L'âme chinoise
Personne ne se trompe sur la valeur de ce brillant sujet et chacun, selon ses
moyens... ...... Les foudres de guerre se sont mués en gais damoiseaux qui se
font des grâces ! ..... Le fouet fut déclaré peine de tribunal et la verge, peine
scolaire.
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SHIN-LOU-TI
L'ÂME
CHINOISE
à partir de :
L'ÂME CHINOISE
par SHIN-LOU-TI [P. Henri Bertreux, dit]
Imprimerie de l'Eure, Evreux, 192x, 206 pages.
Ouvrage numérisé grâce à lobligeance des
Archives et de la Bibliothèque asiatique des
Missions Étrangères de Paris
HYPERLINK "http://www.mepasie.org" http://www.mepasie.org
Édition en mode texte par
Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
avril 2011
TABLE DES MATIÈRES
HYPERLINK \l "c01" L'influence des classiques chinois
HYPERLINK \l "c02" Les origines
HYPERLINK \l "c03" La sagesse
HYPERLINK \l "c04" Culte et sacrifices
HYPERLINK \l "c05" Création et nature originelle
HYPERLINK \l "c06" Les ancêtres
HYPERLINK \l "c07" Deuil et sépultures
HYPERLINK \l "c08" La piété filiale
HYPERLINK \l "c09" Les rites
HYPERLINK \l "c10" Les lettrés et la vie publique
HYPERLINK \l "c11" Les coutumes
HYPERLINK \l "c12" Scènes et croquis
HYPERLINK \l "c13" Astronomie
HYPERLINK \l "c14" Divination
HYPERLINK \l "c15" Aphorismes
HYPERLINK \l "c16" Influence de Confucius
L'influence des classiques chinois
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p.001 La mentalité chinoise est, pour l'Européen, un perpétuel sujet d'étonnement. Celui-ci, dans ses voyages, chaque jour, note des coutumes extraordinaires. Dans ses conversations avec les indigènes, s'il saisit bien le langage de ses interlocuteurs, de nombreux proverbes, à tout instant servis, lui sont un sujet de réflexion. S'il converse avec des gens instruits, il doit soumettre son cerveau à la torture pour suivre les méandres multiples d'une joute littéraire très fleurie, où les maximes des sages de l'antiquité forment la trame du beau langage. A toute manifestation d'un culte populaire, d'un usage domestique, s'il veut comprendre, s'il veut savoir, et si pour cela, il pose des questions, on lui répondra généralement d'une façon toute laconique : C'est la coutume, c'est l'usage, ce sont les rites !
Il est désespérant de ne jamais recevoir une réponse valable aux questions que l'on pose. Un esprit superficiel jetterait le manche après la cognée, ou se contenterait des histoires fantaisistes que certains voyageurs pressés ont raconté dans leurs écrits. Le missionnaire qui veut p.002 tout approfondir, pour mieux comprendre, et partant avoir plus d'action sur les âmes, ne se contente pas d'un vernis de connaissances... En Chine, les constructions imposantes sont légion, mais il est très rare qu'elles soient anciennes. L'art chinois existe dans son architecture, mais les matériaux qu'on employa, les murs de terre sèche, les panneaux de bois, n'ont pas résisté aux injures du temps, à l'usure des siècles. Le Chinois étant très insouciant d'ailleurs, n'a pas su conserver les monuments du passé. Il reste bien quelques sépultures impériales, quelques pagodes ou palais, des fortifications, en particulier la Grande Muraille, qui peuvent donner une idée de puissance et de véritable grandeur, mais sont insuffisants pour nous découvrir l'âme chinoise. Un seul monument demeure : les Classiques. Ce monument, il faut l'étudier. Depuis son arrivée sur la terre de Chine, le missionnaire s'est perfectionné dans le langage : il a compulsé ces curieux volumes couverts d'hiéroglyphes ; au temps de repos forcé, entre deux courses apostoliques, il a tellement déchiffré de « caractères », trouvé tant de réponses adéquates aux séries de ses Pourquoi, qu'après quelques années, il comprend enfin que dans la littérature sacrée de la Chine se trouve la source des usages extraordinaires qu'il ne saisissait pas et qu'il comprend maintenant.
Cette littérature sacrée, officielle, qu'on appelle Kin, livres par excellence, est la base de tous les travaux littéraires que l'on rencontre en Chine, et n'est d'ailleurs pas considérable. Elle se divise en deux catégories : 1° Les grands Kin racontent les faits de l'antiquité, les traditions primitives. On les dit composés par Confucius (551-479 av. J.-C.) mais c'est loin d'être certain, tant p.003 le style est défectueux et différent de celui du Maître. 2° Les petits Kin qui sont l'uvre des disciples de Confucius et d'autres sages plus récents.
Les grands Kin sont au nombre de cinq :
1° I-Kin, qui sont composés de signes mystérieux, légués par Fou-shi, contemporain de Noë ( ?) (2850 av. J.-C.). Ces signes sont employés en divination, et donnent réponse à tout ( ?)
2° Chou-Kin, qui sont des exemples de morale, tirés des Annales antiques.
3° Che-Kin, Recueil de poésies. La première partie renferme des chansons d'amour. Le plus souvent ce sont des plaintes de femmes privées de leur mari commerçant ou soldat, et encore la joie de leur retour. Beaucoup d'allégories au sens énigmatique... La facture générale est impersonnelle. La tradition a mis des titres qui facilitent l'intelligence du texte. La deuxième partie renferme des chansons à boire pour les cérémonies cultuelles, les sacrifices, les fêtes pastorales. La troisième et la quatrième partie parlent du culte des ancêtres et des rites funèbres.
4° Li Ki. Mémorial des Rites, où se trouvent toutes les lois de la politesse, du savoir-vivre, etc. p.004
5° Io Kin. Livre de la musique (perdu).
6° Tsin-ts' ieou : le Printemps et l'Automne, c'est-à-dire Annales du royaume de Lou sous la dynastie des Tchéou (722-481 av. J.-C.).
Les petits Kin sont :
1° Tcheou Kouan li. Direction aux magistrats de la dynastie Tchéou.
2° I li. Manuel de convenances.
3° Eul ia, ou dictionnaire de termes usités dans les livres canoniques.
4° Trois commentaires des Tsin-ts'ieou, annales de Confucius.
5° Hiao Kin. Livre de la piété filiale.
6° Se-chou ou Quatre livres : uvres philosophiques des disciples de Confucius, où sont résumés l'enseignement du Maître et en quelque sorte tous les livres sacrés par les citations qu'on y trouve. Les élèves chinois de toutes les écoles primaires doivent étudier les Se-chou. Ces quatre livres ont pour titres : 1° Ta shio : Science des adultes ; 2° Tchong iong : le Juste Milieu ; 3° Lin iu : Livre des Entretiens ; 4° Mengtse (Mengtse 372-289 av. J.-C.), nom d'un philosophe qui s'appuie sur la doctrine de Confucius pour moraliser les hommes de son temps.
L'enfant qui a étudié ces livres antiques, écrits en langage qu'il ne comprend guère, et qui, devenu langue littéraire, est très différent des locutions qu'il emploie communément, retient cependant quelques expressions, retient les explications du maître, qui a voulu graver dans ces jeunes mémoires les usages antiques que les sages ont recommandé d'observer ; il retourne ensuite à ses travaux avec un bagage littéraire bien peu encombrant, mais à chaque instant de sa vie, la voix nationale p.005 le rappellera aux usages de ses aïeux. Depuis les temps les plus reculés, les lettrés, ceux qui possèdent les livres sacrés, qui ont pâli de longues années sur ces mêmes livres et sur les ouvrages des commentateurs, les lettrés qui ont accaparé le pouvoir et les charges, qui ont modelé leur vie extérieure sur celle des anciens, les lettrés ont sans cesse rappelé au peuple que sous peine de forfaiture et perte de face, il devait à l'égard des ancêtres, des dieux, des empereurs, suivre les usages et les Rites.
Les siècles sont passés, et les générations sont tombées en poussière et cependant les usages et les rites sont demeurés incompris de la masse souvent, mais aussi fidèlement remplis, exécutés qu'il y a deux mille ans.
L'antique doctrine condensée dans les Se-chou des disciples de Confucius, passe en Europe pour une véritable doctrine philosophique. Parfois on entend citer certaines sentences de Confucius et, pour qui se laisse prendre au mirage des mots et des formes orientales, le charme inaccoutumé qu'elles donnent à l'esprit laisse p.006 croire que leur auteur fut un génie profond comparable aux sages de la Grèce. Les savants travaux d'illustres sinologues comme Zottoli, Wiger, Couvreur, Doré, etc., ont analysé toute la littérature classique chinoise, ont fouillé toute les archives, ont, après des vies d'un labeur écrasant, donné à nos contemporains l'idée juste qui ressort de cet ensemble de productions antiques et le résultat est au moins décevant. A côté de beaux aphorismes, maxime de morale naturelle, aucune idée philosophique sérieuse ne se trouve, ni dans le texte, ni dans les notes des commentateurs. Pendant toute sa vie, Confucius, le sage par excellence, passa dans les cours des roitelets de son temps, occupé à prêcher l'art de gouverner selon les principes des rois de l'antiquité. Mengtse, le plus illustre de ses disciples, n'eut pas d'autre occupation, et l'un et l'autre, fatigués d'être incompris, nous ont laissé ces conversations où, le plus souvent, se dégage l'immense orgueil de sages qui ne voulaient être que premiers ministres, assurés qu'eux seuls pouvaient donner aux peuples les bienfaits de l'âge d'or.
Si les Chinois, après la dispersion des peuples, conservèrent l'idée d'un Dieu unique, « le très auguste dominateur empereur », « l'empereur suprême », bientôt cette idée de Dieu, qu'on retrouve dans les écrits les plus anciens, s'altère pour ne laisser place qu'aux trois rites : Ciel, Terre, Homme (Chou-Kin, Règlements de Chouen, § 23) et même fit bientôt place à des expressions plus vagues encore. Au temps de Confucius le Ciel est au-dessus des Esprits, mais ce Ciel semble déjà n'être que le ciel matériel. Certaines écoles de lettrés, après Mengtse, ont trouvé la trinité Ciel-Terre-Homme, pour expliquer l'origine des choses : l'union du ciel et de la p.007 terre a produit l'homme... Une autre école trouva dans les Annales (Chou-Kin), les principes In et Iang, venus eux-mêmes de la matière primordiale T'ai-ki, pour expliquer la formation du monde. A l'heure actuelle, c'est parmi la gent lettrée un scepticisme profond, sans aucune idée pratique de Dieu. Tout est pour le présent, car après la mort, c'est le néant. D'un bout à l'autre des Se-chou, on chante la gloire des sages, donc, des lettrés !... Dieu demeure une théorie sans influence sur le cours de la vie ; la vie, où pour tout homme épris de sagesse, il faut savoir trouver les honneurs, obtenir la richesse et... sauver la face !
Le peuple, tout aussi orgueilleux que ses maîtres lettrés, ne peut cependant, dans sa culture intellectuelle moins avancée, s'occuper d'idées trop spéculatives. Les lettrés ont trouvé la trinité Ciel-Terre-Homme et lui ont bâti des temples : temples du Ciel et de la Terre à Pékin ; ont décerné à la personne de Confucius l'hommage par excellence dû à l'humanité ; ils ont conservé la tradition du culte des ancêtres, et le peuple a imité et compris ce qu'il a pu. L'origine du monde est toute simple pour lui : un uf immense dont la coquille s'est divisée en deux sous l'action d'un poussin-génie, P'an-Kou. La coquille supérieure a formé le Ciel, la coquille inférieure, la Terre. P'an-kou, prenant ses ciseaux a taillé dans la matière de l'uf, et furent formés : le soleil, la lune, tous les êtres !
Dans le livre des Annales et dans le livre des Vers (600 av. J.-C.) on parle souvent du temple des ancêtres, des rites de ce culte particulier. Tous les classiques ont rappelé les devoirs que l'homme doit à ses aïeux. Cette antique religion a été depuis des millénaires la marque p.008 nationale des Chinois et, à l'heure actuelle, toute maison païenne réserve la pièce principale pour le culte des ancêtres, où, sur un autel, reposent les tablettes qui représentent les mânes, où se célèbrent tous les rites qui marquent les phases principales de la vie chinoise.
Ce culte des ancêtres se rapporte évidemment aux anciennes traditions de l'immortalité de l'âme. Les rites posthumes, l'usage des tablettes pour rappeler le souvenir des aïeux, les prières pour délivrer les âmes, en sont la preuve. L'homme du peuple et le lettré sont esclaves de ce culte, et cependant chez l'un et l'autre, sur le sort de l'au-delà, c'est une indifférence extraordinaire. Selon qu'un Chinois appartienne plus spécialement à telle ou telle branche religieuse, il répondra à toute question posée sur ce sujet : la mort c'est le néant... après la mort, c'est la transmigration (métempsycose)... La mort, c'est une lampe qui s'éteint, etc. Le lettré, comme le dernier des paysans, invite les bonzes, les tao-sse pour prier pour leurs morts, les délivrer des maux qu'ils peuvent souffrir... Un dualisme d'idées extraordinaire, incompréhensible. Pour tous, le point de vue matériel tient la première place : Un magnifique cercueil, de belles funérailles, un tombeau dans un lieu situé en dehors des mauvaises influences. Pourquoi ?... Toujours pourquoi ce mélange de croyance et d'incrédulité ?
Pratiquement lettrés et peuple sont très superstitieux. Les cultes divers, qui ont pris racine sur la terre de Chine au cours des siècles, ont eu des adeptes sans nuire pour cela au culte des ancêtres. Actuellement tout Chinois a trois religions : Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme, avec parfois une préférence pour l'une d'entr'elles. Chaque école ayant apporté ses doctrines et p.009 ses dieux, on adore tout et on craint tout. Dès l'origine, comme le racontent les Annales, on fit des sacrifices et les rois d'abord furent les seuls sacrificateurs, puis le peuple imita ses rois. On sacrifia à Dieu, au soleil, aux ancêtres, aux monts, aux fleuves, à tous les esprits bons et mauvais. Ce sacrifice s'est perpétué. Comme il y a trois mille ans, comme le faisaient les patriarches de la Bible, on sacrifie un buf, un agneau, un volatile, des mets divers, aux bons et mauvais génies, à toutes les idoles que l'imagination inventa au cours des âges, pour obtenir leur intercession ou détourner leur fureur. Le rite accompli, on se nourrit des viandes du sacrifice, religieusement. Pratiques qui viennent de l'antiquité et que les classiques seuls expliquent.
Les origines ont eu sur le peuple de Chine une influence extraordinaire. Les rites antiques conservés par la tradition jusqu'à l'époque de Confucius, transmis par lui et recueillis par ses disciples, ont formé comme un code de convenances, de savoir vivre, une littérature sacrée, tels que sont l'Évangile pour les Chrétiens, la Bible pour les Juifs, le Coran pour les Mahométans. Il faut connaître cette littérature pour comprendre le Chinois dans sa vie de chaque jour, dans sa façon de penser et d'agir. Parmi les nombreux paragraphes, qui, sans suite, sans ordre, sans liaison d'aucune sorte, la composent, nous passerons rapidement en revue les principaux textes des ouvrages classiques de la Chine qui peuvent intéresser des Européens et répondre aux multiples questions qu'ils se posèrent souvent, sans doute, sur tant d'usages extraordinaires, et nous livrerons à leur curiosité quelques maximes de Confucius ou de ses disciples, choisies entre les plus belles.
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Les origines
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p.010 Vers l'an 600 avant J.-C., fut composé le Chou-Kin, qu'en Europe on appelle Livre des Annales. Les lettrés l'attribuent à Confucius, mais nombre de commentateurs modernes assure que l'auteur ne peut être qu'un écrivain inconnu, tant le style est différent de celui qu'on rencontre dans les sentences de Kongfoutse. Ce livre, assemblage de documents sans suite, recueil des traditions du temps, comptait à l'origine une centaine de chapitres. Au cours des siècles, beaucoup furent perdus et l'empereur Tsin-tche-houang ayant brûlé tous les livres, par haine des lettrés, vers l'an 213 avant J.-C., il ne nous reste maintenant que cinquante chapitres ou fragments de chapitres. Les commentateurs chinois ne s'entendent guère sur les dates des hauts faits de cette histoire ancienne, car l'auteur, s'il rapporte avec amour les paroles et les actes des grands hommes du passé, ne donne aucun renseignement, aucune date. Ceux qui ont essayé de faire un peu de lumière en se basant sur des faits astronomiques rapportés, ont trouvé un si grand nombre d'éclipses, par exemple, concordant absolument avec les textes soumis à leur examen, qu'aucune certitude, qu'aucun point de repère n'a pu éclairer ce passé trop lointain.
A l'encontre des Chinois, qui datent de trois millions et quelques centaines de mille années l'origine de leurs p.011 institutions, une chronologie sérieuse admet, pour les temps semi-historiques, que Fou-shi premier chef ou roi, vécut vers l'an 2850 avant J.-C. Les traditions populaires, le paradis terrestre, le déluge, sont semblables à celles de tous les peuples et ont subsisté au milieu de mille croyances diverses. Comme la Bible qui semble situer en Arménie le paradis terrestre, la tradition chinoise indique à l'Ouest le berceau de l'humanité, et note même l'existence des quatre grands fleuves de l'Eden. « Une montagne située au milieu du plateau central de l'Asie, faisant partie de la chaîne du Kuen-lin. Au milieu de la montagne, il y a un jardin où un tendre zéphir souffle constamment et agite les feuilles du beau Tong. Ce jardin délicieux est situé aux portes closes du ciel. Les eaux qui le sillonnent proviennent d'une féconde source jaune, appelée la source de l'immortalité : ceux qui en boivent ne meurent pas. Elle se partage en quatre fleuves coulant vers le nord-ouest, le sud-est, le sud-ouest et le nord-est. » (Lüken. Traditions de l'humanité.)
Comme la Bible encore, et les Védas hindous qui parlent d'un arbre de vie : « Si nous nous en rapportons, dit Lüken, à Chai-hai-pin, écrivain de l'antiquité chinoise, il croît dans le jardin (paradis terrestre) des arbres enchanteurs, et il y coule des sources merveilleuses. Il se nomme le jardin fleuri... Il a produit la vie. Il est le chemin du Ciel, mais la conservation de la vie dépend du fruit d'un arbre. L'ancien commentaire sur ce passage appelle cet arbre, arbre de vie. »
La tradition du déluge n'est pas moins claire. Les Chaldéens avaient un récit tellement conforme à celui de la Bible, que les Chinois devaient en quittant les plaines du Sennaar conserver les mêmes données. Comme Noë p.012 échappa au cataclysme avec sa famille, « Fou-shi fut sauvé avec sa femme, ses trois enfants et ses trois filles. »
Après le déluge, pendant l'espace de temps qui s'écoula jusqu'à la tour de Babel et la confusion des langues, peut-être au moment de la dispersion même, avec d'autres familles, la tribu des Han s'éloigna pour chercher des pâturages nouveaux, où elle put vivre en paix et s'étendre à son gré. Devant son chef, Fou-shi, au nord de la Perse actuelle, s'ouvrait à travers les montagnes un ensemble de défilés que suivirent vers l'Orient jusqu'à l'époque des grandes découvertes maritimes, toutes les invasions, toutes les caravanes, la route naturelle de Samarkand, du Turkestan et de la Chine. Les traditions du Chou-Kin, indiquent que les Han ayant suivi cette route, vinrent par le Nord, par la Mongolie et se fixèrent d'abord dans la vallée du Fleuve Jaune. Les données chronologiques qui permettent de placer cette époque de Fou-shi de l'an 2850 à 3000 avant J.-C. s'accordent d'ailleurs avec la Bible.
Sur les premiers chefs, Fou-shi, Chen-long, Houang-ti, nous n'avons que quelques souvenirs vrais ou supposés, légués par la tradition... Fou-shi ordonne de choisir des animaux et de les offrir en sacrifice au Maître du Ciel, fixe les jours où doivent s'accomplir les cérémonies. Un de ses successeurs, Chen long, semble reconnaître Dieu dans la beauté de la Création, et lui fait hommage des richesses de la terre, en établissant un sacrifice à la douzième lune. Un autre successeur encore, Houang-ti, construit un temple au Suprême-Empereur, lui offre des sacrifices, publie des ordonnances cultuelles. Les magiciens du temps de Chao-hao, ont (disent les historiens du IXe siècle après J.-C., dynastie des T'ang) établi un culte p.013 déplorable contraire à celui du Chang-ti, et les successeurs de Chao-hao, Chouen-shio, Ken-min, interdisent sous peine de mort de sacrifier à d'autres qu'au Chang-ti, et encore, pour en finir avec la magie et autres formes de culte, statuent que désormais l'empereur sera seul sacrificateur au Souverain Maître du Ciel et de la Terre.
Tous ces faits sont assez curieux et démontrent qu'à l'époque des annalistes, si l'empereur s'est réservé le culte du Chang-ti, le peuple est tombé en plein paganisme. Le Bouddhisme a pris racine, le Taoïsme a des adeptes. Le Ciel-Dominateur, Suprême-Empereur, l'Elohim connu des descendants de Noë, commence à se muer dans les Annales en un ciel matériel qui ne correspond plus au Ciel antique, et les idoles, comme chez Laban ont leurs sacrifices sous la tente familiale. p.014
... L'histoire arrive au règne de Iao (2350 avant J.-C.) et l'empire chinois prend forme. Les diverses familles de la tribu des Han ont encore des rois particuliers, mais l'ambition de chacun d'eux est de devenir le suzerain de ses voisins. L'écrivain semble alors beaucoup plus précis, relate des faits que tout le monde paraît connaître à son époque, et les croyances et les coutumes qu'il raconte correspondent encore à celles de la plus haute antiquité, et les empereurs Iao et Chouen, et le grand Iu, fondateur de la première dynastie et tous les empereurs connus jusqu'au VIIe siècle avant J.-C., rendent toujours le culte dû au Chang-Ti. En même temps, il est vrai, ils honorent et les ancêtres et les esprits innombrables qui, au cours des âges, ont pris droit de cité dans le panthéon chinois. Voilà pourquoi à côté du culte primitif, monothéiste, on retrouve dans les Annales, dans les chants nationaux du Che-Kin, ce mélange confus de doctrines et d'usages que Confucius et ses disciples conserveront, parce que Iao et Chouen, les empereurs de l'âge d'or, en se modelant sur l'antiquité, les ont conservés. Les ouvrages antiques qui traitent de ces temps reculés étant regardés comme sacrés, toute la littérature classique et les Se-chou des disciples de Confucius qui ne sont qu'un développement de ces premières uvres, sont devenus eux-mêmes livres sacrés où se trouve condensée la mentalité d'un peuple, où se trouvent les coutumes, les traditions immuables où les écrivains, les lettrés de chaque siècle ont puisé leur inspirations ; un tout qui demeure, après vingt-cinq siècles, aussi nouveau que jamais.
L'histoire des origines continue... D'après les Chou-Kin, qui s'occupent principalement du royaume de Lou, l'empereur Iao trouvant son fils Tan-tchou cruel et p.015 débauché, incapable de gouverner, fit chercher un homme juste, remarquable par sa piété filiale, pour lui succéder. On lui indiqua Chouen, qui épousa les deux filles du vieil empereur et Iao ayant démissionné à l'âge de 70 ans, « continua la splendeur » de son prédécesseur. Parmi certaines fables et légendes que les lettrés et surtout Mengtse, n'ont pas pris au sérieux, il nous reste les fameux Règlements de Chouen, un code toujours vivant, où se trouvent les cinq relations fondamentales de la société ou Devoirs de l'homme : Les relations de père à fils, roi-sujet, époux-épouse, frère aîné et cadet, amis entre eux. Dans ces règlements se trouvent encore les documents précieux du culte des ancêtres, toujours vivant ; du culte au Chang-Ti, hélas ! si oublié ; du culte des idoles ; des trois rites fondamentaux culte du ciel, de la terre et des ancêtres ; des sacrifices aux monts, aux fleuves, à tous les esprits. De plus, Chouen publia le calendrier, détermina les rites du deuil, du mariage, des réceptions, des fêtes et de la guerre, décréta un ensemble de peines légales, etc., et mourut après avoir, par son sage gouvernement, établi cet âge d'or, que par la suite on rappela sans cesse et que les sages essayèrent de renouveler.
Ta-Iu, le grand empereur Iu, désigné par les sorts comme successeur de Chouen, fonda la première dynastie (2250 av. J.-C.). Les Annales nous décrivent un conseil d'État où Chouen encore vivant, le ministre Iu montre de quelle façon il a rempli son mandat : « Quand les eaux menaçantes s'élevaient jusqu'au ciel, quand, dans leur immensité, elles entouraient les monts et submergeaient les collines, le peuple affolé périssait. Voyageant alors, selon que le permettait l'état du pays (par p.016 terre ou par eau), j'abattis les forêts (pour ouvrir des routes) sur le flanc des montagnes et, avec I, j'appris au peuple à chasser. J'ouvris encore aux fleuves des neuf provinces un passage vers l'océan ; je creusai des canaux communiquant avec ces fleuves. De concert avec Tsi, je semai et procurai ainsi des céréales au peuple qui avait peine à vivre. De plus, j'engageai le peuple à échanger ses produits et à les écouler, etc. » Tout un chapitre des Annales est consacré aux travaux de cet empereur Iu, en particulier aux travaux formidables d'irrigation, qui expliquent d'ailleurs pourquoi Chinois ont su obtenir partout des récoltes abondantes, grâce à leur talent et à leur patience pour amener partout les eaux fertilisatrices.
La légende aura sans doute orné la vérité, mais cependant il est bien certain que des artères, navigables depuis des milliers d'années, actuellement véritables fleuves, se trouvent en Chine et furent creusées de main d'homme... L'histoire donne ensuite des tracés de route, l'énumération des produits de chaque province, avec le catalogue des impôts par classe de terrain, et la division de l'empire p.017 en zones avec le grade des dignitaires qui les gouvernent. Quelques routes royales, aux larges dalles, qu'on retrouve encore dans l'Est chinois seraient des vestiges de ces travaux antiques.
Il faut pas oublier, quand on songe à la civilisation chinoise, que les empereurs de ces temps étaient contemporains des premières dynasties égyptiennes ; que le peuple des Han avait une organisation sérieuse alors que Babylone et Ninive, fondées par les Chaldéens, ses frères, n'avaient pas encore d'histoire, puisque leur premier roi connu, Ligbagas, ne vient que vers l'an 2000 avant J.-C., au temps d'Abraham ; alors que les Aryens, Mèdes et Perses, colonisaient le plateau de l'Iran, sans gouvernement régulier ; que les Hindous remontant la vallée du Gange ne s'organisèrent que vers l'an 2000 avant J.-C., ne rédigèrent leurs Védas que vers l'an 1500 et les lois de Manou que vers l'an 1000 avant J.-C.
Les Annales ne sont pas, naturellement, une uvre précise, très ordonnée. Les chapitres se suivent sans chronologie ; ils commencent parfois : « Or, sus ! examinons l'antiquité »... Il est difficile de préciser beaucoup plus que ne l'ont fait les annalistes, mais tels quels, leurs documents sont utiles pour nous donner une idée de ces temps si lointains. Les lettrés modernes, aidés des travaux de savants sinologues européens, ont pu fixer certaines dates de leur histoire. Après Ta-Iu, la première dynastie, Hia, régna de 2205 à 1766 avant J.-C. La deuxième dynastie, Chang, qu'on nomma ensuite dynastie des In, tint le trône de 1766 à 1122. Les Annales rapportent, des empereurs de ce temps, des proclamations au peuple, des exhortations de ministres à de jeunes empereurs tenus en tutelle, de beaux discours qui sont p.018 une auréole autour du souvenir de ces grands hommes. La troisième dynastie, dynastie des Tchéou régna de 1122 à 255 avant J.-C. (David, 1000 av. J.-C.). Sous cette dynastie parurent les Chou-Kin (Annales) et les Che-Kin (Chants Nationaux), vers l'an 600. Les premiers empereurs furent Ouen-Ouang et Ou-Ouang, figures célèbres, ainsi que celle du grand homme, longtemps premier ministre, Tchéou-Kong. C'est encore, pour les lettrés, l'âge d'or, où les sages gouvernaient l'empire, où le peuple était heureux sous leur administration. Les Annales ne disent-elles pas au chapitre Tsiéou-Kao : « J'ai toujours ouï dire que jadis les sages souverains des In marchaient dans le respect du Ciel et du peuple. De Tch'en-t'ang à Ti-i (27e empereur de la dynastie 1200 av. J.-C.) ce furent tous des rois accomplis qui respectaient leurs ministres... » Heureuse Chine d'alors que tous les lettrés de tous les âges voudront rénover... pour leur plus grand avantage, sans doute !...
Le livre qui traite de cette troisième dynastie contient des harangues aux troupes ; des réglementations pour les sacrifices, la consultation des sorts, le culte des ancêtres ; des proclamations pompeuses de régents célèbres ; quelques idées philosophiques que Confucius et Mengtse utiliseront ; tout le détail des cérémonies funèbres dont le rite fera loi ; la codification des pénalités, etc., un ensemble de textes qui se répètent souvent et ne sont pas pour cela plus intelligibles. On tombe alors dans des temps pleinement historiques. Lao-tse naît en 604 avant J.-C. (contemporain de Nabuchodonosor), Confucius en 551 (contemporain de Cyrus), Mengtse en 372. Les Se-chou paraissent. En 255, Ts'in-tche-houang, fonde la dynastie des Ts'in, réunit sous son p.019 sceptre toutes les principautés de la Chine, construit la Grande Muraille, brûle les livres, en haine des lettrés (213 av. J.-C.), est remplacé par Tsien-Han, nouvel empereur et nouvelle dynastie Han. Sous l'empereur Shiao-gai-ti, naissance de N.-S. J.-C. et jusqu'à nos jours, parmi les principales époques on note les grandes dynasties : T'ang (620-905) ; Song (960-1278) ; Iuen (1280). Avec les Min, en 1368, commencent les temps modernes. Les relations deviennent plus suivies avec l'Occident. Jusqu'alors, les caravanes se rencontraient sur les plateaux du Turkestan, où se faisaient les échanges de soie et d'objets divers qui pénétraient en Europe par la Perse et l'Asie Mineure. Les voyageurs célèbres, les missionnaires qui visitèrent la Chine avant cette époque n'avaient pas d'autre voie d'accès. Avec la cession de Macao aux Portugais en 1622 commencent une ère nouvelle et les voyages par mer... En 1664, la dynastie des Ts'in monte sur le trône, avec comme principaux empereurs Kang-Shi (1662), K'ien-long (1736), T'ao-Kouang (1821), Kouang-su (1875) et cède la place en 1911 à la Révolution qui établit la République.
Le livre des Vers, Che-Kin, contemporain des Annales, nous renseigne aussi sur le passé. Les empereurs des premières dynasties ont, naturellement, une origine céleste. Comme il serait fastidieux de renvoyer toujours aux numéros correspondants du texte, pour des lecteurs qui n'ont, ni le loisir, ni le goût de consulter l'original, nous avons, le plus souvent, omis ces numéros, mais nous indiquerons toujours le titre de l'ouvrage... Sur l'origine es empereurs, les Odes du Livre des Vers s'expriment ainsi :
« Le Ciel donna ordre à un oiseau noir de descendre p.020 et de donner origine aux Chang. La mère de Sié (ministre de l'instruction sous Chouen) devint féconde en avalant l'uf pondu par cet oiseau noir... Les Chang se fixèrent à In et s'y multiplièrent ».
De là le nom de In donné encore à la deuxième dynastie.
« Que les Chang furent sages ! Depuis longtemps brillait leur étoile ! Quand les eaux du déluge couvraient la terre et que Iu leur donna des issues, il fixa les limites des grands fiefs... La maison des Song s'éleva en ces temps, et Chouen, en créant prince un membre de cette famille, donna l'essor aux Chang... Le décret du Ciel se fixa sur Tch'en-t'ang..., etc. »
Pour la troisième dynastie, même intervention du Ciel :
« Aux temps anciens, celle qui donna naissance à la race des Tchéou fut Kiang-iuen. Comment donc engendra-t-elle ?... Elle voulait faire un sacrifice pour détourner la stérilité. Marchant sur l'empreinte des pieds de l'Empereur (suprême), elle frémit. Après avoir conçu dans sa demeure, elle resta retirée, enfanta et éleva l'enfant qui fut Héou-tsi (autrement dit le ministre Ki, préposé à l'agriculture, sous Chouen).
Les mois de sa grossesse écoulés, son premier-né vint au monde comme naît un agnelet, sans lésion corporelle et sans douleur et ainsi fut illustrée cette merveilleuse naissance.
On déposa l'enfant dans un sentier, mais les bufs et les moutons le protégèrent et le réchauffèrent ; on le déposa dans un taillis, il s'y trouva des bûcherons. On le plaça sur la glace nue ; un oiseau l'y couvrit de ailes.
Au sortir de l'enfance, Héou-Tsi devint un p.021 garçon robuste. Dès qu'il put marcher, il s'adonna à l'agriculture... Il reçut la terre de T'ai en apanage... Il planta le premier le millet, les fèves et les froments de diverses espèces... Il gouverna son fief et continua les hauts faits des In (et devint dieu de l'agriculture).
Un de ses descendants fut Tai-ouang, qui alla se fixer au bord de la K'i et commença à battre en brèche la maison impériale des Chang, jusqu'à ce qu'enfin Ouen et Ou, achevant son uvre, firent éclore l'ère fixée par le Ciel, à la bataille de la plaine de Mo...
L'armée des Chang battue, le roi Tch'en de la famille des Tchéou monta sur le trône de la principauté de Lou. Avec cette dynastie, nous entrons dans la période classique par excellence. L'étude des différents ouvrages qu'on met aux mains des enfants chinois de toutes les écoles, que les lettrés de tous les siècles ont commenté, que les siècles à venir liront et pratiqueront encore, sans doute, pour défendre leur civilisation, leurs coutumes, contre les infiltrations des doctrines de l'Occident, va nous donner la solution de l'énigme chinoise, répondre aux questions nombreuses que des esprits en quête d'explications ne sauraient ailleurs trouver. Sans phraséologie aucune, nous allons méditer les textes des classiques, pour mieux comprendre l'âme chinoise.
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La sagesse
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p.022 Dans la campagne chinoise, une agglomération, petit village, dont les toits cornus dépassent les touffes de bambou aux branches flexibles, chevelues, qui s'agitent sous la brise, qui semblent murmurer, tout bas, des paroles de bienvenue au voyageur fatigué. Le sentier ou piste, semé de galets ou de pierres plates, devant les maisons, s'élargit. Les notables du lieu, autrefois, firent appel à la bonne volonté de leurs concitoyens et de larges dalles furent alignées pendant toute la traversée du village... Devant chaque maison sont des tables garnies de légumes confits dans le vinaigre, de tasses à thé, de friandises... Des matrones, un bébé sur le dos, enveloppé dans un morceau de toile bleue, interpellent les voyageurs :
Prenez du thé ! Entrez vous reposer ! Le soleil est cuisant ; il faut respirer un peu : on s'arrête... A quelques pas, dans une maison quelconque, des bambins penchés sur leurs livres, crient de tous leurs poumons les caractères de leur leçon. Chacun travaille pour son compte, sans s'occuper du voisin. A force de répéter les caractères, ils finissent par en graver quelques-uns dans leur mémoire... Un coup de baguette sur la table, et le concert s'arrête net : le maître va parler !... D'un air grave l'instituteur explique au hasard le morceau de son choix ; il cite Confucius, l'illustre, le sage Confucius. Si le maître est intelligent, sait se p.023 mettre à la portée des bambins qui l'écoutent, ce qui est rare, il explique la pensée des maîtres antiques et les élèves, dans ce fatras d'idées, retiennent parfois quelques bribes. S'ils n'ont rien retenu, ils ont au moins compris que Kougfoutse est un grand homme, l'unique grand homme de la terre, que personne ne pourra égaler et... c'est déjà quelque chose !
Partout, en Chine, dans les villes, les bourgades, dans le plus humble des hameaux sont des écoles semblables. Le maître se recrute sur place. Tout homme qui connaît p.024 les caractères peut devenir instituteur. Les familles des élèves pourvoient à son entretien et sa situation parmi ses concitoyens est très honorable. De tout temps, il fut recommandé de s'instruire et presque tous les Chinois ont étudié, au moins pendant quelques mois. Le dernier des portefaix pensera qu'il est bon de demander aux livres un peu de la sagesse des anciens. Dans les écoles, des pancartes, rappellent aux enfants l'utilité des études :
Tou chou sin iong i
I tse tche ts'en kin.
Ce qui signifie :
Soyez attentif en étudiant,
Car un caractère vaut mille livres d'or.
Ou encore :
Hio ts'ai i jen tche hia
Iong ts'ai ouan jen tche chang
Proverbe qui peut se traduire :
On étudie la littérature sous un seul maître
Mais on se sert de la science devant dix mille hommes...
c'est-à-dire, devant tout le monde.
Le premier volume qu'on donne aux enfants, premier livre des Se-Chou, est le Ta shio (Science des adultes !), qui après l'exorde dit :
« Le livre des Annales, au chapitre Kang-Kao, raconte du roi Ouen : Il cultivait son intelligence. Au chapitre T'ai-Kia, on lit (de Tch'en-t'ang, fondateur de la deuxième dynastie) : Il cultivait ce grand don de l'intelligence... Tous s'instruisaient. »
Si l'on veut donc devenir lettré, si l'on aspire à quelque dignité, il faut s'instruire, comme les anciens p.025 empereurs, comme les lettrés leurs ministres, qui de tout temps, gouvernèrent l'empire, car cette instruction est absolument nécessaire pour le bon gouvernement de l'État :
« Les Anciens voulant développer l'esprit dans l'empire, s'appliquaient avant tout au gouvernement de leurs États. Pour bien gouverner leur État, ils réglaient leur famille ; pour mettre bon ordre dans leur famille, ils s'appliquaient à se perfectionner eux-mêmes ; pour se perfectionner, ils mettaient tous leurs soins à avoir le cur droit ; pour obtenir cette droiture de cur, ils purifiaient leurs intentions ; pour purifier leurs intentions, ils complétaient leur science ; et pour compléter leur science, ils approfondissaient les êtres. Cette étude leur donnait la science parfaite ; avec cette science, l'intention se rectifie ; l'intention rectifiée donne la droiture de cur ; le cur droit rend la personne parfaite ; la perfection de soi-même fait naître l'ordre dans la famille ; la famille réglée rend les États prospères ; les États bien réglés donnent la paix à l'empire.
Cette étude de la sagesse, de cette science parfaite, pourrait sembler fort abstraite à de jeunes intelligences. Tsen-tse, disciple de Confucius, auteur du Ta shio, a songé à donner des explications. Il reprend les mots de la définition :
« Purifier ses intentions signifie : Ne vous faites pas illusion ; comportez-vous, en fait de bien et de mal, comme on fuit la peste, comme on aime la beauté extérieure. Voilà qui s'appelle se satisfaire la conscience. C'est pourquoi le sage se surveille, même quand il est seul. Quand l'insensé est seul, il se livre au mal, et il n'est pas d'excès qu'il ne commette. A la vue d'un sage, p.026 il se déguise, cache ses vices et prend les apparences de la vertu. Mais à quoi bon, puisque ceux qui l'entourent lisent au fond de son cur. De là le proverbe : « Quand la droiture est dans le cur, ses apparences se montrent au dehors. » C'est pourquoi le sage veille sur lui-même dans la solitude. Tsen-tse disait : Dix yeux vous observent, dix doigts vous montrent ; pouvez-vous ne pas craindre ? Comme donc la richesse orne une maison, ainsi la vertu orne l'homme. Elle lui dilate le cur et lui épanouit le visage. Voilà pourquoi le sage purifie ses intentions.
Se perfectionner consiste à purifier son cur (signifie) : si le cur est en proie à la colère ; s'il est dominé par la crainte ; s'il se livre à la joie ou est accablé par la douleur, alors il n'est plus dans son état normal. Or, quand le cur n'est pas tranquille, on regarde, mais sans voir ; on écoute, sans entendre ; on mange, mais sans goûter les saveurs..., etc.
Pour mettre l'ordre dans la famille, il faut se perfectionner soi-même (signifie) : L'homme est déréglé dans ses affections, dans ses aversions, dans ses craintes, dans sa piété, dans ses désirs. Voilà pourquoi ils sont rares ceux qui, tout en aimant, reconnaissent les défauts de ce qu'ils aiment et qui, en haïssant, reconnaissent le bon côté de ce qu'ils détestent. De là le proverbe : Le père ignore les défauts de ses enfants et l'agriculteur, l'abondance de sa moisson..., etc.
Pour gouverner l'État, il faut régler sa famille. Personne ne saurait gouverner, s'il ne sait régler sa maison. Aussi le Sage, sans sortir de chez lui développe le bon ordre dans l'État. La piété filiale (exercée au sein de la famille) lui rendra aisé le service du roi. Le respect aux p.027 aînés nous servira aussi à traiter avec les grands, et la bonté nous servira à conduire le peuple..., etc.
Nous nous sommes arrêtés sur ces textes du Ta shio, pour donner une idée du style chinois, et de la façon dont les maîtres expliquent à leurs élèves les autres livres classiques, où de semblables définitions existent mais avec des commentaires qui sont loin d'avoir cette précision. Le livre Tchong-iong, du Juste Milieu, traite aussi de l'amour de la Sagesse :
« La loi du Ciel s'appelle conscience. Suivre la conscience, c'est remplir son devoir ; l'accomplissement du devoir forme l'éducation... Quand la joie, la colère, la tristesse et l'hilarité ne nous agitent pas, nous sommes dans le Juste Milieu. Quand ces passions se meuvent, mais restent dans leurs bornes, c'est l'harmonie. Le juste milieu est le fondement de l'univers ; l'harmonie est la loi universelle du monde. Quand le juste milieu et l'harmonie sont parfaits, le monde est en bon ordre et tous les êtres se développent. Confucius a dit : le sage garde le juste milieu, l'insensé le viole ; le sage garde le juste milieu et s'y tient constamment, l'insensé le viole sans rien craindre...
Confucius dit (encore) : « La voie droite n'est pas fréquentée, je le sais. Le savant pèche par excès ; l'ignorant, par défaut... Vous pourrez pacifier le monde, refuser les honneurs, marcher sur le tranchant des épées, mais vous ne saurez pas pour cela garder le juste milieu. »
Un sage pourra seul s'y tenir, car :
« Le sage règle sa conduite d'après la condition dans laquelle il se trouve, et ne désire rien au delà. S'il est riche, il agit en riche ; s'il est pauvre, il vit en pauvre ; s'il se trouve parmi les étrangers, il se conforme à leurs p.028 coutumes ; et si les circonstances sont critiques, il s'y résigne. Il ne vexe pas ses inférieurs, quand il est élevé aux dignités ; et dans la médiocrité, il ne flatte pas les grands... »
« La voie du devoir ressemble à un chemin qui mène loin, mais commence tout près de vous ; ou bien au sentier qui mène au sommet de la montagne et commence au bas...
Maximes très belles dans un monde païen, mais auxquelles il faut se conformer et c'est là que commence la difficulté, même pour les sages en renom, comme on le verra par la suite. De tout temps cependant, on a trouvé que l'extérieur, la gravité, le soin de l'étiquette, pouvaient au moins donner un certain air de sagesse ! On lit aux Che-Kin, livre des Vers :
« Une constante gravité est l'indice de la vertu. Le proverbe dit : Tous les sages ont un travers... Mais le tic du vulgaire vient de ses défauts ; le tic des sages, de leurs efforts.
Rien n'est plus puissant qu'un sage. Le monde se règle sur lui. Il a l'habitude d'une vertu parfaite ; le monde entier se règle sur lui. Par ses vastes desseins, ses lois fermes, ses vues à distance, ses avis donnés à temps, par son attention soutenue au décorum, il est la règle du peuple.
Tout lettré doit donc viser à devenir un sage, sur le modèle de ceux de l'antiquité, et c'est ce qu'enseignent ces premiers livres, remis aux mains des enfants chinois. Bien peu cependant arrivent à la cheville des anciens et beaucoup, dont la parole est fleurie et dont les actes ne répondent pas au verbiage, pourraient méditer cette parole de Confucius à son disciple Tsai-iu : « Un bois p.029 pourri ne se sculpte pas et on ne couvre pas d'un toit un mauvais mur en terre ! »
Confucius répondit un jour au roi Ngai, qui lui demandait lequel de ses disciples aimait vraiment la sagesse :
Il y avait Houei qui l'aimait ; la colère ne l'emportait jamais ; il ne commettait pas deux fois la même faute, mais la mort l'emporta à la fleur de l'âge. Actuellement je ne trouve plus personne qui aime cette étude... La résolution de Houei pour le bien ne bronchait pas une fois en trois mois ; pour mes autres disciples, c'est merveille s'ils tiennent bon un jour ou un mois.
Plus loin, d'autres paroles semblables, entre lesquelles :
Je n'ai encore rencontré personne qui aimât la vertu autant que la beauté... Quand je donnais un avis à Houei, il ne tardait pas à le mettre en pratique... Hélas ! il y a des plantes sans fleurs et des fleurs sans fruit.
« Confucius dit :
Les anciens étudiaient pour se perfectionner ; le lettré moderne étudie pour acquérir l'estime des hommes ( !)
Ce qui était vrai du temps de Confucius, ne le serait-il pas encore aujourd'hui ?... Le grand sage revenant en Chine au XXe siècle pourrait sans doute répéter ce qu'il disait à Tse-Kong :
Hélas ! personne ne me comprend !
Fatigué de n'avoir pas de charge dans le royaume de Lou, Confucius passa dans le royaume de Oui,
« jouant en route de la guitare et déplorant la corruption des murs. Un marchand ambulant passa et s'écria :
Avec quel sentiment il joue !
Ensuite il ajouta :
L'homme trop tenace est malheureux, personne ne l'apprécie. Laissez les choses aller leur train (sans poursuivre une réforme impossible). Quand l'eau est profonde, relevez vos habits ; p.030 s'il y a peu d'eau, retroussez-les pour passer le ruisseau.
Et Confucius s'écria :
Vraiment, ce serait plus facile !
S'adapter aux circonstances est une forme de sagesse qu'on retrouvera d'ailleurs plus loin. Le Chinois pratique a trouvé cette forme plus facile et on sait avec quelle facilité il sait courber la tête sous l'orage, pour, la tempête passée, redresser orgueilleusement la tête.
Mengtse, de son côté dans le livre quatrième des Se-chou, qui lui est consacré, condense l'idée chinoise de sagesse :
« La pitié est le commencement de l'humanité ; la pudeur est le principe de la droiture ; l'obligeance, le principe de l'urbanité, et le sentiment du bien et du mal donne la sagesse. »
Tous les lettrés, disciples de Mengtse et par conséquent de Confucius, s'appropriant ce texte, en ont fait le code de leur vie politique, duquel il ressort que : l'humanité consiste à prendre pitié des malheurs du peuple ; la justice est un droit pour le lettré à occuper les charges honorifiques et lucratives ; l'urbanité devra être l'application du cérémonial et des rites et cet ensemble, disent les commentateurs, donnera dans les affaires et le gouvernement des États : la sagesse.
D'autres principes, énoncés au Chou-Kin, dans les p.031 Règlements de Chouen sont d'ailleurs intégralement appliqués. L'empereur, « par sa parfaite connaissance des Cinq Relations (roi-sujet, père-fils, etc.), sut engager tout le monde à les observer ». Ces cinq relations, code d'urbanité et cérémonial antique, sont rappelées par Confucius (Juste Milieu) et données comme la forme parfaite de gouvernement, et les idées du philosophe sur les aptitudes politiques des lettrés sont claires :
« Le principal exercice de la vertu est la piété filiale. La justice, c'est l'ordre ; sa principale application est de tenir les sages en honneur. L'ordre à observer dans l'affection envers les proches et dans l'honneur dû aux sages, est fixé par les rites.
L'enfant chinois apprenant ces textes saura donc que pour avoir droit à l'estime de ses concitoyens, il faut s'instruire, devenir lettré, mais aussi il faudra imiter l'antiquité. Au Livre des Entretiens, Confucius dit :
« Je raconte et je n'invente pas ; j'aime l'antiquité et j'y crois, et je tâche de ressembler à Lao-P'ong.
Ce Lao-P'ong était un sage de la deuxième dynastie. Comme Confucius se modelait sur l'antiquité, tout Chinois qui a étudié les livres antiques, en particulier les Annales, qu'on appelle le « Livre par excellence », doit essayer de ressembler à Confucius, aux grands hommes des temps anciens. Confucius les prenant pour modèles, sa parole et son exemple sont sacrés. N'a-t-il pas ajouté encore :
« Quel empereur que Iao ! Qu'il est grand ! Le Ciel seul est grand et Iao l'imitait. Qu'il est noble ! Les peuples n'ont pu assez le célébrer. Que ses uvres sont parfaites et ses institutions remarquables.
Rien d'ailleurs ne vaut l'antiquité, d'après Confucius :
« En fait de rites et de musique, nos ancêtres sont regardés comme peu avancés ; ceux qui viennent après p.032 eux, sont regardés comme plus experts en ces matières ; mais pour la pratique, je suis partisan des premiers.
Ces rites, code absolu de perfection, sont sans cesse rappelés par Confucius :
« Houei interpella Confucius sur la perfection. Confucius répondit : « La vertu consiste à se vaincre soi-même et à restaurer les rites... » Houei ajouta : « Puis-je vous demander en quoi se résume la vertu ? Confucius répondit : Ne regardez, n'écoutez, ne dites rien et ne faites rien qui soit contraire à la bienséance.
« Tchong-Kong interrogea Confucius sur la perfection. Confucius répondit : Quand vous paraissez en public, pensez que vous êtes en présence d'un noble visiteur...
Voilà pourquoi tout Chinois soucieux des rites et de « la face » sait si bien observer les lois de l'étiquette, prendre des allures de grand seigneur, tout sacrifier pour l'apparat, paraître riche bien qu'il soit pauvre, débiter de belles sentences pour montrer combien est profonde son intelligence. Confucius n'a, sans doute, pas voulu établir de pareilles coutumes, mais c'est ainsi que l'ont compris ses disciples. Un ministre du royaume de Oui, disait à Tse-Kong :
Il suffit au sage d'être droit. A quoi lui sert l'appareil extérieur ?
Il y a du vrai dans vos paroles, reprit Tse-Kong, malheureusement vous êtes trop positif et le char le plus rapide ne saurait égaler la langue en vitesse. Un extérieur réglé et la droiture sont inséparables. Tannez la peau du tigre et du léopard, elles ressembleront à celles du chien et du mouton.
En d'autres termes, ôtez le pelage, ôtez l'extérieur, un sage ressemblera à tout le monde ; aussi combien sont nécessaires les bienséances, les rites, le décorum !
Dès l'enfance, le petit Chinois, à quelque classe il appartienne, apprit de ses parents qu'il faut savoir sauver p.033 les apparences et songer à la face. Les mots de perfection, vertu, sagesse, sont beaux, sonores ; ils font bien dans la conversation... Tel écolier ayant subi les examens avec succès, reviendra dans son village, en chaise à porteurs, ivre d'orgueil et de gloire : la carrière mandarinale va s'ouvrir devant lui... Tel petit mandarin à l'expiration de son mandat, s'il daigne faire un séjour dans sa bourgade natale, a gardé son armée de serviteurs, de scribes, de satellites, prend des airs de potentat. Demain, peut-être, ne deviendra-t-il pas préfet, gouverneur de province ? Tel porteur de palanquin, courant sur les routes de Chine, couvert d'oripeaux, aura soin de veiller au décorum s'il approche de son pays. Il louera un riche habit au Mont-de-Piété, fera, sur les tables des boutiques à thé, sonner le peu de sapèques qu'il possède, parlera comme un matamore, fera des courbettes et des sourires comme un vice-roi ! On lui apprit que l'extérieur est une marque de sagesse ! Il ne l'a pas oublié. Personne ne se trompe sur la valeur de ce brillant sujet et chacun, selon ses moyens... pense bien en faire autant à la prochaine occasion. Un Européen songera que les préceptes de Confucius sont bien méconnus. Erreur profonde ! Les Chinois les ont appliqués à leur façon, tout simplement.
Culte et sacrifices
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p.034 En Extrême-Orient, Chine ou Japon, on croit communément que les dieux aiment les sites grandioses, se plaisent sous les frais ombrages de vieux arbres touffus, se reposent dans le calme des vallées solitaires. Aussi édifie-t-on les temples dans des lieux pittoresques où la nature se montre agreste, sauvage ou mystérieuse. Le peuple chinois a élevé des temples à tous ses dieux protecteurs et il serait difficile d'énumérer les manifestations cultuelles qui se succèdent chaque année dans l'empire du milieu. L'esprit humain est avide de merveilleux et sur ce point, les Célestes trouvent, dans leurs traditions locales et leur littérature, toute satisfaction. Innombrables sont les légendes extraordinaires, les contes et apologues que racontent des chanteurs ambulants, les pièces de théâtre aux actes multiples que jouent les bonzes comédiens, où les hauts faits des empereurs antiques et divinisés, les amours des dieux et des déesses, la protection des bons génies, les maléfices des esprits mauvais, les influences des divinités stellaires, les propriétés magiques de certains animaux, végétaux ou minéraux, sont rappelés au souvenir de chaque génération. Aussi à certains jours, le peuple, avide de surnaturel, se presse-t-il dans les pagodes, pour faire brûler l'encens devant ses idoles préférées.
p.035 C'est un jour de pèlerinage dans un temple peuplé de dieux renommés... Dès le matin on se met en route. Chacun est recouvert de ses plus beaux habits. Dans le sentier qui mène vers le lieu du pèlerinage, des groupes nombreux s'avancent, se dépassent en échangeant les plus gais propos. Les enfants précèdent le groupe de leurs parents ; leur joyeux babil se perd sous les futaies... Certains d'entre eux consacrés aux génies protecteurs, dès leur naissance, ont la tête en partie rasée, avec des houppettes de cheveux qui demeurent et forment des dessins bizarres : C'est la marque que veut reconnaître l'esprit invoqué !... Au croisement des sentiers, à l'entrée des villages, au sommet d'un monticule, partout se dressent des pagodons. Ces constructions sont parfois de construction très simple, souvent sont d'une architecture remarquable, ornementée de couleurs vives où le rouge et le bleu dominent. Au passage, les pèlerins se racontent la légende du lieu, l'histoire du génie qui l'habite... Une pieuse matrone s'arrête un instant, fait une courbette et plante un bâton d'encens devant l'idole qui protège les voyageurs, devant le patron de telle corporation, devant le dieu qui guérit telle maladie, garde les moissons, veille sur les buffles, etc. On traverse les ruisseaux sur de larges dalles, on foule sur ces dalles des empreintes gravées au ciseau et qui ont une signification. Tous les courants d'eaux vives ont un esprit qui règle leur débit et cet esprit a la propriété de guérir certains maux, en particulier de faire marcher les enfants dont les jambes refusent tout service. Quand on a recours à l'intercession du génie, on apporte l'enfant, on lui place les pieds sur la dalle qui sert de pont, on dessine l'empreinte sur la pierre et au centre on trace p.036 une croix, le caractère « che » qui signifie 10, le che-tse ou croix des chrétiens. Pourquoi ?... Usage très ancien et qu'on retrouve partout dans l'ouest chinois... Souvent un temple magnifique apparaît au milieu des sapins ; il fut élevé par souscription à la suite d'un vu des notables du village voisin, ou construit par un particulier soucieux de perpétuer le souvenir de sa générosité.,. Un bonze gardien, sur le parvis, vend quelques friandises, sert du thé brûlant pour calmer la soif des passants altérés. On s'arrête un instant devant les figures grimaçantes des idoles... on repart.
Bientôt apparaît parmi son décor de verdure sombre, à flanc de coteau, le temple fameux où convergent toutes les caravanes, toutes les familles du pays. A travers les arbres se dessinent les toits moussus, les pavillons, les pagodons à clochettes, qui entourent la construction principale, énorme, où de multiples cours intérieures sont bordées de bâtiments qui se commandent, de vérandahs où trônent les dieux innombrables, où circulent affairés les bonzes du monastère.
A l'extérieur, auprès des hautes murailles, des marchands ont établi leurs boutiques. Certains vendent des poissons vivants, des oiseaux. De pieux pèlerins achètent les poissons pour les lâcher dans la piscine du temple, dans la rivière voisine ; prennent les oiseaux pour leur donner la liberté, car il est un précepte bouddhique qui dit de conserver la vie aux êtres, qui défend d'écraser même un insecte passant sur le chemin. Ceux qui auront pratiqué le « fang-sen » conserver la vie seront récompensés dans l'autre monde... Sur de petites tables sont des gâteaux, des victuailles, des chapelets bouddhiques, des talismans guérisseurs, des amulettes porte-bonheur, p.037 de petits sachets qui contiennent une poudre merveilleuse, des statuettes, des bâtons d'encens, des souvenirs divers qu'on remportera pieusement au village et qui rappelleront ce grand jour... Des mendiants en guenilles, aveugles, boiteux, paralytiques, une vraie cour de miracles, gardent l'entrée principale de la pagode, crient leurs supplications, tendent leur sébille.
Devant la grande porte, une muraille écran, avec au milieu un cercle où deux taches noire et rouge semblent lutter en tournoyant pour représenter la lutte des esprits bons et mauvais, masque l'entrée, comme pour la cacher aux génies malfaisants. Sur les portes à deux vantaux des Menchen, esprits de la porte, sont peints de couleurs vives et montent leur faction. Dans le vestibule, de hautes statues sont les gardiens redoutables du lieu. Elles représentent des guerriers fameux, sont armées de coutelas, de lances, de tridents. Dans la salle principale trône le dieu du jour et la foule se promène, fait ses dévotions dans la fumée de l'encens, dans le bruit des conversations p.038 particulières, dans la lueur fantastique de cierges de cire rouge qui éclairent mal l'ombre d'un sanctuaire sans fenêtres. Un bonze, malgré le brouhaha de la foule, récite ses prières d'une voix aigue en frappant successivement le tambour et le timbre... Partout des dieux qui brandissent des armes, des attributs divers ; des déesses qui chevauchent sur des animaux fantastiques, qui agitent des bras multiples comme aux Indes ; des dragons qui s'accrochent aux colonnes, qui semblent darder leurs langues pointues, remuer leurs longues mâchoires, et, sous le vacillement de la lumière inégale, rouler leurs gros yeux brillants vers cette foule qui s'exclame devant tant de magnificence... On fait place aux nouveaux arrivants... Dans les salles voisines, d'autres idoles garnissent tous les murs, tous les socles, dans les postures les plus diverses. Un bouddha, assis jambes repliées, le ventre nu, la main ouverte, médite gravement sur la quiétude du Nirvana. Kouang-in, déesse de la fécondité ; Kouang-lao-ié, le dieu de la guerre, ont leurs salles spéciales. On trouve même Tou-mo, ce saint bouddhiste importé de l'Inde, qui ne serait autre que saint Thomas, l'apôtre des Indes, et des adorateurs prosternés devant lui. D'énormes brûle-parfums, de bronze, de fer, voisinent avec des potiches de vieille porcelaine ; des cloches sont suspendues aux solives...
Devant une telle profusion de statues on pourrait avoir l'idée de demander aux bonzes quelque explication. Des formules vagues seront le plus souvent la seule réponse obtenue. Le panthéon chinois est tellement accueillant que les bonzes eux-mêmes se perdent dans les histoires des dieux. Chaque idole a son nom ; les plus importantes ont une origine, un pouvoir particulier. Ceux que l'on ne p.039 connaît guère font bien dans le décor et d'ailleurs l'artiste qui les façonna n'a-t-il pas laissé courir son imagination ?... Le Chinois, sceptique par nature, lorsqu'il vient visiter un temple, ne demande pas tant d'explications. Ses yeux sont satisfaits : c'est bien !
Dans une des salles, sorte d'atelier, des bonzes, aidés de petits bonzillons auxquels on apprend la lecture du sanscrit et le service des idoles, achèvent de peindre les lanternes qui ce soir éclaireront les alentours du temple, l'estrade où les comédiens jouent déjà et donneront des séances pendant deux ou trois jours consécutifs. On aime tant la comédie !... Ces lanternes de toutes formes, de toutes grosseurs, faites de bambou tressé sur lequel on appliqua de la colle de poisson, une mince feuille de ouate et du papier transparent, huilé, sont ornées de fort beaux dessins, de grands caractères rouges et noirs au nom du monastère, au nom du dieu du jour. A la lumière, ce sera magnifique !
A côté se trouve l'atelier de construction des idoles. Aujourd'hui les artistes sont occupés à d'autres travaux sans doute, mais s'il n'y a personne pour expliquer leur travail, la foule en discerne bien tous les détails. Dans cet atelier sont des sujets en construction. Là se dresse un axe de bambou, sur lequel on a greffé d'autres branches pour former les bras et les jambes. Plus loin une statue prend forme ; on enroula, autour de l'armature, de la paille, du papier ; on a modelé une carapace de plâtre. Quant tout sera sec, on peindra les vêtements, le visage, les attributs. Il y aura du rouge, du bleu, du jaune, du vert, des franges d'or !... Quels artistes, ces bonzes !
Près de l'estrade des comédiens, un orchestre travaille p.040 sans repos. De temps à autre, les artistes serrent les clefs de leurs instruments pour les mettre au diapason... Les violons, dont l'archet glisse entre deux cordes de soie, grincent éperdument ; les guitares à long manche, sur caissette ronde à membrane de peau, donnent les notes graves ; la boîte sonore et le timbre résonnent en cadence sous les baguettes. Une mélodie étrange, mais dont la facture est réglée par des lois musicales, un morceau en mineur qui finit toujours par un morendo majeur...
Tout à coup la foule se presse vers la salle principale. Le bonze désigné pour prier pendant cette dernière heure a cessé de frapper sur son grelot de bois en forme de courge pèlerin. L'office général va commencer. Les bonzes, tête rasée, vêtus de la robe grise croisée sur la poitrine, un collier de grains de bois jaune, ou d'ivoire, ou de jade, selon leur grade, passé autour du cou, un manteau jaune sur les épaules, entrent en procession, se prosternent deux à deux devant l'idole, vont se ranger sur p.041 les côtés devant de petits bancs qu'ils vont occuper. Le supérieur après s'être prosterné seul devant la statue prend place au centre de ses religieux, frappe un timbre et comme au premier et au quinzième jour de la lune, les gongs de bronze, les immenses tambours, gros comme des tonneaux, en résonnant font trembler le sol. Les cloches de fer rendent un son mat et l'office commence.
Les bonzes psalmodient les prières, déclament les passages des livres antiques aux enluminures rouges. Un bonzillon frappe le timbre et les paroles en sanscrit tombent selon la cadence. Chacun des officiants suit sur son livre un passage particulier des livres saints, sans s'occuper du voisin. Chaque partie de l'office ayant un même nombre de versets, la cadence étant uniforme, tous arrivent en même temps à la fin et on récite ainsi dans le minimum de temps un grand nombre de prières différentes. Parfois un bonze se lève seul, lit un passage, et l'office général recommence...
Sur un signal du supérieur, les bonzes se sont levés. On fait des prostrations devant l'idole et celle-ci, avec son trône orné de tapis et d'étoffes antiques, est portée sur une estrade que soutiennent des porteurs. Un parasol d'honneur qu'on offre seulement aux dieux et aux dignitaires remarquables, un ouan-min-san, c'est-à-dire un parasol aux dix mille noms, couvert de sentences et des noms des donateurs, inscrits sur la soie en lettres d'or, est tendu au-dessus de la statue. La procession fait le tour de la pagode, chemine à travers les arbres du bosquet voisin, parmi la fumée et la détonation des pétards, dans un concert de flûtes, de musettes et de tambours. Le supérieur du monastère suit en palanquin ; les bonzes avec leurs manteaux jaunes et leurs mitres à glands de p.042 soie, les comédiens avec leurs habits à l'antique, leurs longues barbes postiches, forment un cortège que grossit la foule des adorateurs, fidèles qui s'avancent avec des bâtons d'encens dans la main, femmes qui récitent leur chapelet bouddhique ; un cortège très animé où les porteurs de lanternes ont leur place marquée, où défilent les anciens drapeaux avec le dragon peint ou brodé, où les mendiants porte-insignes affublés de costumes appropriés, depuis longtemps conservés dans les coffres du temple, coudoient les mandarins et leurs soldats, les paysans en habits de toile bleue, les dames de la haute société en robes de soie brochée de dessins divers... Une fête populaire qui réjouit les yeux, charme les oreilles, dont on gardera longtemps le souvenir... Et la journée s'avance. Chacun reprend le chemin de son village parlant en termes admiratifs de cette manifestation cultuelle qui fut une détente parmi les jours de labeur.
... Nous avons insisté à dessein sur cette description authentique de fête religieuse. Un voyageur qui aura vu semblable manifestation, qui, à l'occasion, aura assisté à quelque cérémonie dans une pagode de Confucius où, deux fois l'an, au printemps et à l'automne, les mandarins locaux, les professeurs et leurs élèves viennent vénérer la tablette du philosophe, brûler des papiers sapèques, des bâtons d'encens, faire des discours pompeux sur la beauté des études ; un Européen qui aura entendu parler de Taoïsme, qui sera entré dans les temples des tao-sse, qui aura conversé avec des lettrés parlant du Chang-Ti, du Dieu Suprême... cet étranger, sans doute, trouvera que le peuple chinois est très religieux. Erreur profonde ! Ces manifestations extérieures, ce culte apparent sont sans effet sur la vie nationale.
p.043 Dans une telle confusion de dogmes et de superstitions, on ne peut se faire une idée juste de la part qui revient à chacune des religions remarquées souvent dans leurs manifestations collectives. En Chine, en effet, pour le peuple, il n'y a pas de délimitation entre telle ou telle forme de religion. Tout Chinois, étant à la fois bouddhiste, confucéiste et taoïste, entrera indifféremment dans le temple de l'une ou l'autre de ces sectes, exécutera même les rites prescrits pour obtenir le bienfait qu'il demande ; mais ceci est tout extérieur. L'âme chinoise ne s'est pas assimilée ce culte superstitieux, très vague, étranger ou récent, qu'on lui a donné et le peuple ne comprend rien à des dogmes que ses bonzes eux-mêmes ne comprennent pas. Aussi, non pas seulement chez le lettré qui raisonne, mais même chez le paysan, quel scepticisme à l'égard des divinités et des pratiques cultuelles de toutes les religions nouvelles. En Chine, en effet, comptent seuls les classiques ; or, le Bouddhisme est une religion étrangère, le Taoïsme et le Confucianisme sont des manifestations d'école, très postérieures aux temps antiques qui nous occupent, et, bien que le Confucianisme ait été culte officiel jusqu'en ces dernières années, les rites de ces trois p.044 religions qui remplissent la vie de tout Chinois, n'ont pour l'immense majorité aucune valeur intrinsèque. On les pratique vaguement, mais on n'y croit aucunement. Mengtse a dit : « Quand l'esprit protecteur, auquel on s'est adressé en temps et forme voulus, n'accorde pas la pluie ou le serein, le peuple s'adresse à quelqu'autre » !... Voilà l'estime qu'en Chine on a pour les idoles ; et encore les dieux impuissants sont-ils heureux de ne pas recevoir quelques outrages... ce qui leur arrive parfois !...
Ce dualisme de foi extérieure et de scepticisme est extraordinaire et pourtant réel ! Il faut le connaître pour comprendre la vie chinoise. A l'origine on a cru en un Dieu unique, Être Suprême qui gouverne l'univers. On lui éleva des temples, on lui sacrifia. Le Chang-Ti existe toujours en théorie, mais tellement lointain, si grand au dessus de l'humanité, que depuis des millénaires on a préféré s'adresser et sacrifier aux dieux divers que les siècles ont forgés, tous regardés comme une émanation de la divinité première, participant à sa puissance et, la plupart ayant vécu sur la terre, plus accessibles aux humains. De là, sans doute, le peu de respect qu'on leur témoigne parfois quand on songe à leur nature qui fut celle du commun des mortels et, dans les cas pressants, les invocations qu'on leur fait puisqu'ils peuvent obtenir les bienfaits de la divinité première avec laquelle ils habitent. Pour comprendre ce que pensent les Chinois, nous allons étudier ce que les classiques disent de Dieu d'abord et du sacrifice primitif qu'ensuite on offrit aux idoles et nous verrons ce qu'est le culte des ancêtres, la seule religion actuelle de la Chine qui soit bien définie et vraiment nationale.
*
p.045 En quittant la Chaldée, la tribu des Han emporta l'idée de Dieu. On retrouve dans les Se-chou dans la bouche de Mengtse ce passage : « Si (Vénus) Si-tse était couverte d'ordures, les hommes en passant près d'elle se boucheraient le nez. Ainsi donc, quoiqu'un homme ait des fautes, s'il se purifie par l'abstinence et les bains, il pourra sacrifier à l'Empereur-Suprême. » Or, ce texte est du IIIe siècle av. J.-C. et cet Empereur-Suprême, ou Dominateur, ou Chang-Ti, est bien un terme qui désigne Dieu. Dans les livres antiques on le retrouve partout, mais malheureusement sous la plume de Confucius il devient le Ciel. On croit communément, et le contexte est assez clair, que le philosophe donnait à ce Ciel une signification divine ; mais les commentateurs de plus en plus matérialistes se sont écartés d'un Ciel divin et, nous le verrons plus loin, se sont réfugiés dans le T'ai-Ki et ses dérivés In-iang, les principes mâle et femelle producteurs de tous les êtres.
Cette idée antique de Dieu si déformée à l'heure actuelle est très claire dans les classiques. Le Livre des Vers dit :
« Attention, attention ! Le Ciel est clairvoyant, le gouvernement difficile. Ne disons pas : le Ciel est là, bien haut, et il est élevé (il ne nous voit pas). (Le Suprême Empereur) monte et descend, pendant nos actions. Chaque jour il nous est présent et nous regarde.
L'ode Pan dit :
« Le Suprême Empereur est irrité et le peuple en languit... Le Ciel à présent vous afflige... Le Ciel nous punit, ne soyez pas si relâchés... Quant le Ciel irrité sévit, ne plaisantez pas de la sorte... Le Ciel est irrité : ne soyez pas fier et badin... Craignez le courroux du Ciel... Craignez les dispositions du Ciel et n'allez pas vous émanciper. Le Ciel est clairvoyant, il connaît toutes p.046 vos voies ; il est perspicace, il connaît tous vos dérèglements, etc.
Les Annales, aux Règlements de Chouen (2255 av. J.-C.) disent :
« Il sacrifia au Chang-Ti (Empereur Suprême) aux cinq honorables (soleil, lune, étoiles, saisons et temps) aux monts et aux fleuves, enfin à tous les esprits.
Par « tous les esprits », certains commentateurs croient qu'il s'agit des Démons et des Anges,.. Ce sacrifice offert à Dieu d'abord n'est pas indiqué à la première place sans raison. L'Elohim de Noë était alors un souvenir trop rapproché des tribus chinoises pour être oublié.
« La colonie qui des plaines du Sennaar se dirigea sur la Chine l'appela dans sa langue : Chang-Ti. A mon avis, c'est bien Dieu que désigne cette appellation. Les attributs qu'on lui prête ne permettent pas d'en douter. Ce nom cependant est déjà bien différent du « Sum qui sum » si sublime de Moïse. Il y a d'autres Ti ou empereurs. La déchéance devint plus marquée, quand, dès l'antiquité aussi, le Chang-Ti fut appelé Ciel, que l'on confond à chaque instant avec le ciel matériel, même dans les documents impériaux (Choix de documents du P. Couvreur... Hao-Kiong, l'Auguste Firmament). Très souvent p.047 on lui associe la Terre, l'Auguste Terre. On accouple même les termes Chang-Ti et Auguste Terre (dans le Chou-Kin). Monsieur et Madame engendrent le plus noble des êtres : l'homme. Bientôt ils reçoivent le nom encore plus ambigu de In-Iang, ces fameux principes, issus de la matière primordiale, ou Tai-Ki. (Mgr Otto, Études sur les classiques chinois).
Ces erreurs sur le terme Dieu, très anciennes, n'ont donc fait que s'accentuer au cours des âges. L'idée de sacrifice est demeurée et ce sacrifice, tout Chinois, paysan, commerçant ou lettré, l'a rendu à une foule de divinités protectrices, à la Terre et au Ciel, aux saints et génies bons ou mauvais du Bouddhisme et du Taoïsme qu'on proposa à sa dévotion. Le culte du Dieu antique est disparu. Pourquoi ?
L'empereur Chouen (Annales)
« ordonna à Tch'ong et à Li de couper les communications entre le Ciel et la Terre, afin qu'il n'y eut plus d'immixtion de la part des esprits. Dès lors, tous, des ministres aux simples officiers, s'appliquèrent avec soin aux cinq Relations (les Droits et Devoirs de l'homme, où Dieu n'a aucune place) et les malheureux ne furent plus opprimés.
Il est assez curieux que de tout temps les rois de la terre voulurent imposer silence au Roi du Ciel. Chouen et ses successeurs, en particulier Tchéou-Kong, ayant coupé les communications avec le Ciel, l'empereur seul, Fils du Ciel, sacrifiera au Chang-Ti, les grands auront soin du Culte des Ancêtres, le peuple rendra des honneurs à la Terre, à tous les esprits. Le code de relations en cinq articles devient la loi chinoise : Père-Fils, Roi-Sujet, etc. Un Décalogue d'où Dieu est exclu, et c'est encore aujourd'hui le code social en usage dans toute la Chine.
p.049 Les communications n'existant plus entre le Ciel et la Terre, et le culte du Chang-Ti étant réservé à l'empereur, on ne s'occupa plus de lui. Quelquefois, rarement, les empereurs offrirent un sacrifice au Suprême-Dominateur, mais comme à un égal dont il est bien de conserver les bonnes grâces. Le livre des Vers dit :
« L'empereur Ouen-ouang est à la droite du Chang-Ti, Ouen-ouang monte et descend,
c'est-à-dire veille sur l'empire, comme le Chang-Ti. L'empereur, Fils du Ciel, après sa mort va rejoindre ses aïeux, au ciel, dont le séjour n'est pas une récompense, mais le lieu naturel où il doit demeurer. Le Livre des Vers, en effet, ne donne aucune sanction pour le bien et il punit le mal par des peines venant du Ciel, à subir pendant la vie mortelle :
« Cultivez vos talents, conformez-vous aux vues de la Providence, et vous vous attirerez mille félicités.
« Fixez les yeux sur la conduite du Ciel envers les Chang (qui furent punis) ; et comme les desseins du Ciel sont cachés, copiez Ouen et tous les vassaux pleins de courage se soumettront à vous,
dit le ministre Tchéou-Kong au jeune empereur Tch'en-ouang... Et encore dans une ode suivante :
« Ouen-ouang, prudent et attentif, servit le Suprême-Empereur devant les hommes et s'attira ainsi de grandes bénédictions.
Inutile de chercher ailleurs, pourquoi Confucius et ses disciples n'ont, dans leur doctrine, donné aucune sanction morale après la vie. Ils ont puisé leur enseignement dans l'antiquité.
A partir de Chouen, le peuple doit donc ignorer officiellement le Chang-Ti, mais on lui laissa le soin de cultiver les Esprits. Quand on ôte à un peuple sa religion, il tombe dans la superstition... Les esprits qu'on lui laissa, p.050 qu'il connaissait déjà, il les honora par des sacrifices à l'image de ceux qu'il avait coutume d'offrir au Chang-Ti, et ces esprits devinrent des dieux tout puissants. Nous ne parlons toujours pas des saints et dieux bouddhiques, car si la doctrine de Ça-Kia-mou-ni prit naissance aux Indes au Ve siècle av. J.-C., elle ne pénétra en Chine qu'au Ier siècle de notre ère et n'eut véritablement des adeptes qu'au IVe. Les races aborigènes avaient des dieux, on les adopta et l'imagination populaire aidant, on en créa de nouveaux. Entre ces derniers, Héou-tsi, fils de la vierge Kiang-iuen, fondateur de la dynastie des Tchéou, considéré comme le dieu de l'agriculture, reçut un culte très honorable d'un peuple qui était agriculteur par excellence. On trouve au Livre des Vers cette antique prière :
« O bon Héou-tsi, qui avez mérité d'être associé au Ciel même, la subsistance de mes peuples ne vient que de votre sublimité. Vous nous gratifiez du froment et de l'orge, que le Suprême-Empereur a voulu être l'aliment commun des mortels. Sans distinction de royaumes ni de frontières, vous propagez l'ordre dans cet empire.
A ceux qui s'étonneraient de ne pas voir mentionné le riz, aliment national des Chinois, il est bon de rappeler qu'à cette époque la tribu des Han, venue par le Turkestan et la Mongolie, occupait seulement le nord de la Chine, où la culture du blé est toujours en honneur et les rizières assez rares. Dans la Chine centrale et dans toute la partie méridionale, le riz pousse mieux sous le soleil tropical, et la culture du blé devient une culture d'hiver de moindre importance.
Avant de nous éloigner des traditions primitives sur le Chang-Ti, nous donnerons pour mémoire deux textes p.051 des Se-chou (Juste Milieu) que les commentateurs chinois semblent n'avoir pas compris et qui pourtant doivent se rattacher aux promesses messianiques conservées après la dispersion.
Confucius dit :
« Qu'elle est grande la vertu du sage ! Qu'elle s'étend loin ! Elle développe tous les êtres. Par sa sublimité elle s'élève jusqu'aux cieux. Elle est si vaste, qu'elle comprend les trois cents règles des rites et les trois mille prescriptions du décorum. Nous attendons cet homme parfait, alors la vertu fleurira... »
et plus loin à propos du gouvernement par l'observation des rites, des règles du décorum, et par la science des lettrés :
« Un pareil gouvernement, jugé par les trois grands rois (In, T'ang et Ouen) ne serait pas condamné ; mis en face du ciel et de la terre, il ne serait pas incriminé ; montré aux esprits, il ne présenterait pas de difficultés : le Saint même attendu par toutes les générations, ne le démentirait pas... »
Cet homme parfait, ce saint était alors réellement attendu en Chine, comme le témoigne cet ambassade envoyée en Occident à sa recherche, par un empereur chinois. Cette ambassade arrivée aux Indes, trouva et rapporta la doctrine de Ça-kia-mou-ni !...
L'idée du sacrifice primitif au Chang-Ti s'est déformée au cours des âges, mais a subsisté pour les idoles et demeure véritable oblation. On offre des viandes ou autres mets aux génies divers selon la dévotion d'un chacun, aux ancêtres surtout, comme nous le verrons. Après la cérémonie rituelle, on se nourrit religieusement, je ne dis pas avec le respect dû à un acte religieux, mais avec les p.052 rites prescrits pour ces sortes de cérémonies, de ce qui fut offert, sacrifié aux génies, aux ancêtres vénérés, à l'idole protectrice.
Le Livre des Entretiens dit :
« Confucius sacrifiait aux mânes de ses ancêtres comme s'ils fussent présents. Il sacrifiait aux esprits comme s'ils fussent présents. Et il disait : Si je n'assiste pas au sacrifice, c'est comme si je ne sacrifiais pas.
« Tse-Kong voulait abolir l'usage d'offrir un mouton au temps des comices, qui se tenaient le premier jour de la nouvelle lune. Confucius l'en reprit et dit :
Vous regrettez cette dépense ; moi, je regretterais le sacrifice.
La Chine moderne agit encore comme faisait Confucius, comme le philosophe lui-même copiait les anciens. De tout temps on eut pour règle de choisir de belles victimes, d'une seule couleur, portant de belles cornes. Les textes se rapportant à ces coutumes sont très nombreux. Aux Lamentations de la famille des Tchéou, on lit (Annales) :
« La populace ravit les belles et pures victimes (destinées aux sacrifices) des esprits célestes et terrestres... »
La Harangue de l'empereur Ou dit :
« Chéou (souverain des Chang) se conduit en barbare : il n'honore pas le Suprême-Empereur, ni les esprits du ciel et de la terre ; il laisse sans sacrifices le temple de ses ancêtres. »
« Lorsque je succédai à Ouen, mon père, j'offris un sacrifice au Suprême-Empereur et à l'Auguste-Terre. »
Partant en guerre contre les Chang, le même empereur Ou
« fit à l'Auguste Ciel, à sa majesté la Terre, aux monts et aux fleuves près desquels il devait passer, la déclaration suivante : Moi, l'irréprochable descendant des princes Tchéou, je vais combattre les Chang... je vais vaillamment seconder le Suprême-Empereur... et vous Esprits p.053 tutélaires, assistez-moi.
Après la bataille et la victoire
« Ou-ouang offrit un sacrifice dans le temple de ses ancêtres... Il eut en grande estime les cinq relations sociales... les rites des funérailles et des sacrifices.
Tous les empereurs furent d'ailleurs de fidèles sacrificateurs, disent les Annales :
« De Tch'en-t'ang à Ti-i, (tous les empereurs de la dynastie In-Chang) les In furent excellents et pleins de zèle pour le sacrifice.
Le ministre Tcheou-Kong, à propos de la nouvelle ville de Lo, envoya un rapport au roi Tch'en :
« Sire, vous voudrez bien vous conformer aux cérémonies des In et offrir dans la nouvelle cité un sacrifice... Que l'on me signale les plus méritants, car c'est d'après le mérite que chacun sera rangé pendant le sacrifice... Un messager est venu m'offrir deux jarres de vin de sacrifice avec l'inscription : « Je vous offre ce vin du sacrifice, avec tous mes souhaits de bonheur ». Ce vin je n'ai pas osé le boire, mais je l'ai offert en sacrifice aux empereurs Ouen et Ou... Au jour Méou-tch'en, le roi offrit dans la nouvelle cité, au sacrifice annuel d'hiver, un taureau roux à Ouen et un autre à Ou. Il en fit dresser acte. Tous les vassaux accoururent au sacrifice. Le roi entrant dans le temple des ancêtres fit la libation.
Dans la nomination aux charges de la dynastie Tchéou, on lit :
« Il y aura un tsong-pé, qui prendra soin des rites religieux, présidera aux esprits et aux mânes et y réglera la préséance ».
Ce code de préséance est toujours en vigueur et les mandarins sont tenus d'assister à certaines cérémonies où une place leur est assignée selon leur rang.
Le ministre Tchéou-Kong gourmandant ses dignitaires leur dit :
Dans votre ambition démesurée pour le p.054 mandat suprême, vous n'avez pas toujours été attentifs au sacrifice des ancêtres... Les princes de Tchéou seuls surent gouverner et veiller aux sacrifices des esprits et du Ciel.
Les Odes du Livre des Vers ne sont pas moins affirmatives quant à la continuité du sacrifice depuis les temps les plus reculés :
« Je prends de mon plus beau millet et un agneau, pour en faire un sacrifice à la terre et aux points cardinaux... Au son de la guitare et du tambour, nous faisons fête au Père de l'agriculture (Héou-tsi), pour demander de bonnes pluies, beaucoup de grains et la subsistance de nos familles ».
Ce rite s'observe encore et les paysans païens, après la moisson, ont soin de faire chaque année un sacrifice à la Terre pour la remercier de ses bienfaits.
« Le vin limpide est déjà versé, la victime est prête. On va offrir le sacrifice pour augmenter votre bonheur. »
« Dans ses travaux champêtres, Héou-tsi (pendant qu'il était sur la terre) avait l'art de seconder la nature... Héou-tsi distribua de bonnes semences de millet noir et de millet à doubles grains, de sorgho blanc et de sorgho rouge... Le sorgho on l'emportait pour en faire les p.055 sacrifices... Comment se faisaient ces sacrifices ?... On pilait les céréales, on les transvasait, on les vannait, ou les foulait, on les lavait à grandes eaux, on les cuisait au bain-marie... On se procurait armoise et graisse à sacrifice et un bélier pour l'offrir à l'esprit des chemins ; on le cuisait, on le rôtissait, afin de bien inaugurer l'année qui commence. On mettait le tout dans les vases et les plats. Quand l'odeur montait, le Suprême-Empereur tressaillait de plaisir. (Donc de l'esprit des chemins, de l'idole intermédiaire, l'odeur du sacrifice montait jusqu'à Dieu). Ce n'était pas parce que ce parfum arrivait au temps convenable ; c'était parce que le sacrifice institué par Héou-tsi, depuis son institution jusqu'à nos jours, n'avait heureusement aucune tache que l'on dût déplorer.
Et depuis les Che-Kin, réunis en volume vers l'an 600 av. J.-C., les Chinois ont observé et observeront longtemps ces rites du sacrifice que leurs ancêtres pratiquaient avec tant d'amour. Viennent la sécheresse, quelque calamité publique, un malheur particulier, le Livre des Vers indique encore les remèdes appropriés :
« La Voie lactée étincelle au firmament (il n'y a pas de nuages, donc pas de pluie). Le roi parle : Quel est le crime de mon peuple, pour que le Ciel envoie ses calamités et que la famine nous éprouve sans cesse ? Pas d'esprit que je n'aie invoqué, pas de victime que je n'aie offerte... La sécheresse est extrême, intense est la chaleur. Je n'ai pas cessé pourtant mes pieux sacrifices et en plein champ et dans la chapelle domestique. Les offrandes faites aux différents esprits ont été toutes enterrées (on a tout sacrifié, sans rien manger). Aucun dieu n'a été oublié... J'ai respectueusement honoré les esprits, j'aurais p.056 dû être exempt de leur colère ! »
J'ai observé tous les rites prescrits !... Pourquoi les dieux sont-ils sourds ? pense alors le Chinois, car un culte formaliste est toute sa religion. Les sentiments du cur ne sont rien ; seule compte la pompe extérieure :
« Le sacrificateur, dit toujours le Che-Kin, porte une robe de soie sans taches et le chapeau bien droit. Il circule et va d'une victime à l'autre ; il examine les marmites (surveille la cuisson) et la corne (vase à sacrifice) se remplit d'un vin exquis et suave. Personne ne crie, nul ne s'agite. Une longue vieillesse sera sa récompense.
Création et nature originelle
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p.057 Confucius au livre du Juste Milieu, parlant de l'influence du sage dans le gouvernement des États, s'exprime ainsi au sujet de la création, qu'il compare à la vertu de l'homme parfait :
« L'action du Ciel et de la Terre peut s'exprimer par un seul mot : il produisent les êtres d'accord. Aussi leur manière de produire les êtres est incompréhensible. L'action du Ciel et de la Terre est vaste, sublime, durable. Voyez le ciel, ce n'est qu'un peu de lumière, mais le soleil, la lune, les étoiles sont suspendues dans son immensité ; la terre n'est qu'un peu d'argile, mais sa masse soutient le mont Houa sans en être chargée, reçoit les fleuves et les mers sans déborder, et nourrit toutes les plantes. Les montagnes ne sont qu'un peu de pierre, mais dans leur vaste étendue, les plantes croissent, les animaux s'abritent, et elles produisent tous les trésors. L'eau n'est qu'un peu de p.058 liquide, mais dans ses abîmes vivent les tortues et les dragons et par les eaux abondent les richesses.
Cette idée de la création est admise par les Chinois, mais personne ne la comprend, pas plus que les disciples immédiats de Confucius ne l'ont comprise. Au livre des Entretiens, Tse-Kong dit :
« J'ai pu comprendre le style de mon maître, mais non sa doctrine sur la nature et la loi du Ciel.
Confucius a puisé son enseignement dans les traditions de l'âge d'or. Or les Annales (Enseignements de Iué) s'expriment ainsi :
« Autrefois (I-in) le chef des magistrats forma Tch'en-t'ang. Il disait : Si je ne puis faire en sorte que mon roi devienne un autre Iao-Chouen (empereurs antiques), j'en serai aussi honteux que si on me battait en place publique. Lorsqu'un pauvre était opprimé, il s'écriait : c'est ma faute ! et il aida si bien Tch'en-t'ang, qu'il fit la paire avec l'Auguste-Ciel ».
Les commentateurs ont annoté ce passage et s'expriment ainsi :
« La perfection de la vertu de Tch'en-t'ang avait vraiment le flot égal à celle du Ciel et de la Terre, sans différence aucune.
Sous le pinceau des lettrés, l'Auguste-Ciel s'est mué en Ciel et Terre ; en associant l'homme à leur action céleste et terrestre, comme la perfection de l'empereur Tch'en-t'ang s'associa à leur vertu, la création s'explique : Elle est le produit de la réunion de ces trois forces.
Ce n'est pas encore très clair, mais l'idée va prendre forme. Dans les Annales on trouve encore ce passage :
« Le Ciel et la Terre sont les père et mère de tous les êtres, et l'homme en est le plus parfait.
En dissertant sur ce texte, les lettrés, qui se basaient d'ailleurs sur les interprétations les plus anciennes, ont établi le système p.059 suivant : La Trinité, ciel, terre, homme, est la production, le développement du T'ai-Ki. Le T'ai-Ki est un principe suprême qui opère par alternatives de mouvement et de repos. Ces opérations, considérées comme subdivisions du T'ai-Ki, se nomment In-Iang. Le In et le Iang sont la matière primordiale et constitutive des êtres. Le principe T'ai-Ki par ses opérations In et Iang a produit le Ciel, la Terre et l'Homme de sa quintessence et les êtres inférieurs du rebut de la matière... C'est sans doute très vague comme système, mais les lettrés aiment à le commenter. Les grands mots de T'ai-Ki, de In et de Iang, passant par leur bouche, semblent prendre une importance extraordinaire et, à défaut de précision, peut-être même parce que toute précision est impossible, donnent à la conversation un charme que ne dédaignent pas les esprits orientaux... Le peuple, lui, comprend encore moins que ses maîtres et, d'ailleurs, s'en soucie peu.
Ces définitions sont basées sur un chapitre des Annales, où il est dit à propos d'une promotion de dignitaires de la dynastie des Tchéou :
« Il y aura un t'ai-che, un t'ai-fou, un t'ai-pao. Ce sont les san-kong. Ils m'enseigneront les principes de l'administration et p.060 maintiendront en bonne harmonie le In et le Iang.
Tout ceci est appris par le peuple. Le livre des Vers dit encore que :
« Le Ciel crée les hommes avec leurs organes et leur conscience ;
mais toutes les dissertations des savants lettrés sur les textes antiques sont pour lui incompréhensibles. La théorie de l'uf de P'an-Kou est beaucoup plus simple et le génial poussin, comme nous l'avons vu plus haut, au moins, a l'avantage de donner de la création une explication adéquate à des hommes enclins au matérialisme et qui se soucient peu des discussions philosophiques.
*
Sur la nature de l'homme, des textes antiques, repris par Confucius et ses disciples, sont la base de toutes les dissertations morales des livres classiques. Le Livre des Vers dit :
« Il est grand, le Suprême-Seigneur, le roi des peuples. Il est sévère et le naturel qu'il nous a donné, a beaucoup de côtés faibles. Peuples créés par le Ciel, ne suivez pas le naturel. Personne en naissant n'est privé de bonté ; peu savent la maintenir.
Les Annales disent :
« Le peuple est né bon, mais les circonstances le font dévier.
Mengtse commentant ce passage sur la bonté originelle de l'homme, nous assistons, dans les Se-chou, à la discussion de ce principe. Kaotse, philosophe stoïcien s'exprime ainsi :
Je compare la nature de l'homme au saule, et le bien au vase (qu'on fabrique avec du bois de saule). Dresser la nature de l'homme au bien, c'est comme faire un vase d'une pièce de saule. p.061
Mengtse :
Et pourrez-vous, en suivant la nature du saule, en faire un vase ; ou faudra-t-il lui faire violence et le tailler pour fabriquer ce vase ?... Que s'il faut tailler le saule pour en faire un vase, est-il besoin aussi de violenter la nature humaine pour qu'elle fasse le bien. C'est engager le monde entier à violer la justice, qu'enseigner une doctrine comme la vôtre !
Mengtse partisan de l'ancienne doctrine sur la bonté originelle, ne pouvait s'entendre avec Kaotse dont la doctrine de quiétude enseignait de ne pas se troubler devant le bien ou le mal, la joie ou l'adversité. La polémique continue :
Kaotse :
La nature est comme l'eau courante, détournez-là vers l'Est, elle y coulera ; détournez-la vers l'Ouest, c'est vers l'Ouest qu'elle coulera. La nature ne distingue pas entre le bien et le mal, tout comme l'eau ne distingue pas entre l'Est et l'Ouest.
Mengtse :
L'eau ne distingue pas entre l'Est et l'Ouest, mais ne distingue-t-elle pas entre le haut et le bas ? La nature de l'homme est portée au bien, comme l'eau vers le bas. Il n'y a pas d'homme qui ne soit droit, de même qu'il n'y a pas d'eau qui ne coule vers le bas. Cependant, si vous battez l'eau pour la faire jaillir, vous pourrez la faire passer au-dessus de la tête ; et si vous l'arrêtez dans son cours, vous pourrez faire en sorte qu'elle reste sur la montagne ; mais est-ce là sa nature ? C'est un état violent... Or, que l'homme puisse arriver à faire le mal, c'est une chose analogue, etc.
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Les ancêtres
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p.062 On trouve accolé au culte du Chang-Ti, dès l'origine, le sacrifice aux ancêtres. Cette forme de religion, toute particulière à la Chine, toujours très pratiquée, est la seule et véritable religion nationale. Toutes les autres pratiques cultuelles et superstitions diverses, sauf la divination, dont nous parlerons, semblent avoir été trouvées au cours des pérégrinations des premières tribus, parmi les autochtones. Ce culte des ancêtres se retrouve dans toutes les formes de la littérature chinoise. Serait-ce par politique, que les anciens auraient divinisé leurs parents, pour, Fils du Ciel, asseoir plus solidement leur lignée ? C'est fort possible !
Les Se-chou rapportant les paroles de Confucius, disent :
« Oh ! que l'empereur Chouen fut respectueux envers ses parents. Il anoblit ses ancêtres et ses descendants perpétuèrent sa mémoire.
Et encore :
« La gloire du roi Ouen rejaillit sur ses ancêtres et ses descendants conservèrent sa mémoire... Ouen donna le titre d'empereur à Ouang-Ki et à T'ai-ouang (ses ascendants) et sacrifia aux mânes de ses ancêtres selon le cérémonial impérial. Cette coutume devint générale chez les vassaux, les magistrats, les lettrés et le peuple.
Et la coutume n'a pas changé. Si quelqu'un reçoit p.063 quelque haute magistrature, un titre de noblesse, il le signifie, l'envoie en quelque sorte à ses ancêtres dans un sacrifice en leur honneur, et les aïeux portent le même titre de noblesse que le nouveau promu. Les descendants, eux, peuvent se réjouir de l'honneur qui rejaillit sur la maison, n'oublieront pas de parler de la gloire de leurs aïeux, mais s'ils veulent devenir nobles, obtenir les magistratures honorables, ils doivent en chercher par eux-mêmes les moyens.
Toute maison chinoise a une pièce principale, située au centre, et qui s'appelle le t'ang-ou, le temple domestique. Sur un autel, table étroite, haute sur pieds, est la tablette des ancêtres, un brûle-parfums et souvent les idoles favorites du maître du logis. C'est là qu'on reçoit les hôtes et là, qu'aux principales époques de l'année, se font les sacrifices aux ancêtres.
Dans l'antiquité, disent les Annales,
« l'empereur Chouen reçut la démission de Iao, dans le temple des ancêtres ».
Après avoir visité l'empire
« en rentrant, il se rendit au temple des illustres ancêtres et y sacrifia un taureau ».
Le Che-Kin dit au recueil Song :
« Que le temple des ancêtres est mystérieux ! Pleins de révérence, les p.064 ministres et le collège des officiers, fidèles aux vertus de Ouen-ouang, se présentent à lui qui, maintenant, est au ciel. Ouen-ouang ne brille-t-il pas ? Ne survit-il pas en ceux qui, d'un pas empressé, font des cérémonies dans son temple ?
Au recueil Ta-ia :
« Comme croissent d'épais roseaux le long des routes, nourrissant leur vert feuillage, quand les bufs ne les foulent pas, ainsi font des frères bien unis... Au banquet (qui suit le sacrifice) les jeunes gens ont des nattes ; on donne des sièges aux vieillards... Le maître de la maison fait les honneurs du vin et les hôtes les lui rendent... Pendant ce temps on chante, on bat du tambour. Le descendant qui a présidé au sacrifice, préside au festin.
Un descendant est donc chargé d'envoyer les vux aux ancêtres et remplit le rôle de sacrificateur. Ce descendant, pendant le sacrifice, prend le nom de « che », c'est-à-dire, devient le représentant des mânes. Il est censé incorporer les aïeux qui viennent par lui se mêler à leur lignée et prendre part au banquet qui leur est offert.
« Le che vient banqueter, dit le Livre des Vers, vient s'amuser. Qu'il mange donc et qu'il boive ! Bonheur et honneur seront complets... Le che est venu se délasser à notre table... s'asseoir à nos tables. Le banquet se tenait dans le temple... Le che est tout heureux ; il est venu parmi nous. Le vin lui inspire l'allégresse, les mets répandent leur parfum. Qu'il mange donc et qu'il boive ! Plus de malheurs désormais !
Et le « che » répond au toast précédent, devant la famille assemblée :
« Oh ! le bon prince ! (ceci à l'adresse des descendants). Sa vertu resplendit... Il obtiendra p.065 richesses, honneurs et descendants par millions, tous hommes distingués et taillés pour l'empire et pour les fiefs. Tous, sans faute et sans reproche, gouverneront par les antiques institutions.
Et encore ce passage, qui montre qu'en sacrifiant aux ancêtres, ceux-ci béniront la race :
« Mes greniers sont remplis. J'ai du grain à revendre. Il me servira pour mon vin, pour mes mets, pour le sacrifice. J'en régalerai le che et ainsi j'obtiendrai une grande félicité.
Gravement et avec révérence, on asperge les victimes, comme prélude aux divers sacrifices. L'un écorche et l'autre cuit... L'officiant est à l'autel ; belle est la cérémonie. Les ancêtres assistent, majestueux, et leurs mânes jouissent (des mets préparés). Le che (le descendant) sera béni, et il lui sera accordé en retour une félicité sans limites.
Sur l'autel, au centre, se dressent les tablettes des ancêtres, petites planchettes laquées, souvent dorées, sur lesquelles sont inscrits les noms des aïeux. Chez les pauvres, l'inscription est sur un papier rouge. Une ode du Che-Kin montre parfaitement l'usage de la tablette et ce qu'on attend d'elle. L'empereur Tch'en s'adresse à Ou. son père, monté au ciel :
« Voilà les princes qui arrivent pour consulter Ou-ouang sur ses lois... Je les conduis devant la tablette de mon père, pour qu'ils lui témoignent leur respect et lui fassent leurs offrandes, afin que Ou, mon père, me gratifie d'une longue vie et me conserve à jamais l'empire... etc. »
D'après les rites on doit conserver sept tablettes (quelquefois neuf) dans le temple des ancêtres. Quand meurt le chef d'une génération, on enlève la tablette la plus ancienne. Parfois, une ou plusieurs tablettes, de p.066 personnages particulièrement remarquables, restent en place pour toujours et c'est au moment des fêtes de famille l'occasion de parler de leur célébrité, car, dit le Chou-Kin :
« C'est au temple des ancêtres qu'on peut reconnaître la vertu. Les aïeux dont la tablette disparaît, par rang d'ancienneté, ne sont pas pour cela oubliés. On conserve leur nom au livre généalogique de la famille et aux fêtes rituelles, ils ont leur paquet de papiers sapèques qu'on brûle sur leur tombeau.
Le premier jour de l'an est une date où les sacrifices sont de rigueur. En plusieurs passages des livres anciens, on relate l'importance de ce premier jour de la première lune du cycle chinois.
« Au premier jour de l'an, disent les Annales, l'empereur Chouen se présenta au temple des ancêtres »
pour leur notifier son avènement. Sur les cérémonies et coutumes du premier de l'an, nous nous étendrons, plus loin... Tout acte important de la vie, deuils, mariages, naissances, sont ainsi notifiés aux ancêtres, devant la tablette, en cérémonies qui ne manquent pas de grandeur. Les nouveaux époux, par exemple, se font le tso-i, la petite salutation devant l'autel familial, puis se prosternent devant les tablettes sacrées. C'est en quelque sorte le rite principal du mariage.
La désignation du temple familial réservé aux ancêtres et l'organisation de ce culte sont très anciennes. Chouen cherchait des ministres et demanda :
Qui pourra organiser les trois rites ? (c'est-à-dire, les cultes du Ciel, de la Terre et des Ancêtres).
Tous répondent : I
Chouen :
Bien ! Allons, I, chargez-vous de l'organisation du temple des ancêtres. Veillez-y matin et soir, soyez grave et continent.
La continence, comme dans la Bible, comme chez tous les peuples anciens, était une préparation au sacrifice... p.067 Dans le même texte, après la nomination du ministre des Cultes, vient celle du ministre des Beaux-Arts, comme pour prouver surabondamment que les Chinois, dès l'origine, furent une peuplade civilisée. Nous sommes toujours aux environs de l'an 2250 avant Jésus-Christ.
Chouen dit :
K'ouei, je vous ordonne d'organiser la musique, et en même temps d'enseigner à nos jeunes princes à être graves et polis, bons et vigilants, fermes mais doux, dignes et modestes. Exprimez en vers les sentiments du cur et que les chants les perpétuent, que la mélodie y contribue, que l'harmonie règne dans les instruments. Alors, la musique sera mélodieuse et sans dissonance et par elle l'accord régnera entre les esprits et les hommes.
K'ouei s'écria :
Je battrai des cymbales, je ferai retentir le jade et les animaux eux-mêmes montreront de la joie.
D'après ce passage et d'autres, nombreux dans les classiques, la musique est un art agréable aux dieux ; elle dispose les esprits à descendre parmi les humains ; au temps du sacrifice, par l'harmonie des instruments, le Dragon s'apaise, le Phénix vient du Ciel, voltiger autour de la pagode, autour du temple des ancêtres, vient distribuer toute félicité à ceux qui observent si bien les rites sacrés. Ce pourquoi, de tout temps, on aima faire de la musique, et de la musique bruyante, aux fêtes religieuses, aux sacrifices de famille, aux mariages, aux enterrements, etc. Dans les pagodes, les bonzes soucieux de bien remplir leur office, invitent des orchestres et les artistes tirent des immenses tambours, des cloches, des timbres, des musettes, des violons, toute l'harmonie possible... Les dieux sont satisfaits !
Autrefois les tablettes ancestrales étaient, dans la guerre, emportées et considérées comme des fanions p.068 sacrés. Ki, fils de l'empereur Iu combattait ses ennemis. Il avait emporté ses tablettes et les statues des génies protecteurs, car il dit :
« Les observateurs de mes ordres seront récompensés devant mes ancêtres, et les violateurs seront punis devant les esprits tutélaires du pays. Je mettrai même à mort leurs familles tout entières.
Actuellement, dans le monde, ne fait-on pas prendre les armes aux soldats, pour récompenser les héros, devant les drapeaux assemblés ? Rien de nouveau sous le soleil !
« L'empereur T'ai-K'ang (petit-fils du grand Iu) a licencieusement rompu nos traditions ; il a déshonoré le temple de nos ancêtres et interrompu leurs sacrifices.
Rien de plus grave ! comme nous le verrons, a propos de la piété filiale. A aucun prix la lignée ne doit être interrompue, car les ancêtres n'auraient plus de culte. Une femme stérile, subira sous son toit, sans rien dire, et parfois p.069 demandera elle-même, d'autres épouses secondaires pour que la race ne s'éteigne pas. Mengtse, s'inspirant des textes antiques a dit :
« Tous les services rendus aux parents durant leur vie, ne sont rien en comparaison des sacrifices posthumes.
Et dans les Annales, le prince de Oui, Ki, aspirant au trône, pouvant être massacré par le tyran Tchéou, l'oncle Ki-tse s'écrie :
Pour vous prince, fuyez. Si vous ne fuyez pas (si vous êtes tué) notre maison sera privée de sacrificateurs !
Et la Chine de tous les siècles a pensé que de ne plus rendre aux ancêtres les honneurs qui leur sont dûs, serait un déshonneur suprême !
Les sacrifices, source de bénédictions, de longévité, que font les Chinois dans leurs cérémonies funèbres, dans les cimetières, sur les tombeaux, aux mânes de leurs ancêtres, furent pratiqués dès la plus haute antiquité. Le Siao-ia, du Che-Kin, dit :
« En un jour faste, vous préparez, en vous purifiant, les sacrifices que vous offrez à vos ancêtres : les sacrifices Iao, Se, Tchen, Tch'ang (des quatre saisons) et les ancêtres répondent : Nous décrétons pour vous une longévité sans fin... Leurs mânes vous assistent et vous comblent de bénédictions. Le peuple est simple et ne s'occupe que du travail nécessaire à son entretien, imitant en tout vos vertus. Vous ressemblez à la lune en son croissant, et au soleil levant. Vous égalerez les monts du Sud en longévité ; vous ne faiblirez, vous ne mourrez jamais. Votre race ne s'éteindra pas, semblable au sapin qui ne perd jamais sa verdure.
Ou encore ce passage à l'adresse du « che », du représentant des mânes :
J'offrirai du vin au che et à nos hôtes et nous vivrons jusqu'à cent ans !
p.070 Pour obtenir de pareilles grâces, il est tout naturel qu'on doive déployer un certain apparat, et en ces manifestations, le décorum, le bruit extérieur sont naturellement de rigueur. Les rites et les cérémonies diverses ont comme tout le reste été transmis par les aïeux. Le recueil Song du Che-Kin, dit :
« Les aveugles (c'est-à-dire les musiciens, car en Chine ces déshérités de la nature se font de l'art musical un gagne-pain) sont arrivés. Ils sont sous le portique du temple des ancêtres. Pour suspendre les instruments, on érigea sur ses supports une barre à haute dentelure, surmontée d'un drapeau. Tout est prêt. Les diverses sortes de tambours, les cymbales, les timbres qui servent à la mesure. Voilà la musique qui commence ! Flûtes et musettes font partie du concert. Comme les instruments s'accordent bien ! Basses et ténors résonnent en harmonie et nos ancêtres les écoutent !
Ne croirait-on pas assister à la cérémonie ? Et l'ode No, du même recueil Song nous redit encore la joie des anciens :
« Oh ! là !.. Que de musiciens ! Ils ont disposé les tambours et ils les battent gravement pour récréer le glorieux aïeul. Descendant de cet homme illustre, je l'évoque par ma musique ; il me bénit, moi, d'avoir exécuté mon dessein (de lui offrir ce sacrifice). Les tambours résonnent, les fifres s'unissent aux triangles. Un des assistants s'écrie : O roi majestueux ! que ta musique est harmonieuse !
Cloches et tambours s'en donnent et les diverses danses s'organisent. Mes heureux visiteurs ne se pâment-ils pas de plaisir ! Depuis les temps les plus reculés, nos devanciers firent de même et en ce jour, pleins de p.071 décorum, ils célèbrent les rites avec majesté. Regarde, (ô mon aïeul), les sacrifices que t'offre ton descendant !
Mais ces ancêtres, qui peuvent donner tous les biens terrestres, il est bon aussi de les honorer, car à l'occasion ils deviennent de sévères justiciers. Les Annales nous parlent de P'an-K'en, 17e empereur de la dynastie Chang, qui transféra sa capitale au Ho-lan actuel dans la province de In, pour préserver sa ville des inondations du Fleuve Jaune. L'empereur s'adressant à ses sujets dit :
« Si ceux que j'ai associés à mon gouvernement s'emparent de vos biens, vos ancêtres en appelleront à mon illustre fondateur et lui diront : « Faites fondre d'horribles fléaux sur vos descendants, et ils le porteront à nous envoyer de grands malheurs ».
Par tous ces textes cités et d'autres nombreux encore contenus dans les classiques on peut se faire une idée du culte chinois des ancêtres. Aux temps anciens ceux qui pratiquèrent cette religion croyaient naturellement à l'immortalité de l'âme. Les Chinois y croient-ils encore ? La réponse n'est pas facile à donner. Les rites demeurent ce qu'ils étaient il y a trois mille ans. On conserve les tablettes ancestrales, on fait des cérémonies pour calmer les esprits, on leur fait des offrandes comme dans l'antiquité. Les grands hommes sont canonisés par décret impérial ; à leur mort, les empereurs, fils du Ciel, remontent au ciel ; et cependant, si on interroge le lettré comme le paysan sur les fins dernières, aucune réponse ne s'accorde pleinement avec les rites et les usages courants. Après la mort, pour tout le monde, l'âme s'éteint comme s'éteint une lampe !.. Le Bouddhisme et sa doctrine sur les aumônes et les bonnes uvres à faire pour délivrer les âmes se sont p.072 mélangés au culte primitif des ancêtres : donc l'âme survit !
Mieux encore, les bouddhistes croient à la transmigration des âmes. Tout le monde n'accepte pas cette doctrine, mais, pratiquement, à la mort, on fait appeler bonzes et tao-sse, pour délivrer, aider ces âmes, qui faute de soulagement viendront persécuter les descendants... A la mort, cependant, l'âme s'éteint comme une lampe ! C'est le néant ! ?
Inutile de raisonner ! Partout se retrouve ce dualisme d'idées qu'un Européen ne peut concilier, mais qu'un cerveau chinois admet parfaitement... En effet les ancêtres vivent, récompensent, punissent ! Le Chang-Ti existe ; puisque les classiques l'ont invoqué, on pourrait encore le prier à l'égal des autres divinités qui couvrent le pays : rien ne s'y oppose ! Les Bouddhistes, Taoïstes, Confucianistes s'entendent parfaitement. Les observances sont nombreuses, mais la pratique n'est pas obligatoire. D'ailleurs, dans ces religions, rien de défini comme dans le culte des ancêtres. L'ode du Che-Kin qui dit : « Depuis les temps les plus reculés, nos devanciers firent de même » est un précepte dont rien ne saurait dispenser, et pour l'honneur et la conservation de « la face » aucun païen ne voudrait transgresser les rites du culte des ancêtres.
L'énigme subsiste, naturellement ; mais la lecture des classiques, nous aide cependant à comprendre. Si dans la Chine moderne, la mort est l'anéantissement de tout, autrefois la croyance fut différente... Or le culte des ancêtres rappelé à l'imitation des nouvelles générations dans l'étude de la littérature sacrée, les pratiques cultuelles énoncées aux Chou-Kin et Che-Kin, et conservées précieusement par Confucius et son école, parce qu'elles venaient de l'antiquité, ont pris une valeur spéciale entre toutes p.073 les autres manifestations rituelles. Parmi les sectes religieuses à cloisons mal définies et connues en Chine, on peut même dire que l'amour de l'antiquité et l'orgueil national pour les illustres aïeux ont fait du sacrifice aux ancêtres la religion la plus importante et la plus vivante qui soit en Chine moderne.
La tradition, sans doute, ne put renseigner Confucius sur l'antique croyance de l'immortalité de l'âme, car interrogé sur le sort de l'homme après la mort, le philosophe, disent les Se-chou, ne répondit pas. Or après Confucius, les lettrés, et, avec les lettrés, toute la Chine s'est désintéressée de ce problème pourtant captivant. Seuls sont demeurés les rites extérieurs, en dehors de tout sentiment vraiment religieux. Un culte transmis par l'antiquité, formaliste, qui se traduit par d'imposantes funérailles, qui a l'avantage de plaire à l'âme orientale, dont le goût profond des manifestations extérieures est satisfait : Voilà le Culte des Ancêtres !..
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Deuil et sépultures
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p.074 Un cercueil monumental, meuble de luxe, qu'on montre avec plaisir, suprême orgueil de tout Chinois ; des funérailles somptueuses ; des tombeaux riches de sculptures, ornementés de sentences gravées dans la pierre, de sentences plaquées d'or qui rutile sous le soleil : autant de manifestations rituelles, de préceptes antiques qu'on ne saurait transgresser sans perdre la face, que seule, pour l'étranger, la lecture des livres sacrés éclaire parfaitement.
Confucius dit de l'antiquité, dans le livre du Juste Milieu :
« Le deuil d'un an (à la mort d'un frère ou d'un oncle) s'observait aussi parmi les grands. Le grand deuil de trois ans, à l'occasion de la mort des parents, s'observait même par l'empereur et était le même pour tous, nobles ou plébéiens. Combien fut excellente la piété filiale du roi Ou et de son ministre Tchéou ! Ces hommes respectueux exécutèrent admirablement les desseins de leurs ancêtres, en continuant leurs hauts faits. Chaque année, au printemps et en automne, ils mettaient en bel ordre leurs sépultures de famille, les insignes et les vêtements qui avaient servi aux ancêtres (s'en revêtaient), et offraient leurs dons, d'après les saisons. Les assistants se rangeaient à droite et à gauche, dans l'ordre où les tombes étaient disposées (dans l'ordre de la p.075 descendance). Les membres de la famille étaient placés d'après leur rang de dignité ; les hommes éminents se reconnaissaient aux fonctions de la cérémonie ; dans la libation, les plus jeunes servaient les aînés et ainsi la cérémonie avait une fonction pour les moindres. Dans le festin (qui suivait le sacrifice), on s'asseyait par rang d'âge. La perfection de la piété filiale consiste à garder le rang de ses ancêtres, à se conformer à leurs cérémonies, à conserver leurs chants, à respecter ce qu'ils honoraient, à aimer ce qu'ils affectionnaient, enfin à les servir après leur mort comme s'ils étaient encore en vie, et comme ils servirent eux-mêmes les vivants.
Les conseils de Confucius ont été mis en pratique, car, depuis lui, rien n'est changé dans ces cérémonies. Chaque année, aux jours désignés, on se rend sur les tombeaux, on offre les viandes du sacrifice, on brûle du papier monnaie, des lingots de papier d'or ou d'argent, pour subvenir aux dépenses des mânes dans l'autre monde !
Au Livre des Entretiens, Tsentse dit :
« Si les grands s'acquittent des devoirs envers les morts et gardent la mémoire des défunts, la vertu du peuple refleurira.
Confucius ajoute :
« Durant leur vie, servez vos parents d'après les rites ; après leur mort, ensevelissez-les d'après les rites, et p.076 sacrifiez-leur d'après les rites.
Et ces rites de funérailles ? une importance capitale,
« Quand un ami de Confucius mourait, et qu'il n'y avait personne pour prendre soin ses funérailles, il disait aussitôt : Je m'en charge !
Les vêtements de deuil étant de couleur blanche, on porte la robe de toile et le turban blancs aux funérailles et quelque marque particulière, turban ou bouton de perles blanches sur le bonnet, sont dans le costume, pendant un ou trois ans, le signe auquel on reconnaît le personnes en deuil. Dans ce même temps, les mandarins cessent leurs fonctions et les réjouissances (profanes) sont supprimées.
« Tse-tchang demanda à Confucius :
On dit, dans les Annales, que l'empereur Kao-tsong ne proféra pas une parole pendant un deuil triennal. Comment expliquez-vous cela ?
Confucius répondit :
Pourquoi citer Kao-tsong ? Tous les anciens en ont fait autant.
« Tsai-go questionna Confucius sur le deuil de trois ans et dit :
Une année serait déjà longue. Un homme qui ne pratiquerait plus les rites ordinaires pendant trois ans, les aurait oubliés ; il en est de même pour la musique. En un an, les vieux grains ont servi de nourriture et la nouvelle moisson a grandi ; les saisons ont fait leur évolution dans une année : un an de deuil peut donc suffire.
Confucius répondit :
Et (après un an) vous auriez le cur de vous nourrir de riz et de reprendre vos habits de fête !
Mais sans doute ! répondit Tsai-go.
Eh bien ! si cela vous va, faites-le ; mais, pour le sage en deuil, les mets délicieux sont sans saveur, la musique est sans harmonie, et dans sa maison il ne trouve pas de repos. C'est pourquoi il ne vous imitera pas...
Tsai-go est sans pitié filiale. Un enfant ne quitte qu'à trois ans le sein de p.077 sa mère ; trois ans de deuil, c'est la coutume de tout l'empire.
Tsen-tse dit :
J'ai entendu, de Confucius, qu'un homme va rarement au bout de lui-même ; cependant, une chose dans laquelle il fait tout ce qui est possible, n'est-ce pas dans les obsèques des parents ?...
Naturellement ! disent les Chinois soucieux de la face ; de grandes cérémonies sont nécessaires pour montrer qu'on observe les rites antiques, même si pour cela il faut dépasser ses moyens !... Ce qui arrive, hélas, souvent.
Mengtse était allé à Ts'i, au royaume de Lou, ensevelir sa mère. Il répondit à un de ses disciples qui trouvait le cercueil trop beau :
Les anciens n'avaient pas de mesure fixe pour le cercueil et son enveloppe. Du temps des Tchéou (3e dynastie) le cercueil avait quatre pouces (12 centimètres) d'épaisseur et l'enveloppe était proportionnée. Cette règle était commune à l'empereur et au peuple. Cela se faisait, non pas précisément pour la beauté, mais pour satisfaire au sentiment intime de l'homme ; avant que la loi de Tchéou n'eut permis (cette forme de cercueil) le peuple ne trouvait pas de repos... Mais quand on l'eut permis, tous nos ancêtres qui en avaient les moyens en firent usage. Devais-je seul faire exception ? D'ailleurs, par égard pour les défunts, faire que la terre ne souille pas leur cadavre, n'est-ce pas déjà une consolation au cur de l'homme ?
Pour donner plus d'éclat aux cérémonies funèbres, on prépare, dans les familles riches, non pas p.078 seulement des monnaies de papier, qu'on envoie, en fumée, dans l'autre monde, mais aussi des chevaux, voitures, palanquins, etc., en papier toujours, afin que le défunt puisse en user. On avait même autrefois, comme en d'autres pays, les Indes par exemple, fabriqué des effigies d'hommes et de femmes, serviteurs et servantes, pour l'autre monde. Confucius craignant que ne s'introduise l'usage d'incinérer des personnes vivantes, blâme cette opération :
« Celui qui fit le premier des statues (pour funérailles) ne devrait-il pas être privé de postérité, en punition d'avoir fabriqué des statues d'hommes, et d'en avoir abusé ?
Confucius ayant parlé, et ses conseils étant sacrés, les morts durent désormais se passer de serviteurs, mais on y suppléa par un nombre respectable de lingots d'or (en papier) pour subvenir à tous leurs besoins !
A propos des funérailles que fit Mengtse à sa mère, un débat s'engagea à la cour du royaume de Lou. Un courtisan prétendit que le philosophe avait manqué aux rites en faisant à sa mère des cérémonies plus belles qu'à son père. Or un ancien disciple de Mengtse prit sa défense et dit au roi que les funérailles faites par Mengtse, jadis, à son père, avaient été selon le rite du lettré, c'est-à-dire, avec l'offrande des trois vases contenant un poisson, un morceau de viande de porc et une pièce de gibier fumé, car alors Mengtse n'avait aucune charge et, par conséquent, devait faire ses offrandes dans le temple familial, devant le cercueil exposé, d'après son rang de lettré. La mère de Mengtse étant morte alors qu'il tenait une charge de mandarin, il avait, selon les rites encore, fait cinq offrandes, c'est-à-dire, celles du lettré et celles que les rites ordonnent au mandarin : un morceau de viande de mouton et un plat de légumes hachés. Le roi répond : p.079
Je veux critiquer le luxe du cercueil et des décors.
Cela, Sire, ajoute le courtisan, ne s'appelle pas dépasser les rites. C'est une simple différence de pauvre à riche.
Aussi les Chinois ont compris que, pour suivre les rites, il faut, si on est riche, avoir des cérémonies grandioses. Comme il est bien de paraître riche, chacun se surpasse et dépense au delà de ses moyens. Il est vrai que les concitoyens ne manquent pas alors de vanter la piété filiale des habiles organisateurs de pompes funèbres. C'est une consolation, honorable !
Il est de bon ton, en Chine, de crier sa douleur à tous les échos, pour signifier à tout le monde que de chères affections sont brisées. Actuellement, les bonzes et les tao-sse prêtent leur concours, on loue même des pleureuses pour les funérailles, mais la coutume de garder les apparences rituelles vient de loin. Un roi de la principauté de T'en étant mort, son héritier envoya consulter Mengtse sur le deuil triennal à observer. Mengtse répond, en se basant sur le livre des Annales :
Iao mourut. Le peuple porta son deuil comme pour père et mère, et pendant trois ans, on ne fit pas de musique.
L'empereur garda trois ans le deuil dans la chaumière sépulcrale.
Sur ce même point, l'enseignement de Confucius est identique :
Confucius dit :
A la mort du roi, le soin des affaires était réservé au premier ministre. Le prince se nourrissait de mets grossiers, ne prenait aucun soin de toilette, demeurait au tombeau et pleurait...
Le prince héritier
« habita une cabane pendant cinq mois, ne rendit aucun édit. Tous, magistrats et parents, l'appelèrent sage ! Au jour des funérailles... l'abattement des traits du prince et la véhémence de sa douleur jetèrent les p.080 assistants dans l'admiration !
Voilà pourquoi, bien crier, beaucoup pleurer, tomber d'inanition, sont encore aujourd'hui sujets d'admiration !
Les Annales, enfin, au chapitre Kou-min, décrivent la maladie, la mort et les obsèques de l'empereur Tchen-ouang. Ce chapitre est comme un résumé des rites funèbres et aucun Chinois ne voudrait, autant qu'il est en son pouvoir, oublier quoi que ce soit de ce code millénaire toujours suivi :
« Au premier mois, au déclin de la lune, l'empereur se trouva mal.
Au jour Kia-tse, il se lava les mains et la figure, on l'aida à se revêtir du costume impérial (c'est-à-dire, de ses plus beaux habits) et il s'assit sur le trône...
Il convoque ses ministres et officiers et leur déclare ses dernières volontés. Il meurt ; on va chercher en grand apparat l'héritier pour conduire le deuil. On dresse le catafalque dans la pièce principale du palais ; on étend les nattes mortuaires ; on expose les
« pierres de prix, les curiosités, glaive rouge, anciens parchemins... la carte fluviale, les costumes de danse, les armes... le char impérial,
etc. : tout ce qu'aima le défunt.
« Alors l'empereur (héritier) en bonnet de chanvre et ornements impériaux de sacrifice, monte par l'escalier des hôtes.
Les ministres se présentent avec le sceptre, les vases du sacrifice (à trois pieds, de forme définie par les rites, qu'on trouve toujours dans les pagodes et les familles à l'usage journalier de brûle-parfums), le testament du défunt. Devant le cercueil, comme devant un autel des ancêtres :
« Alors (le nouvel empereur) prit le calice et le sceptre. Trois fois il éleva le calice en faisant son p.081 offrande. Trois fois, il le déposa. Le cérémoniaire dit : Les mânes sont satisfaits.
Le premier ministre répète les cérémonies et salue le cadavre. L'empereur (héritier) rend le salut, comme le rend encore le fils aux funérailles de son père et le corps du défunt est déposé dans une pagode où désormais il sera le bon génie de ce temple nouveau.
*
Tel est ce culte des morts, fondement du culte national des Ancêtres, dont on a tant parlé et très superficiellement parfois. L'étude de ces textes, que l'enfant chinois apprend sans en passer un seul mot, qu'on lui donne comme une littérature sacrée, a formé les générations et nous renseigne abondamment sur des coutumes qu'on ne saurait autrement comprendre. Comme nous l'avons vu à propos des religions en Chine, vouloir associer ce dualisme d'idées, anéantissement à la mort et survie des ancêtres, paraît illogique aux Européens. Les Chinois d'ailleurs, sont-ils le seul peuple de la terre à pratiquer des coutumes que tout le monde condamne et que personne n'abandonne ?... Un cerveau oriental ignore nos méthodes de raisonnement et, les connaîtrait-il, n'abandonnera pas des usages établis qui lui sont chers, qui flattent son orgueil et dont la transgression le vouerait au mépris de ses concitoyens.
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La piété filiale
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p.082 Souvent en Chine, l'étranger remarque le pouvoir absolu du père de famille, la déférence réelle qu'on lui témoigne pendant la vie et qui se continue comme on vient de le voir par des sacrifices, après sa mort. Cette influence des rites et sacrifices funèbres a certainement aidé à maintenir l'autorité dans ces familles patriarcales, où généralement les membres sont très solidaires les uns des autres, où les chefs écoutés ont su conserver intacte la vie traditionnelle qui a permis à l'empire du milieu de rester toujours lui-même. Il devait y avoir cependant un principe capable de provoquer ces rites funèbres ; il fallait un lien solide, capable de rattacher chaque génération aux siècles passés. Ce principe, ce lien, les classiques nous le donnent : C'est la piété filiale.
Le texte des Annales rapportant que :
« tous les In furent excellents et pleins de zèle pour le sacrifice
a donné aux philosophes l'occasion de prêcher la piété filiale, qui consiste naturellement à honorer ses parents pendant leur vie, mais surtout après leur mort. Mengtse a comme résumé sa doctrine sur ce sujet, dans cette phrase :
« Tous les services rendus aux parents pendant leur vie, ne sont rien en comparaison des sacrifices posthumes.
Cette piété filiale à l'égard des défunts a d'ailleurs sa p.083 récompense : elle est le gage de la paix dans les familles. Une ode du Ta-ia, au Livre des Vers, dit de l'empereur Ou-ouang :
Ou-ouang confirma la principauté de Tchéou, où des rois sages s'étaient succédés. Trois d'entr'eux étaient au ciel et l'empereur Ou marchait sur leurs traces à la cour.
Il assura à sa race un peuple fidèle. Il fut le modèle de l'empire : sa pensée fut toujours fixée sur la piété filiale, et il en devint le modèle.
Il fut aimé ce souverain. On ne lui répondit que par l'obéissance. Sa pensée fut toujours fixée sur la piété filiale. Glorieux, il retraça les hauts faits de ses ancêtres.
Imitation glorieuse ! Tous ses descendants suivront les exemples de sa race et recevront les faveurs du Ciel dans les siècles des siècles.
Un disciple de Confucius, trouvant que la piété filiale était nécessaire au bon gouvernement des États, disait :
« Il y a peu d'hommes respectueux envers leurs parents (dans la vie de famille) qui feront opposition aux magistrats (dans la vie publique)... La piété filiale est le fondement de la vertu.
Aussi la piété filiale fut elle toujours la base de l'éducation première.
« Confucius disait :
« Que le jeune homme soit respectueux envers ses parents, quand il est chez lui. Qu'au dehors, il respecte ses aînés ; qu'il soit diligent et loyal... si après son travail, il a du loisir, qu'il l'emploie à l'étude des lettres.
Et encore :
« Tant que votre père est en vie, respectez sa volonté. Après sa mort, imitez ses exemples.
« Pendant leur vie, servez vos parents d'après les rites ; après leur mort, ensevelissez-les d'après les rites, et sacrifiez leur d'après les rites. p.084
Mengtse méditant ces textes a dit :
« La faute la plus grave contre la piété filiale est de ne pas laisser de postérité.
S'il n'y a pas de descendants, qui fera les sacrifices aux ancêtres ? Et dans un autre passage le philosophe répète, sous une autre forme, le même enseignement :
« Servir ses parents pendant leur vie, ne peut être regardé comme une chose remarquable ; mais leur rendre les devoirs (prescrits par les rites) après leur mort, peut- être considéré comme très important.
La piété filiale fut naturellement pratiquée dès la plus haute antiquité. Aux questions de ses disciples qui l'interrogent sur les textes anciens, Mengtse explique pourquoi l'empereur Chouen, quoique honoré par les lettrés, associé à l'empire par le roi Iao, marié aux deux filles de l'empereur, et bientôt roi tout puissant, pleurait cependant, car il songeait à ses parents... qui ne l'aimaient pas. Son père voulait le faire mourir, d'accord avec son frère Siang, fils né d'une autre femme ; mais Chouen, rendant le bien pour le mal, par sa piété filiale, gagna l'amour de tous.
« Ce que l'estime des hommes, un heureux mariage, les richesses et l'honneur n'eussent pu faire (pour le rendre heureux), l'affection de ses parents seule y parvint. Dans l'enfance, nous aimons nos parents ; quand l'homme comprend la volupté, il aime sa fiancée ; ensuite il aime sa femme et ses enfants... L'homme d'une grande piété filiale aime ses parents pendant toute sa vie, et nous avons en Chouen l'exemple d'un cinquantenaire qui les aimait encore comme lorsqu'il était enfant.
Ces exemples et d'autres tirés du Che-Kin, ont vraiment façonné l'âme chinoise sur ce devoir des enfants envers leurs parents. On peut dire qu'en Chine le précepte : « Tes père et mère honoreras », est parfaitement p.085 compris et appliqué. Les fils sont généralement soumis, très respectueux, et l'autorité paternelle ne souffrirait d'ailleurs aucun manquement. La loi et la coutume établie donnent, au père, un droit absolu de vie et de mort sur les siens. Qu'il y ait des abus déplorables, par exemple la pratique de l'infanticide qui dérive de ce droit absolu du père de famille, aucun texte n'a jamais consacré un tel usage et au contraire de nombreux documents officiels des empereurs, des mandarins, s'appuient sur les écrits des moralistes et des lettrés pour protester contre ce crime abominable, pour dissuader leurs administrés de noyer leurs filles. En Chine il n'y a pas d'état civil et il est facile de comprendre qu'un peuple qui vit sans base morale définie, peut se livrer à de tels excès, mais on ne peut nier cependant que le précepte de la piété filiale, malgré les bourrasques inévitables des siècles, a conservé à la famille chinoise sa physionomie antique et toujours nouvelle.
D'autres textes vénérés, comme pour aider à la piété filiale, recommandent aux pères de ne pas instruire eux-mêmes leurs enfants, pour ne pas être obligés de les réprimander, de les punir, et par suite pour ne pas s'exposer à leur inimitié !... Aussi, quoique l'autorité paternelle soit si bien établie, il semble à l'observateur européen que les enfants chinois grandissent avec tous les défauts inhérents à leur âge, souvent sans admonition aucune de leur père, et toujours sans un mot de blâme de leur mère. On pourrait croire que chaque génération nouvelle, livrée à tous ses penchants plutôt mauvais que bons, sans discipline aucune, abandonnera bientôt les préceptes de l'antiquité... Non ! Le jeune homme passant sur les bancs de l'école, apprend de la littérature sacrée p.086 qu'on lui inculque, des notions si spéciales sur ses devoirs ; il voit autour de lui la vie nationale si bien réglée par les rites dans tous ses détails journaliers ; il entend, de la bouche des anciens, tant de recommandations sur l'honneur à garder, « la face » à conserver, que sans effort, semble-t-il, il met ses pas dans la trace de ses aînés, il se forme à l'image de l'antiquité, il s'apprête à transmettre à ses descendants les coutumes sacrées qui ont fait de la Chine, la première nation de l'univers, le centre du monde, l'empire du milieu !...
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Les rites
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Il est écrit au Livre des Entretiens :
« Les sujets que Confucius traitait le plus souvent étaient le Livre des Vers, le Livre des Annales et l'observance des rites.
Confucius a dit :
« Qu'elle est grande la vertu du sage !... Elle est si vaste qu'elle comprend les trois cents règles des rites et les trois mille prescriptions du décorum !
De nombreux travaux, et en particulier l'uvre remarquable du P. Couvreur (Chang-Haï), ont été faits sur le p.087 Li-Ki ou Mémorial des Rites, recueil où se trouvent condensés en formules, les usages, les règles de savoir-vivre, les lois de l'étiquette, qu'on ne saurait transgresser sous peine de ressembler aux I-jen, aux sauvages qui n'ont aucun soin de « la face » ! Ces rites rappelés encore dans le I-li, ou Manuel de convenances, sont à chaque instant cités, dans la littérature classique, comme des lois établies depuis la plus haute antiquité, qu'il faut absolument pratiquer à la lettre si l'on veut passer pour un homme de bonnes manières. Aussi, rien d'étonnant que le Chinois, même de caste inférieure, prenant pour modèle les hauts dignitaires qui s'arrêtent dans son village, qui vivent à côté de sa chaumière, par un sentiment inné, fait d'orgueil, de savoir-faire et d'aisance remarquable, puisse prendre, quand il lui plaît, l'extérieur poli, raffiné, de l'homme du monde, étonner l'étranger par des formules savantes, des gestes qui ne manquent pas de grandeur, des attitudes très étudiées, des actes étranges qui, pour lui, correspondent à chaque phase de sa vie familiale, sociale ou religieuse. Ces rites, pour pouvoir être compris de l'Européen qui ignore généralement beaucoup, et tout parfois, de la vie chinoise, auraient besoin d'une étude trop complexe et qui ne cadre d'ailleurs pas avec notre travail. Nous les citerons seulement, d'après les classiques, en tant que coutumes sacrées proposées par Confucius et ses disciples à leurs concitoyens.
Ces rites sont donc sacrés. Confucius dit :
« Sauf l'empereur, personne n'a le droit d'établir des rites, de donner des lois, de juger des lettres... Je puis expliquer les rites de la dynastie Hia .. J'ai appris aussi les usages des In (Chang)... J'ai appris encore les usages de notre p.088 dynastie actuelle Tchéou : ils sont en vigueur, je les suis.
Le bonnet de lin est prescrit pour les rites (dans les cérémonies) mais aujourd'hui on emploie la soie comme moins coûteuse. Je suivrai en cela la mode actuelle. Les rites veulent qu'on salue le roi (un supérieur aussi) du bas des degrés. Aujourd'hui on salue après être monté : c'est un manque de respect. En cela je ne suivrai pas l'usage nouveau : je saluerai du bas.
Le Livre des Entretiens rapporte que
« Tch'en-Kang demanda à Pé-iu, fils de Confucius :
Vous avez reçu sans doute bien des leçons particulières de votre père ?
Oh ! non, reprit Pé-iu. Un jour seulement qu'il était seul et que je passais rapidement dans la cour, il me demanda : « Étudiez-vous le Livre des Odes ? » Je répondis : Non ! Il ajouta : « Si vous ne l'étudiez pas, vous n'aurez pas de quoi parler ». Je m'éloignai et je me mis à étudier le Livre des Vers. Un autre jour que je passais devant la salle et qu'il était seul, il me demanda : « Étudiez-vous les Rites ? » Je répondis : Non ! Il ajouta : « Si vous ne les étudiez pas, vous n'aurez pas de règle de conduite ». Je m'éloignai et commençai à les étudier. Voilà les seuls avis que j'aie reçus de lui.
Mengtse lui aussi connaissait les rites. Il disait :
« Ce qui distingue le sage des autres hommes, c'est qu'il prend les choses à cur : il prend à cur la vertu et les rites.
Étant allé à la cour pour une cérémonie de funérailles, il ne salua pas le ministre qui, mécontent, crut à une marque de mépris. Mengtse dit :
D'après le cérémonial, à la cour, on ne se dérange pas de sa place pour se parler ; on ne passe pas d'un rang à l'autre pour se saluer.
p.089 Ces rites sont aussi anciens que la race. Dès l'origine, disent les Annales, l'empereur Chouen
« détermina les divers rites (du deuil, du mariage, des réceptions, des fêtes et de la guerre).
Le Livre des Vers ajoute :
« Il est noble ce prince de Lou... fidèle observateur du décorum (des rites), loi vivante des peuples. Noble et vaillant, par sa splendeur, il émeut les mânes de ses ancêtres et, débordant de piété filiale, il s'attire leurs bénédictions.
Le faste extérieur des sacrifices et des cérémonies rituelles est bien la préoccupation constante que nous retrouverons plus loin dans quelques coutumes étudiées toujours à la lumière des classiques. De ces études il ressort que, du temps de Confucius, l'apparat et le formalisme cultuel étaient déjà de rigueur, mais semblaient incompris quant à leur signification plus intime. Le sage proteste, au Livre des Entretiens :
« Confucius dit :
On crie : Les rites ! les rites ! Entend-on parler de vêtements ou de pierreries (de l'extérieur et non du cur ?) On crie : Musique ! musique ! S'agit-il de cymbales ou de tambours (ou bien d'harmonie ?...) Ceux qui ont l'extérieur bien réglé et le cur pervers, ressemblent à ces malfaiteurs qui percent les murs au milieu de la nuit
(quand dans le jour ils paraissent de braves gens !) Que de Chinois devraient méditer ce texte !... Les rites étant observés, tout est bien. Le lettré comme le paysan, savent qu'en public il ne faut rien transgresser des formules sacrées. En particulier, où il ne saurait être question d'honneur, de face, les rites n'ont aucune raison d'être, n'existent pas. Ils sont une étiquette mondaine seulement, mais à laquelle en Chine on donne une importance capitale.
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Les lettrés et la vie publique
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p.090 Que sont les lettrés, caste supérieure qui a présidé aux destinées de la Chine jusqu'en 1911 ?... Quels furent leurs sentiments intimes, la source de leur inspiration, leur méthode de gouvernement, leur influence ?... Les classiques vont nous l'apprendre.
Sage et lettré, sont synonymes. Tous ceux qui ont étudié les lettres pour obtenir la science, la sagesse, et sont ainsi devenus des hommes supérieurs ; tous ceux que des examens rigoureux ont fait entrer dans le corps très fermé des lettrés sont aptes désormais à remplir les charges du gouvernement. Ces examens ont pour programme les classiques et se passent chaque année dans tout l'empire. Dans chaque préfecture peut s'obtenir le grade de bachelier ou siéou-ts'ai ; au chef-lieu des provinces les lauréats du concours prennent le titre de ku-jen : licencié. A Pékin une dernière épreuve donne le doctorat ou han-lin. Avant l'établissement de la République les examens militaires comportaient des épreuves particulières. Il fallait pouvoir lever une grosse pierre de cent ou cent cinquante kilogrammes, manuvrer une énorme hallebarde de quarante à soixante kilogrammes, tirer de l'arc à pied et sur un cheval au galop. On demandait encore aux futurs mandarins militaires de posséder le livre de tactique An-lin, écrit sous la dynastie p.091 des Tchéou. Actuellement, les officiers sont formés à l'européenne dans des écoles spéciales.
L'art de gouverner est enseigné en de nombreux passages des Annales, où les actes des anciens empereurs sont donnés comme exemple aux générations à venir. Le ministre I-in dit à T'ai-Kia, héritier de Tch'en-t'ang :
Tch'en-t'ang, attentif à la céleste lueur de l'intelligence, honorait les esprits du ciel et de la terre, de la contrée et des moissons, et ceux du temple des ancêtres. Il leur rendait à tous un culte plein de révérence et, pour sa piété, le Ciel lui conféra l'empire... J'ai observé dans l'histoire des Hia de l'Ouest que, tant qu'ils furent vertueux, eux et leurs descendants réussirent ; quand ils se conduisirent mal, leurs ministres aussi échouèrent. Attention ! héritier de Tch'en-t'ang, respectez votre mandat. Si vous occupez le trône sans régner, vous déshonorez votre aïeul...
Un thème que, dans tous les siècles, les littérateurs et les philosophes vont développer et commenter dans leurs écrits. Or, ajoutent les Annales :
« T'ai-Kia prit ces mots pour du bavardage, et n'y fit aucune attention...
Le ministre l'enferme pendant trois années, puis le remet sur le trône en disant :
L'Auguste-Ciel a favorisé votre maison, au point que vous avez réussi à vous amender. C'est là une bénédiction pour mille générations.
Le roi salua et répondit :
Fils du Ciel, je n'avais pas compris le bien. J'étais devenu méchant et dissolu ; je violais les règles et, dans mon libertinage, je transgressais les rites : ainsi je courais à ma perte. On peut conjurer les calamités que le Ciel envoie, mais on n'échappe pas aux malheurs que l'on s'attire soi-même. Mon maître et tuteur, j'étais p.092 autrefois rebelle à vos avis. Puissé-je, grâce à l'efficacité de votre correction et grâce à votre secours, toujours tendre à bien finir.
L'influence de ce lettré qui peut enfermer son roi est bien grande, et la soumission du jeune empereur est touchante !... C'est qu'en effet les ministres à la cour, par leur connaissance des lettres, pouvaient tout, à côté de princes plus portés à batailler qu'à goûter les beautés de la littérature... Le ministre donne encore quelques avis à T'ai-Kia.
Comme celui qui gravit une pente, commencez par le bas... N'opprimez pas le peuple, car son sort est bien dur. Ne négligez pas votre charge, car elle est pleine de dangers. Faites en sorte de bien commencer et de bien finir... N'abolissez jamais d'anciennes lois par esprit de contradiction ... Par ces moyens, l'empire jouira d'une prospérité éternelle.
Belles paroles, certes, et ce chapitre dans son genre, p.093 n'est pas unique. Les Annales, qui sont comme un recueil des paroles des grands hommes de l'antiquité, comme une galerie de premiers ministres, de sages célèbres au service des empereurs, ont de nombreux discours qui ne sont en quelque sorte qu'une répétition de ce passage type. Plus tard, dans la bouche de Confucius, dans les écrits de ses disciples, la même idée se trouve développée sous une forme nouvelle que s'appliqueront les lettrés désireux de participer à la vie du gouvernement, heureux de retrouver dans l'antiquité des modèles auxquels ils voudront ressembler... et pour cause ! Tous ces jeunes empereurs, sous la tutelle des sages, étaient bien Fils du Ciel, mais ne gouvernaient pas. Gouverner, c'est régner, ont pensé les lettrés, et leur caste puissante, orgueilleuse, a su commander pendant des millénaires, sauf pendant quelques rares éclipses, quand il se trouva un empereur énergique et indépendant ; caste qui a surnagé, après la Révolution de 1911, parmi tous les débris de l'ancienne monarchie et qui, plus puissante que toutes les factions, gouvernera peut-être encore.
Tout lettré veut devenir mandarin, gouverneur de province ou ministre, car dans leur charge ces personnages acquièrent une influence bien capable de satisfaire leur orgueil. Les Annales nous parlent souvent de ces grands hommes qui firent la gloire de l'empire et les empereurs eux-mêmes, semblent nous dire, au moins d'après l'auteur de ce récit, qu'ils étaient heureux de régner sous la haute influence de tels personnages. L'empereur Mou (1000 av. J.-C.) à l'occasion de la nomination du prince Ia comme premier ministre, dit :
Noble prince Ia, votre aïeul et votre père ont toujours été fidèles à leur devoir. Ils se sont épuisés au p.094 service de la dynastie. Les mérites qu'ils se sont acquis, sont inscrits sur le grand étendard Moi qui ai hérité du mandat de Ouen et de Ou, je conserve la mémoire des ministres de ces rois, qui surent si bien les seconder dans le gouvernement de l'empire... Servez-moi donc de bras et de jambes. Continuez-moi vos services, et faites honneur à vos ancêtres. Propagez partout les cinq relations... Sachez instruire vos sujets et m'aider à marcher sur les traces de nos rois, en imitant et en illustrant les règnes glorieux de Ouen et de Ou... Noble Ia, refaites ce que firent vos ancêtres, afin de rehausser le gouvernement de votre roi.
Confucius rappelait à tout propos les bienfaits de l'âge d'or, de ces temps anciens de Iao et de Chouen, ces premiers empereurs qui honoraient si bien les sages, et les Classiques rapportant sans cesse qu'il faut marcher sur les traces des ancêtres, on s'étonnerait que l'idée de gouverner, si bien définie par la tradition, n'ait pas trouvé des admirateurs intéressés, avides d'imiter les aïeux vénérés !... Le besoin de charges honorifiques, la gloire du lettré, l'honneur qu'on lui doit : que de textes sur ces sujets particuliers sont proposés à la méditation des jeunes Chinois ! On s'étonne des manifestations ambitieuses qui animent cette caste hautaine, de l'orgueil inné qui semble bouillonner dans l'âme de tout Céleste ! Rien d'extraordinaire, car l'enseignement classique en exaltant le type du sage national, a formé des générations pour qui l'Évangile et ses vertus nouvelles de charité, d'humilité, etc., paraissent folie. En méditant quelques textes, nous comprendrons mieux pourquoi l'évangélisation en Chine fut lente et se heurta toujours à la mauvaise volonté des lettrés ; pourquoi aussi, jusqu'à ce XXe siècle, p.095 l'empire du milieu demeura fermé aux idées d'Occident.
Au Livre des Annales, I-in, premier ministre raconte :
« Tch'en-t'ang commença par cultiver les cinq relations ; il suivait docilement mes avis ; les anciens sages étaient ses modèles... Il chercha partout un sage (c'est-à-dire, moi, I-in) pour servir de conseiller à ses descendants.
Ce sage I-in ne pèche d'ailleurs pas par trop d'humilité. Il dit encore :
« Seuls, moi et Tch'en-t'ang, nous possédions une vertu parfaite...
Mengtse parlant de ce même I-in, ajoute :
« I-in cultivait les champs et goûtait les maximes de Iao et de Chouen. L'empereur l'invita à sa cour trois fois et à la troisième fois le sage s'écria :
Au lieu d'habiter mes campagnes et d'y goûter la doctrine de Iao et de Chouen, ne vaut-il pas mieux faire en sorte que l'empereur devienne un prince qui leur ressemble ? que ce peuple devienne un peuple digne d'eux et que moi-même je jouisse de ce spectacle ? Le Ciel, en créant les peuples, a voulu que les plus avancés instruisent les moins avancés, que les plus intelligents dirigent les moins intelligents. Parmi les sujets du Ciel, je suis le plus avancé (!) Je vais donc ouvrir l'esprit de ces peuples au moyen de la vraie doctrine.
Iao et Chouen, empereurs antiques, connus à l'époque de Confucius et de Mengtse par les Annales et la tradition, incarnent donc toujours l'âge d'or, où tout fut bon et louable. Leurs noms sont entourés comme d'une auréole de gloire ; les sages illustres de ces temps lointains apparaissent comme des personnages extraordinaires, qu'il faut égaler... Programme politique merveilleux ! pensent les lettrés. L'âge d'or, les vertus des p.096 ancêtres, un empereur qui commande au monde « jusqu'aux quatre mers » (qui limitent les terres habitées), un peuple heureux sous la sage administration de tous les imitateurs de Confucius, de I-in et de tant d'autres qui n'ont vécu que pour la gloire et... le gouvernement : Imitons l'antiquité !...
Les Se-chou sont d'ailleurs assez probants :
« Tse-Kong dit à son maître Confucius :
Si vous possédiez une pierre précieuse, la renfermeriez-vous dans vos coffres, ou bien chercheriez-vous un amateur pour la lui vendre ?
Confucius répondit :
Je la vendrais sans doute, mais j'attendrais qu'on m'en offre le prix.
En d'autres termes : Pourquoi restez-vous dans la vie privée, sans chercher d'emploi ? J'attends une charge qui me plaise !... Or cette charge, Confucius la chercha toute sa vie. Dans ses voyages, il emportait les cadeaux d'usage qu'on offre au prince à l'occasion d'une nomination. Parfois on l'employa, mais il dut donner toujours sa démission, ses concitoyens n'ayant aucun goût pour les vertus de Iao et de Chouen ! Il songea même « à se rendre dans les pays étrangers » en voyant que sa doctrine ne faisait aucun progrès ; et cependant, après sa mort, avec quel empressement on recueillit son enseignement !
Les maximes de Confucius sur le gouvernement des États sont belles parfois.
« Tse-lou interrogea Confucius sur la manière de gouverner. Confucius lui répondit :
Donnez l'exemple au peuple ; donnez-lui tous vos soins...
Tse-lou en demandait davantage ; Confucius ajouta :
Sans vous lasser jamais.
« Tse-shia étant gouverneur de Kiu-fou, interrogea Confucius sur la manière de gouverner. Confucius dit : p.097
Ne soyez pas précipité dans vos résolutions ; ne cherchez pas de moyens détournés de vous enrichir.
« Ien-iuen consulta Confucius sur la manière de gouverner. Confucius répondit :
Suivez le calendrier de la première dynastie, adoptez les chars de la seconde ou bien les vêtements de la troisième et la musique Chao-ou... Éloignez les flatteurs, ils sont dangereux.
Malheureusement Confucius ne semble pas lui-même avoir toujours mis en conformité ses actes et ses paroles. Les lettrés, étant disciples de Confucius, quels sont leurs sentiments ? Les Se-chou vont encore nous le dire. Pour obtenir une charge, il faut naturellement avoir étudié la littérature et passé des examens. Le gouvernement est affaire de sages, et l'étude de la sagesse se fait dans les classiques.
On lit dans le Juste Milieu :
« Il n'y a que le sage qui sache mettre l'ordre dans l'empire, l'établir sur un fondement solide et comprendre le secret de la nature. Qu'a-t-il besoin d'appui ? Sa vertu est immense, profonde comme l'abîme, élevée comme les cieux...
Quelle humilité !... Au Livre des Entretiens. Confucius dit :
« Si un prince voulait se servir de moi, les mois de l'année seraient à peine révolus, que déjà ses affaires seraient satisfaisantes ; au bout de trois ans, elles seraient parfaites.
« Fan-tche questionna Confucius sur la vertu (du lettré). Confucius répondit :
Soyez grave dans votre demeure, soigneux dans l'administration, fidèle envers tous. Ne vous départez pas de ceci, même quand vous iriez chez les Barbares.
Tse-Kong demanda à Confucius, ce qu'il fallait observer pour être digne du nom de lettré. Confucius p.098 répondit :
Respectez-vous dans votre manière d'agir ; dans vos ambassades, faites honneur au mandat du roi, et vous serez digne du nom de lettré.
Et plus loin, un adage que les lettrés diplomates ont bien compris :
« Dans un cheval de renom, on vante la souplesse et non pas la force. »
Il faut au lettré se trouver une place au soleil :
« Confucius dit :
« Un sage regrette de mourir avant de s'être fait un nom. »
« Parmi les sages, les premiers sont ceux qui sont tels de naissance ; viennent ensuite ceux qui ont atteint la sagesse par l'étude ; après eux, les gens de peu d'intelligence qui étudient. La lie du peuple, ce sont les ignorants qui n'étudient pas ».
Aussi pour ne pas être classé dans la lie du peuple, on étudie, et pour montrer qu'on a étudié, il faut au lettré une charge publique qui consacre son titre de lettré. Après un passage, si court soit-il, sur un siège mandarinal, on dira d'un lettré : Il fut sous-préfet ! Il fut, dans l'ordre militaire, lieutenant, capitaine !... On s'est fait un nom !
Un prince appela Confucius à sa cour. Le philosophe s'y rendit aussitôt. Un disciple s'étonnait de cet empressement.
« Confucius dit :
On m'appelle ! Ma visite sera-t-elle donc vaine? Si quelqu'un veut se servir de moi, j'en ferai un Tchéou oriental !
(Par opposition à la p.099 dynastie Tchéou qui régnait à l'Ouest). Remarquons cet empressement, ce dévouement à la cause d'un trône. Les maximes sur l'art de gouverner, sur l'âge d'or à faire revivre, sur le bonheur des peuples que le sage seul peut donner, sont magnifiques. Devons-nous nous laisser prendre au charme des mots ? N'y aurait-il pas sous ce vernis brillant des aspirations moins hautes, faites d'orgueil et de convoitises ? En Orient, on aime le décorum et les belles phrases. Il est bien pour le lettré, qui rêve d'honneur et cherche la situation lucrative, de protester qu'il ne veut que le bien du peuple. Confucius, son maître, lui est un exemple d'ailleurs :
« Le ministre du royaume de Tsin, Pi-shi, appela Confucius...
Ce ministre est un révolté. Les disciples s'étonnent que le maître se commette en telle compagnie ; lui rappellent même certaines paroles :
« Qu'un sage ne s'alliait pas avec quelqu'un qui fait le mal.
Confucius se souvient de son enseignement, mais :
Suis-je donc une courge ?... (qu'on suspend au clou, pour sécher). Puis-je me passer de manger ?
Et Confucius passe dans toutes les cours, avide de restaurer la morale antique. Ou ne l'écoute guère, on ne le traite pas avec les honneurs dus à son rang.
« Kin, roi de Tsi, attendait la visite de Confucius et dit :
Je ne puis le recevoir d'après le cérémonial usité pour Ki (premier ministre). Je le recevrai d'après une étiquette qui tienne le milieu entre celle usitée pour Ki et Mong (le troisième ministre). Au reste, ajouta-t-il, je suis vieux, et je ne pourrai me servir de cet homme pour ministre...
Confucius (indigné), s'en alla...
Ces réformes, ce retour à la morale antique que prêchent les lettrés, on n'y croit guère en notre XXe siècle ; p.100 on ne s'en soucie pas plus que ne s'en souciaient les contemporains de Confucius, et qui sait si le Maître y crut jamais !
Le Livre des Entretiens dit :
« Tsié-iu, sage de Tchou, contrefaisant l'insensé, passa en chantant à côté du char de Confucius :
O Phénix ! ô Phénix ! cria-t-il, comment ta beauté s'est-elle effacée ? Du passé, n'en parlons plus ; mais nous pourrons prendre nos mesures pour le temps à venir. Cesse donc, cesse ! (de tenter une réforme impossible).
Deux laboureurs, Tchang-Kiu et Kié-ni, travaillaient dans leur champ.
« Confucius passa près d'eux et, par Tse-lou, soi disciple, fit demander le gué. Kié-ni sachant qu'il avait devant lui l'amateur de réformes Confucius répond :
L'empire ressemble à un torrent débordé, par qui donc pourra-t-il être réformé ? Au lieu de suivre Confucius, qui passe sans cesse d'un endroit à un autre ne vaudrait-il pas mieux nous imiter et fuir le monde ?...
Et il continua de semer. Tse-lou alla rapporter ces paroles p.101 à Confucius, qui s'écria en gémissant :
Puis-je donc vivre avec les bêtes ? Quelle compagnie rechercherai-je, sinon celle des hommes ?... Si l'empire était réglé, je n'aurais pas la satisfaction de contribuer à sa réforme !
La morale antique, les sages du passé, l'âge d'or, ne seraient-ils pas de beaux sujets de propagande, un programme politique de circonstance, que rappellent des philosophes nouveaux, soucieux de grandir à l'ombre des glorieux devanciers ? Ministres et mandarins furent, de tout temps, des personnages considérables, auxquels on rendit des honneurs particuliers. Les hautes charges publiques, source de gloire, que Confucius poursuivit toute sa vie, que ses disciples, Mengtse en particulier, et tous les lettrés ont recherchées, ne seraient-elles pas l'accessoire et cependant nécessaire condition, en laquelle se complaît l'orgueil de ces hommes supérieurs ? Le programme parle abondamment du bien de l'État ; mais surtout, envers nous, les sages, gardez l'étiquette et les égards qui nous sont dûs !...
« Mengtse quitta Tsi et logea dans la ville de Tchéou. Quelqu'un voulut retenir le voyageur pour le roi (quoique le roi ne l'eut pas chargé de cette démarche). Il s'assit pour parler, mais Mengtse ne répondit rien et, le coude sur la table, s'endormit. Son visiteur mécontent, lui dit :
J'ai passé une nuit sans sommeil pour vous parler, et vous dormez sans vouloir m'écouter ! Soyez tranquille, je n'y reviendrai plus !
Mengtse lui dit :
Asseyez-vous ! Je vais m'expliquer. Autrefois, le roi de Lou, Méou, avait pour conseiller le sage Tse-se (petit-fils de Confucius) et celui-ci ne serait pas demeuré à son service, si le roi se fût servi d'un intermédiaire (pour les affaires à lui communiquer). De même Sié-liéou et Chen-siang ne p.102 seraient pas demeurés chez ce même roi Méou, si celui-ci n'eût eu à ses côtés un maître de cérémonies, pour avertir sans cesse le roi des égards dus aux sages. Vous vous mettez en peine pour moi, mais vous me montrez moins d'égards qu'on n'en rendit à Tse-se. Est-ce vous qui m'offensez, ou moi qui vous offense, en ne vous parlant pas ?
Le roi de Tsi, dans une autre circonstance, avait appris l'arrivée de Mengtse et désirait le voir, mais ne voulait pas aller le premier chez le philosophe. Il lui fit dire :
« J'étais sur le point d'aller vous voir, mais j'ai pris froid, ce qui m'en a empêché. Demain, je reçois les vassaux, pourrais-je vous voir ?
Mengtse, offensé de ce manque de considération, répondit :
Je suis malheureusement indisposé et ne puis aller à la cour.
Ce qui ne l'empêche pas d'assister le lendemain à des funérailles, dans une famille amie. Un disciple s'en étonne... Le roi fait prendre des nouvelles, envoie un médecin. Mengtse est allé aux funérailles... Son cousin reçoit les visiteurs et dit :
Hier, Mengtse était indisposé et craignait de ne pouvoir se rendre à la cour ; aujourd'hui, il va un peu mieux et il s'est empressé d'aller chez le roi, mais j'ignore s'il a pu y arriver...
Aussitôt (le cousin) dépêcha plusieurs domestiques pour l'arrêter en route et lui dire « De grâce ne rentrez pas, mais allez à la cour. » Mengtse, pour se tirer d'embarras, va passer la nuit chez un seigneur du pays, qui s'étonne de cette façon de faire, rappelle les rites, les devoirs envers le roi. Mengtse se retranche derrière les paroles des sages antiques et dit :
Tout prince appelé à de grandes entreprises a un ministre. Ce ministre, il ne le mande pas chez lui ; mais lorsqu'il désire son avis, il va le voir.
Et viennent les exemples p.103 de ces rois qui respectaient leurs ministres. Ensuite Mengtse ajoute :
Aujourd'hui, si parmi tant de rois, égaux par le territoire et le courage, aucun ne peut dominer, l'unique cause est, qu'ils désirent des ministres auxquels ils donnent leurs instructions et non des ministres dont ils en reçoivent.
Chinoiseries ! dira-t-on. Mais des textes semblables sont proposés à la méditation de tous les jeunes Célestes et ce que Mengtse a fait est hors de toute discussion. Pour lui ressembler, du haut en bas de l'échelle sociale, on ne se comportera pas autrement dans un cas analogue. Ceux qui ont vécu en Extrême-Orient et parfois furent déroutés par l'astuce des Chinois auraient mieux compris certains gestes s'ils avaient connu l'esprit des classiques.
Qu'il s'agisse de commerce ou d'affaires politiques ou administratives, il faut palabrer, faire des concessions multiples et, quelquefois encore, l'affaire ne se conclut pas. Les partenaires s'éloignent, lentement, attendant les intermédiaires qui ne manquent pas de surgir. C'est très chinois ; mais il faut comprendre cette mentalité... Un mandarin donne de temps en temps sa démission : il est bien de paraître désintéressé, mais aussi un supérieur se doit de maintenir en charge une telle probité et de calmer ses scrupules par des éloges fleuris. En l'occasion, le mandarin démissionnaire voyage à petites journées, s'arrête chez ses amis. S'il y a quelque difficulté d'administration, il ne faut pas désespérer, par une trop longue distance, ceux qui ne manqueront pas de venir s'interposer pour tout remettre en ordre. Remarquons que dans chaque cité, les notables sont tout désignés pour se lancer à la poursuite du fugitif, ils peuvent p.104 agir à contre-cur. Peu importe ! Les convenances exigent ce geste : il faut le faire sous peine de perdre la face !... Le mandarin, père et mère du peuple, rentrant dans sa bonne cité, avec quel apparat on le reçoit ! Avec quelle pompe, il reprend les rênes de la chose publique ! Quelle noblesse d'âme dans ce malin qui vient de sacrifier au bien de tous le calme d'une vie paisible !
Le roi de Tsi n'écoutant pas les avis de Mengtse, celui-ci quitta la cour, mais s'arrêta pendant trois jours dans une ville voisine, attendant qu'on le rappelle. On s'en étonne. Mengtse répond :
Que je sois venu de cent lieues voir le roi de Tsi, c'était mon désir ; que j'ai échoué et dû quitter, c'est contre mon intention. Je n'en puis mais ! Je croyais m'être pressé en ne m'arrêtant que trois jours à Tchéou ! Puisse le roi se corriger ! S'il se corrige, il me rappellera certainement. Au sortir de Tchéou, voyant que le roi ne me rappelait pas, alors seulement je me suis affermi dans l'idée de retourner dans mon pays. Cependant pourrais-je jamais oublier le roi de Tsi ? Le roi est encore capable de bien agir, et s'il se sert de moi, non seulement le royaume de Tsi, mais tout l'empire refleurira. Que le roi se corrige, c'est mon souhait de chaque jour. Voudrais-je jamais ressembler à ces gens vils, qui, lorsqu'ils ont averti leur prince et ne sont pas écoutés, s'irritent au point que la colère paraisse sur leur visage et, quand ils s'en vont (pour qu'on on ne puisse les rejoindre) forcent leur marche un jour entier avant de s'arrêter.
Mengtse semble ne pas douter de sa puissance. Du roi de Tsi il pourrait faire un Iao, un Tch'en-t'ang, un Ouen-ou ! Puisse le roi devenir docile, se contenter du rôle de disciple et alors sous l'influence d'un tel premier ministre p.106 qui recueillera les honneurs, dont le nom passera à la postérité, quel nouvel âge d'or pour l'empire ! La dignité commande de ne rien laisser paraître de ses sentiments : un précepte qu'on n'a pas oublié en Chine, où personne ne voudrait ressembler « à ces gens vils dont la colère paraît sur le visage ». Cette façade cache pourtant des aspirations très vives. Que pourrait faire un lettré sans charge ? Mengtse toujours va nous l'apprendre :
« Le ministre de Oui, Tchéou-siao, demanda à Mengtse :
Les anciens sages recherchaient-ils les emplois ?
Mengtse :
Oui ! Les Annales disent : quand Confucius était sans charge pendant trois mois, il était tout troublé... En se rendant d'un royaume à un autre, il ne manquait jamais de porter avec lui les présents d'usage (une oie ou un faisan, que les ministres offraient en recevant leur titre) et l'antique Kong-min-i dit : Les anciens qui étaient sans emploi trois mois durant, étaient pleurés comme des morts... Le lettré qui perd sa charge est comme un roi qui perd son royaume. Le livre des rites dit : Les rois sont aidés du tribut des champs, pour fournir aux dépenses du sacrifice ; les reines élèvent des vers à soie pour préparer les vêtements (du sacrifice). Si la victime n'était pas parfaite, si les vases à grains n'étaient pas purs et les vêtements en règle, les rois n'osaient s'en servir pour le sacrifice. Le livre des rites dit encore des lettrés : Un lettré sans terres ne sacrifie pas (N'ayant pas de revenus, comment pourrait-il sacrifier ?) Et Confucius emportait toujours les présents d'usage, parce que : Gérer la magistrature est, pour le lettré, ce que labourer est pour l'agriculteur. Comment l'agriculteur qui émigre, abandonnerait-il sa charrue ? (Comment Confucius ne se serait-il pas muni des présents nécessaires à la réception d'une charge ?) p.107
Tchéou-siao dit encore :
Notre royaume a des places lucratives. Jamais je ne vis pareil empressement à rechercher les emplois. S'il en est ainsi, comment n'en briguez-vous pas ?
Mengtse :
Quand un garçon vient au monde, son père tâche de lui trouver une femme (allusion aux fiançailles, toujours précoces). Si c'est une fille, on s'efforce de lui trouver un mari. Mais si les enfants, sans attendre les arrangements du père ou de l'entremetteur, pratiquent des ouvertures ou sautent par-dessus les murs pour se voir en cachette, les parents et les voisins les méprisent. Il n'y eut aucun des anciens sages qui ne recherchât les places ; mais ils dédaignaient d'y parvenir par des moyens détournés. Ceux qui les recherchent de cette façon, sont du nombre des jeunes gens dont je viens de parler.
Il faut donc se laisser désirer, mais il est permis de se faire connaître, comme on va le voir... A propos de places lucratives elles le sont toutes, plus ou moins les lettrés trouvent en Mengtse des exemples à suivre, une ligne de conduite et la réponse à donner dans quelques cas embarrassants. Puisque les rites disent que pour sacrifier, il faut des revenus, que firent donc les anciens ?... On lit aux Se-chou que Mengtse refusa, du roi de Tsi, deux mille onces d'or fin (fort belle somme !) parce que n'ayant pas rempli d'emploi, sa dignité de sage, qu'on ne corrompt pas par des présents, en aurait souffert ;
Mais à Song, on vous offrit quinze cents onces d'or, que vous avez acceptées, et vous avez reçu aussi mille onces que vous donna le roi de Sié...
Pourquoi ? Mengtse répond :
Autrefois à Song, j'allais entreprendre un long voyage. Le voyageur ne manque pas de se munir de viatique. Le roi, en me congédiant, me dit : Je p.108 vous offre le viatique... Pourquoi n'aurais-je pas accepté ? A Sié, j'avais le dessein de prendre une escorte (contre les voleurs). Le roi, en me congédiant, me dit : J'entends que vous preniez une escorte ; et, à cause des soldats, ! il me donna un subside. Pourquoi n'aurais-je pas accepté ?
« Mengtse renonça à sa place de ministre d'État à Tsi, pour retourner dans son pays.
Comme traitement, il devait recevoir deux cent mille hectolitres de blé, mais il jugea, malgré son vif désir de diriger cette cour, dès sa première entrevue avec le roi, que celui-ci ne tiendrait pas compte de ses avis... Ce pourquoi il partit. Un sage qu'on n'écoute pas, risque de perdre sa renommée !... Et le roi pour le retenir, dit :
Je veux donner un palais à Mengtse dans mon royaume et vingt mille hectolitres de blé pour l'entretien de ses disciples, afin que ministres et peuple aient un modèle à contempler.
Mengtse répond :
J'aurais refusé deux cent mille hectolitres pour en accepter vingt mille aujourd'hui ! Se figure-t-il que j'aime l'argent ?... »
Aimer l'argent ! Quelle indignité ! Recevoir le juste salaire attaché à quelque charge publique, ou encore recevoir une somme, mais offerte comme il convient, c'est d'après les rites très honorable. Si pour cela même, on emploie quelque moyen vénal, peu importe ! pensent les lettrés, pourvu que « la face soit sauve ». Et Mengtse quittant la cour de Tsi laisse aux sages de tous les temps ce texte à méditer :
« Son disciple Tch'ong-iu lui dit en route :
Maître, vous avez l'air triste. Je vous ai pourtant entendu dire jadis que le sage ne se plaint ni du ciel, ni des hommes.
Mengtse :
Les circonstances sont changées. (D'après p.109 l'histoire) tous les cinq cents ans, il s'est levé un grand roi et un ministre qui illustrèrent leur siècle. Or, voilà sept cents ans depuis la fondation de notre dynastie : le temps est donc venu. A juger par l'état (misérable des affaires), le moment (de la réforme) est arrivé. Cependant le Ciel ne veut pas encore rendre la paix au monde. S'il le voulait, quel autre que moi pourrait-il charger aujourd'hui de cette uvre ?
Quelle humilité !... Dans tous les temps d'ailleurs, le lettré songea que sa seule intervention pourrait sauver l'empire. Il le croit encore !... Avant Mengtse, l'auteur inconnu qui recueillit les Odes du Che-Kin, s'écrie à la fin du Ta-ia :
« Quand régnaient les anciens rois (Ouen et Ou) et qu'il y avait des princes semblables au prince Chao, l'empire s'étendait chaque jour de cent lis (50 kilomètres) ; il se rétrécit d'autant aujourd'hui. O malheur ! car, parmi nous (c'est-à-dire, moi) il y a encore des hommes de race antique.
Confucius aussi fait la même remarque : « Si un prince voulait se servir de moi, etc. » (voir plus haut) et tous les lettrés, en fermant le livre de Mengtse, ne pourront oublier ce qu'il dit au dernier chapitre :
« De Confucius à nos temps, il y a cent ans et plus ; nous sommes si p.110 près de l'époque du Saint et si proches de sa patrie ! et cependant personne ne le connaît !... N'y aura-t-il personne pour le connaître ?
La réponse est assez claire, quoique sous-entendue : « Moi, Mengtse ! » Quoi d'étonnant que chaque étudiant, chaque lettré, conscient de son importance et de sa destinée glorieuse, réponde après ! Mengtse : « Moi ! »
*
Gouverner les peuples et diriger les rois sont donc l'idéal du lettré. Un sage doit avoir des principes de gouvernement. Ces principes, nous les trouvons en feuilletant les Classiques.
Dans les Annales, le ministre Tchéou-Kong engage son collègue Che à demeurer en charge avec lui pour sauver l'empire. Un texte que Mengtse a médité, dont il s'est servi en toute occasion pour expliquer à ses contemporains ce qu'est un ministre, ce que doivent être son influence, sa puissance et les égards à lui témoigner :
« Si Ouen sut heureusement restaurer et pacifier le pays, c'est qu'il trouva les ministres Koué, Chou, etc. Sans eux, Ouen n'aurait pu influencer les populations ; mais ces hommes se multiplièrent pour propager les institutions légales. C'est encore par une insigne protection du Ciel, et en se conformant à la connaissance qu'ils avaient de ses décrets, que ces hommes rendirent illustres le roi Ouen. Ils lui servirent de guides pour voir clair, gouverner et s'illustrer devant l'Empereur-Suprême, hériter ainsi du mandat des In. Ou-ouang, lui aussi, grâce à quatre de ces hommes, sut se maintenir sur le trône, etc.
p.111 Cet empereur Ouen, d'après le Che-Kin, avait toutes les qualités, toutes les vertus. Il respectait, il honorait les lettrés ! On le prit pour modèle, on le chanta :
« Ouen était plein de respect pour ses ancêtres, dont les mânes ne s'attristèrent et ne s'indignèrent jamais. Sa conduite régla d'abord son épouse, puis ses frères ; enfin, elle s'étendit au peuple entier.
Toujours égal à lui-même, à la cour, et digne, dans le temple, il se tenait en privé, comme en public ; et même, quand il était libre de toute fonction, on le voyait veiller sur lui-même, etc.
Ces idées que Confucius et tous les sages ont commentées, nous les avons déjà rencontrées. Les lettrés en ont fait leurs principes de gouvernement.
Le roi de Tsi demanda à Mengtse ce que l'histoire disait de ses prédécesseurs. Confucius, les traditions n'étant pas claires, avait répondu en pareille occasion : « Je puis vous parler de Iao et de Chouen » d'après les Annales. Mengtse ne pouvait rien dire de ces rois de Tsi « dont les disciples de Confucius n'ont pas parlé... mais, si vous le désirez, nous parlerons de l'art de régner »... Il faut d'abord qu'un roi soit le protecteur de ses peuples ». Vient alors une histoire, où les usages chinois servent de démonstration :
Le roi, de son palais, voyant passer la foule qui conduisait un buf à la boucherie, pour oindre de son sang une nouvelle cloche, s'était écrié :
Cédez-le-moi, car je n'ai pas le cur de le voir gémir ainsi, comme un innocent qu'on traîne au supplice.
Et la cloche ! reprend le peuple,
Je vous donnerai un mouton à la place du buf.
Le peuple a dû prendre le roi pour un avare, car buf ou mouton, c'est toujours un innocent mis à mort, et p.112 le roi, qui croyait (!) agir par compassion, s'aperçoit avec Mengtse qu'il a fait une sottise. Mengtse :
Ce fut une simple industrie de votre bon cur. Vous aviez le buf devant les yeux et vous ne voyiez pas l'agneau. Le sage aime à voir vivre les animaux et souffre de les voir mourir. Quand il entend leurs cris plaintifs, il n'a pas le cur de se nourrir de leur chair ; c'est pourquoi il se tient loin des boucheries... Eh bien ! d'où provient-il que, votre sollicitude s'étendant aux animaux, le peuple n'en ressente pas les effets ?... Ainsi le peuple n'est pas protégé, parce que vous n'y mettez pas vos soins .
D'autres conseils sur l'art de régner suivent ce premier exemple :
« Si vous honorez les vieillards de votre maison... si vous instruisez tous vos jeunes gens (l'exemple sera compris et imité), vous gouvernerez l'empire avec autant d'aisance qu'on retourne la main.
La force des armées ne sert à rien :
« Si vous gouvernez en pratiquant la vertu, vous ferez, par là, que tous les dignitaires voudront se fixer à votre cour, que tous les laboureurs voudront cultiver vos terres, tous les marchands exposer leurs produits sur vos places publiques, les voyageurs parcourir vos chemins... Qui pourra arrêter ce courant ?...
Si les revenus permettent de nourrir les p.113 vieux parents, les femmes et les enfants, chacun pratiquera la vertu. Que le peuple vive dans l'abondance et il aura plus de voleurs... Soigner les études dans les collèges, développer les règles de la piété filiale : Voilà en résumé ce que Mengtse appelle : l'art de régner. Naturellement, il faudra quelqu'un pour enseigner au roi à « devenir le protecteur de son peuple », à « honorer les vieillards et instruire les jeunes gens », à « gouverner en pratiquant la vertu ». Ce quelqu'un est toujours : Moi, Mengtse ! Moi, lettré !
L'organisation de la propriété en Chine, avec certaines coutumes qui peuvent sans doute varier de province à province, est basée sur des édits millénaires, que nous rappellent les Se-chou. Le roi Shiuen demanda à Mengtse :
Veuillez m'expliquer la manière de gouverner des anciens rois.
Mengtse :
Jadis, quand le roi Ouen gouvernait au mont Tsi, les champs étaient divisés selon le système des huit familles ; les dignités étaient à vie ; les frontières et les marchés étaient surveillés, mais exempts d'impôts ; la pêche était libre ; les familles des criminels n'étaient pas punies avec eux. Les vieux sans épouse étaient inscrits parmi les veufs ; les femmes sans époux, parmi les veuves ; les vieillards sans enfants, parmi les indigents, et les enfants sans parents parmi les p.114 orphelins... L'ode dit : Les riches ne sont pas à plaindre, mais prenez compassion des délaissés... Quand on dit qu'un royaume est ancien, on ne dit pas cela dans le sens qu'il possède des arbres séculaires, mais bien parce qu'il a eu une suite de bons ministres... Si le peuple entier proclame quelqu'un sage, examinez alors cet homme ; et si réellement vous trouvez qu'il est sage, servez-vous de lui.
Mengtse, devant le roi de T'en, à propos d'agriculture, reprend les mêmes idées :
C'est un principe pour le peuple, que pour être ferme dans le bien, il lui faut un revenu assuré. S'il n'a pas de revenu stable, licence et vagabondage, il se livrera à tout. Or, attendre qu'il s'engage dans le mal, et, après, le poursuivre pour l'en punir, c'est le prendre au piège. Comment un sage, qui règne, se permettrait-il chose pareille ?
Mengtse énumère ensuite les impôts décrétés par chaque dynastie avec leurs avantages et inconvénients.
La dynastie des Shia donnait 50 méous par famille (1 méou=6.000 pieds carrés, soit 6 ares 14) et l'impôt était calculé sur une période d'années, pour déterminer une moyenne. Dans les années d'abondance, l'impôt était trop léger, et dans les années de disette, trop lourd. La deuxième dynastie (In-Chang) formait des villages de huit familles. Chaque famille recevait 70 méous, et le village cultivait en commun un champ de 70 méous, dont le revenu était destiné aux impôts. Les Tchéou donnèrent, à l'agglomération de huit familles, 100 méous par famille ; et un champ commun de 100 méous à cultiver pour l'empereur. Cet usage était agréable au peuple qui disait d'après les Odes : « Que la pluie féconde d'abord notre champ commun, et ensuite les nôtres. »
p.115 Mengtse ajoute :
« Établissez ensuite, dans les villes et dans les villages, des maisons pour instruire les sujets. Les écoles de ville ont existé sous les trois dynasties. Les écoles des villages se nommèrent : camps... écoles... hospices. Tout cela pour enseigner les devoirs de l'homme. Si ceux-ci sont connus des supérieurs, l'amour des inférieurs leur est assuré.
Et plus loin :
« Un bon gouvernement doit commencer par un partage bien réglé des terres, etc.
Cette doctrine traditionnelle a beaucoup influé sur la Chine de tous les temps. Actuellement le système de culture et d'impôt est varié ; mais on reconnaît encore l'ancienne dénomination des villages de huit familles ; les terres domaniales sont très nombreuses et l'État les afferme ; la redevance antique demeure, presque toujours en nature. Les grains sont livrés aux greniers publics. Chaque famille cultive son lopin de terre, non seulement à la campagne, mais la plupart de celles qui habitent les villes de moyenne importance, font de l'agriculture, pour trouver les grains et légumes nécessaires à leur subsistance. Les redevances ou impôts fonciers, sont assez légers. On peut racheter la redevance en nature, par un prix d'argent proportionné, au cours des céréales dans l'année. Le cultivateur serait heureux s'il n'avait pas à subir toutes les exactions des troupes de passage, des brigands qui pullulent, des officiers publics, lettrés savants qui, malgré les textes antiques, ne rendent qu'une justice vénale.
Les écoles que Mengtse reconnaît « nécessaires pour enseigner les devoirs de l'homme » ont toujours été et sont encore très nombreuses. Tous les élèves n'ont pas la persévérance de travailler jusqu'à l'obtention des p.116 grades qui confèrent le titre de lettré, mais nous avons vu d'autre part, quelle était l'influence des classiques. Comme dans l'antiquité, une subvention spéciale des élèves, en argent ou en nature, pourvoit à l'entretien des maîtres.
Ces principes de gouvernement sont bons ; mais, qui pourra les appliquer ?... Seul, le sage, le lettré aura ce pouvoir ! Toujours l'orgueil de la caste !... En Chine, ce qui fait la valeur d'une construction, ce qui lui donne une beauté remarquable, sont les énormes pièces de bois, colonnes et poutres, qui forment l'ossature de l'édifice. Cet usage sert d'exemple à Mengtse. S'adressant à Shiuen, roi de Tsi, il dit :
Si vous bâtissiez un palais, vous recommanderiez sans doute à l'architecte de vous chercher de fortes poutres. Quand il les aurait trouvées, vous seriez satisfait, dans la persuasion qu'elles peuvent supporter le bois de la bâtisse... Que faut-il donc penser d'un roi, Sire, p.117 qui dirait à un sage, dont la jeunesse s'est épuisée à étudier la sagesse et qui, dans l'âge mûr, veut la mettre en pratique : Laissez là ce bagage d'école et suivez mes idées !
Le sage seul sait gouverner et lui n'a besoin des conseils de personne !...
Et encore :
« Si je vois que l'occasion d'occuper le ministère est favorable, je m'y mets. Si je trouve bon de me retirer, je me retire. S'il est expédient d'y demeurer longtemps, j'y demeure. S'il est bon de m'en aller, je m'en vais. Tel était Confucius... mon désir est d'imiter Confucius.
« Le roi vertueux sera glorieux, le méchant sera honni. Or, craindre la honte et persévérer dans le mal, c'est craindre l'humidité et demeurer dans un marécage. Roi, si vous craignez la honte, le meilleur parti que vous puissiez prendre, c'est d'estimer la vertu, d'honorer les lettres, de mettre les sages et les gens habiles aux dignités... Qu'un roi honore les sages et se serve d'hommes habiles, tous les lettrés de l'empire se réjouiront et voudront s'établir à la cour.
L'ambition des lettrés date de loin ; ces textes le démontrent. Nous verrons d'autres spécimens tout aussi probants... A ceux qui cependant se laisseraient tromper par une apparence de beauté dans les principes, nous dédions le passage suivant, où la dissimulation orientale se montre suffisamment. N'oublions pas toujours que les Classiques sont littérature sacrée.
Le roi de Ien, Tse-Kouai, avait cédé, sans l'autorisation impériale, son fief à son ministre Tse-che. Une révolution éclata à Ien en cette occasion. Le roi de Tsi envoya le préfet Tch'en-t'ong consulter Mengtse, pour savoir s'il fallait faire la guerre contre Ien. p.118
« Mengtse répondit :
Oui ! car Tse-Kouai n'a pas le droit de céder son fief à Tse-che.
La guerre éclate ; la principauté de Ien est envahie et prise.
« Quelqu'un demanda à Mengtse :
Est-il vrai que vous avez conseillé à Tsi d'envahir Ien ?
Mengtse :
Nullement ! Tch'en-t'ong m'a demandé si on pouvait l'envahir et j'ai répondu : oui ! et aussitôt il est entré en campagne. S'il eut ajouté : qui peut l'envahir ? J'aurais répondu : L'envoyé du Ciel ?
Sans doute l'astuce orientale a de lointaines racines, mais aussi, à l'égal de Mengtse, quel est le lettré qui ne sait forger les réponses les plus amphibologiques. Un Européen n'a d'autre ressource pour lutter contre leur cautèle, que d'étudier leur caractère pour mieux les comprendre et agir en conséquence.
La franchise étant un article rare en Extrême-Orient, et la dissimulation devenant marque d'intelligence et de sagesse, il n'est pas étonnant que Mengtse dise encore :
« L'estime des lettrés est une chose que tout le monde ambitionne.
Et c'est réel en Chine. Cette estime qu'on lui témoigne, fait que le lettré n'a garde d'oublier qu'il est un surhomme. Le sage Pé-i
« croyait que traiter avec un manant, c'était comme s'asseoir dans l'ordure en habit de cour !
Aussi l'usage exige que tout homme d'importance, ou qui se croit tel, ne traite aucune affaire avec des individus de caste inférieure. Des serviteurs achètent les denrées, des scribes secrétaires servent d'intermédiaires entre le peuple et le mandarin, et chacun dans sa sphère domine le rang social inférieur avec lequel il est bien de parler fort, d'avoir un air d'arrogance. Que nous sommes loin de la charité chrétienne. Mengtse disait :
J'ai plusieurs manières d'enseigner et quand même je ne daigne pas instruire p.119 quelqu'un, c'est une vraie leçon que je lui donne.
On pourrait croire qu'un tel orgueil, s'il est incontestable, d'après les textes, n'est que le produit des élucubrations de certains exaltés ; ne serait-ce pas exagérer que d'appliquer à toute une caste, à toute une race d'hommes de pareils sentiments ?... En remontant vers l'antiquité, on verra que nous n'avons rien inventé et que l'ambition des sages s'exerça de tout temps. Le livre des Annales, aux Recommandations du ministre I-in, rendant le gouvernement à l'empereur T'ai-Kia, dit :
« Le Ciel parcourut la terre de son regard, afin de choisir et de guider son élu à l'empire. Il chercha une parfaite vertu pour en faire le pontife des esprits. Seuls, moi et Tch'en-t'ang (premier empereur de la dynastie Chang), nous possédions une vertu parfaite et sûmes plaire au cur du Ciel, de manière à recevoir son suprême mandat. Quand nous l'eûmes reçu nous changeâmes le calendrier des Shia,
c'est-à-dire, nous établîmes une nouvelle dynastie.
Cette passion des dignités que Confucius et Mengtse regardent comme indispensables au lettré, cet orgueil intraitable, venu de l'adage ancien : « Que le roi serve le lettré », rappelé par Mengtse, ont fait que les Chinois de caste, à l'imitation de leurs maîtres, n'aspirent qu'aux honneurs. En passant en charge, ils auront soin de remplir leurs coffres personnels. C'est un usage pratique, courant, mais dont officiellement, comme le fit Mengtse à Tsi, on paraît n'avoir cure. Le vil argent !... Toutes les charges sont à vendre ; on trouvera des lettrés pour les acheter, si chères soient-elles. Il est bien entendu qu'un mandarin emploiera tous les moyens, bons et mauvais, pour rentrer dans ses fonds, mais encore cet p.120 argent récupéré, ces richesses accumulées, que sont-ils à côté de l'honneur qui rejaillit sur la lignée des ancêtres !... De plus, le mandarin en fonctions est partout accompagné d'un cérémonial compliqué. C'est, pour le destinataire, le summum de la gloire et du bonheur. Si ses supérieurs semblent témoigner quelque suspicion, une démission retentissante ajoute à la renommée, car les anciens ont défini les usages :
« Tchen-tse demanda à Mengtse, son maître :
Dans quels cas les sages de l'antiquité acceptaient-ils les charges ?
Il y avait trois cas où ils les acceptaient et trois cas où ils les abandonnaient. Premier cas : quand on les recevait honorablement, de sorte que le cérémonial fût observé, et que lorsqu'ils parlaient, on observait ce qu'ils conseillaient, alors ils prenaient charge. Si l'on ne mettait pas leurs avis en pratique, quand même on les eut reçus avec le cérémonial requis, ils se retiraient. Deuxième cas : quand même on négligeait leurs avis, si on les recevait avec le respect requis et d'après le cérémonial, ils acceptaient, et ils démissionnaient quand on leur manquait d'égards. Troisième cas : quand matin et soir, ils n'avaient pas à manger et souffraient de la faim, au point de ne pouvoir sortir de leur demeure, et que le roi l'apprenant disait : Sa doctrine, je la trouve bien élevée ; je ne puis agir d'après elle, ni la mettre en pratique. J'aurais honte cependant qu'un sage souffrît de la faim sur mon territoire... et s'il leur envoyait des secours, alors ils pouvaient les accepter, mais seulement pour éviter la mort. p.121
Ce manque de considération envers les sages est la faute grave contre laquelle s'insurgent tous les lettrés :
« Confucius, étant ministre de la justice à Lou, n'était pas considéré. (Il fallait trouver une occasion pour partir). Un jour il accompagna le roi au sacrifice ; on ne lui donna pas sa part aux viandes et Confucius, sans même déposer son chapeau de cérémonie, quitta le pays. Le vulgaire crut que c'était à cause des viandes, mais les hommes intelligents comprirent que c'était à cause du manque d'égards... Ce que font les sages (moi, Mengtse !), le vulgaire (vous !...) n'y entend rien !...
Quoi d'étonnant, qu'aux siècles derniers, la gent lettrée se soit montrée si réfractaire aux innovations modernes et aux doctrines étrangères !
« Mengtse dit :
« Confucius, étant arrivé sur le mont oriental, trouva le royaume de Lou bien petit. Sur le mont T'ai, il trouva l'empire petit. Oui ! celui qui a la mer devant les yeux, a peine à trouver grandes les autres eaux. Ainsi celui qui fréquente l'école des sages a peu d'estime pour les autres doctrines.
« Qui s'abaisse, ne relèvera jamais personne.
« Prétendre que pour faire le bien, l'homme doit se faire violence, c'est y faire renoncer tout le monde.
Creusez ces textes, méditez ces sentences, qu'après Mengtse, les siècles ont commentés !...
Les principes du christianisme sont tellement dissemblables qu'on comprend pourquoi, toujours, les lettrés furent les ennemis de l'Évangile ; pourquoi, dans leur égoïsme et leur orgueil, ils ne pouvaient aussi comprendre les vertus chrétiennes de charité et d'humilité, et encore moins les pratiquer.
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Les coutumes
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p.122 Toutes les coutumes sacrées, les prescriptions des rites et du savoir-vivre, sont sans cesse rappelées aux enfants chinois, dans leur famille. En classe, les livres qu'on leur enseigne donnent une nouvelle force, une autorité plus grande encore, aux conseils paternels. Les usages traditionnels, qu'on transmet à chaque génération, ont souvent une signification particulière, parfois ne sont que la répétition d'un geste légué par les aïeux, mais tous, au dire des sinologues les plus autorisés, seraient pour nous incompréhensibles, sans les Classiques. Nous ne pouvons étudier toutes les coutumes chinoises, qui sont innombrables ; nous ne voulons pas revenir sur les nombreux usages mentionnés dans les voyages « Au Pays du Dragon » : nous décrirons seulement quelques habitudes spéciales que des textes précis nous aideront à expliquer.
Un vieux proverbe dit :
Houang ho chang ieou ten ts'in ;
Je ki ko jen ou té iuin che.
Le Fleuve Jaune roule parfois des eaux limpides ;
Pourquoi l'homme n'aurait-il pas des jours sans nuages ?
Aux derniers jours de l'année qui finit et pendant presque toute la première lune de l'année qui commence, p.123 vie publique administrative ou commerciale, tout cesse : c'est le nouvel an ! Le paysan n'est sans doute pas très malheureux, mais enfin la justice est lourde, les exactions des satellites et des militaires sont fréquentes. Sa passivité naturelle lui aida à surmonter nombre de difficultés pendant tous ces derniers mois... et patience ! Le Fleuve Jaune roule parfois des eaux limpides ! Les dernières dettes sont payées, les créances recouvrées ; on engraissa un beau porc ; on arrive au premier jour de l'an : Pourquoi l'homme n'aurait-il pas quelques jours sans nuages ?
Nous lisons dans les Annales :
« Au premier jour de l'an, l'empereur Chouen, reçut la démission de Iao (son prédécesseur) dans le temple des ancêtres.
« Le premier jour de l'an, l'empereur Chouen, se présenta au temple des ancêtres, pour leur notifier son avènement.
Outre ces manifestations religieuses, la tradition rapporte que toujours, au premier jour de l'an, les fils de Han firent de joyeuses agapes, des visites, etc. Maintenant encore, dans toute la Chine, on demeure fidèle aux anciennes coutumes.
Pour que les mandarins puissent en paix, dans leur famille, passer ce temps, dix jours avant la première lune, ils mettent sous scellés leur cachet mandarinal, pour ne le reprendre que le vingtième jour du premier mois. Ce repos, certes, est bien gagné, et comme tout travail officiel a cessé, le prétoire étant fermé, accusateurs et accusés ont naturellement le loisir de vaquer à leurs affaires, sans souci aucun. Quel heureux temps que celui du premier de l'an, du Ko-nien !
Dans les familles, les dames s'empressent de remettre à neuf les habits des grands et des petits, car il faudra p.124 faire des visites. Si les loques habituelles ne sont pas utilisables, on va au mont-de-piété pour se choisir une robe convenable, car vraiment, comment faire des visites, avec des vêtements défraîchis ou raccommodés ! Il faut sauver la face, l'extérieur :
Jen ou houang ts'ai pou fou ;
Ma ou ié ts'ao pou fei.
Un homme sans richesses n'est pas noble ;
Un cheval sans fourrage, peut-il engraisser ?
Pour paraître riche, il ne faut rien faire pendant tout le temps des fêtes du nouvel an : on est censé avoir assez de revenus pour pouvoir se permettre le luxe de « choua ». Ce terme signifie : s'amuser ; et pour un Chinois, s'amuser, c'est ne rien faire. On s'asseoit, pendant des heures entières, à la devanture d'une boutique à thé, on parle, on fume, on regarde circuler dans la rue les passants : on « choua » ! Les Européens marchent pour se divertir, veulent prendre p.125 quelque exercice après leurs repas, font des randonnées dans la campagne et prétendent qu'ils se divertissent, qu'ils s'amusent ! Qu'ils sont extraordinaires, ces hommes d'Occident !
Au matin du grand jour, des salves de pétards réveillent les plus endormis. Les serviteurs viennent devant leurs maîtres présenter leurs souhaits et se prosternent à deux genoux pour faire leur grande salutation. Un geste du maître comme pour dire : Relevez-vous ! un gracieux merci ! et on donne des étrennes. Étrennes du jour de l'an ! Ceux qui croient que la déesse Strénua, au temps de Romulus, eut l'insigne honneur de donner son nom à l'usage, ont sans doute raison, mais en Chine l'usage existe depuis toujours sans en avoir le nom et là comme ailleurs les étrennes finissent par être dispendieuses.
Après avoir accepté vos étrennes avec force salutations, vos serviteurs font le tour de la ville, pour aller présenter leurs souhaits à vos amis et recevoir de nouvelles étrennes. Les serviteurs de vos amis n'oublient pas de faire chez vous une semblable démarche et... nouvelles étrennes. Les serviteurs des mandarins en font autant, car pour eux, c'est le plus grand jour de l'année. Certains personnages officiels ne donnent pas de gages à leurs serviteurs ; les solliciteurs donnent des pourboires appropriés, selon le service à rendre, et au premier de l'an, tous ceux qui eurent les faveurs de la valetaille pendant l'année écoulée, tous ceux qui auront encore besoin de leurs services, plus tard, sont soigneusement inscrits dans la mémoire des secrétaires, satellites, palefreniers ou même cuisiniers du mandarinat... et chacun s'exécute. p.126
Le proverbe dit :
Ya men pa tse Kai
Ou ts'ien mo ts'in lai.
Les portes du prétoire sont toujours ouvertes
Sans sapèques... n'entrez pas !
Les étrennes de ces messieurs sont, dit-on, considérables.
Dans chaque famille, les plus jeunes se réunissent au domicile paternel. Dans la matinée, tous les sentiers sont couverts de groupes en habits de fête, qui vont porter leurs souhaits et leurs présents. Arrivés au domicile du chef de famille, tous font la grande salutation à la tablette des ancêtres. Ensuite les enfants viennent devant leurs parents, se prosternent à deux genoux, joignent les mains au front, inclinent la tête jusqu'à terre et expriment leurs souhaits de longue vie, de nouvelle et heureuse année. Ensuite les parents saluent leurs enfants, et on échange des cadeaux : bonbons, gâteaux, lard fumé, volailles, etc. Enfin un repas de gala réunit tous les membres de la famille, et on n'oublie pas de présenter aux ancêtres les plats les plus alléchants !...
Vers le milieu du jour et dans l'après-midi, les mandarins font visite à leurs supérieurs, mais déposent seulement leurs cartes, car chacun traite sa famille et l'usage n'est pas de recevoir. Dans la rue, parmi les branches vertes, les arbustes fixés entre les dalles, sous les lanternes qui se balancent au vent, parmi la fumée des pétards, le bruit des détonations, des cymbales et des musettes, tous s'empressent de remplir cette obligation des visites officielles... Pendant les jours qui suivent, on invite les amis, les amis vous invitent : une fête perpétuelle qui explique pourquoi les Chinois aiment tant cette p.128 époque particulière. Ceux qui n'ont pas de famille, se réunissent dans les tavernes et jouent aux cartes, aux dominos, aux dés.
On a déjà songé aux morts, dans chaque famille, au premier jour de l'an, et la première salutation fut pour eux. Ils ont en outre une fête particulière. Les lanternes qu'on allume devant la maison sont pour leur aider à reconnaître l'entrée. On leur brûle des bâtonnets d'encens. Les personnes qui ont eu un deuil récent, n'oublient pas de revêtir le turban blanc et au jour marqué pour le souvenir des aïeux, partout sur les autels domestiques sont allumées des lampes ou des bougies, en leur honneur. Comme au temps de Chouen, les réjouissances familiales du nouvel an et les rites religieux gravitent autour du temple des ancêtres.
*
L'année se divise en vingt-quatre parties et chaque saison a ses fêtes particulières. L'empereur Iao avait commandé à un de ses ministres de définir les travaux du printemps :
« Au moyen de l'équinoxe et de la constellation Niao, vous fixerez le milieu du printemps. Le peuple se répand alors dans la campagne (pour la culture), etc.
Avant de commencer les travaux des champs, il convenait de s'attirer la protection des divinités tutélaires : c'est la fête traditionnelle du printemps.
Au matin du jour fixé, le mandarin en charge va recevoir le printemps. A cet effet, il se rend dans une pagode, avec sa suite, des porteurs de drapeaux, des musiciens. On vénère les idoles et, devant le mandarin, paraît la vache du printemps, un animal, fait de terre et de papier, qu'on porte sur une civière, et, quelquefois, d'autres animaux de même fabrication, grossissent le cortège. Pour la procession qui s'organise, chacun a revêtu ses plus belles fourrures, car c'est la fête du printemps, l'hiver est fini : on sort les vêtements de peau pour la dernière fois. En tête, vont les musiciens avec leurs instruments divers, les porteurs de perches à pétards, puis parmi la foule à pied, en chaises à porteurs, sur les estrades ou perchoirs, sont fixés debout, ficelés solidement, des enfants, idoles vivantes, recouvertes de vêtements à l'antique, la figure barbouillée, comme celle des statues dans les pagodes, avec dans les mains divers instruments qui expliquent leur caractère : empereurs, guerriers, bonzes, etc. On va saluer les mandarins dans leur prétoire, les idoles dans leur temple, et quand tout le monde a joui du spectacle, avant que la foule se sépare pour inaugurer les travaux du printemps, les devins expliquent leurs présages. Selon les pays, les explications sont variées. L'année sera bonne et les récoltes abondantes, selon l'état de l'atmosphère, au jour de la fête. Si de petits morceaux de papier, recouverts de sentences, et collés sur la vache, tirés au hasard, donnent des réponses favorables, les troupeaux ne manqueront pas de p.130 pâturages... Une fête chômée, très populaire, très ancienne, qui a un sens religieux. L'animal en carton semble demander aux puissants du jour, les mandarins, aux génie tutélaires, les idoles des pagodes, la protection et la nourriture qui lui sont nécessaires... Tout le monde ensuite se prépare au travail de la terre avec cette note joyeuse que nous donnent les Odes du Che-Kin, déjà citées en diverses circonstances.
*
Le Livre des Vers dit :
« Ne sois pas léger dans ton langage. Chaque mot a son écho, toute bonne action sa récompense. Je vois que, dans tes liaisons avec les grands, tu sais prendre bonne contenance, afin qu'il n'y ait rien à te reprocher... Ne dis pas : « Je ne suis pas en vue, personne ne me voit. » La présence des esprits ne peut se comprendre et encore moins se négliger... Veille sur ta conduite, ne viole pas le décorum.
A tout Chinois :
« Les documents des anciens sont la règle ; le décorum est le but constant de ses efforts.
Ces texte repris par Confucius et tous les philosophes ont servi de base à l'étiquette si spéciale que pratiquent toutes les classes de la société. Pour sauver les apparences, la face, conserver la bienséance nécessaire, un véritable code de convenances se transmet de génération en génération. Nous avons déjà vu comment les lettrés étaient sévères sur ce point. Un point particulier de ce code traite de la réserve à garder avec les femmes. La femme est naturellement cet être inférieur, impur, esclave des passions de l'homme, bête de somme qu'on peut vendre et acheter comme un vil animal. Les religions p.131 païennes n'ont rien fait pour la sauver... Les Odes disent :
« Un homme qui agit, fait prospérer une ville ; quand c'est une femme, elle la détruit. Une femme avenante et intrigante ressemble à un hibou. Avec une bavarde, on va au malheur. Les révoltes ne sont pas envoyées par le ciel, elles ont leur origine dans les femmes. Femmes et eunuques sont des engeances qui ne peuvent ni instruire, ni être instruites.
Un lettré qui se respecte, ne sortira jamais avec sa femme en public, ne lui parlera pas, chez lui, en présence d'étrangers, et celle-ci d'ailleurs ne doit pas paraître devant les amis du mari ; on ne s'adressera jamais à une femme dans la rue et on ne recevra rien de la main d'une femme.
Un disciple demanda à Mengtse :
Est-il de règle qu'un homme et une femme ne prennent et ne reçoivent rien de main à main ?
Mengtse :
Sans doute !
Et si ma belle-sur tombe à l'eau, lui tendrai-je la main pour l'en retirer ?
Mengtse :
Ne pas le faire serait une barbarie...
Un Européen pensera qu'un texte pareil est une boutade sans conséquence. Erreur ! La réserve extérieure est telle qu'on s'explique fort bien la question de ce disciple. Pour tout lettré et même, à un moindre degré, pour tout Chinois de caste inférieure, perdre la face, est un soufflet moral d'une importance capitale. Les Odes en parlant des travaux et coutumes diverses, disent :
« Tout cela ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier : Il en fut ainsi dès la plus haute antiquité.
Or, ces Odes furent mises en recueil vers l'an 600 av. J.-C. !
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p.132 Quelquefois, en Chine, comme ailleurs, on se querelle entre voisins. Parfois ce sont des voleurs ou des brigands qui assaillent une ferme, une bourgade. En bon égoïste chacun reste chez soi et s'enferme, pour ne pas s'attirer d'ennuis. Mengtse n'a-t-il pas dit :
« Supposons que des gens de ma parenté se battent, ce sera chose louable que pour les séparer, j'y coure... Mais en faire autant quand nos voisins se querellent, ce serait perdre l'esprit. Je fermerai ma porte, cela vaudra mieux !
(On ne pourra ainsi venir me chercher pour les apaiser ou les défendre.)
*
Les Odes disent :
« Le poisson qui plonge dans l'abîme se tient parfois dans les bas-fonds.
Ce qui signifie d'après les commentateurs :
« Agissons d'après les circonstances.
Confucius, Mengtse, tous les sages ont proclamé ce principe devenu très chinois et qui peut si résumer ainsi :
« Dans la tempête, courbez l'échine ; en temps serein, levez la tête !
Avec ce principe, on peut comprendre la politique des lettrés de tous les siècles.
*
p.133 En Chine, les magistrats demeurent trois ans en charge. Cette coutume est très ancienne. Au temps de l'empereur Chouen :
« Tous les trois ans, on examinait la conduite des magistrats. Après trois examens, on déposait les indignes et on élevait ceux qui avaient donné preuve de talent.
Mengtse expliquant pourquoi Confucius changeait souvent d'office et de royaume, ses réformes n'étant pas acceptées, montre que l'usage antique était en vigueur de son temps :
« Quand l'essai suffisait pour mettre l'usage en vigueur et que l'usage ne prenait pas, il se retirait. Voilà pourquoi il n'y eut aucun endroit où il demeura ses trois ans complets.
Mengtse dit :
« Il est de règle qu'une personne privée ne se présente pas devant le roi, avant de lui avoir offert le don d'entrée en charge.
Comme Confucius, qui voyageait toujours avec les présents d'usage, les lettrés modernes ne manquent pas d'offrir aux puissants du jour ce qui est nécessaire pour obtenir les charges lucratives. Le précepte antique d'offrir des objets rituels est rempli et, dit-on, les globules bien sonnants d'or et d'argent ne sont pas dédaignés. Jusque parmi les dernières classes de la société, un Chinois ne se présente jamais les mains vides devant un supérieur qui, par son influence, peut rendre quelque service. Ce n'est pas un mouvement généreux, c'est une coutume obligatoire qui a d'ailleurs son importance. Les tribunaux, par exemple, ont partout des formalités qu'il faut payer bien cher et personne n'ignore que la balance de Thémis penche toujours du côté où le plateau est le mieux soigné.
p.134 La charge convoitée est obtenue ! Quel honneur pour la race ! Après les démarches nombreuses, humiliantes parfois, qu'il fallut faire pour acquérir le siège glorieux, le lettré est promu dans sa dignité ; il est magistrat ! Vénérables aïeux, réjouissez-vous ! Tout l'honneur est pour vous !... Mengtse dit :
« Les anciens avaient pour proverbe : Que le roi serve le lettré !...
Aussi devant le nouveau mandarin, tous courbent la tête, se composent un visage souriant. Les pétards, les drapeaux, la musique, la foule, saluent son entrée en charge, car, dit encore Mengtse :
« Vouloir recevoir un sage, sans observer l'étiquette, c'est comme lui dire d'entrer et lui fermer la porte au nez.
Au livre des Entretiens, on lit :
« Le roi a un kiosque à la porte du palais ; il dresse une table à l'entrée, pour y faire boire un vin d'honneur aux princes ses hôtes...
Usage toujours courant. Tout mandarin, tout visiteur d'importance est salué à quelques lis de la ville. On s'arrête dans une pagode ; on offre le thé, des rafraîchissements, des gâteaux ; on échange de savantes politesses. Dès l'entrée en charge, toute la gent lettrée du pays, viendra faire les visites de cérémonie, lier connaissance, car il est avantageux d'être en bons termes avec le maître du jour. Chacun a tant de procès à régler ! D'ailleurs, dit Mengtse :
« Tout lettré remarquable d'un endroit, se lie aussitôt d'amitié avec les autres lettrés. Un lettré de marque, dans un pays, se lie aussitôt avec les lettrés du même pays. Un lettré connu dans l'empire, se lie aussitôt avec les illustrations de l'empire.
La caste des lettrés, bien organisée, fermée aux profanes, avec ses clubs ou lieux de réunion dans toutes les villes, dont tous les membres savent à l'occasion s'entr'aider, qui a partout ses ramifications, faite p.135 pour gouverner, fut un instant éloignée du pouvoir par la Révolution de 1911, mais, sous une apparence plus démocratique, a bientôt repris son influence. Sera-t-elle, cette influence, aussi néfaste qu'aux siècles passés ? Jusqu'à ce jour, nous ne croyons pas que la mentalité des lettrés ait beaucoup changé.
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Les innombrables arcs de triomphe qui ornent les voies principales conduisant aux cités furent érigés en l'honneur de veuves illustres qui ne se remarièrent pas. De secondes noces pour une femme sont un mauvais exemple. Mengtse dit :
« Les veuves de Houa-tchéou et de Ki-léang surent porter avec honneur le deuil de leurs maris et réformèrent ainsi les murs de leurs royaumes.
Le respect qu'on doit aux morts et l'observation du principe des cinq relations, dont l'une d'elles règle les devoirs de l'époux et de l'épouse, ont établi cette coutume des arcs de triomphe. Pour ne pas perdre la face, nombre de veuves ont consenti à vivre avec leurs beaux-parents. La vie d'une bru devant une belle-mère toute puissante au foyer est généralement très dure ; aussi l'honneur d'un monument qu'on érige parfois pour vanter l'amour filial de ces malheureuses est un accessoire trop platonique pour les engager à la fidélité du souvenir. « En portant avec honneur le deuil de leurs maris, elles peuvent réformer les murs de leur pays » en un facteur important qui entre en ligne et les enchaîne. Manquer à l'observance des cinq relations serait anormal et d'un exemple pernicieux. L'usage de l'antiquité et les textes sacrés font loi.
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p.136 On a beaucoup écrit sur le fatalisme oriental. Nous avons dit d'autre part (Au Pays du Dragon) que la passivité des Chinois devant la mort ne nous paraissait pas entachée de vrai fatalisme. Un proverbe antique dit :
Tchang Kiang, héou lang tsoui tsien lang.
Che chang, sin jen tsan kiéou jen
Dans le fleuve, le dernier flot chasse celui qui le précède.
Dans le monde, les nouveaux-nés chassent les vieillards.
Ceci nous semble plutôt douce philosophie que fatalisme. Mengtse, en quelques textes très clairs, nous donne une idée exacte de l'état d'âme particulier aux Chinois.
« Celui qui fait des efforts parviendra à connaître sa nature et, par là, connaîtra le ciel. Veiller sur soi-même, cultiver sa nature, est le moyen de servir le ciel. Être indifférent à une vie courte ou longue, se cultiver soi-même en attendant son heure, c'est le moyen de seconder le destin céleste. Rien n'arrive sans la providence ; acceptez docilement ses décrets ; mais celui qui les comprend n'ira pas se mettre sous un mur prêt à crouler. Mourir après avoir rempli sa destinée, c'est le vrai décret du ciel ; mourir dans les fers ne l'est pas.
« Tout est ordre (ou destin) en ce monde. Acceptez-en les décrets, mais sans les violenter.
Mourir dans les fers !... Aussi le Chinois épuisera tous les moyens bons ou mauvais, pour s'éviter une telle mort. Le martyre pour une idée, est chose absurde à ses yeux. Le soldat, bravache par tempérament, évite autant qu'il peut les postes dangereux. La mort violente sur le p.137 champ de bataille n'est sans doute pas un moyen de remplir sa destinée !... Combien, pour ceux qui raisonnent, le christianisme est un levier puissant, lui qui a formé, en Chine, ces chrétientés florissantes qui, au temps des persécutions, ont donné tant de courageux martyrs !...
*
D'après Mengtse : « Celui qui comprend les décrets de la providence, n'ira pas se mettre sous un mur prêt à crouler. » Il faut : « Accepter les décrets du destin, mais sans les violenter ». Nous allons voir comment de tels principes dérivent de l'antiquité.
Le Chinois se croit le meilleur soldat de la terre. Les ancêtres et leurs prouesses fabuleuses sont dans toutes les mémoires. Les tragédiens dans leurs théâtres ambulants ne cessent d'ailleurs de rappeler les exploits de héros fameux, dont les costumes rutilants, les armes flamboyantes, le verbe sonore, impressionnent des spectateurs avides d'entendre le récit des épopées ancestrales. Imprégnés de l'esprit des aïeux, les matamores de l'armée régulière ou du clan de brigands le plus voisin, entrent dans les auberges, marchent dans la rue, se font servir, commandent, se pavanent, comme devaient le faire les soldats de Iao et de Chouen, 2.000 ans avant Jésus-Christ. L'armement changea en ces dernières années ; le fusil à répétition, la mitrailleuse, le canon de campagne, ont pénétré jusqu'aux frontières lointaines, quoique par contraste, sans doute, les milices communales, quand elles ne possèdent pas de fusils à mèche, portent encore les piques, tridents et fauchards du temps passé. Tous ces braves, sous les armes, sont des hommes p.138 supérieurs au commun des mortels. Vêtus souvent de loques misérables, le prestige de l'uniforme n'est pour rien dans leur influence. Ils peuvent impunément se permettre toutes leurs fantaisies : le peuple endure, se tait et cependant admire. Le métier de soldat n'est pas recommandable ; il est une maxime constante qui dit :
Hao tié pou ta tin
Hao jen pou tang pin.
Le bon fer ne s'emploie pas à faire des clous
Un bon citoyen ne se fait pas soldat.
Un père dissuade son enfant, pour l'honneur de ses cheveux blancs, de prendre un engagement militaire, car le service militaire obligatoire pour tous n'existe pas encore. La réputation des militaires est très mauvaise et cependant leurs rodomontades sont toujours prises au sérieux. Étrange mentalité que les Classiques vont nous aider à comprendre.
Nombreuses sont les harangues guerrières dans les Annales. Le mandarin militaire, comme le mandarin civil, est un lettré qui s'inspire aux sources antiques.
L'empereur Ou, qui dut aimer la guerre, si l'on en juge par le nombre de ses discours aux troupes, dit :
« Le Ciel établit les rois et les magistrats pour gouverner les peuples et pour qu'ils l'aident à pacifier l'empire. Le proverbe dit : Quand les forces sont égales, voyez de quel côté est le courage... Je n'ai que trois mille soldats, mais ils n'ont qu'un seul cur,
Pé-kin, fils de Tchéou-Kong, dans une expédition s'écrie :
Officiers, allons ! Soldats, silence ! et écoutez mes ordonnances. Comme aux temps anciens, les Houai-i et les Shiu-iong se sont coalisés. Préparez vos casques p.139 et vos cuirasses, raffermissez vos boucliers et pas de négligence. Préparez vos arcs et vos flèches, forgez vos lances, trempez vos épées, et pas de négligence... Gardez-vous de piller (heureux temps !), d'escalader les murs, de voler les animaux, de violenter valets et servantes, vous seriez punis... Au Kia-sin (2e jour du cycle) je marcherai contre les barbares. Préparez vos biscuits, et qu'il n'en manque pas : vous seriez punis... Gens de Lou, préparez vos fourrages et qu'il n'en manque pas. Sinon, gare à vous !
Style militaire, antique, mais toujours nouveau. Les proclamations modernes qu'on lit sur les murs des bourgades où passent des troupes, sont identiques... Le même empereur, dans une autre circonstance, dit :
« Mon glaive est tiré ; j'envahirai son territoire et mettrai fin à sa tyrannie... Courage ! mes braves. Pas de témérité cependant ; tenez plutôt l'ennemi comme invincible...
Pas de témérité ! Prudence !.. se sont répétés au cours des siècles les mandarins militaires. Dans les expéditions, on eut coutume de commander de loin, de très loin, hors de l'action des flèches, autrefois, des balles, aujourd'hui. Prudence ! L'ennemi est invincible ! a compris le soldat... et pour celui qui a vu quelque combat sérieux des troupes chinoises, combien toujours la lutte fut prudente. On s'attaque de loin, on pousse des clameurs terribles, les trompes ou clairons et les tambours font rage, la poudre p.140 parle, très fort. Le parti le moins vaillant recule ; l'autre s'intitule vainqueur, et les honneurs tombent dru sur ces guerriers valeureux. Des morts, on en compte par milliers toujours, mais les cadavres sont souvent peu nombreux !... Si les deux partis sont également prudents, et que la lutte s'éternise en escarmouches perpétuelles, le vieux moyen, l'unique, l'irrésistible, met fin aux hostilités. Le général le plus riche achète la reddition de son antagoniste... Au fond, c'est plus humain, que de donner des coups mortels !
Parfois, pour des intérêts politiques, une lutte vraiment sérieuse existe entre les adversaires. Les villes brûlent, les campagnes sont dévastées, les cadavres jonchent les routes, flottent sur les eaux des fleuves. Le petit peuple, presque seul, souffre de tous ces maux et paie de sa vie la mauvaise humeur des mandarins ; il n'a ni armes, ni munitions, à opposer aux soldats ou brigands organisés, et ceux-ci contre des inoffensifs ont alors un vrai courage, où la prudence n'a plus de raison d'être.
Les odes de la première partie du Livre des Vers, sont des poésies amoureuses de soldats retenus loin de leur foyer, ou de femmes qui attendent le retour de leur mari. Après une expédition militaire, on voit encore aujourd'hui, dans les auberges, assis devant les tables à thé, nombre de soldats qui pincent de la guitare et chantent de semblables poèmes, de leur voix de fausset. Les foudres de guerre se sont mués en gais damoiseaux qui se font des grâces !...
Une HYPERLINK "cheu_king.doc" \l "o110" ode du Che-Kin, au chapitre Koué-fong, donne la caractéristique du soldat chinois :
« Escaladons ce pic pour voir de loin mon père. Mon p.141 père aussi dira : Mon fils, au service, n'a de trêve ni le jour, ni la nuit. Oh ! qu'il prenne garde à lui, qu'il revienne et ne reste pas là-bas !
Escaladons ce pic, pour voir de loin ma mère. Ma mère aussi dira : Mon cadet au service, ne dort ni la nuit, ni le jour. Oh ! qu'il prenne garde à lui, qu'il revienne et ne reste pas là-bas !
Escaladons ce pic, pour voir de loin mes frères. Notre frère au service n'est libre ni de jour, ni de nuit. Oh ! qu'il prenne garde à lui, qu'il revienne et ne meure pas là-bas !
Que sera le soldat moderne ?... De temps à autre, on parle de péril jaune, et certains, se basant sur les centaines de millions d'hommes qui peuplent la Chine, et encore sur la rapide évolution du Japon, qui lui permit de se classer en un demi-siècle parmi les grandes nations du monde, donnent des pronostics fort alarmants. Il est évident que le territoire chinois est un vaste réservoir d'hommes, et que, si ce territoire était organisé comme notre vieille Europe, des armées formidables pourraient, nouvelle invasion, comme autrefois les Mongols, se lancer sur les routes d'Occident... Mais, rassurons-nous ! La Chine n'est pas le Japon. L'esprit des deux peuples est tout à fait différent. Le patriotisme si vif des Japonais est une puissance morale que le Chinois ne comprend pas encore. Depuis 1911, l'antique empire du milieu reste lui-même, mais livré aux factions qui gouvernent, presque dans chaque province, selon leurs fantaisies. Dans le gâchis actuel, personne ne saurait parler sérieusement de l'avenir chinois. Les Célestes émigrent facilement dans toute l'Asie, et certaines villes des Straits-Settlements, par exemple, ont un noyau chinois considérable. p.142 En supposant que l'Amérique ferme un jour définitivement ses portes à la race jaune, pour la Chine au moins, qui n'est pas d'un territoire exigu comme le Japon, l'excédent des naissances trouvera de nombreux territoires, encore inhabités, dans l'ouest mongol et tout le sud sibérien. Ce pourrait alors devenir une lutte avec la Russie, si la Russie existe encore comme nation sibérienne. La pénétration peut aussi, en ces nouveaux territoires, être toute pacifique... Les dirigeants Jeune-Chine pourront exalter les sentiments nationalistes, se libérer progressivement de l'influence étrangère, pourront même pactiser avec tous les peuples d'Extrême-Orient et proclamer que l'Asie doit être aux Asiatiques... Ces événements sont prévus. Mais qu'un immense pays sans organisation aucune, sans finances, puisse d'abord vivre en refusant l'aide étrangère, puisse ensuite organiser la vie industrielle nécessaire à toute nation moderne, et toujours sans l'appui des finances étrangères, pour que la Chine puisse outiller une armée qui donne inquiétude et la ravitailler, et pour tant d'autres raisons qui tiennent à l'âme chinoise et qu'il faut avoir saisies sur le vif pour en établir la valeur, très certainement l'invasion problématique qu'on dénomme « Péril Jaune » n'est pas près de se produire.
*
L'empereur Chouen, disent les Annales, au commencement de son règne
« publia les saisons et les lunes, donna leurs noms aux jours, établit les modèles des instruments de musique, les étalons de poids et mesures.
Aujourd'hui encore sont établis chaque année des calendriers officiels, avec les caractères du cycle qui p.143 désignent les années de chaque siècle. A l'origine, chaque jour devait avoir son caractère. Chaque dynastie et chaque règne recommence une période qui compte de l'an I de l'avènement. La République a gardé cet usage, et à côté du millésime du calendrier grégorien, employé dans les actes publics avec les douze mois solaires, se trouvent, pour la commodité du peuple qui tient aux vieux usages, les mois lunaires et l'année correspondante du régime. L'année 1911, fut l'an I de la République. Pour que l'année lunaire corresponde à la révolution sidérale, à certaines époques déterminées, on intercale dans l'année un mois lunaire complémentaire. L'année chinoise commence vers le 10 février.
Les étalons de poids et mesures donnés par Chouen n'ont sans doute guère varié. Un des petits-fils du grand Iu chante, dans les Annales :
« Que notre aïeul fut clairvoyant ! Suzerain de tant de royaumes, il transmit ses exemples à ses descendants. L'étalon poids et mesures qu'il fixa est encore au palais.
Actuellement le système de mesures chinoises est ainsi établi sur tout le territoire :
Une livre, ou kin, vaut 601 gr. 28. Une livre se divise en 16 léang. Un léang équivaut à un taël, à une once. p.144 Une once vaut 37 gr. 58. Une once se divise en 10 ts'ien, 1 ts'ien vaut 10 fen, 1 fen vaut 10 li. L'unité monétaire ayant pour base l'once d'argent ou taël, se subdivise donc en ts'ien, fen et li.
Pour les mesures de capacité, 1 ko vaut 0 litre 07 ; 1 chen vaut 0 litre 70 ; 1 téou ou boisseau vaut 7 litres. Pour la superficie 1 méou vaut 6.000 pieds carrés. Les mesures de longueur sont : 1 fen ou 0 m,00358 ; 1 ts'en ou pouce qui vaut 10 fen ; 1 pied ou t'che qui vaut 10 ts'en, soit 0 m,358 ; 1 tchang qui vaut 10 tch'e. Pour les itinéraires 1 li vaut 1.800 pieds, soit 644 mètres ; 1 t'ang vaut dix lis.
La balance en usage est la balance romaine, pour une livre à 16 divisions ou onces. De petits clous de cuivre marquent sur la tige les divisions d'onces ou de demi-onces. Des balances spéciales formées d'un bâtonnet d'ivoire gradué pour les subdivisions d'onces, avec un plateau de cuivre soutenu par des fils de soie, servent pour la pesée des objets précieux, or ou argent .
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p.145 Le Ya-men ou mandarinat, endroit où vivent les préfets, sous-préfets, ou mandarins militaires, est un ensemble de constructions à l'usage de l'administration publique. Outre les appartements privés du magistrat en exercice, se trouvent en ce lieu les casernes de la garde mandarinale, les logements des satellites, les prisons et enfin la salle de justice.
p.146 Pour pénétrer dans le Ya-Men, il faut d'abord avoir une raison et ne pas oublier de donner un pourboire aux satellites, soldats, scribes, etc. Sans argent, aucun employé ne saurait faire parvenir une supplique. Toute la valetaille vit aux dépens du contribuable. Son unique salaire se compose des étrennes du premier de l'an et des offrandes que doivent donner le peuple innombrable des plaideurs et condamnés, car son influence est considérable, le mandarin ne jugeant le plus souvent que d'après les rapports de ses familiers.
Dans les cours, le long des murailles, sont placés des instruments de supplice : cages formées de gros barreaux réunis en pyramide, avec au sommet, une ouverture pour la tête du patient ; cangues, chaînes, piques etc. Au fronton de la salle de Justice, de grands caractères se détachent sur fond rouge : Justice. Clémence. Sévérité. Ce sont les vertus judiciaires qu'un mandarin doit avoir toujours présentes à l'esprit.
La justice chinoise possède un code antique. Un nouveau code a été promulgué par la République d'après le moule napoléonien, mais les anciens usages ont toujours p.147 force de loi. Les Annales rapportent que l'empereur Mou-ouang, déjà centenaire, édicta des lois pénales en se rapportant à la tradition et en se conformant aux usages de Houang-ti, car
« Chouen ordonna à son ministre Pé-i de fixer des lois pour préserver le peuple de supplices immérités... Kao-iao, habile à faire usage des pénalités, favorisait l'ordre parmi le peuple, et y développait la légalité.
Mou-ouang donne ensuite des détails sur la façon de rendre un jugement :
« Les deux parties étant en présence, que les juges écoutent leurs dépositions. Quand elles auront été examinées et controuvées, on réglera le cas selon le code pénal. Si celui-ci n'est pas applicable, on le réglera par l'amende, etc. On peut manquer de justice en cinq manières : Si on craint les supérieurs, ou des représailles, ou des femmes ; si on se laisse acheter par des dons ; si on écoute les solliciteurs. Le crime du juge équivaut alors à celui du coupable.
Dans le doute s'il y a lieu à l'amende ou à la peine, acquittez le prévenu. Quand tout aura été examiné et discuté, jugez encore des apparences. Si les preuves manquent, laissez-là le procès, et craignez en tout la majesté du Ciel.
La marque du fer rouge sera remise en cas douteux. Si l'amende est infligée, elle sera de six cents houan (un houan équivaut à six onces de cuivre). Mais constatez bien la culpabilité.
L'amputation du nez sera remise en cas douteux ; p.148 si l'amende est infligée, elle sera de douze cents houan. L'amputation des pieds..., la peine capitale... etc. Il y a mille crimes que l'on peut racheter par la somme qui remet la marque d'infamie. Il y a mille crimes que l'on peut racheter par la somme qui remet l'amputation du nez, etc. Ne vous laissez pas tromper par de fausses dépositions... Que la loi soit votre guide.
La sentence une fois prononcée sera irrévocable, et quand elle aura été rapportée au roi, celui-ci la ratifiera. Qu'on notifie en haut lieu la peine prononcée et, si elle a été aggravée, qu'on note cette circonstance.
« Qu'on notifie en haut lieu... » Maintenant encore toute peine grave, toute cause capitale doit être déférée au mandarin supérieur, sauf, naturellement, en des circonstances critiques : rébellion, pillage, etc.
Dès l'antiquité toute peine pouvait être rachetée par une amende. L'influence de l'argent, hélas, a dû fausser bien des jugements.
Mengtse dans ses écrits parlant du meurtre, classe l'affaire comme chose très grave, car le meurtrier devant subir la peine du talion, ses ancêtres seront privés de sacrifices ! Tout s'enchaîne dans ces coutumes.
L'empereur Chouen dit, dans un de ses conseils de ministres :
« Les calomniateurs sont exclus de mon intimité. Nous les reconnaîtrons au tir (parce qu'un mauvais cur ne saurait bien tirer de l'arc !) Servez-vous de la verge pour leur rafraîchir la mémoire.
Chouen représenta en images les peines légales. On pouvait les commuer en exil. Le fouet fut déclaré peine de tribunal et la verge, peine scolaire. On pouvait se libérer de ces peines à prix d'argent.
L'empereur Ou-ouang dit :
« Avant de condamner un p.149 coupable, réfléchissez cinq ou six jours ; réfléchissez dix jours, trois mois, et prononcez alors une sentence solennelle.
Aujourd'hui encore, sauf en temps de troubles, les juges réfléchissent longtemps, très longtemps avant de prononcer leur sentence. Les intermédiaires, les amis, les satellites aussi, ont tout le loisir de faire valoir les arguments sonnants... Si enfin la sentence est prononcée, l'exécution ne vient que fort longtemps après. La pauvre victime et sa famille, pour s'éviter des avanies sans nom, devront pendant ces longs mois de détention satisfaire aux demandes insatiables des valets du prétoire.
Après une dénonciation, pour une affaire vraie ou supposée, les sbires du mandarin s'installent dans la maison du coupable, qui, par crainte des geôles du tribunal, s'est enfui s'il a pu être averti. La loi et la coutume font que ces ignobles personnages peuvent vivre au dépens des familles des accusés, pour obliger, par crainte de la ruine complète, le fugitif à se livrer entre leurs mains... L'extradition n'existe pas de province à province. Un bandit n'a qu'à franchir la frontière pour vivre sans inquiétude. Aussi les frontières sont-elles infestées de pillards qui font leurs excursions selon que des renseignements très précis, puisés souvent au ya-men, leur font savoir où se trouvent les soldats chargés de les arrêter. Souvent aussi, il y a entente directe entre la police et les brigands : on se partage le butin !...
Une coutume très ancienne est celle des scellés. On voit parfois une porte d'habitation avec, en travers, une bande de papier sur laquelle sont inscrits le motif de la fermeture, avec la date et le sceau du mandarin. Personne n'oserait violer des scellés !... Quand un voleur, un criminel, un débiteur sont en fuite, on scelle leur porte. p.150 La famille n'ayant plus de logis est obligée d'indiquer la retraite du délinquant, ou bien celui-ci est forcé de se présenter.
Les avocats sont inconnus en Chine. En présence du juge, plaignants et accusés s'agenouillent. Pour « rafraîchir la mémoire » comme sous l'empereur Chouen, le mandarin peut appliquer la question, faire subir la torture. Les peines légales sont pour le crime, la mort ; pour le vol, la restitution et l'emprisonnement ; pour des rixes et blessures, la compensation et la prison. Pour des fautes légères : la fustigation de cinquante à cent coups par le petit bambou, ou par le gros bambou. S'il y a circonstance aggravante, il peut y avoir flagellation publique et la prison avec cangue autour du cou. En outre le code prévoit encore l'exil temporaire ou le bannissement perpétuel et la mort par strangulation, par décapitation, ou lacération. Ce dernier supplice est celui des cent plaies.
Le principe du rachat des peines édicté par Mou-ouang a fait p.151 de la justice en Chine une chose boiteuse et si vénale qu'un écrivain moderne a pu dire :
« La justice en Chine est vénale et le peuple, habitué à la payer, a moins le souci de dire la vérité devant ses juges, que celui de savoir combien il devra payer pour faire pencher la balance en sa faveur ». P. Robert.
L'argument des sapèques étant toujours le plus fort, un riche, un brigand puissant, se tirent toujours d'affaire. Le petit peuple prend philosophiquement le parti d'agir selon les circonstances, comme on le lui enseigna et répète ce vieil axiome :
Chan go tao t'eou tchong iéou pao
Tche tsen lai tsao iu lai tch'e.
Le bien et le mal reçoivent toujours leur récompense ;
Elle arrive seulement ou plus tôt ou plus tard.
*
On s'étonne en voyant avec quelle persévérance et quel savoir-faire, les agriculteurs chinois ont su changer des coins incultes, ou même des pentes ravinées de montagnes, en grasses et fécondes rizières. Dès l'origine, le grand Iu fut un ingénieur de premier ordre. A l'agriculture et sous un ciel très chaud, pour le riz en particulier, il faut beaucoup d'eau. Iu, dans un conseil d'État de l'empereur Chouen, dit :
« J'ouvris aux fleuves des neuf provinces un passage vers l'océan ; je creusai des canaux communiquant avec ces fleuves, et... je semai et procurai des céréales au peuple...
L'empereur Chouen d'ailleurs
« avait constitué douze provinces, consacré douze montagnes et réglé les cours d'eau ». Race d'agriculteurs, les Chinois sont les paysans les plus actifs, les plus p.152 patients et peut-être les plus industrieux du monde. S'ils ont des instruments aratoires généralement très simples, leur tarare cependant employé depuis peut-être des millénaires est en tout semblable au nôtre, leurs moulins divers sont fort bien agencés, et leurs norias de bambou, les petites à palettes, actionnées par les pieds, les grandes qui ont jusqu'à huit ou dix mètres de diamètre, que le courant fait tourner, dont les godets, tubes de gros bambou, se remplissent dans ce même courant, pour, en vertu d'une inclinaison voulue, se déverser à la hauteur des canaux d'irrigation, sont des merveilles de précision. Ayant appris des anciens l'art de la canalisation, ils savent obtenir leurs deux récoltes annuelles. On comprend qu'un pareil travail leur donne peu de répit et que ceux qui croient le paysan chinois endormi et paresseux, croient à une fausse légende.
*
L'amour du beau, du chatoyant a toujours été de mode parmi les Chinois. L'empereur Chouen disait :
« Je veux revoir brodés sur vos costumes les anciens emblèmes : le soleil, la lune, les montagnes, le dragon, le faisan au plumage varié, les calices, les algues, les flammes, les grains, les haches. Que ces costumes soient teints élégamment en diverses couleurs. Exécutez-moi cela. Je veux entendre la musique aux airs variés et être instruit par les chansons populaires du zèle ou de la négligence de mes fonctionnaires.
Si l'habit européen, pourtant bien étriqué à côté des formes antiques, a les faveurs de la jeunesse des écoles, les hommes sages conservent la robe fleurie, brochée de p.153 si beaux dessins, aux teintes diverses, qui donnent, et sur les places publiques et dans la famille, une note gaie, bien nationale. L'antique coutume d'ailleurs n'est pas près de disparaître !
Les disciples de Confucius ont écrit, dans le Juste Milieu :
« Le livre des Vers dit de la reine Tchouang-Kiang : Elle portait un habit simple par-dessus ses habits royaux, par aversion pour l'ostentation du luxe ».
C'est une belle idée sans doute, et les Chinois ont voulu la mettre en pratique. Chacun porte ordinairement plusieurs robes, et de diverses couleurs, les unes au-dessus des autres. Certaines soieries sont tellement fines que leur poids est insignifiant. Parfois donc on met une robe de toile vulgaire au-dessus d'un habit de cérémonie. C'est de la bonne simplicité... Mais si l'occasion se présente de se montrer dans tous ses atours, on change l'ordre et parfois sous la parure extérieure se trouve la robe commune, usagée et souvent sale, qui fait un effet spécial sous l'habit de fête !... Mais il faut être Européen pour songer à de tels détails !
Le livre des Entretiens donne la manière d'agir en société, d'après l'exemple de Confucius. On s'étonne des gestes compassés, des courbettes innombrables, d'une gravité calculée, toutes choses apprises par le Chinois dès son jeune âge et pratiquées pendant toute sa vie. Les livres enseignent ces formes d'étiquette : c'est sacré !
« Lorsque Confucius était dans son pays natal, il avait les manières fort simples... Quand le prince l'appelait pour recevoir les ambassadeurs, il changeait de visage et semblait marcher avec peine (il avait l'air grave). En saluant ses voisins, il étendait les mains de côté (manière chinoise de saluer), sans déranger les plis de sa robe. p.154 En introduisant les étrangers, il avait la marche empressée et les bras étendus (façon chinoise de marcher)... Quand Confucius entrait à la cour, il se baissait comme si la porte eut été trop basse. Il ne prenait pas l'entrée du milieu (réservée au prince, ou aux hôtes de marque. Chaque porte a une ouverture principale à deux battants et de chaque côté un vantail secondaire à un battant)... et ne mettait pas le pied sur le seuil (pièce de bois, quelquefois fort élevée, qui unit par le bas les montants de la porte, et qu'il ne faut pas toucher : habitude superstitieuse). En passant devant le trône, il pâlissait... il montait les degrés en soulevant les bords de son vêtement, le corps incliné, retenant son souffle... Quand il portait le sceptre du roi, il se tenait courbé comme sous un lourd fardeau ; quand il l'élevait, il semblait saluer (c'est-à-dire, joignait les deux mains à la hauteur du front, comme pour le salut de cérémonie)... Confucius ne faisait pas usage de bordures roses et violettes à ses habits (qui sont des garnitures réservées aux femmes)... Pendant la canicule, il revêtait un pardessus simple, en toile de lin. Son habit noir était doublé de peaux d'agneaux ; le blanc, de peaux de cerfs ; le jaune, de peaux de renards. Son habit ordinaire était long et la manche droite retroussée (pour que l'étoffe toujours très ample ne gêne pas les mouvements de la main)... S'il n'était pas en deuil, il suspendait à sa ceinture les objets d'usage (éventail, serviette, cure-dents ou cure-oreilles qui se balancent au bout d'une chaînette d'argent, et maintenant, la pipe et la boîte à tabac, car les habits chinois sont ordinairement sans poches). Les habits avaient le bord découpé (avec pans pour faciliter la marche et l'équitation), hormis l'habit de cérémonie, etc. »
p.155 Tous ces détails, proposés à l'imitation de chaque génération, sont toujours en usage. Le texte ajoute :
« En temps de jeûne (avant un sacrifice), (Confucius se revêtait d'un habit simple et blanc... Confucius ne refusait pas le riz préparé proprement, ni la viande hachée (à l'usage des bâtonnets). Il ne mangeait ni viande, ni poisson gâtés... Même si la viande abondait, il n'en mettait pas dans son bouillon pour dépasser le liquide (marque de gourmandise). Il ne parlait ni en mangeant, ni couché. Même dans un repas commun, il ne manquait pas de faire la libation (aux ancêtres) avec grand respect. Confucius ne s'asseyait pas, si la natte était mal mise. Quand il y avait festin au village, il ne sortait qu'après les vieillards. Quand on faisait quelque procession pour honorer les esprits, il se tenait en grand costume, au bas des degrés de sa demeure (usage analogue pour honorer ceux qui passent, ou qu'on attend), etc.
Si le prince venait visiter Confucius pendant sa maladie, il se couchait, la tête tournée à l'Orient et mettait sur lui ses habits de cérémonie et sa ceinture par-dessus... En dormant, il ne s'étendait pas comme un mort... Confucius, en voiture, tenait les rênes, le corps p.156 droit. Il ne regardait pas derrière lui, parlait peu et ne montrait rien du doigt.
Quand on verra plus loin, à propos des éloges décernés à Confucius par Mengtse, l'influence de ce sage sur la Chine, on comprendra pourquoi tout Chinois, jusque dans la moindre de ses actions, sait et veut imiter ce modèle de toute perfection.
Confucius a dit :
« Sans Kouan-tchong (qui mit de l'ordre dans l'empire) nous boutonnerions nos habits du côté gauche, comme les Barbares.
C'est une marque de civilisation, sans doute, de boutonner son habit du côté droit, et puisque Confucius le recommande, aucun tailleur n'aurait l'idée de changer la coutume établie. Les boutons sont au nombre de cinq.
Confucius dit encore :
« En marchant, figurez-vous que la sincérité et la gravité vous accompagnent ; en char, imaginez-vous les voir écrites devant vous, sur le timon. Alors, vous saurez agir.
Se figurer ces mots écrits quelque part est bien, mais écrire véritablement des sentences, pour mieux se les remémorer, sera mieux, ont pensé les Chinois. Aussi, partout, se remarquent des caractères gravés dans la pierre, le bois, peints, laqués, dorés, sur des panneaux artistiques, sur le fronton des temples et des demeures particulières, sur les murs extérieurs, dans la rue ; sur les colonnes intérieures de tout édifice public ou privé, sur les vases, potiches et cassolettes, sur les éventails qu'on balance mollement, car la chaleur est grande, car les moustiques sont légion... pour se donner une contenance, aussi ; partout, la couleur sombre de l'encre noire , les arabesques des p.157 fioritures aux couleurs vives attirent les yeux, et le visiteur, et le passant, lisent les sentences les plus célèbres de l'antiquité. Chacun commente tout haut pour le voisin, qui ne manque pas d'exalter la maxime citée, au sens si profond, toujours. A tout instant des pancartes ou p.158 panneaux rappellent les grands mots de Bien, de Justice, de Sincérité, de Magnanimité ! Grands mots sonores, qui plaisent, qui charment les loisirs du lettré, mais qui n'ont aucune application pratique. Comme les sages antiques, leurs disciples modernes sont pétris de trop d'orgueil et d'égoïsme, pour donner la vie à des formules inanimées.
En saluant un Chinois, donnez-lui un titre approprié. Si votre interlocuteur est d'une certaine condition, parlez de vous de la façon la plus humble. Le Livre des Entretiens dit :
« Le roi donne à la reine le titre d'aide. La reine s'intitule : l'humble fille. Les sujets la nomment : princesse ; devant un étranger, ils l'appellent l'humble princesse...
Les termes moi, toi, vous, sont impolis, si on les adresse à des personnes de condition. On doit parler à la troisième personne ; on s'intitule : le petit frère ; on parle de son humble famille, de son petit pays... Chaque nation a son genre d'étiquette.
Les Annales disent de l'empereur Ou :
« Comme il y avait encore des rois qui n'étaient pas soumis, il partit pour l'Orient, afin de les combattre... Ceux-ci amoncelèrent les soies dans des corbeilles et s'écrièrent : Annexés à la dynastie des Tchéou, nous serons heureux. Et aussitôt ils se soumirent à cette puissante dynastie. Leurs nobles amoncelaient des soieries dans des corbeilles pour aller à la rencontre des généraux de Ou, le peuple apportait sur des chariots les vivres et les rafraîchissements pour les soldats de l'empereur...
L'usage demeura ! Quand arrive quelque parti de brigands, trop puissant pour qu'on puisse lui résister avec succès, on p.159 se porte à sa rencontre avec des présents, on salue les nouveaux venus du beau nom de « libérateurs », et chacun agissant au gré des circonstances, tout se passe pour le mieux.
Les empereurs récompensaient autrefois leurs officiers par une offrande de magnifiques vêtements. Actuellement, à l'image de l'Europe, on a créé des ordres honorifiques et des décorations, mais l'offrande d'une belle soierie, d'un pardessus fourré de quelque peau rare, est toujours appréciée. Les Annales disent, à propos de ces récompenses, aux Enseignements de Iué :
« Laissez dans vos armoires les robes et les manteaux »,
c'est-à-dire : ne récompensez pas à la légère. L'empereur Mou, 1.000 ans avant Jésus-Christ, dit au prince Ia :
Votre aïeul et votre père... se sont épuisés au service de la dynastie. Leurs mérites sont inscrits sur le grand étendard »,
c'est-à-dire, sur un étendard d'honneur, offert sans doute comme le parasol d'honneur. On offre encore maintenant, comme récompense officielle, le « ouan min san », le parasol aux dix mille noms, un parasol de soie tout constellé des noms des donateurs écrits en lettres d'or ; parfois des bandes de soie, avec dédicaces élogieuses, enjolivées de motifs d'or ; un panneau de bois sculpté et laqué, portant des sentences à l'adresse du destinataire. Coutumes immémoriales que les Chinois en quête d'honneurs à distribuer... ou à recevoir, savent rendre toujours nouvelles.
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Le Chou-Kin dit : Tchéou-Kong dressa des autels aux ancêtres et avant de les prier « prit ses insignes en main ». Dans certaines pagodes, les idoles tiennent une p.160 tablette, signe d'autorité. Sous les anciennes dynasties, l'ordre mandarinal n'était pas encore divisé en neuf degrés, avec, comme insigne de la classe, le bouton de pierre précieuse et de diverse couleur fixé au sommet du chapeau. Les officiers de l'antiquité recevaient comme insigne de leur charge une tablette, avec caractères dorés et gravés, indiquant leur grade. Ces idoles, empereurs ou héros divinisés, tenant en main leur tablette, revêtus de costumes antiques de formes pesantes donnent, avec de nombreux panneaux peints dans les temples, par des scènes journalières prises sur le vif et léguées par de véritables artistes, une juste idée de ces temps antiques. Après des millénaires, l'art du costume, de l'habitation, ne semble pas avoir beaucoup évolué. Les agriculteurs tiennent la même charrue, les pêcheurs lancent le même filet, les caravaniers suivent les mêmes pistes parmi des paysages identiques, avec des gestes toujours semblables, auprès de mandarins toujours aussi fiers de leur dignité, telles les scènes du passé racontées dans les pagodes et les livres classiques.
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A propos de l'intronisation de l'empereur Kang, les Annales disent :
« Kang-ouang s'avança jusqu'à la porte In (une des portes séparant les cours qui se p.161 succèdent dans tous les temples, tribunaux ou palais). Les ministres, les vassaux s'approchèrent ; chacun prit ses insignes et les dons qu'il apportait... Tous saluèrent à deux reprises, et, selon l'usage antique, le roi leur rendit gracieusement le salut.
Dans la vie commune, un serviteur à l'égard de son maître, à l'occasion d'une fête ou cérémonie, et même le dernier des portefaix, aujourd'hui encore, imite tous ces gestes « selon l'usage antique » !
*
On consulte les sorciers dans toute affaire importante, choix d'emplacement pour tombeaux, maisons, cités. Le sage Chao, sous la dynastie des Tchéou, d'après les Annales, fonda la ville de Lo, nouvelle capitale.
« Chao consulta les sorts et, après un heureux augure, il se mit à tracer le plan... Il sacrifia, dans la campagne, deux taureaux... et à l'esprit de la terre, un taureau, un bélier et un porc... Le prince Chao et les vassaux allèrent prendre des pièces de soie et en firent hommage à Tchéou-Kong (premier ministre) en disant : Nous vous saluons et nous faisons cet hommage à votre Excellence et au Roi.
Aujourd'hui se perpétuent ces usages. Les sorts consultés, la charpente de la maison s'élève. Au sommet, sur le faîtage, on fixe un bouquet de rameaux verts entrelacés de bandes de soie rouge offerts par les amis en souhait de bonheur et de prospérité.
Le Livre des Vers nous raconte des usages de la dynastie des Tchéou qu'un écrivain chinois contemporain ne saurait autrement décrire. L'ode Mien dit :
« Du temps de Tan-fou notre ancêtre, on demeurait dans des cavernes et des huttes. Il n'y avait pas encore de construction. Un p.162 jour Tan-fou monta à cheval, et, longeant les rivières, arriva près du mont K'i... on tint conseil ; on consulta la tortue (les sorts) et Tan-fou dit : Fixons-nous et bâtissons nos demeures en ces lieux... Il appela les intendant des divers travaux, pour bâtir des demeures ; ceux-ci tirèrent le cordeau pour aligner les constructions ; ils se servirent de planches pour battre les murailles (en pisé) et le temple des ancêtres se dressa majestueux. Des troupes d'ouvriers charriaient la terre (dans des paniers de bambou) on la tassait (avec un pilon, entre les planches) tout en chantant. On la battait en cadence, on égalisait les murs en les rasant (à la bêche). Cent murs en même temps s'élevaient, et le signal du repos (le gong, qui indique aussi la reprise du travail pour tous les ouvriers, quand leur pipe de tabac est fumée) ralentissait à peine l'ardeur des travailleurs. Les portes de l'enceinte grandissaient avec leurs tours. Ensuite on construisit les portes du palais qui se dressèrent grandioses, etc.
Cette ville tracée, ces constructions faites, il faut une fête d'inauguration. Le Livre des Vers, nous dit encore ce qu'on faisait autrefois et nous explique ce qui se fait aujourd'hui. Il chante :
« Sur cette belle rive ombragée par les monts du Sud sont des palais serrés comme des bambous, élancés (avec leurs campaniles) comme des pins... On y continuera la lignée des ancêtres... On a relié les planches et on y tasse la terre à grands coups (pour faire les murs). Que l'orage en reste éloigné ; que moineaux et souris s'en écartent. Le prince y trônera. Sa salle d'audience (toujours la plus belle pièce) est majestueuse comme un p.163 homme qui se dresse sur ses pieds ; elle est à plomb, comme la flèche qu'on décoche en l'air ; ses lignes sont souples, comme l'oiseau qui voltige ; elle est coloriée comme le faisan qui vole... Unie en est la cour, élancées les colonnes. Les salles exposées au midi sont gaies ; les autres chambres sont mystérieuses. Le roi s'y reposera. Il dormira en paix sur des nattes superposées, etc.
Parfois du fond des sombres salles, une voix furieuse éclate. L'épouse ou quelque femme secondaire laisse éclater sa colère. Comme dans l'ode du prince Souqui se plaint du prince Pao et s'adresse à un inconnu, toute Chinoise apprit que selon les coutumes antiques, il vaut mieux maudire son chaudron, son tabouret, ou quelque animal domestique, plutôt que de s'adresser directement à son mari. On dit alors tout ce qu'on veut, toutes les grosses sottises qui soulagent... et le chaudron au moins, ne répond pas !
*
Certaines odes nous font songer aux images bibliques de Ruth glanant dans le champ de Booz. L' HYPERLINK "cheu_king.doc" \l "o212" ode Ta-t'ien dit :
« Puissent les épais nuages donner de douces pluies... Il y aura des épis non moissonnés, des gerbes qui auront échappé aux moissonneurs. Ils seront la part de la veuve.
Dans la campagne, au temps de la moisson, les hommes et les femmes chantent souvent de gracieuses ritournelles. Le Che-Kin, au livre Koué-fong nous donne un exemple de ces chants :
Nous allons à la cueillette du plantain par les champs :
Cueillons-le !
Nous allons à la cueillette du plantain par les champs :
Tassons le !
Nous allons à la cueillette du plantain par les champs :
Emportons-le !
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Scènes et croquis
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p.164 Pour l'étranger, les textes, s'ils indiquent parfois des détails que l'écrivain jugea bon de léguer à la postérité, n'enseignent cependant pas tous les détails de la vie chinoise. A titre de documentation et aussi pour éclairer certaines citations précédentes, nous allons décrire quelques usages particuliers.
M. Tch'en est un riche commerçant. Il a fait plusieurs voyages à Shanghai et Hongkong, connaît les Barbares d'Occident et s'entend à faire avec eux des affaires... lucratives. Il vient, après une assez longue absence, de rentrer dans sa bonne ville natale et se prépare à fêter ses amis, dans un repas d'apparat dont on parlera longtemps... Ces jours derniers, son majordome est passé dans tous les prétoires des mandarins, dans toutes les boutiques des plus gros marchands de la cité, avec l'immense carte rouge de son maître et cette inscription :
« Le 15e jour de la huitième lune, à 4 heures du soir, un festin sera servi où l'on vous invite respectueusement.
T'chen sin kiai, le tout petit, traça ces caractères peu élégants, d'un pinceau malhabile, donne rendez-vous, salue, et souhaite mille félicités.
Les cuisiniers les plus renommés de la ville ont été convoqués ; les mets les plus rares ont été préparés. Le p.165 grand jour est arrivé ! Il est quatre heures du soir et chaque invité met la dernière main à sa toilette. Les porteurs de chaise stationnent à la porte de M. Tchéou, propriétaire d'un magasin d'étoffes, dans la rue du Dragon-Blanc, au faubourg du Sud. M. Tchéou consulte sa pendule européenne,
« Puisque quatre heurs viennent de sonner, rien ne presse ! Il n'y a que les Européens qui arrivent à l'heure de l'invitation : ils sont sans usages !... Un repas demande une longue préparation, et puis tout invité a de multiples occupations qui le retiennent... Dans une petite heure, on pourra se mettre en route. En attendant, fumons une pipe !
Pour tuer le temps, M. Tchéou jette un coup d'il sur son livre de comptes, vérifie quelques opérations, prend son abaque, une machine à calculer formée d'un plateau et de billes de bois qui glissent sur des tringles. On étudie dans les écoles, sur l'abaque, les quatre opérations arithmétiques dont le total s'aligne sur les tringles par unités, par dizaines, centaines et milliers.
Enfin, M. Tchéou appelle ses porteurs de chaise, donne sa pipe, son tabac, une serviette de toilette et sa carte à l'un de ses serviteurs, et s'installe dans son confortable véhicule. La rue est remplie d'une foule affairée, véritable fourmilière, que traversent les coolies, qui trottent en cadence en chantant leurs litanies pour marquer le pas, les porteurs de palanquin, qui par équipes de trois dirigent leur esquif parmi les remous de la foule. Un homme est à chaque extrémité des brancards, le troisième se place immédiatement à la suite du premier pour, quand celui-ci est fatigué, prendre sa place. Ce premier passe alors en queue et le dernier porteur se met à la seconde place, dans les brancards, prêt à remplacer celui qui le p.166 précède et tous ces changements se font, sans arrêter la cadence, au pas de course. L'homme de tête jette un son guttural pour annoncer la rencontre d'une autre chaise, un obstacle quelconque ; et les chocs sont assez rares... On passe devant de nombreuses boutiques d'une travée de largeur, mais dont les magasins sont profonds, ornées de pancartes qui se balancent au vent, qui sont bariolées de couleurs vives, laquées, dorées... On passe devant un petit pagodon où trône le génie protecteur de la rue du Dragon-Blanc. Des bâtons d'encens qui se consument, font de leur fumée une auréole à la statuette de bronze.
M. Tch'en habitant dans la ville, à l'intérieur des remparts, il faut franchir la porte du Sud, dont les vantaux sont bardés de plaques de fer que retiennent des clous à grosse tête. La poutre qui le soir est assujettie derrière les portes, gît sur le pavé. Un énorme cadenas reste suspendu près de la guérite de la sentinelle. Au couvre-feu la clef de ce cadenas sera portée chez le préfet... Les p.167 cadenas de Chine, antiques serrures, sont assez curieux. On en trouve de toutes formes aux devantures des boutiques. En général, une boîte de cuivre porte à l'une de ses extrémités un crochet mobile. Ce crochet en rentrant dans la caisse de cuivre se trouve pris sous un ressort d'acier et le cadenas est fermé. A l'autre extrémité de l'appareil, un trou à encoches savantes donne passage à une longue tige de cuivre ou de fer dont les rainures sont semblables, laquelle tige ou clef, en entrant dans le cadenas, appuie sur le ressort qui lâche le crochet de fermeture, et le cadenas est ouvert.
Les remparts sont à peine franchis que M. Tchéou, passant devant l'hôtel de son ami Léang, autrefois marchand d'opium et maintenant rentier très confortablement installé dans cette luxueuse demeure, s'entend interpeller. Les porteurs s'arrêtent. Un serviteur prie M. Tchéou d'entrer... les portes s'ouvrent à deux battants et M. Léang lui-même arrive, insiste pour que son ami d'enfance prenne une tasse de thé.
D'ailleurs, il n'est pas encore cinq heures. Les convives de M. Tch'en ne seront pas si pressés !...
Invité lui-même, il n'est pas prêt. Il attend son barbier qui ne saurait tarder... et précisément, le voici !...
Dans la salle d'honneur on sert le thé parfumé sur des consoles laquées rouge sombre ; les tasses reposent sur des soucoupes de cuivre niellé. Comme c'est entre vieux amis, on s'invite mutuellement à boire le thé, pendant que le barbier prépare ses instruments. Pour une visite officielle, on ne goûte au thé qu'au moment du départ et c'est au visiteur d'inviter à boire, quand il songe à s'en aller, ou qu'il ne trouve plus rien à dire. Boire le p.168 premier serait pour l'hôte un manque de politesse, comme un avertissement au visiteur d'avoir à partir. Mais, entre amis !...
Vous permettez à mon barbier de commencer son office ?
Mais certainement !
M. Léang, assis sur une chaise, appuie les bras sur une console à thé pour se soutenir la tête. De la bouillote toujours garnie d'eau chaude, l'opérateur remplit un bol et frotte énergiquement le visage et la tête de son client. L'usage du savon n'est pas connu encore. Les cheveux et la barbe, sous la friction, deviennent plus flexibles... ils sont à point !... Le barbier prend dans une trousse de cuir un couteau plat, très court, d'un excellent acier, que certains forgerons savent si bien tremper. Il relève une jambe de sa culotte, sur sa cuisse frotte la lame, l'essaie sur les poils du bras qui tombent régulièrement : c'est parfait !...
Le visage est remis à neuf ; le sommet du front et le tour des oreilles sont bien nets. Là où s'enroule le turban, il ne faut pas de cheveux : c'est la mode !... Avec des pinces de cuivre, on cure les oreilles, on épile les poils du pavillon, on nettoie les yeux, on lisse les sourcils et... quelques bonnes tapes sur les épaules, sur les omoplates pour activer la circulation du sang, des tractions sur les bras, sur les doigts pour faire jouer les articulations... Le client est heureux, satisfait, rasé !...
Pendant l'opération, M. Tchéou lit un journal, commente les faits divers, car depuis des siècles on lit en Chine des journaux, journaux d'information, comiques, satiriques, feuilles qui relatent les édits impériaux, les faits des grandes villes et de la capitale. Depuis que le p.169 télégraphe apporte chaque jour les nouvelles du monde entier jusque dans les provinces les plus reculées, les journaux partout se sont multipliés... Le code télégraphique chinois est très spécial. Les caractères étant nombreux et difficiles à transmettre, les télégrammes sont écrits en chiffres arabes. Chaque nombre correspond à un caractère du code.
Buvez le thé ! Partons ! En route !...
La grande porte ouverte, il se trouve qu'un marchand ambulant a disposé sur le trottoir son éventaire de bibelots divers et de pipes de cuivre rutilant au soleil. Le marchand réunit sa pacotille et fait place. Les pipes ! Quel instrument utile !... Tout Chinois a sa pipe. Le porteur de fardeaux, le matelot, le paysan se contentent parfois d'un morceau de bambou, dont la racine creusée sert de fourneau. Un mince cordon de cuir, avec, au bout, une sapèque ou un nud qu'on passe dans la ceinture, sert à attacher la pipe pendant la marche ou le travail. A domicile, le cultivateur possède une pipe à fourneau de cuivre, grand comme un dé à coudre, avec manche d'épine, de grenadier, de bambou ou de jonc, avec un bec de cuivre ou d'ivoire. Les anciens ont des pipes de fer, avec un long manche qui sert de bâton. Une énorme arête de fer appuie sur le sol et empêche l'usure de la pipe. Les montagnards ont un instrument avec fourneau en pierre polie, comme les barbares. Les jeunes gens fument de petits cigares ou des cigarettes dans une courte pipe à tuyau d'ivoire, avec bec de verre colorié. Les femmes, les enfants préfèrent la pipe à eau et usent d'un tabac très fin, imprégné d'huile, préparé spécialement. Certaines de ces pipes à eau sont en cuivre ouvragé et incrustées d'émaux. Ces instruments se p.170 composent d'un récipient de cuivre rempli d'eau. Le fourneau, tout petit, juste assez grand pour y déposer une pincée de tabac, se prolonge par un tuyau droit qui pénètre dans l'eau du récipient. Le tabac étant placé sur le fourneau, on allume avec un morceau de papier de bambou, roulé très serré qui, approché d'un tison, s'enflamme sous le souffle. Pfutt ! Le tabac grille sur le fourneau. On aspire la fumée par un bec de cuivre. En passant dans l'eau du réservoir, la fumée a déposé sa nicotine. On vide la cendre du tabac brûlé et on place une nouvelle pincée de tabac... M. Tchéou sourit, en passant devant l'étalage des pipes. A Shanghai, il se souvient avoir vu un Européen qui essayait, mais en vain, de faire prendre une de ces allumettes de papier. Il faut une certaine habitude !... Et encore quand cet étranger s'avisa d'aspirer la fumée, il tira trop fort et l'eau du réservoir lui remplit la bouche...
Ah ! ces hommes d'Occident !...
Un passant arrête du geste les porteurs et la chaise.
Tchéou sien-sen !
Salutations diverses entre M. Tchéou et son ami M. T'ang, qui explique qu'il ne pourra répondre à l'invitation de M. Tch'en : son père vient de mourir dans la cité voisine, où il se rend d'ailleurs pour les préparatifs des funérailles. Les habits de toile blanche, sa ceinture, ses souliers, son turban de même couleur, en effet, ne sont pas de mise dans une salle de festin, où chacun d'ordinaire revêt des habits de soie aux couleurs vives. Pendant cent jours, M. T'ang devra laisser pousser ses cheveux et sa barbe en signe de deuil, et pendant trois ans, au moins vingt sept mois, il ne peut paraître dans les salons de ses amis. p.171
Mais votre fils, M. T'ang, que vous deviez marier, après la récolte !
Il attendra ! En vérité, il ne sied pas de se marier en temps de deuil !
Quelques mots de condoléances à l'adresse de M. T'ang, et les porteurs poussent un cri et le véhicule recommence à tanguer parmi la foule.
Dommage ! pense M. Tchéou. J'étais invité au mariage... Partie remise, et pour longtemps !
Il puise dans une tabatière d'argent une pincée de fin tabac jaune et parfumé, qu'il aspire avec volupté en songeant de nouveau :
Dommage !...
Devant la boutique de M. Loui, le médecin le mieux achalandé de la ville, il interpelle le vieil Esculape à barbiche de neige qui gesticule parmi ses clients,
Vous ne venez pas, docteur Loui ?...
Je viens ! Je viens !...
Un aimable salut et le docteur continue son office. Il opère une saignée. A cet effet, il a brisé des morceaux de porcelaine, et les tessons les plus aigus servent de lancette. Il pique les doigts du patient, vers la base des ongles ; il masse le bras, la main, les doigts pour faire affluer le sang, qui pointe, qui coule abondamment... Et voici un malade guéri.
Un jeune homme dans la boutique est en contemplation devant une grande image qui représente le corps humain, avec des ronds pour indiquer les endroits où doivent être plantées les aiguilles, quand l'acuponcture est jugée nécessaire.
Alors, gamin ! tu désires quelques piqûres !...
Non ! docteur. Je souffre d'un furieux mal de tête. p.172
Bien !
M. Loui prend une petite tasse de porcelaine, met dedans un peu de fin papier, frotte une allumette et :
Ne bouge plus !...
Au beau milieu du front, la ventouse est appliquée et pendant que la peau se gonfle, que le sang afflue, le docteur entre dans l'arrière boutique, revêt sa robe de cérémonie... il revient :
La ventouse est réussie ! Déjà ça va mieux, n'est-ce pas ?... Pas de meilleur remède pour les migraines !...
... MM. Tchéou et Léang arrivent devant le palais de leur ami Tchen. A la présentation de leurs cartes, les portes extérieures s'ouvrent avec fracas :
Ts'in ! Entrez !...
Les chaises pénètrent dans la cour d'honneur, les porteurs s'arrêtent, déposent leur précieux fardeau. M. Tch'en se présente. On se fait de gracieuses courbettes, on profère quelques phrases polies, et, dans le salon d'honneur où se trouvent déjà quelques invités, on prend les sièges indiqués. Sur le lit central, un trône à deux places, le préfet cause amicalement avec le général T'ong, gouverneur de la ville. Autour de la salle sont des sièges massifs, laqués noir et rouge, aux sculptures plaquées d'or. Entre les sièges, des consoles à thé, du même style que les chaises, supportent les tasses, les pipes et le p.173 tabac. Les murs sont couverts de dessins, de paysages, de sentences, de peintures sur papier et sur soie. La tradition, éclairée encore par les écrits de Mengtse, a transmis la faune spéciale des temps antiques, explique toujours ces figures qui, autrefois véridiques, sont devenues des puissances allégoriques, dont l'existence occulte est pour tous une certitude. Serpents monstrueux, dragons, tigres, rhinocéros, éléphants, ont vécu autrefois sur le sol chinois, avant d'être des idoles ou des attributs d'idoles dans les pagodes. Mengtse dit :
« Du temps de Iao, le courant déréglé des eaux portait la dévastation dans l'empire. Les serpents et les dragons (crocodiles), y avaient leur demeure ; le peuple n'avait pas d'endroit pour se fixer ».
Mais le grand lu parut :
« Il chassa les serpents et les dragons et les envoya dans les marais.
Après l'empereur Iu, vint une ère de dévastation et de désordres et les bêtes fauves reparurent : L'empereur Ou et son ministre Tchéou remirent tout en place en détruisant les royaumes feudataires,
« en dispersant les tigres, les léopards, les rhinocéros et les éléphants.
Il est extraordinaire de voir un bonze artiste modeler ces bêtes fantastiques, dessiner des formes qu'il n'a jamais vues, mais dont l'antiquité a laissé le souvenir précis. On brûle de l'encens devant un dragon, devant le poussah juché sur un crocodile, un animal qui n'existe plus en Chine depuis des millénaires, peut-être, mais que les anciens connurent bien et. redoutèrent tellement que leurs descendants actuels tremblent encore quelquefois en songeant à leur réapparition possible.
Quelles magnifiques peintures, M. Tch'en !
Voyez donc ces curieuses images !
p.174 Tous les convives examinent en ce moment une bande de papier au dessin polychrome fort soigné. On discute sur le sens des inscriptions ; on prend chaque caractère dans ses sens les plus divers, et chacun s'efforce de donner aux phrases un tour nouveau : c'est un tournoi de bel esprit, qui pourrait durer longtemps, car la société compte quelques savants lettrés, mais M. Tch'en fait une profonde courbette et annonce que les entrées sont servies.
Sur les consoles à thé, les serviteurs viennent de placer de petits gâteaux au sucre et des tasses de thé parfumé où nagent des ufs pochés. Un orchestre de violons entame une symphonie... Entre les morceaux de musique, la conversation reprend ses droits. Le préfet s'entretient avec le général, de ses derniers jugements :
Vous voyez ce faquin de Ho, qui ne voulait pas payer les droits de concession pour sa mine de charbon. Il est propriétaire du terrain, c'est vrai ! Mais le sous-sol appartient à l'État... Ah ! il n'est pas content, mais c'est la loi !...
M. Kao, un banquier du Chan-si, un membre de cette puissante caste de financiers qui possède des succursales dans toutes les cités commerciales de la Chine, raconte ses souvenirs, car dans sa longue carrière, il vécut en de nombreuses provinces...
A table, Messieurs !...
Un serviteur appelle les noms inscrits sur une grande feuille de papier rouge. M. Tch'en indique les places, respectueusement, et salue. Chacun majestueusement s'avance à l'appel de son nom, s'incline devant ses voisins... un aimable sourire !...
Sur la table, des plats minuscules de porcelaine p.175 décorée... Tout est bien ordonné, symétriquement disposé. Devant chaque convive, sur des soucoupes spéciales, se trouvent des graines de pastèques et des amandes grillées ; une spatule de porcelaine, en guise de cuiller, pour prendre les sauces ; une paire de bâtonnets d'ivoire, sur des serviettes de papier ; des tasses, petits godets de porcelaine pour le vin chaud ; des condiments, sel, poivre, piments pulvérisés, soja fermentée en cubes.
Des plats contiennent des pyramides de fruits, quartiers d'oranges, de mandarines, de poires, de châtaignes d'eau, des ufs dur colorés. Au centre, du jambon de porc, orné d'ufs fermentés , le tout on languettes. Les p.176 plats se succèdent sur la table, et les convives y font honneur. Un poulet cuit dans une sauce spéciale, dont la chair se détache facilement sous les bâtonnets, est suivi de crevettes vivantes qui font des cabrioles dans le vin de riz. C'est ensuite du poisson salé, râpé (quelque chose comme du chocolat en poudre), des champignons en sauce, des ailerons de requin, une soupe aux nids d'hirondelle, de cette salangane de la côte qui bâtit son nid, dit-on, avec du frai de poisson, une tortue de mer en ragoût, du canard bouilli. Pour les plats à servir chauds, on place les mets dans un bassin de cuivre, sur la table. Ce bassin, possède, au centre, un cylindre rempli de charbons ardents... De tous ces plats, les convives prennent quelque menu morceau, du bout de leurs bâtonnets, un rien, qu'on déguste élégamment, car ce sont tous mets de choix. Viennent ensuite des langues de porc sur algues marines, des tranches de melon confit, des prunes, raisins et nèfles confits ; des viandes hachées de pigeon ; un énorme poisson, du mouton cuit à l'étuvée sur pousses de bambou ; des coquillages divers, des crabes bouillis, des vers de mer et insectes confits ; du chien en hachis, orné de foie de porc en languettes dentelées, de rognons découpés en crêtes de coq ; des lichens dans un bouillon sucré.
Solennellement les serviteurs déposent sur la table un cochon de lait, rôti tout entier, pattes repliées, et reposant sur un plateau laqué, une fleur au groin. La peau dorée par la cuisson a été, de la pointe d'un couteau, divisée en petits carrés. Chacun enlève avec les bâtonnets quelques p.177 carrés de cette peau rôtie, sui seule est mangée. C'est un mets exquis ! La chair est donnée aux serviteurs. On apporte ensuite des gâteaux de farine de blé, boulettes de pâte remplies de hachis, garnies de sucre, et enfin quatre plats de pâtés divers. On ne touche jamais à ces derniers plats, et chacun doit, à ce moment, affirmer qu'il a mangé, honorablement ! Une coutume et une politesse au maître de la maison.
Pendant tout le repas, la conversation est très animée. On boit à la santé de M. Tch'en, à la prospérité de ses amis, de tous les convives. Un échanson verse le vin chaud dans les godets et chacun vide de nombreuses tasses. On cite des sentences de Confucius : C'est un assaut général de bel esprit !... Tous ont des souvenirs classiques et l'apparition d'un plat de choix est saluée d'un texte approprié. Le préfet et le général avaient ouvert le feu des citations par ce passage du Livre des Vers :
A son départ, Han offrit un sacrifice. Sa première étape fut T'ou, où Shien-fou lui donna le dîner d'adieu et cent jarres de vin.
Et quels étaient les plats de résistance ?
Des tortues grillées, des poissons frais. p.178
Et les légumes ?
De jeunes pousses de bambou.
Et les présents ?
Une voiture royale à quatre chevaux. Il y avait quantité de plats et de coupes ; et tous les princes dînèrent ensemble.
M. Léang s'appliquant les paroles de Mengtse avait dit :
« J'aime les poissons et les pattes d'ours. Si cependant je ne puis avoir les deux à la fois, je laisserai le poisson et je prendrai les pattes d'ours... qu'une pitance de riz, qu'une écuelle de bouillon dont l'aumône est la vie et dont la privation est la mort, soit présentée d'une manière dédaigneuse, le premier passant venu la refusera...
Que de plats ! Quelle abondance ! s'était écrié M. Tchéou. Gardons la dignité de Mengtse, qui disait : « L'homme aime sa personne tout entière... mais parmi les parties dont l'homme est composé, il en est de plus ou moins nobles... Ceux qui donnent leurs premiers soins aux moindres (au ventre) sont des gens vulgaires ; ceux qui cultivent les plus nobles (l'esprit) sont de grands hommes... Les gloutons sont méprisés des hommes, parce que pour satisfaire les membres moindres, ils sacrifient leurs facultés les plus importantes.
C'est très juste ! ajouta le Dr Loui. Mais voyez ce beau cochon ! Le livre des Entretiens raconte que « Iang-ho, intendant du ministre Ki, envoya en cadeau à Confucius un jeune cochon rôti ». Si Confucius voulut « satisfaire aux membres moindres », c'était sans doute pour ensuite mieux « cultiver ses nobles facultés ». Faisons comme lui !...
... Le repas touchant à sa fin, M. Tchen sort un instant p.179 comme pour donner un ordre à ses serviteurs. En réalité, ses devoirs d'amphytrion lui commandaient de faire une visite aux cuisines pour demander aux serviteurs de ses invités, s'ils ont bien mangé et encore pour leur distribuer quelques poignées de sapèques. C'est la coutume... aussi les serviteurs sont toujours empressés d'accompagner leur maître dans ses visites ! Il y a le repas d'abord, toujours un repas solide, et les sapèques à recevoir ! Dans la cuisine, où l'on n'a pas la ressource de pouvoir citer longuement les classiques, tous déjà ont mangé, jouent aux dés, fument des pipes, en attendant que leurs maîtres veuillent bien donner l'ordre du départ.
On joue ferme, sur le territoire de la République. Le jeu est défendu par la loi, comme un fléau social, car certains joueurs ont parfois perdu tout leur avoir, ont même vendu leurs femmes et leurs enfants, et plus encore, enjeu suprême, se sont coupés un doigt de la main, pour payer leurs dettes !... Mais malgré la loi, à toute l'échelle sociale, jusque dans les prétoires, on joue, et cette passion n'est pas nouvelle. Confucius disait :
« Quelle triste position que celle d'un homme qui mange tout le jour à satiété et n'a rien à quoi s'appliquer ! Mais, dira-t-on, ils ont les dés et les cartes. Eh bien ! mieux vaut encore les manier (que de ne rien faire) !
...Dans la salle des hôtes, les tasses de vin se succèdent. Tout festin se termine par le jeu de la mourre, pendant lequel le partenaire vaincu est condamné à boire un certain nombre de tasses de vin de riz ou de sorgho. Dans l'assemblée mise en verve, c'est un assaut général de bel esprit, un retour vers les temps antiques. M. le Préfet rappelle la proclamation du Chou-Kin, où l'empereur Ouen dit :
« Que les spiritueux ne servent qu'aux p.180 seuls sacrifices.
« Quand le ciel envoyait ses fléaux et que les peuples en étaient ébranlés et abattus, c'était toujours à cause de l'ivresse...
Oui ! murmure le Dr Loui, dont la bouche devient pâteuse ! Mais ce vin est si bon !
Sous la dynastie des In (jusque vers 1200 av. J.-C.) les Annales disent que « Personne n'osait se relâcher, s'amuser, encore moins s'adonner à la boisson ! »
Peut-être ! ajoute le général ; mais sous les Chang, l'empereur Chéou-sin fut un ivrogne, et tout le peuple imita ses vices, et la dynastie sombra parce que « Chéou-sin ne pensait jamais à faire monter vers le ciel la suave odeur de la vertu ou le parfum des sacrifices. Seuls, les plaintes du peuple et les cris des ivrognes montaient empester le Ciel, qui fit descendre ses fléaux sur les In...
L'abus des liqueurs fortes, dit M. Kao, est un vice déplorable, mais l'usage est un stimulant nécessaire que connaissaient nos aïeux. Kao-tsong s'adressant à son ministre Iué, lui dit : « Éclairez-moi, montrez-moi où je dois tendre. Comme dans la distillation des liqueurs, servez-moi de ferment. Comme dans la préparation des sauces, servez-moi d'épices. » Dans les pays du Nord, où j'habitai autrefois, le climat est influencé par les espaces désertiques du Gobi, et il fait bien froid, l'hiver. Ici, dans le Sud, il fait toujours chaud : les mets piquants, partout, stimulent l'appétit et les spiritueux sont nécessaires à la santé.
Bravo ! répond le Dr Loui. Le vin est, en effet, un excellent remède et pour tous les maux. Le Livre des Vers est aussi respectable que les Annales et il contient tant de chansons à boire !... L' HYPERLINK "cheu_king.doc" \l "o174" ode Tchan-lou dit : p.181 « Abondante est la rosée ; sans le soleil elle ne pourra sécher. Pas de fatigue à boire de nuit. Qu'aucun ne rentre sans être ivre ! » Et encore, dans un autre passage : « Ne pas se retirer, quand une fois on est ivre, cela s'appelle s'avilir. Boire, c'est bien ! Mais qu'on le fasse avec décence !... » Noble Tch'en, je crois avoir assez bu et votre repas fut magnifique, je vais vous demander la permission de me retirer.
C'est une grosse faute de manquer au décorum ! ajoute M. Tchéou. Le Che-Kin enseigne que « Dans tous ces banquets, les uns sont ivres et les autres ne le sont pas... Ceux qui laissent leur raison dans le troisième verre, certes, ne devraient pas se hasarder à en prendre davantage ». Il me semble que je suis loin du troisième verre ! Noble ami Tch'en, je vous remercie de votre hospitalité... je suis ivre !
Autour de la table, des protestations semblables s'élèvent :
Je suis ivre !...
Si pour certains, c'est une façon aimable de montrer au maître de la maison qu'il a bien traité ses hôtes, que le dîner fut abondant et la boisson excellente, pour la plupart, c'est aussi... une réalité !...
Des serviteurs apportent des cuvettes d'eau bouillante pour que chacun des convives puisse y tremper une serviette de toilette. On se mouille le visage, la nuque, les p.182 mains... Ces ablutions chaudes sont... très rafraîchissantes, facilitent la digestion et donnent une grande impression de bien-être. Ensuite devant chaque invité on dispose un rince-bouche. Un vase de cuivre rouge, formé de deux godets qui s'emboîtent l'un dans l'autre, contient dans la partie supérieure une eau chaude et parfumée. On rejette l'eau dans la partie inférieure et les serviteurs emportent le tout.
Remerciements !
Je vous ai traité sans honneur !
Avec beaucoup d'honneur ! Merci !.., Salutations !...
Toutes phrases polies de circonstance... Un ordre ! et les portes sont ouvertes ; les porteurs de palanquin approchent leurs véhicules... Les serviteurs arborent des lanternes multicolores et le cortège des convives s'ébranle dans la nuit, dans les rues de la cité... Une vision de lumières dansantes qui s'éloigne, qui disparaît.
Sur le pas des portes, des curieux comptent les chaises, se communiquent leurs impressions. C'est le préfet qui passe, avec son escorte de gardes armés ; c'est le général et son escouade de soldats... De ces convives étendus dans leur palanquin d'apparat, combien sont ivres ? La plupart, sans doute !... Le misérable coolie, dont le gousset trop peu garni ne permet pas de longues stations devant les jarres aux panses rebondies des tavernes, songe mélancoliquement : C'est le général ! C'est le mandarin ! Ils ont bu à satiété ! Quelle chance !... Ah ! si j'étais mandarin !... On dit que l'ivrognerie est un vice !... Peut-être !... puisque les livres sacrés l'enseignent... mais c'est un vice si agréable !
M. Tchéou, qui habite dans le faubourg du Sud, arrive aux fortifications. Les sentinelles s'apprêtent à fermer la p.183 porte, car c'est l'heure du couvre-feu. Bientôt, de la tour centrale de la ville, s'élève un roulement de tambour ; les longues trompettes du mandarinat clament leurs notes lugubres qui se perdent dans la nuit. Un coup de canon, et tambour et trompettes arrêtent brusquement leurs harmonies. La première veille commence au prétoire, sur les remparts, dans les rues, et partout retentit le chant proche, éloigné, lointain, des gongs de bronze des veilleurs de nuit : Pong ! Pong ! Bzi !... Musique d'une garde vigilante qui plane sur la cité qui s'endort.
HYPERLINK \l "table" @
Astronomie
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Nous savons que les Orientaux eurent des notions astronomiques assez développées, dès la plus haute antiquité. Toutes les littératures anciennes, tous les monuments de peuples aujourd'hui disparus attestent la science des prêtres égyptiens, des mages de la Mésopotamie. En quittant le Sennaar, le peuple de Han emportait avec lui et conserva religieusement les p.184 connaissances acquises, pour les léguer à ses descendants. Si, plus tard, les Arabes, qui avaient beaucoup ajouté aux traditions des peuples qui les précédèrent, furent appelés à la direction du tribunal des mathématiques à Pékin, avant l'arrivée des premiers pères jésuites, il ressort cependant, de la lecture des livres sacrés, que la science des astres passionna la Chine de tous les temps.
Les Annales nous montrent l'empereur « Chouen observant la sphère et le tube pour étudier le cours des astres ». L' HYPERLINK "cheu_king.doc" \l "lm087a" ode Iou-Mong, du Che-Kin, relate les plaintes d'un officier qui s'adresse aux étoiles,
« Le Ciel a sa Voie Lactée qui a sa lumière pour nous voir, et le triangle de la Lyre, qui fait ses sept stations diurnales. Mais ces stations ne m'avancent guère, et cette étoile du Buf, vais-je pouvoir l'atteler à mon char ? Que l'Orient ait son étoile du matin, et l'Occident son astre du soir ; que ses Hyades, semblables à un filet, suivent leur cours régulier (ne m'avance guère) ! Au Midi est le Van, mais à vanner mon grain, il ne me servira pas ! Au Nord est la Cuiller ; vous servira-t-elle pour puiser le vin ou la sauce ? Le Van semble allonger sa langue et la Cuiller son manche, pour me menacer (Le Ciel même se moque de moi) !
Des catalogues d'éclipses ont été conservés, très complets, attestant que ces manifestations astrales ont toujours exercé la curiosité des Chinois. L'apparition des météores, dans les différentes constellations, servait, comme l'indiquent encore certains passages des livres antiques, à tirer des présages généralement néfastes. Le Che-Kin dit :
« Quant au 10e mois, le 1er de la lune, le 29e jour du cycle, le soleil et la lune se rencontrèrent, le soleil fut éclipsé : quelle calamité ! La lune faiblit et le p.185 soleil aussi. Le pauvre peuple est actuellement bien malheureux. Le soleil et la lune annoncent des fléaux ; ils ne parcourent plus leur cours régulier...
Le Chou-Kin dit :
« Que le souverain étende son observation à l'année entière ; que les grands observent les mois, et les officiers, les jours... Que le peuple observe les constellations. Les unes amènent la pluie, les autres, le vent. Par le mouvement du soleil et de la lune, nous avons l'été et l'hiver ; le passage de la lune par les diverses constellations cause le vent et la pluie.
Le calendrier établi chaque année par le tribunal des mathématiques à Pékin, donne d'ailleurs au peuple toutes les références nécessaires ; annonce, de temps immémorial, les éclipses de lune. Au jour indiqué, les bonzes dans les pagodes, le peuple dans la rue, attendent le moment fatal où le Dragon s'apprête à dévorer l'astre salutaire, et les tambours, les gongs, les marmites, font un concert effrayant, toujours efficace, puisque la bête féroce lâche finalement sa proie !... Mais si cet usage est populaire, la masse ne pouvant rien comprendre aux révolutions sidérales, les connaissances astronomiques de l'élite intellectuelle ne sauraient pour cela être mises en doute.
Les Annales disent :
« Les anciens rois savaient observer les phénomènes célestes et leurs ministres savaient se tenir à d'invariables règlements (comme sont invariables les astres dans leur cours).
Le même recueil, en parlant de l'empereur Iao, le fameux ancêtre (2350 avant J.-C.), débute par un véritable exposé d'astronomie :
« Iao commanda à Shi et à Ho de calculer le cours des astres et de le représenter d'après l'image exacte du firmament, afin d'indiquer d'une manière p.186 précise, au peuple, les différentes saisons.
De là, sans doute, l'origine de la commission impériale chargée d'établir le calendrier annuel... L'empereur commanda encore au second des Shi de se fixer à Claire-Vallée, pour y recevoir respectueusement le soleil levant... D'où l'origine des prières au soleil, à son lever et à son coucher, toujours en usage dans les pagodes et annoncées par un p.187 roulement de tambour... L'empereur commanda ensuite de définir et de régler les travaux du printemps :
Au moyen de l'équinoxe, dit-il, et de la constellation Niao, vous fixerez le milieu du printemps... Par la limite de l'ombre, la durée du jour et la constellation Ho, vous fixerez le milieu de l'été.
Iao commanda au second des Ho de se fixer à l'Ouest, à Val-Ombreuse, pour y rendre les honneurs au soleil couchant et déterminer les travaux de l'automne »... Ce culte du soleil, évidemment apporté des bords de l'Euphrate, l'une des formes les plus anciennes de l'idolâtrie, est bien celui dont Job parle, XXXI, 26 :
Si, en voyant le soleil jeter ses feux.
Et la lune s'avancer dans sa splendeur,
Mon cur s'est laissé séduire en secret ;
Si ma main s'est portée à ma bouche...
J'aurais renié le Dieu très haut,
Iao continue :
« Au moyen de l'équinoxe et de la constellation Shiu, vous marquerez le milieu de l'automne... La diminution des jours et la constellation Mao, vous serviront à fixer le milieu de l'hiver.
Iao ajouta :
« Shi et Ho ! L'année (solaire) compte 366 jours. Complétez donc l'année lunaire par un mois intercalaire (toujours en usage) et déterminez ainsi les quatre saisons ; fournissez aussi des informations exactes aux différents chefs de travaux, afin que toutes les opérations réussissent.
« Chouen publia les saisons et les lunes, donna leurs noms aux jours », disent encore les Annales.
Mengtse, qui s'inspirait sans doute de ces connaissances antiques, parlant de la régularité de la nature, s'écrie :
« Le ciel est bien élevé, les étoiles bien p.188 lointaines et pourtant, si vous en examinez le cours, vous saurez, en restant assis chez vous, calculer les solstices de mille ans.
Confucius au Livre des Entretiens dit :
« Un prince qui gouverne par la vertu, ressemble à l'étoile polaire : elle reste immobile, mais toutes les étoiles tournent autour d'elle.
HYPERLINK \l "table" @
Divination
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Honorés dans toute la Chine, comme d'ailleurs dans tout pays païen, les sorciers et devins sont des personnages avec lesquels il est bon d'avoir des relations amicales. En possession d'une science sacrée, secrète et redoutable, ils savent, par des incantations magiques, apaiser les esprits, détourner les fléaux qui menacent les humains, et encore déterminer, comme augures, les présages bons ou mauvais qui règlent la conduite de leurs concitoyens. Dans les pagodes, on élève des tortues, car la tortue est un animal qui sert à p.189 la divination : son dos arrondi représente la sphère céleste, son ventre plat est une image de la terre ; centenaire, elle est devenue très intelligente et peut rendre des oracles. On se sert encore pour la divination d'une plante, l'achillée, de la famille des radiées, où les pétales sont en couronne, comme le tournesol, la marguerite.
La divination exista aux temps les plus reculés, car le Livre des Vers, à propos d'une expédition contre les Shien-iun (barbares apparentés, sans doute, aux Huns qui plus tard envahirent l'Occident), relate les plaintes des soldats qui aspirent à rentrer dans leurs foyers et dit :
« La tortue et l'achillée ont été consultées et toutes deux ont répondu : les soldats sont proches.
Le Livre des Annales, relatant les hauts faits du grand Iu (2250 avant J.-C.), donne toutes les notions nécessaires pour comprendre le rôle de la divination chinoise, en donne même les règles, dans un chapitre spécial.
« Iu dit :
Jetons le sort entre les ministres qui se sont distingués et qu'on s'en tienne à son arrêt.
Chouen répondit :
O Iu ! Le devin officiel commence par fixer son idée, et ensuite il en réfère à la tortue divinatoire. Ma détermination est prise, tous les conseillers y ont consenti, les esprits y adhèrent, la tortue et l'achillée ont également approuvé. En divination on ne réitère pas un sort heureux.
L'empereur Pan-K'en, dix-septième de la seconde dynastie, s'était fixé à In, au Ho-lan, car son peuple était menacé par les inondations du fleuve Jaune.
« La tortue consultée (avant l'exode) avait répondu :
Que faisons-nous ici ?
Et l'empereur pour apaiser le peuple qui n'aime pas émigrer, lui dit :
Ne croyez pas que, p.190 jeune comme je le suis, j'ai méprisé vos avis. Non ! J'ai pris le parti que m'ont indiqué les sorts.
L'empereur Ou, dans une harangue à ses troupes, dit :
Le Ciel se servira de moi pour gouverner le peuple. Mes songes sont d'accord avec les augures. Tout m'assure de la réussite.
L'empereur Ou-ouang était très malade, Ses ministres dirent :
Allons consulter les sorts au sujet de l'empereur.
Tchéou-Kong s'offre alors en victime pour sauver son maître, mais point n'est besoin d'aller jusqu'à cette extrémité, car :
« Tchéou-Kong consulta trois tortues. Toutes donnèrent une réponse faste. Il ouvrit le sceau du livre des sorts, pour le consulter, et là encore tout fut faste.
Il est donc certain, dit Tchéou-Kong, que le roi ne mourra pas.
Le fils de Ou-ouang, Tch'en-ouang, va partir en campagne :
Ou-ouang, mon père, m'a laissé la grande et précieuse tortue révélant les célestes décrets. Je l'ai donc consultée. Elle a dit : Il y aura de grandes perturbations à l'Ouest ; les occidentaux ne seront pas en paix... Tout annonce que l'entreprise sera heureuse ; tous mes oracles annoncent le bonheur. Sachez-le donc, officiers de tout rang, la tortue m'a donné d'heureux présages... Par l'emploi de la tortue, Ou-ouang a su obtenir le p.191 mandat à l'empire, aussi puis-je me fier aux sorts... l'ordre du Ciel ne peut nous tromper, tous les présages de la tortue le confirment.
A propos de Lo, la nouvelle capitale que fonda le ministre Tchéou-Kong, celui-ci écrit à l'empereur Tch'en :
J'ai consulté la tortue, au nord du fleuve, sur les bords de la Li... à l'est de la Kié... à l'ouest de la Tch'en : à Lo seulement, l'encre mordit. J'ai consulté encore la tortue à l'est de la Tch'an, mais à Lo seulement, la réponse fut favorable. Nous vous envoyons un courrier, qui vous remettra avec les plans (de Lo), les carapaces et les heureux sorts.
Pour consulter la tortue, autrefois, on versait de l'encre sur l'écaillé chauffée au feu. L'encre en séchant formait des traits que les devins interprétaient d'après les combinaisons du I-Kin, un livre sacré, qui traite des combinaisons de signes mystérieux attribués à Fou-Shi (2850 av. J.-C.), autrement dits Pa-Koua, signes symboliques, première écriture trouvée sur le dos d'un dragon (!), et qui donne réponse à tout. Ceci peut paraître puéril à des Européens, mais n'oublions pas que le démon, ange déchu mais toujours puissant, peut et doit donner à ses adeptes une partie de ses connaissances, s'il veut les retenir dans ses filets. En faisant la part de l'ignorance et de la superstition populaires, et même de l'astuce des sorciers asiatiques, il serait imprudent de nier l'intervention diabolique en de nombreux cas qui autrement seraient inexplicables.
A l'égard des étrangers, et même de leurs compatriotes, les devins sont très discrets et gardent soigneusement leurs arcanes ; mais le Chou-Kin nous initie à la divination... Ki-tse donne, à l'empereur Ou, une règle sur le p.192 gouvernement des États et, à propos de divination, s'exprime ainsi, d'une façon assez obscure, comme il convient, mais pour nous suffisante :
« Solution des doutes :
Que votre choix et votre nomination fixent des devins, chargés de la divination par la tortue et l'achillée.
Pluie, serein et temps couvert, y apparaîtront d'après la coupure et le croisement des lignes. Il y aura des tchen et des houei (combinaisons des Pa-Koua).
Dans deux cas on use de l'achillée, et dans cinq cas, pour découvrir l'erreur, on fait usage de la tortue.
Les devins chargés de consulter la tortue et l'achillée une fois établis, trois d'entr'eux jetteront le sort, et dès que deux d'entr'eux s'entendront, on suivra leur avis... Si le peuple, la tortue et l'achillée disent une chose ; vous et vos ministres une autre : c'est faste. Si vous et la tortue dites une chose ; l'achillée, les ministres et le peuple, une autre : c'est faste pour un acte privé, néfaste pour un acte public, etc., etc.
Après consultation, au gré du devin, d'ailleurs, fastes ou néfastes seront les jours, les actes, les terrains, etc. et le peuple, aujourd'hui comme autrefois très superstitieux, n'oserait enfreindre les recommandations de ses devins, dont la science est si profonde et partant si redoutable.
Les Se-chou parlent aussi de la divination. Le Livre du Juste Milieu enseigne :
« L'homme parfait peut connaître les choses futures... Ce sont la tortue et les figures que forment les branches de la mille-feuilles (achillée) qui les indiquent.
Au Livre des Entretiens, Confucius s'écrie :
Le Phénix ne se montre plus ; on ne voit plus l'image T'ou dans le fleuve : c'en est fait de nous !...
Les présages p.193 des temps heureux, le Phénix et le signe T'ou, du tableau de Fou-Shi, disparaissant, que pourront faire les sorciers ?... C'est ce que veut dire Confucius !... Que de malheurs peuvent fondre sur ta tête, ô pauvre peuple !...
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Aphorismes
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Rares, en Europe, sont ceux qui connaissent la doctrine de Confucius, mais parfois on entend citer des sentences de l'illustre Chinois et, pour ceux qui se laissent prendre au rythme de la phrase orientale, il est tout naturel de lui décerner les titres pompeux de philosophie, de sage par excellence. Confucius fut-il un sage, un philosophe ?... Ses définitions sans suite, sans ordre, sans lien, ne sont qu'un parterre de belles sentences païennes. L'homme ne saurait inventer une religion parfaite. Un païen qui disserte de Dieu, du Ciel, de sagesse ou de perfection, ne peut saisir ce qu'un philosophe chrétien, appuyé p.194 sur la Révélation, connaît parfaitement. Mengtse et toute l'école confucianiste partent du principe de justice originelle : « Tout homme naît bon ». La philosophie chrétienne admet cette justice. Saint Augustin ne dit-il pas :
« Homme, n'impute pas tes crimes à la nature, mais accuse ta seule perversité. La nature te donna un cur porté à aimer ton semblable, versa dans ton sein les précieuses semences de la bienfaisance, de la sensibilité, etc.
La nature, uvre de Dieu, et par suite toute uvre créée, est en elle-même bonne ; mais Confucius et ses disciples, sans la Révélation, ne pouvaient avoir la notion du péché et de la rédemption, de là leurs erreurs, qui, transmises comme des dogmes à toutes les générations chinoises, ont suscité dans la race un orgueil démesuré, ont provoqué la négation pratique de Dieu, ont enseigné de fausses notions sur la vertu, la perfection, la sagesse, ont formé une doctrine qu'un vrai philosophe appellerait : Maximes de sens commun.
Qu'on ne nous accuse pas d'être trop rigide à l'égard des philosophes chinois. Parmi les erreurs fondamentales de leurs systèmes, il nous suffira d'énumérer les principales :
Dieu créateur et souverain maître, que les hommes doivent adorer et respecter dans ses commandements, est ignoré. Le premier devoir d'un Chinois est : Honore tes parents ! Respecte les cinq relations !... La première des relations n'est pas celle de créateur à créature, mais père à fils. Les sacrifices posthumes, source de toute bénédiction, priment tout autre service que l'on peut rendre à ses parents pendant leur vie. Le mariage est le plus grand devoir de l'homme, puisqu'il faut avoir des descendants pour offrir les sacrifices. Le plus grand des p.195 crimes contre la piété filiale est de ne pas laisser de postérité pour offrir les sacrifices aux ancêtres. Si la première femme est stérile, prenez des concubines. Le deuil est une occasion de ruine pour les familles qui veulent en suivre les prescriptions. Tout d'ailleurs consiste dans l'observance extérieure. Un fils doit venger la mort de son père, par tous les moyens. Un fils n'a pas le droit de se plaindre de la conduite ou des mauvais traitements de ses parents. Les notions de Dieu et de Ciel sont confondues avec le ciel matériel. Les sacrifices sont offerts aux esprits, aux éléments, à tout ce qu'il plaît à l'homme d'invoquer. Rien sur la destinée de l'homme, et partout un orgueil, un égoïsme, extraordinaires, insupportables : Quelle philosophie !
Pour celui qui aime de belles sentences, qui se laisse éblouir par les mots sonores de perfection, de vertu, d'humanité, nous en convenons cependant, les classiques chinois renferment des maximes remarquables, que le peuple du Milieu cite à tout propos, mais hélas ! qu'il ne met guère en pratique. Nous sommes heureux de pouvoir en transcrire un certain nombre, parmi les plus intéressantes des Se-chou :
Confucius a dit :
« Tout le monde désire la richesse et l'honneur ; cependant, si vous ne pouvez y parvenir par une voie juste, renoncez-y. Tout le monde déteste la pauvreté et l'humilité ; mais si elles vous arrivent sans votre faute ne les fuyez pas. » (Livre des Entretiens).
« Un lettré qui s'applique à la sagesse, mais qui a horreur d'une nourriture et d'un vêtement grossiers, est incapable de la comprendre.
« Le sage aime la vertu et la règle ; l'homme vulgaire aime les biens de la terre et le gain. p.196
« Ne vous chagrinez pas d'être sans charge publique, mais mettez vos soins à acquérir ce qui doit vous élever. Ne vous chagrinez pas d'être inconnu, mais rendez-vous digne d'être connu.
C'est de Confucius et pourtant !...
« Les anciens ne promettaient pas beaucoup, de peur de ne pouvoir tenir parole. Conf.
« Le sage aime la lenteur dans les paroles et la rapidité dans l'action. » Ibid.
Qu'il y a peu de sages en Chine !
Confucius a dit :
« Je n'ai pas encore rencontré quelqu'un qui sût remarquer ses propres défauts et les avouer de bon cur.
Confucius a dit :
« Ce qui me peine, c'est de voir la vertu méprisée, la science mise de côté ; de ne pouvoir accomplir le bien que j'apprends, ni me corriger de mes défauts.
« On peut être heureux avec des mets grossiers, un verre d'eau pour boisson et son bras pour oreiller ; mais un riche qui manque de justice est, à mes yeux, une nuée sans eau. Conf.
« Être pauvre, vide et sans argent, et faire le riche et le grand, est un rôle qu'il est malaisé de soutenir longtemps. » Ibid.
« Le cur du sage est tranquille ; celui du méchant est toujours dans la peine. Ibid.
« Je n'ai encore rencontré personne qui aimât la vertu autant que la beauté. Ibid. p.197
« Ce n'est qu'en hiver qu'on remarque que le pin ne perd jamais sa verdure. Ibid.
« Tse-Kong demanda à son maître s'il existait un mot qu'on pût pratiquer toute la vie. Confucius répondit :
La bonté envers autrui. Ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse, ne le faites pas à autrui.
« Il y a trois amitiés utiles et trois amitiés nuisibles. S'allier aux hommes droits, sincères et savants, est utile ; s'allier aux hypocrites, aux flatteurs, aux grands parleurs, est nuisible. Conf.
« Le sage a trois choses à éviter : Dans la jeunesse, éviter la luxure ; dans l'âge mûr, éviter la violence ; dans la vieillesse, éviter l'avarice... Conf.
« Il n'y a que les grands sages et les grands sots qui ne changent pas. Conf.
« Ébruiter les cancans des rues, qu'à peine on a entendus, c'est faire tort à la vertu. Conf.
« Je déteste la bouche envenimée qui bouleverse les royaumes et les familles. » Conf.
« Rien de plus difficile à contenter qu'une bru ou un domestique. Si vous êtes familier avec eux, ils vous méprisent ; si vous restez à distance, ils se plaignent. Conf.
« Tse-sia a dit : Un insensé excuse toujours ses fautes.
Mengtse a dit :
« Si vous avez honte de passer pour pervers, le mieux est de pratiquer la vertu.
Confucius disait :
« Exercez la vertu, elle se conserve ; négligez-la, elle dépérit.
Mengtse a dit :
« Cherchez la vertu et vous la trouverez ; négligez-la et vous la perdrez.
« Ils sont nombreux ceux qui agissent p.198 sans réflexion, qui s'appliquent à une chose sans la comprendre et qui suivent toute la vie un chemin qu'ils ne connaissent pas.
« Il n'est pas permis d'être sans pudeur ; celui-là n'aura plus à rougir, qui rougit de n'avoir pas rougi.
« Kongtse dit à Mengtse : Le devoir est sublime et beau, mais on devrait le comparer à la montée du ciel : il me semble impraticable. Que ne faites-vous en sorte, pour vos pauvres disciples, qu'il devienne un peu plus aisé, afin qu'ils puissent s'y appliquer diligemment chaque jour.
Mengtse :
« Un maître ouvrier ne change pas les règles du compas pour un stupide manuvre... Ainsi le sage donne les règles, sans donner l'action, car celle-ci doit en résulter ; il s'en tient au juste milieu : Suive qui peut !
Le Livre des Vers dit (Siao-ia 202) :
« L'homme qui s'observe, ressemble à une sentinelle veillant de haut, sur un arbre. L'homme qui s'observe est prudent, comme celui qui marche près d'un abîme. Il tremble, celui qui marche sur une glace d'une nuit.
« La vertu est légère comme une plume ; et pourtant il en est peu qui puissent la soulever. Che-Kin.
« La vertu ne reste pas isolée, elle trouve toujours des imitateurs. Confucius.
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Influence de Confucius
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p.199 Mengtse et tous les disciples de Confucius, ont exalté la mémoire de leur maître. Dans les Se-chou, entre deux sentences du philosophe, on inséra quelques phrases en son souvenir et à sa gloire. Ces textes faisant partie d'un tout regardé comme sacré, ont été transmis à travers les siècles, et l'étudiant chinois, à la faveur des classiques appris sans en passer une syllabe, devait nécessairement considérer et honorer ce surhomme, ce sage sans pareil dans l'humanité, à l'égal des anciens empereurs divinisés. On lui éleva des temples, on aima ses enseignements, on ne les mit pas toujours en pratique, mais, dans une conversation, une maxime du maître citée à propos fut de tout temps l'indice d'un esprit cultivé. Confucius a formé tous les lettrés de la Chine et, mieux encore, a modifié l'âme chinoise à son image.
Jusqu'en 1911, les lettrés ont gouverné la Chine. Nous avons sommairement montré d'autre part (Au pays du Dragon) l'influence néfaste de Confucius qui ne donna au peuple aucune idée de la divinité, lui proposa des vertus purement humaines et prêcha une morale dépourvue de toute sanction, plus apte à former des hypocrites que des gens vertueux. Aussi, les Chinois divinisant Confucius se sont divinisés eux-mêmes, ont élevé des temples à leurs p.200 défauts nationaux. On leur reproche d'être rusés, orgueilleux, égoïstes, amoureux des rites, soucieux de la face, c'est-à-dire de l'honneur apparent, superstitieux à l'excès. En grande partie, tous ces défauts leur furent légués par Kong-fou-tse. L'éducation nationale reposant sur sa doctrine, ses préceptes, ses principes, inutile de chercher ailleurs l'origine de ce cachet spécial qui a marqué si profondément la vie politique et sociale de l'empire du milieu, jusqu'au commencement du XXe siècle.
De quels éloges, de quelles fleurs, on entoura le souvenir de Confucius ! Le Livre du Juste Milieu s'exprime ainsi :
« Confucius marcha sur les traces des empereurs Iao et Chouen et imita les rois Ouen et Ou. Il imita d'un côté la constance des saisons, et de l'autre, les règles fixes du ciel et de la terre. On peut le comparer au ciel et à la terre qui soutiennent et abritent tous les êtres, aux quatre saisons qui se succèdent, au soleil et à la lune qui éclairent...
Et encore, dans le Livre des Entretiens :
« Ien-iuen s'écria : Plus j'examine la doctrine de Confucius, mon maître, plus je la trouve sublime ; plus je la médite, plus profonde elle me paraît. Elle me domine ! Avec quelle adresse il nous mène ! Il me développe par la science, me règle par les rites ; quand je voudrais m'arrêter, je ne le pourrais...
« Le ministre du royaume de Lou, Chou-suen-ou-chou étant à la cour dit aux magistrats : Tse-Kong est plus sage que Confucius... L'un d'eux, Tse-fou-kin-pé, rapporta ces paroles à Tse-Kong, qui lui répondit : Prenons pour exemple le mur d'enceinte d'un palais. Le mur de mon palais arrive à hauteur d'épaules, en p.201 regardant par-dessus, vous apercevez tout l'intérieur. Celui de Confucius a plusieurs toises de hauteur. Celui qui ne trouve pas la porte pour y entrer, ne saurait voir la beauté des bâtiments, ni la splendeur du service. Or, ils sont rares ceux qui la trouvent.
On médisait de Confucius :
« Tse-Kong s'écria : Cela n'y fera rien. Confucius ne saurait être dénigré. La sagesse des autres sages ressemble à une colline qu'on monte aisément. Confucius ressemble au soleil et à la lune : on ne saurait les atteindre... Confucius ne saurait être égalé, pas plus qu'on ne monte au ciel au moyen d'échelles.
Mengtse ne s'exprime pas autrement :
« Depuis que l'homme existe, Confucius n'a pas eu son égal... Tsai-go disait de Confucius : D'après ce que je vois de lui, je trouve qu'il surpasse loin les empereurs Iao et Chouen...
Tse-Kong disait : Depuis que l'homme existe, jamais il n'y eut personne de comparable à Confucius...
Ieou-jo ajoutait : Depuis que le monde existe, personne n'a excellé dans son genre, personne n'a brillé parmi son espèce, plus éminemment que Confucius.
Confucius avait d'ailleurs toutes les perfections.
« Mengtse dit : On peut appeler Confucius une « harmonie p.202 complète ». Dans une harmonie complète, les instruments de métal ouvrent la symphonie, ceux de jade la terminent ; les instruments de métal qui résonnent, ouvrent le concert ; les instruments de jade le terminent bruyamment. L'ouverture du concert signifie la prudence, la conclusion figure la perfection. La prudence peut être comparée à l'adresse, la perfection à la force, etc.
Confucius avait toutes ces qualités.
A un disciple qui abandonnait la doctrine de Confucius, Mengtse envoie ce cri du cur, que pousseront après lui toutes les générations de la Chine :
« Je n'ignore pas que les Chinois ont réformé les barbares ; mais j'ignorais que les barbares eussent changé les Chinois.
Or, comme en dehors de l'empire du milieu, tous les peuples sont qualifiés de barbares, quoi d'étonnant de trouver cet autre passage de Mengtse, déjà cité :
« Celui qui a la mer devant les yeux, ne peut trouver grandes les autres eaux. Ainsi celui qui fréquente l'école des sages a peu d'estime pour les autres doctrines.
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p.203 Beaucoup d'Européens, songeant à la Chine moderne se demandent ce qu'elle est, ce qu'elle sera.
Depuis la Révolution de 1911 qui renversa l'empire mandchou, l'étoile de Confucius semble pâlir, le courant antique pétri de classicisme est en lutte avec l'élément moderne qui veut des réformes, s'appuie sur la jeunesse des écoles, exige des places de mandarin pour tous ses membres, élèves diplômés des universités nippones et surtout américaines... On a fait des réformes sur le papier ; un président de la République réside à Pékin ; on a un parlement, des généraux, des soldats équipés à la moderne. On construit des chemins de fer ; on se sert d'aéroplanes ; on utilise le télégraphe et le téléphone ; mais si, dans les villes de la côte, la couleur locale s'efface, si dans les grandes cités on copie les modes et les usages européens, soyons bien certains que ce vernis extérieur, très localisé, n'a rien changé encore aux rouages millénaires de la nation. L'esprit antique, rénové par l'étude des classiques, demeure toujours très vivant.
Que sera l'avenir ?... Il est évident que l'influence occidentale et américaine gagnera de plus en plus les jeunes élites intellectuelles. Les mandarins futurs auront tous pris contact avec notre civilisation moderne ; ils auront puisé dans nos universités européennes, et dans les modernes universités chinoises officielles, au moins l'amour du progrès matériel. Il est à craindre que ces p.204 jeunes hommes, comme leurs devanciers de 1911, ne prennent de notre civilisation que la forme extérieure plus propre à faire d'eux des révolutionnaires plutôt que des organisateurs. De plus, les doctrines qu'ils puisent dans un enseignement officiel athée, ne sont pas capables par elles-mêmes de rendre viable la société future que toute la Jeune-Chine appelle de ses vux... Il y a déjà et il y aura encore des réactions sérieuses. Un peuple de quatre cent millions d'âmes, un par la race et les aspirations, ne rejette pas ainsi tout un passé de traditions, de coutumes, de vie intellectuelle et religieuse. Les programmes des écoles seront très certainement modifiés, pour mettre les générations futures à l'unisson de la culture mondiale. La nécessité d'avoir des relations de plus en plus fréquentes avec l'étranger, et ces relations elles-mêmes, modifieront nécessairement quelques usages ; mais ces changements ne seront que superficiels. Sous le vernis nouveau, la vieille Chine des ancêtres, grande, puissante et riche, par ses réserves d'hommes, ses cultures variées, ses mines, son commerce, son industrie, grande surtout par ses traditions, aura quelque jour une place marquante dans le concert des nations... Après nous, longtemps encore, ceux qui voudront comprendre l'âme chinoise, devront aller aux origines : devront étudier les Classiques.
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Cet usage des sacrifices qui remonte en Chine à la plus haute antiquité, nous permet de parler de ces bronzes et porcelaines rares, délices des amateurs, qu'on trouve encore non pas dans les magasins de Hong-Kong ou de Chang-Hai, achalandés à l'usage des Européens dans les pagodes de l'intérieur et parfois dans les temples domestiques de familles riches. De tout temps, les Chinois ont été des artistes, comme le témoignent certaines pièces de céramique au coloris inimitable et d'une finesse d'exécution irréprochable.
Le Che-Kin dit : « Les coupes à sacrifices sont travaillées, l'or et les perles les décorent ». « Belle est cette coupe de jade, le vin du sacrifice y est versé... » Dans les sacrifices, aux instruments de musique, déjà se mêlait le son de la cloche, ces cloches chinoises, de forme longue si particulière, qu'on trouve dans tous les temples, ces clochettes qui se balancent au vent, sous les toits étagés des pagodons : « Le clocher est préparé ; au tambour on ajoute une cloche. Oh ! que leur son est beau et quelle joie dans l'école royale ! »
Les pièces de la céramique chinoise et la plupart des bronzes, portent souvent à leur base le cachet de l'empereur régnant. Les potiches à décors fleuris, les bouteilles couvertes d'émaux, les vases de porcelaine bleue à décors de paysages, les vasques en craquelé, les chimères porte-bouquets, les théières en porcelaine flambée rouge, les dieux ou déesses en ancien blanc de Chine, les garnitures d'autel, les candélabres, les vases de formes savantes à décors de phénix et de papillons, les coupes fragiles avec personnages, avec des fruits dans leur feuillage, les verres anciens, bleus, jaunes, rubis, ambrés, les ivoires sculptés, les cornes de rhinocéros en forme de coupe à sacrifices, les émaux cloisonnés... que de beaux travaux les âges passés nous ont légués !... Les bronzes, brûle-parfums, timbres, vases à fleur, idoles diverses, les motifs curieux, groupes, pendentifs, statuettes en pierre de lard, en pierre dure, en jade brûlé, jade vert, émeraude, blanc, en quartz rose, en agathe bleutée, ambrée, brune ou rouge, en cristal de roche, etc... que de merveilles d'art cette nomenclature aride permet d'évoquer !... Toutes ces uvres se classent en quelques grandes époques dont les principales correspondent aux dynasties suivantes :
Hia, 2205 à 1818 av. J.-C. Chang, 1766 à 1154. Tchéou, 1122 à 255. Han, 206 av. J.-C. à 190 après J.-C. T'ang, 620 à 907. Song, 960 à 1280. Iuen, 1280 à 1333. Min, 1368 à 1620. Ts'in, 1644 à 1911. Parmi les empereurs de cette dernière dynastie, les plus remarquables protecteurs de l'art chinois furent : K'ang-shi (1662 à 1723), Kien-long (1736-1796), Kia-tchen (1796 à 1821), Tao-Kouang (1821 à 1850).
Ce passage explique une coutume que nous signalons en passant : celle de ne pas manger de viande de buf. Le lettré se sert de cette explication pour justifier l'usage courant ; le paysan imite le lettré, mais donne une autre raison. (Voir Au Pays du Dragon, Maisonneuve, éditeur). Le boudhisme avec son précepte « fang-sen », qui consiste à ne pas tuer les êtres vivants, même un insecte, ou à mettre des oiseaux, etc., en liberté, se trouve tout à fait conforme à ce passage des Annales : « Le sage aime à voir vivre les animaux. » Une belle sentence !... Dommage qu'elle n'ait pas eu son pendant pour les humains : nous n'aurions pas à déplorer les infanticides si nombreux toujours.
En Chine, il n'y a pas de monnaie d'or, mais seulement des pièces d'argent et de cuivre. Certaines maisons de commerce émettent des billets ; le gouvernement de chaque province quand il y a disette de monnaie, en émet aussi, mais le peuple n'a guère confiance. Généralement, aucune réserve métallique ne couvre les émissions, et ces billets, ayant cours forcé, sont bientôt dépréciés.
L'unité monétaire est le taël ou dollar. Ce mot vient du malais « tail » ; il est employé par les Européens, mais ignoré des Chinois. Ce taël, en chinois léang, est une unité de poids, l'équivalent d'une once. Un lingot de 37 gr. 58 vaut une once d'argent.. Les lingots les plus courants pèsent 5 ou 10 léang. On se sert quelquefois de lingots de cinquante onces. Ces lingots sont coulés généralement on forme de petits sabots, une forme semblable à celle d'un uf coupé par le milieu dans le sens de la longueur. A la partie supérieure sont apposés les cachets officiels de la province, ou de la maison de commerce qui les a fondus. Au Yun-nan, par exception, les lingots sont carrés. L'argent de certaines provinces, parce que plus pur, est catalogué comme de meilleure qualité et fait prime sur le marché, dans l'échange de petite monnaie.
Depuis quelques années dans chaque province, on a frappé des pièces d'argent à l'imitation des piastres mexicaines et indochinoises, dont on fait usage depuis longtemps dans les ports de la côte. Les Européens ont dénommé ces pièces piastres ou dollars. En Chine on les appelle « iuen ». Un iuen vaut 7 ts'ien 4 fen d'once. Il faut 14 piastres pour égaler un globule de 10 taëls. On a frappé également des pièces d'argent divisionnaires, demi-piastre ou 50 cents, 20 cents, 10 cents. Avant la Révolution presque toutes les pièces avaient pour effigie un dragon. Certaines provinces ont maintenant une effigie propre.
Il existe de faux globules dont la masse centrale de plomb ou de fer est recouverte d'une enveloppe d'argent. Quand il y a doute, on divise le globule avec un ciseau, ou encore on fait au centre une entaille pour vérifier l'intérieur. Nombre de globules portent ces entailles, mais ne sont pas pour cela dépréciés, car au paiement, l'argent est pesé et chaque morceau vaut selon son poids. Des débris de bijoux, bracelets massifs, etc. servent de monnaie. Leur valeur est calculée selon leur poids. Naturellement de faux dollars sont quelquefois fabriqués. Pour les reconnaître, les marchands font sonner les pièces et celles qui ne rendent pas un son pur sont impitoyablement refusées.
Les sapèques sont la monnaie de cuivre avec alliage de zinc. Une sapèque, en principe, vaut un millième de taël. Mille sapèques, enfilées par centaines, deviennent une ligature. Si le cours du taël ne variait pas d'une province à l'autre et même d'un pays au pays voisin, une ligature de 1.000 sapèques, vaudrait un léang ou une once d'argent et un globule de 10 onces, 10 ligatures. En pratique, un globule de 10 taëls équivaut à 12, 15, 18 ligatures selon les années, les lieux. C'est à n'y rien reconnaître. Une ligature de mille sapèques pèse environ 5 livres. En voyage, comme il est impossible d'emporter une pareille charge de cuivre, on échange des lingots ou des piastres.
Depuis quelques années on frappe dans chaque province des pièces de cuivre de 10 et 20 sapèques. Comme il y a bénéfice de frapper des sous de cuivre, les mandarins qui gouvernent s'efforcent d'en frapper le plus possible. La même opération est d'ailleurs aussi rémunératrice pour les pièces d'argent. Le cuivre brut, en particulier, n'est pas cher ; aussi on a créé des sous de 50 sapèques, de 100, de 200, et même de 500 sapèques, qui ne répondent plus à aucune valeur réelle du cuivre employé. Le paysan se méfie. Certaines provinces refusent l'échange... Mais où ils existent, ils ont cours forcé !...
L'or comme l'argent existe en lingots, en barres, et le plus souvent en poudre ou paillettes. C'est un métal très commode pour réaliser toute une fortune sous un petit volume. Les mandarins qui changent de pays, par des routes peu sûres, les gros commerçants qui font de lointains voyages se procurent de cet or dont la vente est partout assurée. A Chang-haï ou à Hong-Kong, l'étranger le paie très cher, les bijoutiers le travaillent dans les grandes villes, et partout les batteurs d'or en font une grosse consommation, pour fournir ces feuilles qui servent aux inscriptions si nombreuses des temples, des auberges, des maisons de commerce, des autels domestiques, etc.
Le liquide indélébile avec lequel les Célestes écrivent leurs sentences innombrables, est ce qu'on appelle en Europe l'encre de Chine. On peut se procurer partout des bâtons d'encre, qu'on frotte sur le fond d'une tasse de terre cuite, ou sur une pierre spéciale à rainure, en forme d'encoche, où l'encre délayée vient se réunir, pour l'usage du pinceau. La composition de cette encre est faite de noir de fumée et de colle forte ou de colle de poisson. Dans des fours spéciaux, on brûle des branches résineuses ; la fumée qui se dégage se colle sur les parois du four ; on la recueille, on la tamise. Chaque fabricant a des façons spéciales d'opérer. Le noir recueilli est toujours mélangé, trituré avec de la colle, mais d'autres ingrédients ajoutés au cours de l'opération, ambre, camphre, etc., donnent une odeur et parfois une couleur particulières qui différencient les produits, indiquent l'origine et donnent la valeur propre. Quand le tout a été bien broyé et malaxé sous des rouleaux, la pâte pressée dans des moules prend forme, se dessèche : ce sont les pains ou bâtons d'encre que le monde entier connaît et utilise.
Quand on examine les sentences, aux caractères si fins et si déliés, qui recouvrent certains éventails de prix, caractères peints ou gravés, on ne peut qu'admirer l'art de ces opérateurs qui souvent sont à la fois peintres, graveurs et écrivains ou scribes de talent. Parmi des paysages et des scènes extraordinaires, se lisent les sentences les plus estimées de l'antiquité. L'heureux propriétaire peut ainsi à chaque instant du jour méditer la doctrine des anciens. Le parapluie de toile bleue, ou encore de papier huilé, et l'éventail, sont deux accessoires du vêtement, connus en Chine de temps immémorial. Les grands mandarins, comme le dernier des paysans, les hommes comme les femmes, se servent de l'éventail.
Plusieurs genres sont en usage : les éventails rigides, d'une seule pièce et les éventails à plis, avec charnière sur laquelle glisse l'armature de ces plis. L'armature est faite de nervures de bambou, parfois de bois précieux d'ivoire, etc. Sur le papier ou l'étoffe sont des dessins en or d'un charmant effet. Les nervures portent souvent gravées des personnages à l'antique. L'éventail rigide d'une seule pièce est formé d'une gaze de soie tendue sur un cadre de bois, ou collé sur des nervures de bambou, en forme de cercle ou d'ovale. Sur les deux faces, les éventaillistes sèment toutes leurs fantaisies : oiseaux, fleurs, paysages, sentences. On trouve aussi des éventails formés de plumes d'aigle, de martin-pêcheur, de faisan. Les vieillards distingués, en guise d'éventail, se servent pour chasser les moustiques, d'un martinet au manche d'ivoire travaillé, formé aussi parfois d'un pied de bouquetin ou de gazelle, avec en guise de lanières, une touffe de longs crins blancs. Enfin des éventails communs en bambou tressé sont utilisés par les portefaix, les cultivateurs.
Le soja est un petit haricot à cosse velue dont les grains sont broyés à la meule. Pendant que la meule tourne, on jette sur les grains quelques tasses d'eau, et dans le récipient se forme, sous la meule, une crème mousseuse. Cette crème, ou liquide épais, déposée sur le feu, s'épaissit à la cuisson. On la verse sur un linge, dans un carré de bois, où en s'égouttant, elle prend forme. C'est le fromage blanc de soja, qu'on trouve dans toutes les bourgades aux étals des boutiques, à la porte des auberges.
Les familles cossues font du fromage fermenté. Le fromage blanc, et bien desséché, est découpé en petits cubes. Les cubes saupoudrés de farine de blé sont enfermés dans une jarre placée dans un lieu chaud et humide. Une fermentation se produit et le tout se couvre de moisissures. Au bout d'une quinzaine de jours, on lave les cubes, on les expose au soleil, et, quand ils sont bien secs, on les jette dans une jarre qui contient une sauce spéciale faite de piments, d'anis, d'écorces d'oranges et d'autres plantes aromatiques. Au bout d'un mois, les cubes de fromage blanc sont devenus brun foncé et sont doués d'un arôme et d'un goût tout particuliers : un excellent condiment, qu'on ajoute aux autres mets, comme en Europe, la moutarde !
Pour obtenir ces ufs fermentés, les Chinois ont une recette que nous livrons à nos lecteurs, amateurs de mets rares et délicieux... Prendre cinquante ufs de canard. Préparer une très forte infusion de thé. On verse dans un récipient le thé, un bol de chaux et deux bols de cendres de bois, cinq à six onces de sel. On brasse le tout pour que la pâte obtenue soit bien mélangée On enveloppe chaque uf avec cette pâte et on le dépose ensuite dans une jarre. Quand tous les ufs sont ainsi préparés, on les recouvre de cendre de bois. Au bout d'une quarantaine de jours, la fermentation est terminée et l'intérieur de l'uf, jaune et blanc, ressemble à une belle gélatine de couleur verte. Si on a soin de ne pas briser l'enveloppe de pâte desséchée, les ufs ainsi préparés peuvent se conserver très longtemps.
L'âme chinoise
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