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Paul VALÉRY - Comptoir Littéraire

Les sciences et le calcul des probabilités ordonnent le chaos, appréhendent les ..... Mais Valéry traita ce sujet de devoir avec conscience sur le plan philosophique. ...... et elle est aussi inégale que capricieuse : «Ces moments d'un prix infini, ces ...... La leçon essentielle qui se dégage de cet examen est la suivante : «En ...




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André Durand présente

Paul VALÉRY

(France)

(1871-1945)

 HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Paul_Valery.JPG" \o "Paul Valéry"  INCLUDEPICTURE "http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0d/Paul_Valery.JPG/180px-Paul_Valery.JPG" \* MERGEFORMATINET 

Au fil de sa biographie s’inscrivent ses œuvres
qui sont résumées et commentées,
des dossiers particuliers étant consacrés à :
‘’Album de vers anciens’’, ‘’La jeune Parque’’, ‘’Charmes’’.

Bonne lecture !



Il est né le 30 octobre 1871 à Cette (c’était l'orthographe qui prévalut jusqu’en 1927 ; aujourd’hui Sète).
Dans une conférence donnée à Paris le 15 février 1934, sous le titre de ‘’Inspirations méditerranéennes’’, il évoqua ainsi l’influence sur lui de ce lieu : «Je suis né dans un port de moyenne importance, établi au fond d'un golfe […] Je me félicite d'être né en un point tel que mes premières impressions aient été celles que l'on reçoit face à la mer et au milieu de l'activité des hommes. […] L'oeil, dans ce poste privilégié, possède le large dont il s'enivre et la simplicité générale de la mer, tandis que la vie et l'industrie humaines, qui trafiquent, construisent, manoeuvrent tout auprès, lui apparaissent d'autre part. L’oeil peut se reporter, à chaque instant, à la présence d'une nature éternellement primitive, intacte, inaltérable, par l'homme, constamment et visiblement soumise aux forces universelles, et il en reçoit une vision identique à celle que les premiers êtres ont reçue. Mais ce regard, se rapprochant de la terre, y découvre aussitôt, d'abord l’oeuvre irrégulière du temps, qui façonne indéfiniment le rivage, et puis l’oeuvre réciproque des hommes dont les constructions accumulées, les formes géométriques qu'ils emploient, la ligne droite, les plans ou les arcs s'opposent au désordre et aux accidents des formes naturelles, comme les flèches, les tours et les phares qu'ils élèvent opposent aux figures de chute et d'écroulement de la nature géologique la volonté contraire d'édification, le travail volontaire, et comme rebelle, de notre race. L’oeil ainsi embrasse à la fois l'humain et l'inhumain […] la scène d'un théâtre où ne viendrait agir, chanter, mourir parfois qu'un seul personnage : LA LUMIÈRE [...] Certainement, rien ne m'a plus formé, plus imprégné, mieux instruit, ou construit, que ces heures dérobées à l'étude, distraites en apparence, mais vouées dans le fond au culte insconscient de trois ou quatre déités incontestables: la Mer, le Ciel, le Soleil. Je retrouvais, sans le savoir, je ne sais quels étonnements et quelles exaltations de primitif. Je ne vois pas quel livre peut valoir, quel auteur peut édifier en nous ces états de stupeur féconde, de contemplation et de communion que j'ai connus dans mes premières années. Mieux que toute lecture, mieux que les poètes, mieux que les philosophes, certains regards, sans pensée définie ni définissable, certains regards sur les purs éléments du jour, sur les objets les plus vastes, les plus simples, le plus puissamment simples et sensibles de notre sphère d'existence ; l'habitude qu'ils nous imposent de rapporter inconsciemment tout événement, tout être, toute expression tout détail, aux plus grandes choses visiblés et aux plus stables ; nous façonnent, nous accoutument, nous induisent à ressentir sans effort et sans réflexion la véritable proportion de notre nature, à trouver en nous, sans difficulté, le passage à notre degré le plus élevé, qui est aussi le plus «humain». Nous possédons, en quelque sorte, une mesure de toutes choses et de nous-mêmes. La parole de Protagoras, que l'homme est la mesure des choses, est une parole caractéristique, essentiellement méditerranéenne.»

Son père, qui était Corse et vérificateur principal des douanes, s’appelait Barthélemy Valéri et l’écrivain allait franciser ce nom. Sa mère, Fanny Grassi, descendante de vieilles familles de Gênes et de Venise, était la fille du consul d’Italie. Il avait un frère, Jules, de huit ans son aîné qui allait devenir professeur de droit à la faculté de Montpellier. Il appartenait donc à un milieu de la bonne bourgeoisie.
À partir de 1878, il fut élève au collège de la ville où, ressentant l’«horreur des choses prescrites», il préférait du haut de ses terrasses plonger ses regards émerveillés sur «le port et la mer». En 1884, la famille s’établit à Montpellier, et il poursuivit au lycée de la ville, de 1884 à 1888, des études maussades et sans éclat alors qu’il était déjà conscient de ses dispositions intellectuelles où le don d'observation était lié à celui de l'expression. Élève de seconde, il aurait, sur un carnet, dessiné un bateau, une femme nue, et écrit : «Je sais qu’il est un plaisir violent qu’on nomme jouir. Jadis, je l’ai deviné dans une heure d’ivresse. C’est quand l’âme a connaissance d’elle-même !»
Il découvrit Hugo, Gautier, Baudelaire, et, en 1884, écrivit ses premiers poèmes sur un cahier d’écolier, en 1887, des sonnets, deux petites pièces de théâtre et des nouvelles :
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“Conte vraisemblable”

Nouvelle

Commentaire

Le conte fut lu et commenté par son ami, Gustave Fourment, qui vit dans cette étrange confession «la création mystérieuse d'un être par une idée», et prévit les qualités futures d'une prose incomparable : «Elle aura la dureté, la force, l'élasticité, la souplesse, la chaleur de la cuisse d'un dieu.»
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En 1887, mourut le père de Valéry. Il passa la première partie du baccalauréat, séjourna chez une tante à Gênes, dessina, peignit et versifia. En 1888, il passa la seconde partie du baccalauréat. Déçu de n'être pas assez «mathématicien» pour aspirer à l’École navale qu’il aurait aimé pouvoir préparer, il laissa rapidement «dériver cette passion marine malheureuse vers les lettres et la peinture». Il commença des études de droit et montra un vif intérêt pour l’architecture, les mathématiques, la physique, la musique. Toujours grand liseur et amateur de poésie, à travers Baudelaire, il connut l'oeuvre d’Edgar Poe : «Ma découverte du poète américain provoqua la rupture complète avec mes préférences antérieures».
En 1889, il lut ‘’À rebours’’ de Huysmans qui lui fit découvrir Verlaine et surtout Mallarmé pour qui il éprouva une affection et un respect si vifs qu’il lui fût bientôt modèle à méditer, surtout à dépasser. Plus tard, dans “Stéphane Mallarmé” (‘’Variété II’’, 1929), il évoqua ce choc que fut pour lui la découverte de l'œuvre du poète, alors qu'il était «à l'âge encore assez tendre de vingt ans, et au point critique d'une étrange et profonde transformation intellectuelle». Pris d'une subite ferveur pour la poésie symboliste, il écrivit, en 1889, une centaine de poèmes.
En 1889-1890, il fit son service militaire au 122e régiment d’infanterie de Montpellier.
La publication d’un premier poème, “Rêve”, faite à son insu, à l’instigation de son frère, Jules, dans la “Revue maritime” de Marseille, lui laissa le sentiment d'une violation de son intimité.
L'année suivante, aux fêtes du sixième centenaire de l'université de Montpellier, il se lia d'amitié avec Pierre Louÿs, avec qui il correspondit longuement et qui le mit en relations avec Mallarmé, Hérédia, Gide (qui lui rendit visite à Montpellier) et plus tard avec Claude Debussy. Le jeune poète n'était donc plus isolé : se sentant encouragé par ces correspondants, il leur adressa ses vers, d'inspiration symboliste, placés sous le patronage de Mallarmé à qui il rendit visite en 1891 et qu'il vénérait : il ne se démarquait pas, ce faisant, de la foule des jeunes poètes de son temps. Parurent d’autres poèmes : ‘’Élévation de la lune’’ (dans ‘’Le courrier libre’’), ‘’La marche impériale’’ (dans ‘’La revue indépendante’’).
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“Chorus mysticus”

Recueil de sonnets

Commentaire

Ils furent vraisemblablement écrits sous l’influence de J.-K. Huysmans.
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“Solitude”

Sonnet

Commentaire

Il laissait éclater un enivrement intellectuel, le plaisir exclusif de s'entendre penser. Il contient ce vers, révélateur à la fois du précoce narcissisme intellectuel et de la nature et de l'objet des curiosités du jeune Valéry : «Et je jouis sans fin de mon propre cerveau...» Parole capitale dans laquelle était déjà annoncée toute sa carrière, son but et ses moyens.
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Vers 1890-1891, Paul Valéry subit «le choc» de Rimbaud, mais en s'opposant à l'idée qu'on se faisait alors de ce «passant considérable» : au lieu de voir en son oeuvre les résultats d'une expérience mystique, il admira celui qui, sans tradition, osa, par sa seule force intellectuelle, faire sombrer les catégories logiques au profit d'un état d'universelle et féconde inconscience, au profit de ce sommeil sauveur dont “Une saison en enfer” fait l'éloge à plusieurs reprises. Cependant, pour Valéry, l'opération volontaire de ce naufrage espéré en vue d'un renouvellement probable, pur de tout compromis, dénonçait par là même sa force positive. L'échec de Rimbaud devenait ainsi la démonstration de l'irréductibilité et de l'hétérogénéité de la force de l’esprit.
En 1891, Valéry fut reçu à sa deuxième année de droit. En septembre, il séjourna à Paris où, grâce à Pierre Louÿs, il fit la connaissance de Gide et de Mallarmé et rêva de s’y établir. Il publia ‘’Narcisse parle’’ dans le premier numéro de ‘’La conque’’, la revue de Pierre Louÿs, et treize poèmes de lui allaient paraître dans les livraisons suivantes. Il en publia également dans d’autres revues : “Le centaure”, “La syrinx”, “L'ermitage”, “La plume”. Mais il ne céda pas aux prières de ces amis qui désiraient voir paraître un recueil entier de sa composition. Il ne le fit que beaucoup plus tard dans :
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“Album de vers anciens 1890-1900”
(1920)

Recueil d’une vingtaine de poèmes

Voir VALÉRY – ‘’Album de vers anciens’’
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En 1892, Valéry fut reçu à sa troisième année de droit.
Cette année-là, il connut une crise sentimentale aiguë causée par l’idolâtrie amoureuse restée inavouée qu'il éprouvait depuis plusieurs années pour Mme de Rovira, crise passionnelle qui lui rendit la vie presque insupportable et au cours de laquelle il crut perdre la raison. Il passa ses vacances à Gênes, chez sa tante maternelle. C'est là que, du 4 au 5 octobre, il connut une nuit d'orage et d'insomnie («... Nuit effroyable - passée sur mon lit - orage partout ma chambre éblouissante par chaque éclair - Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi.» - «Une certaine nuit blanche - blanche d'éclairs [...] Ce n'était que haute fréquence, dans ma tête comme dans le ciel.» Mais il décida de vaincre sa sensibilité : «Il s’agissait d’immoler toutes mes premières idées ou idoles, et de rompre avec un moi qui ne savait pas pouvoir ce qu'il voulait, ni vouloir ce qu'il pouvait.» Cet événement fondateur, qu'on nomme «la nuit de Gênes», présente de troublantes analogies avec la fameuse «nuit du 23 novembre 1654» que consigna le ‘’Mémorial’’ de Pascal et, en même temps, se situe à son antipode exact. Alors que Pascal, tout entier donné à l’orgueil de l’intelligence et à la «libido dominandi» du savant, craqua soudain et bascula dans l’univers de l’émotion, de l’affectivité et de l’incarnation, Valéry, insupportablement tourmenté par sa passion douloureuse et obsédante, se raidit au cours de cette nuit de dénouement d'un long débat intérieur, de délivrance, de rupture avec un récent et court passé, de prise de conscience de soi. Il décida d’évacuer l’affectivité et de tout soumettre à l’intellect, d'abandonner ses anciennes «idoles».
La première était cet amour qui l’avait comme dépossédé de lui-même, qui l'avait jeté dans des états confus, dans une période d'inquiétude. Il en reconnut l'inanité, prit conscience des dangers que la vie sentimentale lui faisait courir et décida de ne plus se laisser dominer par l'affect, de s’éloigner de la recherche du plaisir.
Autres anciennes idoles étaient la vie artificielle, les occupations frivoles, les ambitions secondaires et étrangères à son goût personnel et où il risquait de perdre ses propres préférences. En particulier, la poésie qui l'avait conduit à écrire des poèmes dans le goût décadent du temps, l'esthétisme parnasso-symboliste où ses amis, André Gide et Pierre Louÿs, l'entraînaient. Une illumination intellectuelle lui révéla leur imperfection, à lui qui était désespéré de ne pouvoir égaler Mallarmé (auquel il porta toujours une profonde admiration filiale). Il vit le danger que l'idolâtrie artistique faisait peser sur son activité intellectuelle, en créant une tension chez lui entre un vif narcissisme intellectuel et le détachement requis par le calcul des possibilités humaines. Il résolut de ne plus écrire de vers, et toute littérature lui devint suspecte, car elle exige un certain «sacrifice de l'intellect».
À la suite de cette conversion initiale, il voulut désormais, en effet, ne servir qu'une seule idole, son propre esprit, la connaissance de soi, la rigueur et la sincérité de la pensée, la volonté de maîtrise mentale. En cet instant naquit un nouveau Valéry qui, s’interrogeant sur la grandeur de l'être humain, établit la hiérarchie convenable : au sommet des valeurs, l'intelligence. Tout le reste est instinct, sensibilité, imagination, don poétique, vertus secondaires et impliquées. «Il me semblait indigne de partir [partager] mon ambition entre le souci de l'effet à produire sur les autres, et la passion de me connaître et reconnaître tel que j'étais, sans omissions, sans simulations ni complaisances». Après cet événement capital, que d'aucuns tiennent encore pour une crise mystique, mais qui fut un redressement, un retour à soi-même, sa vie allait être d’une grande banalité et il allait n’avoir que mépris pour la biographie et l’anecdote.
En novembre, lui et sa mère séjournèrent à Paris auprès de l’aîné, Jules. Grâce à l'entremise d'Henri Rouart, il fit la connaissance du peintre Edgar Degas (1834-1917), qu'il se figurait comme une sorte de M. Teste, et qu’il découvrit plus complexe qu'il ne l'avait imaginé. Il fréquenta avec une espèce de fascination ce solitaire vieillissant, mordant, quinteux, irascible et passionné pour son art, qui l’appelait «l’Ange».
De retour à Montpellier en octobre 1893, il se débarrassa de la plupart de ses livres. Se sentant «des forces infinies», pour préparer leur essor, il se mit à analyser avec précision le mécanisme de son esprit, alla vers l’air raréfié du raisonnement abstrait, se retirant, et cela allait durer une vingtaine d'années, dans le «cloître de l'intellect». À l’exemple d’Edgar Poe, pour lequel son admiration ne cessa jamais, qu’il considéra comme un « ingénieur des lettres », dont la vie ne l'intéressa pas et dont il occulta l'essentielle dimension imaginaire, il orienta définitivement ses recherches vers la lucidité et vers la conscience de soi ; il mit en formules l'identité des phénomènes intellectuels et des phénomènes de la sensibilité, étant entendu que le mot «sensibilité» recouvrait pour lui non le monde des sentiments, mais le monde de la sensation ; il axa ses recherches sur les réactions psychophysiques, c'est-à-dire sur les relations entre l'intelligence, vertu abstraite, et le physique, domaine du sensible. À son ami, Gustave Fourment, il écrivit alors la lettre sur l'”Arithmetica universalis” où il disait ses ambitions, rejetait les systèmes, s'inventait une méthode, aiguisait ses définitions : «Avant tout, je me fais des instruments.» En somme, comme Leibniz, dès le début de sa carrière, Valéry chercha une caractéristique de la valeur intellectuelle et universelle. Les opérations mentales, il les assimilait à des opérations algébriques, les décomposant en leurs composantes restées inconnues. Après cette lettre extraordinaire, il n'y avait plus rien à dire car elle épuisait, par la formulation, ce qu'elle expliquait. Pour satisfaire en même temps sa «psychomanie», il s'était résolu à employer une méthode calquée sur celle des mathématiques et spécialement la méthode de substitutions : «En somme, je ne fais pas d'autres postulat généraux que ceux des mathématiques [...] Je me permets des constructions comme on dit en géométrie.»
Songeant à une carrière administrative, il s’installa à Paris en 1894 dans une austère petite chambre de la rue Gay-Lussac, la «chambre où Auguste Comte [avait] passé ses premières années» (préface à “Monsieur Teste”) qu’il avait décorée d'une reproduction du “Transi” de Ligier Richier et d'un tableau noir couvert de calculs. Il renoua avec les mathématiques, considérées désormais comme un «entraînement» de l'esprit, se plongea dans la lecture de scientifiques tels que Faraday, Maxwell, Kelvin, Riemann ou Poincaré.
Cette même année, conséquence de la nuit de 1892, Valéry décida d'entreprendre une activité sévère et secrète. Il commença à s'installer à sa table de travail vers cinq heures du matin et, pendant plusieurs heures, chaque jour, à se livrer, de sa fine et régulière écriture, à des «tâtons du matin», à des «gammes matinales», qui étaient, à ses propres yeux, son refuge et sa justification et allaient constituer ses deux cent soixante et un “Cahiers”, «le journal de ses essais» tenu au long de vingt ans d’une existence relativement obscure et entièrement consacré à l'étude du fonctionnement intérieur de son propre esprit, exercices où il s’employa à développer son «potentiel» intellectuel.
En même temps, ne renonçant pas à sensualiser ses expériences, il jeta sur le papier de nombreux poèmes en prose dont l'ensemble a été tardivement publié sous le titre de “Poésie perdue” (posthume, 2000).
En juin 1895, il fut reçu au concours de rédacteur au ministère de la guerre. En septembre-octobre, il visita le nord de l’Italie.
En même temps, s'efforçant de surprendre les secrets de l'activité intellectuelle, persuadé que le génie se caractérise par l'application plus ou moins consciente d'une méthode originale, il chercha dans le fonctionnement d’esprits exceptionnels la formule d’une méthode universelle. Ainsi, lui qui s'était choisi comme devise celle même de Léonard de Vinci, «Hostinato rigore» («Obstinée rigueur»), cette première admiration étant peut-être la première révélation à lui-même de ce qu’il était, de ce qu'il pourrait, en 1894, à la demande de Mme Juliette Adam, composa pour “La nouvelle revue”, puis publia :
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“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”
(1895)

Essai

Il est malaisé de résumé ce texte qui est d’une extrême densité et qui, calquant son objet, ambitionne intrépidement l'universalité et parle de tout.
Valéry exclut d'emblée la déplorable dichotomie entre «esprit de finesse» et «esprit de géométrie» : au départ, les opérations de l'esprit sont mouvantes et irrésolues. Ce n'est qu'ultérieurement, par les sélections opérées sur les langages et les symboles, que la pensée s'orientera vers l'un des deux versants de la production symbolique, c'est-à-dire ce qu'il est convenu d'appeler «les Lettres et les Arts» ou «les Sciences et les Mathématiques». Entre Poésie et Science, le cloisonnement est factice, les curiosités et les passe-temps de l'esprit étant universels. Léonard de Vinci symbolise le refus de la spécialisation mutilante. Esprit universel doué d'une curiosité inlassable, il fut l'exemple suprême de cette fusion de deux activités intellectuelles qu'on considère habituellement comme indépendantes, sinon incompatibles : la rigueur scientifique et le génie artistique qui non seulement, en lui, coexistèrent, collaborèrent, mais se renforcèrent et s'harmonisèrent, pour lui permettre une connaissance grandie et incomparable de l'univers. «Quoi de plus séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens ; qui n'adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s'éclaircir?». L'homme de génie, durant certains états de clairvoyance absolue et universelle, est capable de discerner les relations cachées et nécessaires «entre des choses dont nous échappe la loi de continuité». Le passage à l'«acte créateur», ou à l'«invention» n'est plus que le fait d'accomplir un certain nombre d'actes soigneusement prémédités et déjà définis. De cette observation, se déduit la nécessaire identité entre l'art et les sciences qui n'existe que dans une région spirituelle supérieure vers laquelle tendent sans cesse nos facultés, sans jamais pouvoir espérer l'atteindre autrement que par une sorte de miracle momentané. Il faut cultiver l’intellect, lieu de convergence des puissances passives et créatrices de l'être, à partir duquel «les entreprises de la connaissance et les opérations de l'art sont également possibles ; les échanges heureux entre l'analyse et les actes, singulièrement probables». Il est impossible pour l'artiste de rendre par les moyens de l'art la présence sensible du monde, sans que l'image où il prétend l'enfermer aussitôt ne se fane : le phénomène poétique est donc à jamais incommunicable. Seule la poésie manifeste, et permet d'atteindre, «le moi le plus nu», contrairement à la prose toujours substituable : «Est prose l'écrit qui a un but exprimable par un autre écrit». L'œuvre d'art est avant tout une «machine destinée à exciter et combiner les formations des esprits» auxquels elle s'adresse ; autrement dit, la création artistique est un simple problème de rendement, nécessitant de recourir à une économie, savamment calculée, de moyens propres à obtenir l'effet désiré sur un public donné : «L’enthousiasme n'est pas un état d'âme d'écrivain».
Lieu des analyses, l'esprit se caractérise par ses ressources métaphoriques et ses capacités combinatoires. Il faut reconnaître l'indistinction et l'égalité initiales des pensées, la légitimité de toutes leurs combinaisons, même les plus hasardeuses. La «méthode» consiste à les exciter, à les voir avec précision, à explorer toutes leurs implications. Le passage à la limite est à la base de toute généralité, comme le raisonnement par récurrence en mathématiques. Ce «drame intérieur» (au sens scénique du terme) de la genèse des œuvres, dans lequel tout est théâtre au regard de la conscience accomplie, laisse rarement des traces : leur effacement accrédite abusivement les notions de perfection et d'auteur-Dieu. Les ‘’Carnets’’ de Léonard et les ‘’Pensées’’ de Pascal sont des documents d'autant plus remarquables. Mais Valéry ne pensait pas que «l'homme est cause de l'œuvre - comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutôt l'effet».
Les sciences et le calcul des probabilités ordonnent le chaos, appréhendent les combinaisons régulières, qui se ramènent à la continuité de lois visibles. Mais seule une part de ce qui existe peut se ramener à cette continuité ou périodicité. Les «visions» du génie (de Léonard de Vinci, par exemple) comblent les vides, établissent des relations entre choses dont nous échappe la loi de continuité, c'est-à-dire intraduisibles dans notre système de pouvoir. L'apparente facilité du génie n'est pas inspiration spontanée ; elle résulte d'un don d'observation des phénomènes, qui se refuse à penser selon un lexique mais non selon la rétine, qui privilégie les impressions et qui les combine. À force d'errer parmi les problèmes que toute sensation lui pose, l'esprit créateur élabore des combinaisons d'une complexité croissante. Peu tendre pour les philosophes, Valéry leur reproche de combiner les systèmes antérieurs au lieu de partir des impressions.
Ce jeu général de la pensée aboutit à la joie de la construction. L'œuvre est «le lieu des modalités d'une "matière" ou "loi" dont la continuité est postulée». C'est une naïveté de se gargariser de mots creux comme «le beau», «la vie», «le mystère», et une erreur de juger d'un tableau dans le même esprit que l'on juge la réalité : il faut partir des formes et structures. De même, l'artiste se fourvoie qui prétend «rendre» le réel : une «réalisation» est un artifice concerté à partir de matériaux et à partir de l'esprit du public ; Edgar Poe a établi clairement les caractères de cette machination qu'est l'œuvre d'art.

Commentaire

Cet essai fameux, écrit à l'âge de vingt-trois ans, marqué de la fougue d'un esprit jeune qui révéla une maturité de pensée assez surprenante, un talent particulièrement subtil et exceptionnel, et se plut à provoquer le lecteur, n’est pas une étude historique du peintre, sculpteur, architecte, ingénieur et écrivain de la Renaissance. Comme on l’a constaté, Valéry récusait l'approche biographique et l'érudition. Il se proposait de représenter, sous le nom de Léonard de Vinci, le pouvoir de l'esprit, la nature de ses démarches : «J'osai me considérer sous le nom de Léonard», avoua-t-il en 1919. Comme il éprouvait une insatisfaction fondamentale vis-à-vis de l'oeuvre écrite qui le poussait tout naturellement à ne mettre rien au-dessus de la «conscience», la personnalité de Léonard de Vinci, ce pionnier de la rigueur et de la lucidité, ne pouvait que le séduire, l'inquiéter. La rencontre d'un tel homme ne pouvait être pour le futur M. Teste que des plus excitantes : pour n'en avoir point trouvé d'autre, il s'était fait de l’intellect une idole. En fait, il ne s’intéressait guère à Léonard de Vinci, car, pour lui, ce nom servait de prétexte non pas à analyser ce que fut réellement sa technique de création et d'invention, mais à construire in abstracto, de toutes pièces, le prototype d'un créateur universel, doté d’une maîtrise de l’esprit souverain. Il lui donnait l'occasion d'étudier dans ses démarches une intelligence qui «avait trouvé l'attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l'art sont également possibles» ainsi qu'il l'a expliqué dans sa longue “Note et digression”, composée en 1919 à l'occasion d'une réédition de son essai. Dans un commentaire marginal de 1930, il indiqua : «En réalité, j’ai nommé “Homme” et “Léonard” ce qui m’apparaissait alors comme le pouvoir de l’esprit.». Les toiles, les fresques, les sculptures, les dessins, les plans, les calculs et les inventions de Vinci servirent seulement comme répertoire d'exemples épisodiques. L'œuvre même intéresse moins que sa production.
Comme l’indique le titre de l’ouvrage, Valéry était obsédé par l’idée de méthode qu’il opposait à celle de système. Il décrivait l'alliance de la conception et de la technique ou, si l'on veut, de la virtuosité (dont il ne faut pas médire). Cette avidité devenue maîtrise, cette jeune maturité, cette vitalité dressée, c'était désormais, à ses yeux, le but à atteindre et l'image du génie. Car il s'agissait, sous ce grand front, de «dépister la loi intime» qui permettait l'exécution de tout projet, de reconnaître une intelligence devenue consciente d'elle-même. L'étude de la substitution de l'intelligence, productrice d'idées et de moyens, à la conscience qu'on en a allait rester l’arrière-pensée de toutes les recherches futures de l'écrivain, si bien que la personnalité de son premier exemple disparut bientôt derrière sa signification. Il ne s'agissait plus désormais de celui qui portait tel nom, mais d'une conscience du type léonardin qui définissait toutes les intelligences hors mesure. L’essai est donc surtout l’exposé des thèmes les plus familiers de Valéry, ceux qui forment la trame de toute son oeuvre, en vers comme en prose. Il abonde en observations et en hypothèses originales sur la nature profonde de son génie, ainsi que sur la forme de son esprit et les modalités de son caractère.
Plus attiré par le mystère de l'acte créateur, qu'il brûlait de dissiper, que par l'éclat de l'oeuvre achevée, il ressentait intensément la tragédie de l'intelligence. Déjà attiré par le difficile problème des rapports existant entre la technique et l'inspiration, soucieux d'éclaircir le mystère de la création poétique, il en était venu à penser, à l'instar de Mallarmé et d'Edgar Poe, qu'il existe une relation intime entre la poésie et la science, une nécessaire identité, idée qu'il développa plus tard dans “Eupalinos”.
Il y disait aussi éprouver un immense dépit à constater que le défaut évident de toute littérature était «de ne satisfaire jamais l'ensemble de l'esprit». Pas plus que Proust dans “Contre Sainte-Beuve”, il ne pensait que «l'homme est cause de l'œuvre - comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutôt l'effet». “Monsieur Teste” n'était pas loin, qui allait consacrer la rupture du jeune écrivain avec la littérature, avant qu’il s'enfonce dans l'étude des mathématiques et de la physique.
La qualité principale de l’œuvre tient dans la ferveur et la sincérité d'une pensée qui se veut passionnée, mais lucide, et qui n'ignore ni ses manques ni ses limites. Le ton restait toujours pathétique et persuasif. On retiendra comme un des aspects les plus significatifs de cet esprit intrépide, et qui se voulut toujours en éveil, l'apostrophe toute cartésienne qu'il adresse à Pascal : «Homme entièrement insensible aux arts... qui pensait que la peinture est vanité, que la vraie éloquence se moque de l'éloquence ; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches quand c'était l'heure de donner à la France la gloire du calcul de l'infini.» Tout comme Léonard de Vinci, Valéry ne pouvait se satisfaire de révélations, ne pouvait admettre qu'un abîme ouvert sous nos pieds ne nous fit point songer à un pont.
Ce texte capital, d'une écriture forte et dépouillée, contenait en germe, à des degrés divers, de nombreux éléments que la critique génétique, le formalisme, l'empirisme existentialiste et le structuralisme exploitèrent plus tard ; il programmait ce que Valéry lui-même, avec plus ou moins de tension (plus dans ‘’Monsieur Teste’’, moins dans ‘’Eupalinos’’), développera au long de son existence. Ses ‘’Cahiers’’ seront l'équivalent moderne des ‘’Carnets’’ de Léonard.
Le style, admirable dans son classicisme, dépouillé de tout ornement inutile, donne à cet essai une grandeur et une force qui en font un des livres les plus remarquables de l'auteur et des plus appréciés, un des textes les plus décisifs que Valéry nous ait laissés.
L’article, publié en revue en 1894, allait être repris dans “Variété”.
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En 1895, Paul Valéry fut reçu au concours de rédacteur au ministère de la Guerre.
Il commença l’étude qui s’intitulera ‘’Le Yalou’’, qui lui fut inspiré par la guerre sino-japonaise de 1895. Il voyait dans les victoires du Japon, nation équipée à l'européenne, les premiers indices d'une menace contre l'Europe elle-même.
Il se rangea aux côtés de Degas et Huysmans, dans le camp des antidreyfusards.
La possibilité générale d'augmenter, par la prise de conscience qu'on en a, les moyens et la diversité de productions, l’amena, lors d’un séjour chez son frère aîné à Montpellier, à concevoir, dans le même esprit que l’“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”', l'être théorique dans un texte qui vint éclairer par son caractère narratif ce que la densité abstraite de l’”Introduction” pouvait occulter mais était une autre exploration de l'univers intérieur des hommes de génie. Il publia dans ‘’Le centaure’’ :
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“La soirée avec Monsieur Teste”
(1896)

Nouvelle

Le narrateur, un pur intellectuel, indique d'abord, avec une sécheresse expéditive, sa haine de la facilité, son dégoût de la banalité du quotidien, son mépris des ambitions et des réussites littéraires et intellectuelles, qu'il estime fondées sur la faiblesse de se soucier des effets à produire, sur une gloriole niaise. Il déclare : «La bêtise n'est pas mon fort. J'ai vu beaucoup d'individus ; j’ai visité quelques nations ; j'ai pris ma part d'entreprises diverses sans les aimer ; j'ai mangé presque tous les jours ; j'ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n'ai pas retenu le meilleur, ni le pire de ces choses : est resté ce qui l'a pu.» Puis il nous apprend qu’il rêve «que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer». À partir de là, il s'agit donc de se donner, par une dictature exercée sur sa propre liberté, l'image possible d'un homme de cet ordre, d'un de ces «solitaires qui savent avant tout le monde».
Aussi a-t-il été heureux de connaître M. Teste, en apparence, un homme quelconque, parfaitement inconnu, qui a le comportement le moins visible, le plus banal qui soit («Personne ne faisait attention à lui») sur le physique duquel le narrateur donne quelques renseignements : «M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s'effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d'une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un bras, ni un doigt : il avait "tué la marionnette". Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le “comment allez-vous?"»
Cet homme énigmatique n’a que des activités machinales, se montre un observateur froid de lui-même et des autres. Mais il n'a de médiocre que l'apparence car il n'attache de prix qu'à l'intellect et il est parvenu, grâce à une stricte discipline, à rejeter tout ce qui n'est pas nourriture de l'esprit : «Je pense, dit-il, et cela ne gêne rien. Je suis seul. Que la solitude est confortable !». Selon le narrateur, les esprits les plus remarquables restent sans doute inconnus du commun des mortels. «Ce qu'ils nomment un être supérieur est un être qui s'est trompé. Pour s'étonner de lui, il faut le voir, - et pour être vu, il faut qu'il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d'une erreur. Chaque esprit qu'on trouve puissant commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu'il faut pour se rendre perceptible, l'énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu'à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique, une grande volupté particulière.»
M. Teste, lui, a préféré la volupté d’être «une sorte d’animal intellectuel», solitaire et improductif, qui incarne l'intelligence sans compromissions, l'intelligence portée à la plus haute puissance, à qui il a donné la sûreté, la vigueur, la promptitude de l'instinct. Il s'est assuré, par l'introspection, une connaissance lucide de ses mécanismes intellectuels et, «par dressage accompli et habitude devenue nature», il est parvenu à se rendre maître de sa mémoire et de toutes les opérations de son esprit. Il «opère tout ce qui se pense». Mais il lui suffit de parfaire sa connaissance de l'intellect, de ménager ses virtualités et d'accroître sans cesse sa polyvalence. Il délaisse l'action pour penser seulement, pour tourner vers le monde le pouvoir potentiel de son intelligence, atteignant ainsi le plus haut degré de «la civilisation intérieure».
Armé de ces qualités supérieures, ce «pur esprit» invivable, impossible, omniscient, a fini de penser parce qu'il a tout pensé ; parce qu’il sait toute chose sans avoir rien appris ; parce qu'il sait comment on sait et comment on invente. Ce pur cerveau a renoncé à lire et à écrire, observe le monde avec l’implacable lucidité de l’esprit libre, et qui, dépassant les apparences, saisit toutes choses dans leur réalité. Rien ne lui échappe de ce que pense ou veut son entourage. Mais il prétend : «Je ne ne suis pas à mon aise dans la philosophie.» En effet, cet esprit impeccable n'a pas d'opinions.
Parfaitement maître de sa pensée et de ses émotions, il s'est constitué un langage d'une rigoureuse précision, ne disait jamais rien de vague. «Il parlait, et, sans pouvoir préciser les motifs ni l'étendue de la proscription, on constatait qu'un grand nombre de mots étaient bannis de son discours. Ceux dont il se servait étaient parfois si curieusement tenus par sa voix ou éclairés par sa phrase que leur poids était altéré, leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont le terme destinataire était douteux encore ou imprévu par la langue. Je l'ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits et de noms propres.» Aussi redéfinit-il le champ de la littérature : «Il prétendait que des idées nettes [...] conduisent à des développements bien plus surprenants et universels que les blagues sur l’inspiration, la vie des personnages, etc.»
Mais il déteste l'ambition d'écrire dans le seul but de paraître.
«Je suis chez MOI, dit-il, je parle ma langue, je hais les choses extraordinaires. C'est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la lettre : le génie est facile, la divinité est facile... Je veux dire simplement que je sais comment cela se conçoit. C'est facile.»
«Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j'en pouvais juger, me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans exemple. Ce n'était pas chez lui une faculté excessive, c'était une faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles : “Il y a vingt ans que je n'ai plus de livres. J'ai brûlé mes papiers aussi. Je rature le vif... Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n'est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain !... J'ai cherché un crible machinal...”
À force d'y penser, j'ai fini par croire que M. Teste était arrivé à découvrir des lois de l'esprit que nous ignorons. Sûrement, il avait dû consacrer des années à cette recherche : plus sûrement, des années encore, et beaucoup d'autres années avaient été disposées pour mûrir ses inventions et pour en faire ses instincts. Trouver n'est rien. Le difficile est de s'ajouter ce qu'on trouve. [...] Il veillait à la répétition de certaines idées ; il les arrosait de nombre. Ceci lui servait à rendre finalement machinale l'application de ses études conscientes. Il cherchait même à résumer ce travail. Il disait souvent : “Maturare !” [Mûrir !]
J'entrevoyais des sentiments qui me faisaient frémir, une terrible obstination dans des expériences enivrantes. Il était l'être absorbé dans sa variation, celui qui se livre tout entier à la discipline effrayante de l'esprit libre, et qui fait tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte, la plus douce, la temporelle, celle de l'instant et de l'heure commencée, par la fondamentale, par l'espoir de la fondamentale. Et je sentais qu'il était le maître de sa pensée...»
Un tel pouvoir intellectuel pourrait être redoutable : «Si cet homme avait changé l'objet de ses méditations fermées, s'il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté». S'il le voulait, il ferait sauter le monde. Mais il ne peut vouloir, puisqu’il a prévu tout acte. Son intelligence annule par la prévision les chances de l'action. Sa puissance est réduite à rien par l'absolu qu'elle implique. Il peut tout, et voilà pourquoi il se contente de ne rien faire. Et il a dépassé le stade où les hommes rivalisent avec amour-propre. Il ne daigne pas s'abaisser à la comédie sans laquelle le génie reste méconnu. Clairvoyant mais paralytique, chimère et monstre, il incarne dans la continuité fictive un type de fonctionnement intellectuel qui ne peut se prolonger dans un être de chair. Il est le témoin imaginaire d'une pureté mentale inaccessible et obsédante. «Pourquoi M. Teste est-il impossible? C'est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste».
Le narrateur nous le montre à l'Opéra, tournant le dos au spectacle, observant le public et prévoyant ses réactions. Puis il l'accompagne dans son «garni», meublé d'«un morne mobilier abstrait»... Mais voici que cet être presque désincarné éprouve les douleurs d'un mal interne qu'il avait d'ailleurs prévu. Que devient M. Teste souffrant? Couché, aux prises avec son angoisse, et sa certitude, il ne parvient pas à se rendre insensible, mais il analyse avec curiosité la vertigineuse spirale de son identité : «Je suis étant, et me voyant. Me voyant me voir, et ainsi de suite.» Enfin : «Il ronflait doucement. Un peu plus doucement je pris la bougie, je sortis à pas de loup.»

Commentaire

Le narrateur ressemble comme un frère au Valéry de vingt-trois ans qui, a-t-il dit, a engendré M. Teste «pendant une ère d'ivresse de ma volonté et parmi d'étranges excès de conscience de soi». Dans les premières pages, la vie sentimentale, sociale, mentale, du narrateur est exposée à la hâte, sur un rythme exemplaire, dans un style volontairement rêche, expéditif, avec, comme par défi, tout le matériel brut du genre des confessions. On a donc parfois reproché à Valéry son immodeste incipit : «La bêtise n'est pas mon fort». D’autre part, il s'est défendu d'être M. Teste, cette mécanique extraordinairement bien réglée, sans transcendance possible, puisqu'il est cette transcendance. Et ces «moments les plus intellectuels» semblent bien être ceux qu’il vivait lui-même lorsqu’il couvrait ses “Cahiers” de notes sur le fonctionnement de l'esprit, sur le temps, l'attention, le rêve, la vérité scientifique, etc. Il confessa avoir fait avec Teste «une idole de [s]on esprit», pour progressivement atténuer la rigueur de son refuge dans l'ascétisme intelIectueI et s'orienter vers plus de concession à l'humanisme et à la tendresse. Il était donc bien son double idéal, la projection de ses fantasmes. Son personnage se contentait de ne rien faire alors que lui se demandait : « Comment faire pour ne rien faire? Je ne sais rien de plus difficile. C’est un travail d’Hercule, un travail de tous les instants. » Mais cette nouvelle, qui peut être vue comme un conte philosophique, n’offre pas de repères auxquels se référer pour comprendre et prévoir l'homme qui a engendré ce «monstre d'intelligence et de conscience de soi-même».
En inventant un personnage de fantaisie, qui est à la fois esprit («tête») et témoin (latin «testis») d'une pureté mentale inaccessible et obsédante, il ne chercha pas à le faire exister comme un type littéraire, mais comme une énigme posée à lui-même et au lecteur par un «Sphinx». Ce personnage paraît avoir été obtenu par le fractionnement d'un être réel dont auraient été extraits les aspects les plus intellectuels pour en composer le tout de la vie d'un personnage imaginaire. Il pourrait emprunter à Léonard de Vinci, à Descartes, à Mallarmé, à l'ami Eugène Kolbassine (agrégé de philosophie d'origine russe, obscur professeur et échéquiste, auquel la nouvelle a été dédiée) ainsi qu'à l'Auguste Dupin des histoires policières de Poe, et peut-être aussi au peintre Degas.
La matière paradoxale de cette nouvelle sans intrigue, sans détails et sans émois, au style concis, lapidaire jusqu'à l'aphorisme, est le portrait du personnage, qui représentait, aux yeux de Valéry, l'intelligence ayant épuisé toutes ses possibilités et, par la conscience qu'il en a, le mépris des apparences caduques. Ne pouvant vivre «plus de quelques quarts d'heure», il était à la limite des possibilités littéraires. «Pourquoi M. Teste est-il impossible? - C'est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste», écrivit-il dans la préface que Valéry a donnée à une traduction en anglais de “La soirée avec M. Teste”.
Par un jeu subtil de focalisation interne, Monsieur Teste se révèle progressivement comme un égocentrique, pris dans la vertigineuse spirale de son identité, qui tend à devenir «invisible», endurci par sa volonté même. Cet «instantané d'intellectuel» souverainement maître de soi, ce «mystique sans dieu», n’ayant ni Dieu ni maître, sans préjugés de croyance ou de superstition, doué d'une profondeur et d'une agilité intellectuelles presque inhumaines, est un individu que l'intellect aveugle perpétuellement et perpétuellement sollicite. Animé de la tension entre l’individuel et le général, entre l’esprit et le corps, entre le silence et le langage, il n’écrit pas et ne tourne pas vers le monde le pouvoir potentiel de son intelligence. Il résumait les principes qui guidèrent la création de Valéry : tendre à la perfection sans rechercher la reconnaissance sociale.
La nouvelle, qui était en fait un manifeste tout entier consacré à l’éloge des pouvoirs de l'esprit, de l'intelligence pure et désincarnée, capable de tout comprendre, de tout embrasser, domine toute son œuvre et, avec l'”Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”, ruina d'un coup son avenir «philosophique». À vingt-trois ans, ayant voulu apporter sa propre lecture du “Discours de la méthode de Descartes”, il avait exprimé son obsession d'un lieu mental inapprochable par définition. S’il était mort alors, il eût été considéré comme un Rimbaud de l'intellect.
Sa vie, son génie propre, et son faible pour le langage, l'ont amené à faire réapparaître Monsieur Teste plusieurs fois dans son œuvre. Après ce texte inaugural, il a complété le portrait de son héros, lui a donné plus de force et de consistance, dans toute une série de textes qu’il élabora tout au long de sa vie, qui furent rédigés indépendamment de tout souci de chronologie, constituant l'ébauche d'une biographie intellectuelle. Ils furent groupés en 1946 dans le recueil intitulé ‘’Monsieur Teste’’. Mais ces reprises ne rappellèrent que vaguement l'insolite, l'humour, la hardiesse masquée de cet éblouissant début. Quand on envisage l'œuvre entière de Valéry, on voit à quel point “La soirée avec M. Teste” reste le lien mystérieux de toutes ses autres productions : toujours et chaque fois, Teste surveilla Valéry. Cette vingtaine de pages allait dominer sa vie intellectuelle. Elle fut rééditée dans ‘’Vers et prose’’, la revue de Paul Fort.
Cette chimère intellectuelle séduisit les personnalités les plus diverses. Gide voyait en Teste l'incarnation d'une éthique. Il hanta la conscience d'André Breton au moment du «lâchez tout» de 1923 ; il confia : «Je savais à peu près par cœur “La soirée avec Monsieur Teste” [...]. Je ne cessais de porter aux nues cette oeuvre, au point qu'à certains moments le personnage de M. Teste me faisait l'effet de descendre de son cadre, la nouvelle de Valéry, pour venir ruminer ses rudes griefs auprès de moi. Ce personnage, aujourd'hui encore, demeure celui à qui je donne raison... Valéry m'a beaucoup appris. Avec une patience inlassable, des années durant, il a répondu à toutes mes questions. Je lui dois le souci durable de certaines hautes discipline. Pourvu que certaines exigences fondamentales fussent sauves, il savait d’ailleurs laisser toute latitude.»
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En 1896, Paul Valéry fréquenta Marcel Schwob, José-Maria de Heredia, André Gide.
Semblant renoncer au succès, il ne publia ici ou là que de rares poèmes (‘’Ét钒 et ‘’Vue’’ dans ’’Le centaure’’) et quelques articles dont ceux qui constituèrent :
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“La conquête allemande”
(1897)

Essai

Valéry prédisait l'expansion systématique de l'économie allemande. D'abord, le fait : «Une Germanie plus inquiétante se révèle.» Tout à la fois forteresse, école et usine, tel est, en effet, le triple aspect de ce pays. Comment, dès lors, ne pas voir dans l'Allemagne un véritable symbole? Le symbole d'une action appliquée tout entière à un problème de production. «Déjà bien des marchés du monde sont plus à elle que les territoires qu'elle doit à son armée.»
Puis Valéry pénétrait profondément dans l'analyse de ce fait : «Si l'on veut expliquer cette grandeur nouvelle et sans fantaisie, on imagine une application constante, une analyse minutieuse des sources de la richesse, une construction intrépide des moyens de la produire, une rigoureuse topographie des lieux favorisés et des chemins favorables, et surtout une obéissance entière, une soumission de tous les instants à quelque conception simple, jalouse, formidable - stratégique par sa forme, économique par son but, scientifique par sa préparation profonde et par l'étendue de son application.» En Allemagne, la discipline est reine. Elle relie l'action de chacun à celle du pays entier. Il s'agit, en somme, de faire échec au hasard, de l'affaiblir, de l'évincer partout où on le rencontre. Sur le plan intellectuel, la discipline porte le nom de méthode. Un Français, d'instinct, y répugne, autant qu'un Anglais. Il ne voit là qu'un pis-aller, un sacrifice. Pour un Allemand, la méthode, c'est la vie même. Toute l'action du pays n'est autre chose qu'une extension démesurée de la méthode. On trouverait aisément quelqu'un qui personnifie tout le système : le maréchal de Moltke. «Héros glacial. Il semble que le plus profond de ses desseins ait été de ne "pas" mourir indispensable.» Voilà ce qui le distingue des grands généraux antérieurs. Il est aisé d'apercevoir que la méthode ne requiert de l'individu que les formes les plus communes de l'activité humaine : patience, attention et application - tout hormis le libre choix et l'enthousiasme. Elle rejette résolument les individus supérieurs pour consacrer le triomphe de la médiocrité. Et Valéry de conclure avec humour : «Et quel curieux résultat, si les résultats de ce nouvel ordre de choses étaient plus parfaits, plus puissants et plus agréables que ceux d'aujourd'hui. Mais je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences.»

Commentaire

Cet opuscule fut un ouvrage de circonstance, car il a trouvé son origine dans un simple article que Valéry, de passage à Londres en 1897, à la demande du directeur de ‘’The new review’’, écrivit pour servir de conclusion à une série d'articles publiés dans la même revue sur un sujet des plus brûlants : l'Allemagne, sa menace, son infiltration victorieuse dans les divers domaines de l'industrie et du commerce, tout ce que recouvre, en un mot, l'étiquette «made in Germany». Mais Valéry traita ce sujet de devoir avec conscience sur le plan philosophique.
Il fut republié en août 1915 et en1924, cette fois sous le titre “Une conquête méthodique”.
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En 1897, Paul Valéry fut affecté dans les bureaux de la direction de l'artillerie au ministère de la guerre. Il publia ‘’L’art militaire’’ dans ‘’Le Mercure de France’’. Ayant été très proche de Mallarmé dont il était l’héritier spirituel, il fut très affecté par son décès en 1898, et fut choisi pour prononcer son oraison funèbre.
Il fit la connaisance de Manet et des demoiselles Gobillard.
Cette même année, il publia :
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“Agathe ou la sainte du sommeil”
(1898)

Nouvelle

Commentaire

Dans ce que Valéry lui-même appelait un «conte singulier», auquel il aurait voulu aussi donner le titre significatif de “Manuscrit trouvé dans une cervelle”, il avait voulu étudier les rouages de l'intelligence dans leur phase d'appauvrissement. Guetteur du mystère non dévoilé qu'est l'intelligence en action, il savait que, dans l'exercice normal de ses fonctions, elle ne livre rien de son jeu, aidée à se cacher par l'utilité ou le prestige des idées qu'elle produit, lesquelles détournent sur elles-mêmes une attention trop indiscrète. Dès lors, pour surprendre un mécanisme si bien défendu, il faut l'épier dans le maximum de sa force (c'est la raison d'être de toutes les œuvres maîtresses) ou quand elle n'est plus sur ses gardes ou qu'elle ne daigne plus l'être, dans le rêve du sommeil ou de l'inspiration. C'est la raison d'être de ce beau texte qui est la notation minutieuse des différents états d'une pensée que l'inconscience gagne, la description d'une conscience graduellement affaiblie et devenant elle-même, peu à peu, un état physique, une sensation.
On voit le lien d'opposition entre “Agathe” et “Monsieur Teste”. Même dénominateur néanmoins : une attention cruelle dirigée sur la pensée ; une fois, la lumière projetée sur son activité terminée, l'autre fois, sur des zones allant s'obscurcissant. Cette analyse commence comme un coup d'archet : «Plus je pense plus je pense...». Puis sont décrites dans une prose abstraite les difficultés de la pensée. Mais, à point nommé, une parole concrète et plastique apporte son frémissement, surgit une surprise syntaxique : «Je rêve ce que je suis...»
Il fut tenté de publier ce texte qui fut connu seulement en 1956.
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En 1899, Paul Valéry s’installa rue de Beaune.
En 1900, il épousa Jeannie Gobillard, nièce de la peintre Berthe Morisot, elle-même belle-sœur d’Édouard Manet), ce qui resserra les relations qu’il avait déjà avec le monde de la peinture, étant l’ami du collectionneur Rouart, des grands peintres Degas et Renoir. Ils firent leur voyage de noces en Belgique et aux Pays-Bas. Ils allaient avoir trois enfants : en 1903, un premier fils, Claude ; en 1906, Agathe ; en 1916, François.
En juillet 1900, quittant son emploi au ministère de la Guerre, il fut embauché comme secrétaire particulier par Édouard Lebey, un des administrateurs de l'agence Havas. Pendant vingt-deux ans, à raison d'environ quatre heures par jour, il fut l'auxiliaire de cet homme lucide, mais atteint de paralysie. Ce fut là une place de choix qui enrichit son expérience, car il accéda aux cercles fermés de l’information et de la finance et dut se tenir au courant des événements mondiaux. Surtout, il eut l'avantage, sa tâche quotidienne terminée, de jouir de vastes loisirs pour son travail personnel, dans son domicile d’abord du 57 avenue Victor-Hugo puis, à partir de 1900, du 40, rue Villejust (depuis 1946, rue Paul-Valéry, XVIe arrondissement).
En octobre, il fut ému par l’’’Orphée’’ de Glück, qui lui rappela les ambitions poétiques qu’il avait reniées. En décembre, il publia dans ‘’La plume’’ le poème ‘’Anne’’ qui était daté de 1895.
Tantôt il se comparait à un moderne docteur Faust ou à quelque héros antique enfermé dans le labyrinthe : «Dans ce dédale inexprimable où je cherche le fil, il faut une fichue lanterne. Je crois qu'on la trouvera... Ce n'est qu'une affaire d'ingéniosité. J'entrevois tant de relations, et d'autre part, une méthode si certaine de simplification que je ne puis désespérer, au moins pour d'autres...» (“À sa femme”, 1903). Tantôt, au contraire, il se décourageait devant ces énigmes «sans cesse reprises, réobscurcies, redégagées» : «seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital, et sans doute placement à fonds perdu.» (“À André Lebey”, 1906).
Aussi, jusqu'à la guerre de 1914, sa production d'écrivain se réduisit à peu de chose, d’autant plus qu’en 1908, il traversa une nouvelle crise intellectuelle, en se persuadant que ses idées les plus personnelles n'étaient nullement originales. Pourtant, il était loin d'être un inconnu, même si sa réputation ne débordait guère le milieu artistique : ses poèmes, ses articles, et surtout l’”Introduction à la méthode de Léonard de Vinci” et “La soirée avec Monsieur Teste” avaient su lui gagner un petit cercle d'admirateurs et d'amis enthousiastes dans le monde des lettres. La solitude lui étant, disait-il, «trop bruyante», il fréquentait les écrivains Pierre Louÿs, André Gide, Francis Viélé-Griffin, Paul Léautaud et Alexis Saint-Léger, futur Saint-John Perse. Il s’intéressait toujours à la peinture et à la musique : de temps à autre, surtout en écoutant des opéras de Glück ou de Wagner, il reconnaissait à son émotion qu'en dépit de son «silence» il était «resté lyrique».
En juin 1908, il entreprit un premier classement des notes contenues dans ses ‘’Cahiers’’ et recopia à la main près de mille feuilles selon des rubriques analytiques. En septembre, il séjourna au Mesnil, propriété de la famille Manet et alla voir Monet à Giverny.
En 1909, il publia, dans la ‘’Nouvelle revue française’’, ‘’Études’’, article sur le sommeil et le rêve.
En 1911, il fréquenta les Godebski, mécènes, et rencontra Ravel. En août, il retrouva Gênes après quinze ans, et visita Florence. En septembre-octobre, il séjourna au Mesnil.
En 1911, il fréquenta Odilon redon et ses amis. En août, il séjourna en Bretagne avec les Godebski.
En 1912, alors qu’il croyait avoir fait à la poésie des adieux définitifs, le poète qui sommeillait en lui fut réveillé, comme par accident, quand André Gide, Pierre Louÿs, Jacques Rivière et Gaston Gallimard l'invitèrent à publier ses vers de jeunesse. Il se mit alors à retoucher les pièces de l'”Album de vers anciens”. Puis il entreprit, pour compléter le recueil, un court poème de moins de quarante vers, «une sorte d'adieu à ces jeux de l'adolescence».
En 1913, il s’intéressa à la construction et à la décoration du Théâtre des Champs-Élysées. Il assista à la première du ‘’Sacre du printemps’’.
En juillet 1914, il passa par Montpellier et Sète pour se rendre à la Preste, où sa femme faisait une cure.
La guerre venue, en 1915, il resta à Paris, s’attendant à être mobilisé, mais il ne le fut pas car il était âgé de presque quarante-trois ans. En août, ‘’Le mercure de France’’ réédita l’article intitulé ‘’La conquête allemande’’.
En 1917, il rendit visite à Gide, à Cuverville. Il écrivit une ode à ‘’l’Hêtre suprême’’. Le 15 octobre, le poème ‘’Aurore’’ parut dans ‘’Le Mercure de France’’.
Au long de ces années de guerre, pour tromper son angoisse, il poursuivit son exercice de création d’une œuvre sereine en apparence :
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“La jeune Parque”
(1917)

Voir VALÉRY – ‘’La jeune Parque’’
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Malgré sa complexité, “La jeune Parque” remporta un succès immédiat, valut à Paul Valéry une immense notoriété. Devenu l'un des écrivains les plus sollicités, il fut attiré dans les salons de la haute société et ce fut le début d'une vie mondaine à laquelle il allait consacrer une grande partie de son temps jusqu'à la Seconde Guerre mondiale ; il allait être invité à donner des conférences en France et à l'étranger (Angleterre, Suisse, Belgique, Italie, Espagne, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Suède), allait rencontrer diverses personnalités et même, ses tournées prenant un caractère officiel, allait être reçu par les souverains et les chefs d'États qui le couvrirent de décorations, ou par ses pairs, écrivains et savants illustres.
Ce fut aussi, à quarante-six ans, le début d'une nouvelle carrière poétique et littéraire. Il devint, comme il le disait plaisamment, «une espèce de poète d'État» ou même une sorte de héros intellectuel. Sa notoriété était telle que la plupart de ses écrits furent désormais des œuvres de circonstance. On lui demanda des articles, des préfaces, des essais qui paraissaient dans les revues, des conférences, pour lesquels le plus souvent il s'exécuta de bonne grâce. Comme il l'écrivit alors à sa femme, «l’ère de la production hâtive [était] ouverte». En répondant à la demande des bibliophiles qui s'arrachaient les luxueuses éditions de ses oeuvres, il obéissait tout autant à des considérations financières qu'à la séduction qu'exerçait sur lui la triple contrainte inhérente à toute commande : de sujet, d'espace et de temps. Il allait savoir pourtant réserver, pendant quelques années, le loisir qu'exige la création poétique. De 1918 à 1922, parfois avec une aisance qui le surprenait lui-même, il composa de nouveaux poèmes dont certains furent publiés dans des revues.
En juin 1918, il quitta Paris bombardé pour L’Isle-Manière (Manche) où il écrivit ou acheva des poèmes. En septemblre, il passa ses vacances en Bretagne.
En mars 1919, ‘’La Pythie’’ fut publiée dans ‘’Les écrits nouveaux’’, ‘’Cantique des colonnes’’ dans le premier numéro de ‘’ Littérature’’. Le 19 avril 1919, Léo-Paul Fargue prononça une conférence sur lui et des lectures de ses œuvres furent données par André Breton, Léo-Paul Fargue, André Gide et Adrienne Monnier. Le 15 juin, ‘‘La soirée avec Monsieur Teste’’ fut republiée à la ’’Nouvelle revue française’’. En septembre, ‘’Fragments du Narcisse’’ parut dans la ‘’Revue de Paris’’. En octobre, ‘’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci’’ fut republié à la ‘’Nouvelle revue française’’.
En avril 1920, Jacques Rivière «fixa la figure» du ’’Cimetière marin’’ en en ravissant le manuscrit qui parut le 1er juin dans la ‘’Nouvelle revue française’’.
Le 17 juin, Valéry rencontra Catherine Pozzi, à qui allait le lier jusqu'en 1928 une passion qu'il pensait, depuis «la nuit de Gênes», ne plus jamais devoir éprouver.
Le 3 juillet parut le recueil ‘’Odes’’ (‘’Aurore’’, ‘’La Pythie’’, ‘’Palme’’) dans la ‘’Nouvelle revue française’’. En septembre, il fit un séjour en Dordogne. Il travailla à la préface d’’’Adonis’’ et se plaignit d’être très sollicité pour des publications. En décembre, parut ‘’Album de vers anciens 1890-1900’’.
Cette même année, préfaçant un recueil de vers, il risqua l'expression de «poésie pure», qui allait susciter tout un débat.
Le 27 janvier 1921, il publia ‘’Autour de Verlaine’’ dans ‘’Le Gaulois’’. La revue “La connaissance” organisa un référendum pour désigner le plus grand poète vivant : il recueillit la majorité des suffrages. Le 6 juillet, parut ‘’Ébauche d’un serpent’’ dans la ‘’Nouvelle revue française’’.
André Breton, qui était fasciné par cette figure hautaine et presque mythique d'un poète retiré dans le silence avant de livrer ses compositions au public, choisit Paul Valéry comme témoin de son mariage.
Poursuivant l'enquête entreprise dès l'”Introduction à la méthode de Léonard de Vinci” sur la psychologie de la création esthétique et sur cette «musique des idées» dont Mallarmé lui avait légué la passion, il composa deux «exercices», deux «écrits de circonstance». Dans le cas du premier, il s'agissait d'écrire, pour un monumental album de projets et plans d'architecture, une préface commandée de 115 800 signes, dont les caractères et l'ordonnance étaient déjà rigoureusement déterminés :
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“Eupalinos ou l’architecte”
(1921)

Dialogue

Aux Enfers, Socrate retrouve son interlocuteur du dialogue de Platon “Phèdre ou de la Beauté”. Ils reprennent les conversations qu'ils ont eues sur la terre. Après qu’ils aient dit toute la tristesse que leurs âmes éprouvent à se sentir séparées du corps, Socrate constate que cette éternité où ils vivent et que, comme philosophes, ils ont tant désirée pendant leur vie est à peu près vide de tout contenu. Ils se demandent donc pourquoi les vivants s’acharnent à bâtir des oeuvres éternelles, notamment des monuments.
Phèdre en vient à parler du grand architecte Eupalinos de Mégare, qu'il a très bien connu et avec lequel il a eu un entretien qu’il rapporte fidèlement au cours d'un long discours interrompu et illuminé par les commentaires du Maître. L’architecte a combiné avec les soins les plus exquis des temples dont la beauté ravit les âmes. Ses discours et ses actes, ses théories et son oeuvre se répondaient si étroitement que chez lui la conception et l’exécution semblaient ne faire qu’un. Il ne négligeait aucun détail car «il n’y a pas de détails dans l’exécution» ; et il se préoccupait d’avance d’élaborer «les émotions et les vibrations de l’âme du futur contemplateur de son oeuvre». À une connaissance universelle, il unissait la conscience la plus lucide. Comme Phèdre avait eu l’idée de comparer un temple à «quelque chant nuptial mêlé de flûtes», l’architecte, dont les temples sont «harmonieux», s’était dit transporté par «la divine analogie» entre l’architecture et la musique : il y a des édifices «muets» ; il en est qui «parlent» et d’autres qui «chantent». Puis il émit des considérations sur les rapports de l’architecture et de la musique avec les autres arts et sur la différence entre les oeuvres d’art et les ouvrages de la nature.
Socrate et Phèdre font l’éloge de l'architecture qui, comme tous les autres arts, est la projection de la vie intérieure de l'artiste, le corps et l’esprit n’étant pas séparés mais travaillant de concert. C’est ainsi, raconte Phèdre, que chaque matin Eupalinos adressait une prière à son corps. Piqué, Socrate commence à «divaguer» sur l'emprise singulière qu'exercent l'architecture et la musique, qui«enferment l'âme dans ses actes et dans les productions de ses actes». Ces productions sont «les exemples, çà et là disséminés, d'une structure et d'une durée qui ne sont pas celles des êtres mais celles des formes et des lois». Mais l'architecture, comme la musique, a sur les autres arts l'avantage de ne pas être soumise, dans ses moyens d'expression, à des rappels trop limités, à une représentation trop précise de la réalité sensible, à ce que les spectateurs nomment le «sujet» ou le «thème».
En architecture, les sentiments perdent toute valeur individuelle et deviennent symbole universel, forme pure. Mais, en échange, la destination de l'édifice, le but pour lequel il a été construit, les calculs mathématiques qui précèdent son exécution et les lois physiques de sa construction, tiennent l'artiste profondément enraciné dans le monde de la connaissance et le contraignent à ne jamais perdre de vue la réalité de l'univers. L'architecte devra donc, pour rester fidèle à ces exigences rejoindre en elles sa liberté créatrice, commencer par «se construire lui-même». C’est de cette façon seulement qu'il sera en mesure d'«enchaîner une analyse à une extase.» Ce point d'arrivée est théoriquement impossible à rejoindre : en pratique, il peut se comparer à ce qu'on appelle, en langage mathématique, un «cas limite» et ce n'est qu'en de rares moments que le grand artiste s'en approche. Dans cet état magique, tout est clair et semble facile, toutes les facultés concourent à l’acte de la création et s'y fondent en une heureuse harmonie.
Suit une méditation sur les formes qui naissent du hasard (l'objet roulé par les flots pendant des millénaires), sur celles qui résultent de la croissance naturelle (I'arbre), sur celles enfin que l'humain projette en vue de son corps (les formes utiles) ou de son âme (les formes belles). L'artiste de génie substitue «à la nature contre laquelle s'évertuent les autres artistes, une nature plus ou moins extraite de la première, mais dont toutes les formes et les êtres ne sont enfin que des actes de l'esprit».
Phèdre trace alors le portrait coloré d’un autre type de constructeur : Tridon le Phénicien, expérimentateur à l’affût des secrets qui permettent de «ruser avec la nature» et de bâtir les meilleurs navires. Il illustre ici le recours de l'ingénieur aux modèles mathématiques.
Le dialogue s'achève sur une autocritique de Socrate : il regrette d'avoir cherché Dieu par les seules pensées, qui ne sont que verbiage et tautologie, de s’être limité au connaître et de ne laisser après soi que «le personnage d’un parleur». «C'est dans les actes, et dans la combinaison des actes, que nous devons trouver le sentiment le plus immédiat de la présence du divin.» Il aurait dû se consacrer à la création, par laquelle l’être humain devient l’émule du Démiurge : «J’eusse bâti, chanté... Ô perte pensive de mes jours ! Quel artiste j’ai fait périr !» S’il revivait, il serait constructeur et choisirait d'être un homme et non un esprit. La démiurgie du constructeur marie l'intelligible et le sensible, elle fonde un humanisme qui «met sans effort l'homme au-dessus de sa nature» ; elle s'oppose à l'inhumanité des dieux égyptiens.

Commentaire

Valéry adopta la forme élastique du dialogue, jadis illustrée par Platon ou par Fontenelle dans ses ‘’Dialogues des morts’’. Il faisait toutefois dire à Socrate mort, conversant aux Enfers avec son fidèle Phèdre, le contraire de ce que disait Socrate vivant. Eupalinos, personnage imaginaire qui figure quelque architecte du miracle grec, se révélait hanté par le problème qui passionnait Valéry, qui rêvait, lui aussi, d’atteindre, au fond de son être, «l’origine intime et universelle» de la beauté. Mais il ne lui convenait pas de s’abandonner aux «puissances de l’âme» : il voulait rester libre de son acte créateur, le dialogue éclairant sur le mécanisme de la création artistique selon lui.
L’oeuvre se trouvait dans la ligne de “La soirée de Monsieur Teste” et de l’“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci” comme si elle en était le prolongement, le complément et même l’aboutissement. Ces trois œuvres marquent les trois étapes d'une même pensée, ou plutôt ses trois formes. On y rencontre les mêmes thèmes qui s'éclairent l'un par l'autre et se rejoignent, recouvrant un thème initial, son unité essentielle. Phèdre présente Eupalinos dans les termes même où l'”Introduction” présentait un esprit universel. Eupalinos pense comme Teste, mais il agit comme Léonard de Vinci. L'idée de l'intelligence universelle et consciente anime mêmement les trois oeuvres. L'idée du rapport réciproque entre le choix et le faire, entre la chose et le milieu, l'idée d'une architecture, composition et utilité, est le lien entre ces trois œuvres dont les personnages sont trois répliques d'une même physionomie intellectuelle. “Eupalinos” est un dialogue : c'est l'histoire d'un architecte ; l'”Introduction” est l'exposé d'un exemple aboutissant à l'image d'un cerveau universel : c'est l'histoire d'une architecture ; “La soirée” est l'histoire de l'homme qui possède un tel cerveau. Le terme commun aux trois œuvres, c'est l'architecture : d'abord, exemple dans “La soirée”, démonstration dans “Eupalinos”, comparaison dans l'”Introduction”. On voit la raison d'être de ces créatures postulée, des héros imaginaires ou dérivés, Eupalinos, Vinci et Teste dont le vivant et pur Mallarmé avait été une toute première fois le modèle. Parvenus à l'arrachement héroïque de l'œuvre, au dédoublement par lequel il leur était possible d'augmenter leur automatisme intellectuel, répliques les uns des autres, ils dominent et régissent dans une mesure appréciable leur propre construction mentale ; par là, ils représentent l'intelligence à sa plus haute puissance. M. Teste surtout a dépassé tout accident et tout pittoresque pour atteindre une sorte de neutralité algébrique de l'existence.
En Eupalinos, Valéry a comme comblé le hiatus entre être et agir, entre le penseur et l'artiste, absolvant celui-ci au nom de celui-là. Persuadés qu'une connaissance réelle et consciente suscite une méthode, et cette dernière un pouvoir, tous les héros valériens ont atteint cette connaissance, cette méthode, ce pouvoir et deviennent ainsi des répliques de M. Teste. Connaissance et méthode n'existent pas sans la conscience de savoir et de choisir, celle-ci devient donc le seul élément de résistance à la durée. Tout intérêt est donc inférieur à elle, même la personnalité dont nous nous targuons. Elle seule, la conscience, si nous savons remonter jusqu'à elle, dure et use : «Qu'est-ce donc qui résiste à l'entrain des sens, à la dissipation des idées, à l’affaiblissement des souvenirs, à la variation lente de l'organisme, à l'action incessante et multiforme de l'univers? Ce n'est que cette conscience seule, à l'état le plus abstrait.» La conscience d'être, mais aussi la conscience de faire constituent donc une sorte d'éternité pour ceux qui s'élèvent jusqu'à l'état de conscience totale. En fait, Socrate, dans “Eupalinos”, rêve aussi d'un M. Teste en qui il verrait un contrôle parfait de ses propres aptitudes et qui veillerait en lui-même sur une permanence intangible.
Valéry revenait clairement au thème qu'il avait déjà énoncé, presque trente ans auparavant, dans l’”Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”, à savoir la nécessaire et inaccessible identité entre la science et l'art. En réfutant la tradition philosophique, trop fermée dans sa technique spéciale, il faisait appel d'une part aux mathématiques et d'autre part se référait aux artistes profondément conscients des buts et des moyens de leur art.
Toute une psychologie de l'art est contenue et explicitée dans les propos d'Eupalinos : «Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invinciblement actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent l'être, et qu'il faut enfin composer, mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu'ils s'unissent dans une construction bien ordonnée...».
Ces pensées subtiles, exprimées dans une prose élégante, extraordinairement suggestive, parsemées d'allusions érudites et malicieuses aux dialogues platoniciens, sont un savant mélange de tournures philosophiques traditionnelles et d'expressions poétiques modernes : elles assurèrent à l'œuvre un vaste succès, contribuèrent à la popularité de l'auteur bien plus que ne l'avaient fait ses poèmes ou ses pénétrants essais.
Valéry se félicita d'avoir relevé la gageure formelle qu’imposait le cahier des charges. Le texte parut le 30 septembre, dans ‘’Architectures’’, luxueux recueil collectif, à la ‘’Nouvelle revue française’.’
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Le second texte fut commandé par ‘’La revue musicale’’ pour un numéro intitulé ‘’Le ballet au XXe siècle’’ :
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“L’âme et la danse”
(1921)

Dialogue

À la fin d’un banquet, dans l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ, Phèdre, Socrate et le médecin Éryximaque discutent sur la nature de la vie, ce mouvement mystérieux qui tente des bonds hors de lui-même, mais finalement revient toujours à soi. Et une analogie s’établit entre la vie et les mouvements des danseuses qui viennent d’apparaître, et amène le débat sur l’essence de la danse. Incarnée dans la matière par l'architecte, la «musique des idées» est plus fluide encore, plus évidente à la fois et plus insaisissable, incarnée dans les corps des danseuses, dont Socrate, Phèdre et Éryximaque suivent et commentent les évolutions.
Pour Phèdre, «âme voluptueuse», la danse est la représentation d’un rêve toujours changeant ; elle est métaphore, écriture corporelle, «poème dégagé de tout appareil du scribe» ; elle est une mimésis de la mer, ou encore des jeux, des feintes, des grâces et des emportements de l'amour.
Pour Éryximaque, le médecin des danseuses, la danse se réduit à la gymnastique dont elles donnent le spectacle.
Dans un apparent coq-à-l'âne, Socrate interroge Éryximaque sur les remèdes à «l'ennui de vivre» qui s'empare de «la vie toute nue quand elle se regarde clairement», qui provient de la lucidité du vivant lorsque, immobile, il se replie sur soi. Le médecin répond que ce sont «les délires non mélancoliques» : ivresse, amour, sentiment de puissance... Pour Socrate, le remède le plus radical est la danse qui est à ses yeux l’«acte pur des métamorphoses», «la délivrance de notre corps tout entier possédé par l'esprit du mensonge et de la musique, qui est mensonge, et ivre de la négation de la nulle réalité» : le corps, jaloux de la liberté et de l'ubiquité de l'esprit, «remédie à son identité par le nombre de ses actes», s'emporte comme la flamme en figures innombrables. Plus éphémère et plus illusoire que la construction de l'architecte, la construction de la danseuse procède du même désir de s'arracher à l'accablante réalité et de faire briller ce qu'il y a de divin dans l'humain.
Contemplant la danseuse-étoile, la maîtresse de ballet, l’”Athikté”, dans ses figures finales les plus déchaînées, il la compare à la flamme et voit en elle «le moment même» (elle n’est plus vraiment une femme) : «Ce corps, dans ses éclats de vigueur, me propose une extrême pensée : de même que nous demandons à notre âme bien des choses pour lesquelles elle n'est pas faite [...], ainsi le corps qui est là veut atteindre à une possession entière de soi-même, et à un point de gloire surnaturel... Mais il en est de lui comme de l’âme pour laquelle le Dieu, et la sagesse et la profondeur qui lui sont demandés, ne sont et ne peuvent être que des moments, des éclairs, des fragments d'un temps étranger, des bonds désespérés hors de la forme...».

Commentaire

Cet autre dialogue platonicien, «manière de ballet dont l'image et l'idée sont tour à tour les coryphées», alterne la description lyrique et la spéculation. Les trois interlocuteurs, toute attente et toute attention, observent en eux-mêmes la naissance de l'idée, source d'émotion et matière de cette émotion elle-même, qui est purement intellectuelle, et dont Valéry, toute sa vie, demeura l'analyste passionné.
Toute une psychologie de l'art est exprimée et explicitée : «Rien, sans doute, de plus morbide en soi, rien de plus ennemi de la nature, que de voir les choses comme elles sont. Une froide et parfaite clarté est un poison qu'il est impossible de combattre. Le réel, à l'état pur, arrête instantanément le cœur...» C'est de ce «réel à l'état pur» que l'architecte et la danseuse s'évadent, permettant au spectateur de s'évader un instant avec eux, en lui opposant une «construction bien ordonnée», fût-elle éphémère, fugitive, illusoire.
On peut remarquer que Phèdre suit là le Mallarmé des ‘’Divagations’’.
Socrate demande à l’”Athiktè” : «Qui es-tu et comment connais-tu?» (nullement «que connais-tu?»), double question essentielle, à la base des recherches et des curiosités de Valéry.
Le texte parut dans “La revue musicale” le 1er décembre 1921.
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“L’Européen”
(1922)

Essai

Extrait

«Dans l'ordre de la puissance, et dans l'ordre de la connaissance précise, l'Europe pèse encore aujourd'hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n'est pas l'Europe qui l'emporte, c'est l'Esprit européen dont l'Amérique est une création formidable. Partout où l'Esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d'ambition, le maximum de puissance, le maximum de modifications de la nature extérieure, le maximum de relations et d'échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l'Europe.»
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Paul Valéry, qui rêvait d’un nouveau classement des notes des ‘’Cahiers’’, dès 1922, fit transcrire séparément chacune, par des dactylos successives.
Le 10 février ‘’Le serpent’’ parut à la ‘’Nouvelle revue française’’. Le même mois, la mort de M. Lebey survenant, il se retrouva sans situation. Il vécut désormais de sa plume et de conférences, comme celles qu’il donna alors en Suisse sur la poésie, le langage, la crise de l’esprit, Mallarmé.
Le 25 juin parut un recueil des principaux poèmes qu'il avait composés depuis “La jeune Parque” :

“Charmes”
(1922)

Recueil de vingt-deux poèmes

Voir VALÉRY – ‘’Charmes’’
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En février 1923, Paul Valéry donna des conférences à Bruxelles sur Baudelaire, ses précurseurs, sa postérité, et, en octobre, à Londres, d’autres sur Baudelaire et Hugo.
En avril, ‘’Eupalinos ou l’architecte’’, précédé de ‘’L’âme et la danse’’, parut à la ‘’Nouvelle revue française ‘’.
Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.
Le 11 janvier 1924, il publia ‘’Fragments sur Mallarm钒.
Il donna des conférences en France et en Belgique.
En avril, à Sierre, il fit la connaissance de Rainer Maria Rilke qui avait découvert ses œuvres avec enthousiasme. Le 13, donnant des conférences à Milan, il rencontra Gabriele d’Annunzio. Le 20, à Rome, il vit défiler les fascistes et rencontra Benito Mussolini.
Il prit la direction, avec Valéry Larbaud et Léo-Paul Fargue, de la revue ‘’Commerce’’ qui avait été fondée par la princesse Bassiano.
Il devint le président du Pen-Club et allait le rester jusqu’en 1934.
Le 20 juin parut :
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“Variété”
(1924)

Recueil d’articles, de conférences, d’études politiques, philosophiques ou littéraires

Il groupait «des études ou écrits de circonstances» publiés antérieurement dans diverses revues. Dans une note liminaire, Valéry affirma que chacun de ces essais fut «l'effet d'une circonstance... Leurs objets ne sont pas de lui : même leur étendue parfois lui fut donnée».
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“La crise de l'esprit”

Ce furent d’abord deux lettres, écrites «en vue de leur traduction en anglais», publiées en 1919 par la revue londonienne, “The Athenueum”, avant de l’être dans “La nouvelle revue française”.
La première lettre s'ouvre sur cet avertissement, redoutablement perspicace et quelque peu solennel : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l'épaisseur de l'histoire, les fantômes d'immenses navires qui furent chargés de richesse et d'esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. [...] Et nous voyons maintenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux».
Cette première lettre étudiait la crise de l’Europe d’après-guerre, crise qui n’était pas seulement matérielle, mais morale et intellectuelle : les applications de la science l’ont rendue suspecte. La guerre lui a révélé les dangers que représente pour notre civilisation le «merveilleux instrument» qu'est «l'intelligence disciplinée», mis au service d'ambitions sans scrupules.
Dans la seconde lettre, Valéry se demandait si l’Europe allait garder sa prééminence. Elle lui paraissait menacée de mort : «L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps?» Ses richesses naturelles n’ont rien d’extraordinaire. Elle n’a pu atteindre la première place que par la qualité intellectuelle de sa population. Mais il lui a été impossible de garder pour elle cette supériorité de l’esprit, supériorité qui, par sa nature même, se diffuse à l’extérieur. Cette crise de l'esprit qui est une crise de la civilisation européenne parvenue a plus haut de son expression, et certaine alors de disparaître, marque une abdication, une dégradation. Qu'espérer? sinon que cet esprit européen soit «diffusible».

Commentaire

En deux phrases, qui furent aussitôt célèbres, Valéry avait posé le problème du destin de l’Europe. Dès 1919, avec une clairvoyance remarquable, il montra comment, par l’imprévoyance de ses gouvernants, elle risquait d’être écrasée ou réduite au second rang. La question dépassait celle de la domination exercée par une minorité sur le reste du monde : il définissait les qualités qui ont assuré cette prééminence et invitait à se demander si, avec l’Europe, ce ne sont pas les valeurs d’un esprit hors de pair et d’une civilisation sans égale qui, pour le malheur de l’humanité, se trouvent menacées de mort.
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“Note et digression”

Extrait d'une conférence donnée par l’auteur à l'université de Zurich en 1922, ce texte amplifiait le précédent.
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“ À propos d'Adonis”
(1920)

Valéry entendait réagir contre la légende qui s'accroche obstinément à la renommée de l’auteur d’’’Adonis’’, La Fontaine, qui fait de lui un poète à l’inspiration facile et naturelle. Même s’il avait l’allure nonchalante, ce genre de renseignement biographique est trompeur car il ne s’applique nullement au moi créateur : «Ce n’est pas avec des absences et des rêves que l’on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements.» - «La véritable condition d'un véritable poète est ce qu ïl y a de plus distinct du rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice», ces «gênes exquises» étant les règles strictes de la prosodie qui obligent le poète à se dépasser. La poésie «change ce qui passe en ce qui subsiste». «L’arcane de la génération des poèmes, [...] cet instant de sa propre puissance qui est sa proie», échappe par définition aux «prétendus enseignements de l'histoire littéraire». «Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c'est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don.» On lit encore : «Une grande âme a cette faiblesse de vouloir tirer d'elle-même quelque objet dont elle s'étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que l’être même dout il est issu.» - «Un poème est une sorte de machine à produire l'état poétique au moyen des mots.»
Passant ensuite au long poème de La Fontaine, ”Adonis”, Valéry montra que, même si l’aventure racontée est banale et la psychologie conventionnelle, «les principaux personnages d’un poème, ce sont toujours la douceur et la vigueur des vers». Leur auteur «ne peut être qu'un esprit singulièrement attentif, tout en délicatesses et en recherches». Les poèmes apparemment les plus simples de La Fontaine sont tissés d’artifices subtils.

Commentaire

Ce n'était pas seulement “Adonis” ni même La Fontaine que Valéry visait ici, mais le problème de la poésie classique et de toute poésie, à savoir l'adéquation de la pensée et de la forme.
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“Avant-Propos à ‘’La connaissance de la poésie’’”

Il parut en tête du recueil de poèmes de Lucien Fabre, “La connaissance de la poésie”, en 1920. C'est encore le problème de l'expression poétique qui y était posé : Valéry y étudiait les fluctuations de la poésie, d'abord prose réglée puis musique ; ce bref panorama introduisait une pénétrante analyse du symbolisme qui, selon lui, se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes (d'ailleurs ennemies entre elles) de «reprendre à la musique leur bien».
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“Au sujet d'”Eurêka””

Valéry évoquait sa rencontre, lorsqu'il avait vingt ans, avec le vaste poème cosmogonique d’Edgar Poe. Avec perspicacité, il faisait remonter l'origine de la poésie cosmogonique à une vision primitive «et comme enfantine» de l'univers. Toute vision de l'univers, toute connaissance totale, est mythologique. Cette forme de poésie est, pour lui, une activité spontanée de l'esprit : «Il semble [...] que l'histoire de l'esprit se puisse résumer en ces termes : il est absurde par ce qu'il cherche, il est grand par ce qu'il trouve». « Edgar Allan Poe a emprunté la voie royale du grand art. Il a découvert l’étrange dans le banal, le neuf dans le vieux, le pur dans l’impur. C'est un être complet. »
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“Variation sur une Pensée”

Valéry prenait prétexte des espaces infinis dont parla Pascal pour montrer qu'«il y a du système et du travail dans son attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût». «Ce n'est pas là, observait-il, une objection contre l'artiste, mais un avertissement de ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l'ouvrage avec l'homme que l'ouvrage fait supposer.» Et il concluait : «Il a exagéré affreusement, grossièrement, l'opposition de la connaissance et du salut.»

Commentaire

Dès 1917, Valéry confia à Pierre Louÿs son projet d’«un éreintement sauvage des ‘’Pensées’’ de Pascal». Il le réalisa avec ce texte, qui avait été esquissé dans la ‘’Note et digression’’ de 1919, et dans diverses réflexions des ‘’Cahiers’’ où il a poursuivi Pascal avec ironie et sarcasmes . Mais n’est-ce pas lui-même qu’il pourchassait ainsi? Il y avait une part d'amusement à prendre le contrepied des vénérations générales, de plaisir à l'insolence, à l'acharnement malicieux, au scandale, au coup d'éclat, au blasphème percutant qui est un moyen d'action séduisant. Le procès que Valéry intenta à Pascal, sa mise à mort de Pascal, est un de ces morceaux de bravoure, sans autre dessein apparent que celui de faire sursauter le public, de le faire parler, une condamnation de théâtre plus que de for intérieur.
En fait, l’«absolu de dégoût» que Pascal aurait organisé avec complaisance, le grief qui lui est fait d'avoir été «un pessimiste de la plume», d'avoir mis beaucoup trop d'art à dénoncer la vanité de tout, d'avoir, comme certains peintres, recherché «les beaux noirs», et d'avoir finalement renoncé à faire progresser les sciences et les mathématiques, pour leur préférer cet exercice du vague, la littérature (Valéry fit-il jamais rien d'autre?), furent partagés par l’accusateur.
D’autre part, les réflexions de cette ‘’Variation’’, si elle sont fort intéressantes, semblent reposer sur un malentendu, Valéry n'établissant pas de distinction entre Pascal et son interlocuteur imaginaire et considérant les “Pensées” comme un monologue et non comme un dialogue.
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“Hommage à Marcel Proust”
(1923)

Parlant d’’’À l’ombre des jeunes filles en fleurs’’, le seul tome d’’’À la recherche du temps perdu’’ qu’il avait lu, Paul Valéry écrivait : « On peut ouvrir le livre où l'on veut : sa vitalité ne dépend point de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte. »

Commentaire

L’essai fut écrit peu après la mort de Marcel Proust. Il est limité par le fait que Valéry, et il prend soin de l'indiquer, n'avait guère lu qu'un tome de son œuvre ; toutefois, il semble suppléer ici à l'information par l'intuition, puisque son évaluation de la portée de l'oeuvre de Proust n'est pas dénuée de justesse. Il y exprimait sa méfiance à l’égard du roman : non seulement ce genre «se relie au monde réel, comme le trompe-l'œil se raccorde aux choses tangibles», mais il n'est soumis en rien aux contraintes, aux «gênes exquises» : «Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes ni même de composition déterminée ne lui sont imposées» - Le roman ne fait que tenter de reproduire la vie, «somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines et les autres imaginaires».
Plus tard, Valéry, peu soucieux du temps, glissera cette perfidie : «Ce n’est pas moi qui rechercherai le temps perdu.»
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“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”

Déjà imprimée à part en 1919, elle comprenait deux parties bien distinctes : la “Note et digression”, datée de 1919, et l'”Introduction” proprement dite, qui est de 1894.
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En 1924 parut une reproduction en fac-similé d’un des ‘’Cahiers’’ : le ‘’Cahier B 1910’’.
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‘’Lettre de Mme Émilie Teste’’
(1924)

M. Teste, qui est marié, est décrit par sa femme : il est pour elle «un mystique sans Dieu» - «C'est un trésor scellé que sa tête et je ne sais s'il a un coeur» - c’est «un tel monstre» - «C'est une chose inexprimable que je puisse agir et penser absolument comme je veux, sans jamais, jamais, pouvoir rien penser ni vouloir qui soit imprévu, qui soit important, qui soit inédit pour M. Teste.». Un mystérieux abbé s’inquiète de son renoncement.
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“Lettre d'un ami”
(1924)

Commentaire

C’est une variation sur les avantages et les inconvénients de Paris.
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En 1925, Paul Valéry donna des conférences à Lyon et Nice, se reposa chez la comtesse de Béhague, dans sa villa ‘’La Polynésie’’ sur la presqu’île de Giens. Puis il fit, offerte par le ministre de la marine, une croisière en Méditerranée sur le cuirassé ‘’Provence’’.
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“Extraits du log-book de M. Teste”
(1925)

Essai

Monsieur Teste consigne ses pensées. Appliquant sa doctrine sans concession, il appréhende «les limites et les mécanismes de la plasticité humaine», se fait fort d'atteindre à la connaissance sans recourir à l'opinion, d'avoir l'intelligence absolue qui fait de lui l'«homme de verre». Il «est le témoin» de lui-même.

Commentaire

Monsieur Teste se livre à l'autodérision. Tout Valéry est dans chacune de ces notes dont certaines émanent directement des “Cahiers”. Rien d'étonnant, donc, si on découvre quelque parenté entre l'auteur et son personnage : passion pour l'introspection et la culture de l'intellect, curiosité pour la genèse des œuvres et le problème de la conscience de soi, prédilection pour la rigueur de la pensée et du langage, horreur de la «littérature». Mais le «ferment» Teste s'est dissipé.
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“Promenade avec M. Teste”
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“Dialogue”
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“Pour un portrait de M. Teste”
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“Quelques pensées de M. Teste”
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“Alphabet”
(1925)

Recueil de vingt-quatre poèmes en prose

Commentaire

Ils sont liés aux vingt-quatre heures du jour. Ils ne furent publiés de manière complète qu'en 1999.
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Le 19 novembre 1925, Paul Valéry fut élu à l'Académie Française au fauteuil d'Anatole France.
La même année, l'abbé Henri Bremond utilisa son œuvre pour établir sa théorie de «la poésie pure».
Il fit paraître :
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‘’Rhumbs’’
‘’Notes et autres’’
(1926)

On y lit : «Il manque à la critique, qui les détruit facilement, la connaissance des besoins et des penchants de l'individu... On critique un outil sans savoir qu'il sert à un homme auquel il manque un doigt ou bien qui en a six.»
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En avril 1926, ’’Narcisse’’ parut en plaquette. En juin, il écrivit la préface du catalogue d’une exposition consacrée à Berthe Morisot. En août, il fut promu officier de la Légion d’honneur. En octobre, il donna des conférences à Vienne, Prague et Berlin.
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‘’Essai sur Stendhal’’
(1927)
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‘’Autres rhumbs’’
(1927)

Valéry y revint sur le travail du poète qui, pour lui, est avant tout celui qui connaît, de science profonde, les ressources du langage, «les accords du son et du sens», «les effets psychiques que produisent les groupements de mots et de physionomies de mots». - «Je cherche un mot, disait-il, qui soit : féminin, de deux syllabes, contenant P ou F, terminé par une muette, et synonyme de brisure, désagrégation ; et pas savant, pas rare. Six conditions - au moins ! »
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Le 18 mai 1927, mourut la mère de Paul Valéry.
Le 23 juin, il fut reçu à l’Académie française. Parce qu’Anatole France, en 1875, s'était opposé à la publication, dans le troisième “Parnasse contemporain”, de “L'après-midi d'un faune” de Mallarmé, son maître vénéré, Valéry réussit «l'exploit» de ne pas prononcer son nom dans son discours de réception. Gabriel Hanotaux lui répondit. Il parla de l’Académie comme « d’un îlot où se conserverait le souci du meilleur de la culture ».
Le même jour, il devint membre de la Commission internationale de coopération intellectuelle rattachée à la Société des Nations, et le resta jusqu'en 1939, présidant même le Comité permanent des arts et lettres de 1935 à 1939.
André Breton, qui se sentait trahi par tout ce tapage officiel, s'éloigna de lui.
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En 1928, Paul Valéry projeta ‘’Amphion’’ avec Ida Rubinstein et Arthur Honegger. Il publia :
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‘’Calepin d’un poète’’
(1928)

On y trouve en particulier un article où Valéry dut définir sa conception de «la poésie pure». En 1920, préfaçant un recueil de vers, il avait risqué cette expression, sans soupçonner les excès que ce terme allait susciter, notamment sous la plume de l'abbé Brémond qui, évoquant la parenté de la poésie et de la prière, en vint à parler, à propos de Valéry, d'une poésie pure de tout élément intellectuel ou sensible. Il s'ensuivit tout un débat sur la poésie pure, et Valéry fut conduit à ramener à des limites raisonnables cette notion qu'il liait étroitement à la sensation d'univers poétique : «Que l'on puisse constituer toute une œuvre au moyen de ces éléments si reconnaissables, si bien distincts de ceux du langage que j'ai appelé insensible, que l'on puisse, par conséquent, au moyen d'une œuvre versifiée ou non, donner l'impression d'un système complet de rapports réciproques entre nos idées, nos images, d'une part, et nos moyens d'expression, de l'autre, système qui correspondrait particulièrement à la création d'un état émotif de l'âme, tel est en gros le problème de la poésie pure. Je dis “pure” au sens où le physicien parle d'eau pure. Je veux dire que la question se pose de savoir si l'on peut arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d'éléments non poétiques. J'ai toujours considéré, et je considère encore, que c'est là un objet impossible à atteindre, et que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de cet état purement idéal. En somme, ce qu'on appelle un poème se compose pratiquement de fragments de “poésie pure” enchâssés dans la matière d'un discours. Un très beau vers est un élément très pur de poésie. La comparaison banale d'un beau vers à un diamant fait voir que le sentiment de cette qualité de pureté est dans tous les esprits. L'inconvénient de ce terme de “poésie pure” est de faire songer à une pureté morale qui n'est pas en question ici, l'idée de poésie pure étant au contraire pour moi une idée essentiellement analytique. La poésie pure est, en somme, une fiction déduite de l'observation, qui doit nous servir à préciser notre idée des poèmes en général, et nous guider dans l'étude si difficile et si importante des relations diverses et multiformes du langage avec les effets qu'il produit sur les hommes. Mieux vaudrait, au lieu de “poésie pure”, mieux vaudrait, peut-être, dire “poésie absolue”, et il faudrait alors l'entendre dans le sens d'une recherche des effets résultant des relations des mots, ou plutôt des relations de résonances des mots entre eux, ce qui suggère, en somme, une exploration de tout ce domaine de la sensibilité qui est gouverné par le langage. Cette exploration peut être faite à tâtons. C'est ainsi qu'elle est généralement pratiquée. Mais il n'est pas impossible qu'elle soit un jour systématiquement conduite. Si ce problème paradoxal pouvait se résoudre entièrement, c'est-à-dire si le poète pouvait arriver à construire des œuvres où rien de ce qui est de la prose n'apparaîtrait plus, des poèmes où la continuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations de significations seraient elles-mêmes perpétuellement pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus importante que toute pensée, où le jeu des figures contiendrait la réalité du sujet, alors l'on pourrait parler de “poésie pure” comme d'une chose existante. Il n'en est pas ainsi... La conception de poésie pure est celle d'un type inaccessible, d'une limite idéale des désirs, des efforts et des puissances du poète.»
Il faut que le poète sache attendre les mots qui produiront l'enchantement : «Nous attendons le mot inattendu, et qui ne peut être prévu, mais attendu. Nous sommes le premier à l'entendre.» - «Une oeuvre n'est jamais nécessairement finie car celui qui l'a faite ne s'est jamais accompli, et la puissance et l'agilité qu'il en a tirées lui confèrent précisément le don de l'améliorer, et ainsi de suite... Il en retire de quoi l'effacer et la refaire. C'est ainsi, du moins, qu'un artiste libre doit regarder les choses...»
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En août 1929, Paul Valéry fit une croisière en Méditerranée sur le yacht de la comtesse de Béhague : Barcelone, Bastia, Civita Vecchia, Rome, Cagliari, Naples, Capri.
En septembe, parut :
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“Littérature“
(1929)

On y lit :
«Dans le poète :
L’oreille parle,
La bouche écoute ;
C’est l’intelligence, l’éveil, qui enfante et qui rêve ;
C’est le sommeil qui voit clair ;
C’est l’image et le phantasme qui regardent :
C’est le manque et la lacune qui créent.»
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En 1929, ‘’Charmes’’ fut republié avec un commentaire d’Alain.
En novembre, Paul Valéry suivit les conférences d’Albert Einstein.
En décembre, il fit paraître :
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“Variété II”
(1929)

Recueil d’essais

Ces écrits de circonstance, disposés selon un ordre chronologique, sont à peu près exclusivement consacrés à la littérature, ressortissaient parfois à la critique littéraire qui n'était pas seulement intelligente et pertinente, mais toujours originale : il s'attacha dans chaque cas à un point de vue qui n'était point encore apparu et dont il nous convainquait aisément qu'il est essentiel. Nul paradoxe cependant dans ces pages, ni même de brillant, mais une pensée solide, sûre d'elle-même à la fois respectueuse et familière de ceux qu'eIle soumet à son analyse. Il ne croyait pas à la valeur des confessions, car «la nudité qu'on nous exhibe [...] est inévitablement éclairée, colorée et fardée selon toutes les règles du théâtre mental».
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“Oraison funèbre d'une fable”

Valéry revenait à La Fontaine dont il avait déjà traité dans “Variété I” pour, là aussi, signaler les malentendus qui se sont peu à peu formés sur le fabuliste, malentendus inévitables d'ailleurs et auxquels il prêtait lui-même le flanc.
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“Sur Bossuet”

Valéry tentait de préciser ce qu'était devenue pour les contemporains l'oeuvre du grand prédicateur : pour la plupart des lecteurs, le «fond» de Bossuet est périmé, voire insipide ; ils admirent «l'architecture des temples dont le sanctuaire est désert, et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L'arche demeure».
Pour décrire la phrase périodique de Bossuet, il joignit l’exemple à la parole : « Il part puissamment du silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s’édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l’instant, se déclare et repousse ses incidentes qu’elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et redescendre après des prodiges de subordination et d’équilibre jusqu’au terme certain et à la résolution complète de ses forces. »
Ces notes lui permirent aussi de préciser ce qu'est le poète, l'écrivain classique : «essentiellement volontaire», «il procède par constructions, tandis que nous procédons par accidents».
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“Préface aux “Lettres persanes””

Valéry précisait le moment historique de l'œuvre de Montesquieu : le XVIIIe siècle pour lui est «le meilleur des mondes possibles», un siècle épris d'ordre dans tous les domaines, propre et clair. «La poésie elle-même essayait d'être nette et sans sottises ; mais c'est une impossibilité ; elle ne parvint qu'à s'amaigrir», notait-il non sans malice. «Il apparut alors un esprit si svelte et si pur que tous les libertinages de toute espèce lui semblaient les exercices sans conséquences d'une créature subtile qui ne se laisse prendre à rien - pas même au pire.» Mais c'était trop beau, et il conclut : «Ce genre de fantaisie marque toujours la fin du spectacle et le dernier moment du goût.»
Il soulignait aussi le rôle des conventions sociales, seules capables de donner quelque stabilité aux choses humaines : «Une société s'élève de la brutalité jusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait, il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire des fictions, - car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives.» Le progrès vers la civilisation exige que les instincts, seuls maîtres dans l'ère du fait, soient vaincus peu à peu par tout un système de conventions qui définissent le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable : ainsi «l'on s'éloigne insensiblement de l'âge où le fait dominait». «Le monde social nous semble alors aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que par magie. N'est-ce pas, en effet, un édifice d'enchantements que ce système qui repose sur des écritures, sur des paroles obéies, des promesses tenues, des images efficaces, des habitudes et des conventions observées - fictions pures?» Le règne de l'ordre est donc celui de ces «choses vagues», de ces symboles et de ces signes, dont nous n'apercevons plus le caractère fictif, parce qu'ils sont entrés dans nos instincts. Le bienfait le plus remarquable de cet ordre est l'éclosion de la liberté d'esprit, dès que le fait n'exerce plus sa contrainte.
Or c'est justement cette liberté qui va tout remettre en question. «Dans l'ordre peu à peu les têtes s'enhardissent. À la faveur des sûretés établies, et grâce à l'évanouissement des raisons de ce qui se fait, les esprits qui se relèvent et qui s'ébrouent ne perçoivent que les gênes ou la bizarrerie des façons de la société.» L'esprit critique s'éveille et ruine les conventions, provoquant la révolution ou la guerre, en d'autres termes le retour à l'état du fait, c'est-à-dire à la barbarie. Mais, si l'ordre pesait à l'individu, le désordre à son tour lui fait désirer «la police ou la mort». Ainsi s'amorce un nouveau cycle évolutif.
La solidité des sociétés dépend donc d'un ensemble de mythes qui règlent les relations humaines. Le scepticisme de Valéry aboutissait à un art de vivre, et celui qu'on a appelé parfois «le Descartes moderne» n'était pas si loin, en somme, de Montaigne.
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“Stendhal”

Valéry vit en Stendhal un «insulaire de l'île Moi», expression qui lui conviendrait tout autant. Il indiqua qu’il ne croyait pas à la valeur des confessions, car «la nudité qu'on nous exhibe [...] est inévitablement éclairée, colorée et fardée selon toutes les règles du théâtre mental.»
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“Situation de Baudelaire”

Valéry s’efforça de «situer» Baudelaire parmi les poètes français : à ses yeux, «il n’en est pas de plus important». Pour lui, quelques expressions heureuses, d’une rare densité, montraient son originalité. Il le distinguait des parnassiens et plus encore des romantiques dont l’oeuvre, disait-il, «supporte assez mal une lecture ralentie et hérissée des résistances d’un lecteur difficile et raffiné». Il vit en lui un classique, affirmant que «classique est l'écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui l'associe intimement à ses travaux», que «la pureté» des oeuvres classiques est le résultat d’«opérations infinies sur le langage».
Il souligna son influence sur Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Surtout, il salua en lui l’initiateur de la poésie telle qu’il la concevait lui-même : d’où le jugement qu’il porta sur “Recueillement” et la définition du «charme poétique» qui exprimait son propre idéal autant, sinon plus, que celui de Baudelaire. Il y définit le poème comme «cette hésitation prolongée entre le son et le sens», et la parole poétique, comme «cette parole extraordinaire [qui] se fait connaître par le rythme et les harmonies qui la soutiennent et qui doivent être si intimement et même si mystérieusement liés à sa génération que le son et le sens ne se puissent plus séparer et se répondent indéfiniment dans la mémoire». Pour lui, «la pureté» des oeuvres classiques est le résultat d’«opérations infinies sur le langage». «L'essence du classicisme est de venir après. L'ordre suppose un certain désordre qu'il vient réduire.»
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“Stéphane Mallarmé”
“Le coup de dés”
“Dernière visite à Mallarmé”
“Lettre sur Mallarmé”

C'est en disciple fidèle, chez qui la grande admiration de sa jeunesse non seulement pour une œuvre mais pour un homme ne s'était jamais refroidie, que Valéry entreprit de retracer quelques aspects de cette étonnante figure. Dans “Stéphane Mallarmé”, il évoqua ce choc que fut pour lui la découverte de l'œuvre du poète, alors qu'il était «à l'âge encore assez tendre de vingt ans, et au point critique d'une étrange et profonde transformation intellectuelle». «En cette oeuvre étrange et comme absolue résidait un pouvoir magique». Aussitôt Mallarmé lui apparut comme le grand homme dont il espérait et devinait la présence, mais qu'il n'avait pu jusqu'alors découvrir : «J'essayais de me représenter les chemins et les travaux de la pensée de leur auteur. Je me disais que cet homme avait médité sur tous les mots, considéré, énuméré toutes les formes.» Bien que cet esprit lui ait semblé dès l'abord extrêmement différent du sien, le jeune homme comprit qu'il devait être pour lui un très haut exemple et un modèle, car, «en ce point» où Mallarmé avait conduit la poésie, «la littérature rejoignait le domaine de l'éthique». Pour lui, son œuvre offre le plus bel exemple de cette magie poétique : «Il démontra par d'étonnantes réussites que la poésie doit donner des valeurs équivalentes aux significations, aux sonorités, aux physionomies mêmes des mots, qui, heurtés ou fondus avec art, composent des vers d'un éclat, d'une plénitude, d'une résonance inouïs. Les rimes, les allitérations, d'une part, les figures, tropes, métaphores, de l'autre, ne sont plus ici des détails et ornements du discours, qui peuvent se supprimer : ce sont des propriétés substantielles de l'ouvrage : le fond n'est plus cause de la forme : il en est l'un des effets.»
“Le coup de dés” peint une de ces visites à son maître, celle où il lui lut son poème encore inédit “Un coup de dés jamais n'abolira le hasard”. Malgré la réserve du ton, on sent dans ces pages une émotion, une affection, une admiration qui, à la fin, ne se peut contenir et éclate dans cette phrase magistrale : «Il a essayé, pensai-je, d'élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé.»
“Dernière visite à Mallarmé” évoquait, sur le mode familier et discret, un bel après-midi d'été à Valvins, chez le poète.
Dans “Lettre sur Mallarmé”, il écrivit : «Si je devais écrire, j’aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef-d'œuvre entre les plus beaux.» - «La littérature rejoint le domaine de l'éthique [...], elle obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile.» - «La définition du Beau est facile : il est ce qui désespère.»
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“Passage de Verlaine”
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“Souvenir de J-K. Huysmans”
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“Fragment d'un Descartes”

Valéry, qui se disait fasciné par l'idée d'«écrire la vie d'une théorie comme on a trop écrit celle d'une passion» (lettre à Gide à propos de Descartes), reprit ce sujet plus longuement dans les volumes suivants de “Variété”.
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“Le retour de Hollande”

Voyageant en Hollande, Valéry imaginait les pensées de Descartes, isolé et non insensible, «au milieu des Hollandais en action». Et voilà qu’il lui opposait une autre variété de penseurs, les «petits philosophes» de Rembrandt, confinés dans leur poêle (chambre chauffée).

Commentaire

L’essayiste révélait toute l’ampleur de sa culture. À propos du tableau de Rembrandt, il suggérait tout un type intellectuel. Du même coup, le critique pénétrait le secret du grand peintre ; à la faveur de cette découverte, le philosophe de l’art définissait un subtil procédé d’expression commun à la peinture et à la musique ; et le poète, à son tour, se prenait à rêver que «l’art d’écrire contient de grandes ressources virtuelles, des richesses de combinaisons et de composition à peine soupçonnées, si ce n’est inconnues...»
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“Petite lettre sur les mythes”

Partant de la définition : «Mythe est le nom de tout ce qui n'existe et ne subsiste qu'ayant la parole pour cause», Valéry mettait en lumière le fait que nous vivons entourés de mythes, que notre pensée en charrie sans cesse ; ce «sont les âmes de nos actions et de nos amours». «Nous ne pouvons agir qu'en nous mouvant vers un fantôme, nous ne pouvons aimer que ce que nous créons» ; le mythe est à l'origine de toute vie, préalable à toute pensée rationnelle et même en quelque sorte son interlocuteur. «C’est pourquoi il m'est arrivé d'écrire certain jour : au commencement était la Fable !» On ne peut que regretter qu’il n'ait pas poussé plus loin son analyse.
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‘’Études et fragments sur le rêve’’
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En 1930, Paul Valéry rencontra Rabindranath Tagore et des savants (Perrin, Langevin, Louis de Broglie, etc.)
En juin, il publia ‘’Choses tues’’ et
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“Propos sur la poésie”
(1930)

Valéry s’y est exprimé sur l'inspiration. S'il a écrit que «l'enthousiasme n'est pas un état d'âme d'écrivain», c'est seulement parce qu'il trouvait indigne d'écrire «par le seul enthousiasme». Mais il admit qu'il existe «une sorte d'énergie individuelle propre au poète», «une énergie supérieure : c'est-à-dire telle que toutes les autres énergies de l'homme ne la peuvent composer ou remplacer».
Pour lui, être «inspiré» ne suffit malheureusement pas pour être poète, «pas plus qu'il ne suffit de voir un trésor en rêve pour le retrouver, au réveil, étincelant au pied de son lit». C'est que la fonction du poète n'est pas de ressentir «l'état poétique», mais de le créer chez les autres, de changer le lecteur en «inspiré». Fort de sa propre expérience, il se moqua du mythe romantique du poète inspiré : «On sent bien, devant un beau poème de quelque longueur, qu'il y a des chances infimes pour qu'un homme ait pu improviser sans retours, sans autre fatigue que celle d'écrire ou d'émettre ce qui lui vient à l'esprit, un discours singulièrement sûr de soi, pourvu de ressources continuelles, d'une harmonie constante et d'idées toujours heureuses, un discours qui ne cesse de charmer, où ne se trouvent point d'accidents, de marques de faiblesse et d'impuissance, où manquent ces fâcheux incidents qui rompent l'enchantement et ruinent l'univers poétique.» On ne saurait nier l'existence de l'inspiration ; mais elle n'agit que «par brèves et fortuites manifestations», et elle est aussi inégale que capricieuse : «Ces moments d'un prix infini, ces instants qui donnent une sorte de dignité universelle aux relations et aux intuitions qu'ils engendrent sont non moins féconds en valeurs illusoires ou incommunicables... Dans l'éclat de l'exaltation, tout ce qui brille n'est pas or.»
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En juillet, Valéry accepta à Genève de diriger l’Institut de coopération intellectuelle qui était rattaché à la Société des Nations.
Le 22 janvier 1931, il répondit au discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie française.
Débuta la publication de ses ‘’Oeuvres complètes’’, onze tomes allant s’échelonner jusqu’en 1939, un douzième paraissant en 1950.
En mars, il donna :
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“Pièces sur l’art”
(1931)

Recueil d'écrits divers

C’étaient, composés à des dates fort variées, des textes, fort courts, souvent mineurs, suscités par les circonstances et les amitiés : des préfaces, des lettres, des notes, des discours, des réflexions, mais aussi des textes qui témoignaient de l'activité «mondaine» de Valéry, et dont certains s'en ressentaient assez désagréablement. On l’y voit s'y livrer à des considérations somme toute des plus banales et qui ne sont point sans surprendre sous la plume d'un tel écrivain. On n'est pas peu surpris de voir que l'auteur de “Monsieur Teste” mettait tant de bonne volonté à satisfaire aux convenances. Tout, fort heureusement, n'était pas de cette veine et on trouve quelques textes où il se montrait attentif à la spécificité des matières et des techniques, célébrait le verrier, le céramiste, la brodeuse, l'imprimeur, le relieur, le récitant et la cantatrice, le graveur et le sculpteur, ou bien encore rêvait sur la diction des vers, la diérèse, la poésie chinoise, les concerts Lamoureux, la mer, l'«infini esthétique». Il n’oublia pas la peinture : ‘’Préambule’’, qui ouvrait en 1935 le catalogue d'une exposition de cinq siècles d'art italien, oppose à la futilité anxieuse et fébrile de l'art moderne la simplicité robuste, la discipline tranquille, la vertu de maîtres qui, de Cimabue à Tiepolo, surent unir avec une rigueur savante l'imitation du réel et l'affirmation de leur sensibilité. À propos des ‘’Fresques de Paul Véronèse’’, Valéry opposa pareillement la surabondance et la pléthore des décorateurs baroques à l'anémie de l’époque contemporaine. Berthe Morisot, Corot, Manet étaient les derniers auxquels il reconnaissait du mérite.

Commentaire

Reprenant l'admirable discours de son “Degas, danse, dessin”, Valéry apporta nombre de points de vue d'une parfaite justesse et d'une subtilité qu’on a plaisir à reconnaître. Mais, prisonnier de son système, il n'a pu en transgresser les limites et il est très regrettable que ce contemporain de Matisse, de Picasso, de Braque, de Chagall, de Klee, ait été comme aveugle à leur génie : il n'a vu dans leur œuvre qu'une perversion, et dans l'attention qu'on leur portait que le fruit de cabales littéraires et le symptôme de l'abrutissement général.
Ce recueil, publié en 1931, fut étoffé en 1934 et 1936, et s'enrichit en 1938, dans le tome II des ‘’Œuvres’’, de la pièce essentielle qu'est ‘’Degas Danse Dessin’’.
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“Problème des musées”

«Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d'admirables, il n'en est point de délicieux... Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m'enlève ma canne, un écrit me défend de fumer. Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d'un athlète de bronze.» L'ensemble du morceau coule de la même source et ne dépasse guère les limites d'un anarchisme distingué et d'une conversation de salon.
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“La conquête de l'ubiquité”

Derrière un titre assez pompeux, se cachent les plus banales considérations sur les facilités qu'offraient des moyens techniques tels que la photographie, la T.S.F., pour aborder, au moment choisi par chacun, les plus belles productions de l'esprit humain, que ce soit en peinture ou en musique. L'ubiquité dont il est question dans le titre est tout simplement cette possibilité qui nous est donnée de pouvoir contempler dans notre chambre une toile de Velasquez, qui se trouve au Prado, ou d'entendre un concert qui se donne à Honolulu. On demeure confondu devant les quelques lignes servant de conclusion : «Tels sont les premiers fruits que nous propose l'intimité nouvelle de la Musique avec la Physique, dont l'alliance immémoriale nous avait déjà tant donné».
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“Les broderies de Marie Monnier”

C’est un texte qui fut dicté par la courtoisie.
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“Lettre à Madame C.”

C’est un texte inspiré par la plus exquise des gentillesses.
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“Au Concert Lamoureux en 1893”

Paul Valéry s'efforçait, encore que maladroitement, d'être le plus simple possible.
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“Fontaines de mémoire”

C’est une préface à un livre.
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“Préambule”
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“Variations sur la céramique illustrée”
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“Berthe Morisot”
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“Autour de Corot”
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“Olympia”

Sur le tableau de Manet, Valéry écrivit ces lignes d'une surprenante acuité : «”Olympia” choque, dégage une horreur sacrée, s'impose et triomphe. Elle est scandale, idole : puissance et présence publique d'un misérable arcane de la société. Sa tête est vide ; un fil de velours noir l'isole de l'essentiel de son être. La pureté d'un trait parfait enferme l'Impure par excellence, celle de qui la fonction exige l'ignorance paisible et candide de toute pudeur. Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d'animalité rituelle dans les coutumes et les travaux de la prostitution des grandes villes.»
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“Mon buste”

Ce sont des pages consacrées à l'art du sculpteur et aux mystérieux échange s'établissant entre l'artiste et son modèle.
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“Regards sur la mer”

Valéry y retrouva un thème qu’il avait souvent traité, l'approfondissant sans cesse.
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En mai 1931, Valéry fit une tournée de conférences en Scandinavie et publia ‘’Moralités’’.
En juin, il publia ‘’Regards sur le monde actuel’’.
Le 23 juin eut lieu au Théâtre national de l’Opéra la première d’“Amphion”, un «mélodrame»
dont il avait composé le livret et Arthur Honegger la musique.
Le 8 septembre 1931, il fut promu commandeur de la Légion d’honneur.
Le 10 mars 1932, il publia, commandée par les Laboratoires Martinet pour un public médical :
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“L’idée fixe ou Deux hommes à la mer”
(1932)

Dialogue

Le narrateur, en proie à une pénible obsession sentimentale, cherche à s'en débarrasser par une activité mobilisant toutes ses capacités d'attention, la marche sur des rochers au bord de la mer, par une belle journée ensoleillée. Au cours de sa promenade, il rencontre un célèbre médecin parisien de sa connaissance qui est muni d'une ligne de pêcheur et de tout un attirail de peintre : il veut tout simplement se reposer (mais «un homme seul est toujours en mauvaise compagnie»), condamner son esprit à l'immobilité, à l'inaction, car il souffre, il est tourmenté par une «idée fixe». Aussitôt le philosophe le contredit et lui démontre qu'il n'y a rien de plus mobile que ce que l'on appelle «idée fixe» : le propre de toute «idée fixe» n'est-il pas précisément de se présenter à la conscience avec une fréquence particulière et des retours toujours plus obstinés? Il ne peut exister d'idée fixe (l'idée étant un mouvement et non un état), mais seulement des idées récurrentes.
Partant de ce premier thème, la conversation se poursuit, irrégulière et capricieuse, touchant successivement les rapports de l'organisme et de l'intellect, le lapsus et le rêve, «la nébuleuse mentale» qui précède les formulations précises, l'«implexe» ou capacité de connexion, «les perroquets à chasser» (les mots tels qu'«Esprit», «Univers», etc., qui sont à bannir pour leur vague), les muscles et les neurones, la théorie d'Einstein, les problèmes de méthodologie médicale, pour en arriver, après les coq-à-l'âne et les multiples accidents que propose toute conversation (et la fameuse définition : «Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme c'est la peau.»), au thème le plus ardu et le plus difficile, celui du rapport entre la science expérimentale et la connaissance intellectuelle, du contraste entre l'incertitude d'une science moderne dépouillée de son triomphalisme positiviste et l'efficacité permanente de ses applications.

Commentaire

L’ouvrage, dédié au docteur Mondor «et à tous les amis que je compte dans le corps médical», se place sous le signe de la science médicale, à savoir de la science expérimentale par excellence.
Il reprit le problème, qui fut le véritable argument de toute l’œuvre de Valéry, celui du drame de la pensée à la recherche d'une réalité absolue, probablement inaccessible ; l'angoisse inévitable de l'esprit humain en proie aux mirages de la connaissance et sans cesse partagé entre le danger d'aboutir à une «mécanisation», soit qu'il s'abandonne totalement à la commune mentalité scientifique, soit qu'il se livre aux constructions métaphysiques incontrôlables nées d'opinions personnelles. Cette angoisse est volontairement contenue dans le deuxième titre de l’ouvrage dont la polysémie moqueuse permet de comprendre aussi bien, en jouant sur les mots, «deux hommes au bord de la mer» que «deux hommes dans la mer», se débattant pour mettre un peu d'ordre dans l'océan de l'informe, équivoque qui n'est pas san résumer toute la frivolité aiguë et toute la pathétique gravité de cet esprit qui fut celui de Valéry. En sourdine résonne en effet l’idée que l'analyse perpétuelle est une réaction contre l'hypersensibilité, un remède à l'angoisse.
Valéry, qui était ennemi de la psychanalyse, préférait appeler «l’implexe» ce que les freudiens nomment inconscient ou subconscient. Il proposa ce mot pour désigner tout le virtuel qui est en nous, «ce en quoi et par quoi nous sommes éventuels». Loin d’être actif comme l’inconscient ou le subconscient, l’«implexe» est seulement «capacité» : l’artiste est d’autant plus grand qu’il est maître d’appeler, parmi ces richesses disponibles, celles qui répondent à son désir de beauté, de leur résister pour mieux les contrôler, et de choisir «en toute conscience».
Mais le drame fut ici abordé avec la légèreté voulue d'un dialogue mené à bâtons rompus : plaisanterie, jeux de mots et faciles traits d'esprit, qui sont le propre du genre, y sont ouvertement avoués et utilisés. Embrassant beaucoup, mais vite et avec quelque mondanité facile, ce dialogue étincelant s'apparente plus aux dialogues de Diderot qu'aux dialogues platoniciens, à la fois par le brio spirituel du style, par sa vivacité intellectuelle et par sa constante référence à l'état contemporain des sciences expérimentales, qu'une pensée capricante harcèle de questions, d'hypothèses et d'extrapolations. C’est sans doute l'œuvre la plus facile et la plus brillante de Paul Valéry. Il permet de se faire une idée de ce que pouvait être sa conversation.
Valéry fut nommé membre du Conseil des Musées Nationaux.
Le 30 avril, il prononça à la Sorbonne :
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“Discours en l’honneur de Goethe”

Il fut prononcé à la Sorbonne, à l'occasion de la commémoration du centenaire de la mort de Goethe. Valéry y développa un certain nombre d'idées qui ne sont pas moins précieuses pour la connaissance de Goethe que de lui-même.
Avant d'entrer dans le vif de son sujet, il tint à revenir sur une idée - une illusion peut-être? - qui lui était particulièrement chère et qu'il avait souvent reprise (voir “Regards sur le monde actuel”) : que serait devenue l'Europe si «la puissance politique et la puissance de l'esprit» avaient entretenu des rapports moins incertains? «Le réel eût assagi les idées, répondit-il ; le spirituel eût peut-être ennobli les actes.»
Quant à Goethe, il fut précisément un de ces esprits qui, par l'image à la fois singulière et universelle qu'il nous a donnée de l'Homme, nous permet de rêver pleinement de cette Europe idéale. D'ailleurs, toute sa longue vie ne s'inscrit-elle pas dans un moment unique de l'Histoire, où se précipita la fin d'une époque heureuse et s'ouvrit un monde nouveau? Mais «ce n'est pas tout que d'assembler tant d'avantages», encore fallait-il ne pas s'abandonner à toutes ces circonstances heureuses. «Ce vivant terriblement vivant» s'est installé dans la société et l'univers, avec cette aisance et cette mobilité qu'il découvrit chez les plantes dont il fut un des observateurs attentifs. Pour avoir reconnu dans le mouvement de ses passions une loi dont il reporta tout le mérite sur la nature, il a pu s'abandonner avec une parfaite soumission aux injonctions et aux enseignements du monde sensible, estimant avec un orgueil qui confinait à la modestie infinie que le monde était plus génial que son génie. Est-ce à dire qu'il s'est limité à n’être que l'apologiste de l'apparence? Il découvrit, par-delà les formes de l’univers et dans la discontinuité même de leurs effets, les forces cachées qui le gouvernent et la continuité des causes qui le régissent. Le poète rejoignit donc le naturaliste : «ce passage de la pensée poétique à la théorie scientifique», qui résume tout le processus créateur de Goethe, nous le saisissons dans la découverte qu'il fit de la métamorphose des plantes. Et Valéry nota, fort justement, qu'il y a lieu de parler, ici, d'un certain romantisme : Goethe, ne se satisfaisant plus entièrement de cette «poésie de la répétition pure» que sont les mathématiques, s'est tourné vers les sciences de la vie, alors naissantes. Valéry put conclure, parlant de l'ambiguïté fondamentale qu’il offrit en un tel moment : «De Goethe, un visage s'oppose au siècle qui s'achève ; l'autre, vers nous regarde.» En lui, le romantique au classique s'oppose et, parmi tant d'autres contrastes simplement indiqués ou pressentis, une pensée surgit, qui ramasse et résout ces oppositions en un accord fondamental et que Valéry reprit à la légende ou à l'Histoire, la phrase même par laquelle Napoléon accueillait Goethe : «Vous êtes un homme.» «Un homme», interroge Valéry, c'est-à-dire «une mesure de toutes choses».
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Le 18 juin 1932, Paul Valéry fit paraître ‘’Triomphe de Manet’’, préface au catalogue de l’exposition du peintre.
À la parution de ‘’Voyage au bout de la nuit’’ de Céline, il laissa tomber : « Livre de génie mais criminel ».
Les 11 et 13 juillet, il présida la distribution des prix à la maison d’éducation de la Légion d’honneur à Saint-Denis et au lycée Janson-de-Sailly.
En novembre, étant venu donner une conférence en Belgique, il fut reçu par le roi et la reine.
En mai 1933, il fut à Madrid et Barcelone puis à Gênes, Florence, Rome, Naples, étant reçu par Mussolini.
Le 21 juillet, il fut nommé administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice.
Le 11 mai 1934, eut lieu à l’Opéra la première de :
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“Sémiramis”
(1934)

«Ballet-mélodrame» en trois actes et deux interludes

Au retour d’une campagne glorieuse, la reine Sémiramis de Babylone remarque, parmi les captifs, un roi dont la beauté la frappe et qu’elle invite à partager sa couche. Croyant l’avoir soumise, il se joue d’elle et la bafoue dans son orgueil. L’inflexible souveraine le fait immoler. Au dernier acte, sur une tour de son palais, elle chasse les astrologues qui la louent : elle ne veut être louée que par elle-même. Le soleil apparaît : elle le célèbre : «À présent / je me coucherai sur la pierre de cet autel, et je prierai le soleil, bientôt dans toute sa force, qu’il me réduise en vapeur et en cendres, afin que moi-même et de l’instant / se dégage cette colombe que j’ai nourrie de tant de gloire et de tant d’orgueil.» Elle s’étend sur la pierre d’autel. Elle devient elle-même la présence humaine du soleil. Entourée d’une vapeur légère qui la dérobe aux yeux, elle disparaît dans l’incandescence du dieu. L’autel vide brille au soleil.



Commentaire

C’était une oeuvre de commande. Valéry écrivit le livret en vers libres pour le musicien Arthur Honegger et la danseuse Ida Rubinstein. Il y reprit le thème qu’il avait déjà traité dans ‘’Air de Sémiramis’’. Ennemi du vérisme spécieux des opéras du XIXe siècle, il a cédé à cet orientalisme fit la réputation de Gustave Moreau dans ce qu’il appelait lui-même une «antiquaillerie avec mimes, danses, chants et orchestre». Mais l’œuvre est importante parce qu’il a dessiné son thème de telle sorte qu’il apparaisse immédiatement dans cette espèce d’évidence exigée par le déroulement d’une action dramatique et scénique.
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En juin 1935, Paul Valéry reçut le grand cordon d’Isabelle la Catholique, fut élu membre de l’Académie des sciences de Lisbonne, présida la distribution des prix du collège de Sète.
Il fut élu président de la Cinquième Session des Arts et Lettres à la Société des Nations.
En janvier 1936, il publia :
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“Variété III”
(1936)

Recueil de textes

Il fut le plus hétérogène des cinq volumes, à la fois par les sujets traités et par les genres mêmes qui y sont représentés. En effet, on y trouve :
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“Amphion”

Mélodrame

Autre figure d’Orphée, Amphion aurait reçu la lyre d’Apollon et bâti les murailles de Thèbes par le seul charme de sa musique : les pierres se soulevaient d’elles-mêmes pour prendre leur place.

Commentaire

Valéry écrivit le livret en vers libres pour le musicien Arthur Honegger et la danseuse Ida Rubinstein. Sa prosodie fluide, la force de la musique et les prestiges de la machinerie et de l’éclairage d’opéra collaborèrent pour célébrer la pure et lumineuse splendeur de l’architecture grecque dans un spectacle destiné à produire une émoton quasi religieuse, une liturgie plus qu’un mélodrame.
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“Sémiramis”
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“Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé”

Valéry lui disait que lui, le modeste, l'homme effacé, possédait la véritable gloire ; mais Mallarmé, «les yeux voilés», se taisait, car il était de ceux à qui «il est refusé [...] de s’admirer par le détour de la ferveur d'autrui».
Son exemple lui montra que le travail est nécessaire : «Cent instants divins ne construisent pas un poème, lequel est une durée de croissance et comme une figure dans le temps ; et le fait poétique naturel n'est qu'une rencontre exceptionnelle dans le désordre d'images et de sons qui viennent à l'esprit. Il faut donc beaucoup de patience, d'obstination et d'industrie, dans notre art, si nous voulons produire un ouvrage qui ne paraisse enfin qu'une série de coups rien qu'heureux, heureusement enchaînés ; et si nous prétendons encore que notre poème aussi bien séduise les sens par les charmes des rythmes, des timbres, des images, qu'il résiste et réponde aux questions de la réflexion, nous voici attablés au plus déraisonnable des jeux.»
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“Questions de poésie’’

Dans cette préface à l'”Anthologie des poètes de la Nouvelle revue française”, Valéry tenta de dégager l'essence de la poésie, du moins de préciser ses critères négatifs.
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“Au sujet du “Cimetière marin””

Valéry l’écrivit pour servir de préface à l”Essai d’explication du “Cimetière marin””, de G. Cohen). Il y affirma : «On n'y insistera jamais assez : il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens : il n'est pas sûr que le constructeur en use mieux qu'un autre.»
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“Commentaires de “Charmes””

Valéry, avec une sereine modestie, parlait de son œuvre, de la conception de ses poèmes, mais se refusait à entrer dans l'explication de ce qu’il avait voulu dire, car, expliquait-il, «je n'ai pas voulu dire, mais voulu faire». Nous y apprenons, entre autres choses, que “Le cimetière marin” «ne fut d'abord qu'une figure rythmique vide, ou remplie de syllabes vaines qui le vint obséder quelque temps».
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“Histoire d’Amphion”

Dans le texte de cette conférence, prononcée en 1932, Valéry retraça la genèse d'”Amphion”.
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“Léonard et les philosophes”

En écrivant une préface pour un livre de Léo Ferrero, Valéry eut l’occasion de revenir à l'un de ses sujets favoris : Léonard de Vinci. Cherchant à définir le philosophe, il le qualifiait de «spécialiste de l'universel», Léonard étant à certains égards un philosophe, mais un philosophe qui crée.
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“La politique de l'esprit, notre souverain bien”

Valéry y entreprit de nouveaux développements sur «la crise de l'esprit», dont il avait déjà traité dans “Variété I”. Il observait que notre intelligence, prisonnière des idées et des croyances du passé, n'évolue pas au même rythme que la science : d'où la confusion du monde moderne, incapable de se donner une politique, une morale, un idéal, des lois en harmonie avec ses connaissances nouvelles et avec les modes de vie qu'il a créés. Il pensait qu’on peut même redouter, à longue échéance, une dégradation de l'intelligence. L'humain moderne s'habitue en effet à vivre dans le désordre mental ; on le dispense de raisonner ; on tue son esprit critique par la publicité et la propagande ; on ne lui laisse plus le loisir de penser. Sa sensibilité elle-même est émoussée par la vitesse, la lumière, les bruits...
Grâce à la science moderne, quantité de rêves fabuleux de l'humanité sont entrés dans notre réalité quotidienne : Valéry s'amusait à énumérer les avantages que l'être ordinaire possédait alors sur le roi Louis XIV. Nous sommes donc fiers, à juste titre, de notre civilisation matérielle. Pourtant la science contient aussi des germes de «barbarie», par son pouvoir de destruction et par des dangers plus insidieux qui menacent l'humanité.
La leçon essentielle qui se dégage de cet examen est la suivante : «En somme, il devient de plus en plus vain, et même de plus en plus dangereux, de prévoir à partir de données empruntées à la veille ou à l'avant-veille ; mais il demeurera sage, et ce sera ma dernière parole, de se tenir prêt à tout, ou à presque tout.»
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“Inspirations méditerranéennes”

Dans cette conférence prononcée en 1933, le ton de Valéry était détendu, familier. Ce qui était assez rare chez lui pour être remarqué, il se livra aux confidences, aux souvenirs de son passé sétois, et, naturellement, ces confidences étaient discrètes, limitées, ne concernaient que «les rapports de sa vie et de sa sensibilité dans sa période de formation, avec cette mer Méditerranée qui n’a cessé, depuis son enfance, de lui être présente soit aux yeux, soit à l'esprit». Nous nous trouvons ici aux sources véritables du poète, sources non intellectuelles mais toutes sensibles, cet envoûtement de la lumière, cet amour pour l'eau, grâce auxquels Valéry retrouva quelque chose de la réflexion grecque sur les hommes et le monde.
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“Le bilan de l'intelligence”

Dans cette conférence de 1935 qui est comme une suite à la “Politique de l'esprit”, Valéry montrait l'intelligence comme ayant dépassé dans son analyse du réel le sensible, et comme étant parvenue dans le domaine même des sciences exactes à la pure spéculation ; il insistait à la fois sur le caractère prodigieux et vertigineux d'une telle évolution, mais aussi sur ses dangers, et proposait, pour y remédier, d'en venir, à un «sport de l'intellectuel», à un «art de penser», qui serait «une sorte de psychologie dirigée» : l'être humain doit développer les facultés de son esprit comme un virtuose fait des gammes.
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‘’La peur des morts’’
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Une quinzaine d'années après la mort de Degas, Valéry exprima sa fIdélité et sa ferveur pour le peintre, mettant en chantier, en 1934 :
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‘’Degas Danse Dessin’’
(1936)

Essai

Tout en méprisant la méthode biographique, dans un certain nombre de ces trente-deux fragments, Valéry rapportait des «traits» de Degas, soit qu’il avait entendus, soit qui lui avaient été transmis par Ernest Rouart, Berthe Morisot ou la rumeur publique. Il ne laissait pas d'être curieux d'anecdotes révélatrices et de les compiler, écrivant : «Ce qui m'intéresse n'est pas toujours ce qui m'importe», pour s'excuser de brosser ainsi par touches espacées un portrait de l'homme, en qui il admirait surtout l'exigence intraitable pour soi-même et pour autrui, l'intolérance lorsque la dignité professionnelle paraissait menacée, le refus de toute facilité, le goût flaubertien du labeur et des contraintes qu'on s'impose, qui le poussa à faire d'abord son œuvre «contre lui-même». Le peintre «ne prisait que ce qui coûte». Valéry soulignait le grand prestige qu'il exerça sur sa jeunesse : «M. Teste a été influencé par un certain Degas que je me figurais.» Cette leçon de Degas comporte néanmoins ses limites : par trop d'attachement aux choses du «métier», l'artiste risque de se laisser absorber par la technique. Malgré sa fidélité fervente, Valéry reconnaît : «Il était et voulait être un spécialiste».
Diverses digressions à caractère de méditation esthétique se greffent sur cette reconstitution psychologique. Elles portent sur la danse (érotisme des «saccades ondulatoires» des méduses) ; sur la photo (qui manifeste la fausseté des «mouvements probables» attribués par les peintres aux chevaux) ; sur le nu (qui se banalise, alors qu'aux temps de Titien, de Rembrandt et d'Ingres il symbolisait la beauté) ; sur l'art moderne (qui a aboli l'idée de hiérarchie entre les genres, ainsi que «les critères, plus ou moins illusoires, de jugements objectifs», entraînant le relâchement des artistes et la recherche du «choc») ; sur le paysage (décor chez les classiques, il devint plaisir de l'œil chez les impressionnistes, envahit la peinture, fit péricliter le portrait et la partie intellectuelle de l'art) ; sur le grand art (qui, à l'encontre de l'art moderne intoxiqué par la course à l'intensité croissante, mobilise toutes les facultés de l'artiste et du spectateur) ; sur le cubisme, le romantisme et, naturellement, sur le dessin, en particulier sur la différence entre la vision distraite et lointaine que nous avons habituellement des choses et la vision voulue de celui qui tient un crayon et dont le corps tout entier se comporte comme un accessoire de l'œil, son application métamorphosant la vision routinière pour une appropriation parfois forcenée de la figure et de la forme.

Commentaire

Valéry a toujours marqué un grand intérêt pour la peinture, dont il traita abondamment dans “Choses tues”. Il a écrit sur Manet, sur Berthe Morisot. Mais entre Degas et lui existait, en plus du souvenir d'une jeune amitié, de très intimes correspondances. Aussi marqua-t-il tout ce que le poète avait de commun avec le peintre. Cette leçon de Degas ne manquerait pas, par sa rigueur, d’être bien utile aux artistes d'aujourd'hui. ce magnifique plaidoyer
Le texte parut chez Ambroise Vollard, en 1936, dans une luxueuse édition illustrée de vingt-six gravures hors texte reproduisant des compositions de Degas, puis, en 1938, en édition courante. Valéry se proposa modestement d'accompagner ces images d'«un peu de texte» «qui n'ait avec les dessins que les plus lâches liaisons».
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À la fin avril-début mai 1936, Paul Valéry fit une croisière et donna des conférences en Algérie et Tunisie.
Le 28 mai, il donna une conférence à Liège et le 5 juin une autre au Polytechnicum de Zürich.
En juin, il eut des entretiens à Budapest et rencontra Horthy.
À la fin d’octobre et au début de novembre, il fut à Varsovie, Cracovie, Munich, Strasbourg.
Nommé à une chaire de poétique au Collège de France, il donna sa leçon inaugurale le 10 décembre 1937, devant une grande foule et les cours suivants rassemblèrent un public nombreux et fervent. Il put approfondir sa réflexion sur la littérature, conçut une ambitieuse théorie qui, contre l'histoire littéraire dominante (il rêvait d'une histoire littéraire où aucun nom d'auteur ne serait prononcé), visait à l'étude des oeuvres considérées comme de purs objets de langage, et qui allait être reprise par la Nouvelle Critique (Gérard Genette, dans son article “La littérature comme telle” (dans “Figures I”, 1966), reconnut en lui un des pères spirituels de la Nouvelle Critique, un précurseur de la lecture formaliste des textes.. La critique génétique choisit comme parrain celui qui pensa la «poïétique» comme l'étude du texte en train de s'écrire).
Il publia la première leçon de son cours de poétique :
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“Introduction à la poétique”
(1937)

Essai

L'auteur avertit tout d'abord qu'il prendra le mot «poésie» dans son sens étymologique : «poiein», faire. Lorsqu'on prétend définir la poétique, toute l'attention doit donc se reporter sur l'acte et non sur l'œuvre (dans ses rapports avec le public), considérer avec plus de complaisance «l'action qui fait que la chose est faite». C'est ce qui sépare radicalement la poétique de l'histoire littéraire : les conditions extérieures de la production littéraire, la vie des auteurs, l'ambiance ne nous apprennent rien d'essentiel sur la nature intime de l'acte créateur. Non que l'étude des rapports de l'œuvre avec le lecteur, de l'effet produit, soit négligeable ; mais, dit Valéry, la rigueur exige de «séparer très soigneusement notre recherche de la génération d'une œuvre de notre étude de la production de sa valeur, c'est-à-dire des effets qu'elle peut engendrer». Le regard que le consommateur porte sur une œuvre n'a rien de commun avec le regard que le producteur porte sur cette même œuvre : les deux relations œuvre-producteur et œuvre-consommateur sont irréductiblement séparées, et cette hétérogénéité provoque la surprise, toujours nécessaire à l'effet de l'ouvrage. Donc ne regardons point l'œuvre en consommateur ; ne la regardons pas non plus comme un objet. La définissant comme telle, nous la ferions entrer dans un ordre d'être tout à fait contraire à celui où s'exerce l'esprit producteur. Cette élimination progressive des fausses interprétations ramène au sens étymologique : la poésie, c’est l'acte. Là seulement pourra se découvrir l'œuvre propre de l'esprit : hors de l’acte, l'œuvre n'est qu'un objet, une fabrication inexplicable. Elle ne devient vivante que pour autant qu'on la réintègre en ses relations, celles de la fabrication même, liaison entre la voix présente et la voix qu'elle appelle. Aussi l'intelligence doit-elle renoncer à définir. L’acte de l'esprit exige une atmosphère d'indétermination, jamais il n'atteint ce qu'il veut atteindre. Pour arriver à l'œuvre, il lui faudra toujours se sacrifier, car l'œuvre est causée à la fois par un quelque chose qui est indéfinissable, un état d'âme, en quelque sorte ; et d’autre part, par une action volontaire, un choix des moyens techniques. Ces deux sources ne se rencontrent pas toujours, mais chez l'artiste véritable elles coïncident : l'acte, l'impulsion et les moyens de la réalisation sont donnés simultanément.

Commentaire

Sans doute Valéry ne développa-t-il ici que des vérités premières ; mais il le fit avec une telle précision, une telle rigueur, mise au service du mystère, que celui-ci acquiert à nos yeux une dignité nouvelle.
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En 1938, Paul Valéry choisit les citations ornant le fronton du Palais de Chaillot, sur l'esplanade du Trocadéro à Paris qui fut alors inauguré.
Le 29 mars, il perdit son frère, Jules.
En août, il passa ses vacances à ‘’La Polynésie’’ où il écrivit à la demande de la compositrice Germaine Tailleferre :
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“La cantate du Narcisse”
(1938)

Narcisse, «le plus beau des hommes», dédaigne les symphes qui l’aiment, le sollicitent puis, de dépit, entreprennent de le déchirer. Il est transformé en fleur.




Commentaire

Elle est distincte des ‘’Fragments du Narcisse’’ et de ‘’Narcisse parle’’ des recueils précédents. Elle fut écrite en vers libres d’avril à novembre 1938 pour servir de livret à une cantate de Germaine Tailleferre. Valéry y montra qu’il n'est pas sûr que la connaissance de soi apporte la joie : elle éveille plutôt cette anxiété du moi, qui n'arrive à se saisir que dans un miroir mouvant et fuyant. La leçon dernière, c’est que Narcisse, plutôt que de se laisser déchirer par la lumière et l'amour, préfère s'enfoncer pour disparaître, car il «tient pour le péril suprême / Le cœur d'autrui qui ne peut que changer...».
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En novembre 1938, Paul Valéry fut promu grand officier de la Légion d’honneur et fit paraître :
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“Variété IV”
(1938)

Recueil d’essais

Il est tout entier consacré à des œuvres oratoires, à des discours proprement dits.
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”Remerciement à l'Académie française”
(1927)

Valéry s’adressa à elle avec beaucoup de finesse et de modestie colorée d'ironie. Évoquant Boylesve qui venait de mourir et celui dont il allait occuper le fauteuil, Anatole France, il sut trouver des expressions nuancées et délicates, auxquelles le raffinement et les prestiges d'un style admirablement classique donnaient tout leur prix.
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“Réponse au remerciement du maréchal Pétain à l'Académie française”

Elle fut si noble, si mesurée, qu’elle semblait un pastiche des écrivains les plus classiques du siècle de Louis XIV : le balancement des périodes, les exclamations oratoires, la distinction et la pompe de la langue, tout rappelait Bossuet, et il est très probable que Valéry n'ait pas manqué de relire, avant de faire son discours, l'oraison funèbre du prince de Condé.
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“Discours en l’honneur de Goethe”
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“Discours de l'Histoire prononcé à la distribution solennelle des prix
du lycée Janson-de-Sailly”
(1932)

Valéry y reprit une idée qui lui était chère : le relativisme de l'Histoire, considérant que «l'Histoire est surtout Muse». «Science conjecturale», elle ne saurait prétendre à la rigueur des sciences exactes, en raison de «l'impossibilité de séparer l'observateur de la chose observée et l'Histoire de l'historien». Les témoignages du passé sont toujours incomplets ; mais, même quand on s'accorde sur les faits, les historiens les interprètent et jugent de leur importance d'après «leurs personnalités, leurs instincts, leurs intérêts, leur vision singulière, - sources d'erreurs et puissances de falsification». Ainsi s'expliquent leurs divergences sur la Révolution : «Chaque historien de l'époque tragique nous tend une tête coupée qui est l'objet de ses préférences». Parmi les sources d'erreurs, il signalait encore l'interprétation du passé selon les cadres de pensée actuels, la confusion entre succession chronologique et causalité, et surtout la tendance à négliger, au profit des événements saillants, les influences qui s'exercent à la longue, par exemple celle de la découverte de l'électricité.
Il est d'ailleurs vain de prétendre «déduire de la connaissance du passé quelque prescience du futur», car «l'Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas». Il faut en effet tenir compte du changement d'échelle et de la complexité croissante du monde moderne, où «rien ne se fera plus sans que le monde entier ne s'en mêle». Énumérant les bouleversements imprévisibles de la science et de la vie, il eut une formule saisissante pour souligner la vanité des prophéties historiques : «Nous entrons dans l'avenir à reculons».
Il est donc dangereux de se fonder sur les prétendues «leçons» du passé : «L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines».
«L'Histoire, je le crains, ne nous permet guère de prévoir ; mais associée à l'indépendance de l'esprit, elle peut nous aider à mieux voir». Selon lui, ce n'est pas sans fruit qu'on médite le passé en ce qu'il a de révolu : «Il nous montre, en particulier, l'échec fréquent des prévisions trop précises ; et, au contraire, les grands avantages d'une préparation générale et constante, qui, sans prétendre créer ou défier les événements, lesquels sont invariablement des surprises, ou bien développent des conséquences surprenantes, - permet à l'homme de manceuvrer au plus tôt contre l'imprévu.»
Ce texte suscita, à l'époque, une vive controverse.
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“Rapport sur les prix de vertu”

Lu dans la séance publique annuelle de l'Académie française, il se distingua par le persiflage le plus suave, la rosserie la plus calculée et la moins apparemment offensante.
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“Discours prononcé à la maison d'éducation de la Légion d'honneur de Saint-Denis”

Valéry y déclarait que la littérature est «un développement de certaines des propriétés du langage», que la création institue «une durée merveilleusement mesurée et ornée».
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“Discours prononcé à l'occasion de la distribution des prix du collège de Sète”

Le ton s’y fit plus grave, Valéry revenant une fois de plus à cette «crise de l'esprit», qui était une des préoccupations essentielles de sa méditation sur le temps présent.
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“Discours prononcé à la Sorbonne
pour l'inauguration du 9e Congrès international de philosophie sur Descartes”

Valéry voyait en Descartes «le premier constructeur d'un univers entièrement métrique, au moyen de. conceptions - disons d'imaginations - qui permettaient de le traiter en mécanisme démesuré», celui dont «la vraie méthode devrait se nommer l'égotisme», c'est-à-dire «le développement de la conscience pour les fins de la connaissance». Il notait que «ce monde de la pensée [...] est aussi varié, aussi émouvant, aussi surprenant par les coups de théâtre et l'intervention du hasard [...] que le monde de la vie affective dominé par les seuls instincts».
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‘’Discours sur l’esthétique’’
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En décembre 1938, parut ‘’Existence du symbolisme’’.
En 1939, Paul Valéry donna un cours sur Edgar Poe au Collège de France.
Le 5 septembre, après la déclaration de guerre, il s’installa au Mesnil. Son fils, François, fut mobilisé.
Le 30 septembre parut :
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“Mélange de prose et de poésie
Album plus ou moins illustré d'images sur cuivre de l'auteur”
(1939)

Recueil d’essais et de poèmes

Paul Valéry constata lui-même le grand désordre apparent de ce recueil de notes, de pièces, de poèmes (la ‘’Cantate du Narcisse’’), écrits parfois à cinquante ans de distance les uns des autres. Il est possible néanmoins d'y retrouver quelques-uns des thèmes essentiels de son œuvre. Et d'abord son dédain pour les connaissances livresques : à la philosophie spontanée, expression de la vérité de notre nature et «qui mesure au juste la véritable profondeur de l'homme», il oppose la philosophie des professionnels, qui n'est que «luxe et littérature». Il y voit un manque de sincérité avec les mots, involontaire peut-être, qui fait dire aux termes une réalité plus riche que celle qu'ils recouvrent. Pouvoir révoquer à tout instant les systèmes, repousser les opinions reçues, telle doit être la préoccupation essentielle de notre «moi». C'est chez Socrate, que Valéry interpréta fort librement selon ses goûts, qu'il faut chercher l'exemple du vrai sage. Son Socrate est passablement égotiste : poussé par le seul souci de se former, il ne pense qu'à se faire une idée de soi-même aussi juste, aussi sincère que possible. Mais il n'est pas sûr que cette connaissance de soi apporte la joie : elle éveille plutôt cette anxiété du moi, qui n'arrive à se saisir que dans un miroir mouvant et fuyant. Le moi apparaît rarement autrement que dans une histoire discontinue, et l'idée que nous en avons n'est pas claire. Sa réalité nous échappe d'abord : elle est entourée et menacée par l'irrationnel ; et c'est l'étonnement malheureux de l'esprit, qui se sent voué à l'universel, et se découvre prisonnier d'une particularité corporelle, qui limite sa connaissance en même temps qu'elle la permet, mais en le fixant à l'individuel. Irrémédiablement? Il se peut que non. Un mouvement éthique de révolte s'élève du moi, qui veut échapper aux automatismes sensibles et affirme son irréductibilité aux événements qui l'affectent, à ses attitudes, à ses personnages. C'est une poussée pour atteindre cette universalité qui nous apparaît certainement comme notre possibilité suprême, état de détachement profond de notre unique essence.

Commentaire

Ce sont des fragments théoriques et poétiques le plus souvent puisés dans les “Cahiers” et avec lesquels nous touchons aux sources de l'inspiration de Valéry et aux traits essentiels de son caractère.
Publié par l’Automobile Club de France, tiré à cent exemplaires pour ses bibliophiles, le recueil fut repris avec le titre abrégé de “Mélange” chez Gallimard en 1941.
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En 1940, au Collège de France, Paul Valéry donna des cours sur divers sujets.
Affecté par la nouvelle de l'armistice, il refusa que l'Académie française envoyât, pour l'accord de Montoire, ses félicitations au maréchal Pétain.
En mai, quand l'Allemagne commença à envahir la France, l'un de ses premiers soucis personnels fut de mettre ses “Cahiers” à l'abri ; il les expédia en Auvergne dans un grand sac de cuir et de toile.
Le 23 mai, il se réfugia à Dinard où les Allemands arrivèrent le 22 juin.
De plus en plus préoccupé par l'évolution politique et culturelle de l'Europe, il songea au théâtre qui lui apparut comme une forme suprême de la littérature parce qu'il représentait, à ses yeux, un maximum de contraintes et, par conséquence, un maximum de liberté. Il utilisa cette liberté pour écrire un “Troisième Faust” auquel il avait depuis longtemps songé et dans lequel il voulait dresser l'imposant tableau d'une civilisation essoufflée. En juillet 1940, sur ce sujet, il composa très vite les cent vingt-trois exemplaires des ‘’Études pour ”Mon Faust’. Il avait soixante-neuf ans quand il reprit ce personnage mythique ; il n'avait certes pas l'intention de composer une œuvre dramatique, mais celle d'emprunter la forme dialoguée pour promener le lecteur parmi ses préoccupations intellectuelles.
Le 21 septembre, il rentra à Paris, continua son enseignement au Collège de France où il donna un cours sur la grammaire.
Pendant l'occupation allemande, il eut une attitude pleine de dignité. Le 9 janvier 1941, il fit, à l’Académie française, un courageux éloge de Bergson, qui venait de mourir. Ce discours, qui fut considéré comme un acte de résistance, parce que le philosophe était juif et s'était employé à dénoncer les dangers de l'hitlérisme, et que sévissait l'antisémitisme officiel, parut en juin dans ‘’La Suisse contemporaine’’.
Il fit paraître :
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“Les mauvaises pensées et autres”
(1941)

Essais

C’étaient bien de «mauvaises», de subversives pensées sur l'intelligence (son fonctionnement, ses limites), la littérature, les caractères et les mœurs, l'amour, l'Histoire, la gloire, etc. : Valéry, avec un plaisir évident, procédait, dans ses courtes notes prises au hasard des jours, à un véritable jeu de massacre. L'intelligence, d'abord, est humiliée : raison, sagesse, vérité, ces grands mots chargés d'honneurs répondent souvent, selon Valéry, moins à des réalités qu'à des conformismes. Ce que nous nommons certitudes pourrait bien être nos doutes, mais multipliés par l'assentiment du plus grand nombre, et ainsi parés des prestiges du vrai. Mais, au-delà de ces convictions pratiques, qu'en est-il de la vérité? Elle nous échappe généralement : on oublie trop qu'elle ne suit pas la forme de nos désirs. Un certain choc, au contraire, une gêne, le sentiment d'une blessure dans ce que nous avons de plus cher, nous pourraient prévenir que nous sommes près de toucher au réel : «Peut-être faudrait-il connaître le “réel” à l'absence de ces caractères séduisants, à l'impossibilité de les introduire, à la révélation de la vanité ou de la naïveté de leur application.» Les vrais philosophes sont ceux qui osent affronter cette inquiétude, non point hommes de livres, mais blessés par les choses, et qui n'apprennent pas les problèmes, mais les rencontrent. Seulement l'être humain, communément, souhaite de se préserver des choses : il construit pour cela des illusions dont la plus solide est le moi, «la superstition du moi», dit Valéry.
La littérature moderne n'estime que «la sincérité». Comme cette valeur est vaine ! L'être humain en sait trop peu sur lui pour que ce qu'il nous dit de lui ait le moindre intérêt. «Être soi-même. Mais soi-même en vaut-il la peine?» demande Valéry. Ne sommes-nous pas faits d'accidents impersonnels? «Mon hasard est plus que moi.»
L’amour n'est rien qu'une création de l'être qu'il a pris pour objet car l'illusion du moi commande nos rapports avec autrui.
Valéry parlait aussi de son art : «En France. on n'a jamais pris les poètes au sérieux.» Ils le seront, à l’époque contemporaine, moins que jamais : jadis, la préoccupation de la «postérité» faisait faire aux écrivains des prodiges qu'ils n’eussent pas faits pour les vivants. La précipitation moderne menace la perfection : «Les œuvres modernes racolent, font le trottoir.» Et c'est le plus sombre jugement que Valéry porte sur la littérature contemporaine : «On y voit des sauvages qui se font imprimer, des loups-garous qui corrigent leurs épreuves, des dragons crachant la flamme qui l'ont un “service de presse" : tout ceci aussi naturel que leurs fonctions les plus naturelles.»

Commentaire

Ce livre inquiète ; si on le prend pour une métaphysique, il peut désespérer. Il est peu de nos assurances, de nos conforts humains qui en sortent indemnes et, d'un certain point de vue, ce petit ouvrage pourrait faire un excellent bréviaire de scepticisme. Mais c'est plutôt un exercice préalable à la connaissance, une nécessaire obligation à savoir qu'on ne sait rien. Le jeu est alors salutaire, l'appréhension de l'être rendue possible.
Valéry assuma plus visiblement encore l'arbitraire de sa construction en répartissant ses bribes et fragments en vingt sections, répertoriées de A à T. Les formules recourent tantôt à la sécheresse algébrique (« Celui qui n'a pas nos répugnances nous répugne»), tantôt à la définition métaphorique (« La théologie joue avec la "vérité" comme un chat avec une souris»), parfois au sarcasme ou à la mise en acte, qui masque le concept sous le percept de l'anecdote ou de la fable.
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“Tel quel”
(1941)

Recueil d’essais

Valéry annonça lui-même qu’il avait rassemblé sans ordre des aphorismes («Entre deux mots il faut choisir le moindre» - «La syntaxe est une faculté de l'âme»), des maximes, des sentences, des apophtegmes, des formules, des fragments, des propos, des boutades, des «incidents de l'esprit», des «surprises de l'attention», des idées tombées comme par hasard sur le papier au fil de la pensée, «mainte remarque ou impression venue à l'esprit, çà et là, le long d'une vie, et qui s'est fait noter en marge de quelque travail ou à l'occasion de tel incident dont le choc tout à coup illumina une vérité instantanée, plus ou moins vraie», des extraits des ‘’Cahiers’’ qu’il tenait depuis 1890. C’était donc, sur des sujets très divers, le domaine de la pensée jaillissante, qui s'impose sans avoir été appelée par des enchaînements conscients, de la pensée marginale par rapport aux discours suivis et aux déductions, de la pensée fragmentaire puisqu'elle est livrée «telle quelle», sans avoir été récrite, ce qui ne manque point d'entraîner parfois quelque obscurité car nous sommes privés de ce qui la précéda et de ce qui aurait pu la suivre, et surtout de la pensée «invérifiable» et proposée comme telle à notre méditation. L'auteur s'est excusé à l'avance des contradictions qu'on y trouve et du désordre qu'il n'a pas eu le loisir ou le courage d'organiser. Les rubriques donc, où se répartissait cette matière, sont fort approximatives, et cela d'autant plus que ‘’Tel quel’’ regroupait des recueils antérieurs eux-mêmes discontinus et désordonnés : ‘’Choses tues’’ (1930), ‘’Moralités’’ (1931), ‘’Littérature’’ (1929), dont l'édition Gallimard, avec ses larges images, ses belles italiques et ses bois de Démétrios Galanis, avait unifié la présentation, et le ‘’Cahier B 1910’’, reproduit en fac-similé en 1924.
Néanmoins, ces textes étonnent par leur forme particulièrement achevée : où l'on pensait ne trouver que des ébauches, on découvre des conclusions. Valéry ayant évité rigoureusement la moindre confession, tout rayonne ici de vérité universelle dans ce livre de raison d’un artiste, uniquement préoccupé, malgré le champ immense de sa curiosité, de vérité morale et de technique esthétique.
Quelques thèmes se dessinent dans ce chaos : c'est d'abord. naturellement, l'intellectualisme de Valéry. Il insista ici sur les dépendances, les limites de l'esprit, enraciné dans la matière, «attaché à un corps, à un camp, à un nom, à des nerfs, à des intérêts» (“Moralités’’). Mais c'est là ce qui rend l'être humain profondément invisible à lui-même. Le «cogito» cartésien, l'identification de l'être et de la pensée, n'est rien de plus pour Valéry qu'un beau rêve irréalisable, «la traduction d'un intraduisible état». «Parfois je pense, parfois je suis», répond Valéry à Descartes, et cette absence de la pensée fait naître l'étonnement du néant, suggère que les puissances de notre esprit pourraient n'être en nous que «comme des biens extérieurs, des armes surajoutées, et des parures qui se détachent...»
Avec ces notes sur le problème de la connaissance, les extraits concernant la littérature et la poésie sont les plus intéressants du recueil. L'homme Valéry pouvait s'éloigner volontairement de la vie, il savait qu'à la vie la poésie est liée (comme l'esprit) : quel autre sens pourrait avoir la poésie que de restituer par le langage la réalité de l'existence? «La poésie est l'essai de représenter, ou de restituer, par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose que tentent obscurément d'exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs, etc.» Aussi le poème, devant traduire cette réalité totale que le sentiment porte en lui sans pouvoir la dire, est-il «toujours inachevé». Parce qu'elle donne la vie dans le langage, la poésie est indéfinissable : «La puissance des vers tient à une harmonie indéfinissable entre ce qu'ils disent et ce qu'ils sont. Indéfinissable entre dans la définition. Celle harmonie ne doit pas être définissable. Quand elle l'est, c'est l'harmonie imitative.» Indéfinissable ne signifie d'ailleurs pas culte de la singularité. C'est le reproche que Valéry adressa au romantisme ; en ce qui le concernait, il maintenait l'importance de la maîtrise, car il faut «commander aux moyens de l'art au lieu d'en être commandé». Il ne cacha pas son admiration pour la perfection de l'art classique qu'il opposa aux faiblesses du romantisme : «Un romantique qui a appris son art devient un classique», ou encore, «Tout classicisme suppose un romantisme antérieur». «Entre classique et romantique, la différence est bien simple : c'est celle que met un métier entre celui qui l'ignore et celui qui l’a appris. Un romantique qui a appris son art devient un classique.» (“Litttérature”).
Il stipula aussi : «Quelle honte d'écrire sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changement d'idée, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l'ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi et pas du tout le comment ! Rougir d'être la Pythie ...» ; Éluard et Breton, qui, en 1929, à partir des trente-neuf premières réflexions de ‘’Littérature’’, fabriquèrent un pastiche antithétique et subversif qu'ils publièrent dans ‘’La révolution surréaliste’’ sous le titre ‘’Notes sur la poésie’’, substituèrent le mot« fierté» au mot «honte» et conclurent : «Verdir, bleuir, blanchir d'être le perroquet...» Le grand intérêt de ce livre de fragments est de nous montrer la pensée de Valéry dans son élaboration, et son refus, à tous les stades de sa réflexion, du moindre flou, de la moindre confusion. C’est là surtout le travail préparatoire aux grandes oeuvres, qui couvre toute la vie secrète de Valéry qui, demeurant avant tout un artiste, ne cherchait point à édifier un système rigoureux, mais à expérimenter une méthode en accord avec le réel. Aussi ces réflexions sont-elles exemptes de toute tricherie. Le seul luxe de cette pensée exacte est de se faire toujours accompagner d’ordre et de musique.
Philippe Sollers emprunta le titre de sa revue “Tel quel” à celui du recueil d'essais de Valéry.
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En 1941, Paul Valéry fit encore paraître ses ‘’Études pour ‘’Mon Faust’’’’ (123 exemplaires).
Le 4 août, conséquence de son éloge funèbre de Bergson, le gouvernement de Vichy le destitua de son poste au Centre méditerranéen de Nice. Il continua ses cours au Collège de France. Il projeta d'arracher la direction de la NRF à Drieu La Rochelle, mais en vain.
En janvier 1942, il donna des conférences à Bruxelles et à Mons ; puis, en avril-mai, à Lyon, Montpellier, Sète, Rodez. Il adhéra au Comité National des Écrivains.
Il transposa les ‘’Bucoliques’’ en alexandrins non rimés (ils furent publiés en 1955, avec des ‘’Variations sur les ‘’Bucoliques’’’’).
En 1943, Il donna un cours sur la science au Collège de France.
Il adhéra au Front national des écrivains.
Il fit paraître ‘’Tel quel II’’ (qui regroupait “Analecta” [1926], “Rhumbs” [1926], “Autres rhumbs” [1927]), ‘’Dialogue de l’arbre’’.
En juin, il devint l’amant de Jeanne Loviton, dite Jean Voilier, qui était une de ces femmes d’exception qu’on appelle des égéries. Juriste de formation, avocate à la Cour de Paris, elle était une femme d’affaires expérimentée qui avait de puissantes relations, une des femmes les plus célèbres de Paris qui avait un appartement à Passy, un château dans le Lot. Riche et très élégante, elle avait des charmes qui lui valaient des liaisons à la fois avec des femmes et avec des hommes. Elle avait été la compagne du romancier Pierre Frondaie à qui elle avait inspiré, dit-on, par les désagréments qu’elle lui causa, ‘’Le voleur de femmes". Elle l’avait quitté, et avait connu les faveurs de Claude Aveline, de Maurice Garçon, de Jean Giraudoux, de Robert de Billy, de personnalités politiques, de hauts magistrats, d’un très haut fonctionnaire de la police judiciaire, d’une dame exerçant des fonctions publiques et qui était devenue l’épouse du président du Conseil Georges Bidault, de l’éditeur Robert Denoël qui l’avait rencontrée en avril 1943 et avec lequel elle était associée, et, en même temps, de Paul Valéry, qui lui avait manifesté son attachement : «J’aimerais tant que tu me donnes la sensation que je t’apporte quelque chose. Je ne veux pas tout recevoir de toi, de tes yeux, de ta voix, de ta bouche et de tout, de ta nature si riche et si nombreuse». Le 6 août 1943, il lui écrivit qu’il espérait que son séjour «au castel [de Béduez] pourra s’organiser. J’espère que nous serons bien, que nous serons seuls».
En octobre, il exposa ses eaux-fortes.
Le 14 janvier 1944, fut jouée au Conservatoire, sur une musique de Germaine Tailleferre, la ‘’Cantate de Narcisse’’.
En mars, parut :
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“Variété V”
(1944)

Recueil d’essais

Ce sont surtout des méditations philosophiques et des propos sur la poésie.
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“Poésie et pensée abstraite”
(1939)

Valéry y affirmait que «le poète en fonction est une attente», que sa première qualité est la patience, qu’il lui faut savoir attendre le «germe» qui donnera naissance au poème. «Le poète s'éveille dans l'homme par un événement inattendu, un incident extérieur ou intérieur : un arbre, un visage, un “sujet”, une émotion, un mot. Et tantôt, c'est une volonté d'expression qui commence la partie, un besoin de traduire ce que l'on sent ; mais tantôt, c'est, au contraire, un élément de forme, une esquisse d'expression qui cherche sa cause, qui se cherche un sens dans l'espace de mon âme... Observez bien cette dualité possible d'entrée en jeu : parfois quelque chose veut s'exprimer, parfois quelque moyen d'expression veut quelque chose à servir.» - «Veuillez observer que la durée de composition d'un poème même très court pouvant absorber des années, l'action du poème sur un lecteur s'accomplira en quelques minutes. En quelques minutes, ce lecteur recevra le choc de trouvailles, de rapprochements, de lueurs d'expression, accumulés pendant des mois de recherche, d'attente, de patience et d'impatience.»
«Toutes les choses précieuses qui se trouvent dans la terre, l'or, les diamants, les pierres qui seront taillées [...], ces richesses ne seraient rien sans le travail humain qui les retire de la nuit massive où elles dormaient.» La poésie n'est rien d'autre qu'une mise en forme, un «langage dans un langage». Le poète «n'a pas pour fonction de ressentir l'état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres». «Un poème est une sorte de machine à produire l'état poétique au moyen des mots».
Valéry reprit la formule, «Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres», qu’il avait déjà utilisée dans “Commentaires de “Charmes”” (1929). La poésie est à la prose ce que la danse, «système d'actes qui ont leur fin en eux-mêmes», est à la marche.
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“L'homme et la coquille”
(1937)

Essai

Variété d'intelligence préoccupée d'elle-même et soucieuse de célébrer «les merveilles et les émotions de l'intellect», Valéry s'attarda ici, avec une subtilité brillante, à l'examen d'une coquille ramassée dans le sable. La considération de cet objet qui semblait fabriqué fut une occasion, pour l'auteur, dans sa recherche nostalgique et constante d'une loi fondamentale de la fabrication artistique, de comparer la création de l'être humain à celle de la nature productrice. L'explication qu'il se donna de ce coquillage le conduisit d'abord à lui substituer des descriptions géométriques : développement des thèmes combinés de l'hélice et de la spire dont nous pouvons imiter le mouvement en faisant un cornet de papier, en engendrant «un cône où le bord du papier marque une rampe qui s'élève vers la pointe et s'y termine après quelques tours» ; en augmentant ou réduisant le pas de l'hélice, on obtient toutes les variétés de formes des coquillages, de l'inscription dans un cône à la disposition en ressort de montre, sans préjudice des variétés accidentelles supplémentaires qui «enrichissent, sans l'altérer, le motif fondamental de l'hélice spiralée». Le géomètre isole trois observations :
1) C'est une figure descriptible à l'aide de notions très simples ;
2) Le cône, l'hélice, la spirale vont à l'infini, tandis que l'allure des formes des coquillages a des changements brusques ;
3) La spirale généralement s'écarte du sommet en procédant de gauche à droite.
Viennent ensuite les questions volontairement naïves du philosophe : qui l'a faite? En effet, expliquer est une manière de faire. Or la coquille est un tout, dans la dépendance duquel parties et aspects sont mystérieusement unis. Toute tentative de faire cette coquille nous contraint d'isoler, dans le climat de liberté qui précède nos actes de fabrication, un certain nombre de notions : matière, forme, grandeur. Ce que nous faisons généralement doit pouvoir être fait de plusieurs manières et par une série d'actes distincts. Ce que nous ne faisons que d’une seule manière (marcher, respirer, se souvenir) nous fuit, nous ne le comprenons pas. Face aux nécessités de la fabrication, cette «liberté diminue, se renonce pour un temps» seulement, car nos «fabrications voulues semblent très étrangères à notre activité organique profonde». À ce moment de notre explication, il n'est pas possible de distinguer la part de l'être humain de celle de la nature, dans la production de cet objet qui n'est l'œuvre ni de l'être humain, ni de la machine, ni du hasard. Et l'idée d'utilité ne nous sert de rien. Quelle est l'utilité de l'art? La différence est dans le fait que la coquille, «fantaisie que le mollusque répète indéfiniment», est «chose vécue et non faite». Certes, nous connaissons le processus qu'emprunte la nature. Mais ce que ne traduit pas l'analyse microscopique, c'est, à travers son inconcevable dimension temporelle, l'aspect totalitaire de ce processus qui «compose indistinctement et indivisiblement les constituants que la forme de l'acte humain» nous oblige à considérer séparément (forces, temps, matière, liaisons). La vie se fait une relativité généralisée, développant simultanément sa géométrie et sa physique. Ce mollusque a renoncé depuis longtemps aux idoles postulatoires d'Euclide, alors que, «tout intérieur et revissé dans son étui de nacre», il pourrait prendre «son arc de spire pour sa droite, comme nous prenons pour la nôtre notre petit arc de méridien». Et comment ne pas voir le difficile problème qui se pose à lui pour ajuster l'expérience de sa vie privée de formateur de coquille à celle de sa vie mondaine quand, sorti de son monde de constructeur, il s'aventure pour puiser dans les ressources extérieures «l'énergie et le minéral dont il construira ce qui dure». Notre philosophie est un effort pour absorber la différence qui sépare le monde des corps de celui des esprits, comme, dans un ordre plus immédiat, s'unissent par l'usage et l'habitude, parmi les variétés de nos sens, le monde de l'ouïe et celui de la vue, dont nous avons oublié l'incohérence fondamentale. À la pointe de cette dissertation, Valéry, scrupuleux observateur, constate sans tristesse l'impuissance de notre esprit à saisir le fond de l'être. L'esprit peut être humilié par cette zone d'ombre qui l'assaille aussitôt qu'il veut pénétrer dans les choses ; mais aussi trouve-t-il là une satisfaction secrète. S'il ne peut rien connaître de l'être, n'est-il pas ainsi délivré de la crainte du démenti que l'être lui pourrait apporter?

Commentaire

Cet essai est probablement un des textes les plus curieux, les plus inhabituels, des “Variété”.
C'est une longue méditation sur un coquillage que Valéry tenta de décrire et de définir à la fois en géomètre, en poète et en philosophe. Il s'y livra à d’intéressantes considérations de philosophie biologique, où semblent converger l’esprit d'observation et de curiosité de Goethe, la rigueur de raisonnement de Descartes, la subtilité de Valéry même.
Il parut avec des dessins d'Henri Mondor.
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“Discours aux chirurgiens”

Il fut prononcé à la séance inaugurale du Congrès de chirurgie en 1938. Avec la même attention curieuse, le même parti pris d'objectivité, Valéry s'approchait du personnage du chirurgien : après avoir insisté sur le côté manuel de cette profession, il décrivit le caractère rituel d'une opération, si semblable à quelque mystérieux culte de sacrifices humains, et termina son exposé par d'intéressantes considérations sur la réaction toute spontanée de l'être humain devant le sang.
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“Réflexions simples sur le corps”

L’attention de Valéry se portait sur le cycle des échanges dont le corps est le théâtre. Puis il distinguait l'existence de trois corps : le corps personnel ou corps propre, le corps pour les autres, le corps physiologique «qui n'a d'unité que dans notre pensée». Enfin, lui vint l'«idée absurde et lumineuse» d'un quatrième corps, corps réel ou irnaginaire, «dont la connaissance résoudrait d'un seul coup tous ces problèmes (posés par l'existence des trois autres), car ils l'impliquent».
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”Fragments des mémoires d'un poème”

Ce texte évoque l'état d'esprit dans lequel se trouvait Valéry lorsqu'en 1912 il se remit à la poésie qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une tentative de jeunesse vite abandonnée.
Il y manifesta son refus de l’inspiration : «C'est qu'un éclair ne m'avance à rien. Il ne m'apporte que de quoi m'admirer. Je m'intéresse beaucoup plus à savoir produire à mon gré une infime étincelle qu'à attendre de projeter çà et là des éclats d'une foudre incertaine.»
Il se défendit : «Il m'est arrivé de publier des textes différents des mêmes poèmes : il en fut même de contradictoires, et l'on n'a pas manqué de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m'a dit pourquoi j'aurais dû m'abstenir de ces variations.»
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“Le Prince et La Jeune Parque”

Ce texte traite de la genèse de “La jeune Parque”, de l'occasion fortuite qui fit naître chez le poète le désir et la première idée de son poème.
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“Sur Phèdre femme”
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“La tentation de (saint) Flaubert”

Valéry y déclarait «l’érudition toujours plus vaine que toute fantaisie». Étant donné que «le seul réel dans l'art, c'est l'art», les documents historiques par lesquels on prétend «expliquer» un auteur ne sont que de «vaines idoles», quand bien même il les produirait lui-même. L'appui sur le réel que chercha à se donner Flaubert par ses enquêtes scrupuleuses n'aboutit aux yeux de Valéry qu'à une «"vérité" de médiocrité minutieusement reconstituée».
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“Une vue de Descartes”
“Seconde vue de Descartes”

Dans cette brève étude biographique, Valéry définissait l’apport original de Descartes, celui qui lui fut vraiment propre : d’avoir introduit le primat de l’«égotisme» dans la philosophie, d’avoir placé au point de départ le seul concept qui ne soit pas douteux, l’existence du moi, et d’avoir fait de la démarche philosophique non plus une spéculation «ab abstracto» mais une évolution personnnelle.
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“De l’enseignement de la poétique au Collège de France”

Ce texte servit à préparer le projet de constitution d’une chaire de poétique.
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“Leçon inaugurale du cours de poétique au Collège de France”

Valéry définit la poésie au sens grec de «faire». Il entendait étudier le rapport du créateur avec l’oeuvre qu’il entreprend.
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“Voltaire”

Dans ce discours prononcé en Sorbonne en 1944, Valéry rangeait Voltaire parmi ces écrivains au style «sec» qui traversent les siècles, caractérisa ainsi son écriture : «[Voltaire] s'est créé une prose lucide, offensive et prompte aux dépens du grand style des écrivains compacts et sonores dont sa jeunesse avait été nourrie [...]. Voltaire substitue aux argumentations massives une tactique de vitesse, de pointes brèves, de feintes et d'ironie, de harcèlement. Il passe du logique au comique, du bon sens à la fantaisie pure, exploite tous les faibles de l'adversaire et l'abandonne ridicule, s'il ne l'a pas rendu tout à fait odieux..»
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‘’Swedenborg’’
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‘’Cantiques spirituels’’

Valéry y définit un texte de vraie poésie : «Il agit pour nous faire vivre quelque différente vie, respirer selon cette vie seconde, et suppose un état ou un monde dans lequel les objets et les êtres qui s'y trouvent, ou plutôt leurs images, ont d'autres libertés et d'autres liaisons que celles du monde pratique. [...] Tout ceci donne l'idée d'une nature enchantée, asservie, comme par un charme, aux caprices, aux prestiges, aux puissances du langage.»
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Ce livre contenait une liste de l’ensemble des textes parus dans les différents “Variété” classés par sujets. Dans l’édition complète des ‘’Variét钒 donnée par la Pléiade, les textes ont été regroupés selon ce classement. Si la «variété» due aux hasards du synchronisme y perdait, la pensée y gagnait en cohérence.
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“Études littéraires”

Elles occupent dans cette édition 357 pages et donnent un admirable exemple de ce qu'on appelle «la critique de maître». Ennemi de l'histoire littéraire dont «les prétendus renseignements ne touchent presque pas à l'arcane de la génération des poèmes», Valéry s'intéressa à «l'acte même des muses», s'attacha à «déterminer les conditions et les contraintes que l'auteur s'est imposées ou qui se sont imposées à lui». Une centaine de pages sont consacrées à l'initiateur, Mallarmé, algébriste du langage, dont l'emprise fascinante sur Valéry n'a jamais cessé, et d'autres au symbolisme, «qui voulut reprendre à la musique son bien», à Verlaine, à Huysmans, à Verhaeren. Autre pôle des réflexions valéryennes, le classicisme français, avec Pascal, dont le vibrato abusif l'agaçait, avec La Fontaine, «industrieuse arachne», dont ‘’Adonis’’, ‘’Daphnis’’ et ‘’Aldmadure’’ l'enchantaient, avec Bossuet, dont la grandiose rhétorique le fortifiait dans la conviction que seule la forme garantit la survie, avec Racine, dont la Phèdre, qu’il jugeait «animale», lui inspira des commentaires bizarrement ignorants du jansénisme. Au passage, il réhabilita le R.P. Cyprien de la Nativité, traducteur de saint Jean de la Croix. D'excellentes réflexions sur Stendhal, Nerval et Hugo, «créateur par la forme», complétaient ce palmarès qui boudait un peu Baudelaire. Parmi les contemporains, seul Proust, parmi les auteurs étrangers, seul Goethe figuraient ; mais il faut ajouter les‘’Variations sur les Bucoliques’’, qu’il mit en préface à sa traduction des églogues de Virgile. L'ensemble restai dans le cadre d'une vision assez traditionnelle et modérée des humanités, d'où étaient exclus, plus par répugnance naturelle que par manque d'acuité, la plupart des romanciers, les grands baroques (Rabelais, Shakespeare) et les météores hétérodoxes (Lautréamont, Rimbaud).

“Études philosophiques”

Elles occupent 190 pages. Elles s'attachaient d'abord à Descartes, champion du courage de l'esprit, tourné vers l'expérience des puissances de son seul moi, et à Poe, dont le poème cosmogonique ‘’Eurêka’’ révéla au jeune Valéry la passion scientifique. Le théosophe Swedenborg donne l'exemple d'une évolution psychique de la pensée spéculative vers l'acceptation d'évidences mystiques et vers la jonction systématique de cette double multiplicité, et fournit un prétexte à sonder le sens du mot «spirituel». Le courageux discours sur Bergson exaltait la haute figure de l'homme pensant. ‘’L'homme et la coquille’’, à propos d'un modeste mollusque, méditait sur la forme, sur les causes et les fins, le hasard et la nécessité, la géométrie et la biologie. Un autre essai réfléchissait sur notre corps, ou plutôt sur nos corps: celui de la cénesthésie ; celui qu'on voit dans le miroir ; celui de l'anatomie ; celui enfin, imaginaire ou seul réel, qui est en relation intime et consubstantielle avec son milieu inconcevable : le cosmos. D'autres études abordaient le problème du rêve, de la vertu, des mythes, de la peur des morts.

“Essais quasi politiques”

Ils comptent 175 pages et s'ouvrent sur ‘’Une conquête méthodique’’, article de 1897 dans lequel le jeune Valéry décrivit avec une froideur incisive la façon dont le commerce allemand investissait les marchés mondiaux avec une discipline et une méthode quasi militaires. Quelques mois après la fin de la Grande Guerre, il publia ses deux lettres sur ‘’La crise de l'esprit’, dont l'incipit est demeuré célèbre : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles». Il y définit le modernisme comme un carnaval, «la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables», et montra l'Hamlet européen méditant devant ce désordre et appréhendant «une parfaite et définitive fourmilière». Les qualités de l'homme européen, qui ont fait la prééminence de l'Europe dans le monde, se répandent sous forme de savoir. Dès lors, l'égalisation des connaissances et des techniques ne va-t-elle pas rendre la force proportionnelle aux masses? En 1932, ‘’La politique de l'esprit’’ constata le décalage entre la puissance techno-industrielle du monde moderne et son impuissance à triompher des hypothèques historiques, à inventer une politique, une morale, un idéal et des législations en harmonie avec les modes de vie nouveaux et les exigences de la raison. Cette incohérence grève toute la structure fiduciaire de notre civilisation. L'esprit lui-même, menacé par le confort et l'obnubilation de la sensibilité, perd le goût de l'effort et le loisir de mûrir des œuvres admirables. En 1933, ‘’Inspirations méditerranéennes’’ définit, à partir de souvenirs d'enfance, l'origine marine et solaire de la civilisation occidentale. En 1935, ‘’Le bilan de l'intelligence’’ développa et affina des idées esquissées dès 1925 dans ‘’Propos sur l'intelligence’’ : la sensibilité de l'homme moderne, intoxiquée par la vitesse, par l'intensité des innombrables excitations nouvelles, devient obtuse, indifférente à la laideur. Dans les États totalitaires, la jeunesse est endoctrinée ; en France, l'éducation est tiraillée entre l'humanisme classique et la science, et corrompue par la course aux diplômes, l'absurdité de l'orthographe, l'indifférence à la prosodie et à la musique de la langue. Les médias procurent une débauche d'informations qui finissent par se confondre dans la grisaille. La liberté de l'esprit «devient illusoire par le seul effet de la vie moderne». Valéry conclut en conseillant d'exercer son intelligence comme le sportif ses muscles.

“Théorie poétique et esthétique”,

Elle reprenait d'abord ‘’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci’’ de 1895 et les compléments ultérieurs et les faisait suivre de divers essais où Valéry développa ses vues sur la poésie et sur la danse.

‘’Mémoires du poète’’

Valéry proposa des développements analogues, mais explicitement appuyés sur les ouvrages et sur l'expérience vécue par le poète.

‘’Enseignement’’

Les trois discours de vulgarisation réunis sous le titre ne formulaient rien qui ne soit plus subtilement développé dans les autres rubriques.
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Rassemblant les textes les plus élaborés et les plus argumentés de Valéry sur le monde contemporain, l'exercice de la pensée et le travail de l'artiste, ‘’Variét钒 est la meilleure voie d'accès à l'univers intellectuel d'un esprit rigoureux, perspicace et pessimiste tentant de prendre la mesure d'une prodigieuse mutation culturelle.
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De la Libération à sa mort, Paul Valéry reprit la présidence du Pen-Club.
Michel Tournier révéla, dans ‘’Journal extime’’ (2003), qu’âgé, il «recevait la visite d'un jeune pompier assez rustique, dont on lui transfusait des doses de sang».
Le 2 septembre 1944, il publia dans ‘’Le Figaro’’ un article intitulé ‘’Respirer’’.
Le 17 novembre, il publia ‘’Variations sur ma gravure’’ qui était illustré de ses eaux-fortes.
En février 1945, il publia ‘’Mon Faust’’ (‘’Ébauches’’) ; le 15 mai, ‘’Discours sur Bergson’’.
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‘’Regards sur le monde actuel‘’
(posthume 1945)

Recueil d'essais
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“Avant-propos”

Dans ce texte de 1931, Valéry insistait sur la difficulté de parvenir à une vue objective de l'évolution historique. Il tentait de définir le statut de l'Europe, menacée par la croissance des germes qu'elle avait elle-même déposés au sein des peuples non européens. à ses yeux, la réussite de cette action universaliste de l'Europe constituait, en elle-même, le plus grave danger qui la menaçait alors.
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“Grandeur et décadence de l'Europe”

Dans ce texte de 1927, Valéry mesurait le désastre que fut la Première Guerre mondiale : d'immenses destructions, d'irréparables pertes humaines, l'anéantissement de cette fleur de civilisation que représentait, dans sa riche complexité, l'esprit européen d'avant 1914.
Pourtant, l'Europe pourrait encore se relever. Elle est ce territoire très limité et privilégié dont les hommes ont donné au monde la plupart des inventions et des progrès techniques. Mais son avenir est menacé par la faute de ses politiques dont le génie a été inférieur à celui de ses savants. La sagesse commandait d'unir l'Europe pour sauvegarder sa suprématie intellectuelle et matérielle. «Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps». Bien plus, leur rivalité les a conduits à «exporter les procédés et les engins qui faisaient de l'Europe la suzeraine du monde» et à préparer ainsi son asservissement. S’inquiétant de l’abaissement progressif de l'Europe, né de son imprudence, il concluait par cet avertissement aux «nations croissantes» : «qu'il n'y a point d'arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de soi et de terrain, puisse grandir et s'élargir indéfiniment.»
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“De l'histoire”

Dans ce texte de 1928, Valéry revenait sur l'idée que le passé de l'Europe et la conscience qu'elle en a sont à l'origine de nombre de ses faiblesses. «L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne absolument rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout. Elle est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré».
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“Fluctuations sur la libert钒
(1938)

Alors que les républicains espagnols étaient écrasés, Valéry produisit cette dissertation bien abstraite sur le libre arbitre et l'état de droit où il montrait à quel point le concept de liberté est relatif et indéfinissable aussi bien du point de vue de l'homme privé que de celui de la collectivité.
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“L'idée de dictature’’
(1934)

Cette préface au livre de A. Ferro : “Salazar, le Portugal et son chef” (1934) est comme un appendice aux considérations sur la liberté. Valéry précisait que «l'image d'une dictature est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l'esprit quand il ne reconnaît plus, dans la conduite des affaires, l'autorité, la continuité, l'unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l'empire de la connaissance organisée». Mais on peut s’étonner de ces pâles et insuffisantes pensées sur la dictature alors que sévissaient Staline, Mussolini et Hitler.
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“Au sujet de la dictature’’
(1938)

C’était comme un appendice aux considérations sur la liberté.
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“Souvenir actuel”

C’est un texte de 1938.
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“L'Amérique, projection de l'esprit européen’’
(1938)
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“Images de la France’’
(1927)

Valéry tentait de définir objectivement un certain nombre de traits caractéristiques du visage de son pays.
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“Fonction de Paris’’
(1937)

Dans ce texte contemporain des inscriptions du Palais de Chaillot, Valéry exposait la fonction de Paris.
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“Présence de Paris’’
(1937)

Dans ce texte contemporain des inscriptions du Palais de Chaillot, Valéry exposait ce qui fait la «présence» de Paris.
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“Le Yalou’’
(1895)

Ce bref texte fut inspiré à Valéry par la guerre sino-japonaise de 1895. Il voyait dans les victoires du Japon, nation équipée à l'européenne, les premiers indices d'une menace contre l'Europe elle-même.
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“Propos sur le progrès’’
(1929)
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“Pensée et art français’’
(1939)
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“Notre destin et les Lettres’’
(1937)
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“La liberté de l'esprit’’
(1939)
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“La France travaille’’
(1932)
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“Métier d'homme’’
(1937)
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“Coup d’oeil sur les Lettres françaises’’
(1938)
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“Économie de guerre de l’esprit’’
(1939)
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“Fonction et mystère de l’Académie’’
(1935)
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“Le centre universitaire méditerranéen’’
(1933)
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Commentaire sur le recueil

Ce fut l’édition définitive, parue l’année de la mort de Valéry dans une édition «nouvelle et considérablement augmentée», d’articles, de préfaces de livres, de pièces de circonstance inspirées quelquefois par l'actualité la plus immédiate, quelquefois par les devoirs de l'homme public qu'il était devenu vers la fin de sa vie. Certains avaient paru dès 1931 dans une première édition différemment composée.
Même si on est assez loin des “Variété” et de leur détachement spirituel, ces textes intéressent doublement, d'abord parce qu'ils constituent une prise de conscience par un des esprits les plus remarquables de ce temps des particularités du monde contemporain qui exerce une réflexion constante sur les modes de vie et de pensée propres à son temps, et aussi parce qu'ils permettent de saisir sa personnalité diverse dans son étendue et dans ses limites. La clarté de Valéry perce bien des brumes de l'esprit et sa sagacité se manifeste quand il réfléchit sur le long terme : le constat inaugural que «le temps du monde fini commence», les réflexions sur la difficulté d'écrire l'histoire (‘’Avant-propos’’, ‘’De l'histoire’’), sur la culture méditerranéenne ou sur les conséquences de la dissémination du savoir européen dans le tiers monde (‘’Grandeur et décadence de l'Europe’’).
Pourtant, étonne sa cécité sur ce qui se fomente durant l'entre-deux-guerres, comme on le constate dans ‘’Fluctuations sur la libert钒. Il est ahurissant de ne rien trouver de spécifIque dans ces ‘’Regards", ni sur la révolution soviétique et ses suites, ni sur le fascisme et le nazisme, ni sur la guerre d'Espagne, ni sur Gandhi et les craquements des empires coloniaux. Les espoirs naïfs sur l'avenir de l'Académie, les développements élégants mais peu originaux sur l'esprit de notre littérature, le caractère français et les mérites universels de Paris ne sauraient pallier ces lacunes. Une circonspection excessive, quelque myopie et la prudence diplomatique ont conduit ici à la pusillanimité. Et ce n'est certes pas à cet ouvrage qu'il faut se référer pour prendre une vue exacte des années 1930.
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“Mon Faust”
(posthume, 1946)

Pièces de théâtre

Sous ce titre, Paul Valéry a groupé deux pièces inachevées : “Lust ou La demoiselle de cristal”, comédie en trois actes (au lieu de quatre prévus) ainsi qu'une «féerie dramatique» : “Le solitaire ou Les malédictions d'Univers”, en deux actes (au lieu de trois).
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“Lust ou La demoiselle de cristal”

Faust entreprend de dicter à sa désirable secrétaire, Lust (mot qui, en allemand, signifie «envie», «désir» ou «concupiscence»), un livre important, moitié traité, moitié Mémoires, qui sera une somme de son existence et de sa pensée conjuguées. Faust attend de Lust que, par sa présence docile, transparente et «cristalline», elle favorise la production de ses pensées. Mais Lust est tentante, et la concupiscence contrarie l'esprit. Survient Méphistophélès, le complice et étrange ami de Faust, qui a perçu dans cette docte tête «si abstruse, si compliquée, si brouillée de connaissances bizarres, si pénétrée d'analyses extrêmes, pétrie de tant de contradictions, à la fois super-délirante et extra-lucide» un certain «désir ou besoin de me voir» car il est troublé par la «demoiselle de cristal». Il aspire non pas à la passion, car l’«Éros énergumène» l'épouvante, mais à une tendresse qui n'exclut pas la sensualité. Il croque le fruit avec la belle Lust, tandis que Méphistophélès ricane : «Convulsion grossière, ha ha !» Toutefois, s'il lui reste cette arme puissante, il n'en a pas moins perdu, comme Faust le lui apprend, son moyen de séduction proprement méphistophélique de pouvoir sur la nature. L'être humain, depuis les découvertes de la science moderne, et bien qu'il ne sache point ordonner ce pouvoir de connaître, en sait plus long que le diable classique sur la nature. De plus, l'incrédulité devant l'immortalité de l'âme, la notion du péché, les valeurs traditionnelles, ont encore réduit sa puissance et son rôle. On ne peut donc plus compter sur lui que pour les basses besognes. Et, de fait, on voit Méphisto tenter, par le truchement de trois démons ignobles, de séduire en songe un autre personnage de cette comédie, «le Disciple», jeune homme que la soif de connaître a conduit vers la maison de Faust et qui, dans ce repaire de démons, risque, au lieu d'y trouver l'Esprit, d'y perdre tout bonnement le sien. La pièce s'achève par la rencontre et la séparation symbolique de Lust et du “Disciple”.
La comédie reste inachevée, le quatrième acte manque ; mais les brouillons qui en subsistent nous montrent un Faust enflammé, plaçant la tendresse, «qui est l'amour toujours à l'état naissant», au-dessus de tous les autres biens. Cette acceptation de la faiblesse humaine, de l'«irremplaçable complicité des autres» (Claude Roy) à la fin d'une vie dominée par l'orgueil intellectuel, le mépris du sexe et une bonne dose de misogynie, tout cela ne laisse pas d'émouvoir et fut tenu par la critique pour testamentaire.
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“Le solitaire ou les Malédictions d’Univers”

Faust et Méphistophélès arrivent ensemble au sommet d'une haute montagne ou réside un ermite, «le Solitaire». Méphistophélès, qui déjà se faisait traîner, ne peut se tenir à cette hauteur, et Faust reste seul avec le Solitaire dont il surprend les vociférations épouvantables et géniales. Il constate, en conversant avec lui, qu’il en sait plus long que personne sur la relation de l'esprit et du monde. Il est plein de mépris pour l'esprit et ses ouvrages. Faust est captivé, il veut voir «la suite de ce fou». Il se cache, mais le Solitaire, farouche, le surprend et le rejette dans le vide.
Au deuxième acte, Faust, amnésique, se trouve étendu sans connaissance, sur un riche tapis dans la grotte des Fées, où il est tombé. Les Fées le recueillent et, en s'appliquant à le séduire, finissent par le ranimer. La mémoire lui revient : une mémoire personnelle. Les Fées lui proposent leurs dons. Il aura les pouvoirs qu'il voudra. Faust repousse leurs avances, non plus avec l'ingénuité complaisante de Narcisse, mais avec la lassitude amère de l'homme revenu de tout :
«J’en sais trop pour aimer, j’en sais trop pour haïr,
Et je suis excédé d'être une créature».
L'acte s’achève sur un dialogue en vers dont voici la dernière réplique : «Ton premier mot fut Non
Qui sera le dernier.»

Commentaire

S'agit-il exactement de pièces? Elles étaient moins soumises à de vraies exigences dramatIques qu'à celles du pur dialogue dont Valéry était familier. Surtout, la première partie de l'œuvre, “Lust, féerie dramatique”, masque souvent d'étincelante légèreté la profonde gravité des questions qui sous-tendent le texte, gravité qui apparaît bien plus visiblement dans la seconde partie, “Le solitaire”, qui est une pièce brève et métaphysique.
Dans sa “Préface”, l'auteur paraissait douter lui-même du caractère damatique de ces textes. Du reste, peu lui importait. Ce qu'il voulait, c'était donner corps à un dialogue intérieur sur le thème de Faust en utilisant tous les genres scéniques : «drames, comédies, tragédies. féeries selon l'occasion». En somme, c’est une œuvre qui s'apparenterait, non par son esprit, mais par son ampleur de conception et sa variété de genre, au “Faust” de Goethe. Mais, toujours dans sa “Préface”, Valéry prétendit qu'une telle œuvre dont rêvait l'artiste qui était en lui ne dépasserait jamais l'état d'«ébauche» dans lequel il la publia. Aussi n'est-elle, à ce titre, qu'une forme variée et fantaisiste de ces «pensées» libres ou de ces exercices intellectuels auxquels il se complaisait et excellait. Il s'ensuit que l'esprit de “Mon Faust” est supérieur à sa forme et que son principal intérêt est d'introduire le lecteur dans les préoccupations intellectuelles de l'auteur (le dialogue de Faust et de Méphisto devant être regardé comme le dialogue de deux puissances caractéristiques de l'esprit). Le lecteur se méprendrait donc qui y chercherait une histoire propre à ravir son imagination comme à lui donner une émotion dramatique quelconque.
Dans “Mon Faust”, le possessif du titre en dit plus qu'on ne pense. Dans un des derniers “Cahiers”, Valéry reconnut qu'il y avait mis beaucoup de lui-même. On pourrait d'ailleurs soutenir avec quelque vraisemblance que l’oeuvre incarne les trois modes d'existence de Valéry, ses trois voix intérieures : Faust, la prise de conscience de sa propre intelligence, Méphistophélès, les «mauvaises pensées et autres», soit l'expérience et la part démoniaque de l'esprit, et Lust, la Demoiselle de cristal, la transparence, la part ineffable : la subtile et pure tendresse.
Le drame, comme on sait, est resté inachevé, mais on devrait tenir compte du poème “Le solitaire” et voir en lui le suprême dernier acte.
En résumé, “Mon Faust”, réécriture mi-ironique mi-poétique du mythe, n'est pas littérairement un des meilleurs ouvrages de Valéry. Certes, le dialogue ne manque pas d'esprit dans tous les sens du mot. Quelquefois même, cet esprit peut sembler facile. Les interventions des démons manquent même de goût. Mais, dans la pensée de Valéry, l’oeuvre marquait une étape importante : il y poussa le négativisme jusque dans le domaine de l’expression et des créations verbales dont il avait jusqu'alors fait son refuge. «Faut-il te remontrer, dit le Solitaire à Faust, que tout ouvrage de l'esprit n'est qu'une excrétion par qui il se délivre à sa manière de ses excès d'orgueil, de convoitise ou d'ennui.» Et Faust dit aux Fées que «le véritable vrai n'est jamais qu’ineffable.»
En avril 1945, la Comédie-Française donna un fragment de “Mon Faust”, qui était resté inachevé.
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“L'ange”
(posthume 1946)

Poème en prose

«Une manière d'Ange était assis sur le bord d'une fontaine. Il s'y voyait Homme, et en larmes et il s'étonnait à l'extrême de s'apparaître dans l'onde nue cette proie d'une tristesse infinie.»

Commentaire

Ce premier verset, d’une tristesse infinie, est significatif d’un texte pathétique, d’une tonalité sombre, qui montre, à sa manière discrète, voilée, transformée et dénaturée, le retentissement des douleurs de la vie. Ce n'est pas un cliché ni de la littérature ; c'est un mot de vérité, non seulement le rappel, peut-être involontaire, des poèmes de la jeunesse de Valéry où apparaissait Narcisse, mais encore le complément ou l'envers de Teste. Néanmoins, si tout, et même les profondes amours, s'engloutit dans le néant, l'ange de Valéry a peut-être pensé que seule la parole, seule l'expression gagnait un peu de durée, un peu de chaleur sur l'éternité du silence, qu’il fallait placer la part inconnue des bonheurs et la part funeste de l'obscur au bout de la longue largeur de l'être, sur les franges de l'idée, loin de leur centre brûlant. Et l'Écrivain d'intimer ce conseil à l'écrivain : «Et tout ce que tu inventes, tu l'inventes au large de ce que tu es.»
Valéry remania ce très beau poème que juste avant de mourir.
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“Monsieur Teste”
(posthume, 1946)

Recueil de dix textes

Composés entre 1871 et 1945, réunis par Valéry avant sa mort, dans la perspective d'une nouvelle édition, ils sont précédés d'une “Préface”. À “La soirée avec Monsieur Teste”, “Lettre de Madame Émilie Teste”, “Extraits du log-book de Monsieur Teste”, “Lettre d'un ami”, s'ajoutèrent des notes et esquisses qui complétaient le «cycle Teste» qui compte ainsi soixante-cinq pages d'une grande densité (mais des inédits sont probables).

Commentaire

La progression dans l'autocritique qui accompagne l'échelonnement dans le temps des textes du recueil témoigne de la réflexion ininterrompue de Valéry sur ce personnage dont le portrait contradictoire et humanisé venait enrichir ce postulat d'un personnage impossible.
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“Histoires brisées”
(posthume 1950)

Pour l’essentiel, c’est autour de 1923 que Paul Valéry écrivit ces quelques proses narratives, ce «recueil paradoxal de fragments, de commencements, de sujets qui se sont prononcés à diverses époques de ma vie», et promis, du fait de son hostilité à la littérature de fiction, à ne connaître ni développement organisé ni achèvement. Ces contes et apologues sont des germes atrophiés de romans, des ébauches de situations psychologiques ou allégoriques.
On y trouve des peintures de femmes (Calypso, Héra) et Valéry s'essaya même à la voix féminine (Emma, Élisabeth, Rachel). Pour lui, Robinson, dans l'île parfaite qu'il s'est aménagée, ne sait à quoi employer ses loisirs. Son imagination utopique lui a fait esquisser «l'île Xiphos», où une tête parlante rend des oracles ; la ville de Dick «Bouchedor», d'où tous les bruits et les journaux sont proscrits ; la planète Bételgeuse, dont la langue est d'une articulation si difficile que les mots les plus importants y sont presque imprononçables ; «le pays de la forme», où l'on punit les sophismes comme des délits. Tous ces semblants narratifs disaient l'impossibilité du récit dès lors que son producteur méprise la convention qui le lierait au destinataire.
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“Cahiers”

Pendant cinquante ans et jusqu’à six semaines avant sa mort, Valéry avait consacré toutes les aubes, ou presque, de ses journées à écrire, pendant trois à quatre heures, ces “Cahiers” qui ne furent pas un journal intime, ni des confessions ou des effusions, quoiqu'on y trouve parfois, mais rarement, des mentions à des événements de sa vie quotidienne. Ce fut plutôt un «journal de bord» où il consignait ses observations et ses pensées, un journal d'analyse et d'auto-analyse, un «journal de l'esprit» qu’il eût souhaité intituler “Album d'idées” (1934), une «autodiscussion infinie», une sorte d'autobiographie intellectuelle. Tantôt, ce n’étaient que des tâtonnements, des brouillons, des ébauches, des essais, des esquisses, des exercices de gymnastique mentale. Tantôt, c’était un laboratoire mental où il conduisait, avec une certaine exactitude, des recherches dans tous les azimuts, la chose cherchée comptant cependant moins que le processus même de la recherche : «Sur ces cahiers, je n'écris pas mes "opinions" mais j'écris mes formations» - «Je sens toutes ces choses que j'écris ici, ces observations, ces rapprochements, comme une tentative pour lire un texte, et ce texte contient des foules de fragments clairs. L'ensemble est noir» - «Seule la recherche vaut la peine. Immense». Valéry y voyait un outil indispensable dans sa quête obstinée, le but étant d'aller jusqu'au bout, «to go to the last point». Il consacra tous ses soins à cette véritable odyssée d’un esprit «affecté du mal aigu de la précision» et «tendu à l’extrême du désir intense de comprendre». Il chercha à renforcer le pouvoir de l'esprit sur lui-même, la littérature n'étant à ses yeux qu'une des applications possibles de ce pouvoir.
Rien ne peut se juger, chez lui, ni son œuvre, ni sa vie, si ce n'est en fonction de ces ‘’Cahiers’’ qui constituèrent une réserve de textes et d'idées où il puisa abondamment tout au long de sa vie, barrant d'un trait les passages qu’il avait recopiés ailleurs. Même si la qualité de chaque page est exceptionnelle, ils n'avaient pas été rédigés en vue d'être publiés, et ils furent longtemps tenus secrets et devaient rester secrets pour remplir leur fonction. Cependant, du vivant de Valéry, on en connaissait l'existence parce qu'il arrivait qu'il en parlât et parce que, pressé par la demande, il en extrayait quelquefois des fragments auxquels il donnait des titres vagues : “Suite”, “Cahier B 1910 ” (facsimilé, 1924), “Analecta”, ou ‘’Tel quel’’.
S’il se défiait des systèmes rigides qui résolvent, concluent et figent, et redoutait de se livrer trop, il n'en a pas moins entrepris, dans différentes tentatives au fil des années, d'organiser ses réflexions en ce qu’il appelait «le système». Cependant, à sa mort, il laissait un ensemble de dossiers contenant des dizaines de milliers de pages dactylographiées. Certains avaient été complétés, organisés et polis dans le plus grand détail, d'autres revus assez sommairement ; d'autres encore paraissaient en attente. Après sa mort, des ‘’Cahiers’’ furent données trois éditions : une du C.N.R.S. et deux de la Bibliothèque de la Péiade. Ce fut donc une oeuvre posthume d'un genre nouveau : pures de tout pubIic autre que soi-même et sa propre exigence, ces pages, dont l'authenticité n'est pas niable, parce que, sans témoin ni destination, de ce fait sans motif de fraude, ne peuvent pas ne pas être sincères.

De 1957 à 1961, le C.N.R.S. a reproduit, en 29 volumes et 26 600 pages, les 261 cahiers de notes manuscrites que Valéry rédigea. De la masse immense de cette édition photolithographiée, qui reproduit l'émouvant aspect chronologique, on peut isoler quelques thèmes préférentiels :
- l'exploration en règle de «l'exercice de l'intellect», du fonctionnement de l'esprit, de phénomènes mentaux (l'attention, le moi pensant, le rêve) ;
- la détermination de la nature de la pensée et de ses limites (tournée vers soi, la pensée cherchait à se saisir sur le fait, en train de se penser) ; la décomposition de la pensée, en essayant d'en éliminer tout ce qui n'en ferait qu'un simple produit du psychisme relevant d'une psychologie, en tentant de fixer sous forme de symboles ce que serait une «grammaire pure» ou logique des actes mentaux ;
- la relation entre le psychique et le physique, les relations de l’esprit avec le corps ;
- l’intégration constante des valeurs vitales aux valeurs de temps et de langage ;
- les phénomènes de dégradation ; la notion de substitution ; la notion de phase qui explique tout autant les différences et les contradictions que les continuités, les affinités et les identités (une phase se déroulerait tel un fil dAriane dont ne compteraient plus ni le point de départ ni le point d'arrivée, articles de foi, ceux-ci hors du domaine du calcul et de la certitude, mais dont le déroulement seul serait révélateur, prévisible, didactique) ;
- le temps, le problème de sa mesure et les variations de la durée ;
- le calcul ;
- le langage, les rapports entre la pensée et le langage ;
- la linguistique, la littérature ;
- la philosophie (références à Kant notamment, mais aussi à Montaigne ou à Pascal) ; les généralisations morales ;
- l'Histoire, le destin des civilisations ;
- les sciences (la cybernétique en particulier dont il comparait les acquisitions avec les siennes, après une visite au Labo-Piéron, guidée par Paléo et Pasteur Valery-Radot), la technique.
Ces notes réflexives étaient dynamiques aussi, tournées vers leur avenir : «Je prends la plume pour l'avenir de ma pensée - non pour son passé. J'écris pour voir, pour faire, pour préciser, pour prolonger - non pour doubler ce qui a été.» Les états présents de la pensée mus vers ce qui les dépassait n’étaient que de transitoires étapes orientées vers l'impossible système qui devrait en fournir le secret. D'où ce «travail de Pénélope» courant sans fin vers un horizon d'achèvement ou d'aboutissement qui reculait sans cesse. On a l’impression d'assister à l'auto-accouchement d'un esprit ne se donnant d'autres ressources que son propre pouvoir de disséquer ce qui se produisait en lui. D'où, même si le projet peut paraître abstrait, aride, si les “Cahiers” peuvent donner l’impression d'une certaine répétition (sans sombrer jamais dans le ressassement), le sentiment de vie et d'extrême mobilité qui se dégage de cet «amas». Les multiples pistes de cette exploration mentale à l'éblouissante diversité n'empêchent pas leur forte unité. Ces notes n’étaient pas destinées à être lues par autrui, mais le dialogue y est constamment présent. Si nombre de fragments sont comme codés, agrémentés de schémas, de dessins, de formules, le résultat est toutefois lisible et plein de surprises. La richesse des “Cahiers” ne se dévoile que peu à peu : les meilleurs lecteurs de Valéry, ceux qu'il eût prisés plus que tout, sont sans doute aujourd'hui ces savants et spécialistes de tous les domaines (mathématiciens, physiciens, biologistes, linguistes, architectes, politiciens), qui y découvrent, appliquée dans toute sa force paradoxale, cette devise de 1894 : «La rigueur imaginative est ma loi.» À lire ou à feuilleter ces pages se dessinent des lignes de force, peut-être autres que celles que l'auteur aurait voulues. Mais le lecteur, entrant comme par effraction dans l'intime d'une pensée se pensant, ne peut pas, afin de ne pas perdre pied (ou tête), ne pas redessiner pour lui-même, à son propre usage et avec ses propres moyens, des paysages mentaux correspondant à ses recherches personnelles. Il peut donc prélever du texte les pages qui l'auront retenu et ainsi participer à cette entreprise de multiplication infinie du livre.

D'autre part, en 1973-1974, la Bibliothèque de la Pléiade publia, en deux volumes, une édition anthologique, un choix de fragments classés thématiquement selon certaines indications laissées par Valéry. Il songea, un temps, à rassembler ses notes éparses sous forme d'une sorte de dictionnaire philosophique. Au début des années trente, avec l'aide de Catherine Pozzi, il en fit dactylographier le contenu et les classa de manière thématique, en vue d'une éventuelle publication, en trente et une rubriques et deux cent quinze sous-rubriques titrées mais non numérotées. Ce travail, poursuivi par Mme Lucien Cain entre 1935 et 1945 selon les indications et classifications de Valéry, ne fut jamais mené à son terme. Et on ne sait pas dans quel ordre il voulait voir ces rubriques et sous-rubriques se succéder. C'est donc avec un arbitraire inévitable que sont disposés les chapitres de cette édition.
Le premier tome dessine un autoportrait en trois volets (‘’Ego’’, l'homme ; ‘’Ego scriptor’’, l'écrivain ; ‘’Gladiator’’, l'ascète intellectuel) et le fait suivre des rubriques ‘’Langage’’ (critique de l'outillage terminologique reçu), ‘’Philosophie’’, ‘’Système’’, ‘’Psychologie’’, ‘’Soma et CEM’’ (c'est-à-dire le corps et les relations possibles Corps-Esprit-Monde extérieur), ‘’Sensibilit钒, ‘’Mémoire’’ et ‘’Temps’’. Le second tome rassemble ‘’Rêve’’, ‘’Conscience’’, ‘’Attention’’, ‘’le Moi et la personnalit钒, ‘’Affectivit钒, ‘’Éros’’, ‘’Thêta’’ (tout ce qui relève de la mysticité), ‘’Bios’’ (nos sentiments biologiques), ‘’Mathématiques’’, ‘’Science’’, ‘’Art et esthétique’’, ‘’Poïétique’’, ‘’Poésie, Poèmes et PPA’’ (petits poèmes abstraits), ‘’Sujets’’, ‘’Homo’’, ‘’Histoire-Politique’’ et enfin ‘’Enseignement’’. Un index analytique permet au lecteur d'autres parcours à travers ces deux tomes. Ce qui ressort de cette publication, c'est la cohérence intellectuelle de la pensée de Valéry et, plus encore, le fond de timidité nerveuse, d'anxiété pathologique en face d’autrui et de la sexualité, contre lequel il édifia le refuge et le rempart de la solitude protectrice et de l’ascèse compensatoire.

Enfin, une édition intégrale mais ne couvrant que la période 1894 à 1914 est en cours, chez Gallimard, dans la même collection, édition «typographique» scientifiquement menée par une équipe internationale de spécialistes qui restitue de façon lisible, classée selon leur ordre chronologique, avec des index et de nombreuses notes éclairantes, l’intégralité des ‘’Cahiers’’, la plus vaste entreprise de l’existence d'écrivain de Valéry, qui constituent peut-être son œuvre prépondérante et l'une des plus originales de la littérature française.
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“Poésie perdue”
(posthume, 2000)

Recueil de poèmes en prose

Commentaire

Ils furent composés par Valéry dans sa jeunesse.
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Jeanne Loviton ayant fait finalement son choix, et ayant préféré à Paul Valéry l’éditeur Robert Denoël (qui allait être assassiné, son associée qui reprit sa maison d’édition exsangue et tint bon la barre pendant cinq ans, étant pour certains, car le crime est resté non élucidé, une probable assassine), la rupture lui fit perdre le goût de vivre et aurait précipité sa mort car il souffrait depuis quelque temps d’un ulcère gastrique.
Il s’éteignit le 20 juillet 1945, à Paris, à soixante-quatorze ans. Le 24 juillet, on lui fit des obsèques nationales décidées par le général de Gaulle qu’il avait rencontré quelques mois auparavant. Selon sa volonté, il fut, le 27 juillet, inhumé à Sète dans le cimetière marin qu’il avait immortalisé ; sur sa tombe, on peut lire ces vers tirés du “Cimetière marin“ :
«Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !»


Paul Valéry était un homme plutôt petit, à la silhouette comme furtive. Mais il apparaissait et il se taillait une place, non qu'il l'eût désirée (car c'était le plus royalement modeste des hommes), mais par son seul rayonnement. Son visage frappait par l'oeil bleu sous l'arcade sourcilière questionneuse. Surtout, même s’il avait peu de voix et semblait peu destiné à des conférences, presque le contraire de l'orateur, on l'écoutait plus qu'aucun autre, parce que sa voix était celle d'un homme au fait, la voix d'un homme dont la bêtise n'était pas le fort, une voix qui faisait autorité par le poids de sa propre personne pensante. Il n'a pris plaisir qu'à un seul sujet (ce qui implique au long des années une sorte de sainteté), sujet qui était l'augmentation graduelle de conscience par l'approfondissement des rapports, aujourd'hui encore à peine décelés, entre la pensée et la sensation.
Son oeuvre est un tout, animé par une dialectique : création et réflexion s’y stimulent et s’y menacent. Le créateur se voit créant et se commente. En revanche, la réflexion et l'essai prennent souvent chez l’écrivain valeur de création pure. Ce va-et-vient est fondamental mais tolère des à-côtés : les textes où il parle des productions d'autrui (textes littéraires, oeuvres d'art), d'où il fait toujours sortir une leçon de méthode (ou d'antiméthode) pour lui-même ; ceux où il analyse ces créations collectives et impures que sont les politiques et les civilisations.

L’essayiste

Les recueils d'essais de Valéry, qui portèrent sur les sujets les plus divers, reflètent le mieux son activité polymorphe. Ils révélèrent au public la diversité des réflexions sur l'art, la littérature, la philosophie et la politique de cet esprit perspicace, toujours aux aguets et dont le fonctionnement ne cessa d’être exemplaire.
Ses études littéraires, toujours originales, sont singulièrement stimulantes pour l’esprit. Il brossa de brefs et nets portraits de grands hommes qui furent ses modèles (Léonard de Vinci, Descartes, Goethe). Le poète moderne apprécia les poètes du passé, ou encore livra d’émouvants témoignages sur Mallarmé qu’il avait connu intimement. Tout en méditant sur ses grands devanciers, il confia sa prédilection pour l’art classique et trouva d’admirables formules pour exprimer son propre idéal poétique. Surtout, il se posa des questions sur sa propre oeuvre.
On peut lui attribuer des études philosophiques, qui offrent quelques curieuses méditations personnelles. Elles furent consacrées à des héros de l’intellect comme Léonard de Vinci, Edgar Poe et Descartes en qui il voyait des frères spirituels. Peu sensible aux principales philosophies modernes (posthégéliennes et dialectiques, ou phénoménologiques bien qu'il fût proche de certains thèmes husserliens), influencé par la pensée bergsonienne et enclin au psychologisme, il ne voyait dans les discussions entre philosophes que jonglerie intellectuelle favorisée par un langage abstrait, car des mots comme «pensée», «nature», «mémoire», «temps», «espace», «infini», n’avaient pour lui aucun sens précis et se prêtaient à tous les jeux de l’esprit : «À la fin, rien n’a été prouvé, sinon que A est plus fin joueur que B». On a même dénoncé «le nihilisme» de son intelligence. Pour lui, en effet, toute connaissance étant relative à notre être, notre savoir n’est «qu’un incident particulier de notre fonctionnement» : la métaphysique n’a jamais abouti «à une quelconque vérité» («Nous désirons voir ce qui aurait précédé la lumière»). La science elle-même n’est qu’un ensemble de recettes qui réussissent ; elle ne saurait donner l’explication du monde. Pourtant, au milieu de ce doute universel, trouva grâce devant lui l’activité de l’esprit car il énonça et analysa avec une lucidité, une intelligence et une force d'expression quasi constantes, les conditions de toute activité mentale. Il occupe cependant, surtout par ses “Cahiers”, une place éminente dans la philosophie du langage et dans la théorie littéraire, comme en épistémologie. Le caractère isolé de ses recherches, à l'écart des systèmes constitués desquels il se méfiait, ne doit pas en masquer l'importance.
En politique, se déclarant volontiers «anarchiste», il s’est refusé à l’engagement. Son esprit critique, toujours en éveil, lui rendit suspecte toute propagande qui «combine les sentiments et les syllogismes», là où il faudrait des arguments et des faits : il y voyait «un grand mépris des humains». Il fut pourtant l’un des observateurs les plus lucides des problèmes de son temps, montrant un souci constant de le penser et de le repenser, et certaines de ses vues se sont révélées prophétiques. Sa réflexion, tel un phare tournant, se projeta sur le présent, sur la splendeur du passé, sur l’incertitude de l’avenir. Albert Béguin put déclarer : «Poète, mathématicien, esthéticien, philosophe, Paul Valéry aura été encore l'un des témoins les plus clairvoyants du drame historique de son temps. C'est la série de ses essais "politiques " qui survivra.»
Il fit le procès de l’Histoire. Dès 1895, il s'étonnait de «l'horrible mélange» que lui offrait l'Histoire de l'Europe, «collection de chroniques parallèles» et tissu de contradictions.
Pour faire exposer une pensée complexe, il utilisa la forme du dialogue, cette forme dialectique exerçant son attrait sur son esprit en éveil et curieux, dont la hantise était «l'idée fixe». Tour à tour derrière chaque personnage, l’auteur s’entretenait en réalité avec lui-même, soutenait le pour et le contre, élevait des objections, nuançait ses jugements. Le dialogue lui permit également d’enlacer aux thèmes principaux une foule d’idées secondaires puisées dans les “Cahiers”. Le genre admet enfin une grande variété : parfois humoristiques, tantôt familiers, tantôt graves, ouvert à la poésie comme à la dialectique, les dialogues révélèrent, par leur souplesse, l’admirable maîtrise de l’écrivain. Il se montra aussi un maître de l’aphorisme : «L'idéal est une manière de bouder» - «Écrire, c’est prévoir» - «[La pensée] n'avance que par les extrêmes, mais elle ne subsiste que par les moyens».
Carnets, essais, dialogues socratiques, préfaces, conférences, commentaires sur ses propres œuvres, cours universitaires : toute l’œuvre de Valéry est jalonnée d'un perpétuel et multiforme effort théorique de réflexion sur les puissances créatrices de l'esprit. Une bonne part de cette exigence venait de l'exemple de Mallarmé, le maître vénéré dont il reprit les principales positions. Refusant I'«inspiration» et une création dont l'auteur, en proie à l'enthousiasme, perdrait, en quelque sorte, le contrôle, Valéry s'opposa vigoureusement aux thèses et aux pratiques surréalistes liées à l'automatisme. Cette attitude n'est pas exempte d'orgueil. Mais ce refus est au coeur d'une poétique qui ne se résigne jamais à «devoir subir cette parole intérieure, sans personne et sans origine [...]. La pensée, par sa nature, manque de style» (“L'amateur de poèmes”, dans “Album de vers anciens”). Aux yeux de Valéry, «l'enthousiasme n'est pas un état d'âme d'écrivain» (“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”). Valéry fit du style un simple cas particulier de la noblesse du labeur, de l'effort. La poésie n'est donc rien d'autre qu'une mise en forme, un «langage dans un langage» (ibid.), et la littérature, «un développement de certaines des propriétés du langage». Peut-être présomptueuse, cette vigoureuse réfutation du mythe à la fois platonicien et hugolien, qui faisait du poète un prophète inspiré, ne manquait pas non plus, émanant d'un poète, d'honnêteté. Selon lui, «la pureté» des oeuvres classiques, résultat d’«opérations infinies sur le langage», provient du respect absolu des «conventions» (les trois unités de la tragédie, la prosodie, les restrictions de vocabulaire imposées par le bon usage...), car «les œuvres à grandes contraintes exigent et engendrent la plus grande liberté d'esprit» (“Cahiers’’) C'est que le poète «n'a pas pour fonction de ressentir l'état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres» ; «un poème est une sorte de machine à produire l'état poétique au moyen des mots» (ibid.). La création ainsi définie n'est pas sans procurer du plaisir à l'artisan-poète, dans la mesure où elle institue «une durée merveilleusement mesurée et ornée» (“Discours [...] de Saint-Denis”) ; dans la mesure aussi où elle assure à l'œuvre une possibilité incomparable de survie.
Valéry ne croit pas à la valeur des confessions, car «la nudité qu'on nous exhibe [...] est inévitablement éclairée, colorée et fardée selon toutes les règles du théâtre mental» (“Stendhal”, dans “Variété”). Il ne pensait pas que «l'homme est cause de l'œuvre - comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutôt l'effet» (“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”). Quant à l'appui sur le réel que cherche à se donner Flaubert par ses enquêtes scrupuleuses, elle n'aboutit à ses yeux qu'à une «"vérité" de médiocrité minutieusement reconstituée» (“La tentation de (saint) Flaubert”).
Valéry a donc bien des raisons de se méfier du roman, et de ne jamais s'y essayer. Non seulement ce genre «se relie au monde réel, comme le trompe-l'œil se raccorde aux choses tangibles» (“Hommage à Marcel Proust”, dans “Variété”), mais il n'est soumis en rien aux contraintes, aux «gênes exquises» : «Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes ni même de composition déterminée ne lui sont imposées» (ibid.). Derrière cette condamnation (que Breton réduisit au fameux refus de Valéry de se résoudre à écrire : «La marquise sortit à cinq heures») d'un genre esthétique se profile d'ailleurs une position philosophique plus profonde : le roman, après tout, ne fait que tenter de reproduire la vie, «somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines et les autres imaginaires» (ibid.). Ce quasi-retrait du monde choisi par Valéry à l'époque de “Monsieur Teste” exprime, au total, une méfiance fondamentale, presque un mépris, qui se fit jour dans cette apostrophe au Soleil :
«Tu gardes les cœurs de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être !»
(“Ébauche d'un serpent”, dans “Charmes”)
L'esthétique de Valéry, peu soucieuse de trouver ses cautions dans l'utile ou le réel, s'attacha plus à percer le mystère de la production de l'œuvre qu'à idolâtrer l'œuvre elle-même. Le mépris, relatif, de la prose, tenue pour inférieure par nature à la poésie, venait de ce qu'elle «vise un objet précis» ; la poésie est en effet à la prose ce que la danse, «système d'actes qui ont leur fin en eux-mêmes» (“Poésie et pensée abstraite”), est à la marche. Seule elle manifeste, et permet d'atteindre, «le moi le plus nu» (“Introduction à la méthode de Léonard de Vinci”), contrairement à la prose toujours substituable : «Est prose l'écrit qui a un but exprimable par un autre écrit». Aux accusations, souvent formulées à son encontre, d'intellectualisme et de formalisme, Valéry apporta par avance au moins deux réponses. L'une est que «ce monde de la pensée [...] est aussi varié, aussi émouvant, aussi surprenant par les coups de théâtre et l'intervention du hasard [...] que le monde de la vie affective dominé par les seuls instincts» (“Descartes”, dans “Variété”). L'autre est que «la littérature rejoint le domaine de l'éthique [...], elle obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile.» (“Lettre sur Mallarmé”)

Personnalité pénétrée de grandeur et de dignité, sensible à tout ce qui est beau et noble dans le monde, dans l’être humain et dans son destin, il fut la conscience de son temps.

Le poète

La poésie de Paul Valéry fut une «fête de l’intellect» où le frémissement des sensations vivifiait l’abstraction par la magie d’une poétique parfaitement maîtrisée. Poète exigeant, il parvint, par la recherche lexicale, syntaxique, prosodique, à une certaine perfection classique, aboutissement d'une tradition française où l'inspiration antique de la Renaissance, la pureté malherbienne et les enrichissements rythmiques du XIXe siècle (de Hugo à Verlaine) furent embrassés et rebrassés. À la suite de Mallarmé, il voulut atteindre par la dialectique du son et du sens une pureté qui fût gage de durée : pour lui, seul le texte poétique, qui n'a d'autre visée que sa propre existence esthétique, assure la survie du langage ailleurs transitoire par nature.
Il ne cessa d'étudier sur lui-même et sur autrui le mécanisme de la création poétique : «J'ai toujours fait mes vers en m'observant les faire.» (“Calepin d'un poète”). Cette expérience, ces réflexions ont donné naissance au cours qu’il a donné au Collège de France et à toute une poétique exposée dans les “Variété” et les “Tel quel”.
Après Baudelaire et Mallarmé, il tendit à débarrasser la poésie des éléments impurs qui appartiennent à la prose ; et, dégageant la notion d'univers poétique, il définit l'idéal que représenterait la poésie pure.
La poésie ne saurait se ramener à «un discours de prose» associé à «un morceau d'une musique particulière» : loin de se réduire à exprimer une pensée, elle est «la transmission d'un état poétique qui engage tout l'être sentant» ; elle est ce qui ne saurait se traduire, sans périr, en d'autres termes.
«Tandis que le fond unique est exigible de la prose, c'est ici la forme unique qui ordonne et survit. C'est le son, c'est le rythme, ce sont les rapprochements physiques des mots, leurs effets d'induction ou leurs influences mutuelles qui dominent, aux dépens de leur propriété de se consommer en un sens défini et certain. Il faut donc que dans un poème le sens ne puisse l'emporter sur la forme et la détruire sans retour ; c'est au contraire le retour, la forme conservée, ou plutôt exactement reproduite comme unique et nécessaire expression de l'état ou de la pensée qu'elle vient d'engendrer au lecteur, qui est le ressort de la puissance poétique. Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient, comme l'effet de son effet, cause harmonique de soi-même.» (“Commentaire de “Charmes””). La poésie est donc «un langage dans le langage».
Le privilège de cette langue est d'éveiller «une résonance qui engage l'âme dans l'univers poétique, comme un son pur au milieu des bruits lui fait pressentir tout un univers musical».
Par une série d'analyses pénétrantes, il introduisit à cette «sensation d'univers» que crée en nous un texte de vraie poésie.
Ce pouvoir magique ne saurait s'obtenir en rythmant artificiellement de la prose. Au contraire, il faut une union intime entre la parole et l’esprit.
Pour lui, l'œuvre de Mallarmé offre le plus bel exemple de cette magie poétique.
La poésie ne prend donc toute sa valeur qu'au moment de sa diction, «quand nous nous serons faits l'instrument de la chose écrite, de manière que notre voix, notre intelligence et tous les ressorts de notre sensibilité se soient composés pour donner vie et présence puissante à l'acte de création de l'auteur». Ainsi, «c'est l'exécution du poème qui est le poème».
Chacun des grands poèmes de Valéry ressemble à un hiéroglyphe, condense un regard interrogateur sur un mystère métaphysique. Mais poésie et métaphysique impliquent, au-dessus de la conscience vague et incommunicable qui leur est commune, deux techniques si différentes qu'elles ne sont jamais réunies dans le même esprit ou plutôt dans le même corps. Il n'en est pas moins vrai que nous reconnaissons, dans les thèmes qu’il traita poétiquement, des problèmes qui, sur un autre registre, et à un autre point de vue, seraient traités métaphysiquement.
La poésie de Valéry ne fait que rendre en lumière vive cette racine double de sa méditation. D'un côté un sentiment, aigu jusqu'à l'hallucination, de la fluidité du monde intérieur, de la fragilité des catégories, de la dissolution de l'être en mouvement et du mouvement en néant. De l'autre l'idée de la construction, la conscience de la création technique, architecturale, poétique. L'être humain (et l'être humain, c'est le monde) lui paraît un prodigieux non-être en tant qu'il se connaît, mais un être réel tant qu'il construit, qu'il construit de l'être, réfléchissant ainsi sur lui, en un être qui lui devient propre, l'être de sa construction.

On retrouve la même dignité, la même rigueur, dans le style qui n’habille pas la pensée mais naît avec elle.

Valéry poète se méfiait de l'inspiration. Et pensait que la poésie est le fruit d'un choix et d'un labeur conscient, qu’il faut «créer en toute conscience».
Le travail est nécessaire.
Valéry railla le poète inspiré, ce «médium momentané» qui n'a nul besoin de comprendre ce qu'il écrit sous la dictée mystérieuse. Au contraire, il souligna la noblesse de la création volontaire, dont la formule serait : «Essayer de retrouver avec volonté de conscience quelques résultats analogues aux résultats intéressants ou utilisables que nous livre (entre cent mille coups quelconques) le hasard mental».
Il n'y a donc pas de poésie sans «métier» poétique. Les considérations de Valéry sont d'autant plus précieuses qu'elles reposent sur son expérience intime : ce métier consiste à savoir discerner et utiliser les merveilles que l'inspiration nous accorde «de temps à autre» et à les compléter par des créations volontaires et lucides qui n'en soient pas indignes.
Rien de plus instructif à ce sujet que les confidences de Valéry lui-même sur “La jeune Parque”, “La Pythie” et “Le cimetière marin”.
Attente, choix lucide, refus volontaires, résistance au facile, autant de manifestations de la création consciente, «tête à tête impitoyable entre le pouvoir et le vouloir de quelqu'un.» Essentiellement, «l'architecte de poèmes» est aux prises avec les problèmes de l'expression : «Ce n'est pas avec des idées que l'on fait des vers, disait déjà Mallarmé [...] C'est avec des mots». Le poète est donc avant tout celui qui connaît, de science profonde, les ressources du langage, qui se livre à une recherche infiniment minutieuse et complexe ! Et l'artiste qui peine sur ces nuances doit pourtant tenir compte des conditions, toutes différentes, dans lesquelles son œuvre sera ressentie.
Dépasser, au prix d'un labeur conscient, le stade de l'enthousiasme ou de l'effusion à la mode romantique, tel est le secret des grands poètes. Aussi Valéry ne cacha-t-il pas son admiration pour la perfection de l'art classique qu'il opposa aux faiblesses du romantisme. Loin de protester contre les unités, les formes fixes, les règles de prosodie, les restrictions du vocabulaire, il voyait paradoxalement dans ces contraintes la source même des chefs-d'œuvre poétiques. C'est que toutes ces «gênes exquises», en ralentissant l'élan spontané et anarchique de l'inspiration, permettent de contrôler lucidement l'élaboration du poème :
Tout poème est «un état d'un travail qui peut presque toujours être repris et modifié». Pour Valéry, «un sonnet achevé» est en réalité «un sonnet abandonné», que le labeur pourrait encore transformer. Il fit lui-même l'expérience de cette diversité des possibles au cours de la création poétique
À ces considérations objectives, on reconnaît Valéry-Teste. N'en était-il pas venu à regarder la création poétique comme un «jeu», un pur exercice dont le produit le plus important n'est pas l'œuvre mais le développement des aptitudes intellectuelles de son auteur et une connaissance plus profonde du mécanisme de l'esprit?

On parle de l'obscurité de Valéry comme de l'hermétisme de Mallarmé. Pourtant, il a déclaré à propos de “La jeune Parque” que son obscurité n'était pas systématique comme celle de son maître. Or, selon lui, notre langage psychologique est d'une extrême pauvreté lorsqu'on prétend exprimer avec précision les états d'âme complexes d'un être vivant, et l'artiste est encore contraint de l'appauvrir «puisque le plus grand nombre des mots qui le composent est incompatible avec le ton poétique». La difficulté se trouve redoublée, en effet, par les conditions qui s'imposent au poète : «S'il veut satisfaire à l'harmonie, aux prolongements de cette harmonie, à la continuité des effets plastiques, à celle de la pensée même, à l'élégance et à la souplesse de la syntaxe, et s'il veut que le tout soit contenu dans l'armature de la prosodie classique, il arrive, il doit arriver que la complexité de son effort, l'indépendance des conditions qu'il s'est assignées, l'exposent à surcharger son style, à rendre trop dense la matière de son œuvre, à user de raccourcis et d'ellipses qui déconcertent les esprits du lecteur.» (“À Frédéric Lefèvre”, 1917).
Ces explications ne sauraient justifier l'hermétisme de certains poèmes de “Charmes”, qui paraît voulu. «L'obscurité d'un poème, déclara Valéry, est le produit de deux facteurs : la chose lue et l'être qui lit». Pour l'homme de la rue, Descartes et Montesquieu sont obscurs. L'auteur de “Charmes” s'adresse, lui, à une élite, et, disciple de Mallarmé, il a repris la théorie de l'art difficile dont le mérite est de stimuler l'attention de l'initié, de le rendre «actif» et d'exalter sa jouissance poétique.
Le poème devient alors «une partition» exécutée par l'âme et l'esprit du lecteur. «On n'y insistera jamais assez : il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoi qu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens : il n'est pas sûr que le constructeur en use mieux qu'un autre.» (“Au sujet du “Cimetière marin”).

L'écriture poétique de Valéry, influencée par celle de Mallarmé, comme elle hantée de perfection formelle, mais plus habitée d'images solaires, naturelles, extérieures, moins abstraites, vise à l'efficacité. Rien n'est donc plus éloigné de sa poésie que le reproche qu'on lui fait, à tort, d'être trop cérébrale. Partout y éclate au contraire une sensualité verbale, comme dans le final de “La jeune Parque”.
Cérébrale, cette poésie ne l'est que dans la mesure où elle a été sciemment construite autour de ce que Valéry appelle un «don des dieux», un vers surgi de lui-même ou un rythme obsédant, tel que le décasyllabe 4 / 6 du “Cimetière marin”, et calculé de façon à produire tel ou tel effet. L'allitération et l'assonance y jouent ainsi un grand rôle. Avec le rythme, elles vouent les vers à la musique :
«L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !»
même si l'harmonie imitative confine parfois à l'exercice de virtuosité : «L'insecte net gratte la sécheresse» (“Le cimetière marin”, vers 140-141, 68).
C'est que Valéry recherche la cohésion du sens et du son, quitte à retrouver derrière les mots leur signification étymologique, par exemple «idoles du Soleil» au sens d'«images» (ibid., vers 135). Aussi le poème valéryen, parfois difficile, n'atteint-il jamais l'hermétisme de certaines compositions de Mallarmé. Valéry était trop conscient de l'équilibre à maintenir entre signifiant et signifié pour donner au premier plus de poids qu'au second, lui qui définit le poème comme «cette hésitation prolongée entre le son et le sens», et la parole poétique, comme «cette parole extraordinaire [qui] se fait connaître par le rythme et les harmonies qui la soutiennent et qui doivent être si intimement et même si mystérieusement liés à sa génération que le son et le sens ne se puissent plus séparer et se répondent indéfiniment dans la mémoire» (“Situation de Baudelaire”, dans “Variété”).
Ce souci de la forme se retrouva également, quoique dans une autre mesure ou plutôt avec un type d'équilibre différent, dans ses œuvres en prose, et particulièrement ses essais. On y relève surtout, outre un maniement virtuose de la syntaxe, un sens de la formule paradoxale ou provocante qui continue à assurer le succès de ces textes, et en fait des répertoires inépuisables de sujets de dissertation, tel le fameux : «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles» (“Variété”).

La poétique de Valéry semble désigner un point de rencontre entre abstraction et sensation, qui rende possible l'interprétation du monde.

« Il n’est pas impossible que notre richissime culture se dégrade au plus haut point en quelques années. »

André Durand

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