QUESTIONS D'EPISTEMOLOGIE QUESTIONS D'EPISTEMOLOGIE ...
Quant à la discontinuité structurale et à la continuité fonctionnelle des parties du
..... Galilée nous dit à ce sujet qu'il est « imprimé de façon indélébile » aux ......
Cette définition de la philosophie comme examen critique des croyances ......
Thom lui-même dans Stabilité structurelle et morphogenèse, Interéditions, Paris,
1972.
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QUESTIONS DEPISTEMOLOGIE
QUESTIONS DEPISTEMOLOGIE
ACTES DU STAGE DE FORMATION PERMANENTE (MAFPEN)
DES LANDES ET DES PYRENEES ATLANTIQUES
Lycée Gaston Fébus, ORTHEZ
16 novembre, 14 décembre 1994, 18 janvier et 14 février 1995
Organisé par Fabien Grandjean
« Par-delà les étoiles, par-delà toute chose, cest vers linconditionné que nous visons, là-bas où il ny a plus de choses qui fourniraient un sol et fondement.
Et pourtant, nous ne posons notre question quafin de savoir ce que cest quune pierre, ce que cest quun lézard qui sur la pierre se chauffe au soleil, ce que cest quun brin dherbe qui pousse à côté de la pierre, et ce que cest que ce couteau que nous tenons peut-être en main, nous qui sommes couchés là sur la prairie. »
M. Heidegger XE "Heidegger (M.)" \i , Quest-ce quune chose?, trad. Jacques Reboul XE "Reboul (J.)" et Jacques Taminiaux XE "Taminiaux (J.)" , Paris, Gallimard [1971], 1979, p. 20-21.
TABLE DES MATIERES
TOC \f André Gobart Lépistémologie et son enseignement dans les classes terminales PAGEREF _Toc199100573 \h 5
Fabien Grandjean Du commerce entre économie politique et philosophie PAGEREF _Toc199100574 \h 23
Jean-Pierre Massat Science, métascience, épistémologie. Essai sur René Thom PAGEREF _Toc199100575 \h 53
Anne Théveniaud À propos de Galilée PAGEREF _Toc199100576 \h 73
Jean-Michel Roy Larbre russellien de la philosophie : logique et épistémologie dans latomisme logique PAGEREF _Toc199100577 \h 97
Index nominum PAGEREF _Toc199100578 \h 159
TC "André Gobart Lépistémologie et son enseignement dans les classes terminales" \l 1
LEPISTEMOLOGIE ET SON ENSEIGNEMENT
DANS LES CLASSES TERMINALES
OBJECTIFS ET CONTENU
Nous proposons détudier, au cours de cette intervention, les rapports entre la philosophie et les sciences, en liaison avec lenseignement de lépistémologie dans les classes terminales. Ce qui nous intéresse, cest la réflexion que mène le professeur de philosophie, lorsquil aborde les questions scientifiques avec les élèves. Pour ces derniers, philosopher sur les sciences ne va pas de soi : déjà, lenseignement de la philosophie, dans son ensemble, est différent du reste de lenseignement. Il est difficile de faire adopter une discipline qui sefforce datteindre le vrai sur tout ce quelle examine, alors quelle nest pas et refuse même dêtre un savoir constitué. Mais la différence saccuse davantage à propos des sciences, tant celles-ci paraissent détenir, avec une autorité qui décourage toute réflexion, la légitimité du savoir. Ainsi, les élèves montrent une réticence particulière à légard de la philosophie quand elle sapplique au savoir lui-même et quelle entreprend de le questionner. Cest donc vers eux quil faudrait orienter la réflexion, dans une approche qui relèverait presque de létude des mentalités. Nous le ferons à partir de quelques observations générales qui serviront de toile de fond à notre analyse. Il serait utile également de considérer lenseignant et sa formation : travail vaste et systématique qui dépasse le cadre et lesprit de cet exposé. Celui-ci portera essentiellement sur les relations entre philosophie et sciences, non seulement telles quelles se présentent, mais aussi telles quelles peuvent être pensées à lintérieur de notre enseignement : interrogation, plus que description, dont il reste à préciser les termes.
Pour ce faire, nous évoquerons ce quécrivait J. Piaget XE "Piaget (J.)" \r "QE4" \i , il y a une trentaine dannées, sur les rapports entre les sciences et la philosophie. Ses propos ne concernent pas directement la philosophie au lycée, mais ils éclairent, quoique négativement, notre sujet, en exprimant, au-delà du simple constat, un état desprit. Piaget, donc, dans son introduction à lun des volumes de l« Encyclopédie de la Pléiade » marquait la séparation établie, pérennisée par linstitution universitaire, entre la philosophie et les sciences.
« dans les congrès internationaux de mathématiciens, observait-il, toute une section est consacrée à létude des fondements des mathématiques, cette analyse épistémologique étant conduite par les mathématiciens eux-mêmes, à linstar de H. Poincaré XE "Poincaré (H.)" , de D. Hilbert XE "Hilbert (D.)" et de tant dautres [...] les meilleurs travaux dépistémologie de la physique ont été dus aux physiciens eux-mêmes ... »
De là, il prévoyait :
« lavenir de lépistémologie est sans doute à situer sur le terrain des recherches interdisciplinaires spécialisées bien plus que sur celui de la réflexion spéculative isolée. »
Ces déclarations sur la séparation entre les sciences et la philosophie conduisent à disqualifier toute prétention de mener une épistémologie au-delà (métascientifique) ou à côté (parascientifique) des sciences, comme il a pu en exister dans le passé : il ny aurait, désormais, que des épistémologies « scientifiques », nées des sciences et dans les sciences, rendant nul et non avenu tout effort de les penser de lextérieur. Autrement dit, la philosophie des sciences serait appelée à disparaître, comme absorbée par elles, et les sciences à devenir des sciences closes.
Même si nous admettons le caractère excessif de ces positions, du moins dans leurs prolongements, si ce nest dans leur principe, lidée de séparation, disolement entre sciences et philosophie est très parlante au niveau de lenseignement secondaire. Là, la réflexion du philosophe a pour objet un savoir et une pratique scientifiques qui, le plus souvent, lui échappent. On pourra mettre en cause son manque de formation scientifique, qui ne lui permet pas de suivre le progrès des connaissances, jusque même dans leurs retombées scolaires : à charge pour lui, dira-t-on, de sinformer et de sinstruire par lui-même. Mais se pose également le problème suscité par lorganisation du système universitaire, avec sa longue histoire. Il est difficile de ne pas rappeler la frontière de fait qui est instituée, dun bout à lautre de la scolarité et des études, entre les disciplines scientifiques et les disciplines littéraires. On le déplorait déjà au début du siècle XE "Leibniz (G.W.)" ; XE "Lalande (Voc.)" ; XE "Koyré (A.)" ; XE "Couturat (L.)" ; XE "Newton (I.)" .
Pourtant, ce nest pas directement ce point que nous proposons dexaminer, même sil est important de lavoir à lesprit. Nous chercherons plutôt à définir le rôle qui revient au philosophe, en considérant à la fois les conditions objectives, extérieures de son enseignement, cest-à-dire les connaissances scientifiques des élèves spécialement lidée quils sen font à partir des cours quils reçoivent ou limage véhiculée par lopinion et les possibilités internes à sa discipline, lorsquelle entreprend de penser son rapport aux sciences. Comment enseigner lépistémologie dans les lycées, compte tenu de ce que sont et le savoir environnant et les ressources propres de la philosophie? Quelle est la légitimité du professeur de philosophie et dans quel discours la fera-t-il reconnaître par les élèves? Double question, qui interroge, sans les séparer, les objectifs et le contenu, la finalité dune discipline, de son enseignement, et son exercice même.
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Examinons, pour commencer, la représentation que les élèves se font des sciences et de la philosophie. Elle est fondée, pour les sciences, dune part sur une pratique depuis longtemps éprouvée, au travers des cours, dautre part sur une vision plutôt sommaire et naïve de la vérité scientifique, sans lien dailleurs avec la pratique évoquée à linstant, et présentée sous la forme du « Cest prouvé scientifiquement », quon entend souvent prononcer en cours de philosophie, comme un défi lancé à la philosophie. Le philosophe, quant à lui, quelle que soit sa culture scientifique, est censé tenir, aux yeux des mêmes élèves, un discours non seulement extérieur aux sciences ce qui est juste du point de vue moderne, XE "Kant (E.):kantien" kantien : la philosophie nest pas une science mais étranger à elles : étranger, cest-à-dire « nayant rien à voir avec » ; comme si la philosophie, accueillie avec faveur, ou au moins avec curiosité, lorsquelle parle de la morale, de lart, de la religion, par exemple, et sous certaines conditions des sciences de lhomme, notamment la psychologie il faudrait aussi envisager à part le cas de la psychanalyse devenait déplacée en sautorisant à parler des mathématiques et des sciences de la nature. Cest, en effet, à ces dernières que sadresse surtout notre réflexion.
Il semble donc que les élèves assument pleinement, jusquà la réclamer, la séparation instituée entre sciences et philosophie. Bien sûr, ils ne pensent pas cette séparation dans les termes où lexposait Piaget XE "Piaget (J.)" , puisquils léprouvent, simplement, en praticiens. Ils ne cherchent pas à réfléchir sur leur démarche, puisque la validité de celle-ci est avant tout confortée par la sanction dun résultat, et ils se trouvent ainsi placés dans une vision normative de la vérité scientifique, autant par leur pratique directe que par limage officielle qui est diffusée autour deux. Revenons un instant sur ce thème de pratique : nous adoptons ici le sens courant, non philosophique, tel que lindique le vocabulaire Lalande XE "Lalande (Voc.)" \i :
« exercice habituel dune certaine activité » (sens 4) et « par suite, lusage considéré dans ses effets, lhabileté générale qui en résulte » (sens 5).
Il sagit donc de se familiariser avec une activité qui, dans les exercices, en mathématiques notamment, donne une large part à lacquisition dautomatismes. Mais, en même temps, cette activité est un travail de lesprit, où intervient une certaine capacité dinvention, comme on le voit dans la résolution dun problème. Il reste que linvention et linitiative, stimulées par un entraînement assidu, relèvent aussi, à leur manière, dune pratique. Voilà pourquoi lenseignement scientifique, associant un savoir théorique à un savoir-faire, qui va de lutilisation des formules à la manipulation dun instrument dobservation, de mesure ou de calcul, laisse, voire invite la réflexion philosophique à se faire en dehors de lui.
Il ne faut pas oublier, pourtant, la dimension historique de tout savoir transmis, laquelle, lorsquelle se manifeste, fournit un certain recul par rapport à la vérité. Après tout, le professeur de physique qui refait en cours lexpérience primordiale retourne aux sources et adopte, implicitement, une démarche « généalogique ». La loi nest pas assénée, elle est retrouvée, avant et afin que les élèves se lapproprient. Quant au pas quil reste à franchir pour aller du scientifique au philosophique, cest celui qui sépare limplicite de lexplicite. La philosophie des sciences se présentera, simplement, comme histoire des sciences. Les élèves seraient prêts à ladmettre, si elle nétait que cela. À supposer quelle le soit, lenseignement scientifique se montrera, à leurs yeux, mieux qualifiée dans cette mission. Il est vrai que la leçon de philosophie ne peut concurrencer le cours de physique ou de biologie, instrumenté et seul capable damener lauditoire « sur le terrain ». La philosophie sera déclarée allusive ou redondante. Certains élèves le ressentent, qui reçoivent la démonstration dun théorème ou le rappel dune expérience tirée de lhistoire des sciences comme, selon leurs dires, « nétant pas de la philosophie ». Il leur paraîtra plus normal dentendre la science parler elle-même de ses commencements.
Mais, lépistémologie, nous venons de le dire, ne peut se réduire à une histoire des sciences. Elle engage aussi une approche problématique des vérités scientifiques. Ici encore, la réticence des élèves est grande, et elle repose sur un malentendu concernant la différence entre un problème scientifique et un problème philosophique. Dans le premier cas, le problème se présente comme à résoudre, et le vrai est le bon résultat ; dans le second cas, le vrai fait problème et examiner un problème, cest être renvoyé aux conditions de sa formulation et de sa résolution. Ce travail ne peut se limiter à la seule démarche historique. Nous retrouvons le cadre de réflexion fixé au départ : ou bien il ny a de problèmes que scientifiques et les sciences sont censées les traiter, y compris ceux qui concernent la scientificité elle-même, lépistémologie restant affiliée à son objet ; ou bien il existe une problématique à laquelle elles nont pas accès, qui requiert une compétence à part, dont se réclame le philosophe.
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Nous venons de rencontrer une notion décisive, qui touche au point sensible, dans le rapport entre sciences et philosophie : cest la notion de compétence, que ce soit celle du savant, qui affirme quelle lui revient de plein droit ; que ce soit celle du philosophe, qui la réclame également, non pas tant pour son propre compte que pour juger, cest-à-dire évaluer, estimer au double sens du terme les autres compétences. Ce philosophe-juge, lhomme du critère, nous est familier depuis Socrate XE "Socrate" \r "QE5" . La question de la compétence est au cur des dialogues XE "Platon:platonicien" platoniciens, pour dire tantôt la maîtrise dun art, tantôt la possession dune science, tantôt lextrême clairvoyance socratique, ci-dessus évoquée. Elle est présente aussi, comme nous le verrons plus loin, chez Aristote XE "Aristote" . Faisons le détour de cette double référence pour tenter déclairer, mutatis mutandis, notre notion.
Socrate traque les faux savoirs de ceux qui tels sont les rhéteurs réussissent à passer auprès des ignorants pour plus savants que les savants eux-mêmes. Ceux-là savent bien parler de toutes choses, mais ils parlent de ce quils ignorent. Cependant, pour dénoncer limposture, Socrate doit faire preuve dune certaine compétence. Quelle est cette compétence? Chacun reprend après lui la formule bien connue : le philosophe ne sait pas, il interroge ceux qui savent. Bien plus, il les somme de rendre raison de leur savoir. Mais chacun se rappelle aussi que Socrate nest pas seulement celui qui embarrasse linterlocuteur par son questionnement. Le socratisme ne consiste pas quen ironie et laccoucheur dâmes sait reconnaître le savoir, quand il est de belle venue.
Sil nest savant, il est connaisseur. Il y a donc, à défaut dun savoir et dun savoir-faire, un « savoir-reconnaître » qui vaut compétence. De quoi est fait ce dernier savoir, qui se mêle dévaluer les deux autres? Le savoir-faire est le savoir de lartisan, le savoir productif dobjets ou de services. Socrate circule parmi les métiers, celui du cordonnier, du tisserand, du charpentier, de larchitecte, du pilote de navire, etc. Chacun deux montre sa compétence et, manifestement, le philosophe ne peut que la reconnaître, puisque la production est jugée sur sa conformité à une fin préalablement donnée, cest-à-dire selon le critère de lefficacité. Le philosophe, sil nest lui-même artisan, est extérieur à cette compétence. Il nest pas pour autant interdit de parole : son discours portera sur létude des fins, principalement éthiques et politiques, qui échappent à lhomme de lart, cantonné dans son savoir-faire. Si celui-ci est reconnu, voire vénéré, cest pour affirmer la nécessité, quand on le possède, de sy tenir. Le philosophe se réservera le point de vue du généraliste. Nous reviendrons sur ce dernier terme.
Une telle analyse, dans ses grandes lignes, garde toute sa valeur, transposée aujourdhui de lartisan au technicien, du simple tour de main aux sciences appliquées. Le champ dintervention ouvert par Socrate est resté intact. Mais, quen est-il pour le savoir tourné vers le vrai, le savoir appelé science? La maïeutique ne se limite pas à circonscrire un domaine, elle prétend y entrer. Mieux, elle se veut une activité productrice du savoir, puisquelle constitue, par définition, sa mise au monde. Quant au critère permettant de reconnaître le vrai et didentifier la compétence du philosophe, cest, négativement parlant, un critère logique, au sens où le questionnement socratique vise à traquer la contradiction dans le raisonnement de celui qui prétend savoir. Positivement parlant, il consiste dans la possibilité de dégager, au terme de cette mise à lépreuve, la Valeur, cest-à-dire ce qui saffirme comme lunité intelligible, hors de la multiplicité du sensible. Lhéritage pédagogique du socratisme, du moins tel quil nous est parvenu au travers des dialogues de Platon XE "Platon" , tient dans une double consigne, daffranchissement à légard de la pensée dogmatique et de totale disposition à se soumettre devant la démonstration ou la réfutation bien conduites. Or, si la leçon donnée par Socrate fait encore merveille dans un champ de réflexion qui identifie la science à la recherche des valeurs XE "Platon" ; XE "Goldschmidt (V.)" , elle paraîtra inadaptée, lorsquon voudra lappliquer à la démarche scientifique moderne. Il serait, en effet, injuste daccuser celle-ci de dogmatisme, même si elle a pu y donner prise. La dénonciation du dogmatisme scientiste relève dune autre stratégie, qui doit mobiliser les acteurs de la recherche scientifique eux-mêmes, comme on le voit au moment dune crise, lors de lémergence dune nouvelle théorie ; ou alors la lutte contre le dogmatisme se place sur le terrain de lidéologie. Cest le combat autour des valeurs, le combat contre les pseudo-valeurs, qui nous reconduit à Socrate.
Encore pourrait-on, à lendroit de Socrate, sémerveiller dune perspicacité exceptionnelle, que ses disciples nont pas manqué de rapporter. Mais ny aurait-il pas place pour une compétence plus commune qui, ainsi que le bon sens XE "Descartes (R.):cartésien" cartésien, serait la chose du monde la mieux partagée? La compétence socratique, en fait, sétend sur deux versants : cette impression, accessible à tous, dêtre de plain-pied avec le vrai, qui nest pas si loin de Descartes XE "Descartes (R.)" ; mais aussi la maîtrise rare de cette science suprême quest la Dialectique. Si Platon XE "Platon" a fustigé les faux généralistes, au travers des sophistes et des rhéteurs, pour mieux ouvrir la voie à la dialectique, pourquoi ne pas chercher de « vrais » généralistes, qui accéderaient à lintelligence des sciences détenues par les spécialistes? Le statut du généraliste est ambigu. Cest lhomme de la totalité, présent dans tous les savoirs ; mais il est condamné à des demi-savoirs, donc de mauvais savoirs. Ce balancement a tout son sens dans la polémique qui oppose le dialecticien, suprême savant, ou lironiste, sublime ignorant, au sophiste, perdant devant Socrate. Mais lambiguïté peut pencher du bon côté, si lon célèbre chez le généraliste celui
« qui assigne aux discours partiels, cest-à-dire scientifiques, leur place et leur sens par rapport au discours total » XE "Aubenque (P.)" XE "Aristote" \r "QE6" \i .
Tel est lun des angles sous lequel Aristote regarde le dialecticien, non plus comme le suprême compétent, mais comme « lhomme cultivé », « lhomme instruit ». Lun des passages dAristote qui nous décrit le mieux les qualités de cet homme cultivé se trouve au début du Traité des Parties des animaux. Nous en rappellerons les premières lignes, dans la traduction de J.-M. Le Blond :
« En tout ordre de connaissance et de recherche, la plus simple comme la plus haute, il semble quil y ait deux sortes dattitudes ; on nommerait bien la première, science de lobjet, et lautre, une sorte de culture. Car cest bien le fait dun homme cultivé que dêtre apte à porter un jugement qui tombe juste sur la manière, correcte ou non, suivant laquelle on fait un exposé ; cest même à ce signe que nous reconnaissons la culture générale, et le résultat de léducation est précisément cette aptitude. Avec cette distinction toutefois que nous reconnaissons tel homme capable de juger, lui tout seul, pour ainsi dire de toutes choses, tandis quun autre ne sera compétent que dans un domaine déterminé. »
Sans doute, rapporté à notre modernité, ce texte peut paraître suranné, en suggérant à certains le portrait banal de lamateur éclairé ; et si nous nous replaçons dans le temps dAristote, nous risquons dêtre renvoyés vers les sophistes, du moins ceux que Platon XE "Platon" a tant malmenés. Mais il nen est rien. On a salué dans ce livre I des Parties des animaux un « discours sur la méthode » XE "Louis (P.)" \i ; XE "Aubenque (P.)" . Le généraliste revendique bien une compétence, dont le texte, quelques lignes plus loin, parcourt le domaine : « forme de la démonstration », ordre des recherches, mode de questionnement. Nous voyons là énumérées les différentes consignes de ce quAristote appelle lui-même une méthode, concernant « la recherche sur la nature ». Considérations quant à la forme de la recherche, donc, plutôt quau contenu. Pourtant, quand on entre plus avant dans la lecture, on saperçoit quil sagit, au-delà dune méthode, de fournir un principe explicatif, qui résume en son entier l« esprit » à la fois de la doctrine et de son objet : ici, le finalisme chez les êtres vivants. Certes, ce principe renvoie à un système de pensée, et nous conduit, ainsi, de la science vers la philosophie, cest-à-dire le système aristotélicien. Mais lautre sens du texte, qui nous intéresse, vaut aussi : il nous enseigne comment un concept philosophique est à luvre dans une recherche scientifique, et en même temps léclaire. Luvre est accessible sous ses deux aspects, et elle vaut par cette double qualification, philosophique et scientifique : sans quoi, simple accumulation dobservations et dexplications isolées, elle ne serait quun savoir périmé. Du coup, une uvre savante dAristote mérite dêtre lue, et pour son exemplarité, et pour elle-même : elle est exemplaire, car elle nous enseigne un mode de contact entre philosophie et science ; elle a valeur pour elle-même, car elle propose, avec le concept de finalité, un moyen de comprendre le vivant. Le finalisme ne peut être relégué au rang dun simple archaïsme ou dun stade infantile de la biologie. Dailleurs, on pourrait en dire autant du mécanisme : la doctrine XE "Descartes (R.):cartésien" cartésienne des animaux-machines ne peut être prise à la lettre, mais lapproche mécaniste du vivant garde toute sa fécondité, en même temps quelle révèle ses limites ; lesquelles ne sont pas tant associées aux faibles connaissances de lépoque quinhérentes au concept lui-même. F. Jacob peut ainsi affirmer que la biologie moderne, en empruntant la notion de programme aux calculatrices électroniques et aux ordinateurs, est entrée dans « un nouvel âge du mécanisme » XE "Jacob (F.)" \i . Mais cette même notion de programme réactive également lexplication téléologique.
Redisons-le : la réflexion doit sefforcer de mettre en évidence, au-delà des recommandations méthodologiques, lidée directrice dune science ou dune théorie : idée-principe, quil faut distinguer des concepts proprement dits, mobilisés directement, « opérationnellement » dans lédification du savoir (les concepts de pesanteur, de masse, daccélération, ou dinertie, par exemple). Tel est, dans la dynamique classique, le principe du déterminisme, avec les caractères qui laccompagnent : légalité, répétition et prédictibilité des phénomènes, idéalisation par lexpérience ; de même, en biologie, lidée dune cause finale et le principe du finalisme, lidée dune cause motrice et le principe du mécanisme. Lorsque Aristote sadresse à « lhomme cultivé », ce nest pas seulement pour en appeler à sa compétence quant aux qualités formelles de la recherche, cest pour intégrer celle-ci dans une vision globale des phénomènes étudiés, laquelle, de lAntiquité à lâge classique, a pour nom métaphysique : ainsi, la polémique lancée contre le mécanisme au début du livre I des Parties des animaux renvoie à un débat densemble sur la causalité et sur la philosophie de la nature, où sont évoqués les principaux penseurs de lépoque, des présocratiques aux platonicien. Plus tard, défenseur du mécanisme, Descartes XE "Descartes (R.)" clôt un rapide résumé de ses connaissances sur la circulation du sang par lexposé de sa doctrine des animaux-machines. Cet exposé conduit à une théorie du langage et aboutit, finalement, à la réaffirmation de limmortalité de lâme qui, en retour, éclaire lensemble. Plus tard encore, quoique dans un autre contexte, on voit comment, chez Cl. Bernard XE "Bernard (Cl.)" , les questions de méthode interfèrent avec les questions de principe : la première partie de Lintroduction à létude de la médecine expérimentale présente une méthodologie rigoureuse, en parfaite conformité avec un déterminisme absolu, hautement proclamé. Puis, dans la seconde partie, surgissent des tensions entre mécanisme et finalisme, entre déterminisme et harmonie, milieu extérieur et milieu intérieur, qui invitent à sinterroger sur la nature du vivant et le statut de la biologie. Pas de métaphysique, cette fois, où sadosse le savoir, mais un sens du problème, qui donne au livre, même si cest à son corps défendant, une résonance métaphysique. Bref, ce qui est donné à lire, à méditer, dans ces trois ouvrages que nous avons choisis, en dépit des différences quant à leur projet, leur stratégie, les circonstances dans lesquelles ils ont été écrits, cest cette référence aux principes, et pas seulement à la méthode, qui accompagne la connaissance scientifique. Comme il arrive que la forme soit inséparable du contenu, la méthode engage lintelligence que nous avons des choses et la science quelle prétend servir.
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Ces dernières remarques et les exemples qui les accompagnaient nous ont fait sortir du cadre prémoderne où nous nous étions dabord placés, en nous référant à Platon XE "Platon" , puis à Aristote XE "Aristote" . La pédagogie de lépistémologie, comme on le voit, amène la pensée à travailler sur le devenir dune idée ou dun principe qui exprime tantôt laudace du novateur, tantôt un blocage dogmatique. Ainsi, la révolution des sciences amorcée par Galilée XE "Galilée (Galileo Galilei, dit)" , poursuivie par Newton XE "Newton (I.)" , a pu apparaître comme une émancipation hors du carcan que représentait lhéritage aristotélicien. Mais, un siècle et demi plus tard, on assiste à la formation dun nouveau dogmatisme, cristallisé autour de lidée dune nature déterminée, automatisée, répétitive, et dun enchaînement causal inlassablement réversible : la nature ainsi décrite est celle du dix-neuvième siècle scientiste. Les effets additionnés des travaux en thermodynamique, puis en biologie avec lévolutionnisme, enfin en microphysique avec la notion dindéterminisme, finiront par introduire lincertitude et linvention dans une nouvelle lecture des phénomènes.
Cette tension entre le dogme et linnovation doit figurer au centre de notre préoccupation, afin déveiller lattention des élèves à ce quil y a toujours dimprévu et de révisable dans la découverte scientifique. Le philosophe rejoint et accompagne le chercheur en ce lieu critique où le savoir prend naissance, tant il est vrai que la philosophie se connaît une affinité naturelle pour tout ce qui a rapport aux origines. Nous distinguerons deux manières dapprocher ce lieu : soit dans la position de surplomb doù lon juge les prétentions des sciences à se constituer, autrement dit, leurs fondements ; soit du point de vue plus modeste, mais non moins exigeant, de la remontée aux sources, où lon essaye de comprendre « ce qui sest passé ». La première approche, quon reconnaîtra être celle de Kant XE "Kant (E.)" , associe, en fait, la plus grande ambition à une extrême humilité. Dune part, la philosophie sarroge le droit de délivrer aux sciences leur permis de scientificité, en examinant les conditions et les modalités dexistence de leur objet. Dautre part, elle adopte une attitude de repli par rapport au statut dont elle jouissait à lâge classique, au temps où elle faisait elle-même partie des sciences : le siècle qui va de Descartes XE "Descartes (R.)" à Leibniz XE "Leibniz (G.W.)" et à ses continuateurs a connu une sorte détat de grâce, où les sciences de la nature sidentifiaient à une physique mathématique et la philosophie à une métaphysique rationnelle. De cette dernière, définie comme science des principes, toutes les vérités concernant aussi bien « les choses immatérielles ou métaphysiques » que les « choses corporelles ou physiques » XE "Descartes (R.)" \i sont déduites. Il suffit de parcourir le sommaire des Principes de la Philosophie qui ferme louvrage pour voir comment on passe du cogito, de lexistence de Dieu dans les premiers articles, aux principes de la mécanique dans la deuxième partie, à ceux de lastronomie dans la troisième, enfin, dans la quatrième, à ceux dune géographie au sens large, où il est question aussi bien de la pesanteur de lair, de la lumière, des métaux, que de la formation des montagnes et des océans. Dans une telle perspective, la philosophie sincluait dans le corpus des sciences, en y occupant la place éminente, si bien quelle ne proposait pas aux sciences des fondements, comme pour les soutenir de lextérieur, mais, étant science elle-même et se plaçant à leur point de départ, elle leur fournissait des principes, autrement dit, des vérités premières. À partir de la révolution critique, on voit clairement comment les sciences ont pris congé de la philosophie : Kant XE "Kant (E.)" a dabord pris acte de leur succès. Ensuite, il sest demandé pourquoi il en était ainsi, ce qui la amené à sinterroger sur les possibilités et les limites de la connaissance avec les conséquences que lon sait sur le sort de la métaphysique. La recherche scientifique sest développée hors de la philosophie qui, devenue philosophie critique, la justifiée après coup.
Cette émancipation du savant à légard du philosophe nous amène à décrire la seconde approche dont nous parlions plus haut. Elle consiste à tenter de reconstituer, comme de lintérieur, ce qua été lexpérience de la découverte. Prenons lexemple de Newton XE "Newton (I.)" \r "QE8" \i . Il faut rappeler combien celui-ci a été surpris lui-même par sa théorie. Citons à ce sujet I. Stengers XE "Stengers (I.)" \i :
« Lorigine de la science moderne, la formulation de lois pour la physique, a été vécue comme un événement. La découverte, par exemple, des lois de Newton a été vécue comme quelque chose de profondément inattendu. Lidée que ce quon devait découvrir soit aussi simple que Newton le montrait, cest-à-dire que les pommes qui tombent sur le sol et les planètes puissent être ramenées à la même force dinteraction universelle a été quelque chose qui a surpris Newton au point quil a gardé la chose pour lui pendant des années, calculant et recalculant, ne pouvant croire que non seulement il trouvait une loi de la même forme, mais quil trouvait la même force au sens quantitatif entre ces choses aussi disparates. Donc, la naissance de la science moderne a été vécue à lorigine comme éminemment surprenante, comme une clarté à laquelle lhomme navait pas le droit de sattendre. »
Nous soulignerons, dans ces remarques, le terme dévénement. Une histoire des sciences, limitée à son caractère purement factuel, ne va pas au-delà de lenregistrement dun résultat, jugé rétrospectivement comme allant de soi. Le simple reparcours du chemin (démonstration, expérience) qui a conduit du théorème à la loi ne suffit pas. Il ne prend pas en compte ce quil y a dinattendu et de risqué dans la mise au monde dune nouvelle théorie : linsécurité de la recherche est masquée par la sécurité du savoir transmis. Derrière limpression de routine dune loi, il faut retrouver lévénement.
De là, nous sommes invités à tirer une forte maxime : celle de cultiver, le plus possible, létonnement devant la vérité scientifique. Étonnement inverse de celui que décrivait Aristote XE "Aristote" au début de la Métaphysique, et qui naît dune prise de conscience de lignorance, pour sannuler dans le savoir. Létonnement dAristote XE "Aristote" nous ramène aux origines de la conscience, au regard primordial, qui participe encore de la pensée mythique. Étonnement, donc, davant la connaissance. Celui des sciences, au contraire, doit, par un mouvement rétrospectif, rendre le savoir acquis insolite, et linterroger. Nous venons dévoquer létonnement de Newton devant sa propre découverte. Voyons de plus près les réflexions que lui a inspirées sa démarche. Dans une longue page de lOptique, citée par Koyré XE "Koyré (A.)" , Newton rappelle son attachement rigoureux aux seules données de lexpérience :
« laffaire principale de la philosophie naturelle [entendons : la science expérimentale.a.g.] est de raisonner à partir des phénomènes, sans feindre dhypothèses [entendons : suppositions, le terme étant pris ici dans un sens péjoratif.a.g.] ... »
Il affirme avec la plus grande netteté que la loi de la gravitation appartient exclusivement à la science expérimentale. Cependant, lexpérience, mise en calculs, à laide dun outillage mathématique de plus en plus perfectionné, débouche sur une mise en ordre de lunivers qui semble ne relever que dune métaphysique. La phrase citée à linstant et interrompue se termine ainsi :
« et de déduire les causes des effets, jusquà ce que nous parvenions à la toute première cause qui, certainement, nest pas mécanique. »
La référence à la « première cause » est confirmée plus loin, après un abondant programme de questions données comme à résoudre par la philosophie naturelle :
« Et ces choses étant dûment considérées, napparaît-il pas des phénomènes quil y a un Être Incorporel, Vivant, Intelligent, Omniprésent qui dans lespace infini, comme si cétait dans son sensorium, voit intimement les choses elles-mêmes et les perçoit parfaitement et les comprend entièrement par leur présence immédiate à lui-même? »
Cela veut dire que la science est comme portée hors de ses limites et entraînée, comme à son insu, à écouter les sirènes de la métaphysique.
« Il ny a pas chez Newton, note É. Bréhier XE "Bréhier (É.)" \i , de cosmogonie, cest-à-dire une explication scientifique de lorigine des rapports actuels de position et de vitesse des corps célestes. [...] Mais comment interpréter cette sorte de place vide laissée par lexplication? »
Cette place vide, une théologie ne demande quà loccuper : cest la croyance, finalement adoptée par Newton; en lexistence dune Intelligence divine qui aurait donné à chaque corps céleste son impulsion et sa trajectoire initiales et qui continuerait à veiller au bon ordre du système. La gloire de Newton, dans son expression dithyrambique, fera de lui un nouveau Moïse, proclamé dépositaire des nouvelles Tables de la Loi. Pour écarter définitivement la théologie, les continuateurs de la recherche newtonienne nauront quà prolonger la voie ouverte par lexpérience et le calcul. Dieu est bientôt relégué par Laplace XE "Laplace (P.-S.)" au rang dune hypothèse inutile. Mais, en même temps, celui-ci engage la physique sur le chemin dun nouveau dogmatisme, que nous évoquions quelques pages plus haut.
Ce qui est remarquable, dans cet exemple, cest le déclin de létonnement initial, qui nous conduit de Newton à Laplace XE "Laplace (P.-S.)" , sans quil importe que le dogmatisme final intègre ou non lexistence de Dieu, quon ait affaire à une Intelligence divine ou à une intelligibilité sans Dieu. Limportant est de cerner cette attitude de lesprit où prennent place le doute et la vigilance, et où se préparent les prochaines crises du savoir. Il y a une sorte de fraîcheur des théories au moment de leur surgissement qui, en se perdant, les laisse se solidifier en connaissances dogmatiques. « Létonnement retrouvé », telle est, au fond, la consigne, car en lui se fait une approche vivante des sciences. Après tout, nous ne sommes pas si loin de la posture dérangeante de Socrate XE "Socrate" : la philosophie, au lieu de fermer la marche, derrière les sciences, aurait pour mission de les déranger, lorsquelles se montrent aussi coupables qua pu lêtre, en dautres temps, la métaphysique, de sabandonner au sommeil dogmatique.
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Pour autant, noublions pas lautre leçon que nous avons pu tirer de ces diverses incursions dans lhistoire de la philosophie et des sciences : il nous a semblé, à plusieurs reprises, que linitiative de la découverte et des changements, la capacité de secouer les dogmatismes se trouvent chez les scientifiques eux-mêmes, et lon a ainsi limpression dosciller entre deux positions extrêmes, selon quon insiste tantôt sur lautonomie des sciences, que résumait au départ la référence à Piaget XE "Piaget (J.)" , tantôt sur la clairvoyance critique inspirée du XE "Socrate:socratisme" socratisme. Si nous maintenons notre attachement à cette dernière attitude, cest quelle garde tout son prix dans le cadre de lenseignement, où doit nous ramener notre analyse. Sil faut condamner le dogmatisme dun chercheur, on peut parier que la recherche qui continuera après lui se chargera de le démentir, à la manière dun jugement de lHistoire. Le dogmatisme de lenseigné, au contraire, appelle interventions et remèdes, ce qui a déjà valeur de réponse à notre interrogation initiale sur la légitimité et les objectifs de lenseignement philosophique.
Il y a beau temps, donc, que les sciences vont leur chemin, dans une autosuffisance que Kant XE "Kant (E.)" a reconnue et ratifiée. Dès lors, la philosophie sera tentée de préconiser une sorte de division des tâches, en abandonnant aux sciences le
« labeur indéfini de déchiffrer la langue monotone des phénomènes » pour se réserver « le champ des questions qui concernent la destinée humaine, ce que lhomme peut connaître, ce quil doit faire, ce quil peut espérer. »
Un tel partage, présenté en des termes où perce quelque ironie, semble donner la part belle au philosophe et, dans cette autre oscillation qui oppose lambition et lhumilité, orienter le balancier du bon côté. Pourtant, lambition, ici, nest-elle pas illusoire? La recherche et la défense des valeurs, au moins sur le terrain du savoir, risque de se changer en position de repli, voire en superbe isolement, loin des actions et des mouvements qui font le progrès de la connaissance : valeurs-refuges seulement, en comparaison avec les valeurs productrices de richesses.
Il paraît difficile de résoudre cette contradiction, officialisée, comme nous le faisions remarquer, par le fait même de la séparation institutionnelle entre sciences et philosophie. Le plus sage nous paraît être de la refuser dans son principe ; et ce refus peut sargumenter de la façon suivante : tant que nous traiterons lépistémologie que nous enseignons comme une réflexion sur les sciences, si utile et légitime que soit cette réflexion, nous mettrons la philosophie en situation de discipline seconde, relative à son objet et engagée à son service. La science ne peut sans doute que se réjouir dêtre éclairée par une discipline qui laide à définir sa scientificité. Mais pour cette discipline, cest une position à la fois fausse et inconfortable, puisque la hauteur où elle se trouve élevée nest quun observatoire et quelle-même ne sert pas sa propre cause. Cest pourquoi, au lieu de demander à la philosophie de penser les sciences, demandons-lui de se penser elle-même. Il y a quelques années, les candidats au baccalauréat étaient, justement, sollicités sur ce thème. Le sujet proposé :
« Peut-on dire que la science fait surgir de nouveaux problèmes philosophiques? »
invite à un double mouvement de la pensée : dans un premier temps, on voit le savant précéder le philosophe, et celui-ci tenter de regagner après chaque découverte, avec plus ou moins de bonheur, une position de surplomb. Mais, en un second temps, la philosophie trouvera dans la science la matière de sa pensée, le champ toujours renouvelé où sexerce sa réflexion. Nest-ce pas, alors, la science qui profite à la philosophie? Sans doute, à condition que le surgissement des problèmes ne soit pas regardé par celle-ci comme une entrave, mais au contraire, comme un enrichissement.
Nous voudrions, pour terminer, approfondir cette remarque en nous appuyant sur un texte qui nous paraît répondre, presque symétriquement, à celui de Piaget XE "Piaget (J.)" que nous citions au début de cette intervention. Cest, dans les résumés de cours de Merleau-Ponty XE "Merleau-Ponty (M.)" \r "QE7" \i un passage consacré, aussi, aux relations entre science et philosophie. Autant le premier se place au point de vue des sciences et tend à prêcher pour elles une conduite autarcique, autant le second adopte le point de vue de la philosophie, qui inscrit la réflexion sur les sciences à lactif de la philosophie. Sans doute, Merleau-Ponty admet, sur le chapitre de la compétence, les restrictions que nous avons signalées. Mais il marque aussi, si lon peut dire, les « limites de ces restrictions » :
« Le philosophe, qui na pas le maniement professionnel de la technique scientifique, ne saurait intervenir sur le terrain de la recherche inductive et y départager les savants. Il est vrai que leurs débats les plus généraux ne relèvent pas de linduction, comme le montrent assez leurs divergences irréductibles. À ce niveau les savants tentent de sexprimer dans lordre du langage, et somme toute ils passent à la philosophie. Cela nautorise pas les philosophes à se réserver linterprétation ultime des concepts scientifiques. Or ils ne peuvent pas davantage la demander aux savants, qui ne lont pas, puisquils en discutent. »
Après quoi, il propose :
« Entre la suffisance et la capitulation, reste à trouver pour les philosophes lattitude juste. Elle consisterait à demander à la science, non ce que cest que lêtre (la science calcule dans lêtre, son procédé constant est de supposer connu linconnu), mais ce quassurément il nest pas, à entrer dans la critique scientifique des notions communes, en deçà de laquelle la philosophie, en toute hypothèse, ne saurait sétablir. La science ferait, comme lon dit des physiciens, des découvertes philosophiques négatives (London XE "London" et Bauer XE "Bauer" ). »
Nous nirons pas plus loin dans la citation. Il serait pourtant utile de méditer, avec Merleau-Ponty, les exemples quil choisit pour illustrer son propos : lindéterminisme introduit en physique par la mécanique ondulatoire, la géométrie non-euclidienne, la physique relativiste sont autant de témoignages qui montrent comment les sciences brisent le point de vue du sens commun et sen éloignent, à chaque crise, à chaque progrès, toujours davantage. En quoi elles ouvrent la voie dans laquelle la philosophie, elle aussi, ne demande qu à s engager : la voie qui permet de conquérir l impensable, en sommant l esprit de le penser. Déjà les Grecs philosophaient sur Öð2, après que son découvreur eut péri dans un naufrage, selon une légende rapportée par le scoliaste des Éléments dEuclide XE "Euclide" . XE "Desanti (J.-T.)" \i . Cest dire si lenseignement de lépistémologie est, dans ses objectifs, comme dans son contenu, au plus près des sciences. Notre premier souci sera donc de convaincre les élèves que la science appelle vers la philosophie, que la philosophie se nourrit de la science, et que le même esprit les anime.
André Gobart
Lycée Saint-John Perse, Pau
TC "Fabien Grandjean Du commerce entre économie politique et philosophie" \l 1
Du commerce
« êNTRE »
ECONOMIE POLITIQUE ET PHILOSOPHIE
Larticulation entre les deux parties de mon exposé vise à répondre à lapparition de léconomie politique en tant que stade ultime de la métaphysique. Il sagira également de mesurer lécart qui sépare ces deux disciplines. Les guillemets dans mon titre confère ce double sens à lentre-deux de léconomie politique et de la philosophie : le commerce entre elles est non seulement convergence mais aussi différence, voire différend. Au premier sens, il est fréquentation et entretien, au second, activité marchande.
i. du commerce de la philosophie et des sciences
Nous savons que le professeur de philosophie est généralement embarrassé quand il doit aborder les sciences. Mais lui vient-il à lesprit que cet embarras pourrait être lignorance de lêtre où, selon Le Sophiste (244 a) XE "Platon" \i , nous plongent tous ceux qui ne veulent connaître que létant et rien dautre? Il lui semble que les connaissances positives ne sont pas son affaire. Et sans doute, comme le dit Heidegger XE "Heidegger (M.)" XE "Heidegger (M.)" \i, « les sciences ne pensent pas, au sens de la pensée des penseurs. » Mais, poursuit-il, « il ne suit aucunement que la pensée nait pas besoin de se tourner vers la science. ». Si lon considère en effet le déploiement moderne des sciences, lénormité de lempire quelles exercent sur létant désormais voué entièrement à la calculabilité et à la productibilité, à la « faisabilité », on ne peut que juger irresponsable qui sen désintéresse. Les sciences nont jamais tant appelé le philosophe à penser lêtre. Mais comment correspondre à cet appel? Avant de risquer une réponse, il convient décarter lanimation pluridisciplinaire, la transdisciplinarité et la spécialisation positiviste, trois courants « épistémologiques » et/ou pédagogiques qui emportent souvent loin de lessentiel ceux qui ne tournent pas ouvertement le dos au règne de la science et ne se réfugient pas dans une spéculation métaphysique surannée.
Lanimation pluridisciplinaire est cette pseudo-interdisciplinarité que Jean-Marie VaysseXE "Vaysse (J.-M.)" \i, dans un article consacré à la crise de lUniversité allemande en quête de son unité essentielle, a définie très justement comme :
« leffet dune mauvaise conscience pédagogique, qui se substitue au vieil idéal architectonique en agitant lidéal inanimé de lanimation culturelle ».XE "Heidegger (M.)"
Elle est pour chacun des participants une échappatoire à ses propres difficultés disciplinaires. Nous croyons en général que les nôtres viennent essentiellement de notre impuissance à regagner la hauteur doù le regard surplombait dune vue circulaire lensemble des savoirs. Cette croyance se nourrit de lidée reçue que sélever jusquà la synopsis encyclopédique entrerait à titre premier dans le cahier des charges de lenseignement philosophique du fait que (de PlatonXE "Platon" à HusserlXE "Husserl (Ed.)" au moins, et particulièrement depuis DescartesXE "Descartes (R.)") telle fut la tâche le plus souvent assignée à la philosophie par la Tradition que cet enseignement transmet. Mais comme le développement illimité, et par conséquent dispersif, des savoirs spécialisés paraît rendre lexécution de cette obligation irréalisable, certains dentre nous éprouvent un sentiment de culpabilité propice à la mélancolie et à lauto-dépréciation publique : « Je dois vous avouer que je ne peux rien vous dire au sujet des Sciences, sauf à verser dans la rhétorique dun discours fondatif ; aussi ai-je demandé à mes collègues scientifiques, de qui jai beaucoup à apprendre, de venir nous en parler, etc. ». Et quand on imagine que cette défaillance didactique procède dune déficience disciplinaire constitutionnelle, quoique tardivement révélée, il sensuit encore un sentiment dinfériorité qui, tournant au complexe, trouve sa compensation sous la forme de lexaltation du sentiment de personnalité dans lanimation pluridisciplinaire et militante. La mise en scène, dans la classe, de la communication entre professeurs de disciplines différentes, réputées parfois divergentes, confère à chacun laura de la sacro-sainte ouverture et, sous le regard bienheureux du philosophe aux longues oreilles, recompose symboliquement lunité du savoir éclaté, tandis que sur lestrade les monologues se succèdent ou se croisent et que du côté du public, un temps amusé par le happening, « on ne voit toujours pas le rapport ».
Cependant, il ne faut pas priver a priori linterdisciplinarité de la possibilité dêtre une authentique communication entre disciplines dès lors quelle naît de la volonté dendurer un questionnement disciplinaire jusquà ce point où il se noue nécessairement à celui dune autre discipline et que, dautre part, chacun, sans jouer obligatoirement les passe-murailles, semploie à délier ce noeud par un travail de première main, fût-il initiatique ou élémentaireXE "Théveniaud (A.)". Nous montrerons plus loin (cf. II) comment philosophie et économie politique peuvent et même ne peuvent que se rejoindre et sentendre quand elles affrontent en pensée leurs limites respectives et que lune vers lautre elles tendent leurs petites oreilles labyrinthiques.
La transdisciplinarité. Mais à travers le commerce qui et que noue la philosophie avec les disciplines scientifiques, il ne sagit pas de poursuivre une quelconque transdisciplinarité.
Non pas seulement, comme on le croit, parce que la segmentation indéfinie des savoirs modernes rendrait désormais infini, et donc impossible, le projet de les prendre dans le faisceau de la philosophie. Une telle limitation de fait na dailleurs pas suffi à arrêter les Modernes dans leur projet de constituer « une théorie systématique unifiée infinie, et, malgré cette infinité, close sur elle-même ».XE "Granel (G.)" XE "Husserl (Ed.)" \i. Elle est notamment à lorigine du dessein comtien dun système des sciences. Cette impossibilité, cependant, nest pas dabord factuelle mais essentiellement principielle et, en un sens, elle fut reconnue en tant que telle par AristoteXE "Aristote" \r "QE2" comme limpossibilité de désigner entre tous les savoirs celui de leur unité par suite de la particularité générique irréductible de leurs objets, lêtre nétant pas un genre, mais se révélant et sénonçant de manières multiples (
« to on legetai pollakos ») selon plusieurs genres auxquels correspondent autant de sciences génériques dont on ne peut transgresser les limites pour atteindre à une science transgénérique de tous leurs principes. Doù Aristote, pour qui linfinité des sciences était probable, déclare vain le recensement de toutes les réfutations (vraies ou fausses) des démonstrations (fausses ou vraies) par cette impossibilité de principe que, si les sciences étaient en nombre infini, linventaire de leurs réfutations présupposerait la possession de la science universelle. Dès lors, en effet, la maîtrise omnidisciplinaire des sciences excéderait la capacité de lhomme à les pratiquer en sorte quune telle science universelle serait un discours sans objet, vide ; il sensuit, poursuit Aristote, que cest au savant particulier de juger des réfutations touchant lune ou lautre des sciences particulières. Si donc lépistémologie, conformément à sa définition classique française, devait être (ce que, je crois, la philosophie des sciences ne doit pas être) l« étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur origine logique (non psychologique), leur valeur et leur portée objective. », elle ne saurait être la tâche dune spécialité généraliste subsumant les savoirs positifs, comme celle dont ComteXE "Comte (A.)" \i forgea le projet. Mais lépistémologie ne saurait être non plus la fonction dune méthode universelle, telle que par exemple lanalyse logique de Carnap XE "Carnap (R.)" ou la traduction ou regimentation de Quine. Il en va de la transdisciplinarité comme de la traduction. De même que rien ne passe dune langue-monde dans lautre et que seul le traducteur sy tra-duit, de même rien ne se transmet entre deux disciplines et leur seul trait dunion est le chercheur qui, par un travail à la main, passe de lune à lautre. De là limportance du savoir en acte, ainsi que le montre déjà SocrateXE "Socrate" dans Le Charmide en révélant la vanité dune science qui serait science delle-même et des autres sciences, cest-à-dire science de tout et de rien, comme la vue delle-même et des autres vues est vue de nulle couleur. Manière de dire, avant la phénoménologie, que lâme est vide et que si, par impossible, on pénétrait en elle, on en serait expulsé auprès des choses, eidétiquement irréductibles à lhomogénéité, sinon à la nuit du néant. « Connais-toi toi-même » intime le dieu à qui ose le consulter, cest-à-dire « Ne poursuis pas le leurre dune science de toutes choses. » La sagesse socratique nest pas le savoir mathésique dont Descartes, franchissant les bornes génériques plantées par Aristote entre les sciences, achèvera lépure XE "Platon:platonicien"platonicienne dans les Regulæ. La sagesse, objecte SocrateXE "Socrate" au polymathe HippiasXE "Hippias (dÉlis)", ne sacquiert par aucune mnémotechnique et nous, nous entendons : pas même par la méthode de la mathesis universalis dont tout lart est de réduire lécart entre lintuition et la déduction, que notre mémoire infirme ne peut à coup sûr parcourir, et de faire ainsi consister
« toute la science humaine
en une seule chose : savoir, la vision distincte de la façon dont [les] natures simples concourent ensemble à la composition des autres choses. »..);XE "Descartes (R.)" \i.);XE "Bouttes (B.)"
Mais ce nest quen un sens, disions-nous, quAristoteXE "Aristote" a reconnu limpossibilité principielle dune science des sciences, cest-à-dire seulement pour un sens de la science, car il ne pouvait bien évidemment anticiper la révolution copernico-galiléenne,XE "Galilée (Galileo Galilei, dit):copernico-galiléen" ni donc savoir que les sciences modernes ne sarrêteraient effectivement plus aux limites des genres de lêtre, et même quelles les transgresseraient un jour « contre nature » dans luniversalité transgénérique. Encore moins pouvait-il imaginer que la technê acquerrait la puissance duniversaliser le singulier, cest-à-dire de reproduire à lidentique les individus dont pour lui la répétition générative ne pouvait être que spécifique. Aussi la critique aristotélicienne de la transdisciplinarité ne conserve-t-elle aujourdhui sa pertinence que mutatis mutandis : lirréductibilité de la multiplicité des sciences nest plus imputable à la diversité phénoménologique de leurs objets, puisque depuis leur mathématisation moderne, elles nont plus affaire à des phénomènes à proprement parler mais à des objets formels dont lessence est axiomatiquement produite.
Mais dès lors que la voie menant à la science des sciences lui est barrée, la philosophie nencourt-elle pas le risque de dissoudre sa spécificité dans la spécialisation épistémologique? Cest là le danger que NietzscheXE "Nietzsche (Fr.)" \i avait en son temps clairement identifié :
« Létendue de la science, la complication de lédifice ont grandi ; en même temps a grandi pour le philosophe la tentation de se lasser au cours de son apprentissage ou de se laisser fixer ou spécialiser quelque part. Il naccède donc jamais à la cime doù il devrait dominer un vaste horizon et embrasser tout ce qui se trouve au-dessous de lui. »
La spécialisation épistémologique positiviste. Si la science des sciences est vaine et que leur infinitude comme notre finitude rendent chimérique le projet de les pratiquer toutes avec le sérieux quexige la recherche de la vérité, si en dautres termes, pour remplir sa tâche, la philosophie des sciences ne doit plus les intérioriser à son propre discours (sur lâme, lentendement, lesprit...) mais pénétrer le contenu des énoncés scientifiques et les pratiquer, en se tenant de préférence à la fréquentation monogame dune science, alors la philosophie est une troisième fois menacée de dériver loin de la recherche de la vérité de lêtre pour sensabler dans le travail positif de la connaissance dun genre ou dune région de létant, de léconomie par exemple, versant ainsi dun défaut dans lautre, de la synopsis dans la focalisation, du loisir contemplatif dans la Fachphilosophie comme lon disait dans les années 70, comme si pour nous commercer avec les sciences cétait leur vendre la philosophie.
Quant au professeur de philosophie, il est exposé à la tentation de se réfugier dans lépistémologie positiviste et historiciste. Cest ainsi que pendant une période récente mais assez longue, disons les années 60-80, les sciences humaines, quand elles nabsorbaient pas tout le cours de philosophie, étaient souvent enseignées de manière non critique dans limmédiateté de leur contenu, sans même que soit toujours abordée la difficulté particulière quelles ont à devenir des sciences comme les autres, comme le dit P. BourdieuXE "Bourdieu (P.)" de la sociologie. Ce fut par excellence le cas de la psychanalyse, pourtant contemptrice de la philosophie, où légologie du discours sur la conscience, empêtré dans le solipsisme, trouvait soudain le moyen de se dénouer, et lélève, de son côté, celui de regagner le surplomb dont le langage de laperception originaire lavait délogé. Il en allait généralement de même avec la linguistique, la sociologie et lethnologie. Il nest guère que lhistoire qui ait alors connu les honneurs de la critique, mais cétait bien souvent sur le fond dun matérialisme historique ou dun structuralisme indiscutés. Quant à léconomie, elle était abordée principalement à propos du travail (de sa division, de son aliénation, de son exploitation...). À cette époque, notamment dans les années 70, au moment de la montée en puissance de la section B, créée fin soixante, il nétait pas rare de constater une sorte dosmose entre le cours déconomie et celui de philosophie, comme il ne létait pas de voir des candidats au Baccalauréat présenter à lépreuve de philosophie, lors de loral de contrôle, Lidéologie allemande suivie du Manifeste du Parti communiste. Cétait le temps où notre enseignement avait pris ses distances envers une philosophie complexée par sa non scientificité, honteuse de son idéalité, encerclée et humiliée par les sciences humaines, réduite à la portion congrue par les sciences exactes, voire menacée de disparition ou doptionalisation par la rentabilité (1975). On eût dit que cet enseignement portait la marque indélébile dun péché originel et se révélait enfin navoir jamais été que ce que le ministre Victor DuruyXE "Duruy (V.)" \i avait voulu quil fût quand il lavait rétabli en 1863 dans le cursus des études : « un remède au matérialisme ».
Cependant, mon propos nest pas de dénigrer lenseignement philosophique dalors, fondé sur les sciences humaines, voire confondu avec leur simple transmission, non plus dailleurs que de louer sa retraite hautaine dans la métaphysique et la morale depuis la fin des années quatre-vingts comme si « leffondrement du mur » lavait autorisé à relever sa tour divoire! Si la spécialisation dissolvante de la philosophie et de son enseignement dans le positivisme est une débandade devant la tâche de penser lénormité du devenir moderne des sciences, le retour à lontothéologie est une autre manière de fuir, qui consiste à se détourner purement et simplement des sciences sous prétexte dincompétence. Mais que faire? Comment notre enseignement pourrait-il échapper à lalternative tragique dêtre soit relégué au rang dappendice cæcal de lapprentissage des sciences et promis à lablation pour cause de supplémentarité ou/et de non rentabilité, soit cloîtré dans la métaphysique et condamné à un travail de muséographie : visiter, revisiter et faire visiter les galeries de lhistoire de la philosophie? Que faire avec les sciences, quand il ne sagit déjà plus pour elles de nous prendre un à un les domaines sur lesquels nous régnions jadis sans partage (le monde, la nature, la logique, le langage, lesprit, lhomme, la société, léconomie, la politique, etc. etc.), mais de produire le monde, un monde où elles nont prévu pour nous aucune place?
Nous ployons si pieusement sous le poids de la religion de la science que nous oublions que nous portons là notre propre fardeau, la charge des reliques de LA science dont notre vieille souche métaphysique a jadis engendré larchétype. Nous croyons acquiescer aux sciences avec lindifférence supérieure dun laisser-être mutique, tandis quen vérité nous leur disons non. Opiner à leur positivité impérialiste en bénissant le néant nest pas les libérer en leur différance. Pour cela nous avons encore à penser leur règne comme stade ultime de la métaphysique. Et il y a urgence, car il y a déjà longtemps quau milieu du trafic des métaphysiciens réactionnaires et des positivistes réactifs dans lequel la substance de la valeur nest pas le travail de la pensée mais la paresse résolue de lesprit contre laquelle chacun obtient de lautre la garantie de sa propre tranquillité , nous les avons vus se lever en masse ces derniers philosophes qui, sans mesurer limportance de ce trafic, ânonnent : « nous sommes finis, périssons ». Allons, nous tous! encore un effort de pensée.
Pour ma part, je concentrerai le mien sur léconomie politique, qui, disait Hegel XE "Hegel (G.W.F.)" , sappelle aussi philosophie et qui, à lentrecroisement de linfinité des besoins et de la production modernes, a trouvé un terrain propice à son développement scientifique et métaphysique.
ii. du commerce « entre » philosophie et economie politique
A) De lentretien comme dun premier sens de ce commerce, ou comment philosophie et économie ne peuvent que se rejoindre dès lors quelles affrontent en pensée leurs limites respectives.
Du côté de la philosophie. La méditation avait déjà révélé à HumeXE "Hume (D.)" \i que « lindustrie reçoit de la science un grand élan, et [que] cette dernière est inséparable des époques dart et de raffinement ». Aujourdhui, nous voyons que la science est régulièrement liée à une recherche industrielle (et/ou fondamentale) soumise à la rotation du capital par lallocation de crédits au prorata de la rentabilité de ses résultats, et quelle est orientée par la visée dune satisfaction optimale des besoins dont la forme générale est linfinité.
Au nom de la méthode cartésienne « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences », lon reproche souvent à Heidegger XE "Heidegger (M.)" sa « thèse » de la mutation de lobjet (Gegendstand) en disponible (Bestand) ; mais cest oublier le trivial : que DescartesXE "Descartes (R.)" \i déjà annonçait le remplacement de la philosophie spéculative des Anciens par une philosophie « pratique » (technique à la vérité) grâce à laquelle, « connaissant la force et les actions du feu, de leau, de lair, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Sans doute serait-il anachronique de dire que Descartes propose de substituer le disponible à lobjet, dont il inaugure précisément lépoque. Mais ce dont les modernes feront après lui progressivement lexpérience, jusquà en prendre pleinement conscience avec HusserlXE "Husserl (Ed.)" comme dune faillite de la connaissance objective, cest que, au fur et à mesure que son hypostase métaphysico-théologique seffrite, la Vorstellung, qui sépare encore chez DescartesXE "Descartes (R.)" lobjectivité de la Bestellbarkeit, ainsi que sa superstructure architectonique, la « pratique » morale, se révèlent toujours plus comme des prismes idéologiques qui dévient lattention de lessentiel : le devenir productif et économique de la science.
Chez DescartesXE "Descartes (R.)" \i déjà, linvocation du bien de lhumanité et du premier des biens : la conservation indéfinie de la santé ou la victoire sur « linfinité des maladies » nest que le masque sous lequel savance la conquête de létant par « une infinité dartifices ». Didier DeleuleXE "Deleule (D.)", démystifiant le mythe husserlien selon lequel la science moderne substituerait la nature objective à la nature vitale préscientifique, a montré que la machination, qui sest construite aux XVIe et XVIIe siècles, nest en aucune façon une réduction du vivant au machinique du moins dans son projet, sinon dans ses conséquences indirectes sur lindividu humain mais bien plutôt le prolongement de la puissance conquérante et productive de la vie. Comme la écrit G. CanguilhemXE "Canguilhem (G.)" dans La connaissance de la vie, la vie, selon Descartes, nimite pas la machine, ou ne sy trouve pas réduite, elle la conçoit à son image. Sans doute, pour ce qui nous concerne, nous défions-nous de ce concept de « vie » que nous tenons pour lun des suppléments métaphysiques dont font usage les modernes (en tant que metaphysiche Beruhigung), et pour lun des plus dangereux en ce quil absout, comme on le voit particulièrement bien chez le philosophe du supplément dâme, le devenir automate de la techno-science. Car enfin, quest-ce que la vie, dès lors quelle est conçue comme un « demeurer toujours contre toute finitude »? Réponse dEpicureXE "Epicure" : ou la mort, ou, dans le registre ontologique, lêtre comme présent subsistant. Cependant, il semble que nous soyons fondés à dire que lempire de la techno-science sur lexistence, en tant quelle tend à en produire toutes les formes, nest pas simplement dû, comme le prétend HusserlXE "Husserl (Ed.)", à la confusion de la méthode de la connaissance objective et de lêtre véritable, à une sorte de préjugé du monde. En vérité, cet empire est une figure de lêtre qui rassemble tous les traits de notre présent sous la coupe dun impératif de production couplé à impératif de besoins toujours nouveaux.
Ce destin de lêtre, le Ge-stell, est, dit Heidegger XE "Heidegger (M.)" dans le séminaire de Zähringen, le mode extrême de lhistoire de la métaphysique. Cependant, à son extrémité, cette histoire se referme en boucle. Cest pourquoi le devenir de la science, en même temps quil soumet lhomme au péril le plus grand auquel il ait été exposé larraisonnement de lhumain lui-même, illusoirement retranché derrière le mythe humaniste de sa subjectivité (individuelle ou collective) instrumentalisant la technique lui apporte la plus grande opportunité qui se soit offerte à lui depuis les Grecs de retourner son rapport aux choses. On laura entendu : « là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve ». Ce salut passe, selon nous, par la reconduction à son origine praxique du rapport théorétique de lhomme à létant, entreprise par Heidegger XE "Heidegger (M.)" dès ses Interprétations phénoménologiques dAristotXE "Aristote" e. Mais lhomme ne se sauvera que sil a le courage de comprendre de quoi il en retourne aujourdhui avec les choses, cest-à-dire que sil a le courage de les regarder en face comme ses pragmes. « Courage », parce que ce dont il y va ici nest rien de moins que le sens même de lêtre de lhomme, que celui-ci fuit dans le divertissement affairé, ludique ou contemplatif, quand il renonce à la préoccupation tendue par linquiétude du sens de lexistence et de la vérité de lêtre autant que par le souci de subsister.
Dans le dernier séminaire de Heidegger XE "Heidegger (M.)" , le séminaire de Zähringen, on lit deux choses qui paraissent contradictoires, mais qui ne le sont pas. Dune part, Heidegger XE "Heidegger (M.)" salue en HusserlXE "Husserl (Ed.)" celui qui a compris le premier que lêtre était donné, et non pas simplement produit, bien quil nait jamais excédé le sens de lêtre comme être-objet ni même posé la question de « être ». HusserlXE "Husserl (Ed.)" \i sauve la chose en tant quelle-même, mais linstalle dans la conscience. La transcendance dans limmanence, voilà la faiblesse de HusserlXE "Husserl (Ed.)" . Etre et temps déplacera la chose de la conscience vers le monde, et à lintentionalité intérieure au Bewusstsein substituera lek-stase du Da-sein. Dautre part, plus loin, on lit que, si cest bien la chose en personne qui est donnée là au Dasein, celui-ci est désormais ek-statiquement face à face avec ce quil est lui-même. Dans son rapport aux choses, le Da-sein na jamais affaire quà lui-même, ce que lon peut exprimer plus synthétiquement, et sans le moins du monde écorcher la langue, en disant quil a affaire aux choses. Deux « choses », par conséquent, pour le moins paradoxales, mais qui ne paraissent contradictoires que si lon persiste à déterminer le sens de lêtre à partir de la Vorstellung et létant en tant quobjet. Dire que le Dasein est face à la chose dans le monde et que, cela étant, il est face à lui-même ne semble impossible que si lon ignore ou si lon oublie que, dune part, le monde est lêtre et le Da-sein le là de lêtre, et que, dautre part, « être » signifie ici dévoilement, entrée en présence de létant. En revanche, lapparente contradiction se dissipe si lon comprend que létant se révèle au Dasein dès lors que celui-ci, ou plutôt lhomme, qui en lui rejoint son être, sabandonne auprès de létant au milieu de lincertitude de létant en totalité, non pas donc au sens où il se perd dans les choses, cest-à-dire se laisse séduire, consoler et aliéner par elles. Une telle déchéance est le fait de lautonomisation de « linspection considérative » qui prend en vue létant dans son être présent sans plus référer ni lun ni lautre à lêtre comme mobilité essentielle entrée en présence et ek-sistence. Une telle autonomisation conduit à lérection de la connaissance de létant en métaphysique de la science théorétique visant à la constitution du monde en tant que totalisation de létant-subsistant, de létant dont seule la présence est prise en vue, comme seul le moment de la prise en vue est retenu du rapport praxologique à létant. Ainsi a fait léconomie politique (classique et néo-classique) dans sa méthodologie même (vide infra).
Quant à ce que pourrait révéler cet abandon auprès de létant, nous nen avons quune pâle idée, quand nous nous rappelons que, avant le premier oubli de la différence ontologique, ParménideXE "Parménide" appelait à penser que létant est. Du moins nous est-il offert aujourdhui, avec lépuisement de tous les modes de captation de létant dans un présent subsistant ceux de lidéellisation, de la représentation, de la production de retourner notre rapport aux choses et au monde. Mais nous ne pensons pas encore. Il nous faut nous contenter pour linstant de préparer lhomme à être prêt à entrer dans le domaine du Da-sein. La déconstruction doit donc se poursuivre, jusquà ce que pensée soit. Et lune de ses tâches est dopérer la reconduction de léconomie à son origine praxologique ou technique (au sens archêique, antérieur à sa tripartition en théôria/épistêmê, praxis, poïêsis/technê), puisque léconomie est devenue, avec lentrée dans lépoque du Bestand, lhorizon de toute entente de lêtre comme être productible. Heureuse époque en un sens, puisquelle nous rapproche du moment initial de laliénation de lêtre de lhomme dans le monde, celui de lhabituation, moment auquel non seulement le commerce préoccupé avec les choses peut être relayé par leur inspection considérative, mais encore auquel la première époque put sinstaller. En effet, cest sur le fond dun commerce producteur familier avec les choses que lêtre-produit peut devenir lobjet de la prise en vue détachée de tout souci et que son visage (eidos) peut être érigé en idée, puis en cause formelle, archétype de la production démiurgique, etc. Ainsi PlatonXE "Platon" et AristoteXE "Aristote" déterminent-ils encore lêtre dans lhorizon de la production dont ils transfèrent la terminologie à lontologie et à la théologie. Heureuse époque donc que la nôtre où se dissipent les divers recouvrements époquaux de la compréhension originaire des choses et où lêtre se décèle non seulement en tant que production, mais encore de plus en plus en tant que pro-duction, à proportion de léclipse de la représentation par larraisonnement auquel lhomme lui-même est assujetti en tant que « ressource » exploitable ou surnuméraire. Ces temps finissants font plus que nous rapprocher du dévalement premier dans la préoccupation. En bousculant toute habitude, en rendant même impossible tout habitation « chez soi », le renouvellement accéléré des impératifs économiques nous transporte en deçà ou, peut-être, pour la première fois, au delà de cette prime déchéance. Notre époque nous dispose à une pensée libérée, non seulement de linterprétation supplémentaire onto-théologique de la science qui remonte à PlatonXE "Platon" et AristoteXE "Aristote" , dune part, et de son autonomisation moderne en système, de lautre, mais aussi de laffairement productif. Et, du même coup, elle recèle la possibilité du dévoilement de lêtre. Pour la première fois de notre Histoire, les conditions sont réunies pour lengagement de lhomme dans la pensée de lêtre. Reste cependant à porter au langage la révélabilité (Offenbarkeit) de lêtre, ce qui, si nous suivons les premiers mots de la Lettre sur lhumanisme, serait offrir un abri à lhomme, une habitation (oikos). Il convient donc de déployer ce qui est déjà dans la plénitude de son essence ( « producere » ). Le plus difficile, en ces temps de détresse, sera bien de faire entendre que la pensée « napporte aucune sagesse utile à la conduite de la vie ».XE "Heidegger (M.)" \i
Du côté de léconomie politique le philosophe ne se sent nullement dépaysé. Dune part, celle-ci est une discipline originellement philosophique. Rappelons que loïkonomia vit scientifiquement le jour dans les traités de XénophonXE "Xénophon" et dAristoteXE "Aristote" ou de son école ; que sa reprise médiévale par Thomas dAquinXE "Thomas dAquin" dans la Somme théologique donna naissance à la redondante économie domestique, laquelle, cependant, par la dépolitisation et lassouplissement de la condamnation aristotélicienne du prêt à intérêt et du commerce chrématistique, prépara de loin la pensée économique du calvinisme ; que LockeXE "Locke (J.)" , QuesnayXE "Quesnay (Fr.)" (auteur dun essai malebranchisteXE "Malebranche (N. de):malebranchiste" sur léconomie animale), SmithXE "Smith (A.)" (philosophe), et HumeXE "Hume (D.)" notamment,... comptèrent parmi les principaux théoriciens de la subversion du règne du politique sur léconomique, bref quils furent des fondateurs de léconomie politique ; que MarxXE "Marx (K.)" fut le plus grand critique de léconomie politique (et non son épigone! quon relise le sous-titre du Capital). Mais, par ailleurs, depuis larithmétique politique de William PettyXE "Petty (W.)" (1662) et surtout les Principes mathématiques de la théorie des richesses de CournotXE "Cournot (A.A.)" (encore un philosophe), léconomie politique sest constituée peu à peu en une spécialité mathématique, the economics, aussi impénétrable à un philosophe non averti que la mathématique elle-même, celle des multifractales par exemple, appliquée à la description de la variation des cours financiers. Néanmoins le sentiment de familiarité que le philosophe éprouve en pénétrant dans le domaine de léconomie politique demeure. À mon sens, il tient dabord à linutilité disciplinaire dont les économistes (ceux qui pensent, comme dirait François Rachline XE "Rachline (Fr.)" ) ne font plus mystère depuis quelque temps et dont nous sommes depuis toujours accusés. Cette inutilité explique sans doute en partie le rapprochement des professeurs déconomie et de philosophie au sein de linstitution scolaire, pardon, de lentreprise « école » où le statut des uns a rejoint celui des autres sous la mention : « superfétatoire ». Pour apprendre à tracer des courbes, rien ne vaut la filière S. Pourquoi Diable irait-on sembarrasser de questions douteuses et oiseuses sur le profit, lintérêt ou les pouvoirs publics et plus encore sur léconomie elle-même, sur lémergence ou la solidité de son statut scientifique? Doù, en classe préparatoire aux écoles supérieures de commerce, la réduction à 1 heure hebdomadaire de lhoraire déconomie (et, non moins scandaleuse, celle, subreptice, de lenseignement philosophique à la transmission de la culture G.). Par bonheur, nombreux sont aujourdhui les professeurs déconomie courageux qui, en lutte contre lutilitarisme stupide des gestionnaires-liquidateurs de lEcole, consacrent cette unique heure à montrer linefficacité des modèles de léconomie mathématique!
Lutilité de la connaissance fut pourtant longtemps et demeure encore le maître mot de léconomiste moderne, who always ketpt the useful in his eye, comme dit un biographe de LockeXE "Locke (J.)" . Que sest-il donc passé?
Pour AristoteXE "Aristote" , loïkonomia était une science pratique, mais la praxis nétait pas la production utile, la poïêsis. Tandis que celle-là avait sa finalité en elle-même, celle-ci était au service dune fin qui lui était extérieure ; et encore la mise en uvre de moyens pour atteindre une telle fin ne pouvait-elle faire lobjet dune connaissance exclusivement utilitaire. Le grec na pas de mot pour nommer lutilitarisme, mais Aristote en avait pas avance dénoncé labsurdité. Cest ce qui se dégage du ch. 1 du Livre I de lEthique à Nicomaque : de même quil doit exister une fin, un terme et donc une limite absolue à nos désirs, sans quoi ceux-ci nous engageraient vainement dans la poursuite indéfinie du contentement, de même il doit exister une connaissance suprême de cette fin sous laquelle toutes les autres sciences pratiques et poïêtiques doivent sordonner, et cette fin cest le Souverain Bien de la cité (agir et vivre heureux dans la philia dune communauté autarcique), et cette science architectonique cest la Politique. Selon Aristote, lactivité économique y compris dans ses dimensions routinière et productive relève de plein droit de lexercice pratique de la vertu morale et politique qui a sa fin en lui-même. Léconomie politique, en revanche, sest présentée dès son origine comme un savoir-faire éclairé puis comme une science pure susceptible dêtre instrumentalisée ou appliquée. Kant XE "Kant (E.)" rend bien compte de cette nouvelle conception du statut disciplinaire de léconomie quand, dans lIntroduction (I) à la Critique de la faculté de juger, il rattache ses préceptes non à la législation de la raison pratique, mais à celle de la raison théorique, en tant que simples corollaires techniques ou règles de lhabileté. Tel est également le type des « quelques principes peu communs » qui, selon Hume XE "Hume (D.)" , interviennent dans ses Discours politiques sur le commerce, largent, lintérêt, la balance du commerce, etc. Si, dit-il au début de Of Commerce (le traité de la méthode de léconomie politique humienne), si cest laffaire principale des philosophes de considérer les principes qui règlent le cours général des choses économiques, cest aussi laffaire principale des politiciens, notamment dans le gouvernement intérieur de lEtat... Et SmithXE "Smith (A.)", au Livre IV de La richesse des nations, de définir léconomie politique comme une branche de la science de lhomme dEtat. Un siècle plus tard, Walras XE "Walras (L.)" enchaînera trois traités : le Traité déconomie politique pure, le Traité déconomie politique appliquée et le Traité déconomie sociale.
Cependant, lécart semblera peut-être insignifiant entre le statut disciplinaire de loïkonomia aristotélicienne et celui de léconomie politique naissante, dans la mesure où, dans les deux cas, il sagit dune science propre à éclairer laction politique. Précisons donc la nature de cet écart.
Chez AristoteXE "Aristote", et les Anciens en général, le savoir nest pas extérieur à laction quil éclaire, laction est son propre savoir et le savoir est acte, et même acte pur lorsquil est contemplatif. Cest ainsi quil faut comprendre ladage que nul nest méchant volontairement ou, mutatis mutandis, que omnis peccans est ignorans. Je ne puis savoir le bien sans le vouloir ni le vouloir sans le faire. Le savoir pratique nest pas plus extérieur à lagent que le savoir théorique ne lest au savant. Le Ménon nous apprend ainsi que la connaissance est réminiscence et que la réminiscence est vertu. Pourquoi ni la connaissance ni la vertu ne se transmettent par intériorisation ou imitation, notamment dun politique à un autre. Et cela vaut à la limite pour la science productive, car ni PlatonXE "Platon" ni AristoteXE "Aristote" nacceptent vraiment de compter parmi les technês les routines mimétiques aveugles et/ou perverses (telles la rhétorique des sophistes ou la chrématistique). Cest cette profonde unité de la théôria, de la praxis et de la poïêsis que la culture archaïque comprenait (indistinctement) sous le nom de technê (plus anciennement encore, sous celui dergadzesthaï) et dont PlatonXE "Platon" se fait encore en partie lécho dans le Charmide en 163 b-d. Aussi, chez Aristote,XE "Aristote" la responsabilité pratique éthique, politique et économique doit-elle incomber à chaque citoyen (quelque réduite que fût lextension de ce concept chez les Grecs). Cest dans les termes de cette responsabilité partagée, ou à partager, quil faut entendre le passage prétendument aporétique du Livre V, 8 de lEthique à Nicomaque consacré à la valeur déchange : il faut comprendre quil ny aura pas déchange égal si la réciprocité nest pas immanente à lacte déchanger lui-même, et si, par conséquent, le souci de la justice ne le gouverne pas de part en part et de part et dautre. Une solution pratique nécessairement décevante pour le lecteur moderne qui sattendait à lanalyse dun ajustement technique des prix par un calcul dintérêt.
Pour les fondateurs de léconomie politique, en revanche, le savoir économique nest pas le lot commun. Son élaboration est réservée à des théoriciens, et son application, à lhomme dEtat, à qui il vient donc de lextérieur. Cest le thème du prince éclairé. Savoir technico-économique et pouvoir politique apparaissent demblée divisés et ne sallient que dans lintérêt bien compris de chacun.
A la lumière de la notion machiavélienne XE "Machiavel (N.):machiavélien" \i de « conseil politique », on pourrait certes expliquer cette disjonction et cette union par la montée en puissance de la bourgeoisie et par son opposition croissante à laristocratie foncière, qui la conduite dabord à conseiller dans le sens de ses intérêts le pouvoir royal, puis à le supplanter. Que les choses se soient passées ainsi nest pas niable. Par exemple, le Traité déconomie politique dAntoine de Montchrétien (1615) premier ouvrage à porter ce titre XE "Montchrétien (A. de)" est un livre de recettes mercantiles à ladresse du roi ; la doctrine physiocratique de Quesnay XE "Quesnay (Fr.)" , dédiée au roi, parvint au pouvoir avec Turgot XE "Turgot (A.R.J.)" en 1774 ; les mesures que prit ce dernier pour libérer le commerce du grain et dissoudre les corporations furent rapportées, mais le libéralisme sinstalla en France après la Révolution. Cependant, lintérêt de la bourgeoisie à rallier le pouvoir politique nexplique pas lintérêt de celui-ci à se rallier au mercantilisme puis au libéralisme.
Labandon de léconomie domestique, cest-à-dire, rappelons-le, de la gestion du royaume sur le modèle de lintendance du domus ou de loïkos , puis le passage du mercantilisme protectionniste au libéralisme économique, cest-à-dire de la promotion de la production et du commerce dexportation axée sur la promotion dun Etat (le colbertisme XE "Colbert (J.-B.):colbertisme" ), dune part, à lencouragement de tous, nations et individus, à produire en vue déchanger en tous sens, dautre part doivent dabord sentendre comme autant de tentatives pour répondre à la complexification croissante de la vie économique et à lenchevêtrement toujours plus ténu de ses facteurs depuis quau XVe siècle la terre offrit sa rotondité au développement tous azimuts dun commerce qui subordonna dabord la production, suborna ensuite le politique pour finir par gagner toutes les formes de lexistence communautaire, notamment sa forme scolaire. Comme lavait compris MarxXE "Marx (K.)", aux yeux de qui pourtant léconomie politique nétait quune pseudo-science bourgeoise, les acteurs de la société civile, quils soient capitalistes ou prolétaires, sont moins les auteurs de leur activité économique quils ne sont les porteurs dune énergie qui les déborde et les meut (cf. Préface de la première édition allemande du Capital). Cest pourquoi léconomie politique ne put longtemps se contenter des conseils pro domo des marchands aux princes. Nous renvoyons ici encore au plaidoyer méthodologique qui ouvre les Discours politiques de HumeXE "Hume (D.)", mais aussi à la Remarque du § 189 des Principes de la philosophie du droit de HegelXE "Hegel (G.W.F.)". Lun et lautre invoquent la complexification de la vie économique qui échappe au contrôle et à la réflexion de ses agents un thème très médiatisé aujourdhui, mais, comme lon voit, très ancien. Ils justifient la naissance de la science économique cest-à-dire, dans les termes de HumeXE "Hume (D.)" \i , de la « pensée profonde », de « la spéculation fine » ou du « raisonnement dordre général », distinct de « la pensée superficielle » à luvre « dans les délibérations sur la conduite à tenir dans les affaires particulières » par la nécessité de dégager dune « foule de détails particuliers » (HumeXE "Hume (D.)" \i ), « dune masse infinie de détails » (HegelXE "Hegel (G.W.F.)" \i ), « la circonstance commune », le principe général « qui les accorde tous », (HumeXE "Hume (D.)" \i ), ou « les principes simples de cette matière, lentendement qui agit en eux et les régit » (HegelXE "Hegel (G.W.F.)" \i , trad. R. DerathéXE "Derathé (R.)"). Cest au nom du même motif que léconomie politique deviendra résolument scientifique et quinvoquant la loi des grands nombres, elle prétendra mettre hors circuit tout jugement de valeur. Pour CournoXE "Cournot (A.A.)" \i t, la science économique étudie
« les lois sous lempire desquelles se forment et circulent les produits de lindustrie humaine, dans les sociétés assez nombreuses pour que les individualités seffacent, et quil ny ait plus à considérer que des masses soumises à une sorte de mécanisme, fort analogue à celui qui gouverne les grands phénomènes du monde physique ».
CournotXE "Cournot (A.A.)" annonce ainsi la macro-économie qui considère les agents collectivement comme de simples porteurs des grandeurs (prix, quantités de biens, etc.) et non « en tant que centres de choix et de décision ». Notons enfin que la macro-économie se développa à partir de la théorie hétérodoxe que Keynes XE "Keynes (J.M.)" \i forgea, au moment de la grande dépression des années 30, pour tenter de résorber le chômage technologique de masse (dit « involontaire »).
Toutefois lessence de la mobilisation moderne na pas encore été reconnue par les économistes, sinon en tant que nature, au XVIIIe siècle dans le cadre de léconomie animale (notamment par HumeXE "Hume (D.)", selon Didier DeleuleXE "Deleule (D.)") et, aujourdhui, dans celui de la biologie (cf. par ex. Henri Denis XE "Denis (H.)" et Gary Becker XE "Becker (G.)" ). Mais la solidarité de ce naturalisme avec le positivisme en fait un supplément métaphysique où le principe vital vient remplacer le Dieu des physiocrates ou la « main invisible » de SmithXE "Smith (A.)". En conséquence, malgré son épuration scientifique progressive et sa conversion au naturalisme, léconomie politique na pas rompu avec ce que nous appellerons lutilitarisme gnoséologique.
On ne peut en effet comprendre lutilitarisme si lon ne le rattache pas à la généralisation positiviste, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, du modèle newtonien XE "Newton (I.):newtonien" à lensemble des sciences de la nature et des sciences morales (de la philosophie naturelle et de la philosophie morale, comme lon disait encore en ces temps-là). Cest ainsi que BenthamXE "Bentham (J.)", lun des promoteurs de ce transfert dans le domaine de la science morale, peut comparer le principe de lintérêt personnel et celui de lattraction ou de lassociation, selon une analogie déjà présente chez HelvétiusXE "Helvétius" (De lesprit, Disc. II, ch. II). Nous le savons, le paradigme mécaniste, principalement newtonien XE "Newton:newtonien" , une fois libéré de son couronnement théologique, se trouve réinscrit dans le contexte positiviste de laction humaine naturalisée. Cest notamment ce à quoi lon assiste chez HumeXE "Hume (D.)", qui soppose au malebranchien XE "Malebranche (N. de):malebranchien" Quesnay XE "Quesnay (Fr.)" et va jusquà confondre science de la nature humaine et nature humaine. Ce naturalisme explique profondément la méthode analogique de léconomie politique moderne, le fait quelle emprunte son modèle à la physique mathématique et que, en labsence de toute caution divine comme de tout contrôle expérimental de ses hypothèses, elle se contente dune certitude morale dont la seule garantie est, comme HumeXE "Hume (D.)" létablira pour toutes les sciences de faits, le feeling instinctif que commandent la pratique habituelle des relations entre étants et la croyance vitale en leur répétition ce feeling résultât-il du raffinement correctif de nos inférences spontanées par la pensée profonde. Gary BeckerXE "Becker (G.)", un néo-classique orthodoxe lauréat du prix Nobel déconomie en 1992, ne raisonne pas autrement : la science économique nest que « la traduction formalisée et mathématisée » de « léconomie instinctive » de lindividu. BeckerXE "Becker (G.)" \i a une position proche de celles de Ludwig Von MisesXE "Mises (L. Von)" et Friedrich HayekXE "Hayek (Fr.)". Il sagit là de lapriorisme. A son propos, Hubert BrochierXE "Brochier (H.)" \i écrit :
« selon lui [lapriorisme], les lois de la science économique ne sont pas des lois empiriques exprimant des déterminismes extérieurs à lhomme. Elles sont plutôt des principes synthétiques a priori exprimant une autre forme de nécessité à laquelle est assujettie la nature humaine. Le principe de rationalité est ainsi le facteur central de toute explication économique parce quil constitue le lien entre les activités mentales de lhomme et les obstacles quil rencontre dans le monde extérieur. Certes le comportement dun agent peut nêtre pas rationnel, mais lhypothèse de rationalité est nécessaire parce quelle fournit le pont qui rend possible le raisonnement déductif ».
Doù lon voit quentre lapriorisme naturaliste, proche au fond de lempirisme logique, et celui de WalrasXE "Walras (L.)", plus XE "Descartes (R.):cartésien" cartésien, la différence nest pas radicale, puisquil sagit, pour lun et lautre, de construire une logique générale de lefficacité dont le « paradigme de base » est le principe de rationalité de lindividualisme méthodologique. Celui-ci pose que lorigine de tous les phénomènes économiques et sociaux doit être recherchée dans lindividu point de départ de la théorie libérale et que chacun calcule de manière optimale la satisfaction de ses besoins illimités (le bien-être!) dans les limites de ses rares ressources. Outre une fixation institutionnelle des prix peu compatible avec le libre-échangisme ce principe de rationalité postule que laction humaine est « maximisatrice dutilité » (utility-maximizing) et quelle na dautre fin que la poursuite indéfinie du bien-être privé (dont le contenu, étant livré à lappréciation de chacun, paraît être un idéal de limagination, à moins quil ne soit déterminé objectivement par la quantité des biens préférés). Un maximum dutilité ou de moyens de jouir pour un minimun de désutilité ou deffort et de travail, tel est le principe qui régirait lactivité de lhomo conomicus.
Luvre de Gary BeckerXE "Becker (G.)", qui reprend la conception de léconomie de Von MisesXE "Mises (L. Von)" \i comme « théorie générale de lagir » et prétend étendre le principe de rationalité à tous les comportements humains, révèle quel soubassement métaphysique fonde léconomie politique utilitariste. Voici ce quécrit Gérald BerthoudXE "Berthoud (G.)" \i sur ses ambitions, dans un article qui donne la mesure de ce que pourrait être lentretien que nous appelons de nos vux :
« En somme, sortie de la gangue philosophique pour se constituer en un savoir spécifique, léconomie, deux siècles plus tard environ, ne vise rien de moins que de prendre la place de la philosophie. Nul doute que la revendication dun processus économique généralisé, depuis plusieurs décennies, ne soit une manière darrêter le processus séculaire de la fragmentation disciplinaire, pour tenter (avec dautres méthodes certes) de retrouver létat initial dune approche englobante capable de penser le monde. [...] Cette réunification, sous la bannière économique, se fait bien évidemment à partir de lhypothèse de la rationalité. [...] Un grand nombre de théories, qui disent fondamentalement la même chose, se focalisent toutes sur une telle hypothèse. Lidée prévaut que seuls la rationalité et le calcul économique permettraient déclairer les principes organisateurs de toute réalité biologique et culturelle. »
Cependant, ce nest pas parce que nous invoquons, çà ou là, la pensée grecque de la finitude, que nous prétendons y revenir. Rien ne serait plus vain ni dangereux. Le totalitarisme, le national-socialisme, le fascisme furent en partie des retours illusoires à la clôture des Anciens. Cest bien en avant, pensons-nous, quil faut se porter pour chercher la vérité de lêtre, même si ce pro-jet ne peut passer les bornes de notre finitude essentielle, et sil doit même trouver dans lanticipation de cette finitude son a priori pratique, le seul capable de commander lanalytique existentiale de notre habitation future (oïkos). A lopposé, donc, du rêve de lassurance métaphysique de la totalité, que les slogans de léconomie, inspirés sans doute par quelques philosophes apostats, entretiennent en celant le secret du temps non plus dans le mystère du Dieu damour des chrétiens, mais dans celui, savamment entretenu lui aussi, du Dieu Argent de la production (« Avec MAAF Assurances, vous pouvez tout faire en même temps! » ; « LEuro existe, venez le rencontrer dans nos agences », Société Générale ; « Rien ne doit être laissé au hasard dans lhabitat », Crédit Agricole). Dans cette direction, une nouvelle génération déconomistes anti-utilitaristes paraît sêtre mise en marche. Ils dénoncent linadéquation de la logique de lefficacité à lexpérience quils ont de lorientation de nos désirs, à travers notamment le développement du jeu ou la souffrance liée au désuvrement en tant que tel. Il sagit pour eux de comprendre à nouveaux frais laction et lêtre de lhomme. A cela la philosophie peut contribuer.
Selon Robert E. LaneXE "Lane (R.E.)", la supposition de lindividualisme méthodologique selon laquelle le travail dépensé représente une désutilité est fausse, car la satisfaction existentielle naît principalement dans la sphère de la production et non dans celle de la consommation. Or cest là ce qua montré HumeXE "Hume (D.)" \i , passeur de la pensée au carrefour de léconomie politique et de la philosophie. Il a en effet gravé sous les noms dactivity et dindustry, le chiffre de la modernité dans des textes mal connus que Didier DeleuleXE "Deleule (D.)" a exhumés et dont Gérard GranelXE "Granel (G.)" a montré la force historiale. Bien que, nous lavons vu, il ait puissamment concouru au positivisme, celui que lon tient à tort pour lun des fondateurs de lutilitarisme (voyez par ex. SchumpeterXE "Schumpeter (J.A.)") a en vérité relégué lutilité (ou lintérêt du résultat) au second plan dans la hiérarchie des principes commandant laction humaine et notamment lacte de connaissance. Cest lexercice de lesprit « the principal source of the satisfaction we receive from the sciences », écrit-il dans la Section X du Traité consacrée à la curiosité et à lamour de la vérité, même si pour lui « the love of truth », « the first source of all our enquiries », ne suffit pas à mobiliser nos facultés intellectuelles, puisquil faut encore, pour que la passion de lactivité ne se relâche ni ne sépuise, quelle soit sous-tendue par la vision dun but et quelle latteigne pour sy reposer, bref il faut que laction soit utile et, précise HumeXE "Hume (D.)" \i qui esquisse ici sa théorie de la sympathie, socialement utile. Mais, dune part, si « Lesprit humain ne connaît pas de soif, dexigence plus constante ni plus insatiable que dêtre exercé et employé », le repos nest comme le sommeil quune « concession nécessaire à la faiblesse de notre nature qui ne peut supporter un train ininterrompu de travail ou de plaisir ».. Par ailleurs, comme la montré D. DeleuleXE "Deleule (D.)", si linvestissement de lénergie passionnelle dans une activité finalisée est nécessaire, en droit nimporte quelle activité peut répondre à cette nécessité. Ce sont les circonstances historiques, contingentes et relatives, qui attachent régulièrement (habituellement) la passion de lactivité, « la passion-mère » (selon lexpression de D. DeleuleXE "Deleule (D.)" \i ), à tel ou tel type de finalité, par exemple au gain. HumeXE "Hume (D.)" aperçoit donc que le propre de lénergie moderne est dêtre capable de saccomplir en se diversifiant (di-vertissant) dans toutes sortes dactivités. Mais le thème est plus ancien encore. On le trouve primitivement chez MontaigneXE "Montaigne (M. de)" \i . Si ce dernier préfère le commerce des livres à ceux des amis et des femmes, cest, dit-il dans Les trois commerces, parce que lui seul le « descharge du pois dune oisiveté ennuyeuse ». Lactivité seule capable de chasser loisiveté, que Montaigne à travers une citation de SénèqueXE "Sénèque"\i XE "Montaigne (M. de)" \i nomme dans le registre des Anciens negotium, est celle de lesprit, ou mieux est lesprit même en sa vigueur nouvelle et moderne, la pensée énergique se pensant elle-même, comme déjà chez AristoteXE "Aristote", certes, mais avec cette différence quelle ne trouve désormais son assiette quau contact de la « diversité » des objets qui « lembesongne » et la fait ex-ister. Il est vrai que ce besoin dactivité ne sempare encore en la personne de MontaigneXE "Montaigne (M. de)" \i que dun « ThalèsXE "Thalès" moderne », épris de loisir, renâclant aux charges quil hérite, reclus dès que possible au sommet de sa tour pour sestudier soy-mesme, mille volumes sous la main, dans une « librairie » doù, comme le voulait AristoteXE "Aristote", il a vue sur le domaine et commande à la maisonnée. Mais il nen reste pas moins que sous la plume de MontaigneXE "Montaigne (M. de)" ce que les Grecs rejetaient comme ennuyeux et méprisable, laskolia, les affaires qui détournaient lesprit de son activité immanente, donne son nom traduit entre temps dans le latin negotium au travail dentendement dont lesprit tire désormais sa vitalité, tandis que ce que les mêmes Grecs appelaient skolia, et les latins otium, la libre contemplation, devient oisiveté vicieuse. Si après cela nous poussons notre lecture du Livre III des Essais jusquau chapitre IV, le titre que nous découvrons alors (De la Diversion) nous rappelle ce que PascalXE "Pascal (B.)", dans ses Pensées, dira du repos, de lennui, de langoisse et de la vertu divertissante de lactivité, en déplorant en quelque sorte le triomphe moderne de la folie dénoncée jadis par Epicure XE "Epicure" , Lucrèce XE "Lucrèce" et Horace XE "Horace" . Cest la poussée de cette activité, annoncée par MontaigneXE "Montaigne (M. de)", qui, à laube des Temps modernes, commence à mobiliser tous les savoirs et à les enrôler au service dune production illimitée.
Cependant, notre intention nest pas de prôner laction pour laction ni de justifier lactivité ludique de la théorie économique, qui, toujours plus nourrie de mathématiques, se révèle aujourdhui nêtre bien souvent quun jeu de modélisation dont les règles sont fixées et révisées arbitrairement par ses participants. Bien quil ait le mérite de constituer une auto-réfutation de lindividualisme méthodologique, ce devenir ludique et inutile de léconomie politique donne prise à la critique que NietzscheXE "Nietzsche (Fr.)" \i , dans la première de ses Considérations inactuelles, adressait à lhomme de science : « Il se comporte comme si, pour lui, la vie nétait quotium, mais sans dignitate. », « comme sil était un des plus fiers désuvrés du bonheur, comme si lexistence nétait pas une chose funeste et grave, mais un patrimoine garanti, pour une durée éternelle. (...) Chaque pas en avant devrait lui remettre ces questions en mémoire : Doù venons-nous? Où allons-nous? A quoi bon vivre?... » (trad. Henri AlbertXE "Albert (H.)"). Pour nous, il sagit bien plutôt de penser la possibilité historiale de nous arracher au tourbillon du calcul et du divertissement pour parvenir au troisième état décrit dans le §611 dHumain, trop humain XE "Nietzsche (Fr.)" , qui, au-delà du travail nécessaire et du travail comme jeu, fusionnerait création, pensée et ajouterons-nous avec MarxXE "Marx (K.)" pratique politique. Mais, avons-nous dit, déconstruire léconomie politique est un préalable à la mise en uvre de cette recherche ou, mieux, le commencement de sa mise en uvre.
Avec lindividualisme méthodologique et lutilitarisme gnoséologique, cest léconomie politique elle-même qui seffondre. Son objet les lois « naturelles » de lactivité économique apparaît plus que jamais indéterminé, sa méthode conjecturale et son évolution conjoncturelle, voire opportuniste, comme put lêtre en son temps le machiavélisme XE "Machiavel (N.):machiavélisme" , épousant les fluctuations de la fortune sans principe directeur. Et dans la mesure où léconomie politique refuse dadmettre que la logique de lexistence économique lui échappe, en dépit de ses échecs aujourdhui patents, elle se révèle être une simple idéologie ou lun de ces systèmes spéculatifs que, disait HumeXE "Hume (D.)" dans Du contrat originel, chaque parti se fabrique en tant quannexe de son système politique pour protéger, en la dissimulant, « la logique des actions » quil poursuit. Telle paraît être lultime utilité de léconomie politique. Cest particulièrement notable en ce qui concerne la conception chrématistique de lactivité marchande quelle promeut et qui, depuis toujours, est la pomme de discorde entre philosophie et économie. Comme le dit Blanchot XE "Blanchot (M.)" dans La communauté inavouable, « Dans une économie marchande, il y a certes commerce entre les êtres mais jamais une communauté véritable, jamais une connaissance qui soit plus quun échange de bons procédés, fussent-ils aussi extrêmes quon puisse les concevoir ».
B) De lactivité marchande.
Que lactivité théorique de léconomie politique soit conjoncturelle et opportuniste, cest ce qui ressort clairement de lexamen du credo libéral par excellence, celui de la théorie classique de lavantage comparatif et de léquilibre automatique de la balance commerciale, fondée par HumeXE "Hume (D.)", parachevée par XE "Ricardo (D.)"RicardoXE "Ricardo (D.)" et reprise par les néo-classiques dans leur ensemble. Une lecture attentive de HumeXE "Hume (D.)" qui, on laura aperçu, nest pas un penseur sans équivoque montre quil défend lintérêt de la Couronne anglaise, et non, comme il le prétend, le Bien de lhumanité, quand il encourage le libre-échange sous linvocation de lharmonie naturelle (entre les sols, les climats et les génies nationaux), éventuellement rehaussée dun appel à lAuteur du monde. Lopportunisme de sa manière de raisonner se manifeste particulièrement dans La balance du commerce, quand il critique la doctrine physiocratique (taxer à limportation, dégrever à lexportation...) puis reconnaît les bienfaits de la taxation de certaines marchandises étrangères... celles dont limportation affaiblirait les industries britanniques naissantes. Certes, une telle mesure nest pas en soi condamnable. Il ny a aucune raison daccepter tout et nimporte quoi sur un marché national. Mais elle devrait passer pour un péché capital au regard du credo libéral et des dogmes qui lui sont attachés. Sil nen est rien, cest que la prétendue logique de léconomie politique nest quune idéologie au sens défini supra. Ce quillustrera la réduction progressive, à partir de 1813, du monopole de la Compagnie des Indes à proportion de la conquête de tous les marchés indiens par les produits manufacturés anglais et, donc, du dépérissement de la production indienne. Cest pour lutter contre cet expansionnisme que, dans lAllemagne industriellement en retard du XIXe siècle, Frédéric ListXE "List (Fr.)" sengagea en faveur du protectionnisme et que, dans son Système national déconomie politique, il condamna le discours libre-échangiste des britanniques comme une stratégie colonialiste camouflée en théorie purement scientifique et philanthropique. Nous connaissons trop bien cela aujourdhui avec les U.S.A. pour quon y insiste. La théorie libre-échangiste apparaît bien ici comme la figure de proue de la conquête nationale du marché-monde. Sa critique révèle que lintervention de lEtat, que les classiques ont prétendu progressivement restreindre puis les néo-classiques, éliminer, est en vérité sa raison dêtre. Sa négation de la principialité du politique est réfutée. Mais peut-on appeler « politique » un tel utilitarisme?
Lanalyse du modèle néo-classique de léquilibre général de la concurrence parfaite confirme cette analyse. Nous renverrons ici à larticle de Bernard GuerrienXE "Guerrien (B.)" dans la Revue du MAUSS, « Lintrouvable théorie du marché » qui montre quels sont les présupposés institutionnels totalement imaginaires de la théorie walrassienne XE "Walras (L.):walrassien" . Ce quil y a de grave ici nest pas que la pensée économique ait opté pour la méthode de lidéal type si tant est que ce soit le cas mais quelle laisse entièrement hors delle-même son objet, la logique du marché, comme pour mieux la couvrir et promouvoir la doctrine du principe de rationalité. Devant linadéquation manifeste du modèle de léquilibre, sinon à certains cas décole, ses défenseurs ont été contraints de lui ajouter une multiplicité hétérogène dhypothèses ad hoc pour lui conserver un semblant de cohérence et de vraisemblance, ou bien den réduire la portée aux équilibres marshalliens partiels et discordants, puisque, construits sous linvocation du ceteris paribus (« toutes choses égales par ailleurs »), ils ne tiennent pas compte des interdépendances et interactions que léconomie politique a toujours prétendu promouvoir et qui sont de fait le propre du marché mondial. La vogue de la théorie des jeux renforce encore la pertinence de ce constat. « Pour celui qui veut penser léconomie autrement, écrit B. Guerrien XE "Guerrien (B.)" \i , la théorie des jeux présente lavantage de le conforter dans son projet, en montrant de façon presque caricaturale le caractère stérile de la démarche purement axiomatique. Elle lui dit : il ny a pas dissue de ce côté-là, à moins que votre propos ne soit de jongler avec les paradoxes (certains y trouvent du plaisir, dailleurs). Si vous voulez comprendre un peu... léconomie, revenez sur terre... »
« Revenir sur terre », cest-à-dire dabord sintéresser « à la façon dont sont effectivement organisés les marchés » pour y découvrir « quelques régularités ». Et sans doute ce retour à lexpérience est-il souhaitable. Mais il ne suffit pas. Il convient aussi de repérer dans les grands textes de notre Tradition, philosophique et économique, comment le projet de la philosophie politique préserver la communauté des effets pervers de la chrématistique a échoué. Henri DenisXE "Denis (H.)" donne à ce sujet de nombreuses et précieuses indications touchant le commerce extérieur chez HumeXE "Hume (D.)", Say XE "Say (J.-B.)" , RicardoXE "Ricardo (D.)", MarxXE "Marx (K.)"... Il en ressort le plus souvent que philosophes et économistes modernes nont pas compris la logique de lextension de la production commerciale, quils ont ramenée à un mécanisme soit dharmonisation automatique, soit de liquidation de la surproduction. AristoteXE "Aristote"\i navait pu démêler la forme naturelle de la chrématistique de sa forme contre-nature, en raison de leur « étroite connexion » (Politique, I, 9, 1257 b 35), de leur « affinité » (1257 a), sans doute apparente dans la perspective de lautarcie économique de la cité, mais logiquement réelle dans la mesure où cest du troc que « dérive logiquement la forme élargie de léchange » (1257 a 30) qui entraîne linvention de la monnaie et, à terme, la naissance de la chrématistique mercantile (1257 b et sv.). Vingt-trois siècles plus tard, MarxXE "Marx (K.)" ne comprend pas que la crise définitive du capitalisme pourrait surgir de son exportation dans les pays pauvres. Cette cécité ne sexplique pas par le rejet erroné du commerce chrématistique, comme le prétend la théorie libérale de léquilibre car nous mesurons aujourdhui, avec la sauvagerie débridée de ce commerce, combien nos philosophes antiques voyaient pratiquement juste , mais par une détermination ontologique de lexistence dans lhorizon de lêtre auprès de soi-même, dont, insistant dans la subsistance, lutilitarisme moderne est le rejeton.
Aujourdhui, léconomie politique tente de se renouveler en empruntant à la nouvelle physique celle du chaos, des processus stochastiques, de la topologie des instruments conceptuels et mathématiques qui permettent de décrire le fonctionnement des marchés à laide de théories dynamiques non linéaires. Ainsi la théorie de léquilibre, qui nadmettait jusquici quun équilibre atteint au terme de rétroactions négatives dues aux rendements décroissants (dans les industries lourdes ou lagriculture traditionnelle, non industrielle) accepte-t-elle aujourdhui des équilibres multiples, en raison de la découverte des rétroactions positives ou rendements croissants (notamment dans les industries où la quantité des matières premières est faible, telle lindustrie informatique). Ces équilibres sont imprévisibles a priori, car ils dérivent de conditions initiales hasardeuses essentiellement dues à linvention technologique mais aussi aux aléas de la demande. On retrouve donc en économie ce que la physique dit du « point de bifurcation » des systèmes complexes, dont la sensibilité aux conditions initiales imprévisibles rend lévolution hasardeuse ou anticipable de manière seulement probable.
Mais il est à craindre que ce troc du paradigme newtonien/walrassien XE "Newton (I.):newtonien/walrassien" XE "Walras (L.):newtonien/walrassien" contre ceux des systèmes instables ou désordonnés, depuis longtemps à luvre en physique, soit une fuite en avant du côté de la science objective, dune part, et, de lautre, une stratégie idéologique supplémentaire, visant, comme disait Voltaire XE "Voltaire (Fr.-M. Arouet, dit)" dans l XE "Machiavel (N.):Antimachiavel" Antimachiavel du Roi de Prusse, à plier le tempérament sous les conjonctures pour captiver la fortune. Il est urgent quéconomistes et philosophes sattellent à la tâche incontournable de penser la production commerciale, dont lensemble de notre Tradition a jusquà présent ignoré le principe aux dépens de la liberté et de la paix des peuples.
En ces temps de guerre commerciale, qui provoquent de nouveaux replis nationalistes, nous devons garder à lesprit que des crises graves ont régulièrement accompagné la mise en place des politiques économiques autarciques. Les tarifs douaniers, imposés en 1664 et 1667 par la politique colbertienne XE "Colbert (J.-B.):colbertien" mercantiliste de défense de lagriculture et de développement de lindustrie, conduisent à la guerre avec la Hollande. Le traité commercial signé en 1786 avec lAngleterre fera long feu ; il abaissait les droits de douane et impliquait la clause de la nation la plus favorisée, clause (systématisée en 1947 par le General Agreement on Tariffs and Trade) par laquelle, dans un accord commercial, un contractant sengage à lavance à accorder à son co-contractant tous les avantages tarifaires quil pourrait concéder à un pays tiers dans une convention signée postérieurement ; ce traité échouera, en effet, en 1791 avec le vote protecteur et prohibitionniste de la bourgeoisie. La période de relatif libre-échange inaugurée par le traité franco-anglais de 1876 sera de courte durée et une politique de tarifs autonomes, mise en place en 1892, reprendra vite le dessus pour protéger lagriculture. Avec la Première Guerre Mondiale, prohibitions et contingentements sont rétablis et limportation devient un monopole dEtat. Si lentre-deux-guerres, sous limpulsion de la SDN, connaît un retour aux tarifs négociés, en particulier en 1927 avec la signature dun traité de commerce franco-allemand, la détente est brève puisque, avec la crise de 29, renaissent les régimes autoritaires autarciques, et se développent à nouveau les politiques protectionnistes. Et il faudra lépreuve de lexpansionnisme hitlérien XE "Hitler (A.):hitlérien" et de la seconde guerre mondiale pour que, en 1947, le G.A.T.T. se mette en place comme une entreprise de désarmement douanier...
Léconomie politique serait impardonnable de ne pas réviser radicalement ses fondements et sa méthodologie dans la crise qui les ébranle. Car aujourdhui, le miroitement captatif de létant (Schein) a cessé où lhomme crut longtemps saisir sa propre image ou pro-duction tel le capitaliste simaginant diminuer de lui-même son taux de profit pour la prospérité générale et compenser la baisse de son profit total par une production accrue ; tel Marx XE "Marx (K.)" \i aussi, dont la pensée de lunité-de-lêtre-de-lhomme-et-de-la-nature resta subjuguée par le sens de lêtre comme objectité, le pôle dominant de cette unité, dans les Manuscrits de 44, étant lhomme, avant de devenir lindustrie dans Le Capital . Ce miroitement captatif, disions-nous, a cessé. Non certes vaincu par la seule force de la pensée, mais par une nouvelle donne de lêtre qui, sous nos yeux, mobilise tout étant dans le mouvement accéléré de la production. Face à ce destin, notre responsabilité philosophique demeure entière. Quant aux économistes qui affrontent les limites de leur propre discipline, ils sont en passe, dans leur traversée du désert des sciences sociales, de retrouver leur « objet » propre : le politique.
Fabien Grandjean
Lycée Louis Barthou, Pau
Essai sur René Thom TC "Jean-Pierre Massat Science, métascience, épistémologie. Essai sur René Thom" \l 1
SCIENCE, METASCIENCE, EPISTEMOLOGIE
ESSAI SUR THOM XE "Thom (R.)" \r "QE9"
La science produit des résultats en termes de procès, dont les protocoles répétables par chacun selon des opérations logiques ou des manipulations expérimentales, sont soumis à la critique de tous XE "Benveniste (J.)" . XE "Fermat (P. de)" XE "Pythagore" . Le mathématicien définit en termes symboliques universels ses axiomes, ses règles de déduction, et travaille sur des objets spécifiques au topologue, à lalgébriste, à larithméticien : lespace à n dimensions, les fonctions, les nombres. La physique, à partir de conditions expérimentales qui sont des matérialisations des théories admises XE "Bachelard (G.)" , produit des phénomènes artificiels, dont la manifestation accapare des moyens technologiques de plus en plus puissants, concentrés et complexes (accélérateurs de particules, spectrographes de masse, détecteurs de trajectoire de particules). La vérification expérimentale tend de plus en plus à certifier la cohérence interne des théories les unes par rapport aux autres et à faire apparaître, faute de mieux, les conséquences statistiques observables, dans une particule composée, de lexistence de telle ou telle particule simple supposée, combinée à dautres particules simples également supposées. Leffet de la combinaison est observable et observé par la détection de la trajectoire de la particule composée et lon en déduit lexistence des particules simples, sans la présence desquelles la trajectoire et les propriétés de la particule composée (par exemple, le neutrino, sous-composant du neutron) seraient rigoureusement inexplicables. Mais, les particules simples ne sont, en toute rigueur, ni observables ni observées.
Les théorèmes de Godel XE "Godel (K.)" , appliqués à laxiomatique, interdisent à toute axiomatique dêtre définitive. XE "Godel (K.)" . La théorie des quanta décrit les sauts des particules sans pouvoir comprendre la raison de cette discontinuité brutale de lunivers, mesurée par h et les multiples entiers de h constante dite de Planck XE "Planck (M.)" . Mais les sciences continuent imperturbablement, sans se préoccuper de ce quelles laissent inexpliqué, à produire des résultats, signes de leur inféodation discrète au procès de la technique. Des résultats, cest-à-dire des lois, des théorèmes, des axes de prédiction et des critères de prédictibilité.
Dans un livre dentretiens avec Émile Noël XE "Noël (É.)" paru en 1993, René Thom explique que la science a abandonné lexplication pour se concentrer sur la prédiction. Le titre de cet ouvrage, Prédire nest pas expliquer XE "Noël (É.)" , indique clairement que la prédiction nest pas une véritable explication de la « réalité ». Pour René Thom, en effet, toute science quelle quelle soit, les mathématiques, mais aussi la physique et la biologie, doit sinscrire dans une ouverture métascientifique qui dépasse la simple recherche des hypothèses prédictives nécessaires à la production et à la correction des théories. Il ne sagit plus de prédire la manifestation de ce dont on a préparé les conditions de la production au moins probable, au mieux certaine, mais dexpliquer les formes de ce qui est. De plus, cette pensée métascientifique, condition et fondement de toute science, est elle-même ouverte sur ce que René Thom nomme une épistémologie fondamentale, conviction rationnelle qui fonde, en dernière instance, toute la démarche intellectuelle du savant.
i. science et métascience
La science, dit-on généralement, procède par hypothèse et lon songe alors à une espèce de variation eidétique XE "Husserl (Ed.)" , qui permettrait de former ou de déformer les paramètres dun problème en dégageant et en comparant des invariants, de sorte à pouvoir tirer de cette opération une hypothèse, exprimable selon quelque fonction mathématique.
Pour René Thom, cette vision des choses est inexacte : le savant nest pas un poète qui cherche des images ou des idées sur le fond vierge dune feuille blanche. Il ressemblerait plutôt à ce cavalier qui, selon Descartes XE "Descartes (R.)" , sefforce de sortir dune forêt. Il ne doit pas tourner en rond mais poursuivre son chemin tout droit dans la même direction, même si litinéraire est risqué et lavancée périlleuse. Cest cette avancée risquée qui constitue ce que nous souhaiterions nommer le trajet métascientifique de toute recherche scientifique.
Apportons une précision essentielle : lexpression « métascience » XE "Aristote:aristotélicien" nexiste pas chez René Thom qui préfère parler de « semi-philosophie ». Cependant, lexpression « métascience », à mi-chemin entre la philosophie et la science, nous semble très bien convenir à la démarche de René Thom qui, à partir de lalgèbre scientifique dite de cobordisme, poursuivit, après 1958, vers lénoncé métascientifique de la théorie des catastrophes. Selon René Thom, toute science qui approfondit ses principes (au sens de ces fondements dont Pascal XE "Pascal (B.)" disait dans les Pensées quil fallait les saisir par lesprit de finesse et non par lesprit de géométrie) se découvre fondée sur un socle métascientifique, essentiellement explicatif et accidentellement prédictif, autrement dit éventuellement et accessoirement capable de produire des énoncés prédictifs, et donc ce que lidéologie scientifique dominante, inféodée à lutilitarisme pratico-technique considère seulement comme « scientifique ». Cest ce fondement métascientifique de toute science quil faut, à la suite de René Thom, tenter de désocculter.
1. Le concept de bord. Les travaux proprement mathématiques de René Thom, ceux qui lui ont valu en 1958 la médaille Fields, portent sur des problèmes de topologie différentielle. Thom utilise le lemme de transversalité pour la résolution du problème de reconnaître si un espace homogène localement singulier, une variété, est un bord. De 1951 à 1958, il construit lalgèbre dite de cobordisme XE "Chenciner (A.)" , qui établit que des variétés de dimension n 1 sont le bord dune variété de dimension n. À titre dexemple, indiquons que si le cube est un disque topologique de dimension 3, le bord dun cube est une sphère topologique de dimension 2, elle-même sans bord. Ajoutons que le bord dune sphère topologique de dimension 2 est une ligne topologique de dimension 1 sans bord. Puis, reste à énoncer la loi fondamentale de la topologie algébrique : le bord dun bord est vide. Cette loi implique que toute variété n 1 est un bord pour une variété de dimension n, si et seulement si cette variété n 1 na pas de bord. Le bord dune variété est donc une variété sans bord. Lalgèbre de cobordisme, à partir de ce théorème, recherchera les variétés de dimension n 1 sans bord, dont la réunion constitue le bord dune variété de dimension n. Ces variétés de dimension n 1 seront dites cobordantes et leur réunion en bord qualifiée de cobordisme. Or, René Thom tire de cette étude topologique une suite métascientifique, au sens mathématique de ce mot. Selon lui, le bord est une discontinuité phénoménologique, dont il faut saisir la genèse au sein dun système plus vaste de discontinuités phénoménologiques, toutes engendrées par la contraction dune figure de dimension n dans une figure subjacente de dimension n 1. Le bord est une « catastrophe », produite par contraction, qui manifeste la singularité générique de lapplication de la variété n dans la variété n 1 en des points précis appelés « points critiques » XE "Chenciner (A.)" \i , capables de présenter des formes différenciées (point régulier, point-pli, point fronce, etc.). Et, pour René Thom, la notion de bord introduit déjà à une « semi-philosophie », dont il exprime la teneur toute aristotélicienne.
« La notion de bord me paraît aujourdhui dautant plus importante que jai plongé dans la métaphysique aristotélicienne. Pour Aristote XE "Aristote" , un être en général, cest ce qui est séparé. Il possède un bord. Il est séparé de lespace ambiant. En somme, le bord de la chose, cest la forme. »
2. Le concept de catastrophe. Les espaces localement homogènes sont des variétés. Toutes les variétés sont singulières. Lorsquune variété est soumise à une contrainte, cest-à-dire lorsquon la projette sur quelque chose de plus petit que sa propre dimension, elle accepte cette contrainte, sauf en un certain nombre de points, dits points critiques, où elle concentre, si lon peut dire, toute son individualité première, toute la particularité de sa résistance à cette contrainte globale. Ces points définissent des discontinuités singulières dans la continuité spéciale à la variété étudiée : cest à ces discontinuités phénoménologiques que René Thom donne le nom de « catastrophes ».
Les projections despaces dans des espaces plus petits font apparaître sept types de discontinuités singulières fondamentales. Le pli est la plus simple des catastrophes. Puis viennent, par ordre de complexité croissante, la fronce, la queue daronde, le papillon et les trois espèces dombilic. Les catastrophes sont toutes des accidents singuliers qui manifestent la variété particulière dun espace contracté dans un espace plus petit. Il est possible de donner une représentation dans un espace à trois dimensions du pli, de la fronce et de la queue daronde, les catastrophes les plus simples XE "Chenciner (A.)" \i .
Les travaux de René Thom en topologie remettraient donc apparemment en question la conception XE "Descartes (R.):cartésien" cartésienne dun espace uniformément homogène XE "Descartes (R.)" , qui ne manifesterait aucune particularité qualitative et serait donc quantifiable selon le même procédé de calcul en chacun de ses lieux. René Thom reviendrait, semble-t-il, à la conception aristotélicienne dun espace diversement qualifié, selon quil sagit de tel ou tel lieu (du haut ou du bas, par exemple), par les propriétés intrinsèques spécifiques du lieu (topos) XE "Descartes (R.)" . En réalité, René Thom invente une nouvelle discipline, la topologie différentielle, qui étudie les propriétés spécifiques de chaque « variété » XE "Chenciner (A.)" \i , à côté de lespace général, de type cartésien, dont soccupe la topologie générale. Il sagit moins, pour René Thom, dopposer Aristote XE "Aristote" et Descartes XE "Descartes (R.)" que de différencier deux types de géométrie, dégale dignité et dégale valeur : dun côté, la topologie générale qui a pour objet lespace uniforme, indéfini, figurable, quantitatif, accumulatif, dans lequel on reconnaîtra les postulats fondamentaux de lespace XE "Descartes (R.):cartésien" cartésien ; de lautre, la topologie différentielle qui définit des espaces singuliers, localement homogènes, des « variétés », dont les propriétés spécifiques apparaissent précisément dans les « catastrophes » quon leur fait subir en les contractant dans des espaces de dimension dune unité inférieure : dans ces espaces qualitatifs, on reconnaîtra une réminiscence de la théorie des topoi aristotélicienne, mais il sagit, à présent, dune topologie scientifique et métascientifique.
Lorsque René Thom passe du concept de bord à celui de pli et de celui de pli au concept plus général de catastrophe, il suit le trajet qui va de la science à la métascience. La métascience est une science qui pratique lépochè phénoménologique, au sens husserlien, des résultats. Cest donc une science plus libre que la science réelle, asservie à lobligation de résultat et de prédictibilité. Et cette liberté quasi philosophique permet aux métasciences douvrir de nouveaux espaces de résultat et de prédictibilité que celles-ci seraient incapables de créer par elles-mêmes. Il ny a donc pas de science sans métascience. En termes XE "Kant (E.):kantien" kantiens, on pourrait dire que les métasciences sont les conditions de possibilité a priori des sciences réelles.
La théories des catastrophes nest pas une hypothèse imaginaire, une invention pure. Elle est la poursuite dune méthode dinvestigation topologique des discontinuités. Mais ce qui la différencie de la science établie, cest quil est impossible de penser à son propos un quelconque résultat, autant théorique que pratique. La théorie des catastrophes, en dépit des effets de mode des années 70-80, suite à la parution en 1972 du maître-livre (Stabilité structurelle et Morphogenèse) dans lequel René Thom en fait lexposé fondamental, a eu peu de succès théorico-pratique, à la différence de la géométrie finie à quatre dimensions de Riemann XE "Riemann (B.)" , géométrie sphérique qui a permis de rendre compte de lespace de la Relativité généralisée XE "Einstein (A.):einsteinien" einsteinienne, ou des nombres complexes qui entrent dans les calculs des courants alternatifs. En effet, la théorie des catastrophes permet de décrire qualitativement la forme des choses, mais non pas de prédire quantitativement les états futurs successifs dun système. Elle permet dexpliquer les raisons dêtre topologiques de la distribution des niveaux dun relief, de la séparation des réseaux dun bassin hydrographique, du dessin des dentelures dune feuille darbre. René Thom, une fois de plus, rejoint les préoccupations dAristote XE "Aristote" qui, dans Des Parties des Animaux, sefforçait dexpliquer les raisons structurelles des formes de tel ou tel membre ou organe du corps animal par rapport aux formes de tous les autres membres ou organes du même corps, selon le principe de finalité. De telles connaissances sont explicatives, mais, en aucun cas, prédictives. Cest pourquoi elles sont généralement exclues du champ des sciences réellement établies et reconnues comme sciences véritables, sous le prétexte « quil sagit de mauvaise science doublée de mauvaise philosophie ... ».
3. La boîte noire et lattracteur. Mais René Thom na pas que des détracteurs. Christopher Zeeman XE "Zeeman (Ch.)" , enthousiaste propagandiste auprès du public cultivé de la théorie des catastrophes, sest efforcé de réinterpréter cette théorie selon le schéma dit de la boîte noire.
« On cherche essentiellement à rendre compte de ce qui se passe dans une boîte noire, avec un système parfaitement isolé du monde extérieur, qui ne peut réagir sur ce monde extérieur que selon des voies parfaitement contrôlées. On échange de la matière et de lénergie avec le système dans la boîte noire et il en sort de la matière et de lénergie. À temps discret, t = 0,1,2,3, on injecte de la matière et de lénergie dans la boîte noire, et puis lon observe ce quil en sort au même instant. On peut alors étudier le comportement du système du point de vue des entrées et des sorties. »
René Thom propose en retour une interprétation topologique du système de la boîte noire, ce qui lui permet de concevoir la notion d« attracteur ». Soit XY lespace de contrôle, sur lequel viennent sinscrire tout un ensemble de points obtenus en fonction des entrées et des sorties de la boîte noire, selon des variations calculées des paramètres choisis. Si ces points se distribuaient selon un total désordre, sans aucune figuration au moins statistique, on aurait alors une « image » topologique de ce que les physiciens nomment chaos XE "Leibniz (G.W.)" . Mais la théorie des catastrophes ou discontinuités phénoménologiques nest pas la théorie du chaos : cest exactement le contraire. Les catastrophes sont les formes minimales dorganisation de lespace et de la matière. Les nuages gazeux de particules infimes (des quarks, peut-être), à quatorze milliards et sept cents millions dannées-lumière de la Terre, décelables par une différence de température dun millionième de degré, sont une catastrophe infinitésimale, mais déjà pleinement une catastrophe, cest-à-dire une discontinuité et une forme, aussi minimale soit-elle.
Les nuages de points obtenus sur lespace de contrôle, représentant les entrées et les sorties de la boîte noire selon les variations des paramètres de contrôle choisis (par exemple, la température et la pression) constituent des nappes de points, des régions séparées au centre desquelles dominent des attracteurs, manifestés par une densité maximale de points. Lespace de contrôle offre alors une image équivalente à celle dun réseau hydrographique avec des bassins découlement des flux de points et des lignes de partage des réseaux de points. Christopher Zeeman XE "Zeeman (Ch.)" applique ce schéma au syndrome maniaco-dépressif : exemple simple où lon voit deux attracteurs, lattracteur « dépression » et lattracteur « manie », se partager les points de comportement de lindividu dans le temps et dans lespace, constituant ainsi, par leur action dissociée, deux régions stables et totalement séparées sur lespace de contrôle, qui sapproprient alternativement le comportement de lindividu. Chacun de ces régimes de comportement se constitue en région dominée par un attracteur.
René Thom utilise cette notion d« attracteur » dans ses travaux de topologie différentielle. Il donne un exemple de la décomposition dune variété en bassins dattracteurs, en décomposant en « cellules » (disques privés de leur bord) une variété XE "Chenciner (A.)" \i . Ces cellules sont des bassins associés aux attracteurs spécifiques que sont les « maxima locaux » (ensemble de courbes intégrales vers lesquelles convergent les courbes intégrales de presque tous les points appartenant à une cellule). Mais, René Thom ne sen tient pas au seul usage en topologie différentielle de la notion dattracteur. Ses recherches le conduisent à expliquer, par la présence de différents attracteurs à luvre dans la nature physique, biologique et humaine, lexistence des bords et des plis, cest-à-dire des formes des choses. Ce sont des attracteurs qui produisent les formes des choses en créant des bassins dattracteurs et donc des catastrophes, cest-à-dire des discontinuités phénoménologiques, qui donnent aux êtres et aux choses leurs bords et leurs plis, cest-à-dire leurs formes. Par exemple, une feuille darbre aura des cloisonnements, des nervures et des dentelures en fonction des attracteurs nécessaires à la formation des plis qui constitueront les cloisons et les nerfs de la feuille et indispensables à la construction des bords qui définiront le dessin des écrêtements. Le modèle topologique devient ici pleinement explicatif des formes réelles des choses, telles que la perception la plus commune peut nous les donner.
Cette idée dune discontinuité dans la continuité, dune « discrétion » de la nature, conduit René Thom, tel le cavalier de Descartes XE "Descartes (R.)" , à suivre encore sa voie dans la forêt des apparences pour remonter à ce qui constitue, selon sa propre expression, la découverte des prolégomènes « épistémologiques » de celles-ci.
ii. métascience et épistémologie
1. Lépistémologie explicative. Toute recherche scientifique qui se prolonge en métascience se découvrirait, selon René Thom, une épistémologie fondatrice, dabord inaperçue, puis apparaissant comme le fondement premier de toute la recherche scientifique et métascientifique. René Thom découvre lépistémologie fondatrice de tous ses travaux dans les recherches dAristote XE "Aristote" sur le monde sublunaire et les parties des animaux. Pour René Thom, la matière originelle est un continuum qui peut acquérir des formes, cest-à-dire des discontinuités, à la manière dont, chez Aristote, la materia prima nexiste pas par soi comme étendue inerte et autarcique mais appelle, en quelque sorte, la forme, afin dexister dans le composé individuel et singulier, seul réel existant, seul substratum, seule véritable substance, dont lessence ou quiddité est définie par la to ti ên einai. Thom est continuiste, comme Einstein XE "Einstein (A.)" , et donc ladversaire résolu de la théorie des quanta dont il écrit quelle est « le scandale intellectuel du siècle », puisquelle renonce à lintelligibilité (expliquer) pour se consacrer exclusivement à lopérativité (prédire). Au contraire, la théorie des catastrophes tente dexpliquer de manière intelligible comment , dans ce continuum, se constituent des qualités discrètes, cest-à-dire des bords et des plis, autrement dit des formes séparées et signées. Le bord sépare et le pli signe des objets singuliers qui, parce quils sont singuliers, sont effectivement réels. Cest alors, selon René Thom, que se réalise la manifestation de la materia signata dAristote, la matière informée, non pas insigne mais signée par la forme, la matière vraie existant sous la forme de lindividu, puisquaussi bien, selon ladage par lequel sexprime lessentiel de la philosophie dAristote, seul un être est un être. Cest à propos de cette matière signée par la forme que René Thom se propose de développer une sémiologie des êtres physiques, une « sémiophysique ». Cest lobjet du dernier ouvrage de métascience quil a écrit et qui sintitule : Esquisse dune sémiophysique, ouvrage publié en 1989 aux Interéditions, Paris.
La théorie des catastrophes serait, selon René Thom, de même nature que la distinction aristotélicienne des homéomères et des anhoméomères, telle quelle est présentée dans Des parties des animaux. Cette distinction sert à différencier les parties du corps animal des entités (ousiai) que sont les corps animaux eux-mêmes en tant quils sont séparés du milieu ambiant. Les parties du corps animal, défini comme entité, sont-elles elles-mêmes des entités? Pour répondre à une telle question, Aristote définissait les parties du corps animal, membres et organes, comme des anhoméomères, ensembles constitués de plusieurs sous-ensembles, dont chacun est, pour sa part, homogène, cest-à-dire un homéomère. Le problème posé par Aristote est celui de la continuité et de la discontinuité. La discontinuité du corps animal par rapport à son environnement est, selon Aristote, produite par lexistence dune forme extérieure de ce corps. On sait comment René Thom tirera de cette réflexion philosophique dAristote sur la forme la topologie du bord et la métatopologie des catastrophes. Quant à la discontinuité structurale et à la continuité fonctionnelle des parties du corps animal, telle quelles sont traduites par la distinction, selon Aristote XE "Aristote" des anhoméomères et des homéomères, elle permet à René Thom de poser un certain nombre de problèmes redoutables aux biologistes eux-mêmes : Quest-ce quune forme interne? Quel rapport la forme interne entretient-elle avec la forme externe? Les formes externes des corps nont-elles de raisons quexternes (par exemple, ladaptation au milieu extérieur, les propriétés plastiques de lhabillage externe des structures internes du corps)? René Thom enracine sa réflexion scientifique et métascientifique dans le même sol épistémologique qui nourrissait XE "Descartes (R.):cartésien" les réflexions aristotéliciennes sur la question du lieu, sur la question de la forme et sur la question du tout et des parties. Les réponses de René Thom sont différentes de celles dAristote, parce que et seulement parce que ce sont les réponses dun topologue qui veut réfléchir avec les concepts de la topologie (variété, bord, attracteur, catastrophe) aux problèmes du contour, de la forme, du rapport de linterne et de lexterne, dans les choses elles-mêmes, telles quelles se donnent à la perception commune. Lépistémologie de René Thom rejoint ce qui, dans luvre dAristote, ressortit à une épistémologie avant la lettre. Cette épistémologie explicative est, selon René Thom, la condition de possibilité a priori de toute métascience en tant quelle est elle-même la condition de possibilité a priori de toute science XE "Kant (E.):kantien" . Car lépistémologie explicative est, du fait même quelle est explicative, une épistémologie heuristique. Cest lexplication qui permet de découvrir (eurêka) et non la prédiction, laquelle se contente denregistrer, pour ainsi dire, à lavance ce que la théorie permet de prévoir, dans la mesure où elle en a elle-même soigneusement préparé les conditions de lapparition. Or, les avancées principales de la science ne viennent pas des prédictions, qui ne sont que des confirmations des théories existantes, mais de la tentative dexplication des seules observations « polémiques », observations non prévues, qui exigent des chercheurs des ressources explicatives pour tenter de combler un vide dans la prédiction. Ce ne sont pas les prédictions mais les vides dans la prédiction qui permettent de produire de la science.
2. Lépistémologie heuristique. Lépistémologie nest pas, selon René Thom, une élégance philosophique complémentaire, des lettres de noblesse qui conféreraient une honorabilité post-opératoire à des recherches trop aventurées. Lépistémologie est le fondement du mouvement que le couple science/métascience produit à linstar dun couple physique, le support qui peut soutenir lavancée de ce couple heuristique et, de ce fait, la rend possible. Il ny a pas, selon René Thom, de science sans épistémologie, si du moins la science ne se contente pas dêtre un principe opératoire plus ou moins efficient, mais vise à être un principe dintelligibilité.
La physique des quanta, opératoire entre toutes, dans la mesure où les expérimentations sont elles-mêmes, dans cette discipline, issues de la théorie et nen vérifient que les conséquences, est de moins en moins une tentative de comprendre et dexpliquer, mais de plus en plus une technique de manipulation des plus fines et précises, dans des conditions très artificielles où lobservabilité des phénomènes résulte de la traduction en moyens dexpérimentation de la théorie elle-même. Et cependant, dans la physique des quanta aussi, se déploie la dimension dune épistémologie explicative et heuristique, condition dhypothèses métascientifiques et de lois scientifiques.
Le journal Le Monde du Lundi 21 novembre 1994 rend compte, sous la plume de Jean-François Augereau XE "Augereau (J.-Fr.)" \i , dune observation « polémique » : le flux réel des neutrinos XE "Reines (Fr.)" ; XE "Cowan (Cl.)" XE "Pauli (W.)" XE "Fermi (E.)" , émis par le soleil, est inférieur dun tiers à ce que prévoit la théorie des particules (expérience Gallex, à labri des phénomènes parasites et des rayons cosmiques, à Gran Sasso, sous les montagnes des Abruzzes). Lhypothèse explicative de ce flux manquant de neutrinos est que les neutrinos-électrons émis par le soleil et détectables dans lexpérience Gallex pourraient se muer, pour un tiers environ dentre eux, en leurs cousins neutrinos-muons et neutrinos-taus, rigoureusement indécelables par les détecteurs de lexpérience Gallex. Mais cette hypothèse suppose une autre hypothèse plus générale : en effet, cette mutation nest possible que si les neutrinos, quels quils soient, possèdent une masse, ce quaucune expérience na réussi, jusquà ce jour, à établir définitivement. Une telle expérience est aujourdhui en cours de montage, à partir de lémission de neutrinos produite par la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes. Le nombre de neutrinos émis par la réaction nucléaire, au sein même de la centrale, est connu et étalonné en fonction de la puissance de la fission nucléaire. Linstallation, au bout dune longue galerie attenante de plus de mille mètres, dune grosse ampoule de six mètres cubes dun liquide de type hydrocarbure, doit permettre de détecter de manière indirecte lensemble des neutrinos observables au bout de mille mètres de trajet, lorsquils interagiront avec les atomes dhydrogène de lhuile utilisée, ce qui se traduira par des flashes de lumière distincts et observables. Sil y a, après mille mètres de parcours, un déficit de neutrinos, lhypothèse dune « oscillation des neutrinos » se trouvera renforcée, qui stipule que les neutrinos-électrons se transforment en neutrinos-muons et neutrino-taus.
Cette hypothèse de l« oscillation des neutrinos » touche à un point fondamental, que lon pourrait dire critique, ou pour tout dire épistémologique, et qui concerne la conception globale de lunivers. En effet, comme le souligne Marcel Froissart. XE "Froissart (M.)" \i , professeur de physique théorique au Collège de France,
« si les neutrinos oscillent, cest que ces particules ont une masse, extrêmement faible, alors que lon supposait quelles nen avaient pas. » XE "Augereau (J.-Fr.)" \i
Les neutrinos-muons et les neutrinos-taus, qui sont indétectables, auraient donc une masse, ce qui permettrait dexpliquer, au moins en partie, la composition de la masse manquante de lunivers : en effet, neuf dixièmes de la masse totale de lunivers, si lon veut que lUnivers soit « en équilibre », cest-à-dire ni en expansion indéfinie vers le froid absolu ni en rétraction constante jusquau « Big-Crunch » final, est indétectable par les techniques qui permettent de déceler les particules et les sous-particules qui constituent le dixième de matière connue. Neuf dixièmes de la matière issue du Big-Bang serait donc inobservable. Or, lexplosion initiale a dû produire une quantité considérable de neutrinos-électrons, lesquels se seront transformés avec le temps, pour un tiers environ dentre eux, en neutrinos-muons et en neutrinos-taus indétectables. La masse manquante de lunivers serait donc constituée pour un tiers environ de neutrinos ayant oscillé, ou, si lon préfère, 30 % environ de la masse totale de lunivers en équilibre serait formée de telles particules. Cest, dans létat actuel de la recherche, une hypothèse brillante parmi dautre hypothèses tout aussi brillantes, à commencer par celles qui modifient les termes du problème de la masse manquante en faisant la supposition que lunivers est en déséquilibre, soit expansif, soit contractif.
Mais ce qui frappe, dans cette épopée cosmologique, cest la permanence de lesprit dexplication, autrement dit de lesprit épistémologique ou mieux encore philosophique. La prédiction ne vient quen second lieu et encore doit-elle laisser la place à lingéniosité du génie expérimental, au double sens du terme. Dans cet exemple archétypal du neutrino « prestidigitateur » XE "Augereau (J.-Fr.)" \i , on voit bien le cavalier de Descartes XE "Descartes (R.)" , dans la forêt des phénomènes, passer de la science de lobservation des neutrinos-électrons solaires à la métascience de loscillation des neutrinos et de la masse supposée de ces particules. Mais, cette métascience elle-même souvre sur une épistémologie de la continuité : il ny a pas de masse « manquante » dans un univers en équilibre mais une masse indétectable, constituée de particules inobservables par les moyens actuels de saisie de la matière. La physique des quanta, pourtant si attachée à prouver sa validité en multipliant les résultats prédits, se trouve donc elle-même prise dans le procès de lexplication ; elle néchappe donc pas non plus à la pensée métascientifique et à son nécessaire fondement épistémologique. La physique des quanta ne peut pas ne pas chercher à (re)constituer la continuité physique entre le discret et le non-discret. Elle confirme donc à sa façon, cest-à-dire à son corps défendant, que la science trouve sa condition dans la métascience, laquelle repose, en dernière instance, sur le fondement ultime de la philosophie.
Lépistémologie a acquis, au cours de ces vingt dernières années, un statut particulier, à la fois profondément nouveau et essentiellement traditionnel. En effet, lépistémologie est devenue une partie de la science elle-même, développée par les scientifiques engagés dans les domaines de la recherche et de lexpérimentation, non pas comme un luxe supplémentaire pour donner une espèce de coloration philosophique à leurs tentatives, mais comme une authentique discipline scientifique, nécessaire à lavancement de leurs travaux. Il ne sagit pas, dans lesprit des chercheurs engagés dans la science en train de se faire, de remettre en cause lépistémologie philosophique traditionnelle, celle qui permet au philosophe de réfléchir sur les méthodes et les résultats de la science déjà constituée et de proposer une vision du travail, de la nature et de lobjet de la science, ayant le mérite et lavantage de la longue durée. Mais, à côté de cette discipline a posteriori, qui est le fait, par nécessité, des philosophes, il faut faire une place, au moins égale, à une épistémologie a priori, discipline qui fonde toute recherche scientifique dune quelconque portée en lui donnant ses concepts et ses principes, sa méthode et son objet.
Les philosophes doivent-ils sinquiéter du surgissement, à côté de lépistémologie traditionnelle, qui conserve pleinement son droit de cité, de cette nouvelle discipline épistémologique, lépistémologie a priori? À notre sens, ils ne le devraient pas. En effet, par la médiation de cette épistémologie a priori, la philosophie devient, ainsi que le voulait Aristote XE "Aristote" dans Ta meta ta physica, « la science première », non seulement la première de toutes les sciences, mais le fondement premier de toute science, actuelle ou à venir. Lépistémologie a priori, comme condition de possibilité de toute métascience en tant que celle-ci est productrice de science réelle, joue, en effet, ce rôle éminent quAristote XE "Aristote" considérait comme seul digne de la philosophie. Lépistémologie a priori, en se « sursumant » (aufheben, au sens XE "Hegel (G.W.F.):hégélien" hégélien XE "Labarrière (P.-J.)" \i ;) en métascience, engendre le corpus matériel et théorique de la science en acte.
Platon XE "Platon" , si lon en croit la tradition orale, aurait fait graver sur le fronton de son Académie cette énonciation fondamentale : « Nul nentre ici, sil nest géomètre ». Il serait, aujourdhui, hautement souhaitable que le seuil de tous les centres de recherche scientifique fût orné dune formule tout aussi dirimante : « Nul nentre ici, sil nest philosophe ».
Jean-Pierre Massat
Professeur de Première supérieure
Lycée Louis Barthou, Pau
TC "Anne Théveniaud À propos de Galilée" \l 1
À PROPOS DE GALILEE XE "Galilée (Galileo Galilei, dit)" \r "QE9" \i
Comment, dans luvre galiléenne, sest constituée une « science nouvelle » du mouvement ou cinématique, en rupture avec laristotélisme médiéval, cest ce quon sattachera dabord à montrer ici. Non pas que les préoccupations cosmologiques ny aient joué quun rôle secondaire : ce sont bien elles qui ont fait de Galilée, de sa vie et de son engagement, un symbole. Mais précisément, prouver lhypothèse copernicienne ou, en tout cas, se donner les moyens de la défendre, dépendait de cette cinématique que Galilée allait élaborer en géométrisant le mouvement. Par là il ouvrait la voie à la physique moderne et en particulier à la dynamique de Newton XE "Newton (I.)" ; son uvre en ce sens marque bien un véritable commencement.
Ce moment décisif de lhistoire des sciences a fait lobjet dun travail pédagogique que nous avons mené en 1993 dans une classe terminale scientifique, en collaboration avec le Professeur stagiaire de sciences physiques, Philippe Nassiet XE "Nassiet (Ph.)"
Nous nous efforcerons ici de restituer le contenu théorique de la question qui avait alors été abordée (§§1-2), pour ensuite montrer comment sétait dégagée pour les élèves une vision autre et des sciences et de la philosophie (§3).
1. constitution de la cinematique de galilee
1.1 Commençons par quelques éléments de biographie. Après une formation déjà peu commune, débute en mars 1610, avec la parution du Sidereus Nuncius (Messager ou Message des étoiles), une période de polémique, à laquelle appartient encore le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo tolemaico e copernicano (Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde, le système ptolémaïque et le système copernicien) de 1632 : Galilée est tourné vers la défense des thèses de Copernic XE "Copernic (N.)" . Les dix dernières années de sa vie (1632-1642) seront entièrement consacrées à la rédaction des Discorsi E Dimostrazioni Mathematiche intorno à due nuove Scienza, Attemenenti alla Mecanica & i Movimienti Locali (Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles touchant la mécanique et les mouvements locaux). Publié à Leyde en 1638, cet ouvrage est la somme de sa vie scientifique.
On sait quétant issu dune famille daristocrates florentins désargentés, Galilée fit ses études universitaires à Pise dès 1581 et que, déçu par un enseignement jugé trop livresque, il se tourna résolument vers les mathématiques. On sait moins quil se nourrit alors de la lecture des Dialogues de Platon XE "Platon" . On ignore souvent quil reçut une riche culture répondant à lidéal humaniste, se fit connaître par des exercices littéraires comparant les mérites du Tasse XE "Tasse (T. Tasso, dit le)" et de lArioste XE "Arioste (L. Ariosto, dit l')" , et quon ladmirait aussi pour la qualité de ses dessins. Il na pas fait, du haut de la célèbre tour penchée, les expériences quon lui prête XE "Koyré (A.)" , mais il a conçu dès cette époque, le projet dune science géométrisée du mouvement.
En 1589 il obtient une chaire de mathématiques à Pise, mais entre rapidement en conflit avec le milieu fermé de luniversité. Cest à Padoue quil décide daller enseigner trois ans plus tard. De cette ville, il écrit à Kepler XE "Kepler (J.)" en 1597 :
« depuis plusieurs années déjà, je me suis converti à la doctrine de Copernic XE "Copernic (N.)" , grâce à laquelle jai découvert les causes dun grand nombre deffets naturels dont il est hors de doute que lhypothèse commune ne peut rendre compte. Jai écrit sur cette matière bien des considérations, des raisonnements et des réfutations que je nai pas osé publier ... ».
Il ninvente pas la lunette astronomique, mais perfectionne empiriquement cet appareil et, surtout, nhésite pas à le tourner vers les cieux. Ce quil a vu bouleverse lastronomie de son temps. Il lécrit dans le Sidereus Nuncius dès 1610. La lune nest pas cette boule lisse et parfaitement polie comme lenseigne lastronomie officielle. Elle est montagneuse et, par là, comparable à la terre. Il y a homogénéité des astres, ce qui ruine la distinction aristotélicienne du sublunaire et du supralunaire et finalement la séparation absolue entre la terre et les autres corps célestes.
Il lèvera un obstacle décisif à lhypothèse copernicienne XE "Copernic (N.):copernicien" en découvrant les satellites de Jupiter quil nomme « astres médicéens » en hommage à Côme II de Médicis XE "Médicis (C. II de)" .
« Maintenant, en effet, nous navons plus une seule Planète [c-à-d. un seul satellite, la Lune] tournant autour d une autre [la Terre] pendant que toutes deux parcourent un grand orbe autour du Soleil, mais notre perception nous offre quatre Étoiles errantes [ou planètes, "e"cµä& |»], tournant autour de Jupiter, comme la Lune le fait autour de la Terre, tandis que toutes poursuivent ensemble avec Jupiter, en lespace de douze ans, un grand orbe autour du Soleil. ».
Lobjection des adversaires de Copernic XE "Copernic (N.)" est réfutée. Comment, disaient-ils, la lune pouvait-elle suivre la terre dans son mouvement si celle-ci tournait autour du soleil? Que la lune tourne autour de la terre, répond Galilée, nempêche pas quelle soit entraînée par elle dans son mouvement de translation annuelle autour du soleil. Voilà qui rend encore plus aiguë la polémique avec les XE "Aristote:aristotélicien" aristotéliciens de Pise. Celle-ci sétend avec le Discours sur les corps flottants qui ruine lopposition XE "Aristote:aristotélicien" aristotélicienne entre corps lourds et corps légers.
Dans sa lettre à Christine de Lorraine XE "Lorraine (Ch. de)" , la grande-duchesse douairière de Toscane, Galilée précise sa conception des rapports de la science et de la religion :
« lintention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au ciel, et non comment va le ciel » XE "Costabel (P.)" \i .
En 1615, il se rend à Rome pour parler en faveur du mouvement de la terre. Mais il ne peut éviter en 1616 la mise à lindex de luvre de Copernic XE "Copernic (N.)" De Revolutionibus Orbium Clestium (De la révolution des orbes célestes, 1543). Invité à la prudence par le cardinal Bellarmin XE "Bellarmin (R.)" , il publie en 1623 Il Saggiatore (Lessayeur), dans lequel se trouve le passage prophétique sur lécriture mathématique de lunivers :
« La philosophie est écrite dans ce grand livre, qui est continuellement ouvert devant nos yeux (je veux parler de lunivers), mais quon ne peut comprendre si on na pas appris préalablement à comprendre la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible den comprendre un mot ... » XE "Koyré (A.)" XE "Platon" XE "Vignaux (G.P.)" .
Mais cest le célèbre Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde de 1632 qui nouera le drame : alors quil avait été « invité » à navantager aucune des deux thèses rivales, Galilée agit selon sa conviction profonde quen physique toutes les thèses ne se valent pas. La condamnation viendra dès lannée suivante :
« suspect dhérésie, ayant tenu cette fausse doctrine et contraire à lÉcriture Sainte et Divine, que le Soleil soit le centre du monde et quil ne se meut pas de lOrient à lOccident, et que la terre se meuve et ne soit pas le centre du monde ... » XE "Maury (J.-P.)" .
Nayant dès lors plus rien à perdre, il rédige, dans sa résidence surveillée dArcetri, les Discours où il attaque l XE "Aristote:aristotélisme" aristotélisme de front. Le manuscrit passe par Paris, pour être publié à Leyde en 1638. Galilée fonde la mécanique nouvelle en corrigeant lerreur quil avait commise à propos de la « loi des espaces » dans la théorie de la chute des corps XE "Koyré (A.)" XE "Descartes (R.)" . La vraie variable du mouvement est non lespace mais le temps. Il lègue à ses successeurs de quoi « inventer » la gravitation universelle, sans parvenir néanmoins à lénoncé explicite de la « loi de linertie », dite encore « principe de Galilée », que lon continue à lui attribuer « la première loi de la physique », dira Einstein XE "Einstein (A.)" \i .
XE "Aristote" \r "QE11" \i 1.2 La physique classique est sans continuité avec la physique médiévale. Bien plus, Galilée doit sappliquer à ruiner celle-ci pour faire accepter une vérité nouvelle, qui, pour la pensée scolastique, ne pouvait paraître autrement quabsurde. Quelle était donc la conception aristotélicienne du mouvement, celle dont il fallut dabord, et péniblement, se défaire?
Le mouvement est une notion paradoxale car il est lêtre de ce qui change ; comment le penser logiquement? Cest à cette difficulté que répond la distinction aristotélicienne de lêtre en acte et de l être en puissance.
« & l entéléchie [i.e. l acte accompli, HYPERLINK "http://fr.wiktionary.org/w/index.php?title=%E1%BC%90%CE%BD%CF%84%CE%B5%CE%BB%CE%AD%CF%87%CE%B5%CE%B9%CE%B1&action=edit&redlink=1" ½Äµ»Çµ¹±: le se-possèder-dans-sa-fin] de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement » XE "Carteron (H.)" .
Lêtre nest pas totalement être et participe de son contraire : le non-être. Il tend à se réaliser en sactualisant. Le mouvement est ce devenir dans lequel sactualisent les choses. Seul lêtre pleinement réalisé est dans un état de repos immuable.
Le mouvement ou kinèsis (º¯½·Ã¹Â) n est alors qu une catégorie du changement ou métabolè (¼µÄ±²¿»t) ; Aristote distingue les changements selon la substance (kat ousian), qui affectent la matière vivante (génération, génésis, et corruption, phtora), de ceux qui affectent la matière inerte (kinèsis). Parmi ces derniers on distingue les changements selon la qualité (kata poïon, cest-à-dire laltération, alloïosis), selon la quantité (kata poson, cest-à-dire augmentation, auxèsis, et diminution, phtisis) et selon le lieu (kata topon). Seule cette dernière espèce, cest-à-dire le transfert local ou phora, renverrait à ce que nous appelons mouvement, sans en être le strict équivalent puisque le changement de lieu nest pas indépendant des autres types de changement et en particulier du changement selon la qualité.
Cette description du mouvement comme changement de lieu nest pertinente que corrélée à une théorie du cosmos. Le changement de lieu ne se comprend quen référence aux « choses transportées » et aux lieux entre lesquels il seffectue (a quo ad quem). La phora ne possède aucune autonomie ni par rapport aux choses quelle affecte ni par rapport aux lieux concernés. Aristote établit une stricte corrélation entre les « choses » et les « lieux » ; il existe des corps dune nature déterminée : le lourd, le léger, et chacune de ces « natures » a son emplacement propre et naturel : le bas, le haut.
Le cosmos aristotélicien est un tout ordonné, lordre étant à comprendre comme le repos de chaque chose en son lieu. Le mouvement au contraire est rupture déquilibre, mais rupture provisoire car cette privation (dêtre, stèrésis) qui affecte le corps, tend vers lêtre par lactualisation. Lordre est donc stable et vise à se prolonger indéfiniment.
Ainsi peut-on expliquer les mouvements dits « naturels » : chaque corps cherche « naturellement » à rejoindre son lieu. Le cosmos est muni dun centre et de directions privilégiées : haut et bas ; les trois formes naturelles du mouvement local seront donc : autour du centre (mouvement circulaire), vers le centre (en bas), à partir du centre (en haut).
«
le transport de chaque chose nest autre que le transport de chaque chose vers sa propre forme » XE "Moraux (P.)" .
La qualité dun corps est aussi une qualité-motrice-nécessaire pour fonder le mouvement dit « naturel » qui est retour au lieu propre. Ainsi :
« dans le lieu, les légers vont vers le haut, et les graves vers le bas. » « Il faut noter, toutefois, que certaines choses (jentends le pesant et le léger) paraissent avoir en elles-mêmes le principe du changement. »
Mais quen est-il des autres mouvements, ceux qui ne sexpliquent pas par la nature de la chose et quAristote appelle « mouvements violents »? Ils résultent dune pression ou dune traction ; il faut leur supposer une cause, qui est « laction continue dun moteur conjoint au mobile ». Lagent du mouvement nest plus ici la nature du corps, mais un « moteur » indispensable à sa mise en route et à sa conservation. La question, non résolue, de la physique aristotélicienne sera dès lors celle-ci : comment rendre compte du fait quà chaque instant le mouvement se continue. Et en particulier, « a quo moveantur projecta? », quest-ce qui meut un projectile? Koyré écrit à propos de la physique aristotélicienne :
«
théorie admirable, admirablement cohérente, et qui na, à vrai dire (outre celui dêtre fausse), quun seul et unique défaut : celui dêtre contredite par la pratique journalière du jet. [...] mouvement se continuant malgré labsence de moteur ». XE "Koyré (A.)" \i
En effet, si le mouvement dit « violent » est lacte conjoint dun mobile et dun moteur, on ne peut le penser comme un état qui serait susceptible de se conserver par lui même. Seul le repos, « acte dun être actualisé », est un état et na pas besoin dêtre expliqué par une cause. Dautre part, les effets du moment sont avant tout ceux du moteur. On ne peut décrire le mouvement par lui-même.
La description du mouvement selon ses caractéristiques propres, en termes uniquement spatio-temporels, indépendamment de ses causes, telle sera la voie résolument nouvelle adoptée par Galilée ; celle qui lui ouvrira laccès à la mathématisation, par lélaboration du concept de vitesse, grandeur cinématique. On passera aussi dun mouvement qui est changement affectant la nature des corps, à un mouvement comme pur déplacement dobjets dans un espace indéterminé, géométrisé.
Entre la géométrie, pure science de lespace, et la dynamique, qui étudie les causes du mouvement, Galilée introduit un moment théorique distinct : la cinématique, qui est létude du mouvement par lui-même, étape fondamentale, mais non définitive, vers la physique moderne. Newton XE "Newton (I.)" , attribuant les causes du mouvement aux forces de gravitation, adjoindra une dynamique à la cinématique galiléenne, achevant par là lédifice de la mécanique classique.
1.3« Nous apportons sur le sujet le plus ancien une science absolument nouvelle ».
Par cette annonce résolue voire triomphale, les Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles inaugurent la cinématique. Mais avant den venir au texte de ces Discours où Galilée procède à la mathématisation princeps du mouvement (§131), référons-nous au célèbre passage du Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde de 1632, cest-à-dire au début de la Deuxième journée où lon saccorde à reconnaître la première apparition de la physique des modernes (§132). Et demandons-nous quelle conception du mouvement salviati, porte-parole de Galilée, apporte à ses interlocuteurs, cest-à-dire à sagredo, lhonnête homme libre de préjugés, facilement acquis aux thèses galiléennes, mais aussi à simplicio, le défenseur de la tradition scolastique.
1.31 Le mouvement galiléen est indifférent et à la nature des objets qui lui sont soumis et à lespace dans lequel il se déploie. Tout dabord, ce nest pas un changement qui affecterait, par altération, la nature du corps déplacé. Il nest quune modification du rapport entre les choses et non une modification des choses elles-mêmes. Cest un état extérieur au corps. Il se réduit à un pur changement de position, à un pur mouvement local. Mouvement et changement nont donc plus rien à voir lun avec lautre, alors que selon la tradition scolastique, se mouvoir, cest changer cest une transformation, un processus qui affecterait la nature intime du corps.
Mais si, selon Galilée, les corps sont indifférents au mouvement qui les meut, lespace lest aussi. La théorie aristotélicienne du lieu ne résiste pas non plus à cette nouvelle définition du mouvement qui suppose un espace uniforme. Nous savons quau cosmos fini, hiérarchisé en lieux différenciés sest substitué, dans la physique moderne, un espace infini, homogène, isotope.
Ainsi pour Aristote XE "Aristote" , la terre est constituée de lélément « terre », dont la nature « lourde » est dêtre attiré vers le centre. Donc elle est rassemblée au centre du monde, et y occupe sa position « naturelle ». Dans lespace galiléen, au contraire, tous les lieux sont équivalents ; il ny a pas de centre de lunivers, point fixe par rapport auquel tout se meut. Si le mouvement se réduit à un pur changement de position, cest quil seffectue dans un espace dépourvu de centre, de haut et de bas, de directions ou de lieux privilégiés.
À cette tout autre perspective cosmologique est corrélé un tout autre statut ontologique du mouvement. Sil nest plus une propriété des « choses » ou des « lieux », quest-il donc? Réponse :
«
le mouvement est mouvement et agit comme mouvement pour autant quil est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues ».
Si le mouvement ne modifie pas les choses elles-mêmes, il nest quune modification du rapport entre les choses. Symétriquement, le repos est une absence de modification du rapport entre les choses. Le repos na donc rien dabsolu, pas plus que le mouvement dailleurs. Entre repos et mouvement sintroduit ici lidée dune équivalence possible, car :
« pour toutes les choses qui y participent également, il nagit pas, il est comme sil nétait pas ».
Galilée-Salviati explicite cette définition du mouvement :
« les marchandises dont un navire est chargé se meuvent pour autant que, partant de Venise, elles passent par Corfou, Candie, Chypre et sen vont à Alep : Venise, Corfou, Candie, etc., demeurent et ne se meuvent pas avec le navire ; mais, pour ce qui est des balles de marchandises, des caisses et autres colis dont le navire est chargé et rempli, par rapport au bateau lui-même, leur mouvement de Venise vers la Syrie est comme nul, rien ne modifie leur relation avec le navire : le mouvement en effet leur est commun à tous, tous y participent également. »
Mouvement ou repos sont donc « affaire de point de vue », soit que lon considère Venise que les caisses ont quittée, soit que lon considère le navire lui-même, à lintérieur duquel ce mouvement est « comme nul » et nagit pas sur les objets quil contient et transporte.
Cest à propos de ce texte que lon a pu formuler lidée dun « principe galiléen de relativité du mouvement ». Le mouvement comme le repos ne se conçoivent jamais pour un corps isolé. Ce nest pas par rapport à soi-même quon bouge, mais par rapport à dautres corps qui ne partagent pas ce mouvement. Les caisses et les colis sont bien en mouvement par rapport à Venise que le bateau a quittée. De même on est au repos par rapport aux corps qui partagent le même mouvement. Caisses et colis sont au repos par rapport au bateau qui les transportent et dont ils partagent le mouvement à condition toutefois, on le verra, que celui-ci soit uniforme.
« Il est donc manifeste que le mouvement commun à plusieurs mobiles est sans effet [ozioso] et comme nul quant à la relation de ces mobiles entre eux, puisque entre eux rien ne change ».
Le repos nest donc pas le contraire du mouvement, cest un mouvement rendu nul parce quil est partagé et donc sans effets. À bord, les papillons et les mouches qui volent dans la cabine,
« continueront à voler indifféremment dans toutes les directions, jamais vous ne les verrez se réfugier vers la paroi du côté de la poupe comme sils étaient fatigués de suivre la course rapide du navire
»
Ce mouvement partagé est bien aussi « sans cause ». Sans moteur les poissons du bocal placé à bord partagent sans effort la trajectoire du navire, puisque le déplacement uniforme de celui-ci assure un déplacement en bloc des choses quil contient, sans modifier les relations entre elles :
« pourvu que le mouvement [partagé] soit uniforme, sans balancement dans un sens ou lautre, »,
il est comme un repos. Ainsi est résolue la question de savoir comment il se continue : il se conserve et sentretient de lui-même, sans moteur, cest-à-dire sans force motrice. Galilée nous dit à ce sujet quil est « imprimé de façon indélébile » aux objets qui le partagent. Les papillons conservent, imprimé en eux, le mouvement du navire à bord duquel ils voyagent.
« Il faut remarquer en outre que tout degré de vitesse qui se trouve être dans un mobile est imprimé en lui de façon indélébile du seul fait de sa nature ... ».
Einstein XE "Einstein (A.)" \i appellera cette proposition fondamentale : « principe de Galilée ». Cependant on ne peut aller jusquà considérer que Galilée ait véritablement formulé la loi dinertie quon lui attribue parfois ; cest Newton XE "Newton (I.)" qui lénonce explicitement, comme la première des « Lois du mouvement », dans les Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle [1687].
Notons simplement pour linstant que le mouvement uniforme pour Galilée ne pouvait être que circulaire ce qui était encore compatible avec la représentation dun univers fini. Ce mouvement seffectue, selon lui, à vitesse constante, sur un arc de cercle du globe terrestre. Cest donc seulement avec Newton XE "Newton (I.)" quil est question de « translation uniforme », cest-à-dire de mouvement uniforme en ligne droite.
En tout cas, lintuition sensible commune, la nôtre aujourdhui encore, a du mal à concevoir quun corps qui nest soumis à aucune force se déplace dun mouvement uniforme. Nous serions plutôt portés à le dire immobile. Cest que la physique XE "Aristote:aristotélicien" aristotélicienne était en fait bien plus proche des données du sens commun, ainsi que lanalyse Einstein XE "Einstein (A.)" \i :
« La méthode de raisonnement dictée par lintuition [sensible] était incorrecte et conduisait à des conceptions fausses du mouvement, qui furent soutenues pendant des siècles. »
Dès lors, on peut faire retour à la question cosmologique : « mouvement ou immobilité de la terre? ». Une « expérience imaginaire » classique de la physique du XVIIe était constamment invoquée pour répondre à cette interrogation. Si on laissait tomber une pierre du haut du mât dun navire voguant à une vitesse uniforme, devait-elle toucher le sol au pied du mât en avant ou en arrière? « En arrière », répondaient les aristotéliciens XE "Aristote:aristotélicien" , car pendant le temps que la pierre met à tomber, le pied du mât sest dérobé dune distance égale à celle parcourue à lhorizontale sur la mer par le navire. Galilée, quant à lui, conclura que la pierre atteint le sol au pied du mât puisquau moment où elle est lâchée, elle se meut déjà à la même vitesse que le bateau, en conservant le mouvement imprimé en elle de façon indélébile. Or, cette expérience devait, pensait-on alors, décider du mouvement ou de limmobilité de la terre : ce qui se produisait sur le navire devait se produire également à la surface terrestre. Cependant, le parallèle était-il bien fondé?
Salviati à Simplicio : «
si la pierre abandonnée au sommet du mât quand le navire avance à grande vitesse tombait précisément au même endroit du navire que lorsquil est à larrêt, comment ces chutes vous serviraient-elles à décider si le vaisseau est à larrêt ou en mouvement? »
et donc, mutatis mutandis, à trancher en faveur de limmobilité ou du mouvement de la Terre. Mais telle était alors largumentation des péripatéticiens : si la terre se meut et quon lance une pierre du haut dune tour, elle-même donc emportée par la rotation de la terre, le point de chute doit se trouver éloigné du pied de la tour ; or puisque, disaient-ils, la pierre tombe toujours au pied de la tour, cest donc bien que la terre ne se meut pas. Mais cette objection, selon Galilée, pouvait être définitivement levée, car de même que la pierre tombe au pied du mât, que le navire soit ou non en mouvement, de même elle tombe au pied de la tour, que la terre soit ou non en mouvement.
Fallait-il dès lors maintenir, à propos du mouvement de la terre, léquivalence des hypothèses, et nadmettre la thèse de Copernic XE "Copernic (N.)" que comme une supposition destinée à faciliter les calculs astronomiques mais impossible à démontrer en vérité? Galilée, on le sait, refusera de sen tenir à cette position prudente adoptée par le cardinal Bellarmin XE "Bellarmin (R.)" et défendra lhypothèse héliocentrique, estimant à la suite de Copernic XE "Copernic (N.)" quelle
« pouvait aussi subsister réellement dans la nature des choses » XE "Bellarmin (R.)" XE "Einstein (A.)" .
Cependant si lexpérience de la « pierre qui tombe » ne permet pas de réfuter Copernic XE "Copernic (N.)" , elle ne permet pas non plus de trancher en sa faveur. Comment Galilée le défendra-t-il?
« Salviati : Considérons dabord simplement limmense masse que constitue la sphère étoilée comparée à la petitesse du globe terrestre, qui y est contenu plusieurs millions de fois, pensons en outre quelle vitesse doit avoir son mouvement de révolution complète en un jour et une nuit ; pour ma part, je ne puis me persuader que ce soit plus raisonnable et facile à croire : la sphère céleste ferait le tour et le globe terrestre resterait immobile! ».
La Nature est simple, et par là-même accessible à lentendement humain par des expériences idéalisées qui sont de véritables « expériences de pensée ». Ainsi, celle dite « de la pierre qui tombe » (verticalement) nous conduit à la mathématisation du mouvement par une triple abstraction :
on fait abstraction de la cause dun tel mouvement, ce qui conduit à décrire le phénomène plutôt quà lexpliquer dynamiquement, en terme de « forces » ;
on élimine la réalité sensible où la résistance de lair joue un rôle ; il y a passage « à la limite » : on raisonne dans le cas du vide irréalisable , cest-à-dire, en fait, dans le cadre dun espace euclidien ;
on ramène le mouvement de chute à un diagramme, qui en est une interprétation strictement géométrique.
De cette façon, la description cinématique de la « chute des graves » nous amène, dans les Discours, à une véritable mathématisation.
Et cest dabord le mouvement uniforme qui devient susceptible dune définition.
L« expérience par la pensée » de la pierre lâchée du haut du mât dun navire en mouvement, nous met sur la voie. Si la pierre partage le mouvement du navire, celui-ci est « comme nul » et, à chaque instant, la pierre est à la verticale du pied du mât comme si celui-ci ne bougeait pas. Mais cela nest possible que parce que le mouvement du navire est lui même uniforme par définition : il parcourt des espaces égaux en des temps égaux, quel que soit lintervalle de temps considéré. Cest à propos du mouvement uniforme que Galilée introduit le nouveau concept de vitesse instantanée, en le distinguant expressément de lancien, lequel ignore le fait quà chaque instant les espaces parcourus en des temps égaux doivent être égaux.
1.32 Le temps en tant quinstant est donc le paramètre de la véritable variable du mouvement. Et cest là lacquis théorique des Discours, qui rectifient lerreur que Galilée avait auparavant commise en croyant reconnaître dans lespace le paramètre fondamental du mouvement. Citant le passage où se joue cette révision, A. Koyré XE "Koyré (A.)" \i souligne lexpression :
« pourvu que nous fixions notre attention sur laffinité suprême qui existe entre le mouvement et le temps ».
Ainsi, sur les diagrammes du mouvement fournis par Galilée, les instants de temps sont les points dune droite horizontale (abscisse), les vitesses sont des segments perpendiculaires à cette droite ce qui est une interprétation purement géométrique des paramètres du mouvement. Là se trouve résolue la difficulté quil y eut à penser le temps comme variable continue, cest-à-dire comme grandeur. La loi des espaces de la chute des corps fait apparaître la proportionnalité de la vitesse au temps écoulé.
« Les propriétés du mouvement uniforme ayant été examinées dans le livre précédent, il nous faut maintenant traiter du mouvement accéléré. »
Ainsi débute le texte-clé des Discours. La définition recherchée, celle du mouvement accéléré, se déduit simplement de la précédente, dont elle constitue une réélaboration. Il sagit de « se laisser conduire comme par la main », selon la règle de la nature, qui agit toujours selon les moyens plus faciles :
« Quand donc jobserve quune pierre tombant dune certaine hauteur à partir du repos acquiert successivement de nouvelles augmentations de vitesse, pourquoi ne croirais-je pas que ces additions ont lieu selon la proportion la plus simple et la plus évidente? ».
Laccroissement le plus simple étant, dit Galilée, « celui qui toujours se répète de la même façon », le mouvement accéléré lest continûment, cest-à-dire uniformément :
« en des temps égaux quelconques se produisent des additions égales de vitesse ».
Cette définition du mouvement accéléré est produite à partir de celle du mouvement uniforme dont elle est la symétrique, comme le note expressément Galilée :
« de même en effet que luniformité du mouvement se définit et se conçoit grâce à légalité des temps et des espaces (nous appelons un mouvement uniforme quand des espaces égaux sont franchis en des temps égaux), de même nous pouvons concevoir que dans un intervalle de temps semblablement divisé en parties égales des accroissements de vitesse aient lieu simplement ; ce qui sera le cas si par uniformément, et, du même coup, continuellement accéléré nous nous représentons un mouvement où en des temps égaux quelconques, etc. ».
En ce sens, le nouveau concept est une opération de pensée à effectuer. Le théorème II auquel parvient la Troisième journée des Discours est le suivant :
« Si un mobile, partant du repos, tombe dans un mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont entre eux en raison double des temps, cest-à-dire comme les carrés de ces mêmes temps ».
Le mouvement est soumis à la loi du nombre.
«
nul en effet, que je sache, na démontré que les espaces parcourus en des temps égaux par un mobile partant du repos ont entre eux même rapport que les nombres impairs successifs à partir de lunité. »
Telle est « la science absolument nouvelle » que Galilée entendait « apporter sur le sujet le plus ancien » : tout mouvement est défini à chaque instant par une vitesse, elle-même définie par un rapport despaces parcourus sur des intervalles de temps. Émerge ici lidée dun quotient différentiel (ces deux grandeurs tendant vers zéro) qui ouvrait la voie à la mathématisation en particulier par lintermédiaire du calcul infinitésimal.
Avec Galilée le mouvement de la « chute des graves » est soumis à une réplication géométrique dans une « expérience idéalisée ». Sagissant du mouvement rectiligne uniforme, cette expérience idéalisée
« qui, en fait, ne peut jamais être réalisée, étant donné quil est impossible déliminer toutes les influences extérieures
met à nu le fil conducteur qui formait réellement le fondement de la mécanique du mouvement. ». XE "Einstein (A.)" \i
Ce que Koyré XE "Koyré (A.)" \i commente autrement :
« La physique de Galilée explique ce qui est par ce qui nest pas ».
Sagissant, dautre part, du mouvement uniformément accéléré, l« expérience » de la pierre qui tombe qui faisait à lépoque lobjet des plus vives polémiques navait jamais été faite par personne, pas même par Galilée XE "Copernic (N.)" XE "Digges (Th.)" XE "Koyré (A.)" \i XE "Balibar (Fr.)" XE "Mach (E.)" . Cest quen vérité il ne sagit pas pour lui dune expérimentation, mais bien dune « loi descriptive de la chute » qui rend compte du phénomène par une série denchaînements rationnels simples.
Alors, comment Galilée pouvait-il être certain que le mouvement ici défini est bien celui que « la nature utilise » et non pas « un type arbitraire de mouvement »? Ou encore, comment sa théorie mathématique est-elle encore une physique?
« (
) ; notre conviction sappuie avant tout sur la correspondance et laccord rigoureux qui semblent exister entre les propriétés que nous avons successivement démontrées, et les résultats de lexpérience. ».
La question préalable, philosophique, demande Koyré XE "Koyré (A.)" \i , nest-elle pas celle du
« rôle joué par les mathématiques dans la constitution de la science du réel »?
La physique moderne est née, avec Galilée, dès lors quà la réalité empirique des aristotéliciens, on a substitué un monde mathématique, celui de lespace XE "Euclide:euclidien" euclidien. Or, largument de Simplicio, XE "Aristote:aristotélicien" laristotélicien, à lendroit de Salviati, nest-il pas recevable?
« car enfin, signor Salviati, si ces subtilités mathématiques sont vraies dans labstrait, elles ne correspondent pas à la matière sensible et physique, quand on les y applique ; ».
La chute est un problème concret de la physique. Peut-on dès lors le traiter mathématiquement? La réponse de Galilée est celle que nous connaissons déjà par le passage justement célèbre de LEssayeur. La nature elle-même est écrite en langue mathématique. Elle est un immense livre toujours ouvert devant nos yeux et que lon ne peut comprendre sans le moyen des formes géométriques réponse qui est à prendre au pied de la lettre.
«
la pierre la plus irrégulière possède une forme géométrique aussi précise quune sphère parfaite. Elle est simplement infiniment plus compliquée. La forme géométrique est homogène à la matière
»,
écrit Koyré XE "Koyré (A.)" \i , en affirmant que Galilée se reconnaît et se proclame, par son mathématisme, disciple de Platon XE "Platon" . Cest ce rapport aux mathématiques qui distingue la physique de toutes les autres sciences : elles ont un rôle de production effective de connaissances proprement physiques homogènes à leur objet. « Le réel incarne le mathématique », dit encore Koyré XE "Koyré (A.)" \i .
Et ce qui nous montre finalement que Galilée traite du mouvement réel « celui dont use la nature » cest quil ne le réduit pas à sa trajectoire dans lespace mais lanalyse comme un phénomène essentiellement temporel. Cest en fonction du temps quest saisie lessence du mouvement accéléré, lespace nétant quune résultante. Certes le temps fait lobjet dune représentation graphique, mais on ne saurait dire quil est pour autant spatialisé, puisque si divisible il est, il lest « à linfini », ce qui est une façon de maintenir sa continuité, de le penser comme un continuum dinstants eux-mêmes infinis entre lesquels le mobile ne fait que passer sans demeurer en aucun.
Le raisonnement cinématique ne reste pas purement abstrait et atteint lessence même du phénomène, dès lors quil évite la « géométrisation à outrance » à laquelle Descartes XE "Descartes (R.)" dut son échec.
La cinématique galiléenne laisse cependant sans réponse la question des rapports entre la matière et le mouvement. Elle ne prend en compte ni les causes du mouvement ni ce à quoi il sapplique. La gravité galiléenne est une propriété empirique des corps, dont la cause demeure inconnue. Pour Galilée tous les corps sont graves, il est impossible dimaginer des corps non pesants, alors que nous distinguons la gravité du poids, de la masse. Il en résulte chez Galilée que nul corps ne saurait se mouvoir en ligne droite puisque sa « gravité » lentraîne vers le bas. Le mouvement uniforme ne saurait être rectiligne. Galilée restera attaché à la suprématie du cercle, comme il demeurera partisan dun cosmos fini, refusant dadmettre franchement linfinité de lespace. En ce sens on peut dire quil na pas formulé vraiment le principe dinertie, même sil sen est approché à plusieurs reprises comme la longuement analysé A. Koyré XE "Koyré (A.)" dans ses Études galiléennes.
2. passage à la dynamique newtonienne XE "Newton (I.)" \r "QE12" \i
Si lhistoire de la mécanique classique commence par une rupture fondamentale avec laristotélisme, elle se poursuit, une fois ses bases théoriques jetées, dans laxe des mêmes questions, continûment reprises et retravaillées.
Quelle est en définitive la contribution de Galilée à la théorie physique classique? Avec lui, cest lidée même dune physique mathématique qui devient pensable en même temps que possible. Pour les savants médiévaux comme en général pour les Anciens, seul le monde supralunaire, celui des astres incorruptibles, relevait dune science mathématique : lastronomie. La matière corruptible des corps sublunaires ne donnait lieu quà une étude empirique, qualitative.
Mais si la lune décrite par le Messager des étoiles est « comme la terre », la terre elle-même et ce qui sy passe peuvent être étudiés comme des réalités incorruptibles, abstraction faite des rapports entre le mouvement et la matière, more geometrico. Notons que selon la « loi des carrés » le temps t mis par divers corps pour tomber dune même hauteur e est le même pour tous. Autrement dit :
« tous les corps mettent le même temps pour tomber du haut de la tour de Pise » XE "Balibar (Fr.)" \i .
Ce mathématisme physique ne peut cependant réussir quà la condition que Galilée laisse de côté la question de savoir quelle est la cause du mouvement accéléré des corps dans la nature. La « gravité » est pour lui une propriété constitutive du corps lui-même, que lon ne peut que constater empiriquement, sans lexpliquer. Tous les corps sont graves. Il est impossible à Galilée de se représenter des corps non pesants. Donc le mouvement uniforme nest pas en ligne droite mais circulaire, bien quil soit
« une résultante de deux mouvements rectilignes » XE "Koyré (A.)" \i .
Cet attachement à la suprématie du cercle traduit en définitive
« son refus dadmettre franchement linfinité de lespace et de renoncer entièrement à lidée du Cosmos ».
En ce sens, nous lavons déjà dit, Galilée na pas vraiment formulé le principe dinertie, même sil la « frôlé à plusieurs reprises » (A. Koyré)) XE "Koyré (A.)" \i . Son uvre est une étape dans la conception moderne du mouvement en termes de trajectoire, vitesse, accélération. Elle est donc une cinématique, qui étudie le mouvement pour lui-même indépendamment de ses causes et des objets qui y sont soumis.
Expliquer les phénomènes à partir de leurs causes, telle sera lambition de Newton, qui sera ainsi amené à édifier une dynamique, prolongeant la cinématique galiléenne. Si le concept inventé par Galilée est celui de vitesse, Newton introduit celui de force, identifiée comme cause du changement de mouvement des corps, en vitesse ou en direction.
La loi dinertie est le point de départ obligé du système newtonien :
« Tout corps persévère en son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, sauf si des forces imprimées le contraignent den changer » XE "Biarnais (M.-Fr.)" .
Sur cette base, la deuxième loi énonce la manière dont une force « imprimée » F agit sur le corps et modifie son mouvement en provoquant une variation de vitesse et/ou une déviation de direction, soit une accélération gð :
« Le changement de mouvement est proportionnel à la force motrice imprimée et s effectue suivant la droite par laquelle cette force est imprimée ».
D autre part, cette action de la force motrice est considérée sur des intervalles de temps très petits, tendant vers zéro. On parle à ce sujet dune causalité instantanée ou différentielle. Reprenant donc lidée, déjà présente chez Galilée, dune vitesse instantanée, Newton se demande, écrit Einstein XE "Einstein (A.)" \i ,
« comment se traduit, sur un intervalle de temps infiniment petit, le mouvement dun point matériel soumis à une force extérieure » XE "Balibar (Fr.)" \i .
Comme on le verra, il parviendra à une formulation valable pour toute espèce de mouvement.
Force et mouvement sont donc liés par la « deuxième loi » mais de quelle façon? De telle façon que la « quantité de mouvement » se trouve modifiée cette quantité elle-même étant préalablement définie comme produit de la masse par la vitesse.
La masse est le second concept par lequel Newton met en jeu une caractéristique du corps dans lexplication du mouvement et de ses changements, à savoir sa « quantité de matière », elle-même définie comme le produit de sa densité et de son volume. Leffet produit par la « force imprimée » sur le mouvement du corps est fonction de la masse : plus celle-ci est grande, plus celle-là devra lêtre pour le faire changer détat ; la masse dont il est alors question est dite « masse inertielle » une expression, consacrée plus tard, qui traduit la mesure de la résistance des corps à leur changement détat (repos ou mouvement) sous laction dune force « imprimée », cest-à-dire leur « force dinertie », vis inertiæ, dabord nommée vis insita XE "Leibniz (G.W.):leibnizien" .
Cependant, malgré lintroduction des deux concepts de force et de masse, on ne peut dire que Newton soit parvenu là à une explication causale du mouvement. Seule lattraction gravitationnelle sera à même de la produire, mais comment?
Les lois du mouvement sur terre convenablement posées, il était possible den « déduire » une mécanique céleste en les appliquant au mouvement des planètes. La force motrice qui sexerce sur les corps célestes les fait dévier de leur trajectoire en ligne droite ; elle contrecarre à chaque instant la tendance du mobile au mouvement rectiligne, et le contraint à rester sur son orbite.
Newton posera dabord quil sagit dune force dattraction, qui est dirigée vers le centre de la trajectoire elliptique le centre de la terre si lon considère lorbite de la lune ou celui du soleil pour les planètes principales et qui est inversement comme les carrés des distances de leurs lieux à ce même centre :
« Les forces par lesquelles les planètes principales sont continuellement retirées du mouvement rectiligne et retenues sur leurs orbes sont orientées vers le Soleil et sont réciproquement comme les carrés des distances à ce centre. » XE "Biarnais (M.-Fr.)"
Il établira ensuite que cette force dattraction est de même nature que la force de gravitation, celle qui fait que les corps tombent, ordinairement nommée « poids ».
« ce serait son poids qui empêcherait la lune de suivre son mouvement inertiel en ligne droite. Inversement ce serait son inertie qui lempêcherait de tomber sur la Terre ... ».
Ainsi est-on conduit à distinguer deux caractéristiques de la matière :
la masse pesante ou gravitationnelle ; elle exprime lattraction quexerce un morceau de matière sur un autre et elle est liée à la quantité de matière que renferme ce corps :
« Tous les corps gravitent sur chacune des planètes et leurs poids sur nimporte laquelle de ces planètes, à distances égales du centre de cette planète, sont proportionnels à leurs quantités de matière. »
la masse inertielle : elle caractérise la résistance du corps au changement de son état. Elle aussi est liée à la quantité de matière du corps.
Or ces deux masses se sont révélées égales. La chute des corps à la surface de la terre en offre un exemple élémentaire : un gravier de 10 grammes et un rocher de 10 tonnes tombent avec la même accélération gð qui est l accélération de la pesanteur ce que la « loi des carrés » de Galilée avait déjà montré : tous les corps mettent le même temps pour tomber du haut de la tour de Pise! ...dans le vide bien entendu. Si la force qui s exerce sur le rocher est un million de fois plus forte que celle qui sexerce sur le gravier, linertie du rocher est également un million de fois supérieure. Le rocher est un million de fois plus difficile à accélérer que le gravier et il y a donc exacte compensation, conformément à la troisième loi du mouvement :
« La réaction est toujours contraire et égale à laction : ou encore les actions que deux corps exercent lun sur lautre sont toujours égales et dirigées en sens contraire. [...] Cette loi vaut aussi pour les attractions, comme on le prouvera dans le scholie qui suit. »
Cependant cette concordance entre deux grandeurs de nature très différente (une charge gravitationnelle et un cfficient inertiel) na pas dexplication naturelle dans le cadre de la physique classique. Elle servira de point de départ à Einstein XE "Einstein (A.)" pour construire sa théorie de la gravitation ou « Théorie de la relativité générale ».
3. remarques pédagogiques
À lissue de cette expérience, constituée de six séances menées en commun avec le Professeur stagiaire de sciences physiques, les élèves ont été invités à sexprimer en répondant à des questions précises sur ce quelle leur avait apporté. Le contenu de leurs réponses ma amenée à tirer quelques « conclusions ».
Au-delà du spectacle somme toute insolite de leur professeurs dialoguant devant eux dans la classe, ce qui déjà en soi ne manquait pas dintérêt, ces élèves de terminale scientifique ont découvert que cétait bien, si lon peut dire, leur physique, avec ses équations et ses problèmes, dont il était question durant cette heure de philosophie. On nétait pas vraiment là pour évoquer une fois de plus leppur si muove du savant condamné pour avoir voulu faire triompher la vérité, mais plutôt pour faire surgir, à son propos, la démarche intellectuelle dun homme aux prises avec des difficultés qui pouvaient être encore les leurs, puisque le principe dinertie est, selon la formule dEinstein XE "Einstein (A.)" \i , tout ce quil y a de plus anti-intuitif, cest-à-dire contraire aux données sensibles.
Mais, sil sagissait effectivement de la discipline scolaire quils pratiquaient la mécanique classique est étudiée au début de lannée en classe terminale le regard porté sur elle savérait fort différent. La finalité nétait plus dassimiler des contenus mais de suivre la genèse de cette considérable « mutation intellectuelle » qua été, selon les termes que Koyré XE "Koyré (A.)" \i reprend à Bachelard XE "Bachelard (G.)" \i , la révolution scientifique du XVIIe siècle. Dès lors, cest le rapport de lhomme au savoir qui sest trouvé mis en jeu, ses succès et ses échecs dans son effort « sur la voie de lintellection du réel » XE "Koyré (A.)" \i . Les élèves ont traduit leur impression en parlant dun « aspect plus humain des sciences physiques ». La science achevée suscite moins dintérêt ; considérer son évolution permet une distance critique : « réfléchir sur ce que lon fait », ont-ils dit.
Ainsi, la formule : « dans un référentiel galiléen », qui doit figurer dans lénoncé de tout problème de mécanique, ne prend vraiment son sens quà partir du moment où lon a saisi que tous les référentiels ne sont pas inertiels et que dautres peuvent ne pas vérifier la loi dinertie ce qua montré lévolution ultérieure de la physique au XXe siècle.
« Ce nest que pour les systèmes de coordonnées galiléens que les lois de Galilée-Newton sont valables. » XE "Balibar (Fr.)" \i
Mais corrélativement, cest un autre regard sur la philosophie qui sest fait jour : a émergé lidée quil est possible, légitime, et pourquoi pas enrichissant, de philosopher à partir du savoir scientifique, dès lors quon est amené à poser des questions comme celle de la vérité des théories dans le temps.
Quest-ce donc quune théorie « dépassée »? sest-on demandé. Question à laquelle une approche historique de la mécanique permet dapporter une réponse. En effet, autant la physique dAristote XE "Aristote" est indéniablement et irrémédiablement fausse, autant celle de Galilée est un moment fondateur qui ouvre la voie à la théorie newtonienne XE "Newton (I.):newtonien" de la gravitation universelle ; elle nest « dépassée » que dans la seule mesure où elle apparaît comme un « point de vue particulier » celui des référentiels inertiels (puisquelle exige quon se place toujours dans le cas où la loi dinertie est vérifiée) , alors que la théorie de la relativité générale constitue au XXe siècle un point de vue plus global qui prend en compte toutes les sortes de référentiels.
Mais sil a été assez « évident » dapercevoir en quoi la physique péripatéticienne ne mérite pas le nom de science, il restait à dégager en quel sens celle de Galilée peut y prétendre. Or si lon part de la façon dont la mécanique classique est étudiée en Terminale, on voit bien quil sagit dune théorie presque complètement formalisée, considérée parfois même comme une branche des mathématiques : lAnalyse. La difficulté pédagogique rencontrée par le jeune enseignant de physique, dont il nous fit part dès le début et quil espérait résoudre par ce travail dépistémologie avec les élèves, était de faire coïncider la représentation des objets physiques et les formules mathématiques qui sont censées en être lexpression.
Paradoxalement, cette difficulté initiale a conduit, non pas à rejeter le formalisme mathématique, comme pouvaient sy attendre certains puisquon était en cours de philosophie, mais bien à en reconnaître le rôle constituant ; cest la
« substitution à lespace concret de la physique prégaliléenne de lespace abstrait de la géométrie euclidienne [...] qui permet linvention de la loi dinertie » XE "Koyré (A.)" \i .
Mais comment penser cette pertinence particulière aux mathématiques, sinon en allant au-delà de la conception purement instrumentale « outil... outillage... panoplie... arsenal... » revendiquée de façon précritique par les élèves de la classe. Corrélativement, cest la vision empiriste de la réalité physique « nature à observer... » qui sest trouvée remaniée, car la réalité du mouvement des corps dans lespace ne peut se saisir que mathématiquement. « Revanche de Platon XE "Platon" » affirme Koyré XE "Koyré (A.)" \i , dont cest la thèse essentielle. En tout cas, ce travail conduisait finalement à restituer sa profondeur métaphysique à la trop? célèbre phrase de LEssayeur :
Lunivers « est écrit en langue mathématique ».
À un moment où la refonte des programmes de lycée en sciences physiques vise à intégrer laspect historique de la discipline, il me semble que cette expérience de réflexion épistémologique en appelait déjà à un enseignement qui, par-delà la pratique des sciences, ouvrirait à une véritable culture scientifique.
Anne Théveniaud
Lycée Louis Barthou, Pau
TC "Jean-Michel Roy Larbre russellien de la philosophie : logique et épistémologie dans latomisme logique" \l 1
LARBRE RUSSELLIEN DE LA PHILOSOPHIE :
Logique et épistémologie dans latomisme logique
1. russell XE "Russell (B.)" \r "QE17" et la question de la priorité de la logique
Mon ambition est ici dexaminer la forme particulière prise par le problème général de la nature des rapports entre la logique et lépistémologie à cette étape privilégiée de leur évolution que constitue latomisme logique russellien.
La question générale des rapports entre logique et épistémologie. Ce problème général peut, en première approximation, se définir comme une question darchitectonique de la connaissance scientifique. En dautres époques, celle de Kant XE "Kant (E.)" par exemple, à qui lon doit sinon le terme lui-même ou son introduction dans la langue des philosophes, du moins la banalisation de son usage sous leur plume, sans doute aurait-on plus volontiers parlé darchitectonique philosophique. Les temps toutefois ont changé, et plus dun siècle après la révolution mathématique de la logique, après tant defforts pour constituer lépistémologie en une science de la science explicitement distincte de toute la tradition philosophique de réflexion sur la nature de la connaissance scientifique, après bien sûr aussi autant de tentatives de mise à mort de la philosophie, il apparaît pour le moins inadéquat de caractériser dentrée de jeu la logique et lépistémologie comme deux disciplines philosophiques. Il suffit bien assez déjà de supposer que toutes deux sont des connaissances de type théorique. Na-t-on pas en effet souvent défendu lidée que la première nétait au mieux quune discipline technique, un art de bien penser? Et la seconde ne sest-elle pas vue, sous le nom danalyse logique de la science, refuser il ny a pas si longtemps le statut de théorie au sens fort et précis du terme, qui désigne un système inférentiel de propositions, et notamment de propositions nomiques? Il sagit donc bien là dune simplification, mais dune simplification qui permet dans un premier temps de dégager plus aisément la nature de la difficulté en jeu.
La question apparaît en effet alors, en premier lieu, comme celle de savoir si il est légitime dopérer au sein du tout de la connaissance scientifique une distinction entre deux disciplines qui auraient respectivement pour nom « logique » et « épistémologie », et de quelle manière au juste y parvenir : diffèrent-elles par leur domaine dinvestigation leur objet , leur problématique ou leur méthode? Le cas échéant, il convient en second lieu de se demander si elles sont rigoureusement séparées ou si elles possèdent au contraire quelque élément commun. On peut notamment imaginer soit quelles se recouvrent partiellement, soit que lune est incluse dans lautre, soit que toutes deux sont partie intégrante dune autre discipline, soit enfin que, tout en demeurant extérieures lune à lautre, elles sont unies par des rapports de complémentarité ou de fondation.
On comprend aussitôt alors lampleur de la difficulté soulevée et du même coup également le bénéfice que présente sa simplification préliminaire. Ainsi formulée, elle nimplique en effet déjà rien moins que la question de savoir quelles sciences particulières constituent la logique et lépistémologie. Car comment déterminer la nature des relations ici en question si lon ignore tout des termes quelles relient? Au vu de limmensité des interrogations quelle laisse subsister, cest donc se donner un point de départ somme toute bien raisonnable que de faire la supposition que la logique et lépistémologie sont des théories scientifiques. Mais en outre une telle simplification ne court en aucune façon le risque de devenir abusive et dobérer lissue de la réflexion, puisque lon nen est pas moins contraint à un moment ou à un autre de faire retour sur ces présupposés, et dexaminer par là si la logique et lépistémologie sont bien tout dabord des sciences, en même temps que de définir la notion de théorie scientifique. Comment serait-il être possible en effet de véritablement définir la particularité des sciences logique et épistémologique sans vérifier quelles constituent bien des sciences et donc sans déterminer un critère de scientificité?
Question générale et question historique. Mais sans doute est-il nécessaire de justifier la décision déclairer ce problème général par le biais dune analyse de la forme quelle reçoit dans latomisme logique russellien. Remonter jusquau débat sur les avantages et désavantages quil y a dune manière générale à aborder lélucidation dun problème philosophique théorique par le biais de son histoire nous entraînerait trop loin. La pertinence dune telle démarche étant admise par hypothèse, la vraie question est la suivante : pourquoi sarrêter sur luvre de Russell? La réponse tient en deux mots. La philosophie de Russell se caractérise précisément par le fait davoir expressément revendiqué lintroduction dune modification générale des rapports entre la logique et la démarche philosophique, et en particulier la philosophie de la connaissance, que ce dernier tenait pour identique à lépistémologie en même temps que le cur, à bien des égards, de la discipline philosophique. Et à ce titre, elle marque le point de départ de tout un courant de réflexion philosophique du XXe siècle, communément connu sous le nom de philosophie analytique. À la vérité, aux yeux mêmes de Russell XE "Devaux (Ph.)" , ce point de départ se situe dans luvre de Frege XE "Frege (G.)" , et cest donc en celle-ci quil faudrait véritablement aller chercher les prémices de cette transformation des rapports entre logique et épistémologie quil prétend accomplir. Mais outre quil conviendrait de vérifier au préalable lauthenticité dune telle filiation, cest lui et non Frege XE "Frege (G.)" qui a le plus explicitement revendiqué une telle transformation et qui lui a du fait même donné le plus dampleur.
Il est certain que, ainsi présentée, la figure russellienne du problème revêt précisément un aspect spécifiquement philosophique et apparaît de ce fait en malencontreux décalage avec la définition générale de la question quelle est censée éclairer. Mais la philosophie est en fait pour Russell une branche de la science, et la distinction quil opère en outre entre sciences logique et épistémologique de type philosophique et sciences logique et épistémologique de type non philosophique permet au contraire de poser la difficulté dans toute son ampleur, bien que les développements qui suivent concentreront pour lessentiel leur attention sur les deux premières disciplines.
La figure russellienne du problème. Dès lors le problème précis qui se pose naturellement à nous devient celui de savoir si luvre de Russell constitue effectivement un point de mutation fondamental des rapports entre la logique et lépistémologie et, le cas échéant, en quoi consiste au juste une telle mutation.
Or il existe dans la littérature critique contemporaine relative à lhistoire de la philosophie analytique une thèse qui, pour nêtre pas formulée directement à propos de Russell, peut aisément lui être appliquée. Cette thèse est celle introduite par Michæl Dummett XE "Dummett (M.)" \r "QE18" \i son ouvrage XE "Frege (G.)" Frege, Philosophy of Language et défendue depuis dans plusieurs articles et ouvrages. Lessentiel de son contenu peut être résumé au moyen des sept affirmations suivantes :
1) Frege XE "Frege (G.)" aurait opéré un renversement de larchitectonique de la philosophie mise en place par Descartes XE "Descartes (R.)" , par lequel la logique philosophique deviendrait la philosophie première en lieu et place de lépistémologie ;
2) la logique philosophique inclurait une théorie du langage naturel, cest-à-dire une théorie du sens ou encore une grammaire ;
3) cet élargissement du domaine de la logique philosophique serait rendu nécessaire par le fait que la pensée ne peut être atteinte quau moyen de lanalyse du langage ;
4) cette théorie du langage ou grammaire devrait sentendre comme une théorie des principes de fonctionnement du langage, cest-à-dire des « principes généraux qui régissent lutilisation de notre langage » (ce qui est la définition la plus générale dune grammaire) ;
5) elle serait en outre de type vériconditionnel, cest-à-dire limiterait le contenu de signification dune phrase à ses conditions de vérité, et par là-même constituerait une sémantique logique du langage naturel ;
6) la tâche spécifique de la philosophie consisterait à construire une telle logique philosophique ;
7) enfin, par là luvre frégéenne marquerait un tournant important dans lhistoire de la philosophie occidentale, une sorte de révolution fondatrice du courant de la philosophie analytique.
Lensemble de ces affirmations se trouve bien résumé dans le passage suivant :
« On pourrait définir succinctement [la philosophie analytique] de la manière suivante : la philosophie analytique est la philosophie post-frégéenne XE "Frege (G.):post-frégéen" . La réalisation fondamentale de Frege XE "Frege (G.)" consista à modifier notre perspective philosophique en remplaçant lépistémologie par ce quil appelait la logique comme point de départ de la philosophie. Ce quil appelait logique recouvrait ce que lon avait toujours désigné par ce terme, et que lon a depuis continué de désigner ainsi, mais à titre de partie seulement : sy trouvait en outre inclus ce que lon appelle aujourdhui la philosophie du langage ... Aussi peut-on caractériser la philosophie analytique comme celle qui, à la suite de Frege XE "Frege (G.)" , accepte de faire de la philosophie du langage le fondement de toute la philosophie. »
Or en vertu du lien de filiation explicitement revendiqué par Russell avec la conception frégéenne de la philosophie, la thèse de Dummett acquiert une pertinence immédiate pour linterprétation de la conception russellienne des rapports de la logique et de lépistémologie. Elle suggère en effet aussitôt lhypothèse que Russell, doublant puis poursuivant luvre de Frege XE "Frege (G.)" , aurait lui aussi introduit dans lévolution de la philosophie une transformation radicale et révolutionnaire par laquelle lépistémologie aurait été détrônée par la logique philosophique du rang de philosophie première quelle occupait depuis Descartes XE "Descartes (R.)" . Lenjeu de la vérification de cette hypothèse est dautant plus important que le renversement frégéen est considéré par Dummett comme le point source de la philosophie analytique et, par voie de conséquence, comme son élément spécifique. Or si cette affirmation est vraie, ce nest rien moins que lappartenance de Russell à la philosophie analytique qui se joue dans cette question de la priorité de la logique philosophique sur lépistémologie dans luvre russellienne.
À prendre ainsi en compte, en raison tout à la fois de lautorité de son auteur et de limportance de ses implications, la question de savoir si la thèse développée par Dummett à propos de Frege XE "Frege (G.)" est pertinente pour Russell, le problème des rapports entre logique et épistémologie chez ce dernier peut donc se reformuler au total au moyen des trois questions suivantes :
a) Russell a-t-il effectivement introduit une transformation des rapports entre logique et épistémologie?
b) Le cas échéant, quelle en est la nature exacte? (Ce qui implique toutes sortes de questions subsidiaires : est-ce une transformation radicale par rapport à la tradition philosophique? constitue-t-elle lélément spécifique ou du moins un des éléments spécifiques de la philosophie analytique?)
c) Consiste-t-elle en particulier à faire de la logique philosophique, entendue comme sémantique vériconditionnelle du langage naturel, la prima philosophia en remplacement de lépistémologie, ainsi que le suggère lextension naturelle de lhypothèse dummettienne à luvre russellienne?
Encore que ce soit lambition ultime dans laquelle il sinscrit, ce travail ne se propose pas de mettre stricto sensu Russell à lépreuve de lhypothèse dummettienne, ou inversement dailleurs, lhypothèse dummettienne à lépreuve de Russell (car nest-ce pas après tout un problème pour elle si Russell, qui a lui-même revendiqué la co-paternité de la façon analytique de philosopher, en réalité ne la satisfait pas? XE "Wittgenstein (L.)" . Il faudrait pour cela procéder en premier lieu à une étude assez circonstanciée de cette hypothèse, tout à la fois sur son sens exact et sur sa validité pour le cas de Frege XE "Frege (G.)" . Linterprétation, par exemple, de la révolution cartésienne sur laquelle elle sappuie exige ainsi pour le moins discussion, au vu de la réitération expresse de la primauté de la métaphysique dans la lettre préface des Principes, (mais dont il est dit, il est vrai, quelle « contient les principes de la connaissance » XE "Descartes (R.)" \i XE "Alquié (F.)" ). Par ailleurs, la seconde des affirmations dummettiennes selon laquelle la logique philosophique de Frege XE "Frege (G.)" contiendrait une philosophie du langage naturel, qui de plus serait une grammaire logique, est non moins contestable. Or de telles questions exigent un traitement trop développé pour pouvoir prétendre demeurer préliminaire.
Mais il apparaît par ailleurs que certaines dentre elles sont en fait indispensables aussi pour pouvoir apporter une réponse à la question de la réalité de la transformation introduite par Russell, même indépendamment de toute référence à lhypothèse spécifique de Dummett. Comment en effet, si lon ne dispose pas dune thèse quant à la nature des rapports entre épistémologie et logique antérieurement à Russell, par exemple à partir de lâge cartésien, déterminer si ce dernier les transforme? La reconnaissance de limpossibilité de satisfaire à toutes les exigences dune vérification de lhypothèse dummettienne à propos de Russell conduit en dautres termes à reconnaître du même coup limpossibilité de satisfaire aussi ici celles imposées par la simple question de la réalité de la transformation russellienne.
Pour ces diverses raisons, il conviendra de se contenter de chercher à déterminer la nature des rapports quentretiennent la logique et lépistémologie chez Russell, tout en réservant pour une enquête ultérieure la question de savoir si la forme quils prennent introduit bien un bouleversement par rapport à la tradition et dautre part vérifient ou infirment le cas échéant lhypothèse de Dummett. Une telle limitation de la problématique ne contraint pas pour autant à abandonner toute référence à cette dernière. Celle-ci repose en effet de manière essentielle sur laffirmation que si Russell est le véritable héritier de Frege XE "Frege (G.)" et par là un véritable père de la philosophie analytique, la logique philosophique doit fonder chez lui aussi lépistémologie et lensemble de la philosophie. Cest pourquoi je mattacherai en définitive à résoudre très précisément la difficulté suivante : la logique est-elle chez Russell, à linstar de larchitectonique frégéenne selon Dummett, la partie première et fondatrice de la philosophie, et notamment de lépistémologie? Ce qui revient bien entendu à entamer malgré tout le travail de confrontation avec lhypothèse dummettienne, mais de façon limitée : on se contentera en effet par là de juger de ladéquation à larchitectonique russellienne de la science philosophique de lune seulement quoiquà bien des égards centrale des thèses qui la composent, à savoir celle de la priorité de la logique philosophique (cf. supra, affirmation 1).
Or cette question est au fond une question darbre. Larchitectonique de la philosophie a en effet souvent été présentée dans les termes dune métaphore plus ou moins filée avec la structure dun arbre, à laquelle Descartes XE "Descartes (R.)" \i lui-même a peut-être donné, dans la même lettre-préface des Principes, sa forme la plus vive :
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ».
Et tant Dummett que Russell la reprennent spontanément à leur compte, sans peut-être dailleurs en mesurer toutes les implications. Toujours est-il quils autorisent par là à reformuler encore la difficulté de la manière suivante : la logique est-elle chez Russell la racine ou le tronc de la philosophie et lépistémologie lune de ses branches?
Démarche. La résolution dun tel problème continue cependant dimpliquer en fait de vastes recherches, puisquelle nexige rien moins que de tenter de reconstituer larchitectonique russellienne du savoir, et en particulier du savoir philosophique, en même temps que de clarifier la nature de ce dernier. Ce qui ne peut véritablement saccomplir quen embrassant toute luvre de Russell. Mais la difficulté tient aussi à ce que celui-ci na laissé aucun texte véritablement précis et systématique sur la nature de la philosophie, sur son organisation interne et sur son inscription au sein de la connaissance en général qui permettrait de guider une telle enquête. Ce nest pas le moindre paradoxe dune uvre qui a par ailleurs revendiqué haut et fort lintroduction non seulement dune nouvelle doctrine philosophique, mais aussi dune nouvelle conception de la philosophie. À cet égard Russell apparaît comme lantithèse de Husserl XE "Husserl (Ed.)" . Tandis que celui-ci semploie à préciser avec une infinie précaution le statut et la méthode de la science phénoménologique mais au risque dimprimer à son entreprise un caractère éternellement programmatique, Russell affronte quant à lui les problèmes philosophiques mais sans jamais vraiment faire la théorie de ce quil accomplit en les affrontant. Aussi est-ce en réalité à lexamen minutieux de la manière dont il les pose et sefforce de les résoudre quest véritablement suspendu léclaircissement de sa conception de la nature de la philosophie et de son architectonique. Or cette façon de transformer la philosophie par lexemple vient renforcer lexigence de prendre en compte la totalité de luvre russellienne.
Il savère donc nécessaire de limiter encore les ambitions de cette étude dune double façon. Dune part, seule sera prise en compte la première partie de luvre de Russell, soit pour lessentiel celle qui va jusquau lendemain de la première guerre mondiale, et qui, de son aveu même, correspond à un tournant important dans son évolution intellectuelle. Dautre part, on se contentera danalyser les rares déclarations métaphilosophiques et métaépistémologiques contenues dans cette première partie de luvre russellienne, et en particulier, quoique non pas exclusivement, la définition succincte de la philosophie offerte par le second chapitre de louvrage de 1914, Our Knowledge of the External World as a field for scientific method in Philosophy .
Pour élaborer dans le cadre de telles exigences une réponse à la question ainsi étroitement délimitée, je commencerai dans un premier temps à dégager, à partir de la définition qui vient dêtre mentionnée, la conception des relations entre la logique et la philosophie en général à laquelle Russell aboutit en 1914. Sur cette base, je mattacherai ensuite à préciser la relation que la logique entretient de façon plus particulière avec lépistémologie ou philosophie de la connaissance, et sil est notamment possible de lui reconnaître une certaine priorité par rapport à elle.
2. relation de la logique avec la philosophie
2.1 La définition de 1914 : « la logique comme essence de la philosophie »
La philosophie comme étude de problèmes danalyse logique. Cest dans les conférences quil prononce à Boston au printemps de lannée 1914 (les Lowell Lectures, qui forment louvrage Our Knowledge of the External World ) que Russell avance avec le plus de netteté lidée que la nouvelle philosophie quil propose se caractérise fondamentalement par une transformation de ses rapports avec la logique, transformation qui nest elle-même que la conséquence de cette mutation au sein de la logique que lon appelle communément lémergence de la logique mathématique.
« La fonction de la logique en philosophie, écrit-il ainsi dans les premières pages de louvrage, est de première importance : mais je ne pense pas que cette fonction soit celle qui lui a été traditionnellement reconnue ... Cette transformation ... est le fruit dune révolution interne à la logique ... ».
Mais pour radicale quil soit, et pour révolutionnaires aussi que soient les changements dans lesquels il trouve son origine ultime, le bouleversement que se targue dintroduire par là la pensée russellienne dans la philosophie que, comme en témoigne clairement le titre de son premier ouvrage philosophique général XE "Rivenc (J.-F.)" , Russell se représente comme une tradition problématique prétend aussi accomplir le rêve le plus ancien et le plus originel de cette dernière, celui daccéder à la scientificité. Une philosophie enfin scientifique, au même titre que létude des nombres ou du mouvement des corps, voilà le bénéfice premier et considérable de la transformation des rapports entre logique et philosophie induite par la révolution mathématique de la logique.
« Lancienne logique, écrit Russell, mettait des fers à la pensée, tandis que la nouvelle lui donne des ailes. Celle-ci a selon moi introduit en philosophie la même sorte de progrès que Galilée XE "Galilée (Galileo Galilei, dit)" a introduit en physique ... »
Mais en quoi consiste au juste cette nouvelle fonction attribuée à la logique en philosophie, ou encore, puisquil sagit au fond de la même chose, cette accession de létude des problèmes philosophiques à la scientificité? Elle se trouve très précisément dépeinte par Russell comme une logicisation tout à la fois des méthodes et de la problématique de la philosophie. Ainsi la préface de louvrage de 1914 souvre-t-elle sur la déclaration suivante :
« Les conférences qui suivent sont une tentative pour illustrer par lexemple la nature, les capacités et les limites de la méthode logico-analytique en philosophie. Cette méthode sest peu à peu imposée à moi au cours de mes recherches comme quelque chose de parfaitement déterminé, capable dêtre énoncé sous forme de maximes, et propre, dans toutes les branches de la philosophie, à faire accéder dans la mesure du possible à une connaissance scientifique objective. »
Déclaration qui se trouve ensuite complétée au début du chapitre II dans ces termes :
« Les sujets abordés dans notre première conférence, et ceux aussi qui le seront par la suite, se réduisent tous, pour autant quils sont authentiquement philosophiques, à des problèmes de logique. Ceci nest pas un accident, mais résulte de ce que tout problème philosophique, une fois soumis à la purification et à lanalyse nécessaires, savère soit ne pas être philosophique du tout, soit être, au sens où nous prenons le mot, un problème de logique. »
De cette double caractérisation, dont les deux aspects sont bien entendu étroitement complémentaires, il ressort donc que la philosophie se trouve définie par Russell comme létude de problèmes logiques dont la solution peut être atteinte au moyen dune analyse, soit en bref comme létude de problèmes danalyse logique. Or du fait même, la philosophie se trouve tout entière absorbée par la logique : lanalyse logique devient le tout de la philosophie.
Une telle définition exige immédiatement plusieurs éclaircissements :
a) quest-ce en premier lieu quun problème de logique?
b) est-ce que tout problème de logique est aussi un problème danalyse logique ou lanalyse nest-elle la méthode appropriée quà une classe particulière de problèmes de logique? Le cas échéant, en quoi consiste la spécificité des problèmes de logique qui sont justiciables de la méthode de lanalyse?
c) en quoi consiste par ailleurs cette méthode dont il est affirmé quelle est codifiable en maximes précises, quà ma connaissance Russell na en fait jamais fournies?
d) est-ce que tout problème danalyse logique est enfin un problème de philosophie? Russell se contente en effet ici dénoncer que les problèmes de philosophie sont tous des problèmes danalyse logique sans affirmer aucunement que tous les problèmes danalyse logique sont des problèmes de philosophie.
Définition et architectonique de la logique : logique mathématique et logique philosophique. Les réponses à ces différentes questions sont subordonnées à une définition de la logique elle-même. Et de fait, dans le chapitre où il pose cette affirmation liminaire, Russell en reconnaît aussitôt la nécessité :
« Mais le mot de logique, poursuit-il, nétant jamais employé dans le même sens par deux philosophes, il me faut demblée expliquer un peu en quel sens je lentends. »
Pourtant la définition générale qui se trouve alors avancée est en réalité extrêmement succincte et peu éclairante. Elle se contente de préciser que le terme de logique désigne sous sa plume la logique mathématique, et que celle-ci est tout à la fois « une branche des mathématiques », et une branche qui présente la caractéristique dêtre
« particulièrement applicable aux autres branches plus traditionnelles des mathématiques. »
Or la question rebondit aussitôt : quest-ce au juste que la discipline qui possède de telles propriétés? Lacception russellienne du mot logique nest encore par là que distinguée sans être véritablement définie. En fait, ainsi quen témoignent dautres textes XE "Roy (J.-M.)" , Russell ne remet aucunement en question lélément le plus traditionnel de la définition de la logique. Celle-ci demeure pour lui la théorie de linférence formellement valide, et cest même là sa détermination la plus essentielle. Mais cette théorie de linférence formellement valide est (cest là le point que se contente de rappeler le début du chapitre) une théorie mathématisée (cest-à-dire en fait axiomatisée et disposant dun symbolisme propre qui rend cette axiomatisation rigoureuse), en même temps quune théorie permettant, à la différence de la syllogistique traditionnelle, de rendre compte de la validité des raisonnements mathématiques. Cest dailleurs très précisément dans une tentative de rendre compte de la validité formelle des inférences constitutives des sciences mathématiques quelle trouve sa source.
Or il résulte du rappel de cette détermination la plus essentielle de la nature de la logique (et qui concerne tout à la fois sa problématique et son domaine) que, considéré à son niveau le plus général, un problème de logique est un problème de validité formelle dinférence. Mais quel rapport y a-t-il encore entre un problème de logique ainsi défini et un problème danalyse logique?
Le principal intérêt du second chapitre de Our Knowledge of the External World est précisément de fournir des éléments de réponse circonstanciés à cette difficulté. De manière beaucoup plus claire que dans ses ouvrages antérieurs, et notamment que dans les Principles of Mathematics, Russell distingue en effet deux parties dans la logique :
« La logique, pourrait-on dire, comprend deux parties. La première recherche ce que sont les propositions et quelles formes elles peuvent avoir. La seconde est constituée de certaines propositions suprêmement générales qui affirment la vérité de toutes les propositions de certaines formes. »
Cette bipartition de la logique se fonde en fait sur des distinctions fondamentales pour le projet même dune théorie de linférence formellement valide et qui, sous des formes diverses et avec plus ou moins de clarté conceptuelle, ont été reconnues depuis les origines les plus anciennes dun tel projet. En tant que théorie de linférence formellement valide, la logique se donne en effet pour objectif détablir (cest-à-dire tout à la fois de formuler et de justifier) ce que lon appelle traditionnellement des lois de la pensée (formulation quen certains endroits Russell reprend à son compte), soit des propositions affirmant que telle ou telle forme dinférence est valide. Or létablissement de ces lois suppose que soient au préalable dégagées les formes dinférence elles-mêmes, et du même coup aussi la forme des propositions qui les composent. La première partie de la logique est donc celle qui vient en premier non seulement chronologiquement, mais aussi logiquement (elle constitue ce que Russell appelle les « débuts » du travail logique, ou encore ses « fondations ») et soccupe de la formalisation des inférences, et donc de leurs divers composants (connecteurs interpropositionnels, propositions, composants ou termes propositionnels), tandis que la seconde partie soccupe de la détermination de la validité des formes ainsi mises à nu.
Aussi élémentaire cette distinction soit-elle, il nest peut-être pas inutile de reprendre brièvement quelques unes des considérations au moyen desquelles Russell prend la peine den faire apparaître plus concrètement limportance et le contenu :
« Dans chaque proposition et dans chaque inférence, il y a, en plus de la chose particulière sur laquelle elle porte, une certaine forme, une manière dont ses composants sont assemblés. Si je dis Socrate XE "Socrate" est mortel, Jean est en colère, Le soleil est chaud, il y a quelque chose de commun dans ces trois cas, quelque chose qui est indiqué par le mot est. Ce qui est commun est la forme de la proposition, et non pas lun de ses constituants effectifs. »
La forme dune proposition, cest-à-dire en fait dun contenu de jugement (cf. infra), se trouve donc ici déterminée fondamentalement comme cette partie du contenu de la proposition qui est commun à dautres propositions, ce qui est obtenu au terme dune opération de variabilisation de certaines de ses parties. La forme dune inférence, quoique Russell ne le précise pas en cet endroit avec toute la netteté nécessaire, se définit à son tour en première approximation comme la forme des propositions qui la composent ainsi que celles des éléments qui unissent ces propositions entre elles.
Or, selon Russell (ce nest pas là en effet la seule manière de présenter les choses) la validité dune inférence dépend de cette seule forme :
« Dans toute inférence, poursuit-il ainsi, seule la forme est essentielle : la chose particulière sur laquelle elle porte na de pertinence que eu égard à la garantie de la vérité des prémisses. Cest là une des raisons de lextrême importance de la forme logique. Quand je dis Socrate XE "Socrate" était un homme, tous les hommes sont mortels, par conséquent Socrate XE "Socrate" était mortel, le rapport entre les prémisses et la conclusion ne dépend en aucune façon du fait que je parle de Socrate XE "Socrate" , de lhomme et de la mortalité. La forme générale de linférence peut sexprimer de la façon suivante : Si une chose a une certaine propriété, et si tout ce qui possède cette propriété a une autre propriété, alors la chose en question possède aussi cette dernière. »
Cest donc delle seule que doit soccuper la logique en tant quelle prend pour objet détude la validité des inférences. Et sa première tâche consiste précisément à repérer parmi ces dernières des types formels, et à les exprimer sous forme dénoncés généraux. Mais ces énoncés peuvent alors eux-mêmes être considérés comme des propositions vraies ou fausses, et qui, si elles sont vraies, affirment que toute inférence possédant telle ou telle forme est valide. Toutefois, en tant quelles portent sur la validité dune forme logique inférentielle, ces affirmations relèvent de la seconde partie de la logique.
Or l« inventaire » des formes dinférences possibles, et de leurs différents composants, qui constitue donc la tâche spécifique de la première partie de la logique est aussi pour Russell une tâche analytique. De ce fait la première partie de la logique est aussi une entreprise danalyse logique, et il apparaît que celle-ci peut se définir très précisément comme un travail de détermination des formes logiques. Quoique sa méthodologie exacte reste à dégager, il est clair quun tel travail implique en effet de recourir à une procédure analytique au sens large du mot, cest-à-dire à une procédure de décomposition, tout à la fois au sens dune séparation de la matière et de la forme, et dune résolution de la forme complexe en ses éléments simples. Au contraire la détermination de la validité des formes dégagées est une procédure déductive, et plus précisément axiomatique, qui, sur la base daxiomes et dun appareil de règles déductives, cherche à dériver quelles propositions relatives à la forme des inférences sont vraies. À la distinction des tâches et de la problématique entre les deux parties de la logique correspond donc une différence de méthode.
Enfin, la séparation entre formalisation analytique des inférences et détermination déductive de la validité des formes dinférence serait en dernier lieu assimilée à une différence entre la partie philosophique et la partie proprement mathématique de la logique mathématique :
« les débuts de la logique mathématique, écrit ainsi Russell, appartiennent plutôt à la philosophie quà la mathématique ... ils constituent la seule de ses parties qui peuvent à proprement parler être appelées logique philosophique. »
Et plus loin encore :
« Ce sont les formes, prises en ce sens, qui constituent les objets propres de la logique philosophique » ; « La tâche de la logique philosophique est dextraire cette connaissance [celle des formes] de ses téguments concrets, et de la rendre explicite et pure. »
La définition de la logique fournie par Russell dans ce second chapitre de Our Knowledge of the External World permet au total dobtenir des réponses tout à fait précises aux quatre problèmes précédemment dégagés :
a) un problème est de nature logique dès lors quil participe directement dune entreprise détablissement des lois de linférence formellement valide ;
b) tout problème de logique ainsi entendu nest pas nécessairement un problème danalyse logique : seuls le sont ceux qui concernent le dégagement et la spécification de la forme logique des inférences et de leurs composants, par opposition à la question générale de savoir si ces formes dinférence sont valides ;
c) le propre de lanalyse logique en tant que procédure analytique est dêtre tout à la fois une procédure de formalisation et de décomposition de la forme logique obtenue ;
d) en quatrième lieu enfin, il semble possible daffirmer que tout problème danalyse logique est un problème philosophique dans la mesure où, alors même quil procède à une définition de la logique dégagée de tout souci de détermination de la nature de la philosophie, Russell qualifie spontanément la partie analytique de la logique de démarche philosophique.
Par ailleurs, la logique philosophique ou analytique se trouve sans ambiguïté par cette définition déterminée comme le fondement de lensemble de la science logique.
La distinction entre philosophie et logique philosophique. Est-on cependant autorisé pour autant à confondre philosophie et logique philosophique, cest-à-dire à faire de la logique philosophique le tout de la philosophie? Car si la philosophie est létude de problèmes danalyse logique, et sil convient par ailleurs de distinguer au sein de larchitecture de la science logique une partie fondamentale consacrée également aux problèmes danalyse logique, alors une telle assimilation apparaît comme naturelle.
Elle manque cependant une différence importante. Russell prend soin en effet de distinguer entre la nature et le rôle philosophiques de la partie fondamentale de la logique. Ainsi écrit-il :
« La logique mathématique, même sous sa forme la plus moderne, nest pas dune importance philosophique directe, si ce nest à ses débuts. Au-delà, elle appartient plutôt aux mathématiques quà la philosophie. »
Et plus loin encore :
« La première partie, qui se contente dénumérer les formes, est la plus difficile et philosophiquement la plus importante. »
Quel sens peut-il y avoir à parler dune importance, et donc dune fonction, philosophiques de la logique philosophique si cette logique philosophique se confond elle-même avec la philosophie, puisquà lévidence une telle expression ne peut rien vouloir dire dautre que le fait que la logique philosophique joue un rôle dans létude des problèmes de la philosophie? En outre, quel sens peut-il y avoir également dans cette hypothèse à mentionner malgré tout lexistence dune importance philosophique indirecte de la partie strictement mathématique de la logique mathématique? Car Russell ajoute en effet :
« même ses développements dun niveau plus élevé, quoique nétant pas directement philosophiques, savéreront dune grande utilité indirecte pour la philosophie. »
Mais si une telle identification est impossible, comment concevoir alors le rapport entre logique philosophique et philosophie, étant donné que la scission qui a été introduite au sein de la logique vient par ailleurs confirmer sans conteste quaucune démarche ne peut prétendre être philosophique si elle nest une démarche danalyse logique? La difficulté consiste en dautres termes à pouvoir affirmer tout à la fois que la philosophie nest rien dautre que lanalyse logique et que lanalyse logique relevant de cette partie fondamentale de la logique quest la logique philosophique nest cependant quune partie de lanalyse logique, et donc de la philosophie. Il est permis de se demander si larbre russellien de la philosophie nest pas plutôt un enchevêtrement de ronces.
Il existe pourtant une manière assez simple de démêler cet apparent enchevêtrement. Il suffit à cet effet dintroduire une distinction que le chapitre II de Our Knowledge of the External World nopère pas explicitement, mais dont tout laisse cependant à penser quil lautorise nécessairement. Cette distinction est celle de lanalyse logique générale et de lanalyse logique particulière, ou encore de lanalyse logique pure (non-appliquée) et de lanalyse logique appliquée. Lanalyse logique générale est ainsi identique à la logique philosophique, et en tant que telle a pour objet de déterminer analytiquement les formes possibles des inférences et de leurs composants en général, et ce, dans loptique de construire une théorie de la validité de ces formes dinférence. Lanalyse logique particulière est à linverse une entreprise de détermination analytique des formes que possèdent les inférences (et leurs composants) relatives à un domaine particulier et qui nest pas menée dans le but délaborer une théorie de linférence formellement valide. Elle se ramifie en fonction des champs où elle intervient, donnant ainsi naissance aux diverses branches du savoir philosophique auxquelles Russell fait en maintes occasions allusion. En outre, elle fait usage des résultats obtenus par la logique philosophique, et cest en ceci quelle est appliquée. Au contraire, lanalyse logique générale ne sappuie pas sur un dégagement antérieur des formes logiques possibles, et cest par là quelle est non appliquée ou pure.
Un tel schéma dorganisation générale permet de concevoir aisément que la logique philosophique puisse avoir une influence philosophique, au sens dune influence sur létude des problèmes philosophiques, sans rendre pour autant larchitectonique du savoir philosophique totalement opaque. La logique philosophique apparaît en effet dans une telle perspective comme une partie de lanalyse logique, et donc de la philosophie, à laquelle les autres empruntent ses résultats, pour les appliquer à lélucidation dinférences et de propositions relatives à des domaines dobjets particuliers. Et tout problème philosophique est bien aussi alors, conformément à lexigence dégagée plus haut, un problème danalyse logique sans être nécessairement pour autant un problème de logique philosophique. En vertu de la distinction proposée, un problème est en effet philosophique sans être un problème de logique philosophique dès lors que sa solution dépend du dégagement des formes logiques de certaines inférences et propositions déterminées, et que ce dégagement, tout en sappuyant sur les résultats établis par la logique philosophique, ne sinscrit pas dans le cadre de lélaboration dune théorie de la validité formelle de linférence.
Dans cette perspective, il apparaît plus clairement aussi de quelle manière la révolution logique de la philosophie prônée par Russell peut se prétendre fille de la révolution de la logique quil a dailleurs lui-même effectuée (cf. citation supra). Dès lors en effet quune telle distinction se trouve introduite entre logique philosophique et logique appliquée, toute transformation de la première doit bénéficier à la seconde. Et à la réflexion, la transformation introduite par Russell dans la philosophie ne consiste pas seulement à réduire la philosophie à lanalyse logique, mais aussi et surtout, à faire bénéficier par là la philosophie de toutes les avancées de la logique philosophique :
« Plus que toute autre chose, ce sont les récents progrès de cette première partie [de la logique] qui ont rendu une véritable discussion scientifique de nombreux problèmes philosophiques possible. »
Certaines formules de Russell conduisent dailleurs à se demander si dune certaine manière la nouveauté de la fonction assumée par la logique nest pas tout entière une simple question de renouvellement du contenu de la logique philosophique.
« La logique moderne, écrit-il ainsi dans louvrage de 1914, comme il est maintenant je lespère évident, a pour effet délargir notre imagination abstraite et de fournir un nombre infini dhypothèses possibles à appliquer à lanalyse de tout fait complexe. À cet égard, elle représente lantithèse de la logique pratiquée par la tradition classique. Dans cette logique, des hypothèses à première vue possibles sont démontrées êtres impossibles, et on décrète à lavance que la réalité doit avoir un certain caractère. Dans la logique moderne, au contraire, tandis que les hypothèses à première vue possibles le demeurent en général, dautres que seule la logique est capable de suggérer viennent sajouter à elles, et savèrent en outre le plus souvent indispensables pour obtenir une analyse adéquate des faits. La vieille logique met des fers à la pensée, tandis que la nouvelle lui donne des ailes. »
Dans de tels passages, Russell semble bien ramener lopposition entre les fonctions philosophiques ancienne et nouvelle de la partie fondamentale de la logique à une opposition entre un rôle respectivement libératoire et contraignant de cette dernière, et considérer le passage de lun à lautre comme un simple effet du changement intervenu dans ses doctrines. De telle sorte que la logique philosophique aurait toujours eu pour fonction dêtre le point dappui de la réflexion philosophique dans son ensemble, et seul leffet de lintervention de cet outil aurait changé consécutivement à la modification de sa nature. Il est clair toutefois quil sagit là dune analyse trop restrictive de la transformation de la fonction de la logique dans le travail philosophique que Russell prétend accomplir. La thèse russellienne est beaucoup plus forte : elle réduit la philosophie à lanalyse logique. En dautres termes, elle prétend logiciser la philosophie et non pas simplement renouveler le contenu de sa logicisation par le biais dune nouvelle logique philosophique. Et une telle réduction, même si on peut lui trouver des antécédents, prétend bien marquer une rupture avec toute la tradition philosophique. Du même coup, si la transformation russellienne du rôle de la logique philosophique dans la philosophie trouve ses racines dans la révolution interne de la logique, elle nen est pas pour autant la conséquence mécanique. Le contenu de la nouvelle logique philosophique ne peut avoir le nouvel effet libératoire sur lensemble de la philosophie quelle a aux yeux de Russell que parce que celui-ci établit par ailleurs une relation dun type nouveau entre logique philosophique et philosophie, cest-à-dire encore parce quil réduit la philosophie à lanalyse logique.
Que cette thèse soit considérée par Russell comme nouvelle, cest ce que confirme notamment la manière dont il conçoit ses implications sur la problématique et les ambitions de la tradition philosophique.
Il faut prendre garde tout dabord que la réduction russellienne des problèmes philosophiques à des problèmes danalyse logique contient en fait deux affirmations différentes. Lune est dégagée de toute considération historique et se contente de poser léquation, à lintérieur dun système de pensée, entre deux types de problèmes, cest-à-dire encore, dintroduire une définition générale de la nature du savoir philosophique, abstraction faite de toute considération sur ce que la philosophie a pu être par le passé. La seconde est au contraire une thèse historique et pose que tout ce que lon a considéré par le passé comme des problèmes philosophiques ne létaient quen tant quils sont des problèmes danalyse logique. Ces deux thèses, dont les rapports exacts sont à élucider, ne doivent pas être confondues lune avec lautre, car il est clair que la problématique traditionnelle de la philosophie népuise pas aux yeux de Russell les problèmes de lanalyse logique.
En effet, envisagé sous son premier aspect, la redéfinition du savoir philosophique proposée par Russell a pour conséquence dintroduire de nouveaux problèmes dans le champ de la philosophie. Mais considérée sous son second aspect, elle a aussi pour conséquence de transformer le contenu de ceux qui ont toujours été au cur de la réflexion des philosophes. Car pour quun philosophème traditionnel laisse apparaître la véritable nature qui est la sienne, cest-à-dire celle dun problème danalyse logique, Russell indique expressément quil est nécessaire de le soumettre à un « processus de purification et danalyse ». Plus encore, au terme de ce processus de reformulation, plusieurs de ces philosophèmes napparaissent plus que comme des pseudo-philosophèmes, soit quil sagisse tout simplement de pseudo-problèmes, soit quil sagisse de problèmes relevant dautres disciplines scientifiques, soit enfin quil sagisse de problèmes dépassant les limites de notre connaissance :
« Dans le cours de ces conférences jessaierai, essentiellement en choisissant certains problèmes à titre dexemples, dindiquer en quoi les prétentions de la philosophie ont été excessives, et pourquoi elle na pas plus accompli. Les problèmes de la philosophie ont je crois été mal conçus par toutes les écoles : plusieurs des plus traditionnels sont insolubles avec les instruments de connaissance dont nous disposons, tandis que dautres plus négligés mais importants peuvent, grâce à une méthode plus patiente et plus adéquate, être résolus avec toute la précision et toute la certitude que les sciences les plus avancées ont réussi à atteindre. »
Or du fait même quelle renonce à résoudre certaines interrogations, ou quelle les délègue à la partie scientifique de la science, la philosophie telle que la conçoit Russell tempère aussi grandement ses ambitions, comme il apparaîtra plus loin.
Mais au-delà de la question de sa nouveauté, la réduction de la philosophie à lanalyse logique soulève surtout celle de son fondement. Quelle raison y a-t-il de poser une telle équation entre la notion danalyse logique et celle de philosophie? Cette difficulté rejoint directement la question du rapport entre les deux thèses historique et anhistorique qui viennent dêtre distinguées. Soit lon considère en effet que Russell assimile les véritables problèmes philosophiques de la tradition à des problèmes danalyse logique parce quil adopte par ailleurs une certaine définition du savoir philosophique. Soit, à linverse, on voit dans linterprétation de la problématique traditionnelle de la philosophie le fondement de la définition purement théorique de la philosophie, cest-à-dire dans la thèse historique le fondement de la thèse anhistorique. Le principal avantage de la seconde possibilité est précisément doffrir une justification à la définition russellienne de la philosophie. Son auteur nen a guère fourni dexplication théorique. Car cest une chose de transformer le contenu et la fonction philosophiques de lanalyse logique et une autre de faire de celle-ci la nature de la philosophie. Sur les raisons qui le conduisent à un tel geste, Russell demeure étrangement discret. Aussi, tandis que dans la première hypothèse cette question est laissée en suspens, dans la seconde, ce serait parce quil réalise que les problèmes traditionnels de la philosophie nont quelque chose de spécifique quen tant quils relèvent dune analyse logique quil décide dassimiler en principe la philosophie à lanalyse logique. Cest dailleurs dans ce sens que semble aller la formulation de la déclaration douverture du second chapitre de louvrage de 1914.
« Tous les problèmes de la philosophie, écrit en effet Russell, ... savèrent soit ne pas être philosophiques du tout, soit, au sens où nous prenons le mot, être des problèmes de logique» .
Larchitectonique de la philosophie et ses difficultés. Mais si par le biais dune telle réduction lensemble de la philosophie se trouve en mesure de bénéficier des avancées de la logique philosophique, ce ne peut être que parce que celle-ci occupe en outre au sein de lédifice philosophique une place fondamentale. Non seulement la logique philosophique (ou analyse logique générale et pure) est une partie de la philosophie, mais elle constitue aussi son fondement, en plus dêtre celui de la logique. Deux éléments au moins viennent confirmer une telle interprétation qui découle directement de la fonction philosophique que Russell attribue à la logique philosophique.
En premier lieu, le fait que celui-ci ait par ailleurs expressément admis, par exemple dans les Problems of Philosophy , lexistence entre les problèmes de la philosophie dun ordre fondé sur la priorité de la résolution des uns par rapport aux autres. Et larticle « On the nature of truth and falsehood » fait déjà la remarque suivante :
« Lune des raisons de la lenteur des progrès en philosophie est que ces questions fondamentales ne sont pas, pour la plupart des gens, les plus intéressantes, et quil existe en conséquence une tendance à procéder hâtivement sans prendre le temps de bien établir les fondements. Pour contrer cette tendance il est nécessaire disoler les questions fondamentales et de les examiner sans trop se préoccuper de ce qui vient après ... ».
En second lieu, la notion même de logique appliquée enveloppe celle dune priorité de lanalyse logique générale. Dans les termes de Russell lui-même, la démarche de la logique appliquée consiste en effet à puiser dans « linventaire » des formes logiques possibles établi par la logique philosophique pour déterminer celles de propositions (ou de faits) particulières à un domaine donné. Il sagit donc bien pour elle de sappuyer sur une réponse à la question : « quelles sont les formes logiques possibles dune proposition (et dune inférence)? », pour se mettre en mesure de répondre à cette autre : « quelle est la forme logique de tel ou tel type spécifique de propositions? ».
Ainsi se dégagent les linéaments dune architecture générale du savoir scientifique et de la science philosophique en particulier, que lon peut commencer de schématiser de la manière suivante, où les flèches indiquent une relation de fondation :
schéma i
science
non-philosophique
philosophique
autres
logique mathématique
¬ð
logique philosophique
ou
analyse logique générale
¯ð
analyse logique appliquée
......................
......................
......................
......................
a
n
a
l
y
s
e
l
o
g
i
q
u
e
On pourrait être cependant tenté dobjecter à létablissement dun tel rapport de fondation quil peut fort bien se faire que lanalyse logique dune proposition particulière, ou dun type particulier de propositions, mette en évidence une carence dans linventaire des formes logiques. Auquel cas lanalyse logique de cette proposition ne peut se fonder sur la logique philosophique. Cette impossibilité peut certes être considérée comme temporaire et simplement éliminable par les progrès de la logique philosophique. Mais comment, à la réflexion, ces progrès peuvent-ils être eux-mêmes réalisés sinon à partir de lanalyse logique des propositions particulières en question? Ne perd-on pas alors la différence entre analyse logique générale et analyse logique particulière? Et cette analyse logique nest-elle pas, en tout état de cause, particulière sans être appliquée, et du même coup nest-elle pas elle-même première?
Ce type de cas est dune grande importance pour la question des rapports entre lépistémologie et la logique, puisque, de laveu de Russell lui-même, cest notamment celui que présente la relation judicative (cf. infra par. 3.1). Si donc il est clair que le schéma général de lorganisation russellienne de lédifice philosophique vise à faire de la logique philosophique en tant quinventaire général des formes logiques lassise de cet édifice, le cas des analyses logiques particulières faisant apparaître un défaut dans cet inventaire indique que sa cohérence doit être cependant affermie. La difficulté à la source de cette exigence peut se reformuler de la manière suivante :
1) La logique philosophique dresse-t-elle linventaire des formes logiques possibles indépendamment de toute analyse logique particulière? Si oui, comment cela est-il au juste possible?
2) Si tel nest pas le cas, comment peut-on maintenir alors de façon pleinement rigoureuse et donc significative la distinction entre analyse logique générale et analyse logique particulière? Il semble quil faille admettre que dans certains cas, tel celui de la relation judicative, lanalyse logique soit à la fois générale et particulière. Car cest par une seule et même opération analytique quune nouvelle forme logique générale est mise à nue et que la forme logique dun fait particulier (comme celui du jugement par exemple) est dégagée.
3) Mais quand bien même on pourrait argumenter que de tels cas ne remettent pas fondamentalement en cause la distinction entre analyse logique générale et analyse logique particulière (par exemple en invoquant une différence de perspective, lanalyse logique générale cherchant à dresser linventaire de toutes les formes logiques possibles, et lanalyse logique particulière à déterminer la forme logique dun fait particulier, ou dun type de fait particulier), il semble que lanalyse logique puisse alors être particulière sans être appliquée. En dautres termes, la différence entre analyse logique pure et analyse logique appliquée se trouve bien alors quant à elle remise en cause, et du fait même aussi la thèse que la première est toujours le fondement de lédifice philosophique.
Le caractère mal assuré de la priorité de la logique philosophique, ou analyse logique générale et pure, au sein de la philosophie est encore renforcée par plusieurs difficultés, dont trois au moins méritent dêtre soulignées.
En premier lieu, qui dit arbre dit racines, tronc et branches. Or que les différentes parties de la philosophie autres que la logique philosophique soient les branches de larbre philosophique, cest ce qui résulte naturellement de leur nature danalyse logique appliquée. Cest en ces termes que sy réfère dailleurs expressément Russell. Et ces branches ne peuvent être que les branches de la logique philosophique, puisquelles nen sont précisément quautant de ramifications. Mais les branches dun arbre sortent de son tronc et non de ses racines. Or si la logique philosophique est le tronc de la philosophie, quelles en seront les racines? Il faudrait alors que la logique philosophique soit elle-même enracinée dans quelque chose de plus fondamental. La réponse à cette question est en fait suspendue à un examen détaillé du travail philosophique accompli par Russell. Cest à partir de cette étude que seule peut être reconstituée lorganisation interne du savoir philosophique. Peut-être toutes ces branches de la philosophie nont-elles pas véritablement le même statut, et ce qui à première vue semble nêtre quune dentre elles se révélera ultérieurement occuper en fait un rôle plus central. Mais il nest pas impossible non plus que la philosophie soit plutôt semblable à ces arbres sans tronc que sont par exemple les bambous, et que peut-être il est préférable, en dépit de leur taille, de qualifier darbustes.
Le second problème provient de ce que la philosophie des mathématiques occupe à la réflexion au sein de la philosophie une place particulière qui vient apparemment brouiller la distinction entre logique philosophique et philosophie. Or il sagit là dune exception dimportance puisque, comme y insiste Russell lui-même, cest à partir de la philosophie des mathématiques que sest développée sa conception générale de la nature du savoir philosophique et de son organisation :
« Lespèce de philosophie que je souhaite défendre, et que jappelle atomisme logique, sest imposée à moi au cours dune réflexion sur la philosophie de la mathématique ... ».
Cest à un double titre en effet que la philosophie des mathématiques fait exception. Dune part lanalyse logique des mathématiques, quoiquelle semble être à première vue de lordre de la logique appliquée, est en fait constitutive des fondements de la logique mathématique. Car cest à travers lanalyse logique des mathématiques que les formes générales de linférence et de la proposition sont dégagées, puisque cest à travers elle que Russell révolutionne la logique. En second lieu, en procédant à lanalyse logique des mathématiques, le logicien dégage la forme logique non pas de propositions possédant tel et tel contenus déterminés, mais au contraire de propositions logiques, puisque le logicisme se définit précisément comme la thèse que les mathématiques ne sont rien dautre que la logique.
« La seconde partie [de la logique], écrit par exemple Russell, se fond dans la mathématique pure, dont les propositions savèrent être toutes des vérités formelles générales de cette sorte » [cest-à-dire « des propositions suprêmement générales affirmant la vérité de toutes les propositions de certaines formes »].
En dautres termes, la philosophie des mathématiques, entendue comme analyse logique de la connaissance mathématique, présente au moins dans ses premières parties cette particularité de nêtre, contrairement aux apparences, ni une analyse logique appliquée, ni une analyse logique particulière. Le fait que Russell appelle la logique mathématique la logique des mathématiques (cf. citation supra) est dailleurs parfaitement révélateur de ces deux propriétés particulières de la philosophie des mathématiques et peut sexpliciter très précisément en disant que la logique philosophique est aussi lanalyse logique des mathématiques.
Outre quelle soit difficilement conciliable avec larchitecture de lédifice philosophique qui a été dégagée, cette singularité de la philosophie des mathématiques soulève un doute plus général quant à la possibilité que le rapport entre la logique philosophique et le reste de lanalyse philosophique puisse être de simple application. Comment en effet lanalyse logique des mathématiques, si elle nest pas différente de la logique philosophique, peut-elle permettre dépuiser linventaire des formes logiques? En dautres termes comment peut-elle être suffisamment générale?
Mais il est un autre point encore par lequel les mathématiques introduisent une tension dans ce schéma général de lorganisation interne de larbre philosophique, et qui tient au fait que Russell accorde également une influence sur la philosophie à la partie mathématique de la logique. À titre dexemple, il cite notamment la technique de la construction logique qui est au cur de son programme épistémologique tant dans lordre de la mathématique que de la physique. Comment faut-il au juste lentendre? Il semble que deux interprétations au moins soient possibles, qui toutes deux sont problématiques. Selon la première, la partie non analytique de la logique permettrait de résoudre des problèmes danalyse logique particulière et appliquée. Mais comment cela peut-il être au juste possible? Nest-ce pas là remettre nécessairement en cause la différence entre les deux types de problèmes logiques, ceux qui relèvent dune analyse et ceux qui relèvent dune démarche axiomatisatrice? Selon la seconde, linfluence de la partie non analytique de la logique serait vraiment parallèle à celle de la partie analytique. En sorte que la partie strictement mathématique de la logique mathématique trouverait une application normale dans le travail philosophique. Mais dans quelle mesure ce dernier peut-il alors toujours être considéré comme analytique? Nest-ce pas en ce cas la définition de la philosophie comme analyse logique qui se trouve ipso facto remise en cause? Ma préférence personnelle va pourtant à cette seconde solution, car la difficulté quelle soulève peut raisonnablement être mise au compte dune simple question de formulation. Lorsque Russell parle dune influence indirecte de la partie mathématique de la logique sur les problèmes de la philosophie, il entend par cette dernière expression la problématique traditionnelle de la philosophie. Dès lors, le fait même quune telle application soit possible signifie que le problème philosophique en question devient un problème en partie mathématique. Et cest pourquoi linfluence est indirecte.
En dernier lieu enfin, même si le moyen pouvait être trouvé de maintenir dans la philosophie russellienne une architecture arborescente stricte, où de plus la logique philosophique recevrait un rôle rigoureusement fondationnel, il resterait à déterminer le principe et le contenu exact de la ramification de la philosophie. Quest-ce qui fonde la différence entre les branches de la philosophie et quelles sont-elles? Quand bien même la définition générale de la philosophie et le schéma architectonique dont elle est solidaire ne soulèveraient aucune difficulté et pourraient être considérés comme parfaitement établis, cette question resterait entière. Il convient dailleurs de signaler demblée que larbre russellien de la philosophie que lon pourra dessiner en lui apportant une réponse demeurera en tout état de cause une image simplifiée de lorganisation interne de la philosophie. Car larbre de la philosophie ne peut quêtre inséparable de celui de la science. En vertu même de sa réduction à lanalyse logique, celle-ci acquiert en effet selon Russell le statut dune science. Dès lors, larchitectonique de la science philosophique ne peut être quentremêlée avec celle de la science non philosophique. Et pour déterminer de quelle façon elle lest, il faut parallèlement dégager le fondement de la division de la science non philosophique ainsi que les grandes lignes de la classification sur laquelle elle débouche.
La localisation de lépistémologie au sein de lanalyse logique appliquée. Cest dans le faisceau de difficultés qui vient dêtre esquissé que sinscrit en fait très précisément celle de la nature des rapports entre la logique et lépistémologie au sein de la pensée de Russell. Mais de ce fait même, elle reçoit une forme plus déterminée qui aide à sa résolution. Le principal bénéfice de ce long détour préalable par lexamen des rapports entre logique et philosophie est en effet de conférer au problème qui nous intéresse ici la forme fondamentale suivante : lune des différentes branches de lanalyse logique appliquée (et donc de la science philosophique) reçoit-elle le nom dépistémologie et permet-elle ainsi détablir la thèse que lépistémologie est chez Russell fondée sur la logique, au sens particulier dune fondation sur la logique philosophique, ou encore sur lanalyse logique générale et pure? En dautres termes, peut-on amender le Schéma I (cf. supra) de la manière suivante :
schéma ii
science
non-philosophique
philosophique
autres
logique mathématique
¬ð
logique philosophique
ou
analyse logique générale
¯ð
analyse logique appliquée
......................
......................
épistémologie
......................
......................
a
n
a
l
y
s
e
l
o
g
i
q
u
e
À cette interrogation centrale viennent en outre sajouter deux questions importantes : a) Lépistémologie nest-elle quune discipline philosophique? Et le cas échéant, cette épistémologie scientifique mais non philosophique est-elle aussi fondée sur la logique? b) Existe-t-il un rapport de fondation de lépistémologie sur la partie non philosophique de la logique (cf. ce que lon a appelé supra une fondation indirecte)? Cette question rejoint directement la précédente si lhypothèse évoquée plus haut à propos de la question de linfluence indirecte des mathématiques sur les problèmes philosophiques est vraie. Car en ce cas, en effet, cette influence implique lexistence dune épistémologie scientifique non philosophique.
2.2 Développement de cette définition : lessence critique de la philosophie
Mais avant de chercher à mieux cerner la place et la nature de lépistémologie au sein du schéma général dégagé en 1914, il nest pas inutile de compléter lexamen de cette première définition de la philosophie par celui dautres définitions qui, en conformité avec les principes de limitation adoptés (cf. introduction), appartiennent à la période retenue. Et ce dans un double but : tout dabord essayer de mieux établir le principe de lassimilation de la philosophie à lanalyse logique et surtout de sa division en analyse logique générale et pure dun côté, et particulière et appliquée de lautre ; et dautre part tenter de dégager de ce principe de division des informations sur la place quil peut réserver à lépistémologie. Or le corpus russellien offre notamment deux candidats à un tel examen complémentaire : la caractérisation générale de la philosophie brièvement exposée en 1910 dans le chapitre On the nature of truth and falsehood des Philosophical Essays, et celle plus circonstanciée offerte en 1912 dans The Problems of Philosophy.
La définition de 1910. Dans le texte de 1910, ainsi que lindique clairement son titre, Russell se propose de déterminer la nature de la vérité. Mais avant de satteler à cette tâche, il développe un certain nombre de considérations préliminaires qui précisent de façon utile son statut de problème philosophique.
Il commence ainsi par admettre subrepticement léquivalence de la question « Quest-ce que la vérité? (What is Truth?) » et de la question « Que signifie la vérité? (What does truth mean?) ». Dans cette reformulation métalinguistique de son interrogation initiale, il distingue ensuite trois problèmes dont seul un est à ses yeux philosophique. Si la question est interprétée comme une interrogation relative à ce quil faut entendre par un tel mot (« How is the word properly used? »), elle relève en effet selon lui de la lexicographie. Si par ailleurs on lentend comme une question relative à lemploi courant, et non plus normatif, du mot (« Qua-t-on habituellement à lesprit quand on emploie le mot vérité? What do people usually have in mind when they use the word truth? »), alors elle relève dune enquête psychologique. Car elle porte en ce cas sur la représentation ou lidée (idea) de la vérité, et non pas sur le concept de vérité lui-même. La question proprement philosophique est au contraire celle qui cherche à déterminer à quel concept le mot vérité est de facto associé quand nous en faisons couramment usage. Aussi le point de départ de lenquête sur la nature de la vérité est-elle laffirmation que notre emploi du mot de vérité correspond à une mise en rapport cognitive avec un certain concept, mais que ce concept reste flou pour nous. Nous ne savons pas au juste quel concept nous faisons correspondre au mot vérité, quoique nous ayons la conviction que nous lui en fassions correspondre un. Et le problème spécifiquement philosophique consiste à clarifier ce concept en le différenciant avec rigueur de tout ce qui lentoure, quil sagisse de représentations ou dautres concepts :
« On peut éclairer la question quil nous faut discuter en faisant remarquer que, dans le cas dun mot comme celui de vérité, nous sentons tous quun concept dune grande importance philosophique est en jeu, quoiquil soit difficile den clarifier la nature. Ce que nous cherchons à faire, cest à détacher ce concept de la masse de choses sans pertinence au sein de laquelle il se trouve normalement noyé quand nous en faisons usage, et de poser dans toute sa clarté devant lesprit lopposition abstraite sur laquelle repose notre distinction du vrai et du faux. »
Au lieu dêtre posé en termes de concepts, ce problème peut également se formuler en termes de contenus de croyance : nous avons un certain nombre de croyances relativement à ce que sont la vérité et la fausseté, et la tâche dune analyse philosophique sur la nature de la vérité est de dégager avec clarté ces croyances. Cest ainsi que Russell poursuit aussitôt :
« La procédure à accomplir est essentiellement de lordre de lanalyse : nous avons diverses croyances complexes et plus ou moins confuses à propos du vrai et du faux, et nous devons les réduire à des formes simples et claires, en prenant soin de ne créer aucun conflit inutile entre nos croyances complexes et confuses initiales et nos affirmations finales simples et claires. Ces affirmations finales doivent être testées en partie par leur évidence intrinsèque, en partie par leur capacité à rendre compte des données ; et les données, dans un problème de ce genre, sont les croyances complexes et confuses de départ. Ces croyances doivent nécessairement souffrir une transformation au cours du processus de clarification, mais cette transformation ne doit pas être plus grande que ne le permet leur confusion. »
Or cette reformulation en termes de contenus de croyance découvre une double dimension nouvelle de lenquête philosophique.
Dune part, il apparaît en effet que lentreprise de clarification qui est la sienne est indissociable dune entreprise de décomposition, et donc danalyse. On passe dun contenu de croyance confus à un contenu de croyance clair en passant dune croyance au contenu complexe à une croyance au contenu simple. Dautre part, le problème ne consiste pas seulement à clarifier par décomposition ce que nous croyons être la vérité, mais aussi à en faire apparaître le bien-fondé. En dautres termes, il sagit de mettre sous une forme claire et donc décomposée nos croyances en la vérité de manière à faire apparaître leur caractère justifié. Or ceci implique tout dabord, selon Russell, que sous leurs nouvelles formes simplifiées et clarifiées, nos croyances apparaissent comme évidentes. Une croyance évidente est une croyance ultime, qui na pas besoin de laide dune autre croyance pour être justifiée. Mais cela exige en outre pour Russell que la nouvelle forme de nos croyances justifie en quelque sorte lancienne. Cette seconde exigence est à la réflexion curieuse, car elle semble poser comme contrainte sur lanalyse philosophique de montrer que nos croyances initiales sont vraies. Mais en quoi aurait-on alors affaire à une entreprise de fondation, sil est admis a priori que nos croyances sont vraies? Il est clair que Russell ne veut pas faire de lanalyse philosophique une pseudo-vérification. Mais la tâche de la philosophie est solidaire de lidée quelle a pour objet des croyances à la vérité desquelles nous sommes attachés, des croyances que nous tenons fermement pour vraies, sans pour autant être capables de savoir ni ce que nous croyons au juste, ni pour quelles raisons nous y croyons. Et cest là précisément la tâche de la philosophie. Cest pourquoi en réalité la possibilité nest pas fermée en principe quil y ait un conflit de croyances entre le point de départ et le point darrivée de lenquête philosophique. Mais il ne peut être que mineur, et cest la raison pour laquelle la philosophie est présentée comme une entreprise de justification de nos croyances au sens de la monstration que quelque chose est effectivement vrai.
La définition de 1912. Cette définition de la philosophie comme entreprise de clarification par décomposition et de justification de nos contenus de croyances est reprise deux années plus tard dans les Problems of Philosophy.
Dans cet ouvrage, Russell sattaque principalement de son propre aveu (cf. la courte préface) aux problèmes de la théorie de la connaissance (theory of knowledge). Son enquête le conduit à élaborer une typologie des différents types de connaissance que lesprit humain peut obtenir et à situer par rapport à elle les principales sciences existantes. Il distingue ainsi successivement la connaissance des choses et la connaissance des vérités ou connaissance judicative. Chacune delles peut être soit immédiate soit dérivée, et soit empirique soit a priori.
Cette typologie trace assez naturellement les limites du domaine du connaissable pour lesprit humain. Nous pouvons ainsi avoir une connaissance dune part du domaine des objets idéels tant formels que matériels, et dautre part des objets qui existent dans lespace et dans le temps, à la fois ceux dont nous avons lexpérience immédiate et ceux qui dépassent notre expérience. Mais ces deux types de connaissance sont nettement séparés lun de lautre. En particulier, notre connaissance a priori ne porte pas sur le monde spatio-temporel, du moins au sens où nous ne pouvons, sans lexpérience, rien savoir de ce qui existe dans lespace et dans le temps. Car il est vrai que notre connaissance a priori nous renseigne sur la nature de ce qui existe, si cela existe. En dautres termes, si pour Russell la connaissance a priori est bien une connaissance de ce qui est, au sens de ce qui est idéel, la connaissance de lêtre idéel nest quune connaissance de ce qui est possible du point de vue de lêtre réel empirique, soit encore du point de vue de lexistence.
Or, en bannissant ainsi la connaissance a priori de lexistence spatio-temporelle, Russell ferme la voie à toute une conception traditionnelle de la philosophie selon laquelle il existe une connaissance a priori de ce qui est dans le monde et qui nest rien dautre que la connaissance spécifiquement philosophique, encore appelée métaphysique. Cette critique de la métaphysique est abordée dans le chapitre XIV, sans y être véritablement développée. Elle découle plutôt de lanalyse de la connaissance a priori et de ses rapports avec la connaissance a posteriori.
Cest bien plutôt par un autre angle, celui du monisme, que la métaphysique sy trouve attaquée et rejetée. En effet, Russell y reprend lessentiel de sa critique de la conception XE "Hegel (G.W.F.):hégélien" hégélienne de la vérité développée au chapitre VI des Philosophical Essays, et qui est moins dirigée contre lidée que quelque chose du monde existant puisse être connu a priori que contre la thèse quune chose ne peut être connue indépendamment de la connaissance de toutes les autres. En vertu dune telle thèse, si connaissance a priori du monde il y a, ce peut et doit être aussi une connaissance de la totalité de lunivers.
Mais si cest là ce que nest pas la connaissance philosophique, la question reste entière de savoir ce quelle est. Trouve-t-elle une place au sein des différents types de connaissance, et laquelle au juste?
En réponse à cette question, Russell affirme en premier lieu sans ambiguïté que la philosophie est une recherche de la connaissance :
« La philosophie, comme toutes les autres disciplines, vise prioritairement la connaissance. »
Mais elle ne dispose daucune source spécifique. Elle est en quelque sorte soumise au régime commun, et ce régime est pour lessentiel celui de la science :
« La connaissance philosophique ... ne diffère pas de façon essentielle de la connaissance scientifique ; il nexiste aucune voie spécifique vers la sagesse qui serait ouverte à la philosophie et non pas à la science, et les résultats obtenus en philosophie ne sont pas radicalement différents de ceux que lon obtient en science. »
Toutefois, cette assimilation de la philosophie à la connaissance scientifique, qui sera reprise par le thème de la mue scientifique en 1914, nest pas une identité stricte. Si la philosophie est une science, elle dispose toutefois dune essence originale par rapport aux autres. Et cette essence est décrite dans des termes similaires à ceux de louvrage de 1910, quoique laccent y soit mis plus sur la notion de justification que sur celle de clarification de nos croyances :
« La caractéristique essentielle de la philosophie, ce qui la rend distincte de la science, cest la critique. Elle examine de façon critique les principes employés dans la science comme dans la vie de tous les jours : elle cherche à y déceler des incohérences éventuelles, et elle ne les accepte que lorsque, au terme dune enquête critique, aucune raison de les rejeter nest apparue. »
Et Russell dajouter :
« Pour ce qui est habituellement tenu pour de la connaissance, le bilan de notre enquête est pour lessentiel positif ; nous avons rarement trouvé de raison de lui dénier ce titre, et nous navons aucune raison de supposer que lhomme soit incapable de lespèce de connaissance dont on le croit en général capable. »
La philosophie se trouve donc ici caractérisée fondamentalement comme une entreprise de justification de nos croyances, et de justification rationnelle. Sommes nous rationnellement fondés à croire ce que nous croyons? Telle est la forme la plus générale et la plus essentielle du questionnement philosophique. En bref, la philosophie est une sorte de doute méthodique, au terme de laquelle nos croyances doivent sortir renforcées, (et peut-on naturellement ajouter au vu de louvrage de 1910 quoique cet aspect ne soit pas ici mis en avant, clarifiées). Dailleurs Russell écrit expressément :
« Le doute méthodique de Descartes XE "Descartes (R.)" , avec lequel commence la philosophie moderne, correspond assez à lespèce de critique dont nous affirmons quelle constitue lessence de la philosophie. »
Il est à souligner que le souci de conservation des croyances qui, paradoxalement, va de pair avec cette exigence de vérification dans louvrage de 1910 resurgit ici de manière explicite. Russell sempresse de faire remarquer quil y a accord pour lessentiel entre les résultats de la philosophie de la connaissance et ceux de ce que lon pourrait appeler la connaissance commune de la connaissance. Non pas toutefois que la conservation des croyances initiales soit une exigence catégorique ; sans quoi leur examen critique serait parfaitement inutile du point de vue de la justification, sinon de la clarification. Là encore Russell envisage en effet sans aucune ambiguïté la possibilité que nous devions rejeter une partie de la connaissance examinée :
« La critique que nous visons, en un mot, nest pas celle qui veut rejeter sans raison, mais celle qui considère les mérites de chaque élément de connaissance, et retient tous ceux qui au terme de cet examen semble toujours mériter la qualité de connaissance. »
Par ailleurs, il convient également de souligner que, à la différence de 1910, Russell définit la philosophie comme « une critique de la connaissance » en général, et non pas de la seule connaissance scientifique. Il est clair toutefois que la critique de la connaissance scientifique demeure la plus importante, au point que dans le chapitre suivant Russell fournit une définition plus restrictive :
« La connaissance quelle vise est celle qui confère unité et systématicité au corps des sciences, et qui résulte dun examen critique des fondements de nos convictions, de nos préjugés et de nos croyances. »
Cette définition de la philosophie comme examen critique des croyances fondamentales se trouve complétée à loccasion de la réfutation de lidéalisme par laquelle débute louvrage :
« Largument qui nous a conduit à cette conclusion, écrit ainsi Russell à la fin du chapitre II, est sans aucun doute moins fort que nous ne laurions souhaité ; mais il est typique de nombreux arguments philosophiques et il semble par voie de conséquence utile dexaminer son caractère général ainsi que ce qui fait sa validité. »
La première thèse quil développe à loccasion de cet examen est que toute notre connaissance repose ultimement sur des connaissances dites instinctives, et que ces connaissances instinctives ont des degrés de force différents, en même temps quelles se trouvent mêlées à des croyances non instinctives et cependant considérées à tort comme telles :
« Ainsi voyons-nous que toute connaissance doit être construite sur nos croyances instinctives, et que si on rejette ces dernières, il ne reste rien. Mais parmi ces croyances instinctives, certaines sont plus fortes que dautres, tandis que plusieurs, par habitude et par association, sentremêlent avec dautres croyances, qui ne sont pas véritablement instinctives mais sont à tort supposées faire partie de ce que nous croyons instinctivement. »
La philosophie reçoit alors en second lieu la fonction de dégager ces croyances instinctives de leurs gangues de croyances faussement instinctives et de les hiérarchiser afin de constituer ainsi un système harmonieux, cest-à-dire un système où le maximum dentre elles puisse être conservé :
« La philosophie devrait dégager une hiérarchie dans nos croyances instinctives, en commençant par celles que nous défendons avec le plus de force, et en présentant chacune de façon aussi isolée et purifiée que possible. Elle devrait prendre garde à ce que, dans la forme quelle leur confère par là, ces croyances instinctives nentrent pas en conflit lune avec lautre, mais constituent un système harmonieux. »
Non seulement ce second développement rejoint le premier, à la notion de croyance instinctive près, mais il le complète dans un sens qui corrobore pleinement celui de 1910 en donnant à laspect complémentaire de clarification que possède lentreprise philosophique sa pleine dimension. Il sagit toujours de clarifier et de justifier nos croyances immédiates en dégageant les croyances fondamentales sur lesquelles elles reposent, en manifestant lévidence de celles-ci et en établissant que les autres croyances quelles contiennent peuvent en être dérivées logiquement.
2.3 Conclusion
Dun côté donc la philosophie se trouve en 1914 définie dune manière générale comme une entreprise de dégagement des formes logiques ainsi que de décomposition de ces formes en leurs éléments constituants. De lautre, dans les années 1910-1912, elle se trouve définie comme une entreprise de clarification par décomposition du contenu de nos croyances complexes en même temps que de fondation de ces contenus de croyances complexes. Dun côté Russell accorde une essence logique à la philosophie, de lautre il lui accorde une essence critique. Or il semble que le seul point commun de ces définitions soit linvocation dune procédure danalyse, et quelles témoignent du fait même dune évolution substantielle dans la définition russellienne de la philosophie. Il nen est en fait rien, et le contraire serait dautant plus étonnant que dune part Russell insiste lui-même sur le caractère progressif du dégagement de sa théorie (cf. citation supra), et que dautre part la manière dont se trouve définie la philosophie dans les Principles de 1903 est plus proche de celle de 1914 que de celles des années 1910-1912. Aussi le problème est-il bien plutôt de faire apparaître en quoi elles se rejoignent et sur quels points elles se différencient lune de lautre.
Convergence des deux définitions. Il faut pour cela commencer par souligner que selon Russell, ainsi quil lexplicite très précisément dans « Knowledge by acquaintance and knowledge by description », une proposition nest rien dautre quun contenu de jugement, cest-à-dire encore le pôle complexe objectif qui fait partie de cette relation cognitive complexe quest la judication, et que la notion de jugement est à son tour strictement identique pour Russell avec celle de croyance (cf. ce même article de 1910 et Problems of Philosophy, chap. XII). Or une inférence, ainsi quon la rappelé précédemment, est quant à elle un enchaînement de propositions (et donc de contenus de croyance), dont la finalité même est de fonder rationnellement certains contenus de croyance sur dautres. Cest là ce qui définit la relation de prémisses à conclusion. Dès lors, il existe nécessairement un lien essentiel entre la tâche de la philosophie telle quelle se trouve déterminée en 1912 et linférence. Pour pouvoir fonder nos croyances complexes, il faut en effet introduire en elles, après les avoir décomposées, un ordre inférentiel qui aille de celles qui sont évidentes par elles-mêmes, et qui de ce fait sont premières, à celles qui peuvent successivement être fondées par inférence sur elles. Lexigence de fondation rationnelle qui est celle de lessence critique de la philosophie est donc aussi nécessairement une exigence dorganisation inférentielle de nos croyances. Mais pour pouvoir introduire un tel ordre inférentiel, et en fait déductif (je passe sur ce qui motive le saut de lun à lautre), entre nos croyances, il faut dabord, comme on vient de le rappeler, en cerner avec clarté le contenu. Ce qui implique de séparer les croyances les unes des autres, et ceci à son tour exige de procéder à la décomposition de leurs contenus individuels. Comment déterminer en effet si deux croyances sont différentes lune de lautre sans passer par une détermination de ce qui entre dans la composition de chacune delles? Or cette décomposition ou analyse des propositions est inséparable en réalité de leur formalisation. Une proposition est en effet toujours dun certain type ou forme, et lon ne peut savoir au juste ce quelle contient tant que lon na pas déterminé la nature de cette forme, et donc celle aussi des éléments qui entrent à son tour dans sa composition. Plus encore, cette analyse formelle est dautant plus nécessaire que lentreprise de clarification dans laquelle elle sinscrit répond en fait à un objectif de fondation inférentielle, quune telle fondation nest acceptable que si elle est valide, et quenfin cette validité dépend de la forme de linférence, et donc ultimement de celle des propositions elles-mêmes qui composent linférence. Or quest-ce que cette analyse de la forme des propositions, sinon lanalyse logique, et donc la philosophie, telle quelle se trouve déterminée en 1914? La définition critique rejoint donc directement la définition logique de la philosophie.
Différences entre les deux définitions. Il existe toutefois entre elles certaines différences qui, si elles sont plutôt de lordre de la complémentarité, ne sont pas sans introduire non plus une certaine tension au niveau de leurs conséquences architectoniques.
Ainsi, en premier lieu, la définition de 1914 apparaît simplement comme une partie de celle de 1912, dans la mesure où lanalyse logique au sens précis et technique dune détermination par décomposition des formes des contenus de croyance nest quun aspect, quoiquà bien des égards essentiel, de lanalyse entendue comme clarification par décomposition de ces contenus. Mais, en second lieu, elle apparaît aussi comme une partie de la définition de 1912 en ceci que lanalyse logique stricto sensu se révèle appartenir en outre à une entreprise générale de justification des contenus de croyance auxquels elle sapplique. Elle prend le visage dun instrument de fondation, alors que la définition de 1914 est neutre quant à sa finalité.
Or cette inscription de lanalyse logique dans une entreprise fondationnelle plus large semble nécessairement conduire en troisième lieu à remettre en cause le caractère strictement analytique de la philosophie. Car cest en effet lentreprise de fondation elle-même qui se voit qualifiée de philosophique, alors quelle fait appel à un travail de réorganisation déductive des croyances qui, daprès la division interne de la logique, relève clairement à la partie mathématique de cette dernière, ainsi quen témoigne notamment le cas de la philosophie des mathématiques. Lensemble de la connaissance mathématique ne se trouve par exemple clarifiée et justifiée quau terme de lachèvement de la construction du système axiomatique des Principia.
Il ne saurait donc être possible de considérer à la lettre la philosophie comme une entreprise de justification par elle-même sans entrer en conflit avec la définition de 1914. Aussi la philosophie correspond-elle vraisemblablement bien plutôt à la partie analytique de cette entreprise de justification, et à ce titre elle est caractérisée avec plus dexactitude, en dépit des affirmations de louvrage de 1912, quand elle est aussi définie comme un instrument de fondation, ou encore comme une démarche entreprise à des fins fondationnelles. Certes, et sans doute est-ce ce qui motive de la part de Russell une telle manière de sexprimer, la démarche philosophique isole les croyances et les éléments de croyance les plus primitifs qui servent de base à tous les autres, soit encore les fondements. Mais ces fondements ne peuvent être admis comme véritablement tels quà partir du moment où il a été montré que les autres croyances pouvaient effectivement en être dérivées par déduction. Et cest là le travail de la partie mathématique de la logique ou du moins un travail qui y fait appel et non pas de sa partie analytique et philosophique. Cest pourquoi Russell écrit par exemple dans les premiers paragraphes des Principles of Mathematics que le problème de la fondation de la connaissance mathématique ne peut trouver sa solution quà la condition de se laisser absorber par les mathématiques elles-mêmes.
Il apparaît dailleurs que le point le plus essentiel de la différence entre science philosophique et science non philosophique consiste donc en définitive dans le fait que, à la différence de la seconde, la première nest pas une démarche produisant des contenus de croyance nouveaux. La philosophie ne cherche pas à répondre à la question : que peut-on croire de vrai à propos de ceci ou cela? Mais, prenant pour objet un ensemble de croyances, elle sinquiète de savoir ce qui au juste est cru vrai dans de tels actes mentaux, et si il est justifié de le croire tel. À cet effet, elle recherche lesquelles de ces croyances permettent de justifier toutes les autres.
Mais il est à souligner que, loin dôter à la philosophie le titre de connaissance, cette restriction de sa fonction épistémologique lui vaut au contraire aux yeux de Russell celui de science. Car si elle ne produit pas de contenu de croyance nouveau, elle uvre cependant directement à lélaboration de la découverte de la vérité, dans la mesure où un contenu de croyance ne peut être considéré comme une connaissance quà la condition dêtre à la fois clair et rationnellement justifié, et que ce nest que grâce au travail critique du philosophe quil peut être tel.
Implications architectoniques de ces différences. Il est assez clair, en premier lieu, quune telle conception de la philosophie ne peut que renforcer dune certaine façon le rôle premier et fondamental de la logique philosophique. Car dans cette perspective, celle-ci nest à son tour rien dautre quune entreprise de clarification et de justification des plus générales de nos croyances, de celles qui sont présupposées par toutes les autres. Cest en quelque sorte une démarche de clarification et de justification de nos croyances logiques considérées comme des croyances tout à fait générales et consubstantielles à toutes nos croyances particulières. En quelque sorte seulement, car une telle caractérisation de la logique philosophique implique de traiter la forme logique dune proposition comme une partie stricto sensu de cette proposition, comme un constituant formel de celle-ci. Or si cest sans conteste la conception de la forme logique implicitement adoptée par Russell jusquaux Principia Mathematica, elle se trouve expressément remise en cause dans les années 1912-1913 sous leffet de la critique de Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" , sans pour autant trouver, il est vrai, de véritable substitut.
Par contre, la reconnaissance de la dimension fondationnelle de la philosophie, loin de clarifier la question de la nature et de la place de lépistémologie au sein de la philosophie, introduit un obstacle à lhypothèse qui avait été dégagée. Il semble en effet que loin de nêtre quune branche de lanalyse logique appliquée, lépistémologie se confonde avec larbre philosophique tout entier. Car quest-ce que fonder une croyance sinon, comme le fait clairement apparaître la référence au doute méthodique XE "Descartes (R.):cartésien" cartésien, sassurer que nous savons effectivement ce que nous pensons savoir, et du fait même, affronter le problème le plus essentiel de toute la tradition épistémologique? Dès lors que la philosophie en général se trouve définie comme une entreprise dont la finalité est détablir une véritable connaissance, il est donc permis de se demander si la possibilité quil existe une épistémologie à titre de partie de la philosophie subsiste dans larchitectonique russellienne.
Mais si lépistémologie ne peut plus être une simple branche de la philosophie, et par conséquent de lanalyse logique, cest la philosophie elle-même qui semble devoir sintégrer à titre de partie dans lépistémologie. Celle-ci aurait en dautres termes une dimension philosophique et une dimension non philosophique, puisque le travail de fondation des croyances implique un travail déductif.
Par ailleurs, il apparaît également que dans la mesure où, entendue stricto sensu comme analyse formelle, elle népuise pas le travail analytique, lanalyse logique ne se confond plus véritablement avec la philosophie. Celle-ci possède une autre dimension, encore que cette distinction demeure incertaine et quen tout état de cause elle doive vraisemblablement sentendre comme une opposition entre analyse formelle et analyse matérielle des propositions. Ce qui est en fait susceptible de remettre dans une certaine mesure en question le rôle premier de la logique philosophique.
Quoi quil en soit, dès lors que celle-ci est une partie de lépistémologie philosophique, on ne peut plus considérer quelle lui est logiquement antérieure. Elle nen est plus au mieux que la partie fondatrice.
Les précisions apportées à la définition de la philosophie par les définitions de 1910 et 1912 débouchent donc sur une organisation générale de la connaissance scientifique, et notamment philosophique, incompatible avec la précédente. Ces différences apparaissent plus clairement dès lors que l on tente de les schématiser :
schéma iii
science
épistémologie
non-philosophiquephilosophique
autres
logique
mathématique
¬ð
analyse logique
logique
philosophique
ou
analyse logique générale
¯ð
analyse logique appliquée
...............
...............
...............
...............
?
Lépistémologie nest donc plus une branche de lanalyse logique appliquée fondée sur la logique philosophique, et du même coup une branche de la philosophie. Elle se confond bien plutôt, et de façon partielle, avec la philosophie elle-même, voire avec lanalyse logique si lon tient pour négligeable la distinction, au sein de la philosophie, entre lanalyse logique stricto sensu et le reste, qui en tout état de cause ne semble recouvrir quune opposition entre analyse formelle et analyse matérielle.
Laquelle des deux hypothèses architectoniques dégagées est-elle la plus fidèle à la pensée russellienne? À la vérité aucune nest satisfaisante. Le dilemme est que dans le premier cas lépistémologie se trouve nettement délimitée, mais son rapport avec la philosophie est tronqué, tandis que dans le second, ce rapport est rétabli mais au prix dune sorte de dissolution de lépistémologie qui perd toute spécificité et se confond avec le savoir philosophique lui-même.
La nature de lépistémologie russellienne, et du même coup celle de ses relations avec la logique, savère donc au total assez insaisissable.
3. logique et épistémologie philosophique
Or le problème qui surgit de la sorte a bien été de fait au cur des tourments que lépistémologie a pu causer à Russell : comment définir celle-ci? Comment lui trouver une place propre au sein de la philosophie? Comment lui préserver une spécificité par rapport à lanalyse logique?
Il est certes aisé de rétorquer que toute croyance nest pas une connaissance. Et de fait, on pourrait certainement trouver chez Russell un critère permettant de distinguer (cf. notamment ses essais sur la définition du bien et du mal) les croyances pratiques des croyances qui seules méritent le nom de connaissances. Encore quà plusieurs reprises il ait souligné la difficulté quil y a à élaborer un concept précis de connaissance. Au chapitre XIII des Problems of Philosophy, il écrit par exemple :
« en fait le concept de connaissance nest pas un concept précis : il se fond dans celui de opinion probable, ainsi que nous le verrons plus amplement dans la suite de ce chapitre. Aussi ne faut-il pas chercher à en élaborer une définition très précise, qui ne saurait être que plus ou moins trompeuse. »
Il reste quune telle distinction entre fondation des croyances pratiques et fondation des croyances épistémiques ne suffit pas à résoudre le problème. Cest en effet la plus grande part de la philosophie qui continue alors de se confondre avec lépistémologie.
Si la difficulté de définir et de localiser lépistémologie au sein de la philosophie est en fait ancienne chez Russell, puisquelle apparaît explicitement dès 1904 au moins, elle demeure tout à fait vivace à lépoque même où il parvient à ses vues les plus précises sur lessence à la fois critique et logique de cette dernière. Elle surgit notamment sous une forme extrêmement aiguë dans le manuscrit de 1913 XE "Eames (E.R.)" XE "Blackwell (K.)" , que Russell abandonne sous le coup des critiques de Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" pour se mettre peu de temps après à écrire, pris par les circonstances, les conférences Lowell. Aussi convient-il dexaminer attentivement la manière dont elle sy trouve formulée ainsi que la solution quelle se voit alors proposée.
3.1 La logicisation de lépistémologie
Les difficultés de la définition de lépistémologie du manuscrit de 1913. Cest au chapitre IV de la première partie du manuscrit, après avoir entamé une analyse logique de l« acquaintance », que Russell effectue une pause méthodologique et se penche entre autres choses sur la définition de lépistémologie XE "Wittgenstein (L.)"
Il commence par poser explicitement léquivalence des notions de théorie de la connaissance et dépistémologie, et souligne demblée aussi la difficulté quil y a à définir lune ou lautre :
« La théorie de la connaissance ou épistémologie est plus difficile à définir. »
Et cest essentiellement sur ces difficultés que se porte en réalité son attention. Elles proviennent tout dabord selon lui du fait quune telle définition exige de déterminer au préalable la notion de connaissance, alors que cest précisément une des tâches de la théorie de la connaissance que de clarifier ce terme. Mais cest principalement lincertitude des frontières de son domaine dinvestigation et de sa problématique qui pose à ses yeux problème. Il semble en effet que ce domaine soit, dans la nature des choses, inséparablement lié à celui de deux autres sciences, à savoir la logique et la psychologie, au point quil est permis de se demander sil est effectivement possible de lui reconnaître un champ et un questionnement spécifiques, et du fait même une existence propre. En bref, le problème fondamental auquel se heurte la définition de lépistémologie est quil sagit dune discipline apparemment sans objet particulier. Russell poursuit en effet en ces termes :
« En second lieu, des difficultés surgissent quant aux relations de lépistémologie avec la psychologie dune part et la logique de lautre. »
La difficulté posée par la psychologie provient du fait que ce quil appelle alors la partie analytique du champ de lépistémologie, et qui inclut
« lanalyse de lexpérience, les distinctions entre la sensation, limagination, la mémoire, lattention ..., la nature de la croyance ou du jugement ... ».
doit en effet selon lui être
« considérée comme faisant strictement partie de la psychologie ».
Par ailleurs, la partie implicitement considérée comme non-analytique, et qui recouvre quant à elle tout ce qui fait intervenir les notions de vérité et de fausseté, y compris leurs définitions mêmes, appartient quant à elle à la logique :
« Dautre part, la distinction entre la vérité et la fausseté, qui est manifestement pertinente pour la théorie de la connaissance, semble appartenir à la logique ».
Il ajoute toutefois aussitôt, laissant de la sorte une porte ouverte à la reconnaissance dun domaine propre à lépistémologie et renvoyant la difficulté à un approfondissement de la notion de logique :
« encore que lon puisse éprouver quelque doute à cet égard ».
Pourtant les chances de pouvoir échapper au dilemme de la dilution du domaine et de la problématique de lépistémologie sont encore renforcées par une difficulté supplémentaire : la partie psychologique de lépistémologie menace à son tour de disparaître dans la logique. Russell ajoute en effet :
« Et en tout état de cause, dès que lon aborde la théorie du jugement, même sans tenir compte de la vérité et de la fausseté, les difficultés rencontrées sont presquentièrement logiques, et lon a principalement besoin de découvertes logiques pour progresser dans ce domaine. On peut montrer [Russell précise en note : comme je lai réalisé grâce à des travaux non publiés de mon ami L. Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" ] quun jugement, et plus généralement toute pensée dont lexpression implique des propositions, doit être un fait dune forme logique différente de tous ceux de la série : faits sujet-prédicat, relations duales, relations triples ... Apparaît de la sorte un problème intéressant et difficile de pure logique, à savoir celui délargir linventaire des formes logiques de façon à y inclure des formes appropriées aux faits de lépistémologie. »
Cette remarque contient en fait plusieurs affirmations plus ou moins explicites quil importe de bien démêler. En premier lieu, Russell admet implicitement que la partie psychologique de lépistémologie est analytique non pas seulement au sens ordinaire où elle répertorie et classifie les différents types de relations cognitives (travail qui se trouve précisément entamé de façon systématique dans le manuscrit), mais aussi au sens technique où elle constitue en tant que telle une entreprise danalyse logique appliquée. Cest en effet ce que révèle le cas du jugement en faisant apparaître une carence dans linventaire des formes logiques. Russell en conclut alors seconde affirmation que la partie psychologique de lépistémologie, dès lors quelle atteint le niveau de la relation cognitive de type judicatif, est suspendue à la découverte de nouvelles formes logiques, cest-à-dire à un enrichissement de leur inventaire et donc à un progrès de lanalyse logique générale et pure. De sorte que, à la différence de la psychologie des autres types de relations cognitives, celle du jugement soulève un problème danalyse logique pure et non pas seulement danalyse logique appliquée. Il ne suffit plus, en quelque sorte, de reconnaître une forme logique, il faut en inventer une. Or cette singularité de lanalyse du jugement semble, en troisième lieu, constituer aux yeux de Russell un argument en faveur de lindistinction de la logique et de lépistémologie. Il introduit en effet aussitôt après la conclusion générale suivante :
« Il semblerait quil soit par conséquent impossible dassigner à la théorie de la connaissance une province distincte de celles de la logique et de la psychologie. »
Or il faut prendre garde que ce qui aux yeux de Russell fond ici la partie psychologique de lépistémologie dans la logique, contribuant de la sorte à ôter toute spécificité à lépistémologie en général, nest pas le fait que la psychologie soit une analyse logique appliquée et sappuie par voie de conséquence sur les résultats de lanalyse logique générale et pure, mais le fait que cette analyse logique appliquée débouche sur une nouvelle difficulté relevant de lanalyse logique générale et pure. Or on ne voit guère de raison pour introduire une telle asymétrie, puisque dans les deux cas la dépendance de la partie psychologique de lépistémologie par rapport à la logique est au fond la même. Ou bien elle est absorbée dans la logique du seul fait quelle est une analyse logique appliquée, ou bien elle ne lest pas, bien quil soit difficile de concevoir comment il pourrait en aller autrement ; mais le caractère résolu ou irrésolu des questions danalyse logique générale et pure dont elle dépend nest pas pertinent du point de vue de la question de sa distinction davec lanalyse logique.
De lensemble de ces considérations, il résulte clairement que le domaine et la problématique de la logique et de la psychologie épuisent ceux de lépistémologie, et que celle-ci ne peut donc pas désigner quelque chose de différent de ces deux disciplines à la fois :
« Toute tentative pour délimiter une telle province doit, je crois, être artificielle et donc dommageable ».
En dautres termes, rien nappartient à lépistémologie qui nappartient en fait à la logique ou à la psychologie.
À dire vrai, Russell pourrait aller plus loin encore et déclarer impossible et artificiel de distinguer lépistémologie de la seule logique, puisque la psychologie se fond elle-même dans lanalyse logique. Le manuscrit de 1913 semble donc bien rejoindre, quoique par dautres voies, les conclusions de la partie précédente. À une différence importante près toutefois : aucune différence entre analyse logique et philosophie ne se manifeste ici, de telle sorte que cest de la première seule et non de la seconde que lépistémologie est expressément déclarée indistinguable. Mais si dune part on admet que la distinction entre analyse logique formelle et analyse matérielle nest pas essentielle, et si dautre part on prend en compte le fait que ce texte est contemporain de la définition de la philosophie en termes danalyse logique de 1914, la thèse fondamentale est pour lessentiel la même. Lépistémologie nest rien dautre que la philosophie, qui nest elle-même rien dautre que lanalyse logique.
Retour sur les sources des difficultés de 1913. Cette conclusion pour le moins sceptique est en fait laboutissement dune confrontation longue et tourmentée avec le problème des rapports entre logique, psychologie et théorie de la connaissance, dont on trouve notamment la trace dans les critiques de Meinong XE "Meinong (A. von)" \r "QE19" des années 1904 et 1905 XE "Lackey (D.)" . On se contentera ici de faire brièvement retour sur le premier de ces textes qui anticipe de la manière la plus claire les difficultés mentionnées dans le manuscrit de 1913 et sur les solutions qui y sont proposées.
Dans Meinongs Theory of Complexes and Assumptions Russell est conduit à aborder le problème de la définition de lépistémologie par le fait que les uvres de Meinong quil analyse se réclament explicitement de cette dernière. Sinterrogeant sur le sens et le bien-fondé dune telle catégorisation, il commence par critiquer la position de ceux qui identifient lépistémologie avec la logique. Une telle identification lui semble reposer en effet sur une absence regrettable de distinction entre la partie mentale des jugements ou croyances et leur contenu, en quoi il saccorde avec Meinong à voir au contraire quelque chose dextra-mentem quil appelle des Objectifs (terminologie meinongienne) ou des propositions. En bref, elle nest rien dautre quune confusion résultant de lerreur fondamentale du psychologisme logique par laquelle le domaine propre à la logique se trouve absorbé dans celui de la psychologie entendue comme science du mental, et par là-même dénaturé :
« La théorie de la connaissance est souvent considérée comme identique avec la logique. Cette attitude résulte dune confusion entre les états psychiques et leurs objets. »
Mais Russell dénonce aussitôt lerreur qui consisterait à confondre à son tour la théorie de la connaissance avec la psychologie. Il suggère que leur différence provient de ce que la première prend en compte de façon essentielle la notion de vérité délaissée au contraire par la seconde :
« La théorie de la connaissance est en fait distincte de la psychologie, mais elle est plus complexe : car elle implique non seulement ce que la psychologie a à nous dire sur la croyance, mais aussi la distinction entre la vérité et la fausseté, étant donné que la connaissance nest que la croyance en ce qui est vrai. ».
De quoi il découle légitimement que la théorie de la connaissance a pour objet propre la croyance en tant quelle possède la propriété dêtre vraie.
Toute la difficulté est cependant que cette propriété de vérité est considérée par ailleurs comme relevant de la logique, parce quétant dabord et avant tout une propriété des Objectifs ou propositions.
« Cest pour les avoir négligées que jusquà maintenant lon nest pas parvenu à savoir quelles choses étaient vraies ou fausses, ou comment distinguer la logique et lépistémologie de la psychologie ; car sans les Objectifs, seul le connaître (Erkennen), qui est psychique, pouvait être lobjet de lépistémologie, tandis que celle-ci soccupe en fait fondamentalement de la connaissance (Erkenntnis), et non pas du connaître. Meinong reconnaît que ce nest que depuis quil a admis les Objectifs quil sait pourquoi lépistémologie nest pas la psychologie ... ».
Car il semble alors que, en soccupant de la croyance vraie, lépistémologie soccupe dun objet qui tombe en réalité dans le giron de deux autres domaines scientifiques. La croyance vraie, en tant quelle est croyance, ressortit de la psychologie, et en tant quelle est vraie, de la logique. Et en effet, Russell reconnaît lui-même quil peut être abordé dun double point de vue, soit celui de la psychologie, cest-à-dire de la croyance, soit celui de la logique, cest-à-dire de la vérité et de la fausseté, quoique chacune de ces deux approches ne soit que partielle :
« Aussi cette matière peut-elle être approchée soit à travers la psychologie soit à travers la logique, qui toutes deux sont plus simples quelle. »
Mais le risque est alors que lépistémologie ne soit rien dautre que la conjonction dune étude logique et dune étude psychologique, et partant, rien dautre que le nom dune paire de sciences. Au vu du caractère manifestement insatisfaisant dune telle solution, qui naccorderait quune spécificité toute nominale à lépistémologie, Russell sefforce en conséquence de trouver dans cette étude bicéphale quelque chose qui en fasse plus que la simple somme de ses parties. Et la difficulté consiste très précisément à parvenir à distinguer lépistémologie de la psychologie, en vertu de sa prise en compte de la propriété de vérité, mais sans la faire pour autant retomber par là dans la logique. De son aveu même, cest là chose fort délicate :
« Il est extrêmement difficile ... de maintenir parfaitement claire la distinction entre la logique et la théorie de la connaissance ; pourtant il est plus indispensable que nulle part ailleurs dintroduire une telle distinction ... ».
Il sagit en dautres termes de parvenir à clarifier lidée que létude de la nature de la croyance vraie possède, tant du point de vue de sa problématique que de son domaine, quelque chose de plus que la conjonction de létude de la nature de la croyance et de létude de la nature de la vérité, ainsi que le manifeste clairement la manière même dont Russell y résume sa position :
« On ne peut pas dire que la logique soccupe spécialement des Objectifs et la psychologie des jugements qui ont ces Objectifs, car toute connaissance soccupe dobjectifs, la connaissance psychologique comme les autres. Mais la logique doit certainement se préoccuper de la nature générale des Objectifs, ainsi que de la vérité et de la fausseté, et de tout ce qui peut aussi posséder un degré similaire de généralité. La psychologie doit soccuper (inter alia) du jugement ; et la théorie de la connaissance de la différence entre les jugements corrects et erronés, cest-à-dire de ceux qui affirment respectivement des propositions vraies et fausses. »
Or le fait est que larticle de 1904 sachève sans y être parvenu. La spécificité de la théorie de la croyance vraie par rapport à la logique et à la psychologie y demeure une simple revendication.
À tout le moins, les relations de priorité entre les trois disciplines semblent pouvoir être dans cette perspective clairement délimitées. Dune part, lépistémologie est seconde par rapport aux disciplines sur lesquelles elle repose sans sy réduire :
« Si la théorie de Meinong de la priorité locale des inferiora par rapport au superius est maintenue, la théorie de la connaissance doit être subséquente par rapport et à la logique et à la psychologie. »
Cette secondarité est toutefois celle dun tout par rapport à ses parties constituantes, et non pas dune partie par rapport à une autre. Dautre part, Russell introduit une priorité incontestable de la logique sur la psychologie :
« Puisque la psychologie est faite de propositions et de propositions quelle souhaite au moins être vraies, la logique doit être supposée par la psychologie ; et il ne sagit pas seulement de la logique très générale mentionnée ci-dessus, mais aussi de choses comme les canons de linférence ; car ces propositions ne peuvent être inférées quen supposant de tels canons, et ceux-ci se trouvent nécessairement présupposés dans tout argument basé sur des données psychologiques. Aussi semble-t-il en résulter que la logique, quoique non pas lépistémologie, soit antérieure à la psychologie. Et le principe de Meinong lui-même, selon lequel les inferiora sont antérieurs aux superiora rend lObjectif antérieur à la relation impliquée dans le jugement ».
Cette tentative pour sauver la spécificité de lépistémologie demeure non aboutie, et elle se trouve de fait abandonnée dans le manuscrit de 1913, puisque celui-ci renonce précisément à tout espoir de dégager pour lépistémologie une province distincte, au sens dun domaine et dune problématique distincts de ceux de la logique et de la psychologie.
La solution du manuscrit de 1913. Mais de ce quil lui semble impossible, artificiel et même dangereux de délimiter une province distincte de lépistémologie, Russell ne conclut pas pour autant en 1913 que celle-ci nait pas sa place spécifique dans larbre du savoir philosophique. Il ne se résout pas toutefois à ne faire désigner à ce terme rien de plus que le nom dun couple de sciences qui en ont aussi chacune un par ailleurs. Et de fait, que la province de lépistémologie soit incluse dans celles de la logique et de la psychologie nimplique en aucune façon quelle ne soit rien dautre que leur réunion ; cela signifie seulement quelle est la réunion dune partie de chacune delles. Et cest bien là pour finir la spécificité de lépistémologie aux yeux de Russell en 1913. Le terme désigne une science qui étudie un sous-domaine de ces deux autres sciences. Dès lors, le problème de sa définition devient celui de déterminer avec exactitude les limites de la partie de la psychologie et celles de la partie de la logique quil recouvre. Mais cest précisément ce que seule pourra révéler une épistémologie pleinement développée, cest-à-dire en fait une logique et une psychologie pleinement développées. Aussi Russell ne peut-il quen donner une simple délimitation de principe. Celle-ci lui est fournie par la question centrale de la nature de la croyance vraie, à laquelle il adjoint celle de la découverte de critères de reconnaissance de la croyance vraie, qui lui est intimement liée sans lui être identique :
« Le problème central de lépistémologie est de distinguer entre les croyances vraies et les croyances fausses, et de trouver, dans autant de régions que possible, des critères de la croyance vraie ... Nous pouvons définir lépistémologie au moyen de ce problème comme étant lanalyse des croyances vraie et fausse et de leurs présuppositions, en même temps que la recherche de critères de la croyance vraie. »
Car ce problème de la nature de la croyance vraie, dès quon le développe, savère recouvrir des questions qui appartiennent dune part à la logique et dautre part à la psychologie.
« Ce problème, poursuit Russell, nous conduit par le biais de lanalyse de la croyance et de ses présuppositions au sein de la psychologie et de lénumération des relations cognitives, tandis quelle nous fait pénétrer dans la logique par le biais de la distinction entre la vérité et la fausseté, qui est sans pertinence du point de vue dun examen purement psychologique de la croyance ... »
Lépistémologie peut donc bien être définie comme la partie de la psychologie et la partie de la logique, quelles quelles soient au juste, qui sont impliquées par lélucidation de ce problème. Mais si de la sorte la croyance vraie nest plus considérée comme nétant rien dautre quune croyance dotée de la propriété dêtre vraie, et si donc la question de sa nature se trouve ainsi tenue pour épuisée par celle de la nature de la croyance et celle de la nature de la vérité, lépistémologie nest pourtant pas la simple conjonction de la logique et de la psychologie. Ce terme distingue une intersection de ces deux sciences qui trouve dans le problème de la nature de la croyance vraie (et des critères de sa reconnaissance) une cohérence problématique particulière, justifiant du même coup son maintien dans la classification de la connaissance scientifique.
Si tel est le principe définitionnel quil faut en définitive retenir pour cerner ce quest lépistémologie, Russell admet toutefois pour conclure que la manière dont est formulé le problème essentiel de cette dernière reste insuffisante. Il lui semble en effet évident quune telle formulation conduirait à faire entrer dans le champ de lépistémologie des parties de la logique et de la psychologie qui ne sauraient avoir en réalité de pertinence épistémologique.
« Mais dun point de vue pratique cette définition demeure un peu large, puisquelle conduit à inclure des parties de la psychologie et de la logique dont limportance nest pas principalement épistémologique ; pour cette raison, il convient de ne pas lentendre de manière tout à fait stricte ».
Il sabstient toutefois de préciser les amendements quil considère nécessaires.
Les textes qui entourent le manuscrit de 1913 permettent déclaircir et de préciser certains des aspects de cette localisation de lépistémologie au sein de la science philosophique.
Le second chapitre de Our knowledge of the external world permet ainsi en premier lieu de corriger largument problématique tiré de la carence de linventaire des formes logiques mis à disposition de lanalyse du jugement par lanalyse logique générale et pure. Russell y fait en effet la remarque suivante :
« Le problème de la nature du jugement ou de la croyance peut être considéré comme un exemple de problème dont la solution dépend dun inventaire adéquat des formes logiques. Nous avons déjà vu de quelle manière la soi-disant universalité de la forme sujet-prédicat rendait impossible une analyse correcte de lordre sériel, et par voie de conséquence inintelligibles lespace et le temps. Mais il suffisait en ce cas dadmettre des relations à deux termes. Si tous les jugements étaient vrais, on pourrait supposer quun jugement consiste en lappréhension dun fait, et que lappréhension soit une relation entre un esprit et un fait. On a souvent défendu une telle conception en raison de la pauvreté de linventaire logique dont on disposait. Mais elle conduit à des difficultés insolubles dans le cas de lerreur. Supposons que je croie que Charles I soit mort dans son lit. Il ny a aucun fait objectif tel que la mort de Charles I dans son lit avec lequel je puisse avoir une relation dappréhension. Charles I, sa mort et son lit sont objectifs, mais, sauf dans ma pensée, ils ne sont pas disposés de la façon dont le suppose ma croyance fausse. Il est par voie de conséquence nécessaire, quand on analyse une croyance, de rechercher une forme logique différente de celle dune relation à deux termes. Le fait de ne pas sêtre rendu compte de cette nécessité a, à mon sens, vicié presque tout ce qui sest jusquici écrit dans le domaine de la théorie de la connaissance, faisant de la sorte du problème de lerreur un problème insoluble et de la différence entre croyance et perception une différence inexplicable. »
Dans ce texte, Russell fait du cas du jugement un exemple, et en fait lexemple paradigmatique, de la dépendance de la psychologie des relations cognitives par rapport à lanalyse logique générale et pure. Or par là même il ramène la psychologie analytique de la relation judicative sur le même plan que celle des autres relations cognitives et rend manifeste le caractère injustifié du troisième argument en faveur de lindistinction de la logique et de la théorie de la connaissance contenu dans le manuscrit de 1913. Cest bien en vertu de son caractère danalyse logique appliquée que la partie psychologique de lépistémologie tend à se fondre dans la logique et non pas en vertu de la simple pauvreté de linventaire des formes logiques.
De leur côté les Problems of Philosophy permettent de préciser le contenu ce qui apparaît désormais comme la seconde tâche principale de lépistémologie à côté de la distinction entre croyance vraie et croyance fausse, à savoir la découverte de critères de la croyance vraie.
La différence entre cette question et celle de la nature de la croyance vraie fonde en effet la division entre le chapitre XII et le chapitre XIII de louvrage. Ainsi Russell écrit-il au début du premier des deux :
« Dans ce chapitre nous ne nous demandons pas de quelle manière nous pouvons savoir si une croyance est vraie ou fausse : nous nous demandons ce que signifie la question de savoir si une croyance est vraie ou fausse. Il faut espérer quune réponse claire à cette question puisse nous permettre dobtenir une réponse à celle de savoir quelles croyances sont vraies ; mais pour le moment nous nous contentons de demander : Quest-ce que la vérité? et Quest-ce que la fausseté?, et non pas Quelles croyances sont vraies? et Quelles croyances sont fausses? ».
Or, dans cette remarque, Russell distingue en fait trois questions et non pas deux. Il y a tout dabord celle de savoir ce que cest pour une croyance que dêtre vraie ou dêtre fausse. Puis celle de savoir comment déterminer si une croyance est vraie ou fausse, cest-à-dire comment reconnaître sa vérité ou sa fausseté. Enfin, il y a aussi celle de savoir quelles sont celles de nos croyances qui sont vraies et quelles sont celles qui sont fausses. Or Russell semble faire ici comme si la seconde et la troisième de ces interrogations pouvaient être tenues pour équivalentes. Et pourtant, lorsquil entreprend de répondre à la seconde au chapitre XIII, il est clair quil napporte pas de réponse à la troisième. Il formule des critères pour reconnaître lesquelles parmi nos croyances sont vraies, mais il ne nous dit pas pour autant lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses.
Et cependant, il est non moins clair quil existe un lien naturel entre ces deux questions, et que ce lien est dapplication. On peut déterminer en effet quelles croyances sont vraies et quelles croyances sont fausses en appliquant à nos diverses croyances les critères de reconnaissance préalablement dégagés. Du fait même, il est également naturel de faire entrer ce travail dapplication des critères dans la tâche de lépistémologie. Mais si tel est le cas, il en résulte quil faut opérer une distinction entre épistémologie pure et épistémologie appliquée. Et quest-ce que cette épistémologie appliquée sinon le travail de fondation des différents secteurs de la connaissance entrepris par Russell, notamment à propos de la connaissance mathématique puis de la connaissance physique? Quest-ce que fonder de telles connaissances sinon établir si nous sommes justifiés à reconnaître les différentes croyances dont elles se composent comme vraies ou comme fausses?
Mais cette distinction entre épistémologie pure et épistémologie appliquée se trouve en fait liée aussi à une autre, mal dégagée, entre épistémologie générale et épistémologie particulière. La définition de 1913 admet en effet quil faut dégager des critères de reconnaissance du vrai et du faux dans autant de régions de la connaissance quil est possible (cf. citation supra). Ce qui implique une spécification de lépistémologie selon les diverses régions de croyance quil est possible de séparer. Or une telle spécification de la recherche des critères de reconnaissance ne doit pas être confondue avec leur application. Elle nen est que le préalable. Cest en effet une chose que de déterminer un critère du vrai et du faux pour la province des croyances mathématiques, et une autre que dappliquer ces critères aux croyances constitutives de la science mathématique. Aussi faut-il au total introduire une double opposition : dun côté entre épistémologie pure générale et épistémologie pure particulière, et dautre part entre épistémologie pure particulière et épistémologie particulière appliquée.
Conclusion. Le manuscrit de 1913 dessine donc au total une place pour lépistémologie dans larbre russellien de la philosophie qui se rapproche sensiblement de celle qui paraissait devoir se dégager de lassimilation fondamentale de la philosophie à lanalyse logique, mais sans lui être identique (cf. schéma i ) :
1) Lépistémologie se délimite dabord par un double problème : celui de la nature de la croyance vraie, et celui de létablissement de critères de reconnaissance des croyances vraies.
2) Or la branche du savoir ainsi délimitée recouvre, quoique non pas totalement, celles de deux autres parties au moins de la philosophie : la logique philosophique et la psychologie. De ce fait elle est dépourvue de domaine et de problématique indépendants, et donc dautonomie par rapport à ces deux autres sciences philosophiques.
3) Dans la mesure où la première de ces deux parties ne relève pas de lanalyse logique appliquée, lépistémologie ne peut-être simplement assimilée à une branche de lanalyse logique appliquée.
4) Toutefois elle en relève bien par sa partie psychologique : celle-ci est explicitement conçue, au moins en partie, comme un exercice dapplication de linventaire des formes logiques établi par la logique philosophique.
5) De la même manière, elle ne peut-être considérée stricto sensu comme fondée sur la logique philosophique, puisquelle se confond en partie avec cette logique philosophique. Encore que, ainsi que le propose Russell lui-même dans sa critique de Meinong XE "Meinong (A. von)" de 1904 (cf. supra), elle puisse lêtre au sens où un tout peut être considéré comme fondé sur ses parties. Mais il importe de bien prendre garde que la fondation dun tout sur ses parties nest pas une relation identique à la fondation dune partie sur une autre partie.
6) Cest bien par contre ce second type de relation de fondation qui unit la logique philosophique et la psychologie au sein de lépistémologie.
7) Le rapport entre les deux parties du questionnement épistémologique et les deux parties de la philosophie que recouvre lépistémologie nest pas établi avec une suffisante précision. Ainsi, il nest pas parfaitement clair si la question de létablissement des critères relève plutôt de la logique philosophique ou de la psychologie.
8) Enfin, lépistémologie connaît au moins deux divisions internes supplémentaires : lune entre épistémologie générale et épistémologie particulière, lautre entre épistémologie pure et épistémologie appliquée. Ces divisions créent au total trois parties essentielles au sein de lépistémologie : lépistémologie pure générale, lépistémologie pure particulière et lépistémologie appliquée. Les questions essentielles de lépistémologie pure générale sont les suivantes : a) quest-ce quune croyance vraie? b) comment reconnaître une croyance vraie? Tandis que celles de lépistémologie pure particulière sont : a) quest-ce quune croyance vraie dans tel domaine? b) quest-ce quune croyance vraie dans tel domaine? Lépistémologie appliquée est nécessairement particulière et prend pour axe central la question : quelles croyances sont vraies dans ce domaine? Où plus exactement : quelles croyances, parmi celles que nous (la science en particulier) tenons pour vraies, sommes-nous rationnellement autorisés à tenir pour vraies?
Cette nouvelle architecture peut à son tour se schématiser de la manière suivante :
schéma iv
science
non-philosophique
philosophique
autres
logique
mathématique
¬ð
épistémologie
pure
générale
particul.
appliquée
................
................
................
logique philosophique
ou
analyse logique générale
¯ð
analyse logique appliquée
psychologie
.....................
.....................
.....................
.....................
Le nouveau schéma de l architectonique générale de la philosophie russellienne ainsi obtenu, pour insuffisant quil demeure, présente trois avantages par rapport aux précédents.
On peut tout dabord y faire aisément entrer lensemble de luvre russellienne consacré aux problèmes de la connaissance. Dans la partie fondamentale de lanalyse logique viennent par exemple sinscrire des textes comme la première partie des Principles of Mathematics, les sept premières des Conferences on Logical Atomism, ou encore les différents textes sur la nature de la vérité. À la catégorie de lépistémologie générale appartiennent au contraire, dans leur plus grande partie, des livres comme les Problems of Philosophy, ou plus précisément encore, le manuscrit de 1913. Enfin, lessentiel du travail philosophique russellien, à savoir celui de clarification et de justification des croyances constitutives de la connaissance mathématique et de la connaissance physique, correspond à des sous-divisions de lépistémologie pure particulière, et surtout de lépistémologie appliquée. Il est clair toutefois que les sous-divisions de lépistémologie appliquée et de lanalyse logique appliquée doivent se recouper en partie, mais sans pouvoir être confondues pour autant. Car lépistémologie pure générale, dans sa dimension psychologique, est de lanalyse logique appliquée sans être bien entendu de lépistémologie appliquée. Par contre, la philosophie de la physique est bien, en tant quépistémologie appliquée, de lanalyse logique appliquée.
Le second avantage de ce schéma, en disposant lépistémologie entre science philosophique et science non philosophique, est de permettre lintégration dune spécification ultérieure de la partie scientifique de lépistémologique et de ses liens avec lépistémologie philosophique. Car, une fois encore, bien que seule celle-ci ait été ici prise en compte, la fondation effective de la plupart des croyances fait appel chez Russell à un travail déductif qui, en vertu de lorganisation même quil confère à la logique, ressortit de sa partie mathématique et non philosophique.
En troisième lieu enfin, ce nouveau schéma permet dans une large mesure de pallier aux insuffisances respectives des deux précédents en même temps que datténuer la tension quils faisaient apparaître dans la réflexion russellienne. Le premier dentre eux échouait à rendre compte de lessence critique de la philosophie et confinait indûment lépistémologie au rôle de simple secteur philosophique. Le second ôtait au contraire toute spécificité à lépistémologie par rapport à la philosophie. Or le troisième schéma autorise à maintenir tout à la fois larchitectonique impliquée dans la définition de 1914, en conservant à la logique philosophique son rôle fondamental et à lépistémologie sa dimension danalyse logique appliquée, et la dimension épistémologique que reconnaît à toute démarche philosophique sa définition critique de 1912, en inscrivant le fondement de lédifice philosophique en partie dans lépistémologie.
Mais si telle est bien, pour lessentiel au moins, la façon dont Russell conçoit vers le milieu des années 1910 lorganisation du savoir philosophique et, en son sein, les relations entre logique et épistémologie, celle-ci ne peut correspondre au schéma général attribué à la pensée frégéenne XE "Frege (G.):frégéen" par Dummett XE "Dummett (M.)" . Certes la logique philosophique, sous sa forme générale et pure, est bien chez Russell au fondement de la philosophie. Mais elle ne prétend aucunement ravir par là la place de lépistémologie. Or ce rôle fondamental accordé à lépistémologie est en harmonie avec la reconnaissance de lessence critique de la philosophie, qui se trouve quant à elle expressément placée sous légide de Descartes XE "Descartes (R.)" . La révolution philosophique dont Russell se veut lauteur nest dirigée ni contre le cartésianisme, ni contre la priorité de lépistémologie. Ce qui, aux yeux de Dummett XE "Dummett (M.)" du moins, revient largement au même.
Que Russell ne soit pas parfaitement fidèle au tournant frégéen tel quil linterprète, Dummett XE "Dummett (M.)" en convient dailleurs sans ambages. À ses yeux le véritable continuateur de Frege XE "Frege (G.)" est le Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" du Tractatus. Ainsi écrit-il au dernier chapitre de son XE "Frege (G.)" Frege, Philosophy of Language :
« La nouvelle perspective ouverte pas Frege XE "Frege (G.)" nétait pas entièrement partagée par Russell, dont le profil philosophique était à tant dégards si proche de celui de Frege XE "Frege (G.)" . Russell demeurait dans une mesure considérable sous linfluence de lancienne tradition, où les considérations épistémologiques étaient premières. Le premier philosophe à avoir pleinement adopté la perspective de Frege XE "Frege (G.)" fut Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" : la différence entre Russell et Wittgenstein XE "Wittgenstein (L.)" apparaît en pleine lumière si nous considérons le Tractatus et Les Conférences sur latomisme logique ; dans chacun des deux livres beaucoup des théories défendues sont les mêmes, mais dans le travail de Russell elles prennent une orientation épistémologique qui fait totalement défaut dans le Tractatus. Le Tractatus est un pur essai de théorie du sens, aussi soigneusement purgé de toute considération épistémologique ou psychologique quune maison lest de levain avant la Pâque juive ».
Pourtant, si Russell conserve à lépistémologie une place effectivement première dans son architectonique philosophique, ce nest pas au sens où lentend Dummett XE "Dummett (M.)" . Car pour Russell lépistémologie continue dêtre première en tant quelle se confond désormais avec la logique philosophique. Et sans doute toute la différence entre larbre russellien et larbre XE "Frege (G.):dummetto-frégéen" XE "Dummett (M.):dummetto-frégéen" dummetto-frégéen de la philosophie senracine-t-elle dans cette analyse divergente de la nature de la logique philosophique. Pour Russell la logique philosophique fait partie de lépistémologie. Pour le Frege XE "Frege (G.)" de Dummett XE "Dummett (M.)" , la logique philosophique est une discipline effectivement distincte de lépistémologie. Et la découverte de sa priorité est aux yeux de Dummett XE "Dummett (M.)" la conséquence de celle, plus fondamentale, de son autonomie. Aussi est-ce moins pour avoir continué à maintenir la priorité de lépistémologie que pour avoir entretenu la confusion de la logique philosophique et de lépistémologie que Russell a selon lui partiellement manqué le tournant révolutionnaire frégéen, dont il sest pourtant déclaré lhéritier.
3.2 Le problème de la circularité au sein de lépistémologie générale
En vertu de ces différentes analyses, si la logique philosophique russellienne nest donc pas première par rapport à lépistémologie au sens XE "Dummett (M.):frégéo-dummettien" XE "Frege (G.):frégéo-dummettien" frégéo-dummettien du terme, il demeure quelle peut néanmoins être considérée comme telle en un sens moins absolu : elle est en effet première dune part vis-à-vis de lensemble de lépistémologie, et dautre part vis-à-vis de la psychologie. Mais cette priorité doit dans les deux cas se concevoir comme une relation interne à lépistémologie elle-même : dans le premier il sagit de la priorité dune partie par rapport à un tout auquel elle appartient, dans le second dune partie par rapport à une autre au sein dun tout commun.
Mais il apparaît à la réflexion quelle est assez peu assurée. Elle nest en effet quun aspect du rapport général de fondation de lensemble des branches de la philosophie sur la logique philosophique, et celui-ci se heurte à diverses difficultés (cf. supra). Plus encore, elle joue un rôle privilégié dans la mise à nu de ces difficultés, puisque cest notamment le cas de lanalyse logique de la relation judicative qui fait explicitement apparaître les carences de linventaire de la logique philosophique.
Or la place accordée à lépistémologie dans larchitectonique qui se dégage du manuscrit de 1913 permet de formuler avec précision de nouvelles objections contre la possibilité pour la logique philosophique de détenir un tel rôle, et du fait même débranler lidée que, à défaut dêtre première par rapport à lépistémologie au sens XE "Dummett (M.):frégéo-dummettien" XE "Frege (G.):frégéo-dummettien" frégéo-dummettien, la logique philosophique le serait pourtant chez Russell en ce quelle fournirait le fondement de la partie psychologique de lépistémologie.
Il semble en effet particulièrement difficile dadmettre que la logique philosophique générale puisse entamer son travail classificatoire des formes logiques sans sappuyer sur une théorie de la nature générale du jugement, cest-à-dire de la relation judicative et de celles quelle suppose. Car comment en effet procéder à lanalyse de la forme des contenus de jugement avant même de les avoir distingués en tant que tels? Et lerreur du psychologisme logique est là pour montrer que cette distinction ne va pas de soi. Or une telle théorie relève sans ambiguïté pour Russell de la seconde partie de lépistémologie, cest-à-dire de la psychologie. Dès lors, il semble que la logique philosophique exige dêtre elle-même fondée sur la psychologie. En dautres termes, le problème nest pas seulement (cf. supra) que lanalyse logique des relations cognitives de facto ne parvient pas toujours à sappuyer, comme elle devrait pouvoir le faire, sur la logique philosophique, mais à linverse que la logique philosophique doit de jure sappuyer sur elle.
Cette nouvelle difficulté, dont on peut repérer lexistence dès les premiers pas de lanalyse logique russellienne, apparaît sous une forme particulièrement aiguë à ce moment privilégié de lévolution de la logique philosophique que constitue lintroduction de la théorie des descriptions, et en particulier dans lexposé quen offre en 1910 « Knowledge by acquaintance and knowledge by description » .
Tant dans cet article que dans celui de 1905, « On Denoting », où la théorie des descriptions apparaît pour la première fois, Russell fait explicitement appel, sans jamais la définir, à la distinction entre logique et théorie de la connaissance (ou épistémologie) et situe le problème de la forme logique de ces constituants propositionnels que sont les descriptions par rapport à chacune delles. Or en 1905 ce problème est clairement présenté comme relevant de la première de ces deux disciplines, mais possédant dimportantes conséquences pour la seconde :
« Le sujet de la dénotation est dune très grande importance, non seulement pour la logique et la mathématique, mais aussi pour la théorie de la connaissance. »
La propriété de la dénotation permet en effet selon Russell détendre le domaine de la connaissance humaine au-delà de ce qui peut être intuitionné par lesprit, et le conduit ainsi à introduire dans sa typologie épistémologique la catégorie nouvelle de « connaissance par description ». Ainsi considéré, le rapport entre logique et épistémologie mis en lumière par la théorie de la dénotation apparaît en conformité avec lattribution dun rôle fondamental à la première, quelle que soit la manière dont il convient au juste de définir en la circonstance chacune delles. À cette réserve près que, quand bien même il serait légitime de les assimiler respectivement à la logique philosophique et à la psychologique « analytique », cest-à-dire à ce que le manuscrit de 1913 définit quant à lui comme les deux parties de lépistémologie, il semble que la relation de fondation prenne en ce cas une forme plus complexe que celle qui se trouve impliquée dans la simple idée dune application de linventaire des formes logiques aux relations cognitives.
Mais larticle de 1910, qui seul parmi les textes publiés par Russell permet de véritablement comprendre le propos de celui de 1905, modifie sensiblement cette première caractérisation de larticulation entre logique et épistémologie dans le cas du problème de la dénotation. Russell y reconnaît en effet demblée que celui-ci peut être envisagé dun double point de vue, à la fois logique et épistémologique. Non pas toutefois au sens où la première lexaminerait en lui-même et la seconde explorerait ses conséquences sur la nature de la connaissance, mais bien au sens où toutes deux sont fondées à lui apporter une réponse, quoiquen adoptant des perspectives et des stratégies différentes. Et tandis que « On denoting » illustre ainsi à ses yeux lapproche logique, « Knowledge by description and knowledge by acquaintance » illustre principalement lapproche épistémologique.
« Le problème que je souhaite considérer, écrit ainsi Russell, est le suivant : Que connaissons-nous dans les cas où le sujet est simplement décrit? Jai déjà abordé ce problème dun point de vue purement logique ; mais dans les lignes qui suivent je veux laborder en rapport avec la théorie de la connaissance aussi bien que la logique, et étant donné les travaux qui viennent dêtre mentionnés, jécourterai la partie logique de cet article autant que faire se peut. »
Du fait même, larticle de 1910 permet de préciser où passe la ligne de partage de la distinction entre logique et épistémologie qui se trouve à nouveau invoquée sans être définie. Il apparaît en effet que le propre de lapproche épistémologique est de sappuyer sur une théorie des relations cognitives, et notamment de la nature de la relation judicative. De sorte que la question de la dénotation devient alors la suivante : étant donné que le jugement en tant quopération mentale (judging) est une relation cognitive de telle et telle nature, que contient un contenu de jugement (ou une proposition au sens de 1904) dans lexpression verbale duquel figure une expression dénotante? Ou encore : étant donné que le jugement en tant quopération mentale est une relation cognitive de telle et telle nature, que connaissons-nous, que considérons-nous comme vrai, quand nous connaissons ou tenons pour vrai quelque chose dont lexpression fait appel à une expression dénotante? Et de fait Russell affirme explicitement :
« Le principe fondamental dans lanalyse des propositions contenant des descriptions est le suivant : chaque fois quil y a une relation de supposition ou de jugement, les termes auxquels lesprit supposant ou jugeant est relié par la relation de supposer ou de juger doivent être des termes dont lesprit en question a une connaissance directe [is acquainted] ... Je présupposerai ... ce principe et lutiliserai comme guide dans lanalyse des jugements contenant des descriptions ».
Or il résulte de ladoption de ce principe que ce que décrit une expression dénotante ne peut être un constituant de tels contenus de jugement. Car il arrive souvent que les expressions de ce genre décrivent des choses avec lesquelles nous navons pas de relation d« acquaintance ». Il ne saurait être plus clair que le problème logique de la dénotation est en ce cas résolu en prenant appui sur une thèse épistémologique, de telle sorte que la théorie des descriptions, qui relève sans conteste de la logique philosophique, apparaît bien alors comme fondée sur ce qui correspond dans le manuscrit de 1913 à la psychologie analytique.
Et Russell enchaîne dailleurs aussitôt son analyse en ces termes :
« Cette conclusion, que nous avons obtenue à partir de considérations relevant de la théorie de la connaissance, nous est également imposée par des considérations logiques, quil nous faut maintenant brièvement résumer. »
Cest bien la même thèse qui se trouve successivement établie, selon lexpression de Russell lui-même, « sur des fondements logiques et épistémologiques ». Larticle de 1912 introduit donc lidée quune réponse à un problème de logique philosophique problème de détermination de la forme logique dun type général de composant propositionnel peut être fondée sur une thèse psychologique, transgressant du même coup le principe du rôle fondationnel de la logique philosophique. On peut arguer toutefois quune telle transgression nest pas problématique en ce que Russell souligne, en conclusion de larticle, le caractère en quelque sorte redondant de la solution que lon pourrait appeler « epistemology based » au problème de la dénotation. Celle-ci ne vient à ses yeux que confirmer celle obtenue « sur des bases purement logiques » en 1905.
Pourtant cette admission de la possibilité dune dépendance de la logique philosophique par rapport à la psychologie (analytique) introduit directement le soupçon que celle-ci masque en réalité une nécessité. Car si le problème de la logique philosophique est de dégager la forme de contenus de jugement, ainsi que le met pleinement en lumière lapproche épistémologique du problème de la dénotation, comment pourrait-elle ne pas commencer par définir la notion de contenu de jugement? Et comment cela serait-il possible autrement que par le biais de la construction dune théorie de la nature de la relation judicative en tant quélément central des rapports cognitifs? Et de fait, on peut aisément montrer, quoique cela soit impossible ici, que la première phase de lanalyse logique russellienne (celle de la première partie des Principles) suppose en réalité une théorie du jugement en tant quopération mentale quelle ne justifie pas et qui est en fait pour lessentiel simplement empruntée à Moore XE "Moore (G.E.)" . De telle sorte que celle qui sébauche dans les articles sur la vérité des années 1905-1906 et se précise en diverses étapes jusquau manuscrit de 1913, napparaît que comme une explicitation du fondement de lanalyse logique de 1903.
Faut-il alors pour conclure se contenter de renverser larchitectonique revendiquée par Russell, qui désormais napparaît plus simplement fragile mais intenable, et défendre la thèse que, contrairement à ses prétentions, cest bien la logique philosophique qui se trouve en réalité fondée sur la psychologie?
Pour tentante quelle soit, cette conclusion nest cependant pas suffisamment assurée. Car à son tour la psychologie analytique revendique expressément sa fondation sur la logique philosophique et linventaire des formes logiques quelle contient. Et quand bien même cette revendication ne serait pas explicite, il est parfaitement évident que la psychologie analytique suppose en effet dès ses tout premiers pas les éléments les plus fondamentaux de la théorie des relations et donc de la logique philosophique. L« acquaintance » est en effet pour Russell le rapport épistémologique le plus simple en même temps que le plus fondamental ; or cest bien en termes de relation, ainsi que de relatum et de référent, catégories indéfinissables et premières du calcul des relations (cf. notamment le chapitre IX de la première partie des Principles), quil le caractérise spontanément.
De telle sorte que dun côté la logique philosophique semble devoir sappuyer sur la psychologie analytique et sur celle du jugement en particulier, et que dun autre la psychologie analytique, en tant que logique appliquée, fait appel aux résultats de la logique philosophique. Les rapports de fondation entre les deux parties de lépistémologie, qui sont aussi deux parties de lanalyse logique, se donnent incontestablement comme circulaires XE "Pythagore" . La véritable difficulté est alors de déterminer si cette circularité est apparente ou réelle, et dans la seconde hypothèse, si elle est vicieuse. On se contentera ici de la poser sans chercher à la résoudre.
En fait elle reconduit directement à lexamen de certains des problèmes dégagés à partir de la première schématisation de larchitectonique russellienne. La réponse à la première partie de cette question dépend en effet de celle de savoir si la logique philosophique dispose dune source de connaissance spécifique ou si elle nest au fond quun travail de généralisation : dans la seconde hypothèse une analyse logique particulière est toujours en mesure de dégager elle-même les formes logiques générales correspondant aux faits quelle examine. Mais si il en va ainsi, la psychologie analytique na pas en principe besoin dêtre appliquée et peut donc de ce fait être première. Du même coup la circularité des rapports de fondation en question se trouve réduite à un simple effet résultant dune pratique philosophique non conforme à lessence du savoir philosophique, ainsi que le feraient du reste clairement apparaître les cas de carence de linventaire de la logique philosophique. Mais ce nest pas seulement alors la fondation de la psychologie analytique sur la logique philosophique au sein de lépistémologie quil convient de remettre en cause, mais aussi la valeur véritablement architectonique de la distinction entre analyse logique pure et analyse logique appliquée, ainsi quentre analyse logique générale et analyse logique particulière. Il ne sagirait là que de catégories en quelque sorte pratiques qui masqueraient lorganisation profonde de la science philosophique de Russell. De telle sorte que larchitectonique russellienne, tout entière à reconsidérer à partir du primat de la psychologie analytique, serait non seulement fort éloignée du schéma XE "Dummett (M.):dummettien" dummettien, mais aussi de celui quelle croit, non sans hésitation il est vrai, être le sien.
Dans le cas où il faudrait renoncer au vu de telles conséquences à dissiper la circularité au profit de la psychologie, malgré la plausibilité immédiate de cette hypothèse Car après tout, quest-ce qui peut bien interdire que toute analyse logique ne puisse pas extraire elle-même la forme logique quelle recherche et se passer de tout inventaire préétabli? Et le fait même que Russell comble dailleurs la carence de cet inventaire dans le cas de la relation de judication ne fournit-il pas une preuve supplémentaire que cette possibilité ne fait pas pour lui problème? , il conviendrait bien entendu de déterminer si cette circularité est ou non vicieuse. Est-il possible, en dautres termes, et de quelle manière au juste, de fonder notamment lune sur lautre la logique philosophique et lanalyse logique de la nature de la relation judicative?
4. conclusion
Le bilan de cette longue enquête savère au total doublement négatif. Tout dabord en ce quelle na pas permis de déterminer la nature des rapports entre la logique et lépistémologie russelliennes dans la période délimitée, mais simplement détablir ce que ces rapports ne sont pas. Après avoir en effet non sans difficulté dégagé une interprétation de ce quils prétendent être, il est apparu que lon pouvait raisonnablement mettre en doute lexactitude dune telle revendication, sans toutefois pouvoir encore mettre en lumière leur nature véritable. Et dautre part en ce quelle a permis de conclure à linadéquation du schéma XE "Dummett (M.):dummettien" dummettien. Mais savoir ce quune chose nest pas est après tout un premier pas vers la découverte de ce quelle est.
Jean-Michel Roy
Université Michel de Montaigne (Bordeaux III)
TC "Index nominum" \l 1
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G
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Granger (G.G.) 38; 43; 44
Greffe (X.) 38
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Gusdorf (G.) 38
H
Hahn 46
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Hegel (G.W.F.) 26; 29; 37
hégélien 69; 124
Heidegger (M.) 1; 21; 22; 23; 24; 29; 30; 31; 33
Helvétius 38
Hilbert (D.) 6
Hippias (dÉlis) 25
Hitler (A.)
hitlérien 48
Horace 43
Hume (D.) 29; 33; 35; 37; 38; 39; 41; 42; 43; 44; 45; 46
Husserl (Ed.) 22; 23; 26; 30; 31; 53; 101
I
Infeld (L.) 79
J
Jacob (F.) 13
K
Kant (E.) 14; 15; 18; 26; 33; 35; 95
kantien 7; 58; 64; 88
Kepler (J.) 72
Keynes (J.M.) 38
Koyré (A.) 6; 16; 17; 72; 73; 74; 76; 82; 84; 85; 86; 87; 91; 92
Kremer-Marietti (A.) 38
L
Labarrière (P.-J.) 69
Lackey (D.) 137
Lagneau (J.) 28
Lalande (Voc.) 6; 8; 24
Lane (R.E.) 41
Laplace (P.-S.) 17
Largeault (J.) 25
Le Blond (J.-M.) 11
Leclerc (E.) 48
Leibniz (G.W.) 6; 14; 18; 38; 59
leibnizien 88
List (Fr.) 45
Locke (J.) 33; 34
London 20
Lorraine (Ch. de) 73
Louis (P.) 12
Lucrèce 43
M
Mach (E.) 84
Machiavel (N.)
Antimachiavel 47
machiavélien 36
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Mairesse (J.) 38
Malebranche (N. de)
malebranchien 38
malebranchiste 33
Marx (K.) 34; 37; 44; 46; 47; 48
Maury (J.-P.) 74
Médicis (C. II de) 72
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Meinong (A. von) 13740; 145
Merleau-Ponty (M.) 1920
Michel (P.H.) 72
Mises (L. Von) 39; 40
Montaigne (M. de) 42; 43
Montchrétien (A. de) 36
Moore (G.E.) 152
Moraux (P.) 75
N
Nassiet (Ph.) 71
Newton
newtonien 38
Newton (I.) 6; 14; 1517; 71; 76; 79; 80; 81; 8690
newtonien 38; 92
newtonien/walrassien 47
Nietzsche (Fr.) 26; 37; 43
nietzschéen 22
Noël (É.) 52
P
Panoff (M.) 38
Parménide 32
Pascal (B.) 43; 54
Pauli (W.) 65
Pellegrin (P.) 11
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Piaget (J.) 56; 7; 18; 19
Planck (M.) 52
Platon 10; 11; 12; 14; 21; 22; 26; 32; 33; 35; 36; 69; 72; 73; 85; 92
platonicien 9; 25
Poincaré (H.) 5
Popper (K.) 16
Prigogine (I.) 16; 18
Pythagore 51; 153
Q
Quesnay (Fr.) 33; 36; 38
Quine (W.O.V.) 25
R
Rachline (Fr.) 34
Reboul (J.) 1
Reiffers (J.-L.) 38
Reines (Fr.) 65
Ricardo (D.) 45; 46
Riemann (B.) 58
Rivenc (J.-F.) 102
Roy (J.-M.) 104
Russell (B.) 95154
S
Say (J.-B.) 46
Schumpeter (J.A.) 41
Sénèque 42
Serres (M.) 18
Smith (A.) 33; 35; 38
Socrate 911; 17; 25; 106
socratisme 18
Solovine (M.) 79
Soudan (C.) 45
Soulez (A.) 24
Spinoza (B.) 26
Stengers (I.) 15; 16; 18
Stevens (B.) 23
T
Taminiaux (J.) 1
Tasse (T. Tasso, dit le) 72
Thalès 42
Théveniaud (A.) 23
Thom (R.) 7192
Thomas dAquin 33
Tricot (J.) 24
Turgot (A.R.J.) 36
V
Vadée (M.) 44
Vandevelde (P.) 23
Vaysse (J.-M.) 22
Vignaux (G.P.) 73
Villey (P.) 42
Voltaire (Fr.-M. Arouet, dit) 47
W
Walras (A.) 45
Walras (L.) 35; 39; 45
newtonien/walrassien 47
walrassien 46
Wittgenstein (L.) 99; 130; 133; 134; 136; 148
X
Xénophon 33
Z
Zeeman (Ch.) 59; 60
Ouvrage édité par Fabien Grandjean - PAU 1998
Sont publiés ici les actes du stage de formation en philosophie qui fut organisé par la M.A.F.P.E.N., en collaboration avec M. Christian Souchet, Inspecteur Pédagogique Régional, et lAssociation Régionale des Professeurs de Philosophie de lEnseignement Public, à Orthez les 16 novembre, 14 décembre 1994, 18 janvier et 14 février 1995. Ces journées ont porté sur le thème de lÉpistémologie et ont associé le travail en auto-formation de vingt Professeurs du Secondaire, des départements des Landes et des Pyrénées atlantiques, et lintervention dUniversitaires, Elisabeth Rigal et Jean-Michel Roy.
Ont contribué à ce volume :
A. Gobart Lépistémologie et son enseignement dans les classes terminales. Objectifs et contenu
F. Grandjean Du commerce « entre » économie politique et philosophie
J.-P. Massat Science, métascience, épistémologie. Essai sur René Thom
A. Théveniaud À propos de Galilée
J.-M. Roy Larbre russellien de la philosophie : logique et épistémologie dans latomisme logique russellien
Couverture : Puits antique à margelle basse, Néméa (Péloponnèse)
Photo Jean-Victor Vernhes
. L'épistémologie et ses variétés in Logique et connaissance scientifique, « Encyclopédie de la Pléiade », vol. XXII, Paris, Gallimard, 1967, p.10.
. Ibid., p. 12.
. Piaget classe les théories de la connaissance en trois catégories : « (1) celles qui partent d'une réflexion sur les sciences et tendent à la prolonger en une théorie générale de la connaissance, (2) celles qui, s'appuyant sur une critique des sciences, cherchant à atteindre un mode de connaissance distinct de la connaissance scientifique (en opposition avec celle-ci et non plus en son prolongement) et 3/ celles qui demeurent à l'intérieur d'une réflexion sur les sciences. [...] Nous appellerons métascientifiques les théories de la connaissance du type 1/, parascientifiques les théories de la connaissance du type 2/ et scientifiques tout court celles du type (3). », ibidem, p. 15-16.
. « L'absurde et déplorable scission des lettres et des sciences ne compromet pas seulement l'avenir de la philosophie ; elle fausse son histoire et rend son passé inintelligible, en l'isolant des spéculations scientifiques où elle a toujours pris racine. », Couturat, Logique de Leibniz, 1901, cité in Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, article « Science ». Cf. Koyré, parlant du « désastreux divorce entre science et philosophie », qui ne s'était pas encore accompli au temps de Newton, in Du monde clos à l'univers infini (1957), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988 , ch. VII, p. 193.
. Cf. Gorgias, 459 c.
. Cf. Théétète, 170 a.
. « ... les dialogues de Platon XE "Platon" , si l'on excepte le Timée, ne portent jamais sur des objets d'une autre science, mais toujours sur des questions qui intéressent les Valeurs et que tout le monde, par conséquent, prétend connaître. », V. Goldschmidt, Les dialogues de Platon, § 172.
. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, P.U.F., 2de éd., 1966, 1re partie, chap. 3, § 1 : Pour une préhistoire de la dialectique : le compétent et le quelconque, p. 260.
. XE "Le Blond (J.-M.)" Paris, Aubier, 1945, citée in XE "Aubenque (P.)" P. Aubenque, op. cit., § 3, p. 282 et sq., rééditée chez Garnier-Flammarion avec une Introduction de P. Pellegrin XE "Pellegrin (P.)" , Paris, 1995, p. 37.
. P. Louis, « Sur la chronologie des uvres d'Aristote », Bulletin de lAssociation G.-Budé, 1948, Intro., p. XXI, cité in Aubenque, op. cit., p. 285.
. Cf. Parties des animaux, op. cit., p. 37-38.
. F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970.
. Cf. Discours de la Méthode, fin de la cinquième partie.
. Cf. Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, lre partie, ch. II, § 7.
. Descartes, Lettre-Préface des Principes de la Philosophie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. 425.
. La complexité, une mode et/ou un besoin, conférence prononcée, à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour, le 13 mars 1987, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 80.
. Cf. I. Prigogine XE "Prigogine (I.)" et I. Stengers XE "Stengers (I.)" , La nouvelle alliance, Métamorphose de la science, Paris, Gallimard [1979], coll. « Folio/Essais », 2de édition, 1986, livre I, chap. I, § 4 ; voir notamment la note sur Popper XE "Popper (K.)" , en bas de page.
. Cf. Métaphysique, A, 2, 982 b 12.
. Cf. ibid., 982 b 17-18.
. Op. cit., chap. IX, p. 251. Cf. également Princ. math., Livre III, Sect. IV.
. Ibid., p. 251-252.
. É. Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », tome 2, 1993, chap. I, 1 : La pensée de Newton et sa diffusion, p. 278 (p. 314 dans la 1re édition de 1930).
. « C'est ainsi que la philosophie naturelle du moins la bonne, c'est-à-dire celle de Newton et non celle de Descartes XE "Descartes (R.)" se transcende et conduit à Dieu. », A. Koyré XE "Koyré (A.)" \i , op. cit., chap. IX : Dieu et le monde, p. 262.
. Prigogine XE "Prigogine (I.)" \i et Stengers XE "Stengers (I.)" \i , op. cit., I, chap. III, § 3, p. 145 ; cf. également, p. 142, la référence en note à « la thèse de M. Serres XE "Serres (M.)" (Leibniz XE "Leibniz (G.W.)" retraduit en langue mathématique, in La traduction, Paris, Minuit, 1974) où l'on voit comment toute philosophie qui se met en position de juger la science se met en position de domination. »
. Série A, Orléans-Tours, 1982.
. Cf. Merleau-Ponty, La science contemporaine et les indices d'une nouvelle conception de la nature in Résumés de cours (Collège de France, 1952-1960), Paris, Gallimard, 1968, reprod. photomécan. in coll. « Tel », 1982, p. 118-119.
. Cf. J.-T. Desanti, Une crise de développement exemplaire : la « découverte » des nombres irrationnels, in Logique et connaissance scientifique, « Encyclopédie de la Pléiade », vol. XXII, Paris, Gallimard, 1967, p. 441. Desanti rapporte le commentaire du scoliaste : « Les auteurs de la légende ont voulu parler par allégorie. Ils ont voulu dire que tout ce qui est irrationnel et privé de forme doit demeurer caché. Que si quelque âme veut pénétrer dans cette région secrète et la laisser ouverte, alors elle est entraînée dans la mer du devenir et noyée dans l'incessant mouvement de ses courants. »
. M. Heidegger XE "Heidegger (M.)" , Quappelle-t-on penser?, trad. A. Becker et G. GranelXE "Granel (G.)" XE "Becker (A.)"XE "Granel (G.)"[1959], Paris, P.U.F, 1973, p. 233.
. « Heidegger XE "Heidegger (M.)" et lessence de lUniversité allemande », in Martin Heidegger XE "Heidegger (M.)" , Cahier de lHerne, Paris, Éditions de lHerne, 1983, p. 386, note 23.
. Voyez HusserlXE "Husserl (Ed.)" \i par exemple : «
nous devons nous arracher au cercle des occupations qui lui [à la science objective] sont propres et nous tenir au-dessus delle, surplombant du regard dans la généralité ses théories et ses résultats dans lenchaînement systématique des idées et des énoncés prédicatifs, mais surplombant aussi dautre part lactivité vitale que partagent les savants au travail, leurs visées, leur façon de trouver chaque fois leur terme dans leur but, et lévidence terminative elle-même », La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard GranelXE "Granel (G.)", Paris, Gallimard, 1976, §33, p. 139.
. Quel rôle pourrait-il jouer sinon celui de lâne bâté nietzschéenXE "Nietzsche (Fr.):nietzschéen"?
. Cest de cette interdisciplinarité sérieuse et exigeante que témoigne ici Anne Théveniaud à travers la relation dune expérience pédagogique.
. HusserlXE "Husserl (Ed.)", La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., §8, p. 26. Projet qui vise dabord lespace puis la totalité infinie de létant (cf. p. 27).
. Comte XE "Comte (A.)" \i dénonce les effets pernicieux de la dispersion scientifique : « La plupart se bornent déjà entièrement à la considération isolée dune section plus ou moins étendue dune science déterminée, sans soccuper beaucoup de la relation de ces travaux particuliers avec le système général des connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant quil soit devenu plus grave. Craignons que lesprit humain ne finisse par se perdre dans les travaux de détail. », 33ème Leçon du Cours de philosophie positive. Voir aussi notes de la page suivante.
. Cf. Métaphysique, C, 3, 998 b 21-22.
. XE "Aristote" \i Cf. notamment ibid., F, 2, 1026 a 33-b 2. Le pollakhôs nest pas seulement celui des catégories qui nest quun parmi le on pollakos legomenon (cf. la démonstration de Heidegger XE "Heidegger (M.)" XE "Heidegger (M.)", Aristote, Métaphysique J 1-3 De lessence et de la réalité de la force [1931], trad. Bernard StevensXE "Stevens (B.)" et Pol VandeveldeXE "Vandevelde (P.)", Paris, Gallimard, 1991, Partie Introductive).
. Cf. ibidem, D, 2, 1003 b 19-20, 1004, a 5.
. Voir Seconds Analytiques, trad. J. TricotXE "Tricot (J.)", Organon IV, Paris, Vrin, rééd. 1979, I, 9, 76 a, 16 et sv. et Métaphysique, C, 2, 997 a. Cf. sur cette question complexe le résumé de Pierre AubenqueXE "Aubenque (P.)", Le problème de lêtre chez Aristote, Paris, P.U.F, 1962, rééd. 1983, Partie I, Ch. II, §4, p. 206-236. Quant à la question essentielle de larticulation du genre et de lêtre, cf. Heidegger XE "Heidegger (M.)" XE "Heidegger (M.)", Aristote, Métaphysique J 1-3, op. cit.
. Cf. Les réfutations sophistiques, 9, 170 a 20 et sv.
. Cf. ibidem, 9, 170 a 20-25, 35-40.
. Vocabulaire LalandeXE "Lalande (Voc.)" \i, dixième édition, 1968.
. « Le véritable moyen darrêter linfluence délétère dont lavenir intellectuel semble menacé, par suite dune trop grande spécialisation, ne saurait être, évidemment, de revenir à cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder lesprit humain, et qui est dailleurs, aujourdhui, heureusement devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de létude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. [...] Une classe distincte, incessamment contrôlée par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier chaque nouvelle découverte particulière au système général, on naura plus à craindre quune trop grande attention donnée aux détails empêche jamais dapercevoir lensemble. », Cours de philosophie positive, Première leçon.
. « dans son usage négatif : elle [la méthode de lanalyse logique] sert en ce cas à éradiquer les mots dépourvus de signification [tel lêtre ou le néant des métaphysiciens], les simili-énoncés dépourvus de sens. Dans son usage positif, elle sert à clarifier les concepts et les énoncés doués de sens, pour fonder logiquement la science du réel et la mathématique. », Rudolf CarnapXE "Carnap (R.)" \i, « Le dépassement de la métaphysique par lanalyse logique du langage » [1931] in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, trad. Antonia SoulezXE "Soulez (A.)", Paris, P.U.F., 1985, p. 174.
. Cf. William Van Orman QuineXE "Quine (W.O.V.)", Relativité de lontologie [1969], trad. J. LargeaultXE "Largeault (J.)", Paris, Aubier, 1975, et Le Mot et la Chose [1960], trad. J. DoppXE "Dopp (J.)" et P. GochetXE "Gochet (P.)", Paris, Flammarion, 1977.
. XE "Descartes (R.)" « Toutes les sciences ne sont en effet rien dautre que lhumaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle sapplique, et qui ne reçoit pas deux plus de diversité que nen reçoit la lumière du soleil de la variété des choses quelle éclaire ; il ny a donc pas lieu de contenir lesprit en quelque borne que ce soit » (Règle 1, AT, X, 360). « toutes les choses, dans lesquelles cest lordre ou la mesure que lon examine, se rapportent à la mathématique, peu importe que cette mesure soit à chercher dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ;
par conséquent il doit y avoir une science générale qui explique tout ce quil est possible de rechercher touchant lordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit... la mathématique universelle » (Règle IV, AT, X, 378 ; cf. aussi Discours de la méthode, Deuxième Partie, dernier §). Comparez avec AristoteXE "Aristote", Métaphysique, D, 2 1003 b 19-20 et Seconds analytiques, I, 18, 81 b.
. Règles pour la direction de lesprit, Règle XII, AT, X, p. 427. Sur le rôle de la mémoire dans les Regulæ, cf. Règles VII, XII, XVI. Cf. sur cette question Bernard Bouttes, « Descartes dans le labyrinthe » in Cartesiana, Mauvezin, T.E.R., 1984, p. 29 et sv.
. Cf. De la génération et de la corruption, II, 11, 338 b.
. Y compris des objets mathématiques, cf. par ex. Seconds analytiques, I, 18, 81 b.
. Par-delà le Bien et le Mal, trad. Geneviève BianquisXE "Bianquis (G.)" [1951, Aubier], Paris, U.G.E, coll. « 10/18 », 1962, § 205, p. 136.
. Cf. la critique par Jean-Toussaint DesantiXE "Desanti (J.-T.)" du rapport dintériorisation de la philosophie aux sciences, notamment chez PlatonXE "Platon", DescartesXE "Descartes (R.)", SpinozaXE "Spinoza (B.)", KantXE "Kant (E.)", HegelXE "Hegel (G.W.F.)" et HusserlXE "Husserl (Ed.)", dans La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Lordre philosophique », 1975, « Sur le rapport traditionnel des sciences et de la philosophie », p. 7-109.
. Cf. J.-T. DesantiXE "Desanti (J.-T.)", Les Idéalités mathématiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Lordre philosophique », 1968, Avant-Propos, p. V-VI.
. Cf. La leçon sur la leçon (leçon inaugurale prononcée au Collège de France le vendredi 23 avril 1982), Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 34.
. Cité in Monde de lEducation, n° 95, juin 1983, « Les tribulations dune matière subversive », p. 12. En 1852, le ministre de lInstruction Publique FortoulXE "Fortoul (H.)" avait supprimé et lagrégation de philosophie et lenseignement de la philosophie auquel il substitua un programme indigent de logique. Soucieux dinstaurer « des études utilitaires dordre scientifique et technique », il avait par ailleurs entrepris de fonder dès la quatrième lorientation sur la distinction des aptitudes naturelles. André CanivezXE "Canivez (A.)" \i signale que ces mesures avaient été très appréciées par « la bourgeoisie daffaires que fascinait la technique » et par des économistes du type de BastiatXE "Bastiat (Fr.)". Cf. A. Canivez, Jules LagneauXE "Lagneau (J.)", professeur de philosophie. Essai sur la condition du professeur de philosophie jusquà la fin du XIXe siècle, Publications de la Faculté des Lettres de lUniversité de Strasbourg, Fasc. 148 et 148 bis, 1965, Tome I, p. 200-202. Cf. encore, p. 182-183, la thèse de Canivez sur lintention de Fortoul de renforcer lautorité impériale. Cf. par ailleurs in La grève des philosophes, Paris, Osiris, 1986, p. 43-48, « Dun certain type dattaque contre lenseignement de la philosophie » un article de François ChâteletXE "Châtelet (Fr.)" qui montre la résurgence de cette antiphilosophia perennis dans les années soixante-dix.
. Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La science de la logique, §7 de lIntroduction des éd. 1827 et 1830, et Principes de la philosophie du droit, §189, Rem.
. « Du raffinement dans les arts » in Discours politiques, Mauvezin, T.E.R. 1993, p. 27.
. Cf. Didier DeleuleXE "Deleule (D.)" et François Guéry, Le corps productif, Paris, Mame, coll. « Repères », 1972, p. 60 et sv.
. Cf. Questions IV.
. Cf. trad. J.-F. CourtineXE "Courtine (J.-Fr.)", Mauvezin, T.E.R., 1992.
. Cf. par ex. dêmiourgos, de dêmos, le peuple, et ergon, luvre : le démiurge est celui souvent un artisan métèque, un phénicien qui uvre dans la polis pour le public.
. Heidegger XE "Heidegger (M.)" , Quappelle-t-on penser?, op. cit., p. 243.
. En déplaçant les questions économiques de leur contexte grec, fondamentalement politique (cf. AristoteXE "Aristote", Politique I, notamment 9), vers leur contexte chrétien, eschatologique et moral, la Somme théologique (II, 2) annonce le thème de la bonne intention sous la condition de laquelle les activités marchandes sont légitimes (cf. Kant XE "Kant (E.)" ).
. Cf. HumeXE "Hume (D.)" et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier Montaigne, coll. « Analyse et raisons », 1979. On trouvera chez Henri DenisXE "Denis (H.)", Histoire de la pensée économique [1966], P.U.F., coll. « Thémis », 1993, 7 pages (148-154) sur lapport fondamental des Political Discourses au renouveau libéral de la pensée économique ; cette reconnaissance est assez rare chez les historiens de léconomie pour être saluée.
. Inspirée de la gestion mercantile de la République de Florence sous les Médicis XE "Médicis (Les)" .
. Cf. Nietzsche XE "Nietzsche (Fr.)" , De lavenir de nos établissements denseignement, trad. Backès XE "Backès (J.-L.)" , Idées/Gallimard, 1973, p. 43-45.
. Traité de lenchaînement des idées fondamentales, cité par H. DenisXE "Denis (H.)", op. cit., p. 473.
. Gilles Gaston GrangerXE "Granger (G.G.)", « Epistémologie économique » in Encyclopédie économique, dirigée par X. GreffeXE "Greffe (X.)", J. MairesseXE "Mairesse (J.)" et J.-L. ReiffersXE "Reiffers (J.-L.)", Paris, Economica, 1990, p. 7.
. « nous souffrons des difficultés que provoque la réadaptation à une phase économique nouvelle. Le rendement technique a augmenté plus vite que nos moyens dabsorber la main duvre rendue disponible de la sorte », « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » [1930] in Essais sur la monnaie et léconomie, trad. M. Panoff XE "Panoff (M.)" [1971], Paris, Payot, 1990, p. 127.
. Cf. Georges GusdorfXE "Gusdorf (G.)", Les principes de la pensée au siècle des Lumières, tome IV de Les sciences humaines et la pensée occidentale, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique , 1971, p. 183 et 205.
. « Positif » perd alors son sens premier : ce qui a été posé par institution divine (cf. par ex. LeibnizXE "Leibniz (G.W.)", Théodicée, Disc. De la conformité de la foi avec la raison, §2). Dans le droit fil de la philosophie cartésienne du sujet relayée par les Lumières mais débarrassée de lanalogie théologique du « comme si », sous linvocation duquel elle destinait lhomme à se rendre comme maître et possesseur de la nature ou à agir comme si la maxime de son action devait être érigée en loi universelle de la nature lidée se fit jour peu à peu dans le positivisme que cest laction humaine naturalisée qui doit ouvrer létant. « LOuvrier nest alors plus Dieu... mais lhomme. », Angèle Kremer-Marietti XE "Kremer-Marietti (A.)" \i , Le concept de science positive, Paris, Klincksieck, 1983, p. 29.
. Cité par Gérald BerthoudXE "Berthoud (G.)", « Léconomie : un ordre généralisé? Les ambitions dun prix Nobel » in La revue du MAUSS (mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), n°3 (Pour une autre économie), 1994, Paris, La Découverte, p. 45.
. Hubert BrochierXE "Brochier (H.)", « Critères de scientificité en économie » in Encyclopédie économique, op. cit., p. 28.
. Chez les classiques comme chez les néo-classiques, cf. ibidem, p. 42, « la prémisse mineure dans tout raisonnement néo-classique », Mark BlaugXE "Blaug (M.)" \i , Méthodologie économique, trad. Alain et Christiane AlcouffeXE "Alcouffe (Chr.)"XE "Alcouffe (A.)" [1982], Paris, Economica, 1994, p. 237, cf. aussi p. 42 et sv.
. LAction humaine. Traité déconomie [1949], trad. Raoul AudouinXE "Audouin (R.)", Paris, P.U.F, 1985, p. 3.
. The Economic Approach to Human Behavior, Chigago, University of Chicago Press, 1976, p. 8 et 14, cité par Gérald BerthoudXE "Berthoud (G.)", « Léconomie : un ordre généralisé? Les ambitions dun prix Nobel » in La Revue du MAUSS, op. cit.
. Ibidem, p. 44.
. Ibid., p. 57.
. Cf. « Le travail comme désutilité et largent comme mesure du bonheur », in La revue du MAUSS, 1994/n°3, op. cit., p. 17-30.
. Cf. HumeXE "Hume (D.)" et la naissance du libéralisme économique, op. cit., p. 24-35 notamment. Cf. également Gérard GranelXE "Granel (G.)", La force de HumeXE "Hume (D.)" in Ecrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990, p. 289-303.
. A Treatise of Human Nature, Book two, Glasgow, Fontana/Collins, 1982, p. 185. Lexemple exploité par HumeXE "Hume (D.)" \i dans ce passage est celui des mathématiques ; mais on lit plus loin (p. 188) : « La même théorie, qui rend compte de lamour de la vérité dans les mathématiques et lalgèbre, peut être étendue à la morale, à la politique, à la philosophie naturelle et à dautres études où lon considère non pas les relations didées dans labstrait, mais leurs connexions et leur existence réelles. »
. « De lintérêt » in Discours politiques, op. cit., p. 52.
. « Du raffinement dans les arts », ibidem, p. 24.
. Selon « De lintérêt », la poursuite du gain est la finalité où la passion-mère trouve principalement à sinvestir XE "Hume (D.)", cf. ibid., p. 52.
. Les Essais, Éd. de Pierre VilleyXE "Villey (P.)", Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1992, Livre III, ch. III, p. 827.
. « Il nest point doccupation ny plus foible, ny plus forte, que celle dentretenir ses pensées selon lame que cest. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare.
Cest la besongne des Dieus, dict AristoteXE "Aristote", de laquelle nait et leur béatitude et la nostre », ibidem, p. 819.
. «
elle [mon ame] ne sçait communément samuser sinon où elle sempeche, ny semployer que bandée et entiere. Pour leger subject quon luy donne, elle le grossit volontiers et lestire jusques au poinct où elle ait à sy embesongner de toute sa force. Son oysifveté mest à cette cause une penible occupation, et qui offence ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere pour se desgourdir et exercer ; le mien en a besoing pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt, car son plus laborieux et principal estude, cest sestudier à soy. Les livres sont pour luy du genre des occupations qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensées qui lui viennent, il sagite et faict preuve de sa vigueur à tous sens, exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers lordre et la grâce, se range, modere et fortifie », idem.
. Cf. Commerce et commerçants dans la littérature, collectif, Presses Universitaires de Bordeaux, 1986.
. Ce que dit déjà De loisiveté, le chapitre VIII du Livre I des Essais.
. Chez HumeXE "Hume (D.)" lui-même, comme la montré Didier DeleuleXE "Deleule (D.)", la passion de lactivité, régulée par la passion calme de la raison, débouche sur lartifice politique.
. « Comme le notait M. AllaisXE "Allais (M.)" en 1968, ce nest pas dun insuffisant recours aux mathématiques que risque de souffrir maintenant cette science, mais bien plutôt de ses abus, en ce sens que sont fréquents aujourdhui dans les revues les purs exercices de style mathématiques, décrivant selon le mot de Kolm des mondes inexistants et résolvant des problèmes imaginaires », Gilles Gaston GrangerXE "Granger (G.G.)" \i , « Epistémologie économique » in Encyclopédie économique, op. cit., p. 14.
. Cf. les pages pénétrantes que Michel Vadée XE "Vadée (M.)" a consacrées à cette question dans son MarxXE "Marx (K.)" penseur du possible, Paris, Méridiens Klincksieck, 1992, ch. 10, notamment 3.
. « Prenez les ouvrages : vous verrez que les économistes, sils parlent de la même chose, parlent dune chose mal définie », Gilles Gaston GrangerXE "Granger (G.G.)" \i , « Une connaissance aveugle », in Le monde des débats de décembre 1993. Cf., du même auteur, « Epistémologie économique » in Encyclopédie économique, op. cit., p. 5-17.
. Cf. Discours politiques, op. cit., p. 188-189.
. Paris, Minuit, 183, p. 61.
. Cf. HumeXE "Hume (D.)", Discours politiques, « De la jalousie du commerce », et RicardoXE "Ricardo (D.)", par ex. Des principes de léconomie politique et de limpôt, trad. de Cécile Soudan XE "Soudan (C.)" (en collaboration), Paris, GF-Flammarion, n° 663, 1992, ch. VII, p. 153.
. Cf. H. DenisXE "Denis (H.)", op. cit., p. 529.
. Cf. Discours politiques, op. cit. p. 73.
. Cf. H. Denis XE "Denis (H.)" , op. cit., p. 463.
. Conçu par Léon WalrasXE "Walras (A.)", Eléments déconomie politique pure (1874-1926), O.E.C. dA. et L. WalrasXE "Walras (L.)"XE "Walras (A.)", Paris, Economica, 1988, tome VIII (cf. les Leçons 17-19 et 35), et parachevé par Gérard DebreuXE "Debreu (G.)", Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de léquilibre économique, Paris, Dunod, 1984, et Kenneth ArrowXE "Arrow (K.)", General Competitive Analysis, San Francisco, Holden Day, 1971 (en collaboration avec Frank Hahn XE "Hahn" (F.)).
. « Lintrouvable théorie du marché « in La revue du MAUSS, op. cit., p. 37-38.
. Ibidem, p. 41. Cf. aussi du même auteur La théorie des jeux, Paris, Economica, 1993.
. Ce que prétendent encore cyniquement les géants de la grande distribution : « Leclerc XE "Leclerc (E.)" fait la vie moins chère », « Avec Carrefour je positive! »
. « ... lhomme qui est pour lhomme lexistence de la nature et la nature qui est pour lhomme lexistence de lhomme... », Troisième Manuscrit de 1844, trad. Emile, Bottigelli XE "Bottigelli (E.)" , Paris, Editions sociales, 1969, p. 99.
. Cf. Gérard Granel XE "Granel (G.)" , « Incipit Marx XE "Marx (K.)" » in Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972.
. Quil nous soit permis de rappeler comment la célèbre revue Nature, après les avoir encouragées et patronnées, a fini par organiser elle-même la réfutation expérimentale des hypothèses du professeur Benveniste sur ce quil est convenu de nommer, en termes de vulgarisation, « la mémoire de leau ». Nous pourrions également évoquer comment la communauté des mathématiciens, après lavoir accueillie dans un premier temps avec enthousiasme, sest mise à proposer un certain nombre dobjections critiques par rapport à la démonstration enfin clairement et distinctement construite du théorème de Fermat, dont on sait quil élève à la puissance n le théorème de Pythagore.
. Nous renvoyons, à ce propos, à luvre tout entière de Gaston Bachelard, lequel montre, dune part, que les instruments de mesure sont, dans les sciences expérimentales, des matérialisations des théories généralement admises, et, dautre part, que les expérimentations doivent tout à la traduction en termes de montages techniquement réalisables, dans les conditions matérielles dinstrumentation, de certaines conséquences particulières des théories matérialisées. À titre dexemple, on pourrait évoquer les vérifications expérimentales désormais classiques dune des conséquences de la Relativité généralisée : la décélération de lécoulement du temps, pour un mobile, en fonction de lélévation extrême de sa vitesse. Constat est fait dun décalage temporel entre le fonctionnement de deux horloges atomiques, dont lune est au sol et lautre embarquée dans un avion supersonique. Lhorloge embarquée, au terme du vol le plus long qui ait pu être organisé, « retarde » dun cent millième de seconde.
. Les six quarks et les six leptons qui, dans létat actuel de la recherche théorique et de lexpérimentation possible en microphysique, passent pour constituer les composants infimes les plus simples de lunivers physique, ne sont observés directement ni en tant que particules, ni en tant que trajectoires individuelles de particule. Mais peut-être seraient-ils observables si les conditions matérielles dobservation permettaient de faire apparaître des phénomènes microphysiques nouveaux? Toutefois, il est fort probable que, dans les conditions expérimentales qui permettraient de faire apparaître distinctement les trajectoires individuelles de chacun des six quarks et des six leptons, les sous-composants des quarks et des leptons, obtenus en fractionnant encore plus finement la matière dans de gigantesques accélérateurs de particules (il est question dun anneau de vingt kilomètres de diamètre), seraient eux-mêmes inobservables à leur tour.
. Les deux célèbres théorèmes de métamathématique de larithméticien Godel datent de 1931. Selon le premier de ces théorèmes, une arithmétique non contradictoire ne peut constituer un système complet et saturé et comporte nécessairement des énoncés indécidables, cest-à-dire des énoncés pour lesquels on peut établir que sont également indémontrables lénoncé p et lénoncé contradictoire non-p. Le second théorème démontre que laffirmation de la non-contradiction du système figure précisément parmi ces énoncés indécidables. Or, ces théorèmes darithmétique ou de méta-arithmétique peuvent être étendus à tout système mathématique ou métamathématique et donc aux systèmes axiomatiques. Ils permettent détablir que, dans toute axiomatique, il existe au moins un axiome dont la valeur de vérité est indécidable dans le système axiomatique lui-même et que cet axiome est au moins laxiome qui établirait la non-contradiction du système dans son ensemble. Pour établir la décidabilité de cet axiome de non-contradiction, il faut construire une axiomatique plus générale dans laquelle cet axiome devient lui-même décidable. Mais cette axiomatique plus générale nest pas elle-même complète, puisque certains de ses axiomes sont eux-mêmes indécidables dans le contexte de ce nouveau système. Laxiomatique est, au sens cartésien de ce terme, perpétuellement « indéfinie ».
. René Thom, Prédire nest pas expliquer, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1993, entretiens avec Émile Noël. Ouvrage publié initialement dans la collection « La Question » dirigée par Émile Noël, aux éditions Eshel, novembre 1991.
. Cette variation eidétique serait à entendre au sens que Husserl, dans ses Recherches logiques, donne à la transformation des paramètres de lobjet, transformation nécessaire pour dégager les invariants de la variation, constituant leidos de lobjet, cest-à-dire son essence. Il nous semble que dans le procès de lexpérimentation, la science fait varier les paramètres de celle-ci selon une double modalité, associée ou dissociée, de production mentale et dopération technique.
. Cest nous qui proposons demployer cette expression « métascience » en lieu et place de la notion de « semi-philosophie ». Nous croyons, dans cet essai où nous tentons de réfléchir à partir de ses écrits, ne pas trahir lesprit de la pensée de René Thom, en faisant surgir un moyen terme, à notre sens plus explicite, entre la science et la philosophie. Dans la classification thomienne, la « semi-philosophie » est intermédiaire entre la science et la philosophie. Cest donc tout aussi bien une semi-science. Ces dénominations indiquent très bien la position moyenne, médiate, de la discipline que découvre René Thom et qui, sans être de lépistémologie philosophique, nest plus ou nest pas de la science au sens le plus rigoureux. Il nous semble que lexpression « métascience », forgée sur le modèle de lexpression « métaphysique » au sens aristotélicien, rend mieux compte de cette fonction. Dépasser la science en la prolongeant dans lhorizon du possible, au delà (ta meta), cest ce à quoi se voue la « semi-philosophie » : « semi-philosophie » par sa position, elle est « métascience » par sa fonction.
. René Thom, Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 21. La citation exacte est la suivante : « Cest à cette époque que jai mis sur pied une discipline : le cobordisme. Cest une théorie assez jolie et plutôt profonde. Cest ce qui ma valu le prix Fields en 1958. Je crois avoir cessé dêtre productif dans les années qui ont suivi cette récompense. Alors, jai bâti une sorte de semi-philosophie. Cest ainsi que je caractérise la théorie des catastrophes. Certains ont dit quil sagit de mauvaise science doublée dune mauvaise philosophie... Peut-être ont-ils raison. Il me semble pourtant quil sagit de quelque chose dassez original, et finalement dassez valable. »
. Lalgèbre de cobordisme étudie les variétés de dimensions n dont le bord soit la réunion de deux variétés de dimension n 1. Par exemple, on dit que deux surfaces sans bord, de dimension 2, sont cobordantes sil existe une variété de dimension 3 dont le bord soit constitué par la réunion des deux surfaces. Ainsi, le cylindre, en tant que disque topologique de dimension 3, permet la cobordance entre deux cercles et un cercle, sphères topologiques de dimension 2 sans bord. On dit alors que le cylindre peut se décomposer en un cobordisme entre deux cercles et un cercle. Nous renvoyons le lecteur désireux dune information plus exhaustive au petit Lexique dAlain Chenciner in Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 155-156. Ce sont ces travaux mathématiques de topologie algébrique et différentielle que René Thom qualifie de réellement « productifs » (ibidem, p. 20). Mais ce sont ses recherches métascientifiques sur les catastrophes qui, au delà de la communauté étroite des mathématiciens et des épistémologues historiens des mathématiques, le feront connaître du grand public.
. Cf. Lexique in Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 156. La définition des « singularités génériques » donnée par Alain Chenciner pose qu« une singularité générique est une singularité en laquelle toute singularité peut être transformée par une perturbation arbitrairement petite. ».
. René Thom, opus citatum, p. 22. Les références aristotéliciennes sont omniprésentes dans luvre métascientifique et épistémologique de René Thom. Mais on commettrait un contresens si lon pensait quil sagit pour René Thom de « réhabiliter » Aristote XE "Aristote" en lui donnant un crédit scientifique moderne. Ce que René Thom recherche chez Aristote, cest une espèce dincitation permanente à penser originalement et audacieusement les sciences daujourdhui et, pour tout dire, une sorte de connivence ou de complicité intellectuelles, sans cesse confirmées par les points daccord dûment constatés.
. Les variétés sont des espaces localement homogènes à n dimensions. Nous empruntons à Alain Chenciner et à son Lexique in Prédire nest pas expliquer, la représentation des catastrophes dans un espace euclidien de dimension 3. Les schémas ci-dessus représentent le pli, la fronce et la queue daronde, dans un plan de dimension 2 : nous reproduisons les dessins dAlain Chenciner, p. 157 et 171 de son petit Lexique. Ces dessins résultent de la contraction de variétés de dimension 3 dans des espaces de dimension 2. Pour saisir les mêmes figures dans la dimension n 1 ainsi que les figures plus complexes du papillon et des trois sortes dombilic, il convient de se reporter aux explications et aux schémas de René Thom lui-même dans Stabilité structurelle et morphogenèse, Interéditions, Paris, 1972.
. Dans lhistoire de la géométrie, le postulat par Descartes dun espace homogène, continu, indéfini, dont les seules propriétés sont létendue et la figure, constitue laxiome fondamental qui, non seulement permet dalgébriser la géométrie, mais encore de géométriser et donc dalgébriser la physique. Cette avancée est irréversible. René Thom nentreprend pas de la remettre en cause, mais cherche à développer à côté de la géométrie algébrique générale une géométrie algébrique particulière, portant sur les variétés ou espaces localement homogènes, lalgèbre de cobordisme, travail scientifique prolongé par la théorie métascientifique des catastrophes.
. Il ne sagit pas, pour René Thom, de remettre en cause le bien-fondé des conceptions cartésiennes de lespace et de ressusciter lespace qualitatif préscientifique qui était celui dAristote. Il sagit, en réalité, de définir, à côté de lespace général, dont les propriétés fondamentales sont létendue, la figurabilité et lindéfinition, des espaces singuliers, localement homogènes, qui ont des propriétés particulières mises en valeur par leur contraction dans un espace de dimension n 1 par rapport à lespace n donné. Ces espaces sont des « variétés » ou si lon préfère des lieux homogènes (topoi) et la géométrie doit devenir une topologie différentielle, une science des lieux particuliers, cest-à-dire des variétés, si elle veut rendre scientifique la dimension qualitative de lespace. Il ne sagit donc pas, pour René Thom, de revenir à la géométrie qualitative préscientifique dAristote, mais de constituer une géométrie qualitative qui soit une science. Thom concilie Aristote XE "Aristote" et Descartes XE "Descartes (R.)" , en attribuant aux intuitions fondamentales de chacun dentre eux sur lespace un champ distinct et différent de lépistémé.
. Alain Chenciner, dans son Lexique, in Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 139, donne la définition suivante du concept mathématique de « variété » : « Généralise les notions de courbe et de surface : cest un espace qui ressemble localement, mais localement seulement à lespace R à la puissance n. Une variété peut être définie par un atlas formé de cartes qui décrivent une partie (despace) ressemblant à (un morceau de) R à la puissance n et définissent des coordonnées locales. [...] Une variété peut ou non avoir un bord qui est une variété sans bord de dimension dune unité inférieure. ». La variété est donc comme un espace de dimension n, mais qui possède des propriétés particulières indiquées par latlas des cartes topologiques qui définissent cette variété. Pour un exemple de variété de dimension 2, on se reportera à la figure 1 du Lexique de M. Chenciner, op. cit., p. 139.
. Il ne sagit pas seulement pour nous dune manière commode de nous exprimer. Les métasciences sont, à notre sens, des conditions aussi nécessaires et universelles de la possibilité a priori des sciences que lintuition pure de lespace et du temps est la condition nécessaire et universelle, dans la Critique de la Raison pure, de la possibilité a priori de larithmétique et de la géométrie.
. Les travaux de René Thom sur et à partir de la théorie des catastrophes sont publiés dans trois livres. Tout dabord, Stabilité structurelle et Morphogenèse, Paris, Interéditions, 1972 ; puis, Modèles mathématiques de la Morphogenèse, C. Bourgois, coll. « 10-18 », 1974, réédité en 1980 ; enfin, Esquisse dune Sémiophysique, Paris, Interéditions, 1989.
. On pourrait objecter que les méthodes des bio-paléologues consistent justement à tirer des principes physiques déquilibre du squelette animal des inductions qui permettent de reconstituer à partir de quelques éléments retrouvés du squelette, pertinemment interprétés, larchitecture statistiquement probable de lensemble. Mais il ne sagit pas, dans ce cas, dexpliquer ce qui est, mais de prédire ce qui aurait ou a pu être à partir dun simple prolongement statistique de ce qui est (voir le traitement par ordinateur de la généralisation et du prolongement des caractéristiques générales du squelette animal). On peut donc par ces méthodes prévoir une forme moyenne, statistiquement probable, un brouillon de ce qui a pu être mais, en aucune façon, décrire la forme précise et, pour tout dire, arbitraire parce que non prédictible par la statistique globale, de ce qui est.
. René Thom, Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 21. Cest René Thom lui-même qui rapporte, non sans un certain humour, cette objection souvent faite à la partie de son uvre qui développe la théorie des catastrophes.
. Ibidem, p. 35.
. La théorie du chaos est, aujourdhui, « à la mode ». Fondée sur les fonctions mathématiques que lon nomme « fractales », la théorie du chaos prédit que si une modification infime touche le terme critique dune série, elle peut entraîner la dissolution de la série tout entière. Ce terme unique dune série est critique au sens où, en médecine, la phase « critique » dune maladie entraîne soit la mort, soit la complète guérison, toute autre solution, médiane ou moyenne, étant exclue. De même, la théorie du chaos implique le principe logique du tiers-exclu. Le chaos nest pas le néant, mais la dissolution de lordre et de linformation, la disparition des différences, des discontinuités et des formes. Le gaz létal, en repos absolu, qui, dans lhypothèse du Big Bang, doit précéder, en tant que matière première inerte et informe, la contraction et lexplosion qui font surgir les premières formes dorganisation de lunivers, ce gaz létal est un chaos. Pas plus quil nest un néant et un vide, le chaos nest un désordre positif, de lordre de ce que la biologie définit comme « monstrueux ». Le chaos est un désordre négatif, une absence totale, absolue, du moindre ordre qui soit, de la plus infime sorte dinformation et dorganisation qui puisse être. Les cosmologues qui adoptent la théorie du chaos pensent donc quun univers ne disparaît pas par dégradation et vieillissement, à la manière dun être biologique, mais dun seul coup, par la modification infime du ou des termes critiques de la série. De même, un univers peut surgir aussi soudainement de létat létal du chaos par linformation « discrète » du ou des termes qui permettront de constituer une nouvelle série. La disparition et lapparition des univers nest donc pas un drame apo- ou pro-calyptique. Le Dieu, qui, du temps de Leibniz, maniait à merveille les équations intégrales quil avait inventées, afin de combiner le meilleur des mondes possibles en intégrant le maximum de compossibles pour les faire passer à lexistence, devrait aujourdhui utiliser « les fractales », dans sa création continuée, pour faire apparaître et disparaître plusieurs meilleurs mondes possibles, puisque rien ne lui est plus désagréable que le repos, cest-à-dire le chaos.
. Une confusion fréquente règne à propos de ces deux théories, qui tient aux acceptions usuelles des termes qui les qualifient. Dans lusage commun du langage, on dit dune catastrophe, dans la mesure où elle engendre un certain désordre, quelle est chaotique et du chaos quil est catastrophique. Mais il ne faut pas se laisser abuser par le vocabulaire courant. Une catastrophe est, en topologie, une organisation particulière de lespace, une variété, une forme, alors que le chaos est, en physique, une absence totale dorganisation, une dissolution complète de toute forme.
. Les confins observables de lunivers sont situés à quinze milliards dannées-lumière de nos stations dobservation. Il sagit dun rayonnement fossile, dont les partisans de lhypothèse du Big Bang font une preuve de lexplosion initiale qui aurait créé cet univers. Cette explosion, en effet, a dû produire un intense rayonnement, dont les traces sont encore perceptibles à la limite de lunivers. Rappelons enfin que lannée-lumière est une unité de distance et non une unité de temps : cest la distance que parcourrait la lumière en une année. Cet univers, quant à lui, selon certaines observations polémiques récentes, serait plus jeune quon ne le pensait : non pas dix milliards, mais à peine cinq milliards dannées. Ce qui conduit à lhypothèse suivante : lunivers actuel, comme certaines couches de terrain dune fouille archéologique, pourrait comporter des éléments résiduels dun univers précédent, ceci expliquant que certains astres soient plus anciens que lunivers actuel dans son ensemble.
. Cette décomposition est définie par M. Chenciner, dans son Lexique, in Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 161, de la manière suivante : « Un exemple de décomposition dune variété en bassins dattracteurs est fourni par la décomposition en cellules de Thom associée à une fonction de Morse (sur une variété). ». Ces cellules sont des disques topologiques privés de leur bord. Elles sont des bassins dattracteurs : les courbes intégrales de tous les points qui appartiennent à une cellule de dimension 2 convergent vers le maximum local auquel cette cellule est associée. Le maximum local est donc lattracteur lui-même : ce maximum local est défini par René Thom comme un ensemble de courbes intégrales, caractérisé par le fait que la courbe intégrale de tout point suffisamment voisin converge vers lui. Il existe donc des bassins dattracteurs et des attracteurs qui permettent de décomposer une variété de dimension n.
. À une distance trop importante de ces ensembles de courbes intégrales, certaines courbes intégrales de points, appartenant cependant à la cellule, cessent de converger vers ces ensembles.
. René Thom, Prédire nest pas expliquer, op. cit., p. 86. La citation complète est la suivante : « La mécanique quantique est incontestablement le scandale intellectuel du siècle! Cest que la science a renoncé à lintelligibilité du monde ; elle y a réellement renoncé. Cest quelque chose qui simpose et qui nest pas intelligible. ».
. Les expressions de materia prima et de materia signata sont empruntées au texte de René Thom lui-même qui préfère utiliser ces expressions dont il dit quelles sont tirées des « lecteurs latins » dAristote XE "Aristote" . Cf. ibidem, p. 114.
. Sur cette question essentielle, il convient de se reporter à la discussion problématique que René Thom entreprend, sans prétendre à une conclusion définitive, p. 115 à 120 de Prédire nest pas expliquer, op. cit. Il est permis toutefois de signaler au lecteur la conclusion partielle à laquelle arrive lauteur : cest que, pour Aristote XE "Aristote" , lunité des organes nest pas structurale mais fonctionnelle. Du côté de la structure, il y a polymorphisme : ce sont des anhoméomères. Mais du côté de la fonction, lunité vient de la tâche, du travail à accomplir, auquel collaborent tous les homéomères différents qui constituent lorgane ou le membre. Lunité du corps animal est formelle : cette forme extérieure sépare le corps animal de tout ce qui nest pas lui mais lenvironnement de ce corps. Il sagit donc, au sens plein, dune entité (ousia). Mais une partie dun corps animal (membre ou organe) nest ni séparable ni séparée du corps tout entier comme ce corps est lui-même séparé de son environnement. Les parties des animaux ne sont donc pas des entités (ousiai) au sens plein, cest-à-dire formel et structural du terme. Par contre, ces parties, elles-mêmes constituées de parties (anhoméomères), possèdent une réelle unité fonctionnelle, qui leur permet dêtre ce quelles sont, cest-à-dire des parties actives à la cohérence et lharmonie du tout, qualités qui sont les conditions du bon fonctionnement et de la bonne santé du corps en général.
. Quon nous pardonne la métaphore cartésienne de larbre de la connaissance! Mais lorsquon a dénoncé le fait que cette métaphore est métaphorique, a-t-on démontré du même coup que cette métaphore dit métaphoriquement une non vérité? Ce nest pas parce quune métaphore transporte au delà du concept un sens que celui-ci est impuissant à énoncer quelle produit de la fausseté. Elle peut être, dans le meilleur des cas, une orthé doxa au sens platonicien. Or, dans orthé doxa, nest-ce point orthé qui domine doxa et donne à la faculté de représentation un accès, au moins partiel, au vrai?
. Cette terminologie kantienne nest pas ici le fait de René Thom. Nous pensons pouvoir, dans le cadre dun essai, rendre compte de la pensée de René Thom dans son esprit sinon dans sa lettre, en la traduisant en des termes qui ne sont pas stricto sensu les siens.
. « Le neutrino est la plus petite part de réalité matérielle jamais imaginée par lhomme ; la plus grande est lUnivers. Essayer dexpliquer lune en fonction de lautre revient à tenter dembrasser les manifestations des lois naturelles dans toute leur ampleur. ». Cest ainsi que les physiciens américains Frederick Reines et Clyde Cowan, du laboratoire national de Los Alamos, commentaient en 1956, dans la revue Nature lannonce de leur mise en évidence expérimentale du neutrino. À lorigine, le neutrino était une « excuse théorique », inventée par le physicien Wolfang Pauli, en 1933, pour expliquer la perte dénergie existant dans le phénomène de radioactivité bêta : lors de cette réaction, fondamentale pour la physique nucléaire, un neutron se transforme en proton et change lidentité chimique du noyau, en provoquant une perte dénergie de latome dans son ensemble. Or la physique, nucléaire ou non, est fondée sur les lois de conservation de masse et dénergie. Wolfang Pauli XE "Pauli (W.)" (1900-1958) proposa une théorie selon laquelle lénergie manquant à latome était emportée par une particule nouvelle, émise par latome. Baptisée « neutrino » (petit neutre en italien) par le physicien italo-américain Enrico Fermi (1901-1954) XE "Fermi (E.)" , cette particule, définie comme dépourvue de masse et de charge électrique, ne pouvait interagir que très rarement avec les autres, ce qui explique, quen dépit de plusieurs décennies de recherche, personne, avant Reines et Cowan, nait pu lobserver ou, à défaut, mettre en valeur certaines conséquences expérimentales de sa présence. Reines et Cowan ont imaginé dinstaller leur expérience près dun réacteur nucléaire (inventé par Fermi) XE "Fermi (E.)" , siège dune radioactivité bêta très importante et donc, par hypothèse, source abondante de neutrinos. Mais ils eurent le génie expérimental de penser que la réaction pouvait se produire à rebours : si les atomes lâchent des neutrinos, ils peuvent aussi en capturer, les protons du noyau se changeant alors en neutrons. Les deux chercheurs ont installé deux cuves contenant chacune 200 litres dune solution aqueuse de cadmium, protégées par des plaques de plomb et enterrées près de lun des réacteurs nucléaires de la centrale à Savannah River. Le principe expérimental était le suivant : quand un neutrino frappe un proton dune molécule deau, il le change en neutron avec émission simultanée dun positon. Le positon rencontrera presque immédiatement un électron, son antiparticule, et tous deux sannihileront dans une poussée de rayons gamma bien spécifiques, parfaitement détectables. Le neutron, pour sa part, sera très vite capturé par un noyau de cadmium, avec émission de rayons gamma dun niveau dénergie différent de ceux produits par lannihilation électron-positon. Lobservation des deux bouffées de rayons gamma de nature différente, séparées dune fraction de seconde, ne peut passer pour une coïncidence. Cette double émission marque la « signature » du neutrino. Mais Reines et Cowan XE "Reines (Fr.)" ; XE "Cowan (Cl.)" ne sont pas que des expérimentateurs doués, ce sont aussi des physiciens théoriques et des cosmologues. Parmi la série de questions quils posent, à la suite de leur découverte, la plus importante et la plus pertinente porte sur la fraction dénergie délivrée par le Big Bang sous la forme de neutrinos. Si ces derniers ont une masse, même très faible, ils pourraient constituer une partie (un tiers environ) de la masse manquante de lUnivers et être un trait dunion possible entre linfiniment petit et linfiniment grand. Le problème de la liaison entre linfiniment petit et linfiniment grand reste, en effet, le souci majeur des physiciens de ce siècle, qui nont jamais accepté tout à fait la coupure entre une microphysique discontinuiste, dominée par la théorie des quanta, et une macrophysique continuiste, articulée autour de la Relativité générale et de ses principes fondamentaux.
. Propos cités par Jean-François Augereau dans un article du journal Le Monde du Vendredi 8 Décembre 1995.
. Certains cosmologues refusent lhypothèse dun univers en équilibre : ils sont alors conduits à supposer soit que lunivers est en expansion indéfinie, cest-à-dire en dilution constante jusquà son annihilation complète dans le froid cosmique, soit que lunivers est en rétraction, et donc en contraction permanente sur lui-même jusquà son effondrement dans la chaleur cosmique.
. Génie a ici le double sens de talent exceptionnel et de capacité à mettre en uvre des moyens techniques adéquats, comme dans lexpression « génie civil ».
. Nous empruntons lexpression à M. Augereau, dans son article du Vendredi 8 Décembre 1995. Quil lui soit ici exprimée notre gratitude pour lexcellence de la vulgarisation scientifique, au meilleur sens du mot, dont il assure, seul ou presque seul, la charge dans le journal Le Monde.
Cette épistémologie est, dans limmense majorité des cas, une épistémologie « postérioriste » qui sappuie sur lhistoire ancienne et récente des sciences et conclut de cette histoire à linvariant ou à la variation relative de la science. Lépistémologie mise en uvre au sein même de la science est « antérioriste », en ce quelle précède lhypothèse métascientifique en lui donnant ses fondements conceptuels, son « idealtype » théorique.
. Les philosophes qui consacrent leur travail à lépistémologie peuvent avoir une formation scientifique solide, posséder, par exemple, une licence ou une maîtrise dans une discipline des sciences dite exactes ou des sciences expérimentales, ils nen sont pas moins soumis, en tant que spectateurs, certes compétents et vigilants, mais spectateurs tout de même, à lavancée matérielle de la recherche scientifique dans ses difficultés et ses éventuelles lenteurs. Par exemple, la question si délicate de la masse du neutrino, fondamentale pour comprendre comment la masse vient à une particule de charge électrique nulle, et, plus généralement, pour saisir comment une particule peut ou non posséder une masse, reste dépendante des recherches en cours aux environs de la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes. À lheure où nous écrivons ces lignes, les résultats non publiés de cette expérience laissent entendre quil y a bien une « oscillation des neutrinos » et donc une masse infime du neutrino. Mais, ces résultats partiels doivent être soumis à la variation de tous les paramètres de lexpérimentation actuelle et à lorganisation dautres expérimentations différentes et complémentaires quil sagit d« inventer ».
. Au sens figuré de science particulière, possédant ses méthodes et ses objets, mais également, au sens propre de nécessité de comportement, à la fois matérielle et idéelle, hexis au sens aristotélicien, ce que traduit, à peu près, le latin habitus.
. Nous empruntons à M. Labarrière, dans sa traduction récente de la Phénoménologie de lEsprit, ce néologisme, formé comme lantonyme de subsumer, pour rendre compte de lexpression allemande « aufheben » dont on sait lusage essentiel dans la philosophie hégélienne. « Aufheben », dans lusage hégélien, signifie à la fois « conserver » (les deux « moments » opposés), « supprimer » (leur opposition), « dépasser » (la limitation de la « vérité » de chacun deux). Si lacte de subsomption, par exemple au sens kantien, consiste bien à « mettre sous » (le divers de lintuition sous lunité des catégories de lentendement), lacte de sursomption, au sens hégélien, permet de « mettre sur » lopposition des « moments » conciliés la suppression de cette opposition, la conservation de leur validité partielle et le dépassement dans une entité conceptuelle (cest-à-dire, au sens hégélien, réelle), plus riche, de la partialité de ces validités dabord opposées.
. Le corpus, ce nest pas seulement la table des matières de lensemble des sciences possibles et réelles et réelles parce que possibles. Cest larkhitectoniké, le principe dorganisation de lensemble de la science, comme édifice singulier.
. Cf. Alexandre Koyré, Études dhistoire de la pensée scientifique [Paris, P.U.F., 1966], rééd. Gallimard [1973], 1985, coll. « Tel », « Galilée et lexpérience de Pise. À propos dune légende » [1932], p. 213-223.
. Lettre à Johann Kepler, à Gratz, en date du 4 août 1597 in Dialogues et lettres choisies, trad. Paul-Henri Michel XE "Michel (P.H.)" , Paris, Hermann, coll « Histoire de la pensée » (XIV), 1966, p. 352.
. Galileo Galilei, Le Messager des étoiles, trad. du latin par Fernand Hallyn XE "Hallyn (F.)" , Paris, Seuil, coll. « Sources du savoir », 1992, p. 164.
. Cité par Pierre Costabel in Encyclopædia Universalis, 1988, tome 8, article « Galilée », p. 211.
. « La philosofia è scritta in questo grandissimo libro, che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico luniverso), ma non si può intendere se prima non simpara a intender la lingua, e conoscer i caratteri, ne quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi, ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossible a intenderne umanamente parola
», cité in A. Koyré, Études dhistoire de la pensée scientifique, op. cit., « Galilée et Platon XE "Platon" » [1943], trad. de langlais par G. P. Vignaux, p. 186, note 1.
. Extrait de la sentence prononcée le 22 juin 1633 à Rome, au couvent Santa Maria Sopra Minerva, par les cardinaux inquisiteurs généraux du Saint-Siège Apostolique, citée par Jean-Pierre Maury XE "Maury (J.-P.)" in Galilée, le messager des étoiles, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes » (n° 10), 1986, p. 139.
. Cf. A. Koyré, Études galiléennes [1966], Paris, Hermann, coll. « Histoire de la pensée » (XV), rééd. 1986, « La loi de la chute des corps. Descartes et Galilée » [1937], p. 86 et sq.
. Aristote, Physique, III, 1, 201 a 10-11, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, coll. « C.U.F., Guillaume Budé », 1961, vol. 1 (livres I-IV), p. 90.
. Du Ciel, éd. et trad. Paul Moraux, Paris, Les Belles Lettres, coll. « C.U.F., Guillaume Budé », 1965, IV, 3, 310 a 34-310 b 1.
. Ibidem, 310 b 22-25.
. A. Koyré, Études galiléennes, op. cit., « À laube de la science classique » [1935-1936], p. 22.
. Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. Maurice Clavelin XE "Clavelin (M.)" [Armand Colin, 1970], rééd. Paris, P.U.F., coll. « Épiméthée », 1995, Troisième journée, Du mouvement local, p. 125.
. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. de litalien par René Fréreux XE "Fréreux (R.)" avec le concours de François Gandt XE "Gandt (Fr.)" , Paris, Seuil, coll. « Sources du savoir », 1992, Deuxième journée, p. 141.
. Idem.
. Idem.
. Ibidem, p. 142.
. Ibid., p. 205.
. Ibid., p. 204.
. Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, op. cit., Troisième journée, Du mouvement naturellement accéléré, Problème IX Proposition XXIII, Scolie, p. 178. Voir également la Quatrième journée, Du mouvement des projectiles, p. 205, et Albert Einstein XE "Einstein (A.)" et Léopold Infeld XE "Infeld (L.)" , LÉvolution des idées en physique. Des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta [1936], trad. de langlais par Maurice Solovine XE "Solovine (M.)" , Paris, Flammarion, coll. « Champs » [1983], 1993, p. 13.
. Vide infra §2.
. Op. cit., p. 10.
. Vide infra, note.
. Dialogue, op. cit., Deuxième journée, p. 166.
. Galilée, dans sa réponse au cardinal Bellarmin de 1615 ou 1616, cité par Françoise Balibar XE "Balibar (Fr.)" \i , in Galilée, Newton XE "Newton (I.)" lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, P.U.F., coll. « Philosophies », 1984, p. 44.
. Dialogue, op. cit., Deuxième journée, p. 140-141.
. Études galiléennes, op. cit., « La loi de la chute des corps. Descartes XE "Descartes (R.)" \i et Galilée », p. 137.
. Discours et démonstrations mathématiques
, op. cit., Troisième journée, Du mouvement naturellement accéléré, p. 130.
. Ibidem, p. 131
. Idem.
. Id. Souligné par nous.
. Ibidem, p. 140
. Ibidem, Du mouvement local, p. 125.
. Einstein, op. cit., p. 11
. Études galiléennes, op. cit., « Galilée et la loi dinertie » [1939], p. 276.
. « En fait cette expérience, constamment invoquée dans les discussions entre partisans et adversaires de Copernic, n'a jamais été faite. Plus exactement, elle n'a été faite que par Gassendi, en 1642, à Marseille, et peut-être aussi par Thomas Digges quelque soixante-six ans plus tôt. ». A. Koyré, Études dhistoire de la pensée scientifique , op. cit., « Galilée et la révolution scientifique du XVIIe » [1955], p. 211, n. 1, et p. 210-211. Cf. également Études galiléennes, op. cit., « Galilée et la loi dinertie », p. 224 et sq., et Fr. Balibar, op. cit., p. 46 et sq. En réalité, il s'agit là de l'une de ces expériences que Mach a appelées « expériences de pensée » (Gedankenexperiment), cf. Koyré, ibid., « Le De motu gravium de Galilée. De lexpérience imaginaire et de son abus » [1960], p. 225-226. Galilée ne fit donc pas non plus la fameuse expérience, en dépit de certaines de ses déclarations, mais, à la différence des empiristes, il sait n'en avoir nul besoin pour se prononcer sur son résultat. Cest que la physique nouvelle, mathématique, sélabore fondamentalement a priori et que, précisément, de cette expérience-là rien de fondamental ne peut-être conclu (quant au mouvement ou au repos de la Terre) sinon quelle ne nous éclaire (sur cette alternative) quà la condition dêtre elle-même éclairée par la déduction. Aussi, dans le Dialogue, Salviati répond-il à Simplicio qui lui reproche ses jugements a priori : « Quant à moi, sans expérience, je suis certain que leffet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi. » Et, socratiquement, il ajoute : «
vous aussi, vous savez quil ne peut en être autrement, même si vous croyez ou faites semblant de croire que vous ne le savez pas. Mais je suis si bon accoucheur des cerveaux que je vous forcerai à lavouer. », Dialogue, op. cit., Deuxième journée, p. 167.
. Discours et démonstrations mathématiques
, op. cit., Troisième journée, Le mouvement naturellement accéléré, p. 130.
. Études galiléennes, op. cit., « Galilée et la loi dinertie », p. 277.
. Dialogue, op. cit., Deuxième journée, p. 218.
. Études galiléennes, op. cit., « Galilée et la loi dinertie », p. 283.
. Ibidem, « La loi de la chute des corps. Descartes XE "Descartes (R.)" et Galilée », p. 156.
. Fr. Balibar, op. cit., p. 59.
. A. Koyré, Études galiléennes, op. cit., « Galilée et la loi dinertie », p. 262.
. Ibidem, p. 258.
. I. Newton, De Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, trad. Marie-Françoise Biarnais [1982], rééd. rev. et augm., Paris, Christian Bourgois, coll. « Épistémè », 1985, Axiomes ou Lois du mouvement, I, p. 40.
. « La vis impressa [force imprimée] est laction qui serxerce sur un corps pour en changer létat de repos ou de mouvement rectiligne uniforme. », Newton, ibidem, Définitions, IV, p. 25.
. Ibidem, Axiomes ou Lois du mouvement, II, p. 41.
. La Mécanique de Newton et son influence sur le développement de la théorie physique, cité par Fr. Balibar, op. cit., p. 83.
. « La quantité dun mouvement est la mesure que lon tire à la fois de sa vitesse et de sa quantité de matière. », Newton, op. cit., Définitions, II, p. 24.
. Cf. Ibidem, Définitions, I. Newton va jusquà identifier masse et corps : « Cest cette quantité [de matière] que, dans tout ce qui suit et couramment, jentends sous le nom de corps ou de masse. », idem, p. 23.
. « La vis insita [proprement : force située dans (le corps) mais si Newton hérite le terme, il ne conserve pas son sens étymologique, dans la mesure où pour lui la vis insita nest rien dintérieur ; elle napparaît et ne sexerce que sous laction dune vis impressa, comme le laisse déjà entendre la suite du texte, elle est donc à concevoir sous la catégorie de la relation au sens kantien XE "Kant (E.):kantien" et non pas sous celle de la substance au sens leibnizien...] dune matière est la force de résistance par laquelle tout corps, autant quil le peut, persévère en son état de repos ou de mouvement. Cette force est toujours proportionnelle au corps dont elle est la force et ne diffère de linertie que par la manière dont on la conçoit. [Car], linertie de la masse fait quon déloge difficilement un corps, quel quil soit, de son état de repos ou de mouvement. Par suite, on peut aussi donner à la vis insita le nom de force dinertie. », ibid., Définitions, III., p. 24.
. Ibidem, Livre III, Du « Système du Monde », Prop. II, Th. II, p. 81. La Prop. III non publiée par Fr. Biarnais, dont louvrage ne livre que les parties quelle juge les plus essentielles des Principia dit la même chose de la lune vis-à-vis de la terre. Cf. Michel Blay XE "Blay (M.)" , Les « Principia » de Newton, Paris, P.U.F., coll. « Philosophies », 1995, p. 69.
. Fr. Balibar XE "Balibar (Fr.)" \i , op. cit., p. 94.
. Newton, op. cit., Livre III, Du « Système du Monde », Prop. VI, Th. VI, p. 82.
. « Cest au moyen des deux première lois et des deux premiers corollaires que Galilée [auquel Newton semble lui aussi avoir attribué la conception de la loi dinertie] trouva que la chute des graves était en raison double du temps de chute et que les projectiles décrivaient une parabole ; ce qui saccorde avec lexpérience sauf en tant que la résistance de lair retarde ces mouvements si peu que ce soit. [...] Les espaces décrits en des temps proportionnels sont comme les vitesses et les temps ensemble ; cest-à-dire en raison double des temps. » Ibidem, Axiomes ou Lois du mouvement, Scholie, p. 51.
. Ibidem, Axiomes ou Lois du mouvement, III, p. 41. Quant au scholie, qui clôt la partie consacrée aux Axiomes, cf. p. 51-59, notamment p. 56-57.
. Études galiléennes, op. cit., « À laube de la science classique », p. 11-12.
. Ibidem, p. 11.
. Einstein XE "Einstein (A.)" \i , La relativité, cité par Fr. Balibar, op. cit., p. 71.
. A. Koyré, Études galiléennes, op. cit., « À laube de la science classique », p. 15.
. Cf. préface à l'ouvrage de 1914 Our Knowledge of the External World, Allen and Unwin, 1972, Londres ; traduction française de P. Devaux sous le titre Signification et vérité : la méthode scientifique en philosophie, Vrin 1929, rééd. Payot 1969.
. Duckworth, 1972.
. À la page XXXIII de cet ouvrage, Dummett définit lépistémologie comme la réponse à la question : « Que savons-nous, et comment le savons-nous? ».
. « La philosophie du langage est le fondement de lensemble de la philosophie parce que ce nest que par le biais de lanalyse du langage que nous pouvons analyser la pensée ... Pour pouvoir analyser la pensée, il est par conséquent nécessaire danalyser les moyens par lesquels la pensée est exprimée », Truth and other enigmas, Duckworth, 1978.
. Ibidem, p. 441.
. Sur la position de Dummett quant aux conséquences de son interprétation de Frege sur celle des philosophies de Russell et Wittgenstein, cf. infra, par. 31 dernier alinéa.
. Descartes, Lettre de lauteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de préface [1647], Éd. Alquié, uvres philosophiques, t. III, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 1973, p. 779.
. Ibidem, p. 779-780.
. Op. cit.
. Les références qui suivent sont à lédition anglaise citée supra.
. Ibidem, chap. I, p. 18.
. The problems of Philosophy, 1912, Home University Library ; nouvelle trad. fr. par J.-F. Rivenc, Payot, 1989. Les références qui suivent sont à lédition Oxford University Press de 1978.
. Our Knoweldge of the external world, p. 14.
. Ibid., p. 42.
. Ibid.
. Cf. ibid., p. 49.
. Idem.
. Tel, par exemple, celui des Principles, Partie I, Londres, Paperback Norton, 1964 ; traduction française (J.-M. Roy) in Écrits de logique philosophique de B. Russell, P.U.F., coll « Épiméthée », 1989.
. Our Knowledge of the External World, op. cit., p. 67.
. Cf. ibidem, p. 50.
. Ibid., p. 52.
. Ibid., p. 53.
. Cf. ibid., p. 67.
. Ibid., p. 51.
. Ibid., p. 52 ; p. 53.
. Ibid., p. 50.
. Ibid., p. 67.
. Ibid., p. 51.
. Elle est dailleurs présente dans le manuscrit de 1913 : cf. infra par. 31.
. Idem, p. 67.
. Ibidem, p. 68-69.
. Cf. aussi ibid chapitre I, p. 18-19.
. Ibidem, p. 13.
. Ibid., p. 42
. Cf. op. cit.
. Cf. Philosophical Essays, Allen & Unwin, 1966, p. 159, où larticle se trouve reproduit.
. Conférences sur latomisme logique, Ecrits de logique philosophique, op.cit., p 337.
. Our Knowledge of the external world, p. 67.
. Cf. citation supra.
. Cf. p. 147.
. Ibidem, p. 148.
. Ibid.
. Op. cit., p. 154.
. Ibidem, p. 149.
. Idem.
. p. 150.
. p. 151.
. Idem.
. Ibidem, p. 154.
. Ibid., p. 25.
. Idem.
. Idem.
. Il sagit là en fait dune simplification car la fluctuation de Russell dans lemploi de ce terme est grande.
. Dans le manuscrit de 1913 Russell distingue dailleurs entre analyse matérielle et analyse formelle.
. Voir en particulier le chapitre II de Our Knowledge of the External World .
. Ainsi quen témoignent en particulier les hésitations et les obscurités sur ce point des Conferences on Logical Atomism.
. Op. cit., p. 134.
. Cf. volume 7 des Collected Papers of B. Russell, E.R. Eames et K. Blackwell eds., Londres, Allen and Unwin.
. Afin de rendre plus aisée lintelligence du commentaire quen proposent les lignes qui suivent, on reproduira ici in extenso la partie qui concerne cette définition :
« La théorie de la connaissance ou épistémologie est plus difficile à définir. Pour commencer, aucune définition ne saurait être satisfaisante qui recourt elle-même au mot de connaissance, à la fois parce que ce terme est hautement ambigu et parce quaucun de ses sens possibles ne peut être clarifié sans de longs préambules épistémologiques. En second lieu, des difficultés surgissent quant aux relations de lépistémologie avec la psychologie dune part et la logique de lautre. Il est évident quune bonne part de lépistémologie est incluse dans la psychologie. Lanalyse de lexpérience, les distinctions entre la sensation, limagination, la mémoire, lattention ..., la nature de la croyance ou du jugement, en bref toute la partie analytique du sujet, pour autant quelle ne fasse pas intervenir la distinction entre vérité et fausseté, doit à mon sens être considérée comme faisant strictement partie de la psychologie. Dautre part, la distinction entre la vérité et la fausseté, qui est manifestement pertinente pour la théorie de la connaissance, semble appartenir à la logique, encore que lon puisse éprouver quelque doute à cet égard.
Et en tout état de cause, dès que lon aborde la théorie du jugement, même sans tenir compte de la vérité et de la fausseté, les difficultés rencontrées sont presquentièrement logiques, et lon a principalement besoin de découvertes logiques pour progresser dans ce domaine. On peut montrer [Russell précise en note : comme je lai réalisé grâce à des travaux non publiés de mon ami L. Wittgenstein] quun jugement, et plus généralement toute pensée dont lexpression implique des propositions, doit être un fait dune forme logique différente de tous ceux de la série : faits sujet-prédicat, relations duales, relations triples ... Apparaît de la sorte un problème intéressant et difficile de pure logique, à savoir celui délargir linventaire des formes logiques de façon à y inclure des formes appropriées aux faits de lépistémologie. Il semblerait par conséquent quil est impossible dassigner à la théorie de la connaissance une province distincte de celle de la logique et de la psychologie. Toute tentative pour délimiter une telle province doit, je crois, être artificielle et donc dommageable.
Le problème central de lépistémologie est de distinguer entre les croyances vraies et les croyances fausses, et de trouver, dans autant de régions que possible, des critères de la croyance vraie. Ce problème nous conduit par le biais de lanalyse de la croyance et de ses présuppositions au sein de la psychologie et de lénumération des relations cognitives, tandis quelle nous fait pénétrer dans la logique par le biais de la distinction entre la vérité et la fausseté, qui est sans pertinence du point de vue dun examen purement psychologique de la croyance. Nous pouvons définir lépistémologie au moyen de ce problème comme étant lanalyse des croyances vraie et fausse et de leurs présuppositions, en même temps que la recherce de critères de la croyance vraie. Mais dun point de vue pratique cette définition demeure un peu large, puisquelle conduit à inclure des parties de la psychologie et de la logique dont limportance nest pas principalement épistémologique ; pour cette raison, il convient de ne pas lentendre de manière tout à fait stricte. »
. Cf. notamment les trois textes rassemblés par D. Lackey dans Essays in Analysis, Allen & Unwin, 1974 : Meinongs Theory of Complexes and Assumptions (1904), Review of A. Meinong : Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie (1905), Review of A. Meinong, Uber die Stellung der Gegenstandstheorie im System der Wissenchaften (1907).
. Ibidem, p. 21.
. Ibid., p. 22.
. Ibid., p. 57.
. Ibid.
. Ibid., p. 44.
. Ibid., p. 59.
. Ibid., p. 56.
. Ibid., p 44.
. Cf. op. cit., p. 67.
. Cf. op. cit., p. 119.
. Pour savoir sil en va ainsi aux yeux de Russell lui-même, il conviendrait dapprofondir la filiation cartésienne quil revendique, en même temps que, à partir de ses écrits historiques, son interprétation du cartésianisme.
. Op. cit., p. 679.
. Jai tenté danalyser ce point en détail dans un travail doctoral non publié, Enjeux et conditions de possibilité dune théorie du sens : la philosophie comme analyse logique, 1987, Université de Paris-I.
. Repris en partie dans le chapitre IV de Problems of Philosophy, op. cit., et dans son intégralité à la fin de Mysticism and Logic, Unwin Books, 1963, Londres.
. Cf. « De la Dénotation », Ecrits de Logique Philosophique, op. cit., p. 201.
. Ibidem, p. 203.
. Pour la simple raison quil fait retour sur la théorie du jugement exposée dans les articles sur la vérité des années 1905-1906 ; mais il existe également de nombreux manuscrits qui ont été récemment publiés dans le volume 4 des Collected Papers.
. Mysticism and Logic, op.cit., p. 153.
. Ibidem, p. 159.
. Ibid., p. 161.
. Cf. Enjeux et conditions de possibilité dune théorie du sens : la philosophie comme analyse logique, op. cit.
. Ce que je me suis déjà employé à faire valoir dans « La renonciation à Pythagore », introduction aux Écrits de logique philosophique de B. Russell, Paris, P.U.F, coll. « Épiméthée », juin 1989, par. 224.
Voir page suivante la suite de la note.
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Du commerce « entre » économie et philosophie
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