LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de .....
doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une autre ......
à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et d'une tout autre
manière. ..... Son paletot de voyage s'était séparé en deux parties inégales, et
son ...
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Jules Verne
LE TOUR DU MONDE ENQUATRE-VINGTS JOURS
(1873)
Table des matières
TOC \o "1-3" \h \z HYPERLINK \l "_Toc188820891" I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT SACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT LUN COMME MAÎTRE, LAUTRE COMME DOMESTIQUE PAGEREF _Toc188820891 \h 6
HYPERLINK \l "_Toc188820892" II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QUIL A ENFIN TROUVE SON IDEAL PAGEREF _Toc188820892 \h 12
HYPERLINK \l "_Toc188820893" III OÙ SENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG PAGEREF _Toc188820893 \h 17
HYPERLINK \l "_Toc188820894" IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE PAGEREF _Toc188820894 \h 27
HYPERLINK \l "_Toc188820895" V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES PAGEREF _Toc188820895 \h 33
HYPERLINK \l "_Toc188820896" VI DANS LEQUEL LAGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME PAGEREF _Toc188820896 \h 37
HYPERLINK \l "_Toc188820897" VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE LINUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE PAGEREF _Toc188820897 \h 44
HYPERLINK \l "_Toc188820898" VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QUIL NE CONVIENDRAIT PAGEREF _Toc188820898 \h 49
HYPERLINK \l "_Toc188820899" IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG PAGEREF _Toc188820899 \h 56
HYPERLINK \l "_Toc188820900" X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX DEN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE PAGEREF _Toc188820900 \h 64
HYPERLINK \l "_Toc188820901" XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX PAGEREF _Toc188820901 \h 71
HYPERLINK \l "_Toc188820902" XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS SAVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS DE LINDE ET CE QUI SENSUIT PAGEREF _Toc188820902 \h 83
HYPERLINK \l "_Toc188820903" XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX PAGEREF _Toc188820903 \h 93
HYPERLINK \l "_Toc188820904" XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE LADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER À LA VOIR PAGEREF _Toc188820904 \h 103
HYPERLINK \l "_Toc188820905" XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES SALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES PAGEREF _Toc188820905 \h 112
HYPERLINK \l "_Toc188820906" XVI OÙ FIX NA PAS LAIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE PAGEREF _Toc188820906 \h 122
HYPERLINK \l "_Toc188820907" XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET DAUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE SINGAPORE À HONG-KONG PAGEREF _Toc188820907 \h 129
HYPERLINK \l "_Toc188820908" XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, VA À SES AFFAIRES PAGEREF _Toc188820908 \h 137
HYPERLINK \l "_Toc188820909" XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI SENSUIT PAGEREF _Toc188820909 \h 144
HYPERLINK \l "_Toc188820910" XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG PAGEREF _Toc188820910 \h 154
HYPERLINK \l "_Toc188820911" XXI OÙ LE PATRON DE LA « TANKADÈRE » RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES PAGEREF _Toc188820911 \h 164
HYPERLINK \l "_Toc188820912" XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT DAVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE PAGEREF _Toc188820912 \h 175
HYPERLINK \l "_Toc188820913" XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT SALLONGE DÉMESURÉMENT PAGEREF _Toc188820913 \h 184
HYPERLINK \l "_Toc188820914" XXIV PENDANT LEQUEL SACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE LOCÉAN PACIFIQUE PAGEREF _Toc188820914 \h 193
HYPERLINK \l "_Toc188820915" XXV OÙ LON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING PAGEREF _Toc188820915 \h 201
HYPERLINK \l "_Toc188820916" XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE PAGEREF _Toc188820916 \h 210
HYPERLINK \l "_Toc188820917" XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À LHEURE, UN COURS DHISTOIRE MORMONE PAGEREF _Toc188820917 \h 217
HYPERLINK \l "_Toc188820918" XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON PAGEREF _Toc188820918 \h 225
HYPERLINK \l "_Toc188820919" XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT DINCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE LUNION PAGEREF _Toc188820919 \h 237
HYPERLINK \l "_Toc188820920" XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR PAGEREF _Toc188820920 \h 247
HYPERLINK \l "_Toc188820921" XXXI DANS LEQUEL LINSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG PAGEREF _Toc188820921 \h 257
HYPERLINK \l "_Toc188820922" XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE PAGEREF _Toc188820922 \h 265
HYPERLINK \l "_Toc188820923" XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES PAGEREF _Toc188820923 \h 272
HYPERLINK \l "_Toc188820924" XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT LOCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT PAGEREF _Toc188820924 \h 284
HYPERLINK \l "_Toc188820925" XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS LORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE PAGEREF _Toc188820925 \h 289
HYPERLINK \l "_Toc188820926" XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ PAGEREF _Toc188820926 \h 297
HYPERLINK \l "_Toc188820927" XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG NA RIEN GAGNÉ À FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE NEST LE BONHEUR PAGEREF _Toc188820927 \h 302
HYPERLINK \l "_Toc188820928" À propos de cette édition électronique PAGEREF _Toc188820928 \h 307
IDANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT SACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT LUN COMME MAÎTRE, LAUTRE COMME DOMESTIQUE
En lannée 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row, Burlington Gardens maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 , était habitée par Phileas Fogg, esq., lun des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien quil semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer lattention.
À lun des plus grands orateurs qui honorent lAngleterre, succédait donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que cétait un fort galant homme et lun des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.
On disait quil ressemblait à Byron par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds , mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg nétait peut-être pas Londonner. On ne lavait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres navaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comité dadministration. Son nom navait jamais retenti dans un collège davocats, ni au Temple, ni à Lincolns-inn, ni à Grays-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni à lÉchiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il nétait ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de lInstitution royale de la Grande-Bretagne, ni de lInstitution de Londres, ni de lInstitution des Artisans, ni de lInstitution Russell, ni de lInstitution littéraire de lOuest, ni de lInstitution du Droit, ni de cette Institution des Arts et des Sciences réunis, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il nappartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de lAngleterre, depuis la Société de lArmonica jusquà la Société entomologique, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles.
Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
À qui sétonnerait de ce quun gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres de cette honorable association, on répondra quil passa sur la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine « surface », due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement créditeur.
Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, cest ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de sadresser pour lapprendre. En tout cas, il nétait prodigue de rien, mais non avare, car partout où il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il lapportait silencieusement et même anonymement.
En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possible, et semblait dautant plus mystérieux quil était silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce quil faisait était si mathématiquement toujours la même chose, que limagination, mécontente, cherchait au-delà.
Avait-il voyagé ? Cétait probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. Il nétait endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles sétaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue, tant lévénement finissait toujours par les justifier. Cétait un homme qui avait dû voyager partout, en esprit, tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, cest que, depuis de longues années, Phileas Fogg navait pas quitté Londres. Ceux qui avaient lhonneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que si ce nest sur ce chemin direct quil parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club personne ne pouvait prétendre lavoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains nentraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. Dailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, ni parents ni amis, ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il nétait question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, ninvitant aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à son domicile, soit quil dormît, soit quil soccupât de sa toilette. Sil se promenait, cétait invariablement, dun pas égal, dans la salle dentrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle sarrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. Sil dînait ou déjeunait, cétaient les cuisines, le garde-manger, loffice, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ; cétaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; cétaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ; cétait enfin la glace du club glace venue à grands frais des lacs dAmérique qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur.
Si vivre dans ces conditions, cest être un excentrique, il faut convenir que lexcentricité a du bon !
La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. Dailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service sy réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster ce garçon sétant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de leau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six , et il attendait son successeur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux dun soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher laiguille de la pendule, appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et lannée. À onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
« Le nouveau domestique », dit-il.
Un garçon âgé dune trentaine dannées se montra et salua.
« Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg.
Jean, nen déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui mest resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer daffaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, jai fait plusieurs métiers. Jai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, jétais sergent de pompiers, à Paris. Jai même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que jai quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg était lhomme le plus exact et le plus sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec lespérance dy vivre tranquille et doublier jusquà ce nom de Passepartout
Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous mêtes recommandé. Jai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?
Oui, monsieur.
Bien. Quelle heure avez-vous ?
Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre dargent.
Vous retardez, dit Mr. Fogg.
Que monsieur me pardonne, mais cest impossible.
Vous retardez de quatre minutes. Nimporte. Il suffit de constater lécart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. »
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement dautomate et disparut sans ajouter une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : cétait son nouveau maître qui sortait ; puis une seconde fois : cétait son prédécesseur, James Forster, qui sen allait à son tour.
Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
IIOÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QUIL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout dabord, jai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! »
Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole.
Pendant les quelques instants quil venait dentrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur maître. Cétait un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent « le repos dans laction », faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, lil pur, la paupière immobile, cétait le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau lattitude un peu académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait lidée dun être bien équilibré dans toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait quun chronomètre de Leroy ou de Earnshaw. Cest quen effet, Phileas Fogg était lexactitude personnifiée, ce qui se voyait clairement à « lexpression de ses pieds et de ses mains », car chez lhomme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne lavait jamais vu ému ni troublé. Cétait lhomme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra quil vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait à personne.
Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq ans quil habitait lAngleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût sattacher.
Passepartout nétait point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, lil sec, ne sont que dimpudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que lon aime à voir sur les épaules dun ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour quil pût lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de lAntiquité connaissaient dix-huit façons darranger la chevelure de Minerve, Passepartout nen connaissait quune pour disposer la sienne : trois coups de démêloir, et il était coiffé.
De dire si le caractère expansif de ce garçon saccorderait avec celui de Phileas Fogg, cest ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact quil fallait à son maître ? On ne le verrait quà luser. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqualors, le sort lavait mal servi. Il navait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur daventures ou coureur de pays, ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du Parlement, après avoir passé ses nuits dans les « oysters-rooms » dHay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont lexistence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne sabsentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les circonstances que lon sait.
Passepartout onze heures et demie étant sonnées se trouvait donc seul dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença linspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit leffet dune belle coquille de colimaçon, mais dune coquille éclairée et chauffée au gaz, car lhydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de lentresol et du premier étage. Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au même instant, la même seconde.
« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout.
Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. Cétait le programme du service quotidien. Il comprenait depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle se levait Phileas Fogg, jusquà onze heures et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club tous les détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, leau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à minuit heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman , tout était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et den graver les divers articles dans son esprit.
Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro dordre reproduit sur un registre dentrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du désordre à lépoque de lillustre mais dissipé Sheridan , ameublement confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, lune consacrée aux lettres, lautre au droit et à la politique. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction défendait aussi bien de lincendie que du vol. Point darmes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques.
Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les mains, sa large figure sépanouit, et il répéta joyeusement :
« Cela me va ! voilà mon affaire ! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un homme casanier et régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! »
IIIOÙ SENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice, élevé dans Pall-Mall, qui na pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres souvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par lautomne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert lattendait. Son déjeuner se composait dun hors-duvre, dun poisson bouilli relevé dune « reading sauce » de premier choix, dun roastbeef écarlate agrémenté de condiments « mushroom », dun gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes, dun morceau de chester, le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli pour loffice du Reform-Club.
À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un domestique lui remit le Times non coupé, dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusquà trois heures quarante-cinq, et celle du Standard qui lui succéda dura jusquau dîner. Ce repas saccomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de « royal british sauce ».
À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et sabsorba dans la lecture du Morning Chronicle.
Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entrée et sapprochaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. Cétaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : lingénieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque dAngleterre, personnages riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de lindustrie et de la finance.
« Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ?
Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
Jespère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur lauteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports dembarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper.
Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda Andrew Stuart.
Dabord, ce nest pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
Comment, ce nest pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs) ?
Non, répondit Gauthier Ralph.
Cest donc un industriel ? dit John Sullivan.
Le Morning Chronicle assure que cest un gentleman. »
Celui qui fit cette réponse nétait autre que Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec ardeur, sétait accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant lénorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier principal de la Banque dAngleterre.
À qui sétonnait quun tel vol eût pu saccomplir aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre quà ce moment même, le caissier soccupait denregistrer une recette de trois shillings six pence, et quon ne saurait avoir lil à tout.
Mais il convient de faire observer ici ce qui rend le fait plus explicable que cet admirable établissement de « Bank of England » paraît se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point dinvalides, point de grillages ! Lor, largent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicion lhonorabilité dun passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci : Dans une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de voir de plus près un lingot dor pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit ce lingot, lexamina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le lingot, de main en main, sen alla jusquau fond dun corridor obscur, et ne revint quune demi-heure après reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement levé la tête.
Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus du « drawing-office », sonna à cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque dAngleterre navait plus quà passer cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des « détectives », choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., avec promesse, en cas de succès, dune prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les renseignements que devait fournir lenquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaient pour mission dobserver scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance.
Or, précisément, ainsi que le disait le Morning Chronicle, on avait lieu de supposer que lauteur du vol ne faisait partie daucune des sociétés de voleurs dAngleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières, lair distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du vol. Lenquête avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits et Gauthier Ralph était du nombre se croyaient donc fondés à espérer que le voleur néchapperait pas.
Comme on le pense, ce fait était à lordre du jour à Londres et dans toute lAngleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne sétonnera donc pas dentendre les membres du Reform-Club traiter la même question, dautant plus que lun des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux.
Lhonorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et lintelligence des agents. Mais son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui sétaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.
« Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer dêtre un habile homme !
Allons donc ! répondit Ralph, il ny a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
Par exemple !
Où voulez-vous quil aille ?
Je nen sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.
Elle létait autrefois
», dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « À vous de couper, monsieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de lavis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisquon la parcourt maintenant dix fois plus vite quil y a cent ans. Et cest ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
À vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.
Mais lincrédule Stuart nétait pas convaincu, et, la partie achevée :
« Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce quon en fait maintenant le tour en trois mois
En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul établi par le Morning Chronicle :
De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots : 7 jours.
De Suez à Bombay, paquebot : 13 jours.
De Bombay à Calcutta, railway : 3 jours.
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot : 13 jours.
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot : 6 jours.
De Yokohama à San Francisco, paquebot : 22 jours.
De San Francisco New York, railroad : 7 jours.
De New York à Londres, paquebot et railway : 9 jours.
Total : 80 jours.
Oui, quatre-vingts jours ! sécria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! sécria Andrew Stuart, sils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
Tout compris », répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. »
Andrew Stuart, à qui cétait le tour de « faire », ramassa les cartes en disant :
« Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique
Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
Je voudrais bien vous y voir.
Il ne tient quà vous. Partons ensemble.
Le Ciel men préserve ! sécria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 F) quun tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
Eh bien, faites-le donc !
Le tour du monde en quatre-vingts jours ?
Oui.
Je le veux bien.
Quand ?
Tout de suite.
Cest de la folie ! sécria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de linsistance de son partenaire. Tenez ! jouons plutôt.
Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne. »
Andrew Stuart reprit les cartes dune main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table :
« Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres !
Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce nest pas sérieux.
Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, cest toujours sérieux.
Soit ! » dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues :
« Jai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volontiers
Vingt mille livres ! sécria John Sullivan. Vingt mille livres quun retard imprévu peut vous faire perdre !
Limprévu nexiste pas, répondit simplement Phileas Fogg.
Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours nest calculé que comme un minimum de temps !
Un minimum bien employé suffit à tout.
Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer !
Je sauterai mathématiquement.
Cest une plaisanterie !
Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il sagit dune chose aussi sérieuse quun pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?
Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après sêtre entendus.
Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
Ce soir même ? demanda Stuart.
Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque cest aujourdhui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. Voici un chèque de pareille somme. »
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il navait certainement pas parié pour gagner, et navait engagé ces vingt mille livres la moitié de sa fortune que parce quil prévoyait quil pourrait avoir à dépenser lautre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de lenjeu, mais parce quils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist afin quil pût faire ses préparatifs de départ.
« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes :
« Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart. »
IVDANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui.
Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable dinexactitude, apparaître à cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne devait rentrer quà minuit précis.
Phileas Fogg était tout dabord monté à sa chambre, puis il appela :
« Passepartout. »
Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait sadresser à lui. Ce nétait pas lheure.
« Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
Passepartout se montra.
« Cest la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.
Mais il nest pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.
Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais. »
Une sorte de grimace sébaucha sur la ronde face du Français. Il était évident quil avait mal entendu.
« Monsieur se déplace ? demanda-t-il.
Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde. »
Passepartout, lil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous les symptômes de létonnement poussé jusquà la stupeur.
« Le tour du monde ! murmura-t-il.
En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous navons pas un instant à perdre.
Mais les malles ?
dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa tête de droite et de gauche.
Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. Dailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez. »
Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une phrase assez vulgaire de son pays :
« Ah ! bien se dit-il, elle est forte, celle-là ! Moi qui voulais rester tranquille !
»
Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en quatre-vingts jours ! Avait-il affaire à un fou ? Non
Cétait une plaisanterie ? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans, navait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusquà Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas sarrêterait là
Oui, sans doute, mais il nen était pas moins vrai quil partait, quil se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqualors !
À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son maître ; puis, lesprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.
Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaws continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, louvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
« Vous navez rien oublié ? demanda-t-il.
Rien, monsieur.
Mon mackintosh et ma couverture ?
Les voici.
Bien, prenez ce sac. »
Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
« Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000 F). »
Le sac faillit séchapper des mains de Passepartout, comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à lextrémité de Saville-row. Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.
À huit heures vingt, le cab sarrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée dun chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, sapprocha de Mr. Fogg et lui demanda laumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées quil venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante :
« Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée ! »
Puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation dhumidité autour de la prunelle. Son maître avait fait un pas dans son cur.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartout lordre de prendre deux billets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club.
« Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport que jemporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon itinéraire.
Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, cest inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman !
Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
Vous noubliez pas que vous devez être revenu ?
fit observer Andrew Stuart.
Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs. »
À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train navait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un véritable cri de désespoir !
« Quavez-vous ? demanda Mr. Fogg.
Il y a
que
dans ma précipitation
mon trouble
jai oublié
Quoi ?
Déteindre le bec de gaz de ma chambre !
Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! »
VDANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du grand retentissement quallait provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit dabord dans le Reform-Club, et produisit une véritable émotion parmi les membres de lhonorable cercle. Puis, du club, cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
Cette « question du tour du monde » fut commentée, discutée, disséquée, avec autant de passion et dardeur que sil se fût agi dune nouvelle affaire de lAlabama. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les autres et ils formèrent bientôt une majorité considérable se prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement quen théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de communication actuellement en usage, ce nétait pas seulement impossible, cétait insensé !
Le Times, le Standard, lEvening Star, le Morning Chronicle, et vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform-Club furent blâmés davoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. On sait lintérêt que lon porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie. Aussi nétait-il pas un lecteur, à quelque classe quil appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de Phileas Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux les femmes principalement furent pour lui, surtout quand lIllustrated London News eut publié son portrait daprès sa photographie déposée aux archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire : « Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! » Cétaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais on sentit bientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de vue, et démontra clairement la folie de lentreprise. Daprès cet article, tout était contre le voyageur, obstacles de lhomme, obstacles de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de départ et darrivée, concordance qui nexistait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en Europe, où il sagit de parcours dune longueur relativement médiocre, on peut compter sur larrivée des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à traverser lInde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments dun tel problème ? Et les accidents de machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison, laccumulation des neiges, est-ce que tout nétait pas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant lhiver, à la merci des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours ? Or, il suffisait dun retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de quelques heures, le départ dun paquebot, il serait forcé dattendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis irrévocablement.
Larticle fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, dimportantes affaires sétaient engagées sur « laléa » de son entreprise. On sait ce quest le monde des parieurs en Angleterre, monde plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après larticle du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On loffrit par paquets. Pris dabord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus quà vingt, à cinquante, à cent !
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. Lhonorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans ! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps que la sottise du projet, on lui en démontrait linutilité, il se contentait de répondre : « Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier lait faite ! »
Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le prenait plus quà cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit quon ne le prit plus du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue :
« Suez à Londres.
« Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.
« Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat darrestation à Bombay (Inde anglaise).
« Fix, détective. »
Leffet de cette dépêche fut immédiat. Lhonorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle reproduisait trait pour trait lhomme dont le signalement avait été fourni par lenquête. On rappela ce que lexistence de Phileas Fogg avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et lappuyant sur un pari insensé, navait eu dautre but que de dépister les agents de la police anglaise.
VIDANS LEQUEL LAGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg.
Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez. Cétait un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses réglementaires, soit dix milles à lheure entre Brindisi et Suez, et neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait toujours dépassées.
En attendant larrivée du Mongolia, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule dindigènes et détrangers qui affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande uvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, lun était lagent consulaire du Royaume-Uni, établi à Suez, qui en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres prédictions de lingénieur Stephenson voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié lancienne route de lAngleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.
Lautre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. À travers ses longs cils brillait un il très vif, mais dont il savait à volonté éteindre lardeur. En ce moment, il donnait certaines marques dimpatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.
Cet homme se nommait Fix, et cétait un de ces « détectives » ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque dAngleterre. Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si lun deux lui semblait suspect, le « filer » en attendant un mandat darrestation.
Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le signalement de lauteur présumé du vol. Cétait celui de ce personnage distingué et bien mis que lon avait observé dans la salle des paiements de la Banque.
Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre larrivée du Mongolia.
« Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?
Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demanda Fix.
De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi quil a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, sil est à bord du Mongolia.
Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt quon ne les reconnaît. Cest du flair quil faut avoir, et le flair est comme un sens spécial auquel concourent louïe, la vue et lodorat. Jai arrêté dans ma vie plus dun de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds quil ne me glissera pas entre les mains.
Je le souhaite, monsieur Fix, car il sagit dun vol important.
Un vol magnifique, répondit lagent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille livres ! Nous navons pas souvent de pareilles aubaines ! Les voleurs deviennent mesquins ! La race des Sheppard sétiole ! On se fait pendre maintenant pour quelques shillings !
Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez dune telle façon que je vous souhaite vivement de réussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous bien que, daprès le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnête homme.
Monsieur le consul, répondit dogmatiquement linspecteur de police, les grands voleurs ressemblent toujours à dhonnêtes gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins nont quun parti à prendre, cest de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là quil faut dévisager surtout. Travail difficile, jen conviens, et qui nest plus du métier, mais de lart. »
On voit que ledit Fix ne manquait pas dune certaine dose damour-propre.
Cependant le quai sanimait peu à peu. Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. Larrivée du paquebot était évidemment prochaine.
Le temps était assez beau, mais lair froid, par ce vent dest. Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres sallongeait comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leurs façons lélégant gabarit de la galère antique.
Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa profession, dévisageait les passants dun rapide coup dil.
Il était alors dix heures et demie.
« Mais il narrivera pas, ce paquebot ! sécria-t-il en entendant sonner lhorloge du port.
Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix.
Quatre heures. Le temps dembarquer son charbon. De Suez à Aden, à lextrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il faut faire provision de combustible.
Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix.
Directement, sans rompre charge.
Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de lAsie. Il doit bien savoir quil ne serait pas en sûreté dans lInde, qui est une terre anglaise.
À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres quil ne le serait à létranger. »
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à lagent, le consul regagna ses bureaux, situés à peu de distance. Linspecteur de police demeura seul, pris dune impatience nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du Mongolia, et en vérité, si ce coquin avait quitté lAngleterre avec lintention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle de lAtlantique, devait avoir obtenu sa préférence.
Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de sifflet annoncèrent larrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du Mongolia.
Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux déchappement.
Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns restèrent sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville ; mais la plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le Mongolia.
Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre.
En ce moment, lun deux sapprocha de lui, après avoir vigoureusement repoussé les fellahs qui lassaillaient de leurs offres de service, et il lui demanda fort poliment sil pouvait lui indiquer les bureaux de lagent consulaire anglais. Et en même temps ce passager présentait un passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa britannique.
Fix, instinctivement, prit le passeport, et, dun rapide coup dil, il en lut le signalement.
Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans sa main. Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui quil avait reçu du directeur de la police métropolitaine.
« Ce passeport nest pas le vôtre ? dit-il au passager.
Non, répondit celui-ci, cest le passeport de mon maître.
Et votre maître ?
Il est resté à bord.
Mais, reprit lagent, il faut quil se présente en personne aux bureaux du consulat afin détablir son identité.
Quoi ! cela est nécessaire ?
Indispensable.
Et où sont ces bureaux ?
Là, au coin de la place, répondit linspecteur en indiquant une maison éloignée de deux cents pas.
Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela ne plaira guère de se déranger ! »
Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer.
VIIQUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE LINUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE
Linspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire.
« Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, jai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du Mongolia. »
Et Fix raconta ce qui sétait passé entre ce domestique et lui à propos du passeport.
« Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâché de voir la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon bureau, sil est ce que vous supposez. Un voleur naime pas à laisser derrière lui des traces de son passage, et dailleurs la formalité des passeports nest plus obligatoire.
Monsieur le consul, répondit lagent, si cest un homme fort comme on doit le penser, il viendra !
Faire viser son passeport ?
Oui. Les passeports ne servent jamais quà gêner les honnêtes gens et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en règle, mais jespère bien que vous ne le viserez pas
Et pourquoi pas ? Si ce passeport est régulier, répondit le consul, je nai pas le droit de refuser mon visa.
Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet homme jusquà ce que jaie reçu de Londres un mandat darrestation.
Ah ! cela, monsieur Fix, cest votre affaire, répondit le consul, mais moi, je ne puis
»
Le consul nacheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à la porte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont lun était précisément ce domestique qui sétait entretenu avec le détective.
Cétaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa.
Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait létranger des yeux.
Quand le consul eut achevé sa lecture :
« Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.
Oui, monsieur, répondit le gentleman.
Et cet homme est votre domestique ?
Oui. Un Français nommé Passepartout.
Vous venez de Londres ?
Oui.
Et vous allez ?
À Bombay.
Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et que nous nexigeons plus la présentation du passeport ?
Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater par votre visa mon passage à Suez.
Soit, monsieur. »
Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il sortit, suivi de son domestique.
« Eh bien ? demanda linspecteur.
Eh bien, répondit le consul, il a lair dun parfait honnête homme !
Possible, répondit Fix, mais ce nest point ce dont il sagit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont jai reçu le signalement ?
Jen conviens, mais vous le savez, tous les signalements
Jen aurai le cur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. De plus, cest un Français, qui ne pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul. »
Cela dit, lagent sortit et se mit à la recherche de Passepartout.
Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, sétait dirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique ; puis il sembarqua dans un canot, revint à bord du Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes :
« Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.
« Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.
« Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
« Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 matin.
« Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
« Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.
« Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.
« Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.
« Total des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours 1/2. »
Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes, qui indiquait depuis le 2 octobre jusquau 21 décembre le mois, le quantième, le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la perte éprouvée à chaque endroit du parcours.
Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours sil était en avance ou en retard.
Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, qui, concordant avec larrivée réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte.
Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir la ville, il ny pensait même pas, étant de cette race dAnglais qui font visiter par leur domestique les pays quils traversent.
VIIIDANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QUIL NE CONVIENDRAIT
Fix avait en peu dinstants rejoint sur le quai Passepartout, qui flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir.
« Eh bien, mon ami, lui dit Fix en labordant, votre passeport est-il visé ?
Ah ! cest vous, monsieur, répondit le Français. Bien obligé. Nous sommes parfaitement en règle.
Et vous regardez le pays ?
Oui, mais nous allons si vite quil me semble que je voyage en rêve. Et comme cela, nous sommes à Suez ?
À Suez.
En Égypte ?
En Égypte, parfaitement.
Et en Afrique ?
En Afrique.
En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous, monsieur, que je mimaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette fameuse capitale, je lai revue tout juste de sept heures vingt du matin à huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, à travers les vitres dun fiacre et par une pluie battante ! Je le regrette ! Jaurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées !
Vous êtes donc bien pressé ? demanda linspecteur de police.
Moi, non, mais cest mon maître. À propos, il faut que jachète des chaussettes et des chemises ! Nous sommes partis sans malles, avec un sac de nuit seulement.
Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce quil faut.
Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment dune complaisance !
»
Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours.
« Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau !
Vous avez le temps, répondit Fix, il nest encore que midi ! »
Passepartout tira sa grosse montre.
« Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heures cinquante-deux minutes !
Votre montre retarde, répondit Fix.
Ma montre ! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. Cest un vrai chronomètre !
Je vois ce que cest, répondit Fix. Vous avez gardé lheure de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays.
Moi ! toucher à ma montre ! sécria Passepartout, jamais !
Eh bien, elle ne sera plus daccord avec le soleil.
Tant pis pour le soleil, monsieur ! Cest lui qui aura tort ! »
Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste superbe.
Quelques instants après, Fix lui disait :
« Vous avez donc quitté Londres précipitamment ?
Je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts dheure après nous étions partis.
Mais où va-t-il donc, votre maître ?
Toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !
Le tour du monde ? sécria Fix.
Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je nen crois rien. Cela naurait pas le sens commun. Il y a autre chose.
Ah ! cest un original, ce Mr. Fogg ?
Je le crois.
Il est donc riche ?
Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! Et il népargne pas largent en route ! Tenez ! il a promis une prime magnifique au mécanicien du Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belle avance !
Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ?
Moi ! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même de notre départ. »
On simagine aisément leffet que ces réponses devaient produire sur lesprit déjà surexcité de linspecteur de police.
Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse somme emportée, cette hâte darriver en des pays lointains, ce prétexte dun pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses idées. Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce garçon ne connaissait aucunement son maître, que celui-ci vivait isolé à Londres, quon le disait riche sans savoir lorigine de sa fortune, que cétait un homme impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et quil allait réellement à Bombay.
« Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout.
Assez loin, répondit lagent. Il vous faut encore une dizaine de jours de mer.
Et où prenez-vous Bombay ?
Dans lInde.
En Asie ?
Naturellement.
Diable ! Cest que je vais vous dire
il y a une chose qui me tracasse
cest mon bec !
Quel bec ?
Mon bec de gaz que jai oublié déteindre et qui brûle à mon compte. Or, jai calculé que jen avais pour deux shillings par vingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge
»
Fix comprit-il laffaire du gaz ? Cest peu probable. Il nécoutait plus et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia, et il revint en toute hâte aux bureaux de lagent consulaire.
Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout son sang-froid.
« Monsieur, dit-il au consul, je nai plus aucun doute. Je tiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre-vingts jours.
Alors cest un malin, répondit le consul, et il compte revenir à Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deux continents !
Nous verrons bien, répondit Fix.
Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore une fois le consul.
Je ne me trompe pas.
Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un visa son passage à Suez ?
Pourquoi ?
je nen sais rien, monsieur le consul, répondit le détective, mais écoutez-moi. »
Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa conversation avec le domestique dudit Fogg.
« En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. Et quallez-vous faire ?
Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de madresser un mandat darrestation à Bombay, membarquer sur le Mongolia, filer mon voleur jusquaux Indes, et là, sur cette terre anglaise, laccoster poliment, mon mandat à la main et la main sur lépaule. »
Ces paroles prononcées froidement, lagent prit congé du consul et se rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeur de la police métropolitaine cette dépêche que lon connaît.
Un quart dheure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni dargent, dailleurs, sembarquait à bord du Mongolia, et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge.
IXOÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG
La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le Mongolia, dont les feux étaient activement poussés, marchait de manière à devancer larrivée réglementaire.
La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous lInde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, les autres à Calcutta, mais via Bombay, car depuis quun chemin de fer traverse dans toute sa largeur la péninsule indienne, il nest plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan.
Parmi ces passagers du Mongolia, on comptait divers fonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient à larmée britannique proprement dite, les autres commandaient les troupes indigènes de cipayes, tous chèrement appointés, même à présent que le gouvernement sest substitué aux droits et aux charges de lancienne Compagnie des Indes : sous-lieutenants à 7 000 F, brigadiers à 60 000, généraux à 100 000.
On vivait donc bien à bord du Mongolia, dans cette société de fonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui, le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le « purser », lhomme de confiance de la Compagnie, légal du capitaine à bord, faisait somptueusement les choses. Au déjeuner du matin, au lunch de deux heures, au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les passagères il y en avait quelques-unes changeaient de toilette deux fois par jour. On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer le permettait.
Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflait soit de la côte dAsie, soit de la côte dAfrique, le Mongolia, long fuseau à hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; les pianos se taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Et pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le paquebot, poussé par sa puissante machine, courait sans retard vers le détroit de Bab-el-Mandeb.
Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On pourrait croire que, toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des changements de vent nuisibles à la marche du navire, des mouvements désordonnés de la houle qui risquaient doccasionner un accident à la machine, enfin de toutes les avaries possibles qui, en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port, auraient compromis son voyage ?
Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces éventualités, il nen laissait rien paraître. Cétait toujours lhomme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, quaucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il sinquiétait peu dobserver cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scènes historiques de lhumanité. Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à lhorizon. Il ne rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires.
Que faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia ? Dabord il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée. Puis il jouait au whist.
Oui ! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui : un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de larmée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui.
Quant à Passepartout, le mal de mer navait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine à lavant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, fait dans ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien nourri, bien logé, il voyait du pays et dailleurs il saffirmait à lui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay.
Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un certain plaisir quil rencontra sur le pont lobligeant personnage auquel il sétait adressé en débarquant en Égypte.
« Je ne me trompe pas, dit-il en labordant avec son plus aimable sourire, cest bien vous, monsieur, qui mavez si complaisamment servi de guide à Suez ?
En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! Vous êtes le domestique de cet Anglais original
Précisément, monsieur
?
Fix.
Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vous retrouver à bord. Et où allez-vous donc ?
Mais, ainsi que vous, à Bombay.
Cest au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage ?
Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire.
Alors vous connaissez lInde ?
Mais
oui
, répondit Fix, qui ne voulait pas trop savancer.
Et cest curieux, cette Inde-là ?
Très curieux ! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères ! Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays ?
Je lespère, monsieur Fix. Vous comprenez bien quil nest pas permis à un homme sain desprit de passer sa vie à sauter dun paquebot dans un chemin de fer et dun chemin de fer dans un paquebot, sous prétexte de faire le tour du monde en quatre-vingts jours ! Non. Toute cette gymnastique cessera à Bombay, nen doutez pas.
Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton le plus naturel.
Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, dailleurs. Je mange comme un ogre qui serait à jeun. Cest lair de la mer.
Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.
Jamais. Il nest pas curieux.
Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète
une mission diplomatique, par exemple !
Ma foi, monsieur Fix, je nen sais rien, je vous lavoue, et, au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir. »
Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. Linspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir à loccasion. Il lui offrait donc souvent, au bar-room du Mongolia, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en reste, trouvant, dailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.
Cependant le paquebot savançait rapidement. Le 13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au-dessus desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre, et il trouva même quavec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait à une énorme demi-tasse.
Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit de Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouest de la rade dAden. Cest là quil devait se réapprovisionner de combustible.
Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des paquebots à de telles distances des centres de production. Rien que pour la Compagnie péninsulaire, cest une dépense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le charbon revient à quatre-vingts francs la tonne.
Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faire avant datteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à Steamer-Point, afin de remplir ses soutes.
Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. Il était prévu. Dailleurs le Mongolia, au lieu darriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. Cétait un gain de quinze heures.
Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans être remarqué. La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue.
Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, dArabes, dEuropéens, composant les vingt-cinq mille habitants dAden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ingénieurs anglais, deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon.
« Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout en revenant à bord. Je maperçois quil nest pas inutile de voyager, si lon veut voir du nouveau. »
À six heures du soir, le Mongolia battait des branches de son hélice les eaux de la rade dAden et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la traversée entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide à la vapeur.
Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommencèrent.
Le voyage saccomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout était enchanté de laimable compagnon que le hasard lui avait procuré en la personne de Fix.
Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du Mongolia. À lhorizon, un arrière-plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les îles Salcette, Colaba, Éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay.
Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée, et son partenaire et lui, grâce à une manuvre audacieuse, ayant fait les treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem admirable.
Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y arrivait le 20. Cétait donc, depuis son départ de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices.
XOÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX DEN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE
Personne nignore que lInde ce grand triangle renversé dont la base est au nord et la pointe au sud comprend une superficie de quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement répandue une population de cent quatre-vingts millions dhabitants. Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur à Agra.
Mais lInde anglaise proprement dite ne compte quune superficie de sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions dhabitants. Cest assez dire quune notable partie du territoire échappe encore à lautorité de la reine ; et, en effet, chez certains rajahs de lintérieur, farouches et terribles, lindépendance indoue est encore absolue.
Depuis 1756 époque à laquelle fut fondé le premier établissement anglais sur lemplacement aujourdhui occupé par la ville de Madras jusquà cette année dans laquelle éclata la grande insurrection des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle sannexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au prix de rentes quelle payait peu ou point ; elle nommait son gouverneur général et tous ses employés civils ou militaires ; mais maintenant elle nexiste plus, et les possessions anglaises de lInde relèvent directement de la couronne.
Aussi laspect, les murs, les divisions ethnographiques de la péninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, à dos dhomme, en coach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitesse lIndus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse lInde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de Calcutta.
Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers lInde. La distance à vol doiseau nest que de mille à onze cents milles, et des trains, animés dune vitesse moyenne seulement, nemploieraient pas trois jours à la franchir ; mais cette distance est accrue dun tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en sélevant jusquà Allahabad dans le nord de la péninsule.
Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indian peninsular railway ». En quittant lîle de Bombay, il traverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusquà Burhampour, sillonne le territoire à peu près indépendant du Bundelkund, sélève jusquà Allahabad, sinfléchit vers lest, rencontre le Gange à Bénarès, sen écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.
Cétait à quatre heures et demie du soir que les passagers du Mongolia avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures précises.
Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot, donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et, de son pas régulier qui battait la seconde comme le pendule dune horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.
Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni lhôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-duvre dÉléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de lîle Salcette, ces admirables restes de larchitecture bouddhiste !
Non ! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Entre autres mets, le maître dhôtel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de « lapin du pays », dont il lui dit merveille.
Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable.
Il sonna le maître dhôtel.
« Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, cest du lapin, cela ?
Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles.
Et ce lapin-là na pas miaulé quand on la tué ?
Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vous jure
Monsieur le maître dhôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans lInde, les chats étaient considérés comme des animaux sacrés. Cétait le bon temps.
Pour les chats, mylord ?
Et peut-être aussi pour les voyageurs ! »
Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner.
Quelques instants après Mr. Fogg, lagent Fix avait, lui aussi, débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa situation vis-à-vis de lauteur présumé du vol. Avait-on reçu de Londres un mandat darrêt ?
On navait rien reçu. Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé.
Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre darrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. Laffaire regardait ladministration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec les murs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle, nadmettent aucun arbitraire.
Fix ninsista pas et comprit quil devait se résigner à attendre son mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg ny séjournât, et, on le sait, cétait aussi la conviction de Passepartout, ce qui laisserait au mandat darrêt le temps darriver.
Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris quil en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, quil se poursuivrait au moins jusquà Calcutta, et peut-être plus loin. Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg nétait pas absolument sérieux, et si la fatalité ne lentraînait pas, lui qui voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours !
En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu dEuropéens de toutes nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire. Cétait précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilisés, les plus intelligents, les plus austères des Indous, race à laquelle appartiennent actuellement les riches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées dor et dargent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec une décence parfaite, dailleurs.
Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses oreilles souvraient démesurément pour voir et entendre, si son air, sa physionomie était bien celle du « booby » le plus neuf quon pût imaginer, il est superflu dy insister ici.
Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité lentraîna plus loin quil ne convenait.
En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devant ladmirable pagode de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée den visiter lintérieur.
Il ignorait deux choses : dabord que lentrée de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit sévèrement quiconque en viole les pratiques.
Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste, admirait, à lintérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de lornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages.
Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. Dun coup de poing et dun coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurs longues robes, et, sélançant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui sétait jeté sur ses traces, en ameutant la foule.
À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du chemin de fer.
Fix était là, sur le quai dembarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussitôt pris de laccompagner jusquà Calcutta et plus loin sil le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans lombre, mais Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots à son maître.
« Jespère que cela ne vous arrivera plus », répondit simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.
Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot dire.
Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et modifia subitement son projet de départ.
« Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire indien
Je tiens mon homme. »
En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit.
XIOÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
Le train était parti à lheure réglementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la péninsule.
Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.
Cétait le brigadier général, Sir Francis Cromarty, lun des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès.
Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui sétait fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût véritablement mérité la qualification dindigène. Depuis son jeune âge, il habitait lInde et navait fait que de rares apparitions dans son pays natal. Cétait un homme instruit, qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes, lhistoire, lorganisation du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. Cétait un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de Londres, et il se fût frotté les mains, sil eût été dans sa nature de faire un mouvement inutile.
Sir Francis Cromarty nétait pas sans avoir reconnu loriginalité de son compagnon de route, bien quil ne leût étudié que les cartes à la main et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un cur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés, aucun nétait comparable à ce produit des sciences exactes.
Phileas Fogg navait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il lopérait. Le brigadier général ne vit dans ce pari quune excentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemment sans « rien faire », ni pour lui, ni pour les autres.
Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traversé lîle Salcette et courait sur le continent. À la station de Callyan, il laissa sur la droite lembranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de lInde, et il gagna la station de Pauwell. À ce point, il sengagea dans les montagnes très ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais.
De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une conversation qui tombait souvent, dit :
« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.
Pourquoi cela, Sir Francis ?
Parce que le chemin de fer sarrêtait à la base de ces montagnes, quil fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusquà la station de Kandallah, située sur le versant opposé.
Ce retard neût aucunement dérangé léconomie de mon programme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu léventualité de certains obstacles.
Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous risquiez davoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec laventure de ce garçon. »
Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage, dormait profondément et ne rêvait guère que lon parlât de lui.
« Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout à ce que lon respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre domestique eût été pris
Eh bien, sil eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il aurait été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître ! »
Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il sélançait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de léglise européenne. De nombreux petits cours deau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contrée fertile.
Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire quil traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular railway ». Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras dun mécanicien anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux quenrichissait linépuisable ornementation de larchitecture indienne. Puis, dimmenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres quépouvantaient les hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées déléphants, qui, dun il pensif, regardaient passer le convoi échevelé.
Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les voyageurs traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin sélevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de lune des provinces détachées du royaume du Nizam. Cétait sur cette contrée que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces assassins, unis dans une association insaisissable, étranglaient, en lhonneur de la déesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps où lon ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion, mais lépouvantable association existe toujours et fonctionne encore.
À midi et demi, le train sarrêta à la station de Burhampour, et Passepartout put sy procurer à prix dor une paire de babouches, agrémentées de perles fausses, quil chaussa avec un sentiment dévidente vanité.
Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station dAssurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.
Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors lesprit de Passepartout. Jusquà son arrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis quil filait à toute vapeur à travers lInde, un revirement sétait fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps, quil ne fallait pas dépasser. Déjà même, il sinquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, et tremblait à la pensée quil avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours écoulés, maudissait les haltes du train, laccusait de lenteur et blâmait in petto Mr. Fogg de navoir pas promis une prime au mécanicien. Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un paquebot ne létait plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est réglementée.
Vers le soir, on sengagea dans les défilés des montagnes de Sutpour, qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.
Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit quil était trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept degrés dans louest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures.
Sir Francis rectifia donc lheure donnée par Passepartout, auquel il fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre quil devait se régler sur chaque nouveau méridien, et que, puisquil marchait constamment vers lest, cest-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts dautant de fois quatre minutes quil y avait de degrés parcourus. Ce fut inutile. Que lentêté garçon eût compris ou non lobservation du brigadier général, il sobstina à ne pas avancer sa montre, quil maintint invariablement à lheure de Londres. Innocente manie, dailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.
À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de Rothal, le train sarrêta au milieu dune vaste clairière, bordée de quelques bungalows et de cabanes douvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant :
« Les voyageurs descendent ici. »
Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre à cette halte au milieu dune forêt de tamarins et de khajours.
Passepartout, non moins surpris, sélança sur la voie et revint presque aussitôt, sécriant :
« Monsieur, plus de chemin de fer !
Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.
Je veux dire que le train ne continue pas ! »
Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux sadressèrent au conducteur :
« Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.
Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.
Nous nous arrêtons ici ?
Sans doute. Le chemin de fer nest point achevé
Comment ! il nest point achevé ?
Non ! il y a encore un tronçon dune cinquantaine de milles à établir entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.
Les journaux ont pourtant annoncé louverture complète du railway !
Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés.
Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta ! reprit Sir Francis Cromarty, qui commençait à séchauffer.
Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien quils doivent se faire transporter de Kholby jusquà Allahabad. »
Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers assommé le conducteur, qui nen pouvait mais. Il nosait regarder son maître.
« Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.
Monsieur Fogg, il sagit ici dun retard absolument préjudiciable à vos intérêts ?
Non, Sir Francis, cela était prévu.
Quoi ! vous saviez que la voie
En aucune façon, mais je savais quun obstacle quelconque surgirait tôt ou tard sur ma route. Or, rien nest compromis. Jai deux jours davance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes quau 22, et nous arriverons à temps à Calcutta. »
Il ny avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète assurance.
Il nétait que trop vrai que les travaux du chemin de fer sarrêtaient à ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie davancer, et ils avaient prématurément annoncé lachèvement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils sétaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues, charrettes traînées par des zébus, sortes de bufs à bosses, chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé.
« Jirai à pied », dit Phileas Fogg.
Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte, et en hésitant un peu :
« Monsieur, dit-il, je crois que jai trouvé un moyen de transport.
Lequel ?
Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas dici.
Allons voir léléphant », répondit Mr. Fogg.
Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient près dune hutte qui attenait à un enclos fermé de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans lenclos, un éléphant. Sur leur demande, lIndien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans lenclos.
Là, ils se trouvèrent en présence dun animal, à demi domestiqué, que son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le caractère naturellement doux de lanimal, de façon à le conduire graduellement à ce paroxysme de rage appelé « mutsh » dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il nen est pas moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr. Fogg, léléphant en question venait à peine dêtre mis à ce régime, et le « mutsh » ne sétait point encore déclaré.
Kiouni cétait le nom de la bête pouvait, comme tous ses congénères, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut dautre monture, Phileas Fogg résolut de lemployer.
Mais les éléphants sont chers dans lInde, où ils commencent à devenir rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont réduits à létat de domesticité, de telle sorte quon ne peut sen procurer que par la chasse. Aussi sont-ils lobjet de soins extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à lIndien sil voulait lui louer son éléphant, lIndien refusa net.
Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F) lheure. Refus. Vingt livres ? Refus encore. Quarante livres ? Refus toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais lIndien ne se laissait pas tenter.
La somme était belle, cependant. En admettant que léléphant employât quinze heures à se rendre à Allahabad, cétait six cents livres (15 000 F) quil rapporterait à son propriétaire.
Phileas Fogg, sans sanimer en aucune façon, proposa alors à lIndien de lui acheter sa bête et lui en offrit tout dabord mille livres (25 000 F).
LIndien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôle flairait-il une magnifique affaire.
Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et lengagea à réfléchir avant daller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon quil navait pas lhabitude dagir sans réflexion, quil sagissait en fin de compte dun pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était nécessaire, et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant.
Mr. Fogg revint trouver lIndien, dont les petits yeux, allumés par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce nétait quune question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge dordinaire, était pâle démotion.
À deux mille livres, lIndien se rendit.
« Par mes babouches, sécria Passepartout, voilà qui met à un beau prix la viande déléphant ! »
Laffaire conclue, il ne sagissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne pouvait que doubler son intelligence.
Léléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. Il couvrit dune sorte de housse le dos de léléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables.
Phileas Fogg paya lIndien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment quon les tirât des entrailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le transporter à la station dAllahabad. Le brigadier général accepta. Un voyageur de plus nétait pas pour fatiguer le gigantesque animal.
Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans lun des cacolets, Phileas Fogg dans lautre. Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le Parsi se jucha sur le cou de léléphant, et à neuf heures lanimal, quittant la bourgade, senfonçait par le plus court dans lépaisse forêt de lataniers.
XIIOÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS SAVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS DE LINDE ET CE QUI SENSUIT
Le guide, afin dabréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours dexécution. Ce tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à travers la forêt, et on sen rapporta à lui.
Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusquau cou dans leurs cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de léléphant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causant peu dailleurs, et se voyant à peine lun lautre.
Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de léléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que lintelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trot régulier.
Après deux heures de marche, le guide arrêta léléphant et lui donna une heure de repos. Lanimal dévora des branchages et des arbrisseaux, après sêtre dabord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé. Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que sil fût sorti de son lit.
« Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général en le regardant avec admiration.
De fer forgé », répondit Passepartout, qui soccupa de préparer un déjeuner sommaire.
À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs, est habitée par une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais na pu sétablir régulièrement sur un territoire soumis à linfluence des rajahs, quil eût été difficile datteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.
Plusieurs fois, on aperçut des bandes dIndiens farouches, qui faisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède. Dailleurs, le Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu danimaux pendant cette journée, à peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont samusait fort Passepartout.
Une pensée au milieu de bien dautres inquiétait ce garçon. Quest-ce que Mr. Fogg ferait de léléphant, quand il serait arrivé à la station dAllahabad ? Lemmènerait-il ? Impossible ! Le prix du transport ajouté au prix dacquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? Cette estimable bête méritait bien quon eût des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissait pas de le préoccuper.
À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine.
La distance parcourue pendant cette journée était denviron vingt-cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station dAllahabad.
La nuit était froide. À lintérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper se composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui sendormit debout, appuyé au tronc dun gros arbre.
Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards et de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanements aigus de singes. Mais les carnassiers sen tinrent à des cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la culbute de la veille, quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que sil eût été dans sa tranquille maison de Saville-row.
À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver à la station dAllahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne perdrait quune partie des quarante-huit heures économisées depuis le commencement du voyage.
On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il évitait toujours les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces campagnes désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin du grand fleuve. La station dAllahabad nétait pas à douze milles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que la crème », disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.
À deux heures, le guide entra sous le couvert dune épaisse forêt, quil devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à labri des bois. En tout cas, il navait fait jusqualors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir saccomplir sans accident, quand léléphant, donnant quelques signes dinquiétude, sarrêta soudain.
Il était quatre heures alors.
« Quy a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus de son cacolet.
Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, en prêtant loreille à un murmure confus qui passait sous lépaisse ramure.
Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et dinstruments de cuivre.
Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole.
Le Parsi sauta à terre, attacha léléphant à un arbre et senfonça au plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant :
« Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. Sil est possible, évitons dêtre vus. »
Le guide détacha léléphant et le conduisit dans un fourré, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans lapercevoir, car lépaisseur du feuillage le dissimulait entièrement.
Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse.
En première ligne savançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés dhommes, de femmes, denfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorié dun rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. À son cou senroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait.
Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.
« La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de lamour et de la mort.
De la mort, jy consens, mais de lamour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! »
Le Parsi lui fit signe de se taire.
Autour de la statue sagitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes docre, couverts dincisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.
Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.
Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée dor, recouverte dune mousseline légère, dessinait les contours de sa taille.
Derrière cette jeune femme contraste violent pour les yeux , des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.
Cétait le corps dun vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de soie et dor, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques armes de prince indien.
Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois lassourdissant fracas des instruments, fermaient le cortège.
Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe dun air singulièrement attristé, et se tournant vers le guide :
« Un sutty ! » dit-il.
Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.
Peu à peu, les chants séteignirent. Il y eut encore quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence.
Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty, et aussitôt que la procession eut disparu :
« Quest-ce quun sutty ? demanda-t-il.
Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, cest un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.
Ah ! les gueux ! sécria Passepartout, qui ne put retenir ce cri dindignation.
Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.
Cest celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah indépendant du Bundelkund.
Comment ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans lInde, et les Anglais nont pu les détruire ?
Dans la plus grande partie de lInde, répondit Sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne saccomplissent plus, mais nous navons aucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.
La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive !
Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne létait pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que lamour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut lintervention énergique du gouvernement pour lempêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur lautorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice. »
Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et, quand le récit fut achevé :
« Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour nest pas volontaire, dit-il.
Comment le savez-vous ?
Cest une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund, répondit le guide.
Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer Sir Francis Cromarty.
Cela tient à ce quon la enivrée de la fumée du chanvre et de lopium.
Mais où la conduit-on ?
À la pagode de Pillaji, à deux milles dici. Là, elle passera la nuit en attendant lheure du sacrifice.
Et ce sacrifice aura lieu ?
Demain, dès la première apparition du jour. »
Après cette réponse, le guide fit sortir léléphant de lépais fourré et se hissa sur le cou de lanimal. Mais au moment où il allait lexciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg larrêta, et, sadressant à Sir Francis Cromarty :
« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.
Sauver cette femme, monsieur Fogg !
sécria le brigadier général.
Jai encore douze heures davance. Je puis les consacrer à cela.
Tiens ! Mais vous êtes un homme de cur ! dit Sir Francis Cromarty.
Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg, quand jai le temps. »
XIIIDANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX
Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par conséquent la réussite de ses projets, mais il nhésita pas. Il trouva, dailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.
Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. Lidée de son maître lexaltait. Il sentait un cur, une âme sous cette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.
Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans laffaire ? Ne serait-il pas porté pour les hindous ? À défaut de son concours, il fallait au moins sassurer sa neutralité.
Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.
« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi.
Bien, guide, répondit Mr. Fogg.
Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.
Cest vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir ?
Je le pense aussi », répondit le guide.
Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. Cétait une Indienne dune beauté célèbre, de race parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on leût crue Européenne. Elle se nommait Aouda.
Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui lattendait, elle séchappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas quelle pût échapper.
Ce récit ne pouvait quenraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait léléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.
Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas de la pagode, que lon ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement.
Les moyens de parvenir jusquà la victime furent alors discutés. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de livresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille ? Cest ce qui ne pourrait être décidé quau moment et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, cest que lenlèvement devait sopérer cette nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. À cet instant, aucune intervention humaine neût pu la sauver.
Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que lombre se fit, vers six heures du soir, ils résolurent dopérer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs séteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans lépaisse ivresse du « hang » opium liquide, mélangé dune infusion de chanvre , et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusquau temple.
Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, savança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord dune petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé. Cétait le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné dune huile parfumée. À sa partie supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en même temps que sa veuve. À cent pas de ce bûcher sélevait la pagode, dont les minarets perçaient dans lombre la cime des arbres.
« Venez ! » dit le guide à voix basse.
Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes.
Le silence nétait plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches.
Bientôt le guide sarrêta à lextrémité dune clairière. Quelques résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par livresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.
À larrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer quà lintérieur les prêtres veillaient aussi.
Le Parsi ne savança pas plus loin. Il avait reconnu limpossibilité de forcer lentrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.
Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui quils ne pouvaient rien tenter de ce côté.
Ils sarrêtèrent et sentretinrent à voix basse.
« Attendons, dit le brigadier général, il nest que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.
Cela est possible, en effet », répondit le Parsi.
Phileas Fogg et ses compagnons sétendirent donc au pied dun arbre et attendirent.
Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode.
On attendit ainsi jusquà minuit. La situation ne changea pas. Même surveillance au-dehors. Il était évident quon ne pouvait compter sur lassoupissement des gardes. Livresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple.
Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin datteindre la pagode par son chevet.
Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. Aucune surveillance navait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument.
Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait à peine lhorizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore lobscurité.
Mais il ne suffisait pas davoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas Fogg et ses compagnons navaient absolument que leurs couteaux de poche. Très heureusement, les parois du temple se composaient dun mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement.
On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi dun côté, Passepartout, de lautre, travaillaient à desceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.
Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à lintérieur du temple, et presque aussitôt dautres cris lui répondirent du dehors.
Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris ? Léveil était-il donné ? La plus vulgaire prudence leur commandait de séloigner, ce quils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que lalerte, si cen était une, se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.
Mais contretemps funeste des gardes se montrèrent au chevet de la pagode, et sy installèrent de manière à empêcher toute approche.
Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes, arrêtés dans leur uvre. Maintenant quils ne pouvaient plus parvenir jusquà la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. Limpassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.
« Navons-nous plus quà partir ? demanda le brigadier général à voix basse.
Nous navons plus quà partir, répondit le guide.
Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi.
Mais quespérez-vous ? répondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraître, et
La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. »
Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg.
Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, au moment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et larracher ouvertement à ses bourreaux ?
Ceût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusquau dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons à lendroit où ils sétaient réfugiés, et il les ramena vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet darbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.
Cependant Passepartout, juché sur les premières branches dun arbre, ruminait une idée qui avait dabord traversé son esprit comme un éclair, et qui finit par sincruster dans son cerveau.
Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! » et maintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? Cest une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !
»
En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse dun serpent sur les basses branches de larbre dont lextrémité se courbait vers le sol.
Les heures sécoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent lapproche du jour. Cependant lobscurité était profonde encore.
Cétait le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. Les groupes sanimèrent. Des coups de tam-tam retentirent. Chants et cris éclatèrent de nouveau. Lheure était venue à laquelle linfortunée allait mourir.
En effet, les portes de la pagode souvrirent. Une lumière plus vive séchappa de lintérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient au-dehors. Il leur sembla même que, secouant lengourdissement de livresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse tentait déchapper à ses bourreaux. Le cur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.
En ce moment, la foule sébranla. La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs, qui lescortaient de leurs vociférations religieuses.
Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la foule, la suivirent.
Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et sarrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.
Puis une torche fut approchée et le bois imprégné dhuile, senflamma aussitôt.
À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie généreuse, sélançait vers le bûcher
Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. Un cri de terreur séleva. Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.
Le vieux rajah nétait donc pas mort, quon le vît se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale ?
Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris dune terreur subite, étaient là, face à terre, nosant lever les yeux et regarder un tel prodige !
La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans quelle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans doute, nétait pas moins stupéfié !
Ce ressuscité arriva ainsi près de lendroit où se tenaient Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et là, dune voix brève :
« Filons !
» dit-il.
Cétait Passepartout lui-même qui sétait glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! Cétait Passepartout qui, profitant de lobscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort ! Cétait Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, passait au milieu de lépouvante générale !
Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et léléphant les emportait dun trot rapide. Mais des cris, des clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse était découverte.
En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris quun enlèvement venait de saccomplir.
Aussitôt ils sétaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la portée des balles et des flèches.
XIVDANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE LADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER À LA VOIR
Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartout riait encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré la main de lintrépide garçon. Son maître lui avait dit : « Bien », ce qui, dans la bouche de ce gentleman, équivalait à une haute approbation. À quoi Passepartout avait répondu que tout lhonneur de laffaire appartenait à son maître. Pour lui, il navait eu quune idée « drôle », et il riait en songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait été le veuf dune charmante femme, un vieux rajah embaumé !
Quant à la jeune Indienne, elle navait pas eu conscience de ce qui sétait passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait sur lun des cacolets.
Cependant léléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi, courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heure après avoir quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers une immense plaine. À sept heures, on fit halte. La jeune femme était toujours dans une prostration complète. Le guide lui fit boire quelques gorgées deau et de brandy, mais cette influence stupéfiante qui laccablait devait se prolonger quelque temps encore.
Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de livresse produite par linhalation des vapeurs du chanvre, navait aucune inquiétude sur son compte.
Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans lesprit du brigadier général, celui-ci se montrait moins rassuré pour lavenir. Il nhésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans lInde, elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux. Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre leur victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, à lappui de ce dire, un fait de même nature qui sétait passé récemment. À son avis, la jeune femme ne serait véritablement en sûreté quaprès avoir quitté lInde.
Phileas Fogg répondit quil tiendrait compte de ces observations et quil aviserait.
Vers dix heures, le guide annonçait la station dAllahabad. Là reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en moins dun jour et dune nuit, la distance qui sépare Allahabad de Calcutta.
Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong.
La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout fut chargé daller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, châle, fourrures, etc., ce quil trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit illimité.
Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad, cest la cité de Dieu, lune des plus vénérées de lInde, en raison de ce quelle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les pèlerins de toute la péninsule. On sait dailleurs que, suivant les légendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, doù, grâce à Brahma, il descend sur la terre.
Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville, autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison dÉtat. Plus de commerce, plus dindustrie dans cette cité, jadis industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchait vainement un magasin de nouveautés, comme sil eût été dans Regent-street à quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en étoffe écossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre quil nhésita pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout triomphant, il retourna à la gare.
Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à laquelle les prêtres de Pillaji lavaient soumise se dissipait peu à peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne.
Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de la reine dAhméhnagara, il sexprime ainsi :
« Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts, encadre les contours harmonieux de ses joues délicates et blanches, brillantes de poli et de fraîcheur. Ses sourcils débène ont la forme et la puissance de larc de Kama, dieu damour, et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacrés de lHimalaya les reflets les plus purs de la lumière céleste. Fines, égales et blanches, ses dents resplendissent entre ses lèvres souriantes, comme des gouttes de rosée dans le sein mi-clos dune fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques, ses mains vermeilles, ses petits pieds bombés et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de léclat des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, quune main suffit à enserrer, rehausse lélégante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma, léternel statuaire. »
Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femme dans toute lacception européenne du mot. Elle parlait langlais avec une grande pureté, et le guide navait point exagéré en affirmant que cette jeune Parsie avait été transformée par léducation.
Cependant le train allait quitter la station dAllahabad. Le Parsi attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu, sans le dépasser dun farthing. Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risqué volontairement sa vie dans laffaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indous lapprenaient, il échapperait difficilement à leur vengeance.
Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on dun éléphant acheté si cher ?
Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard.
« Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. Jai payé ton service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet éléphant ? Il est à toi. »
Les yeux du guide brillèrent.
« Cest une fortune que Votre Honneur me donne ! sécria-t-il.
Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et cest moi qui serai encore ton débiteur.
À la bonne heure ! sécria Passepartout. Prends, ami ! Kiouni est un brave et courageux animal ! »
Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de sucre, disant :
« Tiens, Kiouni, tiens, tiens ! »
Léléphant fit entendre quelques grognements de satisfaction. Puis, prenant Passepartout par la ceinture et lenroulant de sa trompe, il lenleva jusquà la hauteur de sa tête. Passepartout, nullement effrayé, fit une bonne caresse à lanimal, qui le replaça doucement à terre, et, à la poignée de trompe de lhonnête Kiouni, répondit une vigoureuse poignée de main de lhonnête garçon.
Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès.
Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville dAllahabad, et ils furent franchis en deux heures.
Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle ; les vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.
Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce compartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu de voyageurs qui lui étaient absolument inconnus !
Tout dabord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier général lui raconta son histoire. Il insista sur le dévouement de Phileas Fogg, qui navait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et sur le dénouement de laventure, dû à laudacieuse imagination de Passepartout.
Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout honteux, répétait que « ça nen valait pas la peine » !
Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne où tant de dangers lattendaient encore, elle fut prise dun frisson de terreur.
Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans lesprit de Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidement dailleurs, de la conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusquà ce que cette affaire fût assoupie.
Mrs. Aouda accepta loffre avec reconnaissance. Précisément, à Hong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et lun des principaux négociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout en occupant un point de la côte chinoise.
À midi et demi, le train sarrêtait à la station de Bénarès. Les légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe lemplacement de lancienne Casi, qui était autrefois suspendue dans lespace, entre le zénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, à cette époque plus réaliste, Bénarès, Athènes de lInde au dire des orientalistes, reposait tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument désolé, sans aucune couleur locale.
Cétait là que devait sarrêter Sir Francis Cromarty. Les troupes quil rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. Le brigadier général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant tout le succès possible, et exprimant le vu quil recommençât ce voyage dune façon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle noublierait ce quelle devait à Sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, il fut honoré dune vraie poignée de main de la part du brigadier général. Tout ému, il se demanda où et quand il pourrait bien se dévouer pour lui. Puis on se sépara.
À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange. À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes de verdure, les champs dorge, de maïs et de froment, des rios et des étangs peuplés dalligators verdâtres, des villages bien entretenus, des forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la saison avancée et la température déjà froide, des bandes dIndous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui sincarne en ces trois personnes : Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et des législateurs. Mais de quel il Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils considérer cette Inde, maintenant « britannisée », lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrées du Gange, effarouchant les mouettes qui volaient à sa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et les dévots étendus au long de ses rives !
Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de vapeur blanche en cacha les détails. À peine les voyageurs purent-ils entrevoir le fort de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès, ancienne forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour et ses importantes fabriques deau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui sélève sur la rive gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande cité industrielle et commerçante, où se tient le principal marché dopium de lInde, Monghir, ville plus queuropéenne, anglaise comme Manchester ou Birmingham, renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de taillanderie et darmes blanches, et dont les hautes cheminées encrassaient dune fumée noire le ciel de Brahma, un véritable coup de poing dans le pays du rêve !
Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute vitesse, et on naperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa patrie !
Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait lancre quà midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.
Daprès son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres, et il y arrivait au jour fixé. Il navait donc ni retard ni avance. Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la péninsule indienne, mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas.
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Le train sétait arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin dy installer confortablement Mrs. Aouda, quil ne voulait pas quitter, tant quelle serait en ce pays si dangereux pour elle.
Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman sapprocha de lui et dit :
« Monsieur Phileas Fogg ?
Cest moi.
Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout.
Oui.
Veuillez me suivre tous les deux. »
Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe dobéir.
« Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg.
Elle le peut », répondit le policeman.
Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ.
La voiture traversa dabord la « ville noire », aux rues étroites, bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de maisons de briques, ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient déjà, malgré lheure matinale, des cavaliers élégants et de magnifiques attelages.
Le palki-ghari sarrêta devant une habitation dapparence simple, mais qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers on pouvait vraiment leur donner ce nom , et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant :
« Cest à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge Obadiah. »
Puis il se retira et ferma la porte.
« Allons ! nous sommes pris ! » sécria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise.
Mrs. Aouda, sadressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit dune voix dont elle cherchait en vain à déguiser lémotion :
« Monsieur, il faut mabandonner ! Cest pour moi que vous êtes poursuivi ! Cest pour mavoir sauvée ! »
Phileas Fogg se contenta de répondre que cela nétait pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty ! Inadmissible ! Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il nabandonnerait pas la jeune femme, et quil la conduirait à Hong-Kong.
« Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout.
Avant midi nous serons à bord », répondit simplement limpassible gentleman.
Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put sempêcher de se dire à lui-même :
« Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous serons à bord ! » Mais il nétait pas rassuré du tout.
À huit heures et demie, la porte de la chambre souvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. Cétait une salle daudience, et un public assez nombreux, composé dEuropéens et dindigènes, en occupait déjà le prétoire.
Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout sassirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier.
Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. Cétait un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue à un clou et sen coiffa lestement.
« La première cause », dit-il.
Mais, portant la main à sa tête :
« Hé ! ce nest pas ma perruque !
En effet, monsieur Obadiah, cest la mienne, répondit le greffier.
Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous quun juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque dun greffier ! »
Léchange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires, Passepartout bouillait dimpatience, car laiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire.
« La première cause, reprit alors le juge Obadiah.
Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.
Me voici, répondit Mr. Fogg.
Passepartout ?
Présent ! répondit Passepartout.
Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que lon vous guette à tous les trains de Bombay.
Mais de quoi nous accuse-t-on ? sécria Passepartout, impatienté.
Vous allez le savoir, répondit le juge.
Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et jai droit
Vous a-t-on manqué dégards ? demanda Mr. Obadiah.
Aucunement.
Bien ! faites entrer les plaignants. »
Sur lordre du juge, une porte souvrit, et trois prêtres indous furent introduits par un huissier.
« Cest bien cela ! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient brûler notre jeune dame ! »
Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accusés davoir violé un lieu consacré par la religion brahmanique.
« Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg.
Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et javoue.
Ah ! vous avouez ?
Javoue et jattends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce quils voulaient faire à la pagode de Pillaji. »
Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de laccusé.
« Sans doute ! sécria impétueusement Passepartout, à cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime ! »
Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge Obadiah.
« Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! En pleine ville de Bombay ?
Bombay ? sécria Passepartout.
Sans doute. Il ne sagit pas de la pagode de Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay.
Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur, ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau.
Mes souliers ! » sécria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.
On devine la confusion qui sétait opérée dans lesprit du maître et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils lavaient oublié, et cétait celui-là même qui les amenait devant le magistrat de Calcutta.
En effet, lagent Fix avait compris tout le parti quil pouvait tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze heures, il sétait fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill ; il leur avait promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien que le gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de délit ; puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces du sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la jeune veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaient arrêter à leur descente du train. Que lon juge du désappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg nétait point encore arrivé dans la capitale de lInde. Il dut croire que son voleur, sarrêtant à une des stations du Peninsular-railway, sétait réfugié dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin même, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, dune jeune femme dont il ne pouvait sexpliquer la présence. Aussitôt il lança sur lui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.
Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivait le débat avec un intérêt facile à comprendre, car à Calcutta, comme à Bombay, comme à Suez, le mandat darrestation lui manquait encore !
Cependant le juge Obadiah avait pris acte de laveu échappé à Passepartout, qui aurait donné tout ce quil possédait pour reprendre ses imprudentes paroles.
« Les faits sont avoués ? dit le juge.
Avoués, répondit froidement Mr. Fogg.
Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend protéger également et rigoureusement toutes les religions des populations de lInde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout, convaincu davoir violé dun pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres (7 500 F).
Trois cents livres ? sécria Passepartout, qui nétait véritablement sensible quà lamende.
Silence ! fit lhuissier dune voix glapissante.
Et, ajouta le juge Obadiah, attendu quil nest pas matériellement prouvé quil ny ait pas connivence entre le domestique et le maître, quen tout cas celui-ci doit être tenu responsable des gestes dun serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit jours de prison et cent cinquante livres damende. Greffier, appelez une autre cause ! »
Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours à Calcutta, cétait plus quil nen fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.
Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il était entré dans cette maudite pagode !
Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne leût pas concerné, navait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit :
« Joffre caution.
Cest votre droit », répondit le juge.
Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il entendit le juge, « attendu la qualité détrangers de Phileas Fogg et de son domestique », fixer la caution pour chacun deux à la somme énorme de mille livres (25 000 F).
Cétait deux mille livres quil en coûterait à Mr. Fogg, sil ne purgeait pas sa condamnation.
« Je paie », dit ce gentleman.
Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes quil déposa sur le bureau du greffier.
« Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. En attendant, vous êtes libres sous caution.
Venez, dit Phileas Fogg à son domestique.
Mais, au moins, quils rendent les souliers ! » sécria Passepartout avec un mouvement de rage.
On lui rendit ses souliers.
« En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun ! Sans compter quils me gênent ! »
Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et quil ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg.
Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui sarrêta bientôt sur lun des quais de la ville.
À un demi-mille en rade, le Rangoon était mouillé, son pavillon de partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en avance dune heure. Fix le vit descendre de voiture et sembarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre du pied.
« Le gueux ! sécria-t-il, il part ! Deux mille livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur ! Ah ! je le filerai jusquau bout du monde sil le faut ; mais du train dont il va, tout largent du vol y aura passé ! »
Linspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet, depuis quil avait quitté Londres, tant en frais de voyage quen primes, en achat déléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant toujours.
XVIOÙ FIX NA PAS LAIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE
Le Rangoon, lun des paquebots que la Compagnie péninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et dune force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que leût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne sagissait que dune traversée de trois mille cinq cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagère.
Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman lécoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans quune intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins lécouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grâce et limprévu dun automate dont les mouvements auraient été combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliqué lexcentrique personnalité de son maître. Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri ; mais après tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce quelle le vît à travers sa reconnaissance.
Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. Lun deux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. Cétait même un cousin de Sir Jejeebhoy, lhonorable Jejeeh, quelle comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait laffirmer. À quoi Mr. Fogg répondait quelle neût pas à sinquiéter, et que tout sarrangerait mathématiquement ! Ce fut son mot.
La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de lHimalaya » ! Mais lintraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans ce lac.
Cette première partie de la traversée du Rangoon saccomplit dans des conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette portion de limmense baie que les marins appellent les « brasses du Bengale » se montra favorable à la marche du paquebot. Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.
La côte fut prolongée dassez près. Les sauvages Papouas de lîle ne se montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de léchelle humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages.
Le développement panoramique de ces îles était superbe. Dimmenses forêts de lataniers, darecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arrière se profilait lélégante silhouette des montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le Rangoon sachemina rapidement vers le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de la Chine.
Que faisait pendant cette traversée linspecteur Fix, si malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation ? Au départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le mandat, sil arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu sembarquer à bord du Rangoon sans avoir été aperçu de Passepartout, et il espérait bien dissimuler sa présence jusquà larrivée du paquebot. En effet, il lui eût été difficile dexpliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec lhonnête garçon par la logique même des circonstances. Comment ? On va le voir.
Toutes les espérances, tous les désirs de linspecteur de police, étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot sarrêtait trop peu de temps à Singapore pour quil pût opérer en cette ville. Cétait donc à Hong-Kong que larrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire, sans retour.
En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon, lAmérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. À Hong-Kong, sil y trouvait enfin le mandat darrestation qui courait évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong, un simple mandat darrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte dextradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si lopération manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès.
« Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures quil passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et jarrête mon homme, ou il ny sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde son départ ! Jai échoué à Bombay, jai échoué à Calcutta ! Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nécessaire, le départ de ce maudit Fogg ? »
En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout, à lui faire connaître ce maître quil servait et dont il nétait certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette révélation, devant craindre dêtre compromis, se rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin cétait un moyen hasardeux, qui ne pouvait être employé quà défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement laffaire.
Linspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. Aouda à bord du Rangoon, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.
Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg ? Cétait évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à travers lInde, au contraire, navait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix lavait bien vu dans la salle daudience du tribunal de Calcutta.
On comprend à quel point lagent devait être intrigué. Il se demanda sil ny avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui ! cela devait être ! Cette idée sincrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti quil pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, quil ne pût sen tirer à prix dargent.
Mais il ne fallait pas attendre larrivée du Rangoon à Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter dun bateau dans un autre, et, avant que laffaire fût entamée, il pouvait être déjà loin.
Limportant était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du Rangoon avant son débarquement. Or, rien nétait plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique.
Toutefois, avant dagir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut dinterroger Passepartout. Il savait quil nétait pas très difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre lincognito quil avait gardé jusqualors. Or, il ny avait pas de temps à perdre. On était au 30 octobre, et le lendemain même le Rangoon devait relâcher à Singapore.
Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans lintention daborder Passepartout « le premier » avec les marques de la plus extrême surprise. Passepartout se promenait à lavant, quand linspecteur se précipita vers lui, sécriant :
« Vous, sur le Rangoon !
Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversée du Mongolia. Quoi ! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ?
Non, non, répondit Fix, et je compte marrêter à Hong-Kong, au moins quelques jours.
Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ?
Ma foi, un malaise
un peu de mal de mer
Je suis resté couché dans ma cabine
Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que locéan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg ?
En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.
Une jeune dame ? » répondit lagent, qui avait parfaitement lair de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.
Mais Passepartout leut bientôt mis au courant de son histoire. Il raconta lincident de la pagode de Bombay, lacquisition de léléphant au prix de deux mille livres, laffaire du sutty, lenlèvement dAouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. Fix, qui connaissait la dernière partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant dintérêt.
« Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a lintention demmener cette jeune femme en Europe ?
Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de lun de ses parents, riche négociant de Hong-Kong. »
« Rien à faire ! » se dit le détective en dissimulant son désappointement. « Un verre de gin, monsieur Passepartout ?
Volontiers, monsieur Fix. Cest bien le moins que nous buvions à notre rencontre à bord du Rangoon ! »
XVIIOÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET DAUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE SINGAPORE À HONG-KONG
Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent fréquemment, mais lagent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis de son compagnon, et il nessaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du Rangoon, soit quil tînt compagnie à Mrs. Aouda, soit quil jouât au whist, suivant son invariable habitude.
Quant à Passepartout, il sétait pris très sérieusement à méditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman, très aimable, très complaisant à coup sûr, que lon rencontre dabord à Suez, qui sembarque sur le Mongolia, qui débarque à Bombay, où il dit devoir séjourner, que lon retrouve sur le Rangoon, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas à pas litinéraire de Mr. Fogg, cela valait la peine quon y réfléchît. Il y avait là une concordance au moins bizarre. À qui en avait ce Fix ? Passepartout était prêt a parier ses babouches il les avait précieusement conservées que le Fix quitterait Hong-Kong en même temps queux, et probablement sur le même paquebot.
Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, quil naurait jamais deviné de quelle mission lagent avait été chargé. Jamais il neût imaginé que Phileas Fogg fût « filé », à la façon dun voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et, vraiment, son interprétation était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix nétait et ne pouvait être quun agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage saccomplissait régulièrement autour du monde, suivant litinéraire convenu.
« Cest évident ! cest évident ! se répétait lhonnête garçon, tout fier de sa perspicacité. Cest un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses ! Voilà qui nest pas digne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! Le faire épier par un agent ! Ah ! messieurs du Reform-Club, cela vous coûtera cher ! »
Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de nen rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé de cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix à loccasion, à mots couverts et sans se compromettre.
Le mercredi 30 octobre, dans laprès-midi, le Rangoon embouquait le détroit de Malacca, qui sépare la presquîle de ce nom des terres de Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le Rangoon, ayant gagné une demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin dy renouveler sa provision de charbon.
Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté le désir de se promener pendant quelques heures.
Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait in petto à voir la manuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.
Lîle de Singapore nest ni grande ni imposante laspect. Les montagnes, cest-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. Cest un parc coupé de belles routes. Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à léclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte. Là, les buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure superbe, variaient laspect de cette région tropicale ; des muscadiers au feuillage verni saturaient lair dun parfum pénétrant. Les singes, bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-être les tigres dans les jungles. À qui sétonnerait dapprendre que dans cette île, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas détruits jusquau dernier, on répondra quils viennent de Malacca, en traversant le détroit à la nage.
Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon qui regardait un peu sans voir rentrèrent dans la ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, quentourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.
À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans sen douter, par linspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en frais déquipage.
Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon. Le brave garçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, dun brun foncé au-dehors, dun rouge éclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce.
À onze heures, le Rangoon, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux tigres de la terre.
Treize cents milles environ séparent Singapore de lîle de Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, lun des principaux ports du Japon.
Le Rangoon était fort chargé. De nombreux passagers sétaient embarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.
Le temps, assez beau jusqualors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité saccrut sous la double action de la vapeur et du vent. Cest ainsi que lon prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les côtes dAnnam et de Cochinchine.
Mais la faute en était plutôt au Rangoon quà la mer, et cest à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent sen prendre de cette fatigue.
En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de leur tirant deau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils noffrent quune faible résistance à la mer. Leur volume, clos, impénétrable à leau, est insuffisant. Ils sont « noyés », pour employer lexpression maritime, et, en conséquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc très inférieurs sinon par le moteur et lappareil évaporatoire, du moins par la construction, aux types des Messageries françaises, tels que lImpératrice et le Cambodge. Tandis que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids deau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le Rangoon, ne pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le fond.
Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. Cétait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité. Il accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.
« Mais vous êtes donc bien pressé darriver à Hong-Kong ? lui demanda un jour le détective.
Très pressé ! répondit Passepartout.
Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama ?
Une hâte effroyable.
Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ?
Absolument. Et vous, monsieur Fix ?
Moi ? je ny crois pas !
Farceur ! » répondit Passepartout en clignant de lil.
Ce mot laissa lagent rêveur. Ce qualificatif linquiéta, sans quil sût trop pourquoi. Le Français lavait-il deviné ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée.
Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais cétait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.
« Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon dun ton malicieux, est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser ?
Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !
Peut-être que
Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi ! Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait sarrêter en route ! Vous nalliez quà Bombay, et vous voici bientôt en Chine ! LAmérique nest pas loin, et de lAmérique à lEurope il ny a quun pas ! »
Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si « ça lui rapportait beaucoup, ce métier-là ? »
« Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais !
Oh ! pour cela, jen suis sûr ! » sécria Passepartout, riant de plus belle.
La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. Il était évidemment deviné. Dune façon ou dune autre, le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? Était-il complice ou non ? Laffaire était-elle éventée, et par conséquent manquée ? Lagent passa là quelques heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.
Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut dagir franchement avec Passepartout. Sil ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le complice de son maître et celui-ci savait tout, et dans ce cas laffaire était définitivement compromise ou le domestique nétait pour rien dans le vol, et alors son intérêt serait dabandonner le voleur.
Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus deux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans sinquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui.
Et cependant, dans le voisinage, il y avait suivant lexpression des astronomes un astre troublant qui aurait dû produire certaines perturbations sur le cur de ce gentleman. Mais non ! Le charme de Mrs. Aouda nagissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à calculer que celles dUranus qui lont amené la découverte de Neptune.
Oui ! cétait un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la jeune femme ! Décidément Phileas Fogg navait de cur que ce quil en fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non ! Quant aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître en lui, il ny en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde de l« engine-room », il regardait la puissante machine qui semportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, lhélice saffolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon.
« Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! sécria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bien ces Anglais ! Ah ! si cétait un navire américain, on sauterait peut-être, mais on irait plus vite ! »
XVIIIDANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, VA À SES AFFAIRES
Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le Rangoon, trop instable, roula considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.
Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le Rangoon dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours dhélice seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient été serrées, et cétait encore trop de ces agrès qui sifflaient au milieu des rafales.
La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et lon put estimer quil arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur lheure réglementaire, et plus même, si la tempête ne cessait pas.
Phileas Fogg assistait à ce spectacle dune mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son front ne sassombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme, quelle fût prévue. Mrs. Aouda, qui sentretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé.
Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même il. Bien au contraire. Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans bornes, si le Rangoon eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu malade, mais quimporte ! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit sébaudissait dune immense satisfaction.
Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il passa ce temps dépreuve. Jusqualors tout avait si bien marché ! La terre et leau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur sunissaient pour favoriser son voyage. Lheure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête lexaspérait, cette rafale le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer désobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart dheure.
Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le pont du Rangoon. Il naurait pu rester en bas ; il grimpait dans la mâture ; il étonnait léquipage et aidait à tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient sempêcher de rire en voyant un garçon si décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais rien ny faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait lirresponsable instrument.
Enfin la tourmente sapaisa. Létat de la mer se modifia dans la journée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable.
Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent être établis, et le Rangoon reprit sa route avec une merveilleuse vitesse.
Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures du matin. Litinéraire de Phileas Fogg portait larrivée du paquebot au 5. Or, il narrivait que le 6. Cétait donc vingt-quatre heures de retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué.
À six heures, le pilote monta à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusquau port de Hong-Kong.
Passepartout mourait du désir dinterroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il nosait pas, aimant mieux conserver un peu despoir jusquau dernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui le fin renard essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue.
Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote sil savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.
« Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.
Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.
Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.
Le Carnatic, répondit le pilote.
Nétait-ce pas hier quil devait partir ?
Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son départ a été remis à demain.
Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du Rangoon.
Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et létreignit vigoureusement en disant :
« Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! »
Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent cette amicale expansion. À un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.
À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient.
En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du voyage.
En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé. Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres.
Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour soccuper de ses affaires, cest-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent lHôtel du Club. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination.
Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce quelle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda quil allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout lordre de demeurer à lhôtel jusquà son retour, afin que la jeune femme ny restât pas seule.
Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que lhonorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville.
Le courtier auquel sadressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci nhabitait plus la Chine. Sa fortune faite, il sétait établi en Europe en Hollande, croyait-on , ce qui sexpliquait par suite de nombreuses relations quil avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.
Phileas Fogg revint à lHôtel du Club. Aussitôt il fit demander à Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre préambule, il lui apprit que lhonorable Jejeeh ne résidait plus à Hong-Kong, et quil habitait vraisemblablement la Hollande.
À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien dabord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix :
« Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.
Cest très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe.
Mais je ne puis abuser
Vous nabusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme
Passepartout ?
Monsieur ? répondit Passepartout.
Allez au Carnatic, et retenez trois cabines. »
Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt lHôtel du Club.
XIXOÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI SENSUIT
Hong-Kong nest quun îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre de 1842, assura la possession à lAngleterre. En quelques années, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à lembouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur lautre rive. Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois sopère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale gothique, un « government-house », des rues macadamisées, tout ferait croire quune des cités commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes.
Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et dEuropéens, qui se pressait dans les rues. À peu de choses près, cétait encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde.
Passepartout arriva au port Victoria. Là, à lembouchure de la rivière de Canton, cétait un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des français, des américains, des hollandais, bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et même des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre dindigènes vêtus de jaune, tous très avancés en âge. Étant entré chez un barbier chinois pour se faire raser « à la chinoise », il apprit par le Figaro de lendroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et quà cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi.
Sa barbe faite, il se rendit au quai dembarquement du Carnatic, et là il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point étonné. Mais linspecteur de police laissait voir sur son visage les marques dun vif désappointement.
« Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club ! »
Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer lair vexé de son compagnon.
Or, lagent avait de bonnes raisons pour pester contre linfernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat ! Il était évident que le mandat courait après lui, et ne pourrait latteindre que sil séjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement, sil ne parvenait pas à ly retenir.
« Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusquen Amérique ? demanda Passepartout.
Oui, répondit Fix les dents serrées.
Allons donc ! sécria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire ! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous. Venez retenir votre place, venez ! »
Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent des cabines pour quatre personnes. Mais lemployé leur fit observer que les réparations du Carnatic étant terminées, le paquebot partirait le soir même à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait été annoncé.
« Très bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je vais le prévenir. »
À ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à Passepartout. Cétait le seul moyen peut-être quil eût de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.
En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta linvitation de Fix.
Une taverne souvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y entrèrent. Cétait une vaste salle bien décorée, au fond de laquelle sétendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs.
Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintes de bière anglaise, ale ou porter, dautres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrées de petites boulettes dopium mélangé dessence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé glissait sous la table, et les garçons de létablissement, le prenant par les pieds et par la tête, le portaient sur le lit de camp près dun confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré dabrutissement.
Fix et Passepartout comprirent quils étaient entrés dans une tabagie hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui sappelle lopium ! Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices de la nature humaine.
Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle lusage de lopium était dabord formellement réservé, cet usage descendit jusquaux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être arrêtés. On fume lopium partout et toujours dans lempire du Milieu. Hommes et femmes sadonnent à cette passion déplorable, et lorsquils sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus sen passer, à moins déprouver dhorribles contractions de lestomac. Un grand fumeur peut fumer jusquà huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.
Or, cétait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés avec lintention de se rafraîchir. Passepartout navait pas dargent, mais il accepta volontiers la « politesse » de son compagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu.
On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon avec une extrême attention. On causa de choses et dautres, et surtout de cette excellente idée quavait eue Fix de prendre passage sur le Carnatic. Et à propos de ce steamer, dont le départ se trouvait avancé de quelques heures, Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva, afin daller prévenir son maître.
Fix le retint.
« Un instant, dit-il.
Que voulez-vous, monsieur Fix ?
Jai à vous parler de choses sérieuses.
De choses sérieuses ! sécria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je nai pas le temps aujourdhui.
Restez, répondit Fix. Il sagit de votre maître ! »
Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
Lexpression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit.
« Quest-ce donc que vous avez à me dire » demanda-t-il.
Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :
« Vous avez deviné qui jétais ? lui demanda-t-il.
Parbleu ! dit Passepartout en souriant.
Alors je vais tout vous avouer
Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah ! voilà qui nest pas fort ! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement !
Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise ! On voit bien que vous ne connaissez pas limportance de la somme !
Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres !
Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français.
Quoi ! sécria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !
Cinquante-cinq mille livres !
Eh bien ! raison de plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau.
Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui força Passepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy, et si je réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) à la condition de maider ?
Vous aider ? sécria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément ouverts.
Oui, maider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong !
Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? Comment ! non content de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles ! Jen suis honteux pour eux !
Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.
Je veux dire que cest de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre largent dans la poche !
Eh ! cest bien à cela que nous comptons arriver !
Mais cest un guet-apens ! sécria Passepartout, qui sanimait alors sous linfluence du brandy que lui servait Fix, et quil buvait sans sen apercevoir, un guet-apens véritable ! Des gentlemen ! des collègues ! »
Fix commençait à ne plus comprendre.
« Des collègues ! sécria Passepartout, des membres du Reform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand il a fait un pari, cest loyalement quil prétend le gagner.
Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.
Parbleu ! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contrôler litinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, jaie deviné votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg !
Il ne sait rien ?
demanda vivement Fix.
Rien », répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.
Linspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? Lerreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et quil nétait point le complice de son maître, ce que Fix aurait pu craindre.
« Eh bien, se dit-il, puisquil nest pas son complice, il maidera. »
Le détective avait une seconde fois pris son parti. Dailleurs, il navait plus le temps dattendre. À tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong.
« Écoutez, dit Fix dune voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, cest-à-dire un agent des membres du Reform-Club
Bah ! dit Passepartout en le regardant dun air goguenard.
Je suis un inspecteur de police, chargé dune mission par ladministration métropolitaine
Vous
inspecteur de police !
Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. »
Et lagent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.
« Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, nest quun prétexte dont vous êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt à sassurer votre inconsciente complicité.
Mais pourquoi ?
sécria Passepartout.
Écoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a été commis à la Banque dAngleterre par un individu dont le signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et cest trait pour trait celui du sieur Fogg.
Allons donc ! sécria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde !
Quen savez-vous ? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas ! Vous êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes ! Et vous osez soutenir que cest un honnête homme !
Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon.
Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? »
Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il nétait plus reconnaissable. Il nosait regarder linspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur dAouda, lhomme généreux et brave ! Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître.
« Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à lagent de police, en se contenant par un suprême effort.
Voici, répondit Fix. Jai filé le sieur Fogg jusquici, mais je nai pas encore reçu le mandat darrestation, que jai demandé à Londres. Il faut donc que vous maidiez à retenir à Hong-Kong
Moi ! que je
Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque dAngleterre !
Jamais ! » répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois.
« Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous mavez dit serait vrai
quand mon maître serait le voleur que vous cherchez
ce que je nie
jai été
je suis à son service
je lai vu bon et généreux
le trahir
jamais
non, pour tout lor du monde
Je suis dun village où lon ne mange pas de ce pain-là !
Vous refusez ?
Je refuse.
Mettons que je nai rien dit, répondit Fix, et buvons.
Oui, buvons ! »
Passepartout se sentait de plus en plus envahir par livresse. Fix, comprenant quil fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut lachever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées dopium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à ses lèvres, lalluma, respira quelques bouffées, et retomba, la tête alourdie sous linfluence du narcotique.
« Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic, et sil part, du moins partira-t-il sans ce maudit Français ! »
Puis il sortit, après avoir payé la dépense.
XXDANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son offre de la conduire jusquen Europe, il avait dû songer à tous les détails que comporte un aussi long voyage. Quun Anglais comme lui fît le tour du monde un sac à la main, passe encore ; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversée dans ces conditions. De là, nécessité dacheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr. Fogg sacquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance :
« Cest dans lintérêt de mon voyage, cest dans mon programme », répondait-il invariablement.
Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à lhôtel et dînèrent à la table dhôte, qui était somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir « à langlaise » serré la main de son imperturbable sauveur.
Lhonorable gentleman, lui, sabsorba pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de lIllustrated London News.
Sil avait été homme à sétonner de quelque chose, ceût été de ne point voir apparaître son domestique à lheure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne sen préoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.
Ce que pensa lhonorable gentleman en apprenant que son domestique nétait pas rentré à lhôtel nul naurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.
Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le Carnatic devait profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf heures et demie.
Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de lhôtel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent derrière sur une brouette.
Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai dembarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic était parti depuis la veille.
Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son domestique, en était réduit à se passer de lun et de lautre. Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre :
« Cest un incident, madame, rien de plus. »
En ce moment, un personnage qui lobservait avec attention sapprocha de lui. Cétait linspecteur Fix, qui le salua et lui dit :
« Nêtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du Rangoon, arrivé hier ?
Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je nai pas lhonneur
Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.
Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement la jeune femme.
Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, nest-il pas avec vous ?
Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il na pas reparu. Se serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ?
Sans vous, madame ?
répondit lagent. Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot ?
Oui, monsieur.
Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le Carnatic, ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain départ ! »
En prononçant ces mots : « huit jours », Fix sentait son cur bondir de joie. Huit jours ! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong ! On aurait le temps de recevoir le mandat darrêt. Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi.
Que lon juge donc du coup dassommoir quil reçut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme :
« Mais il y a dautres navires que le Carnatic, il me semble, dans le port de Hong-Kong. »
Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à la recherche dun navire en partance.
Fix, abasourdi, suivait. On eût dit quun fil le rattachait à cet homme.
Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui quelle avait si bien servi jusqualors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, décidé, sil le fallait, à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama ; mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit à espérer.
Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dût-il pousser jusquà Macao, quand il fut accosté par un marin sur lavant-port.
« Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en se découvrant.
Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.
Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de la flottille.
Il marche bien ?
Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir ?
Oui.
Votre Honneur sera satisfait. Il sagit dune promenade en mer ?
Non. Dun voyage.
Un voyage ?
Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? »
Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.
« Votre Honneur veut rire ? dit-il.
Non ! jai manqué le départ du Carnatic, et il faut que je sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.
Je le regrette, répondit le pilote, mais cest impossible.
Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si jarrive à temps.
Cest sérieux ? demanda le pilote.
Très sérieux », répondit Mr. Fogg.
Le pilote sétait retiré à lécart. Il regardait la mer, évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de saventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.
Pendant ce temps, Mr. Fogg sétait retourné vers Mrs. Aouda.
« Vous naurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il.
Avec vous, non, monsieur Fogg », répondit la jeune femme.
Le pilote sétait de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.
« Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg.
Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de lannée. Dailleurs, nous narriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.
Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.
Cest la même chose. »
Fix respira un bon coup dair.
« Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de sarranger autrement. »
Fix ne respira plus.
« Comment ? demanda Phileas Fogg.
En allant à Nagasaki, lextrémité sud du Japon, onze cents milles, ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette dernière traversée, on ne séloignerait pas de la côte chinoise, ce qui serait un grand avantage, dautant plus que les courants y portent au nord.
Pilote, répondit Phileas Fogg, cest à Yokohama que je dois prendre la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.
Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de départ est Shangaï.
Vous êtes certain de ce vous dites ?
Certain.
Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?
Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, cest quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles à lheure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.
Et vous pourriez partir ?
Dans une heure. Le temps dacheter des vivres et dappareiller.
Affaire convenue
Vous êtes le patron du bateau ?
Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.
Voulez-vous des arrhes ?
Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.
Voici deux cents livres à compte
Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter
Monsieur, répondit résolument Fix, jallais vous demander cette faveur.
Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.
Mais ce pauvre garçon
dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout préoccupait extrêmement.
Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire », répondit Phileas Fogg.
Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut remplie chez lagent consulaire français, et le palanquin, après avoir touché à lhôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à lavant-port.
Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n° 43, son équipage à bord, ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.
Cétait une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la Tankadère, bien pincée de lavant, très dégagée dans ses façons, très allongée dans ses lignes deau. On eût dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme de livoire, indiquaient que le patron John Bunsby sentendait à la tenir en bon état. Ses deux mâts sinclinaient un peu sur larrière. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les « matches » de bateaux-pilotes.
Léquipage de la Tankadère se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. Cétaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, saventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figure énergique, bien daplomb, bien à son affaire, eût inspiré confiance aux plus craintifs.
Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix sy trouvait déjà. Par le capot darrière de la goélette, on descendait dans une chambre carrée, dont les parois sévidaient en forme de cadres, au dessus dun divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. Cétait petit, mais propre.
« Je regrette de navoir pas mieux à vous offrir », dit Mr. Fogg à Fix, qui sinclina sans répondre.
Linspecteur de police éprouvait comme une sorte dhumiliation à profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.
« À coup sûr, pensait-il, cest un coquin fort poli, mais cest un coquin ! »
À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon dAngleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout napparaîtrait pas.
Fix nétait pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit même le malheureux garçon quil avait si indignement traité, et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute, labrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.
Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, sélança en bondissant sur les flots.
XXIOÙ LE PATRON DE LA « TANKADÈRE » RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES
Cétait une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque de lannée. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.
Ceût été, bien évidemment, lavantage du pilote de conduire ses passagers jusquà Yokohama, puisquil était payé tant par jour. Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces conditions, et cétait déjà faire acte daudace, sinon de témérité, que de remonter jusquà Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa Tankadère, qui sélevait à la lame comme une mauve, et peut-être navait-il pas tort.
Pendant les dernières heures de cette journée, la Tankadère navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.
« Je nai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible.
Que Votre Honneur sen rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos flèches ny ajouteraient rien, et ne serviraient quà assommer lembarcation en nuisant à sa marche.
Cest votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous. »
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, daplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à larrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par le crépuscule, quelle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches, qui lemportaient dans lespace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans lair.
La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumière devait séteindre bientôt dans les brumes de lhorizon. Des nuages chassaient de lest et envahissaient déjà une partie du ciel.
Le pilote avait disposé ses feux de position, précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. Les rencontres de navires ny étaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc.
Fix rêvait à lavant de lembarcation. Il se tenait à lécart, sachant Fogg dun naturel peu causeur. Dailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à lavenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne sarrêterait pas à Yokohama, quil prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin datteindre lAmérique, dont la vaste étendue lui assurerait limpunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.
Au lieu de sembarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terre de lUnion, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cet homme ? Non, cent fois non ! et jusquà ce quil eût obtenu un acte dextradition, il ne le quitterait pas dune semelle. Cétait son devoir, et il laccomplirait jusquau bout. En tout cas, une circonstance heureuse sétait produite : Passepartout nétait plus auprès de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais.
Phileas Fogg, lui, nétait pas non plus sans songer à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite dun malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier moment. Cétait aussi lopinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire quon le retrouvât à Yokohama, et, si le Carnatic ly avait transporté, il serait aisé de le savoir.
Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé létat du ciel, laissa la voilure telle quelle était établie. Dailleurs, la Tankadère portait admirablement la toile, ayant un grand tirant deau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain.
À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait précédés, et sétait étendu sur lun des cadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont.
Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La Tankadère avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle.
La Tankadère, pendant toute cette journée, ne séloigna pas sensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle lavait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins forte par là même : circonstance heureuse pour la goélette, car les embarcations dun petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui « les tue », pour employer lexpression maritime.
Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit établir les flèches ; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraîchissait à nouveau.
Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien quil est aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait ! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, sur le pouce, il est vrai, mais enfin il mangea.
Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à part, et il lui dit :
« Monsieur
»
Ce « monsieur » lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce « monsieur » !
« Monsieur, vous avez été fort obligeant en moffrant passage à votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas dagir aussi largement que vous, jentends payer ma part
Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.
Mais si, je tiens
Non, monsieur, répéta Fogg dun ton qui nadmettait pas de réplique. Cela entre dans les frais généraux ! »
Fix sinclina, il étouffait, et, allant sétendre sur lavant de la goélette, il ne dit plus un mot de la journée.
Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg quon arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr. Fogg répondit simplement quil y comptait. Dailleurs, tout léquipage de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie ! Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée ! Pas une embardée que lon pût reprocher à lhomme de barre ! On neût pas manuvré plus sévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club.
Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer quen arrivant à Yokohama, il naurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi donc, le premier contretemps sérieux quil eût éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice.
Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la Tankadère entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint très difficile de se tenir debout sur le pont.
Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel lapparence dun coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait un changement prochain de latmosphère ; sa marche diurne était irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles « qui sentaient la tempête ». La veille, le soleil sétait couché dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de locéan.
Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. À un certain moment, se trouvant près de son passager :
« On peut tout dire à Votre Honneur ? dit-il à voix basse.
Tout, répondit Phileas Fogg.
Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.
Viendra-t-il du nord ou du sud ? demanda simplement Mr. Fogg.
Du sud. Voyez. Cest un typhon qui se prépare !
Va pour le typhon du sud, puisquil nous poussera du bon côté, répondit Mr. Fogg.
Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je nai plus rien à dire ! »
Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. À une époque moins avancée de lannée, le typhon, suivant lexpression dun célèbre météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre quil ne se déchaînât avec violence.
Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte deau ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de lembarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit.
John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu près privé dair, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement navait rien dagréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont.
Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien quavec son petit morceau de toile, la Tankadère fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse dune locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vérité.
Pendant toute la journée, lembarcation courut ainsi vers le nord, emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes deau qui se dressaient à larrière ; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns quils recevaient philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais lintrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait quadmirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son programme.
Jusqualors la Tankadère avait toujours fait route au nord ; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties dun bâtiment sont reliées entre elles.
Avec la nuit, la tempête saccentua encore. En voyant lobscurité se faire, et avec lobscurité saccroître la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda sil ne serait pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.
Ses hommes consultés, John Bunsby sapprocha de Mr. Fogg, et lui dit :
« Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la côte.
Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.
Ah ! fit le pilote, mais lequel ?
Je nen connais quun, répondit tranquillement Mr. Fogg.
Et cest !
Shangaï. »
Cette réponse, le pilote fut dabord quelques instants sans comprendre ce quelle signifiait, ce quelle renfermait dobstination et de ténacité. Puis il sécria :
« Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. À Shangaï ! »
Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord.
Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la petite goélette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus dune fois Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.
Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. Cétait une modification favorable, et la Tankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite.
De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées, mais pas un navire en vue. La Tankadère était seule à tenir la mer.
À midi, il y eut quelques symptômes daccalmie, qui, avec labaissement du soleil sur lhorizon, se prononcèrent plus nettement.
Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos.
La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. La vitesse de lembarcation fut considérable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put affirmer quon nétait pas à cent milles de Shangaï.
Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire ! Cétait le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, sil ne voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il neût pas été en ce moment à trente milles du port.
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles détais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous létrave.
À midi, la Tankadère nétait pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le départ du paquebot de Yokohama.
Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix. Tous Phileas Fogg excepté sans doute sentaient leur cur battre dimpatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une moyenne de neuf milles à lheure, et le vent mollissait toujours ! Cétait une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur passage.
Cependant lembarcation était si légère, ses voiles hautes, dun fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusquà la rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance de douze milles au moins au-dessus de lembouchure.
À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable juron séchappa des lèvres du pilote
La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment
À ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné dun panache de fumée, apparut au ras de leau. Cétait le paquebot américain, qui sortait à lheure réglementaire.
« Malédiction ! sécria John Bunsby, qui repoussa la barre dun bras désespéré.
Des signaux ! » dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze sallongeait à lavant de la Tankadère. Il servait à faire des signaux par les temps de brume.
Le canon fut chargé jusquà la gueule, mais au moment où le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumière :
« Le pavillon en berne », dit Mr. Fogg.
Le pavillon fut amené à mi-mât. Cétait un signal de détresse, et lon pouvait espérer que le paquebot américain, lapercevant, modifierait un instant sa route pour rallier lembarcation.
« Feu ! » dit Mr. Fogg.
Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans lair.
XXIIOÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT DAVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
Le Carnatic ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de larrière restaient inoccupées. Cétaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.
Le lendemain matin, les hommes de lavant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, lil à demi hébété, la démarche branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant sasseoir sur une drome.
Ce passager, cétait Passepartout en personne. Voici ce qui était arrivé.
Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et lavaient couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se réveillait et luttait contre laction stupéfiante du narcotique. La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit divrognes, et trébuchant, sappuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte dinstinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : « Le Carnatic ! le Carnatic ! »
Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout navait que quelques pas à faire. Il sélança sur le pont volant, il franchit la coupée et tomba inanimé à lavant, au moment où le Carnatic larguait ses amarres.
Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de la Chine.
Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont du Carnatic, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et ny parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.
« Il est évident, se dit-il, que jai été abominablement grisé ! Que va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je nai pas manqué le bateau, et cest le principal. »
Puis, songeant à Fix :
« Pour celui-là, se dit-il, jespère bien que nous en sommes débarrassés, et quil na pas osé, après ce quil ma proposé, nous suivre sur le Carnatic. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque dAngleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin ! »
Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ? Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? Ne ferait-il pas mieux dattendre son arrivée à Londres, pour lui dire quun agent de la police métropolitaine lavait filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé, cétait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.
Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal larrière du navire.
Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à Mrs. Aouda.
« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son habitude
»
Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg ny était pas. Passepartout navait quune chose à faire : cétait de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit quil ne connaissait aucun passager de ce nom.
« Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il sagit dun gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné dune jeune dame
Nous navons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. »
Passepartout consulta la liste
Le nom de son maître ny figurait pas.
Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.
« Ah çà ! je suis bien sur le Carnatic ? sécria-t-il.
Oui, répondit le purser.
En route pour Yokohama ?
Parfaitement. »
Passepartout avait eu un instant cette crainte de sêtre trompé de navire ! Mais sil était sur le Carnatic, il était certain que son maître ne sy trouvait pas.
Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. Cétait un coup de foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que lheure du départ du Carnatic avait été avancée, quil devait prévenir son maître, et quil ne lavait pas fait ! Cétait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ !
Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, lavait enivré ! Car il comprit enfin la manuvre de linspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être !
Passepartout, à cette pensée, sarracha les cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes !
Enfin, après le premier moment daccablement, Passepartout reprit son sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain dy arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés davance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. Sil mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.
Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port de Yokohama.
Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre lAmérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de lempire japonais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cité quhabite le mikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux.
Le Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations.
Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il navait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et daller à laventure par les rues de la ville.
Passepartout se trouva dabord dans une cité absolument européenne, avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se développaient délégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout lespace compris depuis le promontoire du Traité jusquà la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que sil eût été jeté au pays des Hottentots.
Passepartout avait bien une ressource : cétait de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de son maître, et avant den venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres chances.
Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le hasard leût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, sil le fallait, à pousser jusquà Yeddo.
Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom dune déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient dadmirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées dune architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables où lon eût pu recueillir une moisson denfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes quon eût dit découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et très caressants.
Dans les rues, ce nétait que fourmillement, va-et-vient incessant : bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion, hommes darmes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre dautres militaires de toutes conditions, car, au Japon, la profession de soldat est autant estimée quelle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et dun noir débène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusquau blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les « norimons » à parois de laque, les « cangos » moelleux, véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de robe de chambre croisée dune écharpe de soie, dont la large ceinture sépanouissait derrière en un nud extravagant, que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.
Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où sentasse tout le clinquant de lorfèvrerie japonaise, les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il lui était interdit dentrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse leau chaude odorante, avec le « saki », liqueur tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où lon fume un tabac très fin, et non lopium, dont lusage est à peu près inconnu au Japon.
Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. Là sépanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui nabritât quelque grand aigle ; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partout des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de « Seigneuries », et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur.
En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les herbes :
« Bon ! dit-il, voilà mon souper. »
Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.
« Pas de chance ! » pensa-t-il.
Certes, lhonnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement déjeuné quil avait pu avant de quitter le Carnatic ; mais après une journée de promenade, il se sentit lestomac très creux. Il avait bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que cest un sacrilège de tuer les bufs, uniquement réservés aux besoins de lagriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il dut faire contre fortune bon cur, et remit au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.
La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.
Enfin les rues se dépeuplèrent. À la foule succédèrent les rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout répétait plaisamment, chaque fois quil rencontrait quelque patrouille éblouissante :
« Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui part pour lEurope ! »
XXIIIDANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT SALLONGE DÉMESURÉMENT
Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit quil fallait manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. Cétait alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, dutiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature lavait gratifié.
Il savait quelques refrains de France et dAngleterre, et il résolut de les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient quapprécier les talents dun virtuose européen.
Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les dilettanti, inopinément réveillés, nauraient peut-être pas payé le chanteur en monnaie à leffigie du mikado.
Passepartout se décida donc à attendre quelques heures ; mais, tout en cheminant, il fit cette réflexion quil semblerait trop bien vêtu pour un artiste ambulant, et lidée lui vint alors déchanger ses vêtements contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange devait, dailleurs, produire une soulte, quil pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son appétit.
Cette résolution prise, restait à lexécuter. Ce ne fut quaprès de longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa sa demande. Lhabit européen plut au brocanteur, et bientôt Passepartout sortait affublé dune vieille robe japonaise et coiffé dune sorte de turban à côtes, décoloré sous laction du temps. Mais, en retour, quelques piécettes dargent résonnaient dans sa poche.
« Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval ! »
Le premier soin de Passepartout, ainsi « japonaisé », fut dentrer dans une « tea-house » de modeste apparence, et là, dun reste de volaille et de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui le dîner serait encore un problème à résoudre.
« Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il sagit de ne pas perdre la tête. Je nai plus la ressource de vendre cette défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je ne garderai quun lamentable souvenir ! »
Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour lAmérique. Il comptait soffrir en qualité de cuisinier ou de domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer daffaire. Limportant, cétait de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui sétendent entre le Japon et le Nouveau Monde.
Passepartout, nétant point homme à laisser languir une idée, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais à mesure quil sapprochait des docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu lidée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi aurait-on besoin dun cuisinier ou dun domestique à bord dun paquebot américain, et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la sorte ? Quelles recommandations faire valoir ? Quelles références indiquer ?
Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense affiche quune sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette affiche était ainsi libellée en anglais :
TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE
DE
LHONORABLE WILLIAM BATULCAR
DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
Avant leur départ pour les États-Unis dAmérique
DES
LONGS-NEZ-LONGS-NEZ
SOUS LINVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU
Grande Attraction !
« Les États-Unis dAmérique ! sécria Passepartout, voilà justement mon affaire !
»
Il suivit lhomme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la ville japonaise. Un quart dheure plus tard, il sarrêtait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.
Cétait létablissement de lhonorable Batulcar, sorte de Barnum américain, directeur dune troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant laffiche, donnait ses dernières représentations avant de quitter lempire du Soleil pour les États de lUnion.
Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.
« Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, quil prit dabord pour un indigène.
Avez-vous besoin dun domestique ? demanda Passepartout.
Un domestique, sécria le Barnum en caressant lépaisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton, jen ai deux, obéissants, fidèles, qui ne mont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je les nourrisse
Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse.
Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?
À rien.
Diable ! ça maurait pourtant fort convenu de partir avec vous.
Ah çà ! dit lhonorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe ! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ?
On shabille comme on peut !
Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?
Oui, un Parisien de Paris.
Alors, vous devez savoir faire des grimaces ?
Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité provoquer cette demande, nous autres Français, nous savons faire des grimaces, cest vrai, mais pas mieux que les Américains !
Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on exhibe des farceurs étrangers, et à létranger, des farceurs français !
Ah !
Vous êtes vigoureux, dailleurs ?
Surtout quand je sors de table.
Et vous savez chanter ?
Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue.
Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante du pied droit ?
Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge.
Cest que, voyez-vous, tout est là ! » répondit lhonorable Batulcar.
Lengagement fut conclu hic et nunc.
Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. Cétait peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco.
La représentation, annoncée à grand fracas par lhonorable Batulcar, devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments dun orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte. On comprend bien que Passepartout navait pu étudier un rôle, mais il devait prêter lappui de ses solides épaules dans le grand exercice de la « grappe humaine » exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce « great attraction » de la représentation devait clore la série des exercices.
Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à lintérieur, et lorchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes, tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur.
Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions dacrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. Lun, armé de son éventail et de petits morceaux de papier, exécutait lexercice si gracieux des papillons et des fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe, traçait rapidement dans lair une série de mots bleuâtres, qui formaient un compliment à ladresse de lassemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies allumées, quil éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres, et quil ralluma lune à lautre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables combinaisons ; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient sanimer dune vie propre dans leur interminable giration ; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritables cheveux tendus dun côté de la scène à lautre ; elles faisaient le tour de grands vases de cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques dun étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et elles tournaient dans lair ; ils les lançaient comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours ; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient, elles tournaient encore, jusquau moment où un ressort détendu les faisait sépanouir en gerbes dartifice !
Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. Les tours de léchelle, de la perche, de la boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était lexhibition de ces « Longs-Nez », étonnants équilibristes que lEurope ne connaît pas encore.
Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous linvocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen Âge, ils portaient une splendide paire dailes à leurs épaules. Mais ce qui les distinguait plus spécialement, cétait ce long nez dont leur face était agrémentée, et surtout lusage quils en faisaient. Ces nez nétaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or, cétait sur ces appendices, fixés dune façon solide, que sopéraient tous leurs exercices déquilibre. Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs camarades vinrent sébattre sur leurs nez, dressés comme des paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les plus invraisemblables.
Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le « Char de Jaggernaut ». Mais au lieu de former cette pyramide en prenant leurs épaules pour point dappui, les artistes de lhonorable Batulcar ne devaient semmancher que par leur nez. Or, lun de ceux qui formaient la base du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait dêtre vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour le remplacer.
Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand triste souvenir de sa jeunesse il eut endossé son costume du Moyen Âge, orné dailes multicolores, et quun nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, cétait son gagne-pain, et il en prit son parti.
Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous sétendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section déquilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième sétagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humain séleva bientôt jusquaux frises du théâtre.
Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de lorchestre éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide sébranla, léquilibre se rompit, un des nez de la base vint à manquer, et le monument sécroula comme un château de cartes
Cétait la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la galerie de droite, tombait aux pieds dun spectateur en sécriant :
« Ah ! mon maître ! mon maître !
Vous ?
Moi !
Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !
»
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui laccompagnait, Passepartout sétaient précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils trouvèrent lhonorable Batulcar, furieux, qui réclamait des dommages-intérêts pour « la casse ». Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce nez de six pieds quil navait pas encore pu arracher de son visage !
XXIVPENDANT LEQUEL SACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE LOCÉAN PACIFIQUE
Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. Le capitaine, voyant un pavillon en berne, sétait dirigé vers la petite goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13 750 F). Puis lhonorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord du steamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki et Yokohama.
Arrivé le matin même, 14 novembre, à lheure réglementaire, Phileas Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, sétait rendu à bord du Carnatic, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs. Aouda et peut-être à la sienne, mais du moins il nen laissa rien paraître que le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à Yokohama.
Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour San Francisco, se mit immédiatement à la recherche de son domestique. Il sadressa, mais en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de lhonorable Batulcar. Il neût certes point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut ; mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son maître à la galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là rupture de léquilibre, et ce qui sensuivit.
Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Aouda, qui lui raconta alors comment sétait faite cette traversée de Hong-Kong à Yokohama, en compagnie dun sieur Fix, sur la goélette la Tankadère.
Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment nétait pas venu de dire à son maître ce qui sétait passé entre linspecteur de police et lui. Aussi, dans lhistoire que Passepartout fit de ses aventures, il saccusa et sexcusa seulement davoir été surpris par livresse de lopium dans une tabagie de Yokohama.
Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre ; puis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour que celui-ci pût se procurer à bord des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne sétait pas écoulée, que lhonnête garçon, ayant coupé son nez et rogné ses ailes, navait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou.
Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait à la Compagnie du « Pacific Mail steam », et se nommait le General-Grant. Cétait un vaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien aménagé et doué dune grande vitesse. Un énorme balancier sélevait et sabaissait successivement au dessus du pont ; à lune de ses extrémités sarticulait la tige dun piston, et à lautre celle dune bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, sappliquait directement à larbre des roues. Le General-Grant était gréé en trois-mâts goélette, et il possédait une grande surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. À filer ses douze milles à lheure, le paquebot ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg était donc autorisé à croire que, rendu le 2 décembre à San Francisco, il serait le 11 à New York et le 20 à Londres, gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale du 21 décembre.
Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, des Anglais, beaucoup dAméricains, une véritable émigration de coolies pour lAmérique, et un certain nombre dofficiers de larmée des Indes, qui utilisaient leur congé en faisant le tour du monde.
Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure, roulait peu. Locéan Pacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif que dordinaire. Sa jeune compagne se sentait de plus en plus attachée à cet homme par dautres liens que ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si généreuse en somme, limpressionnait plus quelle ne le croyait, et cétait presque à son insu quelle se laissait aller à des sentiments dont lénigmatique Fogg ne semblait aucunement subir linfluence.
En outre, Mrs. Aouda sintéressait prodigieusement aux projets du gentleman. Elle sinquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui nétait point sans lire entre les lignes dans le cur de Mrs. Aouda. Ce brave garçon avait, maintenant, à légard de son maître, la foi du charbonnier ; il ne tarissait pas en éloges sur lhonnêteté, la générosité, le dévouement de Phileas Fogg ; puis il rassurait Mrs. Aouda sur lissue du voyage, répétant que le plus difficile était fait, que lon était sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que lon retournait aux contrées civilisées, et enfin quun train de San Francisco à New York et un transatlantique de New York à Londres suffiraient, sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans les délais convenus.
Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait exactement parcouru la moitié du globe terrestre.
En effet, le General-Grant, le 23 novembre, passait au cent quatre-vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dans lhémisphère austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employé cinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit à dépenser. Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié route seulement « par la différence des méridiens », il avait en réalité accompli plus des deux tiers du parcours total. Quels détours forcés, en effet, de Londres à Aden, dAden à Bombay, de Calcutta à Singapore, de Singapore à Yokohama ! À suivre circulairement le cinquantième parallèle, qui est celui de Londres, la distance neût été que de douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg était forcé, par les caprices des moyens de locomotion, den parcourir vingt-six mille dont il avait fait environ dix-sept mille cinq cents, à cette date du 23 novembre. Mais maintenant la route était droite, et Fix nétait plus là pour y accumuler les obstacles !
Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une grande joie. On se rappelle que lentêté sétait obstiné à garder lheure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les heures des pays quil traversait. Or, ce jour-là, bien quil ne leût jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva daccord avec les chronomètres du bord.
Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, sil eût été présent.
« Ce coquin qui me racontait un tas dhistoires sur les méridiens, sur le soleil, sur la lune ! répétait Passepartout. Hein ! ces gens-là ! Si on les écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! Jétais bien sûr quun jour ou lautre, le soleil se déciderait à se régler sur ma montre !
»
Passepartout ignorait ceci : cest que si le cadran de sa montre eût été divisé en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il naurait eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand il était neuf heures du matin à bord, auraient indiqué neuf heures du soir, cest-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit, différence précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent quatre-vingtième méridien.
Mais si Fix avait été capable dexpliquer cet effet purement physique, Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de le comprendre, du moins de ladmettre. Et en tout cas, si, par impossible, linspecteur de police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et dune tout autre manière.
Or, où était Fix en ce moment ?
Fix était précisément à bord du General-Grant.
En effet, en arrivant à Yokohama, lagent, abandonnant Mr. Fogg quil comptait retrouver dans la journée, sétait immédiatement rendu chez le consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat, qui, courant après lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours de date, mandat qui lui avait été expédié de Hong-Kong par ce même Carnatic à bord duquel on le croyait. Quon juge du désappointement du détective ! Le mandat devenait inutile ! Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises ! Un acte dextradition était maintenant nécessaire pour larrêter !
« Soit ! se dit Fix, après le premier moment de colère, mon mandat nest plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout lair de revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police. Bien. Je le suivrai jusque-là. Quant à largent, Dieu veuille quil en reste ! Mais en voyages, en primes, en procès, en amendes, en éléphant, en frais de toute sorte, mon homme a déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa route. Après tout, la Banque est riche ! »
Son parti pris, il sembarqua aussitôt sur le General-Grant. Il était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivèrent. À son extrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. Il se cacha aussitôt dans sa cabine, afin déviter une explication qui pouvait tout compromettre, et, grâce au nombre des passagers, il comptait bien nêtre point aperçu de son ennemi, lorsque ce jour-là précisément il se trouva face à face avec lui sur lavant du navire.
Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication, et, au grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur une volée superbe, qui démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise.
Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme soulagé. Fix se releva, en assez mauvais état, et, regardant son adversaire, il lui dit froidement :
« Est-ce fini ?
Oui, pour linstant.
Alors venez me parler.
Que je
Dans lintérêt de votre maître. »
Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid, suivit linspecteur de police, et tous deux sassirent à lavant du steamer.
« Vous mavez rossé, dit Fix. Bien. À présent, écoutez-moi. Jusquici jai été ladversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je suis dans son jeu.
Enfin ! sécria Passepartout, vous le croyez un honnête homme ?
Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin
Chut ! ne bougez pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a été sur les possessions anglaises, jai eu intérêt à le retenir en attendant un mandat darrestation. Jai tout fait pour cela. Jai lancé contre lui les prêtres de Bombay, je vous ai enivré à Hong-Kong, je vous ai séparé de votre maître, je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama
»
Passepartout écoutait, les poings fermés.
« Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre ? Soit, je le suivrai. Mais, désormais, je mettrai à écarter les obstacles de sa route autant de soin et de zèle que jen ai mis jusquici à les accumuler. Vous le voyez, mon jeu est changé, et il est changé parce que mon intérêt le veut. Jajoute que votre intérêt est pareil au mien, car cest en Angleterre seulement que vous saurez si vous êtes au service dun criminel ou dun honnête homme ! »
Passepartout avait très attentivement écouté Fix, et il fut convaincu que Fix parlait avec une entière bonne foi.
« Sommes-nous amis ? demanda Fix.
Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et sous bénéfice dinventaire, car, à la moindre apparence de trahison, je vous tords le cou.
Convenu », dit tranquillement linspecteur de police.
Onze jours après, le 3 décembre, le General-Grant entrait dans la baie de la Porte-dOr et arrivait à San Francisco.
Mr. Fogg navait encore ni gagné ni perdu un seul jour.
XXVOÙ LON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout prirent pied sur le continent américain, si toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent. Ces quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et le déchargement des navires. Là sembossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. Là sentassent aussi les produits dun commerce qui sétend au Mexique, au Pérou, au Chili, au Brésil, à lEurope, à lAsie, à toutes les îles de locéan Pacifique.
Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine, avait cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout décontenancé de la façon dont il avait « pris pied » sur le nouveau continent, lhonnête garçon poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de pélicans, hôtes habituels des quais mobiles.
Mr. Fogg, aussitôt débarqué, sinforma de lheure à laquelle partait le premier train pour New York. Cétait à six heures du soir. Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la course, se dirigea vers lInternational-Hotel.
De la place élevée quil occupait, Passepartout observait avec curiosité la grande ville américaine : larges rues, maisons basses bien alignées, églises et temples dun gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts comme des palais, les uns en bois, les autres en brique ; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, « cars » de tramways, et sur les trottoirs encombrés, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois et des Indiens, enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants.
Passepartout fut assez surpris de ce quil voyait. Il en était encore à la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus à la conquête des pépites, immense capharnaüm de tous les déclassés, où lon jouait la poudre lor, un revolver dune main et un couteau de lautre. Mais « ce beau temps » était passé. San Francisco présentait laspect dune grande ville commerçante. La haute tour de lhôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues et davenues, se coupant à angles droits, entre lesquels sépanouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode des coureurs de placers, plus dIndiens emplumés, mais des chapeaux de soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen doués dune activité dévorante. Certaines rues, entre autres Montgommery-street le Regent-street de Londres, le boulevard des Italiens de Paris, le Broadway de New York , étaient bordées de magasins splendides, qui offraient à leur étalage les produits du monde entier.
Lorsque Passepartout arriva à lInternational-Hotel, il ne lui semblait pas quil eût quitté lAngleterre.
Le rez-de-chaussée de lhôtel était occupé par un immense « bar », sorte de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres, biscuit et chester sy débitaient sans que le consommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut « très américain » à Passepartout.
Le restaurant de lhôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda sinstallèrent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir.
Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta lhôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin dy faire viser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas prudent dacheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. Fogg répondit que cétait là une précaution inutile, mais il le laissa libre dagir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux de lagent consulaire.
Phileas Fogg navait pas fait deux cents pas que, « par le plus grand des hasards », il rencontrait Fix. Linspecteur se montra extrêmement surpris. Comment ! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du Pacifique, et ils ne sétaient pas rencontrés à bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être quhonoré de revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchanté de poursuivre son voyage en une si agréable compagnie.
Mr. Fogg répondit que lhonneur serait pour lui, et Fix qui tenait à ne point le perdre de vue lui demanda la permission de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accordé.
Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où laffluence du populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent. Des cris éclataient de toutes parts.
« Hurrah pour Kamerfield !
Hurrah pour Mandiboy ! »
Cétait un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua son idée à Mr. Fogg, en ajoutant :
« Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette cohue. Il ny a que de mauvais coups à recevoir.
En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être politiques, nen sont pas moins des coups de poing ! »
Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier supérieur dun escalier que desservait une terrasse, située en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de lautre côté de la rue, entre le wharf dun marchand de charbon et le magasin dun négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger.
Et maintenant, pourquoi ce meeting ? À quelle occasion se tenait-il ? Phileas Fogg lignorait absolument. Sagissait-il de la nomination dun haut fonctionnaire militaire ou civil, dun gouverneur dÉtat ou dun membre du Congrès ? Il était permis de le conjecturer, à voir lanimation extraordinaire qui passionnait la ville.
En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule. Toutes les mains étaient en lair. Quelques-unes, solidement fermées, semblaient se lever et sabattre rapidement au milieu des cris, manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se propageaient jusquà lescalier, tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue dil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale.
« Cest évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui la provoqué doit être palpitante. Je ne serais point étonné quil fût encore question de laffaire de lAlabama, bien quelle soit résolue.
Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg.
En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence lun de lautre, lhonorable Kamerfield et lhonorable Mandiboy. »
Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène tumultueuse, et Fix allait demander à lun de ses voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentés dinjures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course, séchangeaient force horions. Tout servait de projectiles. Bottes et souliers décrivaient dans lair des trajectoires très tendues, et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de la foule leurs détonations nationales.
La cohue se rapprocha de lescalier et reflua sur les premières marches. Lun des partis était évidemment repoussé, sans que les simples spectateurs pussent reconnaître si lavantage restait à Mandiboy ou à Kamerfield.
« Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que « son homme » reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. Sil est question de lAngleterre dans tout ceci et quon nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la bagarre !
Un citoyen anglais
», répondit Phileas Fogg.
Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette terrasse qui précédait lescalier, partirent des hurlements épouvantables. On criait : « Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! » Cétait une troupe délecteurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop tard pour séchapper. Ce torrent dhommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr. Fogg, non moins flegmatique que dhabitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large dépaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par dévouement, neût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en simple toque.
« Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond mépris.
Englishman ! répondit lautre.
Nous nous retrouverons !
Quand il vous plaira. Votre nom ?
Phileas Fogg. Le vôtre ?
Le colonel Stamp W. Proctor. »
Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage sétait séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens affaire de mode ne se vêtent quaprès en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing.
« Merci, dit Mr. Fogg à linspecteur, dès quils furent hors de la foule.
Il ny a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.
Où ?
Chez un marchand de confection. »
En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.
Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils revinrent à lInternational-Hotel.
Là, Passepartout attendait son maître, armé dune demi-douzaine de revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front sobscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui sétait passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix nétait plus un ennemi, cétait un allié. Il tenait sa parole.
Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à Fix :
« Vous navez pas revu ce colonel Proctor ?
Non, répondit Fix.
Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas convenable quun citoyen anglais se laissât traiter de cette façon. »
Linspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était de cette race dAnglais qui, sils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent à létranger, quand il sagit de soutenir leur honneur.
À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allait sembarquer, il avisa un employé et le rejoignant :
« Mon ami, lui dit-il, ny a-t-il pas eu quelques troubles aujourdhui à San Francisco ?
Cétait un meeting, monsieur, répondit lemployé.
Cependant, jai cru remarquer une certaine animation dans les rues.
Il sagissait simplement dun meeting organisé pour une élection.
Lélection dun général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg.
Non, monsieur, dun juge de paix. »
Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit à toute vapeur.
XXVIDANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
« Ocean to Ocean » ainsi disent les Américains , et ces trois mots devraient être la dénomination générale du « grand trunk », qui traverse les États-Unis dAmérique dans leur plus grande largeur. Mais, en réalité, le « Pacific rail-road » se divise en deux parties distinctes : « Central Pacific » entre San Francisco et Ogden, et « Union Pacific » entre Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York.
New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves, vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après quils eurent été chassés de lIllinois.
Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept jours.
Cest en 1862 que, malgré lopposition des députés du Sud, qui voulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans lÉtat de Nebraska, à la ville dOmaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine, qui nest ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de la main-duvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin. Dans la prairie, on avançait à raison dun mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure quils étaient posés.
Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de lOregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusquà lembouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Salt City, la capitale des Mormons, senfonce dans la vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento jusquau Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses.
Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept jours, et qui allait permettre à lhonorable Phileas Fogg il lespérait du moins de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.
Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité permet dattaquer des courbes de petit rayon. À lintérieur, point de compartiments : deux files de sièges, disposés de chaque côté, perpendiculairement à laxe, et entre lesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler dune extrémité à lautre du convoi, qui mettait à leur disposition des wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des wagons à cafés. Il ny manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour.
Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands.
Les voyageurs étaient partis de la station dOakland à six heures du soir. Il faisait déjà nuit, une nuit froide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles à lheure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps réglementaires.
On causait peu dans le wagon. Dailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de linspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers événements, leurs relations sétaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus dintimité. Fix navait rien changé à sa manière dêtre, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami.
Une heure après le départ du train, la neige tomba , neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On napercevait plus à travers les fenêtres quune immense nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre.
À huit heures, un « steward » entra dans le wagon et annonça aux voyageurs que lheure du coucher était sonnée. Ce wagon était un « sleeping-car », qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que dépais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il ny avait plus quà se coucher et à dormir ce que chacun fit, comme sil se fût trouvé dans la cabine confortable dun paquebot , pendant que le train filait à toute vapeur à travers lÉtat de Californie.
Dans cette portion du territoire qui sétend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de « Central Pacific road », prit dabord Sacramento pour point de départ, et savança vers lest à la rencontre de celui qui partait dOmaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant quils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville considérable, siège de la législature de lÉtat de Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses squares, ni ses temples.
En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de Junction, de Roclin, dAuburn et de Colfax, sengagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques par des courbes audacieuses, sélançant dans des gorges étroites que lon devait croire sans issues. La locomotive, étincelante comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son « chasse-vache », qui sétendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin dun point à un autre, et ne violentant pas la nature.
Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans lÉtat de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. À midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.
Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, séleva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle sinfléchit vers lest, et ne devait plus quitter le cours deau avant davoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque à lextrémité orientale de lÉtat du Nevada.
Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui passait sous leurs yeux, vastes prairies, montagnes se profilant à lhorizon, « creeks » roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de sarrêter et dattendre que la voie soit redevenue libre.
Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya dengager son éperon dans le flanc de limmense colonne, mais elle dut sarrêter devant limpénétrable masse.
On voyait ces ruminants ces buffalos, comme les appellent improprement les Américains marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle des taureaux dEurope, les jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulés recouverts dune crinière à longs poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. Cest un torrent de chair vivante quaucune digue ne saurait contenir.
Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement quil plût aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération danimaux. Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers.
« Quel pays ! sécria-t-il. De simples bufs qui arrêtent des trains, et qui sen vont là, processionnellement, sans plus se hâter que sils ne gênaient pas la circulation ! Pardieu ! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme ! Et ce mécanicien qui nose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant ! »
Le mécanicien navait point tenté de renverser lobstacle, et il avait prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués par léperon de la locomotive ; mais, si puissante quelle fût, la machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait inévitablement produit, et le train fût resté en détresse.
Le mieux était donc dattendre patiemment, quitte ensuite à regagner le temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre quà la nuit tombante. À ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de lhorizon du sud.
Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsquil pénétra sur le territoire de lUtah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des Mormons.
XXVIIDANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À LHEURE, UN COURS DHISTOIRE MORMONE
Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ; puis il remonta dautant vers le nord-est, en sapprochant du grand lac Salé.
Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre lair sur les passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une énorme pièce dor, et Passepartout soccupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par lapparition dun personnage assez étrange.
Ce personnage, qui avait pris le train à la station dElko, était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait dune extrémité du train à lautre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main.
Passepartout sapprocha et lut sur une de ces notices que lhonorable « elder » William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n° 117, une conférence sur le mormonisme , invitant à lentendre tous les gentlemen soucieux de sinstruire touchant les mystères de la religion des « Saints des derniers jours ».
« Certes, jirai », se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.
La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par lappât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car n° 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître ni Fix navaient cru devoir se déranger.
À lheure dite, lelder William Hitch se leva, et dune voix assez irritée, comme sil eût été contredit davance, il sécria :
« Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de lUnion contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? »
Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont lexaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère sexpliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il sétait rendu maître de lUtah, et lavait soumis aux lois de lUnion, après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.
On le voit, lelder William Hitch faisait du prosélytisme jusquen chemin de fer.
Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, lhistoire du mormonisme, depuis les temps bibliques : « comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de lÉtat de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en 1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur. »
En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; mais William Hitch, continuant, raconta « comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours , religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales ; comment une colonie fut fondée dans lOhio ; comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut dun simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main dAbraham et autres célèbres Égyptiens. »
Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs séclaircirent encore, et le public ne se composa plus que dune vingtaine de personnes.
Mais lelder, sans sinquiéter de cette désertion, raconta avec détail « comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme quoi ses actionnaires ruinés lenduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef dune communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qualors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West américain. »
Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux lhonnête Passepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi quil apprit « comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans lIllinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population séleva jusquà vingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, le juge suprême et le général en chef ; comment, en 1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par une bande dhommes masqués. »
En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et lelder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans après lassassinat de Smyth, son successeur, le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint sétablir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient lUtah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension énorme.
« Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès sest exercée contre nous ! pourquoi les soldats de lUnion ont foulé le sol de lUtah ! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toute justice ! Céderons-nous à la force ? Jamais ! Chassés du Vermont, chassés de lIllinois, chassés de lOhio, chassés du Missouri, chassés de lUtah, nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente
Et vous, mon fidèle, ajouta lelder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à lombre de notre drapeau ?
Non », répondit bravement Passepartout, qui senfuit à son tour, laissant lénergumène prêcher dans le désert.
Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, laspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain dAmérique. Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe deau qui couvrait autrefois un espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur.
Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170, celle de leau distillée étant 1 000. Aussi les poissons ny peuvent vivre. Ceux quy jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y périssent bientôt ; mais il nest pas vrai que la densité de ses eaux soit telle quun homme ny puisse plonger.
Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons sentendent aux travaux de la terre : des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets dacacias et deuphorbes, tel eût été laspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait légèrement.
À deux heures, les voyageurs descendaient à la station dOgden. Le train ne devant repartir quà six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station dOgden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de lUnion, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la « tristesse lugubre des angles droits », suivant lexpression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait « carrément », les villes, les maisons et les sottises.
À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point déglises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et larsenal ; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées dacacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur dargile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, sélevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, sauf toutefois la partie du Temple, quils natteignirent quaprès avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui sexplique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de lUtah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon nadmet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres nétaient vêtues que dindienne.
Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur dun seul Mormon. Dans son bon sens, cétait le mari quil plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible davoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusquau paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour léternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire lornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait peut-être sabusait-il en ceci que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants.
Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.
Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! » retentirent.
On narrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare navait ni portes ni barrières. Il sélança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.
Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il sintéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de lUtah navait ainsi pris la fuite quà la suite dune scène de ménage.
Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.
« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et cétait assez ! »
XXVIIIDANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON
Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station dOgden, séleva pendant une heure vers le nord, jusquà Weber-river, ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. À partir de ce point, il reprit la direction de lest à travers le massif accidenté des monts Wahsatch. Cest dans cette partie du territoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de lUnion sest-elle élevée à quarante-huit mille dollars par mille, tandis quelle nétait que de seize mille dollars en plaine ; mais les ingénieurs, ainsi quil a été dit, nont pas violenté la nature, ils ont rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans tout le parcours du rail-road.
Cétait au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqualors sa plus haute cote daltitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe très allongée, sabaissant vers la vallée du Bitter-creek, pour remonter jusquau point de partage des eaux entre lAtlantique et le Pacifique. Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout était devenu plus impatient à mesure quil sapprochait du but. Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et était plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terre anglaise !
À dix heures du soir, le train sarrêtait à la station de Fort-Bridger, quil quitta presque aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait dans lÉtat de Wyoming, lancien Dakota , en suivant toute la vallée du Bitter-creek, doù sécoulent une partie des eaux qui forment le système hydrographique du Colorado.
Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart dheure darrêt à la station de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment, mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle ne pouvait gêner la marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas dinquiéter Passepartout, car laccumulation des neiges, en embourbant les roues des wagons, eût certainement compromis le voyage.
« Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager pendant lhiver ! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter ses chances ? »
Mais, en ce moment, où lhonnête garçon ne se préoccupait que de létat du ciel et de labaissement de la température, Mrs. Aouda éprouvait des craintes plus vives, qui provenaient dune tout autre cause.
En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui sétait si grossièrement comporté à légard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en arrière.
Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle sétait attachée à lhomme qui, si froidement que ce fût, lui donnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son cur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, cétait le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut son adversaire.
Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita dun moment où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation.
« Ce Proctor est dans le train ! sécria Fix. Eh bien, rassurez-vous, madame, avant davoir affaire au sieur
à Mr. Fogg, il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci, cest encore moi qui ai reçu les plus graves insultes !
Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel quil est.
Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le soin de le venger. Il est homme, il la dit, à revenir en Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables résultats. Il faut donc quil ne le voie pas.
Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et
Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York ! Eh bien, si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que Dieu confonde ! Or, nous saurons bien lempêcher
»
La conversation fut suspendue. Mr. Fogg sétait réveillé, et regardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à linspecteur de police :
« Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?
Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! » répondit simplement Fix, dun ton qui marquait une implacable volonté.
Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses convictions à lendroit de son maître ne faiblirent pas.
Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui ? Cela ne pouvait être difficile, le gentleman étant dun naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas, linspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait à Phileas Fogg :
« Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que lon passe ainsi en chemin de fer.
En effet, répondit le gentleman, mais elles passent.
À bord des paquebots, reprit linspecteur, vous aviez lhabitude de faire votre whist ?
Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je nai ni cartes ni partenaires.
Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. On vend de tout dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard, madame
Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais le whist. Cela fait partie de léducation anglaise.
Et moi, reprit Fix, jai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. Or, à nous trois et un mort
Comme il vous plaira, monsieur », répondit Phileas Fogg, enchanté de reprendre son jeu favori , même en chemin de fer.
Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revint bientôt avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs. Aouda savait très suffisamment le whist, et elle reçut même quelques compliments du sévère Phileas Fogg. Quant à linspecteur, il était tout simplement de première force, et digne de tenir tête au gentleman.
« Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne bougera plus ! »
À onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des eaux des deux océans. Cétait à Passe-Bridger, à une hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce passage à travers les montagnes Rocheuses. Après deux cents milles environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui sétendent jusquà lAtlantique, et que la nature rendait si propices à létablissement dune voie ferrée.
Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout lhorizon du nord et de lest était couvert par cette immense courtine semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des Rocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer sétendaient de vastes plaines, largement arrosées. Sur la droite du rail-road sétageaient les premières rampes du massif montagneux qui sarrondit au sud jusquaux sources de la rivière de lArkansas, lun des grands tributaires du Missouri.
À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer quaucun accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile région. La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid sec. De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, senfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. Cétait le désert dans son immense nudité.
Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train sarrêta.
Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet arrêt. Aucune station nétait en vue.
Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songeât à descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire à son domestique :
« Voyez donc ce que cest. »
Passepartout sélança hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W. Proctor.
Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus, discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoyé au-devant du train. Des voyageurs sétaient approchés et prenaient part à la discussion, entre autres le susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux.
Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui disait :
« Non ! il ny a pas moyen de passer ! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. »
Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un rapide, à un mille de lendroit où le convoi sétait arrêté. Au dire du garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il était impossible den risquer le passage. Le garde-voie nexagérait donc en aucune façon en affirmant quon ne pouvait passer. Et dailleurs, avec les habitudes dinsouciance des Américains, on peut dire que, quand ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas lêtre.
Passepartout, nosant aller prévenir son maître, écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue.
« Ah çà ! sécria le colonel Proctor, nous nallons pas, jimagine, rester ici à prendre racine dans la neige !
Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station dOmaha pour demander un train, mais il nest pas probable quil arrive à Medicine-Bow avant six heures.
Six heures ! sécria Passepartout.
Sans doute, répondit le conducteur. Dailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station.
À pied ! sécrièrent tous les voyageurs.
Mais à quelle distance est donc cette station ? demanda lun deux au conducteur.
À douze milles, de lautre côté de la rivière.
Douze milles dans la neige ! » sécria Stamp W. Proctor.
Le colonel lança une bordée de jurons, sen prenant à la compagnie, sen prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, nétait pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.
Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement attiré lattention de Phileas Fogg, si ce gentleman neût été absorbé par son jeu.
Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du train un vrai Yankee, nommé Forster , élevant la voix, dit :
« Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.
Sur le pont ? répondit un voyageur.
Sur le pont.
Avec notre train ? demanda le colonel.
Avec notre train. »
Passepartout sétait arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.
« Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.
Nimporte, répondit Forster. Je crois quen lançant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.
Diable ! » fit Passepartout.
Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu lidée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à lavis du mécanicien.
« Nous avons cinquante chances pour passer, disait lun.
Soixante, disait lautre.
Quatre-vingts !
quatre-vingt-dix sur cent ! »
Passepartout était ahuri, quoiquil fût prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop « américaine ».
« Dailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et ces gens-là ny songent même pas !
»
« Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé, mais
Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.
Je sais bien, répondit Passepartout en sadressant à un autre gentleman, mais une simple réflexion
Pas de réflexion, cest inutile ! répondit lAméricain interpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure quon passera !
Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent
Quoi ! prudent ! sécria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? À grande vitesse !
Je sais
je comprends
, répétait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel
Qui ? que ? quoi ? Qua-t-il donc celui-là avec son naturel ?
» sécria-t-on de toutes parts.
Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.
« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor.
Moi, peur ! sécria Passepartout. Eh bien, soit ! Je montrerai à ces gens-là quun Français peut être aussi américain queux !
En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.
Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne mempêchera pas de penser quil eût été plus naturel de nous faire dabord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite !
»
Mais personne nentendit cette sage réflexion, et personne neût voulu en reconnaître la justesse.
Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui sétait passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist.
La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près dun mille , reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle saccéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on nentendait plus quun seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à lheure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Et lon passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, dune rive à lautre, et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée quà cinq milles au-delà de la station.
Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, sabîmait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow.
XXIXOÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT DINCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE LUNION
Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe dEvans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de locéan. Les voyageurs navaient plus quà descendre jusquà lAtlantique sur ces plaines sans limites, nivelées par la nature.
Là se trouvait sur le « grand trunk » lembranchement de Denver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines dor et dargent, et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur demeure.
À ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires.
Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le Lodge-pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant la frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. À onze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et lon touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte-river.
Cest à ce point que se fit linauguration de lUnion Pacific Road, le 23 octobre 1867, et dont lingénieur en chef fut le général J. M. Dodge. Là sarrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr. Thomas C. Durant ; là retentirent les acclamations ; là, les Sioux et les Pawnies donnèrent le spectacle dune petite guerre indienne ; là, les feux dartifice éclatèrent ; là, enfin, se publia, au moyen dune imprimerie portative, le premier numéro du journal Railway Pioneer. Ainsi fut célébrée linauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui nexistaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre dAmphion, allait bientôt les faire surgir du sol américain.
À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point dOmaha. La voie ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la branche sud de Platte-river. À neuf heures, on arrivait à limportante ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours deau, qui se rejoignent autour delle pour ne plus former quune seule artère , affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au-dessus dOmaha.
Le cent-unième méridien était franchi.
Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun deux ne se plaignait de la longueur de la route , pas même le mort. Fix avait commencé par gagner quelques guinées, quil était en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. À un certain moment, après avoir combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand, derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait :
« Moi, je jouerais carreau
»
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était près deux.
Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
« Ah ! cest vous, monsieur lAnglais, sécria le colonel, cest vous qui voulez jouer pique !
Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix de cette couleur.
Eh bien, il me plaît que ce soit carreau », répliqua le colonel Proctor dune voix irritée.
Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant :
« Vous nentendez rien à ce jeu.
Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva.
Il ne tient quà vous den essayer, fils de John Bull ! » répliqua le grossier personnage.
Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au cur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Passepartout était prêt à se jeter sur lAméricain, qui regardait son adversaire de lair le plus insultant. Mais Fix sétait levé, et, allant au colonel Proctor, il lui dit :
« Vous oubliez que cest moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que vous avez, non seulement injurié, mais frappé !
Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. En prétendant que javais tort de jouer pique, le colonel ma fait une nouvelle injure, et il men rendra raison.
Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit lAméricain, et à larme quil vous plaira ! »
Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. Linspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître larrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, et lAméricain le suivit sur la passerelle.
« Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.
Eh bien ! quest-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor.
Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San Francisco, javais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique, dès que jaurais terminé les affaires qui mappellent sur lancien continent.
Vraiment !
Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?
Pourquoi pas dans six ans ?
Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.
Des défaites, tout cela ! sécria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas.
Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?
Non.
À Chicago ?
Non.
À Omaha ?
Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?
Non, répondit Mr. Fogg.
Cest la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver.
Soit, répondit Mr. Fogg. Je marrêterai à Plum-Creek.
Et je crois même que vous y resterez ! ajouta lAméricain avec une insolence sans pareille.
Qui sait, monsieur ? » répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que dhabitude.
Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons nétaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.
À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça lapproche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout laccompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.
En ce moment, la porte de lautre wagon souvrit, et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. Mais à linstant où les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria :
« On ne descend pas, messieurs.
Et pourquoi ? demanda le colonel.
Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne sarrête pas.
Mais je dois me battre avec monsieur.
Je le regrette, répondit lemployé, mais nous repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! »
La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
« Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, jaurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque vous navez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous battre en route ?
Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! dit le colonel Proctor dun air goguenard.
Cela me convient parfaitement », répondit Phileas Fogg.
« Allons, décidément, nous sommes en Amérique ! pensa Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde ! »
Et ce disant il suivit son maître.
Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se rendirent, en passant dun wagon à lautre, à larrière du train. Le dernier wagon nétait occupé que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur leur demanda sils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire dhonneur à vider.
Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles.
Ce wagon, long dune cinquantaine de pieds, se prêtait très convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher lun sur lautre entre les banquettes et sarquebuser à leur aise. Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu
Puis, après un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.
Rien de plus simple en vérité. Cétait même si simple, que Fix et Passepartout sentaient leur cur battre à se briser.
On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se prolongeaient, au contraire, jusquà lavant et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à lintérieur du convoi.
Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du wagon et se précipitèrent vers lavant, où retentissaient plus bruyamment les détonations et les cris.
Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux.
Ces hardis Indiens nen étaient pas à leur coup dessai, et plus dune fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans attendre larrêt du train, sélançant sur les marchepieds au nombre dune centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown dun cheval au galop.
Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver. Tout dabord, les Indiens sétaient précipités sur la machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas manuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert lintroduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emportée, courait avec une vitesse effroyable.
En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas.
Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons, barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants, emportés avec une rapidité de cent milles à lheure.
Dès le début de lattaque, Mrs. Aouda sétait courageusement comportée. Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les roues des wagons écrasaient comme des vers ceux dentre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles.
Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient sur les banquettes.
Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer à lavantage des Sioux, si le train ne sarrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney nétait pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain ; mais ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du train.
Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. En tombant, cet homme sécria :
« Nous sommes perdus, si le train ne sarrête pas avant cinq minutes !
Il sarrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut sélancer hors du wagon.
Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde ! »
Phileas Fogg neut pas le temps darrêter ce courageux garçon, qui, ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, saccrochant aux chaînes, saidant du levier des freins et des longerons des châssis, rampant dune voiture à lautre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi lavant du train. Il navait pas été vu, il navait pu lêtre.
Là, suspendu dune main entre le wagon des bagages et le tender, de lautre il décrocha les chaînes de sûreté ; mais par suite de la traction opérée, il naurait jamais pu parvenir à dévisser la barre dattelage, si une secousse que la machine éprouva neût fait sauter cette barre, et le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive senfuyait avec une nouvelle vitesse.
Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques minutes, mais les freins furent manuvrés à lintérieur des wagons, et le convoi sarrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney.
Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant larrêt complet du train, toute la bande avait décampé.
Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient à lappel, et entre autres le courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.
XXXDANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été tués dans la lutte ? Étaient-ils prisonniers des Sioux ? On ne pouvait encore le savoir.
Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut quaucun nétait atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, cétait le colonel Proctor, qui sétait bravement battu, et quune balle à laine avait renversé. Il fut transporté à la gare avec dautres voyageurs, dont létat réclamait des soins immédiats.
Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne sétait pas épargné, navait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme.
Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient dinformes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river.
Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer une parole
Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour larracher aux Indiens ?
« Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.
Ah ! monsieur
monsieur Fogg ! sécria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon quelle couvrit de larmes.
Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute ! »
Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant cette pensée : « Cest mon devoir ! » il navait pas hésité.
Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats une centaine dhommes environ sétaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
« Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
Morts ? demanda le capitaine.
Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude quil faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux ?
Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusquau-delà de lArkansas ! Je ne saurais abandonner le fort qui mest confié.
Monsieur, reprit Phileas Fogg, il sagit de la vie de trois hommes.
Sans doute
mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois ?
Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.
Monsieur, répondit le capitaine, personne ici na à mapprendre quel est mon devoir.
Soit, dit froidement Phileas Fogg. Jirai seul !
Vous, monsieur ! sécria Fix, qui sétait approché, aller seul à la poursuite des Indiens !
Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie ? Jirai.
Eh bien, non, vous nirez pas seul ! sécria le capitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un brave cur !
Trente hommes de bonne volonté ! » ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
Toute la compagnie savança en masse. Le capitaine neut quà choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête.
« Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg.
Vous me permettrez de vous accompagner ? demanda Fix au gentleman.
Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda. Au cas où il marriverait malheur
»
Une pâleur subite envahit la figure de linspecteur de police. Se séparer de lhomme quil avait suivi pas à pas et avec tant de persistance ! Le laisser saventurer ainsi dans ce désert ! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi quil en eût, malgré ses préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.
« Je resterai », dit-il.
Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme ; puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.
Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :
« Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers ! »
Il était alors midi et quelques minutes.
Mrs. Aouda sétait retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.
Linspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise quil avait faite de le laisser partir. Quoi ! cet homme quil venait de suivre autour du monde, il avait consenti à sen séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il sincriminait, il saccusait, il se traitait comme sil eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.
« Jai été inepte ! pensait-il. Lautre lui aura appris qui jétais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! Où le reprendre maintenant ? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre darrestation ! Décidément je ne suis quune bête ! »
Ainsi raisonnait linspecteur de police, tandis que les heures sécoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre ? Il était tenté de sen aller à travers les longues plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !
Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte seffaça.
Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie dabandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.
En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de lest. Une énorme ombre, précédée dune lueur fauve, savançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.
Cependant on nattendait encore aucun train venant de lest. Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train dOmaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain. On fut bientôt fixé.
Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, cétait celle qui, après avoir été détachée du train, avait continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles ; puis, le feu avait baissé, faute de combustible ; la vapeur sétait détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la machine sarrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station de Kearney.
Ni le mécanicien ni le chauffeur navaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, nayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui sétait passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il nétait pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
Le mécanicien nhésita pas sur ce quil devait faire. Continuer la route dans la direction dOmaha était prudent ; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux
Nimporte ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. Cétait elle qui sifflait dans la brume.
Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.
À larrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et sadressant au conducteur :
« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.
À linstant, madame.
Mais ces prisonniers
nos malheureux compagnons
Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.
Et quand passera lautre train venant de San Francisco ?
Demain soir, madame.
Demain soir ! mais il sera trop tard. Il faut attendre
Cest impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.
Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à sélancer, quil navait plus quà reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait sen arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de linsuccès létouffait. Il voulait lutter jusquau bout.
Cependant les voyageurs et quelques blessés entre autres le colonel Proctor, dont létat était grave avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur séchappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges.
Linspecteur Fix était resté.
Quelques heures sécoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu croire quil dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à lextrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, voulant percer cette brume qui réduisait lhorizon autour delle, écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement.
Le soir se fit. Le petit détachement nétait pas de retour. Où était-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre les Indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien quil ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude.
La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais lintensité du froid saccrut. Le regard le plus intrépide neût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la plaine. Ni le vol dun oiseau, ni la passée dun fauve nen troublait le calme infini.
Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, lesprit plein de pressentiments sinistres, le cur rempli dangoisses, erra sur la lisière de la prairie. Son imagination lemportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce quelle souffrit pendant ces longues heures ne saurait sexprimer.
Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. À un certain moment, un homme sétait approché, lui avait parlé même, mais lagent lavait renvoyé, après répondu à ses paroles par un signe négatif.
La nuit sécoula ainsi. À laube, le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait sétendre à une distance de deux milles. Cétait vers le sud que Phileas Fogg et le détachement sétaient dirigés
Le sud était absolument désert. Il était alors sept heures du matin.
Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier ? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout dabord ? Mais son hésitation ne dura pas, et dun geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait lordre de pousser une reconnaissance dans le sud , quand des coups de feu éclatèrent. Était-ce un signal ? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.
Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu dinstants avant larrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours.
Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime quil leur avait promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison :
« Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître ! »
Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été difficile danalyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole !
Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait que lon pourrait encore regagner le temps perdu.
« Le train, le train ! sécria-t-il.
Parti, répondit Fix.
Et le train suivant, quand passera-t-il ? demanda Phileas Fogg.
Ce soir seulement.
Ah ! » répondit simplement limpassible gentleman.
XXXIDANS LEQUEL LINSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG
Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément ruiné son maître !
En ce moment, linspecteur sapprocha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face :
« Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé ?
Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.
Jinsiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool ?
Un intérêt majeur.
Et si votre voyage neût pas été interrompu par cette attaque dIndiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin ?
Oui, avec douze heures davance sur le paquebot.
Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, lécart est de huit. Cest huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le faire ?
À pied ? demanda Mr. Fogg.
Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme ma proposé ce moyen de transport. »
Cétait lhomme qui avait parlé à linspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refusé loffre.
Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix lui ayant montré lhomme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis, établi sur deux longues poutres, un peu relevées à lavant comme les semelles dun traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, sur lavant, se dressait un mât très élevé, sur lequel senverguait une immense brigantine. Ce mât, solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc de grande dimension. À larrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger lappareil.
Cétait, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant lhiver, sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides dune station à lautre. Ils sont, dailleurs, prodigieusement voilés plus voilés même que ne peut lêtre un cotre de course, exposé à chavirer , et, vent arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, à celle des express.
En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de louest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station dOmaha. Là, les trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago et à New York. Il nétait pas impossible que le retard fût regagné. Il ny avait donc pas à hésiter à tenter laventure.
Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures dune traversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney. Lhonnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.
Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il neût voulu quitter son maître, puisque Fix devait laccompagner.
Quant à ce que pensait alors linspecteur de police ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire quil serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut-être lopinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. Mais il nen était pas moins décidé à faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.
À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs on serait tenté de dire les passagers y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous limpulsion du vent, le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à lheure.
La distance qui sépare le fort Kearney dOmaha est, en droite ligne à vol dabeille, comme disent les Américains , de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.
Quelle traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine quune embarcation à la surface des eaux , avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes dune immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, dun coup de godille il rectifiait les embardées que lappareil tendait à faire. Toute la toile portait. Le foc avait été percé et nétait plus abrité par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance dimpulsion à celle des autres voiles. On ne pouvait lestimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à lheure.
« Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! »
Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg, fidèle à son système, lavait alléché par une forte prime.
La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de larc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre dêtre arrêté par la Platte-river, à ce petit coude quelle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc entièrement débarrassé dobstacles, et Phileas Fogg navait donc que deux circonstances à redouter : une avarie à lappareil, un changement ou une tombée du vent.
Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins métalliques, semblables aux cordes dun instrument, résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau senlevait au milieu dune harmonie plaintive, dune intensité toute particulière.
« Ces cordes donnent la quinte et loctave », dit Mr. Fogg.
Et ce furent les seules paroles quil prononça pendant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid.
Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond dimperturbable confiance quil possédait, il sétait repris à espérer. Au lieu darriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool.
Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix. Il noubliait pas que cétait linspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen quil y eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.
En tout cas, une chose que Passepartout noublierait jamais, cétait le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour larracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie
Non ! son serviteur ne loublierait pas !
Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur limmense tapis de neige. Sil passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne sen apercevait pas. Les champs et les cours deau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. Comprise entre lUnion Pacific Road et lembranchement qui doit réunir Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes doiseaux sauvages senlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de lavance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.
À midi, Mudge reconnut à quelques indices quil passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station dOmaha.
Et, en effet, il nétait pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il sarrêta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait :
« Nous sommes arrivés. »
Arrivés ! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec lest des États-Unis !
Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers la gare dOmaha.
Cest à cette importante cité du Nebraska que sarrête le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand océan. Pour aller dOmaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de « Chicago-Rock-island-road », court directement dans lest en desservant cinquante stations.
Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons neurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils navaient rien vu dOmaha, mais Passepartout savoua à lui-même quil ny avait pas lieu de le regretter, et que ce nétait pas de voir quil sagissait.
Avec une extrême rapidité, ce train passa dans lÉtat dIowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans lIllinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.
Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de lun dans lautre. La fringante locomotive du « Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road » partit à toute vitesse, comme si elle eût compris que lhonorable gentleman navait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair lIndiana, lOhio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin lHudson apparut, et, le 11 décembre, à onze heures un quart du soir, le train sarrêtait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le « pier » même des steamers de la ligne Cunard, autrement dite « British and North American royal mail steam packet Co. »
Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes !
XXXIIDANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE
En partant, le China semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.
En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre lAmérique et lEurope, ni les transatlantiques français, ni les navires du « White-Star-line », ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman.
En effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantique française dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception , ne partait que le surlendemain, 14 décembre. Et dailleurs, de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il nallait pas directement à Liverpool ou à Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.
Quant aux paquebots Imman, dont lun, le City-of-Paris, mettait en mer le lendemain, il ny fallait pas songer. Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à la voile quà la vapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à lAngleterre plus de temps quil nen restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.
De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne.
Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. Cétait sa faute à lui, qui, au lieu daider son maître, navait cessé de semer des obstacles sur sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt, quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr. Fogg, il saccablait dinjures.
Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots :
« Nous aviserons demain. Venez. »
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent lHudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à lhôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit dun sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.
Le lendemain, cétait le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le China, lun des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus !
Mr. Fogg quitta lhôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique de lattendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout instant.
Mr. Fogg se rendit aux rives de lHudson, et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il nest pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait quil se préparait à appareiller.
Phileas Fogg héla un canot, sy embarqua, et, en quelques coups daviron, il se trouvait à léchelle de lHenrietta, steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.
Le capitaine de lHenrietta était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
Cétait un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux rouges, forte encolure, rien de laspect dun homme du monde.
« Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.
Cest moi.
Je suis Phileas Fogg, de Londres.
Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.
Vous allez partir ?
Dans une heure.
Vous êtes chargé pour
?
Bordeaux.
Et votre cargaison ?
Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.
Vous avez des passagers ?
Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante.
Votre navire marche bien ?
Entre onze et douze nuds. LHenrietta, bien connue.
Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ?
À Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?
Je dis Liverpool.
Non !
Non ?
Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux.
Nimporte quel prix ?
Nimporte quel prix. »
Le capitaine avait parlé dun ton qui nadmettait pas de réplique.
« Mais les armateurs de lHenrietta
reprit Phileas Fogg.
Les armateurs, cest moi, répondit le capitaine. Le navire mappartient.
Je vous affrète.
Non.
Je vous lachète.
Non. »
Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il nen était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de lHenrietta comme du patron de la Tankadère. Jusquici largent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, largent échouait.
Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser lAtlantique en bateau à moins de le traverser en ballon , ce qui eût été fort aventureux, et ce qui, dailleurs, nétait pas réalisable.
Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au capitaine :
« Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?
Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars !
Je vous en offre deux mille (10 000 F).
Par personne ?
Par personne.
Et vous êtes quatre ?
Quatre. »
Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme sil eût voulu en arracher lépiderme. Huit mille dollars à gagner, sans modifier son voyage, cela valait bien la peine quil mît de côté son antipathie prononcée pour toute espèce de passager. Des passagers à deux mille dollars, dailleurs, ce ne sont plus des passagers, cest de la marchandise précieuse.
« Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous et les vôtres, vous êtes là ?
À neuf heures, nous serons à bord ! » répondit non moins simplement Mr. Fogg.
Il était huit heures et demie. Débarquer de lHenrietta, monter dans une voiture, se rendre à lhôtel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et même linséparable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne labandonnait en aucune circonstance.
Au moment où lHenrietta appareillait, tous quatre étaient à bord.
Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée, il poussa un de ces « Oh ! » prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante !
Quant à linspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque dAngleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg nen jetât pas encore quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) manqueraient au sac à bank-notes !
XXXIIIOÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
Une heure après, le steamer Henrietta dépassait le Light-boat qui marque lentrée de lHudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers lest.
Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. Cétait Phileas Fogg. esq.
Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien pardonnable, poussée jusquau paroxysme.
Ce qui sétait passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas ly conduire. Alors Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures quil était à bord, il avait si bien manuvré à coups de bank-notes, que léquipage, matelots et chauffeurs équipage un peu interlope, qui était en assez mauvais termes avec le capitaine , lui appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi enfin lHenrietta se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très clair, à voir manuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.
Maintenant, comment finirait laventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas dêtre inquiète, sans en rien dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout dabord. Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.
« Entre onze et douze nuds », avait dit le capitaine Speedy, et en effet lHenrietta se maintenait dans cette moyenne de vitesse.
Si donc que de « si » encore ! si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans lest, sil ne survenait aucune avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, lHenrietta, dans les neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai quune fois arrivé, laffaire de lHenrietta brochant sur laffaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin quil ne voudrait.
Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans dexcellentes conditions. La mer nétait pas trop dure ; le vent paraissait fixé au nord-est ; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, lHenrietta marcha comme un vrai transatlantique.
Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il ne voulait pas voir les conséquences, lenthousiasmait. Jamais léquipage navait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très communicative, simprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. Il ne songeait quà ce but, si près dêtre atteint, et parfois il bouillait dimpatience, comme sil eût été chauffé par les fourneaux de lHenrietta. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix ; il le regardait dun il « qui en disait long » ! mais il ne lui parlait pas, car il nexistait plus aucune intimité entre les deux anciens amis.
Dailleurs Fix, il faut le dire, ny comprenait plus rien ! La conquête de lHenrietta, lachat de son équipage, ce Fogg manuvrant comme un marin consommé, tout cet ensemble de choses létourdissait. Il ne savait plus que penser ! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix fut naturellement amené à croire que lHenrietta, dirigée par Fogg, nallait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point du monde où le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté ! Cette hypothèse, il faut bien lavouer, était on ne peut plus plausible, et le détective commençait à regretter très sérieusement de sêtre embarqué dans cette affaire.
Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait quen prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux quil fût. Mr. Fogg, lui, navait plus même lair de se douter quil y eût un capitaine à bord.
Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là de mauvais parages. Pendant lhiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre, brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans latmosphère. En effet, pendant la nuit, la température se modifia, le froid devint plus vif, et en même temps le vent sauta dans le sud-est.
Cétait un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point sécarter de sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche du navire fut ralentie, attendu létat de la mer, dont les longues lames brisaient contre son étrave. Il éprouva des mouvements de tangage très violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à peu à louragan, et lon prévoyait déjà le cas où lHenrietta ne pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, sil fallait fuir, cétait linconnu avec toutes ses mauvaises chances.
Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et, pendant deux jours, lhonnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. LHenrietta, quand elle ne pouvait sélever à la lame, passait au travers, et son pont était balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi lhélice émergeait, battant lair de ses branches affolées, lorsquune montagne deau soulevait larrière hors des flots, mais le navire allait toujours de lavant.
Toutefois le vent ne fraîchit pas autant quon aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles à lheure. Il se tint au grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi quon va le voir, il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur !
Le 16 décembre, cétait le soixante quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. En somme, lHenrietta navait pas encore un retard inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.
Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et sentretint assez vivement avec lui.
Sans savoir pourquoi par un pressentiment sans doute , Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour entendre de lautre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître :
« Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
Certain, monsieur, répondit le mécanicien. Noubliez pas que, depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à Bordeaux, nous nen avons pas assez pour aller à toute vapeur de New York à Liverpool !
Javiserai », répondit Mr. Fogg.
Passepartout avait compris. Il fut pris dune inquiétude mortelle.
Le charbon allait manquer !
« Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! »
Et ayant rencontré Fix, il ne put sempêcher de le mettre au courant de la situation.
« Alors, lui répondit lagent les dents serrées, vous croyez que nous allons à Liverpool !
Parbleu !
Imbécile ! » répondit linspecteur, qui sen alla, haussant les épaules.
Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait dailleurs comprendre la vraie signification ; mais il se dit que linfortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans son amour-propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation.
Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? Cela était difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit :
« Poussez les feux et faites route jusquà complet épuisement du combustible. »
Quelques instants après, la cheminée de lHenrietta vomissait des torrents de fumée.
Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ; mais ainsi quil lavait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journée.
« Que lon ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au contraire. Que lon charge les soupapes ».
Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna lordre daller chercher le capitaine Speedy. Cétait comme si on eût commandé à ce brave garçon daller déchaîner un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant :
« Positivement il sera enragé ! »
En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, cétait le capitaine Speedy. Il était évident quelle allait éclater.
« Où sommes-nous ? » telles furent les premières paroles quil prononça au milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne homme eût été apoplectique, il nen serait jamais revenu.
« Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée.
À sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.
Pirate ! sécria Andrew Speedy.
Je vous ai fait venir, monsieur
Écumeur de mer !
monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire.
Non ! de par tous les diables, non !
Cest que je vais être obligé de le brûler.
Brûler mon navire !
Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.
Brûler mon navire ! sécria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).
En voici soixante mille (300 000 F) ! répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.
Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On nest pas Américain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire dor !
La bombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché la mèche.
« Et la coque en fer me restera, dit-il dun ton singulièrement radouci.
La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu ?
Conclu. »
Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les fit disparaître dans sa poche.
Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang. Près de vingt mille livres dépensées, et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine, cest-à-dire presque la valeur totale du navire ! Il est vrai que la somme volée à la banque sélevait à cinquante-cinq mille livres !
Quand Andrew Speedy eut empoché largent :
« Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu à Londres le 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or, javais manqué le paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire à Liverpool
Et jai bien fait, par les cinquante mille diables de lenfer, sécria Andrew Speedy, puisque jy gagne au moins quarante mille dollars. »
Puis, plus posément :
« Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?
Fogg.
Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous ».
Et après avoir fait à son passager ce quil croyait être un compliment, il sen allait, quand Phileas Fogg lui dit :
« Maintenant ce navire mappartient ?
Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est « bois », sentend !
Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris. »
On juge ce quil fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y passa.
Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. Léquipage y mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait louvrage de dix hommes. Cétait une fureur de démolition.
Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les uvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent dévorés. LHenrietta nétait plus quun bâtiment rasé comme un ponton.
Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte dIrlande et du feu de Fastenet.
Toutefois, à dix heures du soir, le navire nétait encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg navait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres ! Or, cétait le temps quil fallait à lHenrietta pour gagner Liverpool, même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin à laudacieux gentleman !
« Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par sintéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.
Ah ! fit Mr. Fogg, cest Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux ?
Oui.
Pouvons-nous entrer dans le port ?
Pas avant trois heures. À pleine mer seulement.
Attendons ! » répondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire !
En effet, Queenstown est un port de la côte dIrlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent à Liverpool par des steamers de grande vitesse, devançant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.
Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier dAmérique, Phileas Fogg prétendait les gagner aussi. Au lieu darriver sur lHenrietta, le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il aurait le temps dêtre à Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du soir.
Vers une heure du matin, lHenrietta entrait à haute mer dans le port de Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse poignée de main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasée de son navire, qui valait encore la moitié de ce quil lavait vendue !
Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une envie féroce darrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant ! Pourquoi ? Quel combat se livrait donc en lui ? Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ? Comprenait-il enfin quil sétait trompé ? Toutefois, Fix nabandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de Queenstown à une heure et demi du matin, arrivait à Dublin au jour naissant, et sembarquait aussitôt sur un des steamers vrais fuseaux dacier, tout en machine qui, dédaignant de sélever à la lame, passent invariablement au travers.
À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait enfin sur le quai de Liverpool. Il nétait plus quà six heures de Londres.
Mais à ce moment, Fix sapprocha, lui mit la main sur lépaule, et, exhibant son mandat :
« Vous êtes le sieur Phileas Fogg ? dit-il.
Oui, monsieur.
Au nom de la reine, je vous arrête ! »
XXXIVQUI PROCURE À PASSEPARTOUT LOCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
Phileas Fogg était en prison. On lavait enfermé dans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transfèrement à Londres.
Au moment de larrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, ny pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son cur sindigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit quelle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.
Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de larrêter, fût-il coupable ou non. La justice en déciderait.
Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible quil était décidément la cause de tout ce malheur ! En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? Quand Fix avait révélé et sa qualité dinspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître ? Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence ; il lui aurait démontré son erreur ; en tout cas, il neût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait été de larrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre garçon était pris dirrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine à voir. Il voulait se briser la tête !
Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni lun ni lautre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.
Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusquà huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.
En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, on neût pu le dire, mais ce dernier coup navait pu lémouvoir, au moins en apparence. Sétait-il formé en lui une de ces rages secrètes, terribles parce quelles sont contenues, et qui néclatent quau dernier moment avec une force irrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant
quoi ? Conservait-il quelque espoir ? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ?
Quoi quil en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne séchappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière.
En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi :
Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.
Malhonnête homme, il était pris.
Eut-il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille litinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots :
« 21 décembre, samedi, Liverpool », il ajouta :
« 80e jour, 11 h 40 du matin », et il attendit.
Une heure sonna à lhorloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.
Deux heures ! En admettant quil montât en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement
À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui souvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix.
Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.
La porte du poste souvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se précipitèrent vers lui.
Fix était hors dhaleine, les cheveux en désordre
Il ne pouvait parler !
« Monsieur, balbutia-t-il, monsieur
pardon
une ressemblance déplorable
Voleur arrêté depuis trois jours
vous
libre !
»
Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide quil eût jamais fait eût quil dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, puis, avec la précision dun automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.
« Bien tapé ! » sécria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne dun Français, ajouta : « Pardieu voilà ce quon peut appeler une belle application de poings dAngleterre ! »
Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il navait que ce quil méritait. Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.
Phileas Fogg demanda sil y avait un express prêt à partir pour Londres
Il était deux heures quarante
Lexpress était parti depuis trente-cinq minutes.
Phileas Fogg commanda alors un train spécial.
Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression ; mais, attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures.
À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au mécanicien dune certaine prime à gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.
Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres , chose très faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres.
Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes !
Il avait perdu.
XXXVDANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS LORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne sétait produit à lextérieur.
En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout lordre dacheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison.
Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! Après avoir marché dun pas sûr pendant ce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, quil ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé : cela était terrible ! De la somme considérable quil avait emportée au départ, il ne lui restait quun reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club. Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne leût pas enrichi sans doute, et il est probable quil navait pas cherché à senrichir étant de ces hommes qui parient pour lhonneur , mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.
Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.
On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression dune idée fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir lair, surveillait-il son maître.
Mais, tout dabord, lhonnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa quil était plus que temps darrêter ces frais dont il était responsable.
La nuit se passa. Mr. Fogg sétait couché, mais avait-il dormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.
Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de soccuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait dune tasse de thé et dune rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien lexcuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de lentretenir pendant quelques instants.
Passepartout, ayant communication du programme de la journée, navait plus quà sy conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son cur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car il saccusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui ! sil eût prévenu Mr. Fogg, sil lui eût dévoilé les projets de lagent Fix, Mr. Fogg naurait certainement pas traîné lagent Fix jusquà Liverpool, et alors
Passepartout ne put plus y tenir.
« Mon maître ! monsieur Fogg ! sécria-t-il, maudissez-moi. Cest par ma faute que
Je naccuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez. »
Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à laquelle il fit connaître les intentions de son maître.
« Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! Je nai aucune influence sur lesprit de mon maître. Vous, peut-être
Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg nen subit aucune ! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans mon cur !
Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites quil a manifesté lintention de me parler ce soir ?
Oui, madame. Il sagit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre.
Attendons », répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.
Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis quil demeurait dans cette maison, Phileas Fogg nalla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement.
Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club ? Ses collègues ne ly attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg navait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était perdu. Il nétait même pas nécessaire quil allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait dune simple écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent portées à leur crédit.
Mr. Fogg navait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre lescalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion ! Il regardait par le trou de la serrure, et il simaginait avoir ce droit ! Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement sétait fait dans son esprit. Il nen voulait plus à linspecteur de police. Fix sétait trompé comme tout le monde à légard de Phileas Fogg, et, en le filant, en larrêtant, il navait fait que son devoir, tandis que lui
Cette pensée laccablait, et il se tenait pour le dernier des misérables.
Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux dêtre seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il sasseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive.
Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.
Phileas Fogg prit une chaise et sassit près de la cheminée, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.
Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda :
« Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ?
Moi, monsieur Fogg !
répondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son cur.
Veuillez me permettre dachever, reprit Mr. Fogg. Lorsque jeus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse pour vous, jétais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.
Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous demanderai à mon tour : Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et qui sait ? davoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine ?
Madame, vous ne pouviez rester dans lInde, et votre salut nétait assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.
Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de marracher à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé dassurer ma position à létranger ?
Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.
Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demanda Mrs. Aouda.
Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je nai besoin de rien.
Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend ?
Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.
En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis
Je nai point damis, madame.
Vos parents
Je nai plus de parents.
Je vous plains alors, monsieur Fogg, car lisolement est une triste chose. Quoi ! pas un cur pour y verser vos peines. On dit cependant quà deux la misère elle-même est supportable encore !
On le dit, madame.
Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous à la fois dune parente et dune amie ? Voulez-vous de moi pour votre femme ? »
Mr. Fogg, à cette parole, sétait levé à son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard dune noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, létonnèrent dabord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne senfonçât plus avant
Quand il les rouvrit :
« Je vous aime ! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce quil y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous !
Ah !
» sécria Mrs. Aouda, en portant la main à son cur.
Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales.
Mr. Fogg lui demanda sil ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.
Passepartout sourit de son meilleur sourire.
« Jamais trop tard », dit-il.
Il nétait que huit heures cinq.
« Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.
Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.
Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda.
Passepartout sortit, tout courant.
XXXVIDANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
Il est temps de dire ici quel revirement de lopinion sétait produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit larrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand qui avait eu lieu le 17 décembre, à Édimbourg.
Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant cétait le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde.
Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.
Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg quils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce moment ? Le 17 décembre , jour où James Strand fut arrêté , il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant litinéraire convenu ? Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de lexactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club ?
Il faut renoncer à peindre lanxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row
Rien. La police elle-même ne savait plus ce quétait devenu le détective Fix, qui sétait si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui nempêcha pas les paris de sengager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.
Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du « Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que savançait lheure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, lémotion prenait des proportions invraisemblables.
Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, lingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque dAngleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.
Au moment où lhorloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :
« Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.
À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan.
À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant narrive quà minuit dix.
Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.
Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il narrive jamais ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je nen serais pas autrement surpris.
Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je le verrais je ny croirais pas.
En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage.
Vous remarquerez, dailleurs, ajouta John Sullivan, que nous navons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.
Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu ! Vous savez, dailleurs, que le China le seul paquebot de New York quil pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg ny figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! Jestime à vingt jours, au moins, le retard quil subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres !
Cest évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous naurons quà présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg ».
En ce moment lhorloge du salon sonna huit heures quarante.
« Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart.
Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de leur cur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte ! Mais ils nen voulaient rien laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table de jeu.
« Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en sasseyant, quand même on men offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! »
Laiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.
Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard se fixait sur lhorloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues !
« Huit heures quarante-trois », dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph.
Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de lhorloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.
« Huit heures quarante-quatre ! » dit John Sullivan dune voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.
Plus quune minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes !
À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore !
À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.
Les joueurs se levèrent.
À la cinquante-septième seconde, la porte du salon souvrit, et le balancier navait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi dune foule en délire qui avait forcé lentrée du club, et de sa voix calme :
« Me voici, messieurs », disait-il.
XXXVIIDANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG NA RIEN GAGNÉ À FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE NEST LE BONHEUR
Oui ! Phileas Fogg en personne.
On se rappelle quà huit heures cinq du soir vingt-cinq heures environ après larrivée des voyageurs à Londres , Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet dun certain mariage qui devait se conclure le lendemain même.
Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit dun pas rapide à la demeure du révérend Samuel Wilson, qui nétait pas encore rentré. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins.
Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. Mais dans quel état ! Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant, comme on na jamais vu courir de mémoire dhomme, renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les trottoirs !
En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row, et il tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.
Il ne pouvait parler.
« Quy a-t-il ? demanda Mr. Fogg.
Mon maître
balbutia Passepartout
mariage
impossible.
Impossible ?
Impossible
pour demain.
Pourquoi ?
Parce que demain
cest dimanche !
Lundi, répondit Mr. Fogg.
Non
aujourdhui
samedi.
Samedi ? impossible !
Si, si, si, si ! sécria Passepartout. Vous vous êtes trompé dun jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance
mais il ne reste plus que dix minutes !
»
Passepartout avait saisi son maître au collet, et il lentraînait avec une force irrésistible !
Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il arriva au Reform-Club.
Lhorloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon
Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours !
Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres !
Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Londres, alors quil nétait quau vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son départ ?
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.
Phileas Fogg avait, « sans sen douter », gagné un jour sur son itinéraire, et cela uniquement parce quil avait fait le tour du monde en allant vers lest, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers louest.
En effet, en marchant vers lest, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui dautant de fois quatre minutes quil franchissait de degrés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, cest-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En dautres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers lest, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. Cest pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci lattendaient dans le salon du Reform-Club.
Et cest ce que la fameuse montre de Passepartout qui avait toujours conservé lheure de Londres eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours !
Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on la dit, lexcentrique gentleman navait, en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entre lhonnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était incapable den vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute.
Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda :
« Ce mariage vous convient-il toujours, madame ?
Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, cest à moi de vous faire cette question. Vous étiez ruiné, vous voici riche
Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous naviez pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson, je naurais pas été averti de mon erreur, et
Cher monsieur Fogg
, dit la jeune femme.
Chère Aouda
», répondit Phileas Fogg.
On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme témoin de la jeune femme. Ne lavait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?
Seulement, le lendemain, dès laube, Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître.
La porte souvrit, et limpassible gentleman parut.
« Quy a-t-il, Passepartout ?
Ce quil y a, monsieur ! Il y a que je viens dapprendre à linstant
Quoi donc ?
Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement.
Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas lInde. Mais si je navais pas traversé lInde, je naurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et
»
Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.
Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. Lexcentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et dexactitude. Mais après ? Quavait-il gagné à ce déplacement ? Quavait-il rapporté de ce voyage ?
Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce nest une charmante femme, qui quelque invraisemblable que cela puisse paraître le rendit le plus heureux des hommes !
En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ?
FIN
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Mars 2004
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