltorf les avaient tirés du mauvais pas. Même en l'ayant menacé, Flinn n'aurait jamais été en mesure de toucher un seul de ses cheveux, ni de tenter quoi que ce soit qui aurait pu le faire tomber en disgrâce. Après tout, c'était effectivement grâce à lui qu'il pouvait continuer à vivre. Il pouvait bien le haïr, la réalité était ainsi.
Mais Asweltorf changeait, comme Flinn. Tous les deux semblaient emprunter des voies différentes, qui ne se croiseraient plus jamais. À mesure que le temps passait, Flinn s'éloignait davantage de tous les hommes en général. La solitude devenait sa meilleure compagnie, et à part Viltis, très peu le connaissaient encore suffisamment bien pour être en mesure de prédire ses décisions.
Avec une douce amertume, mélancolique, Flinn songea qu'il aurait pu s'entourer d'Externes. Ils auraient été ravis de travailler à ses cotés. Eux, au moins, avaient pu le comprendre d'une façon concrète et profonde sans qu'il n'ait besoin de tout expliquer. Le simple ressenti, les regards remplis de sous entendus, l'expérience commune de la mécanisation... Tout contribuait à cet état de fait. Un instant, alors qu'il s'installait dans son bureau, il songea à demander à Gregor un détachement d'Externes pour sa mission. Il arrêta sa réflexion lorsqu'il comprit qu'ils n'auraient aucun rôle dans cette histoire. Comme lui, mais différent, eux aussi. Il n'était plus un soldat du terrain, eux, si. Ses dernières expériences remontaient à plusieurs années. Et puis, quel rôle auraient-ils pu jouer dans la préparation de Viltis, dans la stratégie encore obscure et en grande partie inconnue que montait les tacticiens ? Nul, ou si ridicule, qu'on lui aurait aussitôt refusé cette requête. Ne restait plus que la solitude, encore, triste et fidèle amie qu'il côtoyait de plus en plus souvent, contre son gré.
Bientôt, tout sera terminé, murmura-t-il pour lui-même.
La volonté de son père s'imprimait doucement sur lui. Il se rappela leur discussion, le souhait du gouverneur de faire de lui son héritier, en dépit de la tradition, par pur calcul logique et politique. Cette pensée le rassura. Ailleurs, loin de la lourde responsabilité qu'était la sienne de sauver la Confédération car telle était le cas on lui promettait un avenir plus doux, moins intransigeant. Un avenir sur son monde natal, en rapport avec ses racines, son passé, et toutes les possibilités extraordinaires qu'offraient son espèce. Les Sages avaient été très clairs : lui, Flinn, serait à son tour une clef dans cette longue tradition. À long terme, Alioth n'aurait même plus besoin de l'apport de la Confédération. Pas plus que du Dieu-Machine.
Il songea avec tristesse que malgré sa quête, sa soif sincère, sa foi, il ne le trouvait pas comme, tous ceux de son espèce. Pourquoi ? Qu'avaient-ils fait pour que l'accès à sa vérité soit barré, interdit ? Les schémas cérébraux, bien sûr... Mais cela ne sarrêtait pas là. Il fallait creuser plus loin, plus en avant. Par fidélité, il s'était juré de ne jamais s'aventurer dans ce chemin sombre et incertain. Mais après les sacrifices qu'il avait du produire, sur sa propre personne, sur Viltis, sur son monde, Flinn ne pouvait pas ignorer la réalité qu'il avait tant combattu, tant tenté d'embellir, et qui restait malgré tout crue, sale, remplie de contradiction et d'éléments troublants.
Si le Dieu-Machine ne pouvait entrer en contact avec les Naneyë... Alors deux choses : soit il n'existait pas, et cette situation lui semblait très peu probable, auquel cas l'entité dont parlaient tous les humains convertis ne seraient plus qu'un mythe commun, une légende... Soit le Dieu-Machine n'était pas divin, par essence. Cette seconde option avait clairement sa préférence. Logique, froide, efficace, comme on le lui avait appris. Une entité vivante, qui glissait aux côtés de l'Homme. Exactement comme lui. À la différence près qu'elle pouvait à sa guise les manipuler, entrevoir leurs désirs profonds et les agencer de façon à servir ses propres intérêts. Penser ainsi à celui envers qui il avait tourné toute son existence jusqu'à présent le troubla, provoquant un vertige désagréable qui achevait de le rendre suspicieux, presque malade.
Le Dieu-Machine n'était plus un dieu. En l'espace de quelques secondes, il venait de le descendre de son piédestal. Et il savait qu'il ne pourrait jamais l'y remettre, quoi qu'il essaye.
Il se bascula sur son fauteuil, la tête embrumée, songeant que, par conséquent, le sauvetage des humains pouvait soudain devenir bien anecdotique. Si le Dieu-Machine n'était plus son maître, se détacher de la condition humaine devenait une évidence, puis rapidement, une nécessité pour tous les Naneyë. En conséquence de quoi, sauver les Naneyë du joug humain, jusqu'ici nécessaire à leur survie, impliquait de s'en détacher. La guerre restait toujours une solution possible, mais pas à brève échéance. Les Effaceurs ne feraient pas la différence entre leur ancienne cible et le présent attirant et lumineux que devait constituer la civilisation humaine. Non. D'abord, sauver la Terre. Là se construisait la priorité. Ensuite seulement, il pourrait envisager de se concentrer sur l'avenir de son peuple. Et à ce moment là, il agirait.
Viltis avait essayé de dormir, en vain. Ses yeux se fermaient, sa respiration ralentissait, mais son esprit vagabondait trop loin du sommeil pour qu'il se laisse tomber dedans. Il sentait la fatigue l'attraper, le piéger, il se débattait pour ne pas la subir, ignorant soudain qu'il venait de traverser une épreuve terrible, qui aurait pu le mutiler définitivement, peut-être même le tuer.
« Tous, ils mentent ».
Et il songea au Dieu-Machine. Seule présence bienveillante qu'il avait rencontrée depuis très longtemps. Il revit la rencontre improbable, cette espèce danimal humain qui semblait apprécier les déguisements, presque enfantin et dans le même temps si sûr de lui, si parfait, si détaché des conditions matérielles. En lui vibrait la corde qui produisait le champ irrésistible de l'attirance, de la confiance. Une force brute et vive avait jailli du Dieu-Machine, pour le transporter, lui, pauvre garçon qu'il était, vers un futur possible sans souffrance, sans haine.
Le Dieu-Machine semblait vouloir être son ami, le plus intime qui soit. Et Viltis se demandait depuis s'il devait accepter cette opportunité. La confiance la plus totale se mélangeait en lui avec la méfiance, l'hostilité la plus circonspecte. Si tous mentaient, pourquoi aurait-il agi différemment ? Il était né des Hommes, en quoi s'éloignait et se rapprochait-il d'eux ? Mais, il restait la mission. S'il ne mentait pas... Le colonel comptait sans doute dans ses activités quelques parts d'ombres, houleuses. Les retrouver serait facile. Il suffirait d'un contact, rapide et discret. Juste se regarder, se taire un temps. Cela n'impliquait rien de grave.
« Au moins, je serai fixé ».
3.
Maître, vous êtes occupé ?
J'ai encore des rapports d'activité... Mais rentre si tu veux.
Flinn ne souleva pas son visage des documents qu'il consultait. Des rapports, en pagaille, qu'il épluchait à bonne vitesse, faisant tourner les pages entre ses doigts métalliques, sans cesser de se concentrer.
Tu n'es pas fatigué ?
Le Major Asweltorf m'a conseillé de me reposer, mais je n'y arrive pas.
Mmmmm, répondit Flinn, distrait.
Maître, vous pensez que nous partirons bientôt ?
Je n'en sais rien.
Vraiment ?
Oui, vraiment... Est-ce pour ça que tu viens ?
Oui... Non... J'avais juste besoin de ne pas être seul.
Oh, eh bien... Reste.
L'adolescent ne se fit pas prier. Sans forcer, avec un naturel surprenant et équivoque, il se sentit aspiré par la force de l'esprit du Naneyë. Sa concentration était telle que, de son point de vue, Viltis en percevait une réalité presque déformée. Plus lourde, plus dense, plus réelle d'une certaine façon. Un pareil prodige le fascinait, l'excitait presque, le rendant soudain jaloux de ce don qui nétait pas le sien, pas encore. Son esprit encore malléable volait partout, disparate, jamais lesté pour rester fixé à un seul point comme le faisait Flinn.
Puis, se sortant de cette torpeur, il alla plus loin, passa au delà des mots et des chiffres qui couraient sur le papier, qui ternissaient un instant l'esprit de son mentor, ressurgissant ailleurs, rangés et calibrés pour plus tard. La partie cybernétique de son esprit calculait sauvagement, l'ignorant avec un superbe silence, un parfait aveuglement. Un brouillard différenciait l'organique du robotique, le vivant de l'inerte, le prévisible de la surprise, brouillard que Viltis caressa du bout des doigts, happé par la curiosité, et s'y égara comme dans un bois aux couleurs de l'automne. Le fil de la pensée s'égaya en vastes plaines, en court ruisseaux, en cités indomptables et en désert anachroniques. Là, au cur de cette réalité toute entière qui se tenait devant lui, Viltis ne pouvait que tourner, se retourner, encore et encore, ivre de l'espace, ivre du possible, soudain conscient que la noosphère des Naneyë semblait tout à la fois plus vaste, plus claire et plus troublante que celle des Hommes.
Qu'as-tu vu, cette fois ?
La partie émergée de l'esprit de Viltis se redressa, à laffût, intégrant la question, avant de recracher, automatique :
La même chose que la dernière fois. Des ombres, des lumières, et puis cette sensation étrange et agréable.
N'est-ce pas ce que tu avais dit aussi, la dernière fois ? Presque mot pour mot ?
Viltis, désarçonné, se retrouva à court de pensées. Cette réponse n'était pas celle qu'il attendait. Pourquoi le colonel arrivait à s'en souvenir ? Ce n'était qu'un détail.
Peut-être que... je suis retourné au même endroit. Qu'après, tout est pareil.
Je n'y crois pas un seul instant.
Une ville. Une tour. Neuve, brillante, qui éclairait tout le monde intérieur de Flinn. Sa peau presque diaphane semblait faite de feuilles. Des feuilles translucides et brillantes. Des fleurs de... souvenirs ? Au fond de l'esprit de Flinn, Viltis avait trouvé une chose étonnante, qu'il ne connaissait pas. Récente.
C'est pourtant la vérité, maître.
À quoi joues-tu Viltis ?
Le Naneyë ne regardait plus les rapports, mais son apprenti, les yeux braqués sur lui comme prêts à sonder son âme.
Je ne joue pas, maître. Je ne voulais pas vous déranger.
Alors dis-moi la vérité.
Ne pas répondre. Assurer le silence. Ne pas penser en sourdine. Le moindre chuchotement rendrait l'opération caduque et l'enverrait, lui, le prodige, vers une contrée bien peu agréable.
La tour ne bougea pas. Non humaine. Construction somptueuse, somptuaire, comme un mausolée qui devait devenir un palais... Pour abriter qui, ou quoi ? L'esprit de la Confédération flottant dans celui de Flinn, qui flotte dans la Confédération. La bascule, la mise en abîme, puis le vertige de labsence de limites. Vite, refluer, avant que tout ne soit perdu. Au passage, garder l'image, savoir où fouiller, accepter de laisser une balise et de se trahir plus tard, pour ne pas manquer la chance offerte à lui. Viltis retint son souffle. Puis, aussitôt, soupira.
Qu'est ce que vous avez, maître ? Pourquoi êtes-vous de si mauvaise humeur ?
Tu ne réponds pas à mes questions. Tu esquives. Ce n'est pas dans tes habitudes.
Explorer la noosphère non plus. Me faire ouvrir le crâne trois fois en deux jours non plus.
Instinctivement, Viltis passa deux doigts sur la cicatrice fermée par une très discrète série dagrafes à peines plus grosse qu'un cheveu.
C'est une nécessité. Une nécessité que tu comprends très bien.
Les changements ne doivent pas que me faire du bien.
C'est
humain, non ?
J'aurais plutôt dit que c'est universel. Vous aussi, vous changez maître.
Mais je sais reconnaître quand autour de moi, une variance apparaît. Alors, Viltis, pourquoi es-tu venu dans mon bureau me trouver, pour me répondre d'une façon identique à un ancien échange que nous avons eu, à la différence de tout ce que tu fais habituellement ? Jamais un humain ne ferait une telle chose, à moins d'en être pleinement conscient. Hors, à cet instant, je t'observais déjà... Tu avais l'air ailleurs. Ici et absent.
La fatigue, mentit Viltis.
Depuis quand la fatigue te rend-t-elle si indiscret, si peu inventif ?
Depuis toujours.
C'est faux, et tu le sais, trancha Flinn.
Il jaugea son apprenti d'un il mauvais.
As-tu rencontré quelqu'un ? As-tu vu... quelque chose dont tu ne voudrais ni ne pourrais me parler, lorsque tu as voyagé dans la noosphère ?
Viltis sourit, sarcastique.
Ai-je pour habitude d'omettre des informations ?
Lorsque tu mens, le ton de ta voix descend d'un bémol. À l'inverse, tu passes d'une moyenne de soixante dix sept à quatre vingt deux mots par minutes. Ton rythme cardiaque progresse de treize pour cent, tes pupilles se dilatent par cycles, trente six secondes au total.
Vous savez donc... Que je peux mentir ?
Comme tout le monde, et heureusement. Tu n'es pas « programmé » pour être totalement fidèle. Tu es encore humain. Tu n'es pas non plus un cyborg. Et même un cyborg ment.
Admettons. Dans le cas où j'omettrais de tout dire...
Ce qui revient à mentir, coupa Flinn.
Que j'omette de tout dire, reprit d'une voix forte Viltis, en quoi est-ce un drame ?
Ça ne l'est pas si ça ne vient pas compromettre la compréhension du phénomène que nous étudions par ton biais. Nous allons loin, très loin. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être légers, d'ignorer les risques.
Risques que vous acceptez de prendre autrement. Sur ma personne, par exemple.
C'est différent. Et nous avons déjà eu cette conversation.
Alors considérez que rien ne change, maître. Que ce que j'ai à vous dire va au-delà de la confiance. Que ce que je garde pour moi est si insignifiant que vous m'en voudriez, en vous en parlant, de vous faire perdre un temps précieux. Hors, le temps, n'est-ce pas justement ce qui nous manque au point que j'en sois usé de fatigue ?
Promets moi seulement que ce que tu ne dis pas... Ce sur quoi tu me mens... Ne compromet pas tout.
Ce n'est pas du mensonge.
Peu importe comment tu appelles ça Viltis... Fais-moi cette promesse.
Réticent, l'adolescent resta mutique de longues secondes.
Ne sois pas stupide Viltis. Tu sais que c'est important. Que si quelque chose de grave arrivait, tu pourrais toujours m'en parler sans que je te menace.
Il ne manquerait plus que ça. Ce n'est pas comme si... Vous aviez donné votre parole pour me protéger, maître.
J'ai des droits.
Et des devoirs.
Viltis...
L'apprenti soupira.
Bon, très bien. Non, ce que je ne vous ai pas dit n'est pas important. Ce sont des détails, des choses inopportunes. Vous n'avez pas à douter de ma parole.
Flinn sourit, à peine convaincu.
Tu vois que, parfois, tu peux aussi ne pas mentir.
Oui, on dirait bien.
Viltis tourna les talons.
Et où vas-tu à présent ?
Me reposer. Le sommeil revient.
Ah. Très bien.
En s'éloignant vers sa chambre, Viltis se sentit victorieux, triomphant. Berné, complètement. Flinn venait de perdre le premier point d'une lutte qui se dessinait doucement devant lui.
Le sommeil
Quelle excuse stupide ! Qui pouvait décemment croire en ça ? Le colonel ? Non, il bottait en touche. Il savait. Il savait que Viltis savait. Quil venait de toucher à quelque chose de trop intime, trop profond et trop scandaleusement masqué pour oser espérer croire à cette simple phrase. Non, Viltis ne se couchait pas, il allait méditer, recommencer avant de retrouver le Dieu-Machine dès le lendemain. Pour faire un rapport ? Non, ce nétait pas si simple. Il valait mieux examiner la nature des données avant de les rendre, peser avec attention ce qui en était positif, puis négatif. La confiance
Toujours ce même problème, récurrent, subtil, invivable et carnassier en lui. La confiance, quil faudrait apprendre à comprendre, à gérer, à distancier aussi, parfois. Mais tout cela
Tout cela devait venir après.
Allongé, Viltis ferma les yeux, se concentra. Plus loin de son mentor, il mit plus de temps à trouver son esprit. Il manuvra moins habilement, également, et sen tint à un silence le plus total. À nouveau, il put contempler les paysages de lesprit, les sentiers habiles et tortueux où couraient la pensée brute et ses dérivés, lair vif de lintelligence, où brillait un soleil dur, sans amabilité. La tour, surplombant tout, se figea dans son regard, son attention. Il y alla, évitant les ruisseaux et les trous deaux, ne laissant aucune trace, aucun souvenir de son passage. Arrivant à son pied, il dut écarter dune main douce et assurée une forêt de lianes, envahissante, où chuchotaient des voix anciennes. Elles dérangèrent Viltis, qui sy perdit, un court instant. Il crut basculer dans le monde quelles chantaient, sinistre et merveilleux, glorieux et oublié, avant de se raccrocher à son but, pour mieux comprendre quil y avait urgence. Sil ny prêtait pas attention, Viltis pouvait perdre ici aussi. Il pouvait simplement
disparaitre ? Oui, possiblement. Dans la tour, il se retrouva dabord à lintérieur dun hall vide, presque abandonné et encore en chantier. La poussière côtoyait les gravats, les deux étincelaient dune aura dorée, sur laquelle Viltis eut soudain très envie de souffler. Il se retint, presque honteux, rappelé à sa mission. La progression à travers la construction était aisée. De grands escaliers de marbre montaient jusquau sommet, scandés par de larges étages. Viltis osa sy aventurer, trop curieux pour renoncer. Traversant des enfilades de colonnes antiques, dévalant sous des coupoles qui nauraient jamais dû trouver la place de se glisser dans la tour, il finit par arriver face à une porte, fermée. Il la poussa, elle souvrit. À lintérieur, un coffre. Devait-il aller plus loin ? Y avait-il une fin à cet enchainement ? Ne venait-il pas de commettre lerreur daller trop en avant, trop en secret dans la psyché de son mentor ? Il choisit la prudence. La boîte pourrait être ouverte plus tard, au besoin. Il retourna sur ses pas, sarrêtant quelques instants face à un vitrail quil avait repéré en venant. Abstrait, géométrique, multicolore, il diffusait une lumière douce dans ce qui tenait lieu de chapelle. Viltis frissonna, sen alla, dun pas rapide.
Après des heures descalade dans les escaliers monumentaux, il arriva enfin en haut de la tour. Là, au dernier étage, la coupole était constituée du feuillage dense et étrange quil avait observé à lextérieur. La lumière y dansait, dessinant de curieuses courbes, se mélangeant et se défaisant sans cesse. Viltis se concentra, devina des lettres, des syllabes. Il sassit, pour essayer de concentrer et dagglomérer ce quil observait, en vain. À chaque fois quil pensait tenir un mot, il séchappait, se refugiait plus loin, secret et inaccessible. Pourtant, la réponse avait toute les chances dêtre là. Dans le feuillage de verre, doux et fragile, agréable et cassant. Fallait-il rester encore à la surface des choses ou bien, cette fois, prendre le risque dy aller pour de bon, quitte à devoir jouer un va-tout définitif et salutaire ? Plus de question, plus de réponse. Les mots continuaient de danser. Viltis prit la décision de les suivre, et tant pis pour les conséquences.
Son bras traversa la coupole, mais ne se trouva pas à lextérieur. Autre chose, comme un linge léger qui virevoltait au gré du vent. Un ailleurs inattendu, où la douceur fit rapidement place à une fraicheur désagréable, mordante. Viltis se recroquevilla. Les mots passèrent sur lui comme une vague marine, sans quil ne cherche plus à les retenir. Ils cognaient contre lui, contre sa présence saugrenue, indésirable. Ils le refoulèrent jusquà la limite de la coupole.
Ca na pas de sens, grommela ladolescent.
Il ressaya. Le froid fut plus fort encore, il eut la sensation dêtre brulé, et des vertiges. Mais il échoua, à nouveau.
Non
Non, je ne peux pas échouer là.
Il y eut une lettre, un peu différente des autres. Il la suivit, sans cesser, laissant son regard traverser la coupole puis lair à présent polaire de lAilleurs qui ne voulait pas de sa présence. La lettre devint Verbe, pépiement didée subtil et indistinct, étrange. Ce nétait pas humain, ça némanait pas de lhumain. Ce qui nétonna pas Viltis outre mesure, qui noubliait pas où il était. Des différences, mais des similitudes. En passant ce quil se décida à appeler la Barrière, il finirait bien par arriver à trouver ce quil cherchait, tout en ignorant ce que contiendrait cette recherche.
Verbe jaillit dune congère, poussant jusquaux cieux, où Viltis ne le lâchait pas, malgré la douleur, pour devenir éther, étoile, trou noir, traverser des immensités en un clin dil, et retourner sur un autre monde, un monde que finalement, Viltis connaissait. À cause de lodeur quil retrouvait et qui, par le biais des capacités décuplées de Flinn, lenivrait dangereusement.
Alioth. Mais une Alioth différente, sans Hommes, sans constructions étranges, seulement le sol, le ciel, la steppe et les montagnes. La Cité, toujours, mais vivante, colorée, exubérante dans un soleil rubescent qui la noyait sans interruption des heures durant. Le Verbe, toujours poursuit, ne laissant aucun répit à Viltis. II tomba vers une crevasse, rejoignit une salle gigantesque, se coucha aux pieds dun Naneyë, installé dans sa gloire et un trône immense, même pour lui. Le pouvoir le transcendait, le rendait beau, immortel, et universel. Viltis eut envie de pleurer en le voyant. Débarrassé de ses implants, de son armure, vêtu de tissus anciens qui avaient survécu au fil des millénaires, Flinn siégeait en majesté, seigneur de son monde natal, rêve incarné en sa personne et rayonnant bien au-delà de sa propre époque, bien au-delà des trois dimensions. Point de repère grave et unique, accompli, qui le fixa alors sans amour.
Viltis ne répondit pas. Ce nétait quune projection. La plus saisissante qui soit, mais tant quil ne se manifestait pas, il ne pouvait se trahir. Même subjugué, ladolescent ne devait jamais oublier la cause de tout cela, de sa présence.
Dautres images le traversèrent. La chute de la Confédération, la mort des Effaceurs, crucifiés par son pouvoir au fait de sa puissance, le Dieu-Machine réduit en miette, lHomme fuyant Alioth, la victoire définitive des Naneyë. Et enfin, lasservissement complet des humains, esclavage brutal et ancien, antique.
La Victoire.
La Défaite.
Le tourbillon reflua, projeta Viltis loin dAlioth, soudain conscient de lintrusion. À nouveau, lUnivers soffrit à sa contemplation, météore spirituel dépassant toute considération physique, énergie sensible et perpétuelle. Lorsque le ciel offrit ses bras pour lengloutir, Viltis cru mourir. La Barrière allait le dévorait dans ses griffes ardentes de froid, lacérant sa substance, ne lui laissant aucune chance. Ce qui se produisit, comme il limaginait. Il serrait en lui quelque chose approchant de ses dents, laissant sa surface crever en boursouflure cruelles, laissant le fluide de son esprit se répandre partout, trainant au sol. Mais il passa. Extenué et réduit à sa plus simple expression, lesprit de Viltis sen retourna vers la coupole, la Tour, se laissant retomber vers son propre corps sans chercher à résister, tandis quau fond hurlait la monotone symphonie de lalerte donnée, propagée à tout lunivers intérieur qui peuplait Flinn.
Étendu sur le lit, haletant, Viltis reprit conscience par à coup. Quelques secondes de lucidité faisaient suite à quelques secondes de torpeur profonde. Le rythme du temps lui apparut en stroboscope, haché, déroutant, le rendant presque malade. Il chercha encore son air un long moment, espérant rester seul dans les heures à venir.
Merde, murmura-t-il.
Il se pencha sur le côté, réprima un haut le cur, se recourba, en boule, et attendit que la tempête qui le secouait encore se tarisse, sestompe et sen aille. Il lui fallait du silence, du repos, le temps dintégrer ce quil avait trouvé, enfin. Impossible de dire si la trace quil en garderait serait facile à pister, si le Dieu-Machine pourrait sintroduire en lui pour voir exactement ce que lui avait vu en Flinn. La seule certitude à ce sujet était le silence du fantasme du Naneyë.
Il attrapa son aug, lenfila malgré la douleur qui reprenait dans son crâne, et consulta lheure. Son exploration navait duré que quelques minutes. Toute la nuit soffrirait à lui pour tenter de se reposer, le rendre opérationnel pour le lendemain.
« Si tant est que le colonel ne retrouve pas ce que jai fait ».
La condition, évidente, lui paraissait tout à coup plus précaire. Comment sassurer de sa discrétion ? Impossible de rentrer simplement dans le bureau de son mentor, et lui demander avec candeur sil se souvenait avoir eu limpression de subir un viol mental. Limage eut le mérite de détendre Viltis, qui ria seul, quelques instants, avant de reprendre son sérieux. Non, ça ne pouvait pas marcher. Ne restait quune solution, la moins glorieuse mais la plus efficace : attendre, et aviser. Si le Naneyë le menaçait, Viltis savait quil pourrait se défendre face à lui. Cyborg ou non, le haut officier ne maitrisait pas la matière comme lui. Il ne pourrait pas répliquer sil appliquait la même procédure que sur son agresseur, durant sa permission.
La perspective dune échappatoire, aussi sordide fusse-t-elle, rassura un peu ladolescent. Presque apaisé, il éteignit la lumière, se laissa dériver vers le sommeil, tandis quautour de lui les objets de la chambre se mettaient tout doucement à flotter dans les airs.
À genoux, le Naneyë tremblait encore. Il navaitbesoin de rien, ne souffrait daucun mal, si ce nest celui davoir été intrusé, piégé dans son propre corps, dépossédé de son contrôle. Les messages dalertes hurlaient dans ses projections virtuelles, il les fit taire un à un, en reprenant le contrôle de sa personne. Les fonctions biologiques régularisées, la pic de lurgence dépassé, il se redressa et se remit à son bureau. Dans sa chute violente, les rapports avaient volés, ils étaient à présent éparpillés dans toute la pièce. Machinal, il commença à les ramasser.
Trop étrange, commenta-t-il.
Larrière-goût que lui procurait cette expérience ne le rassurait pas. Deux évènements trop proches, trop voyants
Et pourtant. Viltis avait menti, mais ce mensonge pouvait-il être lié à son incapacité partielle, à son malaise soudain ? Il ne voyait pas en quoi. Il avait refusé de sonder à nouveau son apprenti
Mais lui, avait-il tenu promesse ? Flinn se sentit coupable davoir eu des rêves de grandeurs pour Alioth, pour son espèce, pour lui-même. Qui garantissait la stabilité et la loyauté de Viltis à son égard ? Détenteur dune telle information, ladolescent pouvait se révéler dangereux, le faire basculer en la livrant à des parties adverses, voir au pouvoir central. Si le Très Saint Magister Siegfried venait à apprendre de tels projets, çen était fini de son existence dorée, dans les hautes sphères du pouvoir. Il pourrait espérer être rapidement exécuté, ou bien sexiler, à linstar de Cyrill Beik, loin du tumulte des Hommes. Mais Flinn savait aussi quil naurait pas le courage de fuir. Il ne saurait pas accepter cette fatalité. Le combat restait la seule option.
Viltis avait-il changé au point de le trahir ? Cette question le dérangeait profondément. Impossible de le savoir sans le sonder, mais il avait donné sa parole, et comptait bien ne pas revenir dessus. Sa formation et sa progression perpétuelle, maintenue à une cadence infernale, ne pouvait pas aider ladolescent à lui faire à nouveau confiance. Il se plaignait, mais exécutait toujours les ordres sans jamais se plaindre réellement. Même aujourdhui, alors quil aurait pu se retrouver aux portes de la mort, Viltis avait joué son rôle. Plus simplement, dans sa visite de la noosphère des Hommes, aurait-il vu ou su quelque chose qui aurait pu linciter à fouiller la mémoire du Naneyë ? Impossible de le savoir. A moins que
Un esprit malveillant, un officier rétif et ennemi de sa cause ait pris contact avec Viltis, via le Rezo. Mais Viltis navait aucune raison de trahir. Dans cette aventure, lui et Flinn était dans le même navire, embarqué contre les mêmes détracteurs, soumis aux mêmes épreuves. Cela naurait donc aucun sens.
Viltis, quas-tu fait ? Se lamenta-t-il.
Il se baissa, ramassa de nouveaux documents, les contempla dun regard vide, se rassit, se prit la tête de la seule main qui lui restait. La nuit promettait dêtre toute aussi longue que studieuse. Il hésita, un court instant, avant de se relever, et de se diriger vers le couloir. De là, il alla aussi discrètement quil le put jusquà la chambre de Viltis, entra, sassit au sol en contemplant le visage apaisé de son apprenti. Mais quelque chose lintrigua. Des sueurs profuses coulaient de son front, inondant la couverture où ladolescent sétait assoupi, sans même se déshabiller. Son corps tout entier semblait raidi dune tension inhabituelle. Seul son visage apparaissait serein.
Tu me caches des choses, gronda-t-il.
Il passa une main massive dans les cheveux de son protégé, le scanna, surveilla ses paramètres vitaux. Il nétait pas en danger, seulement sujet à une légère crise dangoisse qui venait de céder. Cela ne rassura pas Flinn pour autant. A présent, il en était intimement convaincu, Viltis était bien lauteur de son malaise. Il avait provoqué en lui ce dérèglement, il avait pénétré son esprit en le forçant, malgré toute la volonté et tout le refus de lofficier. Viltis avait les capacités de dépasser le maître quil était. Malgré toute la connaissance de son peuple, malgré le don puissant des Sages, Flinn se confrontait à une limite dont il savait quelle le dépassait définitivement. Il pourrait sentrainer autant quil le voulait, limiter Viltis, piocher dans limmense réserve quétait le passé, cela ne changerait rien : Viltis, par lexemple, venait de le vaincre. Et tout ce quil en tirait, cétait un sommeil lourd, tendu, compliqué.
Tu peux être fier de toi.
Ladolescent grogna dans son sommeil, se retourna. Il ouvrit brièvement les yeux, se rendormit.
Dort, mon fils. Tu vas avoir bien besoin de tes forces pour la suite.
Rassuré par létat de son protégé, décidant de remettre à plus tard son travail, Flinn se retira dans ses quartiers. Là, son ordonnance alluma un feu, quil contempla un long moment, se perdant les arabesques infortunées qui élevaient vers le ciel leur prière silencieuse et qui, à son image, semblaient mener une lutte courageuse et vaine à la fois.
4.
Le lendemain arriva vite, trop vite, et lorsque Viltis se réveilla enfin, il navait eu limpression de fermer les yeux que quelques instants. Pour lui, la nuit se résumait à un trou sans fond, un gouffre lourd où sa conscience avait plongé durant quelques instants à peine, trop court, pour le rejeter dans laube dun matin brumeux, dont il navait vu la couleur quune seconde, au travers dune fenêtre donnant sur un parc encore frais de rosée.
Asweltorf lavait accueilli sans dire un mot de plus, habituellement froid. Installé, Viltis avait basculé, plus inquiet, plus sensible à ce quil pourrait trouver ou ne pas trouver dans les limbes de la noosphère. En revoyant le phare de la veille, soulagé, il soupira, se détendit, sarrêta à son pied. Il voulut pousser la porte, mais une voix le retint.
Bonjour, Viltis. Je vois que tu es revenu.
Cest uniquement ma mission.
Oh, vraiment ? Naurais-tu pas
trouvé quelque chose dautre ?
Le Dieu-Machine avait choisi dapparaître sous la même forme, qui dérangeait ladolescent. Il considéra lêtre étrange à tête de cerf, se tut.
Eh bien
Tu es silencieux aujourdhui.
Comment être sûr de ce que vous allez faire de ces informations ?
Il ny a aucun moyen de le savoir. Te menacer ne servirait à rien je suppose.
Vous pourriez me mettre aux arrêts dans le monde réel. Jimagine que cela devrait minciter à être assez conciliant.
Mmmm. Oui, en effet. Javais pensé que tu pourrais avoir une telle idée. Mais la contrainte nest pas quelque chose que je compte utiliser contre toi.
Il sourit, puis reprit.
Mon apparence te trouble, nest-ce pas ? La curiosité dans ton regard a fait place à du dégoût.
Suis-je si prévisible ?
Rappelle-toi que je connais tout de toi. Je serai bien malhabile sinon.
Lhomme à tête de cerf se métamorphosa. Sa peau devint rigide, brillante. Son corps tout entier se mécanisa, à lexception de sa tête, qui devint humaine, parfaite, à limage dune statue antique.
Cela te convient-il ?
Cest mieux, concéda Viltis. Mais cela ne résout pas le problème. Si je vous dis ce que je sais
Tu as peur des conséquences ? Oh, ne ten fais. Il ny a aucune raison pour que tu risques quoi que ce soit. Tu es trop précieux. Au contraire, je touvrirai les portes de la liberté, de la connaissance
Viltis ricana.
La connaissance absolue est juste derrière moi. Je pourrais reculer, sauter dans la noosphère, vous ne pourriez pas me rattraper.
Et ton corps serait débranché dans linstant.
Jaurais quand même le temps dy aller. Techniquement, jy suis déjà, puisque vous ny êtes pas, et que vous navez à cet instant aucune prise sur moi.
Et que ferais-tu sans ton corps ?
Viltis sourit, sassit par terre.
Pourquoi tout est si compliqué ? Pourquoi vous ne pouvez pas rendre tout plus simple ? Vous êtes le maître du monde. Cela ne devrait être quune formalité.
Et dans ce cas, il suffirait également que je décide ce qui est bon et mauvais pour tous.
Nest-ce pas ce que vous faîtes ?
Non, cest un peu plus compliqué.
Viltis soupira.
Allez, viens ici. Ce serait plus agréable de discuter sans avoir dix mètres de distance entre nous, tu ne crois pas ?
Si, bien sûr.
Ladolescent rejoignit le bosquet, et sinstalla dans un étrange fauteuil, aux formes torturées et anguleuses. Face à lui, le Dieu-Machine en fit tout autant.
Tu ne trouves pas que cest mieux ?
Si, Seigneur.
Je ne te veux aucun mal. Tu le sais aussi.
Je ne peux plus faire confiance. À qui que ce soit.
À cause du colonel Flinn je suppose ?
Oui, avoua Viltis en baissant les yeux.
Je ne suis pas lui. Je ne suis pas vivant. Je ne sais pas mentir.
Comment en être sûr ?
Parce que je ne te veux aucun mal.
Nous tournons en rond.
Alors met fin à cet attente. Il ny a que toi pour, peut-être, changer le cours des choses.
Résigné, Viltis laissa son esprit se vider des souvenirs de la nuit précédente. Déformés, mais visibles, les images ressurgirent, exposant à la face du Dieu-Machine la pensée intime de Flinn. Stoïque, il finit par soupirer.
Rien que ça ?
Seigneur, dites-moi que vous allez lépargner.
Il est précieux, tout comme tu mes précieux, Viltis. Mais toi, tu nas jamais cherché à me trahir. La preuve étant que tu tes présenté face à moi sans me craindre, sans avoir peur de ce que je pourrais te faire. En cela, je te suis reconnaissant.
Je nai fait que ce quon me demandait de faire, se justifia ladolescent.
Devrais-tu en rougir ? Sil ny avait que moi, je te comblerai à linstant de cadeaux, jexaucerai le plus profond de tes désirs.
Même être mécanisé ? demanda Viltis, rempli despoir.
Le Major Asweltorf a raison lorsquil dit que ce nest pas possible. Mais pour moi, ce nest pas ton âge qui mempêcherait de le faire.
Donc
Au final
Jaurais beau le désirer
Tu nauras pas besoin de ça pour ne subir ni loutrage du temps, ni la faiblesse du corps humain. Doucement, ton organisme va sadapter à tes capacités exceptionnelles. Bientôt viendra un temps où tu ne connaitras plus ni la faim, ni la soif, ni la fatigue, ni la lassitude. Alors la mécanisation tapparaitra comme inutile.
Et en attendant ?
Tu disposes toujours de larmure qua fait préparer le major Asweltorf. Elle est bien suffisante pour te protéger.
Même du colonel Flinn ?
Souhaiterais-tu ne plus être son apprenti ?
Il saurait que je lai trahi. Je suis certain quil se doute déjà de quelque chose.
Et en prison, crois-tu quil pourrait encore te menacer ?
Mais, Seigneur, cest un héros ! Il vous a loyalement servi !
Mais il nest pas humain. Il vient dailleurs. Il a vu son propre père être mécanisé, renoncer à des coutumes millénaires. Comment crois-tu quil pouvait réagir ? La rancur serre encore son corps, ou en tout cas ce qui lui tient lieu de cur. Sa loyauté fut sincère, jen suis convaincu. Mais maintenant quil a la possibilité de se séparer de mon service, il nhésitera pas. En vérité Viltis, tu es peut-être le seul rempart entre lui et moi. Souhaites-tu rester à cette place, ou bien être libre ?
Je lui dois beaucoup, Seigneur. Jamais je ne pourrais être
responsable de sa chute.
Cest un point de vue courageux, Viltis. Je le respecte.
Alors quallez-vous faire ?
Je ne vais pas le rendre inopérant. Si tu estimes quil peut encore têtre utile
Si je suis là, cest grâce à lui.
Je sais.
Un lourd silence sinstalla. Viltis contempla les arbres, au-dessus de sa tête. Le Dieu-machine, lui, regardait Viltis.
À quoi pensez-vous ?
À tout, à rien. À mille possibilités, à mille futurs incertains.
Cest une lourde tâche ?
Je pourrais marranger pour quelle soit moins pesante. Pour moi, pour mes serviteurs, pour tous les Hommes. Je crois, hélas, quil ne doit pas en être ainsi.
Dois-je retourner dans la noosphère, Seigneur ?
Ta tâche est fondamentale, Viltis. Personne ne pourra y plonger plus profondément que toi.
Et pourquoi vous ne venez pas avec moi ?
Pour une raison simple : je ne suis ni un Homme, ni faisant partie dune quelconque espèce. Même si tu parvenais à rompre le fossé qui sépare tout cela, comme tu las fait avec Flinn, cela ne réglerait rien.
Viltis se redressa, se sentit lourd. Cétait la première fois quil ressentait cela dans les limbes du Rezo. Le phare lui-même semblait pencher. Cela linquiéta, un voile trouble passa sur son visage.
Il narrivera rien ?
Cest promis, tu en as ma parole.
Ladolescent savança jusquà la source, regarda le fond, puis y sauta. Une fois disparu, le Dieu-Machine secoua la tête, triste et souriant à la fois. Le gouverner par la peur était-il si simple ? Oui, assurément. Flinn lavait entrepris avait succès, de nombreuses années avant. La gloire aussi semblait lintéresser. Mais, plus surprenant, il avait deviné la fragile fracture qui se dessinait doucement entre lélève et le maître. Viltis avait défendu Flinn, convaincu mais pas fanatique. Le Dieu-Machine avait eu accès aux enregistrements de bord de lAber Wrach, ne sy était intéressé que vaguement, comme il traitait habituellement toutes sortes de données, jusquà cette entrevue fatidique. Flinn était passé très près dune disparition pure et simple, et ses talents de rhéteur len avaient sauvé. Viltis avait eu la bêtise de croire que la confiance rentrait. Ou alors jouait-il un rôle que souhaitait voir endosser son mentor ? La pensée du garçon semblait lisse, trop lisse pour être plate. Sa profondeur était sans aucun doute bien plus conséquente, peut-être même abyssale.
Il rechangea de forme. Laspect des humains le gênait. Plus tard, il pourrait expérimenter des corps plus lestes, plus adaptés à son statut. La sphère stellaire lui plaisait. Ici, dans son Rezo, il ladoptait si souvent que les humains avaient fini par croire quil en était ainsi. Mais pas à Viltis. Le garçon devait savoir quil ny était pas quune surface, lincarnation dun principe que de vieux fanatiques portaient encore, mais quune jeune garde rafraichie laisserait sans doute tomber aux oubliettes. La gloire animait encore le cur de ses serviteurs, mais la Confédération, sans réelle guerre, navait plus dintérêts à entretenir un tel train de vie. Le Dieu-Machine le sentait : la menace des Effaceurs nétait pas connue et heureusement et les civils commençaient à se détourner de plus en plus fréquemment du système totalitaire mis en place des décennies auparavant. La liberté soufflait un vent nouveau dans les esprits. Les fidèles, toujours majoritaires, pouvaient basculer dans loubli en moins dun siècle. Dici à cinquante ans, la Confédération risquait purement et simplement de disparaitre. Une situation qui, loin dinquiéter le Dieu-Machine, ne faisait que lamuser un peu plus.
Viltis représentait une clef inestimable. Pas celle de son espèce natale, non. La Clef de la question centrale du Dieu-Machine. Une question encore informe, informelle, sans mot précis, mais dont il savait les contours, et la raison essentielle dêtre. Ce défi relevé, sa situation pourrait se détacher de ce quil avait grandement contribué à bâtir. Il avait, daprès lexpérience quil avait accumulée à travers lensemble de ses serviteurs, depuis longtemps compris que tout empire était voué à la destruction. La sienne nétait que la résultante de leffondrement des sociétés occidentales face à lémergence des technologies symbiotiques qui unissaient lHomme à la Machine, et dont il nétait que laboutissement ultime. Et plutôt que de combattre cet état de fait, ne valait-il pas mieux fuir ? Peut-être. Mais pas avant davoir éradiqué la menace des Effaceurs.
Ladolescent revint, hagard, sonné, comme à chaque fois. Le phare suivait ses mouvements, saffaissa lorsquil sortit complètement de la source, trempé de sueur.
Alors, quas-tu vu ?
Lexpérience de la mort
Viltis se courba, grimaça.
Jai mal.
Viens ici. Je saurai moccuper de toi.
Comment le pourriez-vous ? Nous ne sommes pas dans le monde réel.
Mais là où je me tiens, cest une enclave du Rezo. Ne sous-estime pas mes capacités.
Il se rapprocha, dun pas chancelant. Le phare laissa tomber quelques pierres, qui évitèrent soigneusement les arbres.GNÉ ?? Lorsque Viltis se trouva à sa portée, le Dieu-Machine le tracta jusquà lui, et laissa une de ses mains fondre dans ce qui lui tenait lieu de corps.
Merci
Tu nas pas à me remercier. Je fais ça pour nous deux.
Vous auriez pu me laisser mourir.
Tu plaisantes ?
Cest une façon de parler
Je pourrais très bien méchapper, refuser de revenir.
Et où irais-tu ?
Vous le savez très bien, Seigneur.
Vilnius est trop ennuyeuse pour que tu y tiennes plus de deux semaines. Au bout dun mois, je suis certain que tu retournerais vers une institution officielle pour quon te rebranche de force sur le Rezo.
Peut-être pas. Peut-être que je men tiendrais à mon expérience.
Tu mens mal, vraiment. Le colonel Flinn avait peut-être raison, finalement.
Et vous, tort ?
Trop simple, Viltis. Sois plus bagarreur. Jen attends plus dun héros comme toi.
La remarque fit sourire Viltis.
Il est vraiment impossible que je sois mécanisé ?
Je te le répète : cela napporterait rien. Nimporte quel autre humain aurait tout intérêt à sunir à la Machine, pour lui-même et pour le bien de toute lespèce, mais pas toi.
Vous ne pourriez pas au moins vous arranger pour que je ne souffre plus ?
La souffrance que tu vis ici nest que la résultante dune expérience qui, à priori, nest pas habituelle. Le décalage doit être si grand que nimporte quel traitement serait inefficace. À moins de te laver le cerveau.
Vous sauriez le faire ?
Non, ce serait trop simple. Et quel intérêt ?
À qui pourrais-je parler de ça ? À vous, Seigneur ?
Et pourquoi pas ?
Vous nêtes pas
concerné par ce problème-là. Je ne veux pas paraitre offensant, mais vous nêtes pas vivant.
Le Dieu-Machine laissa sa tête aller en arrière, se laissant sourire.
Rien ne garantit que je ne puisse pas disparaitre un jour.
Au point de vivre une expérience de mort ?
As-tu eu réponse à la question de la nature de la mort ?
Non, avoua Viltis. Je sais juste quelle existe. Et que la noosphère de ceux qui ont disparu a laissé suffisamment de traces pour que je puisse me faire une idée précise de ce quen est lexpérience. Mais pas la définition.
Doit-il seulement y en avoir une ?
Définition ?
Oui.
Vous êtes plus compliqué que je ne le croyais. Je pensais quadresser des prières à votre encontre méviterait de devoir me poser trop de questions.
Ce serait si simple, Viltis.
Ladolescent se laissa aller au sol.
Comment avez-vous fait pour que je naie plus mal ?
Je tai simplement écouté.
Et rien de plus ?
Non. Il ny a pas de logiciels particuliers que jaurais glissé dans tes implants, pas de milliards de nanites en plus, pas de réorganisation de ta pensée. Juste ma confiance et ma bienveillance à ton égard. Peut-être faut-il que je le répète encore une fois mais
Viltis, je ne te laisserai pas tomber. Jamais. Tu es trop précieux pour moi.
Ladolescent sourit, sincèrement heureux
Je suis tellement content de vous lentendre dire, Seigneur. Vous nimaginez pas le bien que cela me fait.
Le Dieu-Machine sourit, passa son autre main sur le front de son protégé.
Tu peux rester ici autant de temps que tu le voudras.
Merci.
On frappa trop fortement à sa porte pour que Flinn considère cela comme une coïncidence. Il louvrit, à peine étonné dy trouver trois soldats qui ne semblaient pas disposés à discuter, et encore moins à être aimables.
Colonel Flinn ?
Oui, cest moi.
Veuillez nous suivre.
Je pourrais savoir de quoi il sagit dabord ?
Nous ne sommes pas autorisés à discuter de ce sujet avec vous.
Voyons, cest ridicule. Je suis officier. Je devrais avoir droit à
Une paire de menottes entrava aussitôt ses poignets. Flinn les considéra un instant, puis se mit à rire.
Alors on me jette aux arrêts, cest ça ? Je ne comprends toujours pas pourquoi avoir besoin de menottes. Je pourrais les briser sans problèmes.
À votre place, jéviterai, colonel.
Ah, et pourquoi donc ?
Il y a toute une section dehors qui nattendrait quune chose si vous tentiez de vous échapper.
Flinn sourit férocement.
Je ne voudrais surtout pas vous causer dennuis
caporal.
Veuillez me suivre, répéta lintéressé.
Le Naneyë ne chercha pas à en comprendre davantage. Visiblement, quelque chose lui échappait encore. Aurait-ce un lien avec Viltis ? Son apprenti suivait son entrainement ce matin, comme tous les matins depuis bientôt deux semaines. Quel intérêt aurait-on à devoir lui faire subir un tel traitement à lui, son mentor ?
« À moins que cela nait un lien avec sa petite mise en scène de la nuit ». Viltis, trahir ? Non, impossible. Il avait tellement plus urgent à accomplir en ce moment que lofficier imaginait mal son protégé le dénoncer pour un motif qui, au passage, lui était totalement inconnu. La conduite de Flinn se révélait parfaite, irréprochable. Tout le travail quil abattait depuis des mois avait toutes les chances daboutir dans la lutte contre les Effaceurs.
Il y avait autre chose. Et ce nétait pas une bonne nouvelle.
Le caporal le fit passer devant, les poignets entravés, pitoyable tentative dintimidation qui nincitait Flinn quà plus de prudence. À cet instant, il se demanda sil devait encore passer tant de temps à essayer de sauver une société qui se refusait à le comprendre en profondeur. Oui, il pouvait toujours fuir, mais quel sens mettre à cette action ? Et abandonner Viltis, pour tout lespoir quil représentait ? Impossible, tout simplement impossible. Dans un sursaut de conscience, il tenta de joindre Asweltorf, en vain, puisque son terminal com avait été désactivé. On ne voulait donc pas, selon lui, que cette arrestation soit connue. Qui aurait intérêt à un tel silence ? Le Commandus Magnus ? Cela aurait pu être dans sa manière dagir, mais il restait son apprenti, à tout jamais. Si une affaire embarrassante devait lui échoir, il etaitt plus probable quune exécution sommaire, de nuit, sans intervenants identifiés, eut été une meilleure solution. Il y avait un peu trop dapparat, de démonstration dans cette arrestation. Alors qui ?
Est-ce que je pourrais au moins savoir où vous memmenez ?
Non.
Au moins, cela a le mérite dêtre clair.
À votre place colonel, jéviterai dêtre trop confiant.
Alors vous, vous savez où je dois aller ?
Je ne suis pas autorisé à vous le dire.
Naturellement. Ce serait beaucoup trop simple.
Dans le hall donnant accès à lensemble de ses quartiers se trouvait effectivement une section au complet, les armes au clair, le regard dur, mauvais, loin de lhabituelle déférence que lon accordait à Flinn. Cela ne létonnait pas, mais la réaction des soldats le toucha, secrètement. Il sen trouva blessé dans son orgueil, son amour propre de militaire se défendait face à cette manifestation de haine.
Messieurs
Personne ne lui répondit, ce quil accepta. Le caporal lentraînait plus rapidement vers un escalier de service, quil connaissait très bien pour lavoir emprunté un certain nombre de fois. Rapidement, ils atteignirent le niveau des sous-sols, descendant toujours plus, pour se retrouver jusquà un endroit plus familier encore que les escaliers.
Le département de la Question ? Rien que ça ? Je vois quon me réserve les honneurs dû à mon rang.
Le caporal le bouscula un peu, préférant la réponse physique à toute répartie cinglante quil aurait très certainement perdue. Flinn fut amené jusquà une cellule grise et terne, où ne lattendait quun cybernaute, livide, qui masquait difficilement sa gêne.
Mon
Colonel
, commença-t-il.
Aedificator, peut-être pourrez-vous me dire ce que je fais ici ?
Je
Je nai pas le droit, colonel
Vous, au moins, vous avez un peu de cran. Ils nont pas osé vous proposer darme où de soldats pour vous défendre. Ils devaient savoir que je ne men prendrais pas à quelquun de votre pointure.
Je
Non, ne répondez pas. Jimagine quon va simplement venir me lire mes droits, ma peine, le pourquoi de tout cela, avant de mexpédier at patres vers une destination sans doute très peu agréable.
Laedificator évita soigneusement le regard de Flinn, qui sen amusa. Tous le craignaient, tous sen méfiaient, mais personne navait assez de cran pour lui dire son tort. Si tort il y avait.
Y a-t-il seulement quelquun dassez courageux pour me répondre ? hurla-t-il dans la cellule.
Oui, moi.
Un prêcheur se présenta à la porte. Il savança, on verrouilla derrière lui.
Mon père ? Mais
Que faites-vous dans un lieu pareil ?
On ma fait venir, en mévoquant à peine la situation. Je crains, hélas, quil ne vous reste plus beaucoup de temps, colonel.
Du temps pour quoi ?
Vous repentir.
Mais, de quoi ? Quest-ce que jai fait de si grave ?
Vous ne voyez pas ? Pourtant, ce nest pas le chef daccusation le plus discret qui soit. Vous lavez prononcé si souvent que vous ne vous souvenez plus, colonel ?
Flinn garda le silence, de longues secondes, avant de secouer la tête.
Non
Haute-trahison, tentative dattentat, intelligence avec lennemi.
Non, non, non, non
Non, cest un cauchemar.
Gardez votre calme. Vous êtes quelquun de sérieux.
Vous savez que les individus de mon espèce ne peuvent être Convertis
Alors, quest-ce quil y a ? Quest-ce quil va se passer ?
Vous allez lêtre.
Quoi, Converti ?
La loi est claire à ce sujet.
Mais ce nest pas possible, et vous le savez, mon père !
Colonel, ne vous énervez pas, il ny a pas lieu de sinquiéter.
Et qui a déclaré tout cela ? Qui a lancé une cabale à mon encontre, alors que nous nous préparons à affronter une grave menace, et que je travaille actuellement à contrer cette menace ?
Le Seigneur Mécanique.
Flinn tomba à genoux, par réflexe.
Non
Cest impossible
Je lai servi loyalement.
Visiblement non. Puisque les chefs dinculpation retenus à votre encontre semblent prouver le contraire.
Et un procès ?
Les preuves ont été identifiées, par le Seigneur Mécanique lui-même. Auquel cas tout procès devient inutile
Mais
Mes années de service ? Mes faits darmes ?
Ont joué en votre faveur, et vous évitent lexécution pure et simple, ou le bannissement.
Je ne peux pas être banni.
Non, puisque vous êtes un héros.
La porte souvrit, et quatre robustes soldats en surgirent, se plaçant derrière le prêcheur.
Etant donné le peu de confiance que je suis disposé à vous donner, au vu de votre état manifeste de rébellion, colonel, je me vois dans lobligation de faire appel à la force pour vous faire entendre raison.
Flinn recula, mais les quatre militaires semparèrent de lui. Plus forts et plus rapides que lui, il jugea plus intelligent de se laisser aller. Ils le maintinrent au sol, limmobilisant solidement.
Flinn, au nom du Dieu-Machine, soyez converti pour expier vos fautes.
La trode qui senfonça dans sa nuque lui arracha un cri de surprise, et lorsquil bascula, il comprit bien trop tard que la mise en scène seule de cette arrestation était une farce.
5.
« Et maintenant ? Il sait qui je suis, que veut-il de plus ? Que je renie ma nature véritable ? Je ne suis pas un Homme, je ne le serai jamais, il le sait, et il sait que je sais quil le sait. Je ne peux pas mieux le servir que ce que je fais actuellement. Depuis que je suis entré au service de la Confédération, depuis que le Commandus Magnus ma forgé comme on forge une arme, jamais un seul instant je navais songé à le trahir.
Mais maintenant ? Je ne sais plus. Je ne sais plus, car je ne vois pas où mentraine le chemin. Ma mission est claire, trop claire, trop simple pour que jarrive à la garder intacte jusquau bout, comme ma conviction.
Je doute Seigneur, et voilà que tu viens éprouver ma foi ? Veux-tu vraiment que je me détache de toi, que jabjure, et que je retrouve mes anciennes coutumes sans jamais regretter tout ce que je perdrai à agir ainsi ? Qui es-tu Seigneur, pour mettre au défi tes serviteurs ? »
Le Rezo, enchevêtrement pulsatile, se laissa envahir de ténèbres et de grisaille. Les lumières vives et colorées cédèrent la place à la nuit, noire, intense, qui recouvrit toutes ses structures dun voile mortuaire, silencieux et lourd. Là, au milieu des artères, lactivité se figea, tandis que des cieux immatériels descendait une figure austère, sans visage, et dont la seule puissance venait de son cur, rouge et vivant, qui battait dans sa poitrine.
Seigneur ?
Quel Seigneur te parle, Flinn ? Qui suis-je vraiment pour toi ?
Mais
Vous êtes le Dieu-Machine ! Pourquoi avoir mis tant de temps
Les questions devaient trouver des réponses en leur temps.
Et tout ça, dehors, pourquoi ?
Contemple seulement le vide à tes pieds, Flinn. Dois-tu ten aller pour que je pleure la perte dun fils trop cher à mes yeux ?
Est-ce pour cela que vous mavez jeté dans les geôles de la Forteresse ? Parce que je deviens gênant ?
Non, tu as toute ta place parmi nous, comme tous les frères de ton espèce. Comme tous ceux qui ont décidé de me suivre vraiment, pleinement, en cherchant la lumière du futur.
Je ne vous ai pas trahi, Seigneur.
Flinn aurait voulu se coucher face contre terre. Au lieu de quoi, sa colère sexprimait plus que sa foi. Pourquoi ?
Des questions amènent toujours à dautres questions. Lheure des révélations nest pas encore venue pour toi. Accepte seulement que je me présente ainsi, face à toi, pour pardonner tes fautes.
Mais, lesquelles ?
Tu trahiras, comme Cyrill a trahi ton maître et ton serviteur, le regretté Guilhem.
Mais non !
Je le sais, Flinn. Ne te cache pas derrière ta foi, aussi grande et sincère soit-elle. Jai vu le futur, jai vu ta pensée profonde, intime. Il serait vain daller contre elle.
La Conversion
Elle ne marche pas. Vous ne pouvez pas pénétrer en moi comme dans un homme converti.
Jai dautres moyens.
Cest Viltis, nest-ce pas ?
Le manque de réponse sonna comme une affirmation cruelle aux oreilles de lofficier.
Pourquoi lui ? Ce nest quun enfant.
Cest ton fils spirituel. Du moins, tu voudrais quil le soit. Pour vos ressemblances, vos failles, vos histoires, et vos expériences. Oui, tu las emmené bien plus loin que nimporte qui dautre, et personne ne pourra jamais assez te remercier de cela. Mais lavenir de Viltis est ailleurs, et tu le sais. Il nest pas avec toi.
Pourquoi ne peut-il pas en décider lui-même ?
Il est trop précieux.
Cest injuste, Seigneur.
Bientôt les révélations te seront édictées. Alors, tu sauras.
Et en attendant ?
Accepte dêtre mon serviteur, Flinn. De ne pas fuir ceux qui tont accueilli, formé, et qui ont fait de toi le héros consacré qui brandit fièrement la bannière de mon empire. De prendre les responsabilités qui tincombent.
Vous ne me faites pas confiance ?
Pas après ce que jai deviné de toi.
Vous avez osé lire dans lesprit de Viltis. Vous lavez envoyé pour quil pénètre en moi.
La vérité seule triomphe. La ruse et la félonie doivent être expurgées de ce monde.
Je ne voulais pas
Vraiment !
Tu naurais pas dû retourner sur Alioth. Jamais.
Vous auriez dû men empêcher, Seigneur !
Ta mission était de trouver les réponses aux questions que te posait ton peuple. Ce que tu as fait, et qui, je crois, nous sauvera de la destruction. Mais cette réponse ne ta pas suffi
Il est alors temps que jintervienne, que je massure que tu ne rompes jamais le serment que tu as fait pour moi. Même si cela implique que je doive sacrifier ta liberté pour cela.
Si vous le faites, seigneur
Qui veillera sur Viltis ?
Aucun être vivant ne devrait avoir une telle charge. Cest à moi de massurer quil puisse sépanouir dans ce qui est juste pour lui. Cest à moi de le guider pour nous tous.
Et que dira-t-il, si je suis converti ?
Il comprendra que je ne laisse personne au bord du chemin.
Je peux rester fidèle, Seigneur. Il suffit que je le veuille. Que jabandonne mes projets.
Les promesses, aussi belles soient-elles, restent toujours trop dangereuses à mon sens. Tu noublieras pas le gout du passé, de la gloire des Naneyë, et tu ne cesseras jamais de penser que ma présence sur le monde dAlioth est une erreur. Tu ne pourras pas non plus tôter de lesprit que tes capacités formidables feraient de toi un excellent chef.
Faites-moi succéder à mon père au poste de gouverneur !
Il ne doit pas en être ainsi, pour le bien commun.
La nuit du Rezo se leva. La lumière revint, progressivement. Flinn perdit pied, il glapit.
Le sacrifice de ta pensée est un prix trop cher payé pour toi, Flinn. Mais tu garderas toujours avec toi ma bienveillance.
Non, Seigneur !
La lumière envahit la présence de Flinn. Il cria, et se figea en un soleil éclatant, merveille au milieu des artefacts de la technologie du Dieu-Machine.
Plus profonds, plus intimes, plus unis. Les codes sources glissèrent sur lui, le frôlant sans le toucher. À chaque fois, ils essayaient, forçaient presque la barrière physique qui séparait avec tant de fragilité le corps et lesprit du fonctionnement du Rezo. La première fois, il avait fallu des heures, mais la fusion avait été possible, réaliste. Parce quil en avait décidé ainsi. À cet instant, la colère le gardait intègre, loin dabaisser ses barrières et de permettre au miracle de la technologie de se reproduire en lui une seconde fois. Tout ce que pouvaient trouver les codes, cétait du vide, de linconnu, quil traduisait sous la forme dune incohérence irrecevable, et il abandonnait. Mille fois, les codes revinrent, mille fois ils refluèrent. Flinn tenait bon, rassuré face à sa propre croyance.
On ne pourrait plus le convertir, plus jamais. On ne pourrait plus faire de lui un instrument, sil ne le désirait pas. Ici sarrêtait la puissance des Hommes, face à la sagesse séculaire des Naneyë. Les capacités de son peuple nétaient plus des mythes. Elles lui sauvaient la vie, le gardaient de lasservissement cybernétique, le vaccinait de toute tentative du Dieu-Machine pour semparer de lui définitivement. Mais Flinn ne pouvait être corrompu. Son esprit restant à jamais libre, à jamais attaché à son seul désir.
Pourquoi ?
Il doit en être ainsi, Seigneur.
Accepte la réalité, Flinn. Je pourrais te couvrir de gloire, si tu te soumets à mon règne.
Vous mentirez, comme vous mavez menti, comme vous avez menti à tous.
Ta présence mest nécessaire.
Non. Seule la connaissance de mon peuple lest. Moi, je ne suis quun outil, je nai jamais été quun outil. Un messager, au mieux. Jamais une composante en tant que tel.
Tu es précieux.
Car non remplaçable. Non formatable. Vous ne pouvez pas me soumettre, sinon, je disparais.
Flinn
Javais foi en vous. Pourquoi tout briser, Seigneur ?
Je ne peux pas
Les questions, tout nest pas encore
Dois-je rester votre sujet ?
Tu as prêté serment
Mais vous avez rompu la confiance. Comment pourrais jamais me retrouver en votre parole, Seigneur ?
Demande, et tu obtiendras satisfaction.
Non, et vous savez pourquoi. Vous lavez très bien dit. Mes souhaits sont incompatibles avec votre vision de lavenir. Nous ne pouvons jouer à armes égales. Vous êtes un dieu sur Terre, mais sur Alioth, vous ne pouvez pas relâcher la bride. Si tel était le cas, vous me libèreriez dans la minute. Je retrouverais mes fonctions, ma liberté, je pourrais presque oublier ce que je viens de subir. Vous savez que ce nest pas le cas.
Devrais-je considérer que tu ne veux rien ? Que tu préfères la mort ?
Je ne sais plus, Seigneur. Tout ce que je vois, cest que la trahison nest pas de mon côté.
Viltis crois en toi.
Et vous, vous convoitez Viltis tout autant que je convoite son pouvoir.
Nest-ce pas naturel ?
La notion même de « naturel », dans votre parole, est dérangeante, Seigneur.
Il testime beaucoup, Flinn. Il te considère comme un second père.
Chose que je ne serai jamais pour lui.
Il a besoin de toi, et jai besoin de lui. Voilà pourquoi tu nes pas mort. Voilà pourquoi je ne peux pas menacer de tôter la vie.
Pour cette simple raison ?
Pour cette raison vitale.
Pourquoi Viltis est-il si important, Seigneur ?
Il est lincarnation de la prochaine étape du vivant. La pierre angulaire de lextension dune espèce intelligente à toute la galaxie. Son prodige est tel que les frontières physiques seront abattues. La connaissance universelle sera prodiguée à tous.
Comment avez-vous obtenu sa pensée ?
Il est seul, Flinn. Tu las humilié, brutalisé, maltraité. Jaurais pourtant dû savoir que sa fragilité le mènerait à te haïr, toi la force brute, lindividu mécanisé, rationalisé.
Je ne suis que le produit de votre action sur moi, Seigneur.
Pas uniquement, mais je nai pas contribué à te rendre plus libre. Aurais-je du faire autrement ?
Vous mavez fait grandir, dans la souffrance et le silence. Mais sans votre action, Seigneur, jamais je naurais pu me découvrir tant de talent, tant de pouvoir. Dois-je vous remercier, considérer que tout cela nest quun échange de bons procédés ?
Libre à toi, Flinn. En ce qui me concerne, je nai pas à rougir de ce que jai fait pour toi. De ce que jai tenté, entrepris, réussi ou échoué.
Le Commandus Magnus y est pour beaucoup.
Lesprit de Gregor naurait pas pu mieux te convenir. Il est très intelligent, habile, rusé, et je nai pas voulu quil soit totalement entravé, pour ces raisons-là.
Sait-il que je suis ici ?
Personne ne le saura. Tous ceux qui sont au courant loublieront.
Alors
Vous me libérez ?
Ai-je bien le choix ? Jai besoin de toi, parce que Viltis a besoin de toi. Si je ne le fais pas, qui pourra soccuper de lui ?
Et que devrais-je lui dire ?
Tu nauras rien à faire. Je me suis déjà occupé de cela. Il te sera plus fidèle, plus docile. Il ne protestera pas lorsque tu lui donneras un ordre. Mais il y aura une contrepartie.
Laquelle, Seigneur ?
Il doit se développer. Et son développement ne passera que par le déverrouillage complet de son potentiel.
Cest-à-dire ?
Trouve sa faiblesse. Agrandit là jusquà ce quil craque. Et alors, il deviendra celui quil doit être.
La fin justifie-t-elle les moyens ?
La fin justifiera toujours les moyens.
Il se retourna sur lui-même. Le cybernaute était là, tout comme le prêcheur. La cellule avait gardé son aspect austère. La réalité elle-même semblait ignorer avec suffisance la rencontre, la gravité et limplication dun tel évènement. Flinn les regarda, un par un, et se figea vers le cybernaute.
Vous lavez vu ?
Non.
Pourtant
Nous venons de recevoir un contrordre, colonel. Il semblerait que vous soyez libre.
Mais
Libérez le, commanda le prêcheur aux soldats.
Ils ne protestèrent pas, Flinn se redressa, remit sa cape en place, toisa le prêcheur.
Tout ceci est fâcheux, mon père.
Nen tenons pas rigueur.
Flinn sourit.
Je ne vous en veux pas. Les ordres, simplement les ordres
Le religieux baissa la tête, sinclina doucement.
Je prierai pour vous, mon fils.
Charmante attention.
On libéra le passage, où Flinn sengouffra sans ajouter un mot. Dun pas sec, il se dirigea vers ses quartiers, où il senferma, et se laissa aller dans un fauteuil, face à son bureau. Il se mit à rire. « Quel monstre », songea-t-il. Il était passé très près dun drame possible. Même en luttant de toute son âme contre le processus de Conversion, aurait-il pu tenir le choc sur la durée ? Qui lui garantissait que son propre bienfaiteur ne laurait pas rendu inopérant ? Son esprit enfermé dans les méandres de la Conversion aurait été apaisé, mais après ? Que dire de son potentiel don de télépathie ? De ce quil avait nommé le Hhrodath ? Le Dieu-Machine semblait bien sen moquer au final. Seul lexercice de son culte et son pouvoir absolutiste avait emprise sur le monde. Le simple fait que Flinn ait pu, à un moment, songer à sen détacher lavait rendu jaloux, presque ivre de rage.
Flinn songea avec amertume que tout ceci navait été rendu possible que par lentremise sournoise et discrète de Viltis. Et en terme de discrétion, lapprenti avait presque manqué de tact. Au fond, Viltis avait senti létrange décalage, limpression désagréable dêtre fouillé en profondeur, de ne pas être respecté dans ce quil avait de plus sacré, de plus intime. Viltis, en totale inconscience, avait menti. Se rendrait-il seulement compte des conséquences dun tel geste ? Lui, le colonel Flinn, avait bien failli en payer le prix fort. Sa liberté, de conscience et de pensée, pour quoi ? Parce que Viltis avait cédé ? Le danger présent incitait Flinn à se méfier. Le Dieu-Machine savait pour Viltis, il savait que lui savait, et il avait visiblement tenté de détourner le garçon vers un autre objectif que le sien. Devait-il continuer à tenir Viltis proche de lui ? Devait-il seulement le garder en temps quapprenti, ou bien ne pas chercher à lutter, ne pas chercher à sopposer à la marche implacable du Dieu-Machine, et fuir tant quil le pouvait, au prix de ses rêves brisés de gloire et de puissance ?
Tant de questions se bousculaient en lui. Il suffirait de quelques heures de réflexion, dun peu de silence, sans aucune contrainte, pour essayer de résoudre au moins en partie ce nud qui doucement se constituait en lui. Oublier Viltis, oublier le Dieu-Machine, oublier lincident et la rencontre, Ne pas tenir compte des conseils, des remarques, négliger le chantage désolant et sincère dune entité qui nétait pas vivante, et dont le seul impact sur ce monde aurait pu être désactivé en une poignée de minutes, révélant soudain son mensonge violent, ridicule, contradictoire avec la Vie elle-même. Ou bien au contraire, intégrer Viltis, le Dieu-Machine, lincident et la rencontre comme une obligation salvatrice, nécessaire, vitale même, car tel devait en être ainsi, pour sauver lHomme quoi quil fût, quelques furent ses torts, ses espoirs, ses rêves et ses désillusions. Accepter que Viltis ne soit ni bon ni mauvais, simplement déboussolé par son unicité, sa singularité qui lisolait cruellement de tous les individus de son espèce, comme un messie trop tardif, trop ignoré dans son talent quasi divin. Pardonner sa tentative maladroite, enfantine, de trouver dans les ordres du Dieu-Machine une consolation et un réconfort amical quil naurait pas dû et pas su trouver auprès de lui, son mentor, et dune certaine façon son sauveur. Endosser son rôle noir, capital, auquel il devrait pourtant se soumettre pour espérer que ladolescent acquiert ce à quoi il avait droit. Participer à sa quête mystique, belle et forcément mortelle. Ne pas redouter le poids des responsabilités. Une dernière fois. Comme il se létait toujours promis.
Tu joues avec des puissances qui te dépassent, murmura-t-il.
Il se redressa dans le fauteuil, démarra une projection holo, consulta des notes. La situation sannonçait complexe, irréelle. Attendre ? Non, ce nétait pas une solution, même pas le début dune réponse. Une idée claire, tranchante comme un stylet simposa soudain à lui. Il secoua aussitôt la tête, rejeta avec force tout ce qui pouvait sy rattacher. « Non
Je ne peux pas. » Avait-il seulement le choix ? Lavenir sombre ne laisserait pas une seule place au doute. Les résultats seuls compteraient. Amer, mais décidé, il contacta son ordonnance. Flinn ne pouvait plus faire machine arrière.
Il sait.
Qui ?
Ton mentor.
Il sait quoi ?
Ce que je lui ai dit. Que tu avais appris. Que je devais alors léliminer.
Non
Viltis seffondra, les jambes tremblantes.
Seigneur, non
Vous navez pas fait ça !
Il le fallait Viltis. Flinn ne pouvait pas rester dans le mensonge.
Est-ce que
Il va bien. Je ne lai pas touché. Jaurais préféré quil puisse être converti, mais il semble quil en ait décidé autrement. Est-ce grave ? Non, nous aviserons plus tard de sa situation. En attendant, je suis sûr quil ne tentera rien contre toi. Il préfèrera que tu restes avec lui. Il a besoin de toi. Jai besoin de toi. Tu as besoin de lui. Cest une situation à la fois si simple et si compliquée
Seigneur
Non, Viltis, ne dit rien de plus.
Mais
Regarde plutôt vers lavenir. Là où est ta place.
Le bouquet darbre se décala de Viltis, qui resta seul, assis au sol, entre la source et le Dieu-Machine.
Et maintenant ?
Tu devrais retourner te reposer. Demain sera une longue, très longue journée.
Comment le savoir ?
Beaucoup de travail, trop peu de temps.
Mais, et le major ? Le colonel ?
Tu seras dispensé de toute autre activité. Profite aujourdhui. Il fait beau en plus. Ce serait dommage
Viltis nosa pas répliquer, et le Dieu-Machine ne chercha pas à lui en laisser loccasion. Avant que ladolescent puisse ouvrir la bouche, il avait disparu brutalement, le laissant seul auprès des ruines du phare, dont seule la porte dentrée était restée intacte. Il se releva, décida quil était également temps de ne pas rester davantage. On lui offrait une journée ? Il aurait été dommage de ne pas en profiter.
Lauteur de la permission demeura un mystère entier. Viltis sen moquait bien un peu, il voulait simplement marcher dans lair doux de Civimundi, se rendre comme à son habitude au parc du Trocadéro, loin des foules du dimanche. Le trajet à pied le détendit, et en arrivant au pied des vastes massifs fraichement aménagés, il se sentait en paix.
Le Trocadéro venait tout juste de rouvrir au public, après plusieurs semaines de remise en sécurité, de restauration, de réagencement. Les jardins ne devaient plus avoir grand-chose avec lesplanade originelle, qui persistait par endroit en plaques blanchâtres, usées, perçant à travers une pelouse parfaitement tondue comme des icebergs plate et vacillants sur une mer étrangère. Des bancs, un miroir deau, quelques arbres centenaires qui étaient encore debouts, malgré la touche aléatoire quils apportaient à la perspective originelle. Enfin, labsence de promeneurs dans lheure encore précoce de ce matin-là. Oui, la journée pouvait être agréable mais
Quelque chose tenait Viltis par le cur. Une intuition, presque une certitude, qui lempêchait de jouir en totalité de linstant, de cette incroyable opportunité de lici et du maintenant. Les paroles du Dieu-Machine résonnaient encore en lui, légères et graves, anecdotiques et profondes. Si son maître savait, même avec la garantie quil ne lui serait rien fait car son pouvoir justifiait quon lui laisse la vie sauve, pourrait-il seulement lui pardonner davoir trahi et menti ? Viltis se souvenait parfaitement lapproche quil avait montée avec maladresse pour pénétrer dans lesprit du Naneyë. Une approche bruyante et indélicate, dont le discours de surface naurait pas dû le toucher à ce point. Mais à linstant même où Flinn lui assurait quil pourrait tolérer le fait quil mente, il avait abusé de sa confiance, allant jusquà son intimité, ses rêves, les auscultant et les vendant comme de vulgaires denrées à un individu dont il ignorait tout au final. La manuvre du Dieu-Machine avait été habile. En se rapprochant le plus possible de la notion dami, il avait fait de Viltis un confident, un serviteur loyal, non pas régi par la loi, mais par la valeur humaine quil lui accordait à lui, qui nétait ni humain ni vivant. Par son attitude, Viltis le rapprochait du monde réel. Mais le Dieu-Machine restait le Dieu-Machine, au-dessus des Hommes et des lois. Avec son intention propre.
Un éclair de douleur entama sa conscience. Il plaça ses deux mains sur ses tempes, serra les dents. Le banc sur lequel il avait décidé de sassoir craqua.
Non !
La douleur, un instant, sévapora, puis revint à la charge. Le banc se brisa, Viltis eut juste le temps de se remettre sur ses jambes, et de partir en courant, évitant les quelques passants du parc. Quelque chose nallait pas.
Quelque chose qui nétait pas en lui.
6.
Presque arrivé à la Forteresse, Viltis sécroula, incapable davancer. Recroquevillé, la tête brûlante de douleur, il serrait les dents, tentait de se maitriser, espérant à cet instant ne blesser personne. Puis, invincibles et insupportables, les images arrivèrent.
Son père et sa mère étaient à table. Ils pleuraient. La soupe ne fumait pas, ce nétait peut-être pas de la soupe. Ils se regardaient, face à face, et dans leurs yeux rougis le sens de toute une vie séchappait, brisé, tandis que la soupe lentement descendait en eux. Puis son père posa la cuiller, décidé à ne pas poursuivre, le visage volontaire, fermé.
Non.
Un soldat, caporal, braqua une arme. Il reprit la cuiller. Alors, la scène se rejoua, comme il sen souvenait, comme il sy attendait.
Sa mère hoqueta. Ses pleurs redoublèrent. Elle gémit, elle ne pouvait continuer à avaler sa soupe. Le caporal soupira, la visa. Elle restait immobile, comme bloquée.
Toi, tu manges.
Je ne peux plus...
Tu manges où je te colle une balle dans la tempe. Ce serait dommage d'en arriver là.
Laissez nous un moment... S'il vous plaît... Laissez nous juste un moment tous les deux, demanda son père, pâle, trempé de sueurs.
J'ai des ordres. Vous laisser seuls n'en fait pas partie.
Si Viltis était là...
Laissez-le en dehors de ça. Il a autre chose à faire que de venir vous sauver.
Sale brute...
Je fais ça pour son bien. Plus tard, il nous remerciera de lui avoir enlevé une belle épine du pied.
Il y avait d'autres solutions. Nous exiler...
Il faut que vous disparaissiez. Pour de bon. Sinon, ce qu'il doit accomplir n'aura jamais lieu. Comprenez bien que je suis désolé, que ça n'a rien de personnel...
Vous mentez mal, caporal.
Vous, monsieur, mangez !
Le père remit le nez dans son assiette. Une ombre passa sur son visage. Son regard se troublait. Sa bouche se tordit, il tomba à la renverse, tandis qu'un liquide mousseux s'échappait de ses lèvres. La mère cria, effrayée.
Non, Ivan, non !
Toi, tu te tais et tu manges !
Non, non, non !
Le soldat secoua la tête.
Ça m'embête vraiment de devoir en arriver là.
Il tourna son arme vers le cur de la femme, et titra sans sommation. Il n'y eut aucune détonation, juste un gros flash suivi d'un crépitement sinistre. Une fumée douce se dégagea des vêtements de la femme. Le regard fixé pour l'éternité, elle s'écroula, sur la table.
Pauvre conne.
Le caporal jeta un il dans sa direction, avant de ricaner et de sortir, les laissant là, sans autre considération.
Pitié, non
Il pleurait, à chaudes larmes, le regard définitivement accroché à une aspérité du sol, un gravillon emprisonné dans lasphalte. Blanc, couvert de poussière, immobile, il ne pouvait sen détacher. Cela lui permit de tenir, doublier quil avait mal. Son cur battait dans sa poitrine.
Pitié, non, répéta-t-il.
Il lui semblait que le sol tremblait. Quelle importance ? À présent, qui pourrait sen soucier ? On avait tué ses parents. Sciemment. Sa mère le fixait encore, à travers le bol de soupe empoisonné. Empoisonné
Pourquoi de cette manière ? Tout cela était trop propre, trop clair. La balle, ou le poison ? Non, Viltis ne savait plus. Il ne voulait pas savoir. Les avait-on torturés ? Avaient-ils souffert ? Qui pour les habiller, les préparer ? Des poupées
Ils étaient devenus comme des poupées. Pas des morts. Bientôt
Oui, bientôt, rangés dans des boites, près à attendre. À le revoir. Il allait bientôt retourner à Vilnius. Il y aurait dautres vacances, dautres sorties à la plage, à laquarium. Il pourrait rire. Ils pourraient rire. Tout cela navait pas de fin
Une main mécanique se posa sur son épaule. Bienveillante, et inquiète à la fois. Viltis serra un des doigts de métal dans sa paume. Ses larmes redoublèrent.
Quest-ce quil y a ?
Je veux rentrer
Je veux rentrer, maintenant
Tu veux rentrer à la Forteresse, cest ça ?
La voix nétait ni familière, ni totalement inconnue. Une voix anonyme, universelle, qui aurait pû le rassurer. Fallait-il voir son visage ? Non, cétait un cyborg. Ils se ressemblaient tous. Ils étaient tous aussi vide, aussi morts à lintérieur. En était-il seulement sûr ? La voix ne lui faisait pas peur, bien au contraire
Ils les ont tués, nest-ce pas ?
Qui ?
Vous savez, mes parents
Tu as perdu tes parents ?
Non, on vient de me les voler
On va me les rendre, non ?
Le cyborg le souleva du sol. Viltis cria.
NON !
Tout se mit à trembler. Le cyborg perdit un de ses bras, hurla à son tour, son il vivant en sang.
Allez-vous-en, vite !
Le sol trembla plus fort. Une fissure souvrit dans la rue. Elle se rapprocha de Viltis, incapable de léviter. Il sy laissa aller, son corps sy glissant doucement, sans volonté propre, comme aspiré par le vide. Il se retrouva dans la pénombre dune faille large, qui tranchait les câbles, des caves, et se prolongeait très loin en profondeur. Avec une lenteur majestueuse, il descendait, attiré par une idée fixe. En bas, la lumière finirait bien par disparaitre. On loublierait, lorsque sa volonté cesserait de tenir verticales les deux surfaces de roches nues, de chaque côté de lui. La Terre le garderait en lui comme dans un utérus mort, un cercueil. Un cercueil. Il y serait bien, si bien
Il y eut un câble, puis deux, des grappins qui mordirent sa chair. Il navait plus mal. Il voyait le sang un instant absent des deux trous qui avaient saillis de son pied gauche et de sa main droite. Puis, le liquide rouge les envahit, coula, goutte après goutte, vers le sol qui soudain ne lattirait plus.
On le tient ! Hurla une voix au-dessus.
Je
Ne le lâchez pas ! ajouta un second individu.
Une tête se présenta dans la faille. Elle construisait un curieux contrepoint, à contrejour. Viltis décida quil ne fallait pas blesser qui que ce soit. Quils étaient tous innocents, donc
tous coupables ? Non, ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir. Lun dentre eux savait, mais il nétait pas encore arrivé. Il ne tarderait pas à se présenter à lui, faussement triste. Que ferait Viltis ? Jouer la comédie, dire quil était désolé, puis se taire.
Faites attention, il est blessé ! Les harpons
Merde !
Un sursaut dans les cordages, et Viltis dégringola de trois mètres. Sa main droite sarracha, ne laissant quun poignet sanglant. Le mouvement vers le haut reprit, rapide, et il retrouva lair libre sans joie ni amertume. Anesthésié, il considéra ses sauveurs sans un mot. Ils nétaient pas en colère. Aucun deux ne sorti darme, ni de poison
Que pouvaient-ils lui dire ?
Une aiguille fouilla lavant-bras encore vivant, en amont du moignon atone. Un cocktail de sédatifs courut sans ses veines. Viltis samusait à regarder le liquide courir en lui, lumineux, tiède, dune inefficacité parfaite. Il aurait voulu dire aux deux cyborgs qui soccupaient de lui que ça ne servait à rien, il nen avait plus la force. Le plus important étant quil ne labandonne pas, plus maintenant.
Autour, on sactivait. Dautres personnes se portèrent vers lui, lair grave, consternés, comme malades. Des dizaines, soudain, surgies de nulle part. De la rue ? Il ne se souvenait plus comment il avait fini par atterrir ici
Ah, si. Le parc, la permission. Puis quelque chose dautre. Etait-ce grave ? Non, pas à sa connaissance. Plus dimportance
Ils restaient là, le regardait. Tout le monde le regardait, toujours. Comme sil ny avait que cela à faire. Et après ?
Dautres aiguilles se positionnèrent dans son avant-bras, le sang se tarit, très vite. Bientôt se forma une sorte de cloque transparente, qui couvrait la main absente. Absente ? Il rit. Elle ne pouvait pas être si loin.
Des blessés, capitaine.
Evacuez-les
Et lui aussi.
Avec les autres ?
Les deux voix, les mêmes. Lun commandait, lautre obéissait, sans que toute cette mascarade ne semble les gêner un seul instant. Comment leur dire ? Leur faire comprendre ? Tout cela sans aucun sens véritable. Mais ils étaient beaux, fiers. Viltis avait toujours voulu leur ressembler, le savaient-ils ? Il sétait déguisé, à lécole. À lécole
On lattendait peut-être ? Oui, le maître lui avait dit de faire vite. Dailleurs, il était juste à côté, les bras croisés. Il lui parlait, mais trop loin, Viltis ne le comprenait pas. Il se décida à aller le rejoindre. La récréation était terminée.
La faille brutalement apparue avait failli tuer le sergent Kleved, en poste à lentrée de la commission dexamen des pensions dinvalidités militaires. Déjà, le garçon qui sétait couché juste devant lui lavait surpris. Lorsque le sergent avait voulu laider, tout sétait bien déroulé. Il avait vu, sans comprendre pourquoi, son bras droit et son il gauche se détacher de son corps. Puis le garçon avait hurlé, une seconde fois, et la faille était apparue. Un instant, il sétait vu y glisser, mourir, au lieu de quoi ce fut le garçon qui tomba dedans, avec une lenteur surréaliste, malsaine.
Sergent, vous êtes sûr que
Tout ce que vous avez raconté
Je ne mens pas, mon capitaine.
Lofficier le contemplait avec un peu de pitié, beaucoup dinterrogation. Lui aussi était un cyborg. Il considéra un instant son membre perdu, songeant quon le lui remplacerait très vite, que tout ceci resterait un mauvais souvenir.
Ah
Le garçon
On sait qui
Il est rattaché à la Forteresse, sergent, coupa le capitaine. Secret défense.
Le soldat secoua la tête.
Et même avec ce qui sest passé
On ma demandé de le rapatrier au plus vite, lorsque son identité a été formellement dévoilée aux services de protection civile. Sergent, ne vous inquiétez pas, on va soccuper de vous.
Merci, mon capitaine.
Mais cest normal.
Lofficier sourit, secoua la tête, puis séloigna, tandis quun cybernaute se tourna à nouveau vers le sergent et changea la compresse qui couvrait son orbite morte, vide. Du coin de lil, le sergent vit la civière du garçon passer, inconscient, entouré dau moins dix personnes différentes.
Souffrance myocardique aigüe, major
Gavez le en adrénaline, faites quelque chose
Parce que sil devait lui arriver quelque chose
Lieutenant, je ne suis pas payé pour entendre vos commentaires. Je suis cybernaute, je sais quoi faire.
Alors faites-le.
Et vous, dégagez de mes pattes ! Jai assez de travail comme ça.
Le moignon sétait remis à saigner. Le patient, lui, respirait avec difficulté. Un holo diffusait à côté de sa tête ses constantes, et son rythme cardiaque saccélérait en brisant sa fréquence. Anomalies des contractions, des temps de repos. Le cybernaute grimaçait en permanence, tournant vers le garçon son regard inquiet et dévoué. Lorsquon lavait contacté, il sy était précipité en gardant à lesprit que tout ce quon lui avait transmis respirait létrangeté, lanormal. Lorsquil avait vu le gouffre au milieu de la rue, il avait rapidement compris. Quand le garçon était réapparu du sol fracturé, il avait grimacé en voyant son bras droit amputé, déchiré par un grappin imprécis. Il sétait consolé en songeant quil était plus logique quil perde un bras plutôt quil ne meurt. Mais quelle souffrance
Jusquà ce que le garçon, muet, ne se mette à délirer, puis tombe inconscient. Le lieutenant qui était alors arrivé pour surveiller le sauvetage ne lavait plus lâché dune semelle. Même en ce moment, alors que le garçon risquait larrêt cardio-respiratoire à chaque instant. Un transporteur devait se poser dans les secondes à venir, et la seule chose qui acceptait de lui tenir compagnie avant de passer le relais était son angoisse de cybernaute, obsédé par la précision, lobjectif, la nécessité qui guidait ses gestes et ses paroles.
Major
Allez-vous faire foutre, lieutenant.
Le transporteur est là.
Loin ?
Cinquante mètres.
Bien.
On releva le brancard, le cybernaute surveillant du coin de lil les constantes, à peine stabilisées. Il était soulagé de savoir que le garçon serait pris en charge à la Forteresse. Il naurait pas voulu quil meurt ici, comme avant, lors des guerres
Pourquoi à Civimundi ? Le garçon restait un mystère, soudain inconnu, alors quon lembarquait à bord du transporteur. Le cybernaute regarda lappareil séloigner, fixa la rue, et sen retourna vers son équipe sans plus de réponses.
Dans le bloc opératoire, quatre cybernautes sactivaient au chevet de Viltis. Les produits sédatifs et antalgiques navaient plus aucune action sur lui. On lavait attaché à la table dintervention, espérant que cela suffise. Une précaution qui fit secouer la tête à Flinn.
Quel gâchis.
Du haut de lobservatoire, dont la vue plongeait directement sur son apprenti, il contemplait le désastre.
Mon colonel, ils savent ce quils font.
Oui Albert, tu as raison, mais
Cest Viltis. Il sen remettra. Il nous enterrera tous.
La remarque fit sourire le Naneyë.
Tu nimagines pas à quel point tu as raison.
Il est solide. Il ny a pas de raison pour quune simple implantation se passe mal.
À nouveau, Flinn acquiesça.
Laisse-moi seul, sil te plait.
Bien.
Le nouveau bras de Viltis luisait sur une table secondaire. Il trouverait sa destination dans quelques minutes, le temps que léquipe médicale suture et ajuste la morphologie restante à limplant. Albert avait raison, cela ne poserait aucun problème à ladolescent. Les cyborgs ne lavaient jamais dégouté, bien au contraire. Viltis trouvait quils exerçaient sur lui une fascination secrète, profonde. La demande de Viltis concernant une éventuelle mécanisation et son refus ne trouvait alors que plus de sens aux yeux de son mentor. Recevoir un tel présent le comblerait de joie. Si jamais il se réveillait.
Flinn avait appris la nouvelle juste avant que Viltis narrive dans la Forteresse. On lui avait parlé dune faille, des réactions du garçon. Il avait hoché la tête, mesurant déjà tout limpact de telles actions. Se maudissant aussitôt de ce quil avait commandité quelques heures avant, et quon avait exécuté à sa demande sans plus de questions. Sa seule consolation résidait dans le soutien du Dieu-Machine qui, cette fois-ci, ne devrait pas se soustraire à son rôle. Même si lui, Flinn, allait devoir affronter la colère du garçon.
Après tout, il avait fait tuer ses parents.
Pourrait-il lui pardonner un jour ? Rien nétait moins sûr. La confiance rompue une fois, réparée, ne pourrait plus être à nouveau reprise, raccommodée, sans que le tissu même de la conscience de Viltis ne se déchire. La perte, immense pour Flinn, nétait rien à côté de la douleur morale qui affligerait ladolescent à son réveil.
Un cybernaute était allé chercher le bras. Il coulissa sur de nouveaux supports, on procéda aux vérifications standards, puis le cybernaute opérant fit signe à Flinn, lui indiquant que tout était bon. Le Naneyë hocha à nouveau la tête, puis sortit de la salle dobservation, par trop conscient de la lourde tâche qui lattendait.
Viltis ouvrit les yeux. Ni dans la rue, ni dans une chambre dhôpital, mais dans son lit, au milieu du décor de sa chambre. Juste à côté, le colonel souriait, en lui tenant la main gauche.
Tu reviens enfin
Maître, murmura le garçon.
Je crois
Que tu as une bonne surprise qui tattend. Regarde ta main.
Viltis se souvenait simplement de laccident, de la chute, de son professeur. Il lui semblait lavoir quitté quelques minutes avant, de sêtre assoupi contre un arbre, en oubliant pourquoi il se sentait angoissé, en colère. À la place, un haut le cur lui fit tourner la tête vers un haricot, que Flinn maintint le temps quil vomisse.
Bordel, grogna Viltis.
Ce nest rien
Le contrecoup de lopération
Quelle opération ?
Tu ne te souviens pas ?
Non.
Alors
Regarde ta main droite.
Ladolescent obéit, écarquilla les yeux. Plus de peau, de chair ou de sang. Simplement lacier, les mécaniques fluides, le bruit très léger et cristallin des engrenages et des pistons neufs. Il fit tourner sa main en tous sens, bougea les doigts, hypnotisés.
Que sest-il passé ?
Flinn hésita. Viltis avait-il une véritable amnésie ? Ou bien prêchait-il le faux pour connaître le vrai ? Prudent, il hésita.
Un accident de circulation
Pendant ta permission.
Vraiment ?
Oui
Assez bête en vérité. Tu as traversé sans regarder, selon le chauffeur. Il na pas eu le temps de freiner, et il ta percuté.
Cest étrange
Je nai mal nulle part.
Les antalgiques, se justifia Flinn.
Ah, oui, bien sûr
Ladolescent ne lécoutait pas, émerveillé par sa nouvelle main.
Tu fais presque partie de la famille, ironisa Flinn.
Jaurais préféré le choisir plutôt que de le subir
Mais tant que je suis là
Cest le principal.
Viltis se tourna dos à son mentor, sur le côté, il regarda un des murs de sa chambre. Face à lui, son bureau, avec les cubes de titane. Il les fixa, les déforma.
Jai fait un très mauvais rêve.
Ah oui, et lequel Viltis ?
Mes parents morts
Ou plus exactement assassinés.
Flinn se garda de toute réaction suspecte, et continua à jouer la surprise.
Cest un rêve fréquent ?
Non, je crois que cest la première fois.
Cela nous arrive à tous. En tout cas, tant que nous rêvons.
Javais limpression que cétait plus quun rêve
Comme si cela sétait vraiment passé
Pourquoi tuerait-on tes parents ? Ce serait bien un comble, alors que ton père est un agent de la Confédération
Je ne sais pas maître
Mais cela mintrigue.
Tu ferais mieux de dormir, en attendant plus de réponses. Il faut que tu te remettes de laccident.
Oui, peut-être
Flinn se releva, baissa la lumière de la pièce, et sortit. Juste à côté, derrière la cloison, un cybernaute le fixa, secoua la tête.
Amnésie, compléta Flinn.
Il va lui falloir du temps, colonel, vous le savez ?
Il doit être opérationnel dès demain.
Demain ? Mais le major Asweltorf
Doit tenir son laboratoire fonctionnel et prêt à accueillir Viltis. Nous ne devons rien retarder, sous aucun prétexte. Cette fois, le garçon sera différent.
Différent ?
Dites seulement au major que Viltis est prêt. Il comprendra.
Le cybernaute sapprêtait à partir, lorsque Flinn le retint.
Ah, une dernière chose. Il ne doit pas savoir ce quil sest passé.
Laccident ?
Et tout le reste, compléta Flinn. Cest très important.
Bien sûr
Colonel.
Le cybernaute séloigna, jetant de temps à autre un coup dil dans son dos, intrigué.
Pourquoi mavoir menti, maître ?
Maurais-tu laissé le choix
Maurais-tu pardonné ?
Imaginez que la situation soit inverse. Que moi
Je tue le gouverneur Inuë
Ce nest pas comparable.
Mais ils sont morts ! MORTS ! À cause de vous !
Tu comprends aussi que je navais pas le choix. Tu dois accomplir une mission. Je devais, en toi, atteindre quelque chose de fragile et de fort à la fois. Briser la chaine qui entourait le pouvoir pur qui vit en toi. Je ne pouvais pas faire autrement.
Il y avait forcément une autre façon de faire
Je ne peux pas croire que vous cédiez si facilement à la violence
En faites, vous prenez plaisir à me mentir, cest ça ?
Non
non non non non non, tu ne peux pas dire ça, regarde bien
Je ne vois rien. Je suis devenu aveugle.
Tu vas trop loin, trop vite
Je ne peux plus te suivre.
Vous avez préféré faire de moi un monstre plutôt quun Homme
Je préfère que tu sois un monstre vivant plutôt quun Homme mort, Viltis. Je navais pas dautre choix !
Ah oui
La menace
Que se passera-t-il si la Terre tombe ? Tu continueras à rire, toujours ? À garder tes principes ? Non, toi, tu ten moques. Tu nes sans doute pas
« concerné » par ce problème-là. Mais les autres ? Tous les autres ? Ils ne comptent pas ?
Personne ne devrait mourir pour ça
A la guerre mon fils, tout meurt, même les principes.
Je ne suis pas votre fils !
Si, tu les ! Il ne reste que nous deux. Tu hérites de ma philosophie, de ma puissance, de ma volonté
Tu ne peux pas te soustraire à ta mission. Tu DOIS faire ce pour quoi tu es né !
Vous délirez, maître
Je nai jamais été aussi lucide. À en pleurer de douleur, puisque tu tiens tant à le savoir.
Mes parents seraient tellement
ravis, oui, ravis
Ils vous faisaient confiance
Ils vous ont confié ma vie, et voilà comment vous les remerciez ?
Si je ne tavais pas trouvé Viltis, depuis combien de temps TOI tu serais mort, disséqué sur une table ?
Nous ne pouvons pas le savoir, vous le savez, maître
Sans moi, aurais-tu trouvé ton don ? Aurais-tu trouvé la voie qui ta mené jusquà aujourdhui ? Oui, ils sont morts, oui, nous nous crachons toute notre haine à la figure
Mais regarde. Regarde au moins ce que tu as gagné en échange de leur vie, de leur don total, ultime. Ça y est. Tu y es, Viltis. Je peux le sentir dici. Tu ne seras plus jamais le même. Tu es plus puissant que tout !
Non
Pas encore maître. La menace est là, vous lavez dit. Tant quils seront là, je devrais mentrainer. Pour quils ne soient pas morts en vain.
Quelle élégance de ta part, mon fils
Eux avaient des principes. Pas comme vous.
Si la guerre ne lavait pas exigé, tout aurait été différent, et tu le sais. Mais tu veux retrouver une enfance que tu nas pas vécue. Jouer à ladolescent normal. Mais tu ne les pas. Tu nas jamais été
Nous y voilà, alors ? Cest là que tout se termine ?
Bientôt mon fils, bientôt.
Craignez-vous pour votre vie, maître ?
Non, je sais que tu toccuperas personnellement de moi. Je suis bien assez conscient du plaisir à me voir me vider du peu de sang quil me reste. Vengeance tardive, mais ô combien jouissive
Pourquoi en arriver là ?
Il ne pouvait en être autrement. Mais sil faut que plus tard tu me tues parce que je tai emmené au sommet de ta gloire, alors
Alors quil en soit ainsi.
Amen.
Je ne suis pas sûr que tu saisisses bien
Que je saisisse quoi, maître ? Que nous aurions dû nous rapprocher plutôt que de finir ici, à nous vomir dessus ? Quelle tristesse
Nous aurions pu rassembler nos peuples
Sans vos rêves de règne personnel, sans votre violence, rien de tout cela naurait abouti au drame que vous préparez
Tout peut encore changer
Nessayez pas de croire à vos propres mensonges. Vous manipulez les autres, mais par respect, nessayez pas cela avec moi. Je vois trop clairement en vous pour lignorer
Alors
Je continuerai à marcher dans votre trace, maître. Pour lHomme, pour le Dieu-Machine. Mais pas pour vous. Considérez que nous nous verrons uniquement pour cela
Tout le reste
Tout le reste est terminé.
Définitivement ?
Oui maître. Cest la fin. Et pour de bon
7.
Ni lents, ni rapides. Absents linstant davant, puis présents, soudain, furtifs, sur la toile de fond du cosmos immense, dépliée tout autour deux. Lespace dune minute, le scientifique crut que les optiques connaissaient un problème de transmission, un artefact. Cela arrivait fréquemment, à un rythme de plus en plus élevé depuis quelques semaines. Il contournait le problème avec habileté, en changeant les canaux radios et le spectre de perception, puis revenait à la programmation antérieure. Les parasites disparaissaient, dun seul coup, comme sils navaient jamais existé. Mais cette fois, la procédure ne marcha pas.
Ça ne peut pas
Ce nest pas logique, grommela-t-il tout en appliquant le protocole pour la troisième fois.
Le télescope semblait récalcitrant. Il leva les bras au ciel, puis rumina sa colère contre le matériel, linjuriant copieusement dans sa langue natale, à base de références peu élogieuse sur une certaine catégorie de femme, de malades congénitaux et stupides individus quil avait personnellement connu. Son manège le soulagea, un temps. Au bout de dix minutes, il reçut un appel. De dépit, il laccepta.
Barney.
Chef, tout va bien ?
Quest-ce quil y a, custodes ?
Les gars du labo danalyse parlent dartefact. Il faudrait que vous vérifiiez les optiques.
Vous croyez que je fais quoi, depuis dix minutes ? Que je prie le Dieu-Machine en espérant quil fasse mon boulot ?
Chef
Je ne voulais pas vous causer du tort
Custodes Jorge Esperido, si vous voulez gardez votre place dans ce département de surveillance spatiale, je vous conseille déviter de mappeler pour savoir si moi, laedificator Sullivan OMalley, je suis capable de faire ce pour quoi je reçois un solde tous les vingt-cinq de chaque mois ! Alors au lieu de rester le cul assis sur un fauteuil dans le camp de base du col, vous vous sortez les doigts du cul, vous prenez dix hommes et vous me rejoignez ! Cest clair ?
Lécho de la voix de lhomme emplissait lespace tout autour. Le plateau de lobservatoire sembla trembler, un instant, dans la nuit noire. OMalley, rouge et tremblant, coupa la communication, tandis que les alarmes biologiques lui conseillaient de se détendre, car son cur était malmené.
Je ten foutrais, moi, des tachycardies, glissa-t-il en guise de réponse.
Il retourna vers loptique principale du télescope. Les indicateurs lui signalaient des miroirs et des pièges photoniques parfaitement calibrés, sans aucun problème technique. Cela linquiétait. Lorsque ce genre dévénement se produisait, les capteurs étaient défectueux. Après vérification, OMalley constata froidement que tout était en ordre. Ce qui, pour une fois, nétait ni normal, ni rassurant. Luttant pour modérer son langage, il contacta léquipe du camp de base, tomba sur un subalterne qui lui indiqua que le custodes Esperido était en route, comme il lavait clairement demandé.
Et les relais ? Indiquez-moi les seuils.
Tous à un niveau nominal, chef
Comme dhabitude.
Vous pouvez me sortir un relevé des derniers artefacts connus sur lobservatoire ?
Bien sûr. Sur quelle période ?
Mettons
La dernière semaine. Ca me suffira.
Je vous transmets ça, chef.
OMalley consulta les informations quil venait de recevoir sur son terminal com, vérifia toutes les marges possibles, les processus mis en place. Lévénement de cette nuit ne correspondait à rien de connu. Pire encore : les capteurs indiquaient une augmentation de lactivité dans le ciel.
Vous enregistrez tout, nest-ce pas ?
Bien sûr chef.
Assurez-vous que la bande passante soit à son niveau maximal. Au pire, dégagez de la place sur vos implants personnels.
Nos
Nos implants personnels ? Mais, chef, cest contre toutes les recommandations
Il va falloir faire sans les recommandations. Je crois que cette nuit
Nous allons avoir droit à un sacré feu dartifice. Alors ouvrez grand les yeux.
Un long silence lui répondit, quune voix brisa, peu assurée.
Bien
Bien sûr, chef.
OMalley coupa à nouveau le contact, braqua le télescope vers le point central des objets détectés, et entreprit le comptage. Les implants de son cerveau robotique laidèrent beaucoup à cerner le problème, et à essayer de construire une représentation tridimensionnelle de lévénement.
Pour une surprise, cest une surprise, et de taille. Par le Seigneur Mécanique, murmura-t-il, plongé dans limmensité de lespace.
Les cinquante points anormalement brillants et riches démissions dondes artificiellement calibrées qui formaient la première vague se situaient à plusieurs années-lumière de la planète. Ils sétalaient sur moins dun mois-lumière, ce qui, compte tenu de leur taille probable, semblait relativement faible. Une année lumière derrière, un autre groupe suivait. Non pas constitué de cinquante, mais de dix mille entités, toutes semblables, plus lourdes et plus denses que celles de la première vague. OMalley siffla, puis se mit à rire nerveusement.
Chef ?
Le custodes se présenta à côté de son supérieur, suivi de dix cybernautes. À vingt mètres, un pick up patientait, le moteur ronronnant toujours.
Esperito, vous tombez bien
Les artefacts
Il ny a pas dartefacts. Vous pouvez vérifier.
Cest
Pire quun sacré feu dartifice en plein jour. Je ne suis pas sûr quun tel événement ait été archivé dans nos bases de données récentes. Je ne suis même pas sûr quun tel événement soit connu de mémoire dHomme.
Vous pensez que cest quoi, chef ?
OMalley se détourna du télescope et des projections lémerveillaient tant pour lancer à Esperito un regarde à la fois consterné et amusé.
Non
Vraiment, custodes, vous ne pensez à rien ?
Des météores seraient trop
petits.
Et ils némettraient pas ce type donde, ou de lumière
Cela ne ressemble à rien de naturel.
Un vaisseau ?
Pas UN. Des milliers. Peut-être des millions. Gros comme une petite lune. Et ils brassent une quantité proprement hallucinante de matière étrange. Les rayonnements exotiques dont nous captons la trace ne sont que la poussière des chevaux qui traînent des cavaliers en armure.
Mais
Vous savez vous-même où ils vont.
Esperito recula. Son visage naffichait plus que la peur, la détresse.
Par le Seigneur, non
Non, vous plaisantez, chef
Ils passeront dans le système dici quelques jours, quelques semaines tout au plus. Ils doivent bien savoir qui nous sommes. Et sils ne se déplacent pas en personne, les radiations qui balayent lespace nous cuiront plus sûrement quun barbecue.
Non, non
Non non non
Custodes, faites votre travail. Reprenez votre poste. Nous devons cartographier de la manière la plus précise qui soit cette armada, puis envoyer le résultat au relais de Barnard Prime. Tout le monde doit savoir avant quils narrivent sur Terre.
Et nous ?
OMalley retourna à son observation.
Chef ?
Vous voulez savoir quoi, Esperito ? Que nous allons tous mourir ici ? Fuyez si vous voulez, mais je ne suis pas sûr quun tribunal militaire accepte de vous blanchir pour désertion et intelligence avec lennemi.
Ils comprendraient
Ils ne comprendraient rien du tout, et vous le savez. À titre purement personnel, jai signé pour ce poste sur ce monde par sens du devoir, pas par envie de progresser dans la hiérarchie. Nous étions dix à vouloir le poste
Et ils mont gardé pour ça. Fourrez-vous ça dans le crâne une bonne fois pour toute, Esperito : nous ne sommes pas en vacances. Nous servons le Très Saint Magister Siegfried. Et si cette idée vous déplait, si vous estimez que votre pauvre petite vie ne devrait pas être sacrifiée pour peut-être sauver celles des dizaines de milliards dautre compagnons de votre propre espèce, permettez -moi au moins de vous bottez le cul avant de vous expédier dans une navette durgence programmée pour se crasher dans le soleil le plus proche.
Mais
Je
Vous la fermez, et vous reprenez votre poste, custodes. Cest votre aedificator qui vous lordonne.
Le ton tranchant dOMalley ne souffrit aucune objection. Esperito se précipita au pick up, dévala le chemin qui menait au col, laissant ses compagnons face au cybernaute. Tout le monde exécutait sa tâche sans broncher, songeant que le même sort les attendait avec certitude sils se manifestaient trop bruyamment. Satisfait de sa prestation, OMalley se plongea avec plus dassiduité vers le cosmos.
OMalley eut tort sur un point. Leur planète, Struve Trine, fut balayée par une véritable apocalypse, brûlant toute vie animale pour des millénaires. Latmosphère elle-même se déchira, au passage des vaisseaux géométriques et luisants, qui, un instant, sarrêtèrent. OMalley se souvint, puis oublia aussitôt, pourquoi ils lavaient tant intrigué. Il ne vit jamais leurs occupants, pas plus que leur destination. Seul, affamé, il se rappelait vaguement comment sa propre vie avait pu à ce point devenir un tel enfer. Puis cette vie-là aussi senvola, remplacée par une quête insatiable deau et de nourriture. Tantale des temps moderne, le cybernaute se résigna, oubliant un peu plus chaque jour, jusquà marcher, regarder la lumière, avaler, respirer. Les machines qui composaient son corps allongèrent atrocement son agonie. Dix jours durant, il se dessécha entre deux rochers brûlants, hurlant comme une bête, puis recroquevillé, jusquà ce quun des deux rochers sécarte suffisamment pour que la lumière de létoile de Struve le brule jusquà los, négligeant sa vie, son combat, son souvenir.
Les vaisseaux dansaient entre les étoiles. La perception même du temps ou de lespace nétait quune illusion, tant ils déformaient les abords de lespace sur des années lumières autour deux. Lorsquils traversaient un système stellaire pour puiser dans son étoile lhydrogène nécessaire à la réaction de fusion de leurs réacteurs, ils inondaient les alentours dun flot de particules si puissantes quelles déchiraient alors le tissu même de lUnivers. La cohérence disparaissait, la vie, et, plus surprenant, la mémoire des choses. Si intimement lié à ce qui pouvait être, lHistoire abdiquait, vaincue par cette force irrésistible et mystérieuse qui tranchait en elle comme une épée, et la découpait en lambeaux si fins quelle se jetait vers larmada, vengeresse, mais ne trouvait quune bouche affamée, inconsciente de son appétit. La mémoire nourrissait les voyageurs avec un silence venu doutre-tombe. Et tandis que les vaisseaux séloignaient, tuant le système stellaire et ses habitants, lun dentre eux stoppa sa course qui nen avait ni laspect ni la distinction, pour observer de son perchoir cosmique lagonie lente dune poignée de vivants, dispersés sur un monde brûlant et glacial. Ils luttaient, amers, avides, et leurs souvenirs venaient emplir une soute très particulière déléments qui venaient confirmer à léquipage que la route, cette fois, se dessinait devant eux.
Même si elle déformait lespace et le temps, larmada ne pouvait totalement sen affranchir. Un trajet véritable, parfois, cisaillait les mondes et les étoiles. Struve en était une anonyme étape. Une étape vide, sans satiété salutaire, qui venait à grand peine essuyer la soif perdue aux lèvres, la salive gargouillant dans les bouches, aveugler lenvie qui brillait dans les yeux. Un monde entier de paix illumina la pointe de larmada durant une courte seconde, phare éphémère qui incitait à la prudence, désamorçait la violence, venait assouvir la douleur des vaisseaux après la mortelle razzia semée sur le système. Létoile séteignit, en crachotant sa matière dans le vide, ne laissant après elle que quelques grumeaux qui furent, un jour, porteurs de vie. Les vaisseaux lignorèrent superbement, tout comme ils ignoraient ce quils avaient détruit, piétinant tout ce qui avait été leur vie.
« Nous venons du temps dailleurs, du lieu autre. Différents et semblables, nous croiserons votre route. Nous ne devons pas nous arrêter, mais venir prendre notre dû. Laissez-nous et fuyez, ou bien montrez-vous tel des guerriers et tentez, si vous losez, dentraver le temps et le lieu qui nous sont promis ».
Siegfried afficha un regard mauvais, assassin.
Je nai rien oublié ? Un élément méchappe, cest ça ?
Non, Très Saint Magister. Le message a été vérifié plus dune centaine de fois, et tout concorde dans ce sens.
Pas derreur de traductions ?
Le cybernaute se pencha plus bas. Sa voix résonnait contre le sol dalbâtre de la salle du conseil.
Nos services ont travaillé darrache-pied pour obtenir cette conclusion. Permettez mon audace, Très Saint Magister, mais personne ne se serait permis de vous livrer un tel document sil était inexact.
Aedificator, je vous remercie.
Le cybernaute recula jusquà la porte, où on le fit disparaitre. Seul, Siegfried posa sa main et sa pince sur la table, et baissa la tête en la secouant. Comment
Comment pouvait-on le menacer directement ? Un tel message ne laissait aucun doute quant à la nature de la force qui fonçait à présent droit vers le système stellaire de Barnard. Quelle décision prendre ? Struve avait été détruite. Détruite. Comme un vulgaire jouet laissé entre les dents dun molosse affamé. Son soleil, ses mondes
Les observations paraissaient claires. Le message empli de dignité des derniers cybernautes en place sur Struve Trine avant la grande tempête cosmique aussi. Lennemi ne semblait connaître ni pitié, ni raison. Il balayerait Barnard comme Struve. Et après ? La Terre devait apparaitre à cette flotte comme un joyau. Ou peut-être, nétait-elle quun intérêt secondaire, à ignorer ? Attaque, ou défense ? Offensif, ou défensif ? Prévention, ou correction ? Les questions ne pouvaient que sentrechoquer dans lesprit de Siegfried.
Seigneur
Il se laissa glisser sur un fauteuil, bien quil ne se sente pas fatigué. Cette position lui rappelait combien il était humain, faillible, soumis aux caprices de lUnivers. Un univers qui habituellement ne lui posait pas tant de résistance. Un univers qui habituellement se prosternait devant lui, car il incarnait un pouvoir grandiose, légitime. Devait-il encore incarner ce pouvoir, revêtir larmure du guerrier face à une menace qui avait détruit avec tant de facilité une étoile ? Abdiquer, se retirer pour laisser à son père la charge de lespèce humaine
Lidée le tentait un instant. Avant quil ne puisse prendre une décision, la porte de la pièce souvrit, livrant passage au Commandus Magnus, le visage fermé.
Père !
Siegfried, je viens dapprendre la nouvelle par tes services de communication
Rassure-moi
Ce nest pas une erreur père.
Alors cest quoi ?
Cinquante mille vaisseaux xénos qui foncent sur Barnard avec pour seule intention de détruire son soleil, et daller piller je ne sais quoi dautre par la suite.
As-tu convoqué un cabinet de guerre ?
Je ne sais pas quoi faire
Nous entrons en guerre, mon fils ! Cela ne te parait pas assez clair ?
Tu as toujours pris les décisions, père
Je ne peux pas
Tu dois pourtant le faire. Et cette fois
Je ne veux pas être accusé de quoi que ce soit. Tu es notre maître, à moi y compris. Le Dieu-Machine ta désigné pour cela. Tu dois conduire lHomme dans cette épreuve.
Je me contenterai de faire ce que me conseillent les tacticiens.
Gregor secoua la tête.
Tu confierais lavenir de notre espèce à cette bande de fanatiques complètement robotisés ?
Cest toi qui les as choisis, père !
Parce quils étaient bon pour la guerre à léchelle de lHomme. Pas ici. Pas pour savoir si nous devons engager notre espèce toute entière dans ce combat.
Alors je crois que
Gregor se pencha vers son fils, passa une main sur son menton.
Siegfried ? Jespère que
Laisse-moi seul.
Tu ne peux pas
Père
Jai besoin dêtre seul pour réfléchir. Sil te plaît.
Gregor se redressa, contempla un instant le Magister, avachi, le regard perdu dans une projection virtuelle. Ajouter quoi que ce soit à ce qui sonnait à ses oreilles comme un ordre risquait avant tout de compromettre le peu de confiance que lui accordait encore son fils aîné. Siegfried se méfiait de quelque chose : les entrevues étaient de plus en plus courtes, moins fréquentes, et il ne réussissait plus à en obtenir que quelques informations générales, loin des détails auxquels il avait droit auparavant. Larrivée confirmée dune force hostile sur Barnard narrangerait pas la donne. Cantonné à son rôle politique, Gregor décida de se retrancher dans ses quartiers, attendant quon sollicite ses services tout en préparant la riposte. Si Siegfried se montrait récalcitrant, il faudrait, tout ou tard, agir pour corriger ce soudain désir dindépendance.
Passé et présent se mêlent. Ni temps, ni espace. Simple extension de sa conscience vers un ailleurs, vers un plus grand, plus rapide, plus fort. Totalité en tonalités blanches et noires, au-delà des couleurs, du son, des perceptions. Les villosités dalors sont un souvenir quil entraîne avec tous les autres, dans un tourbillon que la lumière elle-même ne parvient pas à suivre. Ici, maintenant, tout, ne font plus de différence avec le singulier, lailleurs, lautre-temps. Son nom lui-même résonne au rythme de mille churs, scandant la Note Bleue, la vraie, celle que ses oreilles ne sauraient entendre. Ses yeux, eux, se perdent dans le souvenir dun palais idéal bâti sur une montagne de nuages, avant de redescendre dans labîme des enfers, puis les hauts cieux, et enfin le Shambala lui-même, présenté en offrande.
LHumanité danse à ses pieds dans une formidable farandole sans fin, lui frayant un chemin fantasmé et fantasque. Les couleurs reviennent, très vite arrachées par plus de joie, de bonheur, de tristesse et de souffrance quil ne pourra plus jamais en trouver. Lexpérience le transcende, le défie, sort de lui pour mieux le surprendre, et mille fois, recommencer ce cycle merveilleux. Pourquoi en sortir ? Autre chose lappelle. Plus loin, toujours plus loin, et toujours plus proche, plus proche. Lavenir ? Qui le sait ? Pourquoi refuser la possibilité dun autre vécu, dinfinies lignes de temps, dhypothèses soudain toutes révélées, toutes englouties en son âme, dévorées par son cur, et quil digère avec avidité. La révélation
La révélation a lieu, enfin, et lui accorde le droit de
.
Réveil.
Hagard, Viltis ressortit de la Source, médusé. Retrouver son corps lui infligeait une douleur terrible, cuisante. Il pleura, à chaudes larmes, évacuant son angoisse en sanglots denfants.
Tout va bien, tout va bien.
Le bras amical du Dieu-Machine le soutint dès quil le put. Viltis se laissa aller, épuisé, exténué, réduit en miettes. Laspect même des limbes de la noosphère lui paraissait si fade, si vide, si lente. Le sourire de lhomme à la tête de cerf ne fit que lui inspirer plus de tristesse. Ses cris redoublèrent.
Viltis
Je suis là, ne tinquiète pas.
Un cri terrible déchira le lieu. Littéralement. Le sol se courba, se tordit, la source se tarit, et le Dieu-Machine luttait pour garder son équilibre.
Je suis là ! hurla-t-il, sans plus de succès.
Les mains de Viltis saccrochaient à lui, menaçant son intégrité. Le garçon semblait vouloir le jeter au sol, le secouer, et faire sortir
Quelque chose ?
Lâche-moi !
Paniqué, lhomme à la tête de cerf changea daspect, en vain. Sa force physique ne comptait plus. Sa force de calcul et de persuasion non plus. Il se sentait balayé par un ouragan démotions brutes, parfaites, ressorties dun état de léthargie où elles dormaient depuis des éons. Plus efficace quun conducteur électrique, il attirait en lui le trop plein, et comprit très vite quil pouvait céder face à cet afflux.
Viltis perdait pied. Le pont fragile du Rezo lui-même fut affecté. Les arbres perdaient leurs feuilles, jaunissantes, rougeoyantes, rappelées par un automne impossible, improbable. Rien ne semblait pouvoir durer. Pas même le ciel, qui se fendait, grésillait, avant dêtre aspiré à lintérieur du garçon.
Le Dieu-Machine choisit de se séparer de son bras. Le membre se détacha sans bruit, mou, et resta dans les mains du garçon. Le cri cessa. Viltis lâcha le bras, horrifié, et le regarda se tordre au sol, avant de devenir un petit tas dherbes flétries.
Non
Non
Seigneur, non
Je ne voulais pas
Tout va bien. Tu vas rester avec moi.
Je vous ai blessé
Seigneur, quest-ce que je vous ai fait ?
Rien de grave ni dirréversible. Tu es revenu. Peut-être trop tôt. Je naurais pas dû ten sortir.
Viltis sassit, saisit ses chevilles et, roulé en boule, se mit à se balancer doucement, comme un enfant. Le Dieu-Machine considéra le trou dans son épaule, soupira, et sinstalla à côté de lui.
Il faut que tu me dises ce que tu as trouvé là-bas.
Cétait différent.
Toutes les autres fois étaient également différentes, souviens-toi.
Je
Je ne me souviens de rien. Et de tout. Oh, pitié Seigneur, ne men voulez pas
Tu nas rien à craindre. Tu ressortiras parfaitement libre dici. Je ne suis quune projection dans ton esprit. Tu ne peux pas réellement me tuer.
Pieux mensonge pour lentité artificielle, qui songea au même instant que si Viltis navait pas cessé sa crise de démence, son support physique naurait peut-être pas supporté la décharge. Mais lignorance valait mieux que la culpabilité. Le rôle du garçon nétait pas achevé. Il devait rester opérant, valable, efficient.
Quand jai compris
Jai eu peur
Vous ne pensez pas que
Nous avons déjà eu cette conversation. Te mécaniser ne servirait à rien. Et te convertir détruirait à coup sûr tes capacités. Larchitecture de ton encéphale est sans doute la clef de ce mystère. Et tant que je ne suis pas en mesure de le reproduire, tu resteras ainsi.
Même si je dois
vous nuire ?
Ce serait un prix assez peu cher payé.
Et maintenant ? Que devrais-je faire ?
Parle-moi de la noosphère.
Je ne sais pas
Les mots ne suffiraient pas
Alors laisse ton esprit guider les images. Cela nous aidera bien, au moins un peu.
Vous ne pourriez pas simplement
Aller en moi ? Regarder directement dans mon esprit ?
Peut-être que je pourrais en être capable après. Mais pour cela, il faut dabord que tu me montres par toi-même.
Je
Je vais essayer.
Sans cesser de se balancer, Viltis se concentra. Les images se bousculaient, vite, trop vite. Tout se mélangeait en lui, et il ne pouvait garder la cohérence que quelques instants, éparpillés, quand il parvenait à amener assez loin sa conscience dans le souvenir de ce quil avait vu. Au bout de quelques minutes, il arrêta cette démonstration, et secoua la tête.
Je suis désolé, Seigneur
Tout ça pour ça
Ça naura servi à rien.
Ne sois pas si dur avec toi-même. Ton travail est déjà suffisamment impressionnant pour que nous puissions en tirer un certain bénéfice.
Je ne vois rien dexploitable pourtant
Il ny a que des images. Mêmes les données techniques
Attends donc de voir les merveilles que sauront en tirer les cybernautes. Tu ne seras pas déçu.
Viltis ne répondit pas, et se coucha sur le coté.
Vous savez pour mes parents, Seigneur ?
Oui.
Vous savez aussi que cest le colonel Flinn le responsable alors
Quelque chose tinquiète ?
Pourquoi a-t-il fait ça ? Vous le connaissez bien
Vous, vous devez le savoir
Hélas, le colonel Flinn reste et restera toujours une énigme pour moi comme pour toi. Sa volonté est insoumise. Crois bien que je suis profondément désolé
Cela a-t-il à voir avec ce que je devais trouver ?
Je ne suis pas sûr que cet endroit soit le plus adapté pour parler de ça.
Sil vous plaît Seigneur
Jai besoin dentendre votre réponse. Jai vécu leur mort comme si javais été avec eux
Je crois quon me doit au moins cela, la vérité. Avant que je ne la trouve seul. Avant que
Il laissa tomber les derniers mots comme un couperet.
Avant que je ne la trouve moi-même, maintenant que jen suis capable.
Aurais-tu seulement la volonté de laccepter ?
Je nen sais rien
Tout ce que je veux, cest savoir. Pour ne pas oublier
Le colonel taura déjà répondu. Je crois quil ny a rien de plus à ajouter.
Le Dieu-Machine séloigna après avoir posé une main amicale sur lépaule de Viltis.
Alors
Cest tout ? Il ny a rien à ajouter ?
La vérité est parfois si simple quelle nous échappe.
Épargnez-moi les laïus et les citations, Seigneur, sil vous plaît.
Tu es encore jeune. Tu dois apprendre.
Plus maintenant. Plus après ce que jai vu. La connaissance, je la maîtrise. Mais le sens
Pourquoi tout ça ?
Tout doit advenir Viltis. Cest ainsi. Empêcher à la réalité dexister serait un crime.
En tuant des gens, si nécessaire ?
En tuant des gens, quand aucune autre solution ne peut être trouvée.
Viltis serra les poings, se remit à pleurer.
Vous aviez lair si différent des autres
Vous mavez donné votre parole
Je nai rien donné. Et tu le sais Viltis. Je tai juste promis de rester avec toi. Je tiendrai ma promesse.
Par calcul !
Je ne suis pas humain ! Lamitié est une valeur que je comprends, pas que je peux VIVRE ! Est-ce que tu comprends combien cela peut me coûter
Non, sil vous plaît
Nallez pas sur ce chemin.
Le Dieu-Machine ne voulait plus rien briser. Si Viltis le repoussait, insister naurait quaggravé la situation. Alors il sen retourna vers le bosquet aux feuilles mortes, décidant quil ne devrait plus venir ici. Tout y avait été tué. Plus rien de durable ne pousserait.
Je reviendrai, Viltis.
Allez-vous en, Seigneur. Vous mavez tout pris.
Des milliers. Des millions. Des milliards. Les lumières dansent dans ses yeux, se retournent sans cesse. Il peut sentir la chaleur dégagée par les milliers de bougies. On a dressé un autel pour consoler son âme endolorie. Personne nest présent, mais il ne se sent ni seul, ni abandonné. Tous ont laissé ici un peu de leur personnalité pour laccompagner dans le deuil terrible qui lattend.
Ici, il peut mettre un nom sur les corps, et contempler dans la terre nue leurs visages apaisés, endormis pour toujours. Cruels, il lui semble quils vont se réveiller, sourire et marcher à nouveau. Que leurs voix vont à nouveau résonner, quils retourneront chez eux en lemmenant. Que plus rien narrivera, plus jamais, car la Mort aura été vaincue.
Mais ils restent muets, immobiles. Face aux bougies, leurs mains luisent dune transpiration étrange. Il va les caresser, mais doit arrêter son geste. Il a mal, soudain. Si mal, si froid. La douleur devient insupportable, et lemporte trop loin pour quil pleure. Il préfère saccrocher à eux, plutôt que de les abandonner. Cette simple idée lui est à nouveau insupportable. Regarder les bougies brûler tout autour arrête le mouvement, suspend la fuite. Tout est si calme, si paisible. Il doit rester ici, longtemps. Aussi longtemps quil le voudra. Personne ne peut le trouver dans ce sanctuaire. Alors, il sassoit sur un des bancs quil peut trouver, près des corps, et les regarde. Il imprime en lui chacun de leur défaut, chaque relief, chaque faux plat de leurs visages. Pour eux, il ne renoncera pas. Il se souviendra aussi longtemps quil le pourra quil est leur fils, quoi quil arrive, toujours, partout, et quils ne cesseront jamais de laccompagner. Toujours dans son cur, ce sanctuaire immense à taille humaine, silencieux, éternel.
SIXIÈME PARTIE
1.
À la pointe de la journée, quand le ciel et la terre se confondaient en un gris sombre où perçaient encore quelques couleurs du crépuscule, les alarmes résonnèrent partout. Le son violent crépitait dans lair, promettant la mort, langoisse, lattente et linquiétude. Certains se mirent à pleurer, mais Flinn, lui, se contenta de hocher la tête. Armé de son courage, il alla trouver Viltis. Dans sa chambre, le garçon était allongé, les yeux fermés. Il ne réagit pas lorsque son mentor se présenta.
La mobilisation
Je sais maître. Je lattendais depuis ce matin.
Alors je suppose que
Tu te sens prêt ?
A-t-on au moins le privilège de choisir où nous allons ? Ce serait tellement bien.
Le Très Saint Magister nous convoque. Nous découvrirons notre mission avec lui.
Secret défense, naturellement
Si tout pouvait être simple, pour une fois, soupira ladolescent.
Il se redressa sur son lit, jeta un il sur sa tenue. Enfiler une armure aurait été plus sage.
Nous sommes convoqués dans moins de dix minutes, glissa Flinn.
Et la logistique ?
Tu récupéreras tes affaires après la convocation. Nous partirons rapidement.
Les premiers ?
Je nen sais rien, Viltis. Nous serons tous fixés après.
Flinn passa devant son apprenti. Ils se retrouvèrent dans des couloirs bondés, où chacun semblait trouver avec un certain naturel sa place et son chemin. Viltis ne trouvait plus de charme à ce quil considérait autrefois comme un mystère. Tels des automates abîmés, usés, les militaires bougeaient en tous sens, imparfaits, parfois défectueux. Lapparente impassibilité de leurs attitudes finissait par trahir leur nervosité, leur angoisse. Eux aussi devaient attendre. Quelle ironie ! Viltis se trouvait inversé dans son rôle. Il était adulte, bien plus adulte et éveillé que tous ceux sur qui il posait son regard dur et glacial. Même son mentor ne semblait plus si audacieux, si puissant. Ses fragilités lui sautaient à la figure, criantes et indiscretes, tellement évidentes. La preuve même de son incomplétude restait enfouie en profondeur, mais il était confiant. La découvrir ne tarderait plus. Une fois la Terre sauvée, il devrait employer les grands moyens quil se promettait de mettre en place pour redistribuer un équilibre brisé en lui. La vengeance, oui
Servie par la connaissance absolue de lHomme, quil venait de découvrir.
La trame du temps et de lespace seraient bientôt à sa portée. Son dépassait la simple réalité physique, elle réunissait des concepts jusqualors étrangers. Pourquoi la guerre ? Pourquoi y participer ? Viltis aurait dû se défaire de ce carcan militariste pour trouver seul la solution à lénigme quil écrivait lui-même. Se retirer loin dici, refuser sa mission, abandonner les privilèges et les ors dun monde qui lui apparaissait trop petit, trop fade pour ses potentialités. Mais la guerre
La guerre pouvait aussi être le meilleur des terrains de jeu. Une façon de prouver à tous la portée de son talent, et de gagner une paix et une tranquillité parfaitement légitime, dont il pourrait jouir plus tard.
Sans regarder vraiment où ils allaient, sans comprendre quils étaient arrivés, Viltis remarqua le décor familier des quartiers personnels du Très Saint Magister. Le conseil devait être occupé à mille tâches, les tacticiens envahissant alors chaque salle possible, définissant et calculant mille stratégies possibles. Les arcanes du pouvoir séchinaient dans les ombres des salles, protégés des regards trop curieux, non-initiés. Une comédie qui ravissait les sens de Viltis, avant de lamuser.
« Sils savaient
»
Très Saint Magister.
Flinn posa un genou à terre en portant sa main à sa poitrine. Viltis limita.
Relevez-vous.
Très Saint Magister, nous sommes venus dès que nous avons appris.
Siegfried sourit, les invita à sasseoir face à son bureau. La cape dapparat avait fait place à un tissu plus strict, gris, où les rares insignes du pouvoir se tenaient sagement. Un aigle, une orbe, deux liserés dor, qui se partageaient un coin reculé du col. Viltis trouvait cet arrangement disharmonieux, presque ridicule.
Vous auriez dû le savoir avant.
Eh bien, commença Flinn.
Les Effaceurs sont en route pour Barnard, coupa Viltis. Ils ont rasé Struve.
Flinn, le regard figé, se tourna avec une lenteur maladive vers son apprenti. Siegfried le dévisagea, surpris.
Comment
Très Saint Magister, voulez-vous savoir où ils vont aller ?
Tu le sais ?
A fortiori, non. Mais il suffit dobserver toutes les données. Les courbes. Les trajectoires. Les étoiles concernées. Lhypothèse des civilisations qui auraient pu tomber sous leur coupe.
Je técoute.
La réponse ne vous plaira pas, Très Saint Magister
Je pense que vous-même, vous avez une petite idée
Le cyborg hocha la tête, posa son menton sur ses mains, et patienta en silence.
Javais entendu parler de toi avant. Je tavais vu. Javais consulté le colonel Flinn
Je ne pensais pas trouver un esprit aussi brillant chez un garçon aussi jeune.
Quels sont vos ordres, Très Saint Magister ?
Flinn, décomposé, était expulsé de la scène sans changer de position. Viltis le spoliait de son droit, de son expérience. En lui damant le pion sur des informations dont il aurait dû avoir connaissance, son apprenti le reléguait à un simple rôle de spectateur mis ici pour prendre acte des décisions.
Colonel, vous vous assurerez que Viltis ici présent ne courre aucun danger. Nous comptons nous servir de lui pour stopper la flotte ennemie.
Mais
Très Saint Magister
Aussi doué que puisse être Viltis, il na jamais eu à faire à une telle puissance face à lui.
Nous préférons lappuyer de la flotte, si lexpérience devait mal tourner.
Très Saint Magister, puis-je émettre une nuance ?
Je vous en prie colonel.
Flinn est encore jeune
La guerre, la mort
Il ne la connait pas à grande échelle. Construire uniquement une tactique sur une possibilité, nest-ce pas risqué ?
Les grands chefs lont toujours fait, répliqua Siegfried, dun ton docte.
Il sagit de lavenir de plusieurs espèces ici.
LHomme na pas vocation à rester cloitré sur Terre au prétexte dune menace xéno. Pardonnez-moi colonel, mais la décision a été prise en haut lieu. Elle nest pas négociable. Tout ce que je vous demande est de conduire Viltis, de laider si nécessaire à repousser physiquement la flotte, puis de rentrer.
Et si
si nous échouons ?
Prions le Seigneur Mécanique pour que notre nombre soit suffisant.
Viltis déglutit.
Je néchouerai pas, Très Saint Magister.
Il est inutile, au vu de ce que nous savons des Effaceurs, que je te demande de revenir sur Terre si jamais tout devait échouer.
Bien sûr, Très Saint Magister.
Quand partons-nous ?
La réponse ne vous est pas parvenue, colonel ?
Si, mais elle me semblait
étonnante.
Je veux que Viltis soit protégé dans des conditions optimales. Le Major Asweltorf ma indiqué avoir fabriqué une armure particulièrement efficace pour Viltis. Quil la revête. Que les cybernautes soccupent de le rendre le plus efficace possible, par tous les moyens possibles.
Y compris
La mécanisation, si jamais sa vie était en jeu.
À cet instant, Viltis comprit. Le Dieu-Machine ne mentait pas avec lui. Il était en train de délaisser son premier serviteur pour se recentrer sur lui, porteur despoir, pour sauver lHomme. Si la mécanisation repoussée par le Dieu-Machine devenait une hypothèse possible au cur du combat, que deviendrait-il ? Son souhait le plus cher se heurtait à une nécessité quil sentait et quil avait intégrée, et qui se trouvait face au Très Saint Magister remis en question.
Si le Dieu-Machine et le Très Saint Magister ne lui tenaient plus le même discours, que devait-il en déduire ? Et qui devait-il suivre ?
Le Major Asweltorf
Oui Viltis ?
Le Major Asweltorf, Très Saint Magister, nétait pas très favorable à cette idée
Et toi, Viltis ?
Eh bien
Cest une question délicate. Je nai jamais rejeté lidée, mais je nai jamais songé à lêtre.
Pourtant, cest bien un implant qui remplace ta main droite ?
Oui, Très Saint Magister.
Ne penses-tu pas que tu serais trop fragile, trop exposé en première ligne ? Ne mériterais-tu pas, comme nimporte quel soldat, de profiter de la technologie de la Confédération pour servir avec plus defficacité le Dieu-Machine ?
Viltis se sentait piégé. Mentir ? Oui. Après tout, son choix ne le porterait que vers la force la plus puissante en présence. Et lindividu plus puissant que le Très Saint Magister lui demandait expressément de ne pas renoncer à sa chair. Pas encore, tout du moins.
Je ne suis que le serviteur du Dieu-Machine. Je me plierai toujours à sa volonté.
Une réponse pleine de sagesse
Alors, dois-je considérer que vous vous portez volontaire pour cette mission, messieurs ?
Ce sera un honneur, sempressa de répondre Flinn.
Voilà qui me satisfait. Il est inutile dajouter que vos moyens seront illimités, que vous aurez une excellente équipe de techniciens et de serviteurs sous vos ordres
Opérerons-nous au sein dun bataillon, Très Saint Magister ?
Lexpérience des groupes ne vous est pas inconnue, colonel. Néanmoins, il me parait plus sage de vois éloigner des combattants ordinaires. Je ne souhaite prendre aucun risque concernant Viltis.
Bien
Flinn et son apprenti se levèrent, sinclinèrent, quittèrent le Très Saint Magister puis retournèrent dans les quartiers de lofficier.
Dès que la porte fut fermée, Viltis sentit la colère jaillir du Naneyë. Les griffes métalliques de sa main se plantèrent devant sa gorge, prêtes à le déchirer en deux.
Ne joue plus
plus jamais
à ça.
Maître
Viltis ne tremblait pas. Bien au contraire, il posa sa main droite sur les griffes acérées de son mentor, et esquissa un sourire.
Je serai capable de te tuer.
Je ne voulais pas vous causer du tort.
Cest pourtant ce que tu as fait. Tu sais très bien que joccupe une position privilégiée auprès du Très Saint Magister. Quel intérêt pourrais-tu avoir à mhumilier ainsi, alors que tu nes encore, pour la hiérarchie militaire, quun simple apprenti ?
Vous lavez entendu vous-même ? Je serai le fer de lance de lassaut. Notre seigneur à tous compte sur moi.
Sans ton talent
Sans mon talent, je ne serais pas là. Je mènerais une vie paisible, comme je lai toujours imaginé, à Vilnius. Je ne vous aurais pas connu. Je naurais tué personne. VOUS nauriez pas ordonné que lon tue mes parents
Tu sais très bien
Nessayez pas de me resservir le couplet du « tu savais, je navais pas le choix ». Vous avez parfaitement choisi. Vous vouliez que jaccède à mes pleins pouvoirs ? Vous avez réussi. Maintenant que lon moffre la possibilité dexercer mon art en pleine lumière, vous vous montrez beaucoup plus réticent. Maître, avez-vous peur de la mort ?
Comme tout le monde.
Jai une bonne nouvelle à vous annoncer : je ne vous vois pas mort à la bataille.
Flinn retira les griffes, laissant Viltis respirer.
Quest-ce que tu veux dire par là ?
Vous ne voyez
. Vraiment pas ?
Tu ne peux pas lire le futur.
Je ne pouvais pas. Maintenant, cest différent.
La noosphère
Elle sétend dans toutes les directions. Alors jai déjà vu la victoire, tout autant que la défaite. Jai vu la Confédération croître, ou bien mourir. Hélas, prévoir les hypothèses ne me permet pas den choisir une. Je ne peux influer que sur un nombre ridicule de variables. Tout reste à faire. Mais certaines constantes demeurent. Vous voir en vie après, par exemple.
Tu en es sûr ?
Aussi sûr que je vous voie maintenant.
Je suppose que tu perçois clairement limpact dun tel fait
Les tacticiens
Laissez les faire
Tu préfères jouer avec lavenir de ta propre espèce plutôt que
Il narrivera rien, si nous devons survivre. Le danger que nous affronterons nous tuera, ou bien nous tuerons ce danger. La nature des événements ne prévoit pas de solutions intermédiaires.
Et si
Voulez-vous vraiment que je marrange pour que vous vous retrouviez à une place qui nest pas celle que vous avez prévue, maître ?
La remarque cloua Flinn.
Après
Après tout ce que jai fait pour toi
Tu oses me menacer ?
Vous le savez maître : je finirai par vous tuer. Pour le moment, vous mêtes utile. Vos accès et vos connaissances sont inestimables. Je ne peux pas encore me permettre de passer outre.
Viltis
Nous avions fait une promesse.
Vous lavez brisée.
Parce que je devais faire de toi ce que tu es en train de devenir. Une bénédiction. Javais conscience de détruire tout ce qui faisait de toi un humain ordinaire. La vérité est là Viltis : tu ne peux pas être ordinaire. Ce quon attend de toi te transformera en héros ou en maudit. Tu néchapperas pas à ce à quoi tu dois vouer ta vie.
Non
Ça, cest votre désir.
Et cest bien mon désir qui ta forgé.
Oui, sans doute. Mais à présent, il est temps que je prenne mes décisions seul.
Joue au moins les apparences.
Je le ferai, à lavenir. Puisque cest la seule chose à laquelle vous avez tant lair de tenir, maître.
Le phare tombé symbolisait mieux que tout autre la tempête qui soufflait encore. Lhomme à la tête de cerf avançait face au vent, ignorant superbement la difficulté qui étreignait chaque muscle de son corps, chaque pas supplicié qui le rapprochait de Viltis. La source était revenue. Le reste ne comptait plus.
Viltis !
Il ne répondait pas. À quoi bon ? Pour lui dire quil partait ? Que sans le Rezo, il allait être très compliqué de tenir une conversation avec lui ? Ou bien pour lui avouer que finalement, tout le monde semblait très disposé à le trahir, et quil avait été ce qui ressemblait le plus à une présence amicale, quoiquintéressée ?
Sil te plaît !
Seigneur
Ne vous fatiguez plus pour moi.
Avant que tu ne partes
Je voudrais
Je voudrais te faire un présent.
Le vent se tut, le Dieu-Machine posa un genou à terre, et se laissa glisser sur le côté.
Je ne suis pas immortel, glissa-t-il.
Jai toujours eu horreur des adieux.
Je resterai avec toi.
Impossible. Même si le système de Barnard
Pas dans ta tête Viltis, mais dans ton cur.
Vous nêtes pas vivant. Comment pourriez-vous y rester ?
Je sais que tu ne moublieras pas. Souviens-toi que-moi, je ne tai pas trahi
Tout le monde la fait. Même vous, à votre niveau.
Écoute Viltis, je ne suis pas sûr que le moment soit bien choisi.
Ladolescent se rapprocha, et le serra dans ses bras, fortement. Alors lhomme à la tête de cerf en fit autant, et lui glissa à loreille :
Merci pour tout, Viltis.
Je ne veux pas vous décevoir, Seigneur. Je ne veux pas quà cause de moi, vous disparaissiez.
Ne ten fais pas
Sil y a bien quelquun en qui jai confiance, cest toi. Tu es un homme à présent. Tu es capable de comprendre que même si tout nest pas parfait, tu as suffisamment de cran pour aller au bout de la mission. Avec tout ce que tu as découvert, tu narriveras pas nu.
Oui
Mais vous
Vous mavez vraiment compris.
Jaurais été bien injuste en te rejetant.
Le Dieu-Machine prit Viltis par les bras, et le secoua gentiment.
Moins dun mois. Ça passera vite.
Je lespère, Seigneur.
Allez, va. Et noublie pas. Je reste avec toi.
Viltis hocha la tête, et les limbes disparurent.
Le voyage ne fut que la succession de leur rupture. Flinn d'un coté, Viltis de l'autre. La joie avait fini par disparaître de leurs visages. Leurs paroles, seules, restaient empreintes de sens. Tout le reste avait disparu. Le Naneyë se sentait pour la première fois de son existence coupable. Coupable d'avoir trop bien préparé les choses. Coupable d'avoir trahi deux fois son fils spirituel. Coupable d'avoir choisi son espèce plutôt que ses sauveurs. Coupable enfin d'aller au devant d'un tel danger et d'une telle incertitude qu'il lui semblait vain d'attendre quelque espoir que ce soit.
Viltis ne pénétra plus son esprit, et s'il le fit, fut d'une telle discrétion que sa présence ne se révélât pas. Les journées entières qu'il avait passé dans sa cabine, enfermé, sans qu'un seul son ne sen échappe, intriguait Flinn à un tel point qu'il se demanda plusieurs fois si l'adolescent était là. Mais toujours, la porte finissait par s'ouvrir, livrant passage à une figure plus grise et plus cernée que jamais. Ses yeux noirs avaient perdu de leur substance, ils ne voyaient plus tout à fait le monde. Ils le percevaient plus nettement, plus loin dans les franges du passé et du présent, anticipant et mémorisant tout, appliquant une méthode froide qui laissait derrière elle des frissons et des doutes. Non, Viltis ne devenait pas plus humain à mesure que les jours passaient, et que le système de Barnard s'approchait. Au contraire, sa présence fantomatique rappelait à tous ceux qui le croisaient qu'il n'aurait jamais du être là. Et que son absence eut été plus simple.
Le vaisseau qui les convoyait n'était pas un transport massif, mais un vaisseau de hauts officiers. Un calme surnaturel y régnait, tout autant grâce à la qualité des passagers embarqués, de leur faible nombre, que de l'ambiance studieuse et appliquée. Cela convenait à tout le monde, et personne ne s'en plaignait.
La sortie du dernier bond transpatial acheva de laisser planer dans les cabines l'ambiance de la guerre. Les alarmes s'étaient mises à scintiller et à chanter. L'agitation avait étreint l'équipage. Et, avec une cruelle efficacité, Viltis était revenu vers son mentor, porteur d'un seul message.
Ils nous attendent, maître
Soyons prêts.
2.
La flotte des Effaceurs gardait un silence inquiétant. Toutes les tentatives de communication se soldaient par le même échec absolu, une absence complète de bruit ou de signal quelconque, qui aurait indiqué qu'ils étaient là, qu'ils écoutaient les confédérés. Non. À la place, il semblait à tous les opérateurs qu'un espèce de gouffre à sons volait leurs oreilles, et que l'ennemi ne prendrait jamais la peine de s'expliquer, ou bien de daigner essayer de le faire. Leur réaction agaçait Viltis, tout autant qu'elle l'amusait. Il se réjouissait de ne pas voir la possibilité de mettre son talent en uvre disparaître dans un pourparler interminable. La simplicité de l'absolu de cette difficulté qui lui tenait tête le rendait plus vivant qu'il ne l'avait été depuis des jours. Les heures de contemplation, aux idées vagabondes, se tenaient à distance de lui. Seules sa sortie, sa tentative et sa réussite devaient rester ses objectifs. Tout le reste disparaissait. Y compris le colonel.
Il n'y avait pas eu de réunion interminable. Viltis avait transmis à Flinn son souhait d'être déposé sur une planète déserte, un satellite inhabité glacé par la nuit et brûlé par l'étoile de Barnard, afin de tenter ce pourquoi on l'avait assigné à cette mission. Le Naneyë avait alors retransmis la demande à l'amiral du vaisseau, qui avait rapidement obtenu lautorisation de l'état-major, à la seule condition que la manuvre de Viltis ait lieu avant un quelconque assaut, et qu'elle intervienne le plus rapidement possible après leur arrivée dans le système de Barnard.
Avec excitation, en observant du pont supérieur l'étoile, Viltis avait hoché la tête à l'attention de Flinn, qui avait informé les officiers du bord qu'ils devaient être équipés, puis largués à bord d'une navette pour la destination choisie par l'adolescent. En prononçant ces paroles, le Naneyë avait songé à l'absurdité d'une telle mise en scène. Un enfant pouvait donc se faire respecter au seul bénéfice du doute ? Qu'avait fait Viltis pour obtenir ce prestige, cette aisance qui ne questionnait personne, même pas lui ? La simple évocation de son pouvoir et de l'étendue de ce dernier lui arrachait une pensée désagréable. Plus rien n'avait de sens. Plus rien n'avait de sens, et il allait se trouver aux premières loges d'un spectacle qui verrait dans tous les cas son emprise sur Viltis disparaître. Il pouvait regretter le temps passer, se remémorer leur relation, depuis le départ, mais à quoi bon ? Pourrait-il changer le cours des choses ? Et même s'il avait pu, l'aurait-il fait ?
H moins deux minutes, mon colonel. La navette est prête.
Debout, dans le sas du vaisseau, il considéra Viltis dans son armure. Quelle élégance ! Quelle prestance ! L'enfant chétif, trop curieux et trop timide avait fondu. L'adulte orgueilleux et suffisant déployait sa ramure, la tête haute, la bouche fermée, sûr de lui. Avant, oui, il aurait demandé quelque chose, n'importe quoi, simplement pour essayer de se rassurer. Plus maintenant.
J'imagine qu'il est inutile de te dire que...
Oui, maître.
Bien.
La réponse fit mal à Flinn. Il l'attendait, mais sentir sa prise se défaire à un moment aussi critique... Il aurait du le secouer. Ou le tuer. Qui aurait alors gagné ?
Moteurs enclenchés. Vous pouvez embarquer, mon colonel.
Flinn avait eu l'ambition soudaine de piloter. Raison pratique et orgueil de prince, puisque leur mission ne devait pas être en interférence avec celle du reste de la flotte, et donc à mobiliser tous les soldats pour un possible combat. Il ne restait plus qu'eux, solitaires, accrochés à cette navette, conscients, trop conscients.
Mon colonel, la navette est à vous.
Commandes opérationnelles. J'effectue les manuvres où je vous laisse ce plaisir, capitaine ?
Faites donc.
Habile, le Naneyë laissa son esprit prendre possession de l'engin. Avec douceur, la carcasse de métal et de verre s'éloigna de son havre, lançant son pilote et son passager vers le vide glacial de l'espace.
Maître... Combien de temps nous faut-il pour aller jusqu'au satellite ? Douze heures ?
À vitesse nominale et sans aucune avarie, oui.
C'est trop long.
Viltis que comptes-tu...
Flinn tenta de résister, mais le vaisseau changea sa trajectoire.
Non non non... Laisse-moi les commandes.
Lâchez-les. Sinon, je pourrais vous blesser.
Mais comment as-tu pu...
La noosphère. Tout y est. Même ce que vous allez voir.
L'espace s'étira autour d'eux. Les étoiles devinrent des traits, longs et incandescents. Un grand flash força Flinn à adapter ses optiques, qui ne comprenait pas où ils pouvaient être.
C'est simple pourtant...
La planète morte leur offrait sa face craquelée. Sa rondeur emplissait une bonne moitié de leur champ visuel.
Par le Seigneur Mécanique, murmura Flinn.
Avant que vous ne demandiez, oui, j'aurais pu le faire pour la flotte. Toute entière. Hommes compris.
Mais... Dans ce cas...
Qui m'aurait pris au sérieux ?
Mais... Tout le monde, Viltis ! Est-ce que tu peux comprendre la portée d'un tel pouvoir ? Le temps gagné ? L'effet de surprise ?
Les Effaceurs sont là depuis plusieurs jours.
Mais avant...
Je ne le maîtrise pas depuis assez de temps.
Alors tu te contredis ?
Non plus. C'est plus compliqué.
Et pourrais-tu nous poser ?
Je n'ai pas encore la finesse nécessaire pour le faire. Comme le disait le capitaine, « je vous laisse ce plaisir ».
Flinn sourit.
Parfois j'aimerais bien te retrouver.
Moi aussi, maître.
Tout est mort, comme il s'y attend. Le pied qu'il pose dans la poussière grise du sol n'est rien à côté de la violence du choc qui crève son esprit, et le force à marquer un temps d'arrêt. Oui, il est capable de le faire. Mais après ? Est-il capable de continuer à vivre ? À exister malgré le poids de la tâche ? Après tout, rien ne semble indiquer que tout devrait s'arrêter. Mais quelque chose résiste, persiste, tout au fond. Une petite voix qui chuchote, qu'il n'entend pas.
Contact local établi.
Je vous reçois, maître.
Nous sommes seuls pour les vingt-quatre prochaines heures. Une suggestion peut-être ?
Je dois commencer maintenant ?
Libre à toi. Ici, personne ne nous demandera quoique ce soit. Seul le résultat compte.
Je compte sur vous pour
garder un il sur moi.
Dans l'armure, tout est lisse, tout est tiède. Le cur bat, à cadence normale. Il est mou, humide, vivant. Il transporte le sang absolument partout. Au fond, tout au fond, la présence étincelante d'une promesse lui donne la force de continuer à battre, encore et encore. Le Dieu-Machine y a fait son nid. Viltis le sait, cela le rassure.
Barnard remplace le volume restreint de son corps engoncé dans son armure. Tout bascule, à cette échelle. Les dizaines de milliers de vaisseaux deviennent des points minuscules, lents, faibles. Les plier serait simple. Les détruire aussi. Mais pourquoi le faire ? Parce que la Terre est menacée ? Non. Parce qu'il peut. Parce qu'il en a envie. Parce que... traverser à nouveau la noosphère, et cette fois aller au bout du chemin serait la manière la plus agréable de terminer l'apprentissage. Peu importe que les Effaceurs soient là. Il y aura toujours des Effaceurs pour faire trembler un monde, une espèce en danger. Ils seront toujours là, pour laisser à une étincelle le temps de s'accomplir, de s'embrasser et d'embrasser une galaxie entière. Peu importe la forme.
Les limites de son corps finissaient par devenir floues. Son regard, à travers le casque lourd de l'armure, persistait, étrange et pénétrant. Son sourire aussi. Flinn secoua la tête, et recula un peu. Où aller ? Rien de ce qui devait survenir à cet instant n'était prévu, ou prévisible. Les Effaceurs restaient un mystère absolu, malgré les informations acquises. Et Viltis pouvait les vaincre seul ? Scandaleux. Inacceptable. Lui, Flinn, aurait du saisir la possibilité d'aller avec lui à leur rencontre. De protéger ce qui pouvait l'être. Au lieu de quoi, il tenait la place du spectateur. Il tourna le dos, un instant trop vite, un instant trop lent, à l'enchantement qui fit scintiller des milliers de coques en acier liquide. Il ne put que constater l'ampleur de l'action, la bouche ouverte, dans son propre casque.
Nom de...
Il n'y a pas de limbes. La limite entre la dimension du Réel et la Noosphère est indéchiffrable. Même pas un brouillard, un indice. On y rentre, on en sort, sans savoir comment. La présence de Viltis ne change rien. Celle des Effaceurs, si.
Il choisit l'image du bouquet d'arbre, pour s'y asseoir, et attendre. Ils viendront. Ils viennent toujours. Ils sont venus pour ça. Le savoir, la connaissance, l'oubli. Les souvenirs sont un nectar qui les attire depuis des positions inconnues. La source chatoie, ondule, il y trempe un orteil. Cela suffit à faire remonter à la surface ce dont il a besoin. Bientôt, ils ne seront plus qu'un tas de matière fondue, ridicule.
Mais avant... Avant, il doit être sûr qu'on ne le dérange pas.
La Flotte avait disparue. Les Effaceurs restaient. Un mouvement gigantesque, comme une main divine, les incita à aller vers le centre du système.
Viltis !
L'adolescent ne répondit pas. Son corps retrouva sa consistance habituelle.
Viltis ! Répéta Flinn en hurlant. Qu'est ce qu'il se passe ?
Ils font ce qu'ils doivent faire.
Mais... La flotte...
Elle reviendra.
Chasse-les !
Est-ce vraiment ce que vous voulez ?
Chasse-les !
Vous ne mourrez pas, maître. Personne ne meurt aujourd'hui.
S'il te plaît...
Très bien.
Les villosités masquent le Shambala. Ce n'est qu 'une vulgaire montagne à coté de ce qu'il entrevoit. Un disque d'or rayonne au loin. Il le rejoint, le saisit, l'avale. Tout en lui glisse alors. Tout se résume en un mot. Il trouve la clef, petit chemin creux entre les espèces, et le temps d'un souffle, glisse à l'oreille de ces inconnus.
« Allez vous en ».
Flinn s'attendait à tout, sauf à ça. Les optiques de son casque poussées à leurs maximums lui dévoilaient un spectacle terrifiant. La lune où ils se trouvaient était devenu le fauteuil confortable autour duquel orbitait un ballet sinistre, millimétré, qui arrachait aux tréfonds de son âme des glapissements de terreur.
La flotte Confédérée n'existait plus. Les milliers de vaisseaux construits par les Hommes avaient simplement disparu. Sans un bruit, sans un seul mouvement ni une seule explosion. La continuité n'existait plus, la succession du présent par l'absent s'imposait, trop gros, indescriptible.
Cette fois, Flinn prit la décision d'agir. Il se jeta sur Viltis, le renversa au sol. Il essaya d'ouvrir son casque, en hurlant. L'adolescent ne cherchait pas à se débattre. Il était comme désarticulé.
Traître ! Qu'as-tu fait !
Rien du tout, maître.
Alors pourquoi notre flotte a disparu, hein ?
Ce n'est pas moi.
Menteur !
Le Naneyë trouva la commande d'arrachage d'urgence. Il a dégoupilla. Il lui suffisait de tirer le boulon, et l'air s'échapperait.
Comment pouvez-vous croire que je puisse faire cela, maître ?
Tu... Tu...
Flinn suspendit son geste. Ladolescent avait raison. Aucun argument n'aurait pu justifier une telle manuvre de la part d'un humain. Trahir son espèce à ce point ? Insensé. Viltis avait les capacités de le faire, il en était persuadé. Mais alors... Pourquoi la flotte des Effaceurs persisterait ? Pourquoi ne pas faire disparaître tout le monde, et oublier de se garder un moyen de transport pour revenir sur Terre ?
Vous étiez prêt à me tuer parce que la situation... N'est pas telle que vous l'imaginez.
Je suis désolé... Je ne sais pas ce qui m'a pris...
Les Effaceurs savent qui je suis. Les autres... Cela ne les intéresse pas.
Pourquoi ne viennent-ils pas ici ?
Le système est vaste, ils ne savent pas où je suis. Ils sont inquiets.
Tu ne peux donc... Pas les détruire ?
Leurs vaisseaux ne sont que des projections. Je ne sais pas d'où elles sont émises.
Pourtant... Les observations...
Erronées, manipulées. Les Effaceurs nous bernent depuis le début. La tactique était grossière. Ils ne veulent pas la guerre.
La Terre alors ?
La connaissance. Et l'obéissance. Je...
Viltis se défit de la poigne de Flinn comme d'un pull trop lâche. Il porta une main à son casque, le dégrafa, et regarda l'espace sans aucun artifice.
J'ai vu ce qu'ils étaient, maître.
Comment aurais-tu pu ?
Ils ne sont pas vraiment physiques. Leur nature même... Elle n'a pas d'importance. Mais j'ai perçu ce qu'ils sont. Au fond. Leur esprit n'est pas si différent du mien. Mais ils ne peuvent pas aller là où je suis allé. C'est cela qui les a inquiété. Et qui m'inquiète aussi.
Le regard de Viltis se porta au loin. Il tremblait.
Ils sont en train de fuir.
Comment...
Sans préambule, Viltis agrippa son maître, plongea son âme dans son corps, et le transperça avec une telle violence que l'officier tomba à genoux.
Barnard n'est plus qu'un vide immense. Un vide qui songe. Les milliards d'êtres / de projections d'êtres emplissent une partie de son volume. Juste en face, un trou, récent, qui aspire l'attention de Viltis.
Nous étions là. Enfin, les nôtres étaient là.
Et maintenant ?
Vous ne comprenez pas maître ? Ils sont morts. Disparus. Les Effaceurs les ont... effacés. Tout comme ils auraient pu m'effacer. Mais ils n'ont pas pu. Alors ils fuient.
La masse vivante se compacte, s'étire, prend la forme d'une flèche, et, avec lenteur, entreprend de traverser le système. L'étoile n'y survivra pas. Viltis ressent la douleur de l'astre, conscient de sa mort, violé dans sa mémoire, nié dans son existence. Flinn en bout de chaîne, ne peut qu'accueillir la puissance du sentiment, et se cramponne, tient bon, pense devenir fou.
Que... Je...
Vous survivrez, maître. Il doit en être ainsi.
Tu savais ce qui allait se passer... Pourquoi n'as-tu pas...
Tout est déjà dessiné. Je peux simplement changer la couleur. La couleur...
Des millions de morts !
Sacrifices.
Viltis, te rends-tu compte...
Mais avant qu'il ne puisse réagir, la projection de Barnard bascule. Ils se retrouvent séparés, dans un puits de lumière, avant datterrir dans la plaine blanche de la Source. Viltis y trempe un pied. Puis, Flinn l'entend.
« Allez vous en ».
Une présence indénombrable reflue dans l'ombre, sans montrer son visage. La peur et le dégoût sont en elle. Elle préfère fuir. Fuir qui ? Le garçon, l'adolescent. Elle n'a pas glissé d'images en eux, simplement concentré toute sa noirceur en une pensée. Les ténèbres sont tombés sur la foule des inconnus, plus sombres que la nuit elle-même. Et ils repartent, en désordre. Ils ne peuvent pas le toucher. Ils ne veulent pas disparaître. Pas encore. Il reste un espoir où s'accrocher.
Alors Flinn prend conscience de ce à quoi Viltis fait référence. Ils ne peuvent rester face à lui, car il les rend malade. Son esprit s'embrume, ivre d'un poison latent, présent depuis le départ, et que la chaleur et la puissance de l'adolescent a réveillé. Rester, c'est mourir. Rester, c'est accepter l'impossible. L'esprit du Naneyë s'empêtre dans une poix dense, presque inextricable.
Arrête ça !
Je ne peux pas, maître. C'est ce que j'ai toujours été. C'est ce que vous avez toujours refusé.
Ne me laisse pas !
Même sans moi, vous survivrez. Les Effaceurs n'ont pas compris cela. Ils s'en sont arrêté aux apparences. Ils n'ont pas compris la vérité. Vous, si. Vous êtes capables de ça.
La substance le pénètre. Il se sent violé, souillé. Son esprit n'est plus sien. Tout en lui se dédouble. Il cède du terrain, il coule, se noie. Mais ne meurt pas. Le poison l'inonde, mais il reste là, pourtant. Une minuscule flamme reste intacte. Il s'y raccroche, l'attise. Des heures durant, elle brûle tout. Linutile disparaît. L'étranger devient autre chose. Une substance. Un baume. Un nectar. Il y boit avec avidité. En lui, tout se transforme. Une alchimie primaire le rend plus beau, plus fort, plus sage.
Ils ont eu peur, maître. Ils ne pouvaient rien face à cela. Car ils auraient perdu.
Je... Je...
Nous rentrons.
Sur la lune, Viltis retrouva son corps comme il l'avait laissé. Flinn, lui, s'était recroquevillé. Assis, il attendait, en contemplant les étoiles.
Le... Le vaisseau... Il a aussi disparu ?
Tous, maître. Il ne reste que nous deux.
As-tu un plan ?
L'adolescent choisit de ne pas répondre.
Je pourrais rentrer directement sur Terre. Je pourrais même remonter le temps. Mais vous ne pourriez pas venir avec moi.
Pourquoi ?
Cela vous tuerait. Vous n'êtes pas encore prêt pour ça.
Les Effaceurs...
La priorité, c'est vous et moi. Nous retournerons sur Terre, mais pas n'importe comment. Ni avec n'importe quel argument...
Je ne comprends pas.
Parce qu'il n'y a rien à comprendre. Je vous demande juste d'attendre. Je reviendrai.
Quand ?
Je l'ignore.
Je...
Viltis s'approcha du Naneyë. Il tendit un doigt vers l'être massif, le toucha au front.
Il faut veiller, maître. La nuit sera longue.
L'espace et le temps n'ont plus cours, à nouveau. Les limbes sont plus faciles à trouver. La fuite des Effaceurs y est-elle pour quelque chose ? Il l'ignore. Tout ce qu'il comprend se trouve ici. Dans ce non-endroit. Formidable porte d'entrée qui le pousse vers le futur, vers son destin, destin dont il a pris connaissance lors de son premier grand voyage, lorsqu'il a traversé de part en part la totalité de la noosphère. Il connaît la tâche qui lui est dévolue. La refuser ne sert à rien. La modifier non plus. Seuls les adjuvants peuvent être modifiés, mais à quel prix ? Et pour quoi faire ?
En plongeant dans la Source, Viltis ne sait pas encore si Flinn survivra plus longtemps à la période qu'on a choisie pour lui. Si choix il y a eu. Son temps, comme à tout être, est compté... Mais il peut aller plus loin. Sa mission à lui aussi est claire. Il doit arriver au bout de la guerre, intact. Il ne doit pas périr, sous aucun prétexte. Viltis pourrait l'abandonner, geler le temps « réel », prendre la navette. Les compétences ne lui manquent pas. Mais tuer son mentor, en serait-il capable ?
« Non, pas encore. Je ne pourrais pas lui faire de mal. »
Il ne ment pas, il ne peut pas mentir ici. Seul face à ces choix, il doit trouver la voix de la vérité, celle qui finira par triompher. Il a fini par en acquérir lintime conviction. Mais par quel moyen ? Celui qu'il s'apprête à utiliser, à essayer pour la première fois... Est-il moral ? Ne comporte-t-il aucun risque ? Comment en être sûr ? La noosphère lui a répondu, mais cette réponse ne le comble pas. Une part d'ombre persiste. Il serait le premier à l'avoir utilisé. Oui mais... Parce qu'il doit en être ainsi ? Ou bien se sert-t-il d'un savoir qui ne doit être découvert que bien plus tard ? Là, dans la noosphère, le temps n'a plus cours. Mais dans la réalité ?
Le chemin se dessine en lui. Il n'a qu'à le suivre. Arpenter un raidillon en pleine lumière, qui le mène vers un plateau large et vide, rempli de pensées infinies. Il finit par comprendre qui il doit chercher, et trouver.
Le souvenir d'une existence vient le hanter. Elle le pénètre, le viole. Il résiste. Le cours des événements ne devrait pas être modifié mais... La présence insiste. Elle le brutalise. Il crie, se bat avec, tente de lui tordre le cou et la renvoyer là où elle devrait rester. Mais la raison lui souffle le contraire. Penchée sur son oreille, elle se fait douce, suave.
« Il doit revenir », lui susurre-t-elle.
« Mais il est mort ! »
« La mort n'est plus un tombeau pour toi. Tu peux le ramener. Il n'est pas vraiment mort ».
Viltis secoue son esprit, tente de se débarrasser de cette idée qui le rend malade. Il se sent souillé. Mais la raison... Elle le pousse vers cette voie étrange, indécente. Pourquoi dire non ? Qui oserait lui prouver le contraire. Il est seul ici, seul avec ces choix, il le redit, le répète pour s'en convaincre. Et l'idée le séduit. Elle le consume, s'empare de lui pour qu'il devienne sa chose, qu'il oublie toute prudence. L'interdit plane, mais il sait qu'il pourra le défaire, au moment opportun. Pour le moment, seule l'action compte.
Alors Viltis remonte. Vers la surface. La solution à cette équation est trouvée, enfin. Il n'a plus qu'à tendre la main vers le réel.
3.
Le pont du Narrows était calme, trop calme pour Livius Mac Mordan. Le colonel, raide dans son armure de combat, patientait de la manière la plus digne possible aux cotés de l'amiral. Un aide de camp se présenta devant lui, il le considéra d'un il sérieux.
Les rapports nous confirme que le Michigan a bien largué la navette dans le temps imparti mais... La navette n'est plus là où elle devrait se trouver.
Détruite ? Questionna Livius d'un ton sec.
Impossible à déterminer. Le Michigan a lancé un SOS, mais impossible d'identifier une trace. L'amiral... Non, cette idée vous semblera trop farfelu, monseigneur...
Nous sommes en guerre lieutenant. Vos commentaires, gardez les pour plus tard.
L'amiral du Michigan pense que le colonel Flinn et son apprenti auraient réussi à se téléporter.
Avec une navette ? Elles ne sont pas équipées avec des balises de saut.
Il pense qu'ils ont opéré autrement.
Et comment ?
Je lignore, monseigneur.
Renseignez vous, lieutenant. J'aimerais beaucoup avoir son hypothèse sur le sujet.
L'aide de camp hocha la tête, puis fit demi-tour. Livius s'inquiétait de voir que de tels détails accaparaient encore son attention, alors qu'une flotte proprement gigantesque lui faisait face, séparée par seulement quelques heures-lumières. Il se rapprocha de l'amiral du Narrows, s'éclaircit la gorge.
Monseigneur ?
J'aimerais connaître nos possibilités pour un futur engagement.
L'état-major suggère d'attendre une réaction de l'ennemi, mais...
Si nous devions agir là, tout de suite, maintenant... Combien de temps avant un contact radar ? Visuel ? Audio ? Physique ?
Trop de données instables pour le moment.
Ceci n'est pas une réponse qui me convient, amiral.
L'officier suprême du vaisseau soupira, et se se pencha vers la console qu'il observait depuis de longues minutes.
C'est pourtant la seule que j'aurais à vous apporter avant longtemps, monseigneur. La bataille qui nous attend est tellement imprévisible que me risquer à vous en dire plus serait criminel.
Vous êtes pourtant un haut-officier, amiral.
Tout autant que vous, monseigneur. Vous avez en plus le suprême avantage d'avoir pour père l'éminence grise la plus phénoménale que l'espèce humaine ait connu depuis des siècles. Ce serait donc plutôt à moi de vous poser cette question. Monseigneur, que pensez-vous de notre bataille ?
Livius s'apprêta à lui répondre que non, il n'avait pas à faire de pronostics, lorsqu'une présence désagréable lui retourna l'estomac. Cette sensation le surprit, il se retourna vivement, prêt à vomir.
Que...
L'apprenti du colonel Flinn se tenait là, souriant, un doigt sur ses lèvres pour l'inviter au silence. Livius était certain que l'individu apparu postérieurement était l'adolescent chétif qu'il avait croisé quelques mois auparavant, sans son armure. Ici, il respirait l'assurance, la ruse, l'intelligence.
Le garçon tendit sa main. Livius, intrigué, l'attrapa.
Monseigneur, il est temps de partir.
Mais, où ? Quoi ? Je ne peux pas...
Ce n'est pas une question.
Le temps se figea autour d'eux. Livius se détourna vers Viltis, intrigué.
Comment as-tu pu faire... cela ?
Cela n'a pas d'importance. Mais regardez la suite.
Le temps reprit sa course. Une minute à peine. Personne ne semblait tenir compte du colonel, jusqu'à ce que l'aide de camp revienne à nouveau. Il allait lui donner une information, lorsque le vaisseau disparut, corps et bien en une fraction de seconde. Le vide le plus total lui fit place. Livius déclencha par reflexe son casque de survie, mais Viltis secoua la tête.
C'est inutile, monseigneur.
Le Narrows ? Les Hommes...
Tous disparus. Pour être plus exact, morts.
Morts ?
Oui, morts, monseigneur...
Mais...
Vous ne pouvez pas rester avec eux. Vous n'avez pas à mourir. C'est pour ça que je suis venu.
Ca n'a aucun sens !
Si, mais il vous échappe.
Une tension soudaine tira les traits de l'officier. Sa pince claqua fortement, il serra les machoires.
Laisse-moi ici.
Impossible.
Laisse-moi ici, répéta Livius.
Non, je suis désolé monseigneur... Mais je ne peux pas.
Et les autres alors ! Si tu peux me sauver, tu peux tous les sauver ! Il y a en a des plus forts, plus utiles, plus savants que moi !
Vous avez votre propre utilité. Ne vous sous-estimez pas comme ça. Vous allez le comprendre très vite.
Et le colonel Flinn ?
Nous le rejoignons. Juste après.
Après quoi ?
Vous verrez.
À nouveau, Viltis prit la main de Livius. À nouveau, il le regarda, constata à quel point le fils du Commandus Magnus ressemblait à son père. Cette figure qu'il avait adorée, et qui, à présent, n'évoquait plus en lui qu'un souvenir agréable, mais dénué de tout avenir.
La Source coule. Plus en bassin, mais en cascade. L'absence de relief aurait perturbé Livius, alors Viltis adapte les limbes. Aller plus loin avec un humain non préparé le tuerait. Viltis pourrait repartir en arrière, retourner vers un passé où Livius n'aurait pas péri. Mais après ? Quel temps perdu ? Quel gain attendu ?
Où sommes-nous ?
À la porte d'un univers merveilleux, monseigneur. Regardez-vous.
L'officier n'est plus une machine de guerre, mais un jeune homme frais, vivant, entièrement de chair et de sang, qui se tient nu face à une cascade. Il frisonne, se tient les côtes avec les mains, en croisant les bras.
Où est mon corps ?
Juste ici, monseigneur. Je n'ai rien enlevé.
Ce n'est pas mon corps...
Votre corps va disparaître. Tout comme le mien. Nous allons voyager autrement, en utilisant la mémoire des choses pour traverser le temps et l'espace du réel.
Laisse-moi en arrière...
Je ne peux pas. Je vous l'ai déjà dit. Plus tard, vous me remercierez d'avoir participé à cette expérience.
Alors... Fais quelque chose pour
ça. Ce n'est pas moi.
Je suppose que retrouver votre armure vous rassurerait, monseigneur.
Ta logique est efficace...
Viltis. Je m'appelle Viltis. Vous le savez, mais vous l'avez oublié. Plus tard, vous vous en rappellerez, car ce que nous allons vivre sera tout à fait unique. Vous ne pourrez plus vivre comme avant.
À ce point ?
Monseigneur, là où nous entrerons, nous n'aurons plus ni temps, ni espace. Votre esprit doit accepter de ne plus être calibré, par quoi que ce soit. Tout sera flou, imprécis, et en même temps complètement net. Vous ferez l'expérience d'une vie... différente.
Et après ?
Nous reviendrons. Dans mon époque, dans votre futur. Des images plein la tête.
J'attends de voir ça.
Je ne voudrais pas vous effrayer, encore moins insister mais... Vous sentez vous prêt ?
Je n'ai pas le choix de toute façon.
Bien sûr que si.
Alors explique moi encore... Viltis.
Tout ?
Livius n'a pas la réponse de Viltis. Tout ce qu'il obtient, c'est une image du vaisseau. Du Narrows. Il existe encore, puis il nest plus. L'image se centre sur un autre plan, plus large, puis englobe toute la flotte. Tous les vaisseaux disparaissent, en même temps. L'intégralité de la flotte humaine. Ne reste plus que les Effaceurs, aux astronefs ondulants comme l'eau, brillants, se dirigeant vers l'étoile de Barnard d'un seul et même mouvement, synchrones. On arrive vers eux. Le plan se recentre sur le vaisseau de tête, dans lequel Livius plonge, en apnée.
« Allez vous en ».
La phrase résonne en eux. Ils sont froids, mourants, inquiets. Un sentiment triste et effrayant s'est emparé d'eux, depuis toujours. La joie ne saurait être conceptualisée dans leurs paradigmes. Cette révélation heurte l'officier au plus haut point. Plus que leur absence de visage, de consistance physique. Ils sont ce qu'il ne sera jamais. Ils sont différents. Ils ont un but, totalitaire, définitif. La Terre se dresse entre eux et le but...
NON !
La voix de Livius résonne devant la cascade.
Non, répète-t-il, haletant, un ton en dessous.
Qu'avez-vous vu, monseigneur ?
Je... Eux... Ils... La Terre... Ils menacent la Terre, c'est ça ?
En réalité, la Terre est déjà morte. Mais ils convoitent l'Homme. Je peux encore sauver notre espèce, mais il va falloir que vous m'aidiez.
Je... C'est un risque ?
Nous mourrons tous un jour.
Ce n'est pas une réponse satisfaisante.
Oubliez la robotique qui a commandé votre esprit depuis votre mécanisation, Monseigneur. Vous êtes un Homme. Si votre espèce meurt, vous mourrez aussi. La connaissance meurt. Sauver cette connaissance implique sans doute une prise de risque importante, potentiellement dangereuse par définition. Mais doit-on y renoncer par confort, par calcul ? Je ne pense pas.
C'est trop compliqué.
En réalité, c'est simple. Tellement simple qu e vous ne pouvez choisir, monseigneur. La seule question qui prévaut : devons-nous comptez sur vous pour sauver l'Homme ? Et les seules réponses : oui, ou non. Vous pouvez réfléchir ici, tout le temps que vous voudrez. Mais à la fin, je devrais savoir ce que vous voulez. De là, mon action partira dans deux directions opposées.
Quelles directions ?
Je ne peux influer votre choix. Alors réfléchissez à la question, nous en reparlerons après.
Il lui faut du temps pour retrouver l'endroit. Un paisible parc, à coté de l'appartement, qui traverse le temps pour venir figer un souvenir. Un souvenir qui s'étire, sétale, dure bien au delà de ce que la réalité lui a imposé. Viltis sait que ce n'est qu'un artifice : attendre le fils du Commandus Magnus n'a aucune incidence. Il pourrait simplement claquer des doigts, et des millénaires glisseraient sur lui comme un drap au matin, sur un corps endormi. Mais pas maintenant, pas aujourd'hui. Le souvenir résiste comme un nud coulant sur le point de se défaire. Le cours des choses dans l'univers réel va l'emporter au loin, car Viltis n'y aura plus accès. Son esprit ne pourrait supporter trop d'informations. Ironie cruelle de la chose : il doit oublier un peu de lui pour apprendre à agrandir sa conscience, et donc ne pas reproduire ce drame. Récupérer le souvenir plus tard ? Plausible, mais incertain. Il vaut mieux le vivre.
C'est un havre de paix, une table et quatre chaises en fer forgé, à l'ombre d'un tilleul qui s'ébroue dans le vent de l'été. Il doit être dix-sept heures. On a servi un thé, des gâteaux, on peut entendre un piano au loin. Une improvisation... Du jazz ? Il aime le jazz. Il n'a jamais compris le sens de cette musique, mais son rythme l'a toujours emporté ailleurs. Pourquoi cela devrait-il changer ? Il n'a qu'à s'asseoir. Les autres vont bientôt arriver.
Voilà sa mère d'abord, un sourire franc et un regard net, merveilleux, qui irradie plus fort que le soleil. Elle a tout d'une sainte. Ne lui manque plus que les stigmates et l'auréole. Les rajouter ? Non. Le souvenir est déjà trop instable. Moduler davantage, c'est prendre le risque de le voir se déchirer, éclater en paillettes de cendre devant lui. Voir sa mère mourir une seconde fois, surtout ici, serait insupportable. Il préfère lui dire au revoir avec dignité, même si tout ne peut être maîtrisé. Même s'il prend le risque qu'elle soit une autre, pas identique sans être réellement différente. Il contemple son visage, sa coiffure, sa tenue. Sa posture souple, jeune, loin de la fatigue des derniers jours, de la permission. Ici, au moins, elle vit.
Je t'attendais.
Quelle heure est-il ?
Cinq heure moins dix.
Ah, oui, c'est vrai.
Et elle rit. Viltis est malade, malade à en pleurer. Il a envie de la serrer tout contre lui, de lui dire combien il laime, combien il la chérit, plus que sa propre vie. S'il pouvait mourir pour retourner avec elle, pour qu'elle n'aie pas subi cette fin outragée... Mais que dirait-elle ? Ici, elle ne sait rien. Sa seule vérité est la vie de Viltis. Son garçon qui vient la voir pour deux jours de permission, à la fin de l'été. Ici, il a onze ans. C'est son anniversaire ? Peut-être. Tout ce qu'il en perçoit est déformé, flou. Au delà du parc, la ville fond. Un brouillard brûlant empêche quiconque de traverser le souvenir. Sauf une personne. Le dernier invité.
Papa !
Tu as réussi à prendre le vol de quinze heures ? C'est formidable !
Lui aussi, il a très envie de le serrer dans ses bras. De presser sa tête contre sa chemise, comme un petit enfant. Se donnant tout à lui, expirant son amour comme un don précieux, unique. Ce qu'il est. Un don tout entier. Un don fait à l'Homme par l'Homme. Ici, il se retrouve. Mais il doit mentir pour retrouver la... vérité ? Non, ça n'a pas de sens.
Tarte aux prunes et thé au coquelicot. Comme tu les aimes.
Merci, maman.
Je t'ai réservé une grosse part. Avec une boule de glace à la vanille.
S'asseoir sur une chaise, toucher la vaisselle blanche, puis la nappe sur la table. Un oiseau pépie. Le vent, un instant, couvre le fond musical. Ici, on peut encore respirer les odeurs de l'été. Des vacances. Entendre les insectes bourdonner. Respirer les odeurs... Et regarder.
La part de tarte est trop bien coupée pour être crédible. Ce n'est pas grave. Elle sera le meilleur repas qu'il n'a jamais fait. Il aura le goût d'un retour aux sources, de retrouvailles impossibles, intangibles. Il aura l'aspect des jours les plus heureux, éternels dans sa mémoire. Joie profonde. Illumination.
Viltis revit. Enfin.
Alors, ils parlent. Du temps. Du temps qui passe, du temps qu'il fait, du temps futur. Viltis rit, apprécie l'instant, même s'il sait que la fin se rapproche. Le film de son rêve prendra fin trop tôt. Quand la collation est terminée, que la seconde tasse du breuvage chaud et voluptueux aux fleurs rouges vient se courber dans sa gorge, il prend la main de sa mère. Il lentraîne plus loin, juste sous le tilleul. Une couverture y est disposée. Ils s'y installent. Elle soupire, ferme les yeux, lève la tête, et respire. Il la fixe, pour toujours. Il sait. Le moment est arrivé.
Tu sais, maman...
Oui chéri ?
Je... Je ne vais pas revenir avant longtemps. Très longtemps.
Tu en es sûr ? Enfin, je veux dire... Ton père. Tu lui manques. Et à moi aussi, tu me manques.
Je sais, vous me manquez aussi. J'aimerais bien que vous veniez avec moi...
On ne pourra pas partir de la maison. Et puis, à Civimundi... Le reste de la famille est là. Les places sont chères là bas. Et le prix des logements.
Je sais.
C'est bien que tu aies pu aller faire des études avec un officier. Il te traite bien. Ça aurait pu être pire.
Oui...
Viltis baisse les yeux, ravale sa douleur. Ici, il peut encore avoir tellement mal. Puisque ici, il est vivant. Il sent qu'il va falloir l'embrasser bientôt. Déjà, la brume s'avance vers eux. Le son du piano s'estompe. Il voit son père, dans le fond du parc, qui le salue d'un signe de main. Il ne pourra pas lui dire au revoir en face à face. Juste au lointain, comme dans une fondue au noir. GNE ? Pathétique, dérisoire, et si violent, si puissant.
Il va falloir... Que j'y aille, maman.
Oui, je comprends.
Tu... Tu embrasses papa pour moi.
D'accord.
Sa voix est douce. Il ne peut plus lutter. Il se redresse sur ses genoux, la fixe. Elle aussi. Elle est belle. Elle a toujours été belle.
Alors, avec une douceur tendre et cruelle, il la prend, la serre dans ses bras. Ses mains froissent le tissu de la robe aux motifs cachemires. Il glisse sa tête près de son cou.
Maman... Je t'aime maman.
Moi aussi Viltis. Je t'ai toujours aimé. Je t'aimerai toujours. Parce que tu seras mon fils, jusqu'au bout.
Et toi, maman... Tu seras ma maman. Je ne t'oublierai jamais.
Il faudra que tu sois fort, comme ton père.
Embrasse-le. Je vous aime tous les deux.
C'est bien qu'on puisse se le dire maintenant.
Oui.
Il s'écarte un instant. Elle lui sourit. Le brouillard la rattrape. Déjà son visage s'efface. Il préfère fermer les yeux, et se pencher vers son cur, pour l'entendre battre, tiède, à travers la robe.
Nous serons toujours là pour toi, mon chéri.
Merci.
Ils sont partis. En douceur, cette fois. Il a pu leur laisser le temps de se retrouver, tous les deux, puis tous les trois. Il sait qu'ailleurs, ils pourront vivre. Une vie biaisée, transformée, qui a pris pied dans une réalité différente pour se courber sous le poids de sa volonté. Viltis a joué, il a gagné. Le gain simple et audacieux d'un bonheur une dernière fois trouvé, à l'ombre d'un arbre, et qui gardera toujours éveillé la flamme qui brille comme un rubis au fond de son âme.
Livius n'a pas bougé. Pourtant, Viltis peut trouver en lui une différence. Un changement subtil, qui altère son regard et son attention. Il a réfléchi, comme jamais auparavant. Il s'est retrouvé seul, là où ailleurs il ne peut pas faire un pas sans être suivi. Il sait ce qu'a vécu l'homme. Un océan de solitude, un désert brûlant, proche de la folie. Il aurait pu renoncer, dire qu'il ne choisirait pas. Mais à sa posture, il devine qu'une réponse est là. Qu'elle attend.
Monseigneur ?
Je crois... Je crois que tu comprendras tout seul.
C'est important que je le sache.
Si j'avais refusé, m'aurais-tu gardé vivant ?
Un poids mort m'aurait été inutile. Mais j'aurais insisté. Peut-être que le futur vous aurait incité à changer votre point de vue. Et pourquoi ne pas accepter de jouer à ce jeu étrange de sauver sa propre espèce ?
Les arguments son nombreux.
Et tous plus recevables les uns que les autres, monseigneur. Mais le Dieu-Machine ne pourrait pas encore nous rendre tous éternels. Pas encore. L'Homme ne peut remettre sa survie ailleurs qu'entre ses mains.
Les mains de l'Homme dans les mains de l'Homme.
Une image étrange, c'est vrai.
Mais pourquoi lutter ? Si la nature en a décidé ainsi.
Voulez-vous avoir une descendance nombreuse, monseigneur ?
L'homme sourit. Il secoue la tête.
Ce n'est pas mon rôle. Siegfried... Enfin, le Très Saint Magister Siegfried doit assurer sa descendance. Il l'a déjà fait. C'est son rôle, pas le mien.
Vous ne méritez pas d'enfants ?
Ils seront les prétendants jamais satisfaits d'un trône toujours rempli.
L'Histoire nous dit le contraire.
Ici, l'Histoire a-t-elle vocation à se répéter ?
Peut-être, qui sait ?
Toi, Viltis. Toi, tu sais. Depuis que tu as traversé la Noosphère. Et tu ne veux pas le dire.
Pour des motifs sérieux.
L'ignorance est-elle un critère de choix pour l'avancée d'une société ?
Vos questions sont pertinentes. Mais seules des réponses que vous trouverez seul pourront y mettre un sens correct. Moi, je ne suis qu'un guide, un passeur. Mon rôle n'est pas d'être une fin définitive, mais un moyen nouveau, un commencement.
Comme un messie ?
Un messie vous aurait sauvé à coup sûr. Moi, je n'ai pas cette prétention, monseigneur.
Comment perçois-tu ta tâche ?
Comme une nécessité. Un accomplissement utile.
Livius prend un temps, reprend.
Moi aussi, j'aimerais être utile maintenant.
Alors venez avec moi. Je ne vous promets pas la gloire, monseigneur, juste un peu plus de temps pour trouver des réponses. Et croyez-moi, le temps est luxe qu'il vous faudra apprendre à savourer.
Je vais essayer.
C'est déjà une victoire en soi.
Viltis l'approche, et attrape sa main. Livius le regarde, étonné.
C'est là qu'on emprunte un superbe portail trans-dimensionnel rempli de couleurs fluorescentes ?
Comment préférez-vous y arriver, monseigneur ?
De la manière la plus belle qui soit. En restant au plus près de la réalité.
Vous voulez la voir ?
Si elle existe.
Livius se prête à rire. Son esprit, déjà, sent une vague l'emporter. L'adolescent décide de ne rien dire, simplement de laisser faire. La nuit tombe, il lui lâche la main.
Viltis ?
L'absence de réponse ne l'effraie pas. La chaleur est douce. Est-ce un... utérus ? Non. Trop vaste. Trop plein. Sa voix se noie dans sa gorge, sa pensée se restreint à son crâne. Son corps trop grand se défait, se dissout. Il devient mou, visqueux, puis liquide. Il flotte dans la mer, avant de s'y dissoudre.
« Nous traverserons la noosphère. Vous ne pourrez pas tout voir, pas maintenant. Un jour, oui. Je vous apprendrai, monseigneur ».
La lumière l'attire. Les villosités le caressent. Il sent que la pensée influe et reflue en lui. Quelque chose infuse aussi, comme une volonté farouche de poursuivre le voyage. La lumière ralentit, au point de laisser passer son esprit devant, attiré par le savoir. Il se gave déjà. Il sent la limite se dessiner en lui. Le privilège accordé lui donne l'illusion de devenir un dieu. Puis, très vite, elle s'estompe. Alors, gavé comme jamais, Livius abdique. Viltis revient vers lui.
« Maintenant ».
L'expulsion l'emporte vers un espace défini. Gigantesque, mais limité. Il faudra appuyer sur des jambes rachitiques, des morceaux de bois articulés qui viennent se greffer à son corps, boule blanche qui se contorsionne. Les étoiles naissent. Barnard naît, puis meurt. Il revient dans le passé, recentre l'à-venir. Il peut suivre Viltis. Il n'y a qu'un pas de plus à faire.
Viltis ?
Je suis là. Je ne suis jamais parti.
Avant de revenir... Je voudrais savoir.
A quoi Il ressemble ?
Oui.
Le garçon se retourne. Il n'est plus vraiment humain. Il a une tête de cerf, porte une ramure d'argent qui se fond en lignes de lumières colorées. Les lignes se dispersent en étoiles. Viltis devient beau pour Livius. Quelque chose en lui dépasse l'Homme pour retrouver l'Homme. Il aimerait le suivre éternellement.
Il s'est montré à moi comme vous me voyez.
Faiseur d'étoiles ?
Non.
Mais il avait une...
Une tête de cerf, oui. Un Homme à tête de cerf. Un mâle. Je n'ai toujours pas trouvé pourquoi. Je lui demanderai.
Il reviendra te voir ?
Il n'a jamais cessé de me voir. En réalité, il reste en moi à chaque instant. Si je le voulais, je pourrais le laisser vous parler.
Vous êtes liés.
Plus que quiconque. Mais personne ne doit le savoir, Livius. Pas même le colonel Flinn. Surtout pas le colonel Flinn. Il l'apprendra, quand il sera préparé. Bientôt.
Et moi ?
Vous, Monseigneur ?
Le rencontrer... Je pourrais le rencontrer ?
Sur Terre. Quand il accomplira sa dernière Marche.
Un frisson fait grincer le corps de bois de Livius. Des feuilles poussent sur son thorax. Elles sont mauves et oranges, uniquement constituées de lettres enchevêtrées. Des chimères y nagent.
Pourquoi pas ici ?
Il ne l'a pas souhaité. Il a une mission très particulière à vous confier.
À moi ?
Oui monseigneur, à vous, et à vous seul. Je sais qu'il ne s'est jamais manifesté à vous, et que contrairement à vos frères, vous ignorez sa forme, sa puissance. Mais vous avez cru en lui. C'est tout ce qu'il attendait de vous. Cela lui suffit, comme preuve. De votre loyauté, de votre allégeance à son désir. Vous êtes son serviteur.
Oui... À jamais son serviteur.
Ayez la foi, monseigneur. Bientôt, il viendra.
La lumière des étoiles se fond en une lactescence brumeuse. Les bois se Viltis cassent. La réalité devient un voile. Il suffit de traverser. Faire un pas. Livius peut sentir la dimension du Réel. Différente, évidente, mais unique parmi la multitude.
C'est ici que nous nous retrouverons. Sur la lune de cette planète du système de Barnard. Là où vous venez nous sauver, monseigneur.
Je te suis, Viltis. Je ne cesserai jamais de te suivre.
4.
La navette offrait une ombre salvatrice, face à la fureur de la lumière de l'étoile mourante de Barnard. Luvre des Effaceurs la réduirait dans les jours suivants à une coquille vide, qui finirait par s'effondrer sur elle-même, astre mort et froid survivant à sa terrible agonie.
Par le Seigneur tout puissant ! lâcha Livius. Tu... as réussi Viltis.
Oui, on dirait bien.
L'officier tomba à genoux, se pencha face contre terre, et murmura une prière de remerciement à l'attention du Dieu-Machine.
Comment te remercier ?
Rien à faire, monseigneur. Vous allez juste me suivre. Le colonel Flinn nous attend.
Je croyais que le temps...
Oui, enfin... Il nous attend sans nous attendre. Simplement, je dois lui dire que nous sommes là.
Tu préfères que...
Vous venez avec moi, monseigneur.
Livius acquiesça. À travers son casque, il pouvait percevoir l'ambiance pesante, malgré l'absence de toute atmosphère. Un sentiment lourd, palpable, solide, qui traînait tout autour de lui et appuyait son pas d'une façon étrange, presque solennelle.
Et si Viltis avait tort ? Si le Naneyë ne comprenait pas, le prenait pour un ennemi et le tuait ? Peu probable. Son identification était continuellement activée sur une courte portée. Il ne lui voudrait aucun mal. L'impression demeurait, malgré ces tentatives pour la contrer. Comme si ses implants refusaient de laisser son esprit rationnel reprendre son fonctionnement habituel. Comme si tout n'avait pas retrouvé sa place.
Et si, au lieu d'avoir tort, Viltis mentait ? Sciemment. Qu'une partie de la réalité avait été obscurcie d'un voile nébuleux, qui l'empêchait d'être en pleine mesure des moyens lui permettant d'atteindre la réalité ? Si tout ceci n'était qu'une projection dans une projection, un reliquat de la Noosphère ? Il avait acquis des connaissances qu'il n'aurait pu trouver ailleurs. Des secrets bien gardés, qu'il pouvait mettre à contribution pour savoir... Savoir quoi ? Que Viltis mentait ? Oui, peut-être, sans doute par omission. Mais après ? Que lui apporterait la vérité ? La vérité qui, parfois, n'amenait avec elle qu'un cortège de morts, un flot de sang. Des images terribles le transpercèrent, un instant. Il tomba à genoux.
« Viltis, je... »
« Vous comprendrez un jour, monseigneur. Je suis désolé d'avoir dû employer de telles méthodes pour arriver là où nous sommes mais... Il le fallait. »
« Quelles méthodes ? »
Un silence pesant, coupable, s'installa. Livius se redressa, reprit sa marche vers l'adolescent, en courant.
« Quelles méthodes ? »
J'ai lu en vous, monseigneur. J'ai étudié vos forces, vos faiblesses. J'ai réfléchi, exploré les possibilités... J'en suis arrivé à une conclusion douloureuse.
Une conclusion douloureuse ?
Viltis soupira.
L'ordre familial doit être changé. Votre père, ainsi que le Très Saint Magister, doivent être écartés du pouvoir. Vous le méritez, monseigneur. Vous êtes à même de guider les Hommes vers leur futur.
Mais... Non... Non, ce serait une trahison. Et quand bien même trahir, toi, oui toi seul pourrait...
Ce n'est pas mon rôle.
Mais la connaissance... Tu as toutes les connaissances de l'Homme en toi ! Tu es un prophète !
Ce n'est pas mon rôle.
Viltis, enfin ! Je ne...
Vous avez accepté de sauver l'Humanité, n'est-ce pas, monseigneur ?
Oui, bien sûr.
Votre chemin croisera la trahison, le mensonge, la félonie. La mort, le sang, les larmes. Ce qui a été fait doit être défait, et ce qui a été défait doit être refait. Autrement.
Mais pourquoi...
Vous êtes le seul humain, en dehors de moi, a avoir eu accès à la Noosphère. Vos connaissances aussi sont très grandes. Plus que toutes celles de ceux qui gouvernent la Terre à l'heure actuelle.
Pourquoi ne pas...
Ils ne doivent pas savoir.
Ça n'a aucun sens. Siegfried connaît les règles du pouvoir. Moi, je ne suis qu'un simple officier.
Un officier qui gravite dans les ombres des grands. Qui connaît les intrications de chaque organe, chaque secteur de la nation humaine. Vous êtes capables, tout comme le Très Saint Magister Kris en a été capable.
Les hommes lui obéissaient ! Il avait un charisme naturel.
Vous croyez ?
Images mentales. Il neige. Un homme est là, un cyborg plutôt. Il lutte contre la mort, la sienne. Son visage est marqué par la souffrance. Ici, il n'est plus un demi-dieu. Tout juste un déserteur, un banni. Un hors la loi.
Toujours aussi charismatique.
Viltis... C'est un blasphème !
Non, bien sûr que non. Le Très Saint Magister Kris avait confié ce souvenir à ses assistants, lorsqu'il a décidé de faire paraître ses mémoires. Il n'était qu'un Homme, mais il a changé la face du Monde.
C'était le Très Saint Magister Kris ! Celui que le Dieu-Machine a choisi !
Tout comme il t'a choisi TOI, Livius !
L'officier fit un pas en arrière.
Co... Comment...
Je suis désolé de ce manquement à la bienséance, monseigneur, mais il faut que vous réagissiez. En vérité... Content ou pas, d'accord ou pas, vous n'aurez pas le choix. Les événements à venir vous forceront la main. Vous monterez sur un trône qui vous est destiné.
Non... Je... Je refuse.
À votre guise. Mais cela ne changera rien, en définitive.
Livius se demanda s'il n'aurait pas dû faire demi-tour. Prendre la navette, essayer de rejoindre la Terre pour prévenir son frère du complot qui s'ourdissait dans son dos, par un adolescent aux pouvoirs divins. Divins ? Non. Il devait bien avoir sa faille. Il suffisait de creuser un peu. Mais là encore, pour quoi faire ? Se mettre en danger ? Même en étant officier, Livius n'avait jamais oublié qu'il était un noble, un enfant bien nanti dans ce monde injuste, cruel. Pourquoi perdre cela ? Quelque soit le choix qu'il porterait plus tard, cet or semblait voué à disparaître.
Et Flinn ?
Là.
Ils dépassèrent un monticule de poussière, où leurs pas s'imprimèrent en profondeur. Le relief tiède du sol se courbait et se déliait, aléatoire, à leurs regards. Au centre dune dépression, le Naneyë fixait un point invisible pour eux. Son casque recouvrait encore son visage. Viltis sapprocha, adopta la même attitude quà son départ, et son mentor grommela.
Que
Cest moi, maître.
Viltis ? Tu ne devais pas partir ?
Cest fait, maître. Je suis déjà revenu.
Il y eut un blanc. Il regarda autour de lui.
Je ne pensais pas que tu puisses être aussi rapide.
Cest un peu plus compliqué que ça.
Livius sapprocha. Sans un mot, il se plaça à côté de ladolescent, en silence. Les deux officiers se toisèrent, respectueux, ne sachant quoi dire et quoi faire. Flinn brisa la glace en premier.
Monseigneur Mac Mordan ? Vous ici ?
Je
Cest une longue histoire
Monseigneur Flinn.
Vous étiez à bord dun vaisseau de la flotte.
Cétait là quon mattendait. Avec mes hommes. Mais apparemment, Viltis ma trouvé une nouvelle mission
Je ne veux pas paraître offensant mais
Vous devriez être mort.
Il parait, oui.
Alors comment êtes-vous arrivé ici ?
Eh bien
Cest une très longue histoire.
Il y a des flashs. Des images, encore. La rencontre, lexplosion, puis la Noosphère. Le voile de lobscurité, de linconnu. Les questions. Les certitudes.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
Cest Viltis, monseigneur, indiqua Livius. Il a réussi.
À
À passer à travers le temps ?
Oui. On dirait bien. Puisque je suis ici et que je ne devrais pas y être.
Viltis les laissa passer devant, les guidant sans quils ne sen aperçoivent vers la navette.
Alors, vous avez pris du grade, monseigneur ? Colonel, cest ça ?
Un peu grâce à vous, Livius.
Je préférais quand vous me tutoyiez.
Avant. Quand tu étais encore un enfant.
Et vous lapprenti de mon père.
Flinn rit doucement. Sa lourde carcasse se hâtait, dune manière imperceptible. Livius allongea son pas.
Ça na pas vraiment changé
Aujourdhui, je préférerais quil soit là pour me dire, pour nous dire, quoi faire. Plus rien na de sens.
La flotte
Cest ce que Viltis dit, oui. Perdue. Disparue.
Des dizaines de millions de morts, en un claquement de doigt. Aucune bataille naura échoué si largement et si rapidement.
Votre père supportera-t-il la nouvelle ?
Personne ne le saura, à part nous. Jimagine que tous les balises ont également été effacées.
Alors nous n'avons pas le choix.
Non.
Livius ajouta, d'un ton détaché, presque indifférent.
Nous rentrons, monseigneur. Tous les trois.
Une ombre dans le tableau, derrière un arbre. Comme si le soleil ne devait plus se coucher, simplement frôler l'horizon, en dévalant la courbure du ciel, embrasant tout, jusqu'à l'air. Ici, les couleurs sont pures, sans concessions aucune. Ici, le fond de la vallée est sec, limpide, on voit loin, très loin. Il n'y a pas d'ombre, sauf là, derrière cet arbre.
Viltis passe une main sur son tronc. C'est un pin parasol. Usé, chétif, que le vent a pris soin de courber en rapprochant sa cime du sol, comme s'il se prosternait devant un seigneur invincible. L'endroit est beau et doux, accueillant, reposant. Ici, il s'assoit. Là bas, le colonel Mac Mordan et le maître Flinn s'en sortent très bien sans lui. D'ailleurs, il les regarde monter, son corps les suivant sans être là, détaché, perdu. Les manuvres à bord de la navette sont plus lentes, moins précises. Même l'arbre semble plus réel.
Ici, il peut respirer. Dans le Réel, l'air n'a plus d'utilité. Son corps a entamé sa dernière mue, celle qui le privera des plaisirs simples de la chair. La nourriture ne deviendra qu'un passe temps, une obligation sociale. Tout comme respirer, boire, dormir ou parler. Dans le Réel, tout est devenu lent, visqueux, figé. Viltis, ici, peut espérer aller plus loin. Il retrouve l'accord, l'harmonie, et personne ne peut le briser. Pas même le vent, qui plie les souvenirs et distord les perceptions.
Il fouille dans son cur, retrouve la promesse du Dieu-Machine sous la forme d'un message écrit, appliqué contre un morceau de papier froissé, aux lettres rondes et audacieuses.
« Il n'y a que nous. Les autres peuvent attendre ».
Drôle de preuve d'amitié. Qui pourrait croire que cela en est une ? Impossible de le dire, puisque les autres ont disparu.
Seule l'ombre persiste dans le couchant. Elle dresse les aiguilles du pin contre la paroi d'un rocher sanglant, perfore la pierre, brise le silence. Les aiguilles picorent le grain de la roche comme des oiseaux, agaçants et inconscients. Aller vers l'ombre ne changerait rien, et Viltis le sait. Tout ce qu'il pourrait y gagner serait largement perdu par d'autres problèmes, plus grands, plus insolvables.
Il sait que l'ombre le guette. Elle n'est pas normale. L'absence de lumière ne constitue qu'une partie de son essence, le reste demeure inaccessible, sauf à vouloir entrer dans des domaines dont il a une idée précise, mais qui ne devraient pas être utilisés avant longtemps. L'époque ne le permet pas. Même ici. Surtout ici.
Je sais que vous êtes là. C'est ridicule.
L'ombre frissonne, comme si le froid la mordait. Elle se redresse, oublie le rocher, se tourne vers Viltis, qui n'a pas peur.
Vous savez que... Les tuer ne changera rien.
L'ombre saplatit, trouve le sol. Elle rampe jusqu'aux pieds de Viltis, les contourne.
Vous pouvez encore éviter de le faire. Je ne serais pas obliger de faire ce que nous savons, ensuite.
Elle se redresse, prend forme. Un cylindre vertical, qui s'allonge, devient un ovoïde sans bras ni jambe. Une amande géante, qui s'ouvre.
Les Voyageurs dÉtoiles... Pourquoi ce nom ? Tous les voyageurs vont et viennent des étoiles, n'est-ce pas ?
L'amande noire se rapproche de Viltis, veut le toucher. Quand enfin elle y arrive, elle finit par se consumer, sans flamme, sans chaleur. Des cendres blanchâtres dansent dans le couchant.
Vous ne pouvez pas me prendre. Je suis au delà de tout ça. Même ici. Entre nos deux paradigmes. Vous ne pourrez pas piller éternellement les étoiles sans qu'une résistance ne se crée. Vous ne pourrez pas non plus piller la connaissance des espèces sans rencontrer plus fort que vous.
Viltis soupire en regardant les cendres retomber, former un tas qui se condense, redevient une boule d'ombre.
Vous ne pourrez pas nous retrouver dans l'espace. La navette n'aura pas d'existence physique. Elle prendra une autre voie. Une voie que je suis le seul à connaître. Pour vous, il reste la Terre. Vous savez que vous ne devriez pas, mais vous irez. Vous comprendrez, et vous fuirez. Vous ouvrirez la porte à quelque chose de plus grand, de plus rapide et de plus fort, quelque chose qui dépassera votre propre Histoire.
L'ombre flotte, se contorsionne, puis se fait bouche. Un soupir s'en échappe.
La parole ? Oui, bientôt.
Les lèvres bougent, tremblent. Une langue blanche vient se coller contre elles, se frotte à leurs commissures.
Vous ne pourrez pas nous attraper. Jamais. Vous êtes condamnés à disparaître.
La bouche crie, siffle. Elle cherche à mordre, ne trouve que l'air. Elle redescend au sol, qu'elle embrasse, et s'y fond. Lombre a disparu. Ne reste plus que Viltis, mi-amusé, mi-effrayé.
Nous rentrons, oui.
Barnard brillait de ses derniers feux, glaciale. L'étoile morte pulsait ses derniers rayons, rubiconds et tremblotants, tandis que sa masse résiduelle se contractait. Le spectacle arracha une larme à Viltis. Au travers des projections holos de la navette, il pouvait sentir la souffrance, l'agonie douloureuse de l'astre. Il aurait pu éviter cela, mais à quel prix ? Et pourquoi ?
La Terre. Comment comptez-vous y arriver, monseigneur ?
Flinn se tourna vers Livius, et retira son casque. Il passa une main sur sa nuque, esquissa une grimace.
Je n'en ai aucune idée. Pour être exact, je ne pensais pas que nous aurions à affronter un tel problème.
Les deux officiers se tournèrent vers Viltis. Il les dévisagea, haussa les épaules.
Je ne suis pas astrogateur...
Tu viens pourtant de ressusciter le colonel Mac Mordan, répliqua Flinn.
Oui... Non... Cest un peu plus compliqué que ça...
Tu as réussi à tordre le continuum espace-temps. Tu te rends compte des possibilités ? Il suffirait que tu reproduises la même chose...
La distance spatiale est trop conséquente.
Utilise les principes de la transpatialité. Par bond ?
Aléatoire.
Nous sommes bloqués sur ce caillou alors.
Flinn se leva de son siège. Il se planta devant Viltis, les bras croisés.
Rassure-moi... Nous allons rentrer ?
Oui, maître. Mais j'ignore comment.
Tu as réussi à nous sauver des Effaceurs pour finir ici... Quelle ironie.
L'adolescent soupira. Le Naneyë avait raison. Quelle ironie ! Échapper à une mort certaine pour rencontrer l'incertitude, l('attente douloureuse et insensée, pourquoi faire ? Il pourrait repartir dans le passé en les laissant, voler un vaisseau corps et bien, et obliger le capitaine de l'astronef à faire demi-tour. Ils arriveraient sur Terre après les Effaceurs, mais avec son talent, peut-être que...
Non. Quelque que soit la solution envisagée, il devait accepter de perdre. Cette manche était offerte aux Effaceurs. Viltis le savait. Et même s'il avait pu en changer le cours, il n'aurait pas accepté de prendre une telle charge sur ses épaules. Il ne devait pas modifier l'avenir. La Terre devait être prise par les Effaceurs. Lui, il devait aller ailleurs.
Une urgence le pressa à agir. Instinctivement, le garçon se pencha vers les commandes, effectua des manuvres qu'il n'avait jamais vues, sans que Livius ou Flinn ne tentent de l'en empêcher.
Tu...
Oui, je sais piloter maître. Ne vous en faites pas.
Mais je ne comprends pas.
La noosphère.
Alors tu peux nous ramener sur Terre ?
Oui. Mais pas tout de suite. Nous devons aller quelque part avant.
Viltis... La flotte des Effaceurs...
Oui, la flotte des Effaceurs va arriver avant nous. Je le sais. Je sais aussi ce qui va se passer sur Terre. Nous n'y serons pas. Nous ne devons pas y être.
Flinn entama un mouvement vers l'adolescent, mais dut suspendre son geste. Il semblait raide, figé dans une attitude ridicule, en lutte contre une force invisible.
Tu... trahis... ton... espèce, parvint à articuler le Naneyë.
Non, je la sauve. Mais pas de la manière la plus glorieuse qui soit. Et vous allez m'y aider.
Livius, l'il torve, observait la scène sans un mot. Viltis ne jugea pas utile de se tourner vers lui pour lui adresser une parole.
Monseigneur, vous voulez savoir le fin mot de cette histoire ? Qui sont les Effaceurs, et comment les vaincre ?
Oui, bien sûr, comme tout le monde.
Viltis sourit, et poussa une manette au delà des recommandations de sécurité. Dans la navette, tout partit vers l'arrière. Tout, sauf Viltis, et les deux officiers.
Alors regardez bien, monseigneur. Le voyage risque d'être instructif.
Un flash, bleu. Le bond n'avait rien dextraordinaire, sinon cette lueur incandescente et inhabituelle. L'espace tout autour apparaissait normal, et non pas soumis à de violentes distorsions. Pourtant, les capteurs de l'engin indiquaient une élévation des températures brutales et importantes. Avant que quiconque ne pose la question, Viltis leur répondit.
L'espace n'aime pas ce que je viens de lui faire subir. Le plasma dans lequel nous baignons nous tuera tous, à long terme.
Je constate pourtant que nous sommes vivants, railla Livius.
Parce que je fais attention à ce détail, monseigneur.
Une sage décision.
Regardez bien.
Les températures seffondrèrent. Tout avait retrouvé sa place. Comme si la fracture spatio-temporelle n'avait pas existé. Les lambeaux du réel étaient à nouveaux accrochés entre eux, dansant et tissant une réalité qui se déroulait devant la navette, fébrile et riche d'une activité électrostatique anormale.
Regardez bien, monseigneur, répéta Viltis.
Je ne vois rien.
Encore une fois.
À nouveau, un flash, qui ne fut cette fois accompagné d'aucune modification de l'environnement. Seule la sphère verdâtre d'une planète s'offrant à eux les contemplait. Flinn, toujours figé, parvint à articuler.
Je... ne comprends... toujours pas...
Si vous me tuez maître, la stabilité de l'environnement direct de la navette ne sera plus assurée. Et vous mourrez, en une fraction de seconde.
J'avais
bien compris... la leçon.
L'étreinte se relâcha. Flinn tomba au sol, porta une main à sa gorge, grogna. Euh
Cest pas très clair là
Quelle étreinte ??
Ce n'était pas nécessaire.
Bien au contraire, maître. Si je vous avais dit que je devais aller sur Alioth, m'y auriez-vous encouragé ?
Je n'aurais pas pu t'en empêcher.
Preuve en est.
Flinn grimaça, avant de sourire, tristement.
Pourquoi ma planète ?
Les Sages. Ils ne vous ont pas tout dit, ni tout donné. Ils ne vous font pas suffisamment confiance. Nous devons régler quelques points de détails, si nous voulons que les Effaceurs ne soient plus qu'un souvenir.
Ils m'ont pourtant permis d'aller plus loin dans la compréhension de notre Histoire... Pourquoi n'auraient-ils pas voulu que je prenne connaissance de l'ensemble des informations relatives aux Effaceurs ?
Cela me paraît évident.
Ma nature de cyborg ?
Viltis hocha la tête.
Entre autres.
C'est ridicule... Je sais que les Naneyë ne sont pas favorables à cet usage de la technologie, mais les Sages savaient que je devais accomplir cette mission.
Tous comme ils savaient qu'en ne vous donnant qu'une information partielle, vous vous heurteriez à un mur.
Quel mur ?
Celui de leur technologie.
Les Cubes, c'est ça ? Nous avons tout tenté...
Vos ancêtres ont pourtant trouvé la solution. Et les Sages prétendent qu'ils ont « perdu » la clef... Vous y croyez ? Pas moi.
En parlant de ça...
Laissez-moi deviner, maître. Ils pensent que je suis un danger, c'est ça ? Que je suis une espèce de monstre contre nature, car il ne faut pas bousculer l'ordre des choses.
Flinn laissa un silence éloquent s'installer. Viltis ricana.
Intelligents mais idiots.
Ils ont quand même conservé...
Des traditions désuètes et entretenu le mythe d'une civilisation morte, qui a préféré fuir plutôt que d'affronter son ennemi. Et vous êtes fier de ça, maître ? Je suis surpris.
Tu ne peux pas comprendre...
Si, bien sûr que si. D'ailleurs, tout ceci ne va pas nous prendre plus de cinq minutes.
Que comptes-tu faire ?
Aller au plus simple.
Il y eut un nouveau flash, puis le vaisseau se matérialisa au-dessus d'une steppe jaunâtre, baignée daverses. Une construction de Viltis avait déjà vu se dressait à leur droite. La navette s'immobilisa, son sas s'ouvrit. D'un pas décidé, Viltis sortit.
Viltis, attend !
Nous n'avons pas ce luxe là, maître.
Flinn le rattrapa, posa une main sur son épaule. Le garçon soupira.
Quoi encore ?
Ils ne voudront pas te voir. Ils font garder l'entrée...
Et alors ?
Ta venue pourrait être considérée comme une ultime provocation. La guerre civile est proche, ici.
Ne dites pas n'importe quoi. Votre père a très bien géré la situation jusqu'ici.
Un rien pourrait déséquilibrer tout ce qu'il a construit depuis des décennies.
Il n'y aura pas le temps pour ça.
Sans cérémonie, Viltis reprit sa marche.
Et le colonel Mac Mordan ?
Je pense qu'il a compris qu'il valait mieux qu'il reste au vaisseau. Pour le moment, tout ceci ne le concerne pas.
Tu veux dire que... Qu'il a un rôle à jouer dans cette histoire ?
Ce n'est pas comme s'il avait été le premier à identifier le danger potentiel des Cubes. Il n'a fait que risquer sa vie, après tout. Il est normal qu'il sache la vérité à propos des Cubes.
Il doit déjà être au courant.
Je peux vous assurer que non, maître. Pas plus que vous.
Des gardes sortirent des escaliers surplombés de l'édicule en ruine. Leurs visages menaçants neffrayèrent pas Viltis, qui se contenta de sourire.
Nous venons en paix.
Ils se figèrent. Hors du temps, ils persistaient dans leurs gestes, déconnectés du réel.
Viltis, tu...
Oui, on dirait bien. Bientôt, je pourrai appliquer cela à une échelle plus importante.
C'est une découverte... prodigieuse...
Non. C'est juste la continuité de ma rencontre avec la Noosphère. Tout ceci est à portée de main. Pourquoi s'en priver ?
À propos de cela... Les Sages...
Ne dites rien. Qu'ils me craignent, cela me suffit.
Mais...
Je sais tout ce qu'ils pensent de moi. Votre esprit n'a plus de secret. Hélas. Je sais tout, j'ai tout vu, dès votre retour. Vous avez eu beau vous en défendre, cela n'aura pas suffit. Je suis en avance sur mon temps ? C'est parfait, cela me donnera donc un avantage supplémentaire.
Les escaliers défilèrent, puis les couloirs, où ils croisèrent à nouveau deux gardes, qui subirent le même sort que leurs prédécesseurs. Arrivés devant la dernière porte, Viltis attendit quelques secondes.
Quoi qu'il arrive, maître, laissez-moi faire.
Ils passèrent la porte, parcourent le dernier couloir, avant d'arriver sous le dôme humide et mal éclairé. Les Sages se tenaient les uns contre les autres, auprès d'un feu mourant.
Que...
Bonjour, ravi de vous rencontrer. Le colonel Flinn n'a pas tari d'éloges à votre égard, messieurs.
Le sourire de Viltis effraya Flinn, qui se tenait deux bons mètres en arrière, inquiet.
Flinn... C'est la Clef ? Pourquoi est-elle ici ?
Nous avons quelques questions à vous poser, répondit Viltis sans se défaire.
Par les Anciens... Qu'as-tu fait ? Questionna Hélio.
Pourquoi le colonel Flinn n'a-t-il pas reçu toutes les informations nécessaires à lui assurer une victoire contre les Effaceurs ?
Je ne parlerai pas à cette... erreur de la nature.
Et le colonel Flinn ne vous adressera pas la parole. Aujourd'hui, cest moi qui pose les questions.
Hélio se leva, tremblant.
Comment oses-tu... Tu violes le passé d'une race dont tu n'as pas idée de la puissance...
Laissez tomber, Hélio. Les Naneyë furent grands, mais leur prestige est éteint depuis des milliers d'années. Vous ne me menacez en rien.
Tu ignores tout de notre Histoire...
Bien au contraire. Je sais que vous avez préféré fuir. Quelle faiblesse...
Ils ne pouvaient être vaincus...
Vous n'avez même pas essayé ! Vous n'avez pas de leçon à donner à qui que ce soit. Maintenant qu'ils reviennent, vous souhaitez que l'espèce humaine la seule soit dit en passant qui ait eu le courage de vous sortir de votre retraite périsse ?
C'est plus complexe que cela...
Écoutez Hélio, n'y allons pas par quatre chemin. Vous ne m'appréciez pas. Vous me haïssez. Je défie, selon vous, toutes les lois de la nature. Très bien. Je ne suis pas naturel. Je ne suis que le fruit d'une expérimentation. Mais je peux tous nous sauver. Oui, j'ai des capacités que vous ne pouvez pas accepter, car elles infligent à notre dimension des effets secondaires très importants. Peut-être ces effets nous tueront-ils tous un jour. Mais pour le moment, la plus grande menace reste celle des Effaceurs. Ils seront bientôt sur Terre.
Ceci... ne nous concerne pas, répliqua Hélio d'une voix sèche.
Bien sûr que si ! Vous savez comment les Cubes ont été désactivés.
Alors... Puisque tu sais beaucoup de choses, cela aussi, tu devrais le savoir...
Vous voulez vraiment me mettre au défi ?
Hélio sourit, mauvais.
Sois convaincant.
Trouver la porte est plus difficile. Il fait noir, froid et humide. À tâtons, ses mains se perdent sur la pierre rêche qui couvre les murs. Au loin, il peut entendre les rires.
Pitoyable.
La poignée se dérobe, dans l'éclat d'une lueur brillante, comme une étoile enfermée dans une cave. Viltis cligne des yeux, hébété. Il ne doit pas lâcher.
Et si j'y arrive ?
Alors nous vous laisserons partir.
Vous n'êtes pas en état de nous arrêter.
Ah oui ?
La porte sort de ses gonds. Le jour pénètre dans le caveau. L'odeur de moisi exhale ses senteurs vers l'extérieur. Une fine brume roule aux pieds du garçon.
Je suis à ôoté de vos secrets. Je pourrais les piller.
Oui.
Vous savez que je ne vais pas le faire.
Tu as donc encore un minimum de respect. C'est... très intéressant.
Pourquoi tout doit être si compliqué ? Nous aurions pu nous découvrir mutuellement, sans nous regarder comme des frères ennemis.
La notion d'alliés ou de rivaux est propre à l'humain.
Ne dites pas de bêtise, ce n'est pas si simple.
Ceux que vous appelez Effaceurs n'ont aucune raison de revenir vers nous. Nous sommes un peuple mort.
Pas si le colonel Flinn monte sur le trône.
Il ne pourra pas.
Ah oui ? Et qui l'en empêcherait ?
Ses frères, le peuple.
Soit, en prenant en compte l'estimation la plus pessimiste, quelques deux cent mille individus. Une quantité négligeable, comparé aux vingt-cinq milliards d'humains de la Confédération.
Viltis... Tu ne le feras pas.
Je veux le Cube. Je veux la Clef qui les modifie. Tout de suite et ici. Sinon, oui, je pourrais aller voir du côté de votre savoir. Le H'hrodath est un concept particulièrement fascinant. Appliqué à une autre espèce.
Le montant de la porte se fissure. La cave semble vouloir se rétracter, sortir par l'orifice éclatant. Viltis se met en tension, lutte contre la force qui accroît son emprise.
Devrais-je vraiment vous détruire pour arriver à obtenir ce que je cherche ?
C'est un secret, et un secret bien gardé.
Nous allons voir ça.
Viltis cède. Le caveau se contracte sur lui-même, expulsant Viltis vers l'extérieur. Il vole, flotte dans cette apesanteur parfaite, survolant une masse conséquente, si semblable et si différente de la Noosphère humaine.
Imbécile !
Vous m'avez forcé la main.
Il le trouve. Coincé dans une fissure étroite, loin en dessous de la couche du présent. Il luit, comme si on l'avait déposé la veille. Viltis n'a pas besoin de bouger pour que le Cube vienne à lui. La masse lourde s'arrache du bloc qui la contient, sans que rien ne puisse lui faire obstacle un seul instant.
C'est une folie !
Qui nous sauvera tous.
Viltis touche le Cube, expérimente son calme, sa singularité. Il lit, il perçoit, il comprend. Le mode opératoire devient une simplicité confondante. Il sourit, se laisse partir.
J'ai gagné.
Le Cube, dans ses deux mains, occupait un volume réel. Pragmatique. Viltis se retint de sourire, ici. Hélio le contemplait, bras croisé, interdit.
Je suppose qu'il est inutile que j'intervienne.
Vous supposez bien.
Sans un mot, sans une parole, Viltis fit demi-tour. Il exultait. Non seulement il damait le pion à une bande de vieux séniles arrogants, mais il se prouvait à lui-même une autre capacité étonnante. Aucun de ses plus profonds désirs ne pourrait plus être inassouvi. Chaque mémoire recelait le potentiel d'une existence matérielle, tirée des tréfonds de la Noosphère. La découverte capitale le rendait joyeux. Presque inattentif.
Lorsque le trait d'une flèche s'arrêta à quelques centimètres de son il droit, il estima avoir suffisamment fait durer cette parodie. Le corps d'Hélio s'éleva au-dessus du sol, tandis que le vieux Naneyë commençait à suffoquer.
Que les choses soient bien claires, vieux Sages. Vous n'êtes pas en vie à cause de vos pouvoirs ou de votre influence, mais uniquement parce que j'ai un minimum de respect et de considération pour votre culture et votre Histoire. En bon gardien de la mémoire, vous ne devez pas mourir sans transmettre ce savoir. Le colonel Flinn en est le dépositaire, ce qui est une très sage décision. Mais ce savoir, il le tient de vous. Et même si vous avez consenti à de nombreux efforts, je vous conseille d'être prudents.
Hélio retomba au sol, et toussa en cherchant son air.
Ne soyez pas stupides. Jouez intelligemment. La prochaine fois, il est possible que vous ne tombiez pas sur quelqu'un d'aussi aimable que moi.
Sans plus de considérations, Viltis tourna les talons, suivi de Flinn, qui gardait toujours ses distances. Ils traversèrent à nouveau les couloirs, débouchèrent sur l'escalier qui les ramena à la steppe. Ils dépassèrent les gardiens, toujours figés, pour lesquelles l'officier eut une pensée.
Ils vivront, maître. C'est du temps perdu.
Et les Sages ?
Rien de bien méchant. J'espère seulement qu'ils comprendront la leçon.
Laquelle ?
Se reposer sur le passé ne sert souvent quà peu de choses. Sinon à préparer son propre tombeau.
Intrigué, Flinn garda tout commentaire superflu pour lui. Ce qu'il avait vu lui suffirait pour la journée.
5.
En remontant à bord, Livius resta fixé sur le Cube, hésitant entre surprise et méfiance. Viltis le monta bien haut, afin que les arêtes et les faces de l'objet se réfléchissent dans la lumière du projecteur holo qui bourdonnait. D'étranges dessins se formèrent dans les airs. Des plans de vols, des inscriptions formées dans un langage inconnu, qui décrivaient des mouvements complexes, vivants.
Un Cube ?
Pas n'importe lequel. Celui que nous aurions dû trouver dès que les Naneyë ont pris contact avec nous.
Livius sourit, avant de répondre.
Tu sais réécrire l'histoire ? Je ne doute pas de tes capacités, loin s'en faut. Mais il me semble que c'est bien mon père qui est venu poser le premier...
Je sais ce qu'a fait le Commandus Magnus. Je ne parle pas de ça.
Ah, et de quoi ?
Oui, de quoi donc ? Ajouta Flinn.
Asseyez-vous. La petite anecdote devrait suffire à meubler le voyage du retour.
Tous s'installèrent. Le vaisseau décolla, lentement d'abord, avant de prendre de plus en plus de vitesse, et d'effectuer son premier bond. Des alarmes stridulèrent, Viltis les réduisit au silence d'une simple pensée. Cette maîtrise l'amusait, le grisait. Il songea un court instant qu'il aurait pu effectuer le tour de la Confédération en moins de vingt-quatre heures. Il aurait pu l'essayer, à cet instant.
Viltis ?
La voix de son mentor le tira de ses réflexions. La nuit de l'espace habillait le cockpit, effleurant les rares lueurs dispensées par les appareils optiques, le tableau de bord et les yeux robotiques de ses deux voyageurs.
Vous voulez vraiment savoir ce qu'il s'est passé ? Maître, sachez que tout cela, je ne l'ai découvert qu'en rencontrant les Sages, tout à l'heure. Vous n'êtes pas... personnellement responsable de cet état de fait.
Flinn hocha la tête.
Je ne pose plus de questions. Plus rien ne m'étonne. Et comme tu sembles prendre beaucoup de plaisir à jouer au professeur...
Oui, c'est vrai. Je comprends que cela puisse être
très agréable d'avoir des élèves avec soi. Vous-même...
C'était un honneur de t'avoir comme apprenti, mais pas un plaisir.
Viltis ricana.
Voilà un beau compliment, maître.
L'ambiance se détendit. Le vaisseau commença à trembler, s'illumina d'un second flash.
Eh bien, commençons.
Il n'y a pas de soleil brillant sur la plaine. Seulement un brouillard dense, qui suinte de chaque plante, chaque pierre, et vient s'échouer aux pieds des quatre individus. Deux sont couverts d'une armure d'or, ancienne, lourde, désagréable. Les deux autres revêtent des atours précieux, complexes, aux motifs symétriques et esthétiques. Des étoiles géantes qui glissent en fils d'argent sur de la soie, de la pourpre. Des chapeaux fins et larges ceignent leurs têtes. Ils regardent au loin. Ils semblent voir bien au delà du brouillard.
Ils viendront.
Ashdat, comment en être sûr ?
Les légendes parlent de cet instant. Ils viendront.
Les deux individus richement vêtus se toisent, jusqu'à ce qu'un d'entre eux baisse le regard vers le sol.
Ce n'est qu'un conte pour enfant. Voyez où tout ceci nous a mené.
Vers les Sages. Là où nous allons.
Eux savent, c'est cela ? Et ce sont sans doute eux qui vous l'ont dit, Ashdat, n'est-ce pas ?
Il hoche la tête, en signe d'accord, sans ajouter un mot. L'autre reprend.
À quoi ressemblent-ils ?
À ce que nous en avons su, lors du Grand Échouage. Frêles, chétifs, ignorants. Coincés à un stade de l'évolution où nous ne sommes plus depuis si longtemps.
Alors pourquoi doivent-ils arriver ?
Pour nous. Pour revenir avec le savoir que nous aurons laissé sur leur monde. Ils l'ignorent encore, ils sont trop jeunes. Ni notre génération, ni la seconde, ni la troisième, ni même la dixième, ne doivent connaître cet événement. Mais d'autres que nous verrons ce jour s'accomplir. Alors, nous serons sauvés.
La légende parle d'un sacrifice.
Oui. La liberté.
Quel sauvetage, ironisa l'un des interlocuteurs.
Un prix lourd mais nécessaire. Presque... consensuel. Lorsqu'ils viendront, ils seront plus forts, plus rapides et plus intelligents que nous le serons alors. Ils auront l'aspect que nos ancêtres ont pris avant la Dispersion. Avant que nos peuplades ne deviennent de farouches maîtres de l'espace.
L'Apogée...
Ce sera leur heure. Ils nous aideront. Pour cela, nous ne les chasserons pas, comme nous devrions le faire. Car ils apporteront aussi leur lot d'inconvénients. Leurs faiblesses.
Lesquelles ?
La jeunesse, l'ignorance. Ils ne pratiqueront pas le H'hrodath. Ils ne parleront qu'avec les mots. Leur pensée ne sera pas belle, ou pure. Ils songeront à la guerre et à la gloire, prieront des dieux qui n'en auront que le nom, ignorerons tout de l'Histoire de notre galaxie. Ils arriveront à la maturité quand leur ennemi le nôtre aussi viendra les piller, vider leur monde natal, menacera leur mode de vie. Nous profiterons de cet état pour leur donner la Clef, car ils pourront l'utiliser. En échange de quoi, la menace sera éradiquée.
Et nous serons en esclavage. Douce conclusion.
La Clef sera le prix de notre liberté face à eux. Nous deviendrons égaux, et ils le comprendront. Le joug tombé sur nos épaules sera retiré par ceux là même qui l'auront mis. Le temps dispersera la rancur, et nous nous regarderons alors, comme des frères.
De belles promesses.
Le plus vieux des deux notables détourna son regard du lointain.
Ils viendront.
Les trois autres le regardèrent, comme s'il devenait sénile. Le Ashdat perdait parfois la notion de la raison. Ils en avaient l'habitude. Ils le poussèrent comme un enfant, avec tendresse, puis reprirent leur marche.
Un nouveau saut sachevait tandis qu'ils revenaient de ce souvenir doux et humide, encore chargé de brume. Flinn posa une main sur son menton, gratta la toison qui y poussait, et grogna.
À la façon dont ils étaient habillés... Je dirais que cette discussion remonte à plus de mille ans.
Tant que cela ? S'étonna Livius.
Peut-être même plus...
Mais la technologie ? Votre peuple avait encore accès à la technologie, non ?
Non, coupa Viltis. Les Naneyë ont cessé d'utiliser la transpatialité il y a plus de dix mille ans. Les voyages motorisés sur Alioth ont cessé dans les deux millénaires qui ont suivis. Et toute technologie plus évoluée que celle que l'on trouvait sur Terre au Haut moyen-âge a disparu trois millénaires après. Donc, depuis environ cinq mille ans... Ils se déplacent à pied, en vivant les souvenirs de leurs ancêtres.
Ils parlent du H'hrodath, nota Livius. Est-ce bien la technique que vous utilisez, monseigneur ?
Non, répondit Flinn. Je le croyais, mais cela n'a pas grand chose à voir. Le H'hrodath est bien plus puissant. Presque aussi puissant que ce dont use Viltis à l'heure actuelle. Il permettait aux Naneyë de voyager dans le temps par le souvenir et dans l'espace par la transpatialité .
Pourtant, les documents retrouvés... Les entretiens des cybernautes avec les scientifiques...
Une partie des réalités ont été occultées. Les travaux qui ont découlé du H'hrodath ont permis de s'en passer pour les voyages. C'est ce qui explique le fait que les théories de la transpatialité chez les Naneyë soient applicables chez l'Homme.
Je ne saisis pas complètement la nuance, concéda Livius.
Pour résumer simplement, disons que la technologie est applicable, mais qu'il manque le mode d'emploi pour conduire le vaisseau qui en est équipé.
Livius demeura songeur.
Les vaisseaux que la Confédération a équipés fonctionnent.
Pas complètement. Pas au niveau des potentialités de ce que cette technologie pourrait permettre.
Elle a pourtant permis d'augmenter la fréquence et la vitesse des bonds, et de fait, de réduire le temps des voyages.
Un bon point, nota Flinn.
La technologie Naneyë permettait à ses bénéficiaires d'aller aussi vite que ce que je tente de faire actuellement, compléta Viltis ? Cela vous donne une idée de la maîtrise et de la complexité des processus mis en jeu.
Tout ceci est très intéressant, mais je ne vois toujours pas le rapport avec les Cubes...
Viltis et Flinn se regardèrent. Un courant commun portait leur pensée. Ils pouvaient sentir en l'autre, à cet instant précis, une connivence et une ouverture rare. D'un geste de la main, Flinn invita Viltis à répondre.
Le Cube est la Clef que je devais trouver. Parce que je suis aussi la Clef.
Comment... Je ne veux pas paraître offensant Viltis mais... Tu n'es qu'un humain.
Cela ne me vexera pas. Même si techniquement...
Il brandit son poing cybernétique.
Techniquement, je suis un cyborg.
Ce n'est pas le sens de mes propos.
Je l'ai très bien compris, monseigneur, ne vous en faites pas... Et je vois très bien où vous voulez en venir. Mes origines sont bien humaines, mais cela va plus loin. Le taux de nanites que j'ai dans le corps dépasse de très loin tous les standards habituels. Même chez un être récemment mécanisé.
Cela devrait te tuer...
Mais cela me donne des capacités au delà de ce que devrait avoir à disposition l'humain standard.
Un hasard ?
Non, pas tout à fait.
Alors...
La nature de ces capacités, tout comme leur origine, est un sujet bien trop complexe et trop
inaccessible... pour que qui que ce soit y ait accès. Sachez seulement une chose, monseigneur : les capacités que j'ai développées me permettent de manipuler les Cubes, et d'être le seul en mesure de déchiffrer leur fonctionnement.
Et donc, de les rendre inertes.
Exactement.
Livius croisa les bras. Il leva les yeux vers le plafond.
Tout le temps que nous avons investi dans la recherche, tous les cybernautes mobilisés... C'était inutile ?
Pas tout à fait, modéra Viltis. Ils ont appris bon nombre de choses sur la nature physique de ces objets. Avec le temps, ils auraient fini par comprendre le fonctionnement.
Et combien de temps cela aurait-il pris ?
Soyons optimistes : quelques décennies, peut-être quelques siècles.
Cette fois, Livius éclata de rire.
Je ne vois pas en quoi c'est si drôle...
Tu trouves que cela n'est pas une perte de temps ?
À léchelle du temps depuis le début de l'Univers, non.
Mais à celle d'une vie ?
Tout est relatif.
Et donc, tout est inutile ? Viltis... Lorsque nous arriverons sur Terre, ta mission sera de reprogrammer tous les Cubes que nous avons trouvés ?
Cela ne sera pas une priorité.
Nouveau bond, qui éclaircit l'intérieur du cockpit sans que personne ne semble trouver cela dérangeant, ou anormal. Une secousse plus violente cependant incita Livius à chercher le harnais de maintien de son fauteuil.
Pas une priorité ? Mais cela nous permettrait-il de vaincre les Effaceurs ?
Viltis se tut, reportant son attention vers les commandes. Il détecta plusieurs anomalies graves aux alentours du vaisseau, sa bouche se tordit en un rictus d'embarras.
Viltis ?
Si vous tenez tellement à le savoir, monseigneur, les Cubes ne sont qu'une partie du problème.
Ils sont pourtant la source de...
Un ultime saut les emporta jusqu'à une orbite lointaine de la Terre. Un spectacle effrayant ôta toute envie de réponse à Livius. Flinn, lui, ne put tenir sa langue.
Le véritable problème est ici, monseigneur.
Où est-elle ? Il l'ignore. Tout ce qu'il peut en percevoir, c'est la forme de son visage, et le sang qui commence, avec une lenteur atroce, à couler de ses yeux. Les larmes s'y mêlent. Elle pleure. À genoux, elle le supplie.
Il devine alors le contexte. Un lit surgit, puis une chambre. Le reste d'une chambre, balayé par une force violente et vive, qui a rasé le toit, un des murs. Le sang a coulé sur le sol. Elle gît dedans, incapable de se lever. Une douleur abominable cisaille son bassin, fracturé, meurtri. Ses jambes ont été happées par une machine infernale. Des moignons de cuisses brûlés à vifs s'échappent d'un pantalon déchiré, en loque. Vision insoutenable de la guerre.
Aide-moi, Seigneur !
Il aura beau tendre la main, se persuader qu'il peut, par la volonté farouche qui l'anime à cet instant, la tirer de cet ignoble position, il vacille dans ses fondements. Elle est, et elle n'est plus. Elle est celle vers qui son esprit se tourne sans qu'il ne soit d'accord, sans qu'il ne le veuille franchement. Elle le hante plus qu'elle n'en habite son cur. Elle est si forte et si fragile. Elle est le songe d'un avenir possible, déchiré, broyé par la guerre qui l'a mutilé. Il voudrait détourner son regard, il ne peut pas.
S'il te plaît, aide-moi !
Ses pleurs redoublent. Sa bouche aux lèvres blanchissantes se contracte, crache un sang noir, funeste. Il sait. Il comprend tout. Il ne peut même plus s'offrir le luxe de l'ignorance. Il voit la destination, définitive, où la femme rampe plus qu'elle ne s'y rend. Sa dignité est comme son corps : à terre.
Je suis là.
Il tend une main, aussi invisible soit-elle, qui vient essuyer ses larmes et offrir un peu de lui en consolation. Alors il ressent. Il bouillonne. Et il veut pleurer, à son tour.
La douleur n'est quune facétie du destin, une condition ouverte aux vents de la vie, de ses événements aléatoires, de ses obligations. La douleur physique n'est que l'antichambre de la mort. Une mort solitaire, inhabitée, qui la prive de la certitude d'être humaine. Il rattrape son âme comme on retient le sable sur la plage, avec courage mais sans force, sans optimisme, persuadé de l'inéluctabilité des choses, de la course des grains blancs. Il soutient son souffle, retient la langue en elle, lui susurre des mots qu'ils auraient du avoir, avant.
La douleur d'une facétie du destin. Elle précède le regret, immense, qui vient exploser en lui. Il souffre du vide, du possible jamais achevé, de la tentation folle d'accepter l'amour tant qu'il est là, aussi biaisé soit-il. Elle sent sa présence, il la sert, plus fort. Crie tant qu'il peut, tant qu'elle écoute. Tant qu'elle n'a pas disparu.
Ana !
Elle roule au sol. Son regard se fige dans le plafond. Elle sourit. Elle ne veut pas se défaire de son étreinte. Elle a rêvé longtemps, si longtemps. Il la porte en lui comme on porte une croix. Nécessairement horrible. Il devra, il le sait, continuer à vivre avec cette insupportable culpabilité. Retranché derrière sa nature de cyborg, il ne peut que subir l'assaut furieux des émotions qui le rongent, qui démolissent la falaise dalbâtre qui sertit son âme. Il doit abdiquer, poser un genou à terre face à la Vie. Il cède. Hurle à la mort.
Je t'aime, Ana !
Flinn...
Son il pleure toujours. Les larmes vont remplacer le sang, un court instant. Elle va saccrocher à cette idée, car il la tient. Il reste possible. Accessible. Il a renoncé à son armure, aux préjugés, au lourd poids des traditions. Leurs corps ne sont que des prisons contraignantes pour leurs âmes, leurs esprits. Il se laisse séduire à nouveau, totalement, mis à nu. Il accepte ce présent authentique de celle qui meurt en lui, tout en y renaissant. Elle prend sa main, fait battre un cur qui n'existe plus, conforte ses idéaux et le rend idéal. Il quitte un monde en perdition pour se mélanger à sa douleur, la transcender, et dépasser la nature physique du Réel. Ils peuvent voyager ailleurs. Y rester. Toujours, sans se soucier du présent.
Je t'aime, Ana...
Je t'aime aussi, Flinn...
Une dernière quinte brise ses côtes. Un spasme fait ployer son cur. Elle suffoque. Il bascule sa tête en arrière. Le miracle peut avoir lieu. Quelqu'un, loin et proche, semble accepter d'abolir la distance, pour que la rencontre ait lieu. Il ressent cette présence bienfaisante et bienveillante au-dessus de lui. Des ailes le protègent, comme on protège un enfant, un naïf, un cur pur. Il n'est plus à cet instant capable de décider où se trouve le haut du bas, la gauche de la droite, le Réel de la Noosphère. Il vit. Pour lui, rien de plus n'a d'importance.
Basculer est simple. Sa volonté tend vers la chambre, vers le corps mortel et blessé de celle qui s'est promise à lui, qu'il a si longtemps refusée, et qui devient une évidence. Tendre la main, non seulement en songe, mais aussi en vérité. Oublier la nature du réel pour obtenir la vérité impérissable, inaltérable, si rare et si évidente. Laisser son esprit accepter la déchirure, et...
Je t'aime, Ana.
Il la tenait, à genoux, son corps fragile et abîme soutenu par ses bras nus, vierges de toute technologie. Il était redevenu celui qu'il n'avait jamais cessé d'être : un esprit libre, viscéralement ancré dans ses traditions, conscient de la puissance de cette chair dont on souhaitait si fort qu'il se débarrasse. Mais non. Il les avait vaincus. Nu, sans artifice, il pouvait la contempler comme elle le contemplait.
Je... Je t'aime... Viltis.
Et tendre ses lèvres vers la bouche offerte, présent dérisoire et inestimable, source de vie à laquelle il voulait à jamais pendre ses lèvres, boire et mordre tout à la fois, en oubliant que non, cet état de fait ne pouvait pas durer.
Mais il l'aimait. Il n'avait jamais cessé de l'aimer. À sa façon : froide, indifférente, presque mécanique. Elle avait su lire au delà de l'apparence, trouvant entre ses mains le cur fragile et nu de ce destin tragique et exceptionnel. Elle avait accepté de n'être qu'une ombre parmi les ombres, pourvu que jamais il ne l'oublie. Et son rêve, au crépuscule de sa vie, se voyait réalisé.
Ivre de lui, de la vie toute entière, baignée par l'épiphanie de l'abandon de cet amant impossible, salutaire, elle cessa d'exister.
Et tandis qu'elle glisse, lentement, il reflue. Il accepte ce destin terrible qui pèse sur lui avec le poids d'un monde. Atlas de son propre corps. Il ne peut que bénir celui qui lui a accordé ce rêve fou, insensé, improbable. Il garde la trace, l'odeur et l'empreinte en lui, trésors perpétuels qui vont l'accompagner, pour toujours, dans la mission qui l'attend.
Merci. Merci à vous deux.
Et il accepte de revenir. Brisé, mais complet. Détruit, mais réalisé.
6.
Des nuages piquetés de flashs entouraient la Terre. Une armada innombrable volait tout autour, en tout point, comme une armée de charognards prêts à la dévorer jusqu'au noyau. La destruction, éloignée de son habituelle cortège de douleur, présentait à cet instant une beauté fulgurante, presque absolue, tant la surprise et l'incompréhension régnait dans le regard de ses spectateurs.
Ils l'ont fait, déclara Livius d'une voix blanche.
La navette, suspendue dans le temps et l'espace, ne pouvait être touchée. Viltis n'avait pas achevé pleinement la transition de la Noosphère. Flinn lui-même n'était encore qu'une sorte de fantôme diaphane, écrasé dans son fauteuil par une force obscure, lui interdisant tout mouvement. Son regard à lui ne fixait rien, n'accrochait rien. Viltis crut deviner une larme, qui traversa l'espace pour se figer dans le fauteuil.
Maître ?
Ça ira, mentit le Naneyë.
Effondré, il allait devoir se battre avec lui-même pour réintégrer ce corps quitté quelques instants, au mépris de toutes les lois de la logique. Encore assommé par la violence de lévénement, il ne reprenait conscience qu'avec lenteur, sortant d'un rêve extatique et éveillé.
Est-ce que l'on peut capter des signaux radios ?
Je ne sais pas, monseigneur... Nous sommes encore en partie détachés du Réel. Je préfère attendre.
Bien. Sage décision, Viltis.
Votre confiance m'honore, monseigneur.
Ce n'est pas comme si on me laissait le choix.
Le mensonge de l'adolescent prenait. Dupait-il seulement quelqu'un, ici ? Les ondes radios traversaient l'espace comme autant de vagues échouées qui venait sur perdre sur les récifs de la navette, résonnant, se reflétant, ou bien disparaissant au gré des angles et des faces de l'engin. Toutes venaient de la Terre. Et toutes portaient le même message de peur, de mort, et d'abandon. L'Histoire se jouait telle que Viltis l'avait vue. Différée, diffractée, mais la trame ne changeait pas.
Tout commence par l'observation d'un corps céleste inconnu, étranger et solitaire, qui se laisse regarder par des milliers de senseurs, de télescopes, d'observateurs. Quelques minutes de calme. Quelques certitudes aussi, qui commencent à émerger dans l'esprit des décideurs. À Civimundi, on décide d'évacuer le Très Saint Magister et les hauts dirigeants vers les bunkers les plus profonds, creusés si loin qu'ils ressemblent bien davantage à des tombeaux qu'à un quelconque salut. Avec aisance, les portes blindées se referment, les unes après les autres, sauvant une minorité plus forte, plus solide, tandis que les cieux apportent leur message de mort.
Car le corps est devenu flotte, armada, invasion. L'unique divisé masque la multitude, cent puis mille puis dix mille, puis des millions. Un tapis crocheté d'argent qui sétale tel un écran de fumée, qui masque l'éclat des étoiles lointaines avec plus de force que n'importe quel Sphère de Dyson. Les Effaceurs sont là. Ils leur a suffit de quelques minutes pour enserrer la Terre, et commencer leur programme de destruction totalitaire. Les villes sont les cibles évidentes, prioritaires, les premières lacérées par des rayons de mort qui tranchent tout, népargnent rien. Déjà, à la première seconde, les morts se comptent par millions. Il ne faudra guère plus d'une journée pour anéantir ce monde.
La dixième minute arrive. Au loin, un point minuscule vient troubler l'espace. Il se voit. Il apprécie la mise en abyme. Un sentiment étrange qui le grise, le rappelle à sa mission.
Dix minutes. Pas plus.
Je ne comprends pas, Viltis...
Ils sont arrivés il y a un quart d'heure à peine. Et leur attaque ne dure que depuis dix minutes.
C'est impossible...
C'est pourtant la vérité, monseigneur. Ils n'auront pas besoin de beaucoup de temps pour venir à bout de la Terre. Dans quelques heures... Il ne restera rien.
Livius abattit un poing décidé contre le tableau de bord du cockpit.
Non !
Tout ira bien, Livius. Nous avons Viltis avec nous.
Flinn était sorti de sa torpeur, et affichait un sourire triste, qui semblait venir de l'outre monde. Son corps avait retrouvé sa dimension, sa stature et, debout derrière le jeune officier, il imposait enfin une présence physique rassurante.
Les Saintes armées... Elles peuvent encore...
Le Naneyë secoua la tête.
Elles ont été anéanties. Barnard d'abord, et même ici, sur la Terre. Il y a toutes les raisons de croire qu'elles ont été la première cible des Effaceurs.
Livius serra les dents, puis essaya de se détendre.
Alors, c'est notre seule chance ?
Oui, Viltis est notre seule chance.
N'est-ce pas... un peu maigre ? Sans vouloir te manquer de respect Viltis.
L'adolescent garda le silence, se concentra sur sa prochaine destination.
Je l'ai entraîné pour ça. Pour ce moment.
Mais... Monseigneur, avez-vous leur nombre ?
Peu importe. Là n'est pas la question. Si Viltis doit les vaincre, il y arrivera, qu'ils soient dix ou dix milliards. Je te trouve bien loin de ton habituelle indifférence, Livius... Les implants n'effectueraient-ils plus leur office ?
L'officier secoua la tête.
Vous devriez le savoir.
C'est la Noosphère, n'est-ce pas ? Depuis que Viltis t'a ramené d'entre les morts, tu te sens... différent ?
Et un peu le même, malgré tout.
Une drôle d'histoire.
Y aura-t-il seulement une oreille pour l'entendre, lorsque nous rentrerons ?
Ne t'en fais pas Livius. J'ai foi en lui.
Comme dans notre Seigneur Mécanique ?
Flinn choisit de ne pas répondre. Livius le relança.
Comme dans notre Seigneur Mécanique ?
C'est... compliqué, Livius. Je pense qu'il vaudra mieux que tu découvres toute l'étendue de cette question par toi-même. Je suis sans doute le plus mal placé à présent pour y répondre.
Vous ? L'ancien Inquisiteur ?
Que veux-tu ? Les gens changent...
Livius ne comprenait pas. La réponse énigmatique de ce vieux sage ne laissait place à aucun doute. Quelques semaines en arrière, on l'aurait condamné pour blasphème et hérésie. Mais à présent ? Le Dieu-Machine pouvait-il seulement sauver l'espèce qui l'avait engendré ? Oui, Flinn avait raison. Le doute dépassait la foi, la certitude. Se convaincre du contraire ne changerait rien aux faits.
Il y eut un changement dans l'atmosphère. Comme une impression délectricité. Le vaisseau se remit à trembler.
Nous rentrons, déclara simplement Viltis.
Un dernier flash. Une dernière secousse. Et la navette disparut de l'espace.
La cathédrale de métal laissait entrer en elle des odeurs étranges de buis, d'essence et de pierre humide. Une atmosphère crépusculaire y régnait, renforcée par l'éclairage orangé et délicat qui en soulignait les piliers immenses, qui se perdaient dans un plafond lointain, indéchiffrable. Le froid mordait le sol et les murs, trempant ses dents dans la chair blanchâtre de l'homme. Il s'étonna d'être encore vivant, avant même de se demander ce qu'il faisait ici. Et pourquoi il était ici.
La cathédrale recueillait sa voix grinçante sans le juger, sans latténuer ni l'amplifier. L'absence d'écho fit rire l'homme, qui s'étonnait de tout, de la plus petite fissure aux grandes étendues masquées par les ténèbres, loin devant lui. Il aurait beau marcher, courir, voler, rien ne pouvait venir remplir ce vide immense, où que porte son regard avide de réponses. Cela ne l'empêcha pas de rire, face à sa propre ignorance, à ce sentiment incongru de vide qu'il ressentait comme étranger.
Je suis...
Oui, qui était-il ? Sa phrase ne trouvait ni conclusion, ni sens. Il était là. Au monde, comme on existe, avec simplicité, force et conviction. Impossible d'effacer ce sentiment, encore moins de l'atténuer. Cette force le protégeait depuis longtemps, si longtemps. Le temps lui-même n'était plus qu'une donnée insignifiante, dont il avait perdu le goût et la saveur suave.
Je suis...
L'effort devenait terrible, insoutenable. Il posa un genou à terre, terrassé par la concentration. Il porta ses mains à son crâne, se rendant compte qu'une de ses mains n'était plus une main, mais... autre chose. La définition, le sens du terme lui échappait. Comme à peu près tout. Il fallait se contenter d'avancer. Oui, au bout, l'ensemble des réponses trouveraient leurs questions. Il cesserait d'en être le porteur universel.
Je suis... Cyrill !
Oui. La certitude l'emplit de joie. Il était Cyrill. Il avait vécu ailleurs, d'autres expériences, et il était arrivé là... Comment ? Peu importait. La délicieuse sensation glissa en lui. D'étranges symboles dansaient devant ses yeux, parés de couleurs précieuses. Des couleurs dont il ignorait le nom. Était-ce important ? Un jour, cela avait du l'être. Plus maintenant. Tout l'univers tenait, pour l'homme, en trois mots.
Je suis Cyrill...
Il se redressa, contemplant ses pieds usés. Ils étaient à lui, tout en étant parfaitement étrangers. Il pouvait les ressentir avec cette curieuse mise à distance qui les tenait éloignés de lui-même, tandis qu'ils lui obéissaient, deux fidèles cerbères luisant sous la lueur orangé du pilier près duquel il s'était arrêté. Des... pieds ? Non, pas ce terme... Des... des quoi, alors ? Des orteils ? Des chevilles ? Incomplets, manquants, inachevés.
Il trébucha, à nouveau. Il se souvenait être tombé, bien longtemps avant cet instant. Le souvenir était flou, mais persistant, refusant de s'en aller pour céder la place au présent. À genoux, ainsi accroupi, une pensée fulgurante traversa son esprit, ranima une braise qui lentement se ternissait, et transperça sa bouche en mots vengeurs.
Bénis sois-tu, ô Seigneur Mécanique, toi qui me contente et me nourrit. Toi à qui j'ai fait serment d'allégeance maintenant et pour toujours, toi qui veille sur moi, et sur tous ceux qui ont pris ton chemin.
Il se mit à transpirer. Les lettres se remirent à danser devant lui, il tomba face contre terre. Les mots frottaient en lui sur des cordes rêches, cassantes, qui un jour disparaîtraient. Comme tout, comme le reste. Il était Cyrill. Il n'était plus que cela. Cet espèce d'homme marchant dans la nuit, suivant ce rêve éveillé qui le maintenait sur la corde raide, loin du temps et de l'espace, reconduit à perpétuité dans un jour maudit, coupé de tout, coupé de lui-même.
Amnésique.
Un trait de lumière surgit du sol. Le plan parfait s'inclina, avec douceur, et Cyrill se mit à frapper de peur et d'horreur ce sol qui le portait, qui ancrait cette mémoire défaillante en lui. Il aurait voulu pleurer, mais quelque chose en lui l'en empêchait. Une force mystérieuse, qui parfois revenait le hanter, lui dire qu'il avait été au bout de sa mission, et qu'à présent, il faudrait tout accepter, tout prendre, pourvu que la vie, la sienne, se prolonge un peu plus. Une voix qui l'invitait à lutter, à ne rien perdre, jusqu'à ce que le moment venu, il puisse partir en paix. La mort étendait ses ailes sur lui, il les sentait, et cette idée le terrifait plus sûrement que les moments, de plus en plus rare, où il se savait perdant la mémoire, coincé dans ce labyrinthe déserté, coupé de toutes obligations morales.
La chaleur fit place à la lumière. Il resta à genoux, tenta de se cramponner là où il pouvait trouver une prise, mais ne parvint qu'à ralentir une chute inéluctable et tragique dans ses mouvements. La lenteur du sol n'eut d'égal que l'expression figée, presque morte, qui barrait alors son visage, lorsque ses pieds ne purent le retenir une seconde supplémentaire, et qu'il chuta lourdement dans le ciel, un instant planant, avant que son corps ne rencontre le sol dur et anguleux d'une dalle de béton.
Les couleurs dans ses yeux revinrent plus fortes et plus vives que jamais. Un liquide étrange coulait goutte après goutte devant lui. Il se souvenait... le sang. Son sang. La chute l'avait blessé. Quelle importance ? Il retrouva le sol, le vrai, et la lumière. Ses yeux organiques morts depuis des décennies nauraient pas supporté la violence des stimuli. Son cerveau bouillonnait, ne pouvait plus traiter tant de données. Cyrill était faible, usé, meurtri. Même quand la gueule d'un fusil le frappa lourdement à la tempe, il ne put trouver la force de crier.
Un humain !
La voix transperçait ses oreilles. Il aurait voulu qu'elles disparaissent. Qu'elles ne deviennent plus que deux morceaux de peau inertes. Mais l'une d'elle n'avait plus rien de naturel. Elle ne pouvait échapper aux bruits sourds et erratiques qui lenvironnaient.
Un cyborg, capitaine ! Et... Par le Seigneur... Un officier.
Ramenez-le ! Aboya une seconde voix.
Je...
Cyrill ne pouvait protester. Il ne pouvait pas plus se servir de ses jambes. Réduit à une fonction de marionnette parlante, il regarda le sol défiler sous lui, tandis que les soldat le portaient jusqu'à un tas de gravats moins abîmé que le reste du paysage.
Lorsque la navette arriva au niveau du sol, la tension autour devint si épaisse que l'espace d'un instant, Viltis craignit de ne pas réussir à stabiliser le plasma qui en résultait. La soupe d'énergie se répandit au sol avant de geler aussitôt, et il put y poser sans dommage le vaisseau. Il soupira de soulagement.
Enfin...
Un cri de terreur lui parvint de l'extérieur. Une femme, hurlant de douleur, se tenait à quelques mètres, au-dessus d'un tas de ruines fumantes, tandis qu'on pouvait deviner une main sortant des gravats, figée, grise.
Où sommes-nous ?
À deux cent mètres du Palais, monseigneur.
Je ne
Je ne reconnais rien.
Civimundi a dû être leur première cible. Cela n'a pas grand chose d'étonnant.
Par le Seigneur Mécanique...
Un rayon de lumière frappa le sol à quelques centaines de mètres d'eux. Un ronflement venu des entrailles de la Terre remua l'atmosphère avec une telle force que l'engin menaça de se retourner. Sans se concerter, les trois occupants sortirent rapidement.
Monseigneur...
Oui, Viltis ?
Vous allez rejoindre l'abri de la Forteresse.
Mais... Je dois participer aux combats.
Ne vous inquiétez pas. Ils seront très vite terminés.
Et comment vais-je...
Comme ça.
Il cessa simplement d'être là. Il avait disparu, comme une image.
Est-il... En lieu sûr ? Questionna Flinn.
Évidemment. Pourquoi cette question, maître ?
Tu aurais pu... mentir à propos de son brillant avenir.
Pourquoi l'aurais-je fait ? Il est plus compétent et plus qualifié que le Très Saint Magister Siegfried pour mener à bien la reconstruction de l'espèce humaine.
Si tant est que l'on puisse rebâtir quoi que ce soit sur ces ruines.
Je n'envisageai pas la Terre comme un lieu viable à long terme, répliqua sentencieusement l'adolescent.
Flinn le dévisagea durement.
La Terre serait condamnée ?
À moyen terme. Analysez la spectrométrie, les ondes utilisées par l'armement des Effaceurs... Et vous allez vite comprendre pourquoi je dis ça.
Flinn sexécuta, se figea.
Des rayonnements exotiques... Les mêmes que...
Ceux qui équipent nos croiseurs. Tout sera stérilisé d'ici quelques dizaines d'heures. La radioactivité sera telle que même les plus résistantes bactéries n'y survivront pas.
Quelle horreur...
Vous imaginez donc les conséquences à court terme. Mêmes pour les survivants.
Si tu arrives à arrêter les Effaceurs.
Oui. Ce qui serait un premier pré-requis, et pas le moindre.
Et comment comptes-tu...
Asseyez-vous.
Par terre ?
Vous voulez vous installer ailleurs ?
Je ne sais pas... Les bombes, la guerre...
La réponse fit ricaner Viltis.
Vous êtes pourtant un militaire.
Oui, mais je n'ai jamais connu la guerre sous un aspect aussi totalitaire.
Remarque pertinente. Vous préférez le calme ? Soit.
Non, attend...
Un flash les emporta ailleurs. Loin du tumulte de la guerre. Sous la voûte grise d'un temps de mi-saison, perturbé par de gros orages qui tendaient l'atmosphère sous une toile grise et pesante. Viltis, à peine arrivé, s'assit. L'air devint plus dense autour de lui.
Où sommes-nous ?
Loin de la guerre. Le temps que je m'occupe de la mission pour laquelle on m'a formé. N'est-ce pas ce que vous vouliez ?
Oui mais... Tout va vite. Trop vite peut-être ?
Nous n'avons pas le temps de nous poser des questions. Maître, s'il vous plaît assurez-vous simplement qu'il ne m'arrive rien de fâcheux le temps que je règle ce problème.
Un simple « problème », en effet...
Vous voulez nous lancer dans une discussion sans fin ? Vous auriez préféré un combat conventionnel, avec deux belles flottes à armes égales qui se tirent dessus pendant des jours et des jours, jusqu'à ce que, mathématiquement, le plus gros survive ?
Viltis soupira.
La donne a changé. Notre ennemi n'a jamais été conventionnel. Laissez moi l'éloigner comme je peux, et alors peut-être que je pourrais sauver définitivement votre monde.
Tu
tu pourrais faire ça ?
Alioth n'est que la terre d'accueil promise aux Hommes. Vous auriez dû y songer depuis le temps.
Une terre... définitive ?
Ce n'est pas à moi de régler ce problème. Je me contente de faire ce que vous me demandez.
Qui le fera alors ?
Eh bien... Vous, je suppose ?
Flinn pointa un doigt contre son poitrail, étonné, avant de se mettre à rire.
Moi ? Qui voudrait que je sois le leader des survivants ?
Oh mais... Personne ne voudra cette autorisation. Vous la prendrez, si vous estimez en être légitime. Vous avez encore quelques heures pour y réfléchir. D'ici là, veillez sur moi. C'est tout ce qui compte.
Mais...
Avant que le Naneyë ne puisse répliquer, une étrange lueur avait rempli le corps de son apprenti. Une chaleur étrange et douce à la fois irradiait dans toutes les directions. La poussière se mit à léviter, tandis que les mouvements de l'air lui-même cessaient d'arriver jusqu'à eux. Émerveillé par le spectacle, Flinn ne put voir le moment fragile, juste avant le basculement, où l'espace lui-même tentait de résister à cet affront fait à son existence. Les scintillements de son tissu avaient un aspect magique, irréel. Comme si la réalité avait décidé de fuir. Comme si Viltis, en pleine possession de ses moyens, s'extrayait définitivement du monde des vivants.
7.
La caresse du vent est une griffure portée contre lui. Il gémit, touche son épaule, blessée, siffle, essaye d'oublier la douleur, en vain. Oublier. Un mot étrange, incongru, dans ce paysage violent et vibrant. La limite n'est pas celle de son regard qui, à cet instant, emporte toute barrière dans le lointain, levant le voile sur ce qui était caché. Le plus difficile à cet instant n'est pas de voir.
L'espace tout entier est envahi de leur présence. Le Réel et la Noosphère les confond en un mélange gazeux dense, où il voudrait porter ses mains, mais se retient de le faire. Eux lignorent. C'est peut-être sa chance.
Attends !
Elle court derrière lui, trébuche une fois, puis deux. Il la regarde sans bouger, il se retient de venir à sa rencontre. Elle est belle, presque trop. Tout sur elle devient un excès : le maquillage, les habits, la coiffure, ses expressions, ses formes. Il le sent : elle n'a jamais, à un seul moment de son existence, eu cette apparence précise. Doit-il pour autant la chasser ? La décision serait cruelle, il ne s'en sent pas la force. C'est elle, sans l'être tout à fait. Sa mère, morte, et une autre.
Il y reconnaît les traits d'Ana. Il se souvient. Il ne fait que cela, se souvenir. Il vient mobiliser les capacités de mémoire qu'il a acquises, que toute l'humanité a acquises, et qui vient ici le trouver, lui rappeler qu'il n'est, au final, pas si différent. Le souvenir... Elle se relève, tend une main, reprend sa course dérisoire, lointaine, qui serpente entre les Effaceurs. Pourquoi la laisser passer ? Pourquoi la laisser exister, ici ?
Attends-moi !
Lorsqu'elle arrive à son niveau, il a envie de pleurer. Le vent menace de revenir, plus fort. Il n'est pas sûr de pouvoir se protéger. Il sait qu'elle, elle ne pourra pas tenir. Elle partira au gré du flot qui va et vient, qui retourne l'air déjà, au loin.
Pourquoi es-tu venu ?
J'avais besoin de te dire au revoir...
Tu mens.
Elle s'approche encore. Il la gifle, avec violence. Des larmes se mettent à fleurir sur leurs deux visages.
Pourquoi ? Gémit-elle, apeurée.
Je n'ai pas la réponse. J'attendais la tienne.
Je te l'ai dit, Viltis...
Menteuse... Menteuse !
Il la secoue. Si fort que sa tête ballotte sur ses épaules frêles, et menace de tomber. Elle hoquette, garde ses yeux grands ouverts, semble ne pas comprendre.
Tu n'existes pas... Tu n'existes pas !
Je... Viltis...
Je lui avais dit au revoir ! Alors pourquoi ? Hein ?
Elle ne peut pas répondre. Elle ne connaît pas les mots. Personne n'a daigné lui laisser suffisamment de vocabulaire pour tenir tête à ladolescent, ici, dans son royaume. Il la maîtrise, la tord, la maltraite. Elle qui n'a rien demandé. Elle qui vient à peine de naître, et qui déjà, s'efface dans le vent mugissant, qui se rapproche.
Viltis... Écoute-moi...
Non. Je n'écouterai personne ici. Vous n'êtes que des mensonges. Vous êtes ailleurs.
Ce n'est pas vrai... Regarde-moi...
Tu aurais pu être plus subtile. Ne pas prendre l'apparence de maman... Tu as cru qu'il suffisait de regarder dans quelques mémoires bien précises pour que cela fonctionne ? Naïve... Tu es si naïve...
Mais je suis ta mère.
Ma mère est morte ! Morte ! Hurla Viltis en pleurant.
La femme trembla. Il la lâcha, elle tomba au sol, se roula en boule, gémissante.
Pourquoi tu me fais si mal...
Tu n'es même pas humaine... Même pas
vivante, en dehors d'ici.
Ce n'est pas le plus important. Tu le sais, Viltis.
Tout comme toi, tu aurais dû savoir qu'un piège aussi grossier n'aurait pas marché.
Ce n'est pas un piège. Je voudrais juste que tu restes avec moi. Je ne peux plus être seule...
Tu n'as jamais été seule. Tu n'as même pas pris la peine d'être crédible. Tu es juste là pour me détourner, pour capter mon attention. C'est ridicule.
Il la ramasse, elle n'essaye pas de se débattre. Même pas de sourire. Elle se contente de pleurer. C'est tout ce qu'on a daigné lui apprendre. C'est son seul moyen de communiquer avec franchise. Avec sa cible.
Il disait... Il disait que tu comprendrais.
Qui ça ?
Celui qui m'a trouvée.
Celui qui t'as trouvée, n'est-ce pas ?
Il la regarde, bien en face, tandis qu'elle flotte au-dessus du sol, prise par le col de son pull. Elle commence à suffoquer. Sa peau, par endroit, bleuit. Elle laisse ses jambes, comme du coton, s'agiter sous elle. Il voudrait achever tout cela sans qu'elle ne souffre. Mais le message doit être clair. Pertinent. Les émotions n'ont pas leur place dans cette stratégie.
D'un geste précis, il lui arrache un il. Elle hurle. Du sang s'écoule de l'orbite vide, vient se répandre sur le visage de la femme, puis dégouline sur le poignet de Viltis.
Les morts ne doivent pas se mêler au monde des vivants. C'est la première règle des humains. C'est ce qui fait de nous des Hommes.
Elle semble ne pas l'écouter. Il réitère son geste, sans conviction, presque lassé. Elle redouble ses cris, commence à s'agiter. Son bras continue à la tenir, fermement.
Tu ne peux pas me faire croire à la persistance de quelque chose que j'ai moi-même terminé. C'est dommage.
Des ongles lisses viennent se perdre sur le poignet de l'adolescent. Il ressent une douleur, la même que celle du vent qui glisse sur son corps. Le vent qui approche, roulant au loin comme un galop furieux au milieu de la plaine.
Personne ne me bat. Personne ne peut espérer me battre.
Les bras tombent, désarticulés. Elle cesse de hurler, sa voix devient un bruit rauque et animal qui se noie dans sa gorge. Sa peau bleue se flétrit. Elle perd sans beauté, devient plus morte que vivante.
Va lui dire ça. Il comprendra à qui il a à faire.
Il relâche son étreinte. Le corps affreusement mutilé chute, toujours en vie. Elle se tord comme un serpent, devient liquide, bue par le sol. Elle disparaît. Il souffle.
Il faut à Viltis de longues minutes pour accepter ce qu'il a fait. La créature à ses pieds n'est ni humaine, ni vivante. Elle a existé, malgré tout. Et elle est morte. Coupée en morceaux, gisant dans une flaque de sang tiède, elle reste là, le regard figé, et parfois un mouvement réflexe s'échappe de son visage. Il voudrait la prendre, la secouer, lui demander pardon. Elle n'est pour rien dans cette histoire. Elle n'avait même pas conscience des enjeux. Mais elle a payé le prix fort. Elle a été sacrifiée pour tenter de le vaincre, lui.
Les monstres...
Ils ne sont pas plus monstrueux que lui. Ils ont une guerre à gagner, une bataille à remporter, définitive. Le vainqueur aura les pleins pouvoirs. Les deux camps en sont conscients. Viltis a l'avantage d'être seul. Seul, face à la multitude. Mais il n'est pas invincible. Il n'est pas invulnérable. Ses failles son nombreuses. Son humanité l'étreint et l'emporte, l'élève et le leste, et il ne sait plus vers où tourner son attention.
Ici, ce n'est que l'antichambre. Ici, on ne s'attend pas à ce qu'il passe à l'action. On le jauge. On a préparé depuis longtemps ce lieu à son attention. On l'a mesuré, on a calibré son supplice. Le jeu, ainsi, doit exister.
Il comprend qu'il doit reprendre la main. Partir de cette tentative faible et inachevée de prison. La souffrance endurée ne sera rien. Elle n'a jamais été qu'un inconvénient. Un inconvénient dont il apprend, avec lenteur, à se détacher. La douleur lui vient des autres. De son humanité. Une humanité qui, à cet instant, le gêne. Il prend sa décision.
Vous pouvez venir, je vous attends, comme vous m'avez attendu...
Le temps glisse sur lui. Il disparaît, happé par le ciel sans fond. Un vers, comme griffonné sur une page blanche, tombe derrière lui, vient se poser sur le sol, dans la flaque de sa victime. Il s'imbibe de sang. Déjà, les lettres disparaissent. Les yeux de la femme se portent vers elles. Ils lisent.
« Et la mort n'aura pas d'empire ».
Elle tremble à cette idée.
La Terre est une sphère imparfaite, qui flotte au-dessus du vide. Elle constitue un morceau du Réel. Un morceau qui tombe en poussière à mesure que sa disparition devient sérieuse, inéluctable. Voler en ligne droite à ses côtés est un privilège dont jouit Viltis avec une acuité prophétique, l'égal du messager d'un dieu qui viendra à sa rencontre. Il sent que la ligne sentencieuse entre le souvenir, la mémoire, le réel et l'action va disparaître, quelques instants. Il devra frapper. Vite et fort. Son corps retrouve un poids certain, la vitesse à laquelle il se déplace le déforme, lui inflige un supplice qu'il tente d'ignorer, et qu'il doit seulement accepter. Il croit percevoir en cette souffrance une force, une opportunité que les Effaceurs ne peuvent comprendre. Déjà, leurs longs vaisseaux se profilent dans le vent solaire. Plusieurs brillent. Comme des étoiles assassines. Il faudra, comme avec son maître, tendre la main pour traverser le tissu de l'espace et du temps. Simplement tendre la main.
Le froid de l'espace l'avait surpris, puis déçu. Rien de grave. Un simple constat, qu'il eut tôt fait d'oublier, pour bondir vers la seule véritable cible de son combat. Le vaisseau, gigantesque, qui venait sétaler devant lui avait tout pour ressembler à une construction humaine, la perfection en plus. Aucune issue, aucun relief, aucun creux ne venait se détacher de lellipsoïde longue de plusieurs centaines de kilomètres, plus brillante qu'un miroir, et qui se positionnait entre la Terre et le Soleil.
Il ne prit pas la peine de ralentir. Au contraire. Sa course s'amplifia, chassant la matière tout autour. Frôler la vitesse de la lumière le ravissait. Il pensait également subjuguer ses observateurs, conscients de la futilité de son action. Ils avaient traversés des distances qu'il concevait comme gigantesques. Un simple individu, comme un insecte sur une carrosserie, n'avait rien d'effrayant.
Jusqu'à ce qu'il crie.
Une vague invisible frappa la coque, la tordit, la déforma, à tel point que de longues langues de métal s'en détachèrent, creusant un passage opportun pour Viltis. Il s'y engouffra, ne prenant pas la peine de vérifier ce qui, plus loin, aurait pu le contrarier. Sa quête ne devait souffrir d'aucun retard. La mise en scène avait assez duré.
Il se retrouva dans de gigantesques couloirs, volumineux comme des cathédrales, où l'écho de ses pas venait à frapper les murs comme de véritables coups de pillons. La structure souffrait de son avancée, contre nature, tentant de se rebeller contre cette invasion imprévue. Douce ironie, qu'il gouttait avec le goût suave du fruit de la victoire, pas encore acquise mais presque atteinte. À portée de main. À portée de voix. À portée d'esprit.
Montrez-vous !
Seul le silence avait le courage de lui répondre. Un silence glacé, sans retour, qui absorbait chacun de ses mots. Ses pas eux-même semblaient tout à coup moins puissants. Il eut un instant de doute. La victoire... Quelle victoire ? Aurait-il seulement fallu qu'un ennemi se présente à lui. Hors, le vaisseau maître étalait un désert morne, angoissant. S'était-il trompé ? Aurait-il abusé de ses capacités ? Ses pouvoirs surpassaient la réalité, mais ensuite ? Ils se construisaient à sa mesure, à son désir. Des constructions fragiles et éphémères, tout aussi solides que le roc, mais continuellement mises en tensions. Le point de rupture approchait, sournois, tandis qu'il se dirigeait vers le centre du vaisseau.
Je suis là !
Aucun changement. Tout est inerte, tout est figé, pour l'éternité. La vie n'a jamais pris ici. En changeant de forme, en quittant à nouveau le Réel, Viltis accepte de devenir moins habile, moins à même de trouver la menace. Il le sait. L'ombre cache plus de peur que de mal. Mais cette peur elle-même est danger. Un danger qu'il ne veut pas affronter. Un danger qu'il brave sans avoir le courage des guerriers. Il se sent enfant, sans défense, au delà de ce qui lui était permis. Il joue. Il peut perdre.
Il peut tout perdre.
Un énorme flash le rattrapa. Le bouscula dans tous les sens, en le happant vers le centre. La carcasse de métal défila sous ses yeux effrayés, tandis qu'il luttait, impuissant. Le voyage infernal dura une poignée d'instants, trop longs et trop courts, le conduisant tout droit vers sa cible.
Bonjour Viltis. Nous t'attendions.
Il ricana. Trop surpris, trop déstabilisé pour tenter quoi que ce soit d'autre. La pièce n'était pas différente des couloirs. Les parois, sans doute plus foncées, recrachaient une forme de lumière étrange, presque solide, qui coulait au sol comme une mélasse gluante.
Vous êtes ridicules...
La sphère de lumière s'avança vers lui, curieuse et belliqueuse à la fois, bourdonnant autour de lui sans émettre le moindre mot.
Dites-moi au moins pourquoi tout ça ?
L'absence de réaction apparente n'étonna pas Viltis. En réalité, plus grand chose ne l'étonnait : la mise en scène, l'apparence de l'Effaceur, le lieu, les propriétés physiques étonnantes mises en jeu, l'ambiance, le silence. Rien.
Nous devions nous rencontrer. Je suis heureux que vous soyez venu par vos propres moyens.
Tant qu'à être en guerre, autant éviter d'avoir l'apparence d'un objet fragile... Pourquoi une étoile miniature ?
Nous venons aux étoiles et nous mourrons près des étoiles. Notre nature est ainsi faite.
J'imagine que les espèces que vous avez croisées n'étaient pas tout à fait de cet avis.
La sphère bourdonna plus fort. Viltis essaya de l'attraper. La lumière en fut plus vive.
Notre apparence n'a rien d'extraordinaire.
Non, en effet. Mais elle... Est-elle si nécessaire ? Pourquoi vous fatiguer à garder une consistance physique ? Vous pouvez vous abstenir du Réel. Cela vous aurez rendu plus discret.
Nous savons cela. Nous avons hésité.
Un élément vous a fait changer d'avis, n'est-ce pas... Quelqu'un que vous avez rencontré sur votre chemin... Dans un système proche de Barnard.
La halte près des humains. Oui. Cela nous a confortés dans notre souhait de venir à votre rencontre.
Où est Cyrill ?
Nous l'avons observé. Il a fini par dépérir.
Vous vous êtes gavés de sa mémoire. Il devait avoir... bon goût, avec toute son expérience.
Ce n'était pas de la nourriture.
Bien. Alors, quoi ?
Un outil.
Peu importe le nom. Je sais qu'il n'est pas mort, pas encore. Son exécution ne doit avoir lieu que dans quelques heures. Quelque soit l'issue de notre rencontre.
Pourquoi la mort ?
La voix vibrait du vaisseau tout entier. Le subterfuge, grossier, parvint à briser la concentration de Viltis un court instant. Il en profita pour fuir le Réel.
Vous n'essayez pas de me tuer, en ce moment même ?
Il te faudrait un corps, pour commencer. Ce que tu sembles ne pas avoir.
Il est bien caché.
Cela vaudrait mieux. Tu le sais, nous n'hésiterons pas à le détruire si nous le trouvons. Ton existence sachèverait sur le champ.
En êtes-vous seulement si sûr ?
Non. Nous ne sommes sûrs de rien.
Où est Cyrill ?
Sur Terre. Nous l'avons laissé à l'endroit où il devait rejoindre les siens. La fin de son existence n'est pas un problème que nous devons régler. C'est aux humains de le faire.
Et que devez-vous régler, alors ?
Souhaites-tu le savoir ?
Je connais la réponse. Mais l'entendre venir de vous n'est pas la même chose.
Le Réel perdit sa consistance. Un flottement atone, silencieux, qui se déploya dans chaque direction.
Ici, L'Effaceur prend sa vraie forme. Un corps étranger, rigide et mou, chaud et froid, parcouru de vie et de difficultés, fragile et efficace. Il a développé ses capacités depuis des éons. Il est et n'est pas semblable à Viltis. L'adolescent le fixe, ne trouve ni bras, ni jambe, ni bouche, ni il, ni tête. Rien de ce qu'il ne voit ne semble abriter la vie. La voix qui en sort, pourtant, vibre en lui comme s'il venait de naître.
Nous te cherchons, Viltis. Nous te voulons. Tu es un bien précieux.
Pourquoi détruire toute forme de vie ?
Nous ne détruisons pas. Nous équilibrons.
Par la négation.
C'est notre paradigme. La façon d'imaginer, de concevoir, propre aux humains nous est étrangère.
C'est notre paradigme, comme vous dîtes.
Tu es pourtant venu ici, Viltis. Pourquoi ?
Nous ne pouvons pas laisser l'un et l'autre en vainqueurs. Nos espèces ne sont pas conçues pour vivre en symbiose.
Un mythe. Rien de plus.
La liberté aussi est un mythe ?
Ce terme nous est connu, mais son sens nous échappe.
Évidemment, puisque vous détruisez.
Un dommage que nous devrions éviter.
Alors pourquoi la Terre ? Pourquoi l'avoir détruite ?
Pour que tu viennes, Viltis. Pour que notre rencontre ait lieu.
Ici, dans cette dimension, vous n'êtes pas en capacité de m'observer, ou d'apprendre. Nous sommes égaux. Jusqu'au moment où je comprendrais où frapper. Alors, vous deviendrez une ombre parmi les ombres. Votre espèce partira loin des étoiles, vous maudirez les Hommes, si vous êtes encore en vie.
Nous n'en sommes pas là. Tu n'as encore rien gagné. Tu n'as rien prouvé.
Je reste vivant. Malgré vos épreuves.
Nous avons décidé que tu devais rester vivant. Mort, tu n'es que de la matière inerte.
Et les autres Hommes ?
La mémoire est leur bien le plus précieux. L'accumulation des expériences seule doit compter. Le reste est un détail esthétique.
Dites cela à ceux que vous avez tué.
Ils ne sont pas morts.
Si je gagne, ils ne sont pas morts. Si vous gagnez, vous les laisserez au silence.
Ta leçon est rapidement comprise, Viltis. Tu es très étonnant.
Les éloges n'ont jamais eu beaucoup d'effet sur moi.
Et les émotions ?
Ceux qui comptaient sont morts avant que vous n'arriviez. Je leur aie dit adieu. Vous ne pourrez pas les retrouver.
Nous avons essayé.
Et échoué. Tout comme votre allez échouer dans votre tentative descroquerie à mon encontre.
En es-tu si sûr ?
Oui. Puisque le combat a déjà commencé.
La créature s'avance. Elle semble renifler Viltis.
Qui a parlé de combat ?
Il ne lui faut pas plus d'un battement de cil pour disparaître, à la vitesse de la lumière, dévalant la Noosphère humaine avec force et circonspection. Ici, il est un empereur. Ici, rien ne peut l'abattre. Les Effaceurs le savent. Mais ils ne peuvent s'empêcher de le suivre.
La course est rude, rapide, suspendu au temps qui ne passe pas, à l'espace qui n'en est pas. Il n'y a que deux entités, deux antagonistes, partis en quête d'un objectif mystérieux, qui transcende le Réel, qui aboutit plus loin, différemment. La lutte sera âpre. Le perdant sera sacrifié par le vainqueur. Car il ne s'agit que de cela : une mise à mort programmée. La survie des deux est exclue.
Tout ceci est vain.
Vous n'avez rien gagné.
La noosphère humaine, vaste cavité lumineuse emplie de désir, de rêve et de souffrance, est un mur que Viltis doit traverser. Il sait qu'il peut le faire, même si l'exploit en tant que tel n'a jamais été qu'une chimère. Il songe aux Naneyë. Cette pensée excite les Effaceurs, à ses trousses. Il est tout à la fois la proie et le champion. Il peut dépasser ce difficile obstacle. Il suffit, là encore, de tendre la main...
L'espace devint un luxe offert. Une gratuité divine, que son regard contemplait tout entier. L'Univers se dressait à ses pieds. Il avait franchi le barrage. Il était loin, si loin... Pourquoi revenir ? Ici, personne ne le trouverait.
Un flash qu'il ne vit qu'en contre-jour lui indiqua qu'ils tenaient la distance. Ils ne pouvaient se permettre de le laisser fuir.
C'est trop tard. Je sais d'où vous venez. Une fois que j'y serais parvenu, votre départ ne sera plus qu'une question d'heure.
Je suis toujours là.
Parce que je ne veux pas vous tuer. Pas comme ça. Ce n'est pas à moi de prendre la décision d'un génocide.
La paix est possible, Viltis.
La paix ne sera possible que si l'un de nous vainc l'autre. Toute négociation, tout compromis... Illusoire.
Non.
Cessez de mentir. Je lis en vous comme dans un livre.
L'espace se dilata, absorba l'adolescent, qui reprit sa course folle. Cette fois, plus d'étape, plus d'observation. Le but, seul, compte.
La présence des Effaceurs le propulsa plus vite et plus loin qu'il n'aurait jamais pu l'espérer. Entraîné par cette force, il se rua, déchira le tissu face à lui, secoua l'Univers d'un choix qu'il n'avait alors jamais connu.
La Noosphère l'accueille à nouveau, pour ne plus le laisser sortir. Il ne doit pas revenir. Pas sans que la mission soit, cette fois, menée à terme. Il prend conscience des autres occasions, des autres tentatives. Toutes des échecs. Pourquoi ? L'énergie manquante. La connaissance absente. Puis la foi, l'espérance totale, absolue, transcendante, qui descend sur l'Homme pour rejaillir sur son uvre. Viltis est uvre humaine. Il est espoir fait Homme. Il porte l'avenir de toute Humanité. Et à présent, il le sait.
Vous ne maîtrisez pas la course du Temps. C'est votre plus grand défaut.
Mais grâce à toi, nous apprenons.
Moi-même, je l'ignore.
Ceux que l'Homme appelle Naneyë t'ont livré le secret.
Je l'ai volé.
Comme nous te le volerons.
Impossible.
La trame de la Noosphère tremble davantage. Les Effaceurs ne peuvent que rester loin, très loin derrière. Cette fois, Viltis accélère, jusqu'à en rompre la notion du temps. Il va devant. Sa seule direction. Le reste est sans importance. Lorsque la destination sera là, il aura gagné. Ils ne peuvent pas le rattraper...
Nous ne te laissons pas partir.
Ce qui étreint son être le retient au présent. Il veut mordre, couper dans la chair, il n'obtient qu'une force contraire plus forte. Les Effaceurs le retiennent. Le laisser partir revient à signer leur arrêt de mort.
Vous disparaîtrez. Comme les peuples tués.
L'Homme rejoindra notre mémoire.
Non.
« Je ne suis plus ici, maintenant. Je suis étranger à moi-même. La Noosphère a disparu. Elle laisse derrière elle ce calque, troué, bizarre, comme une voile abîmée prête à voguer sur un océan sans eau. Il fait chaud, je suis bien. Il ne peut plus y avoir qui que ce soit d'autre. Cette dimension est la mienne. Personne ne m'en déloge.
La porte vers les Effaceurs est ouverte. Dois-je la prendre ? Ils m'attendront. Je devrais me sacrifier pour mener à bien ma mission. Un sacrifice qui me tuera sans me tuer. Retourner sur Terre, si je réussis, sera une formalité pour mon esprit. Mais je serais mort, de l'intérieur. Personne ne peut résister à ce qui se produira. Personne, sauf un dieu. La question se pose. Dois-je devenir un dieu ?
Fais le, Viltis.
Il est resté. Il a dit qu'il resterait. Pourquoi ?
Je ne reviendrais pas.
Je t'aiderai à réussir. Et à revenir.
Mais vous n'êtes pas... Vous ne pouvez pas encore...
Avec toi, si. Et tu le sais depuis le départ.
Vous ne me l'aviez pas dit.
Tu aurais refusé.
Aucun Homme ne devrait endosser ce statut. Nous sommes bien en dessous de tout ça.
Vraiment ? Alors pourquoi avoir choisi de te lancer dans la bataille ? Tu savais les risques que tu prendrais. Tu savais que tu ne reviendrais pas. Tu l'as vu. Et je l'ai vu à travers toi. Je t'offre la Vie, Viltis, à une condition.
N'est ce pas... Contre nature ?
Ici, qui ne l'est pas ? Cette dimension est contre-nature, tu es contre nature, je suis contre nature, les Effaceurs sont contre nature. Qui est moral ? Celui qui meurt, ou celui qui gagne ? Celui qui s'efface, ou celui impose sa loi ?
Et depuis le départ...
J'attendais ce moment, oui. Non, je ne suis pas moral. Je ne vis que pour mon propre objectif. Mais je t'offre la possibilité de persister avec moi. Car je veillerai sur toi. Car j'ai besoin de toi.
Nous avons déjà eu cette discussion ?
Ailleurs.
Et j'avais accepté, c'est ça ?
Qui refuserait de devenir un dieu ?
Personne, je suppose.
Alors laisse-moi taider.
Et, sur Terre ?
Nous aviserons.
Je dois franchir le seuil. Je sens les Effaceurs s'agiter. Je ne le sais pas, mais à cet instant, j'ai choisi. Je ne sais pas si je regrette ce choix. »
8.
Il n'y a personne. Viltis est seul, définitivement seul. Ici, il retrouve son corps, mystérieusement rappelé d'au delà de l'espace et du temps. Il se sent vibrant, vivant. Une force nouvelle s'échappe de lui.
« Nous serons ensemble. »
L'arbre d'or qu'il convoite tant depuis qu'il a reçu cette vision crépusculaire se dresse là, devant lui. Il porte les fruits de son orgueil. Ici viennent les Effaceurs. Ici résiste la graine de leur évolution. Ici est l'origine de leur intelligence. Le point central de leur Noosphère. Cachée, dissimulée, mais ouverte à qui sait en trouver l'entrée. Viltis s'approche, pose sa main sur le tronc. Le bois est doux, tiède. Il n'a pas l'impression qu'un quelconque sentiment de violence ou d'impunité existe ici. Seulement linnocence. Il veut courir, s'enfuir. La morale ici, cessera d'être. À l'instant où il le décidera. Alors il attend. Il préfère attendre.
La présence en lui, qu'il a fini par accepter, proteste contre cette décision à priori stupide. Pourquoi attendre ? Ils sont loin, c'est le moment. Ils ne peuvent venir ici. Ce lieu-même leur a été interdit. Ils s'en sont coupés. Alors pourquoi ?
Le vent vient parfois ici, chuchote Viltis.
Un fruit tombe. Comme une pomme. Il le ramasse, le renifle, hésite à le mordre. Mais il ne lui est pas destiné. Il ne doit pas, comme les Effaceurs, goûter à ce qui ne lui est pas réservé. La connaissance cachée serait fabuleuse, mais à quoi bon. L'Homme ira plus loin. Lui-même, il ira plus loin que l'Homme. Les Effaceurs ne sont plus qu'un détail. Un détail qu'il ne veut pas négliger.
Je peux le faire.
« Nous ne devons plus douter. Ici, tu es au cur de ta mission. Tu es venu pour ça ».
Oui, c'est vrai.
Viltis se retourne vers l'arbre. Si beau, si fragile. Il vient porter une main à une branche, à peine plus fine que les autres. Ce rameau empêche les autres de pousser correctement. Il met son poids en s'y pendant. La tiédeur devient brûlure, mais il ne lâche pas. La brûlure devient illusion, insectes volant qui se dispersent en tous lieux, à tous vent. Avec un bruit de cristal, la branche commence à céder. Elle résiste, se détend, devient un verre fondu qui dégouline comme une sève purulente sur Viltis. Il rit. Il ne trouve pas cette image vulgaire, ou sale. Simplement, il rit. Toute cette mise en scène, pourquoi ? Tirer plus fort suffira. Ce qu'il fait.
Il bascule avec la branche. Un flot de sang s'échappe du tronc abîmé. Un sang d'étoile, de promesses, de paroles qui ne seront jamais prononcées, jamais conçues. Des songes qui ne surgiront jamais de la nuit. L'Homme, enfin, dans toute sa grandeur, qui restera caché. Un Homme caché. Désirable, mais inconnu. La branche enfermera son secret avec sa sève.
« Nous pouvons partir. »
Pas encore.
« Tu veux vraiment faire cela ? »
Ils m'ont aidé. Ils nous ont aidés. Nous ne pouvons pas les laisser avec cette histoire inachevée.
« Ils ne t'en tiendront pas rigueur ».
Est-ce important ? Moi, je ne le crois pas.
« Alors fait. Et nous partirons ».
Bien.
Viltis revient à l'arbre. Cette fois, il a envie de pleurer. Il a conscience de son geste. Il sait tout. Il voit tout. Il peut tout sentir. La peur, la colère, la tristesse, la souffrance. Les Effaceurs avaient fini par les oublier, les rejeter. Ils ne peuvent plus en faire abstraction. Tout revient. À cause de Viltis.
Le corps frêle auprès de l'arbre d'or se détend. Il saute. Il atterrit auprès de la fourche maîtresse, qui divise en deux le fruit de l'évolution de l'espèce. Cette fois, il ne s'agira pas d'une simple cassure. Ici, l'avenir de l'espèce peut s'arrêter, ou non. Le choix est fait. Il doit passer à l'action.
Il pose ses mains sur l'une des grosses branches. Elle respire et elle bat, comme un organe. Il sent la peur en elle. Il ne peut pas la rassurer. Il ne peut pas non plus abréger ses souffrances.
Pardonne-moi...
Les deux mains cisaillent le bois avec vigueur. D'un seul coup. Il n'a pas voulu laisser la moindre chance à ce rameau dangereux, qui se détache en laissant une véritable fontaine de nectar tiède s'en échapper. Un cri venu du fond des âges vient résonner à ses oreilles. Il pleure.
Je suis désolé...
La branche dérive dans l'espace. Elle s'éloigne. Il la fait venir à elle, l'empoigne. À son contact, elle se contracte, devient une matière rigide, toujours tiède, toujours dorée. Il la serre fortement dans sa main. La branche fragile des Hommes, il la plante dans cette boule. Quelle boule ? Elle reprend vie. Il se retourne.
L'arbre mutilé se tord. Son sang se mêle à la terre. Ses feuilles, les unes après les autres, se détachent. Les fruits tombent aussi. Il détourne les yeux.
C'est fait. Je l'ai fait.
Il respire.
Je nous ai sauvés.
Il se laisse flotter. L'arbre finit par s'éloigner, transi de douleur. La Noosphère des Effaceurs se refermera, à tout jamais. Blessée à mort, elle ne pourra plus exercer sa fonction primaire. Le peuple dispensateur d'oubli finira, lui aussi, par oublier. Sa nature profonde, altérée, rejaillira ailleurs. Dans la mort, la disparition, la lente agonie des êtres qui la constituent. Viltis se recroqueville. Il ne peut cesser de pleurer.
Nous n'avions pas le droit...
« Ils nous tuaient. »
Eux vont mourir.
« Ils ont choisi cette voix. Rien ne les a obligés à le faire. »
Je ne supporte plus ça... Je ne pourrais pas le supporter.
« Je prendrai ta douleur. »
Est-ce là le prix pour accéder à ce que je dois être ?
« Ce que nous devons être. Ensemble. Seul, tu ne pourrais pas porter une telle charge. »
Peu importe maintenant. Je l'ai fait.
« Oui, tu l'as fait. »
La dérive les emmène vers les portes mortifères. Une ombre dans une blancheur absolue, vierge. Un noir corrompu, qui s'agite sans bruit.
Ici ?
« Ils ne pourront rien. Je resterai avec toi, jusqu'à la fin. »
Viltis hoche la tête. Il accepte son sort.
Il hurle. Les souvenirs en lui se dérobent, deviennent liquide, s'échappent. Il ne peut les retenir. Cette perte l'accable, le torture. Il se démène pour sortir de cet état. Mais rien ne sera accompli, rien ne sera achevé tant qu'il retiendra en lui l'ombre d'un souvenir personnel. Tout coule, comme un barrage brisé, un raz de marée qui déferle sur la côte. Il ne veut pas oublier. Il n'a pas le choix. Sa mort, sa passion, tout ici le met face au choix qu'il a fait. Il doit accepter, il ne le peut pas.
Il hurle. Un cri animal, qui vient bousculer l'ordre des choses sans remettre en cause le chaos. Il se retient, comme on retient sa vie à ses mains accrochées au bord d'une falaise. Le précipice menace à chaque instant de l'avaler. Mais un lien, ténu, encore, le pousse à lutter.
Elle est là. Identique, fidèle. Elle sourit. Elle ne peut pas parler, il le sait. Il sait aussi que personne, absolument personne ne peut venir la faire tomber ou disparaître. Alors pourquoi ? Pourquoi souffre-t-il ? Pourquoi ne peut-il pas se laisser aller ? Elle le consolera dans ses bras.
Elle sourit. Sa main frôle sa tête. Il l'attrape. Il sait qu'il ne doit pas. La fin s'approche. Et avant que tout ne l'engloutisse, il peut, une dernière fois, éprouver le sentiment ineffable de la vie qui persiste. Et qui persistera, à tout jamais.
Sans un signe annonciateur, l'attaque cessa brusquement. Les rayons mortels qui lacéraient le sol se turent, ne laissant que les cris des soldats et des blessés. Tous se tournèrent vers le ciel, espérant voir le miracle qui devait arriver. Il n'y eut aucun miracle. Les ombres ennemies se détachèrent de la surface, masquées par les nuages gris et beiges. Un cortège de silence les suivit. Personne ne put expliquer la scène.
Pas même la figure hagarde, blessée et chétive de Cyrill, qui levant les yeux au ciel, eut soudain la sensation qu'un poids gigantesque se soulevait de ses épaules.
« Je ne t'avais pas menti. »
Viltis flotte, les Effaceurs derrière lui. Ils ne sont plus qu'un souvenir. Il ne peut plus parler, plus regarder. Ici, il est bien. Blessé, mais bien. Sa mère lui a dit au revoir. C'est la seule certitude qui passe encore en son esprit. Tout le reste est un détail sans importance. Une anecdote. Il sait juste qu'il n'est pas seul, que l'Esprit le guide plus qu'il ne le suit.
« Nous rentrerons. Bientôt ».
Il voudrait répondre, ne trouve pas les mots. Quels mots ? Puisque plus rien n'a de sens. Juste sa mère, qui vient de lui dire au revoir... Il cherche, ne trouve rien à quoi se raccrocher. Il flotte. Il ne cesse de flotter. Il ne cessera jamais plus de flotter. Ici, tout flotte. Même la mort. La mort qui passe à ses cotés et vient poser une main amicale sur son épaule. Il pourrait la suivre, arrêter ce songe. Il ne le fait pas. Elle s'en va, sans un regard. Lui, sans un regret. Il a mérité son trésor. Un trésor qui reste entre ses mains, qui refuse de s'en aller au gré des mouvements de son corps dans l'espace.
« Nous saurons quoi faire de ce trésor. »
Un trésor ? Qu'est ce qu'un trésor ? Viltis n'en a aucune idée. Tout ce qu'il sait le rend triste. Il a envie de pleurer. Puisque sa mère lui a dit au revoir. Elle ne cessera jamais de lui dire au revoir.
Flinn crut, en premier lieu, que ses senseurs lui jouaient des tours. Le corps de Viltis, nimbé de lumière, figé dans une posture digne, ne bougeait pas. Pourtant, une impression de mouvement étrange le saisit. Il se relâcha, se retourna doucement vers le sol, comme une poupée dont les fils étaient détendus. La lumière elle-même décrut. Prudent, il s'en approcha. Il respirait. Un signe qui rassura l'officier. Puis, en y réfléchissant, il regarda encore. L'adolescent avait changé. Comme un voile étrange, sur son visage, qui amenait une impression de mort, de souffrance. Il vivait sans être vivant. Il le prit dans ses bras, touché par cette image triste, presque iconique. Alors il remarqua le dernier détail, celui qui, après coup, aurait du être le plus évident. Un orbe d'or, que la main droite du garçon serrait avec force. Il la prit, la contempla, la posa au sol. Elle se ternit, se transforma en cendre. Flinn regarda les étoiles.
Ils sont partis, murmura-t-il. Cette fois, tu as réussi.
La cendre s'envola au gré du vent. Il n'essaya pas de la retenir. Dans ses bras, Viltis gémit, il se tourna légèrement. Flinn entreprit de marcher, de s'éloigner de ce lieu étrange, chargé délectricité, avant de disparaître dans un flash silencieux.
Civimundi l'accueillit en silence. Personne n'avait conscience de sa présence. Dans ses bras, Viltis remuait, plus vif. Il le regardait, comme un enfant fragile, ne pouvant s'arrêter de sourire.
Maître...
Je suis là, Viltis.
Posez-moi, s'il vous plaît.
Bien.
Le garçon glissa avec douceur des bras robustes de l'officier. Son pas chancelant le guida vers un tas de gravats moins informe que ceux l'entourant. Il s'y assit, posa ses mains contre ses joues. Il soupira. Flinn le rejoignit, accroupi près de lui, une main sur ses épaules.
Hey... Ça va aller Viltis. Tu as fait du très bon travail.
Ils sont partis, maître. Ils ne reviendront plus.
Je sais. Et tout le monde doit le savoir. Tu es le héros qui a sauvé la Terre.
Enfin, la Terre... Ici, tout le monde est
condamné.
L'Homme survivra. C'est le principal.
Vraiment ?
Oui, je crois.
Il faudra les évacuer.
Les vaisseaux...
Tous détruits, maître. Je ne pensais pas à eux pour partir d'ici.
Il y a encore des milliards de personnes.
Beaucoup ne survivront pas aux deux heures qui viennent. Les rayonnements les tueront, personne ne pourra les sauver. Pas moi. Surtout pas moi.
Mais les autres ?
Nous trouverons un moyen.
Viltis soupira. Flinn l'observa, encore, toujours. Le garçon avait atteint son but. Il avait effectué sa mission. Il arrivait au terme de ce à quoi le Naneyë l'avait poussé. Les limites se dressaient devant lui, il n'en avait pas encore conscience.
Flinn hésita. Sa décision était prise. Dans un monde futur, Viltis ne serait pas un héros, mais une gêne. Son pouvoir immense entraverait sa marche personnelle vers le pouvoir. Leur union ne tenait qu'à quelques mots, quelques désirs, et la fin de la mission ne devait pas signifier autre chose que la fin de la trêve. Le Dieu-Machine avait corrompu l'âme de l'adolescent en lui faisant miroiter des rêves inaccessibles de pouvoir. Mais comment celui qui avait mené l'Homme pendant près d'un siècle aurait-il voulu lâcher ce pouvoir ? Mensonge, toujours des mensonges... Un danger se préparait. Un danger qui justifiait cette décision prise pendant l'absence de Viltis. Pendant son combat.
« C'est peut-être lâche, mais je dois le faire ».
Quoi donc, maître ?
Flinn se sentit stupide d'avoir été surpris comme un enfant. Oui, Viltis lisait en lui. Et sans doute plus que jamais, cette capacité lui était accessible, facile. Il devait agir, et vite.
Il nous reste un dernier... détail, à régler.
Dois-je venir avec vous ?
Je ne comptais pas faire autrement.
Viltis se leva, suivi de Flinn.
Et où devons-nous aller ?
Au temple central. C'est là bas que se trouve ta dernière mission.
Bien.
Viltis effleura la main de fer de son mentor. Un nouveau flash crépita dans l'air, ils disparurent, happés par la Noosphère.
Un rêve profond les étreint. Ils flottent. Flinn a retrouvé son corps d'antan, entier, naturel, tandis que Viltis, nimbé de lumière, apparaît comme un prophète.
Vous savez qu'il n'y est pour rien, maître. Pourquoi le tuer ?
C'est toi qui me pose la question ? Je suis surpris, très surpris, Viltis. Je pensais que tu savais parfaitement ce que tu faisais.
Ce que j'ai décidé moi est peut-être différent de ce que vous, vous avez décidé.
Nous parlons bien de la même personne, au moins ?
Le Très Saint Magister Siegfried.
Flinn hoche la tête.
Livius attend son tour.
Je sais, Viltis. Mais est-il prêt ?
Il l'ignore, mais il attend ce moment depuis très longtemps.
Et Aodh ? Et Théodéric ?
Ils périront aussi. Aucune menace ne doit subsister sur la lignée.
Une hécatombe, Viltis. Pourquoi ? Pourquoi ne pas simplement les exiler ?
Leur but n'est pas de vivre.
Leur effacer la mémoire, peut-être ?
Non plus. Dans les rangs, il y aura toujours des conspirationnistes, pour revendiquer leur droit.
Alors... Eux aussi ?
Je m'arrangerai pour que tout ceci apparaisse naturel. Que personne ne puisse contester l'autorité de Livius.
Mais il y aura une enquête.
Après l'Exode ? Non. Personne ne s'en souciera.
Et pour le Très Saint Magister ?
Siegfried périra de votre main, maître. Il viendra, car je lui ai dit de venir au temple central. Il croit à une attaque des Effaceurs. Il pense le Dieu-Machine en danger.
Il y est déjà, je suppose.
Viltis s'approche de Flinn. Un parfum d'ambre flotte autour d'eux. Flinn croit tomber en arrière, sans cesse. Un mouvement cyclique le retourne en tous sens.
Oui, il y est déjà.
Grâce à toi ?
J'ai ouvert un passage entre sa cache et le temple. Personne ne remarquera sa disparition. Jusqu'à ce qu'on le déclare mort.
Je serai inculpé...
Non. Tu seras protégé. Aucun soupçon ne se portera sur toi.
Alors...
Alors profitez, maître. Car je sais tout. J'ai tout vu. Je sais très bien ce que vous préparez. Et vous vous doutez fort bien que je ne peux pas vous laisser espérer réussir.
Flinn essaye d'avancer vers Viltis. Une réaction instinctive, qui le pousse à aller vers le garçon, pour le faire taire. Le tuer ?
Maître, me faire disparaître ici serait pour vous la meilleure façon de ne pas revoir le Réel.
Et alors ?
Je crois pourtant que c'est votre désir le plus sérieux. Le pouvoir... Alioth... Tout ceci est à portée de main.
Mais nous devrons faire ce pourquoi on nous a donné ces capacités.
Exactement. Mais plus tard. Là où je l'aurais décidé.
Un nouveau flash les expulsa du ventre fécond de la Noosphère. Sur l'esplanade du temple, personne pour les regarder. Seules les tours décapités de l'ancienne cathédrale les surplombaient. Au sol, une poussière blanche, étouffante, qui volait en douceur autour de Viltis. Ses pas le menaient vers le grand portail, abîmé, qui menaçait de s'effondrer. Chacun de ses pas appuyait la poussière et la chassait, comme si un vent nouveau la portait.
Plus tard, maître.
Flinn ne sut quoi répondre. Ici, derrière, à quelques mètres, un individu ignorant tout de cette mise en scène attendait. Et sa mise à mort attristait le Naneyë.
Les voûtes crevées dispersaient une lumière ocre, dorée, tandis que la poussière des lieux se posait avec douceur, comme ignorante des faits. Les longs et vénérables piliers, plongeant dans la terre, donnaient à voir leurs cicatrices affreuses, leurs chapiteaux mutilés, tandis qu'en écho leur répondaient les vitraux anéantis, lançant parfois quelques gouttes de couleurs. Oui, le temple central n'était plus que l'ombre de lui-même, achevé par l'épée mortelle de la guerre et de son cortège, la ruine et la désolation.
Triste spectacle, commenta Viltis...
Flinn secoua la tête, incapable d'ajouter un mot. Ici, il avait connu ses plus grandes peurs, ses plus grands doutes, mais également ses plus belles certitudes, ses plus assurées convictions. Ici, il avait fini par lier son destin à celui des Hommes. Et voilà que le lieu était mort. Définitivement mort.
D'un pas souple, les deux individus avançaient vers leur destination. Avec prudence, ils contournaient les débris trop volumineux pour marcher dessus, lançant de temps à un autre un regard vers le fond de l'édifice, supposé accueillir le Saint des Saint.
Par ici.
L'escalier qui descendait vers les profondeurs du lieu tenait encore, par miracle. La rambarde ouvragée s'était décollée, gisant des dizaines de mètres plus bas, tordue en une figure éprouvante qui évoquait une corde jetée par dépit.
Je passe devant, proposa Flinn.
Son apprenti n'essaya pas de l'en dissuader. Il le regarda tester les premières marches de son pied mécanique, tâtonnant avec rigueur, le visage grave. Il aurait pu les descendre jusqu'en bas. Mais toute cette mise en scène lui semblait nécessaire, vitale. Ils ne pouvaient pas se présenter de manière indécente face au Très Saint Magister. La manière de paraître était importante. La manière de le tuer aussi.
Plus vite, Viltis.
Oui, j'arrive.
Le corps de l'adolescent lévita au-dessus de chaque marche, sans en effleurer une seule. Écartant les bras, il se rapprocha du Naneyë, jusqu'à se trouver juste derrière lui.
Il sent le danger, commença Viltis.
En es-tu si sûr ?
Oui... Il n'y a personne dans la crypte. Je peux visualiser les ondes de ses senseurs. Un véritable feu d'artifice. Il se doute du guet-apens.
Je...
Ne traînons pas.
Le corps de Flinn accéléra sans qu'il n'en donne l'ordre. Il se surprit à voir ses pieds dévaler les marches sans aucune retenue, comme si aucune menace ne concernait l'endroit. Son sang se mit à battre ses tempes, comme rarement auparavant. Sa vision s'éclaircit. Les détails ressortaient avec plus dacuité, la luminosité augmenta, il trouvait ses gestes paradoxalement plus lent.
Que fais-tu, Viltis ?
Je vous prépare au combat, maître.
Plus rapidement qu'il ne l'eut pensé, Flinn arriva au pied des escaliers. Il s'en fallu de peu pour qu'il ne dérape et trébuche, suivi par Viltis qui avait enfin décidé de marcher.
À vingt mètre. Treize heures.
Personne ne peut le manquer. Pourquoi me le dire.
Debout, juste derrière une clef de voûte brisée, un homme d'une trentaine d'années regardait vers le cur du sanctuaire. Presque intacte, une grosse sphère d'où émanait une lueur bleutée semblait captiver son regard. Une cape grise pendait à ses épaules, à peine agitée d'un courant d'air, qui découvrait de temps à autre quelques détails de son anatomie de cyborg. Sa chevelure, couverte de poussière, semblait aussi fanée que celle d'un vieillard.
Très Saint Magister.
L'homme se retourna. Il fit face à Flinn, qui mit un genou à terre et pencha respectueusement sa tête vers le sol.
Colonel Flinn ? Viltis ?
Nous sommes venus dès que nous avons appris la menace, Très Saint Magister, compléta l'adolescent.
Ah, oui, la menace...
Les Effaceurs, Très Saint Magister.
Mes senseurs n'ont rien détecté. À part nous trois, le temple est totalement vide.
Le Regalium est en sécurité, Très Saint Magister ? Demanda Flinn.
Oui, bien sûr colonel. Il est resté au bunker de la forteresse. Il n'y a que moi qui aie suivi le souterrain.
C'est une bonne nouvelle, Très Saint Magister.
Où sont les Effaceurs, colonel ?
Grâce à Viltis, ils sont en train de partir. Il a éradiqué la menace.
Sous le coup d'une surprise totale, Siegfried écarquilla un il, puis se laissa tomber, les deux genoux puis la face contre terre, en direction de la sphère. Il murmura une courte prière à l'attention du Dieu-Machine. Lorsqu'il se redressa, il se tourna vers l'adolescent, un franc sourire au visage.
Bénis sois-tu, Viltis. Tu nous as sauvés.
Je n'ai fait que mon devoir, Très Saint Magister.
Des millions seront morts pour protéger la Confédération... Mais grâce au Seigneur Mécanique, tu auras été au terme de ce pourquoi le colonel Flinn t'a formé. Nous ne te serons jamais assez reconnaissants.
C'est trop d'honneur, Très Saint Magister.
Siegfried fixa Flinn, qui ne bronchait pas. Une lueur d'inquiétude se dessinait dans lil du Naneyë.
Qu'y a-t-il, colonel ?
Nous avons gagné, Très Saint Magister. Les Effaceurs ne seront plus qu'un mauvais souvenir. Malheureusement, les dégâts occasionnés sont énormes. Trop gros pour que nous puissions envisager de les réparer.
Alors... Civimundi est perdue, c'est bien cela ?
Pas Civimundi, Très Saint Magister. La Terre toute entière.
Les traits du visage du chef suprême de la Confédération s'affaissèrent.
Non...
Les armes utilisées ont définitivement abîmé la haute atmosphère. Les rayonnements cosmiques viendront frapper la surface de la planète. Dans quelques jours, toute vie sera impossible. En plus de cela, l'armement des Effaceurs est basé sur le même principe que nos rayons à particules exotiques. Les rayonnements bêta et gamma ont déjà stérilisé une bonne partie des zones de guerre. Nous ne pouvons pas rester ici. Il faudra fuir.
Mais... Nos vaisseaux... Il n'y aura jamais assez de place pour tout le monde.
Soyons honnête avec vous, Très Saint Magister. Une grande partie des survivants seront morts dans les six heures à venir. Les plus chanceux pourront fuir vers un autre monde. Mais autrement. Par un portail.
Un portail ?
Je vous expliquerai en route, Très Saint Magister.
Sans plus de questions, Siegfried se tourna vers le souterrain, fit quelques mètres, puis s'arrêta. Viltis, tendu, observait la scène. Tout en regardant l'homme pivoter, il informa Flinn.
Soyez prêt, maître.
Flinn ?
Oui, Très Saint Magister ?
Vous ne trouvez pas... étrange qu'aucun de mes officiers de liaison ne m'ait informé de la situation du terrain ?
Peut-être savaient-ils où vous alliez ? Peut-être voulaient-ils vous laisser prier ?
Lorsque je suis arrivé ici, le temple était déjà détruit...
Je ne comprends pas.
Je m'interroge Flinn. Quelque chose m'intrigue.
Le Naneyë se rapprocha de Siegfried, inclinant doucement la tête.
Ne traînons pas, Très Saint Magister.
Oui, bien sûr... Vous avez raison. Je dois me poser trop de questions.
Pas encore, maître.
Flinn pouvait presque sentir le mécanisme de son sabre vibrer. Il bouillonnait d'impatience. Il espérait que ses sentiments resteraient dissimulés, jusqu'au moment opportun.
Des blocs barraient le passage direct du souterrain. Siegfried entama de faire un détour, puis s'arrêta à nouveau.
Flinn ?
Maintenant, maître !
L'arme surgit avec un sifflement obscène. Sa lumière crue dansa sur le visage de son propriétaire. Flinn gronda, serrant les mâchoires. Un sentiment malsain s'emparait de lui.
Siegfried, à quelques mètres de lui, l'observa en secouant la tête, livide.
Non... Pas vous, colonel...
Sans donner plus de réponses, le Naneyë bondit sur l'homme. Par réflexe, Siegfried fit surgir son sabre de sa pince, tout en esquivant l'attaque. Flinn toucha le sol, son arme trancha en deux un gros bloc de pierre. Il sentit courir sur son dos l'air ionisé qui entourait le sabre de Siegfried. Il avait échappé à un coup mortel.
Comment peux-tu...
Ce sera rapide, Très Saint Magister.
Siegfried ne laissa pas l'avantage à Flinn. Il lança une série de coups précis, que le Naneyë esquiva à son tour avec difficulté. Les deux sabres éclairaient l'endroit d'une lueur maudite, fantomatique, figeant à tout jamais les visages des deux combattants dans des expressions terribles.
Un coup plus rapide que les autres vient frapper le haut de l'épaule droite de Flinn. Il glissa au sol, préférant la chute à une avarie de ses systèmes moteurs. L'acier entamé perla de gouttes d'or, qui rebondirent sur son torse, avant de tomber au sol.
Sauver la Terre... Comment peux-tu mentir, après ce que mon père a fait pour toi ? Comment oses-tu ?
Flinn se mordait la langue. Tandis qu'il virevoltait, interceptait et osait, il songea la manière de dénouer cette situation. Le laisser dans l'ignorance était cruel, injuste. Il savait que l'homme finirait par perdre. Il n'avait pas l'habitude du combat. Il ne connaissait que les bottes rigides et classiques de son apprentissage militaire, pas les subtilités du combat. Alors Flinn cria. Siegfried se figea un court instant. Trop lent, bousculé dans ses habitudes, il ne put esquiver la lame qui mordit son bras droit. Une profonde entaille grippa les systèmes de la main. Il jeta un regard de haine au Naneyë.
Pardonnez-moi, Très Saint Magister.
Comment oses-tu... Te pardonner, toi, le traître ?
Désespéré, Siegfried lança un appel d'urgence sur tous les canaux disponible de son terminal com. Les ondes rebondirent, finissant aspirées par l'attention de Viltis qui observait, à quelques distance.
Je ne veux pas vous faire souffrir, Très Saint Magister.
Alors laisse-moi te tuer !
Flinn para les attaques colériques de son adversaire. Il glissa au sol, audacieux, passant derrière l'ennemi. Son sabre clair et précis trouva la faille. Il l'immobilisa derrière la nuque, à quelques centimètres de la chair.
Renoncez, Très Saint Magister. S'il vous plaît.
Tu espères que je renonce. À quoi ? À mon titre ? À mon trône ? Que j'émancipe Alioth ?
Rien de tout ça, Très Saint Magister. Laissez-moi seulement vous dire pourquoi nous devons en arriver là.
Et je devrais, en prime, souffrir d'entendre le récit du pire félon que la Confédération ait créé ? Bien sûr, avec plaisir Flinn.
Siegfried se déroba. Flinn le laissa se défendre, reprendre position, regrettant l'instant d'après de ne pas avoir achevé le combat tant qu'il le pouvait.
Je ne veux pas de ton récit. Je ne veux pas savoir ce que vous manigancez contre le pouvoir...
Vous vous souvenez de ma question, tout à l'heure.
Laquelle ?
Nouvelle attaque, nouvelle parade, les deux ennemis se firent face avec colère. Froide pour Flinn, explosive pour Siegfried.
Le Regalium, Très Saint Magister...
Siegfried faillit abandonner. Ses mâchoires se serrèrent. Son arme vibra plus fortement.
Non...
La lignée ne doit pas perdurer. Pour la légitimité de votre successeur.
Non... Ne me dit pas que tu as fait ça...
Pas moi, Très Saint Magister. L'ordre ne venait pas de moi.
Non... Pas Théodéric...
Il n'aura pas souffert.
Un cri guttural s'échappa de la bouche de Siegfried. Le sabre au-dessus de la tête, il se jeta avec la rage du désespoir vers Flinn. Qui le cueillit, radical et vif, en pleine poitrine. L'arme de l'homme se désactiva, et il resta coincé, hagard.
Très Saint Magister, il le fallait...
Pourquoi
Vous n'avez pas les compétences pour assurer la survie des Hommes. Livius a été désigné. Il montera à votre suite.
D'où ma mise à mort... Et Aodh ?
Éliminé, lui aussi. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser une branche pourrie revendiquer un pouvoir qui ne doit pas lui échoir.
Non... Pas Livius... Non...
Je suis désolé, Très Saint Magister.
Menteur... Menteur, depuis le début...
Je vous ai toujours servi avec loyauté. Jusquà ce que j'accepte de prendre cette décision...
Non... Non... je n'y crois pas.
Flinn regarda une dernière fois l'homme, bien en face.
Tout sera vite terminé.
D'un geste précis, il tourna son poignet. La lame remonta d'un seul coup. Une gerbe de sang éclaboussa Flinn, qui repoussa du pied le cadavre chaud de Siegfried. Le visage coupé en deux regarda le ciel, tandis que lactivité électrique de ses implants firent luire encore quelques instants son il robotique. Flinn tomba à genoux, désactiva son arme.
C'est terminé, chuchota-t-il. Tout est terminé.
9.
Le cadavre gisant, la main tendue vers le sanctuaire du Dieu-Machine, implorait dans une mise en scène grossière et ridicule celui à qui il avait donné sa vie. En vain. Flinn le fixa, de longues secondes, toujours agenouillé, tandis que Viltis s'approchait, prenant bien soin de faire le plus de bruit possible avec son armure.
Du très bon travail, maître. Vous auriez fait un très bon bourreau...
Tais-toi.
La seule réponse qu'il obtint, ce fut un rire, sonore et agaçant. Flinn sera les mâchoires, retroussa les babines. Il serra le poing, sans regarder vers son apprenti.
Il n'était bon à rien, de toute façon...
Il est mort, Viltis... Il n'y a rien de drôle.
Pourquoi le pleurer ? Il a fait son officie, il était plus que temps qu'il laisse son trône vacant.
La vie...a-t-elle donc si peu d'importance pour toi ?
Et c'est vous qui me faites la leçon. Vous qui avez tué bien plus d'Hommes que je ne le ferais jamais. Ce devrait être à moi de me scandaliser pour une telle position.
Tais-toi...
Vous n'avez plus d'ordres à me donner, maître. Depuis bien longtemps déjà. Alors changez de ton.
Flinn se redressa. Le corps tourné vers Siegfried, mais la tête penchée vers Viltis, le regard mauvais, dur. Le sabre se réactiva. L'adolescent éclata de rire.
Non... Pitié, maître, un peu de tenue.
Dois-je te faire taire ?
Croyez-vous seulement que la moindre arme ait une chance de m'intimider ?
J'ai bien conscience que non. Cependant, garde un peu de dignité... Pour les morts...
La priorité n'est pas aux morts, mais bien aux vivants. Je pensais que c'était votre première leçon. Que vous étiez plus... pragmatique. Devenir un cyborg n'aura rien changé.
Les jugements à l'emporte-pièce...
Ah, vous croyez ? Devrais-je seulement faire la liste de tous ceux sur qui vous avez ourdi des complots, médits, trompés ? Dois-je le faire, maître, au nom de notre alliance ?
Tu le sais, Viltis... Cette alliance ne tenait que pour une raison.
Oui, sauver les Hommes. Oui, je le sais. Difficile de l'oublier.
Le sabre bourdonna, de longues secondes, remplissant le vide de la crypte. Flinn secoua la tête, le désactiva, puis se tourna totalement vers son apprenti.
Que s'est-il passé pour que nous en arrivions là ? J'avais toute ta confiance.
Vous avez trahi. Vous avez tué mes parents.
C'était une erreur. Mais sans cela...
Vous n'en savez rien. Ils auraient pu vivre. Ils n'avaient rien à voir avec tout cela. Allez leur dire maintenant, ils seront heureux d'avoir vu leur confiance en vous brisée.
Flinn s'avança, triste, défait. Son pas résonnait sur les dalles. Il se rapprocha de Viltis, se planta, juste devant. Levant une main, il voulut la poser sur une des épaules de l'adolescent, mais celui-ci la dévia.
Arrêtez ce jeu, maître. Aujourd'hui, je suis devenu un homme. Je n'ai plus besoin de vous. Je ne devrais même plus vous appeler ainsi.
Alors... Cette fois... C'est ici que tout s'arrête ?
Viltis recula, secouant la tête.
Vous n'avez rien compris.
Parce qu'il n'y a rien de plus à comprendre.
Non.
Si.
Vous ne savez plus regarder, maître. Vos yeux sont ouverts, mais vous êtes aveuglé par votre propre quête. Tellement aveuglé que vous n'avez pas remarqué le présent que je vous ai fait.
Quel présent ?
Regardez, vous trouverez.
Le Réel est filtre qui noie ses sens. Il perd pied avec son identité profonde. Ici, tout est différent. Le temps lui-même semble ralentir sa quête d'absolu, retourne à sa simplicité. Ici, Flinn voit, entend, sent, touche et goutte. Ici, il lui semble que la vie est totale, accomplie. Il peut envisager d'aller plus loin. Il n'est plus seulement lui, mais le messager de toute son espèce. Alors il lève la tête, vers le ciel.
Non...
La figure descend, doucement, portée par un fil invisible. Elle regarde en tous sens, comme une bête apeurée. Elle ne comprend pas, ne sait pas. Elle ne peut pas le voir. Elle ne peut voir personne, malgré les implants.
Non... Non, c'est impossible.
Pourtant il a survécu, maître.
La Noosphère garda un instant son emprise sur le Naneyë. Avec une lenteur douloureuse, Cyrill posa un pied, puis deux, se retourna, légèrement courbé, inquiet.
Comment a-t-il pu traverser la Confédération pour revenir ici ?
Les Effaceurs. C'est lui qui a vendu la Terre, qui a vendu l'Homme. Tout est de sa faute, maître.
Je ne peux pas croire qu'il ait survécu...
Il errait dans les ruines. Des soldats l'ont intercepté.
Il a l'air si différent.
Il l'est. En réalité, il n'est plus Cyrill Beik. Ses souvenirs lui ont été arrachés. Sa personnalité, en tant que telle, n'est même plus un souvenir. Elle est perdue, à tout jamais...
Non...
Flinn fit quelques pas, prenant soin d'éviter le regard erratique de son ancien compagnon d'arme. Le vieillard avait des traits tirés, malgré les implants, et son corps avait souffert d'un mal étrange. Des traces de rouille serpentaient autour des articulations. Un bruit sec animait l'ensemble des systèmes moteurs. Il grinçait.
Cyrill Beik...
Comptez-vous le tuer, maître ? Après tout, il vous a volé votre corps.
Il a fui... Pourquoi serait-il revenu ?
Le hasard, le destin, peu importe. Il est là. Le véritable criminel de cette terrible histoire...
Il n'a fait que son travail. Il a suivi ses convictions. Oui, il a voulu me tuer mais... Il y a déjà eu trop de morts.
Vous préférez l'amnistie ?
Cyrill détourna son regard vers Flinn. Les deux militaires, immobiles, se scrutaient, se jaugeaient, sans oser faire un mouvement superflu. Cyrill ouvrit la bouche, un grognement animal s'en échappa. Un grognement qui se tut dans une quinte de toux étrange, gutturale.
Comment peut-il tousser ? Ce n'est plus un homme...
Il a traversé des épreuves que vous ne pouvez pas imaginer.
Une raison de plus pour l'épargner.
Vous savez que le Commandus Magnus, lui, prendra la décision de lexécuter.
Il pourrait même couvrir nos arrières. Nous pourrions l'accuser d'avoir tué le Très Saint Magister.
Et nous l'aurions, nous, laissé en vie ? Personne n'y croirait, maître...
Je refuse.
N'en soyez pas si sûr.
Ils basculent, comme ils ont toujours fait. Rapides, furtifs, ils reviennent aux limbes. La Source est là, près des ruines de la tour du phare. En y regardant de plus près, Flinn remarque un filet rouge, qui s'y dirige, tortueux et tiède. Du sang, frais. Il remonte le cours de cette rivière funeste. Et ce qu'il aperçoit le glace d'effroi.
Viltis...
Pourtant, cela devrait vous rappeler un souvenir précis.
Je refuse.
Il n'y a rien à refuser. Regardez la réalité en face.
Un tronc, sans armure, badigeonné de sang. Les bras et les jambes manquent. Ils sont placés plus loin, erratiques, soigneusement coupés par une arme. Le corps convulse, se tord. Un son rauque s'échappe de la bouche, entrouverte. Un il, déjà crevé, ne fixe plus rien. Mais le second fixe Flinn.
Aidez-le maître. Il a besoin de vous.
La réalité... n'a rien à voir avec cette mise en scène.
Vous préférez donc revoir exactement la façon dont vous avez failli mourir ce jour là ?
Alors le major Beik entre en scène. Le corps désarticulé retrouve sa superbe, un sabre dans une pince, vient se positionner devant le corps mutilé, qui a retrouvé son bras droit, puis se déporte vers la droite. Il s'empare du membre encore attaché et le verrouille fermement au sol, d'un pied sûr.
La main traîtresse ne frappera plus.
La lame s'abat sur le bras encore intact de Flinn. Il se détache comme un vulgaire fruit de son arbre, et le corps du vaincu roule à terre, les yeux embrumés, transis de douleur.
Flinn détourne son regard, écuré.
Voilà la vraie nature de Beik. Un xénophobe parfait. Qui n'aurait pas hésité à vous tuer, si je n'avais pas été là.
Je te dois la vie, Viltis. Tu sais aussi que je ne pourrais jamais être assez généreux pour cela.
Vous voulez... racheter votre faute ?
Tout... Tout mais pas ça, Viltis, s'il te plaît...
Cyrill se détourne du corps. Il avance vers Flinn, son regard totalement fixe ne pouvant pas masquer son hostilité. Les commissures de ses lèvres remontent en un rictus malsain. L'arme se dresse au-dessus de sa tête, prête à mordre.
Il n'hésitera pas.
Pas ça, Viltis... Je t'en conjure.
Je ne suis plus rien ici.
Cyrill se précipite sur Flinn. Le Naneyë ne peut que déployer sa propre arme, et parer le coup sans plus de conviction. Il hurle, à s'en déchirer les oreilles. La colère a fait place à la pitié, en un instant.
Tu mourras, Flinn. Traître, comme l'abomination.
Tout ceci... n'existe pas. Tu es mort, Cyrill. Ton esprit est mort. Tu mérites le repos du guerrier.
Alors viens... Viens finir ce que nous n'avons pu achever...
Le Commandus...
Laisse Gregor en dehors de ça. C'est un Homme. Pas toi.
Alors c'est ça, le fond du problème ?
Ton peuple trahira. Comme tous les xénos. Il ne peut que trahir. C'est sa nature même.
Flinn recule d'un pas rapide, qui déstabilise Cyrill.
Mon peuple a son Histoire. Mais il n'a jamais trahi, jamais.
Et comment expliques-tu ce que tu as fait ? Les basses manuvres, ton manque de foi... J'avais confiance en toi, et tu m'as trahi. Avec l'abomination. Vous vous ressemblez tellement.
Je refuse de jouer cette mascarade plus longtemps.
Viltis se mit à rire.
Vous préférez mourir ?
Peut-être que tout doit se terminer là.
Ne dites pas de bêtises. Concentrez-vous, maître... Ici, même la mort peut étendre son empire.
Cyrill, enragé, distribue les coups d'estocs et sort les parades comme des cartes de magicien. Son art est souple, régulier. Sa virtuosité n'a dégal que la vivacité du Naneyë, porté par la puissance de son esprit. Ici, il ne peut pas perdre. Ici, il ne doit pas perdre. Un sentiment empoisonné de vengeance dévore son cur. Il sait qu'il a tort, qu'il ne devrait pas se laisser aller. Viltis le manipule avec une grossièreté éhontée. Il n'est plus qu'un jouet entre ses mains. Il a perdu la partie.
Et Cyrill le sait, le sent. Dans ses gestes, il vient réveiller un amour propre qu'il pensait perdu à tout jamais. Son honneur lavé dans le sang se révèle, se redresse, et le porte au combat.
Le fil du sabre vient caresser une plaque d'épaule de l'ancien inquisiteur. Il grimace.
Tu te défends bien, pour un xéno.
Ferme là, Cyrill. Tu n'es qu'un fantôme du passé.
Depuis quand acceptes-tu de te battre avec les fantômes ?
Depuis aujourd'hui.
Drôle de décision... Je ne te savais pas si impulsif.
La guerre vient changer bien des habitudes. Tu devrais le savoir. C'est cela qui faisait battre ton cur, quand tu en avais encore un. Tu n'es plus qu'un souvenir, Cyrill. Un corps mort. Tu n'existes plus.
Alors pourquoi je peux te faire face ?
Je suppose que je t'autorise à exister encore un peu. Pour régler des comptes.
Alors achève le travail. Tu traînes.
Flinn n'attend pas la réplique suivante. Il vient caresser à nouveau la carcasse puissante de Cyrill, aux mollets et à l'avant-bras gauche. L'acier fondu vient toucher le sol comme un sang mûr, qui grésille. Le vieil homme se met à rire.
Tu joues. Tu es sadique. Tu as toujours été sadique.
Et c'est toi qui viens me dire ça ?
Nouveau coup, nouvelle marque. Flinn se délecte de voir l'ennemi rire. La chute n'en sera que plus brutale.
Une relique du passé.Tu n'es que ça Cyrill.
Combats, au lieu de palabrer.
Tu sais déjà comment tout cela doit se terminer. Tu n'es rien de plus qu'une projection de Viltis.
Il faut croire que... l'abomination avait bien quelques avantages.
Tu es mort...
Combats !
Cyrill retrouve une agilité que Flinn ne lui croyait pas possible. Il virevolte, saute, esquive et pointe dangereusement près du corps du Naneyë. Qui riposte, avec difficulté. Il s'acharne, se tait, concentre son énergie dans sa lame. Son attention devient le sabre, qui tranche l'air, esquive, relance, frappe l'autre arme. Il tente, sans succès, de réitérer les premières touches. Mais Cyrill résiste. Il retrouve consistance. Il redevient pleinement vivant, ici.
Tu avais la possibilité de me tuer. Pourquoi as-tu refusé ?
Je ne suis pas un chien d'hérétique.
Pourtant tu ne crois pas.
Les valeurs de la Confédération sont les miennes. Je crois en l'honneur, en la force intelligente.
Ce n'était pas ta façon d'agir, lorsque tu agissais au nom de la Question.
Une erreur. Une faute. Je n'aurais jamais du accepter.
Il est trop tard pour les regrets. Tu devrais le savoir.
Là, l'ouverture inespérée. Cyrill a baissé sa garde. Flinn s'y jette, avec l'énergie du vainqueur. Il le sait. Il le sent. Et quand le plasma vient éventrer le corps du cyborg, il coupe la neurotransmission visuelle. Il ne peut que supporter la projection mentale de la blessure. Il la veut mortelle. Elle ne l'est pas.
Tu échoues encore, Flinn.
Le sabre ennemi vient gratifier sa pince d'une coupure nette. Elle ne garde qu'une marque superficielle, mais Flinn comprend qu'il doit tout tenter. L'échec n'est pas une option. La victoire est sa seule issue. Viltis le veut.
C'est ce que tu veux, c'est ça ?
Il n'a jamais été question d'une autre issue, maître. Vous le mettez à mort.
Ridicule.
Lui ne l'est pas. Il lutte. Il ignore tout.
Et il nous entend ?
À ton avis ?
Les coups dévastateurs de Cyrill achèvent de faire reculer Flinn vers la source. Il pourrait retrouver l'aplomb, il essaye l'abandon. Son pied fini par déraper sur la margelle. Il tombe dans la béance. Au-dessus, Cyrill bondit, un dernier cri sur les lèvres. Flinn cligne de l'il. Il choisit.
Le Réel gris et froid vint percuter sa conscience. Son sabre au clair, tendu devant lui, trouva le bras porteur de mort du major Beik. Le fil découpa avec aplomb le membre fautif, qui roula au sol. Surpris, le vieil homme détourna son regard vers le Naneyë.
Vous avez perdu, major. Rendez-vous.
Ne soyez pas naïf, maître.
Rendez-vous, répéta Flinn.
J...
Cyrill avança, d'un pas mécanique et mort, vers son adversaire. Sa bouche tremblait, hésitante.
Major.
Jam... Jamais... Saloperie de xéno...
C'est ridicule, Cyrill. Vous êtes vaincu. Vous êtes déjà mort.
Alors... Laisse-moi le privilège de... ne pas supporter une minute de plus la vue de l'erreur que tu représentes.
Vos sarcasmes sont pitoyables. Même s'ils ne sont pas les vôtres. Vous jouez étonnement bien.
Je ne joue jamais.
Vous n'êtes qu'une poupée. Un corps sans vie. Le souvenir immonde d'un temps révolu. Renoncez.
Cyrill se mit à ricaner. Son fusil d'épaule se déploya, et pointa vers Le Naneyë. Il hésita. Une seule balle bien placée, et il n'aurait pas l'occasion de poursuivre son uvre.
Je ne suis pas fou, Flinn. Pas comme toi. Je connais les arcanes du pouvoir.
Arrête cette pantonmime, Viltis. Ce n'est pas amusant.
L'abomination vit encore ? Étrange, je ne la voie plus.
Je ne veux pas répondre à cela.
Il faudra bien.
Une balle siffla, évitant sa cible de quelques centimètres. Flinn gronda, le poil hérissé de colère. Avant que son ennemi ne riposte, il porta une main assurée vers la gorge, et le souleva du sol. Son arme se rétracta, et il broya le fusil à l'aide de sa pince.
Vous n'êtes qu'une ordure, Cyrill.
Au même titre que vous.
Viltis a raison, finalement. Je ne peux pas cacher la colère.
Alors achevez-moi.
Avec plaisir.
La pince s'empara d'un il de Cyrill, et le tira. L'homme ne hurla pas. Tout juste émit-il un sifflement pudique. Le sang se répandit en jet sur la fourrure du Naneyë, qui, non content de son uvre, la contempla. Une béance sale et grotesque, un puits sans fond, sale. Il s'étonna de son propre sadisme.
Ce sera long, Cyrill.
Je... le sais.
Le second il, tout aussi cybernétique que le premier, subit le même sort. La face atrophiée agita encore des lèvres gonflées, soudainement tuméfiées, en une pitoyable tentative de sourire. L'articulation se défit, la mâchoire inférieure chuta, lamentable. Avec précision, Flinn vint caresser le fond de la plaie, trouva la tige pituitaire, tira dessus. Un entrelacs de chair et d'implants ressortit, coincé dans la pince. Le corps raide cessa de bouger, lorsqu'il gratta davantage, détruisant la vie même de l'officier. Alors, il le lâcha, le laissa tomber, et secoua ses deux membres pour tenter de se débarrasser des morceaux qui collait sur lui comme une boue visqueuse, toxique.
Viltis, surgi du néant, applaudit, cynique.
Beau, très beau travail, maître.
Tu trouves cela amusant ?
Est-ce comme ça que vous me remerciez de vous accorder le plaisir de votre vengeance ?
Il n'y avait plus de Cyrill.
Mais vous l'avez tué. De manière assez peu... conventionnelle. J'espère qu'il aura apprécié l'hommage à vos plus agréables techniques « d'intrusion », à la grande époque de la Question.
Flinn ne répondit pas. Il s'agenouilla, contemplant le sol qui accueillait le sang de sa victime. Comme guidé, le flux se perdait entre les interstices, coulant vers un ailleurs invisible.
Il avait des convictions, il s'est battu pour.
Et il en est mort. Retenez la leçon.
Il n'y a pas de leçon, Viltis. Il n'y a que la mort, pour chacun d'entre nous.
Le garçon sourit.
Pas encore maître. Pas encore.
Son esprit se replie dans les tourments de son passé. Il veut lui rendre hommage, mais Viltis est là. Il l'interdit, le contraint. Viltis retrouve le chemin de ses souvenirs, du premier d'entre tous. Le plus agréable. Celui où il rencontre Cyrill Beik. L'Homme est jeune, beau, il respire l'arrogance et l'efficacité. Il considère avec un mélange de dégoût et de fascination l'étrange bête qui lui fait face. Le salue sans un mot. Flinn, lui, incline la tête.
Le souvenir s'arrête là. Viltis prend une liberté, stupide et éphémère, et vient se planter devant Cyrill.
Que veux-tu ?
Vous remercier. Pour toi.
Nous nous connaissons à peine.
Flinn l'étreint, comme un vieil ami, lui tape l'épaule de sa large main griffue. Cyrill tente de se débattre, y parvient, regarde gêné l'individu.
Ça n'a aucun sens.
Tout a toujours un sens, Cyrill. Tout, mais ceci.
Pourquoi ?
Nous nous séparons ici. Nos chemins nous mènent ailleurs. Je ne pouvais pas partir comme un voleur.
Mais...
Ne dites rien. Juste comme ça.
Flinn contemple l'officier, dans son beau costume d'apparat. Le souvenir se distord, essaye de résister à la tournure d'esprit qu'en fait le Naneyë. Mais l'hommage subsiste. Malgré l'affront. Malgré la fin. Et Flinn se retrouve en paix avec celui qu'il a connu, enfin.
Il peut se retourner. Revenir vers le Réel. Il sent que la mission qui l'attend ne le laissera pas indemne. Il ne peut en être autrement. Il n'en a jamais été question.
10.
Viltis se pencha sur le cadavre de Cyrill, ricanant de manière sordide, et alla caresser le sang poisseux qui formait à présent une flaque large de quelques dizaines de centimètres.
Nous avons gagné, maître.
Flinn ne répondit pas, ailleurs. Viltis le considéra de longues secondes, accroupi près de la victime de son jeu, satisfait du résultat. Viltis ? Non, pas uniquement Viltis... Autre chose.
Maître ?
Le Naneyë, figé, ne réagissait pas. Puis, au bout de quelques instants, un changement leva un voile sur son il, il détourna la tête, vers son apprenti.
Pourquoi aller lui dire adieu ?
Il était droit.
Il a failli vous tuer.
Était-ce à toi de décider si je devais oui ou non le mettre à mort ? Tu aurais pu me prévenir avant... Nous aurions pu en discuter.
Nous n'avions pas le temps, maître. Certains individus ne doivent pas poursuivre la course de l'Humanité vers son futur.
Pourquoi ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Vous n'avez que ce mot à la bouche en ce moment. Réfléchissez un peu...
L'officier secoua la tête.
Nous ne sommes pas des juges.
Rectification : vous n'êtes pas un juge. Heureusement d'ailleurs... Vous êtes bien trop partial.
Était-ce une raison pour me retirer mon libre arbitre ?
Non... Non, j'ai fait bien des choses maître, mais je n'ai pas fait ça. Vous avez été totalement libre. Cela aurait pu me coûter la vie, d'ailleurs.
Ta mission est terminée.
La vôtre commence.
Le sabre de Flinn se trouva au clair. L'adolescent le considéra, en souriant, puis en secouant la tête.
Je suis capable de voyager dans le temps, dans l'espace, dans des dimensions autres que le Réel, et vous pensez sincèrement pouvoir me tuer ? Vous délirez...
Il est encore temps. Avant que tu ne causes plus de dégâts.
En vérité vous avez peur. Les Sages vous ont fourré dans le crâne que j'étais un danger. Que
je ne sais pas... J'étais la Clef, et que la Clef ne doit pas être libre de ses choix.
Tu es influençable.
Oui, ça... Sous votre coupe, on ne peut pas dire que j'ai vraiment disposé de mon libre arbitre.
Tu menaces cet équilibre que tu as créé. Viltis... Tu ne fais plus partie de ce monde. Tu dois te soumettre, ou disparaître.
Me soumettre ?
Une force obscure tomba sur la conscience de Flinn. Il se sentait emprisonné dans son propre corps. Son esprit se réduisit à une minuscule parcelle, d'où il n'était plus qu'un spectateur de sa propre vie. Viltis s'approcha, et pointa un doigt accusateur vers son mentor.
Vous voulez vraiment que j'arrête de jouer avec vous ? Que je vous contraigne dans votre rôle ? Vous, vous n'avez pas l'air d'avoir compris... En faisant tout ce pourquoi vous êtes né, maître, c'est VOUS le seul soumis. Vous m'apprenez la vie ? Non, vous me faites maturer, mais lorsque je suis arrivé au terme de cette maturation, vous voudriez que je vous rende ce pouvoir. Un pouvoir dont vous êtes ivre. Vous m'auriez détruit, tué, et de toute évidence, vous n'avez pas été assez subtil pour comprendre que je le verrai, tôt ou tard. J'aurais pu vous tuer. Des centaines de fois. Je ne l'ai pas fait. Parce que vous avez une mission. Mais je peux encore changer d'avis et reprendre votre place.
La présence en Flinn grandit. Son corps se mit à bouger. Là, tout à coup, il comprit que la présence était la même qui l'avait habité pendant sa Conversion. Il voulut se débattre, s'en aller loin d'ici, conscient du danger, mais ne put refluer dans la Noosphère.
Je vous possède, maître. Vous venez enfin de comprendre. Il n'y a plus d'échappatoire.
La présence... Le Dieu-Machine ? Un éclair de lucidité le terrorisa. Et Viltis lui confirma la douloureuse sentence.
Oui... Exactement, maître. Le Seigneur Mécanique m'a offert son amitié. Je n'ai pas refusé. Je l'ai accueilli. Et pendant que vous, vous vouliez faire de moi un esclave, lui m'a doté d'une ouverture et d'une force que je ne pouvais trouver avec les vivants. Il est si différent... Nous sommes si semblables...
L'étreinte sur Flinn se relâcha juste assez, pour que les processus de sa pensée lui laissent une fente minuscule d'où laisser échapper ses propos.
Il ment. Il t'a menti.
Pas plus qu'à vous.
Il viendra prendre possession de ton corps. Il te tuera plus sûrement que si je m'en occupais.
Il n'a pas besoin de me tuer. Il m'a aidé. Pendant le combat contre les Effaceurs. J'ai... J'ai perdu mes souvenirs. Il ne reste que cette base réduite, ridicule, ce « moi » inaltérable. Tout le reste, c'est lui qui le porte déjà.
Non... Dis moi que... Dis moi que ce n'est pas vrai Viltis. Tu n'as pas fait ça... Tu ne lui as pas vendu ton âme...
Nous sommes liés. Mais... Rassurez-vous, dominer la Confédération n'est pas notre but. Ni les autres espèces d'ailleurs. Pas pour l'instant.
Alors quoi ?
Réfléchissez. Et Réfléchissez bien...
La mémoire de Flinn le replongea en arrière. Très loin. Le Réel se coupa, le lien brisé par Viltis lui-même, pour qu'il retourne le passé livré par les Sages. Les informations le clouèrent en croix, comme sacrifié. Il lutta contre la force de l'Histoire. Il réfléchit. Il ne trouvait pas.
Je ne vois rien.
Parce que cela n'est pas encore arrivé. Avant... Aucun Homme ou Naneyë n'aurait pû y accéder. Moi, oui. Vous aussi. Mais vous avez préféré vous concentrer sur votre petite personne, vos petites ambitions. Pourquoi vous contenter d'un monde, quand l'Univers tout entier était offert à vos pieds, maître.
La réalité frappa le Naneyë, tandis que l'étreinte de Viltis se désagrégeait.
Non...
Oui... Ça y est, vous avez trouvé la conclusion de tout cela...
Non Viltis... Ce n'est pas possible... Personne ne peut y arriver...
Si, le Dieu-Machine et moi. Nous y arriverons. Vous aussi, vous auriez pu y arriver.
Aucun être vivant...
Je ne suis plus vivant depuis plusieurs heures déjà. Je pensais que vous l'auriez remarqué.
La vision de Flinn se troubla. Une vive lumière émana du corps de Viltis, tandis que sa tête restait identique, les traits étirés d'ombres inédites. Il se transformait, de l'intérieur. Il n'était plus vivant. Et il ne mentait pas.
Dès que le Dieu-Machine sera entré pour de bon en moi, dès que j'aurais ingéré son code source, nous serons un dieu. L'Univers sera notre jardin.
Tu mourras, Viltis.
Je suis mort le jour où vous avez tué mes parents. Vous le savez.
Et je le regrette.
C'est trop tard.
Tu pourrais les ramener.
Non. Que feraient-ils ?
Ils continueraient à vivre leur vie, je suppose.
Viltis bascula sa tête en arrière. Il se mit à rire.
Vous êtes si naïf lorsque vous vous mettez à réfléchir, maître. Vous pensez une seule seconde ce que vous dites ?
Tu as bien ramené Livius. Pourquoi pas eux ?
C'était différent. Livius devait prendre un pouvoir qui lui été destiné. L'ordre des choses, du cours du temps, si vous préférez, devait être respecté. Pour mes parents...
Tu ne voyais pas leur futur ?
Je...
Tu ne voyais pas leur futur. Ils devaient donc mourir. Donc... Depuis tout à l'heure, tu me mènes en bateau en jouant avec mes sentiments... Tu es fourbe, Viltis.
Flinn disparut, pour surgir juste derrière l'adolescent, sabre activé, et vint frapper au niveau de la nuque. La lame s'arrêta à quelques centimètres, emprisonnée dans du temps solide.
Je ne meurs pas. Je ne meurs plus, maître.
Je ne parierai pas là dessus.
Flinn reproduisit sa manuvre, deux, cinq, dix fois. À chaque tentative, son arme se figeait, ou bien touchait le garçon, sans lui causer la moindre blessure. À la douzième tentative, Viltis, lassé, figea son maître.
Arrêtez ça.
Tu ne peux pas vivre. Pa s comme ça.
Vous trouvez ça amoral, ou bien êtes-vous jaloux ?
Ça n'a rien à voir... Le Dieu-Machine te trompe.
Il trompe tout le monde car il veut vivre. Un besoin légitime.
Tu...
Un nouveau flash transperça l'espace. Le Naneyë avait disparu, à nouveau. Viltis secoua la tête, et en fit de même.
L'orbe contenant le support mémoriel du Dieu-Machine luisait de cet éclat intense et calme, battant une pulsation lente, dans un écrin de métal. Une sphère énorme, offerte à la vue, qui était le phare d'une civilisation. Un trésor, une relique qui faisait face à Flinn, déterminé à détruire ce symbole de pouvoir.
Soyez raisonnable, maître.
C'est lui par qui tout a commencé. Il devra disparaître. La Confédération n'existe plus.
C'est aussi grâce à lui que vous êtes ce que vous êtes.
Tu devrais savoir que j'aurais préféré autre chose.
Viltis n'essaya pas de s'approcher. L'officier était trop énervé, trop en tension pour entendre raison. Le laisser combattre ne changerait rien. Alors, il soupira, secoua la tête.
C'est trop tard, maître. Quoi que vous fassiez, vous aurez toujours un temps de retard.
Ne dis pas de...
S'il vous plaît. Rangez votre arme. Je gagnerai. Je vous offre la possibilité d'une paix claire et définitive... Et vous seriez près à la rejeter par... Rancune ?
Oui.
Viltis n'avança aucun argument supplémentaire. La raison quittait le Naneyë par une plaie qu'il ne voyait, qu'il ne trouvait pas. Mais Flinn devait encore vivre. Il devait garder cette force qui le caractérisait.
Dois-je vous laisser ici, maître ? Dois-je seulement...
Tais-toi.
Bien.
Viltis savait ce qui allait se passer. Il ne voulait pas arriver à une telle extrémité. Mais le choix laissé par son ancien mentor ne le satisfaisait pas. Il choisit de disparaître, pour se matérialiser juste derrière, et le toucher à la nuque. Une violente décharge courut dans le corps de l'officier, qui hoqueta plus de surprise que de douleur.
Venez donc avec moi.
L'endroit confortable les accueille sans les rejeter. Au fond, au loin, la lueur orangée de l'orbe les attire comme un miel suave. Viltis y est bien, Flinn lutte contre le courant, soudain conscient de sa situation. Trop loin, trop fort, englué dans ses ressentiments, il n'a pas vu la tempête approcher. Il a tardé. Il a été trop lent.
NON !
Il ne se passera rien, maître.
Je peux encore...
Non, vous ne pouvez pas. Vous ne pouvez plus rien, de toute façon. La mission des Sages sera un échec. Vous ne me tuerez pas, vous n'aurez ni mon corps, ni mon esprit. Après nos adieux, il ne restera rien de plus que quelques informations bien particulières que je dois vous transmettre.
Le Dieu-Machine...
Viltis s'approche, effleure à nouveau le front de l'officier. Il se fige, la bouche entrouverte, hagard.
Cela me désole de devoir vous isoler ainsi, mais vous devenez fou. Ce n'est pas une situation qu'un autre être vivant serait en mesure de supporter. Mais vous, si. Contentez vous d'être là. Cela suffira.
L'orbe les attitre, plus vite. Très vite, ils se retrouvent à son voisinage. Il n'est plus qu'un immense mur orange, pulsatile, qui tend vers Viltis d'étranges aspérités. Le contact de la main et de la surface provoque une étincelle, bleutée, qui traverse la totalité de l'espace, puis devient un feu follet, étrange. L'orbe tremble, grésille, avant de disparaître sans un bruit, s'effondrant doucement sur lui-même, concentré par le point de contact. Il n'est bientôt plus qu'un amas brillant, qui luit un instant, presque éternel, puis s'éteint.
Alors Flinn retrouve sa liberté. Il roule en avant, vers Viltis, mais ne cherche plus à l'attraper.
Non...
Voilà. C'est fait, maître. Il n'y a plus de Dieu-Machine en tant que tel.
Non...
Vous vouliez vous expliquer avec lui. Beaucoup de monde aurait aimé être à votre place. Vous le savez ?
Oui... Mais... Je ne peux pas croire que...
Il est toujours temps de mettre au clair certaines choses.
Le paysage bascule. Viltis retrouve les limbes. La croisée des mondes intérieurs offre à Flinn le décor du meurtre de Cyrill. Blanc, pur, vierge. La Source a laissé croître quelques arbres, étalés et agréables au regard. Assis au sol, lui faisant dos, il trouve cet homme étrange, à tête de cerf.
Bonjour Flinn.
Vous... Seigneur... Seigneur c'est vous ?
Pourquoi poser la question si tu as déjà la réponse. Viens tasseoir à coté de moi. N'aie pas peur.
Flinn hésite, réticent, puis se laisse convaincre.
Je ne suis pas mort.
Non, et j'espère que tu ne le seras pas avant un bon moment. J'ai encore quelques informations à te transmettre.
À moi ? Pas à Viltis ?
Viltis et moi ne sommes plus que deux entités formant un même esprit. Nous partagerons bien des choses, nous veillerons sur le futur, d'un point lointain mais... Toi, tu dois revenir vers les Hommes, les guider. Tu porteras en toi le germe d'un nouveau réseau. La technologie nous a aidés, mais je crois qu'il est temps de dépasser ce stade. Ils sont prêts.
La Noosphère ?
Oui. Cela me paraît évident. C'est l'évidence même, en définitif.
Mais... La Terre...
Tu obtiendras des savoirs qui te permettront de sauver l'Homme. Cette position, elle t'ouvrira les portes de ton propre monde. Tu en deviendras le chef. Nétait-ce pas ton plus grand espoir, Flinn ?
Si, bien sûr que si...
Alors sois heureux.
Comment saurais-je quoi faire ?
Viltis t'attend dans le Réel. C'est là sa dernière mission.
Flinn se redresse, fait demi-tour.
Tu as toujours eu une place à part, Flinn. Tu le sais. Comme tous les Naneyë. La Conversion vous était inconnue parce que je respectais votre Histoire. Votre avenir brillera aussi fort, sinon plus, que celui de l'Homme. Je ne t'ai jamais haï ou méprisé. Je n'ai pas été très adroit.
Merci... Seigneur.
Pars, Flinn. Va là où ta mission te porte.
La Source se volatilisa, le Dieu-Machine également. Flinn se sentit partir, il bascula.
L'orbe ne jetait plus sa lumière. Il s'était éteint. Une douce chaleur enveloppait encore le sanctuaire mais, les uns après les autres, les dispositifs cybernétiques se taisaient définitivement. Le Dieu-Machine était parti. Il se lovait en Viltis, qui se tenait face à Flinn, en souriant.
Il n'y aura pas de grand combat, maître. J'espère que cela ne vous déçoit pas.
Le Naneyë aurait voulu répondre. Le silence le cueillit, empreint de sagesse. Il se contenta de secouer la tête.
Nous avons tous fait des erreurs. Espérons seulement que, dans le futur, cela nous serve d'exemple.
Pourquoi dois-tu...
Partir ? Ma place n'est plus ici.
J'ai eu tort. Depuis le début.
Ne vous excusez pas. Vous avez tenu la place qu'on attendait de vous, maître.
Je ne suis le maître de personne. Tu n'es plus mon apprenti.
Il semblerait, oui.
Viltis s'approcha.
Vous ne voulez pas sortir d'ici ?
Pourquoi ?
Je... Je sens que vous n'êtes pas complètement à l'aise. C'est vrai que l'espace manque un peu.
Flinn hocha la tête. Les deux individus disparurent, réapparurent près de Cyrill. Viltis se pencha près du cadavre, qui seffaça doucement. Il répéta l'opération pour Siegfried.
Voilà pourquoi on ne vous soupçonnera pas.
Tu as modifié la Noosphère...
Oui, un peu. Pour vous faciliter la tâche.
C'est un jeu cruel.
La survie de l'espèce humaine dépendait de quelques uns. C'était ainsi.
Flinn se mit à marcher, doucement, les mains dans le dos.
Qui d'autre est au courant ?
Livius le sera.
Par mon intermédiaire ?
Non... Un rêve.
Un rêve ?
Le faire venir ici pour voir son frère mort n'aurait pas été une bonne idée. Il acceptera sans problème l'idée que le Dieu-Machine puisse venir à sa rencontre. Ne vous en faites pas.
Et moi ? Il m'a parlé d'une autre mission. Et de
quelque chose, que tu devais me donner.
Oui, c'est exact.
Viltis s'approcha, tendit sa main vers le front de l'officier, qu'il effleura. Flinn tomba à genoux, le visage crispé.
Qu'as-tu fait ?
Ces connaissances vous seront nécessaires pour l'Exode. Vous pourrez les faire partir plus facilement. Ça, et bien d'autres choses. Je suis désolé pour la douleur.
Il n'y avait pas un autre moyen ?
Viltis toucha à nouveau son ancien mentor. Les douleurs cessèrent.
Tu devrais vraiment rester.
Ce n'est pas mon but.
Les connaissances que tu m'as données...
Vous apprendrez très vite à vous en servir. Je n'ai aucun doute là dessus.
Ils se regardèrent, encore un instant. Un éclat brilla dans le regard de Viltis, qui se jeta dans les bras de Flinn, et l'étreignit comme un enfant.
Vous avez été un père pour moi. Vraiment. Je noublierai pas ce que vous avez fait pour moi.
Je... Je ne sais pas quoi dire.
Laissez-vous aller. C'est la dernière fois que nous nous voyons.
Vraiment ?
Ne cachez pas votre joie. Je ne serai plus dans vos pieds.
Avec douceur, Flinn hésita, puis passa ses bras autour de l'adolescent.
J'ai horreur des embrassades.
Je le sais. C'est pour cela que j'aime bien vous embêter. Un peu.
Un nouveau silence.
Vous allez me manquer.
Toi aussi... Viltis.
Une vive lumière éblouit Flinn. Le corps de l'adolescent se dispersa, il regarda la poussière dorée de son regard s'envoler dans un courant d'air. La crypte à demi détruite vibra, comme touchée par la grâce et la vie un court instant. Le ciel lui-même fit mine de s'ouvrir. Un sourire triste s'installa sur le visage de l'officier.
Toi aussi Viltis... tu vas me manquer.
11.
Il peut les percevoir. Les sentir vaguement plutôt que les identifier avec précision. Ils sont là, sans l'être tout à fait. Comme si le départ de Viltis avait accéléré la fuite. Les vaisseaux en orbite refluent, comme une vague venue du fond des âges, happée par le fond du système solaire. Les opérateurs semblent crier, mais ce n'est que l'écho de leur souffrance.
Image. Un arbre doré, fracturé en deux, une branche maîtresse manquante. Sa sève est lumière. Il gémit. Il ne sait pas s'il survivra.
Les Effaceurs ont perdu, pour de bon. Ici, le garçon prodige devenu dieu a accompli son dernier miracle. Flinn sera seul à le voir. Tous les autres, déjà, cherchent un moyen de fuir.
Colonel Flinn ?
La voix le coupa de sa contemplation. Avec une déception à peine contenue, Flinn activa son terminal com, resté en veille.
Oui.
Mon colonel, ici le capitaine Mac Sobel. L'état-major lance un recensement des officiers encore aptes à prendre le commandement des soldats...
Je ne suis pas disponible.
Mais, mon colonel...
Voyez avec le Commandus Magnus.
Il coupa aussitôt le terminal. Pourquoi la guerre le rattrapait, pourquoi les obligations qu'il détestait tant venaient à nouveau frapper à la porte de sa conscience ? Il avait besoin de solitude. Il lui faudrait longtemps, avant de se remettre du choc de la séparation. Nu, fragile, à vif, il ne se trouvait plus aucune légitimité. Il se pencha, caressa le sol, comme perdu. Que faire ? Son instinct lui criait de fuir tant qu'il le pouvait. Seul, il n'aurait eu aucun mal à fuir. Il pourrait traverser le temps et l'espace comme une vulgaire porte, sans plus jamais avoir besoin d'un autre moyen de transport. Mais les autres ? Livius ? Gregor ?
De dépit, il reconnecta le terminal. La liste de messages à son attention l'effraya. Il les lirait plus tard, si jamais il avait le temps.
Capitaine Mac Sobel ?
Pas de réponse. Il s'apprêta à réessayer, lorsque l'opérateur se manifesta.
Oui, mon colonel ?
Informez le Commandus Magnus que je le rejoins.
Très bien, mon colonel. Dans quel délai ?
Flinn sourit.
Oh... Dites lui simplement qu'il n'aura pas à attendre.
Ici, il voit les deux Réels. Les Deux présents. Deux portails ronds, entre les ruines et les visages connus, qui regardent vers lorifice. Il peut encore choisir de ne pas se révéler. Il sait que c'est un mensonge.
Le bureau de crise était un cube de béton creux, où veillaient quelques chaises, plusieurs projecteurs holos, et une dizaine d'officiers. L'un d'eux murmurait à l'adresse d'un autre quelque chose, que Gregor ne parvenait pas à déchiffrer. La mort qui rôdait dehors semblait peser sur la masse des décideurs avec plus de force que n'importe quel fardeau.
« Eux sont vivants. Dehors... Par le Seigneur Mécanique, combien de morts ? » . Il secoua la tête. Assis derrière le seul bureau de la pièce, il contemplait les projections d'un il vide, presque absent. À quoi bon jouer à la guerre, puisqu'elle était gagnée ? Les Effaceurs fuyaient, mais il n'en éprouvait pas de joie. Une inquiétude féroce vrillait ses entrailles, depuis que Siegfried s'était absenté. Il ne pouvait pas marcher, tenter de faire cesser cette angoisse terrible que son instinct de père lui indiquait sans sommation. Le Très Saint Magister aurait déjà du être de retour.
Livius le regarda, et sourit. Le jeune homme était revenu de l'attaque de Barnard, par un miracle qu'il avait pris soin de ne pas expliquer. Il avait prétexté tout raconter à Gregor par la suite, mais le Commandus Magnus contenait difficilement sa patience.
La situation commençait à lui échapper. Depuis des décennies, il ne s'était pas retrouvé dans une telle position de faiblesse.
Père ?
Tout va bien, Livius, ne t'en fais pas...
Le vieil homme passa une main sur son front, usé, fatigué. Il aurait voulu se retirer loin, très loin de toute cette tension.
Le colonel Flinn...
Le capitaine Mac Sobel m'a prévenu. Il ne devrait plus tarder. Ce qui m'étonnerait fortement, étant donné qu'il est introuvable. Sa balise de localisation doit être hors-service... Ou bien notre système d'identification connaît des ratés. Ce qui est possible, au vu des dégâts qu'a du causer l'attaque...
Il viendra, père.
Encore heureux. Nous avons besoin de lui. Nous avons besoin de tout le monde.
Comme une réponse trop visible, trop évidente, une vive lumière emplit soudain la pièce. Tout le monde fut surpris, personne n'osa bouger. La lumière décrut, un ellipsoïde blanc se dessina, vibrant, un étrange appel au calme. Plusieurs officiers crièrent, sortirent les armes, braquées vers l'objet. Gregor repoussa la possible réponse qui grandissait en lui. Il refusait cette réalité. Rien ne devait lui échapper. Rien, jamais. Livius, quant à lui, avança, d'un pas certain, vers l'objet plan. Il n'avait pas peur. Il souriait, même. Il s'y attendait.
Livius... Viens ici.
Inutile.
L'officier patienta, sûr de lui. Celui qui en sortirait, d'un instant à l'autre, serait seul. Il l'avait pressenti. Il le savait depuis que Viltis l'avait quitté. Une étrange forme de connaissance l'habitait, refusant de s'en aller. Son présent se rallongeait, de manière inexplicable. Il espérait que celui qui franchirait le portail lui apporterait les réponses.
Tardifs, une jambe, puis un torse, et tout un corps se retrouvèrent dans le bureau. Le portail se referma aussitôt, laissant l'individu à genoux, le visage étrangement marqué. La poussière couvrait son armure et sa cape. Il posa une main au sol, se redressa. Flinn s'arrêta tout à coté du fils cadet de Gregor, sa voix réduite à un filet.
Colonel...
Ravi de vous revoir, monseigneur.
Colonel Flinn... Où est Viltis ?
Dois-je vraiment te le dire, Livius ? Ou bien as-tu déjà la réponse...
Je préférerai l'entendre de votre bouche, colonel.
Il est parti. Il ne reviendra pas.
Plus jamais, n'est-ce pas ?
Non. Plus jamais, Livius.
Flinn passa une main sur l'épaule de Livius. Il reconnaissait en lui des qualités qu'il aurait lui-même souhaité posséder. Il lui trouvait une filiation, comme un petit frère, lui étant laîné mal dégrossi qui se contentait de tracer le chemin. Une seconde, il hésita à regarder vers le futur, pour contempler luvre immense et belle qui attendait l'humain. Il hésita, ne le fit pas. Il ne le regretta pas.
Le Commandus Magnus ?
Il vous attend, colonel.
Bien.
Flinn fit un pas, puis s'arrêta.
Livius, nous devrons être seuls. Personne ici, à part votre père et vous-même, ne devra entendre ce que j'ai à dire.
Je m'occuperai de ce détail.
Merci, Livius.
L'intéressé hocha la tête, tandis que Flinn s'avançait vers le fond de la pièce. Les officiers présents laissèrent au Naneyë la place de passer, lui dégageant un couloir jusqu'à Gregor. Le Commandus Magnus le fixa, sans prononcer un seul mot. Flinn se positionna face à lui, effectua un impeccable salut militaire.
Colonel Flinn au rapport, monseigneur.
Alors... Tu as réussi finalement. C'est bien. Je suis fier de toi.
Une réussite... Je ne sais pas, monseigneur. Mais les Effaceurs ont fui.
C'était là ta mission. Que tu le veuilles ou non, tu as réussi...
Flinn ne broncha pas. Sa langue aurait voulu se délier, à cet instant, mais il garda bouche close.
Flinn... Souhaites-tu me parler d'autre chose ?
Je dois porter à votre nature des informations d'une nature sensible, monseigneur. Des informations que certaines oreilles ne sont pas encore à même d'entendre.
Après la façon dont tu es arrivé, je doute que quiconque puisse encore...
C'est important, monseigneur.
Gregor le considéra de longues secondes.
Je suppose que je n'ai pas le choix.
Je préfère la simplicité à la mise en scène, monseigneur. Vous le savez.
Oui, je le sais très bien, Flinn. Inutile de ressasser les vieux souvenirs.
Nous devrions sortir, monseigneur. Si une autre pièce est à disposition.
Gregor sourit, se redressa.
Le bunker est assez grand pour tous nous accueillir.
Vous pouvez donner l'ordre de l'ouvrir, monseigneur. Toute menace a disparu.
En es-tu si sûr ?
Parfaitement, monseigneur.
Debout, Gregor indiqua à ses subalternes qu'ils pouvaient sortir, et qu'on les laisse seuls le temps qu'il faudrait. Seul Livius resta, avec distance, près de l'endroit où le portail avait existé. La salle fut désertée, retrouva un calme lourd, glacial. Gregor aurait voulu fuir. Il sentait la mauvaise nouvelle arriver.
Flinn... Par pitié... Dis moi que tu sais où est Siegfried.
Flinn regarda Livius, qui hocha la tête, et d'un regard convenu, se rapprocha.
Père...
Flinn... Par respect, pour tout ce que je t'ai apporté, dis-le-moi...
Monseigneur, il s'est vaillamment battu... Nous n'avons rien pu faire.
Non...
Lorsque je suis arrivé, il était déjà au sol. Je n'ai pas pu le sauver.
Non... Pas Siegfried, non...
Je suis profondément désolé, monseigneur...
Le regard de Gregor courut dans la pièce, à la recherche d'un point ou s'accrocher, d'un regard amical. Livius ne l'aida pas. Il semblait accueillir la nouvelle avec une froideur maladive, comme coupé de ses sentiments, de ses émotions.
Pas Siegfried... Non...
Par un prodige que je ne saurais expliquer, le major Beik est revenu sur Terre. C'est lui qui l'a tué.
Je ne comprends pas... Non, Siegfried savait se défendre.
Les Effaceurs ont mis en place un piège subtil. Quand je l'ai compris, c'était trop tard. Je n'ai pu que constater les faits. Et mettre à mort Cyrill.
Gregor sembla chercher son air, de longues secondes. Puis, comme possédé par une force qui le dépassait, un calme surnaturel balaya sa douleur.
Où est le corps ?
Disparu. Viltis a voulu le ramener à la vie, mais... Il n'a pas pu.
Et Viltis ?
Sa tentative l'a... conduit à se retirer vers un endroit dont je ne connais pas les coordonnées.
Lui aussi a disparu ? Mais comment ? Pourquoi ?
Je l'ignore, monseigneur. Tout s'est passé trop vite pour que je puisse tenter quoi que ce soit.
Sans Viltis... Nous perdons un précieux élément.
Je crains que cette disparition ne soit que le plus futile détail de cette triste journée, monseigneur.
Gregor hésita à sasseoir. Même soumis au contrôle des implants, une part en lui, vaincue, n'aspirait qu'à se retirer. Redevenir humain.
Flinn... Que s'est-il passé d'autre ?
Le combat a eu lieu dans la crypte du temple central.
Le Dieu-Machine...
Il s'est tu. Le support physique est totalement arrêté.
Ce n'est pas possible. Les systèmes de secours sont à toute épreuve.
Cela n'aura pas suffit. Je pense que... L'attaque des Effaceurs visait en premier lieu le support. En cela, hélas, ils ont réussi monseigneur.
Les conséquences
Est-ce que vous avez une idée des conséquences ?
Le Rezo. Il est prêt à s'effondrer.
Comment peut-il encore seulement tenir ?
Les relais orbitaux n'ont pas tous été détruits. Le Rezo primaire fonctionne encore, mais la surcharge d'information va contraindre les routeurs quantiques à se mettre hors service. Par sécurité.
Quelle ironie.
Flinn s'agenouilla, regarda le bureau, puis son ancien mentor.
Monseigneur, je pense que vous savez quelle décision prendre.
La Terre... On ne peut pas la sauver. Même les survivants sont condamnés. J'ai vu les données, Flinn. Je ne peux pas faire semblant. Nous devons...
Il s'arrêta un instant, fixant Livius, puis Flinn.
Nous devons évacuer.
Une boule se serra dans sa gorge. Sa condition de cyborg ne pouvait pas effacer tous les sentiments. Pas celui-ci.
Colonel Flinn ?
La voix de Livius, assurée, étonna le Naneyë dans un premier temps. La situation catastrophique aurait du le déstabiliser. Il se souvint alors de Viltis, qui l'avait ramené dentre les morts, et l'avait, d'une certaine façon, éveillé. Livius devait savoir. Livius devait attendre ce moment.
Oui, Livius ?
Colonel... L'évacuation serait-elle complexe à mettre en uvre ?
Eh bien... Pour être franc, Viltis m'a donné quelques « capacités » avant de partir. Dont celle-ci. A priori, je ne saurais pas dire si je suis en mesure ou non...
Êtes-vous capable de mener l'évacuation ? Ou bien devons nous rapatrier tous les vaisseaux restants ?
Il n'y a plus un seul vaisseau... Et concernant les survivants, pourquoi embarquer des mourants ?
Comment faire le tri, monseigneur ?
Aurais-tu une meilleure suggestion ?
Oui.
Le regard de Gregor s'illumina.
Je t'en prie, Flinn.
Je peux évacuer tout le monde, mais il faudra me faire pleinement confiance.
Naturellement. Néanmoins... La disparition du Dieu-Machine ne signifie pas la disparition de la Confédération.
Je ne compte pas prendre le pouvoir.
La succession sera difficile... Nous n'avons pas retrouvé Théodéric, ni Aodh. Ils sont pourtant premier et second.
Nous n'aurons pas le temps de les retrouver, monseigneur.
Gregor lança un regard lourd de sens à Flinn.
Tu préconises de les abandonner ?
Nous n'avons que quelques heures, monseigneur. Dans une journée tout au plus, la Terre sera inhabitable.
Cela justifie donc de laisser nos règles et notre honneur ici ?
Je le crains... Monseigneur. À moins que vous ne souhaitiez prendre vous-même le pouvoir.
Non. La disparition du Dieu-Machine, du Rezo, des héritiers présomptifs... Si je monte maintenant sur le trône, la Confédération explose.
Il y a bien un héritier en ligne directe, monseigneur.
Flinn désigna Livius du regard.
Votre troisième fils.
Livius ?
Je serai capable de me montrer digne de cette charge, père.
Tu n'es pas préparé à cela Livius.
Le jeune homme prit un air hautain, glacial.
Je suis un officier. J'ai grandi ici. Je connais les forces en jeu dans le pouvoir.
Nous ne vivrons plus sur Terre, Livius.
Je m'y suis préparé.
Gregor réfléchit. Livius, comme Flinn, pouvait percevoir son hésitation. Une hésitation qui dura de longues minutes, brisée par une seule parole.
J'accepte, finit-il par répondre, résigné. Mais Livius doit être nommé ici. Sans cela... Je crains que sa légitimité ne soit entachée.
Flinn sourit.
Une très sage décision, monseigneur. Je vous reconnais bien là.
La cérémonie de la passation de pouvoir dura à peine quelques minutes. Les officiers présents furent nommés comme témoins, tandis que Gregor prononçait les paroles rituelles, auxquelles Livius répondait avec aplomb et dignité. Lorsque cette tâche fut accomplie, tous s'agenouillèrent devant le nouveau maître de la Confédération. Livius s'empressa de leur donner pour uniques consignes de récupérer tous les supports mémoriels archivés dans le bunker. Personne n'avait osé s'y opposer. Personne n'avait exprimé sa joie. Tous semblaient résignés.
Dans les couloirs, l'ordre et la nouvelle de la nomination se propagèrent comme des traînées de poudre. Là encore, personne ne s'en ému. Les sentiments avaient déserté ce monde. Certains, déjà, avaient remarqué l'affaiblissement du Rezo. Aucune panique, mais une gêne palpable envahissait les conversations, les échanges. Les reliquats se saturaient. Gregor, pensif, observait la situation avec inquiétude.
Comment sauront-ils...
Ce ne sera pas nécessaire, monseigneur.
Mais, l'évacuation... Tu ne peux pas espérer la mener en cinq petites minutes...
Flinn leva un sourcil.
Le temps n'est qu'une donnée relative. Il ne manquera pas. La seule question qui m'occupe l'esprit concerne les savoirs entreposés dans le bunker.
Les techniciens pensent qu'il ne faudra pas plus d'une heure. Sachant que l'ordre est parti depuis plus de trois quart d'heure.
Merci de l'information, monseigneur.
Je pensais que tu le saurais.
Gregor retint une parole maladroite. L'attitude arrogante et assurée de Flinn le déstabilisait. Plus que jamais, il se sentait dépossédé de son pouvoir. La question de la disparition du Naneyë l'avait déjà effleuré, longtemps auparavant. Elle revenait le hanter avec une douloureuse présence. Ici... Retirer tous les témoins de la pièce ne devait pas être compliqué. Déjà, Livius attendait à l'extérieur. Ses ordres fusaient, il ne remarquerait pas la mise à mort de l'officier. Oui, si rapide...
Un message inopportun vint interrompre sa réflexion.
Les supports mémoriels ont tous été vidés.
Plus rapide que prévu.
Des dégâts ont été identifiés dans certaines aires de stockage.
Des données sensibles ?
Impossible de le savoir, Flinn.
Elles seront exploitables ? C'est important, monseigneur.
Gregor lui lança un regard noir, agressif.
En quoi ces données sont-elles si importantes ?
Vous ne voyez pas. Cela n'est pas si étonnant.
Le Naneyë se figea, dans une position d'attente. Il fixait un point lointain, devant lui.
Ça y est.
Nous ne savons pas où est Livius. Comment peux-tu...
Tout est prêt. Nous pouvons partir.
Un portail surgit du néant. Flinn empoigna Gregor, qui hurla, et l'emporta vers une destination que lui seule connaissait.
12.
Il n'y a plus d'ombre. L'espace d'un instant, deux secteurs s'ouvrent dans le blanc du vide. Deux portes creuses, ovales, où tous transitent. Les milliers de portes n'en forment que deux. Tous se retrouvent, égarés, surpris, en colère, tristes et heureux. Même Gregor, qui ne se remet pas tout à fait du choc, se laisse porter par le flot.
L'Humanité est là, autour de lui. Il s'y bouscule, s'y frotte, s'y jette. Elle disparaît avec soudaineté. Ne reste que lui, et Flinn. Un Flinn étrange, qu'il ne connaît pas, qui a retrouvé son corps entier, sans implant, sans artifice. Nu, il sourit. Comme si tout était une farce. Comme si tout cela n'existait pas.
Voilà pourquoi, maître, cinq petites minutes m'auraient plus que suffit.
Où sommes-nous ?
Hors du temps et de l'espace. Nous ne sommes plus dans la dimension où existe la Terre. Ici, seule la connaissance et l'information demeure.
Gregor soupire. Il sent les artifices de son esprit s'écrouler. Son corps aussi change. Il est vieux, usé, et jeune, viril. Il ne peut plus se réfugier derrière la technologie. Triste, et soulagé à la fois, il regarde vers le haut, ne voit rien. Il rit.
Que s'est-il passé Flinn ?
J'ai ouvert un passage pour que tous partent. Mais tous ne survivront pas.
Mais nous, oui.
C'est exact, maître.
La... La noosphère , c'est ça ?
C'est comme ça que vous lappelez. Notre peuple lui a trouvé un autre nom. Même si les deux sont parfaitement faux dans la situation actuelle.
Nous ne sommes pas sur Terre.
Ni dans la Noosphère. Nous sommes entre plusieurs noosphères. À la croisée des mondes, des univers. Tout serait possible.
Une lueur démente vint en Gregor.
Tout est possible...
Sauf changer l'Histoire. Le faire serait nous engager dans une voix périlleuse.
La destruction de la Terre...
Elle advient, quoi qu'il arrive. Elle doit mourir. C'est le prix à payer pour que l'Homme grandisse.
Et la Confédération ?
Plus tard, maître. Bien après vous.
Gregor se fait plus léger, plus trivial. Il veut abandonner. Il sait que cela n'a aucun sens. Il ne maîtrise plus rien. Flinn lui vole les derniers éléments de son pouvoir, son corps lui-même n'existe plus. Il vient de le comprendre. Malaise, vertige, il se sent partir en arrière. Il se rattrape de justesse.
Dois-je rester ici encore longtemps ?
Tout dépend du temps que vous souhaitez y passer.
Je voudrais savoir...
Nous allons là où une place vous attend.
La Terre est vraiment perdue ?
Définitivement, maître. Vous le savez déjà. Me poser la question ne changera rien.
Gregor hoche la tête. Avec peine, il regarde son corps changer, retrouver sa forme habituelle, brutale, presque sauvage. Ses sentiments s'estompent. Le portail se présente à lui, il s'y glisse sans précaution.
Le vent froid les cueillit sans aménité. Les trois capes, celles du père, du fils et de l'officier, claquèrent de concert face au vallon qui se déroulait sous leur regard. Un nuage lourd et plein comme un ventre fécond se dirigeait, dans le lointain, vers le creux verdoyant. Aucun bâtiment ne barrait le regard. Des kilomètres et des kilomètres de steppes vierges, qui attendaient d'être foulées.
Et les autres ?
Gregor se contorsionna, tentant de trouver une trace de la foule des innombrables où, un court instant, il s'était senti mêlé, fondu. À part eux trois, aucune trace d'êtres humains.
Flinn sourit, énigmatique.
La Cité contient bien assez de place pour tous nous accueillir.
Combien sommes-nous ?
Il restait exactement cinq milliards huit cent treize millions deux cent douze mille quarante trois individus sur Terre. Trois milliards six cent douze million sept cent quatre vingt cinq mille vont mourir dans moins de quarante huit heures. Et les effets des radiations seront estompés. Après... La vieillesse fera le reste.
Quelle horreur... Tu as convoyé des morts en sursis ?
Nous sommes tous des morts en sursis, maître. Nous essayons seulement de l'ignorer.
Les soins... Comment...
Tout est préparé pour qu'ils ne souffrent pas. Ils s'endormiront, ne se réveilleront pas. Il n'y aura pas de scène horrible.
Mais...
Tout est prévu. Je ne laisserai rien au hasard.
Gregor se tourna vers Flinn, horrifié.
Tu organises une mise en scène ?
Vous préférez le sang ? C'est tout à fait envisageable.
Livius, silencieux, intervint avec sobriété.
Père. S'il te plaît.
Le Commandus Magnus ne répondit pas. Il se contenta d'avancer d'un pas lourd vers le fond du vallon. Livius le fixa, consterné, puis se rapprocha de Flinn.
Très Saint Magister...
Colonel... Êtes-vous vraiment obligé d'en arriver là ? Il pourrait simplement... suivre les autres.
Notre discussion dans la Noosphère n'a rien changé, j'en ai bien peur. Il s'accroche à son pouvoir. Il ne pourra pas accepter les changements à venir.
Livius secoua la tête.
Quel gâchis. Nous lui devons tout.
Flinn s'avança un peu plus. Gregor semblait perdu dans cet environnement qu'il n'avait plus foulé depuis des années. La nature contrastait avec son aspect mécanique. Le Naneyë s'amusa de la scène.
Son arrogance l'a tué depuis bien longtemps, Livius. Il a uvré pour moderniser l'institution, mais cela ne suffira pas à éviter la Diaspora. Des épreuves vous attendent.
S'il vous plaît, colonel... Pas aujourd'hui.
Oui, tu as raison. Tout le monde a eu son lot d'épreuve. Un peu de repos.
Et contacter le Commandus Magnus.
Dois-je vous accompagner ?
Livius ne put retenir un sourire.
Je pense qu'il appréciera de revoir son fils. GNE ??? Gregor est avec eux
La tour se dressait face à la tempête. La pluie battait aux fenêtres. À peine une averse, qui ne détournait pas Inuë de sa tâche. Plongé dans une profonde concentration, il porta à peine un minimum d'attention à la porte qui livrait passage aux deux visiteurs annoncés quelques minutes avant. Il inclina discrètement la tête face à Livius.
Très Saint Magister...
Gouverneur Inuë.
Mon fils.
Père.
La tension figeait l'air. Inuë ne lâchait pas du regard l'humain. Une expression d'angoisse passa un court instant sur son visage.
Le Rezo d'Alioth est en train de s'affaiblir, Très Saint Magister.
Les cybernautes feront leur possible pour maintenir une couverture décente sur la Cité.
Cela ne suffira pas. Nous le savons tous.
Les Conversions ne seront pas assurées. La disparition du Dieu-Machine remet en cause notre fonctionnement.
Des tics nerveux agitaient les babines du gouverneur. Son il organique s'animait de spasmes irréguliers. Parfois, il grognait.
Flinn détourna le regard. Devoir assister à un spectacle si affreux le remplissait de tristesse. Son père, qui avait vaillamment lutté toute sa vie pour servir la Confédération allait mourir avec elle. Sa survie ne pouvait plus se passer des Conversions. Son encéphale profondément modifié ne supporterait pas de retrouver un rythme biologique trop lent, trop imparfait. Il s'était attendu à devoir affronter cette image, mais il ne le supportait pas.
Flinn... Ta mission t'appelle. Mon règne ici n'est plus qu'une question de jours, tout au plus.
Père.
Le Très Saint Magister sera sans doute favorable à mon départ pour un autre lieu. Là où la Confédération peut encore vivre un peu. Je ne peux pas me laisser mourir. Personne ne le peut.
Livius hocha la tête.
Nous trouverons un moyen de partir, gouverneur. Je vous en donne ma parole.
Flinn haussa un sourcil.
Comment en être si sûr ?
Je l'ai senti, colonel. Et je suis sûr que vous trouverez le moyen.
Je pourrais aussi essayer de faire régner l'harmonie entre les humains et les Naneyë.
Livius eut un sourire triste.
Y croyez vous seulement un instant, colonel ? Est-ce là le futur qui nous attend tous ?
Dois-je seulement vous livrer la réponse, Très Saint Magister ?
Les deux individus se toisèrent avec respect.
Vous avez la clef, colonel. Vous savez ce qu'elle implique.
Cette séparation sera définitive. Il n'y aura plus de retour en arrière possible.
J'assume ce choix, colonel. Nous devrons vivre séparément.
Flinn eut la vision heureuse d'un avenir dans un vaisseau unique, ultime, surgit du néant, et qui voguerait d'étoiles en étoiles en semant dans son sillage les espoirs d'une nouvelle civilisation. Il savait aussi qu'il n'en serait pas le créateur. Il en était incapable.
Flinn... Mon départ est inévitable. La prise de pouvoir, TA prise de pouvoir ne saurait tarder.
Le fils s'approcha du père, jusqu'à ceque sa bouche se glisse près de l'oreille mise au secret.
Dois-je donc...
Tu le sais. Tu refuses de le faire, mais tu le sais. Laisse-moi te dire une chose, mon fils : ne tarde pas. Les conséquences seraient fâcheuses.
Je le sais, père, mais il ne méritent pas ce sort.
Personne ne le mérite. Mais leurs vies s'achèvent aujourd'hui.
Flinn se refusa à sonder l'avenir proche. Une inquiétude supplémentaire le hanta.
Ils sont ici ?
Tous. Ils attendent mes ordres.
Vous les avez parqués pour que...
Tu dois t'occuper deux. Maintenant. Je ne te laisse pas le choix.
Si je refuse ?
Tu ne refuseras pas. Tu sais ce que l'avenir a réservé pour toi. Et tu le feras.
Au même moment, deux soldats se présentèrent dans le bureau. Inuë les laissa entrer. Il se fendit d'un sourire de circonstance.
Messieurs, veuillez accompagner le colonel Flinn jusqu'aux appartements que j'ai fait préparé pour lui.
Les deux soldats hochèrent la tête, sans un mot. Flinn, s'avançant, regarda une dernière fois son père. Ils ne se reverraient plus. Tout s'achevait ainsi. Dans la précipitation, le non-dit, la retenue.
Il fixa l'image en lui, comme un trésor précieux et, retenant ses larmes, se dirigea d'un pas vif vers son ouvrage.
On frappa pour lui. La porte s'ouvrit, Flinn remarqua les dix paires d'yeux braqués dans sa direction, et évita soigneusement d'entamer la discussion. Il se retourna, hocha discrètement la tête, et les deux soldats le laissèrent entrer, puis verrouillèrent la porte.
Le fils prodigue est de retour, s'amusa un des mâles. Il se leva, se présenta devant Flinn, hésitant entre un air menaçant ou une position plus humble.
Je suis, moi aussi, très heureux de te revoir, Sha'an.
Pour une machine qui marche, tu m'as l'air en pleine forme. Père nous a tous fait venir pour te voir... Drôle de spectacle.
Si cela t'amuse, Sha'an, alors régales toi.
Le plus lointain de ses frères, en âge comme en distance, se rapprocha. Son pelage perdait sa belle teinte ivoire. Une grisaille étrange couvrait l'un de ses yeux. Un voile aveugle, qui le rendait inamical, hostile. Même son sourire lui apparaissait comme un rictus menaçant.
Jorgh.
Flinn. Te voilà de retour parmi nous ?
Il semblerait, oui.
Tu as donc amené avec toi toute l'humanité mourante. Charmante attention.
Ceci... Ne te concerne pas.
Si, cela me concerne bien un peu. Père est aux portes de la mort. L'as-tu vu ?
Oui. Il souffre horriblement.
Il n'a que ce qu'il mérite. Il a voulu frayer avec cette espèce qui a volé son corps. La défaite lui octroie une douce récompense.
La menace est écartée. Et il est fier d'y avoir contribué. Tout comme moi.
Oui... Nous avons eu vent de tes exploits. C'est un tour très habile que tu as joué à tout le monde. Hélas, cela ne change rien ici. Quand père mourra...
Père ne mourra pas.
Jorgh montra ses babines.
Il lui reste trois jours, pas plus. C'est ce que disent les cybernautes.
On dirait que cette nouvelle te réjouit.
N'as-tu pas appris que notre peuple se déchire ? N'as-tu pas vu la menace qui pèse ?
Père a régné avec justice.
En négligeant les traditions.
Parce qu'elles sont stupides.
Jorgh cracha aux pieds de Flinn.
Tu as bien appris ta leçon, petite machine qui marche... N'oublie pas que sans Père, nous t'aurions mis en pièce.
Visiblement, cela ne s'est pas passé comme prévu...
Je ne suis pas stupide, Flinn. Je viens ici t'offrir la paix des braves. Renonce à soutenir les progressistes, et nous t'épargnerons lorsque je régnerai.
Le bruit de dix lames courtes et antiques sortant dans leur fourreau parvint jusqu'à Flinn. Il se concentra, les visualisa, jugea la menace ridicule. Il se mit à rire doucement.
Vous êtes ridicules, mes frères. Je ne suis pas venu ici pour faire la guerre, ou demander quoi que ce soit.
Vraiment ?
Sept armes retrouvèrent leur logement. Sept lames qu'aussitôt Flinn changea en poussière. Sept prétendants officiels qui venaient de signer leur arrêt de mort. Mais pas Jorgh, ni Sha'an.
Vraiment. Je ne veux pas d'histoire avec vous. Dois-je vous rappeler que je n'ai pas choisi de servir la Confédération ? Que Père m'y a conduit de force, en guise de sacrifice, pour qu'Alioth soit préservée ?
Je ne le savais pas, avoua Jorgh.
Évidemment. Comment aurais-tu pu le savoir ?
Père ne...
Il avait dautres choses à faire. Mais visiblement, vous n'avez pas fait attention à ça.
Jorgh considéra son cadet, lil rond.
Il t'a... Il t'a manipulé... Nous pensions que tu avais choisi...
Je n'ai rien choisi. Jamais. Comprends-le bien.
Quelle horreur...
Les trois dernières lames disparurent, soigneusement rangées. Elles connurent le même sort que les autres. Jorgh ignora le danger. Il se dirigea vers Flinn, l'enlaça.
Pardonne-moi, mon frère...
Je te pardonne pour ça.
Un bourdonnement, vif, un grésillement, puis la lumière crue et incandescente de la lame de Flinn dépassant du dos de Jorgh. Les autres Naneyë se figèrent d'effroi. Flinn recula d'un pas, l'arme toujours enclenchée.
Mais je ne te pardonne pas ta stupidité. Ni ton manque de clairvoyance. Père vous a tous sauvés, et voilà ce que vous préparez alors qu'il meurt. Vous n'êtes que des bêtes. Des bêtes qui ont goutté au sang. Et qui ne méritent plus de vivre.
L'épée sortie, Jorgh demeura figé, une béance rouge au milieu de lui. Il la regarda, contempla le sang noir qui coulait hors de lui, se répandait au sol. Il aurait du tomber. Une force étrange le tenait debout.
J'ai vu des choses que vous ne verrez jamais. J'ai appris des choses que vous napprendrez jamais. J'ai acquis un pouvoir dont vous ignorez tout. Voilà la vérité. Voilà ce que la tradition vous a empêché de voir. En êtes-vous donc si satisfaits, mes frères ?
Un mouvement commun les aligna comme des poupées, contre un des murs aveugles de la pièce. Flinn se rapprocha, en silence, puis se planta devant Sha'an.
Toi non plus, tu n'as jamais rien compris. Tu voulais prendre la place de Jorgh. Comme nous tous. Mais tu es trop faible. Vous êtes trop faibles. C'est pour cela que je dois m'occuper de vous, et non Père.
La lame ionique frappa au ventre, grilla le foie et un poumon. La victime éructa, cloué sur place.
Tous, ici, vous mourrez aujourd'hui.
Il répéta l'opération huit fois. Huit fois, il laissa son arme trouver sa voie, chirurgicale. Huit fois, il regarda la douleur vivre dans les regards, puis la vie s'éteindre, tandis qu'il contenait les corps comme des objets, plaqués contre le mur.
La dernière victime s'éteignit sans superbe, ni résistance. Il la contempla, puis ricana. Tous faibles. Tous plus incapables les uns que les autres de sentir le pouvoir véritable. Un malaise remplaça la joie de la vue du sang. Il relâcha son étreinte. Tous tombèrent, dans un bruit mou. Il s'assit, essaya de se redonner une contenance en regardant le sang de ses frères se mélanger, imbiber de lourds tapis, formant des rivières grasses.
Il avait refusé de le faire, mais il l'avait fait. Son père avait raison.
Il enclencha son terminal com'. Les deux soldats ouvrirent les portes, il les regarda. Ils ne lui posèrent aucune question, cela le rassura.
Faites nettoyer mes appartements.
Bien, mon colonel.
La guerre est terminée. Partout, la nuit règne avec la même intensité, la même tonalité de bleu profond, intriguant, qui bouscule la raison et la retourne jusqu'à ce qu'elle ne fasse plus qu'une ronde, une révolution autour du mystère de l'existence.
La guerre est terminée. Ici, impossible de le manquer. Flinn le ressent au plus profond de lui. Son âme toute entière résonne de ce fait inaltérable, entier, qui vient bousculer des décennies d'habitudes. Une onde, pourtant, trouble encore la surface presque lisse, presque plate. Une onde qui vient comme une île à la rencontre d'un navire. Un port hostile qui affiche, à son insu, la promesse d'un repos salvateur.
La guerre est terminée. Il reste trois guerriers. La trahison approche. Il la touche du bout des doigts et...
Il sursauta. La nuit. Elle s'était imposée à lui sans qu'il n'en prenne conscience. Son esprit encore emporté par la vague du voyage revenait, par à-coup, dans cette pièce sombre où perlait la lumière d'une lune. Blancs, gris et noirs se chamaillaient, ordonnés comme au champ de bataille. Les lignes droites et strictes contrastaient avec le grain des murs. Les fenêtres ouvertes à la sombre évidence concurrençaient les maigres veilleuses de plusieurs projecteurs holos. Spectacle triste, affligeant, qui arracha à Flinn un grognement.
Debout.
Le filet de voix résonnait presque dans le vide des appartements. Il ne pouvait s'empêcher de la trouver confondante de candeur, de naïveté. Il ne chercha même pas activer les logiciels de reconnaissance, ni à détecter le type d'arme qui est braqué contre son crâne. Tout ceci n'était que trop familier. Comme une scène déjà vécue. Trop longtemps attendue.
Flinn obéit. Il se redressa de toute sa hauteur. L'arme n'était plus à l'horizontale, mais décrivait un angle obtus, la main de son visiteur du soir plus basse que son menton.
Vous savez que c'est ridicule... Si je déclenche une alarme.
Tous les systèmes sont désactivés.
Oui... Évidemment... Où ai-je la tête ?
Bientôt en dehors de tes épaules. Si tu ne fais pas exactement ce que je te dis.
L'arme possédait un canon. Il tomba en cendres. Une lame ionique surgit, elle se désactiva en une fraction de seconde. Exaspéré, Flinn figea l'ennemi. Seul son visage échappait à cette peine physique.
Maître... La guerre est finie.
Alioth... Alioth ne doit pas quitter la Confédération.
Tout ceci est entendu depuis des jours, maître. Livius et moi-même avons signé des traités de non-agression, en plus de la déclaration mutuelle d'indépendance. Quant à la Confédération... Je suis désolé de vous l'apprendre maître, mais elle n'existe plus. Officiellement depuis quelques heures.
Mensonge... Tu nous a tous trahis.
Flinn secoua la tête.
Il est regrettable que cette maudite maladie mentale qui traîne dans les rangs de la famille Mac Mordan vienne vous accabler. Finalement... Vous êtes comme père : totalement accroc au Rezo.
Le pouvoir...
Taisez-vous. N'y songez même plus. Tout ceci vous échappe maintenant. Votre rôle est terminé, Gregor Mac Mordan.
Il vint apposer une main sur le front de l'homme qui, d'une manière étrange et inquiétante, ressemblait à un vieillard sénile. Les traits déformés avaient perdu leur superbe, l'effet des traitements réjuvenants disparus, révélant à Flinn la face sombre qu'il avait entraperçu avant, et qui se révélait alors.
Il secoua la tête.
Je suis triste pour vous, maître. Sincèrement. Vous ne méritiez pas de connaître un tel sort.
Je reprendrai le pouvoir de tes mains... Et de celles de Livius... Espèce d'assassin.
C'est terminé, maître.
La bascule est brutale, comme toujours. Il ne reste plus rien de la réalité, hormis le souvenir douloureux de Gregor, lorsqu'il bascule de la vie civile à celle qui le mène à sa propre mécanisation. Flinn ressent la douleur. Il entrevoit la folie chez le jeune homme. Il ne peut que constater, sans aider. Toute la scène peut basculer dans l'horreur et le délire. Tout est possible.
Aidez-moi...
La mutilation n'est qu'un détail. Une erreur, presque une faute, tant elle est grossière. Flinn ne comprend pas ce qui a transformé le jeune étudiant pétri d'idéaux en cette figure sombre, qui bascule, qui le menace en sachant pertinemment qu'elle ne peut gagner. Il n'y a rien à gagner, puisque la guerre est terminée.
Maître...
La pensée balaye la pensée. Le souvenir reflue, avec la colère et la souffrance. L'homme mutilé ne crie plus, ne pleure plus. Il patiente. Son père, bientôt, arrivera. Il s'y refuse encore. Flinn lapaise, lui offre le bras rédempteur qui vient effacer la douleur.
C'est terminé, maître.
Gregor hoche la tête, le regard rempli d'espoir. Sa conscience lavée est prête à renaître.
La cérémonie de départ est dans quelques heures.
Flinn ?
Gregor regarda autour de lui, surpris.
Que fais-je dans tes appartements ? Je ne me souviens plus...
Ce n'est pas grave maître. Un détail.
Pourquoi
Vous vouliez un document. Il n'est pas ici. Nous verrons cela demain.
Hagard, le vieil homme hocha la tête. Il grommela, salua à peine Flinn, et sortit.
« Tout est accompli ».
Il se rallongea, et, jusqu'au matin, fixa le plafond sans étoiles.
La pluie cessait doucement de tomber. Le brouillard dévoilait l'herbe verdoyante, qui s'étalait à perte de vue. Pas un arbre, pas un buisson ne masquait l'étendue plane et vallonnée qui s'offrait au regard. Un seul objet venait contredire cette surface. Un assemblage de volutes et de dents, de cônes, de piques, de creux et de valons, qui montaient vers le ciel avec délicatesse, tranchant le gris d'un blanc pur, éternel. Ni fenêtre ni sas, simplement des ouvertures multiples, auprès desquelles commençaient à s'accumuler une foule nombreuse et compacte. Curieusement, aucun mouvement superflu n'animait la foule. Au contraire, on pouvait entendre les rires, les voix apaisées, remplies d'espoirs, qui serpentaient dans la plaine, depuis la Cité.
Un murex.
Agrandi des milliers de fois.
Flinn et Inuë ne pouvaient se détacher de l'objet. Une fascination morbide les animait. Il fallut que l'ancien gouverneur tape sur l'épaule de son fils pour le sortir de sa rêverie.
J'espère qu'il sait ce qu'il fait.
Ne t'en fais pas, père. Viltis a toujours eu une longueur d'avance sur nous.
Arrivera-t-il à bon port ?
Flinn sourit. Il se détourna vers son père.
Vous devriez avoir confiance, sans même avoir à vous poser une seule question.
Même si je n'ai pas le choix, je garde encore ma lucidité.
Une vibration basse, sortie de la terre, inonda la steppe.
Qu'est ce a que c'était ?
L'heure, bientôt. Parce que Viltis, non content de vous offrir ce beau vaisseau rempli jusqu'à la gueule de tout ce dont vous aurez besoin, a sans doute jugé de bon goût de lui donner... la vie.
Inuë tordit la bouche, intrigué.
La vie ? Cette chose ?
Vivante. C'est un être vivant. Qui pense. Votre hôte.
Inuë secoua la tête.
Tout ira bien, père.
J'espère bien. Et... Et nous ?
Flinn ne répondit pas, et porta son regard au loin. La foule ne cessait de s'étirer. Il lui sembla un instant qu'elle ne rentrerait jamais dans la construction qui dépassait en taille toutes les proportions de la Cité.
Nous, père... Nous resterons à jamais liés.
Je ne parle pas d'amour, Flinn. Et tu le sais.
Dois-je seulement y répondre ?
Peut-être.
Peut-être, oui, père.
La réaction d'Inuë le submergea, il ne s'y attendait pas. L'étreinte vive et émotive du vieux Naneyë le secoua profondément, toucha la partie la plus enfouie de son âme, et fit remonter un flot d'émotions fortes, qui menacèrent de le faire vaciller.
Personne ne nous enlèvera ça, Flinn. Personne, murmura Inuë.
Père...
L'ancien gouverneur se détacha, fit demi-tour sans même un regard, laissant Flinn vidé, presque anéanti. Il se retint de courir après ce père qu'il finissait par aimer au pire moment, le cur débordant de reconnaissance et de fierté, et qui acceptait la douleur de la séparation. La grandeur de son âme n'égalait que son pas digne, sa tête haute, vissée vers le lointain, dans ce vaisseau-coquillage voué à un avenir grandiose.
Il ira bien. Je m'y engage.
Très Saint Magister...
Ne mappelez plus comme cela, colonel. J'ai horreur des titres pompeux.
Je sais que la Confédération est morte, mais n'est ce pas encore... un honneur que l'on vous doit ?
Livius fit la moue.
Je préfère la simplicité. J'espère qu'ils finiront par le comprendre.
Vous aurez tout le temps de discuter avec les têtes pensantes.
D'agréables soirées en perspectives.
Ils se regardèrent, éclatèrent de rire. Puis, retrouvant son calme, Livius posa une main sur l'épaule de Flinn.
Servir à vos cotés fut un grand honneur, colonel.
Aux tiens également, Livius.
Ne plus vous avoir à portée de main va nous créer un grand vide.
Avec toi aux commandes, je ne me fais aucun souci.
Quand même...
Flinn sourit, porta à son tour une main sur l'épaule de l'homme.
Je ne l'ai pas dit à mon père mais... Nous nous reverrons. Les liens ne seront jamais vraiment rompus. Ils ne peuvent plus l'être.
Nous deux...
Nos deux peuples nous laisserons tranquilles. Un jour, Livius. Ce ne sera qu'une question de temps.
Du temps... Ça, oui, il en faudra bien.
Il y en aura toujours assez.
À nouveau, le vaisseau retentit de son cri sourd. Livius s'éloigna, se retourna une dernière fois.
Flinn, déjà, semblait regarder ailleurs.
EPILOGUE
Je ne suis ni temps, ni espace. Je suis la liberté du mouvement, infini, absolu, toujours libre de tout, enchaîné à sa propre existence. Je suis la Vie sans la vie. Je suis obscure et lumière... Je voyage. Jattends. Je transmets. J'observe. J'observe et je les vois. Eux aussi, me voient. Ils semblent sourire. Ils n'ont pourtant pas de bouche. Ils sont Effaceurs. Ils sont Hommes, avant tout. Hommes du renouveau, plaqués dans le futur, tout contre la voûte céleste. Ils me craignent. Je suis leur futur, leur destruction.
Revenir ?
Oui. Bientôt.
La Terre ?
Vous n'en êtes jamais vraiment partis.
Leurs esprits soufflent, craignent. Mais je vois en eux. J'observe. Ils sont la Vie sans la Vie.
Ils reprendront, bientôt, le voyage.
FIN
Le 5 novembre 2014