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1/ de la neccesité de dépasser les approches ... - Cemea

2. Définition des conduites à risque : des théories ordaliques à l'approche ...... par essence la possibilité de mourir et la conscience de cette probabilité. ...... les corriger orthographiquement pour ce rendu), que j'ai jugé malencontreux ...... de pacification, d'ordre social, ainsi que la dépossession des corps par notre société .




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Université Victor Segalen Bordeaux 2
Faculté des Sciences de l’Homme













À CORPS ET À COUPS.
Quand les pratiques à risque participent à la visibilité sociale des errants.



Mémoire de Master 1
Mention Sciences de l’Éducation


Présenté par
Tristana PIMOR



Sous la direction de
M. le Professeur Eric DEBARBIEUX





Année de la soutenance : 2008


Université Victor Segalen Bordeaux 2
Faculté des Sciences de l’Homme











À CORPS ET À COUPS.
Quand les pratiques à risque participent à la visibilité sociale des errants.



Mémoire de Master 1
Mention Sciences de l’Éducation


Présenté par
Tristana PIMOR



Sous la direction de
M. le Professeur Eric DEBARBIEUX





Année de la soutenance : 2008
REMERCIEMENTS :

Je remercie avant tout, Monsieur le professeur E. Debarbieux pour son aide assidue tant sur le plan méthodologique, théorique, organisationnel et son soutien, Monsieur le professeur C. Chambost pour son aide en Anglais. Un grand merci aussi à Jon, mon informateur privilégié, qui m’a permis d’introduire le milieu des Travellers, Passe-Muraille, Patrick, Clara, Bruno et Charlotte pour leur confiance, leurs réflexions, ô combien intéressantes. Agnès Dufour ma partenaire professionnelle de toujours, Peggy Duval, Christophe, Pierre mes camarades étudiants, mon compagnon, ma mère, pour leur patience, leurs relectures et leurs apports si pertinents. M. J-M Delile et Anne- Cécile Rahis qui m’ont fait découvrir et m’ont formé au travail éducatif auprès des toxicomanes.















 TOC \o REMERCIEMENTS : 4
AVANT PROPOS : Une démarche interactionniste..  PAGEREF _Toc73343377 \h 9

INTRODUCTION : Un bref historique des représentations du toxicomane.  PAGEREF _Toc73343378 \h 11

1. DE LA NÉCCESSITÉ DE DÉPASSER LES APPROCHES INDIVIDUALISANTES.  PAGEREF _Toc73343379 \h 17
1.1. Constatations d’un terreau social favorable à la croissance de la prise de risque.  PAGEREF _Toc73343380 \h 17
1. 1. 1. La perte de sens.  PAGEREF _Toc73343381 \h 17
1. 1. 2. Sécurité et risque dans la société actuelle Française.  PAGEREF _Toc73343382 \h 18
1. 2. Définition des conduites à risque : des théories ordaliques à l’approche épidémiologique.  PAGEREF _Toc73343383 \h 20
1. 2. 1. Ordalie et attitudes contra-phobiques.  PAGEREF _Toc73343384 \h 20
1. 2. 1. 1. La vision sociologique de l’ordalie de D. Le Breton.  PAGEREF _Toc73343385 \h 21
1. 2. 1. 2. La vision psychanalytique de M.Valleur et A. Charles-Nicolas.  PAGEREF _Toc73343386 \h 23
1. 2. 1. 3. Une autre approche psychanalytique de la question : les attitudes contra-phobiques.  PAGEREF _Toc73343387 \h 25
1. 2. 2. Les théories par facteurs de risque et de protection :  PAGEREF _Toc73343388 \h 27
1. 3. L’utilité d’une approche socio-anthropologique des conduites à risque autour du rapport au corps et à la mort.  PAGEREF _Toc73343389 \h 30
1. 3. 1. Le problème des conceptions quantitativistes, épidémiologiques et psychanalytiques des conduites à risque.  PAGEREF _Toc73343390 \h 30
1. 3. 2. Le corps et ses représentations ou la mise en lumière de normes.  PAGEREF _Toc73343391 \h 34
1. 3. 2. 1. L’utilité du corps comme indicateur des interactions sociales.  PAGEREF _Toc73343392 \h 34
1. 3. 2. 2. L’historique des représentations du corps.  PAGEREF _Toc73343393 \h 37
1. 3. 2. 2. 1. De l’Antiquité au XIXéme siècle.  PAGEREF _Toc73343394 \h 37
1. 3. 2. 2. 2. Le corps au XX et XXIe siècle.  PAGEREF _Toc73343395 \h 41
1. 3. 3. La mort : cette grande question.  PAGEREF _Toc73343396 \h 48
1. 3. 3. 1. La mort ou une préoccupation fondamentale et commune à toute civilisation.  PAGEREF _Toc73343397 \h 48
1. 3. 3. 2. Les représentations de la mort dans l’histoire.  PAGEREF _Toc73343398 \h 49
1. 3. 3. 2. 1. Du Moyen âge au XVIIIe.  PAGEREF _Toc73343399 \h 54
1. 3. 3. 2. 2. La représentation actuelle de la mort.  PAGEREF _Toc73343400 \h 59
1. 3. 4. La sociologie interactionniste de la déviance.  PAGEREF _Toc73343401 \h 65

2. UNE MÉTHODE ADAPTÉE À UNE POPULATION PARTICIPATIVE.  PAGEREF _Toc73343402 \h 68
2. 1. Le terrain d’enquête : entre cadre et hors-cadre.  PAGEREF _Toc73343403 \h 68
2. 2. La population toxicomane active, des errants.  PAGEREF _Toc73343404 \h 69
2. 3. L’approche qualitative ou le complément nécessaire d’une approche basée sur l’acteur comme définissant les pratiques à risques.  PAGEREF _Toc73343405 \h 72
2. 4. L’entretien compréhensif une méthode à parfaire par l’observation.  PAGEREF _Toc73343406 \h 73
2. 4. 1. L’entretien pourquoi ?  PAGEREF _Toc73343407 \h 73
2. 4. 2. Lieux, techniques, configurations d’entretiens : des biais.  PAGEREF _Toc73343408 \h 77
2. 4. 3. Une rupture épistémologique nécessaire du fait de la familiarité avec la population.  PAGEREF _Toc73343409 \h 80
2. 5. Des rencontres sous le signe de la marginalité, de la convivialité.  PAGEREF _Toc73343410 \h 81
2. 5. 1. Clara ou la vie nomade.  PAGEREF _Toc73343411 \h 82
2. 5. 1. 1. Un entretien marqué par l’assignation éducative.  PAGEREF _Toc73343412 \h 82
2. 5. 1. 2. Clara, une zonarde hyper-dynamique.  PAGEREF _Toc73343413 \h 83
2. 5. 1. 3. La résistance du corps.  PAGEREF _Toc73343414 \h 83
2. 5. 2. Passe-Muraille, ou l’habitant de « partout et de nulle part ».  PAGEREF _Toc73343415 \h 86
2. 5 . 2. 1. De bouches à oreilles.  PAGEREF _Toc73343416 \h 86
2. 5. 2. 2. Portrait d’un gavroche discret.  PAGEREF _Toc73343417 \h 87
2. 5. 2. 3. « Punk is not dead ! »  PAGEREF _Toc73343418 \h 87
2. 5. 3. Jon de l’enfant de la techno au retraité voyageur.  PAGEREF _Toc73343419 \h 89
2. 5. 3. 1. 2007, Plaisanteries et héroïne.  PAGEREF _Toc73343420 \h 89
2. 5. 3. 2. 2007, Jon , le débonnaire, provoqu’.  PAGEREF _Toc73343421 \h 89
2. 5. 3. 3. S’éclater et rien d’autre.  PAGEREF _Toc73343422 \h 90
2. 5. 3. 4. 2008, portrait d’un jeune homme, sur qui la vie coule.  PAGEREF _Toc73343423 \h 93
2. 5. 3. 5. 2008, la perception d’une lassitude masquée par la contestation.  PAGEREF _Toc73343424 \h 94
2. 5. 4. Patrick ou “ l’enfant de 68 ”.  PAGEREF _Toc73343425 \h 101
2. 5. 4. 1. Quiproquos.  PAGEREF _Toc73343426 \h 101
2. 5. 4. 2. Quand la maturité tue l’insouciance.  PAGEREF _Toc73343427 \h 102
2. 3. 4. 3. Changement de vie ?  PAGEREF _Toc73343428 \h 102
2. 5. 5. Bruno et Charlotte : le DJ et l’étudiante.  PAGEREF _Toc73343429 \h 104
2. 5. 5. 1. Un supermarché, pour une super rencontre.  PAGEREF _Toc73343430 \h 104
2. 5. 5. 2. La belle et le protecteur.  PAGEREF _Toc73343431 \h 106
2. 5. 5. 3. Vie de traveller ou rejet d’une vie de robot.  PAGEREF _Toc73343432 \h 109

3. LA DÉVIANCE DES PRISES DE RISQUES, UNE RÉSISTANCE À L’ANONYMAT ET À L’ÉVICTION
SOCIALE.  PAGEREF _Toc73343433 \h 122
3. 1. Le corps outil de revendications, d’étiquetage statutaire, de frontières entre travellers et gens ordinaires.  PAGEREF _Toc73343434 \h 122
3. 1. 1. Entre dualisme et globalisme du corps et de l’esprit.  PAGEREF _Toc73343435 \h 122
3. 1. 2. Le corps outil de plaisir et de liberté.  PAGEREF _Toc73343436 \h 126
3. 1. 2. 1. Corps de jouissance.  PAGEREF _Toc73343437 \h 126
3. 1. 2. 2. Corps d’indépendance.  PAGEREF _Toc73343438 \h 134
3. 1. 3. Quand le corps donne corps.  PAGEREF _Toc73343439 \h 141
3. 1. 3. 1. De l’invisibilité à la visibilité dans la cité.  PAGEREF _Toc73343440 \h 141
3. 1. 3. 2. Corps au cœur de la protestation sociale.  PAGEREF _Toc73343441 \h 147
3. 1. 3. 3. L’appris par corps.  PAGEREF _Toc73343442 \h 151
3. 1. 3. 3. 1. L’apprentissage.  PAGEREF _Toc73343443 \h 151
3. 1. 3. 3. 2. La carrière.  PAGEREF _Toc73343444 \h 155
3. 1. 4. L’apparence physique : une étiquette attribuée et assignée.  PAGEREF _Toc73343445 \h 162
3. 1. 4. 1. Le look traveller ou quand le corps s’adapte aux contextes de vie.  PAGEREF _Toc73343446 \h 162
3. 1. 4. 2. Le corps du rejet.  PAGEREF _Toc73343447 \h 165
3. 1. 4. 3. L’idéologie tatouée dans les pratiques du corps.  PAGEREF _Toc73343448 \h 175
3. 1. 4. 4. L’apparence ou le signe d’appartenance au groupe traveller.  PAGEREF _Toc73343449 \h 183
3. 1. 4. 5. Les pratiques corporelles comme marqueurs de l’établissement d’une frontière Nous / Eux.  PAGEREF _Toc73343450 \h 188
3. 2. Représentations de la mort, divergences de cultures, moyen de provocation, catharsis permettant le maintien de l’ordre social ?  PAGEREF _Toc73343451 \h 197
3. 2. 1. La mort dans la vie, un contrepoint culturel.  PAGEREF _Toc73343452 \h 197
3. 2. 1. 1. La bonne et la mauvaise mort chez les errants.  PAGEREF _Toc73343453 \h 199
3. 2. 1. 2. L’autre mauvaise mort : la mort sociale.  PAGEREF _Toc73343454 \h 204
3. 2. 2. La mort, un bon argument pour attirer l’attention.  PAGEREF _Toc73343455 \h 218

CONCLUSION : Une alerte au sens.  PAGEREF _Toc73343456 \h 223

BIBLIOGRAPHIE  PAGEREF _Toc73343457 \h 229
LEXIQUE.  PAGEREF _Toc73343458 \h 234
EXPLICATION TYPOGRAPHIQUE :  PAGEREF _Toc73343459 \h 235
ANNEXES : EXTRAITS D’ENTRETIENS SIGNIFICATIFS DES BIAIS MÉTHODOLOGIQUES :  PAGEREF _Toc73343460 \h 236


RÉSUMÉ EN FRANÇAIS, ESPAGNOL ET ANGLAIS :  PAGEREF _Toc73343461 \h 238
1. Résumé en français :  PAGEREF _Toc73343462 \h 238
2. Resumen en español :  PAGEREF _Toc73343463 \h 239
3. English abstract :  PAGEREF _Toc73343464 \h 240








Ò AVANT PROPOS :Une démarche interactionniste..

S’interroger sur le rôle social des conduites à risque chez les jeunes errants toxicomanes nécessite à la fois de prendre en compte le contexte macrosociologique afin de comprendre l’influence des changements structuraux français sur l’émergence de ces pratiques, mais aussi d’analyser ce phénomène du point de vue des acteurs dans une approche microsociologique. L’évolution de la société française, de ses valeurs, croyances, normes, représentations, n’est pas étrangère à l’apparition des toxicomanies et des conduites à risque, qu’il s’agisse de sports extrêmes socialement acceptés, de consommation d’alcool ou de pratiques plus marginalisées. En effet, l’individu et la société sont interdépendants et se constituent l’un l’autre, la conscience individuelle et le monde social sont les deux pôles d’une même réalité continue. Parler de prises de risque et de toxicomanie, c’est alors parler de déviance à la façon de H.S. Becker, de trajectoires. On ne peut en effet comprendre le positionnement, le cheminement toxicomaniaque, en faisant l’impasse sur les interactions entre les individus, leurs groupes d’appartenance, le groupe dominant, le contexte, la situation, et l’action. La déviance renvoie à une norme constituée par un groupe dominant et non adoptée par d’autres individus. Certains vont clairement démontrer qu’ils n’adhérent pas aux normes du groupe dominant tout au long d’une carrière déviante. Cette évolution dans l’inscription d’un mode de vie en marge ne peut évidemment se faire que par l’étiquetage des dits déviants par le groupe dominant. La déviance est donc un jeu entre une transgression d’une part et une catégorisation, une stigmatisation sociale d’autre part. Certes, les pratiques à risque outrepassent les normes du groupe dominant de notre société, mais elles constituent aussi une facette d’un mode de vie pour chaque errant. Elles ont donc un double statut selon le regard que l’on adopte : norme ou déviance.

C’est dans l’optique interactionniste symbolique de l’homme, produit et producteur de son environnement, qu’il semble fondamental de déterminer l’évolution des normes, des croyances, du sens octroyé à l’existence, du statut de l’individu pour le groupe dominant et de les confronter à ceux des groupes d’errants. C’est au prix de ce va et vient qu’il sera peut-être possible de comprendre le sens de telles pratiques d’un point du vue sociologique.
C’est donc un bref aperçu historique des évolutions structurelles et des représentations des drogues et des usagers que je vais développer en guise d’introduction. Cette interrogation historique se poursuivra ultérieurement dans la revue sur la question au sujet de l’apparition de la notion de sécurité et de risque et tire aussi sa légitimité d’un point de vue épistémologique.  Les agents sociaux étant le produit de l’histoire de tout le champ social, ce détour historique permettra de rompre avec les prénotions, et les présupposés inhérents à chaque chercheur et pour ma part d’éviter l’écueil lié au caractère familier de ma relation à la population des errants.

















INTRODUCTION : Un bref historique des représentations du toxicomane.

C’est à partir du XIXe siècle, en France, dans un système holistique où la destinée sociale de chacun était clairement établie, où les valeurs, normes, croyances étaient bien définies que l’on voit émerger le thème des drogues. L’utilisation de l’opium et de la morphine se faisait alors dans un cadre médical. Les opiacés permettaient d’anesthésier les patients, de soulager les maux de l’esprit et pour une petite frange de la population médecins, artistes d’acquérir une normalité idéale, d’aiguiser le cerveau. À cette époque, la drogue ne suscitait pas d’inquiétude, mais permettait de ressentir des sensations pures, de mettre à l’épreuve sa singularité et de dépasser ses limites. Souvent, le plaisir était découvert suite au traitement contre la douleur. Fin du XIXe siècle, suite à la guerre de Prusse, on voit apparaître la notion de dépendance liée à une représentation de déchéance. Le Dr Levinstein classe les pratiques de consommation de substance psycho actives, sous le terme de manie. À partir du premier quart du XXe siècle, cette dénomination se transformera en toxicomanie. L’image de la drogue devient donc stigmatisante et négative. Les usagers morphinomanes sont catégorisés en deux groupes : les bons, non responsables de leur dépendance, et les mauvais, responsables, acteurs d’un vice. La drogue était ainsi significative du fantasme individualiste de liberté sans limite, dans une société très structurée où l’individu était tenu de se soumettre au système. Elle symbolisait par conséquent, un monde privé, sans borne. « La drogue est devenue progressivement un problème de société en se construisant historiquement comme une négativité, comme la part maudite des techniques de multiplication de l’individualité. ».
Les années 60 en France, grâce à la croissance des revenus, font basculer la population dans une société de consommation de masse, de jouissance dans le présent. Le déclin du politique s'esquisse. La lutte des classes, le fatalisme social qui encadraient les groupes sociaux se sont vus remplacer petit à petit par le désir, la croyance individuelle d’une potentielle réussite sociale. Les croyances, les traditions, les orientations de vie des classes sociales se sont vues voler la vedette par la consommation donnant accès à un plaisir immédiat et vecteur de protection. L’individu est alors, dans le maintenant, l’abondance, et ne se préoccupe plus du futur, ni par conséquent, de son héritage culturel dont il cherche à se détacher.  Il regarde vers l’Amérique.
À la même période, après les événements de mai 68, la drogue va se diffuser de façon plus massive. Elle symbolise ici la revendication à disposer de soi, un vecteur de réalisation personnelle, dans un militantisme politique faisant écho aux principes de la contre-culture Américaine. Mais elle est toujours perçue de façon négative car elle remet en cause les principes d’éducation tutélaire, émancipe la jeunesse sur le plan culturel malgré un fonctionnement encore holistique tendant vers un individualisme, plébiscitant le plaisir personnel.
La loi de 1970 va donc intervenir pour interdire son usage dans la sphère privée car auparavant il était seulement interdit dans le monde public (loi de 1916). L’Etat providence dicte encore les pratiques publiques et privées. Cette légifération va se centrer sur deux plans : le judicaire en termes de sanction pénale et le soin par l’injonction thérapeutique. On envisage encore la dépendance comme un manque de volonté dont la solution se situe dans l’abstinence et la désintoxication. La drogue est donc perçue comme une épidémie qui touche la jeunesse, c’est une faute contre soi et contre la société.
Aux conflits collectifs qui engendraient des progrès économiques et sociaux dans une société où l’individu était soumis au système, s’érige comme modèle d’épanouissement dès la moitié des années 70, la réussite par soi-même fondée sur le mythe du « self made man » importé des Etats-unis. Cette société individualiste va s’asseoir dans les années 80 et promouvoir la dynamique entrepreneuriale, le culte de la performance, en s’appuyant sur la croyance d’un développement technologique bénéfique, source de bien être et de solution à la crise économique. L’entreprise se substitue à l’Etat. On n’attend plus que l’Etat règle les problèmes sociaux, c’est à l’individu de faire face. L’ascension sociale individualisée est plébiscitée quelle que soit son appartenance sociale « Être soi, pour gagner ! ». On croit fermement au principe d’égalité.
Dans ce contexte, la drogue perd sa valeur politique et devient le symptôme d’un enfermement dans la sphère privée, d’une déstructuration du social. L’image du grand toxicomane renvoie alors, à la déchéance, la désocialisation mais aussi au plaisir immédiat. Le consommateur est un toxicomane et la drogue un fléau.
1990, la crise économique s’accentue, les illusions d’ascendance sociale s’effritent. L’entreprise tout comme l’Etat n’est plus en mesure de répondre aux aspirations de la population. Toutes les classes sociales sont maintenant touchées par le chômage—toute proportion gardée. La mobilité ascendante va même pour certaines familles se renverser en mobilité descendante. C’est une société frustrée qui refuse encore de faire le deuil d’un ascenseur social défaillant et d’une égalité théorique. Malgré tout, la peur de l’exclusion s’affirme, le SDF devient l’anti-modèle dans lequel on craint de se réincarner du jour au lendemain.
« L‘individu souffrant semble avoir supplanté l’individu conquérant. ». Ces deux figures coexistent dessinant les contours d’un monde qui ne donne plus d’orientations. « Chacun, désormais indubitablement confronté à l’incertain, doit s’appuyer sur lui-même pour inventer sa vie, lui donner sens et s’engager dans l’action. ». L’individu est plongé dans l’hypothétique, l’angoisse car « (…) la prise en charge collective des destins individuels était attribuée à des institutions et à des acteurs organisés, aujourd’hui la responsabilité de ces mêmes destins est de plus en plus reportée sur l’individu lui-même. » .

L’individu Durkheimien, socialisé, adapté aux normes, règles, croyances, à la hiérarchie d’une société dont le seul but était d’atteindre la place à laquelle il était destiné, fait place à « l’individu incertain » qui doit avant tout s’améliorer, se parfaire lui-même, se gouverner seul dans une société où une seule norme est claire : l’autonomie. Chacun doit alors user de sa liberté de façon responsable en s’interdisant, se limitant selon sa propre loi. L’individu s’appuie alors sur le privé pour gérer le public et publicise le privé.
C’est dans cette conjoncture macro-sociale que la toxicomanie s’est vue s’étendre au rythme de l’individualisme social. Si auparavant la société régissait les destins sociaux, séparait bien la sphère privée de la sphère publique, aujourd’hui il n’y a ni directions claires, ni frontières nettes. La drogue interrogerait donc cette perte de sens social et les frontières publiques / privées en «  symboli(sant) les limites du droit à disposer de soi au-delà desquelles on ne fait plus société (…) ». Quelle part de contrôle le public peut-il avoir alors sur le privé ? Les pratiques toxicomaniaques permettraient de poser cette question fondamentale du cadre définissant le droit à disposer de son propre corps.
C’est à partir de ces constatations historiques et structurelles, qu’il conviendrait d’affiner dans de futures recherches, qu’il semble en effet important de se questionner sur les conduites à risque des errants. Dans une société individualiste où les croyances, le sens même de l’existence ne sont plus définis, où les seules données claires sont des injonctions à la prise de risque, au défi dans des contextes définis, les errants risqueurs nous renvoient cette indétermination d’un social paradoxalement coercitif dans son organisation, à travers une pratique du risque et du corps ne répondant pas aux attentes sociales et même les dérangeant. Ce corps serait peut-être alors un terrain de contestation de l’ordre social, dans lequel les errants jouent avec la signification de la mort. Et qui mieux que la mort peut interpeller et choquer l’homme ordinaire et permettre par la même d’aborder l’étiolement des liens sociaux, le manque de repères et de symbolique. Ces pratiques en revendiquant un mode particulier de relation au corps et à la mort ne permettraient-elles pas aux toxicomanes de s’inscrire d’une certaine façon dans le social ? D’une façon spécifique à laquelle nos préjugés sur l’exclusion sociale n’ont pas permis que l’on s’interroge.

Cette étude se déroulera donc en deux temps. Le premier en Master 1 se bornera à défricher un cadre d’analyse anthropologique et socio-historique des représentations du corps et de la mort, à interviewer par le biais d’entretiens non-directifs des personnes appartenant à la population des toxicomanes errants. Le Master 2 permettra de réaliser une observation participante dans le but de mieux comprendre les interactions inter groupales et sociétales, afin d’inscrire ses pratiques individuelles dans le champ plus global du social, d’en comprendre leur porté sociologique, les influences plus structurelles afin d’éviter le piège de ce que Pierre Bourdieu appelle une sociologie spontanée.
Dans un premier temps, j‘évoquerai donc le cadre social et historique dans lequel s’inscrivent les pratiques à risque intégrées socialement ou non, à travers un état des lieux anthropologique, sociologique de la société actuelle, et l’évolution des notions de sécurité et de risque. Une présentation des trois grandes théories explicatives des pratiques à risque chez les toxicomanes que sont : les conduites ordaliques, les attitudes contra-phobiques et l’approche par facteurs de risque, permettra de démontrer que les seuls champs de la psychanalyse même employée dans une analyse sociologique, ou de l’épidémiologie ne peuvent rendre entièrement compte du phénomène. Si la dimension sociale y est abordée, c’est de manière relativement succincte et causale comme agissant sur la psyché, sur les comportements des individus malgré eux. Elle serait un des facteurs parmi d’autres (familiaux, psychopathologiques, génétiques). L’individu n’est alors pas conscient de la portée de ses actes, ni de leurs ancrages sociologiques. À cette approche extérieure du phénomène, je propose une approche de l’Intérieur à travers les yeux des acteurs afin de saisir toute la rationalité et les buts de ces pratiques. Puis j’exposerai les transformations du rapport au corps et à la mort sous un angle anthropo-historique afin de démontrer la nécessité d’un regard socio anthropologique sur la question. Comprendre la genèse, l’évolution des représentations sociales du corps et de la mort et les comparer à celles des jeunes errant risqueurs pourrait apporter un éclairage sur le rôle social de ces pratiques. Pour poursuivre dans cette première partie, j’exposerai brièvement les théories de la déviance de Becker qui bien qu’apparemment n’ayant pas précisément à voir avec le sujet, permettront durant l’analyse de comprendre comment, par le corps, l’étiquetage déviant peut se produire.
Dans un second temps, une présentation du terrain d’enquête, une définition de la population errante seront développées, suivies d’une description de ma méthodologie d’enquête qui explicitera le choix, et la façon dont ce sont déroulés les entretiens, les biais et difficultés, pour aboutir sur des portraits de chaque interviewé permettant de dépeindre plus en détail les spécificités de ce groupe.
Enfin, dans un troisième temps, une analyse comparative, transversale et thématique du rapport au corps et la mort des errants sera développé. La sous partie traitant du corps donnera lieu à une identification des mécanismes d’apprentissage, de carrière et de stigmatisation afin d’appréhender le rôle social des conduites à risque comme participant à la mise en œuvre de frontières entre le groupe errant et le groupe des normaux. Pour clôturer ce chapitre, nous tenterons d’établir les représentations et les pratiques en relation avec la mort dans le but de mesurer les écarts entre ces dernières et celles de la société normée, pour entrevoir le sens qu’ont les mises en péril pour les errants en référence avec leur quotidien et les normes, valeurs, croyances sociétales.















1. DE LA NÉCESSITÉ DE DÉPASSER LES APPROCHES INDIVIDUALISANTES.
Constatations d’un terreau social favorable à la croissance de la prise de risque.
1.1.1. La perte de sens.

L’accélération des processus techniques et sociaux déracine les systèmes de sens et de valeurs permettant à l’homme d’orienter sa vie avec un sentiment de sécurité. Les progrès scientifiques qui devaient lutter contre le hasard, la mort, la précarité portent paradoxalement aussi en eux la possibilité de la destruction totale de l’homme (centrale nucléaire, fabrication de pesticides…). Sur le plan social et culturel, du fait de l’individualisme, les valeurs essentielles deviennent contradictoires et n’offrent plus le soutien anthropologique, le holding du passé. Elles sont davantage indicatrices de conduites que pourvoyeuses de sens et par conséquent peu investies par les acteurs. Or, la consistance du sens efface la brutalité de la relation au monde et aux autres « Elle donne à l’homme, le confort de se mouvoir à l’intérieur d’un univers cohérent et familier, prévisible dans le déroulement de ses séquences. ». Les principes rationnels qui guident nos relations sociales sont affaiblis quant à leurs qualités anthropologiques et laissent l’individu faire face à des difficultés avec des ressources amenuisées. Les événements sont alors vécus sans médiation dans une sorte de nudité car détachés d’un système symbolique ; pour leur résister l’individu va devoir recourir à la créativité personnelle pour élaborer de nouveaux rites, valeurs, et des réseaux d’aide. «  Quand le sens se retire en partie de la relation au monde, il reste l’objectivité des choses, le monde presque brut, inégal et disponible : la perte de référence étend considérablement la marge d’action personnelle ». Le don du sens vient alors de l’individu. La liberté laissée aux acteurs nécessite de leur part les outils adéquats pour s’orienter. L’individu s’autoréférence lui-même, trouve en lui ce qu’il trouvait dans le système social : des valeurs, du sens. Selon D. Le Breton, les conduites à risque acceptées ou non socialement seraient alors « une contre-bande » rituelle pour restaurer du symbolique sans lequel les individus s’exposent à la mort sociale. La mort, le signifiant ultime, pourrait être le seul offrant ce sens manquant.

À ce déficit de sens, s’ajoute le culte de la performance, de l’exploit, du défi et de la compétition. « Sommé de faire sans cesse ses preuves (…), dans une société où les références sont innombrables et contradictoires, l’individu cherche dans une frontalité avec le monde une voie royale de mise à l’épreuve de ses ressources personnelles d’endurance, de force, de courage». Les acteurs attacheraient d’autant plus d’importance à leur endurance physique que cette valeur se raréfierait dans le monde du travail. Les sports à risque offriraient alors une arène idéale pour se confronter à ses limites et tester sa résistance.

De même, la notion de survie jouerait un rôle important, elle se réfèrerait à l’imaginaire de la disparition du social par catastrophes, qui définirait l’individu par son caractère fragile et vulnérable soumis à la dangerosité de son environnement. La société occidentale amoncelle les techniques qui permettent d’accroître la sécurité de ses membres. Cette sécurité et cette technicité poussent l’homme à reprendre contact avec la nature par le biais d’activités périlleuses comme les raids, les trekkings, les stages de survie ou autres pratiques sportives extrêmes. L’individualisme trouverait là un terrain de prédiclection car l’homme se trouverait seul face aux éléments, face au monde auprès duquel il doit démontrer sa valeur singulière qui fait de lui un homme bien plus exceptionnel qu’un autre. En effet, dans un monde où le travail s’est parcellarisé, où chaque sujet est considéré comme remplaçable, ne peut-on pas imaginer que les pratiques extrêmes socialement acceptées, pourraient servir d’outil de réassurance individuelle sur ses capacités et sa spécificité ?
1.1.2. Sécurité et risque dans la société actuelle Française.
Dans la société française, sécurité et risque ne sont pas opposés, ni l’un ni l’autre ne sont affirmés comme valeurs constantes. Leurs statuts varient selon les situations et les acteurs. 
En revanche le rôle de toute société est d’éradiquer les risques que peuvent encourir ses membres grâce à son organisation sociale et culturelle. C’est donc l’une de ses fonctions anthropologiques de protéger les individus et de leur assurer un rapport au monde sécurisé. Les conduites en situations potentiellement dangereuses sont codifiées et planifiées afin d’éviter tout danger (code de la route, planification d’actions sanitaires en cas de pandémie, …). Les souscriptions d’assurances variées et diverses envahissent le quotidien des acteurs et soulignent leur sentiment d’insécurité. Malgré tout, l’existence humaine implique toujours la survenue de risques et oscille donc entre vulnérabilité et sécurité.

Le risque et la sécurité sont des notions socialement construites, dépendantes, des lieux, sociétés, temps dans lesquels elles s’inscrivent.
La préoccupation du risques est apparue il y a quelques décennies. Auparavant, les accidents étaient interprétés sur le mode du divin, ou du moins intégrés dans une perspective religieuse. Les significations des catastrophes étaient imputées à la volonté de Dieu de punir ou de tester l’homme quant à sa foi. Le risque était donc de perdre sa protection.

La notion de sécurité, elle, intervient au Moyen Age avec la naissance des assurances, mais s’est surtout développée à la Renaissance car valorisée par l’émergence des idées laïques. Pour Lutter et Hobbes, la sécurité relevait du devoir de l’Etat. Depuis fin 1970, le risque est traqué dans tous les secteurs de la vie sociale. L’Etat et les collectivités territoriales sont devenus des figures de protection. Le projet sécuritaire est lié à l’émergence de l’individualisme et de la rationalité hérités du Siècle des Lumières (Descartes, Rousseau). Cette rationalité est portée par l’imaginaire du contrôle du désordre et du hasard dans un fantasme de maîtrise.
Le progrès scientifique, technique, issu de cette rationalité qui devait nous protéger se retourne quelquefois contre nous (électrocution, nucléaire…). Le sentiment de vulnérabilité s’accroît à mesure que la médiatisation s’empare de nouveaux faits catastrophiques car « la peur est moins liée à l’objectivité du risque qu’aux imaginaires induits. ». Cette crainte entraîne « un pessimisme méthodologique » consistant à prévoir tout danger susceptible de jaillir.
La traque préventive du risque pour l’abolir nourrit pourtant la peur qu’elle tente d’effacer ; le resserrement de la sécurité réduit la liberté des acteurs, les conduites à risques permettraient alors, de lever provisoirement ces contraintes. En revanche, les normes de leurs utilisations existent ; il ne s’agit pas de prendre des risques pour tout et n’importe quoi. Ces notions sont contextualisées et leurs statuts diffèrent selon les circonstances. Là où la sécurité n’est pas remise en cause, il n’y a pas de raison de valoriser le risque pour le risque. C’est en ce sens que la mise en danger de la santé par des pratiques déviantes, n’est pas tolérée socialement. En contrepartie il y a bien deux champs où la prise de risque constitue une qualité individuelle : le travail et les activités sportives. Dans ces deux secteurs, elle symbolise le courage, la créativité, la singularité, la compétition, la performance, la détermination. La prudence, quant à elle, est rarement valorisée et elle est associée aux individus conformistes, moyens, menant une existence routinière, dénuée de tout intérêt.

Les toxicomanes voudraient-ils s’affranchir des codes sécuritaires imposés qui les entravent, en prenant des risques là où il ne convient pas d’en prendre ? Cette affirmation de liberté et de refus de tutelle étatique quant à la gestion de leur sphère privé, ne se traduisent-ils pas dans le corps grâce aux conduites à risque ?
1. 2. Définition des conduites à risque : des théories ordaliques à l’approche épidémiologique.
1. 2. 1. Ordalie et attitudes contra-phobiques.
Les thèses de A. Charles-Nicolas, M. Valeur et de D.Le Breton qualifient les conduites à risque liées aux addictions ou au sport, de conduites ordaliques. L’ordalie historiquement était un rite judiciaire pratiqué dans les sociétés traditionnelles de l’Antiquité et du Moyen Age. « Elle témoign(ait) de l’adhésion unanime de la collectivité à un univers où tout se tien(nait), où Dieu ou les dieux veill(ai)ent jalousement à la destinée des hommes, où toute action de l’un d’eux dépend(ait) d’une nécessité dont il n’(était) pas le maître. ». La puissance surnaturelle sollicitée était dans l’obligation de répondre à la demande communautaire afin de lui signifier de façon claire l’innocence ou la culpabilité de la personne mise en cause pour sorcellerie. Il s’agissait de sociétés où le profane et le sacré étaient intimement liés, où le sujet était soumis au groupe où il n’existait pas en tant qu’individu. C’était une solution publique à une crise entre un homme et le groupe. Si l’individu était déclaré innocent, il retrouvait sa position sociale initiale, consolidée de plus, par l’épreuve. S’il était coupable l’ordalie consacrait la rupture individu / groupe, par la mort. L’énoncé du jugement se confondait alors avec la sentence : c’était la mort ou la vie. Ce rituel de conciliation sociale, de pacification de tensions intra-groupales tirait sa légitimité du jugement établi par Dieu.
1. 2. 1. 1. La vision sociologique de l’ordalie de D. Le Breton.
D. Le Breton cherche à unifier les théories sociologiques qui constatent une perte du sens et de ritualité collective, avec une approche psychologique expliquant les conduites ordaliques comme étant un défaut de holding, d’estime de soi. L’ordalie utilise le risque comme matière première et se définit comme le degré supérieur de la prise de risque. La latitude de sortir indemne de la situation est plus réduite que dans une prise de risque classique, du fait que l’individu ressente l’obligation d’aller vers l’ultime limite. Les conduites ordaliques sont donc plus proches de la mort que le risque, bien qu’il ne soit aucunement question de la rechercher en tant que fin à la vie.

Dans nos sociétés occidentales, l’ordalie réapparaîtrait mais sans la légitimité et la teneur symbolique d’un rite. En effet, le rite traditionnel par sa dramatisation du changement permettrait d’apprivoiser le regret, la peur, d’abandonner une situation familiale paisible, afin d’accéder à une existence nouvelle et responsable. Il baliserait l’avenir, ôterait les incertitudes concernant le sens et la valeur de l’existence. Il enracinerait le jeune dans la mémoire, l’appartenance collective confirmant son identité personnelle et sociale. Les marques dans la chaire serviraient de signes attestant de son lien au groupe. Le jeune, grâce à son courage, sa détermination, pourrait alors justifier d’une légitimité au changement de statut. Le rite renforcerait donc aux yeux de cet individu les fondements de la société qui subviendrait en retour à la sacralisation et la fortification du système. Il s’agirait donc d’une seconde naissance vers une vie autonome et responsable inscrite dans un contexte collectif.

Dans l’ordalie, c’est l’individu et non le groupe qui recourt sans le savoir, à une structure anthropologique pour garantir son existence. En se confrontant à la mort par le biais de situations à risque, il chercherait à affirmer son droit à exister, sa légitimité et un sens à son existence. Cette ordalie ignorerait le but social qu’elle poursuivrait ; « elle interroge l’avenir d’un individu coupé de son sentiment d’appartenance à la société et ne répond qu’en ce qui le concerne ». Elle muterait de rite social en un rite de passage individuel. Le rite étant une cérémonie collective socialement valorisée avec une forte teneur symbolique permettant au novice la modification de son statut social ; pour D. Le Breton, l’ordalie ne serait pas réellement un rite de par son caractère individuel et en conséquence elle ne permettrait pas le changement de statut social. En cela, les conduites à risque relèveraient plus d’un  rite de contrebande. S’y ajoute le fait que la fonction d’apaisement serait ici liée au choix d’un affrontement brutal avec la mort, et non d’une rencontre métaphorique à la mort comme dans le rite traditionnel pourvoyeuse de sens. Sa structure anthropologique en tant que révélateur de l’identité du sujet grâce à un changement, lui confèrerait tout de même, en partie, un contenu rituel.

Actuellement, le jeune doit trouver seul son rite « dans une société régie par le mouvement d’incertitude, aucune écluse rituelle n’est en mesure de favoriser le passage propice et unanime à l’âge d’homme en garantissant au jeune que son existence possède une signification, une valeur. ». Il va donc user d’un symbolisme de contrebande en testant ses limites, en se confrontant au monde pour se procurer un contenant. Le rite étant solitaire, ces effets symboliques seraient provisoires, nécessitant son renouvellement. Cet acte de contrebande serait une façon de remplacer le holding familial, social et culturel. Pour répondre à l’absence de repères générant une impression de vertige et de blancheur, l’individu combattrait cette mort par une mort dont il prend l’initiative. « Le saut dans le vide est la meilleure manière de combattre le vide ». Les rites adolescents qui font du risque leur matière première sont désapprouvés par la société globale. Ces rites se situeraient alors dans une position de contrebande reboutant le symbolique et tentant de maîtriser l’insaisissable d’une période confuse et pleine d’angoisse. Le jeune ressentirait l’exigence de se frotter au signifiant majeur : la mort, pour garantir sa vie. Il serait donc question intrinsèquement, d’une quête de signification où l’on jouerait sa vie pour la sauver, lui redonner sens et valeur avec un certain contrôle sur les circonstances de l’épreuve.

L’ordalie servirait également à résoudre une tension durable entre l’individu et la trame sociale, en la provoquant. Ainsi, par la brutalité de son acte, l’ordalique resserrerait les liens autour de lui par les soins qui lui seraient apportés. Ce ne serait plus une épreuve judiciaire mais existentielle qui traduirait un défaut de holding social, familial, relationnel. Le sentiment de holding chez les toxicomanes étant sans consistance, le soutien se ferait alors grâce à la consommation de produits psychotropes et la prise de risque. L’individu n’étant pas investi, il ne pourrait à son tour investir une figure dans l’environnement, ni davantage lui-même.
Afin d’éclairer ces conceptions psychologiques qui soutiennent les thèses sociologiques de D. Le Breton, penchons nous justement sur le concept d’ordalie d’un point de vue psychanalytique.
1. 2. 1. 2. La vision psychanalytique de M.Valleur et A. Charles-Nicolas.
« La conduite ordalique, diffraction psychologique ou psychopathologique de l’ordalie, se définit comme besoin et quête de régénération. ». Le toxicomane aurait pour nécessité de se confronter à la mort pour trouver le sens de son existence, se voir garantir sa condition à exister par une force surnaturelle, un tiers. La conduite ordalique serait un comportement répétitif de prises de risque avec le désir de contrôler ce risque. En gérant le dosage du danger, l’ordalique ne ferait que maîtriser son angoisse. Plus qu’une autodestruction sacrificielle, le toxicomane jouerait de notre peur de sa mort, « nous laisse(rait) entendre qu’il entretien(drait) avec elle un rapport ambigu et complice. ». La violence qui se dégage de la toxicomanie serait due à la position d’équilibre instable que choisit le preneur de risque en se maintenant sur une limite. Il jonglerait avec la mort dans une transgression permanente.
« Les toxicomanes vrais ont fait le choix de la dépendance et celui du maintien de la prise de risque. ». La conduite à risque serait une tentative de mettre fin et de se rendre maître de sa dépendance par la rencontre avec un objet extérieur dans le but de pouvoir vivre. Elle serait par conséquent issue d’une révolte contre la dépendance.

Une des caractéristiques du comportement toxicomaniaque, le pouvoir, se relèverait dans le fait d’assumer, de maîtriser pleinement son plaisir, sa souffrance et un savoir sur les drogues intransmissibles. Le toxicomane se trouverait donc en position de domination, dans une relation de défi héroïque à la mort. Il convoiterait la proximité d’une mort à la fois recherchée et niée dans une tentative mégalomaniaque et solitaire d’auto-engendrement, à travers des sensations de mort et de résurrection. Les conduites à risque contribueraient dans cette perspective, à une tentative de maîtriser l’Autre ou de se fondre en lui. Il serait question d’une instauration d’un rapport direct à l’Autre, source de loi, représentant le destin, la chance, ou Dieu. Toutes les conduites à risque des adolescents seraient une quête de sens, de repères, de valeurs, de limites, quête aussi d’une dimension d’initiation de passage et d’épreuve. L’adolescent ressentirait le besoin d’un rappel de la Loi au moment du passage à l’age adulte, de l’inscription en tant que membre de la collectivité.

La prise de risque adolescente viendrait rappeler l’ordalie primitive de la naissance, socialement ritualisée par le baptême. Par le choix du prénom, l’enfant se verrait inscrit dans une lignée fantasmatique, chacun cherchant des ressemblances, signes de lien avec d’autres adultes. La fonction du rite produirait par définition une rupture de la fusion mère / enfant en inscrivant la relation dans le cadre socio culturel. C’est donc une première fonction de loi qui « confère à la vulnérabilité du nouveau-né, à la précarité de sa survie, le sens de l’épreuve ordalique. ». L’échec de cette séparation équivaudrait à la mort. Cette épreuve d’indépendance aux parents se rejouerait à l’adolescence, se déroulant plus ou moins bien en fonction du vécu de l’ordalie originelle. Chez certains, la difficulté à trouver une réponse stable et à asseoir le passage à la vie d’adulte, se traduirait par la répétition inlassable de l’épreuve. Se serait même pour quelques individus, dans cette « répétition (,) que l’acte prend(rait) la dimension d’acte de foi —de défi. ». La limite ne pourrait en effet, provenir que de l’Autre, juge de l’ordalie, de dieu.
Les conduites ordaliques chez les toxicomanes révéleraient des pathologies du narcissisme et de l’estime de soi dues à un défaut de holding durant l’enfance. Dans cette quête d’autorisation à vivre, l’ordalique s’évertuerait à unifier ses identifications, à intégrer son image du corps, à se défendre des pulsions auto et hétéro destructrices. Au même moment, pris au piège de son propre plaisir, le preneur de risque deviendrait l’objet, le jouet du jeu qu’il a lui-même initié. Il risquerait alors de se tuer pour sauver son Moi.
1. 2. 1. 3. Une autre approche psychanalytique de la question : les attitudes contra-phobiques.
L’approche contra-phobique se situe dans la même lignée que la précédente : le recours aux conduites à risque se lierait à une angoisse infantile nécessitant d’être surmontée. L’originalité de cette vision rédide dans l’association de la jouissance à des sensations anxiogènes. Les concepts d’ordalie et d’attitudes contra-phobiques postulent tous deux, que la genèse de ce comportement serait issue de la difficulté d’accès à une véritable identité se traduisant donc par le besoin de transgression de « la limite mort » afin de réassurer la valeur de son existence.
Ces attitudes consistent ici, à utiliser un « objet contra-phobique » pour affronter et se protéger de situations anxiogènes. La confrontation à un danger choisi, à une situation anxiogène, soumettrait le sujet à une épreuve psychique et physique lui procurant de la jouissance. Le plaisir émanerait du résultat de la maîtrise d’une angoisse infantile non contrôlée. Le fait que le sujet découvre qu’il a les capacités de faire face à certaines conditions anxiogènes entraînerait l’arrêt de dépenses énergétiques qui sera alors vécu comme une victoire par le Moi. À cela s’ajoute un plaisir de type érogène dû aux sensations tactiles, d’équilibre, qui accompagne l’action de maîtrise. L’intensité de ce vécu se verrait de plus, renforcée par l’apparition même de l’angoisse. Pour que l’angoisse mute en plaisir, il faudrait que la souffrance de la prise de risque ne dépasse pas un certain stade. « Le plaisir de l’angoisse correspond en fait à une libidination de celle-ci, une des voies qu’ont appris à emprunter de manières privilégiée les individus qui tentent de surmonter un traumatisme anxiogène ancien. ». En transformant ses ressentis (peur en angoisse, déplaisir en plaisir), et ne pouvant les expliquer comme s’ils faisaient fonction de tabou, le sujet met en lumière le caractère libidinal du plaisir véhiculé par les conduites à risque.
Lors des actions à risque, le sujet se ressentirait comme transporté en dehors de lui-même au prix de sa possible perte, et au même moment enivré par le vacillement de ses limites. Le degré de jouissance étant corrélé à celui de l’angoisse, Y.Assedo avance que l’on peut les « qualifier d’expériences de jouissance ». Ces pratiques risquées pourraient déséquilibrer les limites de soi en les rendant confuses, en les amenuisant jusqu’à leur perte, mais produiraient au même moment du plaisir.
La mort deviendrait alors synonyme de sanction de l’attrait pour le risque et permettrait au sujet de se sentir exister et même réexister. Cette forme de renaissance découlerait d’une réintégration de soi par la remise en place de limites grâce à la mort.
Y. Assedo partage le même point de vue que M.Valleur quant au but de telles pratiques, générant le triomphe de la vie dans la lutte avec la mort cela afin de renforcer un sentiment d’identité précaire. En bravant l’interdit de la mort, le sujet se vivrait comme maître de lui-même, pris dans un fantasme d’auto-engendrement visant à atteindre une autonomie qui ne serait que partiellement acquise. Cette transgression volontaire et répétitive procéderait d’un vécu infantile traumatique : d’« une expérience de proximité avec la mort psychique. ». La relation à la mère vécue comme oppressante, fusionnelle entraînerait une séparation trop hâtive avec l’enfant. L’enfant ainsi enserré par un lien aliénant, ne pourrait être secouru par le père n’arrivant pas à le détendre. Ne faisant pas tiers, la relation paternelle accentuerait un vécu angoissant de cette première relation (mère / enfant). Par la suite, lors du complexe d’Oedipe, les limites seraient tellement peu dessinées par le manque de différenciation mère / enfant et le déficit de rupture normalement induite par la fonction paternelle, qu’elles ne contiendraient pas les pulsions. Le sujet ne cesserait alors de questionner son inscription dans un modèle duel (mère / enfant) ou ternaire (père / mère / enfant), et n’aurait pas les capacités par conséquent de définir son identité. L’individu fragile recourrait ainsi, à des limites de substitution à la fonction paternelle de Loi et d’accès au symbolique. La relation maternelle empreinte d’angoisse développerait chez le sujet un goût pour les objets anxiogènes, liant l’amour et la mort. Les pratiques à risque serviraient par conséquent à colmater des fissures psychiques et identitaires issues de la triangulation instable.
Afin de parfaire cette revue sur la question des divers modèles explicatifs et définitionnels des conduites à risque, il m’a semblé fondamental d’accorder un temps aux approches par facteurs de risques et de protection, nouvellement connu par les intervenants en toxicomanie.
1. 2. 2. Les théories par facteurs de risque et de protection :

Bien que n’étudiant pas particulièrement la population du milieu de la musique électronique, j’ai pu me rendre compte, lors des entretiens, que tous fréquentaient l’espace festif techno. En ce sens il m’a paru important de faire part des résultats de l’enquête « Pratiques et opinions liées aux usages des substances psychoactives dans l’espace festif « musique électronique » afin d’acquérir une vision plus quantitative des conduites à risque et de la population parente. Ce rapport utilise le modèle par facteurs de risque et de protection afin d’identifier dans le milieu électronique le ou les groupes les plus à risque en termes de conduites à risque. Cette approche tente d’établir des relations entre ce phénomène et plusieurs facteurs afin de mettre en place des mesures de prévention minimisant les facteurs de risque. La récolte des données a été réalisée sur 5 villes : Toulouse, Nice, Bordeaux, Metz et Rennes.

Un des intérêts de cette étude réside dans la description sociale et démographique de la population composée de deux tiers d’hommes et d’un tiers de femmes, le plus souvent célibataires et sans enfant. Ils sont âgés de vingt-quatre ans en moyenne. Suite à la première phase d’enquête, la population parente a été divisée en quatre groupes (soirée urbaine, alternatif, clubbing, select). Ces groupes sont caractérisés par les lieux qu’ils côtoient et le style de musique qu’ils écoutent. En recoupant les entretiens que j’ai réalisés, il s’avère que la population d’errants toxicomanes s’apparente au groupe alternatif. Ils ont une préférence pour la musique Punk, Hard Tech et fréquentent essentiellement des technivals, les concerts, les raves party et des free party tout comme le groupe alternatif. Dans ce groupe d’affinité, 50% des individus rencontrent des conditions de vie précaires.

Le rythme de fréquentations de certains établissements de nuit, l’heure de retour très tardive, l’usage abusif de l’alcool apparaissent comme des facteurs de risque très importants à l’usage de la cocaïne et de l’ecstasy. Dans tous les cas, les pratiques importantes de poly-usages, et l’usage de la cocaïne et d’ecstasy sont liées.

Le groupe d’affinité Alternatif est plus concerné que les trois autres groupes par l’administration de substances par voie nasale (6/10 personnes alternatives ont sniffé au cours des trente derniers jours). Plus de 50% des personnes consommatrices de cocaïne déclarent avoir partagé leur paille à sniffer au cours du dernier mois, sans différence selon le groupe d’appartenance. Ceux qui déclarent ne l’avoir fait qu’une fois (36%) le justifient comme étant une rupture de leur conscience malgré une connaissance des risques.
Les personnes qui disent avoir échangé leur paille sont plus souvent des femmes, car ce sont les hommes qui se chargent de l’approvisionnement en psychotropes, l’achat de drogue représentant une situation périlleuse. Comme celui qui achète est le premier à consommer, ceci expliquerait le partage des pailles plus présent chez les femmes. Les autres facteurs de risque au partage de pailles seraient :
avoir un niveau d’étude inférieur aux études supérieures ;
être originaire de Bordeaux, ;
ne pas avoir d’activité professionnelle continue ou intermittente ;
ne pas avoir réalisé de dépistage de l’hépatite C ;
sortir le soir par habitude ;
avoir pour motivation de sorties la consommation d’alcool et de drogues ;
faire usage de la kétamine, et (ou) de benzodiazépines ;
consommer au moins cinq verres d’alcool à chaque épisode ;
avoir expérimenté au cours de la vie du poppers, de l’héroïne et du LSD. 

L’activité professionnelle et le dépistage de l’hépatite C constituent les seuls facteurs de protection en terme de partage de paille.
Concernant les pratiques d’injections, elles apparaissent faibles dans le groupe alternatif —contrairement à ce que les interviewés de mon enquête ont pu déclarer— et ceux qui les utilisent, déclarent ne jamais échanger leur matériel.
Concernant les tests du sida et de l’hépatite C, 67,4% des personnes du groupe alternatif déclarent avoir réalisé un test VIH, et 52,7% pour le VHC. Pour ce qui est des sérologies positives connues 0,4% de ce groupe indiquent être séropositifs au VIH et 4,5% au VHC. En comparaison des trois autres groupes d’affinités de l’enquête, le taux de testing est dans la moyenne des autres groupes et celui des séropositivités au VIH est le plus bas contrairement à celui du VHC qui se classe en tête.
Le groupe alternatif présente encore une prévalence plus importante que les autres en termes de conduites de véhicules sous psychotropes et surtout sous cannabis / alcool.
Si ce type d’enquête épidémiologique permet d’avoir une photographie des pratiques des acteurs, elles n’offriraient non seulement pas d’interprétations suffisantes permettant de comprendre pourquoi en dépit d’une large prévention, les pratiques à risque continuent à se perpétuer chez certains individus, mais encore elles ne proposeraient pas de définition claire et circonscrite des conduites à risques.
1. 3. L’utilité d’une approche socio-anthropologique des conduites à risque autour du rapport au corps et à la mort.
1. 3. 1. Le problème des conceptions quantitativistes, épidémiologiques et psychanalytiques des conduites à risque.
Le champ des conduites à risque est souvent investi par des approches psychanalytiques utilisant une méthodologie clinique et des démarches épidémiologiques privilégiant des outils quantitatifs. Or, ces démarches, bien qu’ayant permis de révéler cette problématique, ne pourraient rendre compte de l’implication sociale de sa construction et véhiculeraient une conception pathologique de ces comportements qui proviendraient d’une genèse individuelle (construction de la personnalité ou dispositions génétiques, biologiques). Elles posent alors des soucis épistémologiques quant au positionnement du chercheur et au statut du preneur de risque— essentiellement agent de facteurs déterminés ou inconscients.

Si la définition et les explications psychanalytiques des conduites à risque prennent en compte la souffrance de l’individu et les mécanismes internes de ces conduites, dans un même mouvement, cette approche catégoriserait à mon sens les populations ayant recours aux pratiques à risque, voire les stigmatiserait. En effet au terme de leurs analyses, les conduites à risque seraient liées à une configuration relationnelle parentale type : la mère fusionnelle et le père absent (physiquement et ou symboliquement), engendrant un problème d’identité, une difficulté d’autonomie. Cette forme conceptuelle semble critiquable tout d’abord du fait même qu’elle introduit l’idée sous-jacente d’une structure de personnalité type déterminée (puisque issue de la période de construction de la fonction paternelle et maternelle déterminant la structure de personnalité névrotique, psychotique, état limite, perverse), pathologique des individus concernés. En ce sens il y aurait un mode de fonctionnement psychique dont découleraient les comportements à risque.
Puis annonçant que les preneurs de risque souffriraient d’un manque d’autonomie, ces théories ne considèreraient pas la racine étymologique du mot « autonomie » signifiant  qui se régit par ses propres lois et vient de auto : par soi-même et nomos : la loi. Elles n’identifieraient dans cette problématique de l’autonomie que la difficulté pour le sujet à se déprendre d’une relation maternelle envahissante et menaçante, l’empêchant de s’inscrire normativement dans le social. Pourtant, les conduites à risque feraient tiers grâce à un bricolage psychique et offriraient l’opportunité par conséquent de se libérer de cette emprise afin d’aspirer à un autre mode relationnel. Le preneur de risque se soumettrait alors à ses lois et non à celles de sa mère, il s’inscrirait alors dans « son » social. De plus n’est-ce pas le manque de conformisme aux lois sociales et l’obéissance à ses propres normes que nous reprochons aux toxicomanes ? Certes certaines de ses lois sont issues de sa dépendance aux drogues et des aléas de leur commerce et de leur procuration, mais n’y a-t-il pas un choix rationnel des personnes s’y soumettant ? Et ne forment-elles pas leurs lois par conséquent (dans le sens d’une construction collective de normes servant les intérêts rationnels des acteurs toxicomanes) ?
Le point de vue alors choisi dans cette analyse psychanalytique positionnerait le chercheur en tant qu’appartenant à une norme dominante, percevant les pratiques à risque comme déviantes et le toxicomane comme malade, adoptant un mode de vie anomique.
« Parmi les présupposés que le sociologue doit au fait qu’il est un sujet social, le plus fondamental est sans doute le présupposé de l’absence de présupposés qui définit l’ethnocentrisme ; c’est en effet lorsqu’il s’ignore comme sujet cultivé d’une culture particulière et qu’il ne subordonne pas toute sa pratique à une remise en question continue de cet enracinement, que le sociologue (…) est le plus vulnérable à l’illusion de l’évidence immédiate ou à la tentation d’universaliser inconsciemment une expérience singulière ».
C’est donc quand le chercheur ne tente pas d’identifier ce qui dans son « éthos de classe » et sa culture professionnelle, a pu déterminer son regard et son analyse, qu’il risque de « réintroduire dans son rapport à l’objet scientifique les présupposés inconscients de son expérience première du social (…) » et de ses habitus secondaires liées par ailleurs aux champs qui l’influencent (comme l’appartenance au champ psychanalytique, universitaire, psychiatrique…). C’est peut-être en ce sens mais aussi parce qu’ils sont praticiens soumis à chercher une manière de réhabiliter les preneurs de risque que les auteurs ne sont pas questionnés sur le sens, le rôle, le statut qu’octroient les toxicomanes à leurs pratiques et à leur mode de vie. Il en découle donc que ces théories ne peuvent répondre aux interogations quant aux sens des conduites à risque du point de vue de l’acteur ni à leurs implications sociales.
Qu’ils soient états des approches de D. Le Breton ou de Y.Assedo et M. Valleur, A. Charles-Nicolas, la prise de risque est considérée comme transgression de la « Limite » (la mort) car partant d’une vision normative ; et non comme composante d’une subculture forgée par interactions entre le groupe errant et le groupe dominant. C’est donc une analyse unilatérale et non interactionnelle que ces auteurs proposent. Or, ils en oublient que pour les individus risqueurs la représentation de la mort n’a peut-être pas le même sens. La mort physique est-elle symbole de limite, d’interdit pour eux?
De plus, la mise en scène d’un corps souffrant au vu de tous n’est pas interrogée, D. Le Breton (2002) avance même que les preneurs de risque y seraient indifférents. Pourquoi alors se font-ils soigner, adoptent-ils une apparence particulière (piercing, coiffure et vêtements), montrent-ils leurs plaies entre eux ?

Concernant les recherches basées sur le paradigme épidémiologique, P. Peretti-Watel souligne l’efficacité avec laquelle elles auraient conduit à définir comme conduites à risque et facteurs de risques une multitude d’attitudes et de comportements en perpétuelle extension depuis quelques années. Trouver une définition circonscrite relève du miracle !
Cette approche multifactorielle du lien causal centrée sur l’individu entreprendrait d’établir la toile des causes des comportements à risque afin de les éradiquer. Le but ne serait pas de comprendre mais d’agir dans une visée prescriptive de prévention sans avoir auparavant réaliser de description, d’interprétation du phénomène, en suivant le concept de black box epidémiology. Partant de la vision d’un homme déterminé socialement et génétiquement (pour certains théoriciens), elle biologiserait le social à travers l’utilisation de la notion d’« embodiement » (en s’appuyant et en détournant le concept Bourdieusien d’habitus, elle avance que les inégalités sociales et sanitaires seraient incorporées dans notre patrimoine biologique, permettant leur reproduction) et en traitant des données, telles les classes sociales, comme des variantes biologiques sans tenir compte de leur construction sociale. Les interactions entre individus, la construction de normes collectives seraient traitées comme des contaminations. Les dernières études continueraient à durcir ces théories traitant les comportements humains dans une conception génétique, essentiellement pharmacologique. L’histoire individuelle, sa culture, son environnement ne seraient pas pris en compte.
De plus, du point de vue de la validité des résultats certaines critiques sont émises. En effet, nombre d’enquêtes se baseraient essentiellement sur des rapports statistiques sans déceler les liens unissant facteurs et conduites ou maladie. Une relation statistique observée entre deux variables serait considérée comme causale, si elle existe encore après avoir contrôlé l’influence d’autres variables, et si la relation est de type dose effet. Mais la causalité ne serait pas établie par le sens du lien entre les variables mais juste par son existence. La cause est donc traitée comme une dépendance conduisant à des résultats tautologiques. Les comportements définis comme conduites à risque se multiplieraient donc, incluant des manifestations appartenant à des champs très différents mais aussi des conduites, des événements qui étaient considérés auparavant comme des facteurs (désinvestissement scolaire, trouble du sommeil, morosité, non-port du casque à vélo, pensées suicidaires…). Le modèle multifactoriel deviendrait alors circulaire et produirait un nombre exponentiel de conduites à risque qui généraient un déficit de synthèse et un problème méthodologique. Cette méthodologie essaierait donc d’expliquer les conduites à risque par le goût du risque, tout en questionnant les individus sur leurs conduites périlleuses pour établir leur penchant pour le danger.
Cette prolifération des conduites catégorisées comme à risque poserait un problème de confusion conceptuelle qui se traduit par « une porosité des équations ». Ceci signifierait que les conduites et les facteurs ne seraient pas toujours distincts. Cette augmentation induirait aussi une multiplication des controverses donc un manque de clarté de la notion, et engendrerait un émiettement des savoirs scientifiques. Ne pouvant clore le nombre de facteurs de risque, les statistiques contradictoires s’entrechoqueraient sans explication, ne permettant pas de conclusion scientifique solide.
D’autre part, la transposition d’une méthodologie utilisée, à la base pour des maladies biologiques, aux conduites à risque suscite des réserves éthiques. Doit-on traquer toutes les conduites dites à risque en attendant le traitement contre le gène responsable ? Pour l’auteur, la construction contemporaine des conduites à risque remémore les conceptions hygiénistes du sanitaire et du social revendiquant « l’hygiénisation des manières d’être et de penser. ».
Peut-on alors interdire à autrui certains comportements, certaines façons de vivre ? Où s’arrête la liberté à disposer de son propre corps ? Cette toute puissance scientifique, que retranscrit la volonté épidémiologique d’éradiquer les conduites à risque, ne renvoie-t-elle pas à une volonté sociétale de vouloir gérer la mort de ses membres en déterminant ce qu’est une bonne mort et une mauvaise mort ?
C’est justement par une description historique des rapports au corps et à la mort que nous pourrons peut-être comprendre l’impact qu’ont les normes actuelles sur les conduites à risque.
1. 3. 2. Le corps et ses représentations ou la mise en lumière de normes.
1. 3. 2. 1. L’utilité du corps comme indicateur des interactions sociales.
Pourquoi prendre le pari que l’interrogation sur le corps pourrait permettre de mieux comprendre les conduites à risque ? Est-ce un moyen communicationnel qui véhicule par les pratiques individuelles, collectives un sens, des valeurs, des normes sociales ? C’est que ce dernier comme l’explique Wallon aurait une fonction tonique, primitive et essentielle de communication, d’échange avant tout verbal. Le corps de l’enfant par ses manifestations émotionnelles établit avec son entourage « un dialogue tonique ». Il est d’abord vécu comme un corps en relationpar l’intermédiaire du corps d’autrui dans la mesure où son propre corps se projette dans celui de l’autre. Ainsi, l’enfant va l’assimiler dans un premier temps par le jeu du dialogue tonique. Chaque émotion, en s'exprimant, s’objective pour sa conscience. Il la vit comme auteur et spectateur en s’identifiant par la conscience de l’autre, lui-même spectateur réel ou imaginaire. La genèse de cette lucidité corporelle pour l’homme commence par le reflet que lui renvoie l’autre tel un miroir. « C’est seulement quand l’homme réussit à acquérir envers l’Autre une attitude similaire à celle qu’il a vis-à-vis de lui-même, qu’il prend conscience de son état d’homme. ». Pour Merleau-Ponty, les habitudes corporelles répondent à des projets de l’individu sur le monde qui l’entoure en vue d’une adaptation à son milieu. On peut alors s’interroger sur l’utilisation que les errants font de leur corps et à quelles fins ? Si «  le corps est le véhicule de l’être au monde », il permet une lecture des interactions, de la manière dont ces personnes s’inscrivent, se montrent dans notre société. Merleau-Ponty avance que « (…) le corps est éminemment un espace expressif », un objet utilisant ses propres parties comme symbolique générale du monde et grâce auquel nous sommes en relation avec lui, nous le comprenons et nous lui trouvons une signification. Il n’y a donc pas de limite entre le corps et le monde, ils s’entrecroisent, s’interagissent.
De plus, M. Mauss souligne que le corps « est un fait social total ». C’est une interface qui agit sur l’environnement qui lui-même le modifie en retour. Pour Bateson et Mead, il jouerait un rôle dans le processus de socialisation par lequel le groupe façonne l’individu à son image. La culture s’incorporerait donc en partie par son biais. Si le corps est un outil d’intégration à la collectivité, il devient en effet important de s’attarder sur son usage auprès d’un public qualifié par le sens commun de désinséré. Ainsi, si l’on suit cette logique les errants ne devraient pas avoir une image de celui-ci en adéquation avec celle que la société requière.
Du point de vue interactionniste, choisi pour ce travail, l’individu et la société étant interdépendants, l’action corporelle est toujours une interaction. Les acteurs sociaux agissent sur leur corps suivant le sens qu’ils lui octroient. Ce sens dérive et se forme dans les interactions sociales, les échanges interindividuels. Il «  (…) réside aussi dans le rapport que les acteurs entretiennent à leur position dans l’espace social ainsi qu’à l’impact du contexte normatif ». Le sens est donc lié à l’interprétation de chacun dans un contexte particulier qu’il convient de définir pour mieux saisir si les interprétations des errants ont des similarités avec celles du groupe dominant représentant la norme. C’est en ces termes qu’une rétrospective historique sur les modifications des représentations et leurs états des lieux actuels me paraissent indispensables afin d’établir les normes actuelles du rapport au corps.
Pour A. Meidani, les magazines prescrivent des devoirs être en matière d’apparence pouvant être analysés comme des entrepreneurs de morale. Ils créent des normes et des valeurs ayant pour effet de délimiter un espace normatif dans lequel les individus sont contraints de s’inscrire au risque de se voir étiqueté déviant s’ils n’y adhèrent pas. Cette inscription déviante ne peut-elle pas être une stratégie rationnelle pour certaines personnes que l’on pourrait analyser grâce au concept de carrière de H.S Becker ?
Dans tous les cas, les médias par leurs injonctions de maitrise du corps visent à faire valoir un arbitraire légitime comme un allant de soi engendrant une violence symbolique. Ce qui est hors norme en terme corporel est perçu comme un manque de volonté, une faute dont le seul responsable est l’individu lui-même. « La malléabilité physique se confond avec la libération du sujet et devient l’emblème du contrôle de sa destinée. ».
Mais avant de nous attacher à décrire les relations qu’entretiennent les errants avec leurs corps qui seront abordées dans le troisième chapitre, attardons nous d’abord à la genèse de nos représentations actuelles.



1. 3. 2. 2. L’historique des représentations du corps.
1. 3. 2. 2. 1. De l’Antiquité au XIXéme siècle.

Si le corps est un moyen de communication entre les hommes, il est aussi important de noter qu’il a toujours participé à la vie sociale de nos sociétés, reflétant des modes de pensées, des pratiques propres à une temporalité, des contextes économiques, politiques, religieux et organisationnels. En effet, le corps peut aussi devenir instrument de pouvoir politique, de domination sociale, sexuelle. En ces termes, il incarne aussi les règles sociales propres à une communauté. C’est pourquoi, faire la genèse de notre conception actuelle du corps d’un point de vue historique pourra peut-être nous lancer sur la voie d’une plus grande compréhension de ce qui se joue en termes de corporéité actuellement, et plus précisément d’étudier l’écart, les similitudes entre ces évolutions historiques et les pratiques du corps des toxicomanes sans domicile.
Il est intéressant de noter qu’à l’âge archaïque Grec, l’âme et le corps n’étaient pas séparés et celui-ci recouvrait aussi bien des réalités organiques, des forces vitales, l’activité psychique que les influx divins. Il n’était pas qu’un simple support organique à l’individu. De ce fait, « Le moi intérieur n’(était) rien d’autre que le moi organique » et incarnait aussi les relations au divin. Les hommes avaient un corps marqué par l’incomplétude par son caractère éphémère. Sa force physique et psychique ne demeurait dans un état de plénitude qu’un moment et il fonctionnait par phases de dépenses et de récupérations. Ces forces s’épuisaient alors dès qu'elles étaient exercées, contrairement au corps des dieux : immuables, éternels. L’homme considérait alors son corps comme un sous-corps en comparaison avec celui des dieux représentés comme un sur-corps. Ce corps mortel, pouvait, par ailleurs, se repaître uniquement de nourritures périssables alors que les dieux n’avaient pas la nécessité de s’alimenter, hormis pour leur plaisir à partir d’aliments d’immortalité. Même si le corps de l’homme pouvait renvoyer au divin par l’exploit du héros bénéficiant temporellement d’un rejaillissement de la splendeur divine, les dieux étaient seuls à incarner une corporéité à l’état pur sans restriction que l’homme ne pouvait acquérir intégralement et indéfiniment.
Le modèle idéalisé du corps découlait donc de la représentation que les Grecs avaient de celui des dieux— corps jeune, beau, vigoureux, symbole de gloire. À la beauté s’associait la supériorité morale. Le corps était donc porteur du statut social et personnel, mais aussi agi par des pulsions insufflées par les dieux. Tant que l’homme vivait, le corps était pluriel —se reflétant dans la variété de vocabulaires traduisant le mot corps et ses différentes parties (sòma, démas, démò, khròs, guîa, mélea, kàra, pròsòpon, …)— avec la mort, il acquérait une unité formelle. Ce corps était animé par des puissances divines qui le pénétraient. Il se voyait étendu jusque dans ses attributs extérieurs, tels les vêtements, l’armure pour les guerriers en tant que prolongements corporels. Cette apparence, racontait la valeur, les exploits, la carrière du guerrier.
« (…) L’ardeur vitale, (…) la fortitude, (…) le pouvoir de domination, (…) la crainte (…), l’élan du désir (…), la fureur guerrière, (étaient) localisés dans le corps, liés à ce corps qu’ils investiss(ai)ent, mais en tant que « puissances », ils débord(ai)ent et dépass(ai)ent toute enveloppe charnelle singulière : ils (pouvaient) le déserter comme ils l’(avaient) envahie. ».
De sujet et support, il se transmutait lors de la mort, en objet de contemplation puis de soins pour autrui, de déplorations et enfin de rites funéraires.
Les dieux avaient également la particularité de pouvoir rendre ce corps imperceptible, définissant par conséquent le corps humain par sa visibilité. Pour se présenter physiquement les dieux utilisaient la forme d’un corps qui n’était pas forcément le leur. J. P. Vernant se demande alors si l’individu actuel occidental en perte de croyance religieuse ne chercherait pas à devenir un dieu désirant un corps qui n’est pas le sien. 
Le visage quant à lui, à cette époque, occupait la fonction de miroir de ce que valait l’individu ; et le corps, lui donnait alors une place dans la société. L’homme en mourant perdait la face, ce qui explique que les dieux concevaient la monstration faciale comme un acquiescement à cette même défiguration. L’identité individuelle à cette époque relevait du nom en tant que marque sociale, et du corps en tant que identité plus singulière. Le corps divin n’échappait pas à cette individualisation et donnait l’occasion à chacun de revendiquer ses particularités de personnalité.
Par la suite, dans le milieu des sectes, dont Platon reprit certains préceptes, l’âme gagna un statut d’immortalité. L’individu était donc tenu de la purifier et de l’isoler du corps « (…) dont le rôle se cantonnait alors à celui de réceptacle ou de tombeau. ». Ce fut l’avènement d’un traitement dualiste de l’âme et du corps. Le corps était un objet conduisant à l’erreur, du fait de nos perceptions, empêchant la quête de la vérité par la création d’illusions sur ce que nous croyions comprendre du monde. C’était par sa maîtrise et un travail d’ascèse que l’on pouvait révéler une beauté menant à l’idée du beau, le vrai et le bon. Par cette mutation de la conception âme / corps et le développement d’une littérature et d’une pratique médicale, les Grecs ont induit une objectivation du corps, conduisant à une vision positive, matérielle permettant sa constitution en objet scientifique pour les champs de la physiologie et de l’anatomie. Malgré cela, Aristote revendiqua l’interdépendance corps / âme et fonda la physiognomie qui était l’art de juger les individus d’après leur aspect physique en se basant sur la médecine humorale.
Au Moyen Age, cette conception dualiste continua de s’affirmer à travers la pensée chrétienne, voyant dans la rédemption de l’âme l’indispensable travail d’ascèse, le détachement du corps. La réalité du corps était entachée par la maladie, la mort la sexualité et devenait synonyme de péché. D’un point de vue médical, l’organisme était constitué d’humeurs (tout comme dans la médecine Grecque) ce qui généra dans ses pratiques d’entretien la recherche d’équilibre, équivalant à une bonne santé. Les aliments étaient choisis dans une visée compensatoire des défauts et excès de ces humeurs. Ce corps poreux dominés par des contagions exogénes environnementales ou humainement voulues, était soumis aux contacts bénéfiques de bijoux de santé (bracelets, pierres précieuses…) pour le préserver mais aussi à ceux dangereux de l’air et de l’eau dont ils fallaient se protéger. Du fait qu’ils risquaient d’infiltrer les organes, les pratiques du bain et des activités physiques se trouvaient proscrites. Il s’agissait d’un élément passif entretenu par ajout, contact, épurement, qui revêtait l’image d’un corps alambic. Le savoir médical essentiellement livresque et scholastique, car non-fondé sur la dissection, s’expliquait par la perception sacralisée du corps comme étant un tout qui ne pouvait pas être découpé. Il fallut attendre le XIVe siècle pour que s’opèrent les premières dissections de cadavres qui ne furent réalisées que sur des condamnés à mort ou des dépouilles hospitalisés. Qu’il s’agisse des saignées du barbier ou d’actes de chirurgie, ces actions étaient dépréciées car transgressant un tabou — le versement du sang étant lié à la croyance du Christ.
Au XVIIe, Descartes poursuivit dans la voix du dualisme. Seuls le doute et la raison conduisaient à la connaissance en évacuant le corps, source d’erreur. L’esprit était établi comme sujet et le corps comme objet mécanique, automate. Par l’esprit, la différenciation de l’homme et de l’animal était possible. Sa vision de l’animal machine conduisit la médecine moderne à construire l’organisme. Le corps de l’homme fonctionnant alors comme ceux des autres êtres vivants, on allait pouvoir l’isoler pour établir des connaissances biologiques.
Au XVIIIe, le modèle du corps mécanique se systématisa avec une remise en cause du dualisme cartésien. Le principe moteur du corps était la fibre. Pour Spinoza, en effet, la pensée était la propriété de la matière organisée du corps. L’âme n’existait pas, le cerveau servait de ressort principal à cette machine. C’est à la même époque, par l’inoculation de la variole, que l’on a pu considérer le corps comme contenant de façon interne des protections. On abandonna alors peu à peu l’idée d’un corps passif. L’homme, constitué de fibres, était soumis à des expériences d’électrisation et à des techniques d’affermissement. La saignée, les purges furent par ce fait abandonnées, remplacées par des techniques d’endurcissement par le froid, des promenades de santé. L’aération était l’une des consignes sanitaires, due à la découverte de l’oxygène (de Lavoisier). Mais malgré tout, l’hygiène corporelle n’était pas prioritaire, la toilette par le bain ne se faisant qu’une fois par mois. Et même si les idées de «  (…) propreté et de (…) blancheur (étaient) des idéaux de la beauté aristocratique et (étaient) associées aux valeurs morales de pureté et d’honnêteté », la méfiance à l’égard de l’eau et la pudeur empêchèrent une évolution de la salubrité.
Cette vision mécanique se modifia au XIXe par l’influence de l’avènement de la société industrielle. Le corps représenté comme moteur à combustion contenant de l’énergie était une sorte de machine à vapeur. Les activités physiques furent alors mises à l’honneur car concourant à la combustion calorifique. De même, on comptabilisait aussi les calories détenues par les aliments. Avec Pasteur, l’hygiène se développa pour faire rempart aux invasions microbiennes. Auparavant, il n’était principalement question de propreté qu’en terme d’éradication des odeurs ; cette époque permit à l’hygiène de réellement prendre place en se dégageant de sa conception olfactive des maladies. La physiognomie rejaillit à cette période en accord avec le raisonnement naturaliste et anthropométrique. Les types physiques correspondaient à des types moraux et l’on pensait pouvoir classer les caractères sociaux en fonction de leur moralité, de leurs mœurs qui façonnaient leurs physiques. À l’heure actuelle, ce modèle persiste en partie en morphopsychologie, en sociobiologie mais aussi chez certains criminologues.
1. 3. 2. 2. 2. Le corps au XX et XXIe siècle.
Le XXe siècle a inventé théoriquement le corps grâce aux études psychanalytiques des troubles hystériques de l’hôpital de la Salpetrière. En recherchant les causes, les psychanalystes ont pu mettre en lumière la part importante que joue la parole de l’inconscient à travers le corps. Les travaux de M. Mauss et de P.Bourdieu ont permis d’éclairer les formes sociales, institutionnelles qui assujettissent le corps à certaines pratiques, postures à travers le concept d’habitus, d’hexis plus précisément. Dans tous les cas, c’est le corps animé, le corps chair qui questionne en tant qu’agent social. Pour M. Foucault, c’est sur lui que s’exerce le pouvoir. En effet, ce siècle est celui de la dépossession individuelle du corps et de sa réappropriation individuelle comme en témoigne le champ médical.
Chacun, dorénavant, est soumis à la contrainte d'endosser un rôle supplémentaire : celui d’être son propre médecin, après avoir été sous l’emprise de l’institution sanitaire toute puissante légitimée par la commande étatique. L’imagerie médicale a permis au corps de devenir transparent pour le sujet, accessible, induisant l’illusion d’une toute puissance de son contrôle. On ne se soucie plus des maladies mais de sa santé, tenue d’être débordante, idéale. Elle devient un véritable enjeu social. Toute personne bien portante est un malade qui s’ignore car le corps porte en son sein sa propre mort. La médecine devient donc préventive et suspecte les troubles secrets qui se révéleront tôt ou tard.  « (…) L’Etat occidental a instauré un ordre des corps dont il comptabilise les énergies et les compétences, il entend optimiser leur fonctionnement » à travers une médecine prédictive déléguant à chacun la responsabilité de sa santé en réduisant les risques qui la menace. Tout bon citoyen doit alors réformer ses pratiques à partir de ce que lui indique la science.
La médecine véhicule aussi la représentation d’un corps marchandise, «  (…) objet, en voie d’accomplissement, voué au processus de perfectionnement. », suivant la croyance que sa libération tient aux évolutions scientifiques. Il est étonnant de noter que si la notion de progrès fut mise en doute après la seconde guerre mondiale, elle reste fort présente dans notre idée du corporel. En effet, nous désirons à tout prix croire à notre capacité intellectuelle et technique d’arriver un jour à débarrasser notre corps de toute défectuosité. Les sciences médicales concourent aussi à alimenter les fantasmes d’amélioration de l’espèce par la technoscience. Elles ne se limitent pas au contrôle de la procréation dans toutes ses dimensions (contraceptions, procréations artificielles…), mais aussi aux modalités légitimes de la mort, « pour arriver jusqu’à la gestion de l’économie marchande du corps avec ses circuits de collectes et de distributions d’organes, de sang, circuits plus ou moins institutionnalisés. ». Le corps se transforme un objet technologique intégral. En désirant à tout prix le perfectionner, le remodeler, voire le supprimer, il devient une entité excédentaire qu’il faut maîtriser pour atteindre l’homme légendaire. Les nouveaux modes de communication comme Internet permettent de mettre en lumière cette nouvelle approche du corps dont on cherche sur le plan charnel à se défaire. Dans les rencontres virtuelles, les sujets se trouvent libérés d’un corps trop pesant, car trop imparfait dans sa réalité organique, laissant place à un idéal corporel fantasmé.
Ce corps marchandise, pièces détachées, se voit relayé par une autre représentation que divulgue le sport : celle d’un corps machine. Il se doit de cumuler performance, rentabilité, rapidité, compétitivité et contrôle, entrant en écho avec les conceptions capitalistes de notre société occidentale. Les pratiques sportives se calquent alors sur les dictâtes économiques, les formes de travail capitalistes et libérales et vise la perfection corporelle. Après la première guerre mondiale, le modèle corporel est au tonique et à la minceur pour se caler sur les rythmes industriels liés à la parcellarisation du travail. Le muscle, le hâle deviennent des attributs positifs et ne définissent plus le travail au champ, la paysannerie ; mais le symbole du temps libre. Le corps doit alors suggérer le plein air, la santé, l’hygiène. Entre 1920 et 1930, l’individu revendique sa volonté d’être maître de lui-même, en exerçant son pouvoir de sculpteur sur son organisme, avec pour priorité sa musculature. Le fascisme montant (Italie, Allemagne), l'éducation physique recouvre un sens plus hygiéniste pour la bonne santé de la race, avec en arrière plan l’idée de volonté, de force de caractère indispensable à l’obtention d’un beau corps. Les thèmes centraux sur la corporéité rejoignent ceux du guerrier : puissance, courage et rigueur.
Après la seconde guerre mondiale, les pratiques sportives se développent suivant la courbe du progrès économique, mettant à l’honneur la société de consommation. Initialement pratique bourgeoise, le sport évolue en tant que technique éducative pour la jeunesse et va s’étendre aux classes sociales ouvrières. À cette époque, les croyances en une possible ascension sociale et au progrès sont fort vivaces. Les années 60 signent la popularité du sport dans sa pratique, avec pour modèle la compétition donnant accès par le mérite au sommet de la pyramide des hiérarchies sociales. Le corps est alors technicisé, influencé par les modèles de la société industrielle. 1968 proclame la remise en cause de ce modèle compétitif, symbole de la classe dominante. 1970 induira dans cette logique de contestation un nouveau mode de rapport au sport encré sur la culture de l’écoute du corps. Dans ce contexte, le vieillissement synonyme de conservatisme devient une motivation première à l’entretien corporel. 
Dans la pratique sportive, l’idée d’une maîtrise accrue, d’une connaissance intériorisée de soi deviennent prépondérantes. L’entraînement physique, le développement de soi est gouverné par l’image d’un corps devenu un enjeu identitaire. Ce que je suis est ce que je donne à voir. L’entraînement par ailleurs se technicise de plus en plus, avec une vision mécanique du mouvement sous des formes rigoureuses et ordonnées. Derrière la pratique physique, il y a la promesse d’un impact psychologique. « Un esprit sain dans un corps sain ». Au fur et à mesure du temps, les exigences en termes d’entraînement ne vont cesser de s’accroître pour atteindre des résultats sportifs impossibles normalement (les records de lancé de javelot devenant trop importants, par rapport à la place octroyée sur le terrain, il a fallu les alourdir).
Aujourd’hui, avec la pratique des sports extrêmes, se sont l’information et le contrôle sensoriel qui sont plébiscités. L’individu doit s’autosurveilller sensoriellement, trouver ou retrouver ses perceptions comme si le corps était devenu un système d’alerte. Le travail sur soi est avant tout mental. G. Vigarello avance que « Ce nouvel âge du sensible n’est autre qu’un nouvel âge de l’individu » qui cherche clairement à lire en lui-même par l’écoute des signes sensibles. Avec les théories psychologiques de somatisation, le corps devient révélateur de blessures, de difficultés intérieures inconscientes d’où le succès de certaines thérapies ou activités physiques tenues de libérer les affects grâce à l’expression physique. La confiance en soi que permettait de développer le sport est remplacée par l’épanouissement de soi. La remise en forme consiste non plus en une maîtrise visant la performance mais un accomplissement individuel grâce à des pratiques autodéterminées. Le corps est alors un partenaire que l’on écoute mais aussi un objet sur lequel on agit, et l’on estime avoir le droit de le manipuler selon son propre désir sans que quiconque ne puisse intervenir. Cela traduirait alors « un mouvement d’émancipation de la sphère privée ».
1980, l’année du muscle ! La présence de médecins s'accroît dans les centres de remise en forme et légitime scientifiquement les activités par des conseils à respecter. Les champs médical et sportif se mélangent.
Mais si le corps se plie aux commandes sociétales, 1968 dévoile sa fonction d’opposition. Le corps joue un rôle de contestation dans un mouvement individualiste, égalitariste contre le passéisme culturel, social et politique. Grâce à la libération des mœurs, des mouvements féministes, il se dégage des carcans du passé, assume ses plaisirs et désirs. Malgré tout, bien que cette culture féministe conteste le devoir d’être belle— comme relevant d’un asservissement à un modèle patriarcal, et son abord consumériste définissant le corps comme produit commercial—la beauté plastique reste liée à la féminité et les pratiques de perfectionnement corporel continuent de s’étendre.
La beauté est abordée en 1960 comme une domination de son corps et non plus comme une contrainte. Le pouvoir coercitif explicite exercé sur le corps laisse place à une obligation beaucoup plus implicite et ô combien plus efficace. La vision chrétienne dualiste qui opposait le corps et l’âme glisse vers une nouvelle dichotomie corps / esprit, traduisant la dualité nature / culture. On cherche à tout prix à vaincre la part d’animalité qui reste en nous par le contrôle des odeurs entre autres. La désodorisation du corps tend vers l’absolu.
Les critères du beau et du sain vont évoluer. Entre autres, le recul du tout maquillage en cosmétique, perçu comme inauthentique fait place à la purification, la revitalisation et la protection. L’ennemi premier est la ride que l’on cherche à évincer ou à prévenir par des techniques aussi bien chirurgicales que dermatologiques dans une tentative d’atténuation de tout signe extérieur de décrépitude corporelle. La métaphore de la santé est souvent employée pour évoquer les produits cosmétiques propres à la peau et aux cheveux. Beauté et santé se confondent et la première aurait le pouvoir de révéler un physique et un psychique en bonne santé. Le corps est un élément à éliminer ou à modifier. Le visage n’est plus le lieu de l’identité et de la spécificité de chacun mais un pur décor. Ces chairs sont alors vidées de toutes leurs symboliques, de leur valeur propre. Une des raisons de l’engouement pour la chirurgie esthétique se trouverait dans le plébiscite fait au dénudement, induit par le recul de la pudeur et la libération sexuelle des années 70. Les interventions les plus communes sont tournées par ailleurs vers les attributs sexuels et la lutte contre le vieillissement.
Plusieurs canons de beauté, différents selon les genres, se juxtaposent actuellement :
«  la beauté tonique de la femme d’affaire » , obsédée par la graisse, mixant des aliments naturels, voire biologiques aux aliments technologiques (substitut de repas…), pratiquant le fitness pour améliorer, perfectionner sa tonicité.
« la beauté diaphane »  incarnation du cadavre romantique, revêtant un maquillage sophistiqué, extravagant, les joues creusées par les restrictions alimentaires. C’est « la belle malsaine » qui conjugue le désir et la morbidité incarnée par nombre de mannequins et rappelant étrangement certaines représentations Grecque de la mort telles que la Sphinge. Le sport ne fait pas partie de ses préoccupations car ramenant le corps à sa matérialité. Le look est tout sauf fonctionnel, il se confond avec la futilité et se caractérise par son aspect « fashion victims », soumis aux dictâtes des carnets de tendances.
«  La beauté érotisée » de la femme pulpeuse, dont le maquillage est plus soutenu véhicule l’image d’une sexualité libérée pourtant répondant au désir masculin. Si l’apparence est objet d’une attention toute particulière, elle ne pratique pas de sport et ne surveille pas son alimentation. C’est l’incarnation de la femme fatale.
La beauté masculine se réfère elle, à la performance, aux muscles et à leur rentabilité, à la puissance avec un désir de perfection et d’autocontrôle. L’alimentation est examinée mais dans un rapport sanitaire, bien que la minceur commence à percer le monde masculin. Le repas est toujours source de plaisir, mais ne doit pas mettre en danger les objectifs médicaux. Le sport est considéré comme une ascèse, une souffrance. Il se pratique plutôt en extérieur, en équipe, et vise à produire des sensations fortes, « à exprimer l’audace, l’esprit de liberté, ténacité (…) ». C’est une métaphore de la conquête professionnelle.
Le modèle du « Terminator » de certains hommes suggère un corps imberbe, brillant, lisse, dessiné par une série de veines encadrant la musculature. Les membres sont figés dans des positions reflétant une situation de sublimation (comme les statuts néoclassiques du fascisme italien postées autour des stades). Les visages sont interchangeables, l’excellence physique se mesure à la beauté plastique.
La préoccupation de la diététique tend chez certains à provoquer de l’anxiété et à devenir obsessionnelle. Le savoir nutritionnel, au croisement du scientifique et de la croyance, obtient un véritable succès dans une société où l’obésité est en perpétuelle progression. En effet, dans les sociétés où la famine n’existe plus, la distinction au sens Bourdieusien se fait par la minceur caractérisant les classes supérieures.
Le modèle de l’extrême minceur est soutenu par la médecine mais induit une auto-surveillance et une auto-médication. Le corps est toujours le lieu d’une discipline non plus exogène sous sa forme explicite mais endogène. « Le modelage du corps non seulement est de plus en plus présent, mais devient l’expression et la preuve, parfois aussi la mesure même, de sa dignité ».
Avec le changement de morale, les valeurs qui ordonnaient un maintien corporel empreint de raideur, un regard timide, une lenteur dans le déplacement, et la distance avec le corps d’autrui, se sont inversées. La souplesse devient une qualité positive centrale qualifiant aussi bien, l’intellect, l’économique que le corporel, de même que le regard devient franc et direct, indiquant une force de caractère, la stabilité. Quant à la marche, elle se fait de plus en plus rapide. Le corps semblable à un bolide n’a de cesse de compenser les distances toujours grandissantes entre domicile et lieu de travail et se trouve contaminé par la rapidité des véhicules. Jusqu’où alors va-t-on pousser ce corps, le modifier ? Dans cet acharnement de transformations pour tendre vers un corps idéalisé, on peut se demander si la finalité ne serait pas au contraire de se débarrasser de ce fardeau si encombrant, véhiculant une image qui ne nous définit pas réellement ; de le tuer, pour enfin être ce que nous sommes.
1. 3. 3. La mort : cette grande question.
1. 3. 3. 1. La mort ou une préoccupation fondamentale et commune à toute civilisation.
On se questionnera sur l’utilité d’aborder la représentation de la mort afin de mieux comprendre les pratiques à risque. Au risque de faire des constatations quelques peu allant de soi ; la mise en péril recèle par essence la possibilité de mourir et la conscience de cette probabilité. Alors pourquoi chez des êtres qui ne désirent pas en finir comme le révèlent toutes les théories sur l’ordalie, courir cette menace ? C’est peut-être qu’en son sein réside un sens tout particulier pour cette population, expliquant ces pratiques et leurs utilités sociales. Mais c’est aussi peut être par la grande importance que l’homme lui a toujours accordé, « La connaissance de la mort, que l’homme est le seul être à posséder, a suscité depuis la préhistoire, des représentations et des pratiques d’une étonnante diversité. La mort est un fait social par excellence. ». Et, c’est parce qu’elle est un construit social qu’il ne semble pas anodin justement, que les errants s’y frottent, la jètent tel un seau d’eau aux yeux de tous à travers leurs pratiques. En outre, « (…) La mort reste l’événement universel et irrécusable par excellence : la seule chose dont nous soyons vraiment certains, bien que nous ignorions le jour et l’heure, le pourquoi et le comment, est que l’on doive mourir.  ». L’universalité du thème pose aussi question dans le fait que les risqueurs s’y attaquent. Que cherchent-ils à produire en invoquant le thème de la mort à la fois commun à tous et empreint de social ?
C’est en s’interrogeant sur les différentes représentations au cours de l’histoire de ce signifiant majeur, en mesurant l’écart entre celles des errants et celles de notre société actuelle, que nous pourrons peut-être comprendre l’intérêt qu’ils ont à l’invoquer par leurs actes ?
1. 3. 3. 2. Les représentations de la mort dans l’histoire.
Deux thèses s’opposent sur l’évolution historique des représentations et surtout sur la gestion de la mort. L’une défendu par Norbert Elias, Philippe Ariès, et L.V Thomas évoquent une mutation allant de l’acceptation à son déni actuel ; l’autre portée par J.H Déchaux y voit une gestion différente d’un refoulement qui a toujours été présent, au cours de l’histoire. Pour ce dernier, la peur de la mort est inhérente à la condition humaine, quelle que soit l’époque. Ce sont les formes d’administration du refoulement personnel et social qui divergent et se transforment.
Pour Nobert Elias, la mort est devenue le nouvel interdit, le tabou remplaçant celui du sexe lié à une évolution des civilisations. La violence devenant le monopole de l’Etat, la pacification impose aux hommes des autocontraintes qui génèrent une censure de la mort. De là en découle l’abandon des rites funéraires, la proscription des démonstrations affectives. La mort devient une expérience solitaire due à une désocialisation, une individualisation de la civilisation, contenue dans « (…) un monde inhumain et aliénant qui crée la solitude et délaisse les questions ultimes qui donnent sens à la vie ». C’est dans ce contexte que les fantasmes d’immortalité se privatisent, et que le refoulement au fil du temps se voit intensifié. Pour Déchaux, ces concepts de dénis et de refoulement de la mort sont infalsifiables au sens Poppérien car relevant plus « (d’) énoncé(s) métaphysique(s) ou idéologique(s) que d(’) explication(s) scientifique(s) ». Il s’agit alors en terme de scientificité, de revenir plus précisément aux évolutions des modes de gestion et des processus de refoulement de la mort car aucune culture n’accepte la mort, comme illustrée par J.P Vernant dans sa description des rites funéraires grecs neutralisant, voire d’atténuant la radicalité de la mort. C’est donc en se sens qu’une historicité pourrait éclairer la situation actuelle. Comment a évolué la façon de refouler et de dépasser la mort ?
Je ne remettrai pas en cause les thèses de N. Elias sur la privatisation et la désocialisation de la mort comme le fait J.H. Déchaux, en faisant jouer le concept de subjectivité qui pour lui se différencie des deux premiers par son caractère créateur d’une nouvelle forme de lien social, fondé sur l’intimité. En effet, il faudrait alors s’attarder sur l’évolution sociétale d’un point de vue macro (ce que j’expliquais en guise d’introduction). Or, ce travail de Master 1, ne me le permet pas d’un point de vue temporel. J’adopterai donc en en percevant les limites, la base du paradigme que soutient N. Elias sur l’individualisme et la désocialisation de la civilisation mais atténuerai les propos de celui-ci sur le déni actuel de la mort.
1. 3. 3. 2. 1. La Grèce archaïque : la belle mort ou l’occasion d’une immortalité sociale.
Pour les Grecs de la période archaïque, la mort n’était pas le terme de la vie, elle y était présente, tapie, siègeait dans le corps comme témoin de sa précarité.
Deux traitements différents de la mort se faisaient en Grèce : l’un pour les citoyens ordinaires, lavés attivement, brûlés ensemble, de façon indifférenciée sombrant alors dans l’anonymat de la nuit d’Hadès ; l’autre pour les guerriers mettant en scène un corps, lors de son exposition, entouré de soins révélant sa beauté et soumis lui aussi à crémation mais de façon individualisée. Les anonymes, une fois la crémation terminée, étaient laissés sans un mot, les guerriers, quant à eux, morts au combat bénéficiaient de lamentations, de banquets. Pour ces derniers, quand le corps mourait, la stèle, les chants louangeurs, la parole poétique permettaient de se remémorer le nom, les exploits du guerrier aux générations à venir. Ils servaient de témoin permanent de l’identité de ces êtres, de substitut corporels exprimant la valeur de la vie de l’individu et immortalisant sa gloire. C’était la culture seule qui avait le pouvoir de conférer le statut de « beau mort » et de permettre au héros de perdurer dans le temps la fin venue.
Autant le corps du héros était traité avec le plus grand soin dans le but de révéler sa beauté, sa jeunesse, autant le corps des ennemis était soumis à des procédures visant à le souiller, l’enlaidir, l’outrager afin de lui ôter toutes qualités, valeurs, esthétiques, morales et religieuses afin de le déshonorer. Les cadavres étaient abandonnés à la décomposition, l’individualité des corps ainsi détruite, ils se mutaient en une forme innommable. N’ayant pas eu de rites funéraires, ils ne pouvaient être acceptés par la mort, se retrouvaient par voie de conséquence amputés de leurs statuts de défunt et privés de la mémoire des hommes.
Dans cette civilisation, où l’individu n’existait qu’en fonction de l’autre, où la réputation revêtait une très grande importance, la vraie mort était celle de l’oubli, l’absence de renom. « Exister, au contraire, c’est — (que l’on soit mort ou vivant) se trouver reconnu, estimé, honoré ; c’est surtout être glorifié (…) ». En ces termes, la gloire du héros aboutissait grâce à la mort, lui donnait accès à une imprégnation individualisée permanente et intemporelle dans un tout collectif. Les différentes figures légendaires constituaient ainsi la tradition qui se transmettait de génération en génération afin que ces dernières prissent place dans la culture, la vie sociale. La logique de l’honneur héroïque était celle du tout ou rien car « la prompte mort, quand elle est assumée, possède sa contrepartie : la gloire immortelle, celle que chante la geste héroïque ». Le héros était celui qui choisissait une vie brève et une gloire éternelle, incarnant l’honneur. La belle mort en Grèce était donc une fin glorieuse issue de la compétition au combat, dans laquelle l’aréte s’accomplissait en pleine jeunesse, où la valeur, l’excellence de l’individu rejaillissaient et se s’ancraient éternellement.
Mais le désir d’exploit héroïque n’était pas seulement affaire de reconnaissance sociale, il allait beaucoup plus loin sur un plan métaphysique. Il s’agissait en effet, d’échapper au vieillissement évoquant le déclin des forces et la décrépitude. La vieillesse synonyme d’une vie rangée s’opposait à la gloire ; elle illustrait la lente corruption du corps et de la vie menant au trépas. « Les valeurs à travers lesquelles la vie se manifest(ait) : vigueur, grâce, agilité (…) se flétriss(ai)ent bientôt et s’évanouiss(ai)ent dans le néant ». C’était bien à ça que le héros Grec tentait d’échapper. En mourant au combat dans la fleur de l’âge, il figeait sa jeunesse. En se confrontant à la mort et en en faisant son métier, sa destinée, le guerrier tentait de la dépasser, de la neutraliser. Tomber au combat, c’était mourir en pleine gloire dans l’intégralité de sa puissance, sa force—échapper au délitement physique et conserver de ce fait, l’aretè viril. Ainsi fixé dans l’acmé de sa jeunesse dans une mort sanglante, belle et glorieuse, le guerrier s’élevait au-dessus de la condition humaine par une mort éblouissante. Tout en étant une réponse au déclin de la vieillesse et de la mort, l’idéal héroïque offrait l’opportunité d’exister individuellement, en échappant par la mémoire à l’anonymat.
Les Grecs construisait ainsi l’idéalité de la mort, en tentant de la socialiser, de la civiliser, de la neutraliser en en faisant l’idéalité de la vie. Cette élaboration d’une idéalité de la mort ne traduisait pas le désir de la nier dans sa réalité. Au contraire, c’est justement parce que le réel était tout à fait cerné que cette conception fut créée de façon antinomique. Le héros ne mettait pas la mort au-dessus de la vie, mais voulait résister à l’oubli au monde des sans noms, en se distinguant et se perdurant dans la mémoire.
Les rites funéraires avaient pour mission d’assimiler la mort en la civilisant, en assurant des stratégies adaptées aux exigences de la vie. Cette véritable politique du trépas définissait l’imaginaire social dans une acculturation de la mort, en instaurant ces règles propres. Ces rites de passages, en concevant la mort comme changement d’état, permettaient au défunt l’entrée dans un autre monde. Si en Mésopotamie, les procédés funéraires visaient à maintenir une continuité entre le monde terrestre et le monde souterrain, en rattachant le défunt à ce qu’il était vivant par la conservation de son statut social et familial ; en Inde Brahmanique, la coupure du monde des vivants et des morts était bien plus nette. Le défunt perdait son identité sociale de vivant en étant séparé de sa communauté et par la crémation totale de sa dépouille. Pour que ce passage ultime se fît, l’individu devait accéder à un perfectionnement nécessitant l’effacement de ses actes personnels, de ses attaches sociales. C’était un véritable sacrifice, un don de soi. En Mésopotamie, la mise en terre des morts pourvoyait à la stabilité d’une société sédentaire, qui perçevait l’errance et l’informe comme la figure du mal. Il fallait alors maintenir l’ordre terrestre en administrant correctement l’existence. Dans cette idéologie « intramondaine », la vie était plébiscitée pour elle-même et non comme préparation à la mort résultant du fait que celle-ci n’accomplissait aucunement l’individu mais au contraire le diminuait.
L’Inde, à l’opposé, voyait dans la mort un état qui donnait sens et valeur. L’intégration des individus à la communauté se faisait par le franchissement de différentes étapes lui permettant de s’extraire de la vie terrestre afin de rejoindre l’absolu. Cette religion « extramondaine » définissait l’individu exceptionnel, comme étant celui qui avait su s’exclure de la société, de ses normes, de ses rites, se déliant ainsi de la vie. Atteignant alors le perfectionnement, que l’on acquièrait normalement par crémation, le renonçant (l’individu hors normes) n’avait pas besoin d’être brûlé. Sa tombe servirait de lien spirituel, de racine pour la communauté mais pas de lien social.
Tout comme en Inde, les héros grecs iraient former les Hommes d’autrefois, racines qui tisseraient des lignées familiales, ciment d’une communauté grâce au sens et à la valeur qu’elles octroyaient à l’existence pour les vivants. Les stratégies funéraires grecques servaient à faire accéder l’individu décédé à une nouvelle condition d’existence sociale, à transformer son absence en un état positif, à lui conférer un statut de mort. Elles donneraient de même l’opportunité à certains morts, dont les héros, d’être au centre de la vie commune. Le héros, semblable sous certains aspects au renonçant Indien était un être à part, mais divergeait sur sa relation au monde. Il ne cherchait pas la plénitude hors de celui-ci, mais désirait incarner, par ses actes, un idéal de perfection engendrant des valeurs mondaines et des pratiques sociales. « Par la rigueur tendue de sa biographie, l’exigence sans compromis de son aretè, apport(ait) une nouvelle dimension. Il instaur(ait) une forme d’honneur et la vertu ordinaires. »
Thanatos revêtait la figure guerrière et accueillait les morts, les gardant à tout jamais, alors que l’horreur de la mort était assumée par des figures féminines comme Kerè et Gorgô, puissances maléfiques, incarnant l’indicible, l’altérité radicale. Kerè, personnifiait la destruction, la force maléfique, engloutissant les hommes dans une nuit, les perdant à jamais. Tandis que Thanatos représentait l’irrémédiable auquel nul n’échappe, il offrait au héros par l’intermédiaire du combat la survie par la gloire, l’accès à la belle mort, Gorgô et Kerè, étaient elles, plus proches de la symbolisation de la décomposition cadavérique. « Gorgô et Kerè, ce ne sont plus les morts telles que les vivants s’en souviennent, les commémorent et les célèbrent, mais la confrontation plus directe avec la mort en elle-même, la mort au sens propre, cet au-delà du deuil, cette béance ouverte, aucun discours exprimer : rien, que l’horreur d’une Nuit indicible ». Elles s’opposaient donc à la mort civilisée, apprivoisée incarnée par Thanatos qui permettait aux hommes de perdurer dans la mémoire collective, elles étaient la mort brute, terrorisante.
Si les Grecs archaïques ne dissociaient pas la mort de la vie, c’était avant tout lié à la conception, du refus d’abolir la mort, d’accéder à l’immortalité matérielle mais plutôt de perdurer de façon mémorable dans le monde des vivants. On note dans l’histoire d’Ulysse et de la nymphe, cette récusation total d’une non mort qui conduirait à une non-vie, dont l’absence de désir et d’amour mènerait à espérer le trépas.
1. 3. 3. 2. 1. Du Moyen âge au XVIIIe.
Pour P. Ariès, la mort au Moyen Age était apprivoisée. On l’attendait, on en était averti, « On ne m(ourait) pas sans avoir eu le temps de savoir qu’on allait mourir ». Cette conviction intime poussait le mourant à prendre ses dispositions. Il patientait alors dans son lit, président et organisateur de sa propre cérémonie publique. Si la mort paraissait ici familière comme l’avance l’auteur, elle n’en demeurait pas moins, à mon sens et en rejoignant les propos de Déchaux (2001) cités plus haut, angoissante et terrorisante, mais le protocole de son accompagnement permettait de l’adoucir, de l’apaiser et d’encadrer le mourant. L’absence d'effusions n’était peut-être pas due à un sentiment de sérénité totale mais peut-être que le moribond était soumis à refreiner son expressivité du fait de la présence d’un public. Il y avait donc à cette époque une véritable coexistence des vivants et des morts contrairement à l’Antiquité qui malgré sa familiarité les tenait à l’écart en les enterrant en dehors de Rome. Au Moyen Âge les morts vont entrer dans la ville, tout d’abord mêlés aux habitants populaires des faubourgs, ils vont pénétrer peu à peu le centre historique des cités par la disparition de la différenciation entre les églises et les cimetières. Les morts étaient alors enterrés tout autour de l’église, sous les gouttières, contre les murs, anonymement. Les cadavres du peuple, eux étaient emballés dans des suaires puis entassés les uns sur les autres dans une fosse commune. On se servait de leurs os pour décorer les galeries qui encerclent le cimetière. Les plus riches étaient inhumés sous les dalles du sol de l’église, sans tombeau, leurs os, récupérés pour les mêmes desseins que ceux des pauvres. Les notions de propriété du mort, d’habitation funéraire n’étaient pas de mise, le corps était confié à l’église qui s’en accommodait. Ces cimetières deviendraient par la suite des quartiers où les maisons étaient investies du fait d’avantages fiscaux et constituaient aussi des lieux de rencontres. Par la proximité des vivants et des morts, par des fêtes dans les lieux d’ensevelissement des cadavres ainsi que par la gestion totalement publique du trépas, les individus du Moyen âge exorcisaient leur peur de la mort. En effet, l’homme à cette époque était profondément socialisé, son intégration sociale n’était pas retardée par les interventions familiales. Cette socialisation pourtant ne le séparait pas de la nature ; ce que révèle la familiarité avec le trépas, forme d’acceptation de l’ordre de la nature sur lequel on ne pouvait agir. « L’homme subissait la mort l’une des grandes lois de l’espèce et il ne songeait ni à s’y dérober ni à l’exalter. Il l’acceptait simplement (…) » non sans crainte mais comme faisant partie intégrante de son mode de vie très précaire et éphémère—compte tenu de l’espérance de vie de cette époque et du taux important de mortalité infantile—soumis à d’innombrables violences (peste, maladies diverses, disettes, guerres…).
Avant le XIIe siècle, la représentation du jugement dernier ne faisait pas intervenir la condamnation et la responsabilité individuelle par le comptage des bonnes et des mauvaises actions. À partir des années 700, l’iconographie de la résurrection des défunts se modifia, les justes et les damnés furent séparés, jugés par l’Archange St Michel qui pesait les âmes. Cette idée de jugement s’intensifia au cours des siècles suivant, accordant une place de choix au bilan de vie de chacun dénombrant les bonnes et les mauvaises actions, disposées sur les deux plateaux d’une balance. Ces actes étaient alors répertoriés dans un livre « le liber vitae » que chaque homme portait à son cou afin de le présenter lors du dernier jour du monde, à la fin des temps. Cette croyance illustrait le refus des individus du Moyen Age à accepter « (…) la dissolution physique », et le désir de « (…) ménag(er) une rallonge entre la mort et la fin des temps. » Un changement profond s’opérera entre le XIIe et le XIIIe siècle : la nécessité d’une vie vertueuse s’imposa, il ne suffissait plus de mourir bien, il fallait avoir bien et bonnement vécu.
Au XVe siècle, la mort se privatisa. Le jugement dernier qui se réalisait à la fin des temps se déroulait désormais dans la chambre du mourrant à l’heure de sa mort. Dieu n’apparaissait plus comme un juge, mais comme un arbitre assistant à la dispute du bien et du mal pour la possession de l’agonisant. Il observait si ce dernier résistait à l’épreuve dont découlerait son sort dans l’éternité. En repoussant la tentation du mal, l’homme expiait toutes ses fautes, d’un seul revers de main, par une bonne mort, ou au contraire en y cédant, il effaçait toutes ses bonnes actions. Une relation de plus en plus étroite entre la biographie individuelle et la mort paraît se dessiner puisqu’au moment de mourir l’individu voyait sa vie entière se dérouler sous ses yeux. C’était entre autre pour cela que dans les classes les plus instruites de la fin du Moyen Âge, apparurent une charge émotionnelle, et un ton dramatique qui n’existaient pas auparavant. 
Les os des squelettes continuaient à côtoyer les vivants dans leurs maisons, sur les tombes, en signe d’amour de la vie et peut être aussi en guise de catharsis pour lutter contre la crainte de sa propre mort. Dans la poésie, les thèmes du cadavre et de la décomposition physique étaient récurrents jusqu’au XVIe siècle,. Ils traitaient aussi bien de l’agonie, du trépas, que de la vieillesse et de la maladie. L’homme comprit à cet instant que la dégénérescence, la putréfaction physiques faisaient partie intégrante de la situation de vivant, les vers n’appartenant pas à la terre mais au cadavre lui-même. Cette décomposition du corps était un signe de l’échec de l’homme, de son imperfection et de sa propension au péché. En ayant conscience de son sursis permanent, l’homme Moyenâgeux ne pouvait se projeter avec ambition dans le futur, ni vivre ses plaisirs de façon complète. L’adoration pour l’existence se traduisait par les thèmes macabres, l’attachement aux choses et aux êtres qui l’entouraient, ce qui ne l’empêcha pas jusqu’à la Renaissance de voir dans sa fin, un moment exceptionnel où sa singularité prenait sa forme définitive. En ce sens, il ne pouvait être le maître de sa vie que s’il s’emparait de sa mort, celle-ci lui appartenant à lui seul.
L’individualisation de la mort allait se traduire au fil du temps par le retour dans une première période au XVI siècle, d’inscriptions sur les tombeaux des personnages illustres, puis dans une seconde période avec l’apparition des effigies. Cette personnification de l’art funéraire continuerait jusqu’au XVIIe. Il était question de conserver la mémoire des morts. Cette pratique s’étendrait aux classes moyennes au XVIII ème, désireuses elles aussi de conserver leurs identités. «  Dans le miroir de sa propre mort, chaque homme découvrait le secret de son individualité. Et cette relation, que l’Antiquité gréco-romaine et plus particulièrement l’épicurisme avaient entrevue, et qui avait été ensuite perdue, n’a cessé depuis d’impressionner notre civilisation occidentale. (…) Depuis le Moyen Âge, l’homme occidental riche, puissant ou lettré, se reconnaît lui-même dans sa mort : il a découvert  la mort de soi. ».
Au XVIIIe, que l’homme, ayant pleinement conscience de sa propre précarité, dramatisa sa mort en la rendant impressionnante, bien qu’étant plus soucieux de celle d’autrui que de la sienne. « (…) La mort romantique, rhétorique (était) d’abord la mort de l’autre, l’autre dont le regret et le souvenir inspir(ai)ent au XIXe et au XX e siècle le culte nouveau des tombeaux et des cimetières. ». Dès le XIXe siècle, le sens érotique envahit la mort, illustré par la littérature entre autres l’associant à l’amour, avec des thèmes érotico-macabres. Tout comme la sexualité, la mort était perçue comme une transgression détournant l’homme de sa vie ordinaire pour le plonger dans un univers violent, cruel et irrationnel. P. Ariès note ici le passage d’une mort apprivoisée c’est-à-dire acceptée sans crainte, à une mort rupture, événement dramatique submergé par la douleur de la perte. Mais à mon sens, suivant les réflexions de Déchaux (2001), il ne s’agirait que d’un changement de gestion de la peur, qui passe d’un legs total à l’Église et à la communauté, donc rationalisé par un encadrement idéologique et social fort, à une administration plus familiale et intime donc plus affective. Sans compter les avancées médicales du XIXe qui permirent une prolongation de l’espérance de vie et donc un attachement aux proches peut-être plus investis.
L’expression de la peine, les effusions sentimentales s’expliqueraient en partie par un catholicisme romantique et l’attrait pour les fantasmes érotico-macabres qui caractérisaient le XIXe siècle. Précédemment, la gestion de sa propre mort incombait au mourant. Depuis, cette administration mortuaire s’est transmise aux familles dont les relations devinrent beaucoup plus affectives qu’instrumentales. Auparavant, les liens familiaux n’étaient conçus que sur un versant économique d’accumulation de biens en vue de les accroître, ou servant aux plus pauvres de techniques de subsistance. En développant la dimension émotionnelle de ses rapports, les familles se souciérent donc plus de l’accompagnement à la mort, dans une préoccupation d’acceptation de la perte, pour elles-mêmes mais aussi pour le mourant. Le deuil qui était contenu dans un cadre précis pour empêcher les excès de douleur se trouva libéré, voire caractérisé par son aspect hystérique. La mort n’était plus la seule propriété du mourant, mais se partageait avec les proches. P.Ariès identifie alors une évolution du rapport à la mort de l’autre, elle devient plus redoutée car les survivants la supportaient bien moins. À mon sens, mesurer l’acceptation de la mort des acteurs à l’aune de l’expressivité émotionnelle ne me paraît pas des plus convaincants, le contexte culturel, social, religieux définissant les pratiques des acteurs, pourrait laisser imaginer que ceux-ci traitaient la douleur et le refus de la perte antérieurement de façon différente, encadrés par des pratiques religieuses et sociales qui faisaient que l’expression des sentiments n’était peut-être pas valorisée. En effet, P.Ariès note que du Moyen Âge jusqu’à l’Ancien Régime, la société imposait une période de réclusion aux vivants afin de protéger la douleur du monde extérieur, de permettre son effacement, et dans le même temps d’empêcher l’oubli trop hâtif du mort, grâce à l’exclusion des plaisirs et des jouissances de la vie. Le climat induit par la forte mortalité jusqu’au XIXe siècle, faisait pencher la gestion de la mort sur un versant réaliste et fataliste (sans y mettre un sens péjoratif), collant aux réalités sociales et démographiques. 
En 1760, du fait du nombre important de défunts entreposés dans les églises, les préoccupations pour la santé publique et la dignité des morts—ceux-ci remontant à la surface— virent le jour. Elles conduisirent donc à la création de concessions et à la mise en tombe, offrant aux proches un lieu de recueillement et prolongeant le souvenir du disparu. « Les morts ne devaient plus empoisonner les vivants, et les vivants devaient témoigner aux morts, par un véritable culte laïque leur vénération. ». N’est-ce pas cette laïcisation qui entraîna aussi une expressivité émotionnelle moins contenue que le culte catholique proscrivait en prônant la retenue ?
1. 3. 3. 2. 2. La représentation actuelle de la mort.
P. Ariès, décrit la mort d’aujourd’hui comme interdite, honteuse. Sans remettre en cause totalement cette idée, il me semble que c’est sa gestion qui diffère, calquée sur un mode rationnel, économique et productiviste qui caractérise actuellement notre société occidentale. Le fait de cacher au mourant son état pour ne pas l’alarmer et éviter à la société, aux proches, d’être submergés par les émotions insoutenables liées à la monstruosité de l’agonie, s’est établi pour deux raisons. Premièrement la survenue d’un tel événement trouble la vie féconde, et heureuse de l’entourage. Deuxièmement, il y a peut-être une utilité sociale sous-jacente à l’évitement d’une trop grande extériorisation. N’est-t-il pas ici, question des difficultés qu’entraîneraient l’abandon des tâches sociales qui incombent aux individus en tant que producteurs, compétiteurs dans un marché mondialisé et fortement concurrentiel ? Une mort acceptable est une mort qui ne dérange pas les vivants, qui est tolérable affectivement, pour pouvoir se canaliser et s’émouvoir essentiellement en privé. Mais est-ce parce qu’on tente d’adoucir la douleur de la perte, que l’on nie la mort ? Chaque individu sait qu’en rentrant chez soi, il déversera son chagrin. Par contre un déchirement trop patent en public relèverait d’un désordre mental ou d’un défaut éducatif. Les rites funéraires eux-mêmes se sont vus raccourcis au minimum, excluant l’épisode entre autres des condoléances qui pourrait laisser échapper quelques épanchements. La société, en effet, doit s’apercevoir le moins possible du passage de la mort, peut être pour ne pas la stopper dans son élan de croissance économique. Pour L.V Thomas, l’homme moderne est tenu de ne pas mourir car sa sécurité est gérée par les institutions. Néanmoins, comme nous l’avons vu précédemment dans la partie qui traite du corps actuel, la coercition se fait plus par un autocontrôle dicté par une norme induisant une culpabilisation et une responsabilisation massive que par des institutions auxquelles les personnes seraient assujetties.
Soumis à l’injonction du bonheur dans une société palliant à toutes difficultés de survie, il est inacceptable de laisser quoi que ce soit, y compris le trépas, interférer dans son déroulement régulier et planifié qui la remettrait en cause. Par ailleurs, la mort devenant un problème de management dans une société qui vise l’efficacité, le marché mortuaire n’a de cesse de croître, imposant comme nécessité commerciale de rendre plus aimable le cadavre. Les doctors of griefs (docteur du chagrin), remplaçant les undertaker (entrepreneurs ayant eux-mêmes remplacé les fossoyeurs, menuisiers et propriétaires de chars), sont alors chargés d’aider les survivants à retrouver un état mental normal, induisant que le deuil est un événement pathologique. Afficher ce dernier dans ces conditions, c’est se voir assigner le statut de reclassé, d’asocial. Cette interdiction du deuil peut être éclairée par le fait que nombre d’individus n’ont pas connu de décès avant leur âge adulte et perçoivent cette situation comme anormale. Pour P.Ariès, l’explication se situe dans « (…) la disparition des consignes sociales qui imposaient des conduites rituelles et un statut social spécifique pendant le deuil pour la famille et la société (...). Mais ne peut-on pas imaginer que ces conduites rituelles se sont modifiées ; et que certes le statut des endeuillés n’est peut-être plus aussi social en se privatisant, mais existe tout de même dans un cercle plus restreint, plus affinitaire ?
Même si en apparence les rites funéraires, mortuaires n’ont pas changé, ils se sont vidés de leurs sens symboliques, par l’autocontrôle effectué par les acteurs eux-mêmes refusant les effusions sentimentales, dramatiques. Bien que la toilette mortuaire se perpétue, elle n’a pas pour finalité d’embellir le cadavre en exacerbant la beauté originale que la mort délivre au corps comme dans la période romantique, mais d’accorder à celui-ci un aspect vivant toujours appréciable, heureux de vivre.
Entre 1930 et 1950, les lieux du mourir se sont modifiés. On ne décède plus chez soi, entouré de ces proches et d’un prêtre mais à l’hôpital, seul, accompagné par des professionnels de la santé ou par des profesionnels des soins palliatifs. Il est intéressant justement de s’attarder sur cette dénomination des intervenants sanitaires, qui accompagnent les individus en fin de vie (et non début de mort qui aurait pu être une autre expression pour qualifier le moment où l’individu part). On peut noter que l’on met en avant les termes « soins » et « santé » pour les qualifiés, renvoyant à une conception de la mort comme étant une maladie. Il devient inconvenant, et dérangeant pour les proches que la personne meurt chez elle. Elle ne préside plus alors sa cérémonie en choisissant le moment où elle fermera ses yeux. Dès lors, la mort devient un phénomène technique obtenu par arrêt des soins, décidé par le corps médical. Le malade n’exerçant pas de droit sur la conscience de son état (il ignore qu’il va mourir puisque personne ne l’a averti) est considéré comme un malade débile, un enfant que la famille écarte du monde. Méconnaissant sa proche mort, il ne peut la préparer d’après P. Ariès. Cependant, nombre de témoignages relativiseraient ce point de vue. Certes, les mourants ne sont pas toujours explicitement informés de leur état, mais certains s’en accommodent, refusant d’entendre les discours implicites pouvant les aiguiller, et ne posant pas de questions formelles sur leur état. D’autres, diront qu’ils en avaient conscience malgré le manque de communication ou iront jusqu’à réclamer la vérité. L’individu est donc dans certains cas, dépossédé de ce qui peut être lui appartient le plus intimement, sa vie, sa mort ou doit s’en rendre acteur s’il veut les conserver. Pour L.V Thomas, l’hôpital volerait la mort aux patients, par sa programmation et son organisation ( voire quelquefois irait même jusqu’à un acharnement euthanasique) et au même moment le laisserait dans une solitude face à son agonie sans lui apporter le holding que les croyances religieuses pouvaient lui conférer. Au contraire, la stratégie hospitalière de gestion de la mort serait une sorte d’évitement, le traitement devenant une mise en scène d’une probable guérison et non une préparation au décès, se traduisant dans certains cas par un acharnement thérapeutique. Qu’il s’agisse de faire émerger la parole du patient sur ses craintes, ses souffrances liées à son état de mourant ou de traitement par analgésiques de ses angoisses, insomnies, douleurs, la France reste réticente et se centre sur la victoire contre la maladie,· fidèle à sa stratégie d’évitement.
La mort appartenant plus au monde naturel, est vécue comme une agression exogène que la société finira par interdire, pourtant notre rapport au corps induit à son égard une méfiance quant à des défaillances endogènes qu’il convient d’identifier pour les supprimer. Définirions-nous la mort sur un plan extérieur afin de se convaincre que la lutte est toujours possible ? La maladie, la vieillesse, le trépas, seraient alors des dysfonctionnements de la machine corps, dépossédée de sa singularité et de son identité pouvant trouver des réponses dans une médecine technicienne. «  Bref, l’homme moderne d’Occident pratique en permanence une stratégie de coupure : vie / mort pensée en termes antinomiques alors qu’on doit parler de complémentarité ; vivant / mourant, ce dernier devenant un proscrit (out cast), un déviant vis-à-vis d’une institution organisée pour assurer le primat de la vie (…) ».
La médecine dès la moitié du XIXe a substitué à la mort la maladie. Le corps est devenu lui-même un engin réparable, prévisible, maîtrisable, comme le souligne M. Foucault. Le cancer incarne les plus terrifiantes représentations de la mort, représentées avant, chez les Grecs par Kerè et Gorgò. « L’angoisse qu’elle libère alors contraint la société à multiplier hâtivement les consignes habituelles de silence, afin de ramener ce cas trop dramatique à la règle banale des sorties à l’Anglaise. » . Cette discrétion devenue une forme actuelle de dignité reprend la valeur de maîtrise de soi, de contrôle. Une mort acceptable est avant tout celle qui n’arrache pas l’individu à son rôle social, ne lui fait pas perdre la face et celle de ses proches pour que tous oublient que la mort rôde autour d’eux. Si l’échange d’émotions est proscrit, la communication, elle, est plébiscitée symbolisant l’intégration sociale de l’individu et l’acceptation de sa fin. Le sida quant à lui, génère une mort sociale une sorte d’apartheid, par l’implication : de liquides corporels relevant de la vie mais aussi d’autres perçus comme plus impurs (lait, sperme, sang, sécrétions vaginales), et de pratiques jugées immorales (sodomie, toxicomanie, partenaires différents…  ) . La belle mort remplacerait la bonne mort (définie par les Catholiques comme étant l’acceptation du renoncement aux choses terrestres, une vie pieusement menée et la croyance dans la résurrection). Elle se caractériserait par sa soudaineté inattendue, le désir qu’elle ne jaillisse que le plus tard possible dans une sphère privée et l’exclusion de la souffrance. La belle mort s’ancre dans le présent immédiat, dans l’action même de mourir et avec le souhait que l’on nous l’ôte. D’après L.V Thomas cette mort serait escamotée. Mais si nous voulons qu’elle soit gérée par autrui, par une institution, est-elle réellement dérobée puisqu’il s’agit d’un de nos plus profonds désirs, calmant nos craintes et nos angoisses ?
Deux autres typologies de la mort sont à noter. La mort stérile, privée de sens social, gratuite comme le décès de soldats lors de guerres perdues—mourir pour rien et de rien—et la mort féconde, celle du martyr, héros « par amour du risque (…), C’est-à-dire en fin de compte par amour de la vie, pour en jouir plus intensément et pour s’enivrer au prix même de la vie ». Elle peut aussi défendre des valeurs civiques et (ou) révolutionnaires, sa propre dignité, son bonheur, des idées jugées supérieures à son existence. Ses valeurs alors dominent le temps, le monde, deviennent immortelles.
La gestion du temps de l’agonie se modifie elle aussi. Auparavant, celle-ci pouvait prendre plusieurs jours, plusieurs semaines et il s’agissait pour finir d’un grand moment dramatique qu’incarnait le dernier souffle ; à l’heure actuelle, le moment du mourir est fractionné, morcelé en petites étapes semblables à un roman policier aux multiples rebondissements, puis tout d’un coup précipité, sans attendre l’évolution naturelle de l’extinction. Ceci s’expliquant logiquement et légitimement par le désir de tout un chacun d’échapper à la souffrance physique et psychique de ce moment fatidique que nous permettent d’atteindre les sciences médicales.
Les visites des tombes se sont raréfiées laissant place à l’incinération, moyen radical de faire disparaître le corps et de tenter d’évacuer la mort de l’autre. Or, ce refoulement amplifie les traumats, les ressentis comme dans la période romantique du XIXe siècle.
La vieillesse est considérée comme une mort sociale et économique, due au fait qu’elle empêche la production de bien et la participation active à la société. En elle la mort est déjà là, visible par l’amenuisement des capacités physiques et intellectuelles. Un Comité pour l’abolition de la mort (1976) aux Etats-Unis, ainsi qu’une Société immortaliste en France, ou la cryogénisation, sont apparus, promouvant la recherche biomédicale pour atteindre une vie infinie et éradiquer la vieillesse. Ces extrêmes permettent de rendre visibles les techniques actuelles visant à l’immortalité, auparavant traduites par le désir d’intégrer le paradis pour une autre vie éternelle dans l’au-delà. D’autres stratégies sont à noter, entre autres celles qui consistent à perdurer à travers sa lignée familiale, son œuvre artistique, sociale ou intellectuelle. Le souvenir du défunt ainsi inscrit lui donne l’opportunité comme pour le héros Grec de survivre éternellement dans la pensée communautaire. Les croyances en l’enfer, le ciel, la résurrection et le purgatoire, se sont vues voler la vedette par celle de la réincarnation. « Elle repose sur l’idée qu’une seule existence constitue une expérience trop limitée pour définir la destinée éternelle. ». Cette croyance constitue elle aussi un moyen de réassurance. La mort n’est qu’une étape intermédiaire vers de nouvelles vies, accordant de surcroît une amélioration de l’être lui-même.
Après avoir décrit les normes actuelles de la représentation de la mort et des pratiques qui l’entourent, attachons nous à l’une de ces formes déviantes, le suicide. Si le suicide est un moyen de communication avec autrui, c’est aussi la mise à mort d’un personnage social. L’adolescent se ferait violence pour agresser le groupe, en utilisant son corps comme outil de transgression à la norme de respect de la personne. Pour la société, le suicide est une mort suspecte de par l’affront induit envers les institutions qui la représentent et les proches du défunt. Ayant en effet, investi dans la formation de l’individu, le système se voit mis en accusation ou du moins mis en échec. Le décès volontaire exacerberait la notion de libre-arbitre en outrepassant le droit à disposer de sa vie et de sa mort, habituellement monopole de l’Etat (peine de mort). Ce serait un refus de ne pas pouvoir vivre sa vie idéalement, à la façon d’Antigone, en même temps qu’un moyen de s’y raccrocher et de l’honorer. Par cet acte, l’individu tenterait d’exister dans une vie qui lui semblerait niée, non reconnue, en démontrant jusqu’où peut aller sa maîtrise. De plus, tout simplement, le suicidé rappelle que la mort est un événement qui s’impose à tous, nous renvoyant ainsi à notre propre crainte.
Peut-on établir, après ces constatations une analogie entre l’entreprise que représente le suicide et les conduites à risque en terme de déviance?
1. 3. 4. La sociologie interactionniste de la déviance.
Si le rôle de toute société consiste entre autre à protéger ses membres, les notions de sécurité physique, de prudence peuvent être considérées comme constitutives d’une norme sociale. Alors, le suicide tout comme les conduites à risque toxicomaniaques contrediraient cette norme. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que celles-ci révélent peut-être à des valeurs déviantes. Sans compter que la toxicomanie est par essence une déviance au sens classiquement sociologique, de transgression de la loi (Loi du 31 décembre 1970), de normes. En usant, cédant, vendant des stupéfiants, la personne toxicomane devient délinquante.
Pour ce faire l'interactionnisme, comme outil théorique traitant de la notion de déviance, éclairera cette recherche, en abordant la déviance comme un échange entre la société instituant les normes et le transgresseur. Cette approche s’intéressant aux aspects banals de l’existence, met en lumière qu’il y a déviance non seulement par transgression mais aussi par désignation sociale. H.S. Becker souligne que chaque groupe adopte, respecte des normes en partie différentes, adaptées aux intérêts des membres. L’individu déviant l’est par sa non-conformité aux critères du groupe dominant, et se voit étiqueté comme tel. Cette posture sociale ne découle pas forcément d’une volonté individuelle démoniaque de déjouer l’interdit pour le déjouer, mais s’intègre par une logique d’apprentissage ayant ses sources précocementpuis par interaction avec le groupe d’appartenance et le groupe dominant. Elle constitue par ailleurs, une facette d’un mode de vie pour chaque errant.
La société étant constituée de plusieurs groupes ayant des normes plus ou moins convergentes ou divergentes, on ne peut décréter qu’un comportement, une action soient fondamentalement et universellement conformes ou déviants. La conformité ou la déviance sont toujours soumises à un système de valeurs, de références propres à un groupe. C’est en ce sens que les prises de risque toxicomaniaques reléveraient de normes appartenant à un style d’existence, mais seraient aussi des déviances pour le groupe majoritaire constituant la société.
De plus, il est intéressant de noter que si certaines prises de risque sont hors la loi, du fait de l’utilisation de stupéfiants, la déviance de ces comportements est surtout fondée sur le non-respect d’une morale sociale. Prenons le cas du cannabis, bien qu’étant pénalement proscrit, les condamnations juridiques concernant son utilisation sont beaucoup moins fréquentes que lorsqu’il est question d’héroïne. Or, les consommateurs sont plus nombreux et le trafic aussi. C’est bien qu’à loi égale (loi de 1970 ne différenciant pas les stupéfiants), le jugement moral et social prévaut dans la désignation de la déviance.
Rejoignant le propos de Becker dans Outsiders, il est important de souligner qu’un individu appartient à plusieurs groupes. Ne restant pas vraiment cloisonné à un seul, il intériorise alors différents systèmes de références, de règles. La personne errante est donc inscrite dans un groupe de semblables, dans une famille, dans une association d’échange de seringues, dans des foyers d’hébergement, dans le système sociétal, etc. Elle aura des relations diversifiées avec tous les groupes qu’elle fréquente selon qu’elle adhère ou non aux normes, valeurs, règles qui les constituent. Elle sera par conséquent, tantôt considérée comme déviante par les individus n’ayant pas les mêmes références, tantôt intégrée, conforme, aux membres de son groupe d’appartenance.
La déviance ici ne serait pas le résultat d’une mauvaise compréhension ou connaissance des normes, elle est choisie. Et c’est parce qu’ils connaissent les normes du système qu’ils peuvent s’y soustraire.
Jon 2007 : On est , ç’t’ à dire on est hors du système, parce qu’on est dedans (...)
C’est donc en me servant de cette dynamique sociale que je tenterais de comprendre ce qui se joue entre errants et normaux, en m’attachant à la comparaison de ces deux visions et en cherchant à expliciter l’impact social que peuvent engendrer les conduites à risque. Pour ce faire, le choix d’une méthodologie qualitative a été adoptée et dans le chapitre qui suit. J’expliciterai cet engagement, les biais rencontrés et brosserai des portraits contextualisés des personnes rencontrées en espérant qu’ils puissent offrir toute la profondeur, la complexicité de chaque interviewés et des conduites à risque pratiquées.





2. UNE MÉTHODE ADAPTÉE À UNE POPULATION PARTICIPATIVE.
2. 1. Le terrain d’enquête : entre cadre et hors-cadre.
Deux types de terrains d’enquête ont été utilisés pour ce travail car j’ai pris le parti de réutiliser les interviews réalisées en Licence 3.
Le premier, une boutique d’échange de seringues, tenue par une association mandatée par l’État (la D.D.A.S.S), accueille des personnes developpant des addictions, et ne désirant pas arrêter (toxicomanes actifs) leur consommation de psychotropes. Ce type de structure a été créée dans le cadre d’une politique de santé publique globale suite à l’extension de l’épidémie du sida (1987, 40% des toxicomanes sont séropositifs), et grâce à la légalisation de la vente de seringues (décrets n° 95-255, 7 mars 1995) — cette institution leur propose un échange de seringues, une aide administrative, des soins infirmiers, des douches et une machine à laver. C’est un accueil bas seuil ouvert sur la rue. La principale mission de cet établissement consiste à réduire les risques de contamination par V.I.H, et V.H.C, et plus largement les risques sanitaires et d’exclusion par le maintien d’un lien social et d’aides administratives (aides financières, papiers d’identité, dossiers RMI...). Ce choix a été déterminé par la possibilité de pouvoir rencontrer la population des toxicomanes errants actifs donc par souci de faisabilité. Connaissant une partie de l’équipe, ces derniers m’avaient présenté auprès des enquétés comme ancienne stagiaire éducatrice. De ce fait, cette année, j’ai voulu consciemment rompre avec ce statut d’éducatrice et l’influence du lieu (lieu de soins) induisant à mon sens des biais quant à l’interprétations de mes attentes par les interviewés. En effet, je craignais que ceux-ci perçoivent en moi un désir de les normer, de les emmener vers un protocole de soins ; ce qui, évidemment, n’est absolument pas l’objet.
J’ai donc opté pour un second terrain beaucoup moins formel, , en face d’un supermarché, grâce à l’opportunité qui s’est présentée de les rencontrer dans leur espace de mendicité dont ils m’avaient fait état lors de nos rencontres précédentes. C’est donc en errant moi-même durant quelques semaines devant cet emplacement que par chance j’ai pu revoir un de mes anciens contacts qui se souvenait de moi. Après une discussion banale, je lui ai donc fait part de ma volonté de l’entendre à nouveau sur la même thématique que l’an dernier. Jon, heureux et confiant me proposa alors d’emblée de venir au squat. N’ayant pas le temps cette année de réaliser une observation ethnographique, je l’en remerciais et convenais d’un rendez-vous ultérieur. Par son intermédiaire j’ai pu, par ailleurs, rencontrer Bruno et Charlotte, un couple partageant son squat.
La difficulté alors était de trouver un lieu d’interview calme et discret qui leur permettait de s’exprimer librement sans l’influence du groupe d’appartenance fort présent devant le magasin en question. Durant les quatre visites que j’ai effectuées de nombreux errants venaient m’interpeler tout d’abord en me demandant une cigarette puis m’interroger sur ce que je faisais. Leur désir de participation a suscité en moi un étonnement et un questionnement. Pourquoi des individus mettant en avant leurs différences, et leur désir d’un autre mode de vie que la norme (donc la mienne) voulaient autant me parler de leur vie ? Était-ce par besoin de participation sociale ? De sentir en eux une utilité ? Ne pouvant accorder une écoute à tous, il a donc fallu que je me retranche derrière le fait que pour l’instant je ne m’intéressais qu’aux personnes partageant l’habitation de Jon. Cette argumentation fort peu honnête m’a semblé la plus à propos afin de ne pas les vexer ou les rejeter.
Après réflexion, il m’est apparu qu’un bistrot serait peut-être le lieu le moins empreint de connotations normatives et éducatives puisque commun à tous, mais aussi le plus à l’abri des interruptions suceptibles de se produire devant le magasin. Le choix du bar s’est fait alors d’un commun accord avec les participants, juste avant l’entretien. Les rendez-vous ont été fixés suivant leurs disponibilités (en milieu d’après-midi) en face du supermarché.
2. 2. La population toxicomane active, des errants.
Claude Olivenstein définit la toxicomanie comme étant une « rencontre entre une personnalité, un produit et un contexte ». Au-delà de cette définition, il paraît important d’ajouter que l’addiction est une dépendance quelques fois physique et surtout psychique à un psychotrope avec des comportements compulsifs de recherches, de prises de produits. Si cette enquête a été réalisée auprès de personnes toxicomanes, il faut souligner qu’elle concerne une frange singulière de cette population. Les individus interviewés à La boutique et ceux rencontrés devant le supermarché, ne sont pas en démarche de soins visant l’arrêt de leurs prises de stupéfiants, ni dans un souhait de réinsertion sociale. Pour eux, il s’agit seulement de pourvoir à leurs besoins élémentaires en termes sanitaires et sociaux. C’est donc une population relativement marginalisée, exclue socialement (par choix ou non) et systématiquement sous l’emprise de psychotropes. Qualifié d’errants par certains chercheurs ou organismes étatiques, ce terme regroupe aussi d’autres types de personnes. Il renvoie aussi bien à des jeunes souffrants de graves troubles psychiques, que des jeunes issus de banlieue, des jeunes SDF…. Ici le mot errant qualifiera des individus toxicomanes vivant de façon nomade dans la rue, en squat, en camion, subsistant par la mendicité, les aides sociales, le trafic.
Selon l’étude de l’INVS de 2004, réalisée sur 5 villes françaises, auprès de 101 structures en toxicomanie et 37 médecins généralistes prescripteurs de traitement de substitution aux opiacés, la population toxicomane active (dont font partie les errants étudiés) se composerait de 74% d’hommes dont l’âge moyen serait de 35,2 ans, 65% seraient sans emploi, 8% auraient un niveau d’étude inférieur ou égal au primaire et 55% d’entre eux vivraient seuls. 55% n’auraient pas de logement stable (dont 19% en squat ou à la rue), à 16 ans 22% ne vivraient plus dans leur famille et depuis l’âge de 18 ans, 73% auraient dormi au moins une fois à la rue. 10,8% seraient atteints par le VIH, et 59,8% par le VHC avec une prépondérance dans la tranche d’âge 30-40 ans. 13% d’entre eux auraient partagé une seringue, 33% le petit matériel d’injection (cuiller, coton), 74% auraient réutilisé leur seringue et 25% la paille de snif. Malgré les 90% qui connaissent les modes majeurs de transmission du VIH et les 65% pour le VHC, les informations de prévention, on assiste tout de même à une perpétuation des pratiques à risque dans ce champ expliquant peut-être l’augmentation de personnes ayant le VHC (1996 : 47% ; 2004 : 59,8%) bien que les contaminations VIH aisent baissé entre 1996 (20%) et 2004 (10,8%). Cette recherche épidémiologique permet de brosser un portrait général des utilisateurs de drogues mais ne se centre pas sur la population errante, nouvelle dans le paysage toxicomaniaque.
D'après le rapport d’activité 2002 de l’association gérant la boutique, et le rapport TRENT 2001, la population a beaucoup rajeuni, laissant place à de « jeunes errants » âgés pour la plupart entre 18 et 30 ans, vivant de façon nomade, en squats pour beaucoup avec des chiens. Ils fréquentent les free party, font « la manche », perçoivent le R.M.I. ou des allocations de retour à l’emploi. Certains travaillent de façon saisonnière ou non déclarée. Charlotte, lycéenne représente d’après mes échanges avec le groupe, une exception car peu d’entres eux poursuivent des études tout en adoptant ce mode de vie. La proportion d’hommes est de deux tiers pour un tiers de femmes. Les données de prévalence pour cette population spécifique, en matière de contamination VIH et VHC ne sont pas encore disponibles, mais on peut par recoupement grâce à la tranche d’âge faire l’hypothèse qu’elle correspondrait à 30% des usagers de moins de 30 ans pour le VHC et de 0,3% pour le VIH, donc nettement en deçà de la moyenne générale de la population toxicomane active mais toujours présente malgré les nombreuses politiques de prévention. Si le risque de contamination a diminué, d’autres pratiques à risque comme la consommation de mélanges de psychotropes(68% des jeunes fréquentant l’espace festi alternatif dont beaucoup d’errants font partie) ainsi que la conduite de véhicule sous psychotropes semblent relativement élevés d’après le rapport de l’OFDT. Malheureusement faute de données quantitatives sur cette population spécifique il est impossible de décrire de façon globale les errants en terme d’appartenance sociale (sont-ils issus de classe sociales défavorisée, moyenne, supérieure ?), de prises de risque autres que celles évoquées précédemment.
2. 3. L’approche qualitative ou le complément nécessaire d’une approche basée sur l’acteur comme définissant les pratiques à risques.

La définition et la méthodologie d’enquête est fondée sur la représentation qu’ont les acteurs de leurs pratiques à risque, ceci afin de comprendre ce qui les soutend. L’acteur est un être rationnel qui adapte ses comportements à une situation, un contexte, aux interactants, à un groupe d’appartenance en lien avec un environnement social. Par conséquent je prends le parti de ne pas adhérer aux définitions épidémiologiques induisant (comme je l'ai souligné dans ma première partie) une prolifération et une perte de sens de ces pratiques. De plus, sous jacent à ce type d’interprétation, s’articulent des théories mettant en évidence que les inégalités sociales et sanitaires seraient incorporées dans notre patrimoine biologique. Elles seraient donc prédéterminées génétiquement. Elles perçoivent les conduites à risque comme des anormalités, voire des pathologies et non comme des construits sociaux tout comme les définitions psychanalytiques des conduites ordaliques et contra-phobiques. Or, « Pour la sociologie, il n’existe ni normal, ni pathologique à priori, mais des actions chargées de sens et qu’il importe de comprendre, de relier au terreau social qui les voit naître, sans méconnaître la singularité de l’acteur. »
Je définirais donc les conduites à risque comme étant des « comportement(s) impliquant un danger vital ». Ces pratiques et leurs conséquences doivent être conscientes ou préconscientes chez les interviewés. Elles n’ont pas pour but de donner la mort, par conséquent le suicide est écarté en tant qu’indicateur.
« La notion de conduite à risque est ici entendue comme un jeu symbolique ou réel avec la mort, une mise en jeu de soi, non pour mourir, bien au contraire, mais qui soulève la possibilité non négligeable de perdre la vie ou de connaître l’altération des capacités physiques ou symboliques de l’individu. ».
Ainsi, après entretien, les indicateurs retenus pour définir les conduites à risque sont les suivants : l’échange de seringues ou de pailles souillées, les prises massives de produits pouvant conduire à un surdosage, les mélanges de stupéfiants pouvant provoquer des interactions dangereuses, les rapports sexuels non protégés, les conduites de véhicule sous l’emprise de psychotropes, l’absence de soin des blessures pouvant conduire à une atteinte physique grave (septicémie, amputation) , les actes délinquants et l’induction de rapports conflictuels pouvant porter atteinte à leur intégrité physique (bagarre). En ce qui concerne le corps, je me suis axée sur l’hygiène, l’apparence vestimentaire, le recours aux soins médicaux, l’esthétique tant sur le plan du maquillage, que de la coiffure, des piercings, tatouages et autres ornements, l’alimentation, leurs critères de beauté physique. Pour la mort, l’opération consistant à identifier les indicateurs s’est avérée bien plus complexe. Je me suis donc davantage appuyée sur mes lectures. J’ai pris le parti de me centrer sur leur mort physique imaginaire idéalisée ou inversement rejetée, la mort de certains de leurs proches, leur vision de leurs propres rites mortuaires (enterrement, incinération, fêtes…), la relation mort / vie, la notion de peur de mourir, la temporalité de la mort (jeune, moins jeune, vieux), la mort sociale (décompensation psychologique, solitude, asservissement).
2. 4. L’entretien compréhensif une méthode à parfaire par l’observation.
2. 4. 1. L’entretien pourquoi ?
Le choix de l’entretien compréhensif comme unique technique d’enquête s’est imposé pour plusieurs raisons :
du fait de la population encline à pouvoir exprimer ses opinions de façon claire, réflexive et convaincue,
en terme de faisabilité liée aux contraintes de temps,
par choix d’une approche interactionniste,
de par l’objet traité : les représentations du corps et de la mort.

Cette méthode s’est avérée une des plus adéquates— l’étude se centrant sur la mise à jour des représentations du corps et de la mort, mais aussi du mode de vie à risque des acteurs. La représentation dans ce cadre « se définit dans son rapport social, non plus par une fonction de légitimation mais par celle d’orientation des conduites ». Elle se rapprocherait des conceptions cognitivistes, la décrivant comme un :  « processus de construction du réel; réintro(duisant) l’étude des modes de connaissances et des processus symboliques dans leurs relations avec les conduites,(...); la représentation est, en effet, une organisation psychologique, une modalité de connaissance particulière. ». Moscovici voit dans la notion de représentation une double vocation qui prend l’aspect d’une fonction d’adaptation à l’environnement et une fonction sociale de communication. Il avance même que l’intérêt de la recherche sur les représentations réside plus dans la quête de leurs fonctions que sur l’origine de leurs constitutions. En ce sens, il m’a semblé que l’emploi de la méthode compréhensive pouvait permettre de récolter d’une part, l’idéologie mortuaire et corporelle particulière des errants, d’autre part, de saisir son utilité pour leurs diverses pratiques et leur mode de vie, pour finalement éclairer la fonction qu’ont les conduites à risque dans leur rapport au monde.

Cette méthode compréhensive, très adaptable en fonction des terrains, des individus m’est apparue comme idéale au regard de la population étudiée peu encline aux normes, règles ou quelconque cadrage qu’aurait pu induire le questionnaire ou l’entretien semi-directif. En effet, étant par moment sujet à la rébellion, la contestation, un abord trop rigide aurait pu soit, les retrancher dans un mode revendicatif exacerbant leurs oppositions de façon artificielle, car liées au type d’interaction ; soit, au contraire, créer une rupture de communication, induire des réponses sans véracités, ou répondant aux attentes qu’ils me prêtaient. De ce fait la libre expression contient en elle-même pour ce public une attractivité lui offrant la possibilité d’exprimer ce qu’il désire, pense, veut donner à voir.
Afin de respecter cette liberté, la retranscription des synthèses d’entretiens colle de très près au discours des personnes. Tous les résumés d’entretiens participant à la définition de la population sont introduits par un portrait, une description contextuelle et relationnelle (entre eux et moi)—les actions, les interprétations des individus  étant influencées par l’écologie du lieu, les interlocuteurs, les personnes présentes et l’environnement suivant le paradigme interactionniste. Un des entretiens a même dû se faire en deux temps et deux lieux. Pour autant, il ne s’agit pas d’une méthode improvisée mais adaptable. Des indicateurs issus des entretiens de l’année précédente ont été répertoriés et m’ont permis de rebondir lors des entretiens quand ils étaient abordés.

La mise en forme des retranscriptions d’entretiens a elle-même été mûrement réfléchie. Il m’a semblé que si le lecteur avait accès au langage propre des interviewés, il lui serait plus facile de se détacher de ses propres valeurs pour entrer dans un monde ô combien différent.

La méthodologie compréhensive ne cherche pas à vérifier ou infirmer une problématique par les entretiens. Ils ont donc été le point de départ de la problématisation qui s’est élaborée conjointement aux réflexions amenées par les divers ouvrages de la bibliographie.
Essayer de découvrir les représentations, entendre les voix des personnes concernées s'avérait plus pertinent qu’une quantification de leurs actes, telles que celles réalisées par les approches épidémiologiques pour comprendre l’utilité sociale de leurs prises de risques. Les acteurs ont une connaissance qui leur est propre de leurs techniques corporelles, de leurs visions de la mort et du corps qui soutendent leurs actes de mise en danger. Qui mieux qu’eux peut la décrire, l’expliquer ? «  Les principes de l’entretien compréhensif ne sont rien d’autre que la formalisation d’un savoir faire concret issu du terrain, qui est un savoir-faire personnel. ».

Touchant à des pratiques corporelles en lien avec la mort, l’évidence méthodologique et déontologique était de marquer formellement un respect, une sensibilité, face aux interviewés afin de construire une relation de confiance tout en offrant un espace de liberté. Le questionnaire par son côté direct aurait pu induire une sensation de brutalité.

Cette méthodologie « (…) s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des porteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus ; elle commence donc par l’intropathie. ».
S’agissant d’un sujet ayant trait à la souffrance psychique, à des pratiques corporelles, l’empathie et même l’intropathie sont essentielles déontologiquement et techniquement parlant, pour faire émerger le discours de profondeur. L’empathie est une porte d’entrée dans la relation, générant une forme de connivence. Mais, s’il est nécessaire de laisser entendre à l’enquêté que l’on est réceptif à son discours, le chercheur doit être en retrait et l’informateur en vedette, ce qui n’a pas toujours été évident. Pour ce faire, il a fallu développer une écoute attentive, active, accorder de l’importance aux mots, aux opinions des acteurs et montrer de la sympathie, quitte à faire des digressions hors du champ de recherche, entres autres par rapport aux chiens, sujet principal pour les participants. J’ai donc dû oublier mes opinions, mes pensées et surtout canaliser mon impatience à atteindre le cœur de mon sujet.

Afin que l'interviewé s’engage, émette une opinion, l’enquêteur doit lui aussi être en situation d’engagement. Pour répondre à cette exigence, il a été nécessaire d’intervenir verbalement pour que les personnes puissent développer plus intimement leurs convictions au risque comme nous le verrons dans la partie suivante de devenir directive. L’engagement n’implique pas d’imposer ses vues à l’autre, mais d’offrir une attention dynamique, de rebondir sur les propos de l'interviewé de façon impliquée. Selon J.C. Kaufmann, si le chercheur ne personnalise pas ses questions, l’individu va réagir de façon artificielle avec des réponses non-personnalisées. On peut perdre, en ce cas, toute la profondeur qu’aurait produit un entretien plus engagé.
De plus, la population toxicomane, bien qu’en difficulté, est tout à fait capable en général, d’exposer ses vues malgré un désaccord pressenti. Ce ne sont pas des personnes extrêmement influençables, elles ont la capacité de s’opposer, de fuir ou d’acquiescer à une opinion. Ainsi Patrick a pu arrêter l’entretien quand nous avons abordé la problématique de la mort psychique. Par un « bon bé, voilà ! », j’ai compris que le thème exploré devenait trop difficile émotionnellement.
Bien évidemment, même si j’ai fait preuve d’engagement, je ne me suis aucunement permis d’exprimer un quelconque jugement quant aux personnes et à leurs pratiques.

Cette méthode n’est pas seulement descriptive, elle cherche à compréhendre, l’analyser le points de vue, des comportements des acteurs afin de les expliquer.
Comme l’explique J.C. Kaufmann en parlant de Weber, la sociologie compréhensive s’attache aussi bien à la compréhension qu’à l’explication. Le chercheur doit alors analyser, interpréter et expliquer l’objet de recherche grâce aux données recueillies. La compréhension de l’individu devient un outil afin d’expliquer de façon empathique le monde social. En ce sens le point de vue des personnes errantes sur le rapport au risque, à la mort, au corps, doit permettre d’entrevoir de façon plus globale leurs relations au monde et la fonction sociale de leurs pratiques.
La confrontation régulière durant la période de terrain et d’analyse entre les explications théoriques et les faits était indispensable pour ne pas déformer le contenu et tenter de coller au plus près au sens que donnaient les acteurs à leurs comportements, opinions, idées... tout en conservant une certaine rupture épistémologique, m’empêchant de tomber, je l’espère, dans le gouffre des prénotions, des présupposés.

Le choix d’une méthode reposant sur l’immersion et l’observation participante sur le terrain, dans une visée de triangulation méthodologique aurait sans doute permis une recherche plus aboutie, qui m’a semblé peu facile à mettre en œuvre cette année mais je l’envisage pour le futur.
2. 4. 2. Lieux, techniques, configurations d’entretiens : des biais.
Comme je l’ai déjà souligné, une des difficultés de la méthode était de trouver un lieu vierge de toutes attentes sociales, ce qui effectivement se révèle totalement impossible—chaque zone étant connotée d’attentes sociales ou représentant un sens spécifique pour chaque acteur. Je pensais donc, qu’en choisissant un bar, un espace commun à tous ou du moins fréquenté par tous, réduire l’influence environnementale. Or, je me suis en partie leurrée, du fait sûrement d’un certain ethnocentrisme, car les errants ne vont que très rarement dans ces espaces. Ainsi, j’ai pu décrypter en début et à certains moments de l’entretien une certaine gêne que j’ai interprétée comme signifiant le fait qu’ils n’étaient pas à leur place. Je les ai donc fait pénétrer dans un espace social qui n’était pas le leur. De plus, le fait que d’autres individus n’appartenant pas à leur univers, se soient retrouvés à proximité de nous, a peut-être généré une sorte de censure, une influence normative qu’il m’a semblé important de noter surtout lorsque nous avons commencé à parler de psychotropes et des risques liés à la toxicomanie et aux pratiques sexuelles. Jon, par exemple, a baissé la voix et a détourné le sujet. Stigmatisés dans leur mendicité et nous le verrons dans diverses situations quotidiennes, il paraissait difficile qu’ils offrent encore de la matière aux préjugés des gens en acceptant de perdre la face une énième fois. Finalement l’association dans laquelle j’ai réalisé les interviews l’année passée présentait une confidentialité plus accrue, mais aussi contrairement à ce que j’imaginais, une influence normative moins prégnante sur le thème des drogues. En revanche, les participants avaient l’air d’être plus soupçonneux à mon égard quant aux finalités de mon étude, à son utilisation et à mon interprétation. Corrélativement, si dans la boutique j’ai essuyé beaucoup de refus de participation aux entretiens (une personne sur deux), devant le supermarché ce n’est même plus moi qui étais en demande mais la population que j’ai même dû freiner.
L’entretien du couple Bruno et Charlotte, bien que fort intéressant par la dynamique de communication produite par cette dyade, a eu pour contrepartie un relatif nivellement de leurs opinions. La majeure partie du temps, ils s’alignaient l’un l’autre sur les mêmes idées ou du moins faisaient des compromis pour ne pas être en divergence. Notons aussi, qu’il n’a pas été possible d’échanger sur le thème de la sexualité, d’une part car ils ne l’ont pas abordé spontanément et d’autre part, il me semblait fort indélicat de les questionner ensemble sur un sujet pouvant être polémique. De toute évidence il paraît pertinent de s’imaginer qu’ils n’auraient pas dévoilé leurs histoires intimes (problèmes de sexualité, manques de protections, partenaires annexes, relations anciennes, risques de contamination VIH avec d’autres partenaires…) et au meilleur des cas, ils m’auraient servi un discours de façade, présentant leur couple comme exemplaire ; ou au pire, ils auraient refusé d’en discuter. J’ai alors émis l’hypothèse (à tort ou à raison ?) que cette situation aurait peut-être engendré une rupture de l’interview, de la confiance qu’ils m’octroyaient et qu’au final, déontologiquement, je n’étais pas prête à assumer ce choix.
Concernant la conduite d’entretien proprement dite, il s’est avéré fort laborieux d’arriver à atteindre les thèmes de la mort et du corps de façon non-directive. De ce fait, soumise à mon impatience d’apprentie chercheuse, j’ai cédé trop souvent à la directivité, ayant peur de n’obtenir aucune matière exploitable. Ainsi certaines questions étaient assorties d’exemples de choix de réponses ; j’ai fait des parallèles avec des idées empreintes de théories. Je souligne donc que mes résultats seront ainsi à relativiser et mériteraient une triangulation méthodologique par le biais d’une observation participante qui me paraît à l’heure actuelle plus appropriée à mon sujet.
En effet, j’imagine qu’en observant les errants vivre, discuter entre eux au quotidien, je pourrais d’une part, me dégager un peu plus de l’artificialisme de la situation d’enquête qui ne pourrait perdurer sur une longue période, d’autre part, éviter de leur imposer des situations générant un trop grand décalage social et au même moment, voir ce qui dans leurs pratiques se réfère à un rapport à la mort et au corps spécifiquement. De plus, en étant invitée sur leur territoire, l’adaptation viendrait principalement de moi et les influences moralisatrices ou normatives se verraient diminuées. Il faut aussi avouer qu’en situation d’entretien avec une femme, certains interviewés adoptent une attitude de fanfaronnade, exagérant peut-être leurs pratiques ou les faits, ou enjolivant leur mode de vie. Ceci pourrait être déjoué lors d’une observation s’étalant dans le temps qui les pousserait à se comporter de façon plus naturelle. Une observation couplée avec des échanges verbaux donnerait l’occasion de les interroger sur des pratiques et des événements précis, servant ainsi de base et de béquille à la verbalisation de leurs représentations mortuaires et corporelles souvent abstraites pour eux et peut-être pour chacun d’entre nous, par ailleurs. En effet, la question de la mort est un sujet éminemment philosophique qui relève de nos craintes les plus intimes et pour certains, de sentiments, et de souvenirs intenses. Le corps intervenient dans l’image de soi, et avouer à une étudiante « bien sous tout rapport » que l’on ne se lave pas vraiment par exemple constituerait une perte de face . D’autres pratiques moins stigmatisantes représentent des allants de soi qu’ils ne pensent pas à mentionner et qu’il est par conséquent difficile d’obtenir en situation d’entretien mais plus aisé à recueillir lors d’observations. Il semble donc ardu, d’obtenir de réelles informations sur les pratiques corporelles touchant à l’intimité durant une entrevue d’une heure. En revanche, en posture d’observation, le rapport au corps se jouant perpétuellement dans les actes de la vie quotidienne, le recueil de données sera peut-être plus évident.
2. 4. 3. Une rupture épistémologique nécessaire du fait de la familiarité avec la population.
La population errante toxicomane m’étant familière du fait de mon parcours professionnel, mais aussi de goûts culturels communs (musique punk, BD underground…), il m’a fallu sans cesse veiller à conserver un regard curieux, comme découvrant leur univers afin de ne pas faire abstraction des dire ou des faire qui me paraissaient évidents. C’est entre autre par mes lectures engagées tout le long de mon travail que j’ai pu mettre à distance (du moins je le souhaite) les propos recueillis. Un des écueils, j’en remercie les cours d’épistémologie et l’ouvrage « Du métier de sociologue », que j’ai tenté d’éloigner est celui du militantisme, voire, par moments, de l’admiration que je pouvais éprouver à l’égard de ce qui m’apparaissait comme un choix de vie courageux, incarnant le libre-arbitre et la contestation révolutionnaire anarchiste. C’est par une réflexivité organisée, liée à mes lectures et aux échanges avec une intervenante chercheuse en addictologie dans le champ de l’anthropologie, ainsi qu’une analyse et une remise en cause perpétuelle de mes projections que j’espère avoir réussi à éloigner cette partisanerie.
Par contre, cette proximité s’est avérée à mon sens fort précieuse pour la prise de contact, la relation de confiance et la symétrie verbale et culturelle qu’elle a induite. Souvent étonnés de nos connaissances musicales communes, il m’a semblé que par cette connivence les errants pouvaient ainsi avoir la sensation que nous n’étions pas si éloignés socio-culturellement. Amenuisant ainsi l’écart généré par ma tenue, mon statut d’étudiante, mon habitus, ils pouvaient alors aborder des thèmes qu’ils auraient pensés peut-être choquants à mon endroit ou du moins que je n’étais pas en mesure de saisir.
2. 5. Des rencontres sous le signe de la marginalité, de la convivialité.

Les portraits et descriptions des contextes d’entretiens ont été rédigés à chaud, dans la soirée suivant chaque entrevue,  afin de ne pas perdre mes souvenirs et mes premières impressions. Il ne s’agit aucunement de notes issues d’une observation ethnographique, ce qui aurait s’en doute été préférable. Les synthèses ont été réalisées en montant les propos des individus de façon documentaire, photographique, tout en tentant d’interférer le moins possible. Le texte en italique est issu des interviews et n’a pas été retouché ; par contre les passages en écriture normale sont des interventions de ma part permettant de construire un texte compréhensible pour le lecteur. Il ne m’a pas paru utile de retranscrire les propos que j’avais formulé durant ces rencontres en accord avec la méthode choisie (voir à travers les yeux des acteurs rencontrés), mais aussi dans un but de laisser enfin la parole aux protagonistes de ce travail, ceux-ci déclarant y avoir rarement accès dans leur vie quotidienne. Chaque participant a été prévenu de la confidentialité et de l’anonymation de ses propos aux préalables ainsi que du temps que prendraient ces rencontres. Leurs consentements furent immédiats et ils firent clairement entendre leur désir de conserver leur prénom ou pseudonyme dans mon rendu écrit. Par souci d’honnêteté, en terme méthodologique et épistémologique, des passages des deux entretiens de cette année (j’aurais désiré pouvoir intégrer la totalité des interviews mais faute de temps, je n’ai pu les corriger orthographiquement pour ce rendu), que j’ai jugé malencontreux méthodologiquement, sont proposés en annexe, donnant la possibilité à chaque lecteur d’émettre des remarques critiques sur la conduite d’entretien.
2. 5. 1. Clara ou la vie nomade.
2. 5. 1. 1. Un entretien marqué par l’assignation éducative.
L’animateur de la structure me présente comme étant une ancienne éducatrice, auprès de Clara et d’une autre personne. Il leur expose mon besoin d’échanger avec elles pour une étude. Elles discutent avec différentes personnes. Je m’intègre dans la discussion, caresse les chiens. Je leur précise que je ne suis pas là en tant qu’éducatrice mais que je m’intéresse à leur façon de vivre, ceci afin d’atténuer le biais hiérarchique induit par le positionnement que l’animateur m’a donné. Là, elles commencent à me parler de leurs vies, de leurs anecdotes avec le groupement Don Quichotte. Malgré une joie apparente, le sujet est assez concernant. Les différentes personnes partagent le même point de vue : ils évoquent l’agressivité, les bagarres, la tension montante dans le campement. Clara lors de l’entretien m’explique « Tout à l’heure y a une fille complètement débile qu’a essayé de tous nous monter les unes contre les autres... Elle prend un bâton, elle tape les plus faibles. Elle a tapé X. Elle est défonce. L’aurait pu aller à l’hosto ! Elle est complètement dingue c’te meuf... ». La frustration, le manque de réponse en terme de logement, les promesses médiatico-politiques commencent à les agacer, sans compter que l’alcool, les drogues aidant, les « Dons Quichottes » ont du mal à canaliser la situation.
C’est donc dans un climat un peu difficile que seront réalisés les entretiens.
Clara me lance « on y va ! », et c’est parti ! D’un pas décidé bien qu’anxieuse, elle se dirige vers le bureau, s’abandonne sur la chaise. Je me place donc à ses côtés dans une position similaire (symétrie relationnelle). L’entretien s’est déroulé en deux parties : la première dans un bureau de la boutique durant 20 minutes puis 30 minutes plus tard, la seconde dans la rue (35 minutes). L’interruption est due à des obligations éducatives de la structure (gestion des douches) et le changement de lieu, à l’aboiement intempestif du chien de Clara qui a déclenché une plainte des voisins auprès de l’association. Un peu nerveuses toutes les deux au début de la discussion, nous avons discuté de ses chiens, de son origine géographique avant de rentrer dans le vif du sujet.
Le flot de Clara est particulièrement rapide et dense. Elle contracte les mots. En ce sens lors de la retranscription, il est possible que certains mots ayant trait à son vocabulaire ne soient pas tout à fait bien notés. Par contre, la non-directivité, de par ce fait, a été relativement respectée.
2. 5. 1. 2. Clara, une zonarde hyper-dynamique.

Clara arrive à la boutique un air nonchalant et un sourire aux lèvres, elle conduit une poussette avec un jeune chiot noir s’amusant comme s’il s’agissait d’une voiture de course. Son autre chien lui aussi noir mais plus âgé la suit. Elle est accompagnée de deux amis : une jeune fille à peu près du même âge (19 ans) et un jeune homme. Elle arbore un look relativement masculin : pantalon treillis, sweet kaki, tennis de skate aux pieds, plusieurs piercings. Les cheveux longs coiffés d’une lock nouée avec des fils de couleur, elle donne l’impression de prendre soin de son apparence. Aujourd’hui elle est venue prendre une douche et demander un ticket pour la vaccination de son chiot. Les discussions vont bon train, l’ensemble des personnes présentes (dont Clara) devant l’association discutent une clope à la bouche : de la croissance, des bêtises des chiens, qui eux continuent à mastiquer le paillasson, à aboyer joyeusement. J’ai la même sensation en les voyant qu’avec les mamans qui attendent leurs enfants à la sortie de l’école, évoquant tendrement les faits et gestes de leurs chérubins.
Elle n’a pas voulu parler de sa famille, malgré mes tentatives indirectes. Elle m’a juste dit qu’elle n’avait pas de relation avec eux. Clara travaille régulièrement : «Je bossais au black mais ça fait quelques semaines que j’y suis pas allée. Je pense que j’suis renvoyée, après c’est pas grave ». Elle ne parlera que de l’histoire de ses consommations pour se présenter : « J’consommais du teuch avec les mecs de mon école. J’étais en foyer. J’ai toujours paru plus âgée que j’l’étais en fait, j’avais d’jà 20 ans sur ma tête. Donc y a un gars, un Colombien justement, qu’était v’nu m’ draguer, et euh après voilà quoi, il m’a proposé des extas et c’est comme ça qu’j'ai commencé quoi en fait. »
2. 5. 1. 3. La résistance du corps.
« J’ai 19 ans. Ça fait 1 an que j’suis à la rue avec euh... les Zonards mais j’aime bien les vieux aussi (…) Les Zonards, c’est les gens qui vivent de la manche, qui font pas grand-chose honnêtement, qui aiment bien se torcher la gueule, allez à toutes les chos, les teufs qui passent sous l’nez. I’boivent, on s’drogue, on a des chiens et on les aime (…) Les zonards, on est en groupe. Rien que physiquement ça se reconnaît. Les trucs dans les cheveux, une locks c’est trop jolie ! (…) Les trucs amples, habillés en vert en général, habillés plutôt mal et militaire parce que ça tient très chaud et c’est pratique, c’est pas cher. On aime bien tracer. (…)
On vit à plusieurs dans un squat. (...). On est à plusieurs, on trace ensemble. (…) On est quatre pour l’instant. (…) C’est caché, personne sait où c’est. Y’a pas d’embrouille ! (…) Dans le squat chacun s’occupe de son chien, (...) . Si on est tous ensemble chacun participe pour les courses, soit on fait la manche, on met l’argent en commun, ou alors chacun fait sa manche et on participe pour les courses. Y’en a i’z ont le RMI font pas trop la manche. (…) Dans mon squat c’est des kepuns, musique kepun, mais i’z’aiment bien la hard tech aussi.
(…) J’vais dans un techos, (...) j’vais prendre quelques amphètes. On sent vachement les vibrations du son, on a l’impression de tout ressentir, les gens sont complètement en transe, (...). On va plutôt adorer la musique, (...) limite par terre devant le son, le son le plus fort possible quoi, vraiment suivre le son avec le corps. (…).
Pour les prods chacun s’paye son prod, ou rembourse plus tard. Ca dépend desquels, y’en a ils sont plus extas, y’en a i’sont plus came, plus L.S.D. ça dépend quoi. Chacun à son produit plus ou moins fétiche. (…) Moi j’ sais qu’c’est l’héroïne mon produit fétiche. Mais j’ai un pote c’est le L.S.D... Alors que moi... les parties mentales du L.S.D.... je suis trop tordue dans ma tête, je supporte pas. (…) L’héroïne, je la prends (…) en taquet, en injection, en snif c’est pas assez fort. (…) J’sais c’qui faut prendre et pas prendre, quoi. En même temps quoi, après y a des trucs qu’j'ai déjà fait quand même. (…) J’essaie toujours d’en prendre en petite dose et si j’vois que c’est pas fort, j’prends la moitié et puis entier. Après j’prends pas non plus à n’importe qui quoi ! J’pense qu’y a toujours quelqu’un pour l’avoir testé avant, mais après j’stresse. (…). On m’dit faut pas faire ça ! J’vais l’faire. Au niveau des prods je suis super conne. Je risque trop de trucs. J’regarde c’que je peux résister, ce que j’peux tenir. J’ai vu j’pouvais tenir d't’façon. (…) J’prends pas les seringues des autres, en règle générale non .(...). Parce qu’on les a gratuites. Mais c’est vrai qu’c’est déjà arrivé qu’y en avait pas une seule, que tout est fermé. (...) . J’prends la seringue de mes potes mais j’fais gaffe à c’qui s’ pique pas depuis longtemps, (...). J’fais attention, mais je peux pas faire attention non plus. (…) On parle beaucoup de prods mais pas du risque. Disons, plus du plaisir des expériences que chacun on a vécu. (…)
Et là pour la came quoi en fait, j’étais avec un groupe de gens, j’avais à peu près 14 ans. Un groupe de gens que « j’trouvais trop cool » (en se moquant d’elle même). En fait j’ai vu qui s’piquaient à la came et j’les trouvais trop cool ! J’ai voulu faire la même et c’est comme ça qu’j’ai commencé d't’façon. (…). J’ai eu l’idée d’en prendre. (…). Le flash c’est ce qu’il y a de plus beau, c’est mieux qu’un orgasme. (…). Je baise pas. J’ai même pas envie de ce genre de truc. (…). L’utilisation de préservatifs non, non, parce que c’est pas des gens qui vivent dehors avec qui j’sors (...). Y ‘a pas trop d’risques.
Dans la rue y’a beaucoup d’histoires entre nous, y’en a qui s’aiment pas, mais quand y’a une caille (...) on s’ met tous contre elle. (…) Les cailles, i’z’défoncent pareils que nous (...) sauf qui r’fusent de l’dire. (…).
Il y a eu une bagarre à cause d’un ballon d’foot, voulaient pas nous l’rendre, c’est parti d’là. C’était pour les défendre (les zonards) ! Les cailles sont toujours à plusieurs. (…) J’ai une cicatrice ici. C’est une grande bagarre générale... à Bordeaux c’t’été. Tous les p’tits cailles de la Victoire. On s’est bagarré mutuellement tout’ façon, une cinquantaine de personnes. (…). J’ai gardé les chiens... j’suis pas trop bagarre... puis y’a un gros black qu’arrive derrière moi, j’l'ai pas vu... Bouf ! Une bouteille sur la gueule ! Direct à l’hôpital. (…) Tous ceux ce qui ont une bagarre i’z’ont des coquards, des oeils au beurre noir, i’vont à l’hôpital. J’me bagarre pas particulièrement... par contre j’suis hyper résistante .
Si tout le monde était comme nous on pourrait plus faire c’qu’on fait, (...). Heureusement qu’y a des gens qu’on n’aime pas. C’est pas qu’on aime pas, mais i’ passent devant i’disent rien, la politesse c’est gratuit ! ! ! Faut qu’y ait des gens comme ça pour donner des pièces. (…). On utilise pas cette manière de vivre. On trouve ça débile. (…) I’doivent s’emmerder à force, moi j’suis partie en Inde. Je suis dehors, j’me débrouille pour vivre. Alors qu’eux, i’s’font chier, à faire plein d’sous pour partir en voyage ... I’ vont dans des supers grands hôtels, i’vont même pas voir la culture. Ça sert à rien c’qui font ! (…).
Nous on veut faire, pour que nous ça bouge pour nous. Mais les autres on s’en fout ! Par exemple nous c’qu’on veut tous quoi ; c’est plus tard avoir une maison à la campagne, un grand terrain et vivre de notre potager. Enfin vivre nous même de not’ propre truc à nous quoi. Moi j’ai envie d’avoir des vaches. (…) J’ai pas envie d’rester plantée toute ma vie dans un même appart, avec mon même boulot, et même patron sur le dos, les même gens tout le temps. (…) J’préfère vivre ma vie à fond, m'éclater ! (…)
J’ai toujours dis que j’mourerai d’une OD. Je l’sentirai pas venir. Ça fait pas mal. Comme ça j’partirai dans une perche. J’aime la drogue donc j’ai envie de mourir avec. (…). Moi 40, 50 ans c’est fini ! (…). Moi si j’deviens grosse et moche, j’me tue direct. J’vais pas prendre soin de moi. Par contre, j’ai pas envie d’être maigre non plus. Par contre ça faisait une semaine que j’m’étais pas lavée. Et avant, un mois à cause des chiens et tout. (…). J’ai pas envie que les gens i’z’aient une image de moi dans le cercueil, toute moche toute ridée. Je veux qu’i’ voient une jolie jeune fille, très belle. »
2. 5. 2. Passe-Muraille, ou l’habitant de « partout et de nulle part ».
2. 5 . 2. 1. De bouches à oreilles.
La rencontre avec Passe-Muraille a eu lieu le lendemain de celle de Clara, ils se connaissent. Elle l’a prévenu de mon enquête. Lui aussi est là pour prendre une douche. En lui parlant, la première fois, il ne m’avait pas dit qu’il était venu pour réaliser un entretien. Il m’en fera part par la suite, comme s’il était important que ce soit moi qui le choisisse, qui devine son désir de participation.
Son mode de vie, il en est fier. Il le défend ardemment. Son témoignage est mûrement réfléchi, une ode à une vie libertaire. J’ai pensé que sa venue délibérée était le fruit d’une volonté de transmission de sa vérité — qu’elle soit retranscrite au plus juste, afin d’empêcher une quelconque manipulation ou erreur de ma part, ou du moins des institutions que je représente à ses yeux. Après accord de l’équipe médico-éducative, je lui propose donc de venir discuter avec moi de sa façon de vivre et de sa vision du risque.
L’entretien a été réalisé dans un bureau avec un positionnement côte à côte pour ne pas établir de dissymétrie relationnelle. Au départ, Passe Muraille est peu à son aise, nous commençons donc l’entretien par des échanges peu engageants personnellement : son arrivée à Bordeaux, son chien. Il a 18 ans et vit en squat avec 4 autres personnes dont Clara. Il a du mal à se laisser aller, moi aussi, il ne comprend pas toujours où je veux en venir, cela ne le rassure pas, il le verbalisera quand j’évoquerai la notion de culture. Il me répondra qu’il ne sait pas ce que je veux dire : que la culture « c’est quoi ?».
Du coup, l’entretien sera mené de façon semi-directive, ayant senti une certaine anxiété. La discussion durera 42 minutes.
2. 5. 2. 2. Portrait d’un gavroche discret.
Passe-Muraille est un jeune homme de 18 ans. Un visage fin opalin, de grands yeux bleus, des cheveux blonds coiffés en crête, une sensation de pureté se dégage de son apparence constrastant avec les piercings qui ornent ses sourcils et ses lèvres , me rappelant les personnages de « Elephant » (Film de Gus Van Sant). Un savant mélange de douceur et de violence. Veste militaire, jean droit, rien n’est laissé au hasard, un ange, « punk anarchiste » déchu. Il est accompagné de son chien. Il parle doucement et clairement, mais les jambes bougent par petites secousses, inlassablement, révélant son inquiétude.
«J’ai commencé à fumer des clopes et du cannabis à 8 ans et à 13 ans c’est la défonce, à force que ma mère me met dehors, parce que j’faisais des fugues pendant un mois par exemple (...) . Elle appelait les keufs, i’m’ retrouvaient, des fois ça durait plus longtemps, i’m ramenaient chez elle, hop ! J’revenais le soir même ou l’lendemain. Ma mère m’disait : « Tu dégages ! ». Elle rappelait les keufs. (…). Voilà quoi, maintenant j’suis majeur et vacciné. C’est bon, elle m’laisse tranquille. Ma mère ne m’aime pas. (…). Elle est du côté FN quoi, j’suis pas du tout d’c’côté là, depuis ma tendre enfance, j’ai jamais voulu connaître leurs idées (...) . Moi j’ai ma vie, elle fait la sienne. (…). Mon père est mort, il avait les mêmes idées mais i s’en foutait d’mes idées , i’disait : « Tu veux être défoncé (...) c’est ta vie c’est pas la mienne ! ». Mon père m’a dit : « Soit différent des autres ! ». Moi j’suis différent. I’ sont tous avec leur Pento gel, leurs bordels euh... à trois mille euros le jean. (…). J’ai toujours été comme ça (...) depuis qu’je suis né, j’suis comme ça, j’ai jamais trop aimé la tune. »
2. 5. 2. 3. « Punk is not dead ! »
« J’suis d’partout et de nulle part, je bouge partout. Si j’ai envie d’bouger j’prends l’train j’vais m barrer ailleurs. (…) Je vis en squat avec celle que vous avez vu en bas, un aut’e pote, une aut’e copine . (…) Quand on ouvre un squat d’jà on a un risque. Y’a les keufs qui passent, si tu fous un peu trop de bordel. (…) J’ai la trouille d’m faire contrôler, j’ai pas envie d’retourner au ballon. (…) Ma liberté c’est tout c’qu’j’demand’ (...) . Tout c’qu’j’veux c’est ma liberté ! J’ai pas envie d’travailler pour payer un loyer. Dans not’vie on est là pour en profiter, on est pas là pour être des esclaves. (…).
J’ai commencé tôt l’apprentissage de la drogue. J’ai commencé les clopes et les bédots j’avais 8 ans. Après 9 ans, les douilles, à 13, j’bouffais des cachetons (...) autour de 14, 15 ans, c’était la coc, c’était l’héro. (…). A 8 ans, j’m’amusais. J’séchais les cours et voir les potes, (...). J’attendais qu’i soient déchirés pour fumer leur bédots. Ils m’ont appris plein d ‘trucs ! (…)
Pour les seringues j’préfère pas prendre de risque. On s’le dit t’sais. On a qu’une seule vie ! S’serait con d’crever d’une maladie. (...) La vie, faut en profiter, elle est assez courte . (…). Par contre jamais de préservatif, j’connais un minimum la personne (...). On n’y pense pas, j’pense plutôt aux drogues. (…).
Je fais du saut à l’élastique, des conneries comme ça, qui l’ font bien, qui font peur. J’vais aller dans un circuit, pour faire du quad, d’la moto. J’vais à fond quitte à m’exploser au moins y a personne. (…). Si j’arrive à sauter d’un immeuble de 9 mètres (...), j’trouve qu’ça gère. Franchement, la mort, j’en ai pas peur ! (…). Tu t’fais buter par un car tant pis. On va tous y passer ! C’est pas toi qu’a choisi ! D’une overdose j’m’en fous. Me faire écraser, j’m en fous. (…). J’m’en fous d’y passer ! J’en ai rien à foutre ! Mais j’ai pas envie d’tuer des gens.
J’aime bien la bagarre, c’est marrant. Soit ça passe, soit ça casse. J’m’en fiche. (…). Si quelqu’un i’me provoque, j’l’provoque aussi à mon tour. Ça fait genre un peu comme les chiens, comme les chiens dominants. Y’ en a un qui va provoquer l’autre pour voir s’il arrive à l’dominer. (…).
La rue c’est un choix. J’veux la rue c’est tout. (…) Si j’vois un gars qu’est en galère qui fait la manche. Moi j’ai encore d’la tune, j’ai pas besoin, vas y tiens ! (…). L’argent ça sert à rien. C’est une invention. Comment y faisaient au temps d’la préhistoire ? (...) Ils avaient le troc, des trucs comme ça. C’est mieux ! (…).
Avec X, le mois prochain, vu qu’là elle va faire ses papiers de R.M.I, on va s’acheter une grande tente. S’poser en Espagne, un truc comme ça, dans les bois et quitte à vivre comme des hippies. C’est à dire à cultiver, chasser, tout ça, quoi. (…). J’m’en bats les couilles ! Ça m’ plaît de m’poser en Espagne, avoir ma p’tite meute de chiens. (…). A la base j’suis Punk anarchiste. (…). Le punk il est pas mort, tant qu’y aura des petits connards comme nous qui ouvriront not’gueule ! (…). Punk is not dead ! (…). On peut vivre aussi bien qué’qu’un qu’est en appartement. J’ai ma liberté qu’i z’ont pas eux ! »
2. 5. 3. Jon de l’enfant de la techno au retraité voyageur.
2. 5. 3. 1. 2007, Plaisanteries et héroïne.
Quinze jours après les deux premiers entretiens, je reviens à la boutique, il est 14 heures. Jon discute des chiens avec une fille que j’ai déjà vue. Ils sont en train d’essayer de les attacher, et il attend son tour pour voir l’infirmière à cause d’une plaie à la jambe qui s’est infectée. Je m'immisce dans la conversation, elle lui dit que je fais une étude sur leurs vies, mais qu’elle ne veut pas y contribuer. Lui par contre manifeste directement de l'intérêt pour mon travail mais me signale qu’il ne viendra qu’après son soin infirmier. Je demande donc à l’équipe s’il est possible d’occuper le bureau pour un nouvel entretien.
Vers 16 heures, il me jette un “ Bon c’est parti ! ”. D’un air débonnaire, en plaisantant il lance que s’il n’est pas redescendu dans une heure c’est que je l’aurais agressé sexuellement et qu’il aura sûrement besoin d’aide ! Il a l’air d’aimer badiner, provoquer. Le contact est aisé. Les yeux mis clos, laissant transparaître une consommation d’héroïne ou d’une autre substance qui l’anesthésie, le détend, il parle doucement et laisse les mots traîner. Nous nous plaçons côte à côte dans le bureau, il regarde le dictaphone, et me lance que c’est cool d’enregistrer au moins je n’écrirai pas. Je lui précise que par la suite ses paroles seront écrites et que pour discuter il m’a paru plus aisé de procéder ainsi. L’entretien, une quasi-discussion, durera 38 minutes.
2. 5. 3. 2. 2007, Jon , le débonnaire, provoqu’.
Jon, de taille moyenne, mince, la chevelure brune hirsute, des yeux marrons à peine entrouverts mais pétillants, des piercings sur le visage, est revêtu de vêtements larges et sales, ornés de nombreuses traces de terre, de poussière, de cambouis. Son jean très ample se superpose sur un pantalon de jogging. Le pantalon servant de première strate, mal fermé, parait ne tenir que par miracle sur ses cuisses. Son style débraillé, usé un peu grunge semble être étudié.
Il commence l’entretien par une présentation personnelle spontanée, naturelle. Vu la qualité de ses paroles, elles seront utilisées comme telles pour continuer ce portrait.
« Je m’appelle Jon. C’est mon surnom, sinon c’est Jon d’Oeuf. Je suis originaire du Jura, j’ai bientôt 30 piges, je suis parti de chez moi à 19 ans, je suis toxico depuis 19 ans, j’ai fumé des joints quand j’étais gamin, un peu comme tout l’monde. Bon bé voilà quoi ! Mais voilà quoi. La première fois que j’ai pris des drogues dures c’était injection d’héroïne, après ça a suivi cocaïne, et après ben les teufs donc euh... L.S.D, ecstasys, amphétamines. Maintenant j’me perche moins la gueule. (…). En fait t’vois, en fait, j’ai vécu dans un milieu, mon père était keuf, donc déjà c’est comme ça, comme ça ! ( il fait des signes avec ses mains pour dessiner un carré). (…). Mon grand père était militaire. Et voilà à 16 ans j’fumais des joints, mon père i’ m’a serré avec du shit et tout. Pour t’dire qui m’a quand même, pour 3 grammes de shit, mon père i m’a foutu 96 h en garde à vue. Ah, ouais ! Mais c’est l’gros con de chez gros con ! C’est l’connard moyen, depuis on s’ parle plus machin. (…). Y’avais d’l’amour, tu vois mon père y m’aimait. Y m’aime toujours. T’sais ma mère elle m’aimait quoi. Maintenant, elle est plus là. Mais elle m’aimait quoi. Frangin, frangine, euh..., eux c’est pareil tu vois. J’ai toujours des contacts avec eux. »
2. 5. 3. 3. S’éclater et rien d’autre.
« J’fais d’la musique, aussi j’y vais (...) (dans des fêtes technos) plus pour voir mes potes, m’amuser avec mes potes, faire de la musique et tout. Bon après, de temps en temps j’m fais un petit plaisir et tout, mais j’me mets moins la race qu’avant. Après euh... l’danger quand t’es toxico..., déjà’t’es dans la rue, c’est shooter pas propre. Ben quand t’es dans un squat tout pourave... (…) J’ai jamais échangé mon mathos. La d’ssus j’prête pas mon matos, on s’passe pas du matos, y’a assez d’assos pour allez le chercher.
La première fois, j’m suis retrouvé à la rue, j’suis tombé sur un gars, y ‘m fait euh ... on est resté quelques jours ensemble, i’m fait :
Le gars : Tiens moi j’monte en Hollande t’as envie d’monter avec moi ?
Jon d’Oeuf : Ouais !
J’suis jamais allé en Hollande allez yep ! go ! Et euh... arrivés en Hollande. Bon on s’met à fumer des pétards et tout, et i’m fait :
Le gars : Moi j’ai bien envie d’acheter d’l’héro et d’la coc !
Jon d’Oeuf : Comme tu veux et tout.
J’le vois s’faire un shoot et tout.
Le gars : Tu veux goûter? (...)
Puis là j’ai bien aimé. C’est bon. I’ m’a fait le premier taquet d’héro, et d’coc, puis là après ben voilà. Quand on t’montre une fois tu sais comment faut faire, et après j’m les f’sais tout seul. J’suis un mec vachement curieux. J’ai passé mon PAC A parachutisme. J’ai ma PAC A. J’ai fait 6 sauts en parachute et l’ dernier, le septième j’l'ai fait tout seul, et maintenant j’peux sauter tout seul en parachute. Y’a rien d’mieux mais ça coûte trop cher. T’es tellement, t’es tellement limite t’es tellement machin. T’sais que tu vois. T’sais même des fois tu t’dis ton altimètre I’ sonne, et t’es là ouais... encore une seconde tu vois. T’es là ouais... encore un p’tit peu et là ça fait : bip ! bip ! bip ! bip ! bip ! bip !
(…) T’sais je suis dans l’excès à fond. (…) T’sais moi j’suis toxico. Non j’ gère pas. J’connais mes limites tu vois, mais j’sais qu’mes limites j’peux quand même aller loin. J’peux m’en foutre dans la gueule avant d’me dire : oula ! Faut qu’j’arrête ! (…) M’éclater, tu vois si j’suis avec mes potes nous on fait d’la musique on va poser des caissons, on fait aller, voilà tu vois. On est là pour s’éclater et hop ! Pour faire d’la musique et c’est parti. On s’éclate avec la p’tite family t’sais. On a monté un son cet été ... (…) Tu vois y’a les hippies, les rocks and roll... et ben t’as les enfants d’la techno la d’dans.
(…) Vivre vite et mourir jeune. J’préfère mourir après mon chien. (…) J’avais bossé 3 mois à l’usine. C’est pas pour moi. J’avais l’goût d’voyage, j’avais l’goût d’voir plein d’choses, pas bosser la semaine et faire un truc le week- end. Allez en boite le week- end, s’éclater, ha ! ha ! supereuh ! ! ! J’m suis amusé 2 jours et puis j’vais enrichir un putain d’connard d’patron qui m’donne un S.M.I.C de merde ! Tu vois vas-y j’lache l’affaire. Et de la tu vois ça fais 10 piges que j’suis dans la rue. J’suis content d’être dans la rue. (…) Moi, c’est j’ai pas envie d’avoir une laisse autour du cou. (…) J’ai bougé partout j’suis allé en Angleterre, en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Algérie, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Italie , en Bulgarie, en camion tu vois faire des technivals, à poser du son, organiser des teufs, t’sais vivre quoi !
Vas-y ! Vois du pays ! Et si tu crèves à 40 ans, tu crèves à 40 ans ! Mais au moins t’auras p’t’ête plus vu qu’un mec qu'a bossé 40 ans à l’usine et qui aura fait 10 de retraite et qui va mourir. Et si ça trouve le pauv’con i va juste faire son jardin et point barre quoi.
(…) C’est pire qu’une lobotomie ! T’sais c’est... , t’sais..., j’sais pas t’sais, on t’a enlevé ton cerveau. Tu rentres dans l’usine, t’sais on t’enlève ton cerveau et on t’le rend quand tu pars à la r’traite tu vois. Moi j’suis extrême gauche à vie ! Extrême gauche ! (…) Le système si tu veux t’en dégager, t’es obligé d’en profiter un moment d’la matrice pour t’en dégager t’as pas l’choix. Tu vas être obligé d’mettre des tunes de côté, même en f’sant la manche, t’es pas anarchiste, parce que tu profites du système quand même. Puisque c’est les gens qui t’donnent de l’argent.
(…) On est en squat. On a ouvert un squat on a l’eau chaude, l’électricité , le chauffage, c’est radis la plage ! Une méchante cour pour les chiens ! (...) C’est un immeuble avec plein d’apparts. On est plusieurs, que des potes et pas d’embrouilles. (…). Quand t’as d’l’argent ben voilà quoi tu fais les courses en commun. (…) Tellement tu trimes, tu sais qu’ton pote i’ trime aussi. T’sais donc autant chacun part d’son côté la journée, l’soir tu t’rejoints. Même si y’en a un qu’a fait 30 euros, l’autre 4 euros, c’est pas grave, c’est la caisse communautaire. (…). T’sais on est dans la merde putain ! Si on s’aide pas nous qui c’est qui va nous aider. (…) le B ça fait 10 piges qu’on s’connait, ça fait 10 piges qu’on fait la route ensemble, donc euh... Le p’tit R ça fait 4 ans qu’il est avec nous, c’est pareil. En fait c’est moi l’plus vieux ! C’est moi le grand frère et eux l’p’tits frères. C’est même plus une famille c’est un clan. (…) Les chiens, c’est nos enfants, nos p’tit bébés, elle (sa chienne) fait partie d’la famille. (…)
Après y en a qui tapent certains trucs, y’en a d’autres, certains trucs, tu vois. Bon après, y a des trucs qu’on m’propose. J’dis non, tu vois. Mais quand y a d’la coc, c’est grosse teuf ! La coc c’est tout l’monde. La coc, l’héro c’est tout l’monde. (…) Moi quand j’achète c’est à des gens qu’j’connais sinon j’achète pas. (…). Si parce que l’mec, il l’a goûté avant. Tout les mecs à qui j’l’achète, c’est des toxicos comme moi. (…).
Tu vois après 3, 4 mois faire les saisons et tout, faire des frites, trucs comme ça, tu t’éclates, tu rencontres du monde. Généralement qui c’est qui fait les saisons ? C’est les SDF. Donc tu vois, c’est les gens qui sont du même milieu qu’toi. T’sais l’dialogue i’ vient tout’d’ suite. (…)
(…) Moi j’imagine ma vie dans mon camion. Un gros bon poids lourd tu vois ! Avec plein d’son, et m’ barrer d’France, à tracer, à tracer... P’ête que j’mourerais d’une OD, d’un accident, j’sais pas. Déjà j’veux pas faire d’gamin, c’est cash ! Je vais pas l’ mette dans une planète pourrie et jouer avec des gros cons, ça sert à rien ! (…) »
2. 5. 3. 4. 2008, portrait d’un jeune homme, sur qui la vie coule.
Un an après, je retrouve Jon mendiant devant un supermarché. Il me reconnaît et je lui demande s’il serait partant pour un nouvel entretien dans le but de m’aider à poursuivre ma recherche sur les conduites à risque et sur leur mode de vie. Il accepte enjoué et me donne spontanément son numéro de téléphone afin de fixer un rendez-vous pour le lundi d’après. Il me proposera même à plusieurs reprises de venir au squat pour voir comment ils vivent. Je lui répondrai à cette occasion, que je le remercie grandement de son hospitalité mais qu’à court de temps cette année, ce ne sera pas possible. Par contre, je lui précise que l’année prochaine, ce sera avec grand plaisir. Le lundi dudit rendez-vous, comme convenu, je tente de le joindre. En vain. Le répondeur s’active automatiquement sans sonnerie. Par chance 3 semaines plus tard, je le retrouve devant le même supermarché avec des compagnons, nous reparlons de notre possible entrevue et il me demande de le recontacter le lundi après midi pour ne pas qu’il oublie de me rejoindre à 18h00. Je l’appelle donc ce jour, après 4 tentatives, je parviens à le contacter, il est 16h00, il vient tout juste de se lever. Il me confirme le rendez-vous de 18h00, enthousiaste comme à son habitude. La relation est aisée, quasi familière de par son côté très sociable et curieux. Je le rencontre donc à l’heure prévue. Il est avec des amis qui eux aussi m’accueillent par un sourire et un bonjour comme s’ils me connaissaient déjà. Jon est en train d’engloutir une bière. Un seul d’entre eux, un homme plus âgé que le groupe (une cinquantaine d’années) me demandera de l’argent, je lui offrirai deux cigarettes ne voulant pas induire de relation d’assistanat ou de dissymétrie avec le groupe dont Jon fait partie. Si j’avais acquiescé à cette requête, ceci aurait peut-être induit une distance relationnelle trop grande ou du moins une interaction empreinte d’aide me situant en tant que travailleuse sociale donc en décalage hiérarchique, empêchant l’émergence d’un vrai dialogue du fait d’une dissymétrie et d’une certaine interprétation de mes attentes.
Nous décidons donc après quelques minutes de dialogues informels dans le groupe, Jon, sa chienne et moi, de partir vers un café pour réaliser l’interview. Le choix du café s’est fait d’un commun accord mais aussi en lien avec une atmosphère calme permettant l’enregistrement. Le second critère principal était que l’on puisse être en terrasse afin de fumer pour ne pas induire de coupure dans l’échange et ne pas générer un stress supplémentaire. Nous nous asseyons alors autour d’une table, le patron prend la commande sans prêter attention au look et à l’attitude routarde de Jon (tenant une canette de bière à la main), ce qui paraît le surprendre. En effet, il arbore le même look que l’année dernière : une superposition de pantalons et de sweets dans des couleurs gris, kaki avec un anorak militaire à capuche. Sur sa tête rasée trônent quatre ou cinq locks. Ses mains, ses cheveux sont sales. Il dégage une odeur caractéristique d’un manque d’hygiène datant de quelques jours. Après avoir demandé une bière et un Perrier (pour ma part), je lui indique qu’il peut commander une nouvelle fois ce qui lui fait plaisir et qu’il peut taper dans le paquet de clopes autant que de besoin. L’entretien durera cette fois-ci-1h 40 minutes.
Jon n’a pas vraiment changé physiquement, peut-être un coup de vieux a-t-il accentué des rides que je n’avais pas perçues Son visage semble plus buriné par l’alcool, rougeoyant, mais cette fois-ci, il ne paraît pas sous l’emprise de l’héroïne. Toujours vêtu de la même façon quoiqu’un peu plus souillé, le sourire aux lèvres, il paraît plus las. Je crainds qu’il ne se clochardise. Il n’a pas bougé de Bordeaux durant la période qui sépare les deux entretiens, signe peut être d’une fatigue, d’une envie de stabilité, d’une lassitude, d’un abandon ?
2. 5. 3. 5. 2008, la perception d’une lassitude masquée par la contestation.
« Alors c’qui s’est passé en un an et ben… Y a eu l’ouverture de ce squat où on est bien. Y a eu pas mal de fêtes. Y a eu pas mal de … (…). problèmes avec la police. Du genre pas mal de gardes à vue pour un peu tout le monde pour rien du tout. (…) C’est voilà, c’est chez Monsieur Jupé, grand ami de Sarkozy, qui veut nous faire partir quoi. (…) Maintenant t’es plus qu’d’ deux avec des chiens, tu… voilà, tu peux pas être avec tes potes.
(…) C’est souvent quand on fait la manche qu’on est transparent. (…) Pour les commerçants, on est pas transparent parce que vu qu’on fait plus ou moins peur à certaines personnes, donc les gens osent pas rentrer dans les boutiques. Ils préfèrent tracer leur chemin. (…). Maint’ant j’m’y suis fait. T’vois ça… sape, des fois quand t’y penses vraiment t’as un pincement au cœur, t’es la putain vas-y t’sais ! J’suis un fantôme quoi ? T’sais. Mais c’est... moi j’m'y suis habitué. (…). Ben ouai, t’façon j’pense que les gens comme ça quand i' nous voyent i’s disent putain si j’me retrouve à la rue et tout, j’vais finir comme ça. (…). C’est là où on est pas dans une société où tu vois, liberté, égalité, fraternité, euh... là c’est plutôt euh ..., vas-y Sarko ! Sarko j’vous mets un doigt dans l’cul et bossez quoi ! (…). On t’inculque depuis qu’t’es gosse tu vois voilà t’sais, euh... on t' lobotomise à t’dire : « Travailles bien à l’école pour avoir du boulot, pour avoir une maison, pour faire des enfants, pour t’marier et pis, euh… attendre d’aller à la r’traite t’en profites », quoi. Vas-y ! Quoi, tu sais même pas si tu vas y’arriver à la retraite !! (…) Moi j’fais ma r’traite maint’nant et voilà… Ben après, ben j’ mourrai. Voilà moi j’suis en r’traite. (…) J’profite de la vie, quand j’en ai marre d’un truc j’vais faire aut’chose, voilà…. J’ai envie d’bouger, je bouge, y a rien qui me r’tient.
(…) Ben y a eu euh…, un article de fait justement dans l’Sud-Ouest sur la zone, comme quoi euh, t’as plein d’commerçants qu’ont portés plainte et tout cont’ nous par ce qu’on était nuisible à leurs affaires et tout. (…) Nous justement on a…, on a convoqué un journaliste du Sud-Ouest pour faire un contre article et tout et… euh…, il l’a passé. Et y a re-eu un article et tout comme quoi c’était scandaleux qu’un journaliste (…) prenne la défense euh... des SDF et tout. Qui puisse passer un article comme quoi on est limite des êtres humains…, et en fait, c’est pas bien. On a pas l’droit vivre quoi ! (…). J’pense, j’pense, ben c’est, bon après c’est vrai qu’des fois quand t’as dix personnes euh… dix chiens, qu’les chiens qu’aboyent et tout, y a certaines personnes qu’ont peurs, mais on est pas méchants, on va pas leur sauter d’ssus, on … On leur taxe une pièce c’est tout quoi. (…). Ouais, puis ouais, c’est p’t’ête not’look aussi un peu euh… un peu euhhh… extravagant ! Hein ! Qui font peur et tout quoi, mais les gens i’ prennent pas l’temps d’discuter avec nous donc euh… hein, t’sais, (…) on est comme tout le monde quoi ! Mais on est dehors. (…). Après, moi, c’est un style de vie qu’j’ai choisi (…). Voilà j’aime la rue, j’aime bouger, faire des rencontres euh... les gens si i’ peuvent pas comprendre ça euh... C’est dommage quoi. (…) On est pas né pour s’faire chier dans un taf de merde ! À payer des factures à la con ! Pour euh voilà… (…). Non, j’ai essayé y a… euh, … y a trois ans. (…) Tu vois euh… par rapport à mon RMI, i’z allaient m’le couper si j'faisais rien. Donc j’me suis pris un appart, j’ai fait un CES. (…). Déprime totale quoi. (…). Si faut qu’j’ tourne au Valium au machin comme ça pour tenir… euh non ! (…) J’étais opprimé, mal. (…) C'est jouer un rôle en fait. Qu’ c’est ouais voilà c’est… qu’c’est, ici t’es un SIM. (…)... Me retrouver tu vois… à êt' tout l’contraire de moi-même. (…)
Après j’ai des contacts avec ma famille euh…(…). I’z’ont eu du mal à comprendre, tu vois. I’ m’ont fait la gueule pendant quand même pas mal de temps parce qu’ i’z’ont eu carrément du mal à comprendre … que j’pouvais, que j’ pouvais choisir un ch’min comme ça quoi parce que eux i’ z’ ont tous tu vois un bon taf, euh… (…). I’ sont même ennuyants. (Nous rions). (…). Euh..., Hem..., ça les fait flipper quoi. Tu vois, j’ai d’jà not’ mère qu’est décédée, tu vois ça été un coup dur pour tout l’monde euh… I’z’ont pas envie non plus d’ m’voir dans un cercueil quoi. Moi ça va j’suis en pleine forme. J’sais jusqu’où j’peux aller et jusqu’où j’dois pas aller. (…).
J' prends soin quand même de moi, mais… (…). Si ben, quand même t’es malade t’es pas bien, donc quand t’es pas bien t’as envie d’êt’ bien quoi (…). J’m' soigne. Dès qu’j’vois qu’j’m’fais un abcès, j’’vais à l’hôpital, sous antibiotique ou j’me fais opérer ou j’reste pas… j’reste pas comme ça. (…). Ben t’as pas trop envie qu’on t’coupe un bras, une jambe, euh… surtout quand t’es à la rue quoi. (…). J’fais gaffe, j’fais gaffe à ma santé. (…). (…) J’attends pas d’crever à p’tit feu quoi. (…). La vie c'est dure, tu souffres, tu pleures, tu rigoles, t’as des joies, t’as des peines et ça vaut la peine d’êt’ vécue. (…). Si j’prends pas d’douche pendant trois jours, j’prends pas d’douche pendant 3 jours, t’sais. (…).
(…) Ben écoute, moi j’sais c’ que j’suis, donc euh… le regard des gens, moi j’m’en fous un peu. Et les gens qui m’connaissent i’savent c’que j’suis donc euh…, c’est clair. Mon look, j’cultiv’ c’qui m’ressemble. (…). J’affiche … un mec un peu barjot, qu’a pas peur du r’gard justement, un peu extravagant, libre de s’habiller comme on veut euh… et d’essayer de ressembler à personne d’aut’. Mon style c’est (…) Technopunk. Pratique, qu’on soit à l’aise dedans.
Et sur les prods (…) on est tous à fond, tous à fond. (…) À part les extas. (…). L’héro, ça m’arrive, mais euh… ben en fait c’est quand j’prends pas d’sub’, quand y’a d’la bonne came j’en prends quoi. (…) La coc (…), t’sais, c’est d’la balle. C’est trop bon, moi j’adore ça c’est mon péché mignon. (…). Ça fait (…)… des sensations. forteeeees… Ça cogite dure. Bien être.(…)
(…) Ouais toujours, toujours des conduites à risque. Toujours le shoot quoi, hum ben toujours taper des prods quoi. (…). J’ai pas peur d’la mort donc j’peux pas avoir peur de ça . (…). Si là par contre, si j’vois vraiment que euh… vas-y ralentis ! Bon après, j’ai quand même un peu ralenti comparé à l’année dernière, quoi. (…). J’me mets pas la race tous les jours euh…, moi c’est surtout quand j’vais en teuf. (…). Non, non, avant j’faisais. Voilà c’est pareil à trente ans, tu calmes aussi, tu vois, quand même t’sais. J’en ai pris d’jà pas mal et j’ai d’aut’chose à faire que taper des prods quoi. (…). En fait, j’aurais d’la coc’tous les jours, j’dis pas j’crois qu’j’en taperais tous les jours. Mais après y a d’aut’ drogues… justement tu t’mets à … tu t’en lasses et puis tu vois, y a des drogues tu vas pas prendre tous les jours non plus. Tu vas pas prendre de la Ké tous les jours non plus. (…). Puis, t’en prends… t’apprécies plus le produit quand t’en prends moins. Tu vois c’que j’veux dire (…). Le seul truc j’peux pas, voilà jeeee… qu’j’prends tous les jours, c’est… d’l’alcool quoi. Euh… Ouais, j’suis alcoolique et… puis voilà, t’sais. C’est ça l’pire parce qu’après y a des choses que j’ai arrêté d’prendre et l’alcool j’peux pas quoi. (…).
(…) Ah, ben, t’façon rapports protégés, pas d’échanges de s’ringues, ça non. Ça non. Ça m’ferait trop chier de choper l’DAS, pour soit une heure de plaisir avec une meuf, ou euh…ou euh, une heure de plaisir avec une pompe tu vois. (…). Ben quand même tu vois, parce que la maladie tu souffres, comme j’t’ai dit t’à l’heure, la mort, ça m’fait pas peur mais j’veux pas mourir en souffrant, comme tout l’monde tu vois. (…) Autant on peut êt’ fragile au niveau du corps, autant on peut êt’ fragile mentalement ou y en a qui sont plus émotifs que d’aut’, y’en a qui sont plus fragiles que d’aut’ et euh… ben t’sais, c’est clair. (…).
(…) Ben écoute quoi, est-ce que tu crois qu’tu contrôles ta vie ? (…). On pense la contrôler, mais y a toujours un truc qui’ fait que non. Non, j’aim’rais pas la contrôler. Parce qu’y aurait pas d’surprise. C’est l’aventure. (…). C’est comme j’te disais, j’aimerais pas savoir quel jour j’vais mourir (…). C’qui explique que j’me mets en danger, c’est l’adrénaline. (…) La sensation qu’ça t’fait... C’est d’la peur mélangée avec du plaisir quoi. J’sais pas comment t’dire ça. T’es là putain qu’est-c’qui va s’passer, merde ! Et en même temps t’es là putain c’est nouveau, c’est … donc tout ça s’mélange et… (…). C’est fouuuu j’m’en suis sorti, ben oui on continue. (…)
Ben l’destin, j’y crois pas déjà. (…). Y a rien qui décide. C’est toi qui décides mais euh... C’qui va s’ pass’…mais euh… (…). Euh ouais vu qu’j’crois pas en dieu… (silence). (…) Ouai y a p’t’êt’ une force mais euh… (…). Moi c’est j’ai eu chaud, ça craint, j’ai eu chaud. Et puis tu t’dis, ouais j’l’referais pas et puis euh… en sachant très bien qu’tu vas l’refaire, tu vois. (…). Parce que j’aime la défonce. (…). Euh, ça m’est arrivé des fois d’être en stand by, carrément surtout sous Ké. (…). Mais non écoute c’est vrai qu’j’ai fait des trucs à risque et tout, mais j’suis toujours là donc ça m’fait pas flipper quoi. Mais j’devrais p’t’être euh… (…). (…) Ça m’ferait chier d’être…, d’avoir le cerveau légume quoi. Putain quand j’vois les gens cheps. (…) Tu penses plus, t’as l’cerveau vide, tu peux pas avoir d’conversation, tu euh… t’sais, t’es euh…limite t’es dans l’coma quoi. T’as plus d’expression, t’es débile quoi. (…). Tu vois en plus j’aime trop parler avec les gens, rencontrer des gens et tout. (…) T’es vide, t’as plus d’émotions. Ça doit êt’horrible tu vois d’pas pouvoir t’exprimer, tu vois avoir des notions et tout. Tu vois t’es plus rien, t’es plus toi même. (…) Tu contrôles plus non plus. (…) Ben après, voilà t’sais, tu prends des risques, mais voilà t’sais j’m connais. J’sais que…Voilà qu’en c’est stop, c’est stop, tu vois. C’est pas parc’que y’a un pote qui s’remet à un trip, (…) tu vas pas faire, l'quéqué, fair’l’malin, voilà t’sais, quand j’sais… voilà. (…) Ben, parce que au bout d’un moment tu t’connaîs quoi, tu sais où i’faut qu’tu t’arrêtes, quoi, t’sais. C’est… une fois qu’tu connais l’produit et tout, et qu’tu t’connais toi avec l’produit ben, un moment tu fais… (…) Les potes cheps i’sont partis en HP. Et puis maint’nant à fond d’médocs et voilà i’ percutent plus rien. ( …). L’HP, Pff ! L’horreur. L’horreur. La prison et avec des tarés quoi.
J’y pense à la mort, (…) ouais bé, c’est normal, c’est clair t’sais. Voilà j’me fais un shoot, j’sais très bien qu’j’peux y rester aussi tu vois. Ou quand on est en teuf, abuser et tout, mais euh… ça m’fait pas plus peur que ça. Y’a un truc qui me ferait vraiment chier, si j’meurs là maint’nant, c’est pour ma chienne. (…) Voilà si y a quelqu’un qui doit partir en premier c’est elle, c’est pas moi. Après moi j’m’en foutrais d’partir. (…) Ben, ça t’trahira jamais un chien. (…) Puis c’est un peu, c’est un peu bizarre c’que j’vais t’dire, mais en fait ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui dépend de toi, en fait tu vois c’que j’veux dire ? (…). D’t dire qu’tu sers à quequ’ chose quand même. Même si t’es en bas d’l’échelle tu vois d’la société entre guillemets. (…) C’est les gens qui nous considèrent en bas de l’échelle. Mais moi j’m’sens pas du tout, du tout, du tout en bas d’l’échelle. (…) C’est l’être humain qu’a créé ça, histoire d’êt’euh… plus fière que l’aut’ parce qu’il a un meilleur taf. (…)
Pour la mort, (…) ah… euh… j’préfér’ais tu vois euh... aller m’coucher et plus m’réveiller tu vois. (…) Après c’est clair, j’pense pas qu’y ait beaucoup d’personnes qui ont envie d’mourir dans la souffrance. (…). J’vais t’dire, honnêtement j’espère qu’y a rien après la mort. Ouais. (…) Paradis euh... prut ! J’ vais t’dire là on est en enfer et j’pense pas qu’y ait … T’as vu l’monde où on est : guerres euh…, génocides, pesticides, OGM, on essaye de nous faire crever toute façon. (…). Métro, boulot, dodo, tu vois les gens i’z’ont arrêté de penser quoi. (…). Pour moi c’est l’enfer. (…). Euh... hem, c’est des moutons. (…) Parce qu’i' z’ont peur justement. Tu penses pas parce que t’as peur. (…). Y a un cycle de vie quoi. Tu nais, tu meurs. Voilà après tu sais pas quand, tu sais pas quand. (…). C’est c’qu’on est en train d’faire là.  (…). Ben voilà, tu vieillis. Ben quand tu vieillis au bout d’un moment t’sais, j’sais pas euh… hup ! Euh... tu peux passer là tu fais pas gaffe, boum tiens ça y est (il me montre la rue indiquant un accident de voiture). J’suis mort. (…). C’est une mort toute con. Voilà t’façon toutes les morts sont cons. (…). Ben ouais, moi j’pense pas tu vois, tu meurs ton esprit i’ part dans l’paradis et tout, ça c’est les gens pour s’rassurer parce qu’ils veulent surtout pas qu’y est rien après la mort quoi, (…) i’veulent absolument êt' sûrs (…) y a après une continuité. Alors i ‘z’ont peur d’aller en enfer, mais i’veulent surtout aller au paradis tu vois. (…) Vieux, pas vieux, j’m’en fous. Hop j’m'endors et puis j’m’réveille pas. J’pense que c’est la mort la plus tranquille quoi tu vois. Tu souffres pas… (…). J’veux qu’on m’incinère, qu’on met’un tiers de mes cendres dans l’Jura, dans les montagnes du Jura, un tiers de mes cendres sur une plage dans les Landes, et un tiers de mes cendres dans une putain d’teuf de balle. (…). T’ façon, j’sais n’importe quel pote qu'tu vois… quand j’mourrai, t’façon, j’pense qu’mes potes y gard'ront en mémoire : « C’était un sacré gars ! Un bon gars, et on l’oubliera pas. » (…). Ouais franchement, j’aimerais bien (laisser une trace dans la société), (…) tu vois putain. (…) Même pour mon anniversaire qu’i’ fassent la fête (...). Je voudrais pas les voir tristes tu vois. (…) T’ façon j’pense pas non plus, vu la vie qu’je mène, j’pense pas vivre vieux, tu vois euh... c’est clair. (…) Ouais à s’défoncer, à boire tous les jours… euh… voilà j’suis encore là… (...). Profiter au maximum. (…) Ouais, ben ouais. Quand tu choisis c’te vie c’est y a pas d’juste milieu.
Le parachute, c’est puissant, c’est meilleur que toutes les drogues. J’te jure t’ atterris t’es ah ! Bfou ! Tu sais plus où t’es et tout. C’est adrénaline, j’te jure c’est une bfou. (…) Franchement c’était formidable quoi. (…) Partout, c’est le corps tout bfou… dans ta tête t’sais t’es tout perdu. (…) T’es tellement perdu que tu vois plus rien, t’sais, tu pourrais avoir des gens qui passent devant toi et tout tu les verrais même pas, on t’parlerait t’entends pas euh… C’est…
Non, non, j’conduis euh… pépère. Vas-y déjà en camion tu roules à 90 tu vois. Non, non, non. Déjà quand j’conduis j’picole pas. Si j’rent'e de teuf j’m repose un peu avant. Quand j’sens que je peux prendre le volant… J’prends l’volant…, si j’ vois qu’j’uis en vrac, je’ le prends pas. (…). J’ai pas envie d’m’endormir au volant tuer mes potes, tuer quelqu’un qu’arrive en face. Imagine en plus tu t’en sors, va z’y t’ta vie tu portes ça sur toi, pas cool, quoi.
Au départ quand tu t’drogues c’est soit tu veux faire une expérience (….), ou soit t’es pas bien. (…). Moi la première fois, j’étais pas bien. (…) Ça m’a rendu bien. (…). Et ensuite j’ai compris que fallait pas s’ leurrer. Même en prenant des drogues j’allais êt' bien, mais après j’serai plus bien. Donc fallait qu’j’ comprenne pourquoi j’étais pas bien. (…). Donc j’ai fait du boulot sur moi-même et après une fois qu’j’ai compris pourquoi j’étais pas bien (…). (…). Ça r’monte à l’adolescence, tu vois, moi j’ai été élevé par mes grands parents et euh… quand mon grand père est décédé, j’ai pas mal pris (dans le sens d’en prendre plein la gueule). (… ) D’avoir gardé trop d’choses, j’avais pas fait l’deuil en fait. (…). P’êt’ tu vois, ça s’trouve i ‘s’rait pas mort quand j’étais aussi jeune, p’êt’ j’aurais pas pris c’te décision. (…) Ben en fait il était agriculteur. Grandir à la ferme, c’était d’la balle. (…) Si vraiment un jour j’me pose c’est ça. J’me trouve une p’tite ferme à r’taper, trois chèvres, trois moutons, un potager où faire pousser ta beu. (…)
Dans la rue la violence, (…) ben faut savoir s’défendre quoi. C’est clair, sinon tu t’fais bouffer quoi. Faut avoir du caractère quoi ! Tout en étant sympa quoi mais quand on t’fait chier faut l’faire comprendre. Et quand tu t’prends une patate, tu la r’mets quoi.
Le quotidien, (…) on tape la manche et puis ben, après on est entre nous, voilà, euh… on picole, on discute… de tout et de rien. (…). On rent’ au squat et puis pareil, on passe nos soirée à discuter. On s’fait des p’tites bouffes. Voilà à parler, à refaire le monde. Tu vois… on est un peu utopique, tu vois. »
2. 5. 4. Patrick ou “ l’enfant de 68 ”.
2. 5. 4. 1. Quiproquos.
J’ai rencontré Patrick, la semaine où j’avais fait passer les entretiens à Clara et Passe-muraille. Il était accompagné de son chien, qui restait à ses pieds. Je lui avais demandé, sur conseil de l’équipe, si je pouvais discuter avec lui de sa vie. Il n’était pas décidé, mais avait commencé à m’en parler dehors en fumant ensemble. Je lui avais fait remarquer que c’était justement ce qu’il me racontait qui m'intéressait. Alors il m’a donné rendez-vous quinze jours plus tard. Mais nous nous étions mal compris. Il était venu, chaque jour de la semaine suivante pour me revoir ; et en ce qui me concerne, je me suis donc rendue au rendez-vous la deuxième semaine pour réaliser l’entretien ainsi que je l’avais compris. L’équipe m’a avertie du quiproquo. L’animatrice m’a dit qu’elle le verrait dans une autre structure où il participe à des ateliers de cirque, musique et théâtre, et qu’elle lui reposerait la question.
Le lendemain, Patrick arrive, je m’excuse du malentendu et de l’attente que j’ai dû causer, lui aussi s’excuse. Je lui propose de m’avertir de sa dispositionibilité pour effectuer l’entretien, en lui précisant que je suis là toute l’après- midi. Il va traîner pendant deux heures avant de m’y inviter.
Il n’est pas vraiment à son aise, inquiet et peut-être préoccupé par des soucis avec les Don Quichottes dont il m’a parlé dès son arrivée. Nous nous installons à l’étage dans le bureau, placés côte à côte nous démarrons l’entretien par une présentation libre de son parcours, pour détendre l’atmosphère.
2. 5. 4. 2. Quand la maturité tue l’insouciance.
Patrick a 37 ans, une casquette recouverte de pointes cache ses yeux, il paraît timide, discret. Vêtu d’un treillis, d’un sweet, et d’une veste large très propre, son visage rougi par l’alcool est dissimulé derrière une barbe de quelques jours. Il a l’air sombre, préoccupé, las. Sa voix teintée d’un accent du sud-ouest est calme, douce, il détache les syllabes et réfléchit à chaque mot qu’il avance, contrairement aux autres interviewés beaucoup plus spontanés.
«Je suis né à Bordeaux. Comment je suis arrivé à la rue : perte d’emploi, séparation avec ma copine, les huissiers, expulsion. Pour oublier tout ça , ça a été la drogue, ça a été l’alcool. Moi ça a été vers les 18 , 19 ans. (…). Je suis un enfant de 68 ! (…).
C’est pas le même parcours (que les jeunes qui étaient en bas). (…). Moi c’est par oubli, c’est par dégoûté de tout c’ qui m’est arrivé, alors que j’étais pas l’acteur. J’étais entre guillemets la victime. J’ai subi ce qui m’est arrivé, alors que je commençais à m’intégrer à avoir une vie sociale. (…). Pour l’instant je suis dans une halte de nuit, un foyer. sur Bordeaux. Y’ a pas beaucoup de foyers qui acceptent les animaux. J’en connais que deux. (…). Euh... les drogues dures. C’est que j’ai grandi en cité, et ça tournait dans la cité et puis pour faire comme les copains. J’ai goûté. Avant je sniffais, je prenais des cachetons, Valium, Néocodion. C’est pour faire comme les copains parce que si tu fais pas comme les copains t’es pas intégré t’es un exclu. »
2. 3. 4. 3. Changement de vie ?
«Dans la rue euh... qu’est ce que je trouve de positive ? C’est parfois que je rencontre des gens, parce quand je fais la manche, (...). Des gens qui disent bonjour, qui discutent avec moi, qui me donnent de l’argent. Des gens qui me qualifient pas, qui me donnent pas une étiquette mais bon c’est pas cent pour cent ça. (…). Avec certains de la rue, la solidarité... oui, oui oui. Si y’ a une info pour un squat, on la partage. Si y a une info pour aller prendre une douche à tel endroit, on la partage. Si j’ai pas d’tabac, on le partage. (…). Disons c’est que c’est pas une question de solidarité, c’est que dans un appart, donc t’es intégré socialement, donc on t’accepte plus facilement . Dans la rue, c’est une meute de loups, y’a des loups sympas, y’a des loups, si i’ peuvent te faire toutes les misères du monde i’ te le font. (…).
Disons que pour mon cas personnel, avec des drogues j’ai jamais pris de risque, les seuls risques qui y a eu c’était dans les rapports sexuels, pas mettre de préservatifs. (…). Disons que le préservatif quand des fois on l’utilisait pas, c’était j’avais p’être pas les moyens d’avoir un accès gratuit aux préservatifs. Parfois l'excitation sexuelle faisait que j’men foutais et que parfois j’avais aussi confiance en la partenaire. Le seul risque que je prends avec une drogue, c’est l’alcool. C’est que je bois beaucoup et que parfois, je tombe, je perds ma chienne. Ça m’est arrivé de me retrouver aux urgences. (…). C’est que je sais le risque que je prends. Mais, c’est qu’au bout d’un moment, tellement la dose est forte que je m’en fous du risque. (…).
(...) J’ai éclaté ma Renault turbo D. Disons que sous alcool je me sentais invincible. Donc je roulais quand i’ m’ont attrapé, j’étais à 166 Km/h et j’avais quatre personnes à bord et j’ai fait la toupie. La voiture, elle a rétréci dans tous les sens. J’aurais pu les tuer. Parfois, on sait pas faire la part des choses, se dire va te coucher parce que t’es tellement bourré que tu peux pas conduire. On se croit invincible. On croit qu’on maîtrise la voiture alors qu’on la maîtrise pas du tout. En plus, on est un danger pour les autres. (…). Est-ce que c’est pas la roulette russe ? Tu vois, on va tenter ça passe ou ça casse. (…). Pour s’affirmer, pour se sentir fort, la mort je la mets devant moi c’est elle ou c’est moi. C’est un défi quelque part qu’on se lance. Mais avec le recul, j’me dis que c’est un défi, et sur le moment on pense pas à ça, on se dit basta et ouf ! (…).
Parce que la mort physique tout s’éteint, donc tu n’as plus de problème tu sais pas c’qui s’passe après. Que si tu deviens entre guillemets un débile mental, t’es dépendant, tu... physiquement pour faire ta toilette, ou plein d’choses de la vie courante (...) . C’est une souffrance et quelque part tu dois en être conscient de c’qui t’arrive, et tu peux rien faire pour que tout change. Tu peux pas revenir en arrière. (…). Je culpabilise (il parle de sa vie). Oui je m’culpabilise. Et au bout d’un moment, j’oublie par rapport au degré d’alcool que j’ai. (…). C’est l’oubli. D’oublier et de penser demain c’est un autre jour. Et le lendemain, tu te dis après demain c’est un autre jour. (…). Je me dis pour m’en sortir comment faire dans ma situation ? Donc je rencontre des travailleurs sociaux, des éducateurs, des médecins. Mais bon y a le côté impatient. J’aimerais que ça se déverrouille demain quoi ! C’est ça aussi le problème. Je parle pour mon cas, je suis tellement en attente que d’attendre c’est emmerdant. (…). Quelque part aussi c’est moi qui ai fait le con. C’est que quand on m’a proposé une solution, je l’ai gâchée la solution, donc je pense que je retourne à zéro. (…).
Pendant un moment j’étais toxicomane. J'consommais de l’héroïne, et puis j’ai réussi à décrocher difficilement, mais ça m’a mis un coup dans la tête de voir les problèmes avec la justice, la consommation de drogue, d’héroïne donc j’ai vu que je prenais beaucoup de risques. (...) Des trucs utopiques, parce qu’une drogue c’est utopique c’est pas que'que chose qui va résoudre mes problèmes de logement, de travail, ou de santé, c’est pas ça ! (…). Disons moi c’est le temps qui m’a fait penser comme ça. Parce que c’est vrai qu’au départ quand j’suis tombé dans la rue je pensais comme eux : « C’tait Fuck la vie ! ». Et avec le temps je vois que je vis euh euh... que point de vue santé c’est pas le top, j’ai envie de m’intégrer. (…). On se projette pas sur l’avenir, c’est un peu au jour le jour. (…). Moi ça serait avoir un logement, euh... trouver un boulot qui m’plait, donc en passant... parce que les diplômes que j’ai c’est pas des métiers qui me plaisent. Je voudrais avoir une formation, m’intégrer rentrer dans une entreprise, payer mes impôts et puis ne pas être au point de vue santé malade, ne pas me détruire la santé aussi par rapport à mon problème avec l’alcool. C’est m’intégrer sans jamais oublier ce que je suis. (…).
Je suis un solitaire. J’ai envie d’avoir des rapports avec les gens, mais quand j’ai envie d’être seul, i’ faut que je reste seul. C’est un peu une protection. (…).C’est moi j’ai envie de faire c’qui me plaît, sans empiéter sur la liberté de l’autre mais ça c’est avec l’âge comme j’t’ disais tout à l’heure ; mais au début, j’étais un rebelle (...). C’est clair que la liberté je l’aurai toujours. J’suis prêt à accepter tu embauches à telle heure ! Tu débauches à telle heure ! Par contre en dehors du travail, ma vie privée elle regarde que moi ! Si j’ai envie de faire la fête après la débauche, je fais la fête après la débauche ! »
2. 5. 5. Bruno et Charlotte : le DJ et l’étudiante.
2. 5. 5. 1. Un supermarché, pour une super rencontre.
Jon, la personne du premier entretien m’avait proposé de me présenter des gens qui avaient le même mode de vie que lui. N’ayant pas pu retrouver Clara, Passe Muraille et Patrick s’étant réinséré totalement et ne correspondant donc plus aux critères de la population étudiée, je décide de contacter Jon qui m’avait laissé son numéro afin de pouvoir réaliser d’autres entretiens. Ce jour-là, il décroche immédiatement, et me dit de le retrouver devant le supermarché car il est en compagnie de personnes intéressées pour participer à l’enquête. Il me présente donc à Bruno et Charlotte, un couple de jeunes qui partagent son squat. Accompagnés de leur chien, légèrement défoncés, ils semblent très intéressés par ce que je leur propose, mais veulent que l’entrevue se déroule en couple et non tour à tour. J’accepte pensant que cela pourrait dynamiser la conversation et devrait engendrer moins d’intervention de ma part, tout en sachant qu’ils n’exprimeront sans doute pas la même chose en couple. De ce fait la sexualité par exemple n’a pas pu être abordée et il est possible que Bruno ait cherché à tenir son rôle de petit ami, grand frère. En effet âgé de 28 ans, il est son aîné de 10 ans. Nous fixons alors un rendez-vous pour le lendemain dans l’après-midi (15 h). Ils m’avertissent qu’il ne faut pas que ce soit trop tôt car ils dorment tard. Après avoir régalé tout le monde en terme de cigarette et discuté de la pluie et du beau temps, je les salue.
Le lendemain 15h, ils ne sont pas encore là. Une des personnes présentes la veille, un Espagnol m’accoste et discute avec moi. Bruno arrive avec une demi-heure de retard. Il s’excuse en m’expliquant qu’il a eu pas mal de démarches à faire, entre autre trouver un dentiste acceptant de le soigner. Il me confie alors que ce n’est pas chose aisée car il est bénéficiaire de la CMU et que par conséquent les cabinets privés refusent de le prendre en charge. Reste alors l’hôpital. L’Espagnol nous demande de garder son chien pendant qu’il achète une bière au supermarché, nous acceptons. En attendant je tente de détendre l’atmosphère et lui précise le déroulement de l’entretien en terme de temps, d’anonymat. Il ne tient pas à l’anonymat et désire que j’inscrive son prénom. Il m’explique aussi que dans la rue, personne ne connaît les noms de famille des uns et des autres. L’Espagnol revient nous remercie. Je propose à Bruno de réaliser l’entretien en terrasse de café. Il ne sait pas où il veut aller, alors je décide de l’emmener dans un bar situé dans une rue piétonne pour plus de calme. Nous nous installons en terrasse et comme pour Jon, je lui explique qu’il peut commander ce qu’il veut, prendre autant de cigarettes dans mon paquet que nécessaire. Il est surpris et ravi. Il commande un demi-fraise et moi un Perrier. Je me pose alors la question de la distance par le fait que je ne consomme pas d’alcool, mais apparemment il n’a pas l’air de s’en soucier. Il reprendra même une bière en allant seul au comptoir après m’avoir demandé la permission, symbole d’une attribution statuaire supérieure qu’il me prête. Cette demande d’autorisation ne révèle-t-elle pas la position d’intervenante sociale dans laquelle il m’aurait inscrit ? Sa petite amie Charlotte arrivera 1 h plus tard en sortant du Lycée, commandera elle aussi deux demi-fraises. Tous deux sont très participatifs souvent d’accord mais pas toujours, ce qui signifie que par moments ils ont pu se détacher d’une façade les présentant comme couple modèle. Le temps relativement long de l’entretien a sans doute permis d’atténuer l’effet écran lié à la conservation d’une identité sociale préservant le maintien de la face. Relativement posés, ils verbaliseront explicitement que l’intérêt de mon travail réside dans la possibilité que je leur offre d’exposer aux gens ordinaires leur vrai mode de vie et de pensée pour déconstruire les préjugés. Notre rencontre s’est déroulée pendant plus de 2h00 et pris fin surtout à cause du froid. Parlant souvent en même temps, la retranscription n’a pas été des plus aisées et a donc pu laisser passer des erreurs de vocabulaire.
2. 5. 5. 2. La belle et le protecteur.
Lors de la première rencontre, ce qui m’a sauté aux yeux, ce n’est pas tant leur différence d’âge que leurs divergences physiques. Lui, des yeux clairs, des cheveux rasés, une parka militaire et un jean large, relativement soigné, paraissait par ces traits faciaux, entaché par les quelques années de rue et de défonce. Amaigri, les yeux cernés et marqués, il dégageait une certaine tristesse, un essoufflement malgré ses sourires et ses traits d’humour. Elle, énergique bien que calme, un regard félin et pétillant représentait l’adolescente lycéenne classique de lettres abordant un style vestimentaire ethnique dans les tons orange. Coiffée de quelques locks enserrées de fils fuchsias, rien ne pouvait laisser penser qu’elle avait adopté ce mode de vie. Bruno lors de la mise au point du rendez-vous, semblait toujours garder un œil sur Charlotte qui par ailleurs ne s’éloignait pas trop de lui, discutant courtoisement comme un poisson dans l’eau avec des hommes de la rue plus âgés et beaucoup plus clochardisés qu’eux. Elle m’avait confié dès cette entrevue qu’elle voulait intégrer une école de stylisme pour lancer sa marque de vêtement après son bac.
Bruno : « Ben j’me présente Bruno. Euh… j’viens d’Charente-Maritime… Non voilà qu’est-c’que j’ai à présenter d’moi ? Pas grand-chose à part mon nom. Ça y est c’est dit. Euh… j’suis arrivé sur Bordeaux y a un an… à peu près. Là pour chercher du boulot. … (…). Comment qu’ça m’est arrivé ma galère euh… en gros on va résumer. Ça m’est arrivé ben, vit’fait. J’avais une amie avant, j’étais en appartement. (…)Eh bé, j’ai perdu mon amie donc puis j’m’suis r’trouvé… parce que j’ai pas mes... mes parents j’peux pas rester chez eux. (…)Parc’que c’est pas la bonne entente chez ma mère et mon beau père. Mais elle a quand même accepté quoi. Elle m’renie pas pour autant, elle a accepté mon mode de vie. (…).Euh… mes parents. Mon beau père, i’fait rien. Et ma maman, elle travaille en maison de retraite.(…) Ça m’est arrivé jeune, j’avais 5 ans quand j’ai perdu mon père. J’ai eu une période où ç’a été difficile, vers l’âge de…(…). J’vois tu vois mon père, tu vois mon père, il est mort noyé, tu vois c’est pas une belle mort quoi par exemple (…).
Et j’m’suis retrouvé vite fait à la rue quoi. Sans rien. (…) Ça va faire six ans, ouais que j’suis à la rue. Et euh… j’essaye de m’en sortir mais avec difficulté quoi. (…) On m’met des bâtons dans les roues sur certains trucs quoi. Com’ l’aut’ jour comme en c’moment j’cherchais un appartement. J’peux pas. (…). Non c’est pas… C’est dev’nu un choix en fait la rue. Au départ non, c’est pas un choix, quoi. J’pense pas qu’on choisit comme ça quoi (en parlant de son histoire de rupture). J’ai jamais voulu ça mais s’en est dev’nu un choix. Après on s’y fait quoi. Et puis c’est vrai qu’après j’aime le… ce style de vie quoi…, t’sais. Vu qu’j’suis un peu artiste, c’que j’t’expliquais l’aut’ jour. Et euh… voilà quoi, j’fais d’la musique et tout. Ben, moi mon milieu musique c’est… rave party et tout ça, donc… Pas que ça mais… Voilà j’m’suis investi là d’dans, vu que j’ai pas trop non plus d’ diplômes. Ben diplôme, j’ai niveau CAP en boulangerie, t’as vu. (…) Artistiqu’ment, ben euh… je fais euh… techno, toutes les musiques électroniques on va dire quoi. Je fais du jonglage, j’fais aussi du… comment on peut appeler ça… troubadour de rue, quoi. Un p’tit peu quoi. (…) Ça m’a fait voir aut’chose. Et euh… voilà quoi. Et main’ant, j’ai envie d’m’investir dans mon projet. C’est la musique. (…). Dans mon magasin d’vêtements parc’que j’ai… j’dessine aussi. (…). J’veux monter mon …. ma marque de vêtements, en fait j’ai envie d’monter. (...)… Ben, j’ai fait des vols, j’ai fait des braquages, enfin j’ai fait des choses pas bien quoi. Vol de voiture…, voler des bureaux d’tabacs, plein d’choses pas bien quoi. … Non, j’ai… j’étais pas sous psychotropes, au départ quand j’ai commencé non parce que j’ai commencé tard l’produit. Là j’avoue j’prends du produit, mais j’ai commencé tard, j’ai commencé vraiment vers l’âge de 18 ans, tu vois.(…) Parc’ que ben, j’ai commencé à traîner en free party.(…). »

Charlotte : « Qu’est-c’ qui m’a amenée… ? Ben, j’sais pas, déjà j’étais attirée par c’milieu, j’étais jeune j’avais 14 ans, puis j’étais toujours chez Papa, Maman, j’étais toujours à l’école. J’suis toujours à l’école d’ailleurs. Et puis voilà , j’étais attirée par c’ milieu, pa’c que j’sais pas avec les aut’ jeunes i’m’comprenaient pas, j’me sentais pas comme eux, j’me sentais différente et voilà. J’étais attirée par la mentalité d’abord. Puis j’ai vu qu’dans c’milieu j’étais pas rejetée, que j’avais l’droit d’dire mes idées que…, on avait les mêmes idées, les mêmes … Puis après voilà, j’ai trouvé ma voie quoi, on va dire. Comme tout l’monde à l’adolescence. (…). Bè, au début, forcément comme tous les parents, j’crois qu’ils l’ont mal pris quoi, i’z’ont eu peur quoi surtout. Et après en fait, j’leur ai expliqué quoi mon choix. Ma mère arrive à comprendre même si elle conçoit pas, elle comprend. Mais elle comme i’disait, c’est on l’a mis dans un système et elle dit : « Sans l’système avec deux gosses et tout », elle pourrait pas s’en sortir, mais elle comprend qu’j’ai fait ce choix d’vie, quoi. Pa’c’qu’elle comprend qu’y a pas que des inconvénients. Qu’j’arrive à bien vivre, que j’ suis même mieux qu’avant, que voilà quoi. (…) J’vais les voir un peu quand même j’garde des…(…) contacts. En fait, j’les vois une fois par semaine.(…) Mes parents, i’vivent pas ensemble, non, non.(…) Elle est à la place du patron quand le patron est pas là, parc’que c’est une firme, t’sais qu’à plusieurs trucs dans la France et elle prend la place du patron quand il est à l’aut’ bout d’la France. (…).Ouais. Une bonne place. Mon père, il fait d’l’interim, il est cariste, vendeur, i’fait plein d’trucs, d’l’interim. (…).
I’savent très bien qu’j’me drogue mes parents quoi, ils le savent quoi que j’me drogue tous les jours, ils le savent et j’leur ai dit quoi. Et voilà, ils l’ont accepté (…). J’prends du shit surtout, surtout du shit. Après j’ai surtout besoin d’mon shit, après le reste tout, c’est tout à côté mais… après ça reste festif le reste.
Pa’c’ que moi j’l’ai été fashion comme tu l’es et tout. J’avais la même mentalité tu vois. C’est justement pour ça qu’j’ai changé de côté vestimentaire aussi, pour euh…, Pour me rapprocher des gens à qui j’ressemblais quoi. (…).
 (…) Dans l’lycée où j’étais à Lormont là-bas, chez les racailles, ça l’faisait pas du tout, quoi. Et du coup j’ai été virée et j’ai été obligée d’retourner là-bas. Ça fait deux ans qu’j’me tape là-bas pac’que j’ai r’doublé mon année (terminale). Pa’c’que j’y vais pas quoi. Après j’essaye d’y aller un peu plus mais c’est vrai qu’c'est chaud quand y a pas une seule personne qui t’parle euh..., voilà qu’t’es objet bizarre, tu l’ sais aussi, t’sais. (…). C’est les heures de cours qui m’manquent, quoi et les heures de travail le soir quoi, j’sais pas p’t’êt’ on va dire, quoi. Mais sinon, les cours je suis quoi, je suis même bien pour quelqu’un qui va pas en cours, quoi. »
2. 5. 5. 3. Vie de traveller ou rejet d’une vie de robot.
Bruno : Tu vois, j’ai connu une époque des frees partys par exemple,(…) c’était vraiment un bon mouv’ment traveller. (…). Ouais des bonnes tribus. J’ai des potes qui font partie des TNT des…, c’est des tribus, i’ sont… i’z’ont choisi c’mode de vie quoi. (…). Tu sais qu’en France le mouv’ment comme ça, c’est arrivé en 91, tu vois, un peu les styles comme nous.(…). C’est arrivé d’Angleterre pac’qu'i' s’sont fais virer d’chez eux là-bas. I’sont v’nus en France. (…). Et ça v’nait des Spiral tribes qu’étaient r’cherchées par Interpol et tout, pour euh… trafic de LSD, machin. C’étaient des marginaux, quoi. Comme chez eux on les a pas acceptés, i’sont v’nus en France, i’z’ont lancé l’mouv’ment, et voilà, quoi. (...). Moi j’me suis identifié à ça. (…). Tu prends les hippies à l’époque en 68, c’est un peu l’même mouv’ment en fait, si tu suis par là, quoi.
Charlotte : Ouais, c’est des revendications. (… ).
Bruno : C’qui change, c’est look mais c’est les mêmes revendications sinon c’est quoi c’qu'i' voulaient les soixante huitards à l’époque, c’était le côté libre, le côté euh…(… ).
Charlotte : Ouais, voilà c’est ça surtout, c’est que la société, elle a évolué d’une façon …, on peut plus être bisounours. Dans not’ système, ça devient plutôt… obligé d’êt’ plus cruels, d’êt’ plus trashs pa’c’que c’est plus … la vie est d’v’nue plus dure, quoi. Les gens sont moins gentils (… ). Ouais c’est un mélange des deux. (punk et hippie) (… ).
Bruno : Ben, j’l’ai choisi quoi mon look, moi j’kiffe ça.(…). Ben c’est mon identité, c’est ma personne, quoi. J’me cache pas d’ma personne. C’est mon, c’est mon moi-même quoi. (…). C’est plus un habillement pour s’donner pas un style mais un repère, quoi on va dire. (…). Par exemple j’croise des gens dans la rue qui sont quoi voilà… c’est tout’suite on s’connaît, on va s’parler, on s’connaît pas forcément mais on va s’parler parce que bè voilà, on sait qu’on est dans l’même mouv’ment. (…). C’est une forme de reconnaissance, on va dire. C’est entre nous, même pour faire voir (…). C’est pour revendiquer un p’tit peu le côté … ben, par exemple anti-fasciste, anti…, t’vois. (…). Pour s’mettre en marge de la société quoi. (…). Pour revendiquer not’ mouv ‘ment quoi un p’tit peu. (…). Quand j’t’dis qu’c’est vraiment une culture, j’ai des amis i’vivent en bus, i’vivent de ça, i’… et se s’ra leur vie, i’z’ont des enfants, i’voyagent dans tout… en Tchéquie, en… i’voyagent partout. (…). Ben, moi, j’me considère comme traveller. Après t’as l’kepun mais c’est d’venu en fait… t’vois le kepun, y a eu les travellers, vu qu’on a tous le même esprit c’est d’venu… ça c’est mélangé quoi en fin d’compte. (…). C’est culture underground… (…). C’est pas pa’c’que t’es invisible just’ment qu’on tourne la tête, c’est justement qu’i’savent que t’es là, et Futtt… fermer les yeux.(…) C’est une opposition. (…)
Charlotte : C’est aussi d’montrer au premier coup d’œil qu’on est pas d’accord avec eux, (…). Les coiffures, c’est à l’arrache en fait. (…). De temps en temps. Machin va faire un truc à machin. Tu vois ça fait des souv’nirs aussi. (…).
Bruno : C’est vrai qu’dans l’ensemble, beaucoup d’femmes de la rue que j’ai rencontrées, elles ont perdu leur côté féminin.
Charlotte : Elles s’laissent aller. (…). Attends c’est pas pa’c’que j’suis dehors que j’dois pas êt’ propre, quoi ! (…). Ouai mais on est rare d’ailleurs à la rue, en meuf, tu r’gard’ras, on est rare à êt’ féminine dans c’milieu là, quoi.
Bruno : C’est surtout c’qui pourrait êt’ dang’reux, c’est qu’les gens d’la rue, i’voyent pas forcément beaucoup d’femmes dans la rue, malheureusement. (…). Donc forcément (…) les femmes (…) pour se rassurer plus, elles vont s’donner un côté fort quoi, mâle, tu vois.(…). Et puis quand i’voient une femme féminine ben, ça attire l’œil et des fois i’peuvent êt’ relous des fois, tu vois.
Charlotte : Mais franch’ment, c’est pas vraiment dans la zone que j’ai eu l’plus de problèmes, c’est les gens plus de l’extérieur qui sont pas d’not’milieu. (...). I’suffit d’avoir une grande gueule, et puis savoir l’ouvrir surtout. (…). On t’oblige à d’venir comme ça pa’c’qu'on t’fait tellement… on t’emmerde tellement toute la journée…(…).
Bruno : Y a des côtés violents, y a des gens violents, y a des cas aussi…(…). Même si au squat on a des règles, on a comme un p’tit règlement intérieur, quoi on va dire. (…).
Charlotte : Ben, la confiance, ça s’règle sur la confiance tout d’abord. Y a qu’ça. (…).
Charlotte : Si j’dois voler se s’ra pas chez des pauv’, se s’ra chez des riches. Ah, çà c’est sûr ! (…).
Bruno : Le respect, quoi. Le respect d’autrui, quoi
Bruno : Ne pas juger la personne.
Charlotte : Puis respecter, respecter la vie quand on est en squat aussi.
Bruno : On est tous dans la même galère alors … on doit s’aider, quoi. On n’a pas à s’laisser euh… chacun pour soi, quoi.
Charlotte : C’est pour ça… c’est comme ça qu’on s’r’trouve pas dans la merde, grâce aux autres. (…). Pac’que nous on donne quoi…(…). C’est à tour de rôle, quoi. (…). Dans l’squat où on était au début, ça marchait comme ça. On f’sait des trucs ensemble mais à partir du moment où on est un trop grand nombre ça marche plus, quoi.
Bruno : Y a toujours des conflits, après c’est d’la vie en communauté. Les prods, on s’partage... (…). On s’fait ça en groupe. On s’amuse. (…).
Charlotte : J’vois pas l’intérêt d’prendre mon produit toute seule dans ma chambre, quoi.
Bruno : Après c’est la même fête que chez les gens, quoi. (…). C’est comme si on s’ payait un apéro chez des amis tu vois. (…). Sauf que nous on peut s’faire nos barbecues, dehors…(…).
Charlotte : On aime la bonne bouffe, on aime s’ faire des bons plats…(…).

Bruno : On m’met des bâtons dans les roues sur certains trucs quoi. Com’ l’aut’ jour comme en c’moment j’cherchais un appartement. J’peux pas. (…). On m’refuse. Parc’que j’ai pas tous les… les papiers qu'i faut. Pourtant j’touche le R.M.I, hein ! (…). Ça bloque la d’ssus et… ben c’qui fait, ben, j’peux pas. J’reste dans la rue. (…) J’ai jamais voulu ça, mais s’en est dev’nu un choix. Après on s’y fait quoi. Et puis c’est vrai qu’après j’aime le… ce style de vie quoi… t’sais. (…) J’fais d’la manche, ça fait ben, main’ant six ans, qu’j’vis d’ la manche. (…) C’est dur, c’est dur. Sinon qu’est-c’qu’ j’pourrais t’dire sur mon mode de vie . Si, j’bouge beaucoup. (…). Sur la France entière. (…). Parc’que j’ai eu quand même des périodes où j’ai commencé quand j’étais plus jeune. J’ai fait quelques conneries quoi. (…). Mais après j’ les ai réparées justement en allant en Afrique, en faisant des stages humanitaires et tout quoi. (…) Voilà ça m’a fait voir aut’chose et j’suis rev’nu un peu changé quoi. (…). (…) J’ai vu vraiment la misère c’que c’était. J’l’ai vécu vraiment d’mes yeux, à en chialer même. (…). Et j’me suis mis à faire de la musique et voilà quoi. C’est pour ça qu’j’ai perdu mon couple on va dire. (…). Par rapport à ça pa’c’que elle avait pas l’même projet quoi. On n’avait pas les mêmes projets donc forcément ça collait plus quoi. Donc ben, on s’est quitté en bonne entente. (…) Là, j’vis en couple. J’ai rencontré ma copine sur Bordeaux. Et j’compte m’investir. Main’ant ben, j’ai envie d’me poser un p’tit peu. (…). J’ai envie d’prendre mon camion et d’bouger. Faire un peu… la world travel aventure ! (il rit). (…). Sinon pour rev’nir à mes p’tites histoires, ouais bé, bé j’ai commencé à partir (…) de 18 ans, j’ai commencé à prendre des psychotropes. (…)J’ai eu ma période branleur, ouais… à fond dans l’truc. (…). En 10 ans d’temps, ouais tu réfléchis plus, quoi. Tu vois les choses autrement, quoi. (…) Mais on peut pas dire qu’c’est à cause de ça franchement qu’j’ai commencé mes conneries non. (…)Y a une époque où j’suis tombé dans l’héroïne où vraiment j’en ai eu hyper besoin mais j’m’en sors. Là j’suis en traitement et tout. Donc euh… j’essaye de m’en sortir. (…). C’était surtout pour redescendre des psychotropes que j’prenais, tu vois c’est souvent l’cas. (…). Pour redescendre de la free, quoi. (…) Pour s’poser, puis ben, on y prend goût puis forcément ben ça coûte cher, et tout ça pour s’le payer, j’ai fait quelques bêtises quoi. (…). Sinon, actuellement, (…) en produits je prends vraiment par plaisir et puis quand j’peux, quoi. J’me suis calmé. (…). Avant, c’était l’côté évasif tu vois, ailleurs, plus personne te fait chier, t’es bien, tu discutes avec tout l’monde, t’es ... (…). J’ai pris des risques quand j’en ai vendu parc’que j’en ai vendu. (…)
Charlotte : Y a toujours des risques. (…)
Bruno : C’est du produit, ben, c’est du produit…(…)
Charlotte : On sait jamais c’qu'i' a d’dans. (…) Mais, je m’connais bien et j’connais mes limites, quoi. (…). Quand mon corps i’m’dit stop, j’arrête quoi. C’est pas ma tête c’est mon corps quoi. (…). On sait qu’c’est dang’reux qui y a certaines limites, (…) on s’oblige à manger quand on est en techos même si on a pas faim, on sait qui faut boire plusieurs fois même si on n’a pas soif, on sait qui faut pas prendre dix choses à la fois, et mélanger certains trucs, donc voilà. (…).
Bruno : Tu vas dans un techos, on va te… on va t’aider dans l’sens de… d’informer, à t’informer… (…). Quelqu’n va te voir par terre, par exemple t’es pas bien, ben, tout d’suite i’va v’nir sur toi pac’qu’ t’es pas bien, avec de l’eau. (…) J’suis conscient, j’suis conscient et p’is il existe des préventions. (…). On t’laisse pas dans la… dans l’indifférence quoi.
Charlotte : En sortie d’boîte y en a pareil, y en a aussi l’week-end . Y en a p’êt’ plus sûrement que dans… (…). On est plus conscient qu’eux, quoi en sortant. (…).
Bruno : J’connais des gars qui tournent à 5, 6 prods par soirée j’trouve ça nul par exemple.
Charlotte : Ça sert à rien, quoi. Tu comprends plus rien tu calcules, rien c’est inutile. (…)
Bruno : Y en a i’s’mettent loque quoi tu vois. C’est vraiment pour chercher la défonce et p’is… Moi j’vois pas l’intérêt de… ( ... ). Non, moi j’recherche le côté dans la défonce… j’recherche le côté bien mais pas plus quoi. Côté où ça t’libére… (…). Moi j’suis plus Psychotropes, champignons, tu vois les trucs… (…). Extas pas beaucoup non. Y a eu une période j’te dis plus jeune. (…) Pas l’côté taz, l’côté ouais c’est bien mais aimer tout l’monde, machin… C’est bien, ça va un temps mais…(…). Ouais, voilà perception des choses, et comme j’te dis, moi j’fais du son et quand t’écoutes la musique tu la vois autrement quoi la musique. (…).
Charlotte : Quand t’arrives là d’ans t’as envie d’tout connaître donc, ouais, c’est vrai, qu’tu fais un peu n’importe quoi. (…) Tu vas prendre plus de dangers au départ. (…). Sur ma santé, main’ant, moi j’prends pas d’risque mais après sur euh… sur des trucs qu’on va p’êt’ pas réfléchir sur l’moment. (…). L’apparence physique c’est pas plus important. (…). Ouais, ouais. J’veux en profiter à fond tant qu’j’suis jeune. Avant de plus pouvoir, justement et avant d’devoir me… d’êt’ contrainte pa’c’que j’aurai plus la patate. J’me dis dans 20 ans, j' pourrai plus avoir c’mode de vie pa’c’que je… j’aurai plus la force physique aussi. (…). Même moi, au bout d’quat’, cinq ans, j’commence déjà à ressentir la fatigue qui vient plus vite euh… ( …) Des prods, j’suis obligée d’en prendre d’plus en plus. (…).
Bruno : Et puis l’mode de vie aussi qui fait que ben… C’est pas toujours facile, aussi, t’sais de bouger à droite, à gauche…(…).
Charlotte : La fatigue, surtout. (…).
Bruno : Le seul danger qui pourrait y avoir dans la rue c’est l’hygiène, c’est …(…). Le seul d’danger qu’j’dirais, c’est que ouais, la nuit quand tu dors dehors forcément des fois ça peut peut-être … (…). D’crever, On y pense tous.
Charlotte : Au bout d’un moment enfin, on s’connaît aussi quoi. (…).
Bruno : Tu fais…, tu connais, tu fais attention. Puis tu prends pas à n’importe qui. (…).
Charlotte : J’ai autant peur de mourir dans une aut’vie, dans un aut’mode de vie, quoi. (…). L’pire dans la mort ? Êt’ tout l’temps dans la même maison, avec le même travail toute ma vie, rentrer chez moi tous les soirs, regarder la télé… (…). De rentrer dans tout ça, de rentrer dans l’moule et de même plus voir (…). De même plus s’en apercevoir que tu…ça ça m’f’rait l’plus peur. (…). De plus réfléchir par nous même, quoi. (…). Réfléchir comme tout l’monde par c’qu’on nous impose.
Bruno : Métro boulot, dodo, télé. Et puis avec la télé on t’lobotomise en plus, c’est quand même pas croyable. (…). J’ai un frangin qu’a un bébé, qui est posé, qu’est en appartement. Quand j’vois comment i’galère le pauvre. Il était à la rue aussi, hein. (…). Et j’le vois quand j’l’entends dire ba … « Ça m’… j’ regrette la rue. » (…).I’regrette son côté liberté quoi un peu. Parc’que main’ant, il a des exigences quoi, on lui dit…. (…) I’ vit pas (…).

Bruno : On nous promet plein de… Plein de choses mais c’est des promesses en l’air quoi. Ben y a eu euh…, l’année dernière j’sais pas si t’as connu l’mouv’ment Don Quichotte. (…). I’z’ont donné des appartements à des gens qu’étaient d’jà bien structurés. (… ). C’était pas à des gens comme nous quoi, qu’avons rien…(…). C’qui fait qu’à force, ben t’en as marre, t’as plus envie d’rien faire. T’as pu… tu t’dis bè, j’garde ma liberté et puis voilà quoi : « Fuck ! », fuck la société. (…). Mais bon i’… profitent de toi , pourquoi j’profit’rais pas d’eux dans l’ensemble je le vois comme ça. (…). J’ai rien d’mandé, j’ai pas d’mandé non plus à …(…). Ce côté euh.. débrouille t’sais, j’sais pas quoi. C’est vrai qu’c’est difficile des fois mais euh… y a personne derrière pour t’dire c’que tu dois faire. Y a pas, y a pas les contraintes de tous les jours, y a pas… c’est c’côté là aussi qu’on aime bien, quoi. (… ). Puis ça été vit’fait bâclée quoi l’histoire (Don Quichotte). I’m semble quoi. J’suis passé sur TV 7 quand même, quoi. (…) Pour un peu pousser ma gueulante. (…). Le gouvernement, il a pas trop envie d’aider les gens comme nous quoi. J’sais pas.(…). C’est bien beau d’la montrer la misère, faut la faire bouger aussi, t’sais. (…). Dans l’pays où on est main’ant, j’comprends pas qu’on ait encore ces problèmes là. (…). Ça ça m’fait chier quand je vois... Regarde ! Regarde ! le squat qu’on s’est fait jeter des squats. On nous fout dehors de squats. Qu’on va te dire qu’i’ sont en réparation et qu’les murs… Deux ans après i’sont toujours murés. (…).
Charlotte : On dérange qui, dans not’chambre ? On rent’le soir. On rent’ le soir super tard…(…).
Bruno : On nous verrait moins dans la rue ! (…). Ça fout la haine quoi, ça te … et puis comme les… comme on est d’venu un peu Etat policier, comme sur Bordeaux, on est catalogué. Tu fais cinq mètres t’es… tout d’suite on t’saute dessus parce qu’ben, on est habillé … ben on est un p’tit peu kaki, vert kaki, une mèche à côté, ça y est on t’ fiche et on t’contrôle. (…). Et moi ça m’gave on est pas des…on est pas des… on est pas des chiens, quoi. Et enfin et encore nous, même les chiens i’z’ont droit au respect, quoi. (…). On s’occupe beaucoup des gens d’à côté mais… on parle beaucoup des gens d’à côté mais nous…on a pas l’air d’s’soucier, qu’à chaque fois qu’on s’prend par exemple un contrôle d’identité par les flics quand i’viennent sur toi, c’est direct : « On nous a appelé, c’est les commerçants ». « Hé ! Putain mais vous écoutez qu’les commerçants ! Les commerçants ! Les commerçants ! Mais nous, vous nous écoutez jamais nous ! » Ben si, font des… font passer Sud Ouest, font des p’tits articles, style : « Ouais, bè les gens d’la rue, , nanana, sont pas contents ». Mais bon c’est un article et voilà ça bouge pas. (…). Tu vois i’z’ont promis des préfabriqués encore sur Bordeaux… (…). Si, i’nous z’ont casé dans des foyers où t’as pas l’droit à des chiens. Parc’que , forcément, nous on a nos animaux et j’peux pas m’séparer d’mes bêtes (…). C’est comme si on t’demandait d’t’ séparer d’ton enfant, quoi c’est pareil.(…).
Ben… c’qui y a, c’est qu’c’est difficile dans l’sens que … ben, t’as vu, mon mode de vie dès qu’on m’voit arriver déjà c’est chaud. Donc là j’me suis inscrit aux agences d’intérims là. (…). On m’don’ pas d’boulot, j’suis sûr qu’c’est à cause de ça aussi. T’sais j’arrive … Quand on m’voit arriver d’jà avec ma tête… c’est difficile quoi. On t’accepte pas comme ça. (…). Moi j’suis artistiqu’ment, j’fais des choses, j’ai d’aut’ potes qu’en font aussi . ‘Fin voilà, on a tous des qualités et des défauts comme tout l’monde quoi. Main’ant les gens y r’tiennent que les défauts d’chez nous. C’est malheureux mais c’est ça. (...). Pour eux, on veut rien faire, ‘fin on est des moins que rien. Souvent j’l’entends quand j’fais la manche, souvent j’l’entends : « Ben, vous avez qu’à aller travailler !!! Vous avez qu’à aller… ». Voilà quoi si i’savaient qu’on essaye de chercher du boulot. (…). Après on nous a étiqueté voilà quoi. Et ça on l’changera pas, j’crois. (…). On nous traite vraiment comme (…) comme (…) alcooliques, racailles, on maltraite nos chiens, tu vois par exemple, alors que c’est pas l’cas, quoi. Nos chiens tu les vois i’sont vraiment très beaux, i’sont bien nourris… (…). C’est vrai quoi, les gens nous considèrent comme des gens pas normals quoi ! Un peu fous quoi. (...). I’nous voyent plus pour des gens voilà agressifs (…). Ouais,. Tout’suite piercing, t’es un drogué quoi. (…).
Charlotte : C’est tourne la tête, change de trottoir. (…).
Bruno : J’sais pas on nous prend pour…
Charlotte : Pour des sous-merdes, quoi, c’est ça. (…). I’savent pas comment réagir parc’qu’i savent pas c’que c’est, i’savent pas dans un sens c’que c’est. À part les images qu’on leur montre deux fois par an à la télé. (…).
Bruno : C’est…, i’z’ont peur de tout perdre. De s’r’trouver comme nous. (…).
Charlotte : Ça peut arriver à n’importe qui à un moment ou à un aut’ quoi ? (…). On est la merde de la société, quoi. Que la société a pas intégré quoi. (…).
Bruno : (…) Et les gens du voyage on les catalogue pareil que nous, hein, si tu vas par là. C’est malheureusement j’en s…j’ai d’la famille des gens du voyage et, c’est : « Sale gitan ! » c’est tu vois c’est, on t’catalogue… (…). C’est un peu l’même système que nous, on nous catalogue de voyous, de drogués, ben voilà quoi c’est … pac’que nous pour eux on est des drogués quoi, les gens pour eux on est des drogués. (…). Ben, on dérange personne en définitive. Si c’est à l’Etat qu’on dérange surtout. C’est à qui qu'on dérange, c’est au gouvernement qu’i’ disent qu’ça dérange.
Charlotte : Puis les gens i’ suivent pa’c’qu’on leur lobotomise la tête. (...).
Bruno : J’vois qu’les commerçants qu’est c’qui les fait chier ? C’est ben, d’nous voir rien glander. (…).
Charlotte : Alors qu’on est toujours en vie, alors qu’on travaille pas et eux i’z’ont la même.On est p’êt’ plus souriant qu’eux…(…).
Bruno : Dans c’cas là pourquoi i’suivent pas l’mouv’ment ? I’ supporteraient pas. (…).
Charlotte : De pas avoir leur confort matériel, euh… (…). La sur’té. (…).
Bruno : Le seul truc qu’on d’mande aux gens, ben… c’est un peu d’la monnaie et tout, mais bon voilà on les oblige pas, tu vois c’que j’veux dire. (…). On veut tous te mett'e dans l’même pot et puis ça s’rait plus facile à gérer pour eux, quoi. Forcément quoi, c’est tout l’temps la même chose, voilà quoi. (…). Mais c’est vrai qu’i’ te … t’obligent à être dans un système où i’ pourront plus te contrôler quoi.(…). Moi j’ai pas envie d’ça. J’ai pas envie qu’on m’contrôle. J’ai envie qu’on m’laisse ma liberté quoi. Qu’on m’donne du boulot, y a pas d’problème ! J’ veux travailler pour la société, y a pas d’problème ! J’veux bien leur donner un peu d’sous si i’veulent. (…).
Bruno : Ben… Ben c’est le fait de …de… t’sais de… euh…, s’lever à huit heure, de t’obliger à… j’sais pas comment dire ça, quoi. On te euh…, t’es un robot quoi ! On t’prend pour un…, Pour une machine, quoi. Pff… T’es un moins que rien pour l’patron c’est vrai quoi. (…). On s’sert de toi pour faire du fric quoi. Tu travailles en plus pour donner tout ton argent à l’Etat. Parc’qu’il t’ reste quoi en fin d’compte. (…). Autant me tuer à la tâche à faire c’que j’fais. Je vis aussi bien, quoi. (…). J’ai mon côté libre, c’est surtout ça qui me... qui m’… qui m’ fait… pas trop donner envie d’retourner dans la vie active, quoi, on va dire. (…). C’côté artistique tu l’trouves pas dans l’… tu l’ trouves pas comme ça… dans la vie d’tous les jours. Tu trouves pas d’ boulot partout comme ça, quoi.(…). J’ai cherché pourtant, j’ai essayé d’voir mais faut prendre des formations, ça coûte cher. Voilà y a plein d ‘choses qui t’bloquent, quoi. (…). J’me suis inscrit aux agences d’intérims, j’ai été obligé d’enl’ver mes piercings par exemple. (…). J’vois pas pourquoi on t’oblige à enlever des trucs pa’c’ que… pour trouver un boulot. (…). Bè, ouais, c’est m’renier un peu, quoi. C’est renier mes…, pas mes origines, quoi ! … (…). Tu vas en Allemagne, tu vas au Danemark, en Hollande je vois comment sont les gens, y a beaucoup d’marginals comme nous. I’z’arriv’…, i’les acceptent mieux quoi j’veux dire. I’z’ont même carrément fait un squat underground. C’est carrément dev’nu une culture. (…). Mais… après dans… dans l’ensemble, j’vis bien d’ma vie, quoi. J’vis bien, j’me plains pas. (…). J’suis quand même heureux dans l’ensemble. Ouais, Ouais. Le très peu me suffit. (…) Le pire. C’est d’m’enl’ver ma liberté. (…).
Charlotte : Ouais moi d’aller en taule moi aussi. C’ s’rait ça l’pire. (… ). C’est l’truc qui m’fait l’plus peur quoi. (…).

Charlotte : Les psys, à part m’avoir foutu accros au Sub, i’m’ont pas fait grand chose dans les trois dernières années (…). Ben, ouais, j’vais quinz…, 16 ans j’étais mineure, on m’a fourni du Sub, en 5 minutes, sans m’demander mon âge, ni combien j’ prenais. (…). Et après on dit qu’on est dang’reux ! Mais j’en connais des plus dang’reux. (….) J’(…) étais bourrée d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, le Sub par dessus. Qu’est-c’ tu veux pas péter un plomb à 15 ans avec tout ça dans la gueule ? (…). Ça règle pas l’problème. (…). Moi j’voulais des réponses à mes questions. Et j’en ai jamais eu quoi. (…).
Bruno : Tandis qu’maint’ant on t’file le cachet puis débrouille toi ! C’est un peu ça, malheureusement…(…).
Charlotte : I’te foutent gavé jeune sous médocs et après i’s’posent des questions : « Oh, tous les Français sont dépressifs ! ». (…). Et ça viendrait pas d’vot’ société d’merde, dèjà d’une ? C’est p’êt’ pas un probléme si euh... santé qu’ça. (…). Pac’qu’i’z’arrivent pas à rentrer dans l’moule aussi. Qu’à l’adolescence ça fait péter un plomb quand tu vois qu’t’es pas comme les autres, quoi. (…).
Bruno : Mais vu qu’ils veulent pas s’faire chier, on préfère t’enfermer.
Charlotte : I’m’ont dit qu’ j’étais suicidaire, dépressive. I’m’ont catalogué comme ça. I’m’ont filé… « Tiens rent’ là ». (…). J’vais pas m’suicider, j’en ai envie mais j’le f’rai pas. Je sais qu’j’y arriverai pas donc euh…(…). J’pense que tous les adolescents, ont une période où i’vont mal. Ça s’passe avec la famille où lui pose des questions. (…). Après chez certaines personnes c’est quand même plus fort, c’est tout quoi mais… On a des caractères plus forts aussi. (…). J’aurai préféré rester avec mes problèmes de came qu’avec mes problèmes de Sub, j’te l’dis honnêt’ment. Pa’c’que la came, j’arrive à l’gérer, le Sub, là j’le gére plus. J’te l’dis, (…) pa’c’que faut arriver à t’le produire, ça pose au niveau d’l’argent… (…). T’as droit d’êt’ dépendant mais sans plaisir. C’est ça la différence entre la came et l’Sub. C’est ça y a qu’ça. (…). Y a plus l’mot drogue qui rentre en compte, t’es sous médocs, tout va bien. (…). Main’ant on est obligé d’continuer l’Sub mais à côté… on s’fait plaisir avec aut’chose, quoi. (…). C’est juste reporter l’problème sur aut’chose, quoi. C’est traiter la surface, juste. (…). Les chefs d’entreprise et tout tu crois quoi ? I’sont à balle de coc’, i’sont tous à balle de coc’ mais eux, c’est pas des drogués, eux ! Tous les p’tis bourgeois qui s’mettent à fond d’coc’ tous les week-ends… On dit rien, c’est pas des drogués, eux ! (…).
Bruno : Non, c’est p’êt’ que not’ mode de vie aussi qui… (…). Non, cela i’s’cachent eux, justement. (…).
Charlotte : Pa’c’que nous on est des arrachés, on le montre. Eux ils le montrent pas. (…).
Bruno : Pac’qu’ eux i’sont dans l’monde de la société. I’sont comme ça. (…).
Charlotte : Tous les racailles et tout, i’nous donnent plus que des bourgeois, quoi. (…).
Bruno : On leur met des bâtons dans les roues à eux aussi, pour d’aut’ choses mais…(…).
Charlotte : Par contre, i’pourront jamais êt’ nous pa’c’qu’i’ l’supporteraient pas. Pac’qu’i’y a trop c’ côté matériel dans c’mode de vie qu’est hyper important. (…).
Bruno : Puis i’z’ont une fier’té, quoi. I’z’ont une fier’té. (…).
Charlotte : Qu’on a moins. On en a tous mais qu’on a moins, quoi. Y a moins d’importance. (…).
Bruno : I’s’jugent beaucoup au r’gard extérieur. Pas moi. (…).

Bruno : (…) Mon (…) père est décédé. (…).C’est difficile et d’un pa’c’que c’est quelqu’un d’proche et puis d’essentiel et deux, ça renvoie des fois un peu à c’que, au fait qu’on soit aussi là que pour un moment. (…). C’est la vie, comme on dit. C’est assez euh… on l’accepte, quoi. T’sais, on sait tous qu’un jour ou l’aut’, voilà on va y… C’est vrai qu’y a des belles morts et des pas belles morts. (…). La mort me fait pas peur mais euh… Si c’qui pourrait m’faire peur c’est le style de mort, quoi. (…).
Charlotte : Moi j’pense que l’pire c’s’rait d’ trainer une maladie, trainer une maladie pendant dix ans. Tu sais qu’tu vas mourir tel jour, tel mois. (…). Ouais, l’fait d’savoir. Ça s’rait pire que t’mourir sur le coup, j’crois pour moi, quoi. (…) Ça t’gâche les derniers moments d’ta vie, en fait. (…). Même si j’ai un cancer, j’préférerais même pas l’savoir, quoi. (…). Ça m’arrive, j’meurs, c’est bon. (…). C’est ça qui m’fais peur, c’est la souffrance…
Bruno : La mort elle-même. Non. C’est plus la souffrance… (…). Pa’c’que j’vois des gens qui ont pas d’belle mort, qui souffrent avant d’mourir, justement. (…).
Charlotte : J’aimerais mourir vieux dans mon sommeil, en fin pas trop vieux non plus. (…). Pas arriver au stade où tu peux plus rien faire toi même, quoi. (…). De ton esprit surtout. (…).
Bruno : Moi j’te l’dis franchement j’me mettrais une balle, si j’savais qu’j’peux plus rien faire. (…). J’pourrais pas… J’aime trop la vie, j’aime trop… pour pas rien faire, rien. (…). Voilà. Non j’suis athée, j’ai pas d’croyance…(…).
Charlotte : Non, moi j’crois pas en dieu, ni rien d’ces trucs là. Par contre, la vie après la mort, qu’un esprit perdure après sa mort, ça, ça, j’en suis plus convaincue, quoi. (…).
Bruno : Le destin j’y crois. (…).
Charlotte : En gros que tout est écrit, ou le hasard, quoi. (…).
Bruno : Tes choix. C’est en fonction certains choix qu’t’as fait dans ta vie qui vont faire que, ben… qu’tu prendras c’te route ou celle là, tu vois c’que j’veux dire. (…).
Charlotte : Ben, disons qu’d’un côté on va faire nos choix sur les choses importantes, mais après sur les autres… c’est qui va nous arriver dans la vie d’tous les jours, on choisit pas. Pour moi y a une part de destin, aussi. (…). Tu vas pas, tu vas pas choisir d’tomber amoureuse de cette personne, … (…).

Charlotte : Mes parents, en fait, j’les vois une fois par semaine. (…). J’fais que dormir quoi, je m’fais chier donc euh… j’arrive chez moi j’en profite pour m’r’poser en fait, la plupart du temps, quoi. (…) Mon père, il a vraiment du mal à accepter, il en parle pas(…). Comme si j’rentrais d’l’école tous les soirs et qu’j’avais une p’tite vie bien tranquille, bien normale comme mon frère. (…). Le mot drogue, i’sortira jamais d’sa bouche. (…). Il aime pas s’préocuper quoi. (…).
Bruno : On a…j’ai mangé avec ses parents aussi. (…).
Charlotte : Ouais, il est v’nu au squat, mon père. Il a… il a am’né la télé. (…). I’sait qu’si i’veut continuer à m’voir, i’va falloir qu’il accepte ma vie si i’voulait pas perdre sa fille en gros, quoi. Pac’que moi, j’l’aurai, j’les ai mis d’vant l’fait accompli quoi. (…).

Charlotte : Les sports extrêmes, c’est des sports que j’aime bien. Je déteste le sport mais c’que j’kiff ça va être dans ces trucs là. C’est clair. (…). Genre les grands manèges, j’ kiffe trop, ouais la sensation… c’ faire peur quoi. (…).
Bruno : L’adrénaline. (…).
Charlotte : C’est euh… en sachant qu’y a une sécurité derrière, voilà. Voilà s’faire peur, s’faire peur en étant en sécurité, quoi. (…).
Bruno : C’est l’ fait d’dire, c’est l’ fait d’dire, ouais t’es en sécurité mais est-c’que j’y vais ? Est-ce que ça va t’nir ? (…). C’est côté qui fait que bè… ça trip. (…). T’arrives en bas entier, quoi. (…). T’sais qu’l’adrénaline, c’est un truc qu’tu produis dans l’corps une sensation d’bien être, quoi. (…).
Charlotte : Ça d’vient une drogue. (…).
Bruno : (…) J’vais p’êt’ provoquer un peu pour savoir jusqu’où j’peux aller ou… Bè, après c’est à moi d’gérer, après par contre. (…). Physiqu’ment ou même mental’ment, même ça peut êt’ physqiue ou mental, hein. (…). C’est pour ça qu’j’aime les psychotropes. C’est c’côté euh…aller loin dans l’esprit et comment… faut l’gérer ! T’en as tellement dans la tête après. (…). Ça t’ouvre l’esprit, ça te… j’sais pas. (…) Les shamans, c’est hyper cool, i’font des expériences. (…).
Charlottte : Qui sont au fond d’l’Afrique avec des vraies plantes et des putains d’plantes qui nous retourn’raient l’cerveau dix fois plus, quoi, que des trucs d’ici. (…).
Bruno : C’est intéressant, c’est intéressant pa’c’que ça ouvre des portes. (…). De l’esprit, i’s’recherchent soi même. (…).
Charlotte : Ouais. D’aller chercher des choses au fond d’eux qui z’auraient pas découvert sur l’terre à terre, quoi. (…).















3. LA DÉVIANCE DES PRISES DE RISQUES, UNE RÉSISTANCE À L’ANONYMAT ET À L’ÉVICTION SOCIAL.
L’analyse et les interprétations des données se sont faites de manières transversales et thématiques en confrontant les normes sociétales du corps et de la mort repérées par mes lectures à celles des participants issus de leurs propos ou de mes minces observations (non-ethnographiques). Dans une première sous partie, j’aborderai la vision du corps, son utilisation pour les errants en tentant de comprendre ce que leur rapport au corps particulier leur apporte et sous-entend, comment il se construit aussi bien par un processus de carrière, d’étiquetage, qu’en lien avec le contexte situationnel, écologique, interprétatif d’un point de vue adaptatif en essayant de dégager la place qu’il prend dans les interactions sociales, ce qu’il induit dans leurs formes et ce qu’il génère en terme de fonctionnement social.
Puis, dans une seconde sous partie, il sera question de la représentation de la mort des travellers en mesurant leurs écarts avec celles de la société actuelle et les formes spécifiques qu’elles revêtent afin de saisir les finalités de l'emploi de la mort sur un plan interactionnel.
3. 1. Le corps outil de revendications, d’étiquetage statutaire, de frontières entre travellers et gens ordinaires.
3. 1. 1. Entre dualisme et globalisme du corps et de l’esprit.
La conception que se font les errants de leur corps est difficile à définir en terme de séparation ou d’amalgame de celui-ci à l’esprit. En effet, ces deux visions cohabitent mais sont attribuées à des secteurs différents de l’utilisation du corps.
Le monisme peut se constater dans la relation corps/travail, et corps/ look. Le contrôle du corps en situation d’emploi renverrait au contrôle de la pensée, voire de son effacement pour y introduire des idées plus en accord avec la demande patronale, sociétale. La pensée libre ne pourrait alors perdurer et toute la liberté, la créativité, en bref ce qui signifie la vie, pour les errants se verraient radicalement éradiquées par un esclavage aussi bien physiologique que mental.
Jon 2007 : Tu m’ vois revenir, tu vois 10 ans d’rue, m’retrouver à l’usine, quoi. T’m vois derrière une presse à être là (il mime le geste de l’ouvrier à la presse, à la chaîne s’ennuyant) (…), ça t’fait pas chier toi d’êt’e derrière 8h devant une presse pendant à faire l’même truc à la con, sans pouvoir parler à quelqu’un et tout euh... (…). C’est pire qu’une lobotomie, t’sais. C’est t’sais, j’sais pas t’sais, on t’a enlevé ton cerveauTu rentres dans l’usine t’sais, on t’enlève ton cerveau et on t’le rend quand tu pars à la r’traite tu vois (…).

Bruno : Ben… Ben c’est le fait de …de… t’sais de…euh… s’lever à huit heures, de t’obliger à… j’sais pas comment dire ça, quoi. On te euh… t’es un robot quoi ! On t’prend pour un…Pour une machine, quoi. Pff… T’es un moins que rien pour l’patron c’est vrai quoi. C’est malheureusement, t’as des bons patrons mais la plupart du temps c’est du…, c’est du fric, c’est une machine à fric, quoi. (…). On s’sert de toi pour faire du fric quoi. Mon frangin, il était à la rue, i’s’en est sorti. Il la (la rue) regrette quoi. I’regrette son côté liberté quoi un peu. Parc’que main’ant, il a des exigences (…). Mais j’pense que ça l’rend pas plus heureux, parce qu’au bout du compte c’est… huit heures de boulot par jour, i’ vit pas, i’l’a pas d’temps à côté pour faire ses choses pac’que lui aussi i’fait d’la musique.

L’apparence est vécue en tant qu’extension de leur personnalité et de leurs corps, faisant écho aux conceptions des guerriers de la Grèce archaïque, les vêtements, la parure (piercings, tatouages, coiffure) racontent les valeurs, les idéologies, l’histoire de chacun et sont un prolongement du moi intérieur. «  Le moi intérieur n’est rien d’autre que le moi organique. ». En effet, en utilisant des vêtements de récupération, les errants affichent leurs opinions non-consuméristes, non-matérialistes, basées sur le partage et la solidarité. L’allure de chacun paraît aussi narrer leurs divers parcours de vie. Jon et Patrick, par leur manque d’intérêt pour la propreté et l’agencement de leurs vêtements, de leurs cheveux, indiquent une lassitude, un alcoolisme, en se rapprochant physiquement de la typologie « clochard ». Jon souligne aussi son envie de se singulariser et de paraître ce qu’il est dans son for intérieur.

Jon 2008: J’cultiv’ c’qui m’ressemble. (…). C’que j’affiche … un mec un peu barjot, qu’a pas peur du r’gard justement, un peu extravagant, libre de s’habiller comme on veut euh… et d’essayer de ressembler à personne d’aut’.

Charlotte lycéenne, récement errante, arbore une attitude soignée, féminine tout en indiquant son appartenance à la rue par des locks et des piercing.
Charlotte : Si j’veux m’faire jolie, je m’… (…). Pac’qu’ j’étais féminine par rapport à mon mode de vie pa’c’qu’j’étais propre.

Bruno lui aussi assez soigné mais très amaigri, offre l’image d’un jeune homme toujours en situation de séduction pour sa compagne et pourtant fatigué par 10 ans de rue.

Bruno : ben, j’l’ai choisi quoi mon look, moi j’kiffe ça. (…). Ben c’est mon identité, c’est ma personne, quoi. J’me cache pas d’ma personne. C’est mon, c’est mon moi-même quoi.

Passe-Muraille, lui, porte un jean troué et une veste militaire indiquant son goût pour la musique Punk.

Passe-Muraille : (…) Moi je suis différent, y sont tous avec leur pento gel, leurs bordels, euh à 3000 euros le jean j’sais pas quoi c’est bon. J’ai toujours été comme ça toujours été comme ça, depuis qu’je suis né j’suis comme ça. Jj’ai jamais trop aimé la tune, ça sert à rien.

Clara, la résistante, la dure à cuire, toute de kaki vêtue, tennis de skate aux pieds, fait figure d’aventurière prête à affronter toutes les circonstances y compris celles de violences. Sa tenue vestimentaire n’est pas des plus féminines contrairement à sa coiffure. Selon ce qu’un éducateur me révéla, cette dernière travaillait en tant que stripteaseuse et ne le supportait pas bien. On peut alors imaginer que l’abord masculin serait une barrière contre le désir sexuel d’autrui, une sorte de barrage.

Clara : (…) Les zonards on est en groupe rien que physiquement ça se reconnaît. les trucs dans les cheveux, Une locks c’est trop jolie. Les trucs amples, habillés en vert en général habillés plutôt mal et militaire parce que ça tient très chaud et c’est pratique, c’est pas cher. (…). Trucs dans les cheveux pour la décoration, c’est trop joli ! J’aime bien les habits militaires c’est pratique, on aime bien tracer. (…). J’m fous d’avoir 3 millions, d’être à la mode, j’m en fous, être mal habillée avoir des trous dans les pulls j’m’en fous j’ai pas froid (…).

L’apparence est alors une affiche de la personnalité, des traits de caractères, de l’histoire de vie de chacun, de son identité sociale et de ses croyances, valeurs et normes.

La séparation corps / esprit par contre est abordée par Charlotte dans deux domaines uniquement : celui de la mort et de la consommation de drogues. Concernant la prise de psychotropes leur corps sert de garde-fous à l’esprit trop avide de sensations et de jouissances. À l’opposé des conceptions platoniciennes, ici c’est l’esprit qui est perçu comme source d’erreur. Le corps devient un partenaire, remplissant la fonction d’alarme que l’on se doit d’écouter. Les ressentis sensoriels sont alors traités comme des informations.

Charlotte : (…). C’est pa’c’que j’connais mes limites. Quand j'sens qu’mon corps i’m’dit stop, ben, j’arrête, quoi. (…). C’est pas ma tête c’est mon corps quoi. Quand mon corps i’peut plus, j’le sens.
Charlotte : Non, moi j’crois pas en dieu, ni rien d’ces trucs là. Par contre, la vie après la mort, qu’un esprit perdure aprés sa mort, ça , ça, j’en suis plus convaincue, quoi. (…) même si ton corps i’s’en va, j’pense que l’esprit peut perdurer, certains esprits, quoi.

Cette assimilation du corps comme matériel d’introduction des drogues, comme indicatrice technique, rempart à la surconsommation semble indiquer que dans le secteur des intoxications, le corps est un objet technologique dont la connaissance est nécessaire. L’esprit quant à lui, empreint d’idéologie de vie extrême doit alors être mis de côté pour s’assurer une certaine longévité.
Concernant le champ de la mort, il est possible que la dichotomie corps / esprit permette d’une part d’apprivoiser la mort côtoyée régulièrement dans le mode de vie errant, mais surtout à mon sens induit une perpétuation des idéaux de vie, des valeurs sociales et humaines que les errants proclament. Devenus des âmes errantes, entourant les vivants, ils ont la possibilité de semer éternellement les germes de leur insoumission au système social, de continuer à être acteur.
3. 1. 2. Le corps outil de plaisir et de liberté.
Contrairement au dictat de la santé débordante sous-tendu par des injonctions d’autocontrôle de préventions, considérant les risques sanitaires comme endogènes, les errants décrivent un rapport au corps beaucoup moins exigeant. En effet, bien qu’étant préoccupés par sa préservation, cette forme d’attention au corps est en outre plus centrée sur la préservation de son caractère fonctionnel que sur un désir réel de longévité, d’optimisation de ses fonctions et de son apparence. Il s’agirait avant tout de maintenir ses fonctions dans un rapport utilitariste afin de perpétuer leur mode de vie extrême pour continuer à ressentir le plaisir et garder une indépendance, une liberté physiologique et psychique.
Jon 2008 : Non, non, quand même quand j’suis malade, j’m' soigne. Dès qu’j’vois qu’j’m’fais un abcès, j’vais à l’hôpital, sous antibiotique ou j’me fais opérer ou j’reste pas… j’reste pas comme ça. (…). Ben t’as pas trop envie qu’on t’coupe un bras, une jambe, euh… surtout quand t’es à la rue quoi. D’jà qu’c’est pas pratique quand t’es en appart et toi alors à la rue… C’est bon. Non, non. J’fais gaffe, j’fais gaffe à ma santé.
3. 1. 2. 1. Corps de jouissance.
Cette dimension de jouissance corporelle se trouve exprimée tant dans l’utilisation des drogues, la pratique de sports extrêmes que dans la relation à l’alimentation et à la sexualité pour certains.

Concernant le champ des drogues, la quête de sensations, d’ouvertures aux autres, à d’autres formes de réalité paraissent constituer des formes de jouissances souvent abordées par les errants. La position d’écoute des sensations corporelles dans une visée quasi mystique de voyage intérieur, ou d’auto-thérapie pour dépasser ses difficultés par la drogue, est évoquée par quatre des interviewés sur sept. L’intoxication tout comme au XIXème siècle, viserait à ressentir des sensations pures, à mettre à l’épreuve sa singularité et à dépasser ses limites.
Bruno : Sur les shamans, c’est hyper cool, i’font des expériences.
Charlotte : Qui sont au fond d’l’Afrique avec des vraies plantes et des putains d’plantes qui nous retourn’raient l’cerveau dix fois plus, quoi, que des trucs d’ici.
Bruno : C’est intéressant, c’est intéressant pa’c’que ça ouvre des portes.
Charlotte : Mais eux i’font ça justement pour s’ouvrir l’esprit ou pour i’recherchent que’que chose de… que’que chose deuh…
Bruno : De l’esprit, i’s’recherchent soi même.
Charlotte : Spirituel. (…). Ouais. D’aller chercher des choses au fond d’eux qu’i’ z’auraient pas découvert sur l’terre à terre, quoi.

Jon 2008 : Ben euh… euh... au départ quand tu t’drogues c’est soit tu veux faire une expérience. Ou soit t’es pas bien. (…). Soit l’un, soit l’autre. Moi la première fois, j’étais pas bien. (…). Ça m’a rendu bien. (…). Et ensuite j’ai compris que fallait pas s’ leurrer.Même en prenant des drogues j’allais êt' bien, mais après j’serai plus bien. Donc fallait qu’j’ comprenne pourquoi j’étais pas bien. (…). Pour après prendre des produits pour êt’ bien, mais êt’bien après aussi.

Clara : (...).Pour le lendemain j’vais prendre quelques amphétes, ...avec les amphétes on sent vachement les vibrations du son....on a l’impression de tout ressentir,les gens sont complètement en transe, de gens des fois …, mais à leur manière quoi. On nous verra pas en train de suer devant Dieu, on va plutôt adorer la musique limite, par terre devant le son, le son le plus fort possible quoi, vraiment suivre le son avec le corps quoi. (...). J’ai que des bads pour l’instant (avec le LSD) comme certaines personnes, temps en temps j’essaye avec un pote à moi, j’lui demande qu’i’ reste avec moi tout le temps, et puis j’essaye jusqu’à c’que j’arrive à smorser, quoi. Après le LSD c’est un voyage intérieur. Plus t’es compliqué dans ta tête, plus tu vas pas supporter. (…). Grâce au LSD, j’ sais c’que c’est mes problèmes intérieurs... Chaque problème intérieur je vais essayer de le gérer petit à petit, et à partir de là tous les petits problèmes que j’aurais qui me traumatisent plus ou moins sans que je m’en rende compte tout’ façon c’est inconscient béeuh après j’pourrais en prendre et m’amuser comme tout le monde avec le LSD (…).

Peut-on alors établir une analogie entre l’apprentissage shamanique, les buts des pratiques rituelles des shamans et la quête des errants dans leur consommation de drogues ?
Le futur shaman tente par des «  absences du corps ou de l’esprit, souvent assimilées à une mort, (…) (d’) acquér(ir) auprès des instances surnaturelles le savoir dont il tirera ses pouvoirs rituels.  ». Il est tout de même étrange de noter, que si les expériences psychotropiques des errants ne paraissent pas s’apparenter à un culte religieux comme chez les shamans, la poursuite de savoirs, commune aux deux types de populations, laisse indiquer quelques similitudes. Les errants ne cherchent sûrement pas à contacter les esprits pour soigner leurs compagnons, mais tentent d’acquérir un savoir sur eux-mêmes, sur le monde (Bruno : Ça ouvre des portes), pour apparemment s’apprivoiser, s’épanouir. En Amérique du Sud, la consommation massive de drogues hallucinogènes avant l’accès au statut de Shaman, est une quête volontaire. S’agit-il alors pour les toxicomanes rencontrés, qui eux aussi se sont inscrits délibérément dans des expériences toxicomaniaques, d’atteindre un statut au sein de leur groupe et de la société en général ?
Cette période d’intoxication pour le shaman est définie comme une « maladie iniatique » au cours de laquelle l’apprenti se trouve socialement marginalisé et physiquement exténué, « mais d’où il ressort investi d’un pouvoir d’entretenir la vitalité de la communauté ». Les errants eux-mêmes exclus de la société et non de leur groupe par les consommations de stupéfiants, et physiquement marqués par ces dernières ne serviraient-ils pas d’épouvantail social aux individus ordinaires contribuant à faire perdurer les valeurs de notre société ? Comme nous l’avons vu le fantasme du SDF, apparu dans les années 90, générateur d’angoisse pour les individus actifs, ne jouerait-il pas le rôle de maintien des valeurs de performances, de maîtrise et de contrôle que, tous, nous devons appliquer pour ne pas devenir nous-même des exclus ? La fonction de ces exclus comme le souligne P. Declerck à propos des clochards ne serait-elle pas le maintien de l’ordre social donc de la vitalité de la communauté des personnes insérées ?
On peut aussi remarquer une autre analogie entre la pratique shamanique et la pratique toxicomaniaque. Durant la période de transe où le shaman s’agite corporellement, il tente d’affronter les esprits dangereux, puis s’immobilise comme inconscient. C’est à ce moment-là qu’il intègre le monde des esprits. Revenant alors à lui, il narre le récit de son voyage, de son aventure à toute la population. Les errants sous l’emprise de psychotropes en soirée techno, décrivent eux-mêmes leur pratique de la danse comme étant une sorte de transe relativement violente—lorsqu’on la regarde de l’extérieur— faisant penser à un combat suivi d’une pause souvent sous héroïne. Cet état alors laisse supposer une forme d’absence au monde (l’héroïne anesthésiant, provoquant un état de somnolence).

Clara : (…) Le son le plus fort possible quoi. Vraiment suivre le son avec le corps quoi.En fait, comment dire, quand y ‘a du speed core c’est le truc le plus violent quoi, je veux dire, c’est qu’y est bien c’est de s’t’nir aux enceintes et de donner des grands coup dedans ; enfin avec la tête quoi, sans toucher avec la tête non plus quoi. Vraiment tout ressentir à fond quoi. (…).Pour descendre j’vais prendre un peu de came j’vais éviter la drum. (…).

Quand au fait de partager son aventure avec ses pairs , il semble aussi que cela se produise de façon récurrente.

Clara : On parle beaucoup de prod mais pas du risque disons, plus du plaisir de…, des expériences que chacun on a vécu.

Les pratiques d’incorporation des drogues sont des construits apparemment rationnels comme en attestent les diverses étapes décrites précédemment. J’ai ainsi souvent noté que les errants avaient élaboré une gestion quasi méthodique de leurs intoxications, ayant pour objectif d’en apprécier leurs effets avec toujours la même intensité. Pour ce faire, ils échafaudent des stratégies de semi-sevrages, refusent d’additionner deux psychotropes qui en définitive se masqueraient l’un l’autre ou produiraient tellement de sensations qu’ils ne pourraient plus en être conscients et voire s’avérerait psychologiquement ou physiquement dangereux sans procurer de réel plaisir.

Jon 2008: (…). Mais après y a d’aut’ drogues… justement tu t’mets à … tu t’en lasses et puis tu vois y a des drogues tu vas pas prendre tous les jours non plus. Tu vas pas prendre de la Ké tous les jours non plus. Finalement, c’est les seuls trucs que j’prends tu vois donc euh… voilà t’sais. Puis, t’en prends… t’apprécies plus (dans le sens +) le produit quand t’en prends moins. Tu vois c’que j’veux dire.

Bruno : J’connais des gars qui tournent à 5, 6 prods par soirée j’trouve ça nul par exemple. Moi j’l’ai jamais fait tu vois. (…). Ça sert à rien.
Charlotte : Ça sert à rien, quoi. Tu comprends plus rien tu calcules, rien c’est inutile.
Bruno : Y en a i’s’mettent loque quoi tu vois. C’est vraiment pour chercher la défonce et p’is… Moi j’vois pas l’intérêt de…
Bruno : (…). Non, moi j’recherche le côté dans la défonce… (…).
Charlotte : Festif.
Bruno : T’as envie… fétard quoi. Festif, t’as…

Clara : (…)Je sais y’a des mélanges qu’faut pas faire, par exemple c’est amphétes, taz. C’est du md… jamais mélanger avec du speed c’est hyper dangereux, par exemple s’faire clamser ! C’est des trucs tous les deux font battre le coeur à fond.

Ces techniques du corps—au sens de M.Mauss— ont pour but de préserver son corps pour de futures utilisations afin de conserver les capacités de jouissance. Ces pratiques se traduisent entres autres par l’élection de certains produits qu’ils apprécient et l’évitement de ceux qui ne leur procurent pas les effets escomptés.

Bruno : C’est plus hallucinogènes, Trucs, trip. C’est plus ça, quoi. (…). C’est plus ça que je recherche main’ant, quoi. Pas l’côté taz, l’côté ouais c’est bien mais aimer tout l’monde, machin… C’est bien, ça va un temps mais… Non, non, j’recherche le côté euh… (…). Ouais, voilà perception des choses et comme j’te dis moi j’fais du son et quand t’écoute la musique tu la vois autrement quoi la musique.

Jon 2008 : À part les extas. (…). La vie c’est youpi devenez tous mes amis ! Euh... non. (…). Maint’nant j’prends d’la drogue pour euh... voilà, hop ! Êt’bien mais encore mieux bien, tu vois. La coc’ c’est trop bon, moi j’adore ça c’est mon péché mignon.

Dans une optique d’optimisation du plaisir certaines associations de psychotropes sont mises en place afin de palier aux effets secondaires de la première drogue consommée, potentialisant ainsi les effets positifs.
Clara : Si tu prends du L.S.D et d’la came pour redescendre c’est nickel !

On peut alors percevoir que le corps hédoniste occupe une place de médiateur de plaisir, d’outil comme la seringue ou la paille. C’est en cela que l’on peut supposer une extension de leur corps jusqu’au matériel de prise de produit. Cette prolongation du corps en dehors de lui-même et l’attention sanitaire fonctionnelle spécifique que cette population développe, n’adhérent pas au but sociétal de perfectibilité corporelle. Il n’y a apparemment chez eux ni le désir de reconstruire un corps infaillible prêt à l’endurance (dans son sens temporel et non dans le sens de la résistance), ni la volonté de rendement corporel. L’amélioration physiologique dans la prise de produits touche majoritairement les sens, la perception et le bien être psychique. C’est en se détachant d’un corps garde fou, que la jouissance sensorielle cérébrale prend toute son ampleur.

Charlotte : (…). C’est pa’c’que j’connais mes limites. Quand j'sens qu’mon corps i’m’dit stop, ben, j’arrête, quoi. (…). C’est pas ma tête c’est mon corps quoi. Quand mon corps i’peut plus, j’le sens.

Le corps joue donc le rôle aussi bien de médiateur que de limite, d’entrave à un esprit avide de volupté. Par moments, alors la tentation de s’en débarrasser apparaît. Les errants seraient pris dans le paradoxe de l’évincer et en même temps de respecter les informations, les signaux qu’il leur envoie.

Les activités sportives extrêmes, sont les seules les intéressant.

Charlotte : Ouais, carrément, c’est des sports que j’aime bien.Je déteste le sport mais c'que j’kiff ça va être dans ces trucs là. C’est clair. (…).Tout c’qu’est extrême je kiffe.

La recherche de sensations et de perceptions semble la même que celle espérée dans les prises de drogues.

Bruno : Ça coûte hyper cher, ça d’vient une drogue. Ça devient comme une drogue pac’que l’adrénaline c’est quoi ? C’est…c’est une substance que ton corps procure et ça te rend euphorique ou ça te rend bien et ça les gens i’ recherchent quoi ?

Le plaisir réside autant dans les effets que produisent ces expériences que dans la sensation de pousser au maximum sa résistance physique, de marcher tel un funambule sur un fil ténu entre la jouissance et la mort. Le vacillement des limites produirait des ressentis internes liés aussi bien à la peur de se perdre physiologiquement que psychiquement. Débarrassé de toutes contraintes y compris celles du corps, l’individu se trouve alors dans « un monde de satisfaction immédiate, sans impossible, sans frustration, sans hiatus. Ce monde intemporel et sans contrainte, ce nirvana de la pulsion de mort et du possible infini (…) ».

Jon 2007 : J’ai fait 6 sauts en parachute et l’ dernier, le septième j’l'ai fait tout seul, et maintenant j’peux sauter tout seul en parachute. (…). T’es tellement, t’es tellement limite, t’es tellement machin. T’sais que tu vois. T’sais même des fois tu t’dis ton altimètre i’ sonne, et t’es là ouais... encore une seconde tu vois. T’es là ouais... encore un p’tit peu et là, ça fait : bip ! bip ! bip ! bip ! bip ! bip ! ” (...) . Ouais mais non ! Mais là, c’est l’pied ! C’est une adrénaline pure. Tu t’sens complètement perché. T’sais c’est comme si t’avais bouffé 10 trips d’un coup quoi ! T’sais on a beau t’parler, t’sais t’entends pas, t’sais t’es dans ton truc, t’sais tu restes au moins une demie heure dans ton... T’sais t’es là mais putain, t’as l’impression d’avoir fait un voyage à la Mescaline ou à la Datura quoi.

Jon 2008 : C’est puissant, c’est meilleur que toutes les drogues. J’te jure, t’ atterris t’es ah ! Bfou ! Tu sais plus où t’es et tout. C’est adrénaline, j’te jure c’est une bfou. (…). Moi pendant un quart d’heure j’étais perdu, j’étais bfou…, t’sais pour s’en remettre bfou…franchement c’était formidable quoi. Partout, c’est le corps tout bfou…dans ta tête t’sais t’es tout perdu. (…). T’es tellement perdu que tu vois plus rien, t’sais, tu pourrais avoir des gens qui passent devant toi et tout, tu les verrais même pas, on t’parlerait t’entends pas euh…. C’est…

Si le jeu avec la limite constitue une source de plaisir, un minimum de sécurité semble tout de même nécessaire pour ne pas tomber dans une angoisse d’anéantissement total.

Charlotte : J’sais pas. Ouais l’adrénaline, c’est ça j’pense, ouais. Genre les grands manèges, j’ kiffe trop, ouais la sensation…c’ faire peur quoi. (…). C’est euh… en sachant qu’y a une sécurité derrière, voilà. Voilà s’faire peur, s’faire peur en étant en sécurité, quoi.
Bruno : C’est l’ fait d’dire, c’est l’ fait d’dire, ouais t’es en sécurité mais est-c’que j’y vais ? Est-ce que ça va t’nir ? ( …). C’est c’côté là qui fait que… C’est c’côté qui fait que bè…ça trip.

La nourriture quant à elle permet de percevoir la représentation d’un corps machine. Les aliments sont donc présentés comme un carburant fournissant l’énergie nécessaire au bon fonctionnement corporel.

Clara : On va s’acheter des bières aussi d’la bouffe pour le chien, on va aussi s’acheter d’l’alcool à brûler pour s’chauffer, des pâtes, trucs comme ça quoi.

L’acquisition des produits alimentaires se fait grâce à des associations, à des dons lors de la manche ou par l’argent que celle-ci leur a procuré. On peut alors faire l’hypothèse que le choix des aliments ne paraît pas fondamental, puisque venant de l’extérieur et par conséquent que ceux-ci n’ont d’intérêt que dans leurs fonctions nutritionnelles permettant de faire tourner le moteur corps. Seulement Jon, Bruno et Charlotte qui habitent ensemble présentent les repas comme des moments d’épicurisme, de convivialité et de plaisir.

Bruno : C’est comme si on s’ payait un apéro chez des amis tu vois.
Charlotte : On s’fait un apéro, chacun ramène ses trucs.
Bruno : Sauf que nous on peut s’faire nos barbecues, dehors… (…). J’kiffe ce côté là, t’sais.
Charlotte : On aime la bonne bouffe, on aime s’ faire des bons plats…
Bruno : Entre potes c’est pareil, s’faire des grillades, apéros.On vit bien quoi y’a pas d’problème là d’ssus, on s’fait des repas…
Même chez ces trois interviewés, le plaisir y est abordé plus sous la forme d’un partage relationnel entre pairs pouvant être utile à la cohésion groupale que d’une satisfaction gustative. On peut alors se questionner sur le but des repas : ont-ils pour vocation essentiellement un rôle affectif ou conservent-ils un aspect gastronomique ? En effet, aucun d’entre eux ne m’a particulièrement parlé d’un plat qu’il apprécie, qu’il cuisine. Les thématiques gravitant autour de ce sujet étaient souvent en lien avec la débrouille ou la fête.
Sur le plan de la sexualité, très peu d’informations ont pu être glanées, liées à l’intimité du sujet. Apparemment, pour certains, la dimension affective constituerait une priorité sur la jouissance purement sexuelle. Revendiquant pourtant une liberté dans leur mode de vie, il est assez étonnant de s’apercevoir que chez Jon, la notion de sexualité ne serait pas centrale dans ses préoccupations. Il la rattache d’ailleurs automatiquement à une vision du couple plutôt traditionnelle, basée sur la fidélité, l’affect. Lorsque je préciserai mes questions en lui demandant si en attendant d’être en couple, il n’a pas d’aventures légères, il répondra « Après, ça m’arrive comme tout l’monde quoi. »,  avec gêne. À mon sens, cette répartie illustre plus une stratégie pour ne pas perdre la face qu’un véracité. On a la sensation en lisant le peu d’extraits d’entretiens sur le sujet, il n’y a qu’une seule façon d’être dans un entre deux : entre le couple affectif durable, et l’abstinence ; par des relations non sexuelles avec de la tendresse. Le plaisir corporel pur pourtant plébiscité actuellement avec les nouvelles formes d’unions (triolismes, échangismes, unions libres, don juanismes) ne semblent pas du tout correspondre aux pratiques des errants revendiquant pourtant une liberté totale. La prépondérance de l’affectif et de l’engagement dans les relations intimes s’expliquerait peut-être par des manques infantiles d’attention et d’amour parentaux.

Clara : Mon pote c’est mon doudou (…). (…) J’ai baisé 4 fois dans la vie y’a pas trop de risques (…).

Tristana : Et d’avoir une nana, c’est important pour toi ?
Jon (2008): Non, pas tant qu’ça. Non j’te dis, moi j’suis libre donc euh… moi, c’est tu vois, moi j’suis resté 5 ans avec euh… mon ex là et … après on s’est séparés et tout mais euh… Tu vois, moi faut qu’soit quelqu’un qui est euh... qui pense comme moi, quoi. (…). Ouais, euh, convictions politiques, convictions sociales, convictions euh… par rapport euh… à l’amour. Tu vois tout ça. Et bon, pour l’instant j’ai pas trouvé. (…). L’amour c’est, Ben … le respect, l’honnêteté surtout. Le respect surtout l’respect et la fidélité. Puis moi, j’suis mine de rien, j’suis quelqu’un d’vachement…, vachement tendre émotionnel. (…). J’pense que l’amour ça s’partage pas quoi.
Tristana : Comme quoi l’amour c’est êt’… ; euh dans la jouissance quoi ?
Jon : Non, non. Ah non carrément pas. Moi c’est… t’es avec une personne t’es voilà, j’sais pas… Après, t’as la baise et l’amour. Après ça m’arrive comme tout l’monde quoi. Mais quand j’suis avec quelqu’un j’suis avec quelqu’un à fond. Pour met’ déjà avec quelqu’un faut … faut vraiment… J’ suis …j’suis vraiment dur avec ça.
Tristana : L’important pour toi c’est plus le côté affectif qu’te faire plaisir corporellement quoi…
Jon : Ouais, ouais, tout à fait quoi. Moi j’aim’bien les câlins, êt’ avec quelqu’un, m’sentir bien quoi. Mais faut qu’ce soit la bonne personne.

Passe-Muraille : Jamais de préservatif, j’connais un minimum la personne. Généralement on s’teste. Soit je me teste en même temps que j’la connaît…

Mais si le corps remplit son rôle de pourvoyeur de plaisir, il semblerait qu’en seconde instance, il permette d’établir une forme de distance, d’autonomie face au monde social et dans l’intragroupal errant.
3. 1. 2. 2. Corps d’indépendance.
Comme abordé précédemment le corps errant servirait donc à maintenir une sorte d’autonomie face à l’esprit avide de sensations et peu ou prou enclin à se raisonner lui-même dans sa quête perpétuelle d’éclate et au même moment permettant à cette population d’atteindre le chaos nirvanique détaché de toute matérialité. Mais d’autres formes d’indépendances fondamentales sont à noter, celle qui leur donne accès sans limitation à vivre une liberté totale, sans compromis et celle qui contrecarre les représentations normées du rapport au corps. Ces phénomènes trouvent leurs traductions dans les thématiques de la drogue, de la beauté, de la vieillesse, de l’intimité et du nomadisme.
L’imprégnation psychotropique des errants nous questionne sur leur façon d’être au monde. Dans un système social où l’acuité sensorielle semble plébiscitée dans le sens d’un être au monde réaliste et utilitariste—chaque individu est soumis à percevoir entièrement toutes stimulations visuelles, auditives, olfactives et tactiles afin de développer sa capacité adaptative à un environnement sans cesse en mouvement, en progrès technologique et perçu dans le même temps comme dangereux—les toxicomanes eux utilisent des filtres stupéfiants afin de s’y tenir à distance. Cette recherche d’éloignement, si nous conservons un certain regard, pourrait être perçue comme une impossibilité psychologique de vivre réellement et la nécessité de se plonger dans un état semi-conscient induisant une vie de mort vivant. Mais à mon sens seul un individu, Patrick, sur les six que j’ai rencontré semblait en effet, développer ce type de désir. Serait-ce dû à un problème psychopathologique, de dépression ?

Patrick : (…). C’est que je sais le risque que je prends mais c’est qu’au bout d’un moment tellement la dose est forte que je m’en fous du risque. C’est l’oubli, d’oublier et de penser, demain c’est un autre jour, et le lendemain tu te dis après demain c’est un autre jour. C’est presque un support, c’est pas une béquille mais presque. C’est j’ai pas envie de penser où j’vais dormir ce soir, comment j’vais manger, qu’est ce qui va m’arriver c’est l’oubli, je veux oublier.

En revanche, pour la plupart, cet écart construit et en partie conscientisé, serait une façon de garder une indépendance de l’esprit, d’échapper à un mode de pensée collectif qui ne leur correspond pas. En effet, se sentant menacé par une forme d’asservissement et de lobotomisation, la population errante cherche plus à conserver une autonomie réflexive, un sens critique qui leur paraît faire défaut dans notre système actuel.

Bruno : Métro boulot, dodo, télé. Et puis avec la télé on t’lobotomise en plus, c’est quand même pas croyable.
Charlotte : Ah, ouais. C’est ça qui m’fait plus peur. (…). De rentrer dans tout ça, de rentrer dans l’moule et de même plus voir que tu rentres dans l’moule et qu’t'es comme tout l’monde, quoi. De même plus s’en apercevoir que tu…ça ça m’f’rait l’plus peur. (…). De plus réfléchir par nous même, quoi. (…). Réfléchir comme tout l’monde par c’qu’on nous impose.
Bruno : Et puis moi j’ai mon style j’ai pas envie d’changer d’style. J’ai toujours eu ce style là depuis l’âge de17 ans, quoi j’te dis euh… j’ai toujours eu c’style là, j’ai pas envie d’changer, ça plus voilà quoi.

Il s’agit aussi d’établir une distance face à un mode de vie cadré, aseptisé, globalisant. La singularité semble primordiale dans le traitement du corps et de l’esprit. C’est avant tout la peur de perdre leur identité, leur personnalité qui générerait peut-être cette mise à distance du monde. En effet, l’apparence physique, le choix des drogues relèvent du caractère de chacun et permettent de l’extérioriser face au monde.

Bruno : Ouais, j’pense, quoi. Parce que moi j’ai mon p’tit… ma personnalité dans voilà quoi. Main’ant j’ai ma p’tite personnalité…puis j’ai des trucs qui m’manqueraient j’pense. En allant dans la vie d’tous les jours à travailler et tout, j’pourrais plus faire les teufs que j’fais, j’pourrais plus êt’dans l’son que j’fais.J’pense qu’y a des choses qui m’manqueraient et ça m’foutrait hors de moi mais… J’sais pas si j’irais beaucoup mieux.

Les critères de beauté pourtant relativement définis par notre système, qu’il s’agisse de corps musclés, façonnés par une exigence hygiéniste, de minceur extrême ou de mise en avant d’atouts de séduction relevant de la sexualité, ne semblent pas atteindre les errants. Ces derniers plaident plus pour une diversité des apparences traduisant leur être profond que d’une définition structurée de ce que représente la beauté. Tout comme le corps divin en Grèce, l’individualisation, la revendication de ces particularités de personnalités ne serviraient-elles pas à décerner aux errants une « valeur d’essence générale intemporelle, de puissance universelle inépuisable. » ?
Là encore une opposition, une distanciation face au monde paraît se matérialiser à travers le corps singularisé rejetant du même coup les normes de beauté actuelles, l’uniformisation et la conformisation. Par cette privatisation extrême de l’apparence, n’y aurai-t-il pas une quête absolue d’identité totalement singulière—« (…) le corps est ce qui donne au sujet son identité, en le distinguant, par son apparence, sa physionomie, ses vêtements, ses insignes, de tout autre de ses semblables. ».

Charlotte : Comme un gars, qu’était v’nu nous voir à une teuf aussi…ouais pa’c’qu’il était habillé différemment quoi, il était pas en teuffeur quoi. Il était habillé normal. Et puis l’gars i’ balisait trop « Là tout l’mond’ me r’garde, j’suis pas bien habillé et tout, on va m’regarder… »
Bruno : « Tu t’habilles comme tu veux, on n’a pas…c’est pas pa’c’qu’on est pas habillé comme ça que toi, tu dois t’habiller comme ça »
Charlotte : « On s’en fout, la personne te r’garde quoi, On en a rien à foutre, regarde ! »
Bruno : Justement on est ouvert à tous les looks, tu peux être habillé comme ça, tu peux être …, Ouais voilà, quoi.(…). J’fais pas d’différence quoi. Non, non j’fais pas d’différence quoi.

Si l’on peut rapprocher leur préférence pour la jeunesse des préoccupations des guerriers grecs, ce n’est pas parce qu’elle recèle en elle la beauté légendaire des dieux mais parce qu’elle permet de garder une autonomie physique, psychique et de continuer les activités qui leur tiennent à cœur (fêtes techno, prise de drogues, voyages, rencontres). Mais au même moment on peut se questionner sur le fait que la vieillesse résonnerait en eux comme chez les Grecs en tant que perte de « (…) L’ardeur vitale, (…) la fortitude, (…) le pouvoir de domination, (…) la crainte (…), l’élan du désir (…), la fureur guerrière, (…) localisés dans le corps, liés à ce corps qu’ils investissent, mais en tant que « puissances », ils débordent et dépassent toute enveloppe charnelle singulière : ils peuvent la déserter comme ils l’ont envahie. ». Ce pouvoir sur le corps qu’ils aimeraient préserver par sa jeunesse, permettant le dépassement de la temporalité et de la matérialité corporelles, sans pour autant mettre en actes des stratégies anti-vieillissement, semblerait peut-être remplir un rôle de résistance constante face à un monde auquel ils n’adhérent pas.

Charlotte : Pas arriver au stade où tu peux plus rien faire toi même, quoi. (…). Jusqu’au temps où j’ puisse encore être autonome, que mon corps me dise… quand mon corps m’ dira stop, j’essaierai pas d’aller plus loin. (…). De ton esprit surtout.
Bruno : Moi j’te l’dis franchement j’me mettrais une balle, si j’savais qu’j’peux plus rien faire. (…). J’pourrais pas… J’aime trop la vie, j’aime trop… pour pas rien faire, rien. J’aime trop les trucs que…

Par ailleurs il est fort possible que ce concept de beauté n’ait absolument aucune importance à leurs yeux. À part Clara qui soulignera qu’elle ne veut pas être trop maigre ou trop grosse, aucun interviewé n’a paru se sentir concerné par les injonctions médiatiques actuelles. À aucun moment, ils n’ont même mentionné la minceur comme obligation sanitaire, ni même le bronzage en tant qu’embellisseur.

Clara : (…) Moi si j’deviens grosse et moche j’me tue directe, j’vais pas prendre soin de moi par contre j’ai pas envie d’être maigre non plus (…).

Pour Clara, on peut même se demander si ce souci de grosseur et de minceur n’a pas une visée sanitaire d’un point de vue fonctionnel. Un corps trop gros l’empêcherait de se mouvoir et un trop maigre ne serait pas assez endurant pour supporter un mode de vie extrême.
De plus, on peut s’apercevoir que l’indépendance se manifeste par rapport à l’appartenance intra-groupale. Si Charlotte revendique sa féminité d’une façon très personnelle, car tout de même habillée de vêtements larges ethniques et colorés mais ressemblant à de nombreuses lycéennes en filière artistique ou littéraire, pour Clara cette féminité symbolise la séduction, la sexualité, la femme facile attachée au désir masculin. On s’aperçoit donc que Clara tente d’établir une indépendance face aux critères et au rôle de la femme véhiculés dans notre société (femme séduisante, objet de désir), contrairement à Charlotte qui y est toujours à minima encline. Malgré un back ground culturel quasi commun de Travellers on peut noter la coexistence de divergences idéologiques.

Clara : Celles qui sont habillées normales comme d’un côté elles sont toujours traitées comme d’ salopes.

L’intimité corporelle chez les errants est elle aussi très spécifique et éloignée de nos conceptions. Ainsi, aux yeux de tous, j’ai assisté devant le supermarché à un changement de vêtements d’un individu, chose rare pour la population ordinaire. L’homme dévêtu s’est retrouvé quasiment en sous-vêtements alors que les passants circulaient autour de lui, quelque peu éberlués par ailleurs de voir dans la cité un homme exposer son intimité de la sorte. Tout comme le souligne Patrick, il n’est pas rare d’assister à des défécations ou des urinements, sans que les errants se dissimulent réellement. Cette autonomie face aux dictats de pudeur donnerait à voir une animalité corporelle acceptée face à une société qui ne cesse de vouloir l’éradiquer. En outre, ce type d’action remettrait en cause le cloisonnement de l’espace privé et de l’espace public.

Patrick : J’men foutais de pisser devant un mur (…).
La prévention médicale véhiculant le mythe d’un corps contenant en lui son propre ennemi, ne paraît pas faire écho chez les errants. Les maladies sont perçues de façon exogène et la médecine de façon curative.
Passe-Muraille : On s’le dit t’sais on a une seule vie, s’serait con d’crever d’une maladie, d’une hépatite ou d’un das. L’autre il a le sida, il est pas déclaré i’ s’fait un taquer hop ! J’ai pas d’pompe, j’prend la sienne et j’en fais un. J’attrape l’das
Jon 2008 : Non, non, quand même quand j’suis malade, j’m' soigne. Dès qu’j’vois qu’j’m’fait un abcès, j’’vais à l’hôpital, sous antibiotique ou j’me fais opérer ou j’reste pas… j’reste pas comme ça. (…).
De toute évidence dans un mode de vie épicurien où seules la jouissance, la liberté ont droit de cité, comment est-il envisageable de penser à prévenir des dysfonctionnements corporels par une hygiène de vie contraignante et quelquefois même sans saveur ?
Le désir de l’entretien de la fonctionnalité corporelle, se justifie aussi par le fait que cette population nomade éprouve un fort besoin de voyager pour rencontrer des gens différents, des cultures différentes.
Bruno : J’ai envie d’prendre mon camion et d’bouger. Faire un peu … la world travel aventure !
Jon 2007: Moi j’aurais profité d’la vie. J’ai bougé partout.J’suis allé en Angleterre, en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Algérie, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Italie ,en Bulgarie, en camion tu vois faire des technivals à poser du son, organiser des teufs, t’sais vivre quoi!
Tous m’ont fait part de leurs voyages avec un tel enthousiasme que l’on peut là encore s’interroger sur la signification de ceux-ci. Ces déplacements ne leur serviraient-ils pas à acquérir de nouveaux modes de pensées, une nouvelle façon de concevoir le monde ? Dans le même temps ne permettraient-ils pas encore une fois de se distancier physiquement et psychiquement de notre système social ?
Bruno : Ouais, Ouais, ouais pour m’cultiv… et puis franchement rencontrer des bons gens quoi sur la route. Sur la route j’ai rencontré des gens, pfff…des artistes, des… voilà ça t’fait voir aut’chose quoi. La misère du monde…

L’intérêt premier semble plus lié à la découverte de nouveaux individus, mode de pensée qu’un désir de rester affilié à un mouvement clos. Cette curiosité pour l’altérité va même jusqu’à l’acceptation de personnes de la rue clochardisées beaucoup plus désocialisées et parfois incohérentes. La tolérance et la solidarité vis-à-vis de la différence semblent constituer une valeur dans le cas de personnes plus désocialisées qu’eux.

Bruno : Des styles différents, t’sais pa’c’qu’on rencontre beaucoup d’ styles différents dans not’ vie, not’ mode de vie.
Charlotte : Puis, les teufs, c’est c' qui rassemble des gens de tout … voilà quoi (…). Mais toujours des gens ouverts qui ont d’quoi t’faire connait'ent… des découvertes.

Jon 2008 : Ouais comme j’t’ai dit j’aim’ bien rencontrer des gens donc euh… voilà t’sais quoi, j’reste pas dans un truc quoi. Faut … si tu veux découvrir d’aut’chose, c’est pas en restant dans l’même… dans l’même cercle on va dire que… tu vas… voilà quoi. Qu’tu vas rencontrer d’aut’personnes… tu vois apprendre d’aut' choses, d’aut’ cultures … Faut êt’ cosmopolite quoi.

Charlotte : Moi j’m’en fous. J’vais êt’ sympa, j’vais leur parler mais au bout d’un moment, tu vois si ils sont trop alcoolisés, que j’comprends plus rien à c’qui m’vont m’raconter, j’vais leur dire d’bouger mais bon au début j’ vais pas dire « Dégage ! ».
Bruno : Tu les renies pas.
Charlotte :  « Pac’que tu pues, tu sens l’alcool ! » Complét’ment, complét’ment… débile.
Bruno : J’suis à l’écoute. J’i voulu qu’on soit à mon écoute sur certains trucs, y a une époque, donc ouais moi j’suis à l’écoute…
Charlotte : On est différents… (…). Faut pas s’fier aux apparences, non plus, même si i’z’ont l’air total’ment …, dans ceux qu’on a vu qu’on dit justement qu’i’sont à part.

Qu’il s’agisse du sport, des drogues, des rencontres, ces pratiques paraissent être sous-tendues par des aspirations pour de nouvelles expériences, la quête de frisson, de sensations et de liberté que l’on peut reconnaître chez les Hobos de N. Anderson. Cet état d’esprit que l’auteur nomme : la Wanderlust est à mon sens totalement approprié pour décrire les motivations intrinsèques des errants. Bien entendu, la population hobo et errante n’est absolument pas identique, les uns travaillant et étant issus de l’immigration, les autres refusant de travailler et étant le plus souvent originaires de France. Malgré tout, le désir de découverte, de nouveauté, de liberté et de sensation constitue des motifs similaires intrinsèques aux errants et Hobos dans leur choix de vie.
Si le corps permet en effet de construire, de conserver une liberté, de procurer de la jouissance, d’autres fonctions peut-être plus sociales sont à aborder.
3. 1. 3. Quand le corps donne corps.
3. 1. 3. 1. De l’invisibilité à la visibilité dans la cité.
Les errants par leurs pratiques du corps joueraient ou seraient le jouet des contextes, de leurs interprétations des situations et des interactions en terme de visibilité et invisibilité.
Le désir d’être vu est souvent synonyme d’une forme de reconnaissance sociale. Manifestement, dans les situations sociales comme la manche où la présence dans la rue, le fait de n’être pas perçu les renvoie à une certaine inexistence. Par cette non visibilité ressentie, les errants ont la sensation qu’on leur ôte tout pouvoir décisionnaire, de n’être plus acteurs mais agis par l’environnement et la société, bref d’être incorporés par ce qu’il y a plus négatif dans le processus d’assimilation : la négation de la singularité, de la différence. De plus le contexte de mendicité n’étant pas forcément très valorisant, le besoin de reconnaissance se trouve par les faits accrus afin de palier l’impuissanciation de leur « transparence sociale ».

Bruno : Ben, moi j’ pense que j’sais pas… c’est… c’est pour me margina… c’est pour m’ mettre en avant de dire que bèèè j’suis quelqu’un de margin… pas marginal mais… mettre en valeur, style dire j’suis à côté et puis voilà quoi. C’est plus un habillement pour s’donner pas un style mais un repère quoi on va dire.

Bruno : Par exemple, par exemple. Ouais ça m’tue ça aussi. (…). On parle beaucoup des gens d’à côté mais nous…on n’a pas l’air d’s’soucier, qu’à chaque fois qu’on s’prend par exemple un contrôle d’identité par les flics quand i’viennent sur toi, c’est direct : « On nous a appelé, c’est les commerçants » « Hé putain ! Mais vous écoutez qu’les commerçants, les commerçants, les commerçants. Mais nous, vous nous écoutez jamais nous. Ben si font des … font passer Sud-Ouest, font des p’tits articles, style « Ouais bè les gens d’la rue, , nanana…, sont pas contents ». Mais bon c’est un article et voilà ça bouge pas.

Tristana : Et qu’est-ce t’en penses, j’suis moins visible que vous, non ?
Bruno : Que nous, ça c’est sûr.
Charlotte : Nous demain, on va s’habiller comme toi, n’importe qui même si, même si on continue à viv’c’te vie là, ben, les gens i’ vont faire comme si’ i’voyaient pas, i’vont pas…

Suivant leurs opinions, le fait d’être pris dans la masse de la population indistinctement servirait à maintenir un certain ordre social apparent sans révéler les troubles et les difficultés de notre système social. L’affirmation de la marginalité par l’aspect extérieur serait alors un moyen de souligner ses dysfonctionnements. Le fait d’être vu, sous-entend pour eux, la possibilité de provoquer des changements sociaux et des actions. Le corps alors se manifeste comme un acte de proposition, de modification de l’environnement social.

Bruno : J’pense que c’est c’côté là quoi. On veut tous te mett'e dans l’même pot et puis ça s’rait plus facile à gérer pour eux, quoi. Forcément quoi, c’est tout l’temps la même chose, voilà quoi. C’est un peu c’côté là qui cherche aussi quoi. Mais c’est vrai qu’i’ te … t’oblige à être dans un système où i’ pourront plus te contrôler quoi.

Bien que générant des contraintes en terme de contrôle policier et de stigmatisation, cette lisibilité sociale paraît fondamentale surtout psychologiquement. Il s’agirait en tant qu’exclus que l’on évite de regarder, de continuer à être, de conserver son statut d’humain et de participant social et non d’objet, d’animal que l’on déplace, camoufle selon la guise de la norme.
Bruno : Contrôle d’identité toutes les cinq minutes. Et moi ça m’gave on est pas des…on est pas des… on est pas des chiens, quoi. Et enfin et encore nous, même les chiens i’z’ont droit au respect, quoi.

Pour ce faire ,des stratégies médiatiques sont même utilisées. Les journaux, les télévisions peuvent êtres convoqués par leurs soins afin de se faire voir et entendre. Leurs corps se publicisent dans une visée de contestation politique. Malgré tout, les errants sont conscients des désavantages implicites de la médiatisation. Le profit réalisé sur le dos de leur misère les exaspère, ainsi que le sensationnel qui dégage une image d’eux impropre.

Bruno : Non, non, mais pff… Et malheureusement j’crois que…on aura beau parler j’te dis, regarde y a eu, on a fait des…j’ai fait un passage à TV 7, Sud-Ouest, ben y a eu gavé d’trucs mais « Oui, oui, oui. » Ça avance pas, quoi. (…). Si i’z’ont parlé pour faire style pour dire que « i’sont là, qui vont faire que’que chose » mais non ben, voilà, quoi.
Charlotte : Pour montrer, pour montrer la misère quoi, voilà. C’est bien beau d’montrer c’qui s’passe mais…
Bruno : C’est bien beau d’la montrer la misère, faut la faire bouger aussi t’sais.

Tantôt utilisant des techniques situationnelles de monstration socialement valorisée, tantôt revenant à des choix moins bien connotés comme la manche, ces derniers arrivent toujours à garder une place, à attirer le regard d’autrui sur eux-mêmes. Leur marginalisation alors, n’est-elle pas à considérer, plus comme une stratégie d’inclusion sociale que comme une exclusion ? Une participation politique, plus qu’une démission ?

L’une des incompréhensions de cette population réside dans le fait que lors de leurs actions de mendicité, les personnes ordinaires feignent de ne pas les remarquer. Ce type d’interaction engendre de la colère, de la rancœur, de la souffrance liées au fait de se sentir nié, dépossédé de leur humanité, de tout intérêt social.

Charlotte : Nous ont dit bonjour avant chaque phrase !
Bruno : J’te dirais bonjour. On s’croise j’te dis : « Bonjour, comment vous allez ? » Mais des fois, on t’répond même pas.
Charlotte : C’est tourne la tête, change de trottoir.
Bruno : C’est tourne la tête, change de trottoir.
Charlotte : « J’ai pas entendu ».

Jon 2008 : Ouais j’sais bien mais c’est souvent quand on fait la manche qu’on est transparent. (…). Au début ouais, maint’ant j’m’y suis fait. T’vois ça… sape, des fois quand t’y penses vraiment t’as un pincement au cœur, t’es la putain vas-y t’sais ! J’suis un fantôme quoi t’sais. Mais c’est... moi j’m' y suis habitué.

Par conséquent lorsque je suis allée les chercher pour les entretiens, j’ai pu observer quelques techniques mises en place pour attirer l’attention des passants. Jon, comique professionnel, s’avançait physiquement de façon relativement proche des gens avec un grand sourire en clamant des phrases humoristiques empreintes d’autodérision. Un autre, sur le ton de la provocation demandait dix mille euros en espérant capter l’intérêt des individus arpentant le trottoir. Et à vrai dire, il faut admettre que ces deux techniques semblaient porter leurs fruits, un sourire était à minima décroché et une pièce de monnaie dans le meilleur des cas. En bref, les mendiants étaient devenus des pourvoyeurs d’interactions entre eux et les autres mais aussi entre les autres individus qui s’échangeaient des regards amusés d’un air complice.

Suivant leur mode de pensée, rien ne justifie selon eux la nécessité de cacher leur mode de vie et leur choix, expressions pures d’eux-mêmes, de leur histoire, de leurs idéaux.

Bruno : Moi j’ai choisi c’mode de vie là… j’ai pas à cacher ma vie ! J’ai pas à cacher ma vie ! J’ai rien à cacher d’ma vie donc j’ai pas … J’ai pas honte de c’que j’suis, j’ai pas ….

Ils préfèrent assumer une visibilité qui leur nuit parfois plutôt que de se déguiser pour passer inaperçus. Ce travestissement serait le signe de la négation de tout leur système idéologique et même de leur personnalité propre.

Bruno : J’ai un pote i’s’est r’mis à bosser, i’s’est relooké… (…). I’m’disait : « Bè, putain j’me fais plus contrôler et tout non plus. » Plein d’choses comme ça. Ouais mais c’est malheureux, quoi.
Charlotte : Nous on l’sait qu’on aurait qu’à faire que ça pour… ne plus s’faire regarder…
Bruno : J’ai pas envie.
Charlotte : Pour ne plus s’faire contrôler mais on veut pas, quoi. Se s’rait s’mentir à soi-même, quoi.

Bruno : C’est nous les drogués .
Charlotte : Pa’c’que nous on est des arrachés, on le montre, eux ils le montrent pas.
Bruno : Eux, c’est pas des drogués, eux i’z’ont l’droit.

Certains contextes plus particuliers que j’ai pu noter en me promenant et non abordés dans les interviews m’ont paru primordiaux dans la compréhension du phénomène d’invisibilité des errants. Rares sont les moments où l’on peut les voir se déplacer dans la ville à pied, en transport en commun alors que la plupart d’entre-eux ne disposent que de ce mode de déplacement. En me fixant sur ce constat, j’ai pu observer que les errants lorsqu’ils marchaient rabattaient souvent leur capuche sur le visage et fermaient totalement leurs anoraks. Avançant rapidement et furtivement, ces corps dissimulés par les couleurs sombres se rapprochant de celles de la cité pouvaient passer totalement inaperçus. Même leurs chiens déambulant à leur côté, têtes baissées, ne se faisaient pas remarquer—hormis lors de rencontres avec un autre congénère. Cherchent-ils dans ces moments-là à s’extraire totalement du social ? Veulent-ils se protéger des contrôles policiers car transportant des stupéfiants pour le ravitaillement collectif ? Seule une observation participante pourra permettre de nous éclairer sur ce phénomène. Dans tous les cas, il est intéressant de noter le parallèle entre les dieux grecs qui avaient aussi la spécificité de se rendre invisibles ou visibles suivant les situations. Les errants alors ne questionneraient-ils pas le désir social contemporain d’acquérir un autre corps que le sien, un corps de dieu, adaptatif en opposition avec le corps humain soumis à une matérialité rigide et une visibilité constante ?
Par contre, la recherche de dissimulation dans le contexte de cheminement vers le squat s’explique, elle, plus aisément. Vivant à la rue avec d’autres individus parfois violents et voleurs, les errants tentent de protéger leur habitat en le cachant le plus possible et en camouflant leurs allers et venues. De nombreux propos à ce sujet ont été recueillis l’année dernière mettant en avant l’arrivée massive de Roms pillant leur résidence.

Clara : T’sais t’as des Roumains, i’sont venus, i’z’ont tout sacccagé (…).

De plus l’occupation d’immeuble étant illégale, mieux vaut se protéger des policiers ou de propriétaires qui désireraient les expulser ou, comme je l'ai entendu les murer pendant leur sommeil.

Passe-Muraille : (…) Quand on ouvre un squat d’jà on a un risque ... y a les keufs qui passent, si tu fous un peu trop de bordel 2 jours après tu fais, les voisins appellent les keufs, qu'i' t’fassent dégager (…).
Clara : Mais là, y a personne parce que c’est caché. Personne sait où c’est. Y a pas mal d’embrouille.

Mais peut-être s’agit-il aussi de conserver un vrai endroit à soi où l’on peut exprimer son intériorité, son affectivité sans craindre de perdre la face devant les autres errants de la rue. Nous savons que la démonstration affective est synonyme de faiblesse, d’anormalité dans la norme commune mais aussi chez les errants (Cf., P.Ariès 1. 3. 3. 3. La représentation actuelle de la mort). Or, dans un groupe où la violence n’est pas rare, montrer ses affects, ce serait s’exposer au risque de devenir le bouc émissaire. L’habitat doit alors être partagé avec des personnes proches affectivement, de confiance et s’éloigner de l’univers et des pratiques violents de la rue.

Passe-Muraille : On va s’acheter une grande tente on va s’poser sûrement en Espagne un truc comme ça, dans les bois et quitte à vivre comme un hippy c’est-à-dire à cultiver, chasser, tout ça, quoi (…).

Charlotte, elle, souligne le besoin de passer inaperçue au Lycée depuis un épisode d’enfermement en Hôpital spécialisé, sur intervention de l’établissement scolaire. S’étant aperçus qu’elle consommait des drogues, entre autre par le fait que son ami Bruno venait la chercher, par des propos rapportés par d’autres lycéens et après de nombreux écarts par rapport au règlement intérieur (absences répétées, états d’ivresse psychtropique en cours, provocations verbales…), ils auraient alors exigé son placement en psychiatrie, puis l’auraient renvoyée. Du coup, ayant intégré depuis deux ans un nouvel établissement, la méfiance est de mise et elle n’entretient aucune relation avec d’autres élèves. La peur du jugement de l’autre, de l’enfermement et de la stigmatisation semble accentuer son absentéisme scolaire. Les stratégies de fuite répondraient alors à ce besoin d’imperceptibilité par protection.

Tristana : Pourquoi on voulait t’enfermer ?
Charlotte : Ben, l’bahut. (…). Pa’c’que voilà, quoi, pa’c’qu’i’z’ont été chercher plus loin, vu que j’venais pas en cours.
Bruno : I’s’ permettent… pour eux, elle a des problèmes de drogues.
Charlotte : I’z’ont été fouiner un peu dans ma vie. Des gens ont raconté ma vie et donc i’savent tout sur ma vie. Donc euh… forcément, j’ai plus grand chose à cacher.
Bruno : « Elle a pas à traîner avec des zonards, elle a pas à… ». C’est c’qu’i disaient.
Charlotte : Ça fait deux ans qu’j’me tape là-bas (dans le nouveau Lycée) pac’que j’ai r’doublé mon année (terminale). Pa’c’que j’y vais pas quoi. Après j’essaye d’y aller un peu plus mais c’est vrai qu’c'est chaud quand y a pas une seule personne qui t’parle euh... voilà qu’t’es objet bizarre, tu le sais aussi, t’sais. Même les profs, j’le vois, j’le sens, t’sais, i’font une différence. Et j’suis pas dans l’moule. (….). J’me suis fait renvoyer du M pour ça. J’ me suis fait renvoyer pa’c’que j’traînais avec des zonards.
Bruno : T’imagines ? J’allais la chercher au bahut, i’l’ont dit « Ouais, ton copain faudrait qu’il évite d’t’chercher au bahut, quoi. »
Charlotte : Faut pas qu’j’me montre. Pour eux ça fait partie de ma vie au Lycée.

À l’inverse, la dynamique de visibilité existe aussi et est à considérer dans l’univers intragroupal. Elle se traduit par des marques corporelles ou des capacités à la répartie verbale, voire physique. Les blessures physiques sont autant de signes qui permettent à l’individu d’asseoir son appartenance au groupe en tant qu’être fort et le protège des tentatives violentes d’autres individus. Ainsi repéré comme bon guerrier, rares seront ceux qui viendront l’inquiéter.

Clara : Si la barre à mine faut faire gaffe mais t’sais faut l’prendre en premier, mais j’ai d’jà atterri à l’hôpital aussi, j’ai une cicatrice ici, c’est une grande bagarre générale....

Bruno : Faut avoir beaucoup d’la gueule.
Charlotte : T’es obligée d’ répondre que’que chose, savoir quoi dire, quoi.
Tristana : Vous voyez quand même des cas, ça peut êt’violent quoi, c’est ça ?
Charlotte : Ben, ouais, ouais.
Bruno : Y a des côtés violents, y a des gens violents, y a des cas aussi…

À travers les différentes thématiques qui permettent de cerner l’utilisation de la visibilité et de l’invisibilité, il semble évident que la première pratique constitue une possibilité de participation sociale, d’existence singulière, de revendications dans la sphère sociale, d’accès à un statut dans leur groupe d’appartenance (nous verrons cela plus en détail dans la partie suivante) alors que la seconde serait motivée par le besoin de protection face à l’extérieur perçu comme dangereux par moment.
3. 1. 3. 2. Corps au cœur de la protestation sociale.
Pour M. Foucault, si l’État, les institutions (écoles, prisons, armée, hôpitaux généraux et psychiatriques, cadres législatifs, entreprises...) exercent légitimement un pouvoir sur le corps en termes de contrôle et de postures, les toxicomanes eux, par contestation s’en empareraient hors des cadres de représentations prévus, avec pour objectif l'interpellation des individus ordinaires. En désirant le maîtriser en tant qu’outil fonctionnel, de jouissance et d’indépendance à travers des conduites déviantes (prise de produits stupéfiants, bagarres, manque d’hygiène…), des apparences différentes (look peu féminin, militaire, fonctionnel créé à partir de vêtements récupérés), des rapports contredisant l’autocontrôle social plébiscité (soins médicaux essentiellement curatifs, rapport à l’alimentation utilitariste), la pacification, la prévention médicale et l’éloignement des critères de beauté, les errants tentent de s’opposer à une société qui ne leur correspond pas. Cette contradiction des rapports corporels conformes aux représentations normées, dépossèderait le système de son pouvoir sur leurs corps. Les conduites à risque, coup d’État contre une domination institutionnelle du corps permettraient alors de mettre en lumière leur idéologie contestataire sous une forme militante. La volonté de résistance corporelle, de gestion de ses propres limites, trouverait son sens dans la relation conflictuelle qu’ils entretiennent avec les valeurs sociétales. Ce corps résistant ne serait-il pas une forme métaphorique d’une résistance bien plus profonde ?
La résistance aurait alors deux fonctions, l’une inhérente à la critique sociale l’autre, propre au mode de fonctionnement du groupe traveler.

Clara : Moi j’ai rien j’suis hyper résistante ! Tous ceux, ceux qui ont une bagarre i’ z’ont des cocards des oeils au beurre noir, vont a l’hôpital. J’me bagarre pas particulièrement..... par contre j’suis hyper résistante, elles étaient trois. (…) Je peux pas faire grand chose mais c’juste que j’arrive à c’que j’ai pas mal, ... j’ai même pas mal... Surtout aussi, on va dire aussi après avoir pris des prods, ça enlève la douleur plus ou moins, quelqu’un qu’est perché tu vas lui mettre une grosse claque, il va p’t être saigner mais il aura pas mal. I’ va se rel’ver direct (…). Je suis pas fragile du tout comme fille.

Nous pouvons noter ici une stratégie d’intoxication contre la douleur, endurcissant le corps dans un désir de prise de pouvoir sur ce dernier, engendrant une totale autonomie corporelle. Le corps résistant devient alors un moyen de contribuer à se libérer de la domination Étatique en dépossédant le système de sa seule légitimité à la violence. Tout comme l’éducation à Spartes, les errants apprennent à travers diverses pratiques à risque à endurcir leur résistance physique et psychologique afin de survivre dans un mode de vie violent et rude. Cette forme de résistance physique et psychologique servirait à développer des qualités de joutes verbales, d’endurance aux coups moraux et corporels. Ceux d’entre eux parvenant à cette sorte de cryptie deviendraient alors peut être les élites guerrières d’une communauté. Reconnus ainsi par leurs pairs comme des individus courageux et solides, leur positionnement dans la rue s’en trouverait modifié en acquérant le statut de ceux que l’on ne doit pas provoquer.

Passe- Muraille : J’aime bien la bagarre c’est marrant, ...soit ça passe, soit sa casse,...j’m'en fiche. «Vas- y tu viens m‘embrouiller pour quoi ? » D'jà à la base j’préfére discuter si on peut pas discuter, ben ça part en couille. (…). I’ peut faire 2 met'es de haut, 3 met'es de large, avoir un gun : « Vas-y tire ! J’ai rien à perdre. » La mort à la base ça m’fait pas peur. « Si tu crois qu’t’as une grande gueule ! La mienne elle est plus grande encore ! ». Plus tu les pousses à faire le truc jusqu’au bout : «  Vas- y tire tire tire !!! ». Si quelqu’un i’ m’provoque, j’l’ provoque aussi à mon tour. Ça va faire genre un peu comme les chiens, comme les chiens dominants y en a un qui va provoquer l’autre pour voir s’il arrive à l’dominer, ça part, ça part.

Bruno : Faut avoir beaucoup d’la gueule.
Charlotte : On t’oblige à d’venir comme ça pa’c’qu'on t’fait tellement… on t’emmerde tellement toute la journée…
Charlotte : T’es obligée d’ répondre que’que chose, savoir quoi dire, quoi. (…).
Bruno : Y a des côtés violents, y a des gens violents, y a des cas aussi… (…). Faut pas non plus s’voiler la face, on est pas tous bien là d’dans.

Si les Spartes étaient éduqués dans un but de protection de la cité et de perpétuation d’un individu fort, soumis aux décisions politiques, les errants eux, s’initient de leur propre chef sans visée collective, ciblant simplement leur survie individuelle dans un contexte de violence et de domination intragroupale et intergroupale. Par contre, ce mode de fonctionnement brutal génère une remise en cause des valeurs de pacification, d’ordre social, ainsi que la dépossession des corps par notre société
Indiquant à tout un chacun leur capacité à gérer eux-mêmes et à disposer de leurs propres corps comme bon leur semble, ils remettraient en cause la légitimité de notre système à pouvoir déposséder les individus de cette liberté. En effet, dans notre société, les individus diagnostiqués dangereux pour eux-mêmes (tentatives de suicides, idées suicidaires, anorexie, décompensations psychotiques…) peuvent être internés par la préfecture où l’hôpital sous demande d’un tiers, et que pour les cas de demandes d’euthanasie, seul un tribunal peut donner son accord en s’opposant à la loi actuelle qui interdit cette pratique mais proscrit également tout acharnement thérapeutique. Bref même la mort et le corps qui pourraient sembler être les propriétés fondamentales de l’individu ne lui appartiennent pas.
Les conduites à risque seraient-elles alors, un moyen de faire entendre son droit à la liberté de décision concernant ce qui peut nous paraître comme le plus intime et le plus privatif : notre corps ?
Ce corps panneau d’affichage d’une contestation rappelle étrangement les slogans de mai 68 sur le droit au plaisir, la libération des mœurs, la remise en cause du modèle compétitif libéral, symbole de la classe dominante. De plus, en voulant ne pas vieillir, les errants ne s’insurgeraient-ils pas comme les étudiants de 68 contre un conservatisme qu’incarne justement la vieillesse ?
De même la parure qu’ils arborent, piercings, tatouages, vêtements troués, sales relevant en partie de l’esthétique punk seraient une provocation agressive contre la culture, la morale établie et participeraient encore une fois à la remise en cause de la pacification.

Alors que l’allure des corps ne cesse de s’accélérer aux rythmes de la robotisation et de l’allongement des distances entre habitat et lieu de travail, les errants semblent prendre le contre-pied en déambulant plutôt lentement, n’ayant ni lieu de travail, ni d’habitation fixe. Si la vivacité est essentielle en cas de conflit verbal ou physique, de poursuites policières, elle n’est mobilisée que dans ce type de situations. La critique de la performance et de la rentabilité paraît être de nouveau incorporée et trouve sa traduction dans l’habitus de marche.

Si les représentations du corps, la contestation en tant que posture sociale permettent de comprendre leur rapport à celui-ci, une interrogation reste à poser concernant l’apprentissage des conduites à risque. Comment a-t-on l’envie, l’idée de se mettre en péril et pour quelles raisons ?
3. 1. 3. 3. L’appris par corps.
3. 1. 3. 3. 1. L’apprentissage.
L’adoption du corps libérateur et plaisir ne s’est pas établie spontanément, comme par magie chez les interviewés. Elle relève en effet d’une succession d’événements vécus, d’interactions, d’interprétations et d’objectifs qu’ils ont construits. Les conduites à risque sous-tendues par ce rapport au corps seraient considérées comme déviantes pour la norme. En effet, si nombre de politiques de santé publique, ou sécuritaires cherchent à les éradiquer ; c’est qu’elles dérangent notre conception du risque et de la sécurité. En outre, il est inadmissible pour le corps social d’assister à des mises en danger non-productives en termes de perfectionnement, de rendement. Le corps des errants, libéré des injonctions coercitives, répugnant à un autocontrôle soumis aux normes sociétales, signe en lui-même sa déviance, l’assume après avoir subi l’étiquetage d’outsider (cet étiquetage sera l’objet d’une analyse dans une partie ultérieure : 3. 1. 4. L’apparence physique : une étiquette attribuée et assignée.) par la population ordinaire.

Pour les interviewés, l’apprentissage des conduites à risque s’est fait tout d’abord par la découverte de la drogue puis s’est étendu à d’autres objets sauf pour Bruno qui a démarré sa carrière déviante par des vols.

Bruno : Non, du tout, du tout. Euh… conneries… ben, j’ai fait des vols, j’ai fait des braquages, enfin j’ai fait des choses pas bien quoi. Vol de voiture…, voler des bureaux d’tabac, plein d’choses pas bien quoi. (…).Là, j’avoue j’prends du produit mais j’ai commencé tard, j’ai commencé vraiment vers l’âge de 18 ans, tu vois. (..). Non, j’ai commencé assez t…, enfin c’est pas qu’j’le connaissais d’jà avant . Non, mais j’ai pris ma responsabilité d’en prendre mais vers 18 ans et j’ai vraiment…j’me suis vraiment mis d’dans. Parc’ que ben, j’ai commencé à traîner en free party. (…). Et on peut pas dire qu’c’est à cause de ça (des vols) franchement qu’j’ai commencé mes conneries non.

Quatre d’entre eux ont expérimentée les drogues dans un groupe d’aînés, le quatrième avec un ami qui l’a amené en Hollande.
Les finalités sont convergentes. Elles visent l’intégration d’un groupe, un choix existentiel exprimant des intérêts communs. La curiosité comme trait de personnalité, est souvent mise en avant pour expliquer l’expérimentation des drogues.

Bruno : Et ça v’nait des Spiral tribes qu’étaient r’cherchées par interpol et tout, pour euh… trafic de LSD, machin. C’étaient des marginaux, quoi. Comme chez eux, on les a pas acceptés, i’sont v’nus en France, i’z’ont lancé l’mouv’ment, et voilà, quoi. Et les gens s’sont identifiés quoi. Moi, j’me suis identifié à ça.

Les interactions verbales concernant les descriptions des effets ressentis ont permis d’accompagner les premières prises de produits, d’éduquer les novices quant aux perceptions qu’ils allaient ressentir.

Passe-Muraille : I’ m’a dit voilà l’héro tu vas ét'e là , bfouf ! C’est effet pétard 1000 ! Tu vas piquer du blaz. La coc ça va t’faire super puissant ! Trop bien ! T’es l’maître du monde ! Superman ! Et tout t’sais. Voilà j’étais là, ouais putain... ! Si t’veux t’as ça d’vant toi c’serait con d’gâcher tu vois, pas mourir bête tu vois. Tu t’dis, ça m’plait c’est cool !

Bruno : Moi j’ai eu la chance qu’y ait eu des personnes au bon moment pour m’dire, comment faire, quoi.
Charlotte : Moi aussi, j’ai eu la chance de commencer avec des gens qu’étaient quand même…
Bruno : J’étais bien structuré, tu vois c’que j’veux dire.

L’explication technique se fait souvent grâce un mode de communication non-verbal : observation et imitation.

Passe-Muraille : I’ m’ont appris plein de trucs. (…). C’est simple tu prends une sèche, tu sens le shit si sent bon, (...) . (…). Tu prends un petit bout, tu roules ton joint. Une feuille, une clope, tu roules. Tu prends un carton un maroco.

Les échanges autour des stupéfiants et de leurs effets sont essentiels pour en saisir la subtilité. Les perceptions décrites par les autres membres du groupe vont être appliquées aux propres impressions du novice. Par l’exercice répété, l’individu va ainsi développer des capacités à apprécier les sensations. Il va analyser ses expériences pour trouver les effets escomptés et en ressentir de nouveaux. « Ce processus engendre un système stable de catégories qui structurent la perception des effets. » 

Charlotte : Si un gars, il a pris un truc c’est la première fois qu’il prend…
Bruno : Ouais voilà on est tous solidaires
Charlotte : I’va t’poser des questions, i’va d’dire : «  Bon là j’ vois qu’t’as un quoi », « J’commence à voir ça, c’est normal ? J’commence à m’faire ça ? » « C’est normal, t’inquiètes pas ! Nanana…» (…). Ouais voilà après y a un…à viv’ bien son truc qui viv ‘ bien son truc. (…). « Attention ça va faire ça ! attention on mélange pas avec ça ! » comme j’disais, quoi. Pa’c’ qu’y en a c’est leur première teuf…

C’est ainsi qu’ils passent d’un statut d’utilisateur à celui de connaisseur.

Jon 2007 : Le problème, c’est qu’ça m’a plu, et donc voilà après... Après, tu vois ben... en zonant tu rencontres des gens. Après, i t’disent tiens tu veux aller à une teuf et tout ? Ben j’sais pas, j’connais pas. Allez on va voir tiens ! En plus j’suis un mec vachement curieux et tout, t’sais. Ben, y’ a des ecstas et tout. Allez hop ! On va voir. T’sais direct, ça m’a plu. Le mec, il m’a mis un carton dans la gueule ; i’m’a dit « éclate toi ! ». J’m suis éclaté à fond.

Il faut que la personne apprenne à aimer les effets que cette conduite produit, qu’elle définisse ses ressentis comme agréables.

Clara : Le flash, c’est ce qu’il y a de plus beau, c’est mieux qu’un orgasme.

Le rôle des personnes expérimentées est d’enseigner au débutant la façon dont il doit prendre du plaisir avec les stupéfiants et à doser les dangers méthodiquement afin d’éviter le risque de mort ou de sensations désagréables.
Quand le goût est acquis, l’individu va désirer et rechercher ces effets. Durant ce processus, il va élaborer une motivation par le biais d’expériences, par les rencontres, les échanges avec le groupe. Il va apprendre à reconnaître puis à aimer les impressions.

Patrick : C’est chacun réagit par rapport aux substances. Moi, je sais que sous héroïne, j’étais malade comme un chien, alors que d’autres, c’étaient des musclors. ”

Patrick explique contrairement aux autres, que n’appréciant pas les effets il a arrêté la prise d’héroïne, il est donc nécessaire qu’il y ait plaisir pour que la poursuite de l’expérience se fasse. Si beaucoup de données sur l’apprentissage de l’usage du corps dans l’introduction des drogues ont été recueillies, peu d’éléments sur les autres pratiques à risque ont été livrés, mais on peut admettre sous réserve que si les errants élaborent une analogie entre prise de stupéfiants et pratiques de sport extrême, c’est qu’apparemment il s’agirait du même processus d'initiation.
Une fois les pratiques et les ressentis intériorisés et conscientisés, la prise de risque semble devenir par la suite quasi naturelle, un genre « d’allant de soi » qui, par moments, a des difficultés à émerger dans le discours des interviewés. On peut alors se questionner sur le fait que ce rapport au corps spécifique se transformerait sur la durée en un habitus.
Afin de mieux saisir ce qui construit l’adhésion à des pratiques déviantes que sont les conduites à risques, il m’est apparu comme inévitable de décrire selon le concept de carrière de Becker, l’expérience de chaque interviewé afin de comprendre que cette adoption relève plus d’une construction interactionniste, d’un parcours que d’un déterminisme social. Ainsi, comme nous le verrons cet agencement se fonde sur un rejet sociétal et l'assentiment à d’autres normes, valeurs, par un engagement de plus en plus important dans la déviance.
3. 1. 3. 3. 2. La carrière.
Les modes de comportements toxicomaniaques se développent selon une séquence ordonnée, il y a succession de phases, de changements du comportement et de perspectives pour l’individu.
Pour qu’une personne adopte des conduites à risque chronicisées, il y a nécessité d’un passage par plusieurs étapes.

Pour les quatre acteurs, les situations d’exclusion et les premiers actes déviants se sont mis en place relativement jeune, de façon simultanée, et ont permis à d’autres actes de se développer. On nomme « carrière », la succession d’actes déviants dans le temps, exprimant une implication de plus en plus importante dans un style de vie hors normes.
La première étape serait la mise en place d’une transgression d’un principe adopté par le groupe dominant.
Les fugues de Passe-Muraille, premières étapes de sa carrière, alimentées par un rejet maternel lui ont permis d’étendre son goût de la transgression pour échapper à une violence psychique. Comme il l’évoque, il ne voulait pas se plier aux exigences de sa mère et à son idéologie. Puis la désertion de l’école, la fréquentation de fumeurs de joints, ont contribué à développer des comportements hors normes. Il a très précocement évité de lier des alliances avec la société conventionnelle. La prison déjà deux fois (il a 18 ans), a conforté son inscription dans une carrière déviante. C’est une volonté de ne pas subir l’exclusion qui l’a poussé à apprécier l’opposition à un système qui l’avait mis de côté. Les prises de drogues et de risques vont alors s’insérer dans des motivations hors-cadre, lui procurant en supplément des sensations agréables, apprises grâce à un groupe d’amis Punks. Avec eux, il débutera ses consommations d’héroïne, les bagarres anti skins. Le choix de ce groupe est lui aussi rationnel car proche de ses idées anti-règles sociales, anti-fascistes et anarchistes.

Clara, elle aussi a vécu une mise à l’écart. Placée en foyer de l’enfance précocement, sans liens affectifs familiaux, elle amorcera sa carrière déviante comme beaucoup par la prise de cannabis. En fuguant, fréquentant très jeune des gens de la rue, elle commencera à consommer des ecstasys. Elle a vite trouvé que les gens de la rue correspondaient à son idéal, et l’intégration d’un groupe qu’elle trouvait “ trop cool ! ” , lui a permis d’expérimenter l’héroïne, qu’elle a tout de suite appréciée.

Jon, lui, a débuté ses transgressions en consommant du cannabis. Se faisant épingler par son père, la punition disproportionnée l’a peut-être conforté dans une envie de rébellion à l’encontre d’un système familial très rigide et hiérarchisé (grand-père militaire, père policier). L’expérience de l’armée puis, du travail en usine n’ayant pas procuré de satisfaction, il a décidé de tester un autre mode de vie où il a pu trouver ce qu’il désirait : la liberté, le voyage et la solidarité. Les incarcérations n’ont fait que conforter un positionnement délinquant.

Patrick, raconte une vie de quartier où tous les jeunes étaient déjà des consommateurs de drogues, des dealers. Quartier déjà disqualifié socialement où les règles, les fonctionnements sont indépendants du système classique.
Patrick : Euh... les drogues dures. C’est que j’ai grandi en cité, et ça tournait dans la cité et puis pour faire comme les copains, j’ai goûté. Avant je sniffais, je prenais des cachetons, Valium, Néocodion. C’est pour faire comme les copains, parce que si tu fais pas comme les copains t’es pas intégré, t’es un exclu.

N’ayant pas accès à une réelle intégration du fait de son lieu d’habitation relégué au rang de « banlieue », aurait-il fallu qu’étant déjà exclu, il devienne le paria des parias? Bien plus qu’une carrière en marge, il s’agit pour lui d’une appartenance précoce à une underclass engendrant un parcours devenu déviant par l’étiquetage social d’une population, d’un lieu.
Bruno, issu d’une famille recomposée suite au décès de son père quant il avait cinq ans, vivait dans un milieu relativement précaire économiquement. Sa mère employée comme aide aux personnes âgées dans une maison de retraite est la seule participant au budget familial, dû au fait que le beau-père atteint par des problèmes de santé ne pouvait plus travailler. Bien que percevant une pension d’invalidité, Bruno dans sa façon d’exprimer les faits, laisse imaginer que l’inactivité de ce dernier a pu entraîner des difficultés d’une part financière et d’autre part peut-être relationnelle.

Bruno : C’est assez difficile comme boulot, parc’qu’i’ faut avoir envie d’nettoyer un papi. (…). C’est pas évident et mon beau père fait rien pa’c’que lui, il est… il a un problème au dos, i’ peut pas travailler à vie, quoi. (…). Donc, i’touche une pension et voilà, quoi.
Bruno : Ça m’est arrivé jeune, j’avais 5 ans quand j’ai perdu mon père. J’ai eu une période où ça été difficile, vers l’âge de… (…).J’ai eu l’temps de dire… de faire le point. Ça a été difficile, j’dis pas. Ça m’a fait …bon travailler l’cerveau quoi.

Évidemment la perte de ce père a généré une souffrance et quand Bruno souligne qu’il a vécu une période difficile suite à cet événement en laissant des points de suspension ( J’ai eu une période où ça été difficile, vers l’âge de… ), je me suis demandée si cette phase n’était pas celle de l’adolescence, âge auquel il a commencé ses délits de vol, ses braquages…

Bruno : Moi aussi j’ai eu des problèmes de dépression, on m’a bourré d’cachets, quoi.
(…). J’me suis cassé avant. Une fois, i’z’ont voulu m’enfermer à l’hôpital. J’m’suis barré d’l’hôpital. Pac’qu’j’m’disais, j’tiens pas à ça, quoi, qu’c’était pas ça mon problème, quoi. Et j’ai bien fait, tu vois. J’ai bien fait. (…). Pa’c’que j’étais dépressif, mais c’était plus par rapport à la mort d’mon père et tout. Mais j’déprimais, j’allais pas bien, du côté d’ma mère, ça allait pas bien non plus, donc euh… j’déprimais par rapport à des trucs comme ça.

L’épisode dépressif sur lequel il ne s’attarde pas, ajouté aux problèmes relationnels, maternels et économiques de la famille, laisse supposer que la croyance dans un système égalitaire, méritocratique fut vite ébranlé par une réalité quotidienne non satisfaisante. La passion pour la musique et les fêtes techno a alors peut–être permis à Bruno de construire un holding de remplacement que la structure familiale et la société n’étaient pas en mesure d’offrir et lui a, du même coup, conféré des valeurs culturelles de substitution, plus en adéquation avec son vécu. Quitte à être considéré comme membre appartenant au bas de l’échelle sociale, autant se marginaliser et tirer profit de la situation par le choix d’une vie extrême, faite de jouissance et libérée des contraintes sociales qui en contrepartie ne lui ont jamais rien offert. Embarqué dans une série de délits le conduisant à l’incarcération, ayant tenté de vivre en appartement avec une compagne qui y mettra fin à cause de ses penchants pour les drogues, Bruno s’est de nouveau retrouvé sans soutien affectif et a poursuivi son inscription dans son mode de vie déviant avec plus d’intensité. La première transgression pour lui s’est réalisée par le vol, puis ont suivi les intoxications et finalement l’adoption d’un mode de vie errant.

Charlotte, quant à elle décrit une vie de famille classique. Des parents séparés fréquentant de nouveaux conjoints, une mère avec un poste à responsabilité, un père intérimaire par choix qui gagne correctement sa vie. On ne saisit pas au premier regard, les raisons de l’élection de ce mode de vie. Elle met en avant cependant des problèmes de communication avec son père qui feint de ne pas constater sa toxicomanie bien qu’elle ne l’ait jamais dissimulée. Elle raconte que celui-ci a construit une idéalisation de ce qu’elle est « une fille normale » et refuse d’en faire le deuil malgré les preuves qui s’accumulent face à lui. Sa mère par contre semble avoir accepté la situation après de nombreuses discussions, préférant le maintien d’un lien affectif à la coercition éducative. Charlotte évoque par ailleurs le fait qu’elle ait toujours été « dépressive » et ne s’est jamais sentie à sa place dans le système classique. Le début de sa carrière déviante s’est instauré par un absentéisme scolaire s’accroissant au fil du temps, suivi de consommation de cannabis puis de toutes sortes de psychotropes. La vision posée par les établissements scolaires l’ayant catégorisé comme déviante et l’ayant placée en hôpital psychiatrique, n’a fait qu’accroître son rejet d’une société incapable d’aider ses jeunes, préférant l’enfermement à la discussion, favorisant le prestige institutionnel de l’école à la compréhension et au soutien de ses élèves. La déception sociétale incarnée par l’école, a relayé celle induite par une mère s’acharnant à la tâche sans retour satisfaisant, et celle provoquée par la non-communication paternelle développant un sentiment de non-attention à ses difficultés. Comment alors pouvait-elle tisser une relation de confiance vis-à-vis d’une société qui semble plus se soucier de l’ordre social que du bien être de ses membres ?

Charlotte : Qu’est-c’ qui m’a amenée… ? Ben, j’sais pas, déjà j’étais attirée par c’milieu, j’étais jeune j’avais 14 ans, puis j’étais toujours chez Papa, Maman, j’étais toujours à l’école. J’suis toujours à l’école, d’ailleurs. Et puis voilà , j’étais attirée par c’ milieu, pa’c que j’sais pas avec les aut’ jeunes i’m’comprenaient pas. J’me sentais pas comme eux, j’me sentais différente et voilà. J’étais attirée par la mentalité d’abord. Puis, j’ai vu qu’dans c’milieu j’étais pas rejetée, que j’avais l’droit dire mes idées que…, on avait les mêmes idées, les mêmes … Puis après voilà, j’ai trouvé ma voie quoi, on va dire. Comme tout l’monde à l’adolescence. (…). Ma mère arrive à comprendre même si elle conçoit pas, elle comprend. Mais elle, comme i’disait, c’est on l’a mis dans un système et elle dit : sans l’système avec deux gosses et tout, elle pourrait pas s’en sortir, mais elle comprend qu’j’ai fait ce choix d’vie, quoi. Pa’c’qu’elle comprend qu’y a pas que des inconvénients. Qu’j’arrive à bien vivre, que j’ suis même mieux qu’avant, que voilà quoi. (…). Y a jamais eu aucun dialogue mais euh… (…). Moi c’est c’que j’ai sorti à ma mère : « Tu veux qu’j’ai une vie comme toi. Que j’me fasse chier toute ta vie au boulot. Qu’j’sois malheureuse, et nanan.. » (…). Quand j’ai commencé à grandir, j’ai vu ça directe, ça ma fait peur.J’ai dit « Ta vie ça m’fait peur, j’veux pas vous r’ssembler, quoi. Ça m’fait peur vraiment, quoi. » Mon père, il a vraiment du mal à accepter, il en parle pas, i’fait comme si de rien n’était, quoi vraiment. Comme si j’rentrais d’l’école tous les soirs et qu’j’avais une p’tite vie bien tranquille, bien normale comme mon frère. Mais i’fait comme si de rien n’était quoi vraiment. I’l’en parle jamais, i’… Non c’est pour s’rassurer. Il est comme ça, il aime pas … il aime pas… Il aime pas s’préocuper quoi.

Charlotte : Moi, c’est ça au début, j’avais besoin juste qu’on m’écoute, quoi. Au lieu qu’on me file en hosto enfermée pendant un mois, tu vois. Ben, J’aurais prèféré qu’on … (…). Comme j’te dis… Moi j’me sens moi, j’ai toujours été pour moi. À partir du jour où on m’a dit : « T’es dépressive. », pour moi ma vie, elle a pas changé. C’est pas … j’suis pas d’venue dépressive du jour au lendemain. Pour moi, ça a toujours été dans mon caractére, tu vois. (…). Moi ça fait des années qu’ça dure et j’pense que j’le vis mieux avec le temps, pa’c’que … Malheureusement, je sais qu’ça, qu’ça… qu’c’est pas en m’filant des médocs que je vais me transformer du jour au lendemain. C’est pas en m’enfermant dans un hôpital que j’vais ressortir, j’vais êt’ toute guaize… C’est pas vrai, je sais qu’j’changerai pas au fond de moi- même, c’est dans mon caractére.

Charlotte : Trop d’questions, auquelles j’étais étonnée qu’is’les posent même pas les psys en face de moi, quoi.

Les actions déviantes naîtraient donc d’une désillusion du système classique, dont certaines familles, institutions sont porteuses, entretenues par des interactions avec la société ordinaire peu satisfaisantes puis elles seraient justifiées, motivées par un idéal de vie, appris grâce aux groupes fréquentés répondant aux intérêts des acteurs en termes affectif, de holding et de liberté.

Clara : D’abord c’était en groupe, plutôt festif, c’était vachement festif (...). (...) J’avais à peu près 14 ans. Un groupe de gens que « j’trouvais trop cool ! » (en se moquant d’elle même). En fait j’ai vu qu’i’ s’piquaient à la came et j’les trouvais trop cool ! J’ai voulu faire la même et c’est comme ça qu’j’ai commencé d't’façon.

Bruno : Et ça v’nait des Spiral tribes qu’étaient r’cherchées par Interpol et tout, pour euh… trafic de LSD, machin. C’était des marginaux, quoi. Comme chez eux on les a pas acceptés, i’sont v’nus en France, i’z’ont lancé l’mouv’ment, et voilà, quoi. (…). Moi j’me suis identifié à ça.

C’est dans l’identification aux membres du groupe, à l’adhésion aux valeurs de plaisir immédiat, de liberté et d’opposition à un modèle imposé, que ces toxicomanes vont accroître les prises de risque. Impliqués dans un choix de vie rationnel, intentionnel et entourés de pairs, ils se sont engagés au fur et à mesure à vivre selon certains critères, certaines mœurs dont font partie les conduites à risque.
Dans cette vie communautaire, la création de relations affectives permet l’accès à une substitution de celles manquantes de l’enfance, catalysant l’engagement dans un mode de vie déviant.
Ces passages à l’acte seraient liés à la théorie de l’engagement selon laquelle les individus ordinaires seraient impliqués petit à petit dans les institutions et les conduites conventionnelles. L’acteur adopte alors des comportements normés et ne veut ou ne peut s’en dégager, ayant peur de perdre de façon indirecte ses activités. « L’histoire normale d’un individu dans notre société (...) (serait) une série d’engagements de plus en plus nombreux et profonds envers les normes et les institutions conventionnelles. » Donc l’individu normal, tenté de transgresser, réprimera cette envie en pensant aux conséquences désavantageuses pour ses intérêts ; contrairement aux déviants qui y trouvent justement des bénéfices.
Pour cinq interviewés (Clara, Passe-muraille, Jon, Bruno, Charlotte) la motivation de déviance intentionnelle est exprimée sous plusieurs formes. Entre autres, depuis leur jeunesse, le lien avec la société conventionnelle a été bouleversé, ses normes n’ont pas vraiment de valeur pour eux.

L’ « (...) écart par rapport à certaines normes peut résulter non du rejet de celles-ci, mais de la priorité accordée au respect d’autres normes, qui sont jugées plus pressantes, ou paraissent exiger un loyalisme de degré supérieur.  » C’est ce que nous pouvons observer dans le choix de liberté de circulation qui contredit la vie en appartement. L’habitat stable n’est pas en lui-même écarté, mais l’envie de voyage, de technivals prévaut. La vie nomade en groupe et les risques sociaux qu’elle implique supplante en termes d’intérêts affectifs, idéologiques, pratiques, la vie ordinaire.
La carrière déviante devient un genre de vie, une part de l’identité basée sur des comportements déviants. Elle se construit grâce au développement de motifs et d’intérêts déviants tels que la prise de drogues, la jouissance par l’extrême.
Les motifs socialement appris sont à l’origine de la déviance. C’est en interagissant avec des déviants expérimentés que l’individu va apprendre à reconnaître le plaisir que l’acte déviant lui procure. Le vocabulaire qu’utilise la personne déviante pour expliquer son acte est acquis par échange avec le groupe de déviants auquel elle appartient.
Les motivations déviantes ont un caractère social même si certains actes sont commis seul, car il peut y avoir communication sur l’action à posteriori dans le groupe sans que les autres y aient assisté. De plus, les actes transgressifs participeraient à la construction d’une identité sociale signe d’interdépendance au groupe d’appartenance .

Pour Patrick et Bruno, la justification d’une carrière déviante présente quelques aspects divergents car ils souhaitent en partie s’en dégager. Ils se sentent exclus par le système qu’ils voudraient réintégrer. Pour les actionistes, l’âge va jouer un rôle dans le désir de rupture avec une vie délinquante, ce qui expliquerait la baisse de criminalité l’âge avançant. L’énergie, la tension déployées dans ce mode d’existence, fatiguent la personne adulte qui va reconsidérer ses choix au profit d’un plus grand confort.

Bruno : J’ai eu une époque à 18…, à 18 ans quand j’ai commencé les teufs, j’ai eu ma période branleur, ouais…à fond dans l’truc. On a tous un peu c’côté là quoi. Mais après tu t’calmes vite hein, j’ai 28 ans main’ant. En 10 ans d’temps, ouais tu réfléchis plus, quoi. Tu vois les choses autrement, quoi. (…).

Bruno : Et puis l’mode de vie aussi qui fait que ben… C’est pas toujours facile, aussi.t’sais de bouger à droite, à gauche…
Charlotte : Le plus dur physiqu’ment c’est la fatigue, j’trouve, dans c’mod’de vie.
Bruno : Dans c’mode de vie, c’est beaucoup d’fatigue.

Patrick : (...) Quand j’suis tombé dans la rue je pensais comme eux, « c’tait Fuck la vie ! » Et avec le temps je vois que je vis euh euh... que point de vue santé c’est pas le top, j’ai envie de m’intégrer.

Bruno : Ben… c’qui y a, c’est qu’c’est difficile dans l’sens que … ben, t’as vu, moi mode de vie dès qu’on m’voit arriver déjà c’est chaud. Donc là j’me suis inscrit aux agences d’intérims là. On m’don’ pas d’boulot, j’suis sûr qu’c’est à cause de ça aussi. T’sais j’arrive … Quand on m’voit arriver d’jà avec ma tête… c’est difficile quoi. On t’accepte pas comme ça.

Pour Jon, la situation est différente. En 2007 clamant un pamphlet pro consommation de drogues, il semble aujourd’hui qu’avec l’âge, ce dernier n’ait plus envie de sensations aussi intenses ou du moins avec une fréquence plus raisonnable. En opposition avec Patrick et Bruno, il ne désire tout de même pas changer de mode de vie en travaillant ou en intégrant un appartement.
Jon 2008 : (…). J’fais la fête et puis voilà mais j’tape pas tous les jours. Non, non, avant j’faisais. Voilà c’est pareil à trente ans, tu calmes aussi tu vois. (…). Ben ouais quand j’avais tu vois entre 20 et 25 ans, c’était à fond, à fond, à fond. Après j’m’ suis calmé , après j’ai recommencé à fond, à fond et puis là… À partir d’juin l’année dernière, j’ai fêté mes trente ans d’ssus. Trente ans quand même déjà … j’en prends un p’tit peu moins, puis d’moins en moins et puis maint’nant c’est quand j’vais en teuf.

Après avoir fait état de la construction d’un mode de vie déviant ayant pour point commun la déception par rapport à un système incapable d’offrir une sécurité affective, un épanouissement pour chacun, comment comprendre l’utilisation sociale de leur corps et ses fonctions interactionnelles ? En établissant la suite des fonctionnalités qu’il revêt dans la partie qui suit, peut-on imaginer qu’il contribue à nourrir le statut de déviant, à permettre une opposition sociale, voire à entretenir, maintenir une place sociale singulière qui se détacherait de celle d’exclu attribuée par le système ?
3. 1. 4. L’apparence physique : une étiquette attribuée et assignée.
3. 1. 4. 1. Le look traveller ou quand le corps s’adapte aux contextes de vie.
Leur allure est décrite comme fonctionnelle, adaptée à leur mode vie itinérant. Vêtus de couleurs plutôt sombres, on peut imaginer que ce choix s’est fait de façon rationnelle en rapport avec le manque d’accès à des points de lavages. Ainsi la salissure paraît moins marquée sur des couleurs kaki que sur du blanc. Ces tons foncés offrent aussi la possibilité de se fondre mieux dans un paysage urbain plutôt gris, noir, marron, permettant peut-être de se cacher plus facilement à la vue de policiers ou d’« ennemis ». En baissant leurs capuches, les individus camouflent alors ce qui les rend relativement visibles : leurs piercings et leurs coiffures colorées. Ne serait- ce pas là une stratégie adaptative à un milieu quelque peu violent ?

Bruno : Y a des côtés violents, y a des gens violents, y a des cas aussi…

Jon 2008: Technopunk. (…) Pratique qu’on soit à l’aise dedans. Pratique à l’aise dedans et puis euh... et puis voilà.

De plus cette commodité des vêtements se justifie doublement. Vivant, dans des squats la plupart du temps sans chauffage et déambulant très souvent dans la cité, les tenues construites par superpositions d’habits larges paraissent totalement conformes à ces contraintes matérielles, alliant protection du froid et liberté de mouvements.
Cette fonctionnalité va s’étendre aux apparats de joaillerie. Le visage décoré de piercings types « spikes » (cônes pointus) vont leur conférer un aspect agressif permettant peut-être d’affirmer un caractère bien trempé afin d’éviter les conflits dans un univers relativement violent. «  (…) Les formes pointues sont associées à l’agressivité et par conséquent sont mal vues » par les personnes ordinaires. Comme je l’ai évoqué précédemment, chaque errant est tenu d’asseoir une position de force dans le groupe qui se traduit aussi bien par l’aisance à la joute verbale, que celle de la bagarre. On peut donc supposer que le choix de ces bijoux aurait la même fonction intragroupale, en reposant sur l’imaginaire du guerrier primitif, porteur de signes traduisant la réussite de son initiation. Ainsi, par les piercings, les écarteurs, l’errant acquerrait un statut d’homme fort et viril (pour les femmes aussi), ayant dépassé définitivement celui d’enfant encore fragile et maléable. «  En effet, par les valeurs qu’elles incarnent, les pratiques corporelles sont promues au titre de signifiants de statuts sociaux multiples. Par leur intermédiaire, on se définit, on se décrit à soi et aux autres. ». Les autres membres du groupe percevant les décorations d’un nouveau traveller, sont alors au fait de sa longue inscription dans le même mouvement et de son caractère endurant (en termes de douleur), ils l’interprètent par conséquent comme potentiellement à même de se défendre, n’ayant aucunement peur de la souffrance et donc éventuellement dangereux.
En revanche, en opposition avec la transparence situationnelle citée précédemment concernant le choix vestimentaire, ces bijoux montrés lors de la manche, offrent un pouvoir de visibilité auprès des passants. Hors normes dans leurs nombres et leurs aspects, ils interpellent le regard, donnant l’occasion de ce fait de démarcher le quidam pris au piége dans l’échange visuel qui s’est établi par ces ornements. Ainsi, prisonnier d’une relation non-verbale établie malgré lui, l’individu se sent sommé de répondre à minima, voire de donner quelques menus argents. Les pratiques décoratives deviendraient alors des techniques professionnelles du corps.
Les jeunes filles que j’ai pu observer, Clara en particulier, adoptent elles aussi des stratégies défensives ou attractives en optant pour une apparence peu féminine, mais en conservant des coiffures et un physique féminisé (relativement mince et propre). Jamais maquillées, en pantalon d’homme avec des sweets larges et de gros tennis, elles semblent parées à affronter les éléments comme des aventurières. Si la vie dans la rue recèle un certain inconfort qui explique en partie ce choix vestimentaire, la raison principalement invoquée est celle des risques d’agressions sexuelles liées à une prédominance de la population masculine. Mais, n’y-a-t-il pas là non plus une opposition face à une mode féminine faite avant tout pour séduire l’homme, et dès lors un refus de répondre à des attentes masculines ? Car si Charlotte semble chapotée par Bruno, Clara elle paraît remettre en cause totalement la conception de classification genrée du corps qui voudrait que la femme soit moins résistante que l’homme, soumise à ses désirs par l’obligation de séduction. En revêtant des habits d’homme et en se coiffant fémininement ne met-elle pas en scène une forme de revendication féministe, portant aux yeux de tous d’une part, une forme d’égalité des sexes et d’autres part, le droit malgré tout à une féminité n’acquiesçant pas aux expectatives masculines ?

Clara :. Celle qui sont habillés normale comme d’un côté elle sont toujours traitées comme d’salopes.

Charlotte : On m’l’a dit y a pas longtemps encore. Pac’que dans la zone. Pac’qu’ j’étais féminine par rapport à mon mode de vie pa’c’qu’j’étais propre.
Bruno : Pac’que c’est vrai qu’ dans là… Pac’que les personnes deviennent vachement masculines quoi. (…).C’est bien dommage quoi. Pac’qu’ regarde tu peux très bien êt’ à la rue et garder ton côté féminin, quoi.
Charlotte : Ouais mais on est rare d’ailleurs à la rue, en meuf, tu r’gardras, on est rare à êt’ féminine dans c’milieu là, quoi.
Bruno : C’est dommage, c’est…Pa’c’que y a beaucoup d’hommes aussi, tu vois c’que j’veux dire. (…). Donc forcément les gens, les femmes elles se… pour se donner un côté plus euh…rassuré, pour se rassurer plus, elles vont s’donner un côté fort quoi, mâle, tu vois. (…). Y a peut êt’ ce danger là j’veux dire. C’est vrai qu’le côté féminine, ça … ça attire l’œil.
Charlotte : Dés qu’tu fais…C’est vrai qu’on aime pas trop attirer l’œil, quoi donc euh…
Bruno : C’est surtout c’qui pourrait êt’ dang’reux, c’est qu’les gens d’la rue, i’voyent pas forcément beaucoup d’femmes dans la rue, malheureusement. Et puis quand i’voient une femme féminine ben, ça attire l’œil et des fois i’peuvent êt’ relou des fois, tu vois.

Quant à l’attrait dont peuvent être génératrice ces jeunes filles, il est utilisé dans le but d’obtenir soit un hébergement, ou de l’argent. Sans changer leurs vêtements, elles adaptent leurs comportements en fonction des situations, imaginent les interprétations d’autrui, tout en évaluant le danger contextuel et situationnel. De toute évidence, elles ne pratiquent la mendicité qu’accompagnées de semblables ou de chiens, comme tous les autres errants par ailleurs.
Clara : (…). Pour la manche ou quoi ça marche mieux d’être une fille, ... C’est plutôt un avantage, si tu veux j’sais qu’en tant que fille si j’ me retrouve et j’ai plus squat ou quoi, y aura toujours un mec qui viendra m’proposer son squat quoi, après l’désavantage c’est les pervers qui sont dans la rue.

Ce regroupement permet entre autres de se faire remarquer auprès des normaux et contrecarre en partie l’émergence de violences potentielles propres à la vie de rue.
Si l’apparence revêt une utilité fonctionnelle dans leur univers, elle génère aussi des aspects plus ou moins négatifs, surtout vécus par les acteurs comme du rejet, de la disqualification.
3. 1. 4. 2. Le corps du rejet.
Presque tous les participants à l’enquête n'ont eu de cesse de mentionner les relations délicates qu’ils entretenaient avec les normaux (je me permets d’utiliser ce terme par facilité mais aussi du fait de son utilisation par E. Goffman). Qu’il s’agisse des passants, des commerçants, des policiers, des employeurs, les errants évoquent le sentiment de se sentir rejetés.

Bruno : Ah ouais ! Ça fout la haine quoi, ça te … et puis comme les… comme on est d’venu un peu Etat policier comme sur Bordeaux, on est catalogués. Tu fais cinq mètres t’es… tout d’suite on t’saute dessus parce qu’ben, on est habillés … ben on est un p’tit peu kaki, vert kaki, une mèche à côté, ça y est on te fiche et on t’contrôle. Contrôle d’identité toutes les cinq minutes. Et moi ça m’gave on est pas des…on est pas des… on est pas des chiens, quoi. Et enfin et encore nous, même les chiens i’z’ont droit au respect, quoi.

Ils m’ont alors expliqué qu’à partir du moment où leur apparence physique n’était pas conforme à celle plébiscitée par la société, ils étaient particulièrement mal perçus et sujets à des interprétations dépréciatives fondées sur des a priori, des préjugés pouvant entraîner un traitement discriminant.

Jon 2008 : J’pense que tu vois, c’est plus pour nous faire chier nous parce que j’ai croisé plein d’monde avec des bières et qui discutaient avec les CRS et tout euh, i’s faisaient pas emmerder quoi. C’est voilà, c’est chez Monsieur Jupé grand ami de Sarkozy qui veut nous faire partir quoi.

Pour cette raison, il m’a semblé intéressant de convoquer les théories de E. Goffman sur le stigmate. Le stigmate, un terme inventé par les Grecs, qualifiait des marques corporelles servant à rendre visible ce qui paraissait être « (…) Inhabituel et (…) détestable (dans) le statut moral de la personne ainsi signalée ». Ces signes identifiaient aux yeux de tous l’esclave, le criminel ou le traître.
Dans le quotidien social, les individus se croisent sans prêter attention aux autres et c’est lorsqu’un étranger (au sens de Becker) se présente à nous que nous tentons de lui assigner la catégorie que nous présupposons être la sienne. Cette catégorisation sociale liée au besoin de simplification pour une compréhension du monde social est inhérente à chaque individu. C’est par les attributs de l’outsider que les autres personnes vont tenter de lui attacher une identité sociale. « Nous appuyant alors sur ces anticipations, nous les transformons en attentes normatives, en exigences présentées de bon droit. ». Ces attentes doivent alors se vérifier et vont former l’identité virtuelle de l’inconnu ainsi classé. Quand cet individu ne correspond pas aux critères ordinaires et qu’il possède des attributs dissemblables, moins attrayants, ceux-ci vont faire de lui un individu intégralement mauvais, dangereux. « Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe sous le rang d’individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est très large (…).» .
Pour les errants les qualités les définissant comme stigmatisés, êtres vils et dangereux sont perceptibles dans l’apparence physique, les odeurs, les comportements et les actions. La visibilité est d’ailleurs un facteur crucial car c’est par son intermédiaire que le stigmate d’autrui se manifeste à nous. Ces caractéristiques interpellent à la fois le sens visuel, auditif et olfactif leur conférant par ce fait une importante perceptibilité dans l’univers social. Ces signes sont des informations sociales, des symboles stigmatiques qui attirent l’attention des normaux sur une faille de l’identité.
Concernant l'allure, les vêtements troués, mals adaptés à leurs tailles car trop grands, leurs aspects sombres et sales, les piercings, écarteurs, tatouages, les visages blafards aux yeux hagards dûs à l’absorption de psychotropes, génèrent une identification immédiate au statut de SDF drogué, agressif, ayant de graves problèmes psychologiques.

Bruno : Ouais. Tout’suite piercing, t’es un drogué quoi. (…).
Jon 2008 : … Ouais, puis ouais, c’est p’ête not’look aussi un peu euh… un peu euhhh… extravagant ! Hein ! Qui font peur et tout quoi, mais les gens i’ prennent pas l’temps d’discuter avec nous donc euh… hein, t’sais, i’ viendraient discuter ne s’rait ce que 5 minutes avec nous là, i' verraient qu’on est pas méchant, on est comme tout le monde quoi ! Mais on est dehors.

Le manque d’hygiène corporelle dégageant des effluves va alors servir à alimenter leur catégorisation de semi SDF. Ce classement pourtant ne peut être total du fait du jeune âge de la plupart des errants. Leur jeunesse en effet, oriente le catalogage vers celui d’enfant ingrat, de personne déviante, dangereuse, fainéante, profitant du système, des aides sociales et de la gentillesse des gens.
Bruno : Hummm… Pour eux, on veut rien faire, ‘fin on est des moins que rien.Souvent j’l’entends quand j’fais la manche, souvent j’l’entends « Ben, vous avez qu’à aller travailler !!! Vous avez qu’à aller… »Voilà quoi si i’savaient qu’on essaye de chercher du boulot. Bon, ben moi, à côté d’ma manche, j’cherche du boulot quoi.

Accompagnés des chiens, en groupe, les canettes de bières jonchant le sol, en situation de dépendance financière à l’égard des passants sous-entendant qu’ils n’ont plus d’amour-propre pour eux-mêmes, le tableau de la mauvaise misère se construit. Les normaux peuvent se sentir menacés par cet aspect du miséreux malsain pour qui rien n’est possible et qui de surcroît est responsable de sa situation, mais qui néanmoins a des besoins d’alcool et de drogue. Une agression visant leur porte feuille est alors perçue comme un risque probable.

Jon 2008 : J’pense, j’pense, ben c’est, bon après c’est vrai qu’des fois quand t’as dix personnes euh… dix chiens, qu’les chiens qu’aboyent et tout, y a certaines personnes qu’ont peur mais on est pas méchant, on va pas leur sauter d’ssus, on … On leur taxe une pièce c’est tout quoi.

Ici le stigmate corporel renverrait à des tares affectant leur caractère, un manque d’honnêteté, une dangerosité. Pour discréditer l’humanité du stigmatisé, les normaux vont bâtir une idéologie pour rationaliser leur animosité et créer une discrimination.

Bruno :. Et moi ça m’gave on est pas des…on est pas des… on est pas des chiens, quoi. Et enfin et encore nous, même les chiens i’z’ont droit au respect, quoi. Et non, on t’prend vraiment pour des …

Bruno : Et sur Bordeaux, combien d’gens je croise qui sont malpolis. Pa’c qu’on dit « Ouais i’sont malpolis ». Mais c’est pas vrai. Toi tu m’croises…
Charlotte : Nous, on dit bonjour avant chaque phrase !
Bruno : J’te dirai bonjour. On s’croise j’te dis : « Bonjour, comment vous allez ? » Mais des fois, on t’répond même pas.
Charlotte : C’est tourne la tête, change de trottoir.(…). « J’ai pas entendu ».

En postulant que les errants sont des drogués, des paresseux, des personnes violentes, l’individu ordinaire justifie le fait de feindre de ne pas voir ces derniers lorsqu’ils sont en situation de quête. En invocant une supposée menace et en prétendant agir pour leur sécurité, ils ne sont alors pas soumis à la critique de l’intolérance. Les commerçants peuvent ainsi à loisir faire appels aux forces de l’ordre pour évacuer ces fauteurs de troubles qui pourtant n’ont commis aucune infraction.

 Jon 2008 : Ah ouais ? Ben y a eu euh… un article de fait justement dans l’Sud-ouest sur la zone, comme quoi euh, t’as plein d’commerçants qu’ont porté plainte et tout cont’ nous par ce qu’on était nuisible à leurs affaires et tout. Surtout les commerçants euh tu vois du début d’la rue Y à (nom d’un magasin) quoi.

Le stigmatisé ne bénéficie pas de la considération, ni du respect des normaux. Il est considéré comme inférieur et pour les errants comme responsable de sa propre déchéance. Les problèmes de drogues renvoyant à un manque de volonté, à une faute contre soi et la société, la saleté à l’animalité, et la pauvreté au manque de performance, le toxicomane voit alors son statut d’être muté en celui d’animal sauvage, non éduqué, inéducable et incontrôlable.
Bruno : Bien sur. Ben, malheureusement, c’est pour eux…on est des gens pas normales quoi. (…). T’as raison d’le dire. C’est vrai quoi, les gens nous considèrent comme des gens pas normales quoi ! Un peu fou quoi. C’est vrai y a des gens qui nous voyent pour des fous. Après, on nous a étiqueté voilà quoi. Et ça on l’changera pas, j’crois.

Charlotte : Pour des sous-merdes, quoi, c’est ça. (…). On est des moins que rien, quoi.

De plus toute action servant à se défendre du stigmate serait interprétée comme une preuve directe de sa défaillance. En voulant expliquer ce qui fait leurs spécificités, leur choix de vie, les errants ne font que apporter de l’eau au moulin de la discrimination, en accentuant leurs attributs et en les rendant encore plus visibles aux yeux des normaux, ceux-ci en retour, s’appuyant sur leurs propos, leurs attitudes vont pouvoir justifier leurs réactions vis-à-vis d’eux.

Jon 2008 : Et y a re-eu un article et tout comme quoi c’était scandaleux qu’ un journaliste prenne la défense euh... des SDF et tout. Qui puisse passer un article comme quoi on est limite des êtres humains et en fait, c’est pas bien, on a pas l’droit vivre quoi.

Toutefois, le stigmate n’est pas une simple attribution de critères et de catégorisation par les normaux à l’encontre des errants, il est issu avant tout des interactions sociales entre ces deux groupes. Les commerçants et les policiers hostiles à la présence des mendiants et soutenus par la loi anti bivouac (nommée aussi loi anti-rassemblement) vont développer un ostracisme qui en retour va générer des provocations. D’après E. Goffman, le problème du stigmate va se poser d’autant plus intensément que les normes auxquelles ils ne répondent pas sont appliquées. Or, qu’il s’agisse des normes corporelles, de pacifications, ou de la consommation de drogues et de la mendicité, nous assistons à l’heure actuelle à leur intensification par une politique d’autant plus coercitive qu’elle s’appuie sur l’auto contrôle de ses membres, voire depuis peu sur un retour du contrôle étatique. En refusant d’adhérer à cette forme de surveillance endogène et exogéne dictée par le système, les errants signifient leur désir de disposer d’eux-mêmes et projettent aux regards de tous le fait de ne plus faire corps avec le corps social·.
Du reste, l’individu stigmatisé suppose que sa différence est visible et développe un sens de l’interprétation quant aux actes des normaux qu’il perçoit comme accusateurs. Par exemple, quand une personne passe devant les errants en situation de mendicité et ne leur adresse pas la parole, il se peut que cette dernière puisse être absorbée par ses pensées, écoute de la musique dans un baladeur, ou soit simplement mal entendante. Dans ce cas-là, il n’y a aucunement volonté de contrer une interaction possible, mais les toxicomanes perçoivent cette attitude comme une humiliation, un dénigrement liés à une mauvaise image d’eux.
La conscience du stigmate chez les errants est d’autant plus importante que ce dernier n’est apparu que tardivement par rapport aux individus handicapés de naissance. Ils connaissent tellement bien les normes et le sort réservé aux stigmatisés qu’ils ont du mal à se réidentifier. Cette connaissance est décrite par E. Goffman grâce au concept de processus de l’itinéraire moral. En première instance, les individus toxicomanes sont socialisés comme tout un chacun et apprennent le point de vue des normaux, l’image de soi que propose la société et à laquelle ils se doivent d’adhérer. Puis, dans un second temps, ils s’aperçoivent qu’ils sont détenteurs d’un stigmate et conscientisent, du fait de leur précédente intériorisation de normes et des critères sociaux, les conséquences de celui-ci.
Le stigmatisé bien que revendiquant son sentiment de normalité est en même temps lucide de sa non-acceptation par les autres, par sa connaissance des normes sociétales. Il est donc pris au piège entre une prise de conscience de sa différence dépréciative et le désir de revendiquer, d’être perçu et de se vivre comme ordinaire.

Jon 2008 : J’pense que tu vois, c’est plus pour nous faire chier nous parce que j’ai croisé plein d’monde avec des bières et qui discutaient avec les CRS et tout euh, i’s faisaient pas emmerder quoi. C’est voilà, c’est chez Monsieur Jupé grand ami de Sarkozy qui veut nous faire partir quoi.

Bruno : Qu’est c’que la normalité ? Telle est la question.
Charlotte : Êt’ normal, mon père et moi… « Pourquoi j’ai pas une fille normale ? »
Bruno : Chacun sa perception d’la normalité.
Charlotte : « Pa’c’que toi t’es normal ? Excuse- moi si toi t’es normal… »
Bruno : Chacun ça perception d’la normalité, tu vois. Pour moi, c’que je suis c’est normal, quoi.

De plus, il accepte et fait siens les attributs et la réaction de rejet des autres individus.

Charlotte : Nous on l’sait qu’on aurait qu’à faire que ça pour… ne plus s’faire regarder…
Bruno : J’ai pas envie.
Charlotte : Pour ne plus s’faire contrôler mais on veut pas, quoi. Se s’rait s’mentir à soi-même, quoi.

Il finit donc par en tirer parti, en se conformant partiellement à ce qui est attendu de lui par les normaux en tant que stigmatisé. Quitte à être dénigré, autant profiter de ce statut pour quémander de l’argent et justifier, voire exiger l'aide que toute personne anormale est en droit de recevoir. La stigmatisation entraîne donc des stratégies adaptatives pour la rendre profitable en partie.

Bruno : Après j’veux bien m’en sortir, j’veux bien qu’on … Mais qu’on m’donne des atôuts, qu’on m’donne euh… qu’on essaye de m’aider dans mon sens, et après ouais.

Faisant sienne ces caractéristiques discriminantes, il va même jusqu’à les intégrer dans sa personnalité. Le look traveller devient alors la retranscription du moi profond des errants.

Bruno : Ben c’est mon identité, c’est ma personne, quoi. J’me cache pas d’ma personne. C’est mon, c’est mon moi-même quoi. C’est… j’vais pas m’habiller bien pour des gens quoi. J’suis moi-même, on m’accepte comme moi-même et puis voilà quoi.

Les attitudes elles-mêmes vont devenir assumées et partie intégrante de la personnalité. Si les errants sont perçus comme des délinquants, des drogués pourquoi alors tenter de dissimuler les prises de stupéfiants ? Pourquoi ne pas être un arraché ?

Charlotte : Pa’c’que nous on est des arrachés, on le montre, eux ils le montrent pas.
Bruno : Eux, c’est pas des drogués, eux i’z’ont l’droit. (en parlant des goldens boys qui consomment de la cocaïne)

En outre, comme le démontre l’expérience de Charlotte dans son ancien lycée, le seul fait d’être en présence d’amis errants, porteurs d’attributs physiques disqualifiants, lui transmettrait le stigmate et pourrait conduire l’équipe éducative et l'établissement à être eux-mêmes discrédités par contamination. Ceci s’expliquerait par le mécanisme social qui fait que l’identité sociale de ceux se trouvant en présence d’un individu, peut servir d’information sur sa propre identité sociale. Le stigmate devient alors contagieux.

Bruno : « Elle a pas à traîner avec des zonards, elle a pas à… ». C’est c’qu’i' disaient.
Charlotte : J’ai pas à aller au Lycée, à traîner avec des zonards. (…). J’me suis fait renvoyer du M pour ça.J’ me suis fait renvoyer pa’c’que j’traînais avec des zonards.

L’écart entre l’identité virtuelle et réelle d’un individu compromettrait l’identité sociale et couperait l’individu de l’environnement social et de lui-même, devenant « la personne discréditée face à un monde qui la rejette. » . Cette identité de grand toxicomane délinquant, prêt à tout pour obtenir de la drogue, va se heurter à celle d’être libre détaché de toute matérialité, sympathique, …, tout ce qui pourrait constituer une personnalité, et va ainsi altérer l’identité sociale des errants, devenus des parias. Par la reconnaissance cognitive, acte perceptif, et la reconnaissance sociale qui représente la part prise dans une cérémonie communicatrice, le public réagirait différemment en fonction de sa réputation. Les normaux fonderaient un système de contrôle social informel, élaboré sur la mauvaise renommée, à laquelle contribuerait le public. L’individu errant réputé, est alors frappé d’infamie par l’existence de présupposés, de préjugés chez chaque passant qui s’incluraient dans une vision plus large, celle du public. L’image publique serait faite de faits restreints et choisis, rendus spectaculaires et présentés comme un tableau total.

Jon 2008: Non, non, c’est les gens qui nous considèrent en bas de l’échelle. Mais moi j’m’sens pas du tout, du tout, du tout en bas d’l’échelle.

Bruno : Ça peut arriver à n’importe qui. Regarde ! J’ai rencontré un gars qu’était professeur…(…). Il est tombé à la rue.
Charlotte : Professeur de Philo, il a pété un plomb…
Bruno : Il a pété un plomb, i’s’est r’trouvé à la rue.
Charlotte : Ça f’sait quand même d’puis trois mois, hein.
Bruno : Professeur de philo quoi t’imagines ! (…). Ça peut arriver à n’importe qui, quoi. C’est pas qu’des gens comme nous, quoi !
Charlotte : Un pétage de plomb, t’arrêtes de travailler, tu t’retrouves dehors et voilà ça va vite.
Bruno : Et le gars il a tout perdu du jour au lend’main. (…). Et on s’est pas occupé d’lui. Pourtant, il a travaillé au fond. Pourquoi il a bossé des années ? Il a aidé des gens mêmes ! On l’a aidé pas plus. Non que dalle, quoi ! On l’a laissé plus au contraire quoi. On lui a dit « Écoutes tu t’débrouilles, quoi !

Charlotte : I’savent c’qu’on leur montre.
Bruno : C’qu’on a envie d’leur montrer quoi. Et c’est pas forcément le meilleur quoi. Charlotte : I’savent pas c’qu’on vit, c’est total’ment différent, quoi.

Ce professeur dont ils parlent s’est vu en effet disqualifié socialement malgré un parcours précédent adhérant à la norme sociale. Perdant son emploi après des difficultés psychologiques, la prédominance accordée à son identité virtuelle de sans emploi aurait entaché son identité réelle, voire personnelle—puisque aucun de ces collègues ne l’aurait aidé— de personne enseignant aux enfants, aimant sa vie ordinaire. L’identité virtuelle selon les errants se construirait en partie sur le manque de compréhension et de connaissance de chacun (présupposés, préjugés) et sur des informations médiatiques, donc l’image publique qui définirait les attributs stigmatisant et les stigmatisés. Les normaux centrés sur ces critères, les adopteraient comme vérité en les prolongeant à toute la personnalité de l’individu désigné, sans se préoccuper de leurs bien fondés. Une fois étiqueté comme déviant, le public oublierait alors ce qui fondait l’identité réelle de la personne au profit d’une catégorisation basée sur des présupposés, des stéréotypes et des normes. En effet, que fait un enseignant à la rue ? Cette transgression de la norme sociale qui ferait qu’un professeur se devrait d’être un modèle social pour ses élèves et non un SDF (avec toutes les interprétations sociales que cela implique), ne pourrait conduire qu’à la supposition que cette situation lui est imputable. Manque de volonté, faiblesse mentale, maladie psychiatrique, fainéantise, être malsain... voilà peut-être quelques-unes des pensées de ses collègues et du public.
Ainsi, la déviance, deviendrait une identité sociale, et ne serait pas liée au seul comportement transgressif d’un individu. Elle serait la conséquence de la construction de normes par un groupe social, additionnée à une catégorisation. L’individu est alors qualifié de déviant par la genèse même de ces normes. La déviance ne serait pas seulement un acte mais la conséquence de l’application de principes et de sanctions. Pour Becker la déviance serait « le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui aux yeux du groupe a transgressé une norme ». La personne déviante serait celle qui serait étiquetée comme telle par les membres d’un groupe. Elle deviendrait « l’étranger » , « l’outsider » qui verrait son statut alimenté de plus, par l’importunité que génèrerait son stigmate dans l’interaction sociale. Cette gêne serait entre autre induite par le sentiment d’autodestruction corporelle qu’interprèteraient les normaux du rapport au corps des errants. Témoin de leurs dégradations corporelles par la saleté, l’amaigrissement, le manque d’autocontrôle sanitaire et esthétique, le public se trouverait face à sa propre décrépitude inéluctable et ne pourrait la tolérer. Le renvoyant à sa propre mort, crainte qu’il tenterait de désamorcer continuellement, le toxicomane lui signifierait son impuissance à acquérir une immortalité. Les individus ordinaires vont alors l’exclure de toute interaction de face à face. L’apparence corporelle des errants devient alors un stigmate dont le foyer apparent, sphère d’activité d’où le stigmatisé est rejeté, se situerait au sein de ces interactions.

Charlotte : I’m’ont dit qu’ j’étais suicidaire, dépressive. I’m’ont catalogué comme ça. I’m’ont filé… « Tiens s’rang là ». Moi j’en est jamais fait, j’leur ai dit j’ai envie mais j’le f’rais pas tout’façon, donc : « Qu’est-ce que vous allez faire ? ». J’vais pas m’suicider j’en ai envie mais j’le f’rais pas. Je sais qu’j’y arriverais pas donc euh…

Comme l’illustre, le parcours psychiatrique de Charlotte, l’école encombrée par ses stigmates de toxicomanes, qu’elle interprétait comme un suicide à petit feu, aurait préféré demander un enfermement plutôt que de devoir subir leurs visions, dans les relations de tous les jours.

Si la position de stigmatisé et le stigmate définissent personnellement chaque errant, la façon collective dont ils l’expriment et la récurrence des attributs pose la question du groupe d’appartenance, de l’existence d’une idéologie commune, d’une sous-culture qui serait la leur.
3. 1. 4. 3. L’idéologie tatouée dans les pratiques du corps.
Si le corps transmet les stigmates de la différence, il est aussi vecteur d’idéologie. Comme le signifie Wallon, le corps aurait avant tout pour fonction la communication avec l’autre. Merleau-Ponty avance que les habitudes corporelles répondent à des projets de l’individu dans une perspective adaptative d’être au monde. En ce sens, il semble important de décrypter la façon dont l’idéologie des errants se traduit par le corps afin d’en comprendre la portée fonctionnelle.
Sept grands thèmes relevant de leurs valeurs et croyances ont pu être dégagés de l’analyse transversale des entretiens : la liberté, le droit au plaisir, le rejet du consumérisme et du matérialisme, la dénonciation de l’égoïsme, la défense de la solidarité, le refus de la pacification liée à la conception d’un homme mauvais par nature, et finalement la tolérance à la différence.

Jon 2007 : Valeur: déjà Fraternité, respect, no jugement, no vol, entraide.

La liberté qu’ils évoquent tous de façon récurrente et massive dans leurs propos se traduit aussi bien par le fait de ne pas vouloir travailler pour subvenir à leurs besoins que par celui de faire appel aux donations individuelles ou de l’Etat.
Aucun d’eux ne semble vouloir en effet soumettre son corps à des contraintes d’horaires, de postures, d’efforts, de surveillance qui caractérisent sa gestion dans le monde professionnel. Ils n’y trouveraient aucun intérêt, si ce n’est une entrave à leur système de vie. Faire partie de la société relèverait même pour Jon de la lobotomie. La vie ordinaire serait essentiellement faite de contraintes, d'ennui, ne correspondant pas à une vie « d’éclate » à laquelle ils aspireraient. Ils préféraient donc se reposer sur le choix laissé à chacun de leur venir en aide. Par cette technique du corps, la manche, ils signifieraient leur désir d’autonomie, face à l’injonction de pourvoir par l’activité professionnelle à leurs besoins, rattachée à la participation collective à la société. Préférant se reposer sur la solidarité entre êtres humains, et la conscience tolérante de chacun à accepter ce mode de subsistance, peu enclin à la performativité sociale par le travail, ils se dégageraient de la norme sociétale du « self made man ».

Bruno : Non, non, main’ant on s’débrouille, quoi. Y a toujours des moyens, faut pas dire que… non, non. Y a des moyens. Y a des assos qui donnent d’ la bouffe, y a toujours l’système D puis ce côté… c’côté là aussi j’aime bien, tu vois c’que j’veux dire.(…). Le seul truc qu’on d’mande aux gens, ben… c’est un peu d’la monnaie et tout mais bon voilà on les oblige pas, tu vois c’que j’veux dire. (…). Les gens i’donnent par eux-mêmes. Après les gens i’donnent, i’donnent quoi, tu vois. T’en mieux pour nous, quoi.
Charlotte : C’est ça, on leur met pas l’couteau sous la gorge.

Bruno : C’est chacun ça p’tite vie, quoi. Pas d’vie à côté c’est très… Tandis qu’nous non, c’est… on essaye…

Clara : J’suis assez individualiste j’suis pas très sociale non plus ça dépend des jours,... j’aime bien être seule aussi, être individualiste ça m’ dérange pas trop mais des fois ça m’énerve, aussi quoi, que'qu’un qu’a pas 10 centimes, la personne elle donne tous les jours 10 centimes à la fin du mois ça lui fait 3 euros, c’est bon quoi.

Clara : (Parlant de son voyage en Afrique). Tu vois la mobylette elle s’est arrêtée en panne quoi. I’ sont arrivés à 4 pour aider à pousser.En France, tu t’arrêtes dans la rue en mobylette, t’as toutes les voitures qui vont passer devant ta gueule, t’as personne qui va appeler quelqu’un, t’as personne qui va v’nir t’aider. En fait, ils sont précipités pour v’nir t’aider. I’ sont vachement solidaires.

Les injonctions sociales de performance ou de réussite socioprofessionnelle paraissent totalement absentes de leurs projections et même de leurs pensées. Par contre l’épanouissement personnel semble au centre de leur préoccupation future, avec une forte référence à la liberté et à la jouissance. Ainsi, le contrôle des corps par la structure sociétale se trouverait mis à mal.

Passe-muraille : Ma liberté c’est tout c’que j’ demand’. Après, tout c’qui est tune et tout ça j’en ai rien à foutre. Pour moi, j’sais pas pour les autres, j’sais pas pour moi, tout ce que j’veux c’est ma liberté. J’ai pas envie travailler pour payer un loyer. Dans not' vie on est là pour en profiter, on est pas là pour être des esclaves,

Cette indépendance serait de plus réaffirmée par le choix vestimentaire, fait de récupération contredisant le modèle consumériste et matérialiste.

Passe- Muraille : Mon père m’a dit soit différent des autres, moi je suis différent. I’ sont tous avec leur pento gel, leurs bordels, euh à 3000 euro le jean j’sais pas quoi c’est bon. J’ai toujours été comme ça toujours été comme ça, depuis qu’je suis né j’suis comme ça, j’ai jamais trop aimé la tune, ça sert à rien,

Clara : J’m fous d’avoir 3 millions d’être à la mode j’m en fous, être mal habillée avoir des trous dans les pulls j’m'en fous, j’ai pas froid,


Cette opposition à la consommation se retrouverait en outre dans les pratiques alimentaires. N’achetant que le strict nécessaire du fait du peu de moyens qu’ils possèdent ou de par sa provenance grâce aux dons, peu de choix alimentaires leur seraient proposés. Ne revêtant apparemment aucune espèce d’importance, le principal résiderait dans le fait que la nourriture puisse pourvoir à leur subsistance et puisse leur accorder des temps de partages et de convivialité. Jon évoquera même son passé dans la ferme de ses grands parents comme modèle d’autosuffisance.

Jon 2008: Non, carrément pas. Pratiqu’ment tout c’qu’on mangé ça v’nait d’la ferme.

Clara : Nous c’qu’on veut tous quoi, c’est plus tard avoir une maison à la campagne, un grand terrain et vivre de notre potager, enfin vivre nous même de not’ propre truc à nous quoi. Moi j’ai envie d’avoir des vaches. I’ sont tous foutus ma gueule ces connards. Moi j’ai envie d’avoir des vaches, quoi. Comme ça après j’ai mon propre lait, mon propre steak, ce s’ra nickel pour moi quoi, j’ai envie d’vivre à la campagne, quoi, comme les schtroumpfs en fait, comme la maison des stroumpfs sans argent et tout.Et l’seul argent qu’j’aurai, ce sera assez pour payer l’ terrain, pour payer la bouffe de base, style du riz, pâte, niania. Mes potes à moi, c’est leur truc aussi quoi. Et après si tout le monde fait ça j’veux dire, les entreprises, elles marcheront plus ni rien. On va s retrouver au temps des rois, quoi.

Par conséquent, les pratiques alimentaires qu’ils plébiscitent sont empreintes d’idéaux de sous-consommation (se référant aux principes de décroissance que l’on voit apparaître dans les mouvements alter mondialistes), d’autosuffisance et d’autoproduction comme dans les anciennes communautés hippies, qui ne voulaient pas participer à la société de façon financière. Cette autoproduction permettrait en effet, aux errants de rester en marge de la société, de ne pas y concourir. Ceci ne renverrait-il pas à contester l’idéologie de l’Etat providence, mère nourricière de la population ? Renvoyant à l’État une image d’une mère insuffisamment bonne, les errants par leur indépendance, ne lui signifieraient-ils pas son manque de holding ?
De plus, détachés de toute conception sanitaire, calorifique, diététique de l’alimentation, ils projettent aux yeux de tous ce qu’elle était fondamentalement, un moyen de vivre, de faire fonctionner le corps, et renvoient par ailleurs le paradoxe d’une société de pleine abondance où l’individu est tenu de se restreindre pour conserver une forme corporelle acceptable. En revenant à ce que le corps a de plus organique, ils assument l’animalité de ce dernier en le désacralisant, en lui ôtant ce que nous avons pensé être une spécificité humaine.
« Pour se libérer le corps doit transgresser sa dimension sacrée ». La sainteté du corps en effet, résidant dans l’élimination de ses défauts grâce aux technosciences (seul champ où nous continuons de penser que le progrès engendrera le bonheur) se trouverait totalement contredite par le fait même que les errants les revendiquent, ne les camouflent pas et par la non-croyance dans le progrès. Cette animalité du corps se témoignerait d’autant plus intensément qu’ils dégagent pour certains des odeurs corporelles très fortes.

Jon identifie l’homme à un parasite sauvage, détruisant, avilissant tous les êtres qui l’entourent.

Jon 2007 : On est des putains d’parasites ! Tu t’rends compte de toute la sauvagerie qu’y a eu depuis qu’l’être humain est là ! T’sais entre l’esclavage, l’apartheid, les guerres, le racisme, l’homophobie, t’imagines en 100 ans comment on t’a pété la planète ! En 100 piges ! Alors que, attends, la vie qu’y a eu, t’sais, des millions d’années quand même, regarde comment on a pété cette planète en 100 ans ! Va s’y ! ouah ! l’progrès ! l’progrès ! ben ouais l’progrès ok. Voilà mais faut p’t’être arrêter ! T’imagines, dans 50 ans y aura plus d’pétrole. Tant mieux d’ailleurs ! Au moins on s’bougera not’ cul tu vois. On roulera p’t’être tu vois en voiture électrique , même rouler à pied c’est pas plus mal.

Ce serait aussi la croyance en une humanité mauvaise, agressive, individualiste toujours en quête de domination qui justifierait l’idée que la pacification n’est qu’une vaste illusion. Patrick d’ailleurs utilise la métaphore des loups pour expliquer les rapports humains, rappelant la fameuse phrase de J. P. Sartre « L'homme est un loup pour l’homme. »
Patrick : Dans la rue, c’est une meute de loups. Y’a des loups sympas, y’a des loups si i’ peuvent te faire toutes les misères du monde i’ te le font. ”

La confrontation à la violence serait régulière, comme partie intégrante de leur quotidien. Tous, mis à part Patrick, racontent des épisodes agressifs avec une certaine jubilation, un détachement indiquant la normalité, la banalité de ce type d’événement. La violence rythmerait leur quotidien, qu’elle soit auto (prises de risque par produits...) ou extra dirigée. Pour les errants, la pratique de la violence ne serait qu’une mise en lumière du caractère profond de l’humanité et toujours une perpétuelle lutte contre les autocontraintes soutenues par des normes implicites.

Passe-Muraille : Avec des potes, on’s mettait en forme. On picole, on picole comme des porcs et fallait toujours qu’y en est un d’entre nous qui disait : « Vas-y on va faire une chasse aux Skins pour triper ! »

Bruno : Et ça v’nait des Spiral tribes qu’étaient r’cherchées par Interpol et tout, pour euh… trafic de LSD, machin. C’étaient des marginaux, quoi. Comme chez eux on les a pas acceptés, i’sont v’nus en France, i’z’ont lancé l’mouv’ment, et voilà, quoi. Et les gens s’sont identifiés quoi. Moi j’me suis identifié à ça. Et oui. C’est intéressant c’mouv’ment tu vois c’que j’veux dire. Ça existe depuis longtemps. Tu prends les hippies à l’époque en 68, c’est un peu l’même mouv’ment en fait, si tu suis par là, quoi. (…). C’qui change c’est l’ look mais c’est les mêmes revendications sinon c’est quoi c’qui voulaient les soixante-huitards à l’époque, c’était le côté libre, le côté euh…
Charlotte : Ouais voilà c’est ça surtout, c’est que la société, elle a évolué d’une façon …on peut plus être bisousnours, dans not’ système, ça devient plutôt… obligé d’êt’ plus cruel, d’êt’ plus trash pa’c’que c’est plus …La vie est d’v’nue plus dure, quoi. Les gens sont moins gentils, les gens sont…
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La dénonciation de l’égoïsme social serait contenue tant dans la manière dont ils se procurent la nourriture (par le don), que dans le fait de la partager en squat, de faire des courses communes. Les achats de produits psychotropes, leur utilisation illustreraient aussi cette envie de solidarité, de partage. Il y aurait donc plusieurs façons de faire : soit chacun achèterait ce qu’il veut, s’avancerait de l’argent, des produits, se rembourserait, soit il y aurait communalisation des produits ou des fonds.

Passe Muraille : Celui qui veut acheter du bédot, il en achète, celui qui veut acheter d’la coc, il en achète, celui qui veut d’la rabla, il en achète. Puis après tu d’mandes pour que tu m’dépannes ci, j’te dépanne ça, puis demain, voire la semaine prochaine si j’ai trouvé quelque chose... puis voilà ça marche comme ça. ”

Bruno : On s’partage... (…). C’est mieux d’s’faire ça en…On s’fait ça en groupe. On s’amuse.
Charlotte : C’est rare qu’on s’prenne , on s’mette dans n’aut’coin. C’est clair. (…). J’vois pas l’intérêt d’prendre mon produit toute seule dans ma chambre, quoi.
Tristana : Ouais, si t’en as tu vas en offrir aux autres…
Bruno : Ben, voilà, c’est pareil. Vice-versa, quoi. J’aime pas prendre un produit tout seul. J’préfère profiter avec des amis

Par contre, si une personne est sous l’emprise de psychotropes et que les autres n’en n’ont pas, il n’est pas convenable de le leur indiquer afin ne pas leur faire envie. Cette attitude dénote de l’empathie dont ils peuvent faire preuve les uns vis-à-vis des autres.

Passe-Muraille : Si y’en a un qui arrive défoncé, généralement on évite de faire ça pour pas dégoûter les autres.

L’entraide, le respect, le don, l’écoute des autres seraient semble-t-il, toujours au cœur des pratiques.
Notons tout de même que si le partage semble être une composante des pratiques alimentaires et psychotropiques, lorqu’il s’agit d’échanger son matériel d’incorporation de stupéfiants, il semblerait qu’il y ait nécessité d’une relation affective plus approfondie. Passe-Muraille lui, céderait ou consentirait à ne prendre la paille que de son ami de rue qu’il connaît depuis quatre ans, en précisant que l’utilisation ne se ferait pas du même côté. Par ailleurs, les prises de risque, en termes d’échange de matériels, ne paraissent pas être ne soient pas choses courantes, ni valorisées, mais lorsque celles-ci surviennent, la relation amicale avec le prêteur soit indispensable, comme si elle garantissait la non contamination.
Les préservatifs lors des rapports sexuels ne sont pas utilisés. Les arguments les plus avancés sont presque similaires à ceux évoqués pour la qualité des produits et l’échange de matériel. La connaissance du partenaire là aussi jouerait un rôle protecteur. Cette interprétation est liée à la notion de confiance, élément fondamental de leur façon de vivre.

Charlotte : Ben, la confiance, ça s’règle sur la confiance tout d’abord. Y a qu’ça.
Bruno : La confiance, beaucoup d’confiance tu sais.
Charlotte : Y a qu’la confiance entre nous, quoi. Qu’est c’tu veux d’aut’ quoi ?

Patrick : L’excitation sexuelle faisait que j’m’en foutais; et parfois j’avais aussi confiance en la partenaire.

Passe-Muraille : Jamais de préservatif. J’connais un minimum la personne (...). J’y pense pas, j’y pense plutôt avec la drogue.

Les notions de partage de plaisir, de confiance réciproque semblent beaucoup plus centrale dans cette conduite que les notions de contamination, de protection. Comme si se protéger des maladies par une barrière plastique revenait à se murer matériellement et symboliquement de l’autre, et faisant obstacle à une confiance mutuelle susceptible d’engendrer une relation moins affective.

La mise en péril du corps servirait de communication passant par la revendication d’une vie d’éclate, de sensations, de découvertes, d’aventures, de l’incertain, produisant justement le piquant de la vie. Ces conduites à risque se déroulant dans des champs non attendus socialement comme celui de la santé, de l’intoxication, de la vie dans la rue sans domicile, donneraient accès à la revendication à disposer de soi, devenant un vecteur de réalisation personnelle, dans un militantisme politique faisant écho aux principes de la contre-culture Américaine, de Mai 68 et du mouvement punk. Ces prises de risque remettent en cause les principes d’une éducation tutélaire sociétale implicite, visant l’autocontrôle véhiculé par les normes sociétales. Il s’agit alors de s’émanciper sur le plan culturel en plébiscitant le plaisir personnel, critiquant le droit du public à interférer dans le privé. Si notre société promeut l’hédonisme, celui-ci se trouve cadré par les autocontrôles que lui fixent les normes sociales. Or, c’est un hédonisme total, sans limite que les errants brandiraient, dégagé des dictâtes de beauté, de formes, de performances physiques mettant à nu l’hypocrisie d’une libération du corps qui n’a apparemment jamais vraiment eu lieu.

Le corps mouvant, transcendant les frontières incarnerait encore une fois l’idéologie libertaire. Refusant la sédentarisation, les errants s’opposeraient à une identification administrative, réfuteraient la notion d’appartenance à une nation et peut-être même ce qui est au cœur du débat actuel « l’identité nationale ». Ainsi ne se sentant pas membres d’un pays, ils utiliseraient la mondialisation, non comme possibilité d’échanges commerciaux, économiques mais comme opportunité à rencontrer l’Autre dans sa différence et son enrichissement avec toujours comme principe sous-jacent la Wanderlust.

Bruno : On a envie d’voyager comme j’t’ai dit prendre mon camion et bouger quoi. Le côté traveller quoi tu vois.Aller dans d’aut’ pays, voir d’aut’cultures, garder la même… voir d’aut’ gens dans l’même style que moi et voir d’aut’cultures dans d’aut’ pays quoi.

Comme précédemment décrites, les conceptions errantes qui rejaillissent dans le corps semblent inverser les normes communes et même les provoquer. Les normes choisies seraient en opposition avec celles du système sociétal, pour créer une rupture symbolique une communication, et formeraient par ces faits une subculture, une contre-culture. Cette construction culturelle serait liée au fait que « le stigmatisé se définit comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain alors même qu’il se conçoit comme quelqu’un à part. ». Pris dans ce dilemme, les errants chercheraient une stratégie pour s’en sortir, une idéologie leur permettant de réduire cette incohérence, donnant un sens à la situation. Les conseils des professionnels alliant normalisation et défense contre une sur-normalisation, conseillant la dissimulation partielle de leurs différences et le refus d’une identification à une attribution stigmatique trop négative, les pousseraient à devenir observateurs contestataires des relations humaines. Les conséquences alors seraient doubles. D’une part, les errants mettraient entre parenthèses les interactions sociales ordinaires avec les normaux pour les transformer en interactions purement de profits ; d’autre part, leur prise de conscience du stigmate serait d’autant plus accentuée. « (…) Les conseils adressés à l’individu stigmatisé traitent souvent des parties de son être les plus privées et les plus honteuses; il voit les plaies les plus enfouies touchées et examinées avec ce détachement clinique actuellement à la mode en littérature. (…) Ses fantasmes d’humiliation par les normaux et de revanche définitive lui sont renvoyés, concentrés et reliés. ». De ce fait, comme mode de défense à ces intrusions à ses ressentis dévalorisant, les contacts avec les normaux vont alors devenir un temps où les errants majoreraient les mérites, les qualités, les idéaux de leur groupe et plébisciteraient ce dernier. De là, ils traqueraient dans le discours des normaux tout ce qui pourrait justifier leur intolérance et les prendre en faute.
Par cette politisation, le stigmatisé s’éloignerait encore plus des normaux ; ce qui concorderait, par cette sur-visibilité des stigmates—due à la forme revendicative— avec les attentes différentielles du public.  C’est donc en cela que la stigmatisation de plusieurs individus, dans notre cas les errants, concourrait à la création d’un groupe soudé par une souffrance similaire, à la naissance d’une culture de substitution.
3. 1. 4. 4. L’apparence ou le signe d’appartenance au groupe traveller.
Le look, décrit plus haut, qu’arborent les errants aurait une utilité suplémentaire à celles évoquées antérieurement. L’allure traveller de Jon, Bruno, Charlotte, Clara, permettrait de signifier l’adhésion au mouvement musical techno, fait de tribus voyageant en camion. Passe muraille, lui paraît s’affilier plus au style punk, écoutant la musique y correspondant. Vraisemblablement, ces deux types de style bien que divergents, ne créeraient pourtant pas de scission dans le groupe des errants. Ces deux entités ne conserveraient qu’une dissimilitude superficielle, car tous écouteraient de la musique punck et techno.

Bruno : Travellers. Ben, moi j’me considère comme travellers. Après t’as l’kepun mais c’est d’venu en fait…t’vois le kepun, y a eu les travellers, vu qu’on a tous le même esprit c’est d’venu… ça c’est mélangé quoi en fin d’compte. On s’est tous rassemblé, on va dire un peu comme ça. C’est culture underground…

Passe-muraille : La musique on écoute tous pareil du harcore, du core, du punk, des trucs comme ça. Moi temps en temps, j’aime bien taper du bon vieux rap

Elles seraient donc regroupées. Et pour plus de lisibilité j’emprunterai les termes de culture underground, puisés dans les paroles de Bruno pour identifier cette association. Cette terminologie étymologiquement indique ce qui se passe sous terre, elle nomme aussi le métro, le passage de clandestins (to go underground), évoquant, peut-être, leur sensation d’être mis à l’écart, d’être « en bas de l’échelle » (Jon 2008) sociale, terrés, dissimulés sous l’asphalte de la rue. Elle contient donc, en elle-même, la notion de stigmatisation, de marge, de vie dans la rue et en même temps, fait écho au mouvement de la Factory des années 70 de Warhol et du Velvet underground, utilisant les codes publicitaires de la société de consommation pour la critiquer, avec en arrière plan les prémisses du « No future » traduit entre autres par leur importante prise d’héroïne.
Par conséquent, cette apparence, dotée de divers emprunts culturels (sur le plan artistique), permettrait  aux errants d’être reconnus et de se reconnaître entre eux.

Bruno : C’est plus un repère quoi. Par exemple j’croise des gens dans la rue qui sont quoi voilà…c’est tout’suite on s’connaît, on va s’parler, on s’connaît pas forcément mais on va s’parler parce que bè voilà, on sait qu’on est dans l’même mouv’ment. C’est plus un m… , c’est plus devenu un mouvement quoi j’sais pas comment t’expliquer ça, quoi. Bè comme tu disais d’t’à l’heure une tribu, bèè une tribu ça s’fait par des… par un look, par un … t’vois des indiens i’s’mettaient des …( mimant le maquillage indien du visage). Ben, nous on s’met des piercings, on s’donne un look pour euh… « Salut, ben, moi j’fais partie d’ce groupe là ».

Ce type de catégorisation sociale servirait à se repérer dans l’espace social en stéréotypant les groupes au moyen de leurs apparences. Ainsi identifiés les errants ne pourraient alors interagir qu’avec leurs semblables et éviteraient tous types d’interactions ou en privilégieraient certaines de type utilitaires, avec les normaux ou autres groupes qu’ils ne veulent pas fréquenter.

Charlotte : Tous les racailles et tout, i’nous donnent plus que des bourgeois, quoi. Ça c’est sûr. (…). Pa’c’que i’… même si i’conçoivent pas, quoi, i’comprennent pa’c’qu’i sont plus ou moins dans la même galère.
Bruno : I’sont dans la même galère que nous, dans un sens. (…). On leur met des bâtons dans les roues à eux aussi, pour d’aut’ choses mais…
Charlotte : Même si c’est différent. I’savent qu’i’sont eux habillés en racaille, qu’i’vont s’faire emmerder autant par les flics que nous. On est aussi…(…). Par contre, i’pourront jamais êt’ nous pa’c’qu’i’ l’supporteraient pas. Pac’qu’i’y a trop c’ côté matériel dans c’mode de vie qu’est hyper important.
Bruno : Puis i’z’ont une fier’té, quoi, i’z’ont une fier’té.
Charlotte : C’est un truc que nous on a pas, quoi.

Si Charlotte, Bruno, décrivent leur look comme appartenant à un mouvement, ils insistent aussi sur sa singularité. Jon, lui se défend de toute appartenance à un clan alors qu’il évoque le groupe comme étant une famille. On ne peut savoir alors s’il y a réellement et rationnellement un sentiment de vraie adhésion groupale avec des liens affectifs, ou s’il s’agit d’un mode de vie adapté à la violence de la rue, donc revêtant une fonction purement utilitariste, adaptative à l’environnement.

Jon 2008 : Moi j’suis d’Jon, j’suis moi. Je suis pas j’fais pas partie d’un clan, j’fais pas partie d’une mode, j’fais pas partie d’un mouvement, d’un groupe ethnique, j’suis un individu et j’vis comme un individu qui a choisi peut êt’e un mouvement mais j’en fais partie quand même.

Entre des croyances, des pratiques, des références artistiques, des normes communes et cette évocation d’une individualité détachée de tout groupe, on peut se demander si ce groupe constitue un véritable groupe, une sous-culture réelle ou simplement fictive, induite par le mécanisme de stéréotypes et de catégorisation des normaux. Si cela se révélait exacte l’indentification que j’aurai faite de cette population viendrait alors de mon éthos de classe et de mon appartenance aux champs universitaire et éducatif qui auraient induit un regard ethnocentré et par conséquence une classification erronée de ces individus.
Pour Cohen, la sous-culture naît d’un problème de statut. En effet, pour Clara placée en foyer d’accueil, Passe-Muraille rejeté par sa mère, Jon tyrannisé par son père, Patrick mis à l’écart d’une vie ordinaire par l’appartenance à une banlieue, Bruno rejeté par sa famille, Charlotte déçue par son environnement scolaire et familial qui l’a fait interner en hôpital psychiatrique, les relations familiales et sociales se seraient inscrites dans une typologie d’exclusion. Cette éviction aurait généré un manque d’inscription sociale, de statut, de reconnaissance, de considération qu’ils tenteraient de corriger par l’intermédiaire de rencontres avec d’autres jeunes ayant les mêmes problèmes. Repoussés par le monde conventionnel, le groupe aurait alors pour fonction de créer le respect auquel ils n’auraient pas eu droit, en prouvant leur valeur héroïque lors de situations de violence, en défendant les membres, les biens ou le territoire du groupe (squat, lieux de mendicité…) entre autres. Cohen explique que si un jeune n’est pas respecté par son entourage et si celui si ne répond pas à ses attentes alors « il rencontre un problème d’ajustement humain ».Les membres du groupe ayant tous la même difficulté de reconnaissance, l’adaptation au système ne serait plus possible, du fait de leur non-inscription.

Sans respect, sans statut du système conventionnel, ils conformeraient leur environnement à leurs attentes par la création de normes socialement opposées, leurs permettant ainsi d’obtenir au sein d’un groupe ce que la société n’a pu leur offrir.

Si, jusqu’à présent, nous avons pu noter que le mode de vie décrit s’opposait au modèle traditionnel, il est important de souligner que les relations qui lient les personnes en squat semblent très affectives. En revanche, cette affectivité ne serait vécue que dans le microgroupe squatteur et ne serait pas étendue à toute la communauté des errants Bordelais. Si le groupe paraît défini comme une famille, tous m’ont signalé qu’ils voyageaient de façon indépendante, sans garder de contacts téléphoniques, se revoyant au hasard de la vie. Le groupe d’errants serait donc une association peu structurée, fluctuant selon les rencontres les allers et venues des membres, avec pourtant de fortes attaches affectives entres certains.

Jon 2007 : T’sais nous on est une famille, tu vois. C’est même pas une communauté, c’est une famille, tu vois. C’est mes p’tits frères, mes p’tites soeurs, mes grands frères...dès qu’y'en un qui va pas bien, c’est vas y ! On est tous dans la merde. (...). Les valeurs d’jà... , fraternité, respect, no jugement, no vol, entraide. Nous c’est trop con family mais trop con family qui respecte ça.

La solidarité, l’organisation, les règles qui régissent leurs rapports entre eux s’avèreraient bien claires. Chacun aurait sa place, son rôle.
Cette sous-culture serait transmise par des interactions entre les nouveaux et les anciens du groupe. Comme nous l’avons vu, cette communauté déviante serait constituée par des membres déjà engagés dans la déviance avec des centres d’intérêts communs autour de la prise de drogues et de la vie nomade, en squat libérée de toutes contraintes sociales. Les goûts, les pratiques communes témoigneraient d’un partage idéologique. Ce sont ces intérêts, ces systèmes de valeurs dont feraient partie les conduites à risque, cette culture qui dicteraient une marge de manoeuvre aux comportements admis. Ceux-ci se développeraient et s’affirmeraient dans le temps, par la fréquentation du groupe qui les renforcerait et pousserait l’acteur à s’y engager plus avant.

Si les explications, la philosophie paraissent personnelles, le groupe leur donnerait forme.
Charlotte : Pa’c’ que moi j’l’ai été fashion comme tu l’es et tout. J’avais la même mentalité tu vois. C’est justement pour ça qu’j’ai changé de côté vestimentaire aussi, pour euh…, Pour me rapprocher des gens à qui j’ressemblais quoi. Pour m’donner l’image, pour m’donner mon image de c’qui m’ressemblait, quoi.

Ce que serait l’individu ou ce qu’il pourrait être dériverait de la place qu’occupe sa catégorie au sein de la structure sociale, celle d’exclu, de marginal. Le groupe, constitué d’un agrégat de compagnons d’infortunes dont les portes paroles affirment qu’ils sont le seul véritable groupe, offrirait la vision d’une communauté à laquelle ils appartiendraient naturellement. Tous les autres groupes, dont chaque errant émane, seraient considérés implicitement comme n’étant pas en réalité les siens (comme la famille par exemple). L’abandon de leur nom de famille au profit d’un pseudonyme ou de leur seul prénom illustre ce phénomène. Cette démarche laisse sous-entendre qu’ils recréent une sorte de filiation. Le stigmatisé devrait par obligation être loyal et authentique avec son groupe sous peine de se voir qualifié de veule et stupide s’il s’en détournait. Il serait donc tenu de s’aligner sur le groupe. Du coup, le point de vue du groupe évoluerait vers un chauvinisme et un militantisme, voire un sécessionnisme.
Après le constat que les travellers semblent se constituer comme une sous-culture, nous tenterons dans la partie suivante de comprendre justement si cette forme communautaire établit des frontières entre eux et les individus ordinaires en décryptant les mécanismes de leur création.
3. 1. 4. 5. Les pratiques corporelles comme marqueurs de l’établissement d’une frontière Nous / Eux.
Il m’a semblé tout d’abord fondamental d’expliciter le choix théorique convoqué dans cette analyse qui au premier abord peut sembler quelque peu saugrenu. Utiliser en effet, les concepts de frontières ethniques et donc les théories de l’ethnicité interactionniste de F. Barth pour décrypter les mécanismes et dynamiques de cloisonnement, de séparation entre le groupe errant et le groupe des normaux peut paraître quelque peu inadapté car ne traitant pas d’un même objet—l’identité ethnique ne constituent pas exactement les mêmes marqueurs que l’identité d’une sous-culture. S’il est vraisemblable que le groupe Travellers n’a rien d’un groupe ethnique, (du fait que ces membres ne sont pas recrutés ou ne s’adjoignent pas au groupe par rapport à leur lieu de naissance supposé, ni à leur origine géographique commune, ni sur une filiation réelle interne au groupe), il semble surprenant de constater que la dynamique que l’on retrouve dans la création de l’ethnicité n’est pas si éloignée de celle que l’on observe dans cette sous-culture.
Tout comme dans la création de groupe ethnique, la principale spécificité ne résiderait pas dans la singularité et l’écart culturel qui conduisent le monde social à se subdiviser mais cette culture serait au contraire peut-être la conséquence de l’établissement de frontières entre groupes comme l’a laissé supposer l’analyse du corps du rejet par les théories du stigmate.
La culture étant une construction dynamique, mouvante, perméable aux diverses influences de groupes externes, de membres du groupe lui-même, de situations, de contextes écologiques, politiques, macrosociales, elle ne peut par conséquent définir un groupe, par ses seuls traits relativement labiles. Comme le souligne Amselle, la culture est un réservoir percé où chacun vient puiser ce qui lui est nécessaire. En cela, elle ne contient pas de traits distincts qui pourraient être répertoriés comme formant un ensemble clos. En ce sens, elle ne peut réellement définir et circonscrire un groupe.
Les groupes ethniques ne pourraient alors se voir caractérisés comme le revendique F. Barth comme étant :
« Des agrégats humains partageant essentiellement une culture commune, et des différences liées entre elles qui distingueraient chacune de ces cultures prises séparément de toutes autres. Puisque « la culture », il ne faut entendre rien d’autre qu’une façon de décrire le comportement humain, on pourrait en déduire qu’il y a des groupes humains séparés, c’est-à-dire des unités ethniques, qui correspondent à chaque culture.  ».

Pour plus de clarté et pour montrer que si similarité il y a, les différences entre groupe ethnique et groupe errant sont majeures, j’ai pris le parti de remplacer le nom qualifiant le processus d’ethnicité par celui de subculturalité, permettant du même coup d’accorder ces théories à mon objet de recherche tout en en signifiant la divergence.
Nous tenterons donc de comprendre comment les pratiques du corps des errants, considérées comme marqueurs de subculturalité, participent à la dichotomisation in-group / out-group, en traçant et entretenant des frontières.
La subculturalité serait donc comme l’ethnicité une forme d’organisation sociale et politique à l’oeuvre dans les sociétés contemporaines, basée sur une logique de différenciation et d’inégalité structurelle. Elle serait le produit d’interaction et d’acceptation sociale. En effet, le contact entre groupes et l’inégalité sociale (qui n’est pas à démontrer par le caractère de précarité que revêt le mode de vie errant) sont essentiels à l’émergence et la persistance de ce groupe subculturel. C’est par la proximité, la rencontre avec un autre groupe, que l’on prend acte d’une situation commune différente de celle de l’autre groupe. Ainsi, les errants en relation avec les normaux dans leur quotidien s’aperçoivent des divergences de mode de vie, de conception et de traitements sociaux. Comme nous l’avons vu, la peur sociale qu’induisent les apparences errantes, leur mode de vie transgressant les normes du groupe des normaux, produiraient des interactions d’évitement des normaux, les désignant par ce fait comme déviants. Ce qui était perçu comme étrange dans leurs comportements, attitudes, pratiques vont devenir des traits subculturels permettant de les catégoriser. Ces groupes seraient donc avant tout des types d’organisation, résultant de l’assignation mais aussi de l’auto-attribution des individus à des catégories. Stigmatisés en tant qu’individus potentiellement dangereux, les travellers vont en partie endosser cette assignation, la détourner en y ajoutant d’autres éléments afin de faire face à cette disqualification. À partir de cette dynamique de rejet et d’opposition, les groupes des normaux et celui des errants vont donner naissance et entretenir des frontières qui les identifieront et créeront cette subculturallité underground. La dynamique de subculturalité est un aller-retour entre face externe des frontières et face interne. En étant catégorisé par l’extérieur de la frontière, le groupe va du coup se définir de façon interne et construire sa subculturalité.
Par conséquent, « l’on conviendra avec Barth que l’ethnicité (ou la subculturalité) est une forme d’organisation sociale, basée sur une attribution catégorielle qui classe les personnes en fonction de leur origine supposée (pour l’ethnicité) { pour nous il s’agira plus d’une différence issue de la supposition de traits de personnalité (fainéantise, délinquance, dangerosité…), d’histoires d’exclusion sociale, communes à tous les errants}, et qui se trouve validée dans l’interaction sociale par la mise en œuvre de signes culturels socialement différenciateurs ».
Cette attribution catégorielle produisant le classement Nous / Eux souligne la dimension processuelle de la subculturalité. L’identité subculturelle ne se définit pas seulement de façon endogène au groupe, mais elle est le produit d’actes significatifs d’autres groupes, ici les normaux. Ces derniers, percevant les errants comme des délinquants, des êtres viciés et dangereux, n’hésitant pas pour les commerçants à faire intervenir la police, pour les autres à éviter scrupuleusement leur regard, vont par conséquent leur attribuer l’étiquette de déviants toxicomanes agressifs et les distinguer des normaux.

Bruno : « R’gard’les ! R’gard’les ! » Et des fois tu passes à côté d’gens, les gens i’sont là : « R’gard’les, eux ! R’gard’les ! ». Toi ça t’fait rire.C’est pas pa’c’que t’es invisible just'ment qu’on tourne la tête, c’est justement qu’i’savent que t’es là, et Futtt… fermer les yeux.

Dans les situations de domination, (ici économique, culturelle et sociale), l’imposition d’un label par les dominants a un pouvoir performatif. En nommant ils font exister dans la réalité une collectivité d’individus, sans savoir ce que ces personnes pensent de leur appartenance à une telle communauté. Les exo-définitions seraient globalisantes, unifiantes et différenciatrices, basées sur des similarités simplificatrices. Ainsi, cette nomination collective de « jeunes pommés », cette stigmatisation créeraient une solidarité liée au fait que tous sont l’objet d’un traitement commun de dénigrement. Ceux qui partagent le même stigmate d’errant, victimes d’une mauvaise image, vont être oppressés par un étiquetage, une classification fausse et déformée. Ils vont se retrouver pour partager leurs lamentations dans un monde où ils se sentent acceptés comme des êtres ordinaires, semblables à tout un chacun. Ils adoptent alors un mode de vie corporatiste.

Jon 2007 : Tellement tu trimes tu sais qu’ton pote i' trime aussi, t’sais donc autant chacun part d’son côté la journée, l’soir tu t’rejoints, même si y’en a un qu’à fait 30 euro, l’autre 4 euro, c’est pas grave, c’est la caisse communautaire (…).

La subculturalité fournit des éléments de biographie sociale offrant une explication à l’appartenance commune des membres, la légitime, et donne aux acteurs une certaine vision leur permettant de s’orienter vers les autres individus, soit comme des semblables, soit comme des outsiders. Car pour les errants, l’étranger serait celui qui est out-group. Cette subculturalité serait alors un guide dans le choix et le déroulement des relations sociales et des interprétations des situations. Par exemple, plébiscitant la mendicité comme moyen de subsistance, l’appartenance groupale errante dicterait un modèle d’interaction entre ses membres et les non-membres de type utilitariste et proscrirait tout autre type d’interaction.
Les noms utilisés pour désigner le groupe, « SDF, toxicomane, mendiant, pommés, vagabond » vont alors devenir descriptifs du type d’acteur social et de la relation appropriée à son égard dans un contexte donné. Les normaux vont donc chercher à éviter, fuir les contacts de personnes incarnant la déchéance sociale, le danger que recèle notre système économique et social. Les errants stigmatisés vont révéler l’inégalité sociale, et la remettre en cause. Ils apparaissent donc comme des troubles fêtes, comme une menace au maintien des valeurs de performance, de contrôle, de pacification, de sécurité que la société tente d’entretenir.

Une imputation ethnique ou subculturelle implique des critères d’appartenance en fonction desquels sont formulés des jugements de similitude ou de dissimilitude. Ces critères sont définitionnels et les indices informationnels. Mais les indices sont dépendants des critères qui les définissent. Pour les errants les critères d’appartenance au groupe comme nous l’avons vu sont issus d’un mode de pensée anti-consumériste, non-matérialiste, solidaire, hédoniste, revendiquant l’extrême, le nomadisme comme forme de vie. Ils sont donc oppositionnels aux normes et valeurs des normaux. Les symboles attachés à une identité subculturelle déterminent en partie les marqueurs : traits comportementaux, langue, indices visuels. Les marqueurs corporels qui vont alimenter la classification et l’auto-attribution à la catégorie Travellers sont relativement nombreux et non-exhaustifs :
les cicatrices et plaies, les bagarres, les conflits verbaux renvoyant une opposition à la pacification et le droit à disposer de son corps
Le regard hagard et les postures corporelles instables traduisant la prise de stupéfiant et la volonté d’une absence au monde.
Le choix de vêtements d’occasion s’opposant au culte actuel de l’apparat, à la consommation, et à la superficialité.
Les piercings, tatouages, écarteurs signes de ralliement, de narration d’une histoire vécue par les travellers, de résistance, de force.
Le refus d’adhésion aux normes de beauté féminine et masculine, en se montrant tel quel.
L’exposition impudique de certains, projetant aux regards de tous, la brutalité d’une réalité corporelle en décrépitude par opposition à la nécessité d’une apparante bonne santé.
Le nomadisme contredisant l’habitat fixe, stable , sécure et l’accession à la propriété comme symbole de réussite sociale.
La manche revendiquant le rejet de la valeur travail, le culte de la performance, de la rentabilité, de la participation économique à la société.



Bruno : C’est plus un repère quoi. Par exemple j’croise des gens dans la rue qui sont quoi voilà… c’est tout’suite on s’connaît, on va s’parler, on s’connaît pas forcément, mais on va s’parler parce que bè voilà on sait qu’on est dans l’même mouv’ment. C’est plus un m… , c’est plus devenu un mouvement quoi j’sais pas comment t’expliquais ça, quoi. Bè comme tu disais d’t’à l’heure une tribu, bèè une tribu ça s’fait par des… par un look, par un … t’vais des indiens i’s’mettaient des …( mimant le maquillage indien du visage). Ben, nous on s’met des piercings, on s’donne un look pour euh… « Salut, ben, moi j’fais partie d’ce groupe là.


Le domaine de saillance de l’identité subculturelle est délimité par les stéréotypes à travers lesquels les normaux définissent les gens et les situations. Désirant s’exclure et revendiquer leur malaise social, les travellers vont alors privilégier les marqueurs oppositionnels, c’est-à-dire ceux qui contrent les valeurs et les normes sociales en utilisant les préjugés des personnes ordinaires (violence, drogue, fainéantise, saleté) afin de se reconnaître comme membres d’un même groupe.

L’adoption de vêtements larges, sales, recyclés, les bijoux, l’entretien hygiénique précaire de leurs corps, leurs faces affichant des intoxications faciliteraient leur attribution à une catégorie de façon exogène mais aussi endogène. Pouvant se reconnaître dans n’importe quel lieu, les errants ont tendance à se regrouper et à ne privilégier les relations qu’entre membres.

Bruno : Ouais. Tout’suite piercing, t’es un drogué quoi. (…).
Jon 2008: … Ouais, puis ouais, c’est p’ête not’look aussi un peu euh… un peu euhhh… extravaguant ! Hein ! Qui font peur et tout quoi (…).

Charlotte : Pa’c’ que moi j’l’ai été fashion comme tu l’es et tout. J’avais la même mentalité tu vois. C’est justement pour ça qu’j’ai changé de côté vestimentaire aussi, pour euh…, Pour me rapprocher des gens à qui j’ressemblais quoi. Pour m’donner l’image, pour m’donner mon image de c’qui m’ressemblait, quoi. Pa’c’que sinon j’attirais des gens qu’i m’ressemblaient pas, quoi. Et avec qui j’m’entendais pas, quoi. Même si j’aimais bien m’habiller comme ça, pa’c’qu’ j’trouvais ça joli, ben, main‘ant j’ m’trouv’ encore mieux comme ça pa’c’que ça m’ressemble quoi.

En effet, les travellers choisissent des attributs d’exhibition identiques entre membre marquant ainsi une origine commune.
Bruno : C’est une forme de reconnaissance, on va dire. C’est entre nous, même pour faire voir aux gens parce que moi j’m’en cache pas d’ma … Je suis comme je suis et j’ai pas honte.

Cette croyance dans l’origine commune de l’ethnicité se trouverait transformée chez les errants en conviction d’une même souffrance issue de difficultés familiales, de l’exclusion du système et dans le partage d’une carrière délinquante commune, formant ainsi une histoire de vie quasi similaire.

Bruno : C’est c’que j’disais t’à l’heure, quand t’as pas d’famille… Pa’c’qu’on t’dit « Ouais, euh, mais qu’est-c’tu fais dehors ? », « Ouais mais garçon, toi t’as ta famille, ok. Mais moi j’ai pas d’famille derrière quoi ! »

Charlotte : Même si on a la famille, c’est un choix d’vie aussi. Voilà on est pas obligé de… de s’obliger à viv’ chez nos parents pa’c’qu’ on a… alors qu’on a un choix différent, quoi. On va pas s’obliger à rester enfermé dans une vie qu’on n’aime pas alors qu’on pourrait être heureux ailleurs, quoi.

Jon 2008: P’êt’ tu vois, ça s’trouve i ‘s’rait pas mort quand j’étais aussi jeune, p’êt’ j’aurais pas pris c’te décision.

Ce mythe de l’origine commune peut être fictionnel car on ne peut savoir en tant que chercheur, lors d’entretiens, si la déviance et la souffrance sont avérées ou participent d’un fantasme qui permet l’intégration au groupe travellers. Il va alors se créer une histoire sédimentée mise en intrigue et connectés comme des événements qui sont arrivés aux mêmes, aux membres du groupe.  « La mémoire historique sur laquelle un groupe fonde son identité présente (…) peut n’être que celle de la domination et de la souffrance partagées. » Rejetés depuis leur plus jeune âge, trahi par un système dans lequel ils ne croient plus, le passé du groupe, sa tradition, semblent s’élaborer sur des discours individuels de souffrance, des expériences de violences inhérentes à la rue, de force physique de prises de stupéfiants, de stigmatisation qui se communalisent.

Clara: Tout à l’heure y a une fille complètement débile qu’à essayer de tous nous monter les unes contre les autres...elle prend un bâton, elle tape les plus faibles,elle a tapé X, elle est défonce, l’aurait pu aller à l’hosto, elle est complètement dingue c’t meuf, on va tous aller la voir d’t'à l’heure, histoire d’la calmer (…).

Passe-muraille: Comme KK c’est une vraie dictature y a tout le monde y c’est barré quoi quasiment, la meuf, elle prend la grosse tête, elle prend la tête à tout le monde. Elle frappe les vieux, les plus faibles. Et moi qui m’fout d’sa gueule, elle va gueuler mais elle va pas m’frapper(…).

Tristana : Mais toute façon même dans l’fait qu’vous changiez les prénoms et tout, tous, c’est comme si vous aviez une nouvelle vie quoi, vous vous créez une identité quoi…
Jon 2008: Ouais tout à fait quoi. C’est ça.
Tristana : Vous larguez tout derrière et euh ouais c’est ça ?
Jon 2008: Tout c’qu’était derrière, bon après j’ai des contacts avec ma famille euh… euh… C’est juste contact quoi. C’est rare que j’les voyent mais j’garde…


Pour entériner cette histoire et cette appartenance commune à une même origine fictionnelle, les changements de noms en pseudonymes ou la conservation du seul prénom leur permettraient de reconstruire une filiation fictive détachée de leur passé. Reconstruisant une identité de la rue par ces nouveaux noms, ils évacuent tous liens avec leurs relations et leur identité antérieures ou conservent juste ce qui les intéresse de ce passé. Ils rebâtiraient ainsi leur identité sociale dans le détachement de leur parenté familiale (bien que conservant des contacts minimes avec leur famille), s’en créant une autre celle du groupe. En effet, chaque errant semble remplir une fonction, un rôle de type familiale, positionnant les chiens comme des enfants. À défaut d’avoir eut une famille suffisamment bonne ne la remplaceraient-ils pas par une autre leur convenant mieux ?

Jon 2007 : T’sais nous on est une famille, tu vois. C’est même pas une communauté, c’est une famille, tu vois. C’est mes p’tits frères, mes p’tites soeurs, mes grands frères... dès qu’y'en un qui va pas bien, c’est vas y ! Nos chiens (...) c’est nos p’tits bébés.
Clara : La fille qui vit avec moi dans l’ squat, elle a quarante ans, c’est un peu ma grand soeur...

De plus, l’élaboration d’espace scénique, d’opérations externes comme la mendicité, la mise en danger, … vont donner une valeur expressive aux attributs culturels en tant que revendication publique de leur spécificité, demandant à être validée et ratifiée par l’ensemble des différents groupes constituant la société. Ainsi, en faisant la manche aux yeux de tous, en se querellant sur les places publiques, les errants donnent à voir, à travers les pratiques de mendicité et de violence, leurs singularités subculturelles et les valeurs qui les sous-tendent. Perçus du coup comme étant des comportements non acceptés par les normaux, leurs différences s’en trouveraient accentuées et permettraient d’entretenir la frontière Nous / Eux.
Les frontières entre les normaux et les travellers se constitueraient donc par assignation et auto-attribution d’une identité subculturelle identifiée par les acteurs grâce à des marqueurs visibles. Une fois ces marqueurs validés par les deux groupes, ils permettraient aux errants et aux normaux de repérer la dichotomie Eux / Nous, de se reconnaître eux-même dans une appartenance à l’un des deux groupes et d’être identifié par les autres. Le mythe de l’origine commune ne ferait alors que renforcer cette scission et entretiendrait les frontières.
Les marqueurs et le contenu culturel des groupes étant mouvant et ne définissant pas les groupes ethniques ou subculturels, on peut se demander si le groupe subculturel Travellers n’est pas issu à la base des groupes de contestation hippies et punk qui auraient vu leurs attributs culturels se modifier en suivant les évolutions macrosociales ?

Bruno : Tu sais qu’en France le mouv’ment comme ça, c’est arrivé en 91, tu vois, un peu les styles comme nous. Traveller et tout c’est arrivé en 91. C’est arrivé d’Angleterre pac’qui s’sont fait virer d’chez eux là bas. I’sont v’nus en France. (…). Et ça v’nait des Spiral tribes qu’étaient r’cherchés par Interpol et tout, pour euh… trafic de LSD, machin. C’étaient des marginaux, quoi. Comme chez eux, on les a pas acceptés, i’sont v’nus en France, i’z’ont lancé l’mouv’ment, et voilà, quoi. Et les gens s’sont identifiés quoi. Moi, j’me suis identifié à ça. Et oui. C’est intéresant c’mouv’ment tu vois c’que j’veux dire. Ça existe depuis longtemps. Tu prends les hippies à l’époque en 68, c’est un peu l’même mouv’ment en fait, si tu suis par là, quoi.
Charlotte : Ouais, c’est des revendications.
Bruno : C’qui change, c’est l’ look mais c’est les mêmes revendications sinon c’est quoi c’qui voulaient les soixante huitard à l’époque, c’était le côté libre, le côté euh…
Charlotte : Ouai voilà c’est ça surtout, c’est que la société, elle a évolué d’une façon … on peut plus être bisousnours, dans not’ système, ça devient plutôt… obligé d’êt plus cruel, d’êt’ plus trash pa’c’que c’est plus … le vie est d’v’nue plus dure, quoi. Les gens sont moins gentils, les gens sont…
Bruno : Mai 68, c’est 40 ans d’ça.
Charlotte : Tout est d’v’nu plus dure, quoi.

Suite à ces diverses constatations sur les fonctions du corps et les pratiques corporelles des errants, il semble fondamental d’analyser leurs rapports à la mort afin de comprendre si ceux-ci divergent des normes actuelles. S’il s’avérait exact qu’il y ait dissimilitude, il faudrait alors s’interroger sur les buts de ces représentations et leurs portées sociales. Participeraient–elles elles aussi à la dichotomisation travellers, normaux ?
3. 2. Représentations de la mort, divergences de cultures, moyen de provocation, catharsis permettant le maintien de l’ordre social ?
3. 2. 1. La mort dans la vie, un contrepoint culturel.
La mort chez les errants ne paraît pas être évoquée en tant que tabou, qu’interdit. Le sujet est abordé spontanément, tel un fait naturel inhérent à la vie elle-même. Bien qu’en ayant apparemment totalement conscience, et recontextualisant les nombreux risques qu’ils encourent leur laissant penser qu’ils y seront soumis peut-être plus que d’autres, la peur de la mort ne paraît pourtant pas les préoccuper. Ne relevant pas d’un déni puisque abordée, on peut se questionner sur le fait que les errants n’éprouveraient pas de crainte ou alors bâtiraient une stratégie spécifique pour gérer le trépas.
Faisant écho à la vision moyenâgeuse de l’apprivoisement de la mort, j’ai pu noter que le contexte de vie jouirait d’une influence non négligeable sur cette familiarisation. L’homme du Moyen Âge, soumis aux aléas démographiques liés aux épidémies, au manque d’hygiène, de nutrition, de sciences médicales performantes, aux guerres, etc, s’est vu contraint d’accepter la précarité de l’existence et la violence de son mode de vie, admettant la mort comme partie intégrante de l’ordre de la nature sur lequel on ne peut avoir de prises. Confrontés sans cesse à la brutalité du quotidien de la rue, on peut avancer que c’est peut-être ce contexte, les situations expérientielles qui ont amené les errants à rejeter le principe de pacification sociale, perçu comme un leurre, et à développer du même coup une pensée naturaliste. Par conséquent, la mort serait perçu comme un événement inéluctable, naturel, ne témoignant aucunement d’un caractère dramatique intrinsèquement subi, ni attaché à une quelconque spiritualité, religion. La violence étant le principe même de la vie et de l’être humain, la mort s’y rattacherait alors de la même manière comme composante indéniable et essentielle, comme un fait de nature. Il est bien évident que je ne prétends pas avancer que les travellers seraient immunisés contre cette chose terrible qu’est le trépas, mais ils auraient abdiqué dans cette lutte futile et impossible en l’acceptant.

Charlotte : Y a toujours des risques (…). Dans un sens y a toujours des risques…
Bruno : C’est du produit, ben, c’est du produit…
Charlotte : On sait jamais c’qui a d’dans. (…).On a eu d’la chance quoi on va dire.

S’étant résignés à sa venue à n’importe quel moment de leur existence, elle devient même pour certains comme au Moyen Age, partie intégrante de la vie, tapie dans son ombre. À l’opposé des représentations actuelles situant la mort comme un ennemi extérieur à combattre, le corps pour les errants dès sa naissance est soumis à une petite mort continuelle qui s’achèvera soit par la vieillesse ou par accident. «  Bref, l’homme moderne d’Occident pratique en permanence une stratégie de coupure : vie / mort pensées en termes antinomiques alors (…) » que les errants y verraient une complémentarité. Le mourant pour les normaux devient un « proscrit (out cast), un déviant vis-à-vis d’une institution organisée pour assurer le primat de la vie (…) ». Comme chez les Grecs, la mort siégerait dans le corps, serait présente dans la vie. Et n’est-il pas là le problème, dans le fait même que l’errant véhiculent aux yeux de tous son corps mourrant par intoxication, manquant de soin et introduisant par ce fait la mort dans la vie ? Les travellers se verraient identifiés du coup, au fantasme de mourant, effrayant les individus ordinaires. Les normaux, subissant cette vision contrant le prescrit de la vie à tout prix, apeurés par l’évidence de la mort qui leur est projetée au visage telle une fatalité, étiquetteraient les travellers comme déviant une nouvelle fois pour s’en prémunir et l’éloigner.
Jon 2008 : Y a un cycle de vie quoi. Tu nais, tu meurs. Voilà après tu sais pas quand, tu sais pas quand… C’est c’qu’on est entrain d’faire là. 
Tristana : Bé ouai, on est entrain d’mourir là
Jon 2008 : Ben voilà, tu vieillis. Ben quand tu vieillis au bout d’un moment t’sais, j’sais pas euh… hup ! Euh... tu peux passer là tu fais pas gaffe, boum tiens ça y est (il me montre la rue indiquant un accident de voiture). J’suis mort. (…). C’est une mort toute con. Voilà t’façon toutes les morts sont cons.
3. 2. 1. 1. La bonne et la mauvaise mort chez les errants.
Dans cette sous partie, trois thématiques ont été choisies pour rendre compte des représentations de la bonne et de la mauvaise mort chez les errants. À travers la spécificité de leur regard nous tenterons de comprendre leurs conceptions de la mort de soi, de la mort de l’autre dans ses deux dimensions, et finalement de la mort de soi pour l’autre.

Les errants, comme nous l’avons vu antérieurement avancent l’absence de crainte par rapport à la mort. Par contre, le mourir paraît les préoccuper. Si Charlotte ne veut pas savoir quand elle va mourir, ce n’est pas par peur de la mort mais pour justement profiter de la vie sans avoir à se rappeler qu’elle va bientôt mourir. C’est donc pour la vie elle-même, en son hommage et dans une optique de liberté et d’indépendance face au corps médical, qu’elle préfère rester dans l’ignorance.

Charlotte : J’préférerais pas l’savoir…Ouais, voilà. Ouasi, voilà. Ça m’arrive, j’meurs, c’est bon. Plutôt qu’pendant dix ans j’me dis ouais, j’vais crever, j’vais crever.

S’ils définissent la belle mort de soi comme un événement soudain du mourir se rapprochant de la norme actuelle, ils ne désirent pourtant pas la voir gérer par les institutions, voire redoutent d’être hospitalisés, placés en maison de retraite. En effet, ils ne cherchent pas à la repousser dans le temps, mais accepte que celle-ci survienne dans la vie, sans crier gare, les arrachant soudainement dans toutes leurs capacités physiques, psychiques, fixant leur être dans ce qu’il est d’actif, dans leurs actions glorifiantes au sein de leur groupe. La belle mort doit alors se caractériser par sa qualité de hasard, issu ou non du destin et est souvent évoquée dans un contexte de sommeil transcrivant peut-être les aspects de paix, de repos. Le corps endormi personnifierait alors ce qu’il y a de meilleur en eux car n’exhibant pas les souffrances d’une mort violente par des rictus ou des atteintes physiologiques. La singularité de leur personnalité rayonnant dans cette représentation paisible transcrite dans cette mort de soi corporelle, pourrait alors se prêter à une déploration publique acceptable aimante et faire rejaillir toutes leurs qualités humaines.
Jon 2008 : Tu t’couches et hop ! Tu t’réveilles pas quoi.
Bruno : Comme la mère Soleil, m’ndormir dans mon sommeil.

C’est donc une mort semblable à Thanatos incarnant l’irrémédiable de la destinée humaine, auquel nul n’échappe, qu’évoquent les errants. Celle-ci offre ainsi l’opportunité aux travellers de laisser transparaître leurs seules qualités humaines dans un mourir esthétiquement préservé, participant à l’histoire et à l’entretien d’une filiation communautaire.
Par l’affrontement à travers les conduites à risque, une autre attente semble visée, celle de la survie par la gloire, grâce à la belle mort, la mort soudaine, sur laquelle nous reviendrons dans la partie traitant du mythe héroïque.
La mauvaise mort véhiculée par la maladie pourrait être mise en parallèle avec les figures de Kerè et Gorgô, incarnant l’indicible, la béance, l’oubli, symbolisation de la décomposition cadavérique. Cette perte de face issue de cette mauvaise mort engendrerait un corps maltraité par les infections, le réduisant à un état passif, incompatible avec le désir d’action, de perpétuation à travers la mort dans la pensée communautaire. Elle serait alors une mort brute, terrorisante et stérile car ne servant aucune cause sociale, civique, politique, ne recélant en elle aucun sens.
Bruno : La mort me fait pas peur mais euh… Si c’qu’i’ pourrait m’faire peur c’est le style de mort, quoi. Pas la souffrance en elle même mais…
Charlotte : D’crever d’une maladie, traîner une maladie.
Bruno : J’vois tu vois mon père, tu vois mon père, il est mort noyé, tu vois. C’est pas une belle mort quoi par exemple. J’me l’sentirais pas, tu vois c’que j’veux dire.

Charlotte : Pas arrivé au stade ou tu peux plus rien faire toi même, quoi. Arriver jusqu’à au temps ou t’es bien, tu vois ou voilà, … (…) jusqu’au temps ou j’ puisse encore être autonome, que mon corps me dise …quand mon corps m’ dira stop, j’essairai pas d’aller plus loin.
Bruno : Si mon corps à 70 ans, i’peut fair d’la teuf, encore, j’veux bien, mais...
Charlotte : Ouais. Moi aussi mais j’pense pas.

Passe-muraille : On s’le dit t’sais on a une seule vie, se serait con d’crever d’une maladie, d’une hépatite ou d’un das.
De plus, qui dit mort par pathologie, dit dépossession de son corps par les institutions qui tenteraient de le secourir sans demander son avis, confiscation du mourir qui n’est pas forcément évoqué par le personnel soignant, ce qui dès lors, les priveraient de leur droit à gérer leur être au monde, leur être à mourir donc le fondement de ce qu’ils considèrent comme primordial : leur liberté. Tous, par ailleurs, ont souligné leur volonté de décéder chez eux dans leur lit et non à l’hôpital. Désirant s’écarter de la société et de ses normes comme les renonçant Bramaniques mais en même temps participer au social d’une autre manière que celle prescrite— en lien avec leurs propres valeurs— afin d’acquérir le statut d’être exceptionnel détaché de toute matérialité et des futilités de la vie, ils ne peuvent évidemment pas consentir à voir leur mort administrée par des institutions symbolisant le système social qu’ils rejettent. À cheval entre la conception Indienne destituant le mort de son identité sociale et la vision Mésopotamienne maintenant le statut social et familial du défunt, les errants oscillent entre le désir d’abandonner leurs anciennes identités sociales issues de leur filiation familiale et de leur ancienne inscription dans le monde des normaux et la volonté irrépressible de conserver l’identité communautaire travellers à travers la mort. Le rapprochement avec les croyances Brahmanique mortuaires peut encore être perçu dans le rapport à l’errance et l’informe plébiscités par les toxicomanes.
La mort de l’autre, à l’inverse de la mort de soi, possède un caractère inquiétant. Elle est constituée de deux facettes : l’une renvoyant au décès d’un proche sans qu’il y ait responsabilité des errants dans cette disparition, l’autre s’ancrant dans la possibilité de donner la mort de façon volontaire ou involontaire.
Dans ce premier cas de figures, si la mort de soi ne constitue pas une crainte pour cette population, la mort d’un proche (même issu d’une famille problématique que la personne a pourtant quitté délibérément) en revanche est toujours vécue comme une perte, une douleur à laquelle il faut faire face. Il ne s’agit pas de tenter d’oublier ses morts et la façon dont ils sont décédés mais d’arriver à accepter ces événements comme faisant partie intégrante de la nature même de la vie. La peine occasionnée par la perte d’un être cher est évoquée par Bruno et Jon sans la moindre gêne, sans évitement. Le discours s’ancre d’emblée sur les souffrances et la période de deuil difficile à réaliser. Contrairement à nos conceptions actuelles pathologisant le deuil, pour les errants il est fait état d’une période tout à fait ordinaire et cruciale par laquelle il faut passer. L’évocation des affects librement exprimés paraît faire partie intégrante d’un rituel d’acceptation du départ d’autrui, en opposition avec nos prescriptions de contrôle des effusions. Le renvoi à sa propre mort est abordé sous une forme pragmatique, comme s’il était question d’un exercice pour apprivoiser son futur destin.

Bruno : (…). Mon père est décédé. (…). C’est un peu plus dur. Avec le temps, ça…
(…). Ça m’est arrivé jeune, j’avais 5 ans quand j’ai perdu mon père. J’ai eu une période où ça été difficile, vers l’âge de… (…). C’est difficile et d’un, pa’c’que c’est quelqu’un d’proche et puis d’essentiel et deux, ça renvoie des fois un peu à c’que, au fait qu’on soit aussi là que pour un moment. (…). Ouais, malheureusement. C’est la vie comme on dit. (…). C’est la vie, comme on dit. C’est assez euh…on l’accepte, quoi. T’sais, on sait tous qu’un jour ou l’aut’, voilà on va y…C’est vrai qu’y a des belles morts et des pas belles morts.

Le pathologique pour Jon résulterait plus d’une non-expression des sentiments douloureux plutôt que de leur dissimulation.

Jon 2008 : Ça r’monte à l’adolescence, tu vois, moi j’ai été élevé par mes grands parents et euh…Quand mon grand père est décédé, j’ai pas mal pris (dans le sens d’en prendre plein la gueule). J’ai tout gardé pour moi et... en fait c’est ça… d’avoir gardé trop d’choses, j’avais pas fait’l’deuil en fait. (…). Non, même pas, c’est un truc vachement bizarre quoi. Et tu vois, c’est après … tu vois j’ai même pas pleuré, j’ai même pas été malheureux, j’te dis j’ai tout gardé pour moi et euh… C’est une fois que voilà t’sais… j’ai cogité et j’étais là : nanana, j’ai pleuré comme un taré et en fait c’est par rapport au décès de mon grand père. Et une fois qu’j’ai compris ça. Putain, ça a été dure. (…). Moi mon père, c’est mon grand père. (…). Mais mon grand père, on avait un rapport vachement fusionnel quoi. T’sais c’était, c’était…i’m regardait dans les yeux i’savait c’qu’j’pensais et moi c’était pareil quoi. (…). C’était vraiment énorme quoi. C’était euh…. (des larmes perlent aux coins de ses yeux).  

Bien qu’il y ait comme pour les normaux, une privatisation de la mort transcrite par les liens affectifs forts qu’ils ont entretenu avec le parent mourant, l’expressivité publique elle, ne semble pas en pâtir (vu qu’ils l’abordent sans que je les questionne directement sur cette voie). Leur mode de privatisation de la mort ne toucherait alors que l'affectivité. La mort conserverait donc toujours son aspect public, mais redéfini. La mort acceptable de l’autre n’est pas corrélée avec l’aperturbation des vivants, ni le respect d’un monde routinier que même la mort ne peut troubler. La vie est justement un remue-ménage perpétuel où les sentiments explosent, qu’ils s’agissent de joie ou de peine. C’est peut-être parce que beaucoup d’entre-eux ont connu un environnement avec une morbidité importante, à l’inverse de nombreux individus ordinaires, que les travellers ont appris à l’apprivoiser, à la considérer comme naturellement constitutive de la vie.
Dans cette seconde section de la mort de l’autre, l’accent est mis sur la responsabilité individuelle de ne pas mettre en péril autrui par ses actes risqués. Pensant que chacun est libre d’adopter n’importe quel comportement, de mener sa vie à sa guise, les errants pourtant n’admettent pas que l’on puisse empiéter sur celle des autres par des actions malencontreuses ou malveillantes. La notion de responsabilisation, de libre-arbitre divulguant une attribution causale interne paraît être essentielle. Il est surprenant néanmoins de voir s’allier ensemble une conception des relations aux normaux utilitariste et au même moment un sens de l’autre aussi exacerbé. Malgré les divergences de points de vue, les interactions conflictuelles avec les normaux et leur manque d’estime vis-à-vis des errants, les travellers paraissent préoccupés de l’incidence que pourraient avoir leurs attitudes sur la vie de ces derniers. Cette conception qui dicte l’attention à l’autre serait sans doute motivée par la valeur de solidarité et l’opposition à l’individualisme constituant une partie de l’arète errant.

Jon 2008 : Non, non, j’conduis euh… pépére. Vas-y déjà en camion tu roules à 90 tu vois. Non, non, non. Déjà quand j’conduis j’picole pas si j’rente de teuf j’m repose un peu avant. Qu’en j’sens que je peux prendre le volant… J’prends l’volant… si j’ vois qu’j’uis en vrac, je’ le prends pas. (…). Parce que j’ai pas envie d’ tuer quelqu’un. (…). J’ai pas envie d’m’endormir au volant tuer mes potes, tuer quelqu’un qu’arrive en face. Imagine en plus tu t’en sors, vas-y t’ta vie tu portes ça sur toi, pas cool, quoi.

Dans ce même rapport empathique à l’autre, la mort de soi pour autrui semble constituer une thématique de réflexion. Bien qu’étant éloignée de leurs univers familiaux, cette population paraît être soucieuse de ce que pourraient éprouver certains proches qu’ils estiment, à l’annonce de leur décès. Manifestant une grande empathie à leur égard, ils évoquent ce garde-fou comme défense face à leurs aspirations excessives, avides de sensations et de proximité au danger. Les chiens identifiés comme leurs enfants participent encore davantage à la modération de ces comportements. Se sentant en charge, responsable de l’animal, ils ne veulent pas lui infliger les conséquences d’un choix de vie qu’ils ont fait seuls sans son assentiment. Ces quelques relations affectives qui persistent pourraient alors constituer un facteur de protection contrant l’extrémisation des pratiques à risque.

Jon 2008 : Voilà j’me fais un shoot, j’sais très bien qu’j’peux y rester aussi tu vois. Ou quand on est en teuf, abuser et tout, mais euh… ça m’fait pas plus peur que ça. Y’a un truc qui me ferait vraiment chier, si j’meurs là maint’nant, c’est pour ma chienne.
Pour la famille aussi, tu vois mais surtout pour ma chienne. (…). Ma chienne, j’ai un engagement envers elle. (…). Voilà, si y a quelqu’un qui doit partir en premier c’est elle, c’est pas moi. Après moi, j’m’en foutrai d’partir.

Si dans ce paragraphe, nous avons abordé différentes facettes de la bonne et la mauvaise mort physiologique chez les errants, l’une de leurs spécificités est d’adjoindre au thème mortuaire ceux de l’invisibilité, de l’impuissantiation sociale, et de la privation de leurs valeurs idéologiques.
3. 2. 1. 2. L’autre mauvaise mort : la mort sociale.
Les pertes d’autonomie physique, psychique, de liberté d’action et de mouvement, du plaisir, exposées par les travellers comme étant la véritable mort, celle qu’ils redoutent le plus, met en avant leur crainte de se voir effacer socialement du monde. Cette omission sociale est qualifiée par J.P Vernantde non-vie dans son passage sur Ulysse détenue par Calypso hors du monde des dieux et des humains. Les différentes formes que peuvent revêtir cet état se voient matérialiser dans les propos traitant du travail, des médias, de l’idéologie de masse, de l’adoption d’un mode de vie classique, du handicap physique, de la folie, de l’enfermement, ainsi que de la perte de jouissance, de sens critique, d’individualité. Ces caractéristiques peuvent être classées en deux thématiques : celle de la disparition par amalgame à la masse et celle par enfermement.

Tout comme le passage de L’odyssée où Calypso envoûte Ulysse pour le pousser à l’oubli de sa vie d’Ithaque, des siens en lui promettant l’immortalité, les errants voient dans les divers médias télévisuels, ou papiers, une manière de séduire l’opinion publique par du sensationnel en lui faisant perdre de vue les valeurs essentielles de l’existence. Craignant la lobotomisation, la perte de leur individualité critique et créative, les errants vont alors justifier leur retrait partiel du monde social, de l’opinion commune avilissante, afin de le percevoir réellement tel qu’il est dans toute sa brutalité. La propagande médiatique est vécue alors comme une intoxication, une mort spirituelle.

Bruno : Métro boulot, dodo, télé. Et puis avec la télé on t’lobotomise en plus, c’est quand même pas croyable.
Charlotte : Ah, ouais. C’est ça qui m’fait plus peur.
Bruno : Et puis les médias i’t’font voir c’qu’i’ z ont envie d’t’ faire voir. Et puis de
Charlotte : De rentrer dans tout ça, de rentrer dans l’moule et de même plus voir que tu rentres dans l’moule et qu’t'es comme tout l’monde, quoi. De même plus s’en apercevoir que tu…ça ça m’f’rait l’plus peur. (…). De plus réfléchir par nous même, quoi. (…). Réfléchir comme tout l’monde par c’qu’on nous impose.

L’errance, la violence des épreuves de la rue seraient bien peu de souffrances comparées à la perte de leur arète, de leur vie extrême, semblable à celles du héros qui transcende par sa force les périples, les adversités de la vie, donnant à chaque errant la possibilité d’être plus qu’un homme ordinaire, un héros.
La vie ordinaire faite de routine, d’attachement à la matérialité, de contraintes externes ne semble pas satisfaire l’attente bien plus intra-individuelle de reconnaissance sociale des travellers.

Bruno : I’z’ont peur d’not’côté, mais nous aussi on a peur d’un côté.

Bien que ne se traduisant pas sous la forme commune de réussite par l’argent, le statut professionnel, ou familial, les travellers chercheraient à élaborer une identité sociale reconnue par la mise en avant de leur capacité de résistance aux entraves de la précarité. C’est par les épreuves de leur quotidien, que les errants pourraient démontrer leur valeur intrinsèque, singulière détachée de la masse des ordinaires, leur arète liée aux normes et valeurs de leur communauté qu’ils arborent fièrement. En mettant de côté leur aréte, c’est la vie même qu’ils mettraient entre parenthèse, leurs élans vitaux. La mort alors vue par les errants se définirait plus par son caractère symbolique de reniement de ses valeurs et de leurs vertus que par son aspect physiologique.

Jon : Non, j’ai essayé y a… euh, … y a trois ans. J’ai essayé tu vois euh… par rapport à mon RMI, i’z allaient m’le couper si j'faisais rien. Donc j’me suis pris un appart, j’ai fait un CES. Puis euh… au bout d’un ans, j’ai fait non ! Ah mais ouais ! Ouais euh… ouais euh… Déprime totale quoi. (…). Non, Ah ouais non ouais. J’étais t’sais au point … euh... non quoi putain ! Si faut qu’j’ tourne au Valium au machin comme ça pour tenir… euh non ! (…). Ouais, ouais ouais, c’est tout à fait ça !!! c’est tout à fait ça, j’étais opprimé, mal. T’sais non quoi. (…). Ouais, ouais ouais, un mouton, un mouton. Perdre ton identité…ouais ouais c’est tout à fait ça. C'est jouer un rôle en fait. Qu’ c’est ouais voilà c’est… qu’c’est, ici t’es un SIM.

En acceptant de vivre comme tout un chacun comme un non- héros, les errants se trouveraient plongés dans la masse des inconnus, des hommes ordinaires sans valeurs particulières, sans singularité et auraient la sensation de perdre leur identité constituée en partie par l’aréte héroïque. C’est entre autres grâce à la mort physique que ces dimensions de valeur et de vertu prennent sens. Cette mort fertile qui pourrait survenir à n’importe quel moment de leur existence risquée détiendrait ainsi toute sa teneur symbolique du caractère éphémère de leur vie. Ce trépas fécond permettrait en effet de maintenir les valeurs de liberté totale, de jouissance, de courage, de force, de solidarité formant ainsi toute la densité et le sens de la vie contrant l’autocontrôle voulu d’une société qui veut que rien ne déborde des carcans implicites qu’elle dicte.

Ainsi, Ulysse reclus chez Calypso, malgré l’immortalité promise, se voit retranché de la mémoire humaine et n’est donc ni dans la condition de vivant, ni de mort. Il est alors devenu invisible, àïstos, et ignoré, àpusos , « (…),  hors de la portée de ce que peuvent atteindre le regard et l’oreille des hommes, caché dans l’obscurité et le silence. » . C’est cette situation de mutisme sociale engendrée par l’adhésion à une vie sans risque, tranquille des hommes ordinaires, que les errants rejetteraient, la vrai mort étant la mort sociale, c’est-à-dire l’invisibilité issue de la noyade dans la masse informe des ordinaires conformistes. Mieux vaut alors être un stigmatisé qu’un sans nom.

Cette crainte de la mort sociale trouve une autre traduction dans la perte de contrôle corporelle et spirituelle. Le corps servant l’idéologie de l’esprit par ses facultés locomotives et sensorielles, les errants ne peuvent tolérer qu’il soit amputé de ses aspects fonctionnels. Cette petite mort liée à un handicap physique participerait à entraver la mise en place d’actions héroïques et donc les empêcherait d’atteindre la visibilité sociale qu’ils ne cessent de mettre en acte par les conduites à risque. Ce corps deviendrait alors lui-même un lieu d’enfermement et de contraintes.

Bruno : De plus êt’ maître de moi-même.
Charlotte : Ouais d’avoir mal, de plus pouvoir faire certains trucs à cause de la maladie, quoi.
Bruno : Moi le truc c’est… c’est d’v’nir une loque , plus êt’autonome de moi-même.

La privation de leurs capacité psychique soulève les mêmes inquiétudes. Similairement à certains peuples africains, la maladie mentale et la mort évoquent la possession, l’évanouissement, le sommeil de l’esprit. Cette période d’impuissance serait une syncope entre deux états de vie où l’âme fuirait créant une situation d’anomie engendrée par la séparation du groupe et projetant l’individu vers l’extérieure de sa communauté qu’il ne réintégrerait que par un rite adapté.

Patrick : Parce que la mort physique tout s’éteint, donc tu n’as plus de problème tu sais pas c’qui s’passe après, que si tu deviens entre guillemet un débile mentale, t’es dépendant, tu physiquement pour faire ta toilette, ou plein d’choses de la vie courante. T’es obligé d’avoir une assistance, c’est une souffrance et quelque part tu dois en être conscient de c’qui t’arrives et tu peux rien faire pour que tout change. Tu peux pas revenir en arrière.

Ne plus pouvoir se fier seulement à soi-même mais dépendre entièrement des valeurs, de la volonté des autres, des normaux conformistes, les conduirait à être réduit à l’état de passivité qu’ils ne supporteraient pas. Acteurs et actif dans leur existence et dans leurs critiques acerbes du système social, la perte de leur lucidité mentale les positionnerait dans une non vie, effacé du social, à laquelle ils préfèrent la mort. La mort physiologique et l’existence extrême, à contrario, donnent accès justement à la survie par la gloire, dans la mémoire collective et sociale. Elle permet de ce fait, de conserver une place que la personne handicapée physique ou psychique n’a plus du fait de son impossibilité à être considéré comme actrice et participante de la société. Cette forme de mise à l’écart social recèlerait en elle un principe coercitif implicite sous-tendu par des normes sociétales pouvant considérer les personnes handicapées d’un point de vue légal comme des incapables majeurs. Elles se voient donc privées de certains droits fondamentaux comme celui de voter, de gérer elles-mêmes leur argent, leur logement, leur façon de vivre…

L’enfermement, qu’il soit abordé sous l’angle carcéral ou psychiatrique par les travellers, revêtirait cette même préoccupation d’être écarté du social, mais par un principe de contrainte révélée dans sa forme la plus repérable, explicite. En effet, la matérialisation de la mise à l’écart social se voit explicitée par des lieux clairement définis à cette fonction.

Charlotte et Bruno : Ça y r’ssemble un peu. (La prison et la psychiatrie).
Charlotte : T’as des barreaux aux f’nêtres. Ouais, c’est clair que… (…). Soit t’es avec des gens comme toi, tu vois, soit avec des gens qui sont trop mals. Et ça t’remonte vraiment pas l’moral, pa’c’que toute la journée t’es fixée sur ça, en fait. Tu vois que des méd’cins qui font que d’t’parler d’ça, t’as des trucs dans les couloirs ça parle que de ça, les gens i’parlent entre eux, i’parlent que de ça. Tu sors de là, bé, tu parles que d’ça, t’as que ça dans la tête. J’suis une dépressive euh…, j’ai envie d’mourir, voilà. À force ça rentre dans ta tête puisque tu sais qu’tu l’es. I’te disent que t’es comme ça, quoi. Donc au bout d’un moment, final’ment tu finis par le dev’nir, quoi.

Jon 2008 : Pff ! L’horreur. L’horreur. La prison et avec des tarés quoi. Enfin avec des tarés… c’est méchant c’que j’dis là.

Bruno : Le pire. C’est d’m’enl’ver ma liberté.
Charlotte : Ouais moi d’aller en taule moi aussi. L’ s’rait ça l’pire. Direct j’pense à ça quoi, aller en taule, c’est l’truc qui m’fait l’plus peur quoi.

Qu’il s’agisse de l’hôpital psychiatrique, cloîtrant des individus pour leur sécurité et celle des autres où des prisons visant à préserver l’ordre social, cette relégation des individus deviendrait synonyme d’appartenance à une classe de sous hommes, ceux qui sont poussés hors de la cité par bannissement et réclusion dans des institutions de types totalitaires : les reclus, les incarcérés, les détenus... La société actuelle comme Spartes entre le Ve et le IIIe siècle avant J.C, perçoit la révolte comme venant de l’extérieure, des étrangers, des outsiders qu’il convient donc d’éloigner par l’enfermement dans notre monde moderne, mais qui à l’époque spartiate étaient tout bonnement exécutés par une armée très hiérarchisée protégeant la cité. Outre la réclusion, ces institutions totalitaires auraient pour fonction la création d’une « rupture qu’elle provoque avec l’univers familier, virtuel ou réel de ses membres. », et pourraient même conduire à une mortification de la personnalité en dépossédant les individus de leurs rôles, de leurs anciens statuts, de leurs effets personnels par le rite de dépouillement à l’entrée dans l’établissement. Le reclus serait donc défiguré par la perte de ses attributs identitaires que constitueraient ses vêtements, ses objets personnels, mais aussi par certaines sévices corporelles que lui infligeraient ces institutions (traitements médicamenteux chocs, maltraitance, contention, obligation de manger avec des couteaux à bout rond, interdiction d’avoir des ciseaux…). L’individu se sentirait alors perpétuellement menacé et violé dans une intimité qu’il serait obligé d’exposer à tous. Comme l’évoquent Charlotte ou Jon, le plus angoissant dans ces situations serait le fait de craindre une forme de contamination d’autres reclus auxquels ils ne s’identifieraient pas du tout et auxquels ils ne voudraient absolument pas ressembler... Baignant sans cesse dans un univers de folie et de dépression Charlotte a la sensation de se perdre elle-même, de devenir ce que l’on lui attribue identitairement, une dépressive, une malade mentale, bref de subir une sorte de dépersonnalisation.

Les situations de travail sont évoquées par ailleurs de la même façon induisant les mêmes types de risque. La gestion du corps, dans des temps bien précis imputés aux institutions gérant la main d’œuvre, semblerait faire écho de la même manière à la dépersonnification et dépersonnalisation des employés pour les travellers.

Bruno : Ben quand même parc’ que … pour moi c’est pas une vie de… j’sais pas … le boulot, travailler, l’boulot, travailler, l’boulot. La vie des gens s’résume à ça, hein, malgré tout quoi.

Bruno : Ben… Ben c’est le fait de …de… t’sais de…euh… s’lever à huit heure, de t’obliger à… j’sais pas comment dire ça, quoi. On te euh… t’es un robot quoi ! On t’prend pour un…Pour une machine, quoi. Pff…

Charlotte : Moi c’est c’que j’ai sorti à ma mère : « Tu veux qu’j’ai une vie comme toi. Que j’me fasse chier toute ta vie au boulot. Qu’j’sois malheureuse, et nanan.. » « Non, j’préfére qu’tu fasses ta vie et puis voilà. Qu’tu fasses tes choix, mais… » (…). Quand j’ai commencé à grandir, j’ai vu ça direct, ça m’a fait peur. J’ai dit « Ta vie ça m’fait peur, j’veux pas vous r’ssembler, quoi. Ça m’fait peur vraiment, quoi. »

Jon 2007 : Mort psychique mort perchée, plus rien comprendre à la vie, j’en connais des chépers. J’voudrais pas êt'e comme ça. J’préfère la mort physique. Mort psychique c’est comme une mort physique tu comprends plus rien à la vie et tout, on t’parle t’ mmmm.... t’es comme un con. (…). Les mecs i’ rentrent à l’usine à 20 ans i’z’ en r’sortent à 60 ans. Vas-y touches ta ret’raite ! On t’redonne ton cerveau en même temps ! Voilà t’sais mais, c’est tu t’fais chier 8 h devant une machine à faire le même truc quoi, .....

Compte tenu de la part fondamentale que les errants accordent à la singularité de leur personnalité, ils prégèreraient la mort physique plus douce à leur yeux.
L’épisode d’Ulysse et Calypso développé par J.P. Vernant, nous éclaire sur les ressentis des errants face à cette mort sociale. Ulysse en effet, dans sa mise à l’écart de la société des hommes par l’enlèvement de Calypso, devient un homme de nulle part, privé de remembrance, il n’a plus de renom. Évanoui dans l’imperceptible, il a disparu sans notoriété, engendrant l’omission de tous ses actes, de son honneur. Partager l’immortalité dans les bras de Calypso le plonge alors dans les ténèbres de l’amnésie sociale car son immortalité anonyme, comme est anonyme la mort des hommes qui n’ont pas de destin héroïque et qui forment dans l’Hadès la masse indistincte des sans noms, des nònumnoi, le plonge dans la nuit d’un silence où il demeurera caché à jamais. En ce sens les travellers ne désirent pas atteindre l’immortalité, puisque comme nous l’avons vu, c’est la mort, elle-même, qui confère valeur et vertu à ces personnes. Tout comme pour certains africains, la crainte de la mort pour les errants devient alors bien peu de choses en comparaison de l’oubli social représentant la mort finale par l’omission de ses défunts. Ulysse refusant l’éternité que lui offre Calypso incarne alors le refus héroïque de l’immortalité. Cette perpétuité étant inconnue de tous, donc non célébrée, n’est ainsi pas vraiment sienne car conduisant les hommes à oublier ces exploits héroïques. Ulysse alors se lamente sans cesse, vidé de son suc vital, il regrette sa vie de mortel, pensant à Pénélope. Il préfère, tout comme les travellers « (…) sa vie précaire et mortelle, les épreuves, les errances sans cesse recommencées, ce destin de héros d’endurance qu’il faut assumer pour devenir lui-même (…) ».
Suite à la description des représentations errantes sur le thème de la mauvaise mort, voyons maintenant les stratégies que déploieraient cette population spécifique afin d’apprivoiser la mort et de diminuer la charge affective qui incombe à tout être humain face à cet événement inexorable.
3. 2. 1. 3. La vie du héros comme gestion de la mort et possibilité d’éternité.
Comme nous l’avons vu, de nombreux parallèles pourraient être fait entre la conception héroïque Grecque de la mort et celle des errants. La dimension héroïque voudrait en effet faire prévaloir la logique du tout ou rien et plus explicitement la logique d’une vie extrême dans laquelle le héros se plongerait entièrement, conférant du même coup à la vie et à ses plaisirs une place de choix.

Jon 2008 : Ouais, ben ouais. Quand tu choisis c’t’vie c’est y a pas d’juste milieu.

L’acceptation de la mort, le plaidoyer en faveur d’une vie brève, intense, l’honneur retranscrit par la défense des valeurs (liberté, jouissance, solidarité…) de la subculture sur lesquelles aucun ne semble transiger, leur serviraient à s’auto conférer une valeur sociale relative au groupe d’appartenance mais aussi à témoigner d’une vaillance, d’un courage aux yeux des normaux qui les considèreraient comme des parasites passifs de la société.

Bruno : Faut avoir beaucoup d’gueule.(…).
Charlotte : Même si moi j’suis pas comme ça… t’es obligée d’t’façon. C’est …ça te… f’torise (Le mot est quasi inaudible c’est peut-être : force) et tu l’deviens.
Bruno : Ça t’rassure.

Deux types de croyances sur la mort paraissent coexister dans le monde travellers sans lien de prime abord avec les conceptions grecques : l'une concevant une vie après la mort et l'autre, représentée comme une mort néant, point final à l’existence biologique et spirituelle. Charlotte faisant référence aux croyances ésotériques du spiritisme, croit ainsi, qu'après la mort certains esprits persisteraient et erreraient dans notre monde des vivants. Il ne s'agirait pas d'une croyance élaborée sur des dogmes religieux mais d'une opinion fabriquée par la réflexion personnelle et la lecture d’ouvrages traitant du retour à la vie après une mort clinique.
Pour Jon, la mort serait un rien. L.V.Thomas souligne que cette idéologie s’expliquerait par une préparation de l’individu à cet événement. Jon réduirait celui-ci à ses justes limites, l’attendrait dans l’indifférence.  Ainsi comme le disait Épicure par cette phrase qui illustre à mon sens la vision de Jon : «Si je suis là, c’est qu’elle n’est pas ; quand elle sera là je n’y serai plus. ».
Une constante concernant la non-adhésion aux religions semble quasi unanime chez les interviewés, contrairement aux Grecs, population fort dévouée au culte polythéiste.
Il est intéressant de noter que, pour Charlotte, seuls certains hommes seraient élus et resteraient en tant qu’esprit sur terre, indiquant en partie leur valeur spécifique et leur conférant un statut d'être à part. Qu'il soit état de cette conception ou d'une mort totale, anéantissement de l'être, ces deux stratégies de gestion de la mort mettraient en avant le fait que le trépas permettrait d’accéder au statut total de héros, par son affrontement dégageant un caractère individuel louable. Dans son aspect irrémédiable, la mort confèrerait à l'homme soit un statut de mort attaché à l'existence par sa présence encore au monde sous forme d'esprit gazeux, soit un statut particulier de celui qui fut, laissant une trace de son existence précaire par ces actes, par la remémoration collective de ses vertus. C’est cette mort totale qui accorderait un sens glorieux aux pratiques à risque calquées sur le combat héroïque.

Jon 2008 : Euh ouais vu qu’j’crois pas en dieu… (silence).

Bruno : Voilà. Non j’suis athée, j’ai pas d’croyance… J’ai rien contre ceux qui croyent en que’que chose, j’veux dire, j’ai rien cont’ les croyances mais non, mais y a…dans ma vie, en fait, y a rien qui m’a fait voir qu’y’avait un dieu, qu’y avait …, tu vois c’que j’veux dire.
Charlotte : Non, moi j’crois pas en dieu ni rien d’ces trucs là. Par contre, la vie après la mort, qu’un esprit perdure après sa mort, ça, ça, j’en suis plus convaincue, quoi. J’ai lu pas mal de truc sur ça, ça m’a pas mal intéressée pendant un moment, ça. Et c’truc là, ouais ça j’y crois.
Bruno : Moi j’y crois pas.
Charlotte : Justement, vu c’qu’on dit d’la séparation du corps et d’l’esprit même si ton corps i’s’en va, j’pense que l’esprit peut perdurer, certains esprits, quoi. Après j’y crois, ouais. Mais j’crois pas en dieu. Toutes les religions pour moi…

Jon 2008 : J’vais t’dire, honnêtement j’espère qu’y a rien après la mort. Ouais.

La fragilité du corps et son dépassement, additionnés à la mort absolue consacreraient d’autant plus de prestige aux errants qu’ils auraient franchi ou frôlé les limites de leurs capacités physiques, psychiques et côtoyé ce dont on ne revient jamais : le trépas.

Jon 2008 : On est tous fragiles. (...). Autant on peut êt’ fragile au niveau du corps, autant on peut êt’ fragile mentalement ou y en a qui sont plus émotifs que d’aut’, y’en a qui sont plus fragiles que d’aut’ et euh… ben t’sais c’est clair.
Tristana : Même si tu dis j’ gère, j’ contrôle, en fait est c’que tu gères vraiment, est-c’qu’ tu contrôles vraiment ? C’est la grosse question quoi.
Jon : Ben écoute quoi, est-ce que tu crois qu’tu contrôles ta vie ? (...). Voilà. On pense la contrôler mais y a toujours un truc qui fait que non.


Cette vulnérabilité corporelle et cet absolu des représentations de la mort semblent dessiner les pourtours d’une arène où les conduites à risque pourraient divulguer toute leur expressivité. Les pratiques risquées se déroulant en présence de spectateurs, se verraient renforcées dans leur aspect glorifiant, de remémoration et donc pourvoiraient à une forme d’immortalité sociale.

Bien que certains semblent ne pas croire au destin, ils admettent, tout de même, que la vie est faite en partie de hasard lui conférant sa saveur, mais aussi de responsabilités individuelles inhérentes aux choix de chacun. La prise en compte de l'imprévu témoignerait de la conscience qu’auraient les travellers d’être peu de chose dans l’univers global, mais la lutte, le courage et la force offriraient l'opportunité de dépasser cette passivité, pour devenir un Homme respectable et acteur. Cette oscillation entre ces deux points de vue permettrait aux errants de valoriser leur aréte individuel en dépassant justement la fragilité physiologique et en décidant en pleine conscience ce qui serait bon de faire. Pour Jon, le destin n’existerait pas car il renverrait à une inertie, une impuissanciation de la vie laissant de côté le libre-arbitre de chacun. Bien qu’il ne se range pas à l’idée d’un contrôle possible de l’existence, il ne considère pas les événements comme étant écrits d’avance. Il envisagerait donc la vie comme une interaction entre des situations dérivées de choix individuels et des coïncidences fondées sur l’aspect aventurier propre à l’existence elle-même.

Tristana : Comment tu vois ça l’destin ? Comment tu pourrais l’expliquer ? Ça c’est des questions un peu plus dures.
Charlotte : Ouais, là…. ? C’est philosophe.
Bruno : Comment j’pourrais l’expliquer. Hein…aide moi !
Charlotte : Non, non (en le narguant).
Bruno : Euh…comment j’pourrais… (au moins 1mn30 de silence, il réfléchit) j’sais pas j’le vois comme une chose euh…
Charlotte : En gros que tout est écrit, ou le hasard, quoi.
Bruno : J’pense que voilà, c’est le has… qu’c’est dû euh…en fonction d’ta vie aussi qu’ tu mènes.
Charlotte : Tes choix, quand même.
Bruno : Tes choix. C’est en fonction d’certains choix qu’t’as fait dans ta vie qui vont faire que, ben…qu’tu prendras c’te route ou celle là, tu vois c’que j’veux dire. (...). Y a un moment donné tu vas arriver à une intersection, et tu vas t’dire c’est soit ça ou soit ça. (...).
Charlotte : Le destin i’s’fait sûrement en fonction d't’es choix, mais y a une part de hasard aussi.

Jon 2008 : Y a rien qui décide. C’est toi qui décides mais euh... C’qui va s’ pass’…mais euh…C’est quoi l’destin, c’est quoi l’destin, c’est quoi l’destin pour toi ?

Tout comme les Grecs qui se représentaient la vie comme étant le fait de leurs actions mais aussi des interventions divines, les travellers opteraient pour une vision médiane entre libre-arbitre et aléas de la vie. Cette lutte par corps pour défendre les valeurs communautaires relèverait par ailleurs d’un combat contre la précarité corporelle humaine, lié à une conception d’une corporéité idéale, transcrivant leurs mérites. Voulant dépasser ce sous-corps, sa mise à l'épreuve permettrait de ce fait de s'approcher plus en avant d’une idéalité corporelle, d’une idéalité de soi, de sa personnalité donc de sa propre valeur intrinsèque.

Bien que n’étant pas vraiment sensibles aux injonctions de jeunisme ambiant, les errants ne se projetteraient pas dans la vieillesse. Ils ne la percevraient pas comme un obstacle au caractère producteur du corps prescrit à tous les membres de notre société. D’une part, ils considèrent que leur mode de vie mettra inévitablement un terme à leur existence en pleine jeunesse, d’autre part, ils ne s’imaginent pas continuer à vivre de façon extrême en étant âgés (le corps trop fatigué ne suivant pas). Donc considérant ces deux aspects, ils préfèreraient mourir jeunes que de devoir renoncer à la jouissance par l’extrême.
Charlotte : J’ai pas non plus envie de mourir vieille non plus, quoi, donc c’est... Quand j’en aurai assez profité, quand j’estim’rai que voilà, j’aurai tout vu, tout fait, tout c’que j’veux moi, je pense que ça servirait à rien que j’reste. Dans une maison d’retraite, quoi par exemple.Ouais, ouais. J’veux en profiter à fond tant qu’j’suis jeune. Avant de plus pouvoir, justement et avant d’devoir me…d’êt’ contrainte pa’c’que j’aurai plus la patate. J’me dis dans 20 ans,j’pourrai plus avoir c’mode de vie pa’c’que je…j’aurai plus la force physique aussi.

Clara : Ça me dirait pas d’attendre la fin bien.(…). J’ai toujours dis que j’mourerais d’une OD, je l’sentirai pas venir, ça fait pas mal, comme ça j’partirai dans une perche, j’aime la drogue donc j’ai envie de mourir avec. Moi 40 ,50 ans c’est fini.

Jon 2007 : Vivre vite et mourir jeune.

Jon 2008 : Tout’façon j’pense pas non plus, vu la vie qu’je mène, j’pense pas vivre vieux, tu vois euh... c’est clair. Ouais à s’défoncer, à boire tous les jours… euh..voilà j’suis encore là… (...). Profiter au maximum. Profiter au maximum.

Tout comme le héros Grec, la vieillesse serait synonyme d’une vie rangée sans saveur, qui s’opposerait à la gloire, aux idéaux dérivés de la vie extrême. La sénescence synonyme de dépendance, d’ennui contrasterait avec les valeurs d’intensité, de liberté, d’autonomie et de jouissance des Travellers. Par la vie intense interrompue d’emblée, sans amorce de décrépitude visible, fixant le corps dans sa puissance, sa totalité et son éternité imaginaire, les errants neutraliseraient la mort. En mourrant de ce qu’ils définissent comme une belle mort en opposition avec la belle mort des normaux, celle de la vieillesse, les toxicomanes pourraient prendre une place au-dessus de celle de l’homme ordinaire, mouton d’une société qui lui dicterait jusque dans sa mort ce qu’il serait bon de faire. Par la connaissance et l’acceptation de la mort, ils la désamorceraient tout en ayant conscience de l'inutilité de cette lutte, mais dans cette défaite inexorable, la gloire, la puissance et la force, formant une sorte d’aretè rejailliraient et se figeraient par la promptitude d’une mort survenant dans l’acmé de la jeunesse. Contrant tous les présupposés qui voient dans ces pratiques une forme suicidaire ou d’autodestruction, ce serait avant tout une mort dans la vie, une mort pour la vie que les errants revendiqueraient. Tout en étant une réponse au déclin de la vieillesse et de la mort, cet idéal du mourir offrirait l’accès à la singularité en échappant par le choc de la violence de ces morts (overdose, accident, bagarre…) à l’anonymat grâce aux souvenirs si macabres soient-ils. Les errants autant que les héros grecs ou les sociétés guerrières archaïques privilégieraient donc une mort jeune mais choisie, en opposition avec la représentation de la mort actuelle faite de vieillesse, de passivité et de dépossession par des institutions prévues à cet effet qui les mèneraient à perdre au fil des ans leur statut si particulier. A cette fin calme et sans encombre, les travellers favorisent les départs en fracas, retentissant dans la mémoire et les affects, les élevant au rang d’immortel consacré.
Les conduites à risque semblablement, à la joute héroïque, viseraient à préserver l'honneur de soi et des siens, la culture, la communauté, dans une dialectique articulant un regard interne de soi-même et un regard externe, social. Ne pourrait être brave et glorieux que le combattant ayant reçu l’assentiment des siens et ayant provoqué chez les autres, les ennemis, de la crainte, de l’effroi, de l’incompréhension, marquant du coup l’atypisme de son attitude, l’altérité de sa personnalité. Ainsi pointé dans sa singularité par la reconnaissance d’une part de son groupe de pairs et par la stigmatisation des normaux d’autre part, l’errant refuserait de s’inscrire dans un statut préformé socialement, il voudrait et tenterait d’acquérir un statut individualisé spécifique à son être qu’il se construirait lui-même. Par une mort féconde, transcendant son être, le grandissant, les errants exalte la condition humaine « reconna(isssent) le prix de la vie dans la mesure où (ils) (...)(sont) prêt(s) à la risquer. ». Cette mort féconde se risque pour des valeurs civiques, révolutionnaires, bafouées et pour sa propre valeur d’homme, sa dignité afin de ne pas se renier soi-même. Ces valeurs, fondement de l’individu, sont alors reconnues comme supérieures à la vie, elles sont immortelles et surpassent le trépas lui-même qui se trouve ainsi négligé.

Patrick : Est-ce que c’est pas la roulette russe? Tu vois on va tenter, ça passe ou ça casse. Par moments, c’est passé mais avec de graves conséquences mais c’est pas un truc que je renouvelle. Pour s’affirmer, pour se sentir fort, je la mets devant moi c’est elle ou c’est moi, c’est un défi quelque part qu’on se lance, mais avec le recul j’me dis que c’est un défi et sur le moment on pense pas à ça, on se dit basta et ouf!

Les cérémonies funéraires, elles aussi très personnalisées dans l’imaginaire des errants, témoigneraient du désir de conserver une place dans la mémoire collective. L’incinération telle qu’évoquée par Jon se rapprocherait des solennités du héros Grec. En effet, il désirerait que cette crémation puisse lui permettre de se relier à ses ancêtres par la dispersion de ses cendres dans des lieux affectifs familiaux et relatifs à sa subculture—rendant ainsi hommage par sa mort aux deux filiations de ses deux vies (la vie chez ses grands parents qui représentent des autruis significatifs, et les travellers étant des pourvoyeurs d’orientation) et de conserver par ce fait une place sociale. Ces rites mortuaires seraient donc une assimilation, une civilisation de la mort, une politique du trépas instaurant ces règles spécifiques. Par le désir de commémoration par des fêtes se déroulant lors de son incinération et lors de ses dates d’anniversaires, Jon souhaiterait comme les héros grecs une remémoration de son nom, de ses actes, de sa personnalité transcendant ainsi les générations de Travellers. Ces actes serviraient à entretenir un lien, une racine pour la communauté comme en Inde et, au même moment, à perpétuer des valeurs mondaines (jouissance, extrême, liberté, solidarité) et des pratiques inhérentes à son groupe (défonce, entraide, opposition sociale).
Clara, elle, souhaiterait être cueillie par la mort dans l’apogée de sa beauté. L’intégrité physique paraît être fort importante comme relevant d’une sorte de kalokagathia. La vénusté ne serait que le miroir de la splendeur de l’esprit et de la personnalité. En ce sens, elle voudrait fixer son éclat par une mort prématurée afin de laisser une image d’elle-même suffisamment bonne.

Clara : J’ai pas envie que les gens i’z’aient une image de moi dans le cercueil toute moche, toute ridée. Je veux qui voient une jolie jeune fille, trés belle.

La musique, la consommation de stupéfiants, la convivialité de la fête alliée à la jouissance soulevées par Clara et Jon, seraient une retranscription actuelle des louanges, chants poétiques des Grecs, servant de témoin permanent de leur identité singulière, de substitut corporel exprimant la valeur de leur vie et les immortalisant dans une certaine gloire. La subculture ici, par ses valeurs de fraternité, de vie extrême, aurait le pouvoir de conférer le statut de « beau mort » et permettrait au héros errant de demeurer dans le temps après sa mort.
Jon 2008 : Qu’on m’incinère, qu’on met’un tiers de mes cendres dans l’Jura, dans les montagne du Jura, un tiers de mes cendres sur une plage dans les Landes, et un tiers de mes cendres dans une putain d’teuf de balle. (…). Parce que j’ai grandi dans l’Jura, ma grand mère... j’passais mes vacances chez ma grand mère dans les Landes, et puis ben, la teuf… euh… j’aime bien faire la teuf donc euh…voilà. (…). T’te façon, j’n’ai… n’importe quel pote qu' tu vois… quand j’mourrai, t’façon, j’pense qu’mes potes y gard'ront en mémoire « C’était un sacré gars, un bon gars, et on l’oubliera pas. » (…). Moi j’sais qu’y a des gens tu vois y penseront toujours à moi quoi. Ça c’est clair, voilà. (…). Ah, ouais, non j’sais que …voilà y aura toujours des discussions par rapport à moi : « Jon il est plus là tout ça. Il est plus là aujourd’hui, c’est son anniversaire, aller on s’bourre la gueule, on prend des extas. » (…). Ah ouais !Ah ben ouais ! Je veux pas que tu vois euh… même euh... même pour mon anniversaire qu’i’ fassent la fête, qui s’bourre la gueule pour moi, foncedé la gueule tu vois, tu vois en rigolant pas en pleurant. Je voudrais pas les voir tristes tu vois. Moi, j’espère qu’voilà euh … J’sais qui vont pleurer tu vois mais… mais j’espère qu’après voilà i’ f’ront la fête en pensant à moi.

Jon 2007 : J’aimerais bien laisser quelque chose derrière moi.

Ces fêtes, autour de sa disparition, induiraient une proximité des morts et des vivants que l’on tente pourtant d’éviter actuellement. Elles découleraient d’une création stratégique, parade à la crainte de la mort, alimentée par une pensée naturaliste. Ces réjouissances ne sont pas sans similitude avec celles de l’époque moyenâgeuse où l’amoncellement de crânes et de squelettes décoraient les pourtours des églises, où la population n’hésitait pas à ripailler, danser, parmi les défunts (mais sans la dimension du péché qu’incarnait la décomposition cadavérique).
La vraie mort, pour eux, serait alors celle de l’oubli total, de l’absence de renom, de singularité de ne pas avoir marqué leur passage terrestre. C’est peut-être en cela que les errants refuseraient d’intégrer la société, de s’anonymer jusque dans un traitement mortuaire fait d’aseptisation, géré par les institutions comme un événement perturbant. Les cendres volant dans les airs seraient alors le symbole d’une dissémination de leur personnalité laissant une trace sur le monde, une autre façon d’être au monde bien plus réelle que celle issue de l’intégration socioéconomique.
N’est-ce pas justement, cette décision du comment et quand mourir, clairement définie, assumés, voire même revendiqués dans sa dimension d’indépendance face aux attentes sociétales que les normaux ressentiraient avec une certaine brutalité ? Enclins à vouloir échapper ou du moins oublier la mort, les individus ordinaires se trouveraient face à une autre gestion de la mort pointant pourtant les mêmes buts : la gestion du mourir et le désir d’éternité, mais sous des traductions divergentes et inintelligibles pour eux.
3. 2. 2. La mort, un bon argument pour attirer l’attention.
Le choix de telles pratiques corporelles faisant entrer la mort en jeu n’est à mon sens pas anodin. S’il est vrai que les errants n’ont peut-être pas totalement conscience de l’implication de leurs conduites à risque en tant que provocation sociale, ils auraient apparemment une vision de ce que la mort évoque chez les normaux.

Jon 2008 : Parce qu’i' z’ont peur justement. Tu penses pas parce que t’as peur. Ben ouais, moi j’pense pas tu vois, tu meurs ton esprit i’ part dans l’paradis et tout, ça c’est les gens pour s’rassurer parce qu’ils veulent surtout pas qu’y ait rien après la mort quoi. Tu vois y z’ont vu qu’les gens i’z’ont peur d’la mort i’veulent absolument êt' sûrs tu vois, y a après une continuité. Alors i ‘z’ont peur d’aller en enfer mais i’veulent surtout aller aux paradis tu vois.

Du fait de leur appartenance antérieure au système classique ils savent que ces derniers la craignent et désirent l’immortalité ; tandis qu’eux-mêmes issus d’un système revendiquant la non accumulation de biens matériels, soumis à la violence au quotidien, donc à la rencontre peut–être plus habituelle de la mort,  y penseraient fréquemment et ne la percevraient pas comme un trauma. Le stigmate n’étant parvenu que tardivement, les normes et valeurs sociétales ont été largement acquises. Étant conscients ou du moins pressentant que la mort par les normaux est avant tout réelle et subie, donc individuelle et individualisante, manquant de rite de mise à mort symbolique, les errants vont alors heurter cette loi dans une tentative de maîtrise. Les conduites à risque serviraient alors à conférer un but, un fondement, une fonction à la mort, bref à rétablir sa charge symbolique. « L’exclu véritable cadavre social » soulignerait le refoulement de la mort comme nouvelle gestion, se traduisant par une déritualisation, une désymbolisation qu’incarneraient aussi bien la prolifération des conduites funéraires, que l’administration du mourir par les institutions tenues d’assurer la sécurité de ses membres dans un devoir du non mourir. La mort devenue obscène, scandaleuse, que l’on chercherait à dépasser par la science deviendrait ainsi un terrain de prédilection pour la contestation sociale. En interrogeant donc sa charge symbolique qui permettrait de donner un sens à la vie, de régénérer le groupe par sa renaissance symbolique socialement jouée et donc de parer à l’inévitabilité de la mort physique, les errants révéleraient aux yeux de tous, notre incapacité à tisser du lien, du sens dans notre social.

Le choc opposant normaux et travellers s’expliquerait aussi par le fait que la mort de l’autre est la seule approche possible de sa propre mort. Voyant des individus se délabrer et arborer un corps en dynamique de dégradation, les personnes ordinaires apprendraient alors de leur propre trépas—devenant ainsi un peu le leur— ils intérioriseraient, conscientiseraient leur mourir et leur devoir mourir. «  C’est la mort d’autrui qui fait vivre la menace du dehors au dedans ». De plus, les travellers se révélant être des individus jeunes, le mourir affiché en tant qu’inéluctabilité par leur corps, apparaîtrait comme dramatique, chosifiant et mettant un terme à toutes les espérances qu’incarne la jeunesse.
Si d’après L.V. Thomas le suicide servirait de moyen de communication, de destruction du personnage social et d’atteinte à la société, ne peut-on pas entendre les conduites à risque de la même façon ? En effet, comme nous l’avons vu précédemment les errants recréent une identité, cherchent à échapper à leur ancien personnage social et à celui de stigmatisé par moment en s’opposant idéologiquement au système social et à ses valeurs. En s’agressant eux-même, n’agressent-ils pas la société en se servant de la notion de respect de la personne qu’ils bafoueraient incessamment par leurs pratiques à risque ?
Pour la société, cette auto-agression serait un affront envers les proches de l’individu concerné, une offense à la société qui a investi dans la formation de ses sujets. Mais, ne serait-ce pas, non plus, une manière d’outrepasser ses droits en dépossédant le système de sa seule légitimité à pouvoir déterminer les règles qui régissent la mort et à la donner, en exacerbant la notion de libre-arbitre  ? Ce serait donc une remise en cause tout entière des fondements sociaux et un rappel de la mort comme étant notre lot à tous qui se joueraient dans ces pratiques extrêmes du corps.
Le caractère exogène de la mort perçu comme une agression du dehors que la société finirait par interdire, serait à contrario revendiqué par les travellers mais dans son inéluctabilité et sa fatalité. Plébiscitant, justement, le naturalisme du trépas et mettant en cause la notion de progrès positif, les errants s’opposeraient encore une fois aux normaux et à la toute puissance supposée de nos sociétés techniciennes.

Les notionsd’autonomie, de jouissance sur lesquelles ils ne veulent pas transiger au prix même de leur vie, pourraient se justifier dans l’approche même qu’ils ont de la mort et de la vie, ainsi que dans le lien les unissant. Comme la vie est synonyme d’éclate, d’extrême, d’hédonisme, d’épicurisme dans son sens le plus total, l’existence se définirait donc en rapport à la mort, au néant—une vie pleine à en déborder face au gouffre d’une mort vide et apaisée. Cet abîme par sa teneur symbolique de fin irrémédiable acceptée, pousserait ces individus à profiter de tous les plaisirs qu’offre le monde des vivants. Par conséquent, s’ils consentaient à la non-mort, par la quête d’une éternité physiologique, leur existence se transformerait en une non-vie détachée de tout intérêt par l’évacuation de toute la charge intense que recèle leur symbolique de la mort. C’est cette dialectique complexe vie /mort qui conférerait un sens à ces deux entités par une dynamique de réciprocité.

Jon 2008 : Ben, ouais voilà la vie c’est dure, mais elle est belle quand même. La vie c’est dure tu souffres, tu pleures, tu rigoles, t’as des joies, t’as des peines et ça vaut la peine d’êt’ vécue.
Tristana : J’pense qu’l’fait d’te mettre dans des situations où tu risques ta peau ça renforce cette idée là qu’la vie elle est chouette ?
Jon : Ouais.Ouais. Complètement. Complètement. 

Ainsi, leur rapport à la mort se rapproche plus de celui des Grecs que de nos conceptions actuelles, par la construction de l’idéalité de la vie adoucissant celle de la mort. S’adjoignant à cette composition, la mort elle-même pourvoirait au sens et à la valeur de la vie. Ces deux phénomènes seraient alors intimement imbriqués, regroupés dans un seul processus celui de vie, alors que pour nous, membres d’une société technicienne, la mort serait une perte que rien ne pourrait combler, une activité interne à l’homme manquant d’institutionnalisation. Réalisant une coupure nette Mort/ Vie, dans une relation antinomique, les errants à travers leur vision de complémentarité du mourant et du vivant se placeraient et se trouveraient classés comme déviants dans une société assurant le primat de la vie. La mort évoluerait donc, au rythme de nos objectifs sociétaux de rentabilité, d’efficacité et deviendrait un problème de management. Les travellers développant des valeurs inverses à celles-ci, vont donc pouvoir utiliser la mort comme bannière protestataire, indiquant sa désocialisation, sa désolidarisation menant à une professionnalisation voire une bureaucratisation de sa gestion.

De même la violence de la mort que les errants exposeraient sans retenue, semble percuter la mort douce, don de soi en toute sérénité que préconiseraient les idéaux Chrétiens. Pour les normaux cette brutalité s’opposerait à la mort naturelle par vieillesse et serait par conséquent suspecte (crime, accident, suicide). Or, toute mort est violence, nécessitant une construction symbolique pour l’adoucir. De nos jours, la stratégie employée pour évacuer la crainte qu’elle suscite, relèverait de l’isolation des morts et des mourants dans des institutions prévues à cet effet permettant l’évitement de la contamination de cette violence. On décède donc en cachette, on efface le trépas sous les traits de la maladie dont on s’obstine à guérir. Cependant, on ne guérit pas de la mort. La discrétion devient la forme moderne de la dignité mortuaire. C’est donc une mort escamotée qui devient la mort convenable. S’érigeant contre cela, les travellers ne désireraient pas décéder loin des vivants mais avec eux, en conservant par la suite une place de choix dans la mémoire collective. On note par conséquent ici un réel contraste entre d’une part des normaux qui éloigneraient les morts des vivants pour gérer leur peur et des errants optant pour la cohabitation de ces deux états. Par ce fait, la monstration d’un corps sous psychotropes décrépit décadent, ne dérangerait pas les travellers, mais en revanche choquerait les normaux soumis au devoir de retenue et de dissimulation de toutes formes de violence corporelle recelant en leur sein un caractère morbide.

Charlotte : Pa’c’que nous on est des arrachés, on le montre, eux ils le montrent pas.

À l’opposé du nos desiderata contemporains de jeunisme, de conservation du corps dans sa forme la plus performante traitant le corps comme une machine sur laquelle on interviendrait sans remords, en changeant les pièces défaillantes, les errants eux, bien que ne voulant pas décéder vieux, envisageraient le corps comme fragile, leur rappelant la fugacité de l’existence.

Jon 2008 : On est tous fragiles. (...). Autant on peut êt’ fragile au niveau du corps, autant on peut êt’ fragile mentalement ou y en a qui sont plus émotifs que d’aut’, y’en a qui sont plus fragiles que d’aut’ et euh… ben t’sais c’est clair.
Tristana : Même si tu dis j’ gère, j’ contrôle, en fait est c’que tu gères vraiment, est-c’qu’ tu contrôles vraiment ? C’est la grosse question quoi.
Jon : Ben écoute quoi, est-ce que tu crois qu’tu contrôles ta vie ? (...). Voilà. On pense la contrôler mais y a toujours un truc qui fait que non.

La mort serait donc comme en Grèce archaïque, non pas le terme de la vie, elle y serait inscrite et se manifesterait dans le corps comme témoin de sa précarité. Elle serait alors naturelle et non une aberration telle que nous pouvons l’imaginer. Ce caractère naturel contrairement au moyen age pousserait les errants à jouir de tout, à se détacher du matériel, à accepter la mort de l’autre non sans douleur mais par une stratégie d’amadouement.

Passe-muraille : Si j’arrive à sauter un immeuble de 9 mètre et à rien m’péter pas être mort, j’trouve qu’ça gère. Franchement la mort j’en ai pas peur, c’est pas grave faut y passer un jour ou l’autre. On a qu’une vie faut en profiter un maximum. Et en même temps tu t’fais buter par un car tant pis on va tous y passer. C’est pas toi qu’à choisi. D’une overdose j’m’en fous, d’une bagarre j’men fous, me faire écraser j’men fous ! Mon père une fois y m’avait dit « Sois différent des autres ! » et moi j’ai dans c’qui l’a dit, j’ai compris soit différents des autres, des autres qui travaillent. Pourquoi j’travaillerais si eux y travaillent

Tristana : Mais t’aimerais toi la contrôler si c’était possible on va dire ? Si t’avais la super baguette magique.
Jon 2008 : Non. Parce qu’y aurait pas d’surprise. C’est l’aventure.
Ah c’est ça c’est l’adrénaline qui suit…


A contrario des valeurs de contrôles déversées sans cesse dans tous les domaines sociaux comme relevant d’une qualité personnelle, les errants eux, préfèrent l’imprévisible qui les pousse à se mesurer à eux-mêmes, à faire preuve de valeur héroïque. L’aventure, qu’elle soit intérieure grâce aux drogues ou externe par la pratique d’actions à risque, est toujours source de plaisir. L’intensité émotionnelle qui se dégage dans l’inattendu et pousse le traveller à s’adapter, à trouver des stratégies de gestion ne fait que conforter son estime de lui-même. Percutant l’idée sociale que nos institutions pourvoient à notre sécurité, et nous protégent de toute peine en réglementant le jeu social des émotions en vue de faire primer le survivant sur le mourrant, les travellers par le goût du risque nous indiqueraient une nouvelle fois que la mort est la vie, qu’il s’agit d’une seul et même processus contre lequel il ne sert à rien de lutter mais qu’il faudrait accepter, faire sien
CONCLUSION : Une alerte au sens.

Durant ce travail de recherche, je n’ai eu de cesse de me demander pourquoi les errants, des individus sommes toute relativement courtois, déchaînaient tant de passions sur le plan politique, humain ? Cette préoccupation s’est même vue relayer par la création d’une interdiction municipale légale sur le rassemblement dans la rue, proscrivant tout regroupement (de deux personnes et plus) au début des années 2002-2003. Même mon entourage ne cessait de me questionner sur cette population qui le s inquiétait et générait d’autre part une sorte de rejet. Agacés par leurs demandes d’argent perpétuelles, culpabilisant de ne pouvoir donner à tous et au même moment relevant les incohérences idéologiques d’individus désirant vivre hors société et bénéficiant aussi de l’aide de celle-ci, les discussions avec mes proches furent quelques fois houleuses. Et le plus étrange dans tout cela, est le fait que l’en s’attaquant à eux, moi-même je me sentais dévalorisée scientifiquement, comme si le sujet traité n’avait aucune légitimité. S’intéresser à des accusateurs d’une société qui en profitaient par ailleurs, à quoi bon ? Je me retrouvais face à ce qu’un de mes formateurs d’IRTS avait évoqué le mythe du mauvais pauvre, vil et exploiteur des sentiments de compassion des bonnes gens. Comment faire alors pour se dégager d’un militantisme réactif à toutes ces remarques ?
Réfléchissant sans cesse aux propos de P. Bourdieu, J.C Chamboredon, J.C Passeron à ce sujet, j’ai donc tenté et j’espère en partie avoir réussi à me dégager de cette pression. Écrire un essai pro errants n’aurait en effet, rien arrangé à leur stigmatisation, ni à leurs difficultés.
En outre, il est intéressant de noter que lorsque que l’on cherche à étudier une population mettant en jeu son corps dans une relation à la mort, les individus ordinaires ne peuvent qu’être interpellés dans leur for intérieur. Quoi de plus viscéral d’ailleurs que la corporéité, la mort ? Chacun renvoyé à sa propre façon de gérer ce corps, ce corps obnubilant les contenus médiatiques et donc les acteurs sociaux, chacun mis face à sa crainte de mourir dont on ne parle que rarement, l’errant se pose en trouble fête ; troublions d’une vie que l’on veut pacifier, d’un corps que l’on tente de contrôler dans sa forme, son apparence et sa jeunesse, d’une mort que l’on voudrait voir disparaître. Les travellers sont là, non pour nous aider à comprendre notre propre rapport à ces deux phénomènes que sont la mort et le corps, mais pour nous questionner sur le sens même de nos normes, de nos valeurs de vie.
Faut-il vivre en sécurisant tout, au risque de ne plus vivre ? Où situer la mort ? Quelle place donner au corps ? Peut-on disposer de celui-ci à notre guise ? Sommes-nous réellement libre ? Que faire de cette frange marginalisée qui repousse ardemment toute insertion sociale et refuse de participer comme nous l’entendons à notre société ? Sont-ils agis ou acteurs de leurs parcours et de leur mode de vie ? Et s’ils sont acteurs sont-ils, par conséquent, responsables de leur précarité ? Voilà les questions que les errants projettent à nos yeux dans une brutalité dérangeante.

Ce corps technicisé, perfectible et donc imparfait, contrôlé, maîtrisé, se révèle être étendard des plus pertinents en tant que voix de protestation sociale. La société voulant éliminer le corps, les pratiques à risque des errants sont un détournement de son ordre. En tablant sur la mort et le corps, les conduites à risque jouent avec eux, grâce à eux dans une tentative de singularisation, de résistance sociale et en même temps contribuent fortement à leur stigmatisation. « (La prise de risque) ne procède pas d’un hygiénisme pacificateur (elle) est violence. (Elle) n’est pas disparition d’un corps invivable, mais monstration de soi jusqu’à l'indécence du cadavre. ». Cadavre provocateur qui se heurte à un corps socialement lisse, formé, jeune ; arme d’un conflit social et entrave à une gestion de la mort par la quête d’une immortalité physiologique qui ne pourrait donner sens à ce que les travellers définissent comme la vrai vie. C’est avec un corps, outil de jouissance, de liberté, de connaissance de soi, un corps monstrateur d’idéologies, extension de leurs personnalités, alarme et protecteur face à un esprit avide de sensations, un corps qui permet encore une distanciation face à un monde que les errants ne veulent pas faire leur et qui ne les a pas adopté, un corps qui donne tout simplement une consistance visuelle aux yeux de tous, que les travellers tentent de faire face à l’autocontrôle plébiscité et dépossèdent l’État de sa légitimité à administrer les corps et la violence.
L’apprentissage des pratiques à risque serait engendré par des interactions et l’inscription de plus en plus profonde dans un mode de vie déviant issu du processus d’étiquetage social et d’auto assignation. Catégorisés comme dangereux déviants, les errants cessent alors aux yeux des normaux d’être des hommes pour devenir des inférieurs. Quand les stigmates permettent aux normaux de se prémunir contre les indésirables en les repérant, les indésirables s’ils désirent rester acteurs ne disposent que du corps pour s’exprimer en le détourant de sa fonction de catégorisation initiale. En utilisant ce corps stigmatisé comme porte-parole de revendications sociales, l’errant résiste, résiste de toutes ses forces à l’autocontrôle et à la coercition. Poussant la liberté à son paroxysme, l’errant ne cesse d’interroger les valeurs républicaines et la légitimité politique de notre société plébiscitant l’autonomie, la liberté d’entreprise, la réussite au mérite tout en conservant encore sous certains aspects les traits d’un état providence dans sa seule fonction coercitive.
 PAGE 78La déviance devenue une identité sociale, va produire de nombreuses tensions internes chez l’errant qui grâce à une idéologie, une politisation de la question va pouvoir les réduire par la création d’un groupe d’entraide dont les membres vivent les mêmes souffrances. Découlant de cette formation groupale, une culture de substitution «  la culture underground » va alors voir le jour. Les attributs de cette culture vont donc permettre aux errants de privilégier les interactions seulement avec leurs semblables, se bornant à des relations utilitaristes avec les normaux. Par une attribution catégorielle, des marqueurs corporels différenciateurs eux/nous, les frontières entre normaux et travellers vont alors se constituer, générant la création d’une subculturalité qui guidera les actions, les valeurs, les normes et les règles de cette communauté. Par la création d’une histoire commune, d’une filiation fictionnelle par le changement de nom que tous opèrent en adhérant à ce mouvement, cette subculturalité va se consolider.
Les errants, ne parvenant pas à se faire entendre par des interactions ordinaires, reste la provocation des limites de la mort par le corps, seule façon de communiquer, seule façon de se faire une place, de réexister socialement, de résister. «  L’existence de cette mort constitue une sortie hors d’un processus destructeur, elle devient la forme extrême d’un rapport social ». Les errants ne craignent pas la mort, elle est naturelle partie intégrante du processus de vie, tout comme la violence, ce sont elles qui donnent corps à l’existence dans toute son intensité et sa beauté. Pour les risqueurs, c’est dans la vie que la mort arrive, pour vivre. Ces expériences dérangent en ce qu’elles font entrer la mort dans la vie ; Pire, elles signifient que la mort est la vie, au lieu d’une séparation classifiant la fin comme aboutissement de la vie. C’est la mort qui témoigne d’un état ultérieur de vie, et non la vie comme passage vers et dans la mort. Même si la souffrance n’est pas recherchée à travers les comportements à risque, elle est intégrée à la vie elle-même des errants et c’est peut-être cela qui rend si inacceptable à nos yeux de telles pratiques.
Le combat corporel quotidien serait une façon de gérer la mort, une forme d’immortalité contenue dans la mémoire collective intra-groupale qui évincerait l’oubli représentant la mort dans ce qu'elle recèle de plus atroce. Les errants ont en effet peur de l’invisibilité, de l’impuissanciation sociale plus que tout autre chose. En cela la mort et la violence de leurs pratiques à risque permettraient d’y résister par une valorisation de leur arète contenue dans la position d’acteur qu’ils ont choisie. C’est donc la mort sociale apparentée à l’adoption d’un mode de vie ordinaire, à des façons d’êtres et de penser usuelles, à la dépossession de son corps et de son esprit qu’ils cherchent à vaincre comme le héros grec, quitte à en payer le prix fort : celui de la mort physique. En adéquation avec le fonctionnement héroïque, les errants tentent coûte que coûte de préserver leur singularité, leur être au monde, leur personnalité.
Les conduites à risque seraient un refus de mal vivre, un moyen de se raccrocher à l’existence, une opposition à une vie conformiste qu’ils ne veulent pas vivre. Vivre oui, mais pas dans une non-vie. Ressentant leurs vies comme méconnues, niées par la stigmatisation et l’identification de ces pratiques à celles de malades mentaux, ils montrent qu’ils existent jusque-là, jusque dans la mort et à travers elle.
Les prises de risque signent un détraquement, qui n’est pas le fait d’un groupe mais du social dans une visée d’alerte à la perte de sens sociétal. Le frôlement de la mort alors est un acte qui met en question l’ordre communautaire, l’absence de signification octroyée à la finitude et la quête insensée d’une forme d’amortalité. P. Baudry explique que c’est l’impuissanciation pesant sur les individus, due à une situation sociétale a-conflictuelle, qui les pousse à adopter des actes provocateurs, extrêmes, brutaux, pour signifier la volonté d’être au monde. Ils questionneraient alors le lien social en rappelant que c’est la ritualisation de la mort et de la violence qui construit la vie sociale.
Par ailleurs, les travellers ne soulignent-ils pas à travers leurs conduites à risque l’impasse idéologique dans laquelle nous semblons nous trouver ? Ni innovation, ni vision à long terme, le système politique paraît ronronner en l’absence de nouvelles utopies. Cette jeunesse pourtant proche des hippies de 70 dans ses valeurs anti-consuméristes, de jouissances et de liberté, se démarque par son approche nihiliste, défaitiste de l’avenir. Les conduites à risque seraient-elles alors une révolte politique par le corps ? Et si cela s’avérait exacte, est-ellle conscientisée par les acteurs ? On peut alors se demander si cet épicurisme outrancier et extrême ne signalerait pas l’impossibilité à vivre dans de telles conditions. De toute évidence quitte à survivre dans un système se précarisant et ne donnant pas accès aux biens de consommation promis synonyme de bonheur, autant brûler ses ailes dans une existence certes fort dangereuse mais qui octroie tout de même de nombreux plaisirs.
Les pratiques à risque questionneraient donc le manque de ritualité de notre société, de sens, de projets politiques, de liens sociaux, seraient révélatrices d’une lutte contre l’exclusion, « d’un refus de se laisser impuissanter », d’un rejet du non-conflit menant à une homogénéisation des êtres empêchant toute innovation conceptuelle.

En concluant sur ces constatations et ces interprétations, je ne prétends pas avoir compris les conduites à risque dans toute la complexité de leurs fonctions sociales, ni avoir réussi à décrypter de façon exhaustive les représentations de la mort et du corps qu’elles induisent. J’espère juste avoir pu donner une vision différente de cette problématique, détachée des conceptions individualisantes et déterministes.
Cette approche, en effet, mériterait comme je l’ai évoquée dans le chapitre II, une triangulation méthodologique par une observation participante mais aussi une analyse plus poussée du contexte macrosiocial ( changement structuraux de la société française, législation, évolution de la vision de la jeunesse, etc.) et de son influence interactionnelle. De plus, l’analyse comparative menée entre représentations des errants et des normaux ne me paraît pas assez satisfaisante ainsi que mes investigations sur le corps et la mort qu’il faudrait parfaire. Il me semble par ailleurs, qu’une comparaison qualitative Européenne, voire internationale des pratiques à risque d’errants issus de pays différents s’avérerait nécessaire par la suite afin de nous éclairer sur la véracité de leur fonction politique. Si, dans d’autres territoires ces conduites se produisaient avec évidemment un contexte historique, juridique et culturel divergent, trouver des similarités, des différences de représentations, d’interactions, de fonctions pourraient nous permettre de trouver les mécanismes sous-jacents, d’objectiver d’autant plus les résultats et d’asseoir comme indispensable l’approche sociologique de ce phénomène.
































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LEXIQUE.

Bads ( trips) : mauvaises expériences délirogénes avec des hallucinogènes
Bédot : joint
Blaz : nez
Cailles : caillera, racaille, jeunes de banlieue
Caissons : hauts parleurs
Came : héroïne
Cam’tart : camion
Core : déminutif de hardcore
Chéper : être atteint d’une maladie psychiatrique due aux consommations de drogues (surtout psychose)
Chos : fête techno
Coc : cocaïne
Datura : plante toxique, hallucinogène à petite dose
Extas : extasie
Hardecore : musique techno rapide et violente
Hardtek : un genre de musique techno, rapide, festive et galopante qui est surtout jouée dans les milieux techno alternatifs ( free-party et teknival)
Kepun : punk
Flash : premier effet de la montée des produits
Free party : fête techno sans autorisation légale
Héro : héroïne
Matos : seringue ou drogues
Mescaline : hallucinogène issu d’un cactus
Néocodion : médicaments pour les maux de gorge servant de drogue
Md : extasie
OD : overdose
Perche : être sous l’effet d’une drogue
Prod : drogue
Québlo : bloqué, dans le sens de décompensation psychologique
Rabla : héroïne
Shoot : injection
Smorser : délirer
Son ( poser un) : faire un concert techno
Speed: amphetamine
Spiral tribes: premier sound système (groupement de musiciens) anglais née en 1989 inventeur de la hardtek sillonant l’europe.
Taquet : injection
Tazs : extasie
Technival : festival techno
Techos : fête techno
Teuf : fête techno
Teuch : shit, cannabis
TNT: sound système français de hardtek
Trips : buvard avec L.S.D
SIM : personnage que l’on crée dans un jeu video. On les fait évoluer en faisant des familles, en inventant leur vie et leur carrière profesionelle.
Valium : médicament anxiolytique qui pris à haute dose de façon détournée en tant que drogue permet un effet d’excitation


EXPLICATION TYPOGRAPHIQUE :

Les paroles des interviewés sont retranscrites en italiques. Les (...) signifient des coupures effectuées par mes soins dans leurs discours. Lorsque les mots sont écrits en format standard dans les synthèses d’entretien, il s’agit de mes mots, nécessaires à la mise en forme.









ANNEXES : EXTRAITS D’ENTRETIENS SIGNIFICATIFS DES BIAIS MÉTHODOLOGIQUES :

Entretien de 2008 avec Jon :

Tristana : Mais toute façon même dans l’fait qu’vous changiez les prénoms et tout, tous, c’est comme si vous aviez une nouvelle vie quoi, vous vous créez une identité quoi…
Jon : Ouais tout à fait quoi. C’est ça.
Tristana : Vous larguez tout derrière et euh ouais c’’est ça ?
Jon : Tout c’qu’était derrière. Bon après j’ai des contacts avec ma famille euh… euh… C’est juste contact quoi. C’est rare que j’les voyent mais j’garde… I’z ont toujours des nouvelles. I’z’ont eu du mal à comprendre, tu vois i’ m’ont fait la gueule pendant quand même pas mal de temps parce qu’ i’z’ont eu carrément du mal à comprendre … que j’pouvais, que j’ pouvais choisir un ch’min comme ça quoi, parce que eux i’ z’ ont tous, tu vois, un bon taf, euh… J’ai ma frangine, elle a fait une société avec son mari, j’ai une frangine qu’est infirmière, j’ai une frangine qu’est assistante sociale, j’ai mon frangin qu’est ambulancier euh... I’z’ont tous des enfants ; i’ sont tous mariés euh... d’me voir comme ça euh... i’flipaient totales quoi.
(…).
Tristana : En même temps vous l’êt' pas tant que ça si les commerçants i ‘z’ont commencé à faire des pétitions et du bordel pour vous faire chier, c’est que vous êt' pas transparents.
Jon : Pour les commerçants, on est pas transparent parce que vu qu’on fait plus ou moins peur à certaines personnes donc les gens osent pas rentrer dans les boutiques. Ils préfèrent tracer leur chemin. Mais quand t’es tout seul, hé ben, les gens je te jure i’ t’ regardent plus.

Tristana : C’est un peu paradoxal d’ailleurs. Mais euh…parce qu’en même temps tu dis qu’t’aimes l’imprévu, c’est marrant parce que tu dis tu contrôles pas ta vie, si tu crois en que’que chose soit l’destin ou dieu, peu importe d’ailleurs c’que c’est, et en même temps tu dis ouais voilà là si ... j’adore l’imprévu et l’imprévu c’est quoi. Qui c’est qui décide c’est quoi qui décide ?
Jon : Ben justement rien.
(…).
Tristana : Pourquoi tu dis qu’c’est d’la défonce ?
Jon : C’est puissant, c’est meilleur que toute les drogues. J’te jure t’ atterris t’es ah ! Bfou ! Tu sais plus où t’es et tout. C’est adrénaline, j’te jure c’est une bfou.
Tristana : C’est un peu comme les moines bouddhistes quand i’font d’la méditation, i’z’ont l’impression de séparer d’leur corps, d’avoir l’esprit un peu ailleurs, qui surplombe et euh…
Jon : Ça ça l’fait avec la Kétamine mais là franchement l’saut en parachute faut vraiment l’faire pour comprendre parce que j’te jure c’est … Moi pendant un quart d’heure j’étais perdu, j’étais bfou…, t’sais pour s’en remettre bfou… franchement c’était formidable quoi.
Tristana : C’était dans ta tête ou dans ton corps qu’tu ressentais…
Jon : Partout, c’est le corps tout bfou…dans ta tête t’sais t’es tout perdu. T’sais plus où t’es, c’est magnifique, je t’jure c’est ah ! !... T’es tellement perdu que tu vois plus rien, t’sais, tu pourrais avoir des gens qui passent devant toi et tout, tu les verrais même pas, on t’parlerait t’entends pas euh…. C’est…
Tristana : C’est pour ça qu’j’t’parlais d’méditation parce quand les gars i’ sont en méditation tout l’reste autour ça existe plus ; i’ sont dans un espèce d’état mental particulier…
Jon : Ça la méditation faut j’m’y mette, hein. Je te jure c’est formidable. Moi c’est la plus belle expérience que j’ai fait d’ma vie. Franchement…. ça daille par contre mais … c’est une super expérience, faudrait qu’t’essayes.

Entretien avec Charlotte et Bruno :

Tristana : J’sais pas t’aurais peur d’perdre ton identité aussi, des trucs comme ça à rentrer dans que’que chose de métro, boulot, dodo, tu vois ?
Bruno : Ouais, j’pense, quoi. Parce que moi j’ai mon p’tit… ma personnalité dans voilà quoi. Main’ant j’ai ma p’tite personnalité…puis j’ai des trucs qui m’manqueraient j’pense. En allant dans la vie d’tous les jours à travailler et tout, j’pourrais plus faire les teufs que j’fais, j’pourrais plus êt’dans l’son que j’fais. J’pense qu’y a des choses qui m’manqueraient et ça m’foutrait hors de moi mais… J’sais pas si j’irais beaucoup mieux.




























RÉSUMÉ EN FRANÇAIS, ESPAGNOL ET ANGLAIS :
Résumé en français :

Mots clefs :

- toxicomanie
- sans domicile fixe
- conduites et pratiques à risque
- histoire de la mort
- histoire du corps
- stigmatisation
- déviance
- interactionnisme symbolique

Cette étude a cherché à mettre en évidence les représentations de la mort et du corps des toxicomanes errants dans leurs pratiques à risque. Tentant de dépasser les approches psychanalytiques et épidémiologiques individualisantes et critiquables d’un point de vue épistémologique, j’ai adopté un cadre d’analyse anthropo-historique pour mieux saisir ces phénomènes d’un point de vue social. L’approche choisie pour cerner les comportements à risque est avant tout interactionniste. Je pense, en effet, que les conduites à risque sont une forme de déviance dans le sens de H.S. Becker. Elles seraient alors construites à travers des interactions entre ceux qui transgressent les normes et ceux qui les conçoivent, les appliquent et s’inscriraient dans une trajectoire, une carrière.
Afin, d’appréhender ce phénomène j’ai choisi une méthodologie qualitative et compréhensive basée sur des entretiens non-directifs réalisés sur deux ans auprès de sept personnes. L’année précédente, les entrevues s’étaient déroulées dans un cadre associatif, mais cette année j’ai décidé de réaliser les rencontres dans la rue pour atténuer les biais que j’avais pus noter.
L’analyse des données recueillies est thématique et comparative. Je désirais mesurer l’écart entre les normes corporelles et mortuaires des errants et des individus ordinaires qui s’est révélé important par ailleurs.
Par conséquent, j’ai émis l’hypothèse que c’est à travers cette opposition des normes du corps et de la mort que les errants parvenaient à conserver leur positionnement d’acteur en dépassant la stigmatisation issue des interactions entre groupe de travellers et groupe de normaux.
Ces normes spécifiques au groupe d’appartenance travellers seraient alors des outils de contestation sociale et politique contre notre système et instaureraient une frontière subculturelle entre les errants et les normaux.
Resumen en español :

Palabras llaves :

- Toxicomanía
- personas sin hogar, vagabundos
- comportamientos y practicas arriesgados
– historia de la muerte
- historia del cuerpo
- estigmatización
- desviación
- Interaccionismo simbólico


Este estudio trata de examinar las representaciones de la muerte y del cuerpo de una única población, la de los vagabundos toxicómanos que tienen comportamientos arriesgados.
Intentando sobrepasar las diferentes teorías psicoanalíticas y epidemiológicas que explican este fenómeno de manera muy individual sin ver sus explicaciones sociales, he decidido relacionar esos comportamientos con una visión antropológica, histórica y estudiar las interacciones. Pienso pues, como H.S.Becker que la carrera marginal se construye sobre una trayectoria desviada, con un aprendizaje que interacciona entre los que transgreden las normas y los que las conciben.
He construido mi metodología de manera comprensiva y cualitativa con entrevistas no directivas. Esta técnica micro sociológica se interesa por lo que pueden decir los actores. Efectivamente, pienso que los individuos son racionales y adaptan sus comportamientos con las situaciones, los contextos, sus estatutos y sus funciones sociales. Para entrar en relación con los vagabundos, tuve que vagabundear también en la calle.
Las siete entrevistas presentadas se desarrollaron en los anos 2007 y 2008. El primer año, decidí encontrarles en una asociación. Este ano, para evitar algunos errores metodológicos me parecía que era más interesante encontrarles en la calle.
He usado el método de análisis comparativo y temático para medir la diferencia entre las normas corporales y de la muerte de la gente “ordinaria” y las de los toxicómanos vagabundos. Al observar la importancia de la desviación entre las representaciones, mi hipótesis es la siguiente: gracias a la oposición a estas normas, los vagabundos pueden seguir siendo actores de su vida.
Entonces las normas que ellos edifican, sirven de instrumentos a la contestación social y política contra el sistema francés. Les permiten superar la estigmatización que viven y establecer una frontera subcultural entre ellos y los demás (los normales).

3. English abstract :

Key words :

- Drug addiction
- homeless, transient drug addict
- risk behaviour
-history of death
- history of the body
- stigmatization
- deviance
- symbolic interactionism

This research examines the body death representations of transient drug addicts in their risk behaviour. We wanted to go beyond the psychoanalytical and epidemiological approaches too individual and develop an epistemology we do not agree. We advocated an anthropological and historical approache to take into account this risk behaviour from a social point of view. In order to understand why this population needs to take risk we used the integrationist concepts of deviance and stigmatisation from H.S Becker and E.Goffman.
Thus, in adequacy with this subject we chose a qualitative and comprehensive methodology by using non-directive interviews. We interviewed seven mobile drug addicts for tow years. The first before, we did it in an association but this year, we decided to change the place of the interviews because it producced bias.
The data longitudinal and comparative analyses assess the difference between the normal people’s and the transient drug addicts’death and body representations, the gap being enormous. Consequently, we hypothesised that this death and body standards opposition gave visibility to the mobile drug addicts and helped them be still actors of their lives. Furthermore, transient drug addicts’group of membership standards serve to dispute the social and political French system and to surpass the stigmatization. The interactions between normal peoples and mobile drug addicts would establish a borderline between both groups.





















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 ? (référence non retrouvée).
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 P. Aries, op.cit, p 45.
 P. Aries, op.cit, p 46.
 P. Aries, op.cit, p 48 à 53.
 P. Aries, op.cit, p 178 à 179.
 En effet, si l’espérance de vie était de 25 ans en 1750, elle passe à 45 ans en 1850. Source INED.
 P. Aries, op.cit, p 54.
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 En effet, l’année d’avant, l’équipe de la boutique m’avait introduite auprès de mon premier contact (Clara) en tant qu’éducatrice pouvant induire dans le regard de l’interviewés des attentes qui n’étaient pas les miennes.
 E. Goffman, Les rites d’interaction, Les éditions de minuit, 1974, Paris, 230 p.

 E. Goffman, id, 1974, Paris, 230 p,
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 Au sens de P. Bourdieu, J-C Passeron, La reproduction, Edition de Minuit, 1970, Paris.

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 Valeur au sens de T. Parsons « on peut appeler « valeur » un élément d’un système symbolique qui sert de critère pour choisir une orientation parmis les diverses possibilités qu’une situation laisse par elle-même ouverte. » in H.S Becker, op.cit, p 153.
 Les normes « (…) sont dérivées des valeurs, qui jouent ainsi le rôle de principes ultimes. » mais « (…) pas automatiquement (…) ». Pour ce faire elles néccéssitent une situation problème. H.S Becker, op.cit, p155.
 G. Vigarello, op.cit, p 170.
 G. Vigarello, op.cit, p 170.
 G. Vigarello, op.cit, p 170
 A. Ehrenberg, op.cit, 1995, p 40 à 47
 Bonte-Izard, id, PUF, 1991, p 132.
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 « Les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » M.Mauss, op.cit, p 365.
 Hédonisme dans le sens de la phylosophie cynéraïque « qui prôn(e), quant à eux, la libre participation aux plaisirs et la jouissance sous toutes ses formes. » Encyclopédie Universalis en ligne,  HYPERLINK "http://www.universalis-edu.com.ezproxy.u-bordeaux2.fr/article2.php?napp=8302&nref=T311442" http://www.universalis-edu.com.ezproxy.u-bordeaux2.fr/article2.php?napp=8302&nref=T311442, consultation le 03/04/2008 à 15h50.
 P. Declerck, ibid, Plon, 2001, p 318.
 P. Declerck, op.cit, p 318.
 G. Vigarello, op.cit, p 170 à p 196.
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- Prohibition de l'" obstination déraisonnable " dans la dispense des soins donnés à une personne mourante ("acharnement thérapeutique ") : code de la santé publique, art. L. 1110-5 (2e alinéa)
- Expression de la volonté des malades en fin de vie quant à la limitation ou à l'arrêt de leur traitement : code de la santé publique, art. L. 1111-10 et s. et R. 1111-17 et s.  HYPERLINK "http://www.legifrance.gouv.fr/affichSarde.do?reprise=true&page=1&idSarde=SARDOBJT000007111304&ordre=null&g=ls" http://www.legifrance.gouv.fr/affichSarde.do?reprise=true&page=1&idSarde=SARDOBJT000007111304&ordre=null&g=ls, consultation le 29/03/2008 à 15h00.
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Wallon in M. Bernard, op.cit, p 37.
 L’égoïsme ici abordé, est celui qu’évoque Durkeim. Il s’agirait d’un stade supérieur à celui de l’individualisme sociétale, ne prennant plus cas d’autui, de la communauté et construisant sa destinée dans un désir d’accomplissement purement individuel et acheminant le sytème social vers l’anomie. J. Rich, Cours de Licence 3 « La sociologie de l’école », 2007.
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 Comme présentée dans la partie 3. 1. 3. 3. L’apris par corps. P 142 à p153.
 P. Poutignat, J. Streiff-fenart, F. Barth, op.cit, p179.
 P. Poutignat, J. Streiff-fenart, F. Barth, op.cit, p 180.
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P. Poutignat, J. Streiff-fenart, F. Barth, op cit, p 126
 P.Aries, op.cit, p 61.
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 L.V.Thomas, op.cit, 2004, p 44.
 L.V.Thomas, op.cit, 2004, p 44.
 L.V.Thomas, op.cit, 2004, p 44.
 P. Aries, op.cit, p 45.
 P.Aries, op cit, p 45.
 J. Vernant, op cit.
 3. 2. 1. 3. Le mythe du héros comme extension de la vie et moyen d’immortalité.
 Vernant, op.cit, p 133 à p 134.
 P. Aries, op cit, p 70.
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 J.P. Vernant, op cit,p 151.
 L.V.Thomas, op.cit, 2004, p 206,.
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