SANS FAMILLE
Le plus important, ce sont les relations entre les 2 phénomènes : (cf : TD N°2 & 7)
...... 3/4 et consulter le Corrigé du TD1. ...... 1)_ Un "fonceur", qui prend des "
risques" et fait des "paris" sur l'avenir (le contraire d'un "tempérament ...... Par ex.
on a étudié une nappe aux USA : elle s'épuise 14 fois + vite qu'elle se régénère !
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Hector Malot
SANS FAMILLE
(1878)
Table des matières
TOC \o "1-3" \h \z HYPERLINK \l "_Toc155018460" À Lucie Malot. PAGEREF _Toc155018460 \h 5
HYPERLINK \l "_Toc155018461" PREMIÈRE PARTIE PAGEREF _Toc155018461 \h 6
HYPERLINK \l "_Toc155018462" I Au village. PAGEREF _Toc155018462 \h 7
HYPERLINK \l "_Toc155018463" II Un père nourricier. PAGEREF _Toc155018463 \h 19
HYPERLINK \l "_Toc155018464" III La troupe du signor Vitalis. PAGEREF _Toc155018464 \h 33
HYPERLINK \l "_Toc155018465" IV La maison maternelle. PAGEREF _Toc155018465 \h 50
HYPERLINK \l "_Toc155018466" V En route. PAGEREF _Toc155018466 \h 63
HYPERLINK \l "_Toc155018467" VI Mes débuts. PAGEREF _Toc155018467 \h 73
HYPERLINK \l "_Toc155018468" VII Japprends à lire. PAGEREF _Toc155018468 \h 90
HYPERLINK \l "_Toc155018469" VIII Par monts et par vaux. PAGEREF _Toc155018469 \h 103
HYPERLINK \l "_Toc155018470" IX Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues. PAGEREF _Toc155018470 \h 108
HYPERLINK \l "_Toc155018471" X Devant la justice. PAGEREF _Toc155018471 \h 120
HYPERLINK \l "_Toc155018472" XI En bateau. PAGEREF _Toc155018472 \h 138
HYPERLINK \l "_Toc155018473" XII Mon premier ami. PAGEREF _Toc155018473 \h 171
HYPERLINK \l "_Toc155018474" XIII Enfant trouvé. PAGEREF _Toc155018474 \h 192
HYPERLINK \l "_Toc155018475" XIV Neige et loups. PAGEREF _Toc155018475 \h 204
HYPERLINK \l "_Toc155018476" XV Monsieur Joli-Cur. PAGEREF _Toc155018476 \h 238
HYPERLINK \l "_Toc155018477" XVI Entrée à Paris. PAGEREF _Toc155018477 \h 258
HYPERLINK \l "_Toc155018478" XVII Un padrone de la rue de Lourcine. PAGEREF _Toc155018478 \h 270
HYPERLINK \l "_Toc155018479" XVIII Les carrières de Gentilly. PAGEREF _Toc155018479 \h 293
HYPERLINK \l "_Toc155018480" XIX Lise. PAGEREF _Toc155018480 \h 307
HYPERLINK \l "_Toc155018481" XX Jardinier. PAGEREF _Toc155018481 \h 325
HYPERLINK \l "_Toc155018482" XXI La famille dispersée. PAGEREF _Toc155018482 \h 336
HYPERLINK \l "_Toc155018483" SECONDE PARTIE PAGEREF _Toc155018483 \h 363
HYPERLINK \l "_Toc155018484" I En avant. PAGEREF _Toc155018484 \h 364
HYPERLINK \l "_Toc155018485" II Une ville noire. PAGEREF _Toc155018485 \h 396
HYPERLINK \l "_Toc155018486" III Rouleur. PAGEREF _Toc155018486 \h 413
HYPERLINK \l "_Toc155018487" IV Linondation. PAGEREF _Toc155018487 \h 427
HYPERLINK \l "_Toc155018488" V Dans la remontée. PAGEREF _Toc155018488 \h 449
HYPERLINK \l "_Toc155018489" VI Sauvetage. PAGEREF _Toc155018489 \h 471
HYPERLINK \l "_Toc155018490" VII Une leçon de musique. PAGEREF _Toc155018490 \h 507
HYPERLINK \l "_Toc155018491" VIII La vache du prince. PAGEREF _Toc155018491 \h 523
HYPERLINK \l "_Toc155018492" IX Mère Barberin. PAGEREF _Toc155018492 \h 553
HYPERLINK \l "_Toc155018493" X Lancienne et la nouvelle famille. PAGEREF _Toc155018493 \h 576
HYPERLINK \l "_Toc155018494" XI Barberin. PAGEREF _Toc155018494 \h 591
HYPERLINK \l "_Toc155018495" XII Recherches. PAGEREF _Toc155018495 \h 614
HYPERLINK \l "_Toc155018496" XIII La famille Driscoll. PAGEREF _Toc155018496 \h 637
HYPERLINK \l "_Toc155018497" XIV Père et mère honoreras. PAGEREF _Toc155018497 \h 652
HYPERLINK \l "_Toc155018498" XV Capi perverti. PAGEREF _Toc155018498 \h 668
HYPERLINK \l "_Toc155018499" XVI Les beaux langes ont menti. PAGEREF _Toc155018499 \h 677
HYPERLINK \l "_Toc155018500" XVII Loncle dArthur : M. James Milligan. PAGEREF _Toc155018500 \h 685
HYPERLINK \l "_Toc155018501" XVIII Les nuits de Noël. PAGEREF _Toc155018501 \h 693
HYPERLINK \l "_Toc155018502" XIX Les peurs de Mattia. PAGEREF _Toc155018502 \h 701
HYPERLINK \l "_Toc155018503" XX Bob. PAGEREF _Toc155018503 \h 731
HYPERLINK \l "_Toc155018504" XXI Le Cygne. PAGEREF _Toc155018504 \h 746
HYPERLINK \l "_Toc155018505" XXII Les beaux langes ont dit vrai. PAGEREF _Toc155018505 \h 761
HYPERLINK \l "_Toc155018506" XXIII En famille. PAGEREF _Toc155018506 \h 778
HYPERLINK \l "_Toc155018507" À propos de cette édition électronique PAGEREF _Toc155018507 \h 797
À Lucie Malot.
Pendant que jai écrit ce livre, jai constamment pensé à toi, mon enfant, et ton nom mest venu à chaque instant sur les lèvres. Lucie sentira-t-elle cela ? Lucie prendra-t-elle intérêt à cela ? Lucie, toujours. Ton nom, prononcé si souvent, doit donc être inscrit en tête de ces pages : je ne sais la fortune qui leur est réservée, mais quelle quelle soit, elles mauront donné des plaisirs qui valent tous les succès, la satisfaction de penser que tu peux les lire, la joie de te les offrir.
HECTOR MALOT.
PREMIÈRE PARTIE
IAu village.
Je suis un enfant trouvé.
Mais jusquà huit ans jai cru que, comme tous les autres enfants, javais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes sarrêtaient de couler.
Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans quune femme vînt membrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire lair, et quelques paroles.
Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que jétais surpris par une pluie dorage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à mabriter sous son jupon de laine relevé quelle me ramenait sur la tête et sur les épaules.
Enfin quand javais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.
Par tout cela et par bien dautres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur quelle mettait dans ses gronderies, je croyais quelle était ma mère.
Voici comment jappris quelle nétait que ma nourrice.
Mon village, ou pour parler plus justement, le village où jai été élevé, car je nai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance, pas plus que je nai eu de père et de mère, le village enfin où jai passé mon enfance se nomme Chavanon ; cest lun des plus pauvres du centre de la France.
Cette pauvreté, il la doit non à lapathie ou à la paresse de ses habitants, mais à sa situation même dans une contrée peu fertile. Le sol na pas de profondeur, et pour produire de bonnes récoltes il lui faudrait des engrais ou des amendements qui manquent dans le pays. Aussi ne rencontre-t-on (ou tout au moins ne rencontrait-on à lépoque dont je parle) que peu de champs cultivés, tandis quon voit partout de vastes étendues de brandes dans lesquelles ne croissent que des bruyères et des genêts. Là où les brandes cessent, les landes commencent ; et sur ces landes élevées les vents âpres rabougrissent les maigres bouquets darbres qui dressent çà et là leurs branches tordues et tourmentées.
Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner les hauteurs et descendre dans les plis du terrain, sur les bords des rivières, où dans détroites prairies poussent de grands châtaigniers et des chênes vigoureux.
Cest dans un de ces replis de terrain, sur les bords dun ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire que se dresse la maison où jai passé mes premières années.
Jusquà huit ans, je navais jamais vu dhomme dans cette maison ; cependant ma mère nétait pas veuve, mais son mari qui était tailleur de pierre, comme un grand nombre dautres ouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et il nétait pas revenu au pays depuis que jétais en âge de voir ou de comprendre ce qui mentourait. De temps en temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par un de ses camarades qui rentrait au village.
Mère Barberin, votre homme va bien ; il ma chargé de vous dire que louvrage marche fort, et de vous remettre largent que voilà ; voulez-vous compter ?
Et cétait tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : son homme était en bonne santé ; louvrage donnait ; il gagnait sa vie.
De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, il ne faut pas croire quil était en mauvaise amitié avec sa femme. La question de désaccord nétait pour rien dans cette absence. Il demeurait à Paris parce que le travail ly retenait ; voilà tout. Quand il serait vieux, il reviendrait vivre près de sa vieille femme, et avec largent quils auraient amassé, ils seraient à labri de la misère pour le temps où lâge leur aurait enlevé la force et la santé.
Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme, que je ne connaissais pas, sarrêta devant notre barrière. Jétais sur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sans pousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, lhomme me demanda si ce nétait pas là que demeurait la mère Barberin.
Je lui dis dentrer.
Il poussa la barrière qui cria dans sa hart, et à pas lents il savança vers la maison.
Jamais je navais vu un homme aussi crotté ; des plaques de boue, les unes encore humides, les autres déjà sèches, le couvraient des pieds à la tête, et à le regarder lon comprenait que depuis longtemps il marchait dans les mauvais chemins.
Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut, et au moment où il franchissait notre seuil, elle se trouva face à face avec lui.
Japporte des nouvelles de Paris, dit-il.
Cétaient là des paroles bien simples et qui déjà plus dune fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec lequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnait les mots : « Votre homme va bien, louvrage marche. »
Ah ! mon Dieu ! sécria mère Barberin en joignant les mains, un malheur est arrivé à Jérôme.
Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade de peur ; votre homme à été blessé voilà la vérité ; seulement il nest pas mort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le moment il est à lhôpital. Jai été son voisin de lit, et comme je rentrais au pays il ma demandé de vous conter la chose en passant. Je ne peux pas marrêter, car jai encore trois lieues à faire et la nuit vient vite.
Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long, pria lhomme de rester à souper ; les routes étaient mauvaises ; on parlait de loups qui sétaient montrés dans les bois ; il repartirait le lendemain matin.
Il sassit dans le coin de la cheminée et tout en mangeant, il nous raconta comment le malheur était arrivé : Barberin avait été à moitié écrasé par des échafaudages qui sétaient abattus, et comme on avait prouvé quil ne devait pas se trouver à la place où il avait été blessé, lentrepreneur refusait de lui payer aucune indemnité.
Pas de chance, le pauvre Barberin, dit-il, pas de chance ; il y a des malins qui auraient trouvé là-dedans un moyen pour se faire faire des rentes, mais votre homme naura rien.
Et tout en séchant les jambes de son pantalon qui devenait raide sous leur enduit de boue durcie, il répétait ce mot : « pas de chance » avec une peine sincère, qui montrait que pour lui, il se fût fait volontiers estropier dans lespérance de gagner ainsi de bonnes rentes.
Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné le conseil de faire un procès à lentrepreneur.
Un procès, cela coûte gros.
Oui, mais quand on le gagne !
Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, mais cétait une terrible affaire quun voyage si long et si coûteux.
Le lendemain matin nous descendîmes au village pour consulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Il écrivit à laumônier de lhôpital où Barberin était soigné, et quelques jours après il reçut une réponse, disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route, mais quelle devait envoyer une certaine somme dargent à son mari, parce que celui-ci allait faire un procès à lentrepreneur chez lequel il avait été blessé.
Les journées, les semaines sécoulèrent et de temps en temps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois dargent ; la dernière, plus pressante que les autres, disait que sil ny avait plus dargent, il fallait vendre la vache pour sen procurer.
Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans savent ce quil y a de détresses et de douleurs dans ces trois mots : « vendre la vache. »
Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant ; pour le promeneur, cest une bête qui fait bien dans le paysage lorsquelle lève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée ; pour lenfant des villes, cest la source du café au lait et du fromage à la crème ; mais pour le paysan, cest bien plus et bien mieux encore. Si pauvre quil puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est assuré de ne pas souffrir de la faim tant quil a une vache dans son étable. Avec une longe ou même avec une simple hart nouée autour des cornes, un enfant promène la vache le long des chemins herbus, là où la pâture nappartient à personne, et le soir la famille entière a du beurre dans sa soupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre : le père, la mère, les enfants, les grands comme les petits, tout le monde vit de la vache.
Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, que jusquà ce moment je navais presque jamais mangé de viande. Mais ce nétait pas seulement notre nourrice quelle était, cétait encore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas simaginer que la vache est une bête stupide, cest au contraire un animal plein dintelligence et de qualités morales dautant plus développées quon les aura cultivées par léducation. Nous caressions la nôtre, nous lui parlions, elle nous comprenait, et de son côté, avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savait très-bien nous faire entendre ce quelle voulait ou ce quelle ressentait.
Enfin nous laimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire.
Pourtant il fallut sen séparer, car cétait seulement par « la vente de la vache » quon pouvait satisfaire Barberin.
Il vint un marchand à la maison et après avoir bien examiné la Roussette, après lavoir longuement palpée en secouant la tête dun air mécontent, après avoir dit et répété cent fois quelle ne lui convenait pas du tout, que cétait une vache de pauvres gens quil ne pourrait pas revendre, quelle navait pas de lait, quelle faisait du mauvais beurre, il avait fini par dire quil voulait bien la prendre, mais seulement par bonté dâme et pour obliger mère Barberin qui était une brave femme.
La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui se passait, avait refusé de sortir de son étable et elle sétait mise à meugler.
Passe derrière et chasse-la, mavait dit le marchand en me tendant le fouet quil portait passé autour de son cou.
Pour ça non, avait dit mère Barberin.
Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement.
Allons, ma belle, viens, viens.
Et Roussette navait plus résisté ; arrivée sur la route, le marchand lavait attachée derrière sa voiture, et il avait bien fallu quelle suivît le cheval.
Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encore nous avions entendu ses beuglements.
Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau de pain ; le soir des pommes de terre au sel.
Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente de Roussette ; lannée précédente, pour le mardi gras, mère Barberin mavait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; et jen avais tant mangé, tant mangé quelle en avait été toute heureuse.
Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.
Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras ; cétait ce que je métais dit tristement.
Mais mère Barberin mavait fait une surprise ; bien quelle ne fût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à lune de nos voisines, un morceau de beurre à une autre et quand jétais rentré, vers midi, je lavais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre.
Tiens ! de la farine, dis-je en mapprochant delle.
Mais oui, fit-elle en souriant, cest bien de la farine, mon petit Rémi, de la belle farine de blé ; tiens, vois comme elle fleure bon.
Si javais osé, jaurais demandé à quoi devait servir cette farine ; mais précisément parce que javais grande envie de le savoir, je nosais pas en parler. Et puis dun autre côté je ne voulais pas dire que je savais que nous étions au mardi gras pour ne pas faire de la peine à mère Barberin.
Quest-ce quon fait avec de la farine ? dit-elle me regardant.
Du pain.
Et puis encore ?
De la bouillie.
Et puis encore ?
Dame
Je ne sais pas.
Si, tu sais bien. Mais comme tu es un bon petit garçon, tu noses pas le dire. Tu sais que cest aujourdhui mardi gras, le jour des crêpes et des beignets. Mais comme tu sais aussi que nous navons ni beurre, ni lait, tu noses pas en parler. Cest vrai ça ?
Oh ! mère Barberin.
Comme davance javais deviné tout cela, je me suis arrangée pour que mardi gras ne te fasse pas vilaine figure. Regarde dans la huche.
Le couvercle levé, et il le fut vivement, japerçus le lait, le beurre, des ufs et trois pommes.
Donne-moi les ufs, me dit-elle, et, pendant que je les casse, pèle les pommes.
Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassa les ufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus, de temps en temps, une cuillerée de lait.
Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa la terrine sur les cendres chaudes, et il ny eut plus quà attendre le soir, car cétait à notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets.
Pour être franc, je dois avouer que la journée me parut longue et que plus dune fois jallai soulever le linge qui recouvrait la terrine.
Tu vas faire prendre froid à la pâte, disait mère Barberin, et elle lèvera mal.
Mais elle levait bien, et de place en place se montraient des renflements, des sortes de bouillons qui venaient crever à la surface. De toute la pâte en fermentation se dégageait une bonne odeur dufs et de lait.
Casse de la bourrée, me disait-elle ; il nous faut un bon feu clair, sans fumée.
Enfin, la chandelle fut allumée.
Mets du bois au feu ! me dit-elle.
Il ne fut pas nécessaire de me répéter deux fois cette parole que jattendais avec tant dimpatience. Bientôt une grande flamme monta dans la cheminée, et sa lueur vacillante emplit la cuisine.
Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle à frire et la posa au-dessus de la flamme.
Donne-moi le beurre.
Elle en prit, au bout de son couteau, un morceau gros comme une petite noix et le mit dans la poêle, où il fondit en grésillant.
Ah ! cétait vraiment une bonne odeur qui chatouillait dautant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne lavions pas respirée.
Cétait aussi une joyeuse musique celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre.
Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour.
Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute, pour nous demander du feu.
Mais je ne marrêtai pas à cette idée, car mère Barberin qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine, venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâte blanche, et ce nétait pas le moment de se laisser aller aux distractions.
Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte souvrit brusquement.
Qui est-là ? demanda mère Barberin sans se retourner.
Un homme était entré, et la flamme qui lavait éclairé en plein mavait montré quil était vêtu dune blouse blanche et quil tenait à la main un gros bâton.
On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il dun ton rude.
Ah ! mon Dieu ! sécria mère Barberin en posant vivement sa poêle à terre, cest toi, Jérôme ?
Puis me prenant par le bras elle me poussa vers lhomme qui sétait arrêté sur le seuil.
Cest ton père.
IIUn père nourricier.
Je métais approché pour lembrasser à mon tour, mais du bout de son bâton il marrêta :
Quest-ce que cest que celui-là ?
Cest Rémi.
Tu mavais dit
Eh bien oui, mais
ce nétait pas vrai, parce que
Ah ! pas vrai, pas vrai.
Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et instinctivement je reculai.
Quavais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque jallais à lui pour lembrasser ?
Je neus pas le temps dexaminer ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé.
Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se trouve bien, car jai une solide faim. Quest-ce que tu as pour souper ?
Je faisais des crêpes.
Je vois bien ; mais ce nest pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.
Cest que je nai rien : nous ne tattendions pas.
Comment rien ; rien à souper ? Il regarda autour de lui.
Voilà du beurre.
Il leva les yeux au plafond à lendroit où lon accrochait le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide ; et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes dail et doignon.
Voilà de loignon, dit-il, en faisant tomber une glane avec son bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre et nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle.
Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien. Au contraire elle sempressa de faire ce que son homme demandait tandis que celui-ci sasseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée.
Je navais pas osé quitter la place où le bâton mavait amené, et, appuyé contre la table, je le regardais.
Cétait un homme dune cinquantaine dannées environ, au visage rude, à lair dur ; il portait la tête inclinée sur lépaule droite par suite de la blessure quil avait reçue, et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant.
Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.
Est-ce que cest avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe ? dit-il.
Alors prenant lui-même lassiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.
Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.
En tout autre moment, il est certain que jaurais été profondément touché par cette catastrophe, mais je ne pensais plus aux crêpes ni aux beignets et lidée qui occupait mon esprit, cétait que cet homme qui paraissait si dur était mon père.
Mon père, mon père ! Cétait là le mot que je me répétais machinalement.
Je ne métais jamais demandé dune façon bien précise ce que cétait quun père, et vaguement, dinstinct, javais cru que cétait une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris dun effroi douloureux.
Javais voulu lembrasser, il mavait repoussé du bout de son bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsque jallais lembrasser, bien au contraire, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle.
Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table.
Je me hâtai dobéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.
Alors quittant le coin de la cheminée il vint sasseoir à table et commença à manger, sarrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.
Jétais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.
Est-ce quil ne mange pas plus que ça dordinaire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.
Ah ! si, il mange bien.
Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.
Naturellement je navais pas envie de parler, et mère Barberin nétait pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.
Alors tu nas pas faim ? me dit-il.
Non.
Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.
Mère Barberin me lança un coup dil qui me disait dobéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.
Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à lautre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte darmoire entourée dun lambrequin en toile rouge.
Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.
On ne dort pas par ordre ; on dort parce quon a sommeil et quon est tranquille.
Or je navais pas sommeil et nétais pas tranquille.
Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.
Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?
Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et mendormir comme il me lavait ordonné ; mais cétait impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne métais jamais senti si bien éveillé.
Au bout dun certain temps, je ne saurais dire combien, jentendis quon sapprochait de mon lit.
Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce nétait pas mère Barberin.
Un souffle chaud effleura mes cheveux.
Dors-tu ? demanda une voix étouffée.
Je neus garde de répondre, car les terribles mots : « je me fâche » retentissaient encore à mon oreille.
Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, cest son habitude ; tu peux parler sans craindre quil tentende.
Sans doute, jaurais dû dire que je ne dormais pas, mais je nosai point ; on mavait commandé de dormir, je ne dormais pas, jétais en faute.
Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.
Perdu ! Les juges ont décidé que jétais en faute de me trouver sous les échafaudages et que lentrepreneur ne me devait rien.
Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.
Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce nétait pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. Mexpliqueras-tu pourquoi tu nas pas fait comme je tavais dit de faire ?
Parce que je nai pas pu.
Tu nas pas pu le porter aux Enfants trouvés ?
On nabandonne pas comme ça un enfant quon a nourri de son lait et quon aime.
Ce nétait pas ton enfant.
Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément quil est tombé malade.
Malade ?
Oui, malade ; ce nétait pas le moment, nest-ce pas, de le porter à lhospice pour le tuer ?
Et quand il a été guéri ?
Cest quil na pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le cur. Cest comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.
Mais après ?
Le temps avait marché. Puisque javais attendu jusque-là je pouvais bien attendre encore.
Quel âge a-t-il présentement ?
Huit ans.
Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce quil y aura gagné.
Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.
Je ne ferai pas ça ! Et qui men empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ?
Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; lémotion me serrait à la gorge au point de métouffer. Bientôt mère Barberin reprit :
Ah ! comme Paris ta changé ! tu naurais pas parlé comme ça avant daller à Paris.
Peut-être. Mais ce quil y a de sûr, cest que si Paris ma changé, il ma aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous navons plus dargent. La vache est vendue. Faut-il que quand nous navons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui nest pas le nôtre ?
Cest le mien.
Ce nest pas plus le tien que le mien. Ce nest pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : cest délicat, cest maigre, pas de bras, pas de jambes.
Cest le plus joli enfant du pays.
Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que cest sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce quon est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.
Je te dis que cest un brave enfant, et il a de lesprit comme un chat, et avec cela bon cur. Il travaillera pour nous.
En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler.
Et si ses parents le réclament, quest-ce que tu diras ?
Ses parents ! Est-ce quil a des parents ? Sil en avait, ils lauraient cherché, et depuis huit ans trouvé bien sûr. Ah ! jai fait une fameuse sottise de croire quil avait des parents qui le réclameraient un jour, et nous payeraient notre peine pour lavoir élevé. Je nai été quun nigaud, quun imbécile. Parce quil était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles, cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, dailleurs.
Et sils ne le sont pas ? Si un jour ils viennent nous le demander ? Jai dans lidée quils viendront.
Que les femmes sont donc obstinées !
Enfin, sils viennent ?
Eh bien ! nous les enverrons à lhospice. Mais assez causé. Tout cela mennuie. Demain je le conduirai au maire. Ce soir, je vais aller dire bonjour à François. Dans une heure je reviendrai.
La porte souvrit et se referma. Il était parti.
Alors me redressant vivement, je me mis à appeler mère Barberin.
Ah ! maman.
Elle accourut près de mon lit :
Est-ce que tu me laisseras aller à lhospice ?
Non, mon petit Rémi, non.
Et elle membrassa tendrement en me serrant dans ses bras.
Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes sarrêtèrent de couler.
Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement.
Ce nest pas ma faute.
Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qua dit Jérôme ?
Oui, tu nes pas ma maman, mais lui nest pas mon père.
Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton, car si jétais désolé dapprendre quelle nétait pas ma mère, jétais heureux, jétais presque fier de savoir que lui nétait pas mon père. De là une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix.
Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention.
Jaurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître la vérité ; mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire, sans raison, que je nétais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvre petit, tu las entendu, on ne la connaît pas. Est-elle vivante, ne lest-elle plus ? On nen sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail et quil passait dans une rue quon appelle lavenue de Breteuil, qui est large et plantée darbres, il entendit les cris dun enfant. Ils semblaient partir de lembrasure de la porte dun jardin. Cétait au mois de février ; il faisait petit jour. Il sapprocha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appeler quelquun, il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme sétait caché là pour voir si lon trouverait lenfant quil avait lui-même placé dans lembrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé, car lenfant criait de toutes ses forces, comme sil avait compris quun secours lui était arrivé, et quil ne fallait pas le laisser échapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce quil devait faire, il fut rejoint par dautres ouvriers, et lon décida quil fallait porter lenfant chez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute il souffrait du froid. Mais comme dans le bureau du commissaire il faisait très-chaud, et que les cris continuaient, on pensa quil souffrait de la faim, et lon alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on le déshabilla devant le feu. Cétait un beau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement quil appartenait à des parents riches. Cétait donc un enfant quon avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua. Quallait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de lenfant avec celle de ses langes qui nétaient pas marqués, le commissaire dit quil allait lenvoyer à lhospice des Enfants trouvés, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait sen charger : cétait un bel enfant, sain, solide qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme savança et dit quil voulait bien sen charger ; on le lui donna. Javais justement un enfant du même âge ; mais ce nétait pas pour moi une affaire den nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins ta mère.
Oh ! maman.
Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors je mattachai à toi davantage. Joubliais que tu nétais pas vraiment notre fils. Malheureusement Jérôme ne loublia pas, lui, et, voyant au bout de trois ans que tes parents ne tavaient pas cherché, au moins quils ne tavaient pas trouvé, il voulut te mettre à lhospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi.
Oh ! pas à lhospice, mécriai-je en me cramponnant à elle ; mère Barberin, pas à lhospice, je ten prie !
Non, mon enfant, tu niras pas. Jarrangerai cela. Jérôme nest pas un méchant homme, tu verras ; cest le chagrin, cest la peur du besoin qui lont monté. Nous travaillerons, tu travailleras aussi.
Oui, tout ce que tu voudras. Mais pas lhospice.
Tu niras pas ; mais à une condition, cest que tu vas tout de suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, quil te trouve éveillé.
Et, après mavoir embrassé, elle me tourna le nez contre la muraille.
Jaurais voulu mendormir ; mais javais été trop rudement ébranlé, trop profondément ému pour trouver à volonté le calme et le sommeil.
Ainsi, mère Barberin, si bonne, si douce pour moi nétait pas ma vraie mère ! mais alors quétait donc une vraie mère ? Meilleure, plus douce encore ? Oh ! non, ce nétait pas possible.
Mais ce que je comprenais, ce que je sentais parfaitement, cest quun père eût été moins dur que Barberin, et ne meût pas regardé avec ces yeux froids, le bâton levé.
Il voulait menvoyer à lhospice ; mère Barberin pourrait-elle len empêcher ?
Quétait-ce que lhospice ?
Il y avait au village deux enfants quon appelait « les enfants de lhospice » ; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; on se moquait deux ; on les battait ; les autres enfants les poursuivaient souvent comme on poursuit un chien perdu pour samuser, et aussi parce quun chien perdu na personne pour le défendre.
Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulais pas avoir un numéro au cou, je ne voulais pas quon courût après moi en criant : « À lhospice ! à lhospice ! »
Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquer les dents.
Et je ne dormais pas.
Et Barberin allait rentrer.
Heureusement il ne revint pas aussitôt quil avait dit et le sommeil arriva pour moi avant lui.
IIILa troupe du signor Vitalis.
Sans doute je dormis toute la nuit sous limpression du chagrin et de la crainte, car le lendemain matin en méveillant, mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi, pour être certain quon ne mavait pas emporté.
Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençai à croire que le projet de menvoyer à lhospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle lavait décidé à me garder.
Mais comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre.
Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorer son secours. Mais, à la dérobée, elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa main me rassura : il ny avait rien à craindre.
Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière Barberin.
La distance est longue de notre maison au village : il y en a bien pour une heure de marche. Cette heure sécoula sans quil madressât une seule fois la parole. Il marchait devant, doucement, en clopinant, sans que sa tête fît un seul mouvement, et de temps en temps il se retournait tout dune pièce pour voir si je le suivais.
Où me conduisait-il ?
Cette question minquiétait, malgré le signe rassurant que mavait fait mère Barberin, et pour me soustraire à un danger que je pressentais sans le connaître, je pensais à me sauver.
Dans ce but, je tâchais de rester en arrière ; quand je serais assez loin, je me jetterais dans le fossé, et il ne pourrait pas me rejoindre.
Tout dabord, il se contenta de me dire de marcher sur ses talons ; mais bientôt, il devina sans doute mon intention et me prit par le poignet.
Je navais plus quà le suivre, ce que je fis.
Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout le monde sur notre passage se retourna pour nous voir passer, car javais lair dun chien hargneux quon mène en laisse.
Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et lengagea à entrer.
Celui-ci me prenant par loreille me fit passer devant lui, et quand nous fumes entrés il referma la porte.
Je me sentis soulagé ; le café ne me paraissait pas un endroit dangereux ; et puis dun autre côté cétait le café, et il y avait longtemps que javais envie de franchir sa porte.
Le café, le café de lauberge Notre-Dame ! quest-ce que cela pouvait bien être ?
Combien de fois métais-je posé cette question !
Javais vu des gens sortir du café la figure enluminée et les jambes flageolantes ; en passant devant sa porte, javais souvent entendu des cris et des chansons qui faisaient trembler les vitres.
Que faisait-on là dedans ? Que se passait-il derrière ses rideaux rouges ?
Jallais donc le savoir.
Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui lavait engagé à entrer, jallai masseoir près de la cheminée et regardai autour de moi.
Dans le coin opposé à celui que joccupais, se trouvait un grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel que je nen avais jamais vu.
Sur ses cheveux qui tombaient en longues mèches sur ses épaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumes vertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était en dedans, le serrait à la taille. Cette peau navait pas de manches, et, par deux trous ouverts aux épaules, sortaient les bras vêtus dune étoffe de velours qui autrefois avait dû être bleue. De grandes guêtres en laine lui montaient jusquaux genoux, et elles étaient serrées par des rubans rouges qui sentre-croisaient plusieurs fois autour des jambes.
Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans sa main droite ; son coude reposait sur son genou ployé.
Jamais je navais vu une personne vivante dans une attitude si calme ; il ressemblait à lun des saints en bois de notre église.
Auprès de lui trois chiens tassés sous sa chaise se chauffaient sans remuer. Un caniche blanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé dun vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir.
Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix et jentendais quil était question de moi.
Barberin racontait quil était venu au village pour me conduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder.
Cétait donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari, et je compris tout de suite que si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui, je navais plus rien à craindre.
Le vieillard, sans en avoir lair, écoutait aussi ce qui se disait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi, et sadressant à Barberin :
Cest cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec un accent étranger.
Lui-même.
Et vous croyez que ladministration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice.
Dame, puisquil na pas de parents et quil est à ma charge, il faut bien que quelquun paye pour lui ; cest juste, il me semble.
Je ne dis pas non, mais croyez-vous que tout ce qui est juste se fait ?
Pour ça non.
Eh bien, je crois bien que vous nobtiendrez jamais la pension que vous demandez.
Alors, il ira à lhospice ; il ny a pas de loi qui le force à rester quand même dans ma maison si je nen veux pas.
Vous avez consenti autrefois à le recevoir, cétait prendre lengagement de le garder.
Eh bien, je ne le garderai pas ; et quand je devrais le mettre dans la rue, je men débarrasserai.
Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite, dit le vieillard après un moment de réflexion, et même de gagner à cela quelque chose.
Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paye une bouteille, et de bon cur encore.
Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.
Sûrement ?
Sûrement.
Le vieillard quittant sa chaise, vint sasseoir vis-à-vis de Barberin. Chose étrange, au moment où il se leva, sa peau de mouton fut soulevée par un mouvement que je ne mexpliquai pas : cétait à croire quil avait un chien dans le bras gauche.
Quallait-il dire ? Quallait-il se passer ?
Je lavais suivi des yeux avec une émotion cruelle.
Ce que vous voulez, nest-ce pas, dit-il, cest que cet enfant ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien sil continue à le manger, cest quon vous le paye.
Juste ; parce que
Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je nai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vous ne voulez plus de lenfant ; sil en est ainsi, donnez-le-moi, je men charge.
Vous le donner !
Dame, ne voulez-vous pas vous en débarrasser ?
Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant, car il est bel enfant, regardez-le.
Je lai regardé.
Rémi ! viens ici.
Je mapprochai de la table en tremblant.
Allons, naie pas peur, petit, dit le vieillard.
Regardez, continua Barberin.
Je ne dis pas que cest un vilain enfant. Si cétait un vilain enfant, je nen voudrais pas, les monstres ce nest pas mon affaire.
Ah ! si cétait un monstre à deux têtes, ou seulement un nain
Vous ne parleriez pas de lenvoyer à lhospice. Vous savez quun monstre a de la valeur et quon peut en tirer profit, soit en le louant, soit en lexploitant soi-même. Mais celui-là nest ni nain ni monstre ; bâti comme tout le monde il nest bon à rien.
Il est bon pour travailler.
Il est bien faible.
Lui faible, allons donc, il est fort comme un homme, et solide, et sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vu de plus droites ?
Barberin releva mon pantalon.
Trop mince, dit le vieillard.
Et ses bras ? continua Barberin.
Les bras sont comme les jambes ; ça peut aller ; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et à la misère.
Lui, ne pas résister ; mais tâtez donc, voyez, tâtez vous-même.
Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant, secouant la tête et faisant la moue.
Javais déjà assisté à une scène semblable quand le marchand était venu pour acheter notre vache. Lui aussi lavait tâtée et palpée. Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue : ce nétait pas une bonne vache, il lui serait impossible de la revendre, et cependant il lavait achetée, puis emmenée.
Le vieillard allait-il macheter et memmener ; ah ! mère Barberin, mère Barberin !
Malheureusement elle nétait pas là pour me défendre.
Si javais osé jaurais dit que la veille Barberin mavait précisément reproché dêtre délicat et de navoir ni bras ni jambes ; mais je compris que cette interruption ne servirait à rien quà mattirer une bourrade, et je me tus.
Cest un enfant comme il y en a beaucoup, dit le vieillard, voilà la vérité, mais un enfant des villes ; aussi est-il bien certain quil ne sera jamais bon à rien pour le travail de la terre ; mettez-le un peu devant la charrue à piquer les bufs, vous verrez combien il durera.
Dix ans.
Pas un mois.
Mais voyez-le donc.
Voyez-le vous-même.
Jétais au bout de la table entre Barberin et le vieillard, poussé par lun, repoussé par lautre.
Enfin, dit le vieillard, tel quil est je le prends. Seulement, bien entendu, je ne vous lachète pas, je vous le loue. Je vous en donne vingt francs par an.
Vingt francs !
Cest un bon prix et je paye davance : vous touchez quatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de lenfant.
Mais si je le garde, lhospice me payera plus de dix francs par mois.
Mettez-en sept, mettez-en huit, je connais les prix, et encore faudra-t-il que vous le nourrissiez.
Il travaillera.
Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne voudriez pas le renvoyer. Ce nest pas pour largent de leur pension quon prend les enfants de lhospice, cest pour leur travail ; on en fait des domestiques qui payent et ne sont pas payés. Encore un coup, si celui-là était en état de vous rendre des services, vous le garderiez.
En tous cas, jaurais toujours les dix francs.
Et si lhospice au lieu de vous le laisser, le donne à un autre, vous naurez rien du tout ; tandis quavec moi, pas de chance à courir : toute votre peine consiste à allonger la main.
Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir dans laquelle il prit quatre pièces dargent quil étala sur la table en les faisant sonner.
Pensez-donc, sécria Barberin, que cet enfant aura des parents un jour ou lautre ?
Quimporte ?
Il y aura du profit pour ceux qui lauront élevé ; si je navais pas compté là-dessus je ne men serais jamais chargé.
Ce mot de Barberin : « Si je navais pas compté sur ses parents, je ne me serais jamais chargé de lui, » me fit le détester un peu plus encore. Quel méchant homme.
Et cest parce que vous ne comptez plus sur ses parents, dit le vieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin à qui sadresseront-ils, ces parents, si jamais ils paraissent ? à vous, nest-ce pas, et non à moi quils ne connaissent pas ?
Et si cest vous qui les retrouvez.
Alors convenons que sil a des parents un jour, nous partagerons le profit, et je mets trente francs.
Mettez-en quarante.
Non pour les services quil me rendra, ce nest pas possible.
Et quels services voulez-vous quil vous rende. Pour de bonnes jambes, il a de bonnes jambes, pour de bons bras, il a de bons bras, je men tiens à ce que jai dit, mais enfin à quoi le trouvez-vous propre ?
Le vieillard regarda Barberin dun air narquois et vidant son verre à petits coups :
À me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois après une journée de fatigue, quand le temps est mauvais, jai des idées tristes ; il me distraira.
Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides.
Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puis marcher, et puis après avoir marché, sauter encore ; enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis.
Et où est-elle votre troupe ?
Le signor Vitalis cest moi, comme vous devez vous en douter ; la troupe, je vais vous la montrer, puisque vous désirez faire sa connaissance.
Disant cela il ouvrit sa peau de mouton, et prit dans sa main un animal étrange quil tenait sous son bras gauche serré contre sa poitrine.
Cétait cet animal qui plusieurs fois avait fait soulever la peau de mouton ; mais ce nétait pas un petit chien comme je lavais pensé.
Quelle pouvait être cette bête ?
Était-ce même une bête ?
Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarre que je voyais pour la première fois, et que je regardais avec stupéfaction.
Elle était vêtue dune blouse rouge bordée dun galon doré, mais les bras et les jambes étaient nus, car cétaient bien des bras et des jambes quelle avait et non des pattes ; seulement ces bras et ces jambes étaient couverts dune peau noire, et non blanche ou carnée.
Noire aussi était la tête grosse à peu près comme mon poing fermé ; la face était large et courte, le nez était retroussé avec des narines écartées, les lèvres étaient jaunes ; mais ce qui plus que tout le reste me frappa, ce furent deux yeux très-rapprochés lun de lautre, dune mobilité extrême, brillants comme des miroirs.
Ah ! le vilain singe ! sécria Barberin.
Ce mot me tira de ma stupéfaction, car si je navais jamais vu des singes jen avais au moins entendu parler ; ce nétait donc pas un enfant noir que javais devant moi, cétait un singe.
Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, cest M. Joli-Cur. Joli-Cur, mon ami, saluez la société.
Joli-Cur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya à tous un baiser.
Maintenant, continua Vitalis étendant sa main vers le caniche blanc, à un autre : le signor Capi va avoir lhonneur de présenter ses amis à lestimable société ici présente.
À ce commandement le caniche qui jusque-là navait pas fait le plus petit mouvement, se leva vivement et se dressant sur ses pattes de derrière il croisa ses deux pattes de devant sur sa poitrine, puis il salua son maître si bas que son bonnet de police toucha le sol.
Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses camarades, et dune patte, tandis quil tenait toujours lautre sur sa poitrine, il leur fit signe dapprocher.
Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade, se dressèrent aussitôt, et se donnant chacun une patte de devant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent gravement six pas en avant puis après trois pas en arrière, et saluèrent la société.
Celui que jappelle Capi, continua Vitalis, autrement dit Capitano en italien, est le chef des chiens, cest lui qui, comme le plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noir est le signor Zerbino, ce qui signifie le galant, nom quil mérite à tous les égards. Quant à cette jeune personne à lair modeste, cest la signora Dolce, une charmante Anglaise qui na pas volé son nom de douce. Cest avec ces sujets remarquables à des titres différents que jai lavantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plus ou moins bien, suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaise fortune. Capi !
Le caniche croisa les pattes.
Capi, venez ici, mon ami et soyez assez aimable, je vous prie, ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment, soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon qui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes, quelle heure il est. Capi décroisa les pattes, sapprocha de son maître, écarta la peau de mouton, fouilla dans la poche du gilet, en tira une grosse montre en argent, regarda le cadran et jappa deux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bien accentués, dune voix forte et nette, il en poussa trois autres plus faibles.
Il était en effet deux heures et trois quarts.
Cest bien, dit Vitalis, je vous remercie, signor Capi ; et, maintenant, je vous prie dinviter la signora Dolce à nous faire le plaisir de danser un peu à la corde.
Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino et celui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, et tous deux se mirent gravement à la faire tourner.
Quand le mouvement fut régulier, Dolce sélança dans le cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de son maître.
Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ; mais lintelligence ne sapprécie à toute sa valeur que par la comparaison. Voilà pourquoi jengage ce garçon dans ma troupe ; il fera le rôle dune bête et lesprit de mes élèves nen sera que mieux apprécié.
Oh ! pour faire la bête, interrompit Barberin.
Il faut avoir de lesprit, continua Vitalis, et je crois que ce garçon nen manquera pas quand il aura pris quelques leçons. Au reste nous verrons bien. Et pour commencer nous allons en avoir tout de suite une preuve. Sil est intelligent il comprendra quavec le signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourir la France et dix autres pays, de mener une vie libre au lieu de rester derrière des bufs, à marcher tous les jours dans le même champ, du matin au soir. Tandis que sil nest pas intelligent, il pleurera, il criera, et comme le signor Vitalis naime pas les enfants méchants, il ne lemmènera pas avec lui. Alors lenfant méchant ira à lhospice où il faut travailler dur et manger peu.
Jétais assez intelligent pour comprendre ces paroles, mais de la compréhension à lexécution, il y avait une terrible distance à franchir.
Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles, bien amusants, et ce devait être bien amusant aussi de se promener toujours ; mais pour les suivre et se promener avec eux il fallait quitter mère Barberin.
Il est vrai que si je refusais, je ne resterais peut-être pas avec mère Barberin, on menverrait à lhospice.
Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue.
Allons, dit-il, lenfant comprend puisquil ne crie pas, la raison entrera dans cette petite tête, et demain
Oh ! monsieur, mécriai-je ; laissez-moi à maman Barberin, je vous en prie !
Mais avant den avoir dit davantage, je fus interrompu par un formidable aboiement de Capi.
En même temps le chien sélança vers la table sur laquelle Joli-Cur était resté assis.
Celui-ci, profitant dun moment où tout le monde était tourné vers moi, avait doucement pris le verre de son maître, qui était plein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi, qui faisait bonne garde, avait vu cette friponnerie du singe, et, en fidèle serviteur quil était, il avait voulu lempêcher.
Monsieur Joli-Cur, dit Vitalis, dune voix sévère, vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans le coin, le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, montez la garde devant lui ; sil bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendez-moi la patte que je vous la serre.
Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître.
Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Je vous donne donc trente francs.
Non, quarante.
Une discussion sengagea ; mais bientôt Vitalis linterrompit :
Cet enfant doit sennuyer ici, dit-il ; quil aille donc se promener dans la cour de lauberge et samuser.
En même temps il fit un signe à Barberin.
Oui, cest cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais nen bouge pas avant que je tappelle, ou sinon je me fâche.
Je navais quà obéir, ce que je fis.
Jallai donc dans la cour, mais je navais pas le cur à mamuser. Je massis sur une pierre et restai à réfléchir.
Cétait mon sort qui se décidait en ce moment même.
Quel allait-il être ? Le froid et langoisse me faisaient grelotter.
La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps, car il sécoula plus dune heure avant que celui-ci vînt dans la cour.
Enfin je le vis paraître : il était seul. Venait-il me chercher pour me remettre aux mains de Vitalis ?
Allons, me dit-il, en route pour la maison.
La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ?
Jaurais voulu linterroger, mais je nosai pas, car il paraissait de fort mauvaise humeur.
La route se fit silencieusement.
Mais environ dix minutes avant darriver, Barberin qui marchait devant sarrêta :
Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par loreille, que si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourdhui, tu le payeras cher ; ainsi, attention !
IVLa maison maternelle.
Eh bien ! demanda mère Barberin quand nous rentrâmes, qua dit le maire ?
Nous ne lavons pas vu.
Comment, vous ne lavez pas vu ?
Non, jai rencontré des amis au café Notre-Dame, et quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retournerons demain.
Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec lhomme aux chiens.
En route je métais plus dune fois demandé sil ny avait pas une ruse dans ce retour à la maison, mais ces derniers mots chassèrent les doutes qui sagitaient confusément dans mon esprit troublé. Puisque nous devions retourner le lendemain au village pour voir le maire, il est certain que Barberin navait pas accepté les propositions de Vitalis.
Cependant malgré ses menaces jaurais parlé de mes doutes à mère Barberin, si javais pu me trouver seul un instant avec elle, mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, et je me couchai sans avoir pu trouver loccasion que jattendais.
Je mendormis en me disant que ce serait pour le lendemain.
Mais le lendemain, quand je me levai, je naperçus point mère Barberin.
Comme je la cherchais en rôdant autour de la maison, Barberin me demanda ce que je voulais.
Maman.
Elle est au village, elle ne reviendra quaprès midi.
Sans savoir pourquoi, cette absence minquiéta. Elle navait pas dit la veille quelle irait au village. Comment navait elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ?
Une crainte vague me serra le cur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, jeus cependant le pressentiment dun danger.
Barberin me regardait dun air étrange, peu fait pour me rassurer.
Voulant échapper à ce regard, je men allai dans le jardin.
Ce jardin, qui nétait pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car cétait lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à lexception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi ny trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin men avait donné un petit coin dans lequel javais réuni une infinité de plantes, dherbes, de mousse arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées laprès-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.
Assurément ce nétait point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne sarrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie dépine tondue au ciseau, mais tel quil était, il avait ce mérite et ce charme de mappartenir ; il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je larrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de lheure présente, et quand jen parlais, ce qui marrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin ».
Cétait pendant lété précédent que javais récolté et planté ma collection, cétait donc au printemps quelle devait sortir de terre, les espèces précoces sans même attendre la fin de lhiver, les autres successivement.
De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.
Déjà les jonquilles montraient leurs boutons, dont la pointe jaunissait, les lilas de terre poussaient leurs petites hampes pointillées de violet, et du centre des feuilles ridées des primevères sortaient des bourgeons qui semblaient prêts à sépanouir.
Comment tout cela fleurirait-il ?
Cétait ce que je venais voir tous les jours avec curiosité.
Mais il y avait une autre partie de mon jardin que jétudiais avec un sentiment plus vif que la curiosité, cest-à-dire avec une sorte danxiété.
Dans cette partie de jardin javais planté un légume quon mavait donné et qui était presque inconnu dans notre village, des topinambours. On mavait dit quil produisait des tubercules bien meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient le goût de lartichaut, du navet et plusieurs autres légumes encore. Ces belles promesses mavaient inspiré lidée dune surprise à faire à mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantais mes tubercules dans mon jardin ; quand ils poussaient des tiges, je lui laissais croire que cétait des fleurs ; puis un beau jour, quand le moment de la maturité était arrivé, je profitais de labsence de mère Barberin pour arracher mes topinambours, je les faisais cuire moi-même, comment ? je ne savais pas trop, mais mon imagination ne sinquiétait pas dun aussi petit détail, et quand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servais mon plat.
Qui était bien étonnée ? Mère Barberin.
Qui était bien contente ? Encore mère Barberin.
Car nous avions un nouveau mets pour remplacer nos éternelles pommes de terre, et mère Barberin navait plus autant à souffrir de la vente de la pauvre Roussette.
Et linventeur de ce nouveau mets, cétait moi, moi Rémi ; jétais donc utile dans la maison.
Avec un pareil projet dans la tête, on comprend combien je devais être attentif à la levée de mes topinambours ; tous les jours je venais regarder le coin dans lequel je les avais plantés, et il semblait à mon impatience quils ne pousseraient jamais.
Jétais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand jentendis crier mon nom dune voix impatiente. Cétait Barberin qui mappelait.
Que me voulait-il ?
Je me hâtai de rentrer à la maison.
Quelle ne fut pas ma surprise dapercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens.
Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi.
Vitalis venait me chercher, et cétait pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que le matin Barberin lavait envoyée au village.
Sentant bien que je navais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis :
Oh ! monsieur, mécriai-je, je vous en prie, ne memmenez pas.
Et jéclatai en sanglots.
Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi, je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très-amusants. Quas-tu à regretter ?
Mère Barberin ! mère Barberin !
En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en me prenant rudement par loreille ; monsieur ou lhospice, choisis !
Non ! mère Barberin !
Ah ! tu mennuies à la fin, sécria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; sil faut te chasser dici à coups de bâton, cest ce que je vas faire.
Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du cur, cest bon signe.
Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.
Maintenant, aux affaires.
Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin en un tour de main, fit disparaître dans sa poche.
Où est le paquet ? demanda Vitalis.
Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.
Vitalis défît ces nuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il sy trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.
Ce nest pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis, vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.
Il nen a pas dautres.
Si jinterrogeais lenfant, je suis sûr quil dirait que ce nest pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je nai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?
Rémi.
Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, en avant, marche !
Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.
Il fallut marcher.
Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand jen franchis le seuil, que jy laissais un morceau de ma peau.
Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés dalentour.
Je me mis à appeler :
Maman, mère Barberin !
Mais personne ne répondit à ma voix, qui séteignit dans un sanglot.
Il fallut suivre Vitalis, qui ne mavait pas lâché le poignet.
Bon voyage ! cria Barberin. Et il rentra dans la maison. Hélas ! cétait fini.
Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis. Et sa main tira mon bras.
Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien quil le régla sur le mien.
Le chemin que nous suivions sélevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, japercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent javais parcouru ce chemin et je savais que quand nous serions à son dernier détour, japercevrais la maison encore une fois, puis quaussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi linconnu ; derrière moi la maison où javais vécu jusquà ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.
Heureusement la montée était longue ; cependant à force de marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis ne mavait pas lâché le poignet.
Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.
Volontiers, mon garçon.
Et, pour la première fois, il desserra la main.
Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit.
Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.
Cette manuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe mavait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.
Jallai masseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près.
Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin.
Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où javais été élevé.
Elle était dautant plus facile à trouver au milieu des arbres, quen ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans lair tranquille, sélevait jusquà nous.
Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée mapportait lodeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout lhiver : il me sembla que jétais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres quand le vent sengouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.
Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes et distinctes, diminuées, rapetissées seulement.
Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait de çà de là, mais elle navait plus sa grosseur ordinaire, et si je ne lavais pas bien connue je laurais prise pour un petit pigeon. Au bout de la maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendant si longtemps javais transformé en cheval. Puis à côté du ruisseau qui traçait une ligne blanche dans lherbe verte, je devinais le canal de dérivation que javais eu tant de peine à creuser pour quil allât mettre en mouvement une roue de moulin, fabriquée de mes mains ; laquelle roue, hélas ! navais jamais pu tourner malgré tout le travail quelle mavait coûté.
Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et ma charrue faite dune branche torse, et la niche dans laquelle jélevais des lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin, mon cher jardin.
Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs ? Qui les arrangerait, mes topinambours ? Barberin sans doute, le méchant Barberin.
Encore un pas sur la route et à jamais tout cela disparaissait.
Tout à coup dans le chemin qui du village monte à la maison, japerçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe darbres ; puis elle reparut bientôt.
La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches.
Mais il y a des moments où le cur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; cétait elle ; jen étais certain ; je sentais que cétait elle.
Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ?
Oh ! monsieur, je vous en prie.
Cest donc faux ce quon disait, tu nas pas de jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées.
Mais je ne répondis pas, je regardais.
Cétait mère Barberin ; cétait sa coiffe, cétait son jupon bleu, cétait elle.
Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison.
Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour quelle traversa rapidement.
Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi.
Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir de çà de là, dans la cour, les bras étendus.
Elle me cherchait.
Je me penchai en avant, et de toutes mes forces, je me mis à crier :
Maman ! maman !
Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans lair.
Quas-tu donc, demanda Vitalis, deviens-tu fou ?
Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près delle et elle ne pensa pas à lever la tête.
Elle avait traversé la cour, et revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés.
Je criai plus fort, mais comme la première fois, inutilement.
Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet.
Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.
Pauvre petit, dit-il à demi-voix.
Oh ! je vous en prie, mécriai-je encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner.
Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route.
Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon.
Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement.
Capi, dit-il, Zerbino !
Et les deux chiens mentourèrent : Capi derrière, Zerbino devant.
Il fallut suivre Vitalis.
Au bout de quelques pas, je tournai la tête.
Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison ; tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusquau ciel : mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.
VEn route.
Pour acheter les enfants quarante francs, il nen résulte pas nécessairement quon est un ogre et quon fait provision de chair fraîche afin de la manger.
Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception rare chez les acheteurs denfants, ce nétait pas un méchant homme.
Jen eus bientôt la preuve.
Cétait sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire de celui de la Dordogne quil mavait repris le poignet, et, presque aussitôt nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au Midi.
Après avoir marché environ un quart dheure, il mabandonna le bras.
Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ; mais noublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbino tauraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues.
Me sauver, je sentais que cétait maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter.
Je poussai un soupir.
Tu as le cur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne ten veux pas. Tu peux pleurer librement si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce nest pas pour ton malheur que je temmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été très-probablement à lhospice. Les gens qui tont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu laimes, tu es désolé de la quitter, tout cela cest bien ; mais fais réflexion quelle naurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, nest peut-être pas aussi dur que tu crois. Il na pas de quoi vivre ; il est estropié ; il ne peut plus travailler, et il calcule quil ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourdhui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce quon veut.
Sans doute cétaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins dexpérience. Mais il y avait un fait qui en ce moment, criait plus fort que toutes les paroles, la séparation.
Je ne verrais plus celle qui mavait élevé, qui mavait caressé, celle que jaimais, ma mère.
Et cette pensée me serrait à la gorge, métouffait.
Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce quil venait de me dire.
Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin nétait pas mon père, et il ny avait pas de raisons qui lobligeassent à souffrir la misère pour moi : il avait bien voulu me recueillir et mélever ; si maintenant il me renvoyait, cétait parce quil ne pouvait plus me garder. Ce nétait pas de la présente journée que je devais me souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans sa maison.
Réfléchis à ce que je tai dit, petit, répétait de temps en temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi.
Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étions arrivés sur une vaste lande qui sétendait plate et monotone à perte de vue. Pas de maisons, pas darbres. Un plateau couvert de bruyères rousses, avec çà et là des grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent.
Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, quil serait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino.
Me sauver ! Je ny pensais plus. Où aller dailleurs ? Chez qui ?
Après tout, ce grand vieillard à barbe blanche nétait peut-être pas aussi terrible que je lavais cru dabord ; et sil était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable.
Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, ne quittant les landes que pour trouver des champs de brandes, et napercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard sétendait, que quelques collines arrondies aux sommets stériles.
Je métais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois dans mes rêveries enfantines javais quitté mon village, çavait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait.
Cétait la première fois que je faisais une pareille marche dune seule traite et sans me reposer.
Mon maître savançait dun grand pas régulier, portant Joli Cur sur son épaule ou sur son sac, et autour de lui les chiens trottinaient sans sécarter.
De temps en temps Vitalis leur disait un mot damitié, tantôt en français, tantôt dans une langue que je ne connaissais pas.
Ni lui, ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais il nen était pas de même pour moi. Jétais épuisé. La lassitude physique sajoutant au trouble moral, mavait mis à bout de forces.
Je traînais les jambes et javais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je nosais pas demander à marrêter.
Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je tachèterai des souliers.
Ce mot me rendit le courage.
En effet, des souliers avaient toujours été ce que javais le plus ardemment désiré. Le fils du maire et aussi le fils de laubergiste avaient des souliers, de sorte que le dimanche, quand ils arrivaient à la messe, ils glissaient sur les dalles sonores, tandis que nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions un tapage assourdissant.
Ussel, cest encore loin ?
Voilà un cri du cur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie davoir des souliers, mon garçon ? Eh bien ! je ten promets avec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotte de velours, une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes, jespère, et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent.
Des souliers avec des clous dessous ! Je fus ébloui. Cétait déjà une chose prodigieuse pour moi que ces souliers, mais quand jentendis parler de clous, joubliai mon chagrin.
Non, bien certainement, mon maître nétait pas un méchant homme.
Est-ce quun méchant se serait aperçu que mes sabots me fatiguaient ?
Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste ! un chapeau !
Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente, comme elle serait fière de moi !
Quel malheur quUssel fut encore si loin !
Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout des six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin.
Heureusement le temps vint à mon aide.
Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, semplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus.
Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et il pouvait abriter Joli-Cur qui, à la première goutte de pluie, était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi, qui navions rien pour nous couvrir, nous navions pas tardé à être mouillés jusquà la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps en temps se secouer, tandis que ce moyen naturel nétant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids qui mécrasait et me glaçait.
Tenrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître.
Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé.
Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais je ne veux pas texposer inutilement, nous nirons pas plus loin aujourdhui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons.
Mais il ny avait pas dauberge dans ce village, et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres.
On ne loge pas ici, nous disait-on.
Et lon nous fermait la porte au nez. Nous allions dune maison à lautre, sans quaucune souvrît.
Faudrait-il donc faire encore, et sans repos, les quatre lieues qui nous séparaient dUssel ? La nuit arrivait, la pluie nous glaçait, et pour moi je sentais mes jambes raides comme des barres de bois.
Ah ! la maison de mère Barberin !
Enfin un paysan plus charitable que ses voisins, voulut bien nous ouvrir la porte dune grange. Mais avant de nous laisser entrer il nous imposa la condition de ne pas avoir de lumière.
Donnez-moi vos allumettes, dit-il à Vitalis, je vous les rendrai demain, quand vous partirez.
Au moins nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps.
Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions. Dans le sac de soldat quil portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain quil partagea en quatre morceaux.
Alors je vis pour la première fois comment il maintenait lobéissance et la discipline dans sa troupe.
Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis navait dit quun mot :
À ce soir, Zerbino.
Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse.
Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi, à côté lun de lautre, Joli-Cur entre nous deux ; les trois chiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, les oreilles rasées.
Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis dune voix de commandement, et quil aille dans un coin ; il se couchera sans souper.
Aussitôt Zerbino quitta sa place et marchant en rampant, il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué ; il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmes plus, mais nous lentendions souffler plaintivement avec des petits cris étouffés.
Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et tout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées entre Joli-Cur, Capi et Dolce les morceaux qui leur étaient destinés.
Pendant les derniers mois que javais vécu auprès de mère Barberin, je navais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude.
Ah ! comme la soupe chaude que mère Barberin nous faisait tous les soirs, meût paru bonne, même sans beurre !
Comme le coin du feu meût été agréable ; comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couvertures jusquà mon nez !
Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couverture, et nous devions nous trouver encore bien heureux davoir un lit de fougère.
Brisé par la fatigue, les pieds écorchés par mes sabots, je tremblais de froid dans mes vêtements mouillés.
La nuit était venue tout à fait, mais je ne pensais pas à dormir.
Tes dents claquent, dit Vitalis ; tu as froid ?
Un peu.
Je lentendis ouvrir son sac.
Je nai pas une garde-robe bien montée, dit-il, mais voici une chemise sèche et un gilet dans lesquels tu pourras tenvelopper après avoir défait tes vêtements mouillés ; puis tu tenfonceras sous la fougère, tu ne tarderas pas à te réchauffer et à tendormir.
Cependant, je ne me réchauffai pas aussi vite que Vitalis le croyait ; longtemps je me tournai et me retournai sur mon lit de fougère, trop endolori, trop malheureux pour pouvoir mendormir.
Est-ce quil en serait maintenant tous les jours ainsi ? marcher sans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler de froid, navoir pour souper quun morceau de pain sec, personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barberin ?
Comme je réfléchissais tristement, le cur gros et les yeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage.
Jétendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi.
Il sétait doucement approché de moi, savançant avec précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement ; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux.
Que voulait-il ?
Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatement il se mit à me lécher la main.
Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et lembrassai sur son nez froid.
Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus.
Alors joubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée se desserra ; je respirai ; je nétais plus seul : javais un ami.
VIMes débuts.
Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure.
Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin et les chiens gambadaient autour de nous. De temps en temps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très-bien la signification.
Du courage, du courage ! disaient-ils.
Car cétait un chien fort intelligent, qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre. Bien souvent jai entendu dire quil ne lui manquait que la parole. Mais je nai jamais pensé ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus desprit et déloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas la parole na jamais été utile entre lui et moi ; du premier jour nous nous sommes tout de suite compris.
Nétant jamais sorti de mon village, jétais curieux de voir une ville.
Mais je dois avouer quUssel ne méblouit point. Ses vieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent.
Il est vrai de dire que dans ces maisons ce que je cherchais ce nétait point le pittoresque.
Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout au moins ne leur permettait de voir quune seule chose : une boutique de cordonnier.
Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, lheure était venue de les chausser.
Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ?
Cétait cette boutique que je cherchais : le reste, tourelles, ogives, colonnes navait aucun intérêt pour moi.
Aussi le seul souvenir qui me reste dUssel est-il celui dune boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il y avait en étalage devant sa devanture des vieux fusils, un habit galonné sur les coutures avec des épaulettes en argent, beaucoup de lampes, et dans des corbeilles de la ferraille, surtout des cadenas et des clefs rouillées.
Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on se trouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil navait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison.
Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux !
Cependant Vitalis savait ce quil faisait en venant dans cette boutique, et bientôt jeus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots.
La générosité de mon maître ne sarrêta pas là ; après les souliers, il macheta une veste de velours bleu, un pantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce quil mavait promis.
Du velours pour moi, qui navais jamais porté que de la toile ; des souliers ; un chapeau quand je navais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément cétait le meilleur homme du monde, le plus généreux et le plus riche.
Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi quil était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçu de pluie et de poussière, mais ébloui par tant de splendeurs, jétais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat.
Javais hâte de revêtir ces beaux habits, mais avant de me les donner Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux.
En rentrant à lauberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux.
Comme je le regardais avec des yeux ébahis :
Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à tout le monde. Nous sommes en France, je thabille en Italien ; si nous allons en Italie, ce qui est possible, je thabillerai en Français.
Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua :
Que sommes-nous ? Des artistes, nest-ce pas ? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous regarder et à sarrêter autour de nous ? Non, nest-ce pas ? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelque-fois indispensable ; cela est fâcheux, mais nous ny pouvons rien.
Voilà comment de Français que jétais le matin, je devins Italien avant le soir.
Mon pantalon sarrêtant au genou, Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisa aussi dautres rubans, et il lorna dun bouquet de fleurs en laine.
Je ne sais pas ce que dautres auraient pu penser de moi, mais pour être sincère je dois déclarer que je me trouvai superbe ; et cela devait être, car mon ami Capi, après mavoir longuement contemplé, me tendit la patte dun air satisfait.
Lapprobation que Capi donnait à ma transformation me fut dautant plus agréable que pendant que jendossais mes nouveaux vêtements, Joli-Cur sétait campé devant moi, et avait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il sétait posé les mains sur les hanches et renversant sa tête en arrière il sétait mis à rire en poussant des petits cris moqueurs.
Jai entendu dire que cétait une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre, qui nont jamais pris la peine détudier les singes. Pour moi qui pendant longtemps ai vécu dans lintimité de Joli-Cur, je puis affirmer quil riait et souvent même dune façon qui me mortifiait. Sans doute son rire nétait pas exactement semblable à celui de lhomme, Mais enfin lorsquun sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière, ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme des petits charbons sur lesquels on aurait soufflé.
Au reste, je fus bientôt à même dobserver en lui ces signes caractéristiques du rire dans des conditions assez pénibles pour mon amour-propre.
Maintenant que voilà ta toilette terminée, me dit Vitalis quand je me fus coiffé de mon chapeau, nous allons nous mettre au travail, afin de donner demain, jour de marché, une grande représentation dans laquelle tu débuteras.
Je demandai ce que cétait que débuter, et Vitalis mexpliqua que cétait paraître pour la première fois devant le public en jouant la comédie.
Nous donnerons demain notre première représentation, dit-il, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine.
Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas.
Jentends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation. Si je tai emmené avec moi, ce nest pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas assez riche pour cela. Cest pour que tu travailles. Et ton travail consistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Cur.
Mais je ne sais pas jouer la comédie ! mécriai-je effrayé.
Cest justement pour cela que je dois te lapprendre. Tu penses bien que ce nest pas naturellement que Capi marche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière, pas plus que ce nest pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pour acquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent dhabiles comédiens. Eh bien ! toi aussi, tu dois travailler pour apprendre les différents rôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous donc à louvrage.
Javais à cette époque des idées tout à fait primitives sur le travail. Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, ou fendre un arbre, ou tailler la pierre, et nimaginais point autre chose.
La pièce que nous allons représenter, continua Vitalis, a pour titre le Domestique de M. Joli-Cur ou le Plus bête des deux nest pas celui quon pense. Voici le sujet : M. Joli-Cur a eu jusquà ce jour un domestique dont il est très-content, cest Capi. Mais Capi devient vieux ; et, dun autre côté, M. Joli-Cur veut un nouveau domestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais ce ne sera pas un chien quil se donnera pour successeur, ce sera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi.
Comme moi ?
Non, comme toi ; mais toi-même. Tu arrives de ton village pour entrer au service de Joli-Cur.
Les singes nont pas de domestiques.
Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Cur trouve que tu as lair dun imbécile.
Ce nest pas amusant, cela.
Quest-ce que cela te fait, puisque cest pour rire ? Dailleurs, figure-toi que tu arrives véritablement chez un monsieur pour être domestique et quon te dit, par exemple, de mettre la table. Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation. Avance et dispose le couvert.
Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteau, une fourchette et du linge blanc.
Comment devait-on arranger tout cela ?
Comme je me posais ces questions, et restais les bras tendus, penché en avant, la bouche ouverte, ne sachant par où commencer, mon maître battit des mains en riant aux éclats.
Bravo, dit-il, bravo, cest parfait. Ton jeu de physionomie est excellent. Le garçon que javais avant toi prenait une mine futée et son air disait clairement : « Vous allez voir comme je fais bien la bête » ; tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable.
Je ne sais pas ce que je dois faire.
Et cest par là précisément que tu es excellent. Demain, dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire. Cest alors quil faudra te rappeler lembarras que tu éprouves présentement, et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu de physionomie et cette attitude, je te prédis le plus beau succès. Quest ton personnage dans ma comédie ? celui dun jeune paysan qui na rien vu et qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe ; de là mon sous-titre : « le plus bête des deux nest pas celui quon pense » ; plus bête que Joli-Cur, voilà ton rôle ; pour le jouer dans la perfection, tu naurais quà rester ce que tu es en ce moment, mais comme cela est impossible, tu devras te rappeler ce que tu as été et devenir artistiquement ce que tu ne seras plus naturellement.
Le Domestique de M. Joli-Cur nétait pas une grande comédie, et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes. Mais notre répétition dura près de trois heures ; Vitalis nous faisant recommencer deux fois, quatre fois, dix fois la même chose, aux chiens comme à moi.
Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de leur rôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau.
Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur de notre maître. Ce nétait point ainsi quon traitait les bêtes dans mon village, où les jurons et les coups étaient les seuls procédés déducation quon employât à leur égard.
Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition, il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura.
Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quand ce quil avait demandé nétait pas réussi ; cest mal, Capi ; vous ne faites pas attention, Joli-Cur, vous serez grondé.
Et cétait tout ; mais cependant cétait assez.
Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée, crois-tu que tu thabitueras à jouer la comédie ?
Je ne sais pas.
Cela tennuie-t-il ?
Non, cela mamuse.
Alors tout ira bien ; tu as de lintelligence, et ce qui est plus précieux encore peut-être, de lattention ; avec de lattention et de la docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les à Joli-Cur. Joli-Cur a peut-être plus de vivacité et dintelligence, mais il na pas de docilité. Il apprend facilement ce quon lui enseigne, mais il loublie aussitôt. Dailleurs ce nest jamais avec plaisir quil fait ce quon lui demande ; volontiers il se révolterait, et toujours il est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe na pas, comme le chien, la conscience du devoir, et par là il lui est très-inférieur. Comprends-tu cela ?
Il me semble.
Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de ton mieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là !
Causant ainsi, je menhardis à lui dire que ce qui mavait le plus étonné dans cette répétition, çavait été linaltérable patience dont il avait fait preuve aussi bien avec Joli-Cur et les chiens, quavec moi. Il se mit alors à sourire doucement :
On voit bien, me dit-il, que tu nas vécu jusquà ce jour quavec des paysans durs aux bêtes et qui croient quon doit conduire celles-ci le bâton toujours levé. Cest là une erreur fâcheuse : on obtient peu de chose par la brutalité, tandis quon obtient beaucoup pour ne pas dire tout par la douceur. Pour moi, cest en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que jai fait delles ce quelles sont. Si je les avais battues, elles seraient craintives, et la crainte paralyse lintelligence. Au reste en me laissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ce que je suis, et je naurais pas acquis cette patience à toute épreuve qui ma gagné ta confiance. Cest que qui instruit les autres, sinstruit soi-même. Mes chiens mont donné autant de leçons quils en ont reçues de moi. Jai développé leur intelligence, ils mont formé le caractère.
Ce que jentendais me parut si étrange, que je me mis à rire.
Tu trouves cela bien bizarre, nest-ce pas, quun chien puisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien nest plus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu quun chien subisse linfluence de son maître.
Oh ! bien sûr.
Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veiller sur lui-même quand il entreprend léducation dun chien. Ainsi suppose un moment quen instruisant Capi je me sois abandonné à lemportement et à la colère. Quaura fait Capi ? il aura pris lhabitude de la colère et de lemportement. Cest-à-dire quen se modelant sur mon exemple, il se sera corrompu. Le chien est presque toujours le miroir de son maître ; et qui voit lun, voit lautre. Montre-moi ton chien ; je dirai qui tu es. Le brigand a pour chien, un gredin ; le voleur, un voleur ; le paysan sans intelligence, un chien grossier ; lhomme poli et affable un chien aimable.
Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi le grand avantage dêtre habitués à paraître en public, de sorte quils virent arriver le lendemain sans crainte. Pour eux il sagissait de faire ce quils avaient déjà fait cent fois, mille fois peut-être.
Mais pour moi, je navais pas leur tranquille assurance. Que dirait Vitalis, si je jouais mal mon rôle ? Que diraient nos spectateurs ?
Cette préoccupation troubla mon sommeil et quand je mendormis, je vis en rêve des gens qui se tenaient les côtes à force de rire, tant ils se moquaient de moi.
Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque le lendemain nous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, où devait avoir lieu notre représentation.
Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrine cambrée, et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valse sur un fifre en métal.
Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassait M. Joli-Cur, en costume de général anglais, habit et pantalon, rouge galonné dor, avec un chapeau à claque surmonté dun large plumet.
Puis, à une distance respectueuse savançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce.
Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce à lespacement indiqué par notre maître, tenait une certaine place dans la rue.
Mais ce qui mieux encore que la pompe de notre défilé provoquait lattention, cétaient les sons perçants du fifre qui allaient jusquau fond des maisons éveiller la curiosité des habitants dUssel. On accourait sur les portes pour nous voir passer, les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement.
Quelques enfants sétaient mis à nous suivre, des paysans ébahis sétaient joints à eux, et quand nous étions arrivés sur la place, nous avions derrière nous et autour de nous un véritable cortège.
Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elle consistait en une corde attachée à quatre arbres, de manière à former un carré long, au milieu duquel nous nous plaçâmes.
La première partie de la représentation consista en différents tours exécutés par les chiens ; mais ce que furent ces tours, je ne saurais le dire, occupé que jétais à me répéter mon rôle et troublé par linquiétude.
Tout ce que je me rappelle, cest que Vitalis avait abandonné son fifre et lavait remplacé par un violon au moyen duquel il accompagnait les exercices des chiens, tantôt avec des airs de danse, tantôt avec une musique douce et tendre.
La foule sétait rapidement amassée contre nos cordes, et quand je regardais autour de moi, machinalement bien plus quavec une intention déterminée, je voyais une infinité de prunelles qui, toutes fixées sur nous, semblaient projeter des rayons.
La première pièce terminée, Capi prit une sébile entre ses dents, et marchant sur ses pattes de derrière, commença à faire le tour « de lhonorable société ». Lorsque les sous ne tombaient pas dans la sébile, il sarrêtait et plaçant celle-ci dans lintérieur du cercle hors la portée des mains, il posait ses deux pattes de devant sur le spectateur récalcitrant, poussait deux ou trois aboiements, et frappait des petits coups sur la poche quil voulait ouvrir.
Alors dans le public cétaient des cris, des propos joyeux et des railleries.
Il est malin, le caniche, il connaît ceux qui ont le gousset garni.
Allons, la main à la poche !
Il donnera !
Il donnera pas !
Lhéritage de votre oncle vous le rendra.
Et le sou était finalement arraché des profondeurs où il se cachait.
Pendant ce temps, Vitalis, sans dire un mot, mais ne quittant pas la sébile des yeux, jouait des airs joyeux sur son violon quil levait et quil baissait selon la mesure.
Bientôt Capi revint auprès de son maître, portant fièrement la sébile pleine.
Cétait à Joli-Cur et à moi à entrer en scène.
Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant dune main avec son archet et de lautre avec son violon, nous allons continuer le spectacle par une charmante comédie intitulée : le Domestique de M. Joli-Cur, ou Le plus bête des deux nest pas celui quon pense. Un homme comme moi ne sabaisse pas à faire davance léloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc quune chose : écarquillez les yeux, ouvrez les oreilles et préparez vos mains pour applaudir.
Ce quil appelait « une charmante comédie » était en réalité une pantomime, cest-à-dire une pièce jouée avec des gestes et non avec des paroles. Et cela devait être ainsi, par cette bonne raison que deux des principaux acteurs, Joli-Cur et Capi, ne savaient pas parler, et que le troisième (qui était moi-même) aurait été parfaitement incapable de dire deux mots.
Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plus facilement compréhensible, Vitalis laccompagnait de quelques paroles qui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient.
Ce fut ainsi que jouant en sourdine un air guerrier, il annonça lentrée de M. Joli-Cur, général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusquà ce jour, M. Joli-Cur navait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servir désormais par un homme, ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes, il était temps que cela changeât.
En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Cur se promenait en long et en large, et fumait son cigare. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public !
Il simpatientait, le général, et il commençait à rouler de gros yeux comme quelquun qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied.
Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amené par Capi.
Si javais oublié mon rôle, le chien me laurait rappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte et mintroduisit auprès du général.
Celui-ci, en mapercevant, leva les deux bras dun air désolé. Eh quoi ! cétait là le domestique quon lui présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules.
Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire : on avait compris quil me prenait pour un parfait imbécile ; et cétait aussi le sentiment des spectateurs.
La pièce était, bien entendu, bâtie pour montrer cette imbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Cur, au contraire, devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse.
Après mavoir examiné longuement, le général, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner.
Le général croit que quand ce garçon aura mangé il sera moins bête, disait Vitalis, nous allons voir cela.
Et je masseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis, une serviette posée sur mon assiette.
Que faire de cette serviette ?
Capi mindiquait que je devais men servir.
Mais comment ?
Après avoir bien cherché, je me mouchai dedans.
Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatre pattes en lair renversé par ma stupidité.
Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau la serviette, me demandant comment lemployer.
Enfin une idée marriva ; je roulai la serviette et men fis une cravate.
Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi.
Et ainsi de suite jusquau moment où le général exaspéré marracha de ma chaise, sassit à ma place et mangea le déjeuner qui métait destiné.
Ah ! il savait se servir dune serviette, le général. Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et létala sur ses genoux. Avec quelle élégance il cassa son pain, et vida son verre !
Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents.
Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés et la représentation sacheva dans un triomphe.
Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête !
En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compliment, et jétais déjà si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.
VIIJapprends à lire.
Cétaient assurément des comédiens du plus grand talent, que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis, je parle des chiens et du singe, mais ce talent nétait pas très-varié.
Lorsquils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter.
De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans une même ville.
Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettre en route.
Où allions-nous ?
Je métais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question.
Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant.
Non.
Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ?
Pour savoir.
Savoir quoi ?
Je restai interloqué regardant, sans trouver un mot, la route blanche qui sallongeait devant nous au fond dun vallon boisé.
Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées, quest-ce que cela tapprendra ?
Mais vous, vous connaissez donc le pays ?
Je ny suis jamais venu.
Et pourtant vous savez où nous allons ?
Il me regarda encore longuement comme sil cherchait quelque chose en moi.
Tu ne sais pas lire, nest-ce pas ? me dit-il.
Non.
Sais-tu ce que cest quun livre ?
Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses prières quand on ne récite pas son chapelet ; jen ai vu, des livres, et des beaux, avec des images dedans et du cuir tout autour.
Bon ; alors tu comprends quon peut mettre des prières dans un livre ?
Oui.
On peut y mettre autre chose encore. Quand tu récites ton chapelet, tu récites des mots que ta mère ta mis dans loreille, et qui de ton oreille ont été sentasser dans ton esprit pour revenir ensuite sur ta langue quand tu les appelles. Eh bien, ceux qui disent leurs prières avec des livres ne tirent point les mots dont se composent ces prières de leur mémoire ; mais ils les prennent avec leurs yeux dans les livres où ils ont été mis, cest-à-dire quils lisent.
Jai vu lire, dis-je avec un ton glorieux comme une personne qui nest point une bête, et qui sait parfaitement ce dont on lui parle.
Ce quon fait pour les prières, on le fait pour tout. Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons, nous trouverons les noms et lhistoire des pays que nous traversons. Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays, ont mis dans mon livre ce quils avaient vu ou appris ; si bien que je nai quà ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays, je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; japprends leur histoire comme si on me la racontait.
Javais été élevé comme un véritable sauvage qui na aucune idée de la vie civilisée. Ces paroles furent pour moi une sorte de révélation, confuse dabord, mais qui peu à peu séclaircit.
Il est vrai cependant quon mavait envoyé à lécole. Mais ce navait été que pour un mois. Et pendant ce mois on ne mavait pas mis un livre entre les mains, on ne mavait parlé ni de lecture, ni décriture, on ne mavait donné aucune leçon de quelque genre que ce fût.
Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dans les écoles, que ce que je dis là est impossible. À lépoque dont je parle, il y avait un grand nombre de communes en France qui navaient pas décoles, et parmi celles qui existaient, il sen trouvait qui étaient dirigées par des maîtres qui, pour une raison ou pour une autre, parce quils ne savaient rien, ou bien parce quils avaient autre chose à faire, ne donnaient aucun enseignement aux enfants quon leur confiait.
Cétait là le cas du maître décole de notre village. Savait-il quelque chose ? cest possible ; et je ne veux pas porter contre lui une accusation dignorance. Mais la vérité est que pendant le temps que je restai chez lui, il ne nous donna pas la plus petite leçon, ni à mes camarades, ni à moi ; il avait autre chose à faire, étant de son véritable métier, sabotier. Cétait à ses sabots quil travaillait, et du matin au soir, on le voyait faire voler autour de lui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamais il ne nous adressait la parole si ce nest pour nous parler de nos parents, ou bien du froid, ou bien de la pluie ; mais de lecture, de calcul, jamais un mot. Pour cela il sen remettait à sa fille, qui était chargée de le remplacer et de nous faire la classe. Mais comme celle-ci de son véritable métier était couturière, elle faisait comme son père, et tandis quil manuvrait sa plane ou sa cuiller elle poussait vivement son aiguille.
Il fallait bien vivre, et comme nous étions douze élèves payant chacun cinquante centimes par mois, ce nétait pas six francs qui pouvaient nourrir deux personnes pendant trente jours : les sabots et la couture complétaient ce que lécole ne pouvait pas fournir.
Je navais donc absolument rien appris à lécole, pas même mes lettres.
Cest difficile de lire ? demandai-je à Vitalis, après avoir marché assez longtemps en réfléchissant.
Cest difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la tête dure ?
Je ne sais pas ; mais il me semble que si vous vouliez mapprendre à lire, je naurais pas mauvaise volonté.
Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devant nous.
Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commencer aussitôt ? Je ne savais pas combien il est difficile dapprendre à lire et je mimaginais que tout de suite jallais ouvrir un livre et voir ce quil y avait dedans.
Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière.
Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire, me dit-il.
Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir sil ne se moquait pas de moi. Puis comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivement sa trouvaille.
Cétait bien une planche, rien quune planche de bois de hêtre, longue comme le bras, large comme les deux mains, bien polie ; il ne se trouvait dessus aucune inscription, aucun dessin.
Comment lire sur cette planche, et quoi lire ?
Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant.
Vous voulez vous moquer de moi ?
Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux, mais lorsquelle sadresse à lignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui lemploie. Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet darbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux tenseigner la lecture avec ce morceau de bois.
Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet darbres et nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Joli-Cur, débarrassé de sa chaîne, sélança sur un des arbres en secouant les branches les unes après les autres, comme pour en faire tomber des noix, tandis que les chiens, plus tranquilles et surtout plus fatigués, se couchaient en rond autour de nous.
Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche, essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte quelle lui donna une douzaine de petits morceaux plats dégale grandeur.
Je ne le quittais pas des yeux, mais javoue que malgré ma tension desprit je ne comprenais pas du tout comment avec ces petits morceaux de bois il voulait faire un livre ; car enfin, si ignorant que je fusse, je savais quun livre se composait dun certain nombre de feuilles de papier sur lesquelles étaient tracés des signes noirs. Où étaient les feuilles de papier ? Où étaient les signes noirs ?
Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de lalphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres et quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre.
Bientôt jeus mes poches pleines dune collection de petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de lalphabet, mais pour savoir lire ce fut une autre affaire, les choses nallèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai davoir voulu apprendre à lire.
Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui minspira ce regret, ce fut lamour-propre.
En mapprenant les lettres de lalphabet, Vitalis avait pensé quil pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne sy mettrait-il pas les lettres ?
Et nous avions pris nos leçons en commun ; jétais devenu le camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien, comme on voudra.
Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres quil voyait, puisquil navait pas la parole, mais lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur lherbe, il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait.
Tout dabord javais fait des progrès plus rapides que lui ; mais si javais lintelligence plus prompte, il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours ; il ne loubliait plus ; et comme il navait pas de distractions, il nhésitait, ou ne se trompait jamais.
Alors quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquait jamais de dire :
Capi saura lire avant Rémi.
Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue dun air de triomphe.
Plus bête quune bête, cest bon dans la comédie, disait encore Vitalis, mais dans la réalité cest honteux.
Cela me piqua si bien, que je mappliquai de tout cur, et tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de lalphabet, jarrivai enfin à lire dans un livre.
Maintenant que tu sais lire lécriture, me dit Vitalis, veux-tu apprendre à lire la musique ?
Est-ce que quand je saurai lire la musique, je pourrai chanter comme vous ?
Tu voudrais donc chanter comme moi ?
Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela nest pas possible, mais enfin chanter.
Tu as du plaisir à mentendre chanter !
Le plus grand plaisir quon puisse éprouver ; le rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieux encore : et puis ce nest pas du tout la même chose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, jai envie de pleurer ou bien jai envie de rire, et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, cest à elle que je pense, cest elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez, puisquelles sont italiennes.
Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux se mouiller ; alors je marrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi.
Non, mon enfant, me dit-il dune voix émue, tu ne me peines pas, bien au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, mon beau temps ; sois tranquille, je tapprendrai à chanter, et comme tu as du cur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras
Il sarrêta tout à coup et je crus comprendre quil ne voulait point se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient, je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que je les ai connues, beaucoup plus tard, et dans des circonstances douloureuses, terribles pour moi, que je raconterai lorsquelles se présenteront au cours de mon récit.
Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique, ce quil avait déjà fait pour la lecture, cest-à-dire quil recommença à tailler des petits carrés de bois, quil grava avec la pointe de son couteau.
Mais cette fois son travail fut plus considérable, car les divers signes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisons plus compliquées que lalphabet.
Afin dalléger mes poches, il utilisa les deux faces de ses carrés de bois, et après les avoir rayés toutes deux de cinq lignes qui représentaient la portée, il inscrivit sur une face la clé de sol et sur lautre la clé de fa.
Puis quand il eut tout préparé, les leçons commencèrent et javoue quelles ne furent pas moins dures que ne lavaient été celles de lecture.
Plus dune fois, si patient avec ses chiens, il sexaspéra contre moi.
Avec une bête, sécriait-il, on se contient parce quon sait que cest une bête, mais toi tu me feras mourir.
Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral, il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaient fortement.
Joli-Cur, qui prenait plaisir à répéter tout ce quil trouvait drôle, avait copié ce geste, et comme il assistait presque toujours à mes leçons, javais le dépit, lorsque jhésitais, de le voir lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses en les faisant claquer.
Joli-Cur, lui-même, se moque de toi, sécriait Vitalis.
Si javais osé, jaurais répliqué quil se moquait autant du maître que de lélève, mais le respect autant quune certaine crainte vague, arrêtèrent toujours heureusement cette répartie ; je me contentai de me la dire tout bas, quand Joli-Cur faisait claquer ses mains avec une mauvaise grimace, et cela me rendait jusquà un certain point la mortification moins pénible.
Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moins de peine, et jeus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalis sur une feuille de papier.
Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il me donna deux belles claques amicales sur chaque joue, en déclarant que si je continuais ainsi, je deviendrais certainement un grand chanteur.
Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et, pendant des semaines, pendant des mois, mes poches furent constamment remplies de mes petits morceaux de bois.
Dailleurs, mon travail nétait pas régulier comme celui dun enfant qui suit les classes dune école, et cétait seulement à ses moments perdus que mon maître pouvait me donner mes leçons.
Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui était plus ou moins long, selon que les villages étaient plus ou moins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentations partout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles aux chiens et à M. Joli-Cur ; il fallait préparer nous-mêmes notre déjeuner ou notre dîner, et cétait seulement après tout cela quil était question de lecture ou de musique, le plus souvent dans une halte, au pied dun arbre, ou bien sur un tas de cailloux, le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceaux de bois.
Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tant denfants, qui nont quà travailler, et qui se plaignent pourtant de navoir pas le temps de faire les devoirs quon leur donne.
Mais il faut bien dire quil y a quelque chose de plus important encore que le temps quon emploie au travail, cest lapplication quon y apporte ; ce nest pas lheure que nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire, cest la volonté dapprendre.
Par bonheur, jétais capable de tendre ma volonté sans me laisser trop souvent entraîner par les distractions qui nous entouraient. Quaurais-je appris, si je navais pu travailler que dans une chambre, les oreilles bouchées avec mes deux mains, les yeux collés sur un livre comme certains écoliers ? Rien, car nous navions pas de chambre pour nous enfermer, et en marchant le long des grandes routes je devais regarder au bout de mes pieds sous peine de me laisser souvent choir sur le nez.
Enfin jappris quelque chose, et en même temps jappris aussi à faire de longues marches qui ne me furent pas moins utiles que les leçons de Vitalis : jétais un enfant assez chétif quand je vivais avec mère Barberin, et la façon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville », avait dit Barberin, « avec des jambes et des bras trop minces », avait dit Vitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air, à la dure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons se développèrent, ma peau se cuirassa et je devins capable de supporter, sans en souffrir, le froid comme le chaud, le soleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues.
Et ce me fut un grand bonheur que cet apprentissage, il me mit à même de résister aux coups qui plus dune fois devaient sabattre sur moi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse.
VIIIPar monts et par vaux.
Nous avions parcouru une partie du midi de la France : lAuvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue, les Cévennes, le Languedoc.
Notre façon de voyager était des plus simples ; nous allions droit devant nous, au hasard, et quand nous trouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nous nous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettant une emplâtre sur lil de Capi pour quil pût jouer le rôle dun vieux grognard, enfin je forçais Joli-Cur à endosser son habit de général. Mais cétait là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singe qui savait très-bien que cette toilette était le prélude dun travail pour lui, se défendait tant quil pouvait, et inventait les tours les plus drôles pour mempêcher de lhabiller. Alors jappelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe.
La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et nous mettant en bel ordre nous défilions par le village.
Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant, nous donnions une représentation ; si, au contraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notre marche.
Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, et alors le matin javais la liberté daller me promener où je voulais. Je prenais Capi avec moi, Capi, simple chien, bien entendu, sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues.
Vitalis qui dordinaire me tenait étroitement près de lui, pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou.
Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à lécole ou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être ne pourrai-je pas toujours te répondre, car je nai pas la prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me serait-il possible de satisfaire parfois ta curiosité. Je nai pas toujours été directeur dune troupe danimaux savants, et jai appris autre chose que ce qui mest en ce moment utile pour « présenter Capi ou M. Joli-Cur devant lhonorable société. »
Quoi donc ?
Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sache seulement quun montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde. En même temps, comprends aussi que si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de lescalier de la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépend des circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je lespère, avec émotion, avec reconnaissance au pauvre musicien qui ta fait si grande peur quand il ta enlevé à ta mère nourrice ; jai dans lidée que notre rencontre te sera heureuse.
Quelle avait pu être cette position dont mon maître parlait assez souvent avec une retenue quil simposait ? Cette question excitait ma curiosité et faisait travailler mon esprit. Sil avait été sur une marche haute de lescalier de la vie, comme il disait, pourquoi était-il maintenant sur une marche basse ? Il prétendait que je pouvais mélever si je le voulais, moi qui nétais rien, qui ne savais rien, qui étais sans famille, qui navais personne pour maider. Alors pourquoi lui-même était-il descendu ?
Après avoir quitté lAuvergne, nous étions descendus dans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées, où lon ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres taillis. Aucun pays nest plus triste, plus pauvre. Et ce qui accentue encore cette impression que le voyageur reçoit en le traversant, cest que presque nulle part il naperçoit des eaux. Point de rivières, point de ruisseaux, point détangs. Çà et là des lits pierreux de torrents, mais vides. Les eaux se sont engouffrées dans des précipices et elles ont disparu sous terre, pour aller sourdre plus loin et former des rivières ou des fontaines.
Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la grange dune auberge.
Cest ici, me dit Vitalis en causant le soir avant de nous coucher, cest ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge, quest né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui ayant commencé la vie par être garçon décurie est devenu prince et roi : il sappelait Murat ; on en a fait un héros et lon a donné son nom à ce village. Je lai connu, et bien souvent je me suis entretenu avec lui.
Malgré moi une interruption méchappa.
Quand il était garçon décurie ?
Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. Cest la première fois que je viens à la Bastide, et cest à Naples que je lai connu, au milieu de sa cour.
Vous avez connu un roi !
Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps.
Nous étions assis sur un banc devant lécurie, le dos appuyé contre la muraille qui gardait la chaleur du jour. Dans un grand sycomore qui nous couvrait de son feuillage des cigales chantaient leur chanson monotone. Devant nous, par-dessus les toits des maisons la pleine lune qui venait de se lever, montait doucement au ciel. Cette soirée était pour nous dautant plus douce que la journée avait été brûlante.
Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte lhistoire du roi Murat ?
Oh ! lhistoire du roi, je vous en prie.
Alors il me raconta longuement cette histoire, et pendant plusieurs heures nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant ; moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière.
Eh quoi, tout cela était possible ; non-seulement possible, mais encore vrai !
Je navais eu jusqualors aucune idée de ce quétait lhistoire. Qui men eût parlé ? Pas mère Barberin, à coup sûr ; elle ne savait même pas ce que cétait. Elle était née à Chavanon, et elle devait y mourir. Son esprit navait jamais été plus loin que ses yeux. Et pour ses yeux lunivers tenait dans le pays quenfermait lhorizon qui se développait du haut du mont Audouze.
Mon maître avait vu un roi ; ce roi lui avait parlé.
Quétait donc mon maître, au temps de sa jeunesse ?
Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ?
Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.
IXJe rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues.
En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses, les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi.
Un pont aérien, léger, comme sil était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, sélève au-dessus dune large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; cest le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne.
Une ville en ruines, avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes dun cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là, cest Saint-Émilion.
Mais tout cela se brouille confusément dans ma mémoire, tandis que bientôt se présente un spectacle qui la frappe assez fortement pour quelle garde lempreinte quelle a alors reçue et se la représente aujourdhui avec tout son relief.
Nous avions couché dans un village assez misérable et nous en étions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, sétendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, sétait subitement abaissé devant nous.
Une large rivière sarrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions darriver ; et au-delà de cette rivière les toits et les clochers dune grande ville séparpillaient jusquà la courbe indécise de lhorizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancées comme des colonnes, vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, senvolant au caprice de la brise, formait, au-dessus de la ville, un nuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de son cours et le long dune ligne de quais se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres dune forêt, emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles et leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. On entendait des ronflements sourds, des bruits de ferraille et de chaudronnerie, des coups de marteaux et par-dessus tout le tapage produit par le roulement de nombreuses voitures quon voyait courir çà et là sur les quais.
Cest Bordeaux, me dit Vitalis.
Pour un enfant, élevé comme moi, qui navait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, cétait féerique.
Sans que jeusse réfléchi, mes pieds sarrêtèrent, je restai immobile, regardant devant moi, au loin, auprès, tout à lentour.
Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : la rivière et les navires qui la couvraient.
En effet, il se produisait là un mouvement confus qui mintéressait dautant plus fortement que je ny comprenais absolument rien.
Des navires, leurs voiles déployées, descendaient la rivière légèrement inclinés sur un côté, dautres la remontaient ; il y en avait qui restaient immobiles comme des îles, et il y en avait aussi qui tournaient sur eux-mêmes sans quon vît ce qui les faisait tourner ; enfin il y en avait encore qui, sans mâture, sans voilure, mais avec une cheminée qui déroulait dans le ciel des tourbillons de fumée, se mouvaient rapidement, allant en tous sens et laissant derrière eux, sur leau jaunâtre, des sillons décume blanche.
Cest lheure de la marée, me dit Vitalis, répondant sans que je leusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a dautres qui quittent le port ; ceux que tu vois au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs.
Que de mots étranges pour moi ! que didées nouvelles !
Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis navait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser.
Jusque-là nous navions jamais fait long séjour dans les villes qui sétaient trouvées sur notre passage, car les nécessités de notre spectacle nous obligeaient à changer chaque jour le lieu de nos représentations, afin davoir un public nouveau. Avec des comédiens tels que ceux qui composaient « la troupe de lillustre signor Vitalis », le répertoire ne pouvait pas en effet être bien varié, et quand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cur, la Mort du général, le Triomphe du juste, le Malade purgé et trois ou quatre autres pièces, cétait fini, nos acteurs avaient donné tout ce quils pouvaient ; il fallait ailleurs recommencer le Malade purgé ou le Triomphe du juste devant des spectateurs qui neussent pas vu ces pièces.
Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se renouvelle facilement, et en changeant de quartier, nous pouvions donner jusquà trois et quatre représentations par jour, sans quon nous criât, comme cela nous était arrivé à Cahors :
Cest donc toujours la même chose ?
De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, sétend jusquaux Pyrénées et quon appelle les Landes.
Bien que je ne fusse plus tout à fait le jeune souriceau dont parle la fable et qui trouve dans tout ce quil voit un sujet détonnement, dadmiration ou dépouvante, je tombai, dès le commencement de ce voyage, dans une erreur qui fit bien rire mon maître et me valut ses railleries jusquà notre arrivée à Pau.
Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jours et, après avoir tout dabord suivi les bords de la Garonne, nous avions abandonné la rivière à Langon et nous avions pris la route de Mont-de-Marsan, qui senfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. Bientôt les maisons devinrent plus rares, plus misérables. Puis nous nous trouvâmes au milieu dune immense plaine qui sétendait devant nous à perte de vue, avec de légères ondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terre grise au loin, et, tout auprès de nous, le long de la route, recouverte dune mousse veloutée, des bruyères desséchées et des genêts rabougris.
Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes.
Cétait non-seulement dans les jambes quil fallait le mettre, mais dans la tête et le cur ; car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une vague tristesse, une sorte de désespérance.
Depuis cette époque, jai fait plusieurs voyages en mer, et toujours, lorsque jai été au milieu de lOcéan sans aucune voile en vue, jai retrouvé en moi ce sentiment de mélancolie indéfinissable qui me saisit dans ces solitudes.
Comme sur lOcéan, nos yeux couraient jusquà lhorizon noyé dans les vapeurs de lautomne, sans apercevoir rien que la plaine grise qui sétendait devant nous plate et monotone.
Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalement autour de nous, cétait à croire que nous avions piétiné sur place sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours des bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme des vagues.
À de longs intervalles seulement nous traversions des bois de petite étendue, mais ces bois négayaient pas le paysage comme cela se produit ordinairement. Ils étaient plantés de pins dont les branches étaient coupées jusquà la cime. Le long de leur tronc on avait fait des entailles profondes, et par ces cicatrices rouges sécoulait leur résine en larmes blanches cristallisées. Quand le vent passait par rafales dans leurs ramures, il produisait une musique si plaintive quon croyait entendre la voix même de ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leurs blessures.
Vitalis mavait dit que nous arriverions le soir à un village où nous pourrions coucher.
Mais le soir approchait, et nous napercevions rien qui nous signalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animaux pâturant dans la lande, ni au loin une colonne de fumée qui nous aurait annoncé une maison.
Jétais fatigué de la route parcourue depuis le matin, et encore plus abattu par une sorte de lassitude générale : ce bienheureux village ne surgirait-il donc jamais au bout de cette route interminable ?
Javais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je napercevais rien que la lande, et toujours la lande dont les buissons se brouillaient de plus en plus dans lobscurité qui sépaississait.
Lespérance darriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré lhabitude de ses longues marches, se sentait fatigué. Il voulut sarrêter et se reposer un moment sur le bord de la route.
Mais au lieu de masseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je napercevrais pas quelque lumière dans la plaine.
Jappelai Capi pour quil vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsquil ne lui plaisait pas de mobéir.
As-tu peur ? demanda Vitalis.
Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul pour mon exploration : je voulais dautant moins mexposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.
Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans lair chargé de légères vapeurs que le regard traversait.
Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges ; il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.
Cela était bizarre, et il semblait quavec lombre la lande sétait transfigurée comme si elle sétait peuplée dapparitions mystérieuses.
Lidée me vint, je ne sais comment, quun autre à ma place aurait peut-être été effrayé par ces apparitions ; cela était possible, après tout, puisque Vitalis mavait demandé si javais peur ; cependant, en minterrogeant, je ne trouvai pas en moi cette frayeur.
À mesure que je gravissais la pente du monticule, les genêts devenaient plus forts, les bruyères et les fougères plus hautes, leur cime dépassait souvent ma tête, et parfois jétais obligé de me glisser sous leur couvert.
Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais jeus beau ouvrir les yeux, je naperçus pas la moindre lumière. Mes regards se perdaient dans lobscurité : rien que des formes indécises, des ombres étranges, des genêts qui semblaient tendre leurs branches vers moi, comme des longs bras flexibles, des buissons qui dansaient.
Ne voyant rien qui mannonçât le voisinage dune maison, jécoutai pour tâcher de percevoir un bruit quelconque, le meuglement dune vache, laboiement dun chien.
Après être resté un moment loreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de la lande mavait effaré ; javais peur. De quoi ? Je nen savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tous cas, je me sentais sous le coup dun danger.
À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, japerçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps jentendis comme un bruissement de branches quon frôlait.
Jessayai de me dire que cétait la peur qui mabusait, et que ce que je prenais pour une ombre était sans doute un arbuste, que tout dabord je navais pas aperçu.
Mais ce bruit, quel était-il ?
Il ne faisait pas un souffle de vent.
Les branches, si légères quelles soient, ne se meuvent pas seules, il faut que la brise les agite, ou bien que quelquun les remue.
Quelquun ?
Mais non, ce ne pouvait pas être un homme ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères, sur la pâleur du ciel.
Ce quil y avait de certain cest que cette bête, montée sur des jambes dune longueur démesurée, savançait de mon côté par des bonds précipités.
Assurément elle mavait vu, et cétait sur moi quelle accourait.
Cette pensée me fit retrouver mes jambes et tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.
Mais chose étrange, jallai moins vite en dévalant que je navais été en montant ; je me jetais dans les touffes de genêts et de bruyères, me heurtant, maccrochant, jétais à chaque pas arrêté.
En me dépêtrant dun buisson, je glissai un regard en arrière : la bête sétait rapprochée ; elle arrivait sur moi.
Heureusement la lande nétait plus embarrassée de broussailles, je pus courir plus vite à travers les herbes.
Mais si vite que jallasse, la bête allait encore plus vite que moi ; je navais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos.
Je ne respirais plus, étouffé que jétais par langoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui sétaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix.
Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement :
La bête, la bête !
Au milieu des vociférations des chiens, jentendis tout à coup un grand éclat de rire. En même temps mon maître me posant la main sur lépaule mobligea à me retourner.
La bête, cest toi, disait-il en riant, regarde donc un peu si tu loses.
Son rire, plus encore que ses paroles mavait rappelé à la raison ; josai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.
Lapparition qui mavait affolé sétait arrêtée, elle se tenait immobile sur la route.
Jeus encore, je lavoue, un premier moment de répulsion et deffroi, mais je nétais plus au milieu de la lande, Vitalis était là, les chiens mentouraient, je ne subissais plus linfluence troublante de la solitude et du silence.
Je menhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.
Était-ce une bête ?
Était-ce un homme ?
De lhomme, elle avait le corps, la tête, les bras.
De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres sur lesquelles elle restait posée.
Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais ces détails, car cette grande ombre se dessinait en noir, comme une silhouette, sur le ciel, où de nombreuses étoiles versaient une pâle lumière.
Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître navait adressé la parole à mon apparition.
Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés dun village ? demanda-t-il.
Cétait donc un homme, puisquon lui parlait ?
Mais pour toute réponse je nentendis quun rire sec semblable au cri dun oiseau.
Cétait donc un animal ?
Cependant mon maître continua ses questions, ce qui me parut tout à fait déraisonnable, car chacun sait que si les animaux comprennent quelquefois ce que nous leur disons, ils ne peuvent pas nous répondre.
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit quil ny avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire.
Puisquil parlait, comment avait-il des pattes ?
Si javais osé je me serais approché de lui, pour voir comment étaient faites ces pattes, mais bien quil ne parût pas méchant, je neus pas ce courage, et ayant ramassé mon sac, je suivis mon maître sans rien dire.
Vois-tu maintenant ce qui ta fait si grande peur ? me demanda-t-il en marchant.
Oui, mais je ne sais pas ce que cest ; il y a donc des géants dans ce pays-ci ?
Oui, quand ils sont montés sur des échasses.
Et il mexpliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusquaux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis dun étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.
Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux.
XDevant la justice.
De Pau il mest resté un souvenir agréable : dans cette ville le vent ne souffle presque jamais.
Et, comme nous y restâmes pendant lhiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre.
Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre toute-puissante auprès de mon maître, je veux dire labondance de nos recettes.
En effet, pendant tout lhiver, nous eûmes un public denfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « Cest donc toujours la même chose ! »
Cétaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Ce fut alors que jappris à connaître les Albert, les Huntley et autres pâtisseries sèches, dont avant de sortir ils avaient soin de bourrer leurs poches, pour les distribuer ensuite généreusement entre Joli-Cur, les chiens et moi.
Quand le printemps sannonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus dune fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Cur et à Capi. Cétaient leurs adieux quils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir.
Bientôt nous nous trouvâmes seuls sur les places publiques, et il fallut songer à abandonner, nous aussi, les promenades de la Basse-Plante et du Parc.
Un matin nous nous mîmes en route, et nous ne tardâmes pas à perdre de vue les tours de Gaston Phbus et de Montauset.
Nous avions repris notre vie errante, à laventure, par les grands chemins.
Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.
Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord dune rivière, au milieu dune plaine fertile : les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée.
Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps.
Comme à lordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut de chercher des endroits propices à nos représentations.
Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le Jardin des Plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards quon appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux.
Par malheur, lhomme de police qui avait la garde de cette allée, vit cette installation avec déplaisir, et, soit quil naimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place.
Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police nétait pas à armes égales, mais mon maître nen jugea pas ainsi.
Bien quil ne fût quun montreur de chiens savants pauvre et vieux, au moins présentement et en apparence, il avait de la fierté ; de plus il avait ce quil appelait le sentiment de son droit, cest-à-dire, ainsi quil me lexpliqua, la conviction quil devait être protégé tant quil ne ferait rien de contraire aux lois ou aux règlements de police.
Il refusa donc dobéir à lagent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée.
Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter par la colère, ou bien lorsquil lui prenait fantaisie de se moquer des gens, ce qui lui arrivait souvent, il avait pour habitude dexagérer sa politesse italienne : cétait à croire alors, en entendant ses façons de sexprimer, quil sadressait à des personnages considérables.
Lillustrissime représentant de lautorité, dit-il en répondant chapeau bas à lagent de police, peut-il me montrer un règlement émanant de ladite autorité, par lequel il serait interdit à dinfimes baladins tels que nous dexercer leur chétive industrie sur cette place publique ?
Lagent répondit quil ny avait pas à discuter, mais à obéir.
Assurément, répliqua Vitalis, et cest bien ainsi que je lentends ; aussi je vous promets de me conformer à vos ordres aussitôt que vous maurez fait savoir en vertu de quels règlements vous les donnez.
Ce jour-là, lagent de police nous tourna le dos, tandis que mon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et la taille courbée, laccompagnait en riant silencieusement.
Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordes qui formaient lenceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu de notre représentation.
Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.
Museler mes chiens !
Il y a un règlement de police ; vous devez le connaître.
Nous étions en train de jouer le Malade purgé, et comme cétait la première représentation de cette comédie à Toulouse, notre public était plein dattention.
Lintervention de lagent provoqua des murmures et des réclamations.
Ninterrompez pas !
Laissez finir la représentation.
Mais dun geste Vitalis réclama et obtint le silence.
Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le sable tant son salut fut humble, il sapprocha de lagent en faisant trois profondes révérences.
Lillustrissime représentant de lautorité na-t-il pas dit que je devais museler mes comédiens ? demanda-t-il.
Oui, muselez vos chiens et plus vite que ça.
Museler Capi, Zerbino, Dolce, sécria Vitalis sadressant bien plus au public quà lagent, mais votre seigneurie ny pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de lunivers entier, pourra-t-il ordonner ses médicaments purgatifs pour expulser la bile de linfortuné M. Joli-Cur, si ledit Capi porte au bout de son nez une muselière ? encore si cétait un autre instrument mieux approprié à sa profession de médecin, et qui celui-là ne se met point au nez des gens.
Sur ce mot, il y eut une explosion de rires et lon entendit les voix cristallines des enfants se mêler aux voix gutturales des parents.
Vitalis encouragé par ces applaudissements, continua :
Et comment la charmante Dolce, notre garde-malade, pourra-t-elle user de son éloquence et de ses charmes pour décider notre malade à se laisser balayer et nettoyer les entrailles, si, au bout de son nez elle porte linstrument que lillustre représentant de lautorité veut lui imposer ? Je le demande à lhonorable société et la prie respectueusement de prononcer entre nous.
Lhonorable société appelée ainsi à se prononcer, ne répondit pas directement, mais ses rires parlaient pour elle : on approuvait Vitalis, on se moquait de lagent, et surtout on samusait des grimaces de Joli-Cur, qui, sétant placé derrière « lillustrissime représentant de lautorité », faisait des grimaces dans le dos de celui-ci, croisant ses bras comme lui, se campant le poing sur la hanche et rejetant sa tête en arrière avec des mines et des contorsions tout à fait réjouissantes.
Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les rires du public, lagent de police, qui navait pas lair dun homme patient, tourna brusquement sur ses talons.
Mais alors il aperçut le singe qui se tenait le poing sur la hanche dans lattitude dun matamore ; durant quelques secondes lhomme et la bête restèrent en face lun de lautre, se regardant comme sil sagissait de savoir lequel des deux baisserait les yeux le premier.
Les rires qui éclatèrent, irrésistibles et bruyants, mirent fin à cette scène.
Si demain vos chiens ne sont pas muselés, sécria lagent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela.
À demain, signor, dit Vitalis, à demain.
Et tandis que lagent séloignait à grands pas, Vitalis resta courbé en deux dans une attitude respectueuse ; puis, la représentation continua.
Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens ; mais il nen fit rien et la soirée sécoula même sans quil parlât de sa querelle avec lhomme de police.
Alors je menhardis à lui en parler moi-même.
Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation, lui dis-je, il me semble quil serait bon de la lui mettre un peu à lavance. En le surveillant, on pourrait peut-être ly habituer.
Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ?
Dame, il me semble que lagent est disposé à vous tourmenter.
Tu nes quun paysan, et comme tous les paysans tu perds la tête par peur de la police et des gendarmes. Mais sois tranquille, je marrangerai demain pour que lagent ne puisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux. Dun autre côté, je marrangerai aussi pour que le public samuse un peu. Il faut que cet agent nous procure plus dune bonne recette, et joue un rôle comique dans la pièce que je lui prépare, cela donnera de la variété à notre répertoire et nous fera rire nous-mêmes un peu. Pour cela, tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Cur ; tu tendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, et quand tu auras autour de toi un public suffisant, et quand lagent sera arrivé je ferai mon entrée avec les chiens. Cest alors que la comédie commencera.
Il ne me plaisait guère de men aller tout seul ainsi préparer notre représentation, mais je commençais à connaître mon maître et à savoir quand je pouvais lui résister ; or il était évident que dans les circonstances présentes je navais aucune chance de lui faire abandonner la partie de plaisir sur laquelle il comptait ; je me décidai donc à obéir.
Le lendemain je men allai à notre place ordinaire, et tendis mes cordes. Javais à peine joué quelques mesures, quon accourut de tous côtés, et quon sentassa dans lenceinte que je venais de tracer.
En ces derniers temps, surtout pendant notre séjour à Pau, mon maître mavait fait travailler la harpe, et je commençais à ne pas trop mal jouer quelques morceaux quil mavait appris. Il y avait entre autres une canzonetta napolitaine que je chantais en maccompagnant de la harpe et qui me valait toujours des applaudissements.
Jétais déjà artiste par plus dun côté, et par conséquent disposé à croire, quand notre troupe avait du succès, que cétait à mon talent que ce succès était dû ; cependant ce jour-là jeus le bon sens de comprendre que ce nétait point pour entendre ma canzonetta quon se pressait ainsi dans nos cordes.
Ceux qui avaient assisté la veille à la scène de lagent de police, étaient revenus, et ils avaient amené avec eux des amis. On aime peu les gens de police, à Toulouse, comme à peu près partout ailleurs, et lon était curieux de voir comment le vieil Italien se tirerait daffaire et roulerait son ennemi. Bien que Vitalis neût pas prononcé dautres mots que : « À demain, signor », il avait été compris par tout le monde que ce rendez-vous donné et accepté était lannonce dune grande représentation dans laquelle on trouverait des occasions de rire et de samuser au dépens de la police.
De là lempressement du public.
Aussi en me voyant seul avec Joli-Cur, plus dun spectateur inquiet minterrompait-il pour me demander si « lItalien » ne viendrait pas.
Il va arriver bientôt.
Et je continuai ma canzonetta.
Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut lagent de police. Joli-Cur laperçut le premier, et aussitôt, se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promener autour de moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestance ridicule.
Le public partit dun éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises.
Lagent fut déconcerté et il me lança des yeux furieux.
Bien entendu, cela redoubla lhilarité du public.
Javais moi-même envie de rire, mais dun autre côté je nétais guère rassuré. Comment tout cela allait-il finir ? Quand Vitalis était là, cétait bien, il répondait à lagent. Mais jétais seul, et je lavoue je ne savais comment je répondrais si lagent minterpellait.
La figure de lagent nétait pas faite pour me donner bonne espérance ; elle était vraiment furieuse, exaspérée par la colère.
Il allait de long en large devant mes cordes et quand il passait près de moi, il avait une façon de me regarder par-dessus son épaule qui me faisait craindre une mauvaise fin.
Joli-Cur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation, samusait de lattitude de lagent. Il se promenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans, tandis que lagent se promenait en dehors, et en passant devant moi, il me regardait par-dessus son épaule avec une mine si drôle, que les rires du public redoublaient.
Ne voulant point pousser à bout lexaspération de lagent, jappelai Joli-Cur, mais celui-ci nétait point en disposition dobéissance, ce jeu lamusait, et il refusa de mobéir, continuant sa promenade en courant, et méchappant lorsque je voulais le prendre.
Je ne sais comment cela se fit, mais lagent que la colère aveuglait sans doute, simagina que jexcitais le singe, et vivement, il enjamba la corde.
En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversé par un soufflet.
Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis, survenu je ne sais comment, était placé entre moi et lagent quil tenait par le poignet.
Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté.
Lagent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra la sienne.
Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent en face, les yeux dans les yeux.
Lagent était fou de colère.
Mon maître était magnifique de noblesse : il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait lindignation et le commandement.
Il me sembla que, devant cette attitude, lagent allait rentrer sous terre, mais il nen fut rien ; dun mouvement vigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité.
Vitalis faillit tomber, tant la poussée avait été rude ; mais il se redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement le poignet de lagent.
Mon maître était un vieillard vigoureux, il est vrai mais enfin un vieillard ; lagent, un homme jeune encore et plein de force, la lutte entre eux naurait pas été longue.
Mais il ny eut pas lutte.
Que voulez-vous ? demanda Vitalis.
Je vous arrête, suivez-moi au poste.
Pourquoi avez-vous frappé cet enfant ?
Pas de paroles, suivez-moi !
Vitalis ne répondit pas, mais se tournant vers moi :
Rentre à lauberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te ferai parvenir des nouvelles.
Il nen put pas dire davantage, lagent lentraîna.
Ainsi finit cette représentation, que mon maître avait voulu faire amusante et qui finit si tristement.
Le premier mouvement des chiens avait été de suivre leur maître, mais je leur ordonnai de rester près de moi, et, habitués à obéir, ils revinrent sur leurs pas. Je maperçus alors quils étaient muselés, mais au lieu davoir le nez pris dans une carcasse en fer ou dans un filet, ils portaient tout simplement une faveur en soie nouée avec des bouffettes autour de leur museau ; pour Capi, qui était à poil blanc, la faveur était rouge ; pour Zerbino, qui était noir, blanche ; pour Dolce, qui était grise, bleue. Cétaient des muselières de théâtre, et Vitalis avait ainsi costumé les chiens sans doute pour la farce quil voulait jouer à lagent.
Le public sétait rapidement dispersé : quelques personnes seulement avaient gardé leurs places, discutant sur ce qui venait de se passer.
Le vieux a eu raison.
Il a eu tort.
Pourquoi lagent a-t-il frappé lenfant, qui ne lui avait rien dit ni rien fait ?
Mauvaise affaire ; le vieux ne sen tirera pas sans prison, si lagent constate la rébellion.
Je rentrai à lauberge fort affligé et très-inquiet.
Je nétais plus au temps où Vitalis minspirait de leffroi. À vrai dire, ce temps navait duré que quelques heures. Assez rapidement, je métais attaché à lui dune affection sincère, et cette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie, toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père na pas plus de soins pour son enfant quil en avait pour moi. Il mavait appris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grand froid, il avait partagé avec moi ses couvertures : par les fortes chaleurs, il mavait toujours aidé à porter la part de bagages et dobjets dont jétais chargé. À table, ou plus justement, dans nos repas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; au contraire, il nous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il est vrai quil me tirait les oreilles ou mallongeait une taloche dune main un peu plus rude que ne leût été celle dun père ; mais il ny avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse quil mavait donnés depuis que nous étions ensemble. Il maimait et je laimais.
Cette séparation matteignit donc douloureusement.
Quand nous reverrions-nous ?
On avait parlé de prison. Combien de temps pouvait durer cet emprisonnement ?
Quallais-je faire pendant ce temps ? Comment vivre ? De quoi ?
Mon maître avait lhabitude de porter sa fortune sur lui, et avant de se laisser entraîner par lagent de police, il navait pas eu le temps de me donner de largent.
Je navais que quelques sous dans ma poche ; seraient-ils suffisants pour nous nourrir tous, Joli-Cur, les chiens et moi ?
Je passai ainsi deux journées dans langoisse, nosant pas sortir de la cour de lauberge, moccupant de Joli-Cur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins.
Enfin, le troisième jour, un homme mapporta une lettre de Vitalis.
Par cette lettre, mon maître me disait quon le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sous la prévention de résistance à un agent de lautorité, et de voies de fait sur la personne de celui-ci.
« En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, jai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Mais il est trop tard pour le reconnaître. Viens à laudience ; tu y trouveras une leçon. »
Puis il ajoutait des conseils pour ma conduite ; il terminait en membrassant et me recommandant de faire pour lui une caresse à Capi, à Joli-Cur, à Dolce et à Zerbino.
Pendant que je lisais cette lettre, Capi, entre mes jambes, tenait son nez sur le papier, flairant, reniflant, et les mouvements de sa queue me disaient que bien certainement, il reconnaissait, par lodorat, quelle avait passé par les mains de son maître ; depuis trois jours, cétait la première fois quil manifestait de lanimation et de la joie.
Ayant pris des renseignements, on me dit que laudience de la police correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures, le samedi, jallai madosser contre la porte et, le premier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu, la salle semplit, et je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec lagent de police.
Je ne savais pas ce que cétait que les tribunaux et la justice, mais dinstinct jen avais une peur horrible ; il me semblait que, bien quil sagît de mon maître et non de moi, jétais en danger ; jallai me blottir derrière un gros poêle, et, menfonçant contre la muraille, je me fis aussi petit que possible.
Ce ne fut pas mon maître quon jugea le premier ; mais des gens qui avaient volé, qui sétaient battus, qui, tous, se disaient innocents, et qui, tous, furent condamnés.
Enfin, Vitalis vint sasseoir entre deux gendarmes sur le banc où tous ces gens lavaient précédé.
Ce qui se dit tout dabord, ce quon lui demanda, ce quil répondit, je nen sais rien ; jétais trop ému pour entendre, ou tout au moins pour comprendre. Dailleurs, je ne pensais pas à écouter, je regardais.
Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans lattitude dun homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui linterrogeait.
Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à lagent qui vous arrêtait ?
Non des coups, monsieur le Président, mais un coup ; lorsque jarrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis lagent donner un soufflet à lenfant qui maccompagnait.
Cet enfant nest pas à vous ?
Non, monsieur le Président, mais je laime comme sil était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par la colère, Je saisis vivement la main de lagent et lempêchai de frapper de nouveau.
Vous avez vous-même frappé lagent ?
Cest-à-dire que lorsque celui-ci me mit la main au collet, joubliai quel était lhomme qui se jetait sur moi, ou plutôt je ne vis en lui quun homme au lieu de voir un agent, et un mouvement instinctif, involontaire, ma emporté.
À votre âge, on ne se laisse pas emporter.
On ne devrait pas se laisser emporter ; malheureusement on ne fait pas toujours ce quon doit ; je le sens aujourdhui.
Nous allons entendre lagent.
Celui-ci raconta les faits tels quils sétaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on sétait moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup quil avait reçu.
Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu découter avec attention, regardait de tous côtés dans la salle. Je compris quil me cherchait. Alors je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, jarrivai au premier rang.
Il maperçut, et sa figure attristée séclaira ; je sentis quil était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux semplirent de larmes.
Cest tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président.
Pour moi, je naurais rien à ajouter ; mais pour lenfant que jaime tendrement et qui va rester seul, pour lui je réclame lindulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible.
Je croyais quon allait mettre mon maître en liberté. Mais il nen fut rien.
Un autre magistrat parla pendant quelques minutes, puis le président, dune voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu dinjures et de voies de fait envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs damende.
Deux mois de prison !
À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré, se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma.
Deux mois de séparation.
Où aller ?
XIEn bateau.
Quand je rentrai à lauberge, le cur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour laubergiste qui me regarda longuement.
Jallais passer pour rejoindre les chiens, quand il marrêta.
Eh bien ? me dit-il, ton maître ?
Il est condamné.
À combien ?
À deux mois de prison.
Et à combien damende ?
Cent francs.
Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises.
Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il marrêta.
Et quest-ce que tu veux faire pendant ces deux mois ?
Je ne sais pas, monsieur.
Ah ! tu ne sais pas. Tu as de largent pour vivre et pour nourrir tes bêtes, je pense ?
Non, monsieur.
Alors tu comptes sur moi pour vous loger ?
Oh ! non, monsieur, je ne compte sur personne.
Rien nétait plus vrai ; je ne comptais sur personne.
Eh bien ! mon garçon, continua laubergiste, tu as raison, ton maître me doit déjà trop dargent, je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut ten aller dici.
Men aller ! mais où voulez-vous que jaille, monsieur ?
Ça, ce nest pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ?
Je restai un moment abasourdi. Que dire ? Cet homme avait raison. Pourquoi maurait-il gardé chez lui ? Je ne lui étais rien quun embarras et une charge.
Allons, mon garçon, prends tes chiens et ton singe, puis file ; tu me laisseras, bien entendu, le sac de ton maître. Quand il sortira de prison il viendra le chercher, et alors nous réglerons notre compte.
Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé le moyen de rester dans cette auberge.
Puisque vous êtes certain de faire régler votre compte à ce moment, gardez-moi jusque-là, et vous ajouterez ma dépense à celle de mon maître.
Vraiment, mon garçon ? Ton maître pourra bien me payer quelques journées ; mais deux mois, cest une autre affaire.
Je mangerai aussi peu que vous voudrez.
Et tes bêtes ? Non, vois-tu, il faut ten aller ! Tu trouveras bien à travailler et à gagner ta vie dans les villages.
Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? Cest ici quil viendra me chercher.
Tu nauras quà revenir ce jour-là ; dici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes deaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de largent à gagner.
Et si mon maître mécrit ?
Je te garderai sa lettre.
Mais si je ne lui réponds pas ?
Ah ! tu mennuies à la fin. Je tai dit de ten aller ; il faut sortir dici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pour partir ; si je te retrouve quand je vais revenir dans la cour, tu auras affaire à moi.
Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme le disait laubergiste, « il fallait sortir dici. »
Jentrai à lécurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli Cur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de lauberge.
Laubergiste était sur sa porte pour me surveiller.
Sil vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai !
Javais hâte de sortir de la ville, car mes chiens nétaient pas muselés. Que répondre si je rencontrais un agent de police ? Que je navais pas dargent pour leur acheter des muselières ? Cétait la vérité, car, tout compte fait, je navais que onze sous dans ma poche, et ce nétait pas suffisant pour une pareille acquisition. Ne marrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître en prison, moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cur ? Jétais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi, lenfant sans famille, et je sentais ma responsabilité.
Tout en marchant rapidement les chiens levaient la tête vers moi, et me regardaient dun air qui navait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.
Joli-Cur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps loreille pour mobliger à tourner la tête vers lui : alors il se brossait le ventre par un geste qui nétait pas moins expressif que le regard des chiens.
Moi aussi jaurais bien comme eux parlé de ma faim, car je navais pas déjeuné plus queux tous ; mais à quoi bon ?
Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner à déjeuner et à dîner, nous devions tous nous contenter dun seul repas, qui, fait au milieu de la journée, nous tiendrait lieu des deux.
Lauberge où nous avions logé et doù nous venions dêtre chassés, se trouvant dans le faubourg Saint-Michel sur la route de Montpellier, cétait naturellement cette route que javais suivie.
Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrer des agents de police, je navais pas le temps de me demander où les routes conduisaient ; ce que je désirais cétait quelles méloignassent de Toulouse, le reste mimportait peu. Je navais pas intérêt à aller dans un pays plutôt que dans un autre ; partout on me demanderait de largent pour manger et pour nous loger. Encore la question du logement était-elle de beaucoup la moins importante ; nous étions dans la saison chaude et nous pouvions coucher à la belle étoile à labri dun buisson ou dun mur.
Mais manger ?
Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que josasse marrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Cur me tirait loreille et se brossait le ventre de plus en plus fort.
Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour navoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain si on me demandait de le faire, et jentrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai.
Je demandai quon me servît une livre et demie de pain.
Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce nest pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes !
Sans doute ce nétait pas trop pour ma ménagerie quun pain de deux livres, car sans compter Joli-Cur, qui ne mangeait pas de gros morceaux, cela ne nous donnait quune demi-livre pour chacun de nous, mais cétait trop pour ma bourse.
Le pain était alors à cinq sous la livre, et si jen prenais deux livres elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous il ne men resterait quun seul.
Or je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner à une aussi grande prodigalité, avant davoir mon lendemain assuré. En nachetant quune livre et demie de pain qui me coûtait sept sous et trois centimes, il me restait pour le lendemain trois sous et deux centimes, cest-à-dire assez pour ne pas mourir de faim, et attendre une occasion de gagner quelque argent.
Jeus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère dun air que je tâchai de rendre assuré, que javais bien assez dune livre et demie de pain et que je la priais de ne pas men couper davantage.
Cest bon, cest bon, répondit-elle.
Et autour dun beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup.
Cest un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes.
Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.
Jai vu des gens repousser les centimes quon leur rendait, disant quils nen sauraient que faire ; moi, je naurais pas repoussé ceux qui métaient dus ; cependant je nosai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras.
Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cur me tirait les cheveux en poussant des petits cris.
Nous nallâmes pas bien loin.
Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai ma harpe contre son tronc et mallongeai sur lherbe ; les chiens sassirent en face de moi, Capi au milieu, Dolce dun côté, Zerbino de lautre ; quant à Joli-Cur, qui nétait pas fatigué, il resta debout pour être tout prêt à voler les morceaux qui lui conviendraient.
Cétait une affaire délicate que le découpage de ma miche ; jen fis cinq part aussi égales que possible, et, pour quil ny eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle.
Joli-Cur, qui avait besoin de moins de nourriture que nous, se trouva le mieux partagé, et il neut plus faim alors que nous étions encore affamés. Sur sa part je pris trois morceaux que je serrai dans mon sac pour les donner aux chiens plus tard ; puis, comme il en restait encore quatre, nous en eûmes chacun un ; ce fut à la fois notre plat de supplément et notre dessert.
Bien que ce festin neût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu dadresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus deux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions.
Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.
Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Cur, oui, mes chers camarades, jai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois.
Ouah ! cria Capi.
Cela est bien triste pour lui dabord, et aussi pour nous. Cétait lui qui nous faisait vivre, et en son absence, nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous navons pas dargent.
Sur ce mot, quil connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme sil faisait la quête dans les « rangs de lhonorable société. »
Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, cest assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous navons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, jose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances et quau lieu de me jouer de mauvais tours, vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de lobéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes.
Je nose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par labsence de notre maître quil se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. Sils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvaient leur contentement par leur attention.
Quand je dis leur attention, je parle des chiens seulement, car pour Joli-Cur, il lui était impossible de tenir son esprit longtemps fixé sur un même sujet. Pendant la première partie de mon discours, il mavait écouté avec les marques du plus vif intérêt ; mais au bout dune vingtaine de mots il sétait élancé sur larbre qui nous couvrait de son feuillage, et il samusait maintenant à se balancer en sautant de branche en branche. Si Capi mavait fait une pareille injure jen aurais certes été blessé, mais, de Joli-Cur rien ne métonnait ; ce nétait quun étourdi, une cervelle creuse ; et puis après tout il était bien naturel quil eût envie de samuser un peu.
Javoue que jen aurais fait volontiers autant et que comme lui je me serais balancé avec plaisir, mais limportance et la dignité de mes fonctions ne me permettaient plus de semblables distractions.
Après quelques instants de repos, je donnai le signal du départ : il nous fallait gagner notre coucher, en tous cas notre déjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions léconomie de coucher en plein air.
Au bout dune heure de marche à peu près, nous arrivâmes en vue dun village qui me parut propre à la réalisation de mon dessein.
De loin il sannonçait comme assez misérable, et la recette ne pouvait être par conséquent que bien chétive, mais il ny avait pas là de quoi me décourager ; je nétais pas exigeant sur le chiffre de la recette, et je me disais que plus le village était petit, moins nous avions de chance de rencontrer des agents de police.
Je fis donc la toilette de mes comédiens, et en aussi bel ordre que possible nous entrâmes dans ce village ; malheureusement le fifre de Vitalis nous manquait et aussi sa prestance qui, comme celle dun tambour-major, attirait toujours les regards. Je navais pas comme lui lavantage dune grande taille et dune tête expressive ; bien petite au contraire était ma taille, bien mince, et sur mon visage devait se montrer plus dinquiétude que dassurance.
Tout en marchant je regardais à droite et à gauche pour voir leffet que nous produisions ; il était médiocre, on levait la tête, puis on la rebaissait, personne ne nous suivait.
Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle se trouvait une fontaine ombragée par des platanes, je pris ma harpe et commençai à jouer une valse. La musique était gaie, mes doigts étaient légers, mais mon cur était chagrin, et il me semblait que je portais sur mes épaules un poids bien lourd.
Je dis à Zerbino et à Dolce de valser ; ils mobéirent aussitôt et se mirent à tourner en mesure.
Mais personne ne se dérangea pour venir nous regarder, et cependant sur le seuil des portes je voyais des femmes qui tricotaient ou qui causaient.
Je continuai de jouer ; Zerbino et Dolce continuèrent de valser.
Peut-être quelquun se déciderait-il à sapprocher de nous ; sil venait une personne, il en viendrait une seconde, puis dix, puis vingt autres.
Mais javais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beau tourner, les gens restaient chez eux ; ils ne regardaient même plus de notre côté.
Cétait à désespérer.
Cependant je ne désespérais pas et jouais avec plus de force, faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.
Tout à coup un petit enfant, si petit quil sessayait je crois bien à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maison et se dirigea vers nous.
Sa mère allait le suivre sans doute, puis après la mère, arriverait une amie, nous aurions notre public, et nous aurions ensuite une recette.
Je jouai moins fort pour ne pas effrayer lenfant et pour lattirer plutôt.
Les mains dressées, se balançant sur ses hanches, il savança doucement.
Il venait ; il arrivait ; encore quelques pas et il était près de nous.
La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de ne pas le sentir près delle.
Elle laperçut aussitôt. Mais alors au lieu de courir après lui comme je lavais espéré, elle se contenta de lappeler, et lenfant docile retourna près delle.
Peut-être ces gens naimaient-ils pas la danse. Après tout cétait possible.
Je commandai à Zerbino et à Dolce de se coucher et me mis à chanter ma canzonetta ; et jamais bien certainement je ne my appliquai avec plus de zèle :
Fenesta vascia e patrona crudeleQuanta sospire maje fato jettare.
Jentamais la deuxième strophe quand je vis un homme vêtu dune veste et coiffé dun feutre se diriger vers nous.
Enfin !
Je chantai avec plus dentraînement.
Holà ! cria t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement ?
Je minterrompis, stupéfié par cette interpellation, et restai à le regarder venir vers moi, bouche ouverte.
Eh bien, répondras-tu ? dit-il.
Vous voyez, monsieur, je chante.
As-tu une permission pour chanter sur la place de notre commune ?
Non, monsieur.
Alors va-ten si tu ne veux pas que je te fasse un procès.
Mais, monsieur
Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne les talons, mauvais mendiant.
Un garde champêtre ! Je savais par lexemple de mon maître, ce quil en coûtait de vouloir se révolter contre les sergents de ville et les gardes champêtres.
Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournai sur mes talons comme il mavait été ordonné, et rapidement je repris le chemin par lequel jétais venu.
Mendiant ! cela nétait pas juste cependant. Je navais pas mendié : javais chanté, javais dansé, ce qui était ma manière de travailler, quel mal avais-je fait ?
En cinq minutes je sortis de cette commune peu hospitalière mais bien gardée.
Mes chiens me suivaient la tête basse et la mine attristée, comprenant assurément quil venait de nous arriver une mauvaise aventure.
Capi de temps en temps me dépassait et, se tournant vers moi, il me regardait curieusement avec ses yeux intelligents. Tout autre à sa place meût interrogé, mais Capi était un chien trop bien élevé, trop bien discipliné pour se permettre une question indiscrète, il se contentait seulement de manifester sa curiosité, et je voyais ses mâchoires trembler, agitées par leffort quil faisait pour retenir ses aboiements.
Lorsque nous fûmes assez éloignés pour navoir plus à craindre la brutale arrivée du garde champêtre, je fis un signe de la main, et immédiatement les trois chiens formaient le cercle autour de moi, Capi au milieu, immobile, les yeux sur les miens.
Le moment était venu de leur donner lexplication quils attendaient.
Comme nous navons pas de permission pour jouer, dis-je, on nous renvoie.
Et alors ? demanda Capi dun coup de tête.
Alors nous allons coucher à la belle étoile, nimporte où, sans souper.
Au mot souper, il y eut un grognement général. Je montrai mes trois sous.
Vous savez que cest tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir, nous naurons rien pour déjeuner demain ; or, comme nous avons mangé aujourdhui, je trouve quil est sage de penser au lendemain.
Et je remis mes trois sous dans ma poche.
Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation. Mais Zerbino, qui navait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand, continua de gronder.
Après lavoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, je me tournai vers Capi :
Explique à Zerbino, lui dis-je, ce quil paraît ne pas vouloir comprendre ; il faut nous priver dun second repas aujourdhui, si nous voulons en faire un seul demain.
Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade et une discussion parut sengager entre eux.
Quon ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce quil est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique, alors quau jour naissant, elles jacassent si vivement entre elles : ce sont de vrais discours quelles tiennent, des affaires sérieuses quelles agitent, ou des paroles de tendresse quelles échangent. Et les fourmis dune même tribu, lorsquelles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vous quelles fassent si vous nadmettez pas quelles se communiquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens, non-seulement ils savent parler, mais encore ils savent lire : voyez-les le nez en lair, ou bien la tête basse flairant le sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ils sarrêtent devant une touffe dherbe ou une muraille et ils restent là un moment ; nous ne voyons rien sur cette muraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas.
Ce que Capi dit à Zerbino je ne lentendis pas, car si les chiens comprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait dentendre raison et quil insistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs, que Zerbino qui nétait pas très-brave, se résigna au silence.
La question du souper étant ainsi réglée, il ne restait plus que celle du coucher.
Heureusement le temps était beau, la journée était chaude, et coucher à la belle étoile en cette saison nétait pas bien grave ; il fallait sinstaller seulement de manière à échapper aux loups sil y en avait dans le pays, et ce qui me paraissait beaucoup plus dangereux, aux gardes champêtres, les hommes étant encore plus à craindre pour nous que les bêtes féroces.
Il ny avait donc quà marcher droit devant soi sur la route blanche jusquà la rencontre dun gîte.
Ce que nous fîmes.
La route sallongea, les kilomètres succédèrent aux kilomètres, et les dernières lueurs roses du soleil couchant avaient disparu du ciel que nous navions pas encore trouvé ce gîte.
Il fallait, tant bien que mal, se décider.
Quand je me décidai à nous arrêter pour passer la nuit, nous étions dans un bois que coupaient çà et là des espaces dénudés au milieu desquels se dressaient des blocs de granit. Lendroit était bien triste, bien désert, mais nous navions pas mieux à choisir, et je pensai quau milieu de ces blocs de granit nous pourrions trouver un abri contre la fraîcheur de la nuit. Je dis nous, en parlant de Joli-Cur et de moi, car, pour les chiens, je nétais pas en peine deux ; il ny avait pas à craindre quils gagnassent la fièvre à coucher dehors. Mais, pour moi, je devais être soigneux, car javais conscience de ma responsabilité. Que deviendrait ma troupe si je tombais malade ? que deviendrais-je moi-même, si javais Joli-Cur à soigner ?
Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres, et bientôt japerçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à sa base et un toit à son sommet. Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais daiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait quun morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; dailleurs le proverbe na-t-il pas dit : « Qui dort dîne. »
Avant de dormir, jexpliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder, et la bonne bête au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri, posté en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nous approcherait sans que jen fusse prévenu.
Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne mendormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Cur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue.
La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise, que serait celle du lendemain ? Javais faim, javais soif, et il ne me restait que trois sous. Javais beau les manier machinalement dans ma poche, ils naugmentaient pas : un, deux, trois, je marrêtais toujours à ce chiffre.
Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? des muselières, une permission pour chanter, où voulait-on que jen eusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin dun bois, sous un buisson ?
Et tout en agitant ces tristes questions, je regardais les étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête dans le ciel sombre. Il ne faisait pas un souffle de vent. Partout le silence, pas un bruissement de feuilles, pas un cri doiseau, pas un roulement de voiture sur la route ; aussi loin que ma vue pouvait sétendre dans les profondeurs bleuâtres, le vide : comme nous étions seuls, abandonnés !
Je sentis mes yeux semplir de larmes, puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis !
Je métais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir marrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage. Cétait Capi, qui mavait entendu pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage.
Je le pris par le cou à deux bras et jembrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés et il me sembla quil pleurait avec moi.
Quand je me réveillai il faisait grand jour et Capi, assis devant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin, tout au loin, une cloche sonnait lAngelus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le cur que pour le corps.
Notre toilette matinale fut bien vite faite, et nous nous mîmes en route, nous dirigeant du côté doù venaient les tintements de la cloche ; là était un village, là sans doute était un boulanger ; quand on sest couché sans dîner et sans souper, la faim parle de bonne heure.
Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et après nous verrions.
En arrivant dans le village, je neus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; jeus lodorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud.
Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre, ne nous donnèrent à chacun quun bien petit morceau, et notre déjeuner fut rapidement terminé.
Le moment était donc venu de voir, cest-à-dire daviser aux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation, et aussi en examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner sils nous seraient amis ou ennemis.
Mon intention nétait pas de donner immédiatement cette représentation, car lheure nétait pas convenable, mais détudier le pays, de faire choix du meilleur emplacement, et de revenir dans le milieu de la journée, sur cet emplacement, tenter la chance.
Jétais absorbé par cette idée, quand tout à coup jentendis crier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino mavait abandonné, et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande quil emportait dans sa gueule.
Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-les tous !
En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à courir aussi. Que répondre si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas ?
Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Cur que je portais sur mon épaule, mempoignait par le cou pour ne pas tomber.
Il ny avait guère à craindre quon nous attrapât en nous rejoignant, mais on pouvait nous arrêter au passage, et justement il me sembla que telle était lintention de deux ou trois personnes qui barraient la route. Heureusement une ruelle transversale venait déboucher sur la route avant ce groupe dadversaires. Je me jetai dedans accompagné des chiens, et toujours courant à toutes jambes nous fûmes bientôt en pleine campagne. Cependant je ne marrêtai que lorsque la respiration commença à me manquer, cest-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres. Alors je me retournai, osant regarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, sétant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande.
Je lappelai, mais Zerbino, qui savait quil avait mérité une sévère correction sarrêta, puis au lieu de venir à moi, il se sauva.
Cétait poussé par la faim que Zerbino avait volé ce morceau de viande. Mais je ne pouvais pas accepter cette raison comme une excuse. Il y avait vol. Il fallait que le coupable fût puni, ou bien cen était fait de la discipline dans ma troupe : au prochain village, Dolce imiterait son camarade, et Capi lui-même finirait par succomber à la tentation.
Je devais donc administrer une correction publique à Zerbino. Mais pour cela il fallait quil voulût bien comparaître devant moi, et ce nétait pas chose facile que de le décider.
Jeus recours à Capi.
Va me chercher Zerbino.
Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla quil acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard quil me jeta avant de partir, je crus voir quil se ferait plus volontiers lavocat de Zerbino que mon gendarme.
Je navais plus quà attendre le retour de Capi et de son prisonnier, ce qui pouvait être assez long, car Zerbino, très-probablement, ne se laisserait pas ramener tout de suite. Mais il ny avait rien de bien désagréable pour moi dans cette attente. Jétais assez loin du village pour navoir guère à craindre quon me poursuivît. Et dun autre côté, jétais assez fatigué de ma course pour désirer me reposer un moment. Dailleurs à quoi bon me presser, puisque je ne savais pas où aller et que je navais rien à faire ?
Justement lendroit où je métais arrêté était fait à souhait pour lattente et le repos. Sans savoir où jallais dans ma course folle ; jétais arrivé sur les bords du canal du Midi, et après avoir traversé des campagnes poussiéreuses depuis mon départ de Toulouse, je me trouvais dans un pays vert et frais : des eaux, des arbres, de lherbe, une petite source coulant à travers les fentes dun rocher tapissé de plantes qui tombaient en cascades fleuries suivant le cours de leau ; cétait charmant, et jétais là à merveille pour attendre le retour des chiens.
Une heure sécoula sans que je les visse revenir ni lun ni lautre, et je commençais à minquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse.
Où est Zerbino ?
Capi se coucha dans une attitude craintive, alors en le regardant je maperçus quune de ses oreilles était ensanglantée.
Je neus pas besoin dexplication pour comprendre ce qui sétait passé : Zerbino sétait révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance et Capi, qui peut-être nobéissait quà regret à un ordre quil considérait comme bien sévère, sétait laissé battre.
Fallait-il le gronder et le corriger aussi ? Je nen eus pas le courage, je nétais pas en disposition de peiner les autres, étant déjà bien assez affligé de mon propre chagrin.
Lexpédition de Capi nayant pas réussi, il ne me restait quune ressource qui était dattendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant.
Je métendis sous un arbre, tenant Joli-Cur attaché de peur quil ne lui prît fantaisie de rejoindre Zerbino, et ayant, couchés à mes pieds, Capi et Dolce.
Le temps sécoula, Zerbino ne parut pas, insensiblement le sommeil me prit et je mendormis.
Quand je méveillai le soleil était au-dessus de ma tête, et les heures avaient marché. Mais je navais plus besoin du soleil pour me dire quil était tard, mon estomac me criait quil y avait longtemps que javais mangé mon morceau de pain. De leur côté les deux chiens et Joli-Cur me montraient aussi quils avaient faim. Capi et Dolce, avec des mines piteuses, Joli-Cur avec des grimaces.
Et Zerbino napparaissait toujours pas.
Je lappelai, je le sifflai, mais tout fut inutile, il ne parut pas ; ayant bien déjeuné il digérait tranquillement, blotti sous un buisson.
Ma situation devenait critique : si je men allais il pouvait très-bien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si je restais, je ne trouvais pas loccasion de gagner quelques sous et de manger.
Et précisément le besoin de manger devenait de plus en plus impérieux. Les yeux des chiens sattachaient sur les miens désespérément et Joli-Cur se brossait le ventre en poussant des petits cris de colère.
Le temps sécoulant et Zerbino ne venant pas, jenvoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade, mais au bout dune demi-heure il revint seul et me fit comprendre quil ne lavait pas trouvé.
Que faire ?
Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir lidée de labandonner. Que dirait mon maître si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je laimais ce coquin de Zerbino.
Je résolus donc dattendre jusquau soir, mais il était impossible de rester ainsi dans linaction à écouter notre estomac crier la faim, car ses cris étaient dautant plus douloureux quils étaient seuls à se faire entendre, sans aucune distraction aussi bien que sans relâche.
Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire.
Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nous aurions assurément moins faim pendant ces heures doubli.
Mais à quoi nous occuper ?
Comme jexaminais cette question, je me souvins que Vitalis mavait dit quà la guerre quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien quen entendant des airs gais ou entraînants, les soldats oubliaient leurs fatigues.
Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tous notre faim ; en tous cas étant occupé à jouer et les chiens à danser avec Joli-Cur, le temps passerait plus vite pour nous.
Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis après une valse.
Tout dabord mes acteurs ne semblaient pas très disposés à la danse, il était évident que le morceau de pain eût bien mieux fait leur affaire, mais peu à peu ils sanimèrent, la musique produisit son effet obligé, nous oubliâmes tous le morceau de pain que nous navions pas et nous ne pensâmes plus, moi quà jouer, eux quà danser.
Tout à coup jentendis une voix claire, une voix denfant crier : « bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement.
Un bateau était arrêté sur le canal, lavant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le traînaient avaient fait halte sur la rive opposée.
Cétait un singulier bateau, et tel que je nen avais pas encore vu de pareil ; il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé au dessus de leau était construite une sorte de galerie vitrée ; à lavant de cette galerie se trouvait une verandah ombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage accroché çà et là aux découpures du toit retombait par places en cascades vertes ; sous cette verandah japerçus deux personnes : une dame jeune encore, à lair noble et mélancolique qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge qui me parut couché.
Cétait cet enfant sans doute qui avait crié « bravo ».
Remis de ma surprise, car cette apparition navait rien deffrayant, je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui mavait applaudi.
Cest pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda la dame, parlant avec un accent étranger.
Cest pour faire travailler mes comédiens et aussi
pour me distraire.
Lenfant fit un signe et la dame se pencha vers lui.
Voulez-vous jouer encore ? me demanda la dame en relevant la tête.
Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui marrivait si à propos. Je ne me fis pas prier.
Voulez-vous une danse ou une comédie ? dis-je.
Oh ! une comédie ! sécria lenfant.
Mais la dame interrompit pour dire quelle préférait une danse.
La danse, cest trop court, sécria lenfant.
Après la danse, nous pourrons, si lhonorable société le désire, représenter différents tours, « tels quils se font dans les cirques de Paris. »
Cétait une phrase de mon maître, je tâchai de la débiter comme lui avec noblesse. En réfléchissant, jétais bien aise quon eût refusé la comédie, car jaurais été assez embarrassé pour organiser la représentation, dabord parce que Zerbino me manquait et aussi parce que je navais pas les costumes et les accessoires nécessaires.
Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes et ils se mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Cur dansa un pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaient assurément compris quun dîner serait le paiement de leurs peines, et ils ne sépargnaient pas plus que je mépargnais moi-même.
Tout à coup, au milieu dun de mes exercices, je vis Zerbino sortir dun buisson, et quand ses camarades passèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieu deux et prit son rôle.
Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais de temps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bien quil parût prendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeait pas : il restait couché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que les deux mains pour nous applaudir.
Était-il paralysé ? il semblait quil était attaché sur une planche.
Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais et je voyais maintenant lenfant comme si javais été sur le bateau même près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle quon voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse, avec quelque chose de maladif.
Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame.
On paye selon le plaisir quon a éprouvé.
Alors, maman, il faut payer très-cher, dit lenfant.
Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas.
Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, me dit la dame.
Je fis un signe à Capi qui prenant son élan, sauta dans le bateau.
Et les autres ? cria Arthur.
Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.
Et le singe !
Joli-Cur aurait facilement fait le saut, mais je nétais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui nauraient peut-être pas été du goût de la dame.
Est-il méchant ? demanda-t-elle.
Non, madame ; mais il nest pas toujours obéissant et jai peur quil ne se conduise pas convenablement.
Eh bien ! embarquez avec lui.
Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à larrière auprès du gouvernail, et aussitôt cet homme passant à lavant jeta une planche sur la berge.
Cétait un pont. Il me permit dembarquer sans risquer le saut périlleux, et jentrai dans le bateau gravement, ma harpe sur lépaule et Joli-Cur dans ma main.
Le singe ! le singe ! sécria Arthur.
Je mapprochai de lenfant, et, tandis quil flattait et caressait Joli-Cur, je pus lexaminer à loisir.
Chose surprenante, il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je lavais cru tout dabord.
Vous avez un père, nest-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame.
Oui, mais je suis seul en ce moment.
Pour longtemps ?
Pour deux mois.
Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment seul ainsi pour si longtemps à votre âge !
Il le faut bien, madame !
Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme dargent au bout de ces deux mois ?
Non, madame ; il ne moblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit.
Et vous avez trouvé à vivre jusquà ce jour ?
Jhésitai avant de répondre : je navais jamais vu une dame qui minspirât un sentiment de respect comme celle qui minterrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. Dailleurs, pourquoi me taire ?
Je lui racontai donc comment javais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour mavoir défendu, et comment depuis que javais quitté Toulouse, je navais pas pu gagner un sou.
Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens, mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais.
Comme vous devez tous avoir faim ! sécria-t-il.
À ce mot, quils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer et Joli-Cur se frotta le ventre avec frénésie.
Oh ! maman, dit Arthur.
La dame comprit cet appel : elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entre-bâillée et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie.
Asseyez-vous, mon enfant, me dit la dame.
Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et massis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi et Joli-Cur prit place sur mon genou.
Vos chiens mangent-ils du pain ? me demanda Arthur.
Sils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau quils dévorèrent.
Et le singe ? dit Arthur.
Mais il ny avait pas besoin de soccuper de Joli-Cur, car tandis que je servais les chiens, il sétait emparé dun morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de sétouffer sous la table.
À mon tour, je pris une tranche de pain, et si je ne métouffai pas comme Joli-Cur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui.
Pauvre enfant ! disait la dame en emplissant mon verre.
Quant à Arthur, il ne disait rien, mais il nous regardait les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant aurait dû se rassasier jusquà un certain point avec la viande quil avait volée.
Et où auriez-vous dîné ce soir si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur.
Je crois bien que nous naurions pas dîné.
Et demain où dînerez-vous ?
Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourdhui.
Sans continuer de sentretenir avec moi Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation sengagea entre eux dans la langue étrangère que javais déjà entendue : il paraissait demander une chose quelle nétait pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections.
Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corps ne bougeait pas.
Voulez-vous rester avec nous ? dit-il.
Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à limproviste.
Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.
Sur ce bateau !
Oui, sur ce bateau : mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche ainsi que vous voyez. Pour quil ne sennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles. Vous naurez point chaque jour à trouver un public, ce qui pour un enfant de votre âge nest pas toujours très-facile.
En bateau ! Je navais jamais été en bateau, et çavait été mon grand désir. Jallais vivre en bateau, sur leau, quel bonheur !
Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit et léblouit. Quel rêve !
Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce quil y avait dheureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me ladressait.
Je pris la main de la dame et la baisai.
Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front.
Pauvre petit ! dit-elle.
Puisquon me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir quon me montrait : lempressement était jusquà un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance.
Je pris mon instrument et jallai me placer tout à lavant du bateau, puis je commençai à jouer.
En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et elle en tira un son aigu.
Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ?
Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devina mon inquiétude.
Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche, dit-il.
En effet, le bateau qui sétait éloigné de la berge commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par les chevaux, leau clapotait contre la carène, et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous éclairés par les rayons obliques du soleil couchant.
Voulez-vous jouer ? demanda Arthur.
Et, dun signe de tête, appelant sa mère auprès de lui, il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que je jouai les divers morceaux que mon maître mavait appris.
XIIMon premier ami.
La mère dArthur était Anglaise, elle se nommait madame Milligan ; elle était veuve et Arthur était son seul enfant, au moins son seul enfant vivant, car elle avait eu un fils aîné, qui avait disparu dans des conditions mystérieuses.
À lâge de six mois, cet enfant avait été perdu ou volé, et jamais on navait pu retrouver ses traces. Il est vrai quau moment où cela était arrivé, madame Milligan navait pas pu faire les recherches nécessaires. Son mari était mourant et elle-même était très-gravement malade, nayant pas sa connaissance et ne sachant rien de ce qui se passait autour delle. Quand elle était revenue à la vie, son mari était mort et son fils avait disparu. Les recherches avaient été dirigées par M. James Milligan, son beau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans ce choix, que M. James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa belle-sur. En effet, son frère mort sans enfants, il devenait lhéritier de celui-ci. Ses recherches naboutirent point : en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, il fut impossible de découvrir ce quétait devenu lenfant disparu.
Cependant M. James Milligan nhérita point de son frère, car sept mois après la mort de son mari madame Milligan mit au monde un enfant, qui était le petit Arthur.
Mais cet enfant chétif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaient les médecins ; il devait mourir dun moment à lautre, et ce jour-là M. James Milligan devenait enfin lhéritier du titre et de la fortune de son frère aîné, car les lois de lhéritage ne sont pas les mêmes dans tous les pays, et en Angleterre elles permettent, dans certaines circonstances, que ce soit un oncle qui hérite au détriment dune mère.
Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent donc retardées par la naissance de son neveu, elles ne furent pas détruites ; il navait quà attendre.
Il attendit.
Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point : Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas ainsi quil avait été décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; cest un miracle qui, Dieu merci, se répète assez souvent.
Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ; successivement, quelquefois même ensemble il avait eu toutes les maladies qui peuvent sabattre sur les enfants.
En ces derniers temps sétait déclaré un mal terrible quon appelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses, et madame Milligan était venue dans les Pyrénées. Mais après avoir essayé des eaux inutilement, on avait conseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé, sans quil pût mettre le pied à terre.
Cest alors que madame Milligan avait fait construire à Bordeaux le bateau sur lequel je métais embarqué.
Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans une maison, il y serait mort dennui ou de privation dair : Arthur ne pouvant plus marcher, la maison quil habiterait devait marcher pour lui.
On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre, cuisine, salon et verandah. Cétait dans ce salon ou sous cette verandah, selon les temps, quArthur se tenait du matin au soir, avec sa mère à ses côtés, et les paysages défilaient devant lui, sans quil eût dautre peine que douvrir les yeux.
Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et après avoir remonté la Garonne, ils étaient entrés dans le canal du Midi ; par ce canal, ils devaient gagner les étangs et les canaux qui longent la Méditerranée, remonter ensuite le Rhône, puis la Saône, passer de cette rivière dans la Loire jusquà Briare, prendre là le canal de ce nom, arriver dans la Seine et suivre le cours de ce fleuve jusquà Rouen où ils sembarqueraient sur un grand navire pour rentrer en Angleterre.
Bien entendu, ce ne fut pas dès le jour de mon arrivée que jappris tous ces détails sur madame Milligan et sur Arthur ; je ne les connus que successivement, peu à peu, et si je les ai groupés ici, cest pour lintelligence de mon récit.
Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissance de la chambre que je devais occuper dans le bateau qui sappelait le Cygne. Bien quelle fût toute petite, cette chambre, deux mètres de long sur un mètre à peu près de large, cétait la plus charmante cabine, la plus étonnante que puisse rêver une imagination enfantine.
Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode, mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisable des physiciens qui renferme tant de choses. Au lieu dêtre fixe, la tablette supérieure était mobile, et quand on la relevait, on trouvait sous elle un lit complet, matelas, oreiller, couverture. Bien entendu il nétait pas très-large ce lit, cependant il était assez grand pour quon y fût très-bien couché. Sous ce lit était un tiroir garni de tous les objets nécessaires à la toilette. Et sous ce tiroir sen trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments, dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements. Point de tables, point de sièges, au moins dans la forme habituelle, mais contre la cloison, du côté de la tête du lit, une planchette qui, en sabaissant, formait table, et du côté des pieds, une autre qui formait chaise.
Un petit hublot percé dans le bordage et quon pouvait fermer avec un verre rond, servait à éclairer et à aérer cette chambre.
Jamais je navais rien vu de si joli, ni de si propre ; tout était revêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancher était étendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs.
Mais ce nétaient pas seulement les yeux qui étaient charmés.
Quand, après mêtre déshabillé, je métendis dans le lit, jéprouvai un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi ; cétait la première fois que des draps me flattaient la peau, au lieu de me la gratter ; chez mère Barberin je couchais dans des draps de toile de chanvres raides et rugueux ; avec Vitalis nous couchions bien souvent sans draps sur la paille ou sur le foin, et quand on nous en donnait, dans les auberges, mieux aurait valu, presque toujours, une bonne litière ; comme ils étaient fins ceux dans lesquels je menveloppais ; comme ils étaient doux, comme ils sentaient bon ! et le matelas comme il était plus moelleux que les aiguilles de pin sur lesquelles javais couché la veille ! Le silence de la nuit nétait plus inquiétant, lombre nétait plus peuplée, et les étoiles que je regardais par le hublot ne me disaient plus que des paroles dencouragement et despérance.
Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levai dès le point du jour, car javais linquiétude de savoir comment mes comédiens avaient passé la nuit.
Je trouvai tout mon monde à la place où je lavais installé la veille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuis plusieurs mois. À mon approche, les chiens séveillèrent et vinrent joyeusement me demander leur caresse du matin. Seul, Joli-Cur, bien quil eût un il à demi ouvert, ne bougea pas, mais il se mit à ronfler comme un trombone.
Il ny avait pas besoin dun grand effort desprit pour comprendre ce que cela signifiait : M. Joli-Cur qui était la susceptibilité en personne, se fâchait avec une extrême facilité, et une fois fâché, il boudait longtemps. Dans les circonstances présentes, il était peiné que je ne leusse pas emmené dans ma chambre, et il me témoignait son mécontentement par ce sommeil simulé.
Je ne pouvais pas lui expliquer les raisons qui mavaient obligé, à mon grand regret, de le laisser sur le pont, et, comme je sentais que javais, du moins en apparence, des torts envers lui, je le pris dans mes bras, pour lui témoigner mes regrets par quelques caresses.
Tout dabord il persista dans sa bouderie, mais bientôt, avec sa mobilité dhumeur, il pensa à autre chose, et, par sa pantomime, il mexpliqua que, si je voulais aller me promener avec lui à terre, il me pardonnerait peut-être.
Le marinier que javais vu la veille au gouvernail était déjà levé et il soccupait à nettoyer le pont : il voulut bien mettre la planche à terre, et je pus descendre dans la prairie avec ma troupe.
En jouant avec les chiens et avec Joli-Cur, en courant, en sautant les fossés, en grimpant aux arbres, le temps passa vite ; quand nous revînmes, les chevaux étaient attelés au bateau et attachés à un peuplier sur le chemin de halage : ils nattendaient quun coup de fouet pour partir.
Jembarquai vite ; quelques minutes après, lamarre qui retenait le bateau à la rive fut larguée, le marinier prit place au gouvernail, le haleur enfourcha son cheval, la poulie dans laquelle passait la remorque grinça, nous étions en route.
Quel plaisir que le voyage en bateau ! les chevaux trottaient sur le chemin de halage, et, sans que nous sentissions un mouvement, nous glissions légèrement sur leau ; les deux rives boisées fuyaient derrière nous, et lon nentendait dautre bruit que celui du remous contre la carène dont le clapotement se mêlait à la sonnerie des grelots que les chevaux portaient à leur cou.
Nous allions, et penché sur le bordage, je regardais les peupliers qui, les racines dans lherbe fraîche, se dressaient fièrement, agitant dans lair tranquille du matin leurs feuilles toujours émues ; leur longue file alignée selon la rive, formait un épais rideau vert qui arrêtait les rayons obliques du soleil, et ne laissait venir à nous quune douce lumière tamisée par le branchage.
De place en place leau se montrait toute noire, comme si elle recouvrait des abîmes insondables ; ailleurs au contraire, elle sétalait en nappes transparentes qui laissaient voir des cailloux lustrés et des herbes veloutées.
Jétais absorbé dans ma contemplation, lorsque jentendis prononcer mon nom derrière moi.
Je me retournai vivement : cétait Arthur quon apportait sur sa planche ; sa mère était près de lui.
Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur, mieux que dans les champs ?
Je mapprochai et répondis en cherchant des paroles polies que jadressai à la mère tout autant quà lenfant.
Et les chiens ? dit-il.
Je les appelai, ainsi que Joli-Cur ; ils arrivèrent en saluant et Joli-Cur en faisant des grimaces, comme lorsquil prévoyait que nous allions donner une représentation.
Mais il ne fut pas question de représentation, ce matin-là.
Madame Milligan avait installé son fils à labri des rayons du soleil ; et elle sétait placée près de lui.
Voulez-vous emmener les chiens et le singe, me dit-elle, nous avons à travailler.
Je fis ce qui métait demandé, et je men allai avec ma troupe, tout à lavant.
À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre ?
Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon, dont elle suivait le texte dans un livre ouvert.
Étendu sur sa planche, Arthur répétait sans faire un mouvement.
Ou plus justement, il essayait de répéter, car il hésitait terriblement, et ne disait pas trois mots couramment ; encore bien souvent se trompait-il.
Sa mère le reprenait avec douceur, mais en même temps avec fermeté.
Vous ne savez pas votre fable, dit-elle.
Cela me parut étrange de lentendre dire vous à son fils, car je ne savais pas alors que les Anglais ne se servent pas du tutoiement.
Oh ! maman, dit-il dune voix désolée.
Vous faites plus de fautes aujourdhui que vous nen faisiez hier.
Jai tâché dapprendre.
Et vous navez pas appris.
Je nai pas pu.
Pourquoi ?
Je ne sais pas
parce que je nai pas pu
Je suis malade.
Vous nêtes pas malade de la tête ; je ne consentirai jamais à ce que vous nappreniez rien, et que, sous prétexte de maladie, vous grandissiez dans lignorance.
Elle me paraissait bien sévère, madame Milligan, et cependant elle parlait sans colère et dune voix tendre.
Pourquoi me désolez-vous en napprenant pas vos leçons ?
Je ne peux pas, maman, je vous assure que je ne peux pas.
Et Arthur se prit à pleurer.
Mais madame Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes, bien quelle parût touchée et même désolée, comme elle avait dit.
Jaurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi et avec les chiens, continua-t-elle, mais vous ne jouerez que quand vous maurez répété votre fable sans faute.
Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas, comme pour rentrer dans lintérieur du bateau, laissant son fils couché sur sa planche.
Il pleurait à sanglots et de ma place jentendais sa voix entrecoupée.
Comment madame Milligan pouvait-elle être sévère avec ce pauvre petit, quelle paraissait aimer si tendrement ? sil ne pouvait pas apprendre sa leçon, ce nétait pas sa faute, cétait celle de la maladie sans doute.
Elle allait donc disparaître sans lui dire une bonne parole.
Mais elle ne disparut pas ; au lieu dentrer dans le bateau, elle revint vers son fils.
Voulez-vous que nous essayions de lapprendre ensemble ? dit-elle.
Oh ! oui, maman, ensemble.
Alors elle sassit près de lui, et reprenant le livre, elle commença à lire doucement la fable, qui sappelait : Le Loup et le jeune Mouton ; après elle, Arthur répétait les mots et les phrases.
Lorsquelle eut lu cette fable trois fois, elle donna le livre à Arthur, en lui disant dapprendre maintenant tout seul, et elle rentra dans le bateau.
Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et de ma place où jétais resté, je le vis remuer les lèvres.
Il était évident quil travaillait et quil sappliquait.
Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôt il leva les yeux de dessus son livre, et ses lèvres remuèrent moins vite, puis tout à coup elles sarrêtèrent complètement.
Il ne lisait plus, et ne répétait plus.
Ses yeux, qui erraient çà et là, rencontrèrent les miens.
De la main je lui fis un signe pour lengager à revenir à sa leçon.
Il me sourit doucement comme pour me dire quil me remerciait de mon avertissement, et ses yeux se fixèrent de nouveau sur son livre.
Mais bientôt ils se relevèrent et allèrent dune rive à lautre du canal.
Comme ils ne regardaient pas de mon côté, je me levai et ayant ainsi provoqué son attention, je lui montrai son livre.
Il le reprit dun air confus.
Malheureusement, deux minutes après, un martin-pêcheur, rapide comme une flèche, traversa le canal à lavant du bateau, laissant derrière lui un rayon bleu.
Arthur souleva la tête pour le suivre.
Puis quand la vision fut évanouie, il me regarda.
Alors madressant la parole :
Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien.
Je mapprochai.
Cette fable nest pourtant pas bien difficile, lui dis-je.
Oh ! si, bien difficile, au contraire.
Elle ma paru très-facile ; et en écoutant votre maman la lire, il me semble que je lai retenue.
Il se mit à sourire dun air de doute.
Voulez-vous que je vous la dise ?
Pourquoi, puisque cest impossible.
Mais non, ce nest pas impossible ; voulez-vous que jessaye ? prenez le livre.
Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il neut à me reprendre que trois ou quatre fois.
Comment, vous la savez ! sécria-t-il.
Pas très-bien, mais maintenant je crois que je la dirais sans faute.
Comment avez-vous fait pour lapprendre ?
Jai écouté votre maman la lire, mais je lai écoutée avec attention sans regarder ce qui se passait autour de nous.
Il rougit et détourna les yeux ; puis après un court moment de honte :
Je comprends comment vous avez écouté, dit-il, et je tâcherai découter comme vous ; mais comment avez-vous fait pour retenir tous ces mots qui se brouillent dans ma mémoire ?
Comment javais fait ? Je ne savais trop, car je navais pas réfléchi à cela ; cependant je tâchai de lui expliquer ce quil me demandait en men rendant compte moi-même.
De quoi sagit-il dans cette fable ? dis-je. Dun mouton. Je commence donc à penser à des moutons. Ensuite je pense à ce quils font : « Des moutons étaient en sûreté dans leur parc. » Je vois les moutons couchés et dormant dans leur parc puisquils sont en sûreté, et les ayant vus je ne les oublie plus.
Bon, dit-il, je les vois aussi : « Des moutons étaient en sûreté dans leur parc. » Jen vois des blancs et des noirs ; je vois des brebis et des agneaux. Je vois même le parc : il est fait de claies.
Alors vous ne loublierez plus ?
Oh ! non.
Ordinairement qui est-ce qui garde les moutons ?
Des chiens.
Quand ils nont pas besoin de garder les moutons, parce que ceux-ci sont en sûreté, que font les chiens ?
Ils nont rien à faire.
Alors ils peuvent dormir ; nous disons donc : « les chiens dormaient. »
Cest cela, cest bien facile.
Nest-ce pas que cest très-facile ? Maintenant, pensons à autre chose. Avec les chiens, quest-ce qui garde les moutons ?
Un berger.
Si les moutons sont en sûreté, le berger na rien à faire, à quoi peut-il employer son temps.
À jouer de la flûte.
Le voyez-vous ?
Oui.
Où est-il ?
à lombre dun grand ormeau.
Il est seul ?
Non, il est avec dautres bergers voisins.
Alors, si vous voyez les moutons, le parc, les chiens et le berger, est-ce que vous ne pouvez pas répéter sans faute le commencement de votre fable ?
Il me semble.
Essayez.
En mentendant parler ainsi et lui expliquer comment il pouvait être facile dapprendre une leçon qui tout dabord paraissait difficile, Arthur me regarda avec émotion et avec crainte, comme sil nétait pas convaincu de la vérité de ce que je lui disais ; cependant, après quelques secondes dhésitation, il se décida.
« Des moutons étaient en sûreté dans leur parc, les chiens dormaient, et le berger, à lombre dun grand ormeau, jouait de la flûte avec dautres bergers voisins. »
Alors frappant ses mains lune contre lautre :
Mais je sais, sécria-t-il, je nai pas fait de faute.
Voulez-vous apprendre le reste de la fable de la même manière ?
Oui, avec vous je suis sûr que je vais lapprendre. Ah ! comme maman sera contente !
Et il se mit à apprendre le reste de la fable, comme il avait appris sa première phrase.
En moins dun quart dheure il la sut parfaitement et il était en train de la répéter sans faute lorsque sa mère survint derrière nous.
Tout dabord elle se fâcha de nous voir réunis, car elle crut que nous nétions ensemble que pour jouer, mais Arthur ne lui laissa pas dire deux paroles :
Je la sais, sécria-t-il, et cest lui qui me la apprise.
Madame Milligan me regardait toute surprise, et elle allait sûrement minterroger, quand Arthur se mit, sans quelle le lui demandât, à répéter le Loup et le jeune Mouton. Il le fit dun air de triomphe et de joie, sans hésitation et sans faute.
Pendant ce temps, je regardais madame Milligan ; je vis son beau visage séclairer dun sourire, puis il me sembla que ses yeux se mouillèrent ; mais comme à ce moment elle se pencha sur son fils pour lembrasser tendrement en lentourant de ses deux bras, je ne sais pas si elle pleurait.
Les mots, disait Arthur, cest bête, ça ne signifie rien, mais les choses on les voit, et Rémi ma fait voir le berger avec sa flûte ; quand je levais les yeux en apprenant je ne pensais plus à ce qui mentourait, je voyais la flûte du berger et jentendais lair quil jouait. Voulez-vous que je vous chante lair, maman ?
Et il chanta en anglais une chanson mélancolique.
Cette fois madame Milligan pleurait pour tout de bon, et quand elle se releva, je vis ses larmes sur les joues de son enfant. Alors elle sapprocha de moi et, me prenant la main, elle me la serra si doucement que je me sentis tout ému :
Vous êtes un bon garçon, me dit-elle.
Si jai raconté tout au long ce petit incident, cest pour faire comprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dans ma position : la veille on mavait pris comme montreur de bêtes pour amuser, moi, mes chiens et mon singe, un enfant malade ; mais cette leçon me sépara des chiens et du singe, je devins un camarade, presque un ami.
Il faut dire aussi, tout de suite, ce que je ne sus que plus tard, cest que madame Milligan était désolée de voir que son fils napprenait, ou plus justement ne pouvait rien apprendre. Bien quil fût malade elle voulait quil travaillât, et précisément parce que cette maladie devait être longue, elle voulait dès maintenant donner à son esprit, des habitudes qui lui permissent de réparer le temps perdu, le jour où la guérison serait venue.
Jusque-là, elle avait fort mal réussi : si Arthur nétait point rétif au travail, il létait absolument à lattention et à lapplication ; il prenait sans résistance le livre quon lui mettait aux mains, il ouvrait même assez volontiers ses mains pour le recevoir, mais son esprit il ne louvrait pas, et cétait mécaniquement, comme une machine, quil répétait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, les mots quon lui faisait entrer de force dans la tête.
De là un vif chagrin chez sa mère, qui désespérait de lui.
De là aussi une vive satisfaction lorsquelle lui entendit répéter une fable apprise avec moi en une demi-heure, quelle-même navait pas pu, en plusieurs jours, lui mettre dans la mémoire.
Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau, auprès de madame Milligan et dArthur, je trouve que ce sont les meilleurs de mon enfance.
Arthur sétait pris pour moi dune ardente amitié, et de mon côté je me laissais aller sans réfléchir et sous linfluence de la sympathie à le regarder comme un frère : pas une querelle entre nous ; chez lui pas la moindre marque de la supériorité que lui donnait sa position, et chez moi pas le plus léger embarras ; je navais même pas conscience que je pouvais être embarrassé.
Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance des choses de la vie ; mais assurément cela tenait beaucoup encore à la délicatesse et à la bonté de madame Milligan, qui bien souvent me parlait comme si javais été son enfant.
Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement ; pas une heure dennui ou de fatigue ; du matin au soir, toutes nos heures remplies.
Depuis la construction des chemins de fer, on ne visite plus, on ne connaît même plus le canal du Midi, et cependant cest une des curiosités de la France.
De Villefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet, et dAvignonnet aux pierres de Naurouse où sélève le monument érigé à la gloire de Riquet, le constructeur du canal, à lendroit même où se trouve la ligne de faîte entre les rivières qui vont se jeter dans lOcéan et celles qui descendent à la Méditerranée.
Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins, Carcassonne, la cité du moyen âge, et par lécluse de Fouserannes, si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descendus à Béziers.
Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelques lieues dans la journée ; quand au contraire il était monotone, nous allions plus vite.
Cétait la route elle-même qui décidait notre marche et notre départ. Aucune des préoccupations ordinaires aux voyageurs ne nous gênait ; nous navions pas à faire de longues étapes pour gagner une auberge où nous serions certains de trouver à dîner et à coucher.
À heure fixe, nos repas étaient servis sous la verandah ; et tout en mangeant nous suivions tranquillement le spectacle mouvant des deux rives.
Quand le soleil sabaissait, nous nous arrêtions où lombre nous surprenait ; et nous restions là jusquà ce que la lumière reparût.
Toujours chez nous, dans notre maison, nous ne connaissions point les heures désuvrées du soir, si longues et si tristes bien souvent pour le voyageur.
Ces heures du soir, tout au contraire, étaient pour nous souvent trop courtes, et le moment du coucher nous surprenait presque toujours alors que nous ne pensions guère à dormir.
Le bateau arrêté, sil faisait frais, on senfermait dans le salon, et, après avoir allumé un feu doux, pour chasser lhumidité ou le brouillard, qui étaient mauvais pour le malade, on apportait les lampes ; on installait Arthur devant la table ; je masseyais près de lui, et madame Milligan nous montrait des livres dimages ou des vues photographiques. De même que le bateau qui nous portait avait été construit pour cette navigation spéciale, de même les livres et les vues avaient été choisis pour ce voyage. Quand nos yeux commençaient à se fatiguer, elle ouvrait un de ces livres et nous lisait les passages qui devaient nous intéresser et que nous pouvions comprendre ; ou bien fermant livres et albums, elle nous racontait les légendes, les faits historiques se rapportant aux pays que nous venions de traverser. Elle parlait les yeux attachés sur ceux de son fils, et cétait chose touchante de voir la peine quelle se donnait pour nexprimer que des idées, pour nemployer que des mots qui pussent être facilement compris.
Pour moi, quand les soirées étaient belles, javais aussi un rôle actif ; alors je prenais ma harpe, et descendant à terre, jallais à une certaine distance me placer derrière un arbre qui me cachait dans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, je jouais tous les airs que je savais ; pour Arthur cétait un grand plaisir que dentendre ainsi de la musique dans le calme de la nuit, sans voir celui qui la faisait ; souvent il me criait : « encore ! » et je recommençais lair que je venais de jouer.
Cétait là une vie douce et heureuse pour un enfant qui comme moi navait quitté la chaumière de mère Barberin que pour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis.
Quelle différence entre le plat de pommes de terre au sel de ma pauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits, les gelées, les crèmes, les pâtisseries de la cuisinière de madame Milligan !
Quel contraste entre les longues marches à pied, dans la boue, sous la pluie, par un soleil de feu, derrière mon maître, et cette promenade en bateau !
Mais, pour être juste envers moi-même, je dois dire que jétais encore plus sensible au bonheur moral que je trouvais dans cette vie nouvelle, quaux jouissances matérielles quelle me donnait.
Oui, elles étaient bien bonnes les pâtisseries de madame Milligan ; oui, il était agréable de ne plus souffrir de la faim, du chaud ou du froid ; mais combien plus que tout cela étaient bons et agréables pour mon cur les sentiments qui lemplissaient.
Deux fois javais vu se briser ou se dénouer les liens qui mattachaient à ceux que jaimais : la première, lorsque javais été arraché dauprès de mère Barberin ; la seconde, lorsque javais été séparé de Vitalis ; et ainsi deux fois je métais trouvé seul au monde, sans appui, sans soutien, nayant dautres amis que mes bêtes.
Et voilà que dans mon isolement et dans ma détresse javais trouvé quelquun qui mavait témoigné de la tendresse, et que javais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affable et tendre, un enfant de mon âge qui me traitait comme si javais été son frère.
Quelle joie, quel bonheur pour un cur qui, comme le mien, avait tant besoin daimer !
Combien de fois en regardant Arthur couché sur sa planche, pâle et dolent, je me prenais à envier son bonheur, moi, plein de santé et de force !
Ce nétait pas le bien-être qui lentourait que jenviais, ce nétaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce nétait pas son bateau, cétait lamour que sa mère lui témoignait.
Comme il devait être heureux dêtre ainsi aimé, dêtre ainsi embrassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoir lui-même embrasser de tout son cur cette belle dame, sa mère, dont josais à peine toucher la main lorsquelle me la tendait.
Et alors je me disais tristement que moi je naurais jamais une mère qui membrasserait et que jembrasserais : peut-être un jour je reverrais mère Barberin, et ce me serait une grande joie, mais enfin je ne pourrais plus maintenant lui dire comme autrefois : « Maman », puisquelle nétait pas ma mère.
Seul, je serais toujours seul !
Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus dintensité la joie que jéprouvais à me sentir traiter tendrement par madame Milligan et Arthur.
Je ne devais pas me montrer trop exigeant pour ma part de bonheur en ce monde, et puisque je naurais jamais ni mère, ni frère, ni famille, je devais me trouver heureux davoir des amis.
Je devais être heureux et en réalité je létais pleinement.
Cependant si douces que me parussent ces nouvelles habitudes, il me fallut bientôt les interrompre pour revenir aux anciennes.
XIIIEnfant trouvé.
Le temps avait passé vite pendant ce voyage, et le moment approchait où mon maître allait sortir de prison.
À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette pensée mavait de plus en plus vivement tourmenté.
Cétait charmant de sen aller ainsi en bateau, sans peine comme sans souci ; mais il faudrait revenir et faire à pied la route parcourue sur leau.
Ce serait moins charmant : plus de bon lit, plus de crèmes, plus de pâtisseries, plus de soirées autour de la table.
Et ce qui me touchait encore bien plus vivement, il faudrait me séparer dArthur et de madame Milligan ; il faudrait renoncer à leur affection, les perdre comme déjà javais perdu mère Barberin. Naimerais-je donc, ne serais-je donc aimé que pour être séparé brutalement de ceux près de qui je voudrais passer ma vie !
Je puis dire que cette préoccupation a été le seul nuage de ces journées radieuses.
Un jour enfin, je me décidai à en faire part à madame Milligan, en lui demandant combien elle croyait quil me faudrait de temps pour retourner à Toulouse, car je voulais me trouver devant la porte de la prison, juste au moment où mon maître la franchirait.
En entendant parler de départ, Arthur poussa les hauts cris :
Je ne veux pas que Rémi parte ! sécria-t-il.
Je répondis que je nétais pas libre de ma personne, que jappartenais à mon maître, à qui mes parents mavaient loué, et que je devais reprendre mon service auprès de lui le jour où il aurait besoin de moi.
Je parlai de mes parents sans dire quils nétaient pas réellement mes père et mère, car il aurait fallu avouer en même temps que je nétais quun enfant trouvé ; et cétait là une honte à laquelle je ne pouvais pas me résigner tant javais souffert, depuis que je me rendais compte de mes sensations, du mépris que javais vu, dans notre village, marquer en toutes occasions aux enfants des hospices : enfant trouvé ! il me semblait que cétait tout ce quil y avait de plus abject au monde. Mon maître savait que jétais un enfant trouvé, mais il était mon maître, tandis que je serais mort bouche close plutôt que davouer à madame Milligan et à Arthur, qui mavaient élevé jusquà eux, que jétais un enfant trouvé ; est-ce quils ne mauraient pas alors rejeté et repoussé avec dégoût !
Maman, il faut retenir Rémi, continua Arthur qui en dehors du travail, était le maître de sa mère, et faisait delle tout ce quil voulait.
Je serais très-heureuse de garder Rémi, répondit madame Milligan, vous lavez pris en amitié, et moi-même jai pour lui beaucoup daffection ; mais pour le retenir près de nous, il faut la réunion de deux conditions que ni vous ni moi ne pouvons décider. La première cest que Rémi veuille rester avec nous
Ah ! Rémi voudra bien, interrompit Arthur, nest-ce pas, Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ?
La seconde, continua madame Milligan sans attendre ma réponse, cest que son maître consente à renoncer aux droits quil a sur lui.
Rémi, Rémi dabord, interrompit Arthur poursuivant son idée.
Assurément Vitalis avait été un bon maître pour moi, et je lui étais reconnaissant de ses soins aussi bien que de ses leçons, mais il ny avait aucune comparaison à établir entre lexistence que javais menée près de lui et celle que moffrait madame Milligan ; et même il ny avait aucune comparaison à établir entre laffection que jéprouvais pour Vitalis et celle que minspiraient madame Milligan et Arthur. Quand je pensais à cela, je me disais que cétait mal à moi de préférer à mon maître ces étrangers que je connaissais depuis si peu de temps ; mais enfin, cela était ainsi ; jaimais tendrement madame Milligan et Arthur.
Avant de répondre, continua madame Milligan, Rémi doit réfléchir que ce nest pas seulement une vie de plaisir et de promenade que je lui propose, mais encore une vie de travail ; il faudra étudier, prendre de la peine, rester penché sur les livres, suivre Arthur dans ses études ; il faut mettre cela en balance avec la liberté des grands chemins.
Il ny a pas de balance, dis-je, et je vous assure, madame, que je sens tout le prix de votre proposition.
Là, voyez-vous, maman ! sécria Arthur, Rémi veut bien.
Et il se mit à applaudir. Il était évident que je venais de le tirer dinquiétude, car lorsque sa mère avait parlé de travail et de livres javais vu son visage exprimer lanxiété. Si jallais refuser ! et cette crainte pour lui qui avait lhorreur des livres, avait dû être des plus vives. Mais je navais pas heureusement cette même crainte, et les livres, au lieu de mépouvanter, mattiraient. Il est vrai quil y avait bien peu de temps quon men avait mis entre les mains, et ceux qui y avaient passé mavaient donné plus de plaisir que de peine. Aussi loffre de madame Milligan me rendait-elle très-heureux, et étais-je parfaitement sincère en la remerciant de sa générosité. Je nallais donc pas abandonner le Cygne ; je nallais pas renoncer à cette douce existence, je nallais pas me séparer dArthur et de sa mère.
Maintenant, poursuivit madame Milligan, il nous reste à obtenir le consentement de son maître ; pour cela je vais lui écrire de venir nous trouver à Cette, car nous ne pouvons pas retourner à Toulouse : je lui enverrai ses frais de voyage et après lui avoir fait comprendre les raisons qui nous empêchent de prendre le chemin de fer jespère quil voudra bien se rendre à mon invitation. Sil accepte mes propositions, il ne me restera plus quà mentendre avec les parents de Rémi ; car eux aussi doivent être consultés.
Jusque-là tout dans cet entretien avait marché à souhait pour moi, exactement comme si une bonne fée mavait touché de sa baguette ; mais ces derniers mots me ramenèrent durement du rêve où je planais dans la triste réalité.
Consulter mes parents !
Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât caché. La vérité éclaterait. Enfant trouvé !
Alors ce serait Arthur, ce serait madame Milligan qui ne voudraient pas de moi ; alors lamitié quils me témoignaient serait anéantie ; mon souvenir même leur serait pénible ; Arthur aurait joué avec un enfant trouvé, en aurait fait son camarade, son ami, presque son frère.
Je restai atterré.
Madame Milligan me regarda avec surprise et voulut me faire parler, mais je nosai pas répondre à ses questions ; alors croyant sans doute que cétait la pensée de la prochaine arrivée de mon maître qui me troublait ainsi, elle ninsista pas.
Heureusement cela se passait le soir, peu de temps avant lheure du coucher ; je pus échapper bientôt aux regards curieux dArthur et aller menfermer dans ma cabine avec mes craintes et mes réflexions.
Ce fut ma première mauvaise nuit à bord du Cygne, mais elle fut terriblement mauvaise, longue et fiévreuse.
Que faire ? Que dire ?
Je ne trouvais rien.
Et après avoir tourné et retourné cent fois les mêmes idées, après avoir adopté les résolutions les plus contradictoires, je marrêtai enfin à ne rien faire et à ne rien dire. Je laisserais aller les choses et je me résignerais, si je ne pouvais mieux, à ce qui arriverait.
Peut-être Vitalis ne voudrait-il pas renoncer à moi, et alors il ny aurait pas à faire connaître la vérité.
Et tel était mon effroi de cette vérité, que je croyais si horrible, que jen vins à souhaiter que Vitalis nacceptât pas la proposition de madame Milligan.
Sans doute, il faudrait méloigner dArthur et de sa mère, renoncer à les revoir jamais peut-être ; mais au moins, ils ne garderaient pas de moi un mauvais souvenir.
Trois jours après avoir écrit à mon maître, madame Milligan reçut une réponse. En quelques lignes Vitalis disait quil aurait lhonneur de se rendre à linvitation de madame Milligan et quil arriverait à Cette le samedi suivant par le train de deux heures.
Je demandai à madame Milligan la permission daller à la gare, et prenant les chiens ainsi que Joli-Cur avec moi, nous attendîmes larrivée de notre maître.
Les chiens étaient inquiets comme sils se doutaient de quelque chose, Joli-Cur était indifférent, et pour moi jétais terriblement ému. Cétait ma vie qui allait se décider. Ah ! si javais osé, comme jaurais prié Vitalis de ne pas dire que jétais un enfant trouvé !
Mais je nosais pas, et je sentais que ces deux mots : « enfant trouvé », ne pourraient jamais sortir de ma gorge.
Je métais placé dans un coin de la cour de la gare, tenant mes trois chiens en laisse, et Joli-Cur sous ma veste, et jattendais sans trop voir ce qui se passait autour de moi.
Ce furent les chiens qui mavertirent que le train était arrivé, et quils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentis entraîné en avant, et comme je nétais pas sur mes gardes, les chiens méchappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, et presque aussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui dans son costume habituel, venait dapparaître. Plus prompt, bien que moins souple que ses camarades, Capi sétait élancé dans les bras de son maître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaient à ses jambes.
Je mavançai à mon tour, et Vitalis posant Capi à terre, me serra dans ses bras : pour la première fois, il membrassa en me répétant à plusieurs reprises :
Buon di, povero caro !
Mon maître navait jamais été dur pour moi, mais navait jamais non plus été caressant, et je nétais pas habitué à ces témoignages deffusion ; cela mattendrit, et me fit venir les larmes aux yeux, car jétais dans des dispositions où le cur se serre vite.
Je le regardai, et je trouvai quil avait bien vieilli en prison ; sa taille sétait voûtée ; son visage avait pâli, ses lèvres sétaient décolorées.
Eh bien ! tu me trouves changé, nest-ce pas, mon garçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et lennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant.
Puis changeant de sujet :
Et cette dame qui ma écrit, dit-il, comment las-tu connue ?
Alors, je lui racontai comment javais rencontré le Cygne, et comment depuis ce moment javais vécu auprès de madame Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait.
Mon récit fut dautant plus long que javais peur darriver à la fin et daborder un sujet qui mépouvantait ; car jamais maintenant je ne pourrais dire à mon maître que je désirais le quitter pour rester avec madame Milligan et Arthur.
Mais je neus pas cet aveu à lui faire, car nous arrivâmes à lhôtel où madame Milligan sétait logée avant que mon récit fût terminé. Dailleurs Vitalis ne me dit rien de la lettre de madame Milligan et ne me parla pas des propositions quelle avait dû lui adresser dans cette lettre.
Et cette dame mattend ? dit-il, quand nous entrâmes à lhôtel.
Oui, je vais vous conduire à son appartement.
Cest inutile, donne-moi le numéro et reste ici à mattendre, avec les chiens et Joli-Cur.
Quand mon maître avait parlé, je navais pas lhabitude de répliquer ou de discuter ; je voulus cependant risquer une observation, pour lui demander de laccompagner auprès de madame Milligan, ce qui me semblait aussi naturel que juste ; mais dun geste il me ferma la bouche et je lui obéis, restant à la porte de lhôtel, sur un banc, avec les chiens autour de moi. Eux aussi avaient voulu le suivre, mais ils navaient pas plus résisté à son ordre de ne pas entrer, que je ny avais résisté moi-même ; Vitalis savait commander.
Pourquoi navait-il pas voulu que jassistasse à son entretien avec madame Milligan ? Ce fut ce que je me demandai, tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir.
Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je tattends ici ; nous partons dans dix minutes.
Je fus renversé.
Eh bien ! dit-il après quelques minutes dattente, tu ne mas donc pas compris ? tu restes là stupide : dépêchons !
Ce nétait pas son habitude de me parler durement, et depuis que jétais avec lui, il ne men avait jamais autant dit.
Je me levai pour obéir machinalement sans comprendre.
Mais après avoir fait quelques pas pour monter à lappartement de madame Milligan :
Vous avez donc dit
demandai-je.
Jai dit que tu métais utile et que je tétais moi-même utile ; par conséquent, que je nétais pas disposé à céder les droits que javais sur toi ; marche et reviens.
Cela me rendit un peu de courage, car jétais si complètement sous linfluence de mon idée fixe denfant trouvé, que jimaginais que, sil fallait partir avant dix minutes, cétait parce que mon maître avait dit ce quil savait de ma naissance.
En entrant dans lappartement de madame Milligan, je trouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler.
Nest-ce pas, Rémi, que vous nallez pas partir ? sécria Arthur.
Ce fut madame Milligan qui répondit pour moi, en expliquant que je devais obéir.
Jai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle dune voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien na pu le décider.
Cest un méchant homme ! sécria Arthur.
Non, ce nest point un méchant homme, poursuivit madame Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois quil a pour vous une véritable affection. Dailleurs, ses paroles sont celles dun honnête homme et de quelquun au-dessus de sa condition. Voilà ce quil ma répondu pour expliquer son refus : « Jaime cet enfant, il maime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que létat de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de linstruction, de léducation, cest vrai ; vous formeriez son esprit, cest vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudra mieux que dêtre le jouet de votre enfant malade, doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je linstruirai. »
Puisquil nest pas le père de Rémi ! sécria Arthur.
Il nest pas son père, cela est vrai, mais il est son maître, et Rémi lui appartient, puisque ses parents le lui ont loué. Il faut que pour le moment Rémi lui obéisse.
Je ne veux pas que Rémi parte.
Il faut cependant quil suive son maître ; mais jespère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je mentendrai avec eux.
Oh ! non ! mécriai-je.
Comment, non ?
Oh ! non, je vous en prie !
Il ny a cependant que ce moyen, mon enfant.
Je vous en prie, nest-ce pas ?
Il est à peu près certain que si madame Milligan navait pas parlé de mes parents, jaurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui mavaient été accordées par mon maître.
Cest à Chavanon, nest-ce pas ? continua madame Milligan.
Sans lui répondre, je mapprochai dArthur et le prenant dans mes bras, je lembrassai à plusieurs reprises, mettant dans ces baisers toute lamitié fraternelle que je ressentais pour lui. Puis marrachant à sa faible étreinte et revenant à madame Milligan, je me mis à genoux devant elle, et lui baisai la main.
Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.
Et elle membrassa au front.
Alors je me relevai vivement et courant à la porte :
Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je dune voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais !
Rémi, Rémi ! cria Arthur.
Mais je nen entendis pas davantage ; jétais sorti et javais refermé la porte.
Une minute après, jétais auprès de mon maître.
En route ! me dit-il.
Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.
Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me lançai dans des aventures qui mauraient été épargnées, si victime dun odieux préjugé, je ne métais pas laissé affoler par une sotte crainte.
XIVNeige et loups.
Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue.
Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser lhonorable société.
La transition fut rude, car on shabitue vite au bien-être et au bonheur.
Jeus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant davoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde.
Plus dune fois, dans nos longues marches, je restai en arrière pour penser librement à Arthur, à madame Milligan, au Cygne, et par le souvenir, retourner et vivre dans le passé.
Ah ! le bon temps ! Et quand le soir, couché dans une sale auberge de village, je pensais à ma cabine du Cygne, combien les draps de mon lit me paraissaient rugueux !
Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je nentendrais donc plus la voix caressante de madame Milligan !
Heureusement, dans mon chagrin, qui était très-vif et persistant, javais une consolation : mon maître était beaucoup plus doux, beaucoup plus tendre même, si ce mot peut être juste appliqué à Vitalis, quil ne lavait jamais été !
De ce côté il sétait fait un grand changement dans son caractère ou tout au moins dans ses manières dêtre avec moi, et cela me soutenait, cela mempêchait de pleurer quand le souvenir dArthur me serrait le cur ! Je sentais que je nétais pas seul au monde et que dans mon maître, il y avait plus quun maître.
Souvent même, si javais osé, je laurais embrassé, tant javais besoin dépancher au dehors les sentiments daffection qui étaient en moi ; mais je nosais pas, car Vitalis nétait pas un homme avec lequel on risquait des familiarités.
Tout dabord, et pendant les premiers temps, çavait été la crainte qui mavait tenu à distance ; maintenant cétait quelque chose de vague qui ressemblait à un sentiment de respect.
En sortant de mon village, Vitalis nétait pour moi quun homme comme les autres, car jétais alors incapable de faire des distinctions ; mais mon séjour auprès de madame Milligan mavait jusquà un certain point ouvert les yeux et lintelligence ; et chose étrange, il me semblait, quand je regardais mon maître avec attention, que je retrouvais en lui, dans sa tenue, dans son air, dans ses manières, des points de ressemblance avec la tenue, lair et les manières de madame Milligan.
Alors je me disais que cela était impossible, parce que mon maître nétait quun montreur de bêtes, tandis que madame Milligan était une dame.
Mais ce que me disait la réflexion nimposait pas silence à ce que mes yeux me répétaient ; quand Vitalis le voulait, il était un monsieur tout comme madame Milligan était une dame ; la seule différence quil y eût entre eux tenait à ce que madame Milligan était toujours dame, tandis que mon maître nétait monsieur que dans certaines circonstances ; mais alors il létait si complètement, quil en eût imposé aux plus hardis comme aux plus insolents.
Or, comme je nétais ni hardi, ni insolent, je subissais cette influence et je nosais pas mabandonner à mes épanchements alors même quil les provoquait par quelques bonnes paroles.
Après être partis de Cette, nous étions restés plusieurs jours sans parler de madame Milligan et de mon séjour sur le Cygne, mais peu à peu ce sujet sétait présenté dans nos entretiens, mon maître labordant toujours le premier, et bientôt il ne sétait guère passé de jours sans que le nom de madame Milligan fût prononcé.
Tu laimais bien, cette dame ? me disait Vitalis, oui ; je comprends cela ; elle a été bonne, très-bonne pour toi ; il ne faut penser à elle quavec reconnaissance.
Puis souvent il ajoutait :
Il le fallait !
Quavait-il fallu ?
Tout dabord je navais pas bien compris ; mais peu à peu jen étais venu à me dire, que ce quil avait fallu, çavait été repousser la proposition de madame Milligan, de me garder près delle.
Cétait à cela assurément que mon maître pensait quand il disait : « Il le fallait » ; et il me semblait que dans ces quelques mots, il y avait comme un regret ; il aurait voulu me laisser près dArthur, mais cela avait été impossible.
Et au fond du cur, je lui savais gré de ce regret, bien que je ne devinasse point pourquoi il navait pas pu accepter les propositions de madame Milligan, les explications qui mavaient été répétées par celle-ci ne me paraissant pas très-compréhensibles.
Maintenant, peut-être les accepterait-il ?
Et cétait là pour moi un sujet de grande espérance.
Pourquoi ne rencontrerions-nous pas le Cygne ? Il devait remonter le Rhône, et nous, nous longions les rives de ce fleuve.
Aussi tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souvent vers leau que vers les collines et les plaines fertiles qui la bordent de chaque côté.
Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon, Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visite était pour les quais et pour les ponts : je cherchais le Cygne, et quand japercevais de loin un bateau à demi noyé dans les brumes confuses, jattendais quil grandît pour voir si ce nétait pas le Cygne.
Mais ce nétait pas lui.
Quelquefois je menhardissais jusquà interroger les mariniers, et je leur décrivais le bateau que je cherchais : ils ne lavaient pas vu passer.
Maintenant que mon maître était décidé à me céder à madame Milligan, au moins je me limaginais, il ny avait plus à craindre quon parlât de ma naissance ou quon écrivît à mère Barberin ; laffaire se traiterait entre mon maître et madame Milligan ; au moins dans mon rêve enfantin, jarrangeais ainsi les choses : madame Milligan désirait me prendre près delle, mon maître consentait à renoncer à ses droits sur moi, tout était dit.
Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le temps que jeus à moi je le passai sur les quais du Rhône et de la Saône ; je connais les ponts dAinay, de Tilsitt, de la Guillotière ou de lHôtel-Dieu, aussi bien quun Lyonnais de naissance.
Mais jeus beau chercher : je ne trouvai pas le Cygne.
Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alors lespérance de retrouver jamais madame Milligan et Arthur commença à mabandonner ; car javais à Lyon étudié toutes les cartes de France que javais pu trouver aux étalages des bouquinistes, et je savais que le canal du Centre que devait prendre le Cygne pour gagner la Loire, se détache de la Saône à Chalon.
Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoir vu le Cygne : cen était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve.
Ce ne fut pas sans un très-vif chagrin.
Justement pour accroître mon désespoir, qui pourtant était déjà bien assez grand, le temps devint détestable ; la saison était avancée, lhiver approchait, et les marches sous la pluie, dans la boue devenaient de plus en plus pénibles. Quand nous arrivions le soir dans une mauvaise auberge ou dans une grange, harassés par la fatigue, mouillés jusquà la chemise, crottés jusquaux cheveux, je ne me couchais point avec des idées riantes.
Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collines de la Côte-dOr, nous fûmes pris par un froid humide qui nous glaçait jusquaux os, et Joli-Cur devint plus triste et plus maussade que moi.
Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, car à Paris seulement nous avions chance de pouvoir donner quelques représentations pendant lhiver ; mais, soit que létat de sa bourse ne lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit toute autre raison, cétait à pied que nous devions faire la route qui sépare Dijon de Paris.
Quand le temps nous le permettait, nous donnions une courte représentation dans les villes et dans les villages que nous traversions, puis, après avoir ramassé une maigre recette, nous nous remettions en route.
Jusquà Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et de lhumidité ; mais après avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord.
Tout dabord nous ne nous en plaignîmes pas, bien quil soit peu agréable davoir le vent du nord en pleine figure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, si âpre quelle fût, que lhumidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines.
Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel semplit de gros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt de la neige.
Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être pris par la neige, mais lintention de mon maître était de gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvais temps nous obligeait à y séjourner.
Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonne heure ; je crains dêtre surpris par la neige.
Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coin de lâtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Cur qui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui navait cessé de gémir, malgré que nous eussions pris soin de lenvelopper dans des couvertures.
Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme il mavait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblait quun grand couvercle sombre sétait abaissé sur la terre et allait lécraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpre sengouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui la veille au soir avaient été enfouis sous la cendre.
À votre place, dit laubergiste, sadressant à mon maître, je ne partirais pas ; la neige va tomber.
Je suis pressé, répondit Vitalis, et jespère arriver à Troyes avant la neige.
Trente kilomètres ne se font pas en une heure.
Nous partîmes néanmoins.
Vitalis tenait Joli-Cur serré sous sa veste pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiens joyeux de ce temps sec couraient devant nous ; mon maître mavait acheté à Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dedans, je menveloppai dedans et la bise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps.
Il nétait pas agréable douvrir la bouche : nous marchâmes gardant lun et lautre le silence, hâtant le pas, autant pour nous presser que pour nous échauffer.
Bien que lheure fût arrivée où le jour devait paraître, il ne se faisait pas déclaircies dans le ciel.
Enfin, du côté de lOrient, une bande blanchâtre entrouvrit les ténèbres, mais le soleil ne se montra pas : il ne fit plus nuit, mais ceût été une grosse exagération de dire quil faisait jour.
Cependant, dans la campagne, les objets étaient devenus plus distincts ; la livide clarté qui rasait la terre, jaillissant du levant comme dun immense soupirail, nous montrait des arbres dépouillés de leurs feuilles, et çà et là des haies ou des broussailles auxquelles les feuilles desséchées adhéraient encore, faisant entendre, sous limpulsion du vent qui les secouait et les tordait, un bruissement sec.
Personne sur la route, personne dans les champs, pas un bruit de voiture, pas un coup de fouet ; les seuls êtres vivants étaient les oiseaux quon entendait, mais quon ne voyait pas, car ils se tenaient abrités sous les feuilles ; seules des pies sautillaient sur la route, la queue relevée, le bec en lair, senvolant à notre approche pour se poser en haut dun arbre, doù elles nous poursuivaient de leurs jacassements qui ressemblaient à des injures ou à des avertissements de mauvais augure.
Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans le nord ; il grandit rapidement en venant sur nous, et nous entendîmes un étrange murmure de cris discordants ; cétaient des oies ou des cygnes sauvages, qui du Nord émigraient dans le Midi ; ils passèrent au-dessus de nos têtes et ils étaient déjà loin quon voyait encore voltiger dans lair quelques flocons de duvet, dont la blancheur se détachait sur le ciel noir.
Le pays que nous traversions était dune tristesse lugubre quaugmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient sétendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis.
Le vent soufflait toujours du nord avec une légère tendance cependant à tourner à louest ; de ce côté de lhorizon arrivaient des nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur la cime des arbres.
Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre.
Nous navions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible darriver à Troyes avant la neige ; au reste cela minquiétait peu et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid.
Mais je ne savais pas ce que cétait quune tempête de neige.
Je ne tardai pas à lapprendre, et de façon à noublier jamais cette leçon.
Les nuages qui venaient du nord-ouest sétaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs sétaient entrouverts, cétait la neige.
Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.
Il était écrit que nous narriverions pas à Troyes, dit Vitalis ; il faudra nous mettre à labri dans la première maison que nous rencontrerons.
Cétait là une bonne parole qui ne pouvait mêtre que très-agréable ; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière ? Avant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité, javais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait sétendre et je navais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un village. Tout au contraire nous étions sur le point dentrer dans une forêt dont les profondeurs sombres se confondaient dans linfini, devant nous, aussi bien que de chaque côté sur les collines qui nous entouraient.
Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise ; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.
Elle continua, et elle augmenta.
En peu dinstants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui larrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car poussée par le vent qui navait pas faibli, elle courait ras de terre pour sentasser contre tout ce qui lui faisait obstacle.
Lennui pour nous était dêtre au nombre de ces obstacles ; lorsquelle nous frappait elle glissait sur les surfaces rondes, mais partout où se trouvait une fente elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre.
Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans le cou, et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée pour laisser respirer Joli-Cur, ne devait pas être mieux protégé.
Cependant nous continuions de marcher contre le vent et contre la neige sans parler ; de temps en temps nous retournions à demi la tête pour respirer.
Les chiens nallaient plus en avant, ils marchaient sur nos talons, nous demandant un abri que nous ne pouvions leur donner.
Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés, glacés, et bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà en pleine forêt, nous ne nous trouvions nullement abrités, la route étant exposée en plein au vent.
Heureusement (est-ce bien heureusement quil faut dire), ce vent qui soufflait en tourmente saffaiblit peu à peu, mais alors la neige augmenta, et au lieu de sabattre en poussière, elle tomba large et compacte.
En quelques minutes la route fut couverte dune épaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit.
De temps en temps je voyais mon maître regarder sur la gauche comme sil cherchait quelque chose, mais on napercevait quune vaste clairière dans laquelle on avait fait une coupe au printemps précédent, et dont les jeunes baliveaux aux tiges flexibles se courbaient sous le poids de la neige.
Quespérait-il trouver de ce côté ?
Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route, aussi loin que mes yeux pouvaient porter, cherchant si cette forêt ne finirait pas bientôt et si nous napercevrions pas une maison.
Mais cétait folie de vouloir percer cette averse blanche ; à quelques mètres les objets se brouillaient et lon ne voyait plus rien que la neige qui descendait en flocons de plus en plus serrés et nous enveloppait comme dans les mailles dun immense filet.
La situation nétait pas gaie, car je nai jamais vu tomber la neige, alors même que jétais derrière une vitre dans une chambre bien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse, et présentement je me disais que la chambre chauffée devait être bien loin encore.
Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parce que nos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche de neige qui nous montait aux jambes, et parce que le poids qui chargeait nos chapeaux devenait de plus en plus lourd.
Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la direction de la gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, et il me sembla apercevoir confusément dans la clairière une hutte en branchages recouverte de neige.
Je ne demandai pas dexplication, comprenant que si mon maître mavait montré cette hutte, ce nétait pas pour que jadmirasse leffet quelle produisait dans le paysage ; il sagissait de trouver le chemin qui conduisait à cette hutte.
Cétait difficile, car la neige était déjà assez épaisse pour effacer toute trace de route ou de sentier ; cependant à lextrémité de la clairière, à lendroit où recommençaient les bois de haute futaie, il me sembla que le fossé de la grande route était comblé : là sans doute débouchait le chemin qui conduisait à la hutte.
Cétait raisonner juste ; la neige ne céda pas sous nos pieds lorsque nous descendîmes dans le fossé, et nous ne tardâmes pas à arriver à cette hutte.
Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquels avaient été disposés des branchages en forme de toit ; et ce toit était assez serré pour que la neige neût point passé à travers.
Cétait un abri qui valait une maison.
Plus pressés ou plus vifs que nous, les chiens étaient entrés les premiers dans la hutte et ils se roulaient sur le sol sec et dans la poussière en poussant des aboiements joyeux.
Notre satisfaction nétait pas moins vive que la leur, mais nous la manifestâmes autrement quen nous roulant dans la poussière ; ce qui cependant neut pas été mauvais pour nous sécher.
Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeune vente devait se trouver quelque part une cabane de bûcheron ; maintenant la neige peut tomber.
Oui, quelle tombe ! répondis-je dun air de défi. Et jallai à la porte, ou plus justement à louverture de la hutte, car elle navait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau, de manière à ne pas mouiller lintérieur de notre appartement.
Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi bien dans sa construction que dans son mobilier qui consistait en un banc de terre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, était encore dun plus grand prix pour nous, cétaient cinq ou six briques posées de champ dans un coin et formant le foyer.
Du feu ! nous pouvions faire du feu.
Il est vrai quun foyer ne suffît pas pour faire du feu, il faut encore du bois à mettre dans le foyer.
Dans une maison comme la nôtre, le bois nétait pas difficile à trouver, il ny avait quà le prendre aux murailles et au toit, cest-à-dire à tirer des branches des fagots et des bourrées, en ayant pour tout soin de prendre ces branches çà et là, de manière à no pas compromettre la solidité de notre maison.
Cela fut vite fait, et une flamme claire ne tarda pas à briller en pétillant joyeusement au-dessus de notre âtre.
Ah ! le beau feu ! le bon feu !
Il est vrai quil ne brûlait pas sans fumée, et que celle-ci, ne montant pas dans une cheminée, se répandait dans la hutte ; mais que nous importait ; cétait de la flamme, cétait de la chaleur que nous voulions.
Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu, les chiens sétaient assis autour du foyer, et gravement sur leur derrière, le cou tendu, ils présentaient leur ventre mouillé et glacé au rayonnement de la flamme.
Bientôt Joli-Cur écarta la veste de son maître, et, mettant prudemment le bout du nez dehors, il regarda où il se trouvait ; rassuré par son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant la meilleure place devant le feu, il présenta à la flamme ses deux petites mains tremblotantes.
Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid, mais la question de la faim nétait pas résolue.
Il ny avait dans cette cabane hospitalière ni huche à pain ni fourneau avec des casseroles chantantes.
Heureusement, notre maître était homme de précaution et dexpérience : le matin, avant que je fusse levé, il avait fait ses provisions de route : une miche de pain et un petit morceau de fromage ; mais ce nétait pas le moment de se montrer exigeant ou difficile ; aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez nous tous un vif mouvement de satisfaction.
Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et pour mon compte mon espérance fut désagréablement trompée ; au lieu de la miche entière, mon maître ne nous en donna que la moitié.
Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à linterrogation de mon regard, et je ne sais pas si dici Troyes nous trouverons une auberge où manger. De plus, je ne connais pas non plus cette forêt. Je sais seulement que ce pays est très-boisé, et que dimmenses forêts se joignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, de Rumilly, dOthe, dAumont. Peut-être sommes-nous à plusieurs lieues dune habitation ? Peut-être aussi allons-nous rester bloqués longtemps dans cette cabane ? Il faut garder des provisions pour notre dîner.
Cétait là des raisons que je devais comprendre, mais elles ne touchèrent point les chiens qui voyant serrer la miche dans le sac, alors quils avaient à peine mangé, tendirent la patte à leur maître, lui grattèrent les genoux, et se livrèrent à une pantomime expressive pour faire ouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeux suppliants.
Prières et caresses furent inutiles, le sac ne souvrit point.
Cependant, si frugal queût été ce léger repas, il nous avait réconfortés ; nous étions à labri, le feu nous pénétrait dune douce chaleur ; nous pouvions attendre que la neige cessât de tomber.
Rester dans cette cabane navait rien de bien effrayant pour moi, dautant mieux que je nadmettais pas que nous dussions y rester bloqués longtemps, comme Vitalis lavait dit, pour justifier son économie ; la neige ne tomberait pas toujours.
Il est vrai que rien nannonçait quelle dût cesser bientôt.
Par louverture de notre hutte nous apercevions les flocons descendre rapides et serrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaient droit, les uns par-dessus les autres, sans interruption.
On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu de descendre den haut, montait den bas, de la nappe éblouissante qui couvrait la terre.
Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée, et sétant tous les trois installés devant le feu, celui-ci couché en rond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient.
Lidée me vint de faire comme eux ; je métais levé de bonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans le pays des rêves, peut-être sur le Cygne, que de regarder cette neige.
Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je méveillai la neige avait cessé de tomber, je regardai au dehors ; la couche qui sétait entassée devant notre hutte avait considérablement augmenté ; sil fallait se remettre en route, jen aurais plus haut que les genoux.
Quelle heure était-il ?
Je ne pouvais pas le demander au maître, car en ces derniers mois les recettes médiocres navaient pas remplacé largent que la prison et son procès lui avaient coûté, si bien quà Dijon, pour acheter ma peau de mouton et différents objets pour lui et pour moi, il avait dû vendre sa montre, la grosse montre en argent sur laquelle javais vu Capi dire lheure, quand Vitalis mavait engagé dans la troupe.
Cétait au jour de mapprendre ce que je ne pouvais plus demander à notre bonne grosse montre.
Mais rien au dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur le sol, une ligne blanche éblouissante : au-dessus et dans lair un brouillard sombre ; au ciel une lueur confuse, avec ça et là des teintes dun jaune sale.
Rien de tout cela nindiquait à quelle heure de la journée nous étions.
Les oreilles nen apprenaient pas plus que les yeux, car il sétait établi un silence absolu que ne venait troubler ni un cri doiseau, ni un coup de fouet, ni un roulement de voiture ; jamais nuit navait été plus silencieuse que cette journée.
Avec cela régnait autour de nous une immobilité complète ; la neige avait arrêté tout mouvement, tout pétrifié ; de temps en temps seulement, après un petit bruit étouffé, à peine perceptible, on voyait une branche de sapin se balancer lourdement ; sous le poids qui la chargeait, elle sétait peu à peu inclinée vers la terre, et quand linclinaison avait été trop raide, la neige avait glissé jusquen bas ; alors la branche sétait brusquement redressée, et son feuillage dun vert noir tranchait sur le linceul blanc qui enveloppait les autres arbres depuis la cime jusquaux pieds, de sorte que lorsquon regardait de loin on croyait voir un trou sombre souvrir çà et là dans ce linceul.
Comme je restais dans lembrasure de la porte, émerveillé devant ce spectacle, je mentendis interpeller par mon maître.
As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il.
Je ne sais pas ; je nai aucune envie ; je ferai ce que vous voudrez que nous fassions.
Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au moins un abri et du feu.
Je pensai que nous navions guère de pain, mais je gardai ma réflexion pour moi.
Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Vitalis, il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelle distance nous sommes des habitations ; la nuit ne serait pas douce au milieu de cette neige ; mieux vaut encore la passer ici ; au moins nous aurons les pieds secs.
La question de nourriture mise de côté, cet arrangement navait rien pour me déplaire ; et dailleurs en nous remettant en marche tout de suite, il nétait nullement certain que nous pussions, avant le soir, trouver une auberge où dîner, tandis quil nétait que trop évident que nous trouverions sur la route une couche de neige qui nayant pas encore été foulée, serait pénible pour la marche.
Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout.
Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalis nous partagea entre six ce qui restait de la miche.
Hélas ! quil en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié, bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible, afin de prolonger notre repas.
Lorsque notre pauvre dîner si chétif et si court fut terminé, je crus que les chiens allaient recommencer leur manége du déjeuner, car il était évident quils avaient encore terriblement faim. Mais il nen fut rien, et je vis une fois de plus combien vive était leur intelligence.
Notre maître ayant remis son couteau dans la poche de son pantalon, ce qui indiquait que notre festin était fini, Capi se leva et après avoir fait un signe de tête à ses deux camarades, il alla flairer le sac dans lequel on plaçait habituellement la nourriture. En même temps il posa délicatement la patte sur le sac pour le palper. Ce double examen le convainquit quil ny avait rien à manger. Alors il revint à sa place devant le foyer, et après avoir fait un nouveau signe de tête à Dolce et à Zerbino, il sétala tout de son long avec un soupir de résignation.
Il ny a plus rien ; il est inutile de demander.
Ce fut exprimé aussi clairement que par la parole.
Ses camarades comprenant ce langage, sétalèrent comme lui devant le feu, en poussant le même soupir, mais celui de Zerbino ne fut pas résigné, car à un grand appétit Zerbino joignait une vive gourmandise, et ce sacrifice était pour lui plus douloureux que pour tout autre.
La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujours avec la même persistance ; dheure en heure on voyait la couche quelle formait sur le sol monter le long des jeunes cépées, dont les tiges seules émergeaient encore de la marée blanche, qui allait bientôt les engloutir.
Mais lorsque notre dîner fut terminé on commença à ne plus voir que confusément ce qui se passait au dehors de la hutte, car en cette sombre journée lobscurité était vite venue.
La nuit narrêta pas la chute de la neige, qui du ciel noir, continua à descendre en gros flocons sur la terre blanche.
Puisque nous devions coucher là, le mieux était de dormir au plus vite ; je fis donc comme les chiens et après mêtre roulé dans ma peau de mouton qui, exposée à la flamme, avait séché durant le jour, je mallongeai auprès du feu, la tête sur une pierre plate qui me servait doreiller.
Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudrai dormir à mon tour, car bien que nous nayons rien à craindre des bêtes ou des gens dans cette cabane, il faut que lun de nous veille pour entretenir le feu ; nous devons prendre nos précautions contre le froid qui peut devenir âpre, si la neige cesse.
Je ne me fis pas répéter linvitation deux fois, et mendormis.
Quand mon maître me réveilla la nuit devait être déjà avancée ; au moins je me limaginai ; la neige ne tombait plus ; notre feu brûlait toujours.
À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu nauras quà mettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu vois que je tai fait ta provision.
En effet, un amas de fagots était entassé à portée de la main. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger que moi, navait pas voulu que je léveillasse en allant tirer un morceau de bois à notre muraille chaque fois que jen aurais besoin, et il mavait préparé ce tas, dans lequel il ny avait quà prendre sans bruit.
Cétait là sans doute une sage précaution, mais elle neut pas, hélas ! les suites que Vitalis attendait.
Me voyant éveillé et prêt à prendre ma faction, il sétait allongé à son tour devant le feu, ayant Joli-Cur contre lui, roulé dans une couverture, et bientôt sa respiration, plus haute et plus régulière, mavait dit quil venait de sendormir.
Alors je métais levé et doucement, sur la pointe des pieds, javais été jusquà la porte, pour voir ce qui se passait au dehors.
La neige avait tout enseveli, les herbes, les buissons, les cépées, les arbres ; aussi loin que la vue pouvait sétendre, ce nétait quune nappe inégale, mais uniformément blanche ; le ciel était parsemé détoiles scintillantes, mais, si vive que fût leur clarté, cétait de la neige que montait la pâle lumière qui éclairait le paysage. Le froid avait repris et il devait geler au dehors, car lair qui entrait dans notre cabane était glacé. Dans le silence lugubre de la nuit, on entendait parfois des craquements qui indiquaient que la surface de la neige se congelait.
Nous avions été vraiment bien heureux de rencontrer cette cabane ; que serions-nous devenus en pleine forêt, sous la neige et par ce froid ?
Si peu de bruit que jeusse fait en marchant, javais éveillé les chiens, et Zerbino sétait levé pour venir avec moi à la porte. Comme il ne regardait pas avec des yeux pareils aux miens les splendeurs de cette nuit neigeuse, il sennuya bien vite et voulut sortir.
De la main je lui donnai lordre de rentrer ; quelle idée daller dehors par ce froid ; nétait-il pas meilleur de rester devant le feu que daller vagabonder ? Il obéit, mais il resta le nez tourné vers la porte, en chien obstiné qui nabandonne pas son idée.
Je demeurai encore quelques instants à regarder la neige, car bien que ce spectacle me remplit le cur dune vague tristesse, je trouvais une sorte de plaisir à le contempler : il me donnait envie de pleurer, et quoiquil me fût facile de ne plus le voir, puisque je navais quà fermer les yeux ou à revenir à ma place, je ne bougeais pas.
Enfin je me rapprochai du feu, et layant chargé de trois ou quatre morceaux de bois croisés les uns par-dessus les autres, je crus que je pouvais masseoir sans danger sur la pierre qui mavait servi doreiller.
Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Cur dormaient aussi, et du foyer avivé sélevaient de belles flammes qui montaient en tourbillons jusquau toit, en jetant des étincelles pétillantes qui, seules, troublaient le silence.
Pendant assez longtemps je mamusai à regarder ces étincelles, mais peu à peu, la lassitude me prit et mengourdit sans que jen eusse conscience.
Si javais eu à moccuper de ma provision de bois, je me serais levé, et, en marchant autour de la cabane, je me serais tenu éveillé ; mais, en restant assis, nayant dautre mouvement à faire que détendre la main pour mettre des branches au feu, je me laissai aller à la somnolence qui me gagnait et, tout en me croyant sûr de me tenir éveillé, je me rendormis.
Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux.
Il faisait nuit ; javais sans doute dormi longtemps, et le feu sétait éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassent la hutte.
Les aboiements continuaient : cétait la voix de Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce ne répondaient à leur camarade.
Eh bien, quoi ? sécria Vitalis se réveillant aussi, que se passe-t-il ?
Je ne sais pas.
Tu tes endormi et le feu séteint.
Capi sétait élancé vers la porte, mais nétait point sorti, et cétait de la porte quil aboyait.
La question que mon maître mavait adressée, je me la posai : que se passait-il ?
Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois hurlements plaintifs dans lesquels je reconnus la voix de Dolce. Ces hurlements venaient de derrière notre hutte, et à une assez courte distance.
Jallais sortir ; mon maître marrêta en me posant la main sur lépaule.
Mets dabord du bois sur le feu, me commanda-t-il.
Et pendant que jobéissais, il prit dans le foyer un tison sur lequel il souffla pour aviser la pointe carbonisée.
Puis au lieu de rejeter ce tison dans le foyer, lorsquil fut rouge, il le garda à la main.
Allons voir, dit-il, et marche derrière moi ; en avant, Capi !
Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé.
Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ?
À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaient sortis pendant mon sommeil ; Zerbino réalisant le caprice quil avait manifesté, et que javais contrarié, Dolce suivant son camarade.
Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que laccent de mon maître, lorsquil avait demandé où ils étaient, avait trahi cette crainte.
Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours.
Javais entendu raconter dans mon village deffrayantes histoires de loups ; cependant je nhésitai pas ; je marmai dun tison et suivis mon maître.
Mais lorsque nous fûmes dans la clairière nous naperçûmes ni chiens, ni loups.
On voyait seulement sur la neige les empreintes creusées par les deux chiens.
Nous suivîmes ces empreintes ; elles tournaient autour de la hutte ; puis à une certaine distance se montrait dans lobscurité un espace où la neige avait été foulée, comme si des animaux sétaient roulés dedans.
Cherche, cherche, Capi, disait mon maître et en même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.
Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher comme on lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signes manifestes dinquiétude et deffroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant que brave.
La réverbération de la neige ne donnait pas une clarté suffisante pour nous reconnaître dans lobscurité et suivre les empreintes ; à une courte distance, les yeux éblouis se perdaient dans lombre confuse.
De nouveau, Vitalis siffla, et dune voix forte il appela Zerbino et Dolce.
Nous écoutâmes ; le silence continua ; jeus le cur serré.
Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce !
Vitalis précisa mes craintes.
Les loups les ont emportés, dit-il ; pourquoi les as-tu laissés sortir ?
Ah ! oui, pourquoi ? Je navais pas, hélas ! de réponse à donner.
Il faut les chercher, dis-je.
Et je passai devant ; mais Vitalis marrêta.
Et où veux-tu les chercher ? dit-il.
Je ne sais pas, partout.
Comment nous guider au milieu de lobscurité, et dans cette neige ?
Et, de vrai, ce nétait pas chose facile ; la neige nous montait jusquà mi-jambe, et ce nétaient pas nos deux tisons qui pouvaient éclairer les ténèbres.
Sils nont pas répondu à mon appel, cest quils sont
bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nous navons rien pour nous défendre.
Cétait terrible dabandonner ainsi ces deux pauvres chiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je navais pas dormi, ils ne seraient pas sortis.
Mon maître sétait dirigé vers la hutte et je lavais suivi, regardant derrière moi à chaque pas et marrêtant pour écouter ; mais je navais rien vu que la neige, je navais rien entendu que les craquements de la neige.
Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notre absence, les branches que javais entassées sur le feu sétaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coins les plus sombres.
Je ne vis point Joli-Cur.
Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate et le singe ne se trouvait pas dessous.
Je lappelai ; Vitalis lappela à son tour ; il ne se montra pas.
Quétait-il devenu ?
Vitalis me dit quen séveillant, il lavait senti près de lui, cétait donc depuis que nous étions sortis quil avait disparu ?
Avait-il voulu nous suivre ?
Nous primes une poignée de branches enflammées, et nous sortîmes, penchés en avant, nos branches inclinées sur la neige, cherchant les traces de Joli-Cur.
Nous nen trouvâmes point : il est vrai que le passage des chiens et nos piétinements avaient brouillé les empreintes, mais pas assez, cependant, pour quon ne pût pas reconnaître les pieds du singe.
Il nétait donc pas sorti.
Nous rentrâmes dans la cabane pour voir sil ne sétait pas blotti dans quelque fagot.
Notre recherche dura longtemps ; dix fois nous passâmes à la même place, dans les mêmes coins ; je montai sur les épaules de Vitalis pour explorer les branches qui formaient notre toit ; tout fut inutile.
De temps en temps nous nous arrêtions pour lappeler ; rien, toujours rien.
Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi jétais sincèrement désolé.
Pauvre Joli-Cur !
Comme je demandais à mon maître sil pensait que les loups avaient pu aussi lemporter :
Non, me dit-il, les loups nauraient pas osé entrer dans la cabane ; je crois quils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaient sortis, mais ils nont pas pénétré ici ; il est probable que Joli-Cur épouvanté se sera caché quelque part pendant que nous étions dehors ; et cest là ce qui minquiète pour lui, car par ce temps abominable il va gagner froid et pour lui le froid serait mortel.
Alors cherchons encore.
Et de nouveau nous recommençâmes nos recherches ; mais elles ne furent pas plus heureuses que la première fois.
Il faut attendre le jour, dit Vitalis.
Quand viendra-t-il ?
Dans deux ou trois heures, je pense.
Et il sassit devant le feu, la tête entre ses deux mains.
Je nosai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu ; de temps en temps il se levait pour aller jusquà la porte, alors il regardait le ciel et il se penchait pour écouter ; puis il revenait prendre sa place.
Il me semblait que jaurais mieux aimé quil me grondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.
Les trois heures dont il avait parlé sécoulèrent avec une lenteur exaspérante ; cétait à croire que cette nuit ne finirait jamais.
Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit, cétait le matin, bientôt il ferait jour.
Mais avec le jour naissant le froid augmenta, lair qui entrait par la porte était glacé.
Si nous retrouvions Joli-Cur, serait-il encore vivant ?
Mais quelle espérance raisonnable de le retrouver pouvions-nous avoir ?
Qui pouvait savoir si le jour nallait pas nous ramener la neige ?
Alors comment le chercher ?
Heureusement il ne la ramena pas ; le ciel au lieu de se couvrir comme la veille semplit dune lueur rosée qui présageait le beau temps.
Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissons et aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis sétait armé dun fort bâton et jen avais pris un pareillement.
Capi ne paraissait plus être sous limpression de frayeur qui lavait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de son maître il nattendait quun signe pour sélancer en avant.
Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Cur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiait que cétait en lair quil fallait chercher et non à terre.
En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée çà et là, jusquà une grosse branche penchée sur notre toit.
Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un gros chêne, et tout au haut de larbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre.
Cétait Joli-Cur, et ce qui sétait passé nétait pas difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Cur au lieu de rester près du feu, sétait élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels.
La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.
Mon maître lappela doucement, mais il ne bougea pas plus que sil était mort.
Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels : Joli-Cur ne donna pas signe de vie.
Javais à racheter ma négligence de la nuit.
Si vous voulez, dis-je, je vais laller chercher.
Tu vas te casser le cou.
Il ny a pas de danger.
Le mot nétait pas très-juste ; il y avait danger au contraire, surtout il y avait difficulté ; larbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent.
Heureusement javais appris de bonne heure à grimper aux arbres et javais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles me servirent déchelons, et bien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt à la première fourche. Arrivé là, lascension devenait facile ; je navais plus quà veiller à ne pas glisser sur la neige.
Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cur qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.
Jallais arriver à lui et déjà jallongeais la main pour le prendre, lorsquil fit un bond et sélança sur une autre branche.
Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, hélas ! et même les gamins sont très-inférieurs aux singes pour courir dans les arbres.
Aussi est-il bien probable que je naurais, jamais pu atteindre Joli-Cur si la neige navait pas couvert les branches ; mais comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alors dégringolant de branches en branches il sauta dun bond sur les épaules de son maître, et se cacha sous la veste de celui-ci.
Cétait beaucoup davoir retrouvé Joli-Cur, mais ce nétait pas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.
Nous arrivâmes en quelques pas à lendroit où nous étions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée.
Maintenant quil faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui sétait passé : la neige gardait imprimée en creux lhistoire de la mort des chiens.
En sortant de la cabane lun derrière lautre, ils avaient longé les fagots et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres ; puis ces traces disparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyait dautres empreintes ; dun côté celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de lautre celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés ; de traces des chiens il nen existait plus, à lexception dune traînée de rouge qui çà et là ensanglantait la neige.
Il ny avait plus maintenant à poursuivre nos recherches plus loin ; les deux pauvres chiens avaient été égorgés là et emportés pour être dévorés à loisir dans quelque hallier épineux.
Dailleurs nous devions nous occuper au plus vite de réchauffer Joli-Cur.
Nous rentrâmes dans la cabane et tandis que Vitalis lui présentait les pieds et les mains au feu comme on fait pour les petits enfants, je chauffai bien sa couverture et nous lenveloppâmes dedans.
Mais ce nétait pas seulement une couverture quil fallait, cétait encore un bon lit bassiné, cétait surtout une boisson chaude, et nous navions ni lun ni lautre ; heureux encore davoir du feu.
Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour du foyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles, regardant le feu brûler.
Mais il nétait pas besoin de paroles, il nétait pas besoin de regard pour exprimer ce que nous ressentions.
Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !
Cétaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos curs.
Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants.
Et jétais coupable de leur mort.
Car je ne pouvais minnocenter : si javais fait bonne garde comme je le devais, si je ne métais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu.
Jaurais voulu que Vitalis me grondât ; jaurais presque demandé quil me battît.
Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer : sans doute il songeait à ce que nous allions devenir sans les chiens. Comment donner nos représentations sans eux ? Comment vivre ?
XVMonsieur Joli-Cur.
Les pronostics du jour levant sétaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt triste et livide la veille était maintenant éblouissante dun éclat qui aveuglait les yeux.
De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Cur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, et lorsque je me penchais sur lui je lentendais grelotter.
Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines.
Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Cur va mourir ici ; heureux nous serons, sil ne meurt pas en route. Partons.
La couverture bien chauffée, Joli-Cur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine.
Nous étions prêts à partir.
Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer cher lhospitalité quelle nous a vendue.
En disant cela, sa voix tremblait.
Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.
Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers lendroit où ses camarades avaient été surpris.
Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit quavant une heure nous trouverions un village.
Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neige, dans laquelle jenfonçais jusquà mi-corps.
De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Cur, et il me répondait quil le sentait toujours grelotter contre lui.
Enfin au bas dune côte se montrèrent les toits blancs dun gros village ; encore un effort et nous arrivions.
Nous navions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles qui par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairement à lentrée des villages ou dans les faubourgs, choisissant quelque pauvre maison, doù lon ne nous repousserait pas, et où lon ne viderait pas notre bourse.
Mais cette fois, il nen fut pas ainsi : au lieu de sarrêter à lentrée du village, Vitalis continua jusquà une auberge devant laquelle se balançait une belle enseigne dorée ; par la porte de la cuisine, grande ouverte, on voyait une table chargée de viande, et sur un large fourneau plusieurs casseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement, lançant au plafond des petits nuages de vapeur ; de la rue, on respirait une bonne odeur de soupe grasse qui chatouillait agréablement nos estomacs affamés.
Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entra dans la cuisine, et le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à laubergiste une bonne chambre avec du feu.
Tout dabord laubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné de nous regarder, mais les grands airs de mon maître lui en imposèrent, et une fille de service reçut lordre de nous conduire.
Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu.
Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher ? jaimais bien mieux me mettre à table quau lit.
Allons vite, répéta Vitalis. Et je neus quà obéir.
Il y avait un édredon sur le lit, Vitalis me lappliqua jusquau menton.
Tâche davoir chaud, me dit-il, plus tu auras chaud mieux cela vaudra.
Il me semblait que Joli-Cur avait beaucoup plus que moi besoin de chaleur, car je navais nullement froid.
Pendant que je restais immobile sous lédredon, pour tâcher davoir chaud, Vitalis au grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cur, comme sil voulait le faire rôtir.
As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants.
Jétouffe.
Cest justement ce quil faut.
Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cur dans mon lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine.
La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsquon lui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout.
Elle se tenait collée contre moi, sans faire un mouvement ; elle navait plus froid, son corps était brûlant.
Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt il remonta portant un bol de vin chaud et sucré.
Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Cur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents.
Avec ses yeux brillants il nous regardait tristement comme pour nous prier de ne pas le tourmenter.
En même temps il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait.
Je me demandais ce que signifiait ce geste quil répétait à chaque instant, quand Vitalis me lexpliqua.
Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cur avait eu une fluxion de poitrine et on lavait saigné au bras ; à ce moment, se sentant de nouveau malade, il nous tendait le bras pour quon le saignât encore et le guérît comme on lavait guéri la première fois.
Nétait-ce pas touchant ?
Non-seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.
Il était évident que le pauvre Joli-Cur était malade, et même il fallait quil se sentît bien malade pour refuser le vin sucré quil aimait tant.
Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercher un médecin.
Il faut avouer que moi aussi jaimais bien le vin sucré, et de plus javais une terrible faim ; je ne me fis donc pas donner cet ordre deux fois, et après avoir vidé le bol, je me replaçai sous lédredon, où la chaleur du vin aidant, je faillis étouffer.
Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revint amenant avec lui un monsieur à lunettes dor, le médecin.
Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis navait pas dit pour quel malade il lappelait ; aussi, me voyant dans le lit rouge comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi, et mayant posé la main sur le front :
Congestion, dit il.
Et il secoua la tête dun air qui nannonçait rien de bon.
Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être me saigner.
Ce nest pas moi qui suis malade, dis-je.
Comment, pas malade ? Cet enfant délire.
Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et montrant Joli-Cur qui avait posé son petit bras autour de mon cou :
Cest lui qui est malade, dis-je.
Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis :
Un singe ! criait-il, comment, cest pour un singe que vous mavez dérangé et par un temps pareil !
Je crus quil allait sortir indigné.
Mais cétait un habile homme que notre maître et qui ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nous avions été surpris par la neige, et comment par la peur des loups, Joli-Cur sétait sauvé sur un chêne où le froid lavait glacé.
Sans doute le malade nétait quun singe ; mais quel singe de génie ! et de plus un camarade, un ami pour nous ! Comment confier un comédien aussi remarquable aux soins dun simple vétérinaire ! Tout le monde sait que les vétérinaires de village ne sont que des ânes. Tandis que tout le monde sait aussi que les médecins sont tous, à des degrés divers, des hommes de science ; si bien que dans le moindre village on est certain de trouver le savoir et la générosité en allant sonner à la porte du médecin. Enfin, bien que le singe ne soit quun animal, selon les naturalistes, il se rapproche tellement de lhomme que ses maladies sont celles de celui-ci. Nest-il pas intéressant, au point de vue de la science et de lart, détudier par où ces maladies se ressemblent ou ne se ressemblent pas ?
Ce sont dadroits flatteurs que les Italiens ; le médecin abandonna bientôt la porte pour se rapprocher du lit.
Pendant que notre maître parlait, Joli-Cur qui avait sans doute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus de dix fois sorti son petit bras, pour loffrir à la saignée.
Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vous êtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls.
Cela acheva de décider le médecin.
Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.
Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Cur était menacé dune fluxion de poitrine.
Ce petit bras quil avait tendu si souvent, fut pris par le médecin, et la lancette senfonça dans sa veine, sans quil poussât le plus petit gémissement.
Il savait que cela devait le guérir.
Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les tisanes.
Bien entendu, je nétais pas resté dans le lit ; jétais devenu garde-malade sous la direction de Vitalis.
Le pauvre petit Joli-Cur aimait mes soins et il me récompensait par un doux sourire : son regard était devenu vraiment humain.
Lui naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours en mouvement pour nous jouer quelque mauvais tour, était maintenant là, dune tranquillité et dune docilité exemplaires.
Il semblait quil avait besoin quon lui témoignât de lamitié, demandant même celle de Capi qui tant de fois avait été sa victime.
Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès de lui, et lorsque lun de nous sortait, il se fâchait.
Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine, cest-à-dire que la toux sétait bientôt établie, le fatiguant beaucoup par les secousses quelle imprimait à son pauvre petit corps.
Javais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheter du sucre dorge pour Joli-Cur.
Malheureusement jaggravai son mal au lieu de le soulager.
Avec lattention quil apportait à tout, il ne lui fallut pas longtemps pour observer que je lui donnais un morceau de sucre dorge toutes les fois quil toussait.
Alors il sempressa de profiter de cette observation, et il se mit à tousser à chaque instant, afin davoir plus souvent le remède quil aimait tant, si bien que ce remède au lieu de le guérir le rendit plus malade.
Quand je maperçus de sa ruse, je supprimai bien entendu le sucre dorge, mais il ne se découragea pas : il commençait par mimplorer de ses yeux suppliants ; puis quand il voyait que ses prières étaient inutiles, il sasseyait sur son séant, et courbé en deux, une main posée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, sa face se colorait, les veines de son front se distendaient, les larmes coulaient de ses yeux, et il finissait par suffoquer, non plus en jouant la comédie, mais pour tout de bon.
Mon maître ne mavait jamais fait part de ses affaires, et cétait dune façon incidente que javais appris quil avait dû vendre sa montre pour macheter ma peau de mouton, mais dans les circonstances difficiles que nous traversions, il crut devoir sécarter de cette règle.
Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que jétais resté auprès de Joli-Cur que nous ne laissions pas seul, il mapprit que laubergiste avait demandé le paiement de ce que nous devions, si bien quaprès ce paiement, il ne lui restait plus que cinquante sous.
Que faire ?
Naturellement je ne trouvai pas de réponse à cette question.
Pour lui, il ne voyait quun moyen de sortir dembarras, cétait de donner une représentation le soir même.
Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Cur ! cela me paraissait impossible.
Mais nous nétions pas dans une position à nous arrêter découragés devant une impossibilité : il fallait à tout prix soigner Joli-Cur et le sauver : le médecin, les médicaments, le feu, la chambre, nous obligeaient à faire une recette immédiate dau moins quarante francs pour payer laubergiste qui, voyant la couleur de notre argent, nous ouvrirait un nouveau crédit.
Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avec les ressources dont nous disposions, quel tour de force !
Cependant mon maître, sans sattarder aux réflexions, soccupa activement à le réaliser.
Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacle dans les halles, car une représentation en plein air était impossible par le froid quil faisait ; il composa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensa ses cinquante sous à acheter des chandelles quil coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage.
Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans la neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce nétait pas sans angoisse que je me demandais quel serait le programme de cette représentation.
Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coiffé dun képi rouge, sarrêta devant lauberge, et après un magnifique roulement, donna lecture de ce programme.
Ce quil était, on limaginera facilement lorsquon saura que Vitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il était question « dun artiste célèbre dans lunivers entier », cétait Capi, et « dun jeune chanteur qui était un prodige », le prodige, cétait moi.
Mais la partie la plus intéressante de ce boniment était celle qui disait quon ne fixait pas le prix des places et quon sen rapportait à la générosité des spectateurs, qui ne payeraient quaprès avoir vu, entendu et applaudi.
Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on ? Capi méritait vraiment dêtre célèbre. Mais moi je navais nullement la conviction dêtre un prodige.
En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-cur sétait à demi soulevé, quoiquil fût très-mal en ce moment : tous deux, je le crois bien, avaient deviné quil sagissait de notre représentation.
Cette idée, qui sétait présentée à mon esprit, me fut bientôt confirmée par la pantomime de Joli-Cur : il voulut se lever et je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costume de général anglais, lhabit et le pantalon rouge galonnés dor, le chapeau à claque avec son plumet.
Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier.
Quand il vit quil nobtenait rien de moi par la prière, il essaya de la colère, puis enfin des larmes. Il était certain que nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ.
Malheureusement quand Vitalis, qui ignorait ce qui sétait passé en son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation.
À ces mots bien connus de lui, Joli-Cur recommença ses supplications, les adressant cette fois à son maître ; il eut pu parler quil neût assurément pas mieux exprimé par le langage articulé ses désirs quil ne le faisait par les sons différents quil poussait, par les contractions de sa figure et par la mimique de tout son corps ; cétaient de vraies larmes qui mouillaient ses joues, et cétaient de vrais baisers ceux quil appliquait sur les mains de Vitalis.
Tu veux jouer ? dit celui-ci.
Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cur.
Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cur !
Plus malade ! cria-t-il non moins expressivement.
Cétait vraiment chose touchante de voir lardeur que ce pauvre petit malade, qui navait plus que le souffle, mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que les poses quil prenait pour nous décider ; mais lui accorder ce quil demandait, ceût été le condamner à une mort certaine.
Lheure était venue de nous rendre aux halles ; jarrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; jenveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Cur qui pleurait à chaudes larmes, et qui membrassait tant quil pouvait, puis nous partîmes.
En cheminant dans la neige, mon maître mexpliqua ce quil attendait de moi.
Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il sagissait de faire une recette de quarante francs.
Quarante francs ! cétait bien là le terrible.
Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne sagissait plus que dallumer les chandelles ; mais cétait un luxe que nous ne devions nous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation.
Pendant que nous prenions possession de notre théâtre, le tambour parcourait une dernière fois les rues du village, et nous entendions les roulements de sa caisse qui séloignaient ou se rapprochaient selon le caprice des rues.
Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne, jallai me poster derrière un pilier pour voir larrivée de la compagnie.
Bientôt les roulements du tambour se rapprochèrent et jentendis dans la rue une vague rumeur.
Elle était produite par les voix dune vingtaine de gamins qui suivaient le tambour en marquant le pas.
Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer entre deux lampions allumés à lentrée de notre théâtre, et le public neut plus quà occuper ses places en attendant que le spectacle commençât.
Hélas ! quil était lent à venir, et cependant à la porte, le tambour continuait ses ra et ses fla avec une joyeuse énergie ; tous les gamins du village étaient, je pense, installés ; mais ce nétaient pas les gamins qui nous feraient une recette de quarante francs ; il nous fallait des gens importants à la bourse bien garnie et à la main facile à souvrir. Enfin mon maître décida que nous devions commencer, bien que la salle fût loin dêtre remplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terrible question des chandelles.
Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et en maccompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère je dois déclarer que les applaudissements que je recueillis furent assez rares.
Je nai jamais eu un bien grand amour-propre du comédien, mais dans cette circonstance, la froideur du public me désola. Assurément si je ne lui plaisais pas, il nouvrirait pas sa bourse. Ce nétait pas pour la gloire que je chantais, cétait pour le pauvre Joli-Cur. Ah ! comme jaurais voulu le toucher, ce public, lenthousiasmer, lui faire perdre la tête ; mais autant que je pouvais voir dans cette halle pleine dombres bizarres, il me semblait que je lintéressais fort peu et quil ne macceptait pas comme un prodige.
Capi fut plus heureux ; on lapplaudit à plusieurs reprises, et à pleines mains.
La représentation continua ; grâce à Capi elle se termina au milieu des bravos, non-seulement on claquait des mains, mais encore on trépignait des pieds.
Le moment décisif était arrivé. Pendant que sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs de lassemblée.
Ramasserait-il les quarante francs ? cétait la question qui me serrait le cur, tandis que je souriais au public avec mes mines les plus agréables.
Jétais à bout de souffle et je dansais toujours, car je ne devais marrêter que lorsque Capi serait revenu : il ne se pressait point, et quand on ne lui donnait pas, il frappait des petits coups de patte sur la poche qui ne voulait pas souvrir.
Enfin je le vis apparaître, et jallais marrêter, quand Vitalis me fit signe de continuer.
Je continuai et me rapprochant de Capi, je vis que la sébile nétait pas pleine, il sen fallait de beaucoup.
À ce moment Vitalis qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva :
Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuté notre programme ; cependant, comme nos chandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes qui navaient pas pu trouver louverture de leur poche, à son premier passage, seront peut-être plus souples et plus adroites cette fois ; je les avertis de se préparer à lavance.
Bien que Vitalis eût été mon professeur je ne lavais jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là.
Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que moi je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : « À peine au sortir de lenfance », et celle de Richard Cur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! »
Je nétais pas à cette époque en état de juger si lon chantait bien ou mal, avec art ou sans art, mais ce que je puis dire cest le sentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans le coin de la scène où je métais retiré, je fondis en larmes.
À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis une jeune dame qui occupait le premier banc, applaudir de toutes ses forces. Je lavais déjà remarquée, car ce nétait point une paysanne, comme celles qui composaient le public : cétait une vraie dame, jeune, belle et que, à son manteau de fourrure, javais jugée être la plus riche du village ; elle avait près delle un enfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sans doute, car il avait une grande ressemblance avec elle.
Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et javais vu avec surprise que la belle dame navait rien mis dans la sébile.
Quand mon maître eut achevé lair de Richard, elle me fit un signe de main, et je mapprochai delle.
Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle. Cela métonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant jallai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et pendant ce temps Capi revint près de nous.
La seconde quête avait été encore moins productive que la première.
Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.
Vous parler.
Je nai rien à lui dire.
Elle na rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant.
Alors, cest à Capi daller à elle et non à moi.
Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.
Je les suivis.
Pendant ce temps un domestique portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de lenfant.
Vitalis sétait approché et avait salué, mais froidement.
Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais jai voulu vous féliciter.
Vitalis sinclina sans répliquer un seul mot.
Je suis musicienne, continua la dame, cest vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.
Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes : je restai stupéfait.
Il ny a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis.
Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame.
Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, nest-ce pas, dentendre chanter à peu près un montreur de chiens ?
Émerveillée.
Cest bien simple cependant ; je nai pas toujours été ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, jai été
oui, jai été le domestique dun grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout.
La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.
Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, quelle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de lémotion que je viens de ressentir.
Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce dor.
Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il nen fit rien, et quand elle se fut éloignée de quelques pas, je lentendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens.
Mais elle a donné un louis à Capi, dis-je.
Je crus quil allait mallonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée.
Un louis, dit-il, comme sil sortait dun rêve, ah ! oui, cest vrai, pauvre Joli-Cur, je loubliais, allons le rejoindre.
Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à lauberge.
Je montai lescalier le premier et jentrai dans la chambre en courant ; le feu nétait pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.
Jallumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cur, surpris de ne pas lentendre.
Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.
Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.
Cette main était froide.
À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.
Je me tournai vers lui.
Joli-Cur est froid !
Vitalis se pencha près de moi.
Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, jai été coupable de tenlever à madame Milligan, Je suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourdhui Joli-Cur. Ce nest pas la fin.
XVIEntrée à Paris.
Nous étions encore bien éloignés de Paris.
Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts de neige et marcher du matin au soir, contre le vent du nord qui nous soufflait au visage.
Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalis marchait en tête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mes talons.
Nous avancions ainsi à la file sans échanger un seul mot durant des heures, le visage bleui par la bise, les pieds mouillés, lestomac vide ; et les gens que nous croisions sarrêtaient pour nous regarder défiler.
Évidemment des idées bizarres leur passaient par lesprit : où donc ce grand vieillard conduisait-il cet enfant et ce chien ?
Le silence métait extrêmement douloureux : jaurais eu besoin de parler, de métourdir ; mais Vitalis ne me répondait que par quelques mots brefs, lorsque je lui adressais la parole, et encore sans se retourner.
Heureusement Capi était plus expansif, et souvent en marchant je sentais une langue humide et chaude se poser sur ma main ; cétait Capi qui me léchait pour me dire :
Tu sais, je suis là, moi Capi, moi ton ami.
Et alors, je le caressais doucement sans marrêter.
Il paraissait aussi heureux de mon témoignage daffection que je létais moi-même du sien ; nous nous comprenions, nous nous aimions.
Pour moi, cétait un soutien, et pour lui, jen suis sûr, cen était un aussi : le cur dun chien nest pas moins sensible que celui dun enfant.
Ces caresses consolaient si bien Capi, quelles lui faisaient, je crois, oublier quelquefois la mort de ses camarades ; la force de lhabitude reprenait le dessus, et tout à coup il sarrêtait sur la route pour voir venir sa troupe, comme au temps où il en était le caporal, et où il devait fréquemment la passer en revue. Mais cela ne durait que quelques secondes ; la mémoire se réveillait en lui, et se rappelant brusquement pourquoi cette troupe ne venait pas, il nous dépassait rapidement, et regardait Vitalis en le prenant à témoin quil nétait pas en faute ; si Dolce, si Zerbino ne venaient pas, cétait quils ne devaient plus venir. Il faisait cela avec des yeux si expressifs, si parlants, si pleins dintelligence, que nous en avions le cur serré.
Cela nétait pas de nature à égayer notre route, et cependant nous aurions eu bien besoin de distraction, moi au moins.
Partout sur la campagne sétalait le blanc linceul de la neige ; point de soleil au ciel, mais un jour fauve et pâle ; point de mouvement dans les champs, point de paysans au travail ; point de hennissements de chevaux, point de beuglements de bufs ; mais seulement le croassement des corneilles qui, perchées au plus haut des branches dénudées criaient la faim sans trouver sur la terre une place où descendre pour chercher quelques vers ; dans les villages point de maisons ouvertes, mais le silence et la solitude ; le froid est âpre, on reste au coin de lâtre, ou bien lon travaille dans les étables et les granges fermées.
Et nous sur la route raboteuse ou glissante nous allons droit devant nous, sans nous arrêter, et sans autre repos que le sommeil de la nuit dans une écurie ou dans une bergerie ; avec un morceau de pain bien mince, hélas ! pour notre repas du soir qui est à la fois notre dîner et notre souper : quand nous avons la bonne chance dêtre envoyés à la bergerie nous nous trouvons heureux, la chaleur des moutons nous défendra contre le froid ; et puis cest la saison où les brebis allaitent leurs agneaux et les bergers me permettent quelquefois de téter une brebis qui a beaucoup de lait : nous ne disons pas que nous mourons presque de faim, mais Vitalis, avec son adresse ordinaire, sait insinuer « que le petit aime beaucoup le lait de brebis, parce que dans son enfance il a été habitué à en boire, de sorte que ça lui rappelle son pays. » Cette fable ne réussit pas toujours. Mais cest une bonne soirée quand elle est bien accueillie. Assurément oui, jaime beaucoup le lait de brebis, et quand jen ai bu je me sens le lendemain plus dispos et plus fort.
Les kilomètres sajoutèrent aux kilomètres, les étapes aux étapes ; nous approchâmes de Paris et quand même les bornes plantées le long de la route ne men auraient pas averti, je men serais aperçu à la circulation qui était devenue plus active, et aussi à la couleur de la neige couvrant le chemin qui était beaucoup plus sale que dans les plaines de la Champagne.
Chose étonnante, au moins pour moi, la campagne ne me parut pas plus belle, les villages ne furent pas autres que ceux que nous avions traversés quelques jours auparavant. Javais tant de fois entendu parler des merveilles de Paris, que je métais naïvement figuré que ces merveilles devaient sannoncer au loin par quelque chose dextraordinaire. Je ne savais pas au juste ce que je devais attendre, et nosais pas le demander, mais enfin jattendais des prodiges : des arbres dor, des rues bordées de palais de marbre, et dans ces rues des habitants vêtus dhabits de soie : cela meût paru tout naturel.
Si attentif que je fusse à chercher les arbres dor, je remarquai néanmoins que les gens qui nous rencontraient ne nous regardaient plus : sans doute ils étaient trop pressés pour cela, ou bien ils étaient peut-être habitués à des spectacles autrement douloureux que celui que nous pouvions offrir.
Cela nétait guère rassurant.
Quallions-nous faire à Paris ? et surtout dans létat de misère où nous nous trouvions ?
Cétait la question que je me posais avec anxiété et qui bien souvent occupait mon esprit pendant ces longues marches.
Jaurais bien voulu interroger Vitalis, mais je nosais pas, tant il se montrait sombre, et, dans ses communications, bref.
Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et, à la façon dont il me regarda, je sentis que jallais apprendre ce que javais tant de fois désiré connaître.
Cétait un matin, nous avions couché dans une ferme, à peu de distance dun gros village, qui, disaient les plaques bleues de la route, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nous étions partis de bonne heure, cest-à-dire à laube, et après avoir longé les murs dun parc, et traversé dans sa longueur ce village de Boissy-Saint-Léger, nous avions, du haut dune côte, aperçu devant nous un grand nuage de vapeurs noires qui planaient au-dessus dune ville immense, dont on ne distinguait que quelques monuments élevés.
Jouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître au milieu de cette confusion de toits, de clochers, de tours, qui se perdaient dans des brumes et dans des fumées, quand Vitalis, ralentissant le pas, vint se placer près de moi.
Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme sil continuait une conversation entamée depuis longtemps déjà, dans quatre heures nous serons à Paris.
Ah ! cest Paris qui sétend là-bas ?
Mais sans doute.
Au moment même où Vitalis me disait que cétait Paris que nous avions devant nous, un rayon de lumière se dégagea du ciel, et japerçus rapide comme un éclair, un miroitement doré.
Décidément je ne métais pas trompé ; jallais trouver des arbres dor. Vitalis continua :
À Paris nous allons nous séparer.
Instantanément la nuit se fit, je ne vis plus les arbres dor.
Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me regarda, et la pâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres, lui dirent ce qui se passait en moi.
Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi je crois bien.
Nous séparer ! dis-je enfin après que le premier moment du saisissement fut passé.
Pauvre petit !
Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firent monter les larmes aux yeux : il y avait si longtemps que je navais entendu une parole de sympathie.
Ah ! vous êtes bon, mécriai-je.
Cest toi qui es bon, un bon garçon, un brave petit cur. Vois-tu, il y a des moments dans la vie où lon est disposé à reconnaître ces choses-là et à se laisser attendrir. Quand tout va bien, on suit son chemin sans trop penser à ceux qui vous accompagnent, mais quand tout va mal, quand on se sent dans une mauvaise voie, surtout quand on est vieux, cest-à-dire sans foi dans le lendemain, on a besoin de sappuyer sur ceux qui vous entourent et on est heureux de les trouver près de soi. Que moi je mappuie sur toi, cela te paraît étonnant, nest-ce pas vrai ? Et pourtant cela est ainsi. Et rien que par cela que tu as les yeux humides en mécoutant, je me sens soulagé.
Car moi aussi, mon petit Rémi, jai de la peine. Cest seulement plus tard, quand jai eu quelquun à aimer, que jai senti et éprouvé la justesse de ces paroles.
Le malheur est, continua Vitalis, quil faille toujours se séparer précisément à lheure où lon voudrait au contraire se rapprocher.
Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pas mabandonner dans Paris ?
Non, certes ; je ne veux pas tabandonner, crois-le bien. Que ferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon ? Et puis, je nai pas le droit de tabandonner, dis-toi bien cela. Le jour où je nai pas voulu te remettre aux soins de cette brave dame qui voulait se charger de toi et télever comme son fils, jai contracté lobligation de télever moi-même de mon mieux. Par malheur, les circonstances me sont contraires. Je ne puis rien pour toi en ce moment, et voilà pourquoi je pense à nous séparer, non pour toujours, mais pour quelques mois, afin que nous puissions vivre chacun de notre côté pendant les derniers mois de la mauvaise saison. Nous allons arriver à Paris dans quelques heures. Que veux-tu que nous y fassions avec une troupe réduite au seul Capi ?
En entendant prononcer son nom, le chien vint se camper devant nous, et, ayant porté la main à son oreille pour faire le salut militaire, il la posa sur son cur comme sil voulait nous dire que nous pouvions compter sur son dévouement.
Dans la situation où nous nous trouvions, cela ne calma pas notre émotion.
Vitalis sarrêta un moment pour lui passer la main sur la tête.
Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien ; mais, hélas ! on ne vit pas de bonté dans le monde ; il en faut pour le bonheur de ceux qui nous entourent, mais il faut aussi autre chose, et cela nous ne lavons point. Que veux-tu que nous fassions avec le seul Capi ? Tu comprends bien, nest-ce pas, que nous ne pouvons pas maintenant donner des représentations.
Il est vrai.
Les gamins se moqueraient de nous, nous jetteraient des trognons de pommes et nous ne ferions pas vingt sous de recette par jour ; veux-tu que nous vivions tous les trois avec vingt sous qui par les journées de pluie, de neige ou de grand froid se réduiront à rien ?
Mais ma harpe ?
Si javais deux enfants comme toi, cela irait peut-être, mais un vieux comme moi avec un enfant de ton âge, cest une mauvaise affaire. Je ne suis pas encore assez vieux. Si jétais plus cassé, ou bien si jétais aveugle
Mais par malheur je suis ce que je suis, cest-à-dire non en état dinspirer la pitié, et à Paris pour émouvoir la compassion des gens pressés qui vont à leurs affaires, il faut être dans un état bien lamentable. Encore faut-il navoir pas honte de faire appel à la charité publique, et cela je ne le pourrais jamais. Il nous faut autre chose. Voici donc à quoi jai pensé, et ce que jai décidé. Je te donnerai jusquà la fin de lhiver à un padrone qui tenrôlera avec dautres enfants pour jouer de la harpe.
En parlant de ma harpe, ce nétait pas à une pareille conclusion que javais songée.
Vitalis ne me laissa pas le temps dinterrompre.
Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des leçons de harpe, de piva, de violon aux enfants italiens qui travaillent dans les rues de Paris. Je suis connu dans Paris, où je suis resté plusieurs fois, et doù je venais quand je suis arrivé dans ton village ; je nai quà demander des leçons pour en trouver plus que je nen puis donner. Nous vivrons, mais chacun de notre côté. Puis en même temps que je donnerai mes leçons, je moccuperai à instruire deux chiens pour remplacer Zerbino et Dolce. Je pousserai leur éducation, et au printemps nous pourrons nous remettre en route tous les deux, mon petit Rémi, pour ne plus nous quitter car la fortune nest pas toujours mauvaise à ceux qui ont le courage de lutter. Cest justement du courage que je te demande en ce moment, et aussi de la résignation. Plus tard, les choses iront mieux : ce nest quun moment à passer. Au printemps nous reprendrons notre existence libre. Je te conduirai en Allemagne, en Angleterre. Voilà que tu deviens plus grand et que ton esprit souvre. Je tapprendrai bien des choses et je ferai de toi un homme. Jai pris cet engagement devant madame Milligan. Je le tiendrai. Cest en vue de ces voyages que jai déjà commencé à tapprendre langlais ; le français, litalien, cest déjà quelque chose pour un enfant de ton âge ; sans compter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petit Rémi, tu verras, tout nest pas perdu.
Cette combinaison était peut-être ce qui convenait le mieux à notre condition présente. Et quand maintenant jy songe, je reconnais que mon maître avait fait le possible pour sortir de notre fâcheuse situation. Mais les pensées de la réflexion ne sont pas les mêmes que celles du premier mouvement.
Dans ce quil me disait je ne voyais que deux choses :
Notre séparation.
Et le padrone.
Dans nos courses à travers les villages et les villes jen avais rencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent les enfants quils ont engagés de ci, de là, à coups de bâton.
Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes, exigeants, ivrognes, linjure et la grossièreté à la bouche, la main toujours levée.
Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons.
Et puis, quand même le hasard men donnerait un bon, cétait encore un changement.
Après ma nourrice, Vitalis.
Après Vitalis, un autre.
Est-ce que ce serait toujours ainsi ?
Est-ce que je ne trouverais jamais personne à aimer pour toujours ?
Peu à peu jen étais venu à mattacher à Vitalis comme à un père.
Je naurai donc jamais de père.
Jamais de famille.
Toujours seul au monde.
Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais me fixer nulle part.
Jaurais eu bien des choses à répondre, et les paroles me montaient du cur aux lèvres, mais, je les refoulai.
Mon maître mavait demandé du courage et de la résignation, je voulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin.
Déjà, dailleurs, il nétait plus à mes côtés, et comme sil avait peur dentendre ce quil prévoyait que jallais répondre, il avait repris sa marche à quelques pas en avant.
Je le suivis, et nous ne tardâmes pas à arriver à une rivière que nous traversâmes sur un pont boueux, comme je nen avais jamais vu ; la neige, noire comme du charbon pilé, recouvrait la chaussée dune couche mouvante dans laquelle on enfonçait jusquà la cheville.
Au bout de ce pont se trouvait un village aux rues étroites, puis, après ce village, la campagne recommençait, mais non la campagne encombrée de maisons à laspect misérable.
Sur la route les voitures se suivaient et se croisaient maintenant sans interruption. Je me rapprochai de Vitalis et marchai à sa droite, tandis que Capi se tenait le nez sur nos talons.
Bientôt la campagne cessa et nous nous trouvâmes dans une rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaque côté, au loin, des maisons, mais pauvres, sales, et bien moins belles que celles de Bordeaux, de Toulouse et de Lyon.
La neige avait été mise en tas de place en place, et sur ces tas noirs et durs on avait jeté des cendres, des légumes pourris, des ordures de toute sorte, lair était chargé dodeurs fétides, les enfants qui jouaient devant les portes avaient la mine pâle ; à chaque instant passaient de lourdes voitures quils évitaient avec beaucoup dadresse et sans paraître en prendre souci.
Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis.
À Paris, mon garçon.
À Paris !
Était-ce possible, cétait là Paris.
Où donc étaient mes maisons de marbre ?
Où donc étaient mes passants vêtus dhabits de soie ?
Comme la réalité était laide et misérable !
Cétait là ce Paris que javais si vivement souhaité voir.
Cétait là que jallais passer lhiver, séparé de Vitalis
et de Capi.
XVIIUn padrone de la rue de Lourcine.
Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible, jouvris les yeux et joubliai presque la gravité de ma situation pour regarder autour de moi.
Plus nous avancions dans Paris, moins ce que japercevais répondait à mes rêveries enfantines et à mes espérances imaginatives : les ruisseaux gelés exhalaient une odeur de plus en plus infecte ; la boue, mêlée de neige et de glaçons, était de plus en plus noire, et là où elle était liquide, elle sautait sous les roues des voitures en plaques épaisses qui allaient se coller contre les devantures et les vitres des maisons occupées par des boutiques pauvres et malpropres.
Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux.
Après avoir marché assez longtemps dans une large rue moins misérable que celles que nous venions de traverser, et où les boutiques devenaient plus grandes et plus belles à mesure que nous descendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait misérable : les maisons hautes et noires semblaient se rejoindre par le haut, le ruisseau non gelé coulait au milieu de la rue, et sans souci des eaux puantes quil roulait, une foule compacte piétinait sur le pavé gras. Jamais je navais vu des figures aussi pâles que celles des gens qui composaient cette foule ; jamais non plus je navais vu hardiesse pareille à celle des enfants qui allaient et venaient au milieu des passants ; dans des cabarets, qui étaient nombreux, il y avait des hommes et des femmes qui buvaient debout devant des comptoirs détain en criant très-fort.
Au coin dune maison je lus le nom de la rue de Lourcine.
Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucement les groupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près.
Prends garde de me perdre, mavait-il dit.
Mais la recommandation était inutile, je marchais sur ses talons, et pour plus de sûreté, je tenais dans ma main un des coins de sa veste.
Après avoir traversé une grande cour et un passage, nous arrivâmes dans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurément le soleil navait jamais pénétré. Cela était encore plus laid et plus effrayant que tout ce que javais vu jusqualors.
Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme qui accrochait des chiffons contre la muraille, en séclairant dune lanterne.
Je ne sais pas, montez voir vous-même : vous savez où, au haut de lescalier, la porte en face.
Garofoli est le padrone dont je tai parlé, me dit-il en montant lescalier dont les marches couvertes dune croûte de terre étaient glissantes comme si elles eussent été creusées dans une glaise humide : cest ici quil demeure.
La rue, la maison, lescalier, nétaient pas de nature à me remonter le cur. Que serait le maître ?
Lescalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper, poussa la porte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dans une large pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu un grand espace vide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et le plafond étaient dune couleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs, mais la fumée, la poussière, les saletés de toute sorte avaient noirci le plâtre qui, par places, était creusé ou troué ; à côté dune tête dessinée au charbon, on avait sculpté des fleurs et des oiseaux.
Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dans quelque coin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vous prie ; cest Vitalis qui vous parle.
En effet, la chambre paraissait déserte autant quon en pouvait juger par la clarté dun quinquet accroché à la muraille, mais à la voix de mon maître une voix faible et dolente, une voix denfant répondit :
Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dans deux heures.
En même temps celui qui nous avait répondu se montra : cétait un enfant dune dizaine dannées ; il savança vers nous en se traînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange que je le vois encore devant moi ; il navait pour ainsi dire pas de corps et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatement posée sur ses jambes, comme dans ces dessins comiques qui ont été à la mode il y a quelques années ; cette tête avait une expression profonde de douleur et de douceur, avec la résignation dans les yeux et la désespérance dans sa physionomie générale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas être beau, cependant il attirait le regard et le retenait par la sympathie et un certain charme qui se dégageait de ses grands yeux mouillés et tendres comme ceux dun chien, et de ses lèvres parlantes.
Es-tu bien certain quil reviendra dans deux heures ? demanda Vitalis.
Bien certain, signor ; cest le moment du dîner et jamais personne autre que lui ne sert le dîner.
Eh bien, sil rentre avant, tu lui diras que Vitalis reviendra dans deux heures.
Dans deux heures, oui, signor.
Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci marrêta.
Reste ici, dit-il, tu te reposeras ; je reviendrai. Et comme javais fait un mouvement deffroi.
Je tassure que je reviendrai.
Jaurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis, mais quand il avait commandé javais lhabitude dobéir ; je restai donc.
Lorsquon nentendit plus le bruit des pas lourds de mon maître dans lescalier, lenfant qui avait écouté, loreille penchée vers la porte, se retourna vers moi.
Vous êtes du pays ? me dit-il en italien.
Depuis que jétais avec Vitalis javais appris assez ditalien pour comprendre à peu près tout ce qui se disait en cette langue, mais je ne la parlais pas encore assez bien pour men servir volontiers.
Non, répondis-je en français.
Ah ! fit-il tristement en fixant sur moi ses grands yeux, tant pis, jaurais aimé que vous fussiez du pays.
De quel pays ?
De Lucca ; vous mauriez peut-être donné des nouvelles.
Je suis Français.
Ah ! tant mieux.
Vous aimez mieux les Français que les Italiens ?
Non, et ce nest pas pour moi que je dis tant mieux, cest pour vous ; parce que si vous étiez Italien, vous viendriez ici probablement pour être au service du signor Garofoli ; et lon ne dit pas tant mieux à ceux qui entrent au service du signor padrone.
Ces paroles nétaient pas de nature à me rassurer.
Il est méchant ?
Lenfant ne répondit pas à cette interrogation directe, mais le regard quil fixa sur moi fut dune effrayante éloquence. Puis, comme sil ne voulait pas continuer une conversation sur ce sujet, il me tourna le dos et se dirigea vers une grande cheminée qui occupait lextrémité de la pièce.
Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cette cheminée, et devant ce feu bouillait une grande marmite en fonte.
Je mapprochai alors de la cheminée pour me chauffer, et je remarquai que cette marmite avait quelque chose de particulier que tout dabord je navais pas vu. Le couvercle, surmonté dun tube étroit par lequel séchappait la vapeur, était fixé à la marmite, dun côté par une charnière, et dun autre par un cadenas.
Javais compris que je ne devais pas faire de questions indiscrètes sur Garofoli, mais sur la marmite ?
Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas ?
Pour que je ne puisse pas prendre une tasse de bouillon. Cest moi qui suis chargé de faire la soupe, mais le maître na pas confiance en moi.
Je ne pus mempêcher de sourire.
Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous croyez que je suis gourmand. À ma place vous le seriez peut-être tout autant. Il est vrai que ce nest pas gourmand que je suis, mais affamé, et lodeur de la soupe qui séchappe par ce tube me rend ma faim plus cruelle encore.
Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ?
Si vous entrez ici, à son service, vous saurez quon ne meurt pas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout, parce que cest une punition.
Une punition ! mourir de faim.
Oui ; au surplus, je peux vous conter ça ; si Garofoli devient votre maître, mon exemple pourra vous servir. Le signor Garofoli est mon oncle et il ma pris avec lui par charité. Il faut vous dire que ma mère est veuve, et, comme vous pensez bien, elle nest pas riche. Quand Garofoli vint au pays lannée dernière pour prendre des enfants, il proposa à ma mère de memmener. Ça lui coûtait à ma mère, de me laisser aller ; mais vous savez, quand il le faut ; et il le fallait, parce que nous étions six enfants à la maison et que jétais laîné. Garofoli aurait mieux aimé prendre avec lui mon frère Leonardo qui vient après moi, parce que Leonardo est beau, tandis que moi je suis laid. Et pour gagner de largent, il ne faut pas être laid ; ceux qui sont laids ne gagnent que des coups ou des mauvaises paroles. Mais ma mère ne voulut pas donner Leonardo : « Cest Mattia qui est laîné, dit-elle, cest à Mattia de partir, puisquil faut quil en parte un ; cest le bon Dieu qui la désigné, je nose pas changer la règle du bon Dieu. » Me voilà donc parti avec mon oncle Garofoli ; vous pensez que ça été dur de quitter la maison, ma mère qui pleurait, ma petite sur Christina, qui maimait bien parce quelle était la dernière et que je la portais toujours dans mes bras ; et puis aussi mes frères, mes camarades et le pays.
Je savais ce quil y avait de dur dans ces séparations, et je navais pas oublié le serrement de cur qui mavait étouffé quand pour la dernière fois javais aperçu la coiffe blanche de mère Barberin.
Le petit Mattia continua son récit :
Jétais tout seul avec Garofoli, continua Mattia, en quittant la maison, mais au bout de huit jours nous étions une douzaine, et lon se mit en route pour la France. Ah ! elle a été bien longue la route pour moi et pour les camarades, qui eux aussi étaient tristes. Enfin, on arriva à Paris ; nous nétions plus que onze parce quil y en avait un qui était resté à lhôpital de Dijon. À Paris on fit un choix parmi nous ; ceux qui étaient forts furent placés chez des fumistes ou des maîtres ramoneurs ; ceux qui nétaient pas assez solides pour un métier allèrent chanter ou jouer de la vielle dans les rues. Bien entendu, je nétais pas assez fort pour travailler, et il paraît que jétais trop laid pour faire de bonnes journées en jouant de la vielle. Alors Garofoli me donna deux petites souris blanches que je devais montrer sous les portes, dans les passages, et il taxa ma journée à trente sous. « Autant de sous qui te manqueront le soir, me dit-il, autant de coups de bâton pour toi. » Trente sous, cest dur à ramasser ; mais les coups de bâton, cest dur aussi à recevoir, surtout quand cest Garofoli qui les administre. Je faisais donc tout ce que je pouvais pour ramasser ma somme ; mais, malgré ma peine, je ny parvenais pas souvent. Presque toujours mes camarades avaient leurs sous en rentrant ; moi, je ne les avais presque jamais. Cela redoublait la colère de Garofoli. « Comment donc sy prend cet imbécile de Mattia ? » disait-il. Il y avait un autre enfant qui, comme moi, montrait des souris blanches et qui avait été taxé à quarante sous, que tous les soirs il rapportait. Plusieurs fois, je sortis avec lui pour voir comment il sy prenait et par où il était plus adroit que moi. Alors je compris pourquoi il obtenait si facilement les quarante sous et moi si difficilement mes trente. Quand un monsieur et une dame nous donnaient, la dame disait toujours : « À celui qui est gentil, pas à celui qui est si laid. » Celui qui était laid, cétait moi. Je ne sortis plus avec mon camarade, parce que si cest triste de recevoir des coups de bâton à la maison, cest encore plus triste de recevoir des mauvaises paroles dans la rue, devant tout le monde. Vous ne savez pas cela, vous, parce quon ne vous a jamais dit que vous étiez laid ; mais moi
Enfin, Garofoli voyant que les coups ny faisaient rien, employa un autre moyen. « Pour chaque sou qui te manquera, je te retiendrai une pomme de terre à ton souper, me dit-il. Puisque ta peau est dure aux coups, ton estomac sera peut-être tendre à la faim. » Est-ce que les menaces vous ont jamais fait faire quelque chose, vous ?
Dame, cest selon.
Moi, jamais ; dailleurs je ne pouvais faire plus que ce que javais fait jusque-là ; et je ne pouvais pas dire à ceux à qui je tendais la main : « Si vous ne me donnez pas un sou, je naurai pas de pommes de terre ce soir ». Les gens qui donnent aux enfants ne se décident pas par ces raisons-là.
Et par quelles raisons se décident-ils ? on donne pour faire plaisir.
Ah bien ! vous êtes encore jeune, vous ; on donne pour se faire plaisir à soi-même et non aux autres ; on donne à un enfant parce quil est gentil, et ça cest la meilleure des raisons ; on lui donne pour lenfant quon a perdu ou bien pour lenfant quon désire ; on lui donne parce quon a bien chaud, tandis que lui tremble de froid sous une porte cochère. Oh ! je connais toutes ces manières-là ; jai eu le temps de les étudier ; tenez, il fait froid aujourdhui, nest-ce pas ?
Très-froid.
Eh bien ! allez vous mettre sous une porte et tendez la main à un monsieur que vous verrez venir rapidement tassé dans un petit paletot, vous me direz ce quil vous donnera ; tendez-la, au contraire, à un monsieur qui marchera doucement, enveloppé dans un gros pardessus ou dans des fourrures, et vous aurez peut-être une pièce blanche. Après un mois ou six semaines de ce régime-là, je navais pas engraissé ; jétais devenu pâle, si pâle, que souvent jentendais dire autour de moi : « Voilà un enfant qui va mourir de faim. » Alors la souffrance fit ce que la beauté navait pas voulu faire : elle me rendit intéressant et me donna des yeux ; les gens du quartier me prirent en pitié, et si je ne ramassais pas beaucoup plus de sous, je ramassai tantôt un morceau de pain, tantôt une soupe. Ce fut mon bon temps ; je navais plus de coups de bâton, et si jétais privé de pommes de terre au souper, cela mimportait peu quand javais eu quelque chose pour mon dîner. Mais un jour Garofoli me vit chez une fruitière mangeant une assiettée de soupe, et il comprit pourquoi je supportais sans me plaindre la privation des pommes de terre. Alors il décida que je ne sortirais plus et que je resterais à la chambrée pour préparer la soupe et faire le ménage. Mais comme en préparant la soupe je pouvais en manger, il inventa cette marmite : tous les matins, avant de sortir, il met dans la marmite la viande et des légumes, il ferme le couvercle au cadenas, et je nai plus quà faire bouillir le pot ; je sens lodeur du bouillon, et cest tout ; quant à en prendre, vous comprenez que par ce petit tube si étroit cest impossible. Cest depuis que je suis à la cuisine que je suis devenu si pâle ; lodeur du bouillon, ça ne nourrit pas, ça augmente la faim, voilà tout. Est-ce que je suis bien pâle ? Comme je ne sors plus, je ne lentends pas dire, et il ny a pas de miroir ici.
Je nétais pas alors un esprit très-expérimenté, cependant je savais quil ne faut pas effrayer ceux qui sont malades en leur disant quon les trouve malades.
Vous ne me paraissez pas plus pâle quun autre, répondis-je.
Je vois bien que vous me dites ça pour me rassurer, mais cela me ferait plaisir dêtre très-pâle, parce que cela signifierait que je suis très-malade et je voudrais être tout à fait malade.
Je le regardai avec stupéfaction.
Vous ne me comprenez pas, dit-il, avec un sourire, cest pourtant bien simple. Quand on est très-malade on vous soigne ou on vous laisse mourir. Si on me laisse mourir ça sera fini, je naurai plus faim, je naurai plus de coups ; et puis lon dit que ceux qui sont morts vivent dans le ciel ; alors de dedans le ciel je verrais maman là-bas, au pays, et en parlant au bon Dieu je pourrais peut-être empêcher ma sur Christina dêtre malheureuse : en le priant bien. Si au contraire on me soigne, on menverra à lhôpital et je serais content daller à lhôpital.
Javais leffroi instinctif de lhôpital et bien souvent en chemin, quand accablé de fatigue je métais senti malaise, je navais eu quà penser à lhôpital pour me retrouver aussitôt disposé à marcher ; je fus étonné dentendre Mattia parler ainsi :
Si vous saviez comme on est bien à lhôpital, dit-il, en continuant ; jy ai déjà été, à Sainte-Eugénie ; il y a là un médecin, un grand blond, qui a toujours du sucre dorge dans sa poche, cest du cassé parce que le cassé coûte moins cher, mais il nen est pas moins bon pour cela : et puis les surs vous parlent doucement : « Fais cela, mon petit ; tire la langue, pauvre petit. » Moi jaime quon me parle doucement, ça me donne envie de pleurer ; et quand jai envie de pleurer ça me rend tout heureux. Cest bête, nest-ce pas ? Mais maman me parlait toujours doucement. Les surs parlent comme parlait maman, et si ce nest pas les mêmes paroles, cest la même musique. Et puis, quand on commence à être mieux, du bon bouillon, du vin. Quand jai commencé à me sentir sans forces ici, parce que je ne mangeais pas, jai été content ; je me suis dit : « Je vais être malade et Garofoli menverra à lhôpital. » Ah ! bien oui, malade ; assez malade pour souffrir moi-même, mais pas assez pour gêner Garofoli ; alors il ma gardé. Cest étonnant comme les malheureux ont la vie dure. Par bonheur, Garofoli na pas perdu lhabitude de madministrer des corrections, à moi comme aux autres il faut dire, si bien quil y a huit jours il ma donné un bon coup de bâton sur la tête. Pour cette fois jespère que laffaire est dans le sac ; jai la tête enflée ; vous voyez bien là cette grosse bosse blanche, il disait hier que cétait peut-être une tumeur ; je ne sais pas ce que cest quune tumeur, mais à la façon dont il en parlait, je crois que cest grave ; toujours est-il que je souffre beaucoup ; jai des élancements sous les cheveux plus douloureux que dans des crises de dents ; ma tête est lourde comme si elle pesait cent livres ; jai des éblouissements, des étourdissements, et la nuit, en dormant, je ne peux mempêcher de gémir et de crier. Alors je crois que dici deux ou trois jours cela va le décider à menvoyer à lhôpital ; parce que, vous comprenez, un moutard qui crie la nuit, ça gêne les autres, et Garofoli naime pas à être gêné. Quel bonheur quil mait donné ce coup de bâton ! Voyons, la, franchement, est-ce que je suis bien pâle ?
Disant cela il vint se placer en face de moi et me regarda les yeux dans les yeux. Je navais plus les mêmes raisons pour me taire, cependant je nosais pas répondre sincèrement et lui dire quelle sensation effrayante me produisaient ses grands yeux brûlants, ses joues caves et ses lèvres décolorées.
Je crois que vous êtes assez malade pour entrer à lhôpital.
Enfin !
Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence. Mais presque aussitôt, se dirigeant vers la table il commença à lessuyer.
Assez causé, dit-il, Garofoli va rentrer et rien ne serait prêt ; puisque vous trouvez que jai ce quil me faut de coups pour entrer à lhospice, ce nest plus la peine den récolter de nouveaux : ceux-là seraient perdus ; et maintenant ceux que je reçois me paraissent plus durs que ceux que je recevais il y a quelques mois. Ils sont bons, nest-ce pas, ceux qui disent quon shabitue à tout.
Tout en parlant il allait clopin-clopant, autour de la table, mettant les assiettes et les couverts en place. Je comptai vingt assiettes, cétait donc vingt enfants que Garofoli avait sous sa direction ; comme je ne voyais que douze lits on devait coucher deux ensemble. Quels lits ! pas de draps, mais des couvertures rousses qui devaient avoir été achetées dans une écurie, alors quelles nétaient plus assez chaudes pour les chevaux.
Est-ce que cest partout comme ici ? dis-je épouvanté.
Où, partout ?
Partout chez ceux qui ont des enfants.
Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ; seulement, vous, tâchez daller ailleurs.
Où cela ?
Je ne sais pas ; nimporte où, vous serez mieux quici.
Nimporte où ; cétait vague ; et dans tous les cas comment my prendre pour changer la décision de Vitalis ?
Comme je réfléchissais sans rien trouver bien entendu, la porte souvrit et un enfant entra ; il tenait un violon sous son bras, et dans sa main libre, il portait un gros morceau de bois de démolition. Ce morceau, pareil à ceux que javais vu mettre dans la cheminée, me fit comprendre où Garofoli prenait sa provision, et le prix quelle lui coûtait.
Donne-moi ton morceau de bois, dit Mattia en allant au-devant du nouveau venu.
Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois à son camarade, le passa derrière son dos.
Ah ! mais non, dit-il.
Donne, la soupe sera meilleure.
Si tu crois que je lai apporté pour la soupe : je nai que trente six sous, je compte sur lui pour que Garofoli ne me fasse pas payer trop cher les quatre sous qui me manquent.
Il ny a pas de morceau qui tienne ; tu les payeras, va ; chacun son tour.
Mattia dit cela méchamment, comme sil était heureux de la correction qui attendait son camarade. Je fus surpris de cet éclair de dureté dans une figure si douce ; cest plus tard seulement que jai compris quà vivre avec les méchants on peut devenir méchant soi-même.
Cétait lheure de la rentrée de tous les élèves de Garofoli ; après lenfant au morceau de bois il en arriva un autre, puis après celui-là dix autres encore. Chacun en entrant allait accrocher son instrument à un clou au-dessus de son lit ; celui-ci un violon, celui-là une harpe, un autre une flûte, ou une piva ; ceux qui nétaient pas musiciens mais simplement montreurs de bêtes fourraient dans une cage leurs marmottes ou leurs cochons de Barbarie.
Un pas plus lourd résonna dans lescalier, je sentis que cétait Garofoli ; et je vis entrer un petit homme à figure fiévreuse, à démarche hésitante ; il ne portait point le costume italien, mais il était habillé dun paletot gris.
Son premier coup dil fut pour moi, un coup dil qui me fit froid au cur.
Quest-ce que cest que ce garçon ? dit-il. Mattia lui répondit vivement et poliment en lui donnant les explications dont Vitalis lavait chargé.
Ah ! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il ?
Je ne sais pas, répondit Mattia.
Ce nest pas à toi que je parle, cest à ce garçon.
Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondre franchement, il vous expliquera lui-même ce quil désire.
Voilà un petit qui connaît le prix des paroles ; tu nes pas Italien ?
Non, je suis Français.
Deux enfants sétaient approchés de Garofoli aussitôt quil était entré, et tous deux se tenaient près de lui attendant quil eût fini de parler. Que lui voulaient-ils ? Jeus bientôt réponse à cette question que je me posais avec curiosité.
Lun lui prit son feutre et alla le placer délicatement sur un lit, lautre lui approcha aussitôt une chaise ; à la gravité, au respect avec lesquels ils accomplissaient ces actes si simples de la vie, on eût dit deux enfants de chur sempressant religieusement autour de lofficiant ; par là je vis à quel point Garofoli était craint, car assurément ce nétait pas la tendresse qui les faisait agir ainsi et sempresser.
Lorsque Garofoli fut assis, un autre enfant lui apporta vivement une pipe bourrée de tabac et en même temps un quatrième lui présenta une allumette allumée.
Elle sent le soufre, animal ! cria-t-il lorsquil leut approchée de sa pipe ; et il la jeta dans la cheminée.
Le coupable sempressa de réparer sa faute en allumant une nouvelle allumette quil laissa brûler assez longtemps avant de loffrir à son maître.
Mais celui-ci ne laccepta pas.
Pas toi, imbécile, dit-il en le repoussant durement, puis se tournant vers un autre enfant avec un sourire qui certainement était une insigne faveur :
Riccardo, une allumette, mon mignon ?
Et le mignon sempressa dobéir.
Maintenant, dit Garofoli lorsquil fut installé et que sa pipe commença à brûler, à nos comptes, mes petits anges ; Mattia, le livre ?
Cétait vraiment grande bonté à Garofoli de daigner parler, car ses élèves épiaient si attentivement ses désirs ou ses intentions, quils les devinaient avant que celui-ci les exprimât.
Il navait pas demandé son livre de comptes que Mattia posait devant lui un petit registre crasseux.
Garofoli fit un signe et lenfant qui lui avait présenté lallumette non désoufrée sapprocha.
Tu me dois un sou dhier, tu mas promis de me le rendre aujourdhui, combien mapportes-tu ?
Lenfant hésita longtemps avant de répondre ; il était pourpre.
Il me manque un sou.
Ah ! il te manque ton sou, et tu me dis cela tranquillement.
Ce nest pas le sou dhier, cest un sou pour aujourdhui.
Alors cest deux sous ? tu sais que je nai jamais vu ton pareil.
Ce nest pas ma faute.
Pas de niaiseries, tu connais la règle : défais ta veste, deux coups pour hier, deux coups pour aujourdhui ; et en plus pas de pommes de terre pour ton audace ; Riccardo, mon mignon, tu as bien gagné cette récréation par ta gentillesse ; prends les lanières.
Riccardo était lenfant qui avait apporté la bonne allumette avec tant dempressement ; il décrocha de la muraille un fouet à manche court se terminant par deux lanières en cuir avec de gros nuds. Pendant ce temps, celui auquel il manquait un sou défaisait sa veste et laissait tomber sa chemise de manière à être nu jusquà la ceinture.
Attends un peu, dit Garofoli avec un mauvais sourire, tu ne seras peut-être pas seul, et cest toujours un plaisir davoir de la compagnie, et puis Riccardo naura pas besoin de sy reprendre à plusieurs reprises.
Debout devant leur maître, les enfants se tenaient immobiles ; à cette plaisanterie cruelle, ils se mirent tous ensemble à rire dun rire forcé.
Celui qui a ri le plus fort, dit Garofoli, est, jen suis certain, celui auquel il manque le plus. Qui a ri fort ?
Tous désignèrent celui qui était arrivé le premier apportant un morceau de bois.
Allons, toi, combien te manque-t-il ? demanda Garofoli.
Ce nest pas ma faute.
Désormais, celui qui répondra : « ce nest pas ma faute, » recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû ; combien te manque-t-il ?
Jai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là ?
Ça cest quelque chose ; mais va chez le boulanger et demande-lui du pain en échange de ton morceau de bois, ten donnera-t-il ? Combien te manque-t-il de sous ; voyons, parle donc.
Jai fait trente-six sous.
Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous ! et tu reparais devant moi ! Riccardo, tu es un heureux coquin, mon mignon, tu vas bien tamuser : bas la veste !
Mais, le morceau de bois ?
Je te le donne pour dîner.
Cette stupide plaisanterie fit rire tous les enfants qui nétaient pas condamnés.
Pendant cet interrogatoire il était survenu une dizaine denfants. Tous vinrent, à tour de rôle, rendre leurs comptes ; avec deux déjà condamnés aux lanières, il sen trouva trois autres qui navaient point leur chiffre.
Ils sont donc cinq brigands qui me volent et me pillent ! sécria Garofoli dune voix gémissante ; voilà ce que cest dêtre trop généreux ; comment voulez-vous que je paye la bonne viande et les bonnes pommes de terre que je vous donne, si vous ne voulez pas travailler ? Vous aimez mieux jouer ; il faudrait pleurer avec les jobards, et vous aimez mieux rire entre vous ; croyez-vous donc quil ne vaut pas mieux faire semblant de pleurer en tendant la main, que de pleurer pour de bon en tendant le dos. Allons, à bas les vestes !
Riccardo se tenait le fouet à la main et les cinq patients étaient rangés à côté de lui.
Tu sais, Riccardo, dit Garofoli, que je ne te regarde pas parce que ces corrections me font mal, mais je tentends, et au bruit je jugerai bien la force des coups : vas-y de tout cur, mon mignon, cest pour ton pain que tu travailles.
Et il se tourna le nez vers le feu, comme sil lui était impossible de voir cette exécution. Pour moi, oublié dans un coin, je frémissais dindignation et aussi de peur. Cétait lhomme qui allait devenir mon maître ; si je ne rapportais pas les trente ou les quarante sous quil lui plairait dexiger de moi, il me faudrait tendre le dos à Riccardo. Ah ! je comprenais maintenant comment Mattia pouvait parler de la mort si tranquillement et avec un sentiment despérance.
Le premier claquement du fouet frappant sur la peau me fit jaillir les larmes des yeux. Comme je me croyais oublié, je ne me contraignis point, mais, je me trompais. Garofoli mobservait à la dérobée ; jen eus bientôt la preuve.
Voilà un enfant qui a bon cur, dit-il en me désignant du doigt ; il nest pas comme vous, brigands, qui riez du malheur de vos camarades et de mon chagrin ; que nest-il de vos camarades ; il vous servirait dexemple !
Ce mot me fit trembler de la tête aux pieds : leur camarade !
Au deuxième coup de fouet le patient poussa un gémissement lamentable, au troisième un cri déchirant.
Garofoli leva la main, Riccardo resta le fouet suspendu.
Je crus quil voulait faire grâce ; mais ce nétait pas de grâce quil sagissait.
Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofoli en sadressant à sa victime, tu sais que si le fouet te déchire la peau, tes cris me déchirent le cur ; je te préviens donc que pour chaque cri, tu auras un nouveau coup de fouet : et ce sera ta faute ; pense à ne pas me rendre malade de chagrin ; si tu avais un peu de tendresse pour moi, un peu de reconnaissance, tu te tairais : Allons, Riccardo !
Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos du malheureux.
Mamma ! mamma ! cria celui-ci. Heureusement je nen vis point davantage, la porte de lescalier souvrit et Vitalis entra.
Un coup dil lui fit comprendre ce que les cris quil avait entendus en montant lescalier lui avaient déjà dénoncé, il courut sur Riccardo et lui arracha le fouet de la main ; puis se retournant vivement vers Garofoli, il se posa devant lui les bras croisés.
Tout cela sétait passé si rapidement, que Garofoli resta un moment stupéfait, mais bientôt se remettant et reprenant son sourire doucereux :
Nest-ce pas, dit-il, que cest terrible ; cet enfant na pas de cur.
Cest une bonté ! sécria Vitalis.
Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli.
Pas de grimaces, continua mon maître avec force, vous savez bien que ce nest pas à cet enfant que je parle, mais à vous ; oui, cest une honte, une lâcheté de martyriser ainsi des enfants qui ne peuvent pas se défendre.
De quoi vous mêlez-vous, vieux fou ? dit Garofoli changeant de ton.
De ce qui regarde la police.
La police, sécria Garofoli en se levant, vous me menacez de la police, vous ?
Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser intimider par la fureur du padrone.
Écoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en prenant un ton moqueur, il ne faut pas faire le méchant, et me menacer de causer, parie que, de mon côté, je pourrais bien causer aussi. Et alors qui est-ce qui ne serait pas content ? Bien sûr je nirai rien dire à la police, vos affaires ne la regardent pas. Mais il y en a dautres quelles intéressent, et si jallais répéter à ceux-là ce que je sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, qui est-ce qui serait obligé daller cacher sa honte ?
Mon maître resta un moment sans répondre. Sa honte ? Jétais stupéfait. Avant que je fusse revenu de la surprise dans laquelle mavaient jeté ces étranges paroles, il mavait pris par la main.
Suis-moi.
Et il mentraîna vers la porte.
Eh bien ! dit Garofoli en riant, sans rancune mon vieux ; vous vouliez me parler ?
Je nai plus rien à vous dire.
Et sans une seule parole, sans se retourner, il descendit lescalier me tenant toujours par la main. Avec quel soulagement je le suivais ! jéchappais donc à Garofoli ; si javais osé, jaurais embrassé Vitalis.
XVIIILes carrières de Gentilly.
Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du monde, Vitalis marcha sans rien dire, mais bientôt nous nous trouvâmes dans une ruelle déserte ; alors il sassit sur une borne et passa à plusieurs reprises sa main sur son front, ce qui chez lui était un signe dembarras.
Cest peut-être beau découter la générosité, dit-il, comme sil se parlait à lui-même, mais avec cela nous voilà sur le pavé de Paris, sans un sou dans la poche et sans un morceau de pain dans lestomac. As-tu faim ?
Je nai rien mangé depuis le petit croûton que vous mavez donné ce matin.
Eh bien ! mon pauvre enfant, tu es exposé à te coucher ce soir sans dîner ; encore si nous savions où coucher !
Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ?
Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour ton hiver il meût donné une vingtaine de francs, jétais tiré daffaire pour le moment. Mais en voyant comment il traite les enfants, je nai pas été maître de moi. Tu navais pas envie de rester avec lui, nest-ce pas ?
Oh ! vous êtes bon.
Peut-être le cur du jeune homme nest-il pas tout à fait mort dans le vieux vagabond. Par malheur, le vagabond avait bien calculé, et le jeune homme a tout dérangé. Maintenant où aller ?
Il était tard déjà, et le froid, qui sétait amolli durant la journée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait du nord, la nuit serait dure.
Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis que nous nous tenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant quil eût pris une décision. Enfin, il se leva.
Où allons-nous ?
À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où jai couché autrefois. Es-tu fatigué ?
Je me suis reposé chez Garofoli.
Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et que je nen peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants !
Cétait son mot de bonne humeur pour les chiens et pour moi ; mais ce soir-là il le dit tristement.
Nous voilà donc en route dans les rues de Paris ; la nuit est noire et le gaz, dont le vent fait vaciller la flamme dans les lanternes, éclaire mal la chaussée ; nous glissons à chaque pas sur un ruisseau gelé ou sur une nappe de glace qui a envahi les trottoirs ; Vitalis me tient par la main et Capi est sur nos talons.
De temps en temps seulement il reste en arrière pour chercher dans un tas dordures sil ne trouvera pas un os ou une croûte, car la faim lui tenaille aussi lestomac ; mais les ordures sont prises en un bloc de glace et sa recherche est vaine ; loreille basse, il nous rejoint.
Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles, dautres grandes rues ; nous marchons toujours, et les rares passants que nous rencontrons semblent nous regarder avec étonnement : est-ce notre costume, est-ce notre démarche fatiguée qui frappent lattention ? Les sergents de ville que nous croisons tournent autour de nous et sarrêtent pour nous suivre de lil.
Cependant, sans prononcer une seule parole, Vitalis savance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle la mienne ; il me semble quil tremble. Parfois, quand il sarrête pour sappuyer une minute sur mon épaule, je sens tout son corps agité dune secousse convulsive.
Dordinaire je nosais pas trop linterroger, mais cette fois je manquai à ma règle ; javais dailleurs comme un besoin de lui dire que je laimais ou tout au moins que je voulais faire quelque chose pour lui.
Vous êtes malade ! dis-je dans un moment darrêt.
Je le crains ; en tous cas, je suis fatigué ; ces jours de marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il maurait fallu un bon lit, un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ça cest un rêve : en avant, les enfants !
En avant ! nous étions sortis de la ville ou tout au moins des maisons ; et nous marchions tantôt entre une double rangée de murs, tantôt en pleine campagne, nous marchions toujours. Plus de passants, plus de sergents de ville, plus de lanternes ou de becs de gaz ; seulement de temps en temps une fenêtre éclairée çà et là et au-dessus de nos têtes, le ciel dun bleu sombre avec de rares étoiles. Le vent qui soufflait plus âpre et plus rude nous collait nos vêtements sur le corps : il nous frappait heureusement dans le dos, mais comme lemmanchure de ma veste était décousue, il entrait par ce trou et me glissait le long du bras, ce qui était loin de me réchauffer.
Bien quil fit sombre et que des chemins se croisassent à chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sans crainte de nous perdre, nayant dautre inquiétude que celle de savoir si nous nallions pas arriver enfin à cette carrière.
Mais tout à coup il sarrêta.
Vois-tu un bouquet darbres ? me dit-il.
Je ne vois rien.
Tu ne vois pas une masse noire ?
Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous devions être au milieu dune plaine, car mes yeux se perdirent dans des profondeurs sombres sans que rien les arrêtât, ni arbres ni maisons ; le vide autour de nous ; pas dautre bruit que celui du vent sifflant ras de terre dans les broussailles invisibles.
Ah ! si javais tes yeux ! dit Vitalis, mais je vois trouble, regarde là-bas.
Il étendit la main droit devant lui, puis comme je ne répondais pas, car je nosais pas dire que je ne voyais rien, il se remit en marche.
Quelques minutes se passèrent en silence, puis il sarrêta de nouveau et me demanda encore si je ne voyais pas de bouquet darbres. Je navais plus la même sécurité que quelques instants auparavant, et un vague effroi fit trembler ma voix quand je répondis que je ne voyais rien.
Cest ta peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.
Je vous assure que je ne vois pas darbres.
Pas de grande roue ?
On ne voit rien.
Nous sommes-nous trompés !
Je navais pas à répondre, je ne savais ni où nous étions, ni où nous allions.
Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé de chemin.
Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras.
Eh bien !
Je ne peux plus marcher.
Et moi, crois-tu que je peux te porter ? si je me tiens encore debout cest soutenu par la pensée que si nous nous asseyons nous ne nous relèverons pas et mourrons là de froid. Allons !
Je le suivis.
Le chemin a-t-il des ornières profondes ?
Il nen a pas du tout.
Il faut retourner sur nos pas.
Le vent qui nous soufflait dans le dos, nous frappa à la face et si rudement, quil me suffoqua : jeus la sensation dune brûlure.
Nous navancions pas bien rapidement en venant, mais en retournant nous marchâmes plus lentement encore.
Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une tête dépine au carrefour.
Pendant un quart dheure, nous avançâmes ainsi luttant contre le vent ; dans le silence morne de la nuit, le bruit de nos pas résonnait sur la terre durcie : bien que pouvant à peine mettre une jambe devant lautre, cétait moi maintenant qui traînais Vitalis. Avec quelle anxiété je sondais le côté gauche de la route !
Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans lombre.
Une lumière, dis-je en étendant la main.
Où cela ?
Vitalis regarda, mais bien que la lumière scintillât à une distance qui ne devait pas être très-grande, il ne vit rien. Par là je compris que sa vue était affaiblie, car dordinaire elle était longue et perçante la nuit.
Que nous importe cette lumière, dit-il, cest une lampe qui brûle sur la table dun travailleur ou bien près du lit dun mourant, nous ne pouvons pas aller frapper à cette porte. Dans la campagne, pendant la nuit, nous pourrions demander lhospitalité, mais aux environs de Paris on ne donne pas lhospitalité. Il ny a pas de maisons pour nous. Allons !
Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devait être la tête dépine. Je lâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé par de profondes ornières.
Voilà lépine ; il y a des ornières.
Donne-moi la main, nous sommes sauvés, la carrière est à cinq minutes dici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet darbres.
Il me sembla voir une masse sombre, et je dis que je reconnaissais les arbres.
Lespérance nous rendit lénergie, mes jambes furent moins lourdes, la terre fut moins dure à mes pieds.
Cependant les cinq minutes annoncées par Vitalis me parurent éternelles.
Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le bon chemin, dit-il en sarrêtant.
Cest ce qui me semble.
Où vont les ornières ?
Elles continuent droit.
Lentrée de la carrière doit être à gauche, nous aurons passé devant sans la voir ; dans cette nuit épaisse rien nest plus facile ; pourtant nous aurions dû comprendre aux ornières que nous allions trop loin.
Je vous assure que les ornières nont pas tourné à gauche.
Enfin, rebroussons toujours sur nos pas. Une fois encore nous revînmes en arrière.
Vois-tu le bouquet darbres ?
Oui, là, à gauche.
Et les ornières ?
Il ny en a pas.
Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la main sur ses yeux, marchons droit sur les arbres et donne-moi la main.
Il y a une muraille.
Cest un amas de pierres.
Non, je vous assure que cest une muraille.
Ce que je disais était facile à vérifier, nous nétions quà quelques pas de la muraille. Vitalis franchit ces quelques pas, et comme sil ne sen rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deux mains contre lobstacle que jappelais une muraille et quil appelait, lui, un amas de pierres.
Cest bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangées et je sens le mortier : où donc est lentrée ? cherche les ornières.
Je me baissai sur le sol et suivis la muraille jusquà son extrémité sans rencontrer la moindre ornière : puis revenant vers Vitalis je continuai ma recherche du côté opposé. Le résultat fut le même : partout un mur : nulle part une ouverture dans ce mur, ou sur la terre un chemin, un sillon, une trace quelconque indiquant une entrée.
Je ne trouve rien que la neige.
La situation était terrible ; sans doute mon maître sétait égaré et ce nétait pas là que se trouvait la carrière quil cherchait.
Quand je lui eus dit que je ne trouvais pas les ornières, mais seulement la neige, il resta un moment sans répondre, puis appliquant de nouveau ses mains contre le mur, il le parcourut dun bout à lautre. Capi qui ne comprenait rien à cette manuvre, aboyait avec impatience.
Je marchais derrière Vitalis.
Faut-il chercher plus loin ?
Non, la carrière est murée.
Murée ?
On a fermé louverture, et il est impossible dentrer.
Mais alors ?
Que faire, nest-ce pas ? je nen sais rien ; mourir ici.
Oh ! maître.
Oui, tu ne veux pas mourir toi, tu es jeune, la vie te tient : eh bien ! marchons, peux-tu marcher ?
Mais vous ?
Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval.
Où aller ?
Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des sergents de ville nous nous ferons conduire au poste de police ; jaurais voulu éviter cela ; mais je ne veux pas te laisser mourir de froid ; allons, mon petit Rémi, allons, mon enfant, du courage !
Et nous reprîmes en sens contraire la route que nous avions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je nen avais aucune idée. Nous avions marché longtemps, bien longtemps et lentement. Minuit, une heure du matin peut-être. Le ciel était toujours du même bleu sombre, sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient plus petites quà lordinaire. Le vent, loin de se calmer, avait redoublé de force ; il soulevait des tourbillons de poussière neigeuse sur le bord de la route et nous la fouettait au visage. Les maisons devant lesquelles nous passions étaient closes et sans lumière : il me semblait que si les gens qui dormaient là chaudement dans leurs draps avaient su combien nous avions froid, ils nous auraient ouvert leur porte.
En marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid, mais Vitalis navançait plus quà grandpeine en soufflant ; sa respiration était haute et haletante comme sil avait couru. Quand je linterrogeais, il ne me répondait pas, et de la main, lentement, il me faisait signe quil ne pouvait pas parler.
De la campagne nous étions revenus en ville, cest-à-dire que nous marchions entre des murs au haut desquels çà et là se balançait un réverbère avec un bruit de ferraille.
Vitalis sarrêta : je compris quil était à bout.
Voulez-vous que je frappe à lune de ces portes ? dis-je.
Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers, des maraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchons toujours.
Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelques pas il sarrêta encore.
Il faut que je me repose un peu, dit-il, je nen puis plus.
Une porte souvrait dans une palissade, et au-dessus de cette palissade se dressait un grand tas de fumier monté droit, comme on en voit si souvent dans les jardins des maraîchers ; le vent, en soufflant sur le tas, avait desséché le premier lit de paille et il en avait éparpillé une assez grande épaisseur dans la rue, au pied même de la palissade.
Je vais masseoir là, dit Vitalis.
Vous disiez que si nous nous asseyions, nous serions pris par le froid et ne pourrions plus nous relever.
Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille contre la porte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt quil ne sy assit ; ses dents claquaient et tout son corps tremblait.
Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumier nous met à labri du vent.
À labri du vent, cela était vrai, mais non à labri du froid. Lorsque jeus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, je vins masseoir près de Vitalis.
Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passera un peu de sa chaleur.
Vitalis était un homme dexpérience, qui savait que le froid, dans les conditions où nous étions, pouvait devenir mortel. Pour quil sexposât à ce danger, il fallait quil fût anéanti.
Il létait réellement. Depuis quinze jours, il sétait couché chaque soir ayant fait plus que force, et cette dernière fatigue arrivant après toutes les autres, le trouvait trop faible pour la supporter, épuisé par une longue suite defforts, par les privations et par lâge.
Eut-il conscience de son état ? Je ne lai jamais su. Mais au moment où ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contre lui, je sentis quil se penchait sur mon visage et quil membrassait. Cétait la seconde fois ; ce fut, hélas ! la dernière.
Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui se mettent au lit en tremblant, un grand froid prolongé frappe dengourdissement et de stupeur ceux quil saisit en plein air. Ce fut là notre cas.
À peine métais-je blotti contre Vitalis que je fus anéanti et que mes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et, comme je ny parvenais pas, je me pinçai le bras fortement ; mais ma peau était insensible, et ce fut à peine si, malgré toute la bonne volonté que jy mettais, je pus me faire un peu de mal. Cependant la secousse me rendit jusquà un certain point la conscience de la vie. Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletait péniblement, par des saccades courtes et rapides. Dans mes jambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormait déjà. Au-dessus de notre tête, le vent soufflait toujours et nous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nous comme des feuilles sèches qui se seraient détachées dun arbre. Dans la rue, personne, près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence de mort.
Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne men rendis pas compte ; mais une peur vague, mêlée dune tristesse qui memplit les yeux de larmes. Il me sembla que jallais mourir là.
Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvre maman Barberin ! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison, mon jardinet. Et, par je ne sais quelle extravagance dimagination, je me retrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquilles ouvraient leurs fleurs dor, les merles chantaient dans les buissons, et, sur la haie dépine, mère Barberin étendait le linge quelle venait de laver au ruisseau qui chantait sur les cailloux.
Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pour rejoindre le Cygne : Arthur dormait dans son lit ; madame Milligan était éveillée et comme elle entendait le vent souffler elle se demandait où jétais par ce grand froid.
Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon cur sengourdit, il me sembla que je mévanouissais.
XIXLise.
Quand je me réveillai jétais dans un lit ; la flamme dun grand feu éclairait la chambre où jétais couché.
Je regardai autour de moi.
Je ne connaissais pas cette chambre.
Je ne connaissais pas non plus les figures qui mentouraient : un homme en veste grise et en sabots jaunes ; trois ou quatre enfants dont une petite fille de cinq ou six ans qui fixait sur moi des yeux étonnés ; ces yeux étaient étranges, ils parlaient.
Je me soulevai.
On sempressa autour de moi.
Vitalis ? dis-je.
Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissait laînée des enfants.
Ce nest pas mon père, cest mon maître ; où est-il ? Où est Capi ?
Vitalis eût été mon père, on eût pris sans doute des ménagements pour me parler de lui ; mais comme il nétait que mon maître, on jugea quil ny avait quà me dire simplement la vérité, et voici ce quon mapprit.
La porte dans lembrasure de laquelle nous nous étions blottis était celle dun jardinier. Vers deux heures du matin, ce jardinier avait ouvert cette porte pour aller au marché, et il nous avait trouvés couchés sous notre couverture de paille. On avait commencé par nous dire de nous lever, afin de laisser passer la voiture ; puis, comme nous ne bougions ni lun ni lautre, et que Capi seul répondait en aboyant pour nous défendre, on nous avait pris par le bras pour nous secouer. Nous navions pas bougé davantage Alors on avait pensé quil se passait quelque chose de grave. On avait apporté une lanterne : le résultat de lexamen avait été que Vitalis était mort, mort de froid, et que je ne valais pas beaucoup mieux que lui. Cependant, comme grâce à Capi couché sur ma poitrine, javais conservé un peu de chaleur au cur, javais résisté et je respirais encore. On mavait alors porté dans la maison du jardinier et lon mavait couché dans le lit dun des enfants quon avait fait lever. Jétais resté là six heures, à peu près mort ; puis la circulation du sang sétait rétablie, la respiration avait repris de la force, et je venais de méveiller.
Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps et dintelligence, je me trouvai cependant assez éveillé pour comprendre dans toute leur étendue les paroles que je venais dentendre. Vitalis mort !
Cétait lhomme à la veste grise, cest-à-dire le jardinier qui me faisait ce récit, et pendant quil parlait, la petite fille au regard étonné ne me quittait pas des yeux. Quand son père eut dit que Vitalis était mort, elle comprit sans doute, elle sentit par une intuition rapide le coup que cette nouvelle me portait, car quittant vivement son coin elle savança vers son père, lui posa une main sur le bras et me désigna de lautre main en faisant entendre un son étrange qui nétait point la parole humaine mais quelque chose comme un soupir doux et compatissant.
Dailleurs le geste était si éloquent quil navait pas besoin dêtre appuyé par des mots ; je sentis dans ce geste et dans le regard qui laccompagnait une sympathie instinctive, et pour la première fois depuis ma séparation davec Arthur jéprouvai un sentiment indéfinissable de confiance et de tendresse, comme au temps où mère Barberin me regardait avant de membrasser. Vitalis était mort, jétais abandonné, et cependant il me sembla que je nétais point seul, comme sil eût été encore là près de moi.
Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en se penchant vers sa fille, ça lui fait de la peine, mais il faut bien lui dire la vérité, si ce nest pas nous, ce seront les gens de la police.
Et il continua à me raconter comment on avait été prévenir les sergents de ville, et comment Vitalis avait été emporté par eux tandis quon minstallait, moi, dans le lit dAlexis, son fils aîné.
Et Capi ? dis-je, lorsquil eut cessé de parler.
Capi !
Oui, le chien ?
Je ne sais pas, il a disparu.
Il a suivi le brancard, dit lun des enfants.
Tu las vu, Benjamin ?
Je crois bien, il marchait sur les talons des porteurs, la tête basse, et de temps en temps il sautait sur le brancard, puis quand on le faisait descendre, il poussait un cri plaintif, comme un hurlement étouffé.
Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi, en bon comédien, lenterrement pour rire de Zerbino, en prenant une mine de pleureur, en poussant des soupirs qui faisaient se pâmer les enfants les plus sombres
Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul, et sans trop savoir ce que je faisais, et surtout ce que jallais faire, je me levai.
Ma harpe avait été déposée aux pieds du lit sur lequel on mavait couché, je passai la bandoulière autour de mon épaule, et jentrai dans la pièce où le jardinier était entré avec ses enfants. Il fallait bien partir, pour aller où ?
je nen avais pas conscience, mais je sentais que je devais partir
et je partais.
Dans le lit, en me réveillant, je ne métais pas trouvé trop mal à mon aise, courbaturé seulement, avec une insupportable chaleur à la tête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il me sembla que jallais tomber, et je fus obligé de me retenir à une chaise. Cependant, après un moment de repos, je poussai la porte et me retrouvai en présence du jardinier et de ses enfants.
Ils étaient assis devant une table, auprès dun feu qui flambait dans une haute cheminée, et en train de manger une bonne soupe aux choux.
Lodeur de la soupe me porta au cur et me rappela brutalement que je navais pas dîné la veille ; jeus une sorte de défaillance et je chancelai. Mon malaise se traduisit sur mon visage.
Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ! demanda le jardinier dune voix compatissante.
Je répondis quen effet je ne me sentais pas bien, et que si on voulait le permettre je resterais assis un moment auprès du feu.
Mais ce nétait plus de chaleur que javais besoin, cétait de nourriture ; le feu ne me remit pas, et le fumet de la soupe, le bruit des cuillers dans les assiettes, le clappement de langue de ceux qui mangeaient, augmentèrent encore ma faiblesse.
Si javais osé, comme jaurais demandé une assiettée de soupe, mais Vitalis ne mavait pas appris à tendre la main, et la nature ne mavait pas créé mendiant ; je serais plutôt mort de faim que de dire « jai faim ». Pourquoi, je nen sais trop rien ? si ce nest parce que je nai jamais voulu demander que ce que je pouvais rendre.
La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait pas et que son père avait appelée Lise, était en face de moi, et au lieu de manger elle me regardait sans baisser ou détourner les yeux. Tout à coup elle se leva de table, et prenant son assiette qui était pleine de soupe, elle me lapporta et me la mit sur les genoux.
Faiblement, car je navais plus de voix pour parler, je fis un geste de la main pour la remercier, mais son père ne men laissa pas le temps.
Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne est bien donné ; et si le cur ten dit, après celle-là une autre.
Si le cur men disait ! Lassiette de soupe fut engloutie en quelques secondes. Quand je reposai ma cuiller, Lise, qui était restée devant moi me regardant fixement, poussa un petit cri qui nétait plus un soupir cette fois, mais une exclamation de contentement. Puis, me prenant lassiette, elle la tendit à son père pour quil la remplît, et quand elle fut pleine, elle me la rapporta avec un sourire si doux, si encourageant que, malgré ma faim, je restai un moment sans penser à prendre lassiette.
Comme la première fois, la soupe disparut promptement ; ce nétait plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants me regardant, mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche et les lèvres.
Eh bien ! mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller.
Je me sentis rougir jusquaux cheveux ; mais après un moment je crus quil valait mieux avouer la vérité que de me laisser accuser de gloutonnerie, et je répondis que je navais pas dîné la veille.
Et déjeuné ?
Pas déjeuné non plus.
Et ton maître ?
Il navait pas mangé plus que moi.
Alors il est mort autant de faim que de froid. La soupe mavait rendu la force ; je me levai pour partir.
Où veux-tu aller ? dit le père.
Partir.
Où vas-tu ?
Je ne sais pas.
Tu as des amis à Paris ?
Non.
Des gens de ton pays ?
Personne.
Où est ton garni ?
Nous navions pas de logement ; nous sommes arrivés hier.
Quest-ce que tu veux faire ?
Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma vie.
Où cela ?
À Paris.
Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents ; où demeurent tes parents ?
Je nai pas de parents.
Tu disais que le vieux à barbe blanche nétait pas ton père ?
Je nai pas de père.
Et ta mère ?
Je nai pas de mère.
Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines, quelquun.
Non, personne.
Doù viens-tu ?
Mon maître mavait acheté au mari de ma nourrice. Vous avez été bon pour moi, je vous en remercie bien de tout cur, et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danser en jouant de la harpe, si cela vous amuse.
En parlant, je métais dirigé vers la porte ; mais javais fait à peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par la main et me montra ma harpe en souriant.
Il ny avait pas à se tromper.
Vous voulez que je joue ?
Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains.
Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose.
Je pris ma harpe et, bien que je neusse pas le cur à la danse ni à la gaîté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celle que javais bien dans les doigts ; ah ! comme jaurais voulu jouer aussi bien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fille qui me remuait si doucement le cur avec ses yeux !
Tout dabord elle mécouta en me regardant fixement, puis elle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme si elle était entraînée par la musique, elle se mit à tourner dans la cuisine, tandis que ses deux frères et sa sur aînée restaient tranquillement assis : elle ne valsait pas, bien entendu, et elle ne faisait pas les pas ordinaires, mais elle tournoyait gracieusement avec un visage épanoui.
Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pas des yeux, il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand la valse fut finie et que je marrêtai, elle vint se camper gentiment en face de moi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suite frappant ma harpe dun doigt, elle fît un signe qui voulait dire « encore ».
Jaurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; mais son père dit que cétait assez parce quil ne voulait pas quelle se fatiguât à tourner.
Alors au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai ma chanson napolitaine que Vitalis mavait apprise :
Fenesta vascia e patrona crudele
Quanta sospire maje fatto jettare.
Marde stocore comma na cannela
Bella quanno te sento anno menarre.
Cette chanson était pour moi ce qua été le « Des chevaliers de ma patrie » de Robert le Diable pour Nourrit, et le « Suivez-moi » de Guillaume Tell pour Duprez, cest-à-dire mon morceau par excellence, celui dans lequel jétais habitué à produire mon plus grand effet : lair en est doux et mélancolique, avec quelque chose de tendre qui remue le cur.
Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalement elle répétait mes paroles, puis quand laccent de la chanson devint plus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien quà la dernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père.
Assez, dit celui-ci.
Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui sappelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure.
Pas si bête que toi ! elle comprend, dit la sur aînée, en se penchant sur elle pour lembrasser.
Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père, javais mis ma harpe sur mon épaule et je métais dirigé du côté de la porte.
Où vas-tu ? me dit-il.
Je pars.
Tu tiens donc bien à ton métier de musicien ?
Je nen ai pas dautre.
Les grands chemins ne te font pas peur 7
Je nai pas de maison.
Cependant la nuit que tu viens de passer a dû te donner à réfléchir ?
Bien certainement, jaimerais mieux un bon lit et le coin du feu.
Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avec le travail bien entendu ? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivras avec nous. Tu comprends, nest-ce pas, que ce nest pas la fortune que je te propose, ni la fainéantise. Si tu acceptes, il y aura pour toi de la peine à prendre, du mal à te donner, il faudra se lever matin, piocher dur dans la journée, mouiller de sueur le pain que tu gagneras. Mais le pain sera assuré, tu ne seras plus exposé à coucher à la belle étoile comme la nuit dernière, et peut-être à mourir abandonné au coin dune borne ou au fond dun fossé ; le soir tu trouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tu auras la satisfaction de lavoir gagnée, ce qui la rend bonne, je tassure. Et puis enfin si tu es un bon garçon, et jai dans lidée quelque chose qui me dit que tu en es un, tu auras en nous une famille.
Lise sétait retournée, et à travers ses larmes elle me regardait en souriant.
Surpris par cette proposition, je restai un moment indécis, ne me rendant pas bien compte de ce que jentendais.
Alors Lise, quittant son père, vint à moi, et, me prenant par la main, me conduisit devant une gravure enluminée qui était accrochée à la muraille ; cette gravure représentait un petit Saint-Jean vêtu dune peau de mouton.
Du geste elle fit signe à son père et à ses frères de regarder la gravure, et en même temps, ramenant la main vers moi, elle lissa ma peau de mouton et montra mes cheveux qui, comme ceux de Saint-Jean, étaient séparés au milieu du front et tombaient sur mes épaules en frisant.
Je compris quelle trouvait que je ressemblais au Saint-Jean et sans trop savoir pourquoi cela me fit plaisir et en même temps me toucha doucement.
Cest vrai, dit le père, quil ressemble au Saint-Jean.
Lise frappa des mains en riant.
Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela te va-t-il mon garçon ?
Une famille !
Jaurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà ce rêve tant caressé sétait-il évanoui : mère Barberin, madame Milligan, Vitalis, tous, les uns après les autres mavaient manqué.
Je ne serais plus seul.
Ma position était affreuse : je venais de voir mourir un homme avec lequel je vivais depuis plusieurs années et qui avait été pour moi presque un père ; en même temps javais perdu mon compagnon, mon camarade, mon ami, mon bon et cher Capi que jaimais tant et qui, lui aussi, mavait pris en si grande amitié, et cependant quand le jardinier me proposa de rester chez lui un sentiment de confiance me raffermit le cur.
Tout nétait donc pas fini pour moi : la vie pouvait recommencer.
Et ce qui me touchait, bien plus que le pain assuré dont on me parlait, cétait cet intérieur que je voyais si uni, cette vie de famille quon me promettait.
Ces garçons seraient mes frères.
Cette jolie petite Lise serait ma sur.
Dans mes rêves enfantins javais plus dune fois imaginé que je retrouverais mon père et ma mère, mais je navais jamais pensé à des frères et à des surs.
Et voilà quils soffraient à moi.
Ils ne létaient pas réellement, cela était vrai, de par la nature, mais ils pourraient le devenir de par lamitié : pour cela il ny avait quà les aimer (ce à quoi jétais tout disposé), et à me faire aimer deux, ce qui ne devait pas être difficile, car ils paraissaient tous remplis de bonté.
Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe de dessus mon épaule.
Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne, on voit quelle est agréable pour toi. Accroche ton instrument à ce clou, mon garçon, et le jour où tu ne te trouveras pas bien avec nous, tu le reprendras pour tenvoler ; seulement tu auras soin de faire comme les hirondelles et les rossignols, tu choisiras ta saison pour te mettre en route.
La maison à la porte de laquelle nous étions venus nous abattre dépendait de la Glacière ; et le jardinier qui loccupait se nommait Acquin. Au moment où lon me reçut dans cette maison, la famille se composait de cinq personnes : le père quon appelait père Pierre ; deux garçons, Alexis et Benjamin, et deux filles, Étiennette, laînée, et Lise, la plus jeune des enfants.
Lise était muette, mais non muette de naissance ; cest-à-dire que le mutisme nétait point chez elle la conséquence de la surdité. Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, un peu avant datteindre sa quatrième année, elle avait perdu lusage de la parole. Cet accident, survenu à la suite de convulsions, navait heureusement pas atteint son intelligence, qui sétait au contraire développée avec une précocité extraordinaire ; non-seulement elle comprenait tout, mais encore elle disait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres et même dans beaucoup dautres familles, il arrive trop souvent que linfirmité dun enfant est pour lui une cause dabandon ou de répulsion. Mais cela ne sétait pas produit pour Lise, qui, par sa gentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive, avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaient sans lui faire payer son malheur ; son père ne voyait que par elle ; sa sur aînée Étiennette ladorait.
Autrefois le droit daînesse était un avantage dans les familles nobles ; aujourdhui, dans les familles douvriers, cest quelquefois hériter dune lourde responsabilité que naître la première. Madame Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et depuis ce jour Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu daller à lécole, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié quelle était fille, quelle était sur, et lon avait vite pris lhabitude de ne voir en elle quune servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien quelle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais.
À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe du père avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroser lété quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant lhiver, quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette navait pas eu le temps dêtre une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste et mélancolique comme celle dune vieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et de résignation.
Il ny avait pas cinq minutes que javais accroché ma harpe au clou qui mavait été désigné, et que jétais en train de raconter comment nous avions été surpris par le froid et la fatigue en revenant de Gentilly, où nous avions espéré coucher dans une carrière, quand jentendis un grattement à la porte qui ouvrait sur le jardin, et en même temps un aboiement plaintif.
Cest Capi ! dis-je en me levant vivement.
Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et louvrit.
Le pauvre Capi sélança dun bond contre moi, et, quand je leus pris dans mes bras, il se mit à me lécher la figure en poussant des petits cris de joie : tout son corps tremblait.
Et Capi ? dis-je.
Ma question fut comprise.
Eh bien, Capi restera avec toi.
Comme sil comprenait, le chien sauta à terre et, mettant la patte droite sur son cur, il salua. Cela fît beaucoup rire les enfants, surtout Lise, et pour les amuser je voulus que Capi leur jouât une pièce de son répertoire, mais lui ne voulut pas mobéir et sautant sur mes genoux, il recommença à membrasser ; puis, descendant, il se mit à me tirer par la manche de ma veste.
Il veut que je sorte.
Pour te mener auprès de ton maître.
Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis avaient dit quils avaient besoin de minterroger et quils viendraient dans la journée, quand je serais réchauffé et réveillé. Cétait bien long, bien incertain de les attendre. Jétais anxieux davoir des nouvelles de Vitalis. Peut-être nétait-il pas mort comme on lavait cru ? Je nétais pas mort, moi. Il pouvait comme moi, être revenu à la vie.
Voyant mon inquiétude et devinant sa cause, le père memmena au bureau du commissaire, où lon madressa questions sur questions, auxquelles je ne répondis que quand on meut assuré que Vitalis était mort. Ce que je savais était bien simple, je le racontai. Mais le commissaire voulut en apprendre davantage, et il minterrogea longuement sur Vitalis et sur moi.
Sur moi je répondis que je navais plus de parents et que Vitalis mavait loué moyennant une somme dargent quil avait payée davance au mari de ma nourrice.
Et maintenant ? me dit le commissaire. À ce mot, le père intervint.
Nous nous chargerons de lui, si vous voulez bien nous le confier.
Non-seulement le commissaire voulut bien me confier au jardinier, mais encore il le félicita pour sa bonne action.
Il fallait maintenant répondre au sujet de Vitalis, et cela métait assez difficile, car je ne savais rien ou presque rien.
Il y avait cependant un point mystérieux dont jaurais pu parler : cétait ce qui cétait passé lors de notre dernière représentation, quand Vitalis avait chanté de façon à provoquer ladmiration et létonnement de la dame ; il y avait aussi les menaces de Garofoli, mais je me demandais si je ne devais pas garder le silence à ce sujet.
Ce que mon maître avait si soigneusement caché durant sa vie, devait-il être révélé après sa mort ?
Mais il nest pas facile à un enfant de cacher quelque chose à un commissaire de police qui connaît son métier, car ces gens-là ont une manière de vous interroger qui vous perd bien vite quand vous essayez de vous échapper.
Ce fut ce qui marriva.
En moins de cinq minutes le commissaire meut fait dire ce que je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir.
Il ny a quà le conduire chez ce Garofoli, dit-il à un agent ; une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra la maison ; vous monterez avec lui et vous interrogerez ce Garofoli.
Nous nous mîmes tous les trois en route : lagent, le père et moi.
Comme lavait dit le commissaire, il me fut facile de reconnaître la maison, et nous montâmes au quatrième étage. Je ne vis pas Mattia qui sans doute était entré à lhôpital. En apercevant un agent de police et en me reconnaissant, Garofoli pâlit ; certainement il avait peur.
Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la bouche de lagent ce qui nous amenait chez lui.
Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il.
Vous le connaissiez ?
Parfaitement.
Eh bien ! dites-moi ce que vous savez.
Cest bien simple. Son nom nétait point Vitalis ; il sappelait Carlo Balzani, et si vous aviez vécu, il y a trente-cinq ou quarante ans, en Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire ce quétait lhomme dont vous vous inquiétez. Carlo Balzani était à cette époque le chanteur le plus fameux de toute lItalie, et ses succès sur nos grandes scènes ont été célèbres : il a chanté partout, à Naples, à Rome, à Milan, à Venise, à Florence, à Londres, à Paris. Mais il est venu un jour où la voix sest perdue ; alors, ne pouvant plus être le roi des artistes, il na pas voulu que sa gloire fût amoindrie en la compromettant sur des théâtres indignes de sa réputation. Il a abdiqué son nom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis, se cachant de tous ceux qui lavaient connu dans son beau temps. Cependant il fallait vivre ; il a essayé de plusieurs métiers et na pas réussi, si bien que de chute en chute, il sest fait montreur de chiens savants. Mais dans sa misère, la fierté lui était restée, et il serait mort de honte si le public avait pu apprendre que le brillant Carlo Balzani était devenu le pauvre Vitalis. Un hasard mavait rendu maître de ce secret.
Cétait donc là lexplication du mystère qui mavait tant intrigué.
Pauvre Carlo Balzani. Cher Vitalis ! On maurait dit quil avait été roi que cela ne maurait pas étonné.
XXJardinier.
On devait enterrer mon maître le lendemain, et le père mavait promis de me conduire à lenterrement.
Mais le lendemain je ne pus me lever, car je fus pris dans la nuit dune grande fièvre qui débuta par un frisson suivi dune bouffée de chaleur ; il me semblait que javais le feu dans la poitrine et que jétais malade comme Joli-Cur, après sa nuit passée sur larbre, dans la neige.
En réalité, javais une violente inflammation, cest-à-dire une fluxion de poitrine causée par le refroidissement que javais éprouvé dans la nuit où mon pauvre maître avait péri.
Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à même dapprécier la bonté de la famille Acquin, et surtout les qualités de dévouement dÉtiennette.
Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairement peu disposé à appeler les médecins, je fus pris dune façon si violente et si effrayante, quon fit pour moi une exception à cette règle, qui est de nature autant que dhabitude. Le médecin, appelé, neut pas besoin dun long examen et dun récit détaillé pour voir quelle était ma maladie ; tout de suite il déclara quon devait me porter à lhospice.
Cétait, en effet, le plus simple et le plus facile. Cependant cet avis ne fut pas adopté par le père.
Puisquil est venu tomber à notre porte, dit-il, et non à celle de lhospice, cest que nous devons le garder.
Le médecin avait combattu avec toutes sortes de bonnes paroles ce raisonnement fataliste, mais sans lébranler. On devait me garder, on mavait gardé.
Et à toutes ses occupations, Étiennette avait ajouté celle de garde-malade, me soignant doucement, méthodiquement, comme leût fait une sur de Saint-Vincent de Paul, sans jamais une impatience ou un oubli. Quand elle était obligée de mabandonner pour les travaux de la maison, Lise la remplaçait, et bien des fois, dans ma fièvre, jai vu celle-ci aux pieds de mon lit, fixant sur moi ses grands yeux inquiets. Lesprit troublé par le délire, je croyais quelle était mon ange gardien, et je lui parlais comme jaurais parlé à un ange, en lui disant mes espérances et mes désirs. Cest depuis ce moment que je me suis habitué à la considérer, malgré moi, comme un être idéal, entouré dune sorte dauréole, que jétais tout surpris de voir vivre de notre vie quand je mattendais au contraire à la voir senvoler avec de grandes ailes blanches.
Ma maladie fut longue et douloureuse, avec plusieurs rechutes qui eussent découragé peut-être des parents, mais qui ne lassèrent ni la patience ni le dévouement dÉtiennette. Pendant plusieurs nuits, il fallut me veiller, car javais la poitrine prise de manière à croire que jallais étouffer dun moment à lautre, et ce furent Alexis et Benjamin qui, alternativement, se remplacèrent auprès de mon lit. Enfin, la convalescence arriva ; mais, comme la maladie fut longue, capricieuse, et il me fallut attendre que le printemps commençât à reverdir les prairies de la Glacière pour sortir de la maison.
Alors Lise, qui ne travaillait point, prit la place dÉtiennette et ce fut elle qui me promena sur les bords de la Bièvre. Vers midi, quand le soleil était dans son plein, nous partions, et nous tenant par la main nous nous en allions doucement suivis de Capi. Le printemps fut doux et beau cette année-là, ou tout au moins il men est resté un doux et beau souvenir, ce qui est la même chose.
Cest un quartier peu connu des Parisiens que celui qui se trouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on sait vaguement quil y a quelque part par là une petite vallée, mais comme la rivière qui larrose est la Bièvre, on dit et lon croit que cette vallée est un des endroits les plus sales et les plus tristes de la banlieue de Paris. Il nen est rien cependant, et lendroit vaut mieux que sa réputation. La Bièvre, que lon juge trop souvent par ce quelle est devenue industriellement dans le faubourg Saint-Marcel, et non par ce quelle était naturellement à Verrières ou à Rungis, coule là, ou tout au moins coulait là au temps dont je parle, sous un épais couvert de saules et de peupliers, et sur ses bords sétendent de vertes prairies qui montent doucement jusquà des petits coteaux couronnés de maisons et de jardins ; lherbe est fraîche et drue au printemps, les pâquerettes émaillent détoiles blanches son tapis démeraude, et dans les saules qui feuillissent, dans les peupliers dont les bourgeons sont enduits dune résine visqueuse, les oiseaux, le merle, la fauvette, le pinson voltigent en disant par leurs chants quon est encore à la campagne et non déjà à la ville.
Ce fut ainsi que je vis cette petite vallée, qui depuis a bien changé, et limpression quelle ma laissée est vivace dans mon souvenir comme au jour où je la reçus. Si jétais peintre je vous dessinerais le rideau de peupliers sans oublier un seul arbre, et les gros saules avec les groseilliers épineux qui verdissaient sur leurs têtes, les racines implantées dans leur tronc pourri, et les glacis des fortifications sur lesquels nous faisions de si belles glissades en nous lançant sur un seul pied, et la Butte-aux-Cailles avec son moulin à vent ; et la cour Sainte-Hélène avec sa population de blanchisseuses ; et les tanneries qui salissent et infectent les eaux de la rivière, et la ferme Sainte-Anne, où de pauvres fous qui cultivent la terre passent à côté de vous souriant dun sourire idiot, les membres ballants, la bouche mi-ouverte montrant un bout de langue, avec une vilaine grimace.
Dans nos promenades, Lise naturellement ne parlait pas, mais chose étonnante, nous navions pas besoin de paroles, nous nous regardions et nous nous comprenions si bien avec nos yeux que jen venais à ne plus lui parler moi-même.
À la longue les forces me revinrent et je pus memployer aux travaux du jardin : jattendais ce moment avec impatience, car javais hâte de faire pour les autres ce que les autres faisaient pour moi, de travailler pour eux et de leur rendre, dans la mesure de mes forces, ce quils mavaient donné. Je navais jamais travaillé, car si pénibles que soient les longues marches, elles ne sont pas un travail continu qui demande la volonté et lapplication, mais il me semblait que je travaillerais bien, au moins courageusement, à lexemple de ceux que je voyais autour de moi.
Cétait la saison où les giroflées commencent à arriver sur les marchés de Paris, et la culture du père Acquin était à ce moment celle des giroflées ; notre jardin en était rempli ; il y en avait des rouges, des blanches, des violettes disposées par couleurs, séparées sous les châssis, de sorte quil y avait des lignes toutes blanches et dautres à côté toutes rouges, ce qui était très-joli ; et le soir, avant que les châssis fussent refermés, lair était embaumé par le parfum de toutes ces fleurs.
La tâche quon me donna, la proportionnant à mes forces encore bien faibles, consista à lever les panneaux vitrés le matin, quand la gelée était passée, et à les refermer le soir avant quelle arrivât ; dans la journée je devais les ombrer avec du paillis que je jetais dessus pour préserver les plantes dun coup de soleil. Cela nétait ni bien difficile, ni bien pénible, mais cela était assez long, car javais plusieurs centaines de panneaux à remuer deux fois par jour et à surveiller pour les ombrer ou les découvrir selon lardeur du soleil.
Pendant ce temps, Lise restait auprès du manège qui servait à élever leau nécessaire aux arrosages, et quand la vieille Cocotte, fatiguée de tourner, les yeux encapuchonnés dans son masque de cuir, ralentissait le pas, elle lexcitait en faisant claquer un petit fouet ; un des frères renversait les seaux que faisait monter ce manège, et lautre aidait son père ; ainsi chacun avait son poste, et personne ne perdait son temps.
Javais vu les paysans travailler dans mon village, mais je navais aucune idée de lapplication, du courage et de lintensité avec lesquels travaillent les jardiniers des environs de Paris, qui, debout bien avant que le soleil paraisse, au lit bien tard après quil est couché, se dépensent tout entiers et peinent tant quils ont de forces durant cette longue journée ; javais vu aussi cultiver la terre, mais je navais aucune idée de ce quon peut lui faire produire par le travail, en ne lui laissant pas de repos : je fus à bonne école chez le père Acquin.
On ne memploya pas toujours aux châssis ; les forces me vinrent, et jeus aussi la satisfaction de pouvoir mettre quelque chose dans la terre, et la satisfaction beaucoup plus grande encore de le voir pousser : cétait mon ouvrage à moi, ma chose, ma création, et cela me donnait comme un sentiment de fierté ; jétais donc propre à quelque chose, je le prouvais, et, ce qui métait plus doux encore, je le sentais : cela, je vous assure, paye de bien des peines.
Malgré les fatigues que cette vie nouvelle mimposa, je mhabituai bien vite à cette existence laborieuse qui ressemblait si peu à mon existence vagabonde de bohémien. Au lieu de courir en liberté comme autrefois, nayant dautre peine que daller droit devant moi sur les grandes routes, il fallait maintenant rester enfermé entre les quatre murs dun jardin, et du matin au soir travailler rudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirs au bout des bras et les pieds nus dans les sentiers boueux ; mais autour de moi chacun travaillait tout aussi rudement ; les arrosoirs du père étaient plus lourds que les miens, et sa chemise était plus mouillée de sueur que les nôtres. Cest un grand soulagement dans la peine que légalité. Et puis je rencontrais là ce que je croyais avoir perdu à jamais : la vie de la famille. Je nétais plus seul, je nétais plus lenfant abandonné ; javais mon lit à moi, javais ma place à moi à la table qui nous réunissait tous. Si durant la journée quelquefois Alexis ou Benjamin menvoyaient une taloche, la main retombée je ny pensais plus, pas plus quils ne pensaient à celles que je leur rendais ; et le soir, tous autour de la soupe, nous nous retrouvions amis et frères.
Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pas travail et fatigue ; nous avions aussi nos heures de repos et de plaisir, courtes, bien entendu, mais précisément par cela même plus délicieuses.
Le dimanche, dans laprès-midi, on se réunissait sous un petit berceau de vignes qui touchait la maison ; jallais prendre ma harpe au clou où elle restait accrochée pendant toute la semaine, et je faisais danser les deux frères et les deux surs. Ni les uns ni les autres navaient appris à danser, mais Alexis et Benjamin avaient été une fois à un bal de noces aux Mille-Colonnes, et ils en avaient rapporté des souvenirs plus ou moins exacts de ce quest la contredanse ; cétaient ces souvenirs qui les guidaient. Quand ils étaient las de danser, ils me faisaient chanter mon répertoire, et ma chanson napolitaine produisait toujours son irrésistible effet sur Lise.
Fenesta vascia e patrona crudele.
Jamais je nai chanté la dernière strophe sans voir ses yeux mouillés.
Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne avec Capi. Pour lui aussi ces dimanches étaient des jours de fête ; ils lui rappelaient le passé, et quand il avait fini son rôle, il leût volontiers recommencé.
Deux années sécoulèrent ainsi, et comme le père memmenait souvent avec lui au marché, au quai aux Fleurs, à la Madeleine, au Château-dEau, ou bien chez les fleuristes à qui nous portions nos plantes, jen arrivai petit à petit à connaître Paris et à comprendre que si ce nétait pas une ville de marbre et dor comme je lavais imaginé, ce nétait point davantage une ville de boue comme mon entrée par Charenton et le quartier Mouffetard me lavait fait croire un peu trop-vite.
Je vis les monuments, jentrai dans quelques-uns, je me promenai le long des quais, sur les boulevards, dans le jardin du Luxembourg, dans celui des Tuileries, aux Champs-Élysées. Je vis des statues. Je restai en admiration devant le mouvement des foules. Je me fis une sorte didée de ce quétait lexistence dune grande capitale.
Heureusement mon éducation ne se fit point seulement par les yeux et selon les hasards de mes promenades ou de mes courses à travers Paris. Avant de sétablir jardinier à son compte « le père » avait travaillé aux pépinières du Jardin des Plantes, et là il sétait trouvé en contact avec des gens de science et détude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire et dapprendre. Pendant plusieurs années il avait employé ses économies à acheter des livres et ses quelques heures de loisir à lire ces livres. Mais lorsquil sétait marié et que les enfants étaient arrivés, les heures de loisir avaient été rares ; il avait fallu avant tout gagner le pain de chaque jour ; les livres avaient été abandonnés, mais ils navaient été ni perdus, ni vendus ; et on les avait gardés dans une armoire. Le premier hiver que je passai dans la famille Acquin fut très-long, et les travaux de jardinage se trouvèrent sinon suspendus, au moins ralentis pendant plusieurs mois. Alors pour occuper les soirées que nous passions au coin du feu, les vieux livres furent tirés de larmoire et distribués entre nous. Cétaient pour la plupart des ouvrages sur la botanique et lhistoire des plantes avec quelques récits de voyages. Alexis et Benjamin navaient point hérité des goûts de leur père pour létude, et régulièrement tous les soirs, après avoir ouvert leur volume, ils sendormaient sur la troisième ou la quatrième page. Pour moi, moins disposé au sommeil ou plus curieux, je lisais jusquau moment où nous devions nous coucher : les premières leçons de Vitalis navaient point été perdues ; et en me disant cela, en me couchant je pensais à lui avec attendrissement.
Mon désir dapprendre rappela au père le temps où il prenait deux sous sur son déjeuner pour acheter des livres, et à ceux qui étaient dans larmoire il en ajouta quelques autres quil me rapporta de Paris. Les choix étaient faits par le hasard ou les promesses du titre, mais enfin cétaient toujours des livres, et, sils mirent alors un peu de désordre dans mon esprit sans direction, ce désordre seffaça plus tard et ce quil y avait de bon en eux me resta et mest resté ; tant il est vrai que toute lecture profite.
Lise ne savait pas lire, mais en me voyant plongé dans les livres aussitôt que javais une heure de liberté, elle eut la curiosité de savoir ce qui mintéressait si vivement. Tout dabord elle voulut me prendre ces livres qui mempêchaient de jouer avec elle ; puis, voyant que malgré tout je revenais à eux, elle me demanda de les lui lire. Ce fut un nouveau lien entre nous. Repliée sur elle-même, lintelligence toujours aux aguets, nétant point occupée par les frivolités ou les niaiseries de la conversation, elle devait trouver dans la lecture ce quelle trouva en effet : une distraction et une nourriture.
Combien dheures nous avons passées ainsi : elle assise devant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant. Souvent je marrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je ne comprenais pas et je la regardais. Alors nous restions quelquefois longtemps à chercher ; puis quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire « plus tard ». Je lui appris aussi à dessiner, cest-à-dire à ce que jappelais dessiner. Cela fut long, difficile, mais enfin jen vins à peu près à bout. Sans doute jétais un assez pauvre maître. Mais nous nous entendions, et le bon accord du maître et de lélève vaut souvent mieux que le talent. Quelle joie quand elle traça quelques traits où lon pouvait reconnaître ce quelle avait voulu faire ! Le père Acquin membrassa :
Allons, dit-il en riant, jaurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre. Lise te payera cela plus tard.
Plus tard, cest-à-dire quand elle parlerait, car on navait point renoncé à lui rendre la parole, seulement les médecins avaient dit que pour le moment il ny avait rien à faire et quil fallait attendre une crise.
Plus tard était aussi le geste triste quelle me faisait quand je lui chantais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisse à jouer de la harpe et très-vite ses doigts sétaient habitués à imiter les miens. Mais naturellement elle navait pas pu apprendre à chanter, et cela la dépitait. Bien des fois jai vu des larmes dans ses yeux qui me disaient son chagrin. Mais dans sa bonne et douce nature le chagrin ne persistait pas : elle sessuyait les yeux et avec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plus tard.
Adopté par le père Acquin et traité en frère par les enfants, je serais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophe qui tout à coup vint une fois encore changer ma vie ; car il était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux, et que quand je me croirais le mieux assuré du repos, ce serait justement lheure où je serais rejeté de nouveau, par des événements indépendants de ma volonté, dans ma vie aventureuse.
XXILa famille dispersée.
Il y avait des jours où me trouvant seul et réfléchissant, je me disais :
Tu es trop heureux mon garçon, ça ne durera pas.
Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas, mais jétais à peu près certain que, dun côté ou de lautre, il me viendrait.
Cela me rendait assez souvent triste, mais dun autre côté cela avait de bon que pour éviter ce malheur, je mappliquais à faire de mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce serait par ma faute, que je serais frappé.
Ce ne fut point par ma faute, mais si je me trompai sur ce point, je ne devinai que trop juste quant au malheur.
Jai dit que le père cultivait les giroflées : cest une culture assez facile et que les jardiniers des environs de Paris réussissent à merveille, témoin les grosses plantes trapues garnies de fleurs du haut en bas quils apportent sur les marchés aux mois davril et de mai. La seule habileté nécessaire au jardinier qui cultive les giroflées, est celle qui consiste à choisir des plantes à fleurs doubles, car le monde repousse les fleurs simples. Or, comme les graines quon sème donnent dans une proportion à peu près égale des plantes simples et des plantes doubles, il y a un intérêt important à ne garder que les plantes doubles ; sans cela on serait exposé à soigner chèrement cinquante pour cent de plantes quil faudrait jeter au moment de les voir fleurir, cest-à-dire après un an de culture. Ce choix se nomme lessimplage et il se fait à linspection de certains caractères qui se montrent dans les feuilles et dans le port de la plante. Peu de jardiniers savent pratiquer cette opération de lessimplage et même cest un secret qui sest conservé dans quelques familles. Quand les cultivateurs de giroflées ont besoin de faire leur choix de plantes doubles, ils sadressent à ceux de leurs confrères qui possèdent ce secret, et ceux-ci « vont en ville », ni plus ni moins que des médecins ou des experts, donner leur consultation.
Le père était un des plus habiles essimpleurs de Paris ; aussi au moment où doit se faire cette opération, toutes ses journées étaient-elles prises. Cétait alors pour nous et particulièrement pour Étiennette notre mauvais temps, car entre confrères on ne se visite pas sans boire un litre, quelquefois deux, quelquefois trois, et quand il avait ainsi visité deux ou trois jardiniers, il rentrait à la maison la figure rouge, la parole embarrassée et les mains tremblantes.
Jamais Étiennette ne se couchait sans quil fût rentré, même quand il rentrait tard, très-tard.
Alors quand jétais éveillé, ou quand le bruit quil faisait me réveillait, jentendais de ma chambre leur conversation.
Pourquoi nes-tu pas couchée ? disait le père.
Parce que jai voulu voir si tu navais besoin de rien.
Ainsi mademoiselle Gendarme me surveille !
Si je ne veillais pas, à qui parlerais-tu ?
Tu veux voir si je marche droit ; eh bien ! regarde, je parie que je vais à la porte des enfants sans quitter ce rang de pavés.
Un bruit de pas inégaux retentissait dans la cuisine, puis il se faisait un silence.
Lise va bien ? disait-il.
Oui, elle dort, si tu voulais ne pas faire de bruit.
Je ne fais pas de bruit, je marche droit, il faut bien que je marche droit puisque les filles accusent leur père. Quest-ce quelle a dit en ne me voyant pas rentrer pour souper ?
Rien ; elle a regardé ta place.
Ah ! elle a regardé ma place.
Oui.
Plusieurs fois ? Est-ce quelle a regardé plusieurs fois ?
Souvent.
Et quest-ce quelle disait ?
Ses yeux disaient que tu nétais pas là.
Alors elle te demandait pourquoi je nétais pas là, et tu lui disais que jétais avec les amis.
Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais rien : elle savait bien où tu étais.
Elle le savait, elle savait que
Elle sest bien endormie ?
Non ; il y a un quart dheure seulement que le sommeil la prise, elle voulait tattendre.
Et toi, quest-ce que tu voulais ?
Je voulais quelle ne te vît pas rentrer.
Puis après un moment de silence :
Tiennette, tu es une bonne fille ; écoute, demain je vais chez Louisot, eh bien ! je te jure, tu entends bien, je te jure de rentrer pour souper ; je ne veux plus que tu mattendes, et je ne veux pas que Lise sendorme tourmentée.
Mais les promesses, les serments ne servaient pas toujours et il nen rentrait pas moins tard, une fois quil acceptait un verre de vin. À la maison, Lise était toute-puissante, dehors elle était oubliée.
Vois-tu, disait-il, on boit un coup sans y penser, parce quon ne peut pas refuser les amis ; on boit le second parce quon a bu le premier, et lon est bien décidé à ne pas boire le troisième ; mais boire donne soif. Et puis, le vin vous monte à la tête ; on sait que quand on est lancé on oublie les chagrins ; on ne pense plus aux créanciers ; on voit tout éclairé par le soleil ; on sort de sa peau pour se promener dans un autre monde, le monde où lon désirait aller. Et lon boit. Voilà.
Il faut dire que cela narrivait pas souvent. Dailleurs la saison de lessimplage nétait pas longue, et quand cette saison était passée le père nayant plus de motifs pour sortir, ne sortait plus. Il nétait pas homme à aller au cabaret tout seul, ni par paresse à perdre son temps.
La saison des giroflées terminée, nous préparions dautres plantes, car il est de règle quun jardinier ne doit pas avoir une seule place de son jardin vide : aussitôt que des plantes sont vendues dautres doivent les remplacer.
Lart pour un jardinier qui travaille en vue du marché est dapporter ses fleurs sur le marché au moment où il a chance den tirer le plus haut prix. Or, ce moment est celui des grandes fêtes de lannée : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, la Saint-Louis, car le nombre est considérable de ceux qui sappellent Pierre, Marie, Louis ou Louise et par conséquent le nombre est considérable aussi des pots de fleurs ou des bouquets quon vend ces jours-là et qui sont destinés à souhaiter la fête à un parent ou à un ami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes les rues de Paris pleines de fleurs, non-seulement dans les boutiques ou sur les marchés, mais encore sur les trottoirs, au coin des rues, sur les marches des maisons, partout où lon peut disposer un étalage.
Le père Acquin, après sa saison de giroflées, travaillait en vue des grandes fêtes du mois de juillet et du mois daoût, surtout du mois daoût, dans lequel se trouve la Sainte-Marie et la Saint-Louis, et pour cela nous préparions des milliers de reines-marguerites, des fuchsias, des lauriers-roses tout autant que nos châssis et nos serres pouvaient en contenir : il fallait que toutes ces plantes arrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, elles auraient été passées au moment de la vente, ni trop tard, elles nauraient pas encore été en fleurs. On comprend que cela exige un certain talent, car on nest pas maître du soleil, ni du temps, qui est plus ou moins beau. Le père Acquin était passé maître dans cet art, et jamais ses plantes narrivaient trop tôt ni trop tard. Mais aussi que de soins, que de travail !
Au moment où jen suis arrivé de mon récit, notre saison sannonçait comme devant être excellente ; nous étions au 5 août et toutes nos plantes étaient à point : dans le jardin, en plein air, les reines-marguerites montraient leurs corolles prêtes à sépanouir, et dans les serres ou sous les châssis dont le verre était soigneusement blanchi au lait de chaux pour tamiser la lumière, fuchsias et lauriers-roses commençaient à fleurir : ils formaient de gros buissons ou des pyramides garnies de boutons du haut en bas, le coup dil était superbe ; et, de temps en temps, je voyais le père se frotter les mains avec contentement.
La saison sera bonne, disait-il à ses fils.
Et en riant tout bas, il faisait le compte de ce que la vente de toutes ces fleurs lui rapporterait.
On avait rudement travaillé pour en arriver là et sans prendre une heure de congé, même le dimanche ; cependant tout étant à point et en ordre, il fut décidé que pour notre récompense nous irions tous dîner ce dimanche 5 août à Arcueil chez un des amis du père, jardinier comme lui ; Capi lui-même serait de la partie. On travaillerait jusquà trois ou quatre heures, puis quand tout serait fini, on fermerait la porte à clef, et lon sen irait gaiement, on arriverait à Arcueil, vers cinq ou six heures, puis après dîner on reviendrait tout de suite pour ne pas se coucher trop tard et être au travail le lundi de bonne heure, frais et dispos.
Quelle joie !
Il fut fait ainsi quil avait été décidé, et quelques minutes avant quatre heures, le père tournait la clef dans la serrure de la grande porte.
En route tout le monde ! dit-il joyeusement.
En avant, Capi !
Et prenant Lise par la main, je me mis à courir avec elle accompagné par les aboiements joyeux de Capi qui sautait autour de nous. Peut-être croyait-il que nous nous en allions pour longtemps sur les grands chemins, ce qui lui aurait mieux plu que de rester à la maison, où il sennuyait, car il ne métait pas toujours possible de moccuper de lui, ce quil aimait par dessus tout.
Nous étions tous endimanchés et superbes avec nos beaux habits à manger du rôti. Il y avait des gens qui se retournaient pour nous voir passer. Je ne sais pas ce que jétais moi-même, mais Lise, avec son chapeau de paille, sa robe bleue et ses bottines de toile grise était bien la plus jolie petite fille quon puisse voir, la plus vivante ; cétait la grâce dans la vivacité ; ses yeux, ses narines frémissantes, ses épaules, ses bras, ses mains, tout en elle parlait et disait son plaisir.
Le temps passa si vite que je nen eus pas conscience ; tout ce que je sais, cest que comme nous arrivions à la fin du dîner, lun de nous remarqua que le ciel semplissait de nuages noirs du côté du couchant, et comme notre table était servie en plein air sous un gros sureau, il nous fut facile de constater quun orage se préparait.
Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à la Glacière.
À ce mot, il y eut une exclamation générale :
Déjà !
Lise ne dit rien, mais elle fît des gestes de dénégation et de protestation.
Si le vent sélève, dit le père, il peut chavirer les panneaux : en route !
Il ny avait pas à répliquer davantage ; nous savions tous que les panneaux vitrés sont la fortune des jardiniers, et que si le vent casse les verres, cest la ruine pour eux.
Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi, Benjamin, et toi aussi Alexis, nous prendrons le pas accéléré. Rémi viendra en arrière avec Étiennette et Lise.
Et sans en dire davantage ils partirent à grands pas, tandis que nous les suivions moins vite, réglant notre marche, Étiennette et moi, sur celle de Lise.
Il ne sagissait plus de rire, et nous ne courions plus, nous ne gambadions plus.
Le ciel devenait de plus en plus noir et lorage arrivait rapidement précédé par des nuages de poussière que le vent, qui sétait élevé, entraînait en gros tourbillons. Quand on se trouvait pris dans un de ces tourbillons il fallait sarrêter, tourner le dos au vent, et se boucher les yeux avec les deux mains car on était aveuglé ; si lon respirait on sentait dans sa bouche un goût de cailloux.
Le tonnerre roulait dans le lointain et ses grondements se rapprochaient rapidement se mêlant à des éclats stridents.
Étiennette et moi nous avions pris Lise par la main, et nous la tirions après nous, mais elle avait peine à nous suivre, et nous ne marchions pas aussi vite que nous aurions voulu.
Arriverions-nous avant lorage ?
Le père, Benjamin et Alexis, arriveraient-ils ?
Pour eux, la question était de toute autre importance ; pour nous, il sagissait simplement de nêtre pas mouillés, pour eux de mettre les châssis à labri de la destruction, cest-à-dire de les fermer pour que le vent ne pût pas les prendre en dessous et les culbuter pêle-mêle.
Les fracas du tonnerre étaient de plus en plus répétés, et les nuages sétaient tellement épaissis quil faisait presque nuit ; quand le vent les entrouvrait, on apercevait çà et là dans leurs tourbillons noirs des profondeurs cuivrées. Évidemment ces nuages allaient crever dun instant à lautre.
Chose étrange, au milieu des éclats du tonnerre nous entendîmes un bruit formidable qui arrivait sur nous, et qui était inexplicable : il semblait que cétait un régiment de cavaliers qui se précipitaient pour fuir lorage : mais cela était absurde ; comment des cavaliers seraient-ils venus dans ce quartier ?
Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelques grêlons dabord qui nous frappèrent au visage, puis presque instantanément, une vraie avalanche ; il fallut nous jeter sous une grande porte.
Et alors nous vîmes tomber laverse de grêle la plus terrible quon puisse imaginer ; en un instant la rue fut couverte dune couche blanche comme en plein hiver ; les grêlons étaient gros comme des ufs de pigeon et en tombant ils produisaient un tapage assourdissant au milieu duquel éclataient de temps en temps des bruits de vitres cassées ; avec les grêlons qui glissaient des toits dans la rue tombaient toutes sortes de choses, des morceaux de tuiles, des plâtras, des ardoises broyées, surtout des ardoises qui faisaient des tas noirs au milieu de la blancheur de la grêle.
Hélas ! les panneaux ! sécria Étiennette. Cétait aussi la pensée qui métait venue à lesprit.
Peut-être le père sera-t-il arrivé à temps ?
Quand même ils seraient arrivés avant la grêle, jamais ils nauront eu le temps de couvrir les panneaux avec les paillassons ; tout va être perdu.
On dit que la grêle ne tombe que par places.
Nous sommes trop près de la maison pour quelle nous ait épargnés ; si elle tombe sur le jardin comme ici, le pauvre père va être ruiné ; oh ! mon Dieu, il comptait tant sur la vente, et il avait tant besoin de cet argent !
Sans bien connaître le prix des choses javais bien souvent entendu dire que les panneaux vitrés coûtaient 15 ou 1,800 francs le cent, et je compris tout de suite quel désastre ce pouvait être pour nous, si la grêle avait brisé nos cinq ou six cents panneaux, sans parler des serres ni des plantes.
Jaurais voulu interroger Étiennette, mais cétait à peine si nous pouvions nous entendre tant le tapage produit par les grêlons était assourdissant ; et puis, à vrai dire, Étiennette ne paraissait pas disposée à parler ; elle regardait tomber la grêle avec une figure désolée, comme doit lêtre celle des gens qui voient brûler leur maison.
Cette terrible averse ne dura pas longtemps, cinq ou six minutes peut-être, et elle cessa tout à coup comme tout à coup elle avait commencé : le nuage fila sur Paris et nous pûmes sortir de dessous notre grande porte. Dans la rue, les grêlons durs et ronds roulaient sous les pieds comme les galets de la mer, et il y en avait une telle épaisseur que les pieds enfonçaient dedans jusquà la cheville.
Lise, ne pouvant marcher dans cette grêle glacée, avec ses bottines de toile, je la pris sur mon dos ; son visage si gai en venant, était maintenant navré, des larmes roulaient dans ses yeux.
Nous ne tardâmes pas à arriver à la maison dont la grande porte était restée ouverte ; nous entrâmes vivement dans le jardin.
Quel spectacle ! tout était brisé, haché : panneaux, fleurs, morceaux de verre, grêlons formaient un mélange, un fouillis sans forme ; de ce jardin si beau, si riche le matin, rien ne restait que ces débris sans nom.
Où était le père ?
Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, et nous arrivâmes ainsi à la grande serre dont pas une vitre nétait restée intacte : il était assis, affaissé pour mieux dire, sur un escabeau au milieu des débris qui couvraient le sol, Alexis et Benjamin près de lui immobiles.
Oh ! mes pauvres enfants ! sécria-t-il en levant la tête à notre approche, qui lui avait été signalée par le bruit du verre que nous écrasions sous nos pas, oh ! mes pauvres enfants !
Et, prenant Lise dans ses bras, il se mit à pleurer sans ajouter un mot.
Quaurait-il dit ?
Cétait un désastre ; mais, si grand quil fût aux yeux, il était plus terrible encore par ses conséquences.
Bientôt jappris par Étiennette et par les garçons combien le désespoir du père était justifié. Il y avait dix ans que le père avait acheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celui qui lui avait vendu le terrain lui avait aussi prêté de largent pour acheter le matériel nécessaire à son métier de fleuriste. Le tout était payable ou remboursable, en quinze ans, par annuités. Jusquà cette époque, le père avait pu payer régulièrement ces annuités, à force de travail et de privations. Ces payements réguliers étaient dautant plus indispensables, que son créancier nattendait quune occasion, cest-à-dire quun retard, pour reprendre terrain, maison, matériel, en gardant, bien entendu, les dix annuités quil avait déjà reçues : cétait même là, paraît-il, sa spéculation, et cétait parce quil espérait bien quen quinze ans, il arriverait un jour où le père ne pourrait pas payer, quil avait risqué cette spéculation, pour lui sans danger, tandis quelle en était pleine, au contraire, pour son débiteur.
Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle.
Maintenant quallait-il se passer ?
Nous ne restâmes pas longtemps dans lincertitude, et le lendemain du jour où le père devait payer son annuité avec le produit de la vente des plantes, nous vîmes entrer à la maison un monsieur en noir, qui navait pas lair trop poli et qui nous donna un papier timbré sur lequel il écrivit quelques mots dans une ligne restée en blanc.
Cétait un huissier.
Et depuis ce jour il revint à chaque instant, si bien quil finit par connaître nos noms.
Bonjour Rémi, disait-il ; bonjour Alexis, cela va bien, mademoiselle Étiennette ?
Et il nous donnait son papier timbré, en souriant, comme à des amis.
Au revoir, les enfants !
Au diable ?
Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville. Où allait-il ? je nen sais rien, car lui qui autrefois était si communicatif, il ne disait plus un mot. Il allait chez les gens daffaires, sans doute devant les tribunaux.
Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalis aussi avait paru devant les tribunaux et je savais ce qui en était résulté.
Pour le père, le résultat se fit beaucoup plus attendre et une partie de lhiver sécoula ainsi ; comme nous navions pas pu, bien entendu, réparer nos serres et faire vitrer nos panneaux, nous cultivions le jardin en légumes et en fleurs qui ne demandaient pas dabri ; cela ne serait pas dun grand produit, mais enfin cela serait toujours quelque chose, et puis cétait du travail.
Un soir le père rentra plus accablé encore que de coutume.
Les enfants, dit-il, cest fini.
Je voulus sortir, car je compris quil allait se passer quelque chose de grave, et, comme il sadressait à ses enfants, il me semblait que je ne devais pas écouter.
Mais dun geste il me retint :
Nes-tu pas de la famille, dit-il, et quoique tu ne sois pas bien âgé pour entendre ce que jai à te dire, tu as déjà été assez éprouvé par le malheur pour le comprendre : les enfants, je vas vous quitter.
Il ny eut quune exclamation, quun cri de douleur. Lise sauta dans ses bras et lembrassa en pleurant.
Oh ! vous pensez bien que ce nest pas volontairement quon abandonne des bons enfants comme vous, une chère petite comme Lise.
Et il la serra sur son cur.
Mais jai été condamné à payer et comme je nai pas largent, on va tout vendre ici, puis comme ce ne sera pas assez, on me mettra en prison, où je resterai cinq ans ; ne pouvant pas payer avec mon argent je payerai avec mon corps, avec ma liberté.
Nous nous mîmes tous à pleurer.
Oui, cest bien triste, dit-il, mais il ny a pas à aller contre la loi, et cest la loi ; il paraît quautrefois elle était encore plus dure, ma dit mon avocat, et que quand un débiteur ne pouvait pas payer ses créanciers, ceux-ci avaient le droit de mettre son corps en morceaux et de se le partager en autant de parties quils le voulaient ; moi on me met simplement en prison, et jy serai sans doute dans quelques jours, jy serai pour cinq ans. Que deviendrez-vous pendant ce temps-là ? Voilà le terrible.
Il se fit un silence ; je ne sais ce quil fut pour les autres enfants, mais pour moi il fut affreux.
Vous pensez bien que je nai pas été sans réfléchir à cela ; et voilà ce que jai décidé pour ne pas vous laisser seuls et abandonnés après que jaurai été arrêté.
Un peu despérance me revint.
Rémi va écrire à ma sur Catherine Suriol, à Dreuzy, dans la Nièvre ; il va lui expliquer la position et la prier de venir ; avec Catherine qui ne perd pas facilement la tête, et qui connaît les affaires, nous déciderons le meilleur.
Cétait la première fois que jécrivais une lettre, ce fut un pénible, un cruel début.
Bien que les paroles du père fussent vagues, elles contenaient pourtant une espérance, et dans la position où nous étions, cétait déjà beaucoup que despérer.
Quoi ?
Nous ne le voyions pas ; mais nous espérions ; Catherine allait arriver et cétait une femme qui connaissait les affaires ; cela suffisait à des enfants simples et ignorants tels que nous.
Pour ceux qui connaissent les affaires, il ny a plus de difficultés en ce monde.
Cependant elle narriva pas aussi tôt que nous lavions imaginé et les gardes du commerce, cest-à-dire les gens qui arrêtent les débiteurs, arrivèrent avant elle.
Le père allait justement sen aller chez un de ses amis, lorsquen sortant dans la rue, il les trouva devant lui ; je laccompagnais, en une seconde nous fûmes entourés. Mais le père ne voulait pas se sauver, il pâlit comme sil allait se trouver mal et demanda aux gardes dune voix faible à embrasser ses enfants.
Il ne faut pas vous désoler, mon brave, dit lun deux, la prison pour dettes nest pas si terrible que ça et on y trouve de bons garçons.
Nous rentrâmes à la maison, entourés des gardes du commerce.
Jallai chercher les garçons dans le jardin.
Quand nous revînmes, le père tenait dans ses bras Lise, qui pleurait à chaudes larmes.
Alors un des gardes lui parla à loreille, mais je nentendis pas ce quil lui dit.
Oui, répondit le père, vous avez raison, il le faut. Et se levant brusquement, il posa Lise à terre, mais elle se cramponna à lui, et ne voulut pas lâcher sa main.
Alors il embrassa Étiennette, Alexis et Benjamin.
Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les larmes, il mappela :
Et toi, Rémi, ne viens-tu pas membrasser, nes-tu pas mon enfant ?
Nous étions éperdus.
Restez là, dit le père dun ton de commandement, je vous lordonne.
Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise dans celle dÉtiennette.
Jaurais voulu le suivre, et je me dirigeai vers la porte, mais Étiennette me fit signe de marrêter.
Où aurais-je été ? Quaurais-je fait ?
Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ; nous pleurions tous et personne dentre nous ne trouvait un mot à dire.
Quel mot ?
Nous savions bien que cette arrestation devait se faire un jour ou lautre, mais nous avions cru qualors Catherine serait là, et Catherine cétait la défense.
Mais Catherine nétait pas là.
Elle arriva cependant une heure environ après le départ du père, et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussions échangé une parole. Celle qui jusquà ce moment nous avait soutenus était à son tour écrasée ; Étiennette si forte, si vaillante pour lutter, était maintenant aussi faible que nous ; elle ne nous encourageait plus, sans volonté, sans direction, toute à sa douleur quelle ne refoulait que pour tâcher de consoler celle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nous enfants, désormais sans personne au gouvernail, sans phare pour nous guider, sans rien pour nous conduire au port, sans même savoir sil y avait un port pour nous, nous restions perdus au milieu de locéan de la vie, ballottés au caprice du vent, incapables dun mouvement ou dune idée, leffroi dans lesprit, la désespérance dans le cur.
Cétait une maîtresse femme que la tante Catherine, femme dinitiative et de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendant dix ans, à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultés de ce monde, et comme elle le disait elle-même, elle savait se retourner.
Ce fut un soulagement pour nous de lentendre nous commander et de lui obéir, nous avions retrouvé une indication, nous étions replacés debout sur nos jambes.
Pour une paysanne sans éducation, comme sans fortune, cétait une lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, et bien faite pour inquiéter les plus braves ; une famille dorphelins dont laîné navait pas seize ans et dont la plus jeune était muette. Que faire de ces enfants ? Comment sen charger quand on avait bien du mal à vivre soi-même ?
Le père dun des enfants quelle avait nourris était notaire ; elle lalla consulter, et ce fut avec lui, daprès ses conseils et ses soins, que notre sort fut arrêté. Puis ensuite elle alla sentendre avec le père à la prison, et huit jours après son arrivée à Paris, sans nous avoir une seule fois parlé de ses démarches et de ses intentions, elle nous fît part de la décision qui avait été prise.
Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travailler seuls, chacun des enfants sen irait chez des oncles et des tantes qui voulaient bien les prendre :
Lise chez tante Catherine dans le Morvan.
Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les Cévennes.
Benjamin chez un autre oncle qui était jardinier à Saint-Quentin.
Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la Charente au bord de la mer, à Esnandes.
Jécoutais ces dispositions, attendant quon en vînt à moi. Mais comme la tante Catherine avait cessé de parler, je mavançai :
Et moi ? dis-je.
Toi, mais tu nes pas de la famille.
Je travaillerai pour vous.
Tu nes pas de la famille.
Demandez à Alexis, à Benjamin si je nai pas du courage à louvrage
Et à la soupe aussi, nest-il pas vrai ?
Si, si, il est de la famille, dirent-ils tous.
Lise savança et joignit les mains devant sa tante avec un geste qui en disait plus que de longs discours.
Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te comprends bien, tu veux quil vienne avec toi ; mais vois-tu dans la vie, on ne fait pas ce quon veut. Toi tu es ma nièce, et quand nous allons arriver à la maison, si lhomme dit une parole de travers, ou fait la mine pour se tasser à table, je naurai quun mot à répondre : « Elle est de la famille, qui donc en aura pitié si ce nest nous ? » Et ce que je te dis là pour nous, est tout aussi vrai pour loncle de Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tante dEsnandes. On accepte ses parents, on naccueille pas les étrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille, il ny en a pas pour tout le monde.
Je sentis bien quil ny avait rien à faire, rien à ajouter. Ce quelle disait nétait que trop vrai. « Je nétais pas de la famille. » Je navais rien à réclamer, demander, cétait mendier. Et cependant, est-ce que je les aurais mieux aimés si javais été de leur famille ? Alexis, Benjamin nétaient-ils pas mes frères, Étiennette, Lise nétaient-elles pas mes surs ? Je ne les aimais donc pas assez ? Et Lise ne maimait donc pas autant quelle aimait Benjamin ou Alexis ?
La tante Catherine ne différait jamais lexécution de ses résolutions : elle nous prévint que notre séparation aurait lieu le lendemain, et là-dessus elle nous envoya coucher.
À peine étions-nous dans notre chambre que tout le monde mentoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant. Alors je compris que malgré le chagrin de se séparer cétait à moi quils pensaient, cétait moi quils plaignaient, et je sentis que jétais bien leur frère. Alors une idée se fit jour dans mon esprit troublé, ou plus justement, car il faut dire le bien comme le mal, une inspiration du cur me monta du cur dans lesprit.
Écoutez, leur dis-je, je vois bien que si vos parents ne veulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous.
Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère.
Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrant la main et en me regardant si profondément que les larmes me montèrent aux yeux.
Eh bien ! oui, je le serai, et je vous le prouverai.
Où veux-tu te placer ? dit Benjamin.
Il y a une place chez Pernuit : veux-tu que jaille la demander demain matin pour toi ? dit Étiennette.
Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je resterais à Paris ; je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau de mouton, je vais décrocher ma harpe du clou où le père lavait mise, et jirai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes, dEsnandes à Dreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres, et ainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je nai pas oublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai ma vie.
À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis que mon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin, je me sentis tout heureux. Longtemps on parla de notre projet, de notre séparation, de notre réunion, du passé, de lavenir. Puis Étiennette voulut que chacun sallât mettre au lit ; mais personne ne dormit bien cette nuit-là et moi moins bien encore que les autres peut-être.
Le lendemain, dès le petit matin, Lise memmena dans le jardin, et je compris quelle avait quelque chose à me dire.
Tu veux me parler ?
Elle fit un signe affirmatif.
Tu as du chagrin de nous séparer ; tu nas pas besoin de me le dire, je le vois dans tes yeux et le sens dans mon cur.
Elle fît signe que ce nétait pas de cela quil était question.
Dans quinze jours, je serai à Dreuzy.
Elle secoua la tête.
Tu ne veux pas que jaille à Dreuzy ?
Pour nous comprendre, cétait généralement par interrogations que je procédais, et elle répondait par un signe négatif ou affirmatif.
Elle me dit quelle voulait que je vienne à Dreuzy ; mais, étendant la main dans trois directions différentes, elle me fît comprendre que je devais, avant, aller voir ses deux frères et sa sur.
Tu veux que jaille avant à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ?
Elle sourit, heureuse davoir été comprise.
Pourquoi ? Moi je voudrais te voir la première. Alors de ses mains, de ses lèvres et surtout de ses yeux parlants elle me fit comprendre pourquoi elle me faisait cette demande ; je vous traduis ce quelle mexpliqua :
Pour que jaie des nouvelles dÉtiennette, dAlexis et de Benjamin, il faut que tu commences par les voir : tu viendras alors à Dreuzy et tu me répéteras ce que tu as vu, ce quils tont dit.
Chère Lise !
Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante Catherine avait demandé un grand fiacre pour les conduire tous dabord à la prison embrasser le père, puis ensuite chacun avec leur paquet au chemin de fer où ils devaient sembarquer.
À sept heures, Étiennette à son tour memmena dans le jardin.
Nous allons nous séparer, dit-elle ; je voudrais te laisser un souvenir, prends cela ; cest une ménagère ; tu trouveras là dedans du fil, des aiguilles, et aussi mes ciseaux, que mon parrain ma donnés ; en chemin, tu auras besoin de tout cela, car je ne serai pas là pour te remettre une pièce ou te coudre un bouton. En te servant de mes ciseaux, tu penseras à nous.
Pendant quÉtiennette me parlait, Alexis rôdait autour de nous ; lorsquelle fut rentrée dans la maison, tandis que je restais tout ému dans le jardin, il sapprocha de moi :
Jai deux pièces de cent sous, dit-il ; si tu veux en accepter une, ça me fera plaisir.
De nous cinq, Alexis était le seul qui eût le sentiment de largent, et nous nous moquions toujours de son avarice ; il amassait sou à sou et prenait un véritable bonheur à avoir des pièces de dix sous et de vingt sous neuves, quil comptait sans cesse dans sa main en les faisant reluire au soleil et en les écoutant chanter.
Son offre me remua le cur : je voulus refuser, mais il insista et me glissa dans la main une belle pièce brillante ; par là je sentis que son amitié pour moi devait être bien forte puisquelle lemportait sur son amitié pour son petit trésor.
Benjamin ne moublia pas davantage, et il voulut aussi me faire un cadeau ; il me donna son couteau et en échange il exigea un sou « parce que les couteaux coupent lamitié. »
Lheure marchait vite ; encore un quart dheure, encore cinq minutes et nous allions être séparés : Lise ne penserait-elle pas à moi ?
Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre, elle sortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de la suivre dans le jardin.
Lise ! appela tante Catherine.
Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant.
Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout est sacrifié à lutilité, et la place nest point donnée aux plantes de fantaisie ou dagrément. Cependant dans notre jardin, il y avait un gros rosier de Bengale quon navait point arraché parce quil était dans un coin perdu.
Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa une branche, puis se tournant vers moi, elle divisa en deux ce rameau qui portait deux petits boutons près déclore et men donna un.
Ah ! que le langage des lèvres est peu de chose comparé à celui des yeux ! que les mots sont froids et vides comparés aux regards !
Lise ! Lise ! cria la tante.
Déjà les paquets étaient sur le fiacre.
Je pris ma harpe et jappelai Capi, qui, à la vue de linstrument et de mon ancien costume, qui navait rien deffrayant pour lui, sautait de joie, comprenant sans doute que nous allions nous remettre en route et quil pourrait sauter, courir en liberté, ce qui, pour lui, était plus amusant que de rester enfermé.
Le moment des adieux était venu. La tante Catherine labrégea ; elle fît monter Étiennette, Alexis et Benjamin, et me dit de lui donner Lise sur ses genoux.
Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussa doucement et ferma la portière.
En route, dit-elle. Et la voiture partit.
À travers mes larmes, je vis la tête de Lise se pencher par la glace baissée et sa main menvoyer un baiser. Puis la voiture tourna rapidement le coin de la rue, et je ne vis plus quun tourbillon de poussière.
Cétait fini.
Appuyé sur ma harpe, Capi à mes pieds, je restai assez longtemps à regarder machinalement la poussière qui retombait doucement dans la rue.
Un voisin avait été chargé de fermer la maison et den garder les clefs pour le propriétaire ; il me tira de mon anéantissement et me rappela à la réalité.
Vas-tu rester là ? me dit-il.
Non, je pars.
Où vas-tu ?
Droit devant moi.
Sans doute, il eut un mouvement de pitié, car me tendant la main :
Si tu veux rester, dit-il, je te garderai, mais sans gages parce que tu nes pas assez fort ; plus tard, je ne dis pas.
Je le remerciai.
À ton goût, ce que jen disais cétait pour toi ; bon voyage !
Et il sen alla.
La voiture était partie ; la maison était fermée.
Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule : ce mouvement que javais fait si souvent autrefois provoqua lattention de Capi ; il se leva, attachant sur mon visage ses yeux brillants.
Allons, Capi !
Il avait compris ; il sauta devant moi en aboyant.
Je détournai les yeux de cette maison, où javais vécu deux ans, où javais cru vivre toujours et je les portai devant moi.
Le soleil était haut à lhorizon, le ciel pur, le temps chaud ; cela ne ressemblait guère à la nuit glaciale dans laquelle jétais tombé de fatigue et dépuisement au pied de ce mur.
Ces deux années navaient donc été quune halte ; il me fallait reprendre ma route.
Mais cette halte avait été bienfaisante.
Elle mavait donné la force.
Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentais dans mes membres, cétait lamitié que je me sentais dans le cur.
Je nétais plus seul au monde.
Dans la vie javais un but : être utile et faire plaisir à ceux que jaimais et qui maimaient.
Une existence nouvelle souvrait devant moi.
En avant !
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
SECONDE PARTIE
IEn avant.
En avant !
Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais tourner mes pas du côté du nord ou du sud, de louest ou de lest, selon mon caprice.
Bien que nétant quun enfant, jétais mon maître.
Hélas ! cétait là ce quil y avait de triste dans ma position.
Il y a bien des enfants, nest-ce pas, qui se disent tout bas : « Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si jétais libre ; si jétais mon maître ! » et qui aspirent avec impatience au jour bienheureux où ils auront cette liberté
de faire des sottises.
Moi je me disais : « Ah ! si javais quelquun pour me conseiller, pour me diriger. »
Cest quentre ces enfants et moi il y avait une différence
terrible.
Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux quelquun pour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour les ramasser quand ils sont à terre ; tandis que moi, je navais personne ; si je tombais, je devais aller jusquau bas ; et une fois là me ramasser tout seul, si je nétais pas cassé.
Et javais assez dexpérience pour comprendre que je pouvais très-bien me casser ; ce qui me faisait peur, jen conviens.
Malgré ma jeunesse, javais été assez éprouvé par le malheur pour être plus circonspect et plus prudent que ne le sont ordinairement les enfants de mon âge ; cétait un avantage que javais payé cher.
Aussi avant de me lancer sur la route qui métait ouverte, je voulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été un père pour moi : si la tante Catherine ne mavait pas pris avec les enfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bien tout seul aller lembrasser.
Sans avoir jamais été à la prison pour dettes, jen avais assez entendu parler en ces derniers temps, pour être certain de la trouver. Je suivrais le chemin de la Madeleine que je connaissais bien, et là je demanderais ma route. Puisque tante Catherine et les enfants avaient pu voir leur père, on me permettrait bien de le voir aussi sans doute. Moi aussi, jétais ou plutôt javais été son enfant, il mavait aimé !
Je nosai pas traverser tout Paris avec Capi sur mes talons. Quaurais-je répondu aux sergents de ville sils mavaient parlé ? De toutes les peurs qui mavaient été inspirées par lexpérience, celle de la police était la plus grande : je navais pas oublié Toulouse. Jattachai Capi avec une corde, ce qui parut le blesser très-vivement dans son amour-propre de chien instruit et bien élevé ; puis, le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux en route pour la prison de Clichy.
Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à des réflexions lugubres ; je nen connais pas de plus laide et de plus triste quune porte de prison : cela donne froid au cur plus quune porte de tombeau ; les morts sur lesquels une pierre est scellée ne sentent plus ; les prisonniers, eux, sont enterrés vivants.
Je marrêtai un moment avant doser entrer dans la prison de Clichy, comme si javais peur quon my gardât et que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus.
Je mimaginais quil était difficile de sortir dune prison ; mais je ne savais pas quil était difficile aussi dy entrer. Je lappris à mes dépens.
Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, je finis par arriver auprès de celui que je venais voir.
On me fit entrer dans un parloir où il ny avait ni grilles ni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sans être chargé de chaînes.
Je tattendais, mon petit Rémi, me dit-il, et jai grondé Catherine de ne pas tavoir amené avec les enfants.
Depuis le matin, jétais triste et accablé ; cette parole me releva.
Dame Catherine na pas voulu me prendre avec elle.
Cela nétait pas possible, mon pauvre garçon, on ne fait pas ce quon veut en ce monde ; je suis sûr que tu aurais bien travaillé pour gagner ta vie ; mais Suriot, mon beau-frère, naurait pas pu te donner du travail ; il est éclusier au canal du Nivernais, et les éclusiers, tu le sais, nembauchent pas des ouvriers jardiniers. Les enfants mont dit que tu voulais reprendre ton métier de chanteur. Tu as donc oublié que tu as failli mourir de froid et de faim à notre porte ?
Non, je ne lai pas oublié.
Et alors tu nétais pas tout seul, tu avais un maître pour te guider ; cest bien grave, mon garçon, ce que tu veux entreprendre, à ton âge, seul, par les grands chemins.
Jai Capi.
Comme toujours, en entendant son nom, Capi répondit par un aboiement qui voulait dire : « Présent ! si vous avez besoin de moi, me voici. »
Oui ! Capi est un bon chien ; mais ce nest quun chien. Comment gagneras-tu ta vie ?
En chantant et en faisant jouer la comédie à Capi.
Capi ne peut pas jouer la comédie tout seul.
Je lui apprendrai des tours dadresse ; nest-ce pas, Capi : que tu apprendras tout ce que je voudrai ?
Il mit sa patte sur sa poitrine.
Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu es déjà bon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir les chemins, ce qui est un métier de paresseux.
Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vous ne mavez jamais entendu me plaindre que javais trop douvrage. Chez vous jaurais travaillé tant que jaurais pu et je serais resté toujours avec vous ; mais je ne veux pas me placer chez les autres.
Je dis sans doute ces derniers mots dune façon particulière, car le père me regarda un moment sans répondre.
Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors que tu ne savais pas qui il était, tétonnait bien souvent par la façon dont il regardait les gens, et par ses airs de monsieur qui semblaient dire quil était lui-même un monsieur ; sais-tu que toi aussi, tu as de ces façons-là et de ces airs qui semblent dire que tu nes pas un pauvre diable. Tu ne veux pas servir chez les autres ? Enfin, mon garçon, tu as peut-être raison, et ce que je ten disais, cétait seulement pour ton bien, pas pour autre chose, crois-le. Il me semble que je devais te parler comme je lai fait. Mais tu es ton maître puisque tu nas pas de parents et puisque je ne puis pas te servir de père plus longtemps. Un pauvre malheureux comme moi na pas le droit de parler haut.
Tout ce que le père venait de me dire mavait terriblement troublé, et dautant plus que je me létais déjà dit moi-même, sinon dans les mêmes termes, au moins à peu près.
Oui, cela était grave de men aller tout seul par les grands chemins, je le sentais, je le voyais, et quand on avait, comme moi, pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuits comme celle où nos chiens avaient été dévorés par les loups, ou bien encore comme celle des carrières de Gentilly ; quand on avait souffert du froid et de la faim comme jen avais souffert ; quand on sétait vu chassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou, comme cela métait arrivé pendant que Vitalis était en prison, on savait quels étaient les dangers et quelles étaient les misères de cette existence vagabonde, où ce nest pas seulement le lendemain qui nest jamais assuré, mais où cest même lheure présente qui est incertaine et précaire.
Mais si je renonçais à, cette existence, je navais quune ressource et le père lui-même venait de me lindiquer, me placer ; et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être dune fierté bien mal entendue dans ma position ; mais javais eu un maître à qui javais été vendu, et bien que celui-là eût été bon pour moi, je nen voulais pas dautre ; cela était chez moi une idée fixe.
Et puis ce qui était tout aussi décisif pour ma résolution, je ne pouvais renoncer à cette existence de liberté et de voyages sans manquer à ma promesse envers Étiennette, Alexis, Benjamin et Lise ; cest-à-dire sans les abandonner. En réalité, Étiennette, Alexis et Benjamin pouvaient se passer de moi, ils sécriraient ; mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherine nécrivait pas non plus. Lise resterait donc perdue si je labandonnais. Que penserait-elle de moi ? Une seule chose : que je ne laimais plus, elle qui mavait témoigné tant damitié, elle par qui javais été si heureux. Cela nétait pas possible.
Vous ne voulez donc pas que je vous donne des nouvelles des enfants ? dis-je.
Ils mont parlé de cela ; mais ce nest pas à nous que je pense en tengageant à renoncer à ta vie de musicien des rues ; il ne faut jamais penser à soi avant de penser aux autres.
Justement, père ; et vous voyez bien que cest vous qui mindiquez ce que je dois faire : si je renonçais à lengagement que jai pris, par peur des dangers dont vous parlez, je penserais à moi, je ne penserais pas à vous, je ne penserais pas à Lise.
Il me regarda encore, mais plus longuement ; puis tout à coup me prenant les deux mains :
Tiens, garçon, il faut que je tembrasse pour cette parole-là, tu as du cur, et cest bien vrai que ce nest pas lâge qui le donne.
Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté lun de lautre, je me jetai dans ses bras, ému, fier aussi dentendre dire que javais du cur.
Je ne te dirai plus quun mot, reprit le père : à la garde de Dieu, mon cher garçon !
Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux ; mais le temps avait marché et le moment de nous séparer était venu.
Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retira une grosse montre en argent, qui était retenue dans une boutonnière par une petite lanière en cuir.
Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te la donne. Elle na pas grande valeur, car tu comprends que si elle en avait, je laurais vendue. Elle ne marche pas non plus très-bien, et elle a besoin de temps en temps dun bon coup de pouce. Mais enfin, cest tout ce que je possède présentement, et cest pour cela que je te la donne.
Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulais me défendre daccepter un si beau cadeau, il ajouta tristement :
Tu comprends que je nai pas besoin de savoir lheure ici ; le temps nest que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon : souviens-toi quil faut lêtre toujours.
Et je crois quil me prit par la main pour me conduire à la porte de sortie : mais ce qui se passa alors, ce qui se dit entre nous, je nen ai pas gardé souvenir, jétais trop troublé, trop ému.
Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans ma mémoire, cest le sentiment de stupidité et danéantissement qui me prit tout entier quand je fus dans la rue.
Je crois que je restai longtemps, très-longtemps dans, la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et jy serais peut-être demeuré jusquà la nuit, si ma main navait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma poche un objet rond et dur.
Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, je le palpai : ma montre !
Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, tout fut oublié, je ne pensai plus quà ma montre. Javais une montre, une montre à moi, dans ma poche, à laquelle je pouvais regarder lheure ! Et je la tirai de ma poche pour voir quelle heure il était : midi. Cela navait aucune importance pour moi quil fût midi ou dix heures, ou deux heures, mais je fus très-heureux pourtant quil fût midi. Pourquoi ? Jaurais été bien embarrassé de le dire ; mais cela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais quil était midi, ma montre me lavait dit ; quelle affaire ! Et il me sembla quune montre cétait une sorte de confident à qui lon demandait conseil et avec qui lon pouvait sentretenir.
Quelle heure est-il, mon amie la montre ? Midi, mon cher Rémi. Ah ! midi, alors je dois faire ceci et cela, nest-ce pas ? Mais certainement. Tu as bien fait de me le rappeler, sans toi je loubliais. Je suis là pour que tu noublies pas.
Avec Capi et ma montre javais maintenant à qui parler.
Ma montre ! Voilà deux mots agréables à prononcer. Javais eu si grande envie davoir une montre, et je métais toujours si bien convaincu moi-même que je nen pourrais jamais avoir une ! Et cependant voilà que dans ma poche il y en avait une qui faisait tic-tac. Elle ne marchait pas très-bien, disait le père. Cela navait pas dimportance. Elle marchait, cela suffisait. Elle avait besoin dun bon coup de pouce. Je lui en donnerais et de vigoureux encore, sans les lui épargner, et si les coups de pouce ne suffisaient pas, je la démonterais moi-même. Voilà qui serait intéressant : je verrais ce quil y avait dedans et ce qui la faisait marcher. Elle navait quà se bien tenir : je la conduirais sévèrement.
Je métais si bien laissé emporter par la joie que je ne mapercevais pas que Capi était presque aussi joyeux que moi ; il me tirait par la jambe de mon pantalon et il jappait de temps en temps. Enfin ses jappements, de plus en plus forts, marrachèrent à mon rêve.
Que veux-tu, Capi ?
Il me regarda, et, comme jétais trop troublé pour le comprendre, après quelques secondes dattente, il se dressa contre moi et posa sa patte contre ma poche, celle où était ma montre.
Il voulait savoir lheure « pour la dire à lhonorable société », comme au temps où il travaillait avec Vitalis.
Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, comme sil cherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, il aboya douze fois ; il navait pas oublié. Ah ! comme nous allions gagner de largent avec notre montre ! Cétait un tour de plus sur lequel je navais pas compté.
Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis la porte de la prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusement et même qui sarrêtaient.
Si javais osé jaurais donné une représentation tout de suite, mais la peur des sergents de ville men empêcha.
Dailleurs il était midi, cétait le moment de me mettre en route.
En avant !
Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison, derrière les murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé, tandis que moi jirais librement où je voudrais, et nous partîmes.
Lobjet qui métait le plus utile pour mon métier cétait une carte de France ; je savais quon en vendait sur les quais, et javais décidé que jen achèterais une : je me dirigeai donc vers les quais.
En passant sur la place du Carrousel mes yeux se portèrent machinalement sur lhorloge du château des Tuileries, et lidée me vint de voir si ma montre et le château marchaient ensemble, ainsi que cela devait être. Ma montre marquait midi et demi, et lhorloge du château une heure. Qui des deux allait trop lentement ? Jeus envie de donner un coup de pouce à ma montre, mais la réflexion me retint : rien ne prouvait que cétait ma montre qui était dans son tort, ma belle et chère montre ; et il se pouvait très-bien que ce fût lhorloge du château des rois qui battît la breloque. Là-dessus je remis ma montre dans ma poche en me disant que pour ce que javais à faire, mon heure était la bonne heure !
Il me fallut longtemps pour trouver une carte, au moins comme jen voulais une, cest-à-dire collée sur toile, se pliant et ne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pour moi était une grosse somme ; enfin jen trouvai une si jaunie que le marchand ne me la fit payer que soixante-quinze centimes.
Maintenant je pouvais sortir de Paris, ce que je me décidai à faire au plus vite.
Javais deux routes à prendre ; celle de Fontainebleau par la barrière dItalie, ou bien celle dOrléans par Montrouge : en somme, lune métait tout aussi indifférente que lautre, et le hasard fit que je choisis celle de Fontainebleau.
Comme je montais la rue Mouffetard dont le nom que je venais de lire sur une plaque bleue mavait rappelé tout un monde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Ricardo, la marmite avec son couvercle fermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir et enfin Vitalis, mon pauvre et bon maître, qui était mort pour ne pas mavoir loué au padrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant à léglise Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyé contre le mur de léglise le petit Mattia : cétait bien la même grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmes lèvres parlantes, le même air doux et résigné, la même tournure comique ; mais chose étrange, si cétait lui, il navait pas grandi.
Je mapprochai pour le mieux examiner ; il ny avait pas à en douter, cétait lui ; il me reconnut aussi, car son pâle visage séclaira dun sourire.
Cest vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieux à barbe blanche avant que jentre à lhôpital ? Ah ! comme javais mal dans la tête, ce jour-là.
Et Garofoli est toujours votre maître ?
Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors baissant la voix :
Garofoli est en prison ; on la arrêté parce quil a fait mourir Orlando pour lavoir trop battu.
Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour la première fois jeus la pensée que les prisons, qui minspiraient tant dhorreur, pouvaient être utiles.
Et les enfants ? dis-je.
Ah ! je ne sais pas, je nétais pas là quand Garofoli a été arrêté. Quand je suis sorti de lhôpital, Garofoli, voyant que je nétais pas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu se débarrasser de moi, et il ma loué pour deux ans, payés davance, au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot ? Non. Eh bien ! ce nest pas un grand, grand cirque, mais cest pourtant un cirque. Ils avaient besoin dun enfant pour la dislocation et Garofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec lui jusquà lundi dernier, et puis on ma renvoyé parce que jai la tête trop grosse maintenant pour entrer dans la boîte, et aussi trop sensible. Alors je suis venu de Gisors où est le cirque pour rejoindre Garofoli, mais je nai trouvé personne, la maison était fermée, et un voisin ma raconté ce que je viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alors je suis venu là, ne sachant où aller, et ne sachant que faire.
Pourquoi nêtes-vous pas retourné à Gisors ?
Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Paris à pied, le cirque partait pour Rouen ; et comment voulez-vous que jaille à Rouen ? cest trop loin, et je nai pas dargent ; je nai pas mangé depuis hier midi.
Je nétais pas riche, mais je létais assez pour ne pas laisser ce pauvre enfant mourir de faim ; comme jaurais béni celui qui maurait tendu un morceau de pain quand jerrais aux environs de Toulouse, affamé comme Mattia létait en ce moment !
Restez là, lui dis-je.
Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait le coin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que je lui offris ; il se jeta dessus et la dévora.
Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ?
Je ne sais pas.
Il faut faire quelque chose.
Jallais tâcher de vendre mon violon quand vous mavez parlé, et je laurais déjà vendu si cela ne me faisait pas chagrin de men séparer : mon violon, cest ma joie et ma consolation ; quand je suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul, et je joue pour moi ; alors je vois toutes sortes de belles choses dans le ciel, cest bien plus beau que dans les rêves, ça se suit.
Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans les rues ?
Jen ai joué, personne ne ma donné.
Je savais ce que cétait que de jouer sans que personne mît la main à la poche.
Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous maintenant ?
Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine minspira :
Mais je suis chef de troupe, dis-je.
En réalité cela était vrai puisque javais une troupe composée de Capi, mais cette vérité frisait de près la fausseté.
Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia.
Quoi ?
Menrôler dans votre troupe. Alors la sincérité me revint.
Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi.
Eh bien ? quimporte, nous serons deux. Ah ! je vous en prie, ne mabandonnez pas ; que voulez-vous que je devienne ? il ne me reste quà mourir de faim.
Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennent pas de la même manière et ne le perçoivent pas à la même place. Moi ce fut au cur quil me résonna : je savais ce que cétait que de mourir de faim.
Je sais travailler, continua Mattia ; dabord je joue du violon, et puis je me disloque, je danse à la corde, je passe dans les cerceaux, je chante ; vous verrez, je ferai ce que vous voudrez, je serai votre domestique, je vous obéirai, je ne vous demande pas dargent, la nourriture seulement ; si je fais mal vous me battrez, ça sera convenu ; tout ce que je vous demande cest que vous ne me battiez pas sur la tête, ça aussi sera convenu, parce que jai la tête trop sensible depuis que Garofoli ma tant frappé dessus.
En entendant le pauvre Mattia parler ainsi javais envie de pleurer. Comment lui dire que je ne pouvais pas le prendre dans ma troupe ? Mourir de faim ! Mais avec moi navait-il pas autant de chances de mourir faim que tout seul ?
Ce fut ce que je lui expliquai ; mais il ne voulut pas mentendre.
Non, dit-il, à deux on ne meurt pas de faim, on se soutient, on saide, celui qui a donne à celui qui na pas.
Ce mot trancha mes hésitations : puisque javais, je devais laider.
Alors, cest entendu ! lui dis-je. Instantanément il me prit la main et me la baisa, et cela me remua le cur si doucement, que des larmes me montèrent aux yeux.
Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique, comme camarade.
Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule :
En avant ! lui dis-je.
Au bout dun quart dheure, nous sortions de Paris.
Les haies du mois de mars avaient séché la route, et sur la terre durcie on marchait facilement.
Lair était doux, le soleil davril brillait dans un ciel bleu sans nuages.
Quelle différence avec la journée de neige où jétais entré dans ce Paris, après lequel javais si longtemps aspiré comme après la terre promise !
Le long des fossés de la route lherbe commençait à pousser, et çà et là elle était émaillée de fleurs de pâquerettes et de fraisiers qui tournaient leurs corolles du côté du soleil.
Quand nous longions des jardins, nous voyions les thyrses des lilas rougir au milieu de la verdure tendre du feuillage, et si une brise agitait lair calme, il nous tombait sur la tête, de dessus le chaperon des vieux murs, des pétales de ravenelles jaunes.
Dans les jardins, dans les buissons de la route, dans les grands arbres, partout, on entendait des oiseaux qui chantaient joyeusement, et devant nous des hirondelles rasaient la terre, à la poursuite de moucherons invisibles.
Notre voyage commençait bien, et cétait avec confiance que jallongeais le pas sur la route sonore : Capi, délivré de sa laisse, courait autour de nous, aboyant après les voitures, aboyant après les tas de cailloux, aboyant partout et pour rien, si ce nest pour le plaisir daboyer, ce qui, pour les chiens, doit être analogue au plaisir de chanter pour les hommes.
Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissant sans doute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le déranger et aussi parce que javais moi-même à réfléchir.
Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ?
À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savais pas du tout.
Devant nous.
Mais après ?
Javais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette avant elle, mais je navais pas pris dengagement à propos de celui que je devais voir le premier ; Benjamin, Alexis ou Étiennette ? Je pouvais commencer par lun ou par lautre, à mon choix, cest-à-dire par les Cévennes, la Charente ou la Picardie.
De ce que jétais sorti par le sud de Paris il résultait nécessairement que ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma première visite, mais il me restait le choix entre Alexis et Étiennette.
Javais eu une raison qui mavait décidé à me diriger tout dabord vers le sud et non vers le nord : cétait le désir de voir mère Barberin.
Si depuis longtemps je nai pas parlé delle, il ne faut pas en conclure que je lavais oubliée, comme un ingrat.
De même il ne faut pas conclure non plus que jétais un ingrat, de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que jétais séparé delle.
Combien de fois javais eu cette pensée de lui écrire pour lui dire : « Je pense à toi et je taime toujours de tout mon cur » ; mais la peur de Barberin, et une peur horrible, mavait retenu. Si Barberin me retrouvait au moyen de ma lettre, sil me reprenait ; si de nouveau il me vendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis ? Sans doute il avait le droit de faire tout cela. Et à cette pensée jaimais mieux mexposer à être accusé dingratitude par mère Barberin, plutôt que de courir la chance de retomber sous lautorité de Barberin, soit quil usât de cette autorité pour me vendre, soit quil voulût me faire travailler sous ses ordres. Jaurais mieux aimé mourir, mourir de faim, plutôt que daffronter un pareil danger, dont lidée seule me rendait lâche.
Mais si je navais pas osé écrire à mère Barberin, il me semblait quétant libre daller où je voulais, je pouvais tenter de la voir. Et même depuis que javais engagé Mattia « dans ma troupe » je me disais que cela pouvait être assez facile. Jenvoyais Mattia en avant, tandis que je restais prudemment en arrière ; il entrait chez mère Barberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ; si elle était seule il lui racontait la vérité, venait mavertir, et je rentrais dans la maison où sétait passée mon enfance pour me jeter dans les bras de ma mère nourrice ; si au contraire Barberin était au pays, il demandait à mère Barberin de se rendre à un endroit désigné et là, je lembrassais.
Cétait ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela me rendait silencieux, car ce nétait pas trop de toute mon attention, de toute mon application pour examiner une question dune telle importance.
En effet, je navais pas seulement à voir si je pouvais aller embrasser mère Barberin, mais javais encore à chercher si sur notre route nous trouverions des villes ou des villages dans lesquels nous aurions chance de faire des recettes.
Pour cela le mieux était de consulter ma carte.
Justement, nous étions en ce moment en pleine campagne et nous pouvions très-bien faire une halte sur un tas de cailloux, sans craindre dêtre dérangés.
Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposer un peu.
Voulez-vous que nous parlions ?
Vous avez quelque chose à me dire ?
Je voudrais vous prier de me dire tu.
Je veux bien, nous nous dirons tu.
Vous oui, mais moi non.
Toi comme moi, je te lordonne et si tu ne mobéis pas, je tape.
Bon, tape, mais pas sur la tête.
Et il se mit à rire dun bon rire franc et doux en montrant toutes ses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visage hâlé.
Nous nous étions assis, et dans mon sac javais pris ma carte, que jétalai sur lherbe. Je fus assez longtemps à morienter ; mais enfin je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible daller à Chavanon, et si nous avions un peu de chance, il était possible aussi de ne pas mourir de faim en route.
Quest-ce que cest que cette chose-là ? demanda Mattia en montrant ma carte.
Je lui expliquai ce que cétait quune carte et à quoi elle servait, en employant à peu près les mêmes termes que Vitalis, lorsquil mavait donné ma première leçon de géographie.
Il mécouta avec attention, les yeux sur les miens.
Mais alors, dit-il, il faut savoir lire ?
Sans doute : tu ne sais donc pas lire ?
Non.
Veux-tu apprendre ?
Oh ! oui, je voudrais bien.
Eh bien, je tapprendrai.
Est-ce que sur la carte on peut trouver la route de Gisors à Paris ?
Certainement, cela est très-facile. Et je la lui montrai.
Mais tout dabord il ne voulut pas croire ce que je lui disais quand dun mouvement du doigt je vins de Gisors à Paris.
Jai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin que cela.
Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pas dire très-clairement, comment on marque les distances sur les cartes ; il mécouta, mais il ne parut pas convaincu de la sûreté de ma science.
Comme javais débouclé mon sac, lidée me vint de passer linspection de ce quil contenait, étant bien aise dailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et jétalai tout sur lherbe.
Javais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs, le tout en très-bon état, et une paire de souliers un peu usés.
Mattia fut ébloui.
Et toi, quas-tu ? lui demandai-je.
Jai mon violon, et ce que je porte sur moi.
Eh bien ! lui dis-je, nous partagerons comme cela se doit puisque nous sommes camarades : tu auras deux chemises, deux paires de bas et trois mouchoirs ; seulement comme il est juste que nous partagions tout, tu porteras mon sac pendant une heure et moi pendant une autre.
Mattia voulut refuser, mais javais déjà pris lhabitude du commandement, qui, je dois le dire, me paraissait très-agréable, et je lui défendis de répliquer.
Javais étalé sur mes chemises la ménagère dÉtiennette, et aussi une petite boîte dans laquelle était placée la rose de Lise ; il voulut ouvrir cette boîte, mais je ne lui permis pas, je la remis dans mon sac sans même louvrir.
Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne toucheras jamais à cette boîte, cest un cadeau.
Bien, dit-il, je te promets de ny toucher jamais.
Depuis que javais repris ma peau de mouton et ma harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, cétait mon pantalon. Il me semblait quun artiste ne devait pas porter un pantalon long ; pour paraître en public il fallait des culottes courtes avec des bas sur lesquels sentre-croisaient des rubans de couleur. Des pantalons, cétait bon pour un jardinier, mais maintenant jétais un artiste !
Lorsquon a une idée et quon est maître de sa volonté, on ne tarde pas à la réaliser. Jouvris la ménagère dÉtiennette et je pris ses ciseaux.
Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon.
Oh ! je veux bien.
Et prenant son violon il se mit à jouer.
Pendant ce temps jenfonçai bravement la pointe de mes ciseaux dans mon pantalon un peu au dessous du genou et je me mis à couper le drap.
Cétait cependant un beau pantalon en drap gris comme mon gilet et ma veste, et que javais été bien joyeux de recevoir quand le père me lavait donnée mais je ne croyais pas labîmer en le taillant ainsi, bien au contraire.
Tout dabord, javais écouté Mattia en coupant mon pantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus tout oreilles : Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis.
Et qui donc ta appris le violon ? lui dis-je en lapplaudissant.
Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant.
Et qui ta enseigné la musique ?
Je ne la sais pas ; je joue ce que jai entendu jouer.
Je te lenseignerai, moi.
Tu sais donc tout ?
Il faut bien puisque je suis chef de troupe.
On nest pas artiste sans avoir un peu damour-propre ; je voulus montrer à Mattia que moi aussi jétais musicien.
Je pris ma harpe et tout de suite pour frapper un grand coup, je lui chantai ma fameuse chanson :
Fenesta vascia e patrona crudele
Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia me paya les compliments que je venais de lui adresser, par ses applaudissements : il avait un grand talent, javais un grand talent, nous étions dignes lun de lautre.
Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter lun lautre, il fallait après avoir fait de la musique pour nous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher.
Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses épaules.
En avant sur la route poudreuse : maintenant il fallait sarrêter au premier village qui se trouverait sur notre route et donner une représentation : « Débuts de la troupe Rémi ».
Apprends-moi ta chanson, dit Mattia, nous la chanterons ensemble, et je pense que je pourrai bientôt taccompagner sur mon violon ; cela sera très-joli.
Certainement cela serait très-joli et il faudrait véritablement « que lhonorable société » eût un cur de pierre pour ne pas nous combler de gros sous.
Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions à un village qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher une place convenable pour notre représentation, nous passâmes devant la grande porte dune ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avec des flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit, pour les femmes à leur corsage : il ne fallait pas être bien habile pour deviner que cétait une noce.
Lidée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits davoir des musiciens pour les faire danser, et aussitôt jentrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi, puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à la première personne que je trouvai sur mon passage.
Cétait un gros garçon, dont la figure rouge comme brique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avait lair bon enfant et placide.
Il ne me répondit pas ; mais, se tournant tout dune pièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet, que Capi en fut effrayé.
Ohé ! les autres, cria-t-il, qui que vous pensez dune petite air de musique ? vlà des artistes qui nous arrivent.
Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voix dhommes et de femmes.
En place pour le quadrille !
Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrent au milieu de la cour ; ce qui fit fuir les volailles épouvantées.
As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italien et à voix basse, car jétais assez inquiet.
Oui.
Et il men indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je le connusse. Nous étions sauvés.
On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on la posa sur ses chambrières, et on nous fît monter dedans.
Bien que nous neussions jamais joué ensemble, Mattia et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui nétaient heureusement ni délicates, ni difficiles.
Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous demanda le gros rougeaud.
Oui, moi, dit Mattia, mais je nen ai pas.
Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon cest joli, mais cest fadasse.
Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je à Mattia en parlant toujours italien.
Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce qui se joue.
Décidément il était précieux, Mattia.
Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles.
Nous jouâmes ainsi jusquà la nuit sans que les danseurs nous laissassent respirer : cela nétait pas bien grave pour moi, mais cela létait beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible, et fatigué dailleurs par son voyage et les privations. Je le voyais de temps en temps pâlir comme sil allait se trouver mal, cependant il jouait toujours, soufflant tant quil pouvait dans son embouchure.
Heureusement je ne fus pas seul à mapercevoir de sa pâleur, la mariée la remarqua aussi.
Assez, dit-elle, le petit nen peut plus ; maintenant la main à la bourse pour les musiciens.
Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je ferais faire la quête par notre caissier.
Et je jetai mon chapeau à Capi qui le prit dans sa gueule.
On applaudit beaucoup la grâce avec la quelle il savait saluer lorsquon lui avait donné, mais ce qui valait mieux pour nous, on lui donna beaucoup ; comme je le suivais, je voyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernière et ce fut une pièce de cinq francs.
Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita à manger à la cuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs.
Cest à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade, tout seul je naurais pas formé un orchestre.
Et alors le souvenir dune parole qui mavait été dite par le père Acquin quand javais commencé à donner des leçons à Lise me revient à la mémoire, me prouvant quon est toujours récompensé de ce quon fait de bien.
Jaurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre dans ma troupe.
Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grands seigneurs, et lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus, sans trop dimprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables : dabord un cornet à piston qui me coûta trois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, il nétait ni neuf ni beau, mais enfin récuré et soigné il ferait notre affaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas ; et enfin un vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigant davoir toujours sur les épaules un sac léger, que den avoir de temps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous, et nous serions plus alertes.
Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dans notre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères.
Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef de troupe comme toi qui ne cogne pas, cest trop beau.
Alors, tu es content ?
Si je suis content ! cest-à-dire que voilà le premier temps de ma vie, depuis que jai quitté le pays, que je ne regrette pas lhôpital.
Cette situation prospère minspira des idées ambitieuses.
Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis, en route pour aller chez mère Barberin.
Aller chez mère Barberin pour lembrasser cétait macquitter de ma dette de reconnaissance envers elle, mais cétait men acquitter bien petitement et à trop bon marché.
Si je lui portais quelque chose.
Maintenant que jétais riche, je lui devais un cadeau.
Quel cadeau lui faire ?
Je ne cherchai pas longtemps.
Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, non-seulement dans lheure présente, mais pour toute sa vieillesse, une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette.
Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner une vache, et aussi quelle joie pour moi !
Avant darriver à Chavanon jachetais une vache et Mattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin nétait pas là. Madame Barberin, disait Mattia, voici une vache que je vous amène. Une vache ! vous vous trompez, mon garçon. Et elle soupirait. Non, madame, vous êtes bien madame Barberin, de Chavanon ? Eh bien ! cest chez madame Barberin que le prince (comme dans les contes de fées) ma dit de conduire cette vache quil vous offre. Quel prince ? Alors je paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et après nous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardi-gras où il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notre beurre dans sa soupe à loignon.
Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoir acheter une vache.
Combien cela coûtait-il, une vache ? Je nen avais aucune idée ; cher, sans doute, très-cher, mais encore ?
Ce que je voulais, ce nétait pas une trop grande, une trop grosse vache. Dabord parce que plus les vaches sont grosses, plus leur prix est élevé ; puis ensuite, plus les vaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devînt une cause dembarras pour mère Barberin.
Lessentiel pour le moment cétait donc de connaître le prix des vaches, ou plutôt dune vache telle que jen voulais une.
Heureusement, cela nétait pas difficile pour moi, et dans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à lauberge, nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et des marchands de bestiaux ; il était donc bien simple de leur demander le prix des vaches.
Mais la première fois que jadressai ma question à un bouvier, dont lair brave homme mavait tout dabord attiré, on me répondit en me riant au nez.
Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poing sur la table ; puis il appela laubergiste.
Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combien coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonne vache. Faut-il quelle soit savante ?
Et les rires recommencèrent ; mais je ne me laissai pas démonter.
Il faut quelle donne du bon lait et quelle ne mange pas trop.
Faut-il quelle se laisse conduire à la corde sur les grands chemins comme votre chien ?
Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisamment son esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entrer en discussion avec moi.
Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistoles sur la table, autrement dit cinquante écus, la vache était à moi.
Autant javais eu de mal à le faire parler tout dabord, autant jeus de mal à le faire taire quand il fut en train.
Enfin nous pûmes aller nous coucher et je rêvai à ce que cette conversation venait de mapprendre.
Quinze pistoles ou cinquante écus, cela faisait cent cinquante francs ; et jétais loin davoir une si grosse somme.
Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, et que si la chance de nos premiers jours nous accompagnait je pourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait du temps.
Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si au lieu daller tout de suite à Chavanon, nous allions dabord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivant la route directe.
Il fallait donc aller à Varses tout dabord et ne voir mère Barberin quau retour : assurément alors jaurais mes cent cinquante francs et nous pourrions jouer ma féerie : la Vache du prince.
Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifesta aucune opposition.
Allons à Varses, dit-il, les mines, cest peut-être curieux, je serai bien aise den voir une.
IIUne ville noire.
La route est longue de Montargis à Varses, qui se trouve au milieu des Cévennes, sur le versant de la montagne incliné vers la Méditerranée : cinq ou six cents kilomètres en ligne droite ; plus de mille pour nous à cause des détours qui nous étaient imposés par notre genre de vie. Il fallait bien chercher des villes et des grosses bourgades pour donner des représentations fructueuses.
Nous mîmes près de trois mois à faire ces mille kilomètres, mais quand nous arrivâmes aux environs de Varses, jeus la joie, comptant mon argent, de constater que nous avions bien employé notre temps : dans ma bourse en cuir javais cent vingt-huit francs déconomies ; il ne me manquait plus que vingt-deux francs pour acheter la vache de mère Barberin.
Mattia était presque aussi content que moi, et il nétait pas médiocrement fier davoir contribué pour sa part à gagner une pareille somme : il est vrai que cette part était considérable et que sans lui, surtout sans son cornet à piston, nous naurions jamais amassé 128 francs, Capi et moi.
De Varses à Chavanon nous gagnerions bien certainement les 22 francs qui nous manquaient.
Varses où nous arrivions était, il y a une centaine dannées, un pauvre village perdu dans les montagnes et connu seulement par cela quil avait souvent servi de refuge aux Enfants de Dieu, commandés par Jean Cavalier. Sa situation au milieu des montagnes en avait fait un point important dans la guerre des Camisards ; mais cette situation même avait par contre fait sa pauvreté. Vers 1750, un vieux gentilhomme qui avait la passion des fouilles, découvrit à Varses des mines de charbon de terre, et depuis ce temps, Varses est devenu un des bassins houillers qui, avec Alais, Saint-Gervais, Bessèges approvisionnent le Midi et tendent à disputer le marché de la Méditerranée aux charbons anglais. Lorsquil avait commencé ses recherches, tout le monde sétait moqué de lui, et lorsquil était parvenu à une profondeur de 150 mètres sans avoir rien trouvé, on avait fait des démarches actives pour quil fût enfermé comme fou, sa fortune devant sengloutir dans ces fouilles insensées : Varses renfermait dans son territoire des mines de fer ; on ny trouvait pas, on ny trouverait jamais du charbon de terre. Sans répondre, et pour se soustraire aux criailleries, le vieux gentilhomme sétait établi dans son puits et nen était plus sorti ; il y mangeait, il y couchait, et il navait à subir ainsi que les doutes des ouvriers quil employait avec lui ; à chaque coup de pioche ceux-ci haussaient les épaules, mais excités par la foi de leur maître, ils donnaient un nouveau coup de pioche et le puits descendait. À 200 mètres, on trouva une couche de houille : le vieux gentilhomme ne fut plus un fou, ce fut un homme de génie ; du jour au lendemain, la métamorphose fut complète.
Aujourdhui Varses est une ville de 12,000 habitants qui a devant elle un grand avenir industriel et qui pour le moment est avec Alais et Bessèges lespérance du Midi.
Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce qui se trouve sous la terre et non ce qui est au-dessus. À la surface, en effet, laspect est triste et désolé ; des causses, des garrigues, cest-à-dire la stérilité, pas darbres, si ce nest çà et là des châtaigniers, des mûriers et quelques oliviers chétifs, pas de terre végétale, mais partout des pierres grises ou blanches ; là seulement où la terre ayant un peu de profondeur se laisse pénétrer par lhumidité, surgit une végétation active qui tranche agréablement avec la désolation des montagnes.
De cette dénudation résultent de terribles inondations, car lorsquil pleut leau court sur les pentes dépouillées comme elle courrait sur une rue pavée, et les ruisseaux ordinairement à sec roulent alors des torrents qui gonflent instantanément les rivières des vallons et les font déborder : en quelques minutes on voit le niveau de leau monter dans le lit des rivières de trois, quatre, cinq mètres et même plus.
Varses est bâti à cheval sur une de ces rivières nommée la Divonne, qui reçoit elle-même dans lintérieur de la ville deux petits torrents : le ravin de la Truyère et celui de Saint-Andéol. Ce nest point une belle ville, ni propre, ni régulière ; les wagons chargés de minerai de fer ou de houille qui circulent du matin au soir sur des rails au milieu des rues sèment continuellement une poussière rouge et noire qui, par les jours de pluie, forme une boue liquide et profonde comme la fange dun marais ; par les jours de soleil et de vent, ce sont au contraire des tourbillons aveuglants qui roulent dans la rue et sélèvent au-dessus de la ville. Du haut en bas, les maisons sont noires, noires par la boue et la poussière, qui de la rue monte jusquà leurs toits ; noires par la fumée des fours et des fourneaux qui de leurs toits descend jusquà la rue : tout est noir, le sol, le ciel et jusquaux eaux que roule la Divonne. Et cependant les gens qui circulent dans les rues sont encore plus noirs que ce qui les entoure : les chevaux noirs, les voitures noires, les feuilles des arbres noires ; cest à croire quun nuage de suie sest abattu pendant une journée sur la ville ou quune inondation de bitume la recouverte jusquau sommet des toits. Les rues nont point été faites pour les voitures ni pour les passants, mais pour les chemins de fer et les wagons des mines : partout sur le sol des rails et des plaques tournantes au-dessus de la tête des ponts volants, des courroies, des arbres de transmission qui tournent avec des ronflements assourdissants ; les vastes bâtiments près desquels on passe, tremblent jusque dans leurs fondations, et, si lon regarde par les portes ou les fenêtres, on voit des masses de fonte en fusion qui circulent comme dimmenses bolides, des marteaux-pilons qui lancent autour deux des pluies détincelles, et partout, toujours des pistons de machines à vapeur qui sélèvent et s abaissent régulièrement. Pas de monuments, pas de jardins, pas de statues sur les places ; tout se ressemble et a été bâti sur le même modèle, le cube : les églises, le tribunal, les écoles, des cubes percés de plus ou moins de fenêtres, selon les besoins.
Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il était deux ou trois heures de laprès-midi, et un soleil radieux brillait dans un ciel pur ; mais à mesure que nous avancions le jour sobscurcit ; entre le ciel et la terre sétait interposé un épais nuage de fumée qui se traînait lourdement en se déchirant aux hautes cheminées ; depuis plus dune heure, nous entendions de puissants ronflements, un mugissement semblable à celui de la mer avec des coups sourds, les ronflements étaient produits par les ventilateurs, les coups sourds par les martinets et les pilons.
Je savais que loncle dAlexis était ouvrier mineur à Varses, quil travaillait à la mine de la Truyère, mais cétait tout ; demeurait-il à Varses même ou aux environs ? Je lignorais.
En entrant dans Varses, je demandai où se trouvait la mine de la Truyère, et lon menvoya sur la rive gauche de la Divonne, dans un petit vallon traversé par le ravin qui a donné son nom à la mine.
Si laspect de la ville est peu séduisant, laspect de ce vallon est tout à fait lugubre ; un cirque de collines dénudées, sans arbres, sans herbes, avec de longues traînées de pierres grises que coupent seulement çà et là quelques rayons de terre rouge ; à lentrée de ce vallon, les bâtiments servant à lexploitation de la mine, des hangars, des écuries, des magasins, des bureaux, et les cheminées de la machine à vapeur ; puis tout autour des amas de charbon et de pierres.
Comme nous approchions des bâtiments, une jeune femme à lair égaré, aux cheveux flottants sur les épaules et traînant par la main un petit enfant, vint au-devant de nous, et marrêta.
Voulez-vous mindiquer un chemin frais ? dit-elle.
Je la regardai stupéfait.
Un chemin avec des arbres, de lombrage, puis à côté un petit ruisseau qui fasse clac, clac, clac sur les cailloux, et dans le feuillage des oiseaux qui chantent.
Et elle se mit à siffler un air gai.
Vous navez pas rencontré ce chemin, continua-t-elle, en voyant que je ne répondais pas, mais sans paraître remarquer mon étonnement, cest dommage. Alors cest quil est loin encore. Est-ce à droite, est-ce à gauche ? Dis-moi cela, mon garçon. Je cherche et ne trouve pas.
Elle parlait avec une volubilité extraordinaire en gesticulant dune main, tandis que de lautre elle flattait doucement la tête de son enfant.
Je te demande ce chemin parce que je suis sûre dy rencontrer Marius. Tu as connu Marius ? Non. Eh bien, cest le père de mon enfant. Alors quand il a été brûlé dans la mine par le grisou, il sest retiré dans ce chemin frais ; il ne se promène plus maintenant que dans des chemins frais, cest bon pour ses brûlures. Lui il sait trouver ces chemins, moi je ne sais pas ; voilà pourquoi je ne lai pas rencontré depuis six mois. Six mois, cest long quand on saime. Six mois, six mois !
Elle se tourna vers les bâtiments de la mine et montrant avec une énergie sauvage les cheminées de la machine qui vomissaient des torrents de fumée :
Travail sous terre, sécria-t-elle, travail du diable ! enfer, rends-moi mon père, mon frère Jean, rends-moi Marius ; malédiction, malédiction !
Puis revenant à moi :
Tu nes pas du pays, nest-ce pas ? ta peau de mouton, ton chapeau disent que tu viens de loin : va dans le cimetière, compte une, deux, trois, une, deux trois, tous morts dans la mine.
Alors saisissant son enfant et le pressant dans ses bras :
Tu nauras pas mon petit Pierre, jamais !
leau est douce, leau est fraîche. Où est le chemin ? Puisque tu ne sais pas, tu es donc aussi bête que les autres qui me rient au nez. Alors pourquoi me retiens-tu ? Marius mattend.
Elle me tourna le dos et se mit à marcher à grands pas en sifflant son air gai.
Je compris que cétait une folle qui avait perdu son mari tué par une explosion de feu grisou, ce terrible danger, et à lentrée de cette mine, dans ce paysage désolé, sous ce ciel noir, la rencontre de cette pauvre femme, folle de douleur ; nous rendit tout tristes.
On nous indiqua ladresse de loncle Gaspard ; il demeurait à une petite distance de la mine, dans une rue tortueuse et escarpée qui descendait de la colline à la rivière.
Quand je le demandai, une femme, qui était adossée à là porte, causant avec une de ses voisines, adossée à une autre porte, me répondit quil ne rentrerait quà six heures, après le travail.
Quest-ce que vous lui voulez ? dit-elle.
Je veux voir Alexis.
Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle regarda Capi.
Vous êtes Rémi ? dit-elle. Alexis nous a parlé de vous ; il vous attendait. Quel est celui-ci ?
Elle montra Mattia.
Cest mon camarade.
Cétait la tante dAlexis. Je crus quelle allait nous engager à entrer et à nous reposer, car nos jambes poudreuses et nos figures hâlées par le soleil, criaient haut notre fatigue ; mais elle nen fit rien et me répéta simplement que si je voulais revenir à six heures, je trouverais Alexis, qui était à la mine.
Je navais pas le cur à demander ce quon ne moffrait pas ; je la remerciai de sa réponse, et nous allâmes par la ville, à la recherche dun boulanger, car nous avions grandfaim, nayant pas mangé depuis le petit matin, et encore une simple croûte qui nous était restée sur notre dîner de la veille. Jétais honteux aussi de cette réception, car je sentais que Mattia se demandait ce quelle signifiait. À quoi bon faire tant de lieues ?
Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idée de mes amis, et que quand je lui parlerais de Lise, il ne mécouterait plus avec la même sympathie. Et je tenais beaucoup à ce quil eut davance de la sympathie et de lamitié pour Lise.
La façon dont nous avions été accueillis ne mengageait pas à revenir à la maison, nous allâmes un peu avant six heures attendre Alexis à la sortie de la mine.
Lexploitation des mines de la Truyère se fait par trois puits quon nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Alphonsine et puits Saint-Pancrace ; car cest un usage dans les houillères de donner assez généralement un nom de saint aux puits dextraction, daérage ou dexhaure, cest-à-dire dépuisement ; ce saint étant choisi sur le calendrier le jour où lon commence le fonçage, sert non-seulement à baptiser les puits, mais encore à rappeler les dates. Ces trois puits ne servent point à la descente et au remontage des ouvriers dans les travaux. Cette descente et ce remontage se font par une galerie qui débouche à côté de la lampisterie et qui aboutit au premier niveau de lexploitation, doù il communique avec toutes les parties de la mine. Par là on a voulu parer aux accidents qui arrivent trop souvent dans les puits lorsquun câble casse ou quune tonne accroche un obstacle et précipite les hommes dans un trou dune profondeur de deux ou trois cents mètres ; en même temps on a cherché aussi à éviter les brusques transitions auxquelles sont exposés les ouvriers qui, dune profondeur de deux cents mètres où la température est égale et chaude, passent brusquement, lorsquils sont remontés par la machine, à une température inégale et gagnent ainsi des pleurésies et des fluxions de poitrine.
Prévenu que cétait par cette galerie que devaient sortir les ouvriers, je me postai avec Mattia et Capi devant son ouverture, et, quelques minutes après que six heures eurent sonné je commençai à apercevoir vaciller, dans les profondeurs sombres de la galerie, des petits points lumineux qui grandirent rapidement. Cétaient les mineurs qui, la lampe à la main, remontaient au jour, leur travail fini.
Ils savançaient lentement, avec une démarche pesante, comme sils souffraient dans les genoux, ce que je mexpliquai plus tard, lorsque jeus moi-même parcouru les escaliers et les échelles qui conduisent au dernier niveau ; leur figure était noire comme celles des ramoneurs, leurs habits et leurs chapeaux étaient couverts de poussière de charbon et de plaques de boue mouillée. En passant devant la lampisterie chacun entrait et accrochait sa lampe à un clou.
Bien quattentif, je ne vis point Alexis sortir et sil ne mavait pas sauté au cou, je laurais laissé passer sans le reconnaître, tant il ressemblait peu maintenant, noir des pieds à la tête, au camarade qui autrefois courait dans les sentiers de notre jardin, sa chemise propre retroussée jusquaux coudes et son col entrouvert laissant voir sa peau blanche.
Cest Rémi, dit-il, en se tournant vers un homme dune quarantaine dannées qui marchait près de lui et qui avait une bonne figure franche comme celle du père Acquin ; ce qui navait rien détonnant puisquils étaient frères.
Je compris que cétait loncle Gaspard.
Nous tattendions depuis longtemps déjà, me dit-il avec bonhomie.
Le chemin est long de Paris à Varses.
Et tes jambes sont courtes, dit-il en riant.
Capi, heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa joie en tirant sur la manche de sa veste à pleines dents.
Pendant ce temps, jexpliquai à loncle Gaspard que Mattia était mon camarade et mon associé, un bon garçon que javais connu autrefois, que javais retrouvé et qui jouait du cornet à piston comme personne.
Et voilà M. Capi, dit loncle Gaspard ; cest demain dimanche, quand vous serez reposés, vous nous donnerez une représentation ; Alexis dit que cest un chien plus savant quun maître décole ou quun comédien.
Autant je métais senti gêné devant la tante Gaspard, autant je me trouvai à mon aise avec loncle : décidément cétait bien le digne frère « du père ».
Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long à vous dire ; pour moi, je vais causer avec ce jeune homme qui joue si bien du cornet à piston.
Pour une semaine entière ; encore eût-elle été trop courte. Alexis voulait savoir comment sétait fait mon voyage, et moi, de mon côté, jétais pressé dapprendre comment il shabituait à sa nouvelle vie, si bien quoccupés tous les deux à nous interroger, nous ne pensions pas à nous répondre.
Nous marchions doucement, et les ouvriers qui regagnaient leur maison nous dépassaient ; ils allaient en une longue file qui tenait la rue entière, tous noirs de cette même poussière qui recouvrait le sol dune couche épaisse.
Lorsque nous fûmes près darriver, loncle Gaspard se rapprocha de nous :
Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. Jamais invitation ne me fit plus grand plaisir, car tout en marchant, je me demandais si, arrivés à la porte, il ne faudrait pas nous séparer, laccueil de la tante ne mayant pas donné bonne espérance.
Voilà Rémi, dit-il, en entrant dans la maison, et son ami.
Je les ai déjà vus tantôt.
Eh bien, tant mieux, la connaissance est faite ; ils vont souper avec nous.
Jétais certes bien heureux de souper avec Alexis, cest-à-dire de passer la soirée auprès de lui, mais pour être sincère, je dois dire que jétais heureux aussi de souper. Depuis notre départ de Paris, nous avions mangé à laventure, une croûte ici, une miche là, mais rarement un vrai repas, assis sur une chaise, avec de la soupe dans une assiette. Avec ce que nous gagnions, nous étions, il est vrai, assez riches pour nous payer des festins dans de bonnes auberges, mais il fallait bien faire des économies pour la vache du prince, et Mattia était si bon garçon quil était presque aussi heureux que moi à la pensée dacheter notre vache.
Ce bonheur dun festin ne nous fut pas donné ce soir-là ; je massis devant une table, sur une chaise, mais on ne nous servit pas de soupe. Les compagnies de mines ont pour le plus grand nombre établi des magasins dapprovisionnement dans lesquels leurs ouvriers trouvent à prix de revient tout ce qui leur est nécessaire pour les besoins de la vie. Les avantages de ces magasins sautent aux yeux : louvrier y trouve des produits de bonne qualité et à bas prix, quon lui fait payer en retenant le montant de sa dépense sur sa paye de quinzaine, et par ce moyen il est préservé des crédits des petits marchands de détail qui le mineraient, il ne fait pas de dettes. Seulement, comme toutes les bonnes choses, celle-là a son mauvais côté ; à Varses, les femmes des ouvriers nont pas lhabitude de travailler pendant que leurs maris sont descendus dans la mine ; elles font leur ménage, elles vont les unes chez les autres, boire le café ou le chocolat quon a pris au magasin dapprovisionnement, elles causent, elles bavardent, et quand le soir arrive, cest-à-dire le moment où lhomme sort de la mine pour rentrer souper, elles nont point eu le temps de préparer ce souper ; alors elles courent au magasin et en rapportent de la charcuterie. Cela nest pas général, bien entendu, mais cela se produit fréquemment. Et ce fut pour cette raison que nous neûmes pas de soupe : la tante Gaspard avait bavardé. Du reste, cétait chez elle une habitude, et jai vu plus tard que son compte au magasin se composait surtout de deux produits : dune part, café et chocolat ; dautre part, charcuterie. Loncle était un homme facile, qui aimait surtout la tranquillité ; il mangeait sa charcuterie et ne se plaignait pas, ou bien sil faisait une observation, cétait tout doucement.
Si je ne deviens pas biberon, disait-il en tendant son verre, cest que jai de la vertu ; tâche donc de nous faire une soupe pour demain.
Et le temps ?
Il est donc plus court sur la terre que dessous ?
Et qui est-ce qui vous raccommodera ? vous dévastez tout.
Alors regardant ses vêtements souillés de charbon et déchirés çà et là :
Le fait est que nous sommes mis comme des princes.
Notre souper ne dura pas longtemps.
Garçon, me dit-il loncle Gaspard, tu coucheras avec Alexis.
Puis, sadressant à Mattia :
Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir à te faire un bon lit de paille et de foin.
La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent point employées par Alexis et par moi à dormir.
Loncle Gaspard était piqueur, cest-à-dire quau moyen dun pic, il abattait le charbon dans la mine ; Alexis était son rouleur, cest-à-dire quil poussait, quil roulait sur des rails dans lintérieur de la mine, depuis le point dextraction jusquà un puits, un wagon nommé benne, dans lequel on entassait le charbon abattu ; arrivée à ce puits, la benne était accrochée à un câble qui, tiré par la machine, la montait jusquen haut.
Bien quil ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexis avait déjà cependant lamour et la vanité de sa mine : cétait la plus belle, la plus curieuse du pays ; il mettait dans son récit limportance dun voyageur qui arrive dune contrée inconnue et qui trouve des oreilles attentives pour lécouter.
Dabord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, après avoir marché pendant dix minutes, on trouvait un escalier droit et rapide ; puis, au bas de cet escalier une échelle en bois, puis un autre escalier, puis une autre échelle, et alors on arrivait au premier niveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pour atteindre le second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième à deux cents mètres, cétait le même système déchelles et descaliers. Cétait à ce troisième niveau quAlexis travaillait, et, pour atteindre à la profondeur de son chantier, il avait à faire trois fois plus de chemin que nen font ceux qui montent aux tours de Notre-Dame de Paris.
Mais si la montée et la descente sont faciles dans les tours de Notre-Dame, où lescalier est régulier et éclairé, il nen était pas de même dans la mine, où les marches, creusées suivant les accidents du roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges, tantôt étroites. Point dautre lumière que celle de la lampe quon porte à la main, et sur le sol, une boue glissante que mouille sans cesse leau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur le visage.
Deux cents mètres à descendre, cest long, mais ce nétait pas tout, il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers et se rendre au lieu du travail ; or le développement complet des galeries de la Truyère, était de 35 à 40 kilomètres. Naturellement on ne devait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependant la course était fatigante, car on marchait dans leau qui, filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseau au milieu du chemin et coule ainsi jusquà des puisards, où des machines dépuisement la prennent pour la verser au dehors.
Quand ces galeries traversaient des roches solides, elles étaient tout simplement des souterrains ; mais quand elles traversaient des terrains ébouleux ou mouvants, elles étaient boisées au plafond et des deux côtés avec des troncs de sapin travaillés à la hache, parce que les entailles faites à la scie amènent une prompte pourriture. Bien que ces troncs darbres fussent disposés de manière à résister aux poussées du terrain, souvent cette poussée était tellement forte que les bois se courbaient et que les galeries se rétrécissaient ou saffaissaient au point quon ne pouvait plus y passer quen rampant. Sur ces bois croissaient des champignons et des flocons légers et cotonneux, dont la blancheur de neige tranchait avec le noir du terrain ; la fermentation des arbres dégageait une odeur dessence ; et sur les champignons, sur les plantes inconnues, sur la mousse blanche, on voyait des mouches, des araignées, des papillons, qui ne ressemblent pas aux individus de même espèce quon rencontre à lair. Il y avait aussi des rats qui couraient partout et des chauves-souris cramponnées aux boisages par leurs pieds, la tête en bas.
Ces galeries se croisaient, et çà et là, comme à Paris, il y avait des places et des carrefours ; il y en avait de belles et de larges comme les boulevards, détroites et de basses comme les rues du quartier Saint-Marcel ; seulement toute cette ville souterraine était beaucoup moins bien éclairée que les villes durant la nuit, car il ny avait point de lanternes ou de becs de gaz, mais simplement les lampes que les mineurs portent avec eux. Si la lumière manquait souvent, le bruit disait toujours quon nétait pas dans le pays des morts ; dans les chantiers dabatage, on entendait les détonations de la poudre dont le courant dair vous apportait lodeur et la fumée ; dans les galeries on entendait le roulement des wagons ; dans les puits, le frottement des cages dextraction contre les guides, et par-dessus tout le grondement de la machine à vapeur installée au second niveau.
Mais où le spectacle était tout à fait curieux, cétait dans les remontées, cest-à-dire dans les galeries tracées dans la pente du filon ; cétait là quil fallait voir les piqueurs travailler à moitié nus à abattre le charbon, couchés sur le flanc ou accroupis sur les genoux. De ces remontées la houille descendait dans les niveaux doù on la roulait jusquaux puits dextraction.
Cétait là laspect de la mine aux jours de travail, mais il y avait aussi les jours daccidents. Deux semaines après son arrivée à Varses, Alexis avait été témoin dun de ces accidents et en avait failli être victime ; une explosion de grisou. Le grisou est un gaz qui se forme naturellement dans les houillères et qui éclate aussitôt quil est en contact avec une flamme.
Rien nest plus terrible que cette explosion qui brûle et renverse tout sur son passage ; on ne peut lui comparer que lexplosion dune poudrière pleine de poudre ; aussitôt que la flamme dune lampe ou dune allumette est en contact avec le gaz, linflammation éclate instantanément dans toutes les galeries, elle détruit tout dans la mine, même dans les puits dextraction ou daérage dont elle enlève les toitures ; la température est quelquefois portée si haut que le charbon dans la mine se transforme en coke.
Une explosion de grisou avait ainsi tué six semaines auparavant une dizaine douvriers ; et la veuve de lun de ces ouvriers était devenue folle ; je compris que cétait celle quen arrivant javais rencontrée avec son enfant cherchant « un chemin frais ».
Contre ces explosions on employait toutes les précautions : il était défendu de fumer, et souvent les ingénieurs en faisant leur ronde forçaient les ouvriers à leur souffler dans le nez pour voir ceux qui avaient manqué à la défense. Cétait aussi pour prévenir ces terribles accidents quon employait des lampes Davy, du nom dun grand savant anglais qui les a inventées : ces lampes étaient entourées dune toile métallique dun tissu assez fin pour ne pas laisser passer la flamme à travers ses mailles, de sorte que la lampe portée dans une atmosphère explosive, le gaz brûle à lintérieur de la lampe, mais lexplosion ne se propage point au dehors.
Tout ce quAlexis me raconta surexcita vivement ma curiosité, qui était déjà grande en arrivant à Varses, de descendre dans la mine, mais quand jen parlai le lendemain à loncle Gaspard, il me répondit que cétait impossible, parce quon ne laissait pénétrer dans la mine que ceux qui y travaillent.
Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, cest facile, et alors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métier nest pas plus mauvais quun autre, et si tu as peur de la pluie et du tonnerre, cest celui qui te convient ; en tous cas il vaut mieux que celui de chanteur de chansons sur les grands chemins. Tu resteras avec Alexis. Est-ce dit, garçon ? On trouvera aussi à employer Mattia, mais pas à jouer du cornet à piston par exemple !
Ce nétait pas pour rester à Varses que jy étais venu, et je métais imposé une autre tâche, un autre but, que de pousser toute la journée une benne dans le deuxième ou le troisième niveau de la Truyère.
Il fallut donc renoncer à satisfaire ma curiosité, et je croyais que je partirais sans en savoir plus long que ne men avaient appris les récits dAlexis ou les réponses arrachées tant bien que mal à loncle Gaspard, quand par suite de circonstances dues au hasard, je fus à même dapprendre dans toutes leurs horreurs, de sentir dans toutes leurs épouvantes les dangers auxquels sont exposés les mineurs.
IIIRouleur.
Le métier de mineur nest point insalubre, et à part quelques maladies causées par la privation de lair et de la lumière, qui à la longue appauvrit le sang, le mineur est aussi bien portant que le paysan qui habite un pays sain ; encore a-t-il sur celui-ci lavantage dêtre à labri des intempéries des saisons, de la pluie, du froid ou de lexcès de chaleur.
Pour lui le grand danger se trouve dans les éboulements, les explosions et les inondations ; puis aussi dans les accidents résultant de son travail, de son imprudence ou de sa maladresse.
La veille du jour fixé pour mon départ, Alexis rentra avec la main droite fortement contusionnée par un gros bloc de charbon sous lequel il avait eu la maladresse de la laisser prendre : un doigt était à moitié écrasé ; la main entière était meurtrie.
Le médecin de la compagnie vint le visiter et le panser : son état nétait pas grave, la main guérirait, le doigt aussi ; mais il fallait du repos.
Loncle Gaspard avait pour caractère de prendre la vie comme elle venait, sans chagrin comme sans colère, il ny avait quune chose qui pouvait le faire se départir de sa bonhomie ordinaire : un empêchement à son travail.
Quand il entendit dire quAlexis était condamné au repos pour plusieurs jours, il poussa les hauts cris : qui roulerait sa benne pendant ces jours de repos ? il navait personne pour remplacer Alexis ; sil sagissait de le remplacer tout à fait il trouverait bien quelquun, mais pendant quelques jours seulement cela était en ce moment impossible ; on manquait dhommes, ou tout au moins denfants.
Il se mit cependant en course pour chercher un rouleur, mais il rentra sans en avoir trouvé un.
Alors il recommença ses plaintes : il était véritablement désolé, car il se voyait, lui aussi, condamné au repos, et sa bourse ne lui permettait pas sans doute de se reposer.
Voyant cela et comprenant les raisons de sa désolation ; dautre part, sentant que cétait presque un devoir en pareille circonstance de payer à ma manière lhospitalité qui nous avait été donnée, je lui demandai si le métier de rouleur était difficile.
Rien nest plus facile ; il ny a quà pousser un wagon qui roule sur des rails.
Il est lourd, ce wagon ?
Pas trop lourd, puisquAlexis le poussait bien.
Cest juste ! Alors si Alexis le poussait bien, je pourrais le pousser aussi.
Toi, garçon ?
Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt reprenant son sérieux :
Bien sûr que tu le pourrais si tu le voulais.
Je le veux, puisque cela peut vous servir.
Tu es un bon garçon et cest dit : demain tu descendras avec moi dans la mine ; cest vrai que tu me rendras service ; mais cela te sera peut-être utile à toi-même ; si tu prenais goût au métier, cela vaudrait mieux que de courir les grands chemins ; il ny a pas de loups à craindre dans la mine.
Que ferait Mattia pendant que je serais dans la mine ? je ne pouvais pas le laisser à la charge de loncle Gaspard.
Je lui demandai sil ne voulait pas sen aller tout seul avec Capi donner des représentations dans les environs, et il accepta tout de suite.
Je serai très-content de te gagner tout seul de largent pour la vache, dit-il en riant.
Depuis trois mois, depuis que nous étions ensemble et quil vivait en plein air, Mattia ne ressemblait plus au pauvre enfant chétif et chagrin que javais retrouvé appuyé contre léglise Saint-Médard, mourant de faim, et encore moins à lavorton que javais vu pour la première fois dans le grenier de Garofoli, soignant le pot-au-feu et prenant de temps en temps sa tête endolorie dans ses deux mains.
Il navait plus mal à la tête, Mattia ; il nétait plus chagrin, il nétait même plus chétif : cétait le grenier de la rue de Lourcine qui lavait rendu triste, le soleil et le plein air, en lui donnant la santé, lui avaient donné la gaîté.
Pendant notre voyage il avait été la bonne humeur et le rire, prenant tout par le bon côté, samusant de tout, heureux dun rien, tournant au bon ce qui était mauvais. Que serais-je devenu sans lui ? Combien de fois la fatigue et la mélancolie ne meussent-elles pas accablé ?
Cette différence entre nous deux tenait sans doute à notre caractère et à notre nature, mais aussi à notre origine, à notre race.
Il était Italien et il avait une insouciance, une amabilité, une facilité pour se plier aux difficultés sans se fâcher ou se révolter, que nont pas les gens de mon pays, plus disposés à la résistance et à la lutte.
Quel est donc ton pays ? me direz-vous, tu as donc un pays ?
Il sera répondu à cela plus tard ; pour le moment jai voulu dire seulement que Mattia et moi nous ne nous ressemblions guère, ce qui fait que nous nous accordions si bien ; même quand je le faisais travailler pour apprendre ses notes et pour apprendre à lire. La leçon de musique, il est vrai, avait toujours marché facilement, mais pour la lecture il nen avait pas été de même, et des difficultés auraient très-bien pu sélever entre nous, car je navais ni la patience ni lindulgence de ceux qui ont lhabitude de lenseignement. Cependant ces difficultés ne surgirent jamais, et même quand je fus injuste, ce qui marriva plus dune fois, Mattia ne se fâcha point.
Il fut donc entendu que pendant que je descendrais le lendemain dans la mine, Mattia sen irait donner des représentations musicales et dramatiques, de manière à augmenter notre fortune ; et Capi à qui jexpliquai cet arrangement, parut le comprendre.
Le lendemain matin on me donna les vêtements de travail dAlexis.
Après avoir une dernière fois recommandé à Mattia et à Capi dêtre bien sages dans leur expédition, je suivis loncle Gaspard.
Attention, dit-il, en me remettant ma lampe, marche dans mes pas, et en descendant les échelles, ne lâche jamais un échelon sans auparavant en bien tenir un autre.
Nous nous enfonçâmes dans la galerie ; lui marchant le premier, moi sur ses talons.
Si tu glisses dans les escaliers, continua-t-il, ne te laisse pas aller, retiens-toi, le fond est loin et dur.
Je navais pas besoin de ces recommandations pour être ému, car ce nest pas sans un certain trouble quon quitte la lumière pour entrer dans la nuit, la surface de la terre pour ses profondeurs. Je me retournai instinctivement en arrière, mais déjà nous avions pénétré assez avant dans la galerie, et le jour au bout de ce long tube noir nétait plus quun globe blanc comme la lune dans un ciel sombre et sans étoiles. Jeus honte de ce mouvement machinal, qui neut que la durée dun éclair, et je me remis bien vite à emboîter le pas.
Lescalier, dit-il bientôt.
Nous étions devant un trou noir, et dans sa profondeur insondable pour mes yeux, je voyais des lumières se balancer, grandes à lentrée, plus petites jusquà nêtre plus que des points, à mesure quelles séloignaient. Cétaient les lampes des ouvriers qui étaient entrés avant nous dans la mine : le bruit de leur conversation, comme un sourd murmure, arrivait jusquà nous porté par un air tiède qui nous soufflait au visage : cet air avait une odeur que je respirais pour la première fois, cétait quelque chose comme un mélange déther et dessence.
Après lescalier, les échelles, après les échelles un autre escalier.
Nous voilà au premier niveau, dit-il.
Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des murs droits ; ces murs étaient en maçonnerie. La voûte était un peu plus élevée que la hauteur dun homme ; cependant il y avait des endroits où il fallait se courber pour passer, soit que la voûte supérieure se fût abaissée, soit que le sol se fût soulevé.
Cest la poussée du terrain, me dit-il. Comme la montagne a été partout creusée et quil y a des vides, les terres veulent descendre, et, quand elles pèsent trop, elles écrasent les galeries.
Sur le sol étaient des rails de chemins de fer et sur le côté de la galerie coulait un petit ruisseau.
Ce ruisseau se réunit à dautres qui, comme lui, reçoivent les eaux des infiltrations ; ils vont tous tomber dans un puisard. Cela fait mille ou douze cents mètres deau que la machine doit jeter tous les jours dans la Divonne. Si elle sarrêtait, la mine ne tarderait pas à être inondée. Au reste en ce moment, nous sommes précisément sous la Divonne.
Et, comme javais fait un mouvement involontaire, il se mit à rire aux éclats.
À cinquante mètres de profondeur, il ny a pas de danger quelle te tombe dans le cou.
Sil se faisait un trou ?
Ah bien ! oui, un trou. Les galeries passent et repassent dix fois sous la rivière ; il y a des mines où les inondations sont à craindre, mais ce nest pas ici ; cest bien assez du grisou et des éboulements, des coups de mine.
Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail, loncle Gaspard me montra ce que je devais faire, et lorsque notre benne fut pleine de charbon, il la poussa avec moi pour mapprendre à la conduire jusquau puits et à me garer sur les voies de garage lorsque je rencontrerais dautres rouleurs venant à ma rencontre.
Il avait eu raison de le dire, ce nétait pas là un métier bien difficile, et en quelques heures, si je ny devins pas habile, jy devins au moins suffisant. Il me manquait ladresse et lhabitude, sans lesquelles on ne réussit jamais dans aucun métier, et jétais obligé de les remplacer, tant bien que mal, par plus defforts, ce qui donnait pour résultat moins de travail utile et plus de fatigue.
Heureusement jétais aguerri contre la fatigue par la vie que javais menée depuis plusieurs années et surtout par mon voyage de trois mois ; je ne me plaignis donc pas, et loncle Gaspard déclara que jétais un bon garçon qui ferait un jour un bon mineur.
Mais si javais eu grande envie de descendre dans la mine, je navais aucune envie dy rester ; javais eu la curiosité, je navais pas de vocation.
Il faut pour vivre de la vie souterraine, des qualités particulières que je navais pas ; il faut aimer le silence, la solitude, le recueillement. Il faut rester de longues heures, de longs jours lesprit replié sur lui-même sans échanger une parole ou recevoir une distraction. Or jétais très-mal doué de ce côté-là, ayant vécu de la vie vagabonde, toujours chantant et marchant ; je trouvais tristes et mélancoliques les heures pendant lesquelles je poussais mon wagon dans les galeries sombres, nayant dautres lumière que celle de ma lampe, nentendant dautre bruit que le roulement lointain des bennes, le clapotement de leau dans les ruisseaux, et çà et là les coups de mine, qui en éclatant dans ce silence de mort, le rendaient plus lourd et plus lugubre encore.
Comme cest déjà un travail de descendre dans la mine et den sortir, on y reste toute la journée de douze heures et lon ne remonte pas pour prendre ses repas à la maison ; on mange sur le chantier.
À côté du chantier de loncle Gaspard javais pour voisin un rouleur qui, au lieu dêtre un enfant comme moi et comme les autres rouleurs, était au contraire un vieux bonhomme à barbe blanche ; quand je parle de barbe blanche il faut entendre quelle létait le dimanche, le jour du grand lavage, car pendant la semaine elle commençait par être grise le lundi pour devenir tout à fait noire le samedi. Enfin il avait près de soixante ans. Autrefois, au temps de sa jeunesse, il avait été boiseur, cest-à-dire charpentier, chargé de poser et dentretenir les bois qui forment les galeries ; mais dans un éboulement il avait eu trois doigts écrasés ce qui lavait forcé de renoncer à son métier. La compagnie au service de laquelle il travaillait lui avait fait une petite pension, car cet accident lui était arrivé en sauvant trois de ses camarades. Pendant quelques années il avait vécu de cette pension. Puis la compagnie ayant fait faillite, il sétait trouvé sans ressources, sans état, et il était alors entré à la Truyère comme rouleur. On le nommait le magister, autrement dit le maître décole, parce quil savait beaucoup de choses que les piqueurs et même les maîtres mineurs ne savent pas, et parce quil en parlait volontiers, tout fier de sa science.
Pendant les heures des repas nous fîmes connaissance, et bien vite, il me prit en amitié ; jétais questionneur enragé, il était causeur ; nous devînmes inséparables. Dans la mine, où généralement on parle peu, on nous appela les bavards.
Les récits dAlexis ne mavaient pas appris tout ce que je voulais savoir, et les réponses de loncle Gaspard ne mavaient pas non plus satisfait, car lorsque je lui demandais :
Quest-ce que le charbon de terre ?
Il me répondait toujours :
Cest du charbon quon trouve dans la terre.
Cette réponse de loncle Gaspard sur le charbon de terre et celles du même genre quil mavait faite ? nétaient point suffisantes pour moi, Vitalis mayant appris à me contenter moins facilement. Quand je posai la même question au magister il me répondit tout autrement.
Le charbon de terre, me dit-il, nest rien autre chose que du charbon de bois : au lieu de mettre dans nos cheminées des arbres de notre époque que des hommes comme toi et moi ont transformés en charbon, nous y mettons des arbres poussés dans des forêts très-anciennes et qui ont été transformés en charbon par les forces de la nature, je veux dire par des incendies, des volcans, des tremblements de terre naturels.
Et comme je le regardais avec étonnement.
Nous navons pas le temps de causer de cela aujourdhui, dit-il, il faut pousser la benne, mais cest demain dimanche, viens me voir ; je texpliquerai ça à la maison ; jai là des morceaux de charbon et de roche que jai ramassés depuis trente ans et qui te feront comprendre par les yeux ce que tu entendras par les oreilles. Ils mappellent en riant le magister, mais le magister, tu le verras, est bon à quelque chose ; la vie de lhomme nest pas toute entière dans ses mains, elle est aussi dans sa tête. Comme toi et à ton âge jétais curieux ; je vivais dans la mine, jai voulu connaître ce que je voyais tous les jours ; jai fait causer les ingénieurs quand ils voulaient bien me répondre, et jai lu. Après mon accident javais du temps à moi, je lai employé à apprendre : quand on a des yeux pour regarder et que sur ces yeux on pose des lunettes que vous donnent les livres, on finit par voir bien des choses. Maintenant je nai pas grand temps pour lire et je nai pas dargent pour acheter des livres, mais jai encore des yeux et je les tiens ouverts. Viens demain, je serais content de tapprendre à regarder autour de toi. On ne sait pas ce quune parole qui tombe dans une oreille fertile peut faire germer. Cest pour avoir conduit dans les mines de Bessèges un grand savant nommé Brongniart et lavoir entendu parler pendant ses recherches, que lidée mest venue dapprendre et quaujourdhui jen sais un peu plus long que nos camarades. À demain.
Le lendemain jannonçai à loncle Gaspard que jallais voir le magister.
Ah ! ah ! dit-il en riant, il a trouvé à qui causer ; vas-y, mon garçon, puisque le cur ten dit ; après tout, tu croiras ce que tu voudras ; seulement, si tu apprends quelque chose avec lui, nen sois pas plus fier pour ça ; sil nétait pas fier, le magister serait un bon homme.
Le magister ne demeurait point, comme la plupart des mineurs, dans lintérieur de la ville, mais à une petite distance, à un endroit triste et pauvre quon appelle les Espétagues, parce quaux environs se trouvent de nombreuses excavations creusées par la nature dans le flanc de la montagne. Il habitait là chez une vieille femme, veuve dun mineur tué dans un éboulement. Elle lui sous-louait une espèce de cave dans laquelle il avait établi son lit à la place la plus sèche, ce qui ne veut pas dire quelle le fût beaucoup, car sur les pieds du bois de lit poussaient des champignons ; mais pour un mineur habitué à vivre les pieds dans lhumidité et à recevoir toute la journée sur le corps des gouttes deau, cétait là un détail sans importance. Pour lui, la grande affaire, en prenant ce logement, avait été dêtre près des cavernes de la montagne dans lesquelles il allait faire des recherches, et surtout de pouvoir disposer à son gré sa collection de morceaux de houille, de pierres marquées dempreintes, et de fossiles.
Il vint au-devant de moi quand jentrai, et dune voix heureuse :
Je tai commandé une biroulade, dit-il, parce que si la jeunesse a des oreilles et des yeux, elle a aussi un gosier, de sorte que le meilleur moyen dêtre de ses amis, cest de satisfaire le tout en même temps.
La biroulade est un festin de châtaignes rôties quon mouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévennes.
Après la biroulade continua le magister, nous causerons et tout en causant je te montrerai ma collection.
Il dit ce mot ma collection dun ton qui justifiait le reproche que lui faisaient ses camarades, et jamais assurément conservateur dun muséum ny mit plus de fierté. Au reste cette collection paraissait très-riche, au moins autant que jen pouvais juger, et elle occupait tout le logement, rangée sur des planches et des tables pour les petits échantillons, posée sur le sol pour les gros. Depuis vingt ans, il avait réuni tout ce quil avait trouvé de curieux dans ses travaux, et comme les mines du bassin de la Cère et de la Divonne sont riches en végétaux fossiles, il avait là des exemplaires rares qui eussent fait le bonheur dun géologue et dun naturaliste.
Il avait au moins autant de hâte à parler que moi jen avais à lécouter ; aussi la biroulade fut-elle promptement expédiée.
Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que cétait que le charbon de terre, écoute, je vais te lexpliquer à peu près et en peu de mots, pour que tu sois en état de regarder ma collection, qui te lexpliquera mieux que moi, car bien quon mappelle le magister, je ne suis pas un savant, hélas ! il sen faut de tout. La terre que nous habitons na pas toujours été ce quelle est maintenant ; elle a passé par plusieurs états qui ont été modifiés par ce quon nomme les révolutions du globe. Il y a eu des époques où notre pays a été couvert de plantes qui ne croissent maintenant que dans les pays chauds : ainsi les fougères en arbres. Puis il est venu une révolution, et cette végétation a été remplacée par une autre tout à fait différente, laquelle à son tour a été remplacée par une nouvelle ; et ainsi de suite toujours pendant des milliers, des millions dannées peut-être. Cest cette accumulation de plantes et darbres, qui en se décomposant et en se superposant a produit les couches de houille. Ne sois pas incrédule, je vais te montrer tout à lheure dans ma collection quelques morceaux de charbon, et surtout une grande quantité de morceaux de pierre pris aux bancs que nous nommons le mur ou le toit, et qui portent tous les empreintes de ces plantes, qui se sont conservées là comme les plantes se conservent entre les feuilles de papier dun herbier. La houille est donc formée, ainsi que je te le disais, par une accumulation de plantes et darbres ; ce nest donc que du bois décomposé et comprimé. Comment sest formée cette accumulation, vas tu me demander ? Cela, cest plus difficile à expliquer, et je crois même que les savants ne sont pas encore arrivés à lexpliquer très-bien, puisquils ne sont pas daccord entre eux. Les uns croient que toutes ces plantes charriées par les eaux ont formé dimmenses radeaux sur les mers qui sont venus séchouer çà et là poussés par les courants. Dautres disent que les bancs de charbon sont dus à laccumulation paisible de végétaux qui, se succédant les uns aux autres, ont été enfouis au lieu même où ils avaient poussé. Et là-dessus, les savants ont fait des calculs qui donnent le vertige à lesprit : ils ont trouvé quun hectare de bois en forêt étant coupé et étant étendu sur la terre ne donnait quune couche de bois ayant à peine huit millimètres dépaisseur ; transformée en houille, cette couche de bois ne donnerait que 2 millimètres. Or il y a, enfouies dans la terre, des couches de houille qui ont 20 et 30 mètres dépaisseur. Combien a-t-il fallu de temps pour que ces couches se forment ? Tu comprends bien, nest-ce pas, quune futaie ne pousse pas en un jour ; il lui faut environ une centaine dannées pour se développer. Pour former une couche de houille de 30 mètres dépaisseur, il faut donc une succession de 5,000 futaies poussant à la même place, cest-à-dire 500,000 ans. Cest déjà un chiffre bien étonnant, nest-ce pas ? cependant il nest pas exact, car les arbres ne se succèdent pas avec cette régularité, ils mettent plus de cent ans à pousser et à mourir, et quand une espèce remplace une autre il faut une série de transformations et de révolutions pour que cette couche de plantes décomposées soit en état den nourrir une nouvelle. Tu vois donc que 500,000 années ne sont rien et quil en faut sans doute beaucoup plus encore. Combien ? Je nen sais rien, et ce nest pas à un homme comme moi de le chercher. Tout ce que jai voulu, cétait te donner une idée de ce quest le charbon de terre afin que tu sois en état de regarder ma collection. Maintenant, allons la voir.
La visite dura jusquà la nuit, car à chaque morceau de pierre, à chaque empreinte de plante, le magister recommença ses explications, si bien quà la fin je commençai à comprendre à peu près ce qui, tout dabord, mavait si fort étonné.
IVLinondation.
Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine.
Eh bien ! dit loncle Gaspard, as-tu été content du garçon, magister ?
Mais oui, il a des oreilles, et jespère que bientôt il aura des yeux.
En attendant, quil ait aujourdhui des bras ! dit loncle Gaspard.
Et il me remit un coin pour laider à détacher un morceau de houille quil avait entamé par dessous ; car les piqueurs se font aider par les rouleurs.
Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, jentendis du côté du puits un bruit formidable, un grondement épouvantable et tel que je navais jamais rien entendu de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Était-ce un éboulement, un effondrement général ? Jécoutai ; le tapage continuait en se répercutant de tous côtés. Quest-ce que cela voulait dire ? Mon premier sentiment fut lépouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles ; mais on sétait déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. Cétait une explosion de mine ; une benne qui tombait dans le puits ; peut-être tout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs.
Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes en courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve ; puis il me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois de la galerie avec un clapotement deau. Lendroit où je métais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit deau était inexplicable.
Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol.
Cétait bien leau ; elle venait du côté du puits, remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produits par une chute deau qui se précipitait dans la mine.
Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier.
Oncle Gaspard, leau est dans la mine !
Encore des bêtises !
Il sest fait un trou sous la Divonne ; sauvons-nous !
Laisse-moi tranquille !
Écoutez donc.
Mon accent était tellement ému que loncle Gaspard resta le pic suspendu pour écouter ; le même bruit continuait toujours plus fort, plus sinistre. Il ny avait pas à sy tromper, cétait leau qui se précipitait.
Cours vite, me cria-t-il, leau est dans la mine. Tout en criant : « leau est dans la mine », loncle Gaspard avait saisi sa lampe, car cest toujours là le premier geste dun mineur, il se laissa glisser dans la galerie.
Je navais pas fait dix pas que japerçus le magister qui descendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruit qui lavait frappé.
Leau dans la mine ! cria loncle Gaspard.
La Divonne a fait un trou, dis-je.
Es-tu bête.
Sauve-toi ! cria le magister.
Le niveau de leau sétait rapidement élevé dans la galerie ; elle montait maintenant jusquà nos genoux, ce qui ralentissait notre course.
Le magister se mit à courir avec nous et tous trois nous criions en passant devant les chantiers :
Sauvez-vous ! leau est dans la mine !
Le niveau de leau sélevait avec une rapidité furieuse ; heureusement nous nétions pas très-éloignés des échelles, sans quoi nous naurions jamais pu les atteindre. Le magister y arriva le premier, mais il sarrêta :
Montez dabord, dit-il, moi je suis le plus vieux, et puis jai la conscience tranquille.
Nous nétions pas dans les conditions à nous faire des politesses ; loncle Gaspard passa le premier, je le suivis, et le magister vint derrière, puis après lui, mais à un assez long intervalle, quelques ouvriers qui nous avaient rejoints.
Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau du premier, ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant darriver au dernier échelon un flot deau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. Cétait une cascade.
Tenez bon ! cria loncle Gaspard.
Lui, le magister et moi nous nous cramponnâmes assez solidement aux échelons pour résister, mais ceux qui venaient derrière nous furent entraînés, et bien certainement si nous avions eu plus dune dizaine déchelons à monter encore nous aurions, comme eux, été précipités, car instantanément la cascade était devenue une avalanche.
Arrivés au premier niveau nous nétions pas sauvés, car nous avions encore cinquante mètres à franchir avant de sortir, et leau était aussi dans cette galerie ; nous étions sans lumière, nos lampes éteintes.
Nous sommes perdus, dit le magister dune voix presque calme, fais ta prière, Rémi.
Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ou huit lampes qui accouraient vers nous ; leau nous arrivait déjà aux genoux, sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce nétait pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de bois comme des plumes.
Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nous avions aperçu les lampes, voulaient suivre la galerie et gagner ainsi les échelles et les escaliers qui se trouvaient près de là ; mais devant pareil torrent cétait impossible : comment le refouler, comment même résister à son impulsion et aux pièces de boisage quil charriait.
Le même mot qui avait échappé au magister, leur échappa aussi :
Nous sommes perdus !
Ils étaient arrivés jusquà nous.
Par là, oui, cria le magister qui seul entre nous paraissait avoir gardé quelque raison, notre seul refuge est aux vieux travaux.
Les vieux travaux étaient une partie de la mine abandonnée depuis longtemps et où personne nallait, mais que le magister, lui, avait souvent visitée lorsquil était à la recherche de quelque curiosité.
Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi une lampe, que je vous conduise.
Dordinaire quand il parlait on lui riait au nez ou bien on lui tournait le dos en haussant les épaules, mais les plus forts avaient perdu leur force, dont ils étaient si fiers, et à la voix de ce vieux bonhomme dont ils se moquaient cinq minutes auparavant, tous obéirent ; instinctivement toutes les lampes lui furent tendues.
Vivement il en saisit une dune main, et mentraînant de lautre, il prit la tête de notre troupe. Comme nous allions dans le même sens que le courant nous marchions assez vite.
Je ne savais où nous allions, mais lespérance métait revenue.
Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants, je ne sais si ce fut durant quelques minutes ou quelque secondes, car nous navions plus la notion du temps, il sarrêta.
Nous naurons pas le temps, cria-t-il, leau monte trop vite.
En effet, elle nous gagnait à grands pas : des genoux elle métait arrivée aux hanches, des hanches à la poitrine.
Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister.
Et après ?
La remontée ne conduit nulle part.
Se jeter dans la remontée, cétait prendre en effet un cul-de-sac ; mais nous nétions pas en position dattendre et de choisir ; il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelques minutes devant soi, cest-à-dire lespérance de se sauver, ou continuer la galerie avec la certitude dêtre engloutis, submergés avant quelques secondes.
Le magister à notre tête nous nous engageâmes donc dans la remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie et ceux-là, nous ne les revîmes jamais.
Alors reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé à fuir et que cependant nous navions pas encore entendu : des éboulements, des tourbillonnements et des chutes deau, des éclats des boisages, des explosions dair comprimé ; cétait dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit.
Cest le déluge.
La fin du monde.
Mon Dieu ! ayez pitié de nous !
Depuis que nous étions dans la remontée, le magister navait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles.
Les enfants, dit-il, il ne faut pas nous fatiguer ; si nous restons ainsi cramponnés des pieds et des mains nous ne tarderons pas à nous épuiser ; il faut nous creuser des points dappui dans le schiste.
Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personne navait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun de nous navait un outil.
Avec les crochets de nos lampes, continua le magister.
Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant très-inclinée et glissante. Mais quand on sait que si lon glisse on trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces et de ladresse. En moins de quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manière à y poser notre pied.
Cela fait, on respira un peu et lon se reconnut. Nous étions sept : le magister, moi près de lui, loncle Gaspard, trois piqueurs nommés Pagès, Compayrou et Bergounhoux, et un rouleur, Carrory ; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie.
Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence : il ny a pas de mots pour rendre lintensité de cet horrible tapage, et les détonations du canon se mêlant au tonnerre et à des éboulements nen eussent pas produit un plus formidable.
Effarés, affolés dépouvante, nous nous regardions, cherchant dans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit ne nous donnait pas.
Cest le déluge, disait lun.
La fin du monde.
Un tremblement de terre.
Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger.
Une inondation par leau amoncelée dans les vieux travaux.
Un trou que sest creusé la Divonne.
Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à mon trou.
Le magister navait rien dit ; et il nous regardait les uns après les autres, haussant les épaules, comme sil eût discuté la question en plein jour, sous lombrage dun mûrier en mangeant un oignon.
Pour sûr cest une inondation, dit-il enfin et le dernier, alors que chacun eut émis son avis.
Causée par un tremblement de terre.
Envoyée par le génie de la mine.
Venue des vieux travaux.
Tombée de la Divonne par un trou. Chacun allait répéter ce quil avait déjà dit.
Cest une inondation, continua le magister.
Eh bien, après ? doù vient-elle, dirent en même temps plusieurs voix.
Je nen sais rien, mais quant au génie de la mine, cest des bêtises ; quant aux vieux travaux, ça ne serait possible que si le troisième niveau seul avait été inondé, mais le second lest et le premier aussi : vous savez bien que leau ne remonte pas et quelle descend toujours.
Le trou.
Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement.
Le tremblement de terre.
Je ne sais pas.
Alors si vous ne savez pas, ne parlez pas.
Je sais que cest une inondation et cest déjà quelque chose, une inondation qui vient den haut.
Pardi ! ça se voit, leau nous a suivis.
Et comme une sorte de sécurité nous était venue depuis que nous étions à sec et que leau ne montait plus, on ne voulut plus écouter le magister.
Ne fais donc pas le savant, puisque tu nen sais pas plus que nous.
Lautorité que lui avait donnée sa fermeté dans le danger était déjà perdue. Il se tut sans insister.
Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix et cependant notre voix était sourde.
Parle un peu, me dit le magister.
Que voulez-vous que je dise ?
Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers mots venus.
Je prononçai quelques paroles.
Bon, plus doucement maintenant. Cest cela. Bien.
Perds-tu la tête, eh magister ! dit Pagès.
Deviens-tu fou de peur ?
Crois-tu que tu es mort ?
Je crois que leau ne nous gagnera pas ici, et que si nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés.
Ça veut dire, magister ?
Regarde ta lampe.
Eh bien, elle brûle.
Comme dhabitude ?
Non ; la flamme est plus vive, mais courte.
Est-ce quil y a du grisou ?
Non, dit le magister, cela non plus nest pas à craindre ; pas plus de danger par le grisou que par leau qui maintenant ne montera pas dun pied.
Ne fais donc pas le sorcier.
Je ne fais pas le sorcier : nous sommes dans une cloche dair et cest lair comprimé qui empêche leau de monter ; la remontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur : lair refoulé par les eaux sest amoncelé dans cette galerie et maintenant il résiste à leau et la refoule.
En entendant le magister nous expliquer que nous étions dans une sorte de cloche à plongeur où leau ne pouvait pas monter jusquà nous, parce que lair larrêtait, il y eut des murmures dincrédulité.
En voilà une bêtise ! est-ce que leau nest pas plus forte que tout ?
Oui, dehors, librement ; mais quand tu jettes ton verre, la gueule en bas, dans un seau plein, est-ce que leau va jusquau fond de ton verre ? Non, nest-ce pas, il reste un vide. Eh bien ! ce vide est maintenu par lair. Ici, cest la même chose ; nous sommes au fond du verre, leau ne viendra pas jusquà nous.
Ça, je le comprends, dit loncle Gaspard, et jai dans lidée, maintenant, que vous aviez tort, vous autres, de vous moquer si souvent du magister ; il sait des choses que nous ne savons pas.
Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory.
Sauvés ? je nai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, cest que la remontée étant fermée, lair ne peut pas séchapper ; mais cest précisément ce qui nous sauve qui nous perd en même temps ; lair ne peut pas sortir : il est emprisonné. Mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir.
Quand leau va baisser
Va-t-elle baisser ? je nen sais rien : pour savoir ça il faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire ?
Puisque tu dis que cest une inondation ?
Eh bien ! après ? cest une inondation, ça cest sûr ; mais doù vient-elle ? est-ce la Divonne qui a débordé jusquaux puits, est-ce un orage, est-ce une source qui a crevé, est-ce un tremblement de terre ? Il faudrait être dehors, pour dire ça, et par malheur nous sommes dedans.
Peut-être que la ville est emportée ?
Peut-être
Il y eut un moment de silence et deffroi.
Le bruit de leau avait cessé, seulement, de temps en temps, on entendait à travers la terre des détonations sourdes et lon ressentait comme des secousses.
La mine doit être pleine, dit le magister, leau ne sy engouffre plus.
Et Marius ! sécria Pagès avec désespoir.
Marius, cétait son fils, piqueur comme lui, qui travaillait à la mine, dans le troisième niveau. Jusquà ce moment, le sentiment de la conservation personnelle, toujours si tyrannique, lavait empêché de penser à son fils ; mais le mot du magister : « la mine est pleine » lavait arraché à lui-même.
Marius ! Marius ! cria-t-il avec un accent déchirant ; Marius !
Rien ne répondit, pas même lécho ; la voix assourdie ne sortit pas de notre cloche.
Il aura trouvé une remontée, dit le magister ; cent cinquante hommes noyés, ce serait trop horrible ; le bon Dieu ne le voudra pas.
Il me sembla quil ne disait pas cela dune voix convaincue. Cent cinquante hommes au moins étaient descendus le matin dans la mine : combien avaient pu remonter par les puits ou trouver un refuge, comme nous ! Tous nos camarades perdus, noyés, morts. Personne nosa plus dire un mot.
Mais dans une situation comme la nôtre, ce nest pas la sympathie et la pitié qui dominent les curs ou dirigent les esprits.
Eh bien ! et nous, dit Bergounhoux, après un moment de silence, quest-ce que nous allons faire ?
Que veux-tu faire ?
Il ny a quà attendre, dit le magister.
Attendre quoi ?
Attendre ; veux-tu percer les quarante ou cinquante mètres qui nous séparent du jour avec ton crochet de lampe ?
Mais nous allons mourir de faim.
Ce nest pas là quest le plus grand danger.
Voyons, magister, parle, tu nous fais peur ; où est le danger, le grand danger ?
La faim, on peut lui résister ; jai lu que des ouvriers, surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingt-quatre jours sans manger : il y a bien des années de cela, cétait du temps des guerres de religion ; mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce nest pas la faim qui me fait peur.
Quest-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuvent pas monter ?
Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, des bourdonnements ; respirez-vous facilement ? moi, non.
Moi, jai mal à la tête.
Moi, le cur me tourne.
Moi, les tempes me battent.
Moi, je suis tout bête.
Eh bien ! cest là quest le danger présentement Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Je nen sais rien. Si jétais un savant au lieu dêtre un ignorant, je vous le dirais. Tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres deau au-dessus de nous : cela veut dire que lair subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé ? voilà ce quil faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être.
Je navais aucune idée de ce que cétait que lair comprimé, et précisément pour cela, peut-être, je fus très-effrayé des paroles du magister ; mes compagnons me parurent aussi très-affectés de ces paroles ; ils nen savaient pas plus que moi, et, sur eux comme sur moi, linconnu produisit son effet inquiétant.
Pour le magister, il ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et quoiquil la vît nettement dans toute son horreur, il ne pensait quaux moyens à prendre pour organiser nôtre défense.
Maintenant, dit-il, il sagit de nous arranger pour rester ici sans danger de rouler à leau.
Nous avons des trous.
Croyez-vous que vous nallez pas vous fatiguer de rester dans la même position ?
Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps ?
Est-ce que je sais !
On va venir à notre secours.
Cest certain, mais pour venir à notre secours, il faut pouvoir. Combien de temps sécoulera, avant quon commence notre sauvetage ? Ceux-là seuls qui sont sur la terre, peuvent le dire. Nous qui sommes dessous, il faut nous arranger pour y être le moins mal possible, car si lun de nous glisse, il est perdu.
Il faut nous attacher tous ensemble.
Et des cordes ?
Il faut nous tenir par la main.
Mest avis que le mieux est de nous creuser des paliers comme dans un escalier ; nous sommes sept, sur deux paliers nous pourrons tenir tous ; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second.
Avec quoi creuser ?
Nous navons pas de pics.
Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteaux dans les parties dures.
Jamais nous ne pourrons.
Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on peut tout pour, sauver sa vie ; si le sommeil prenait lun de nous comme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu.
Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nous une autorité qui, dinstant en instant, devenait plus puissante ; cest là ce quil y a de grand et de beau dans le courage, il simpose ; dinstinct nous sentions que sa force morale luttait contre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cette force.
On se mit au travail, car il était évident que le creusement de ces deux paliers était la première chose à faire ; il fallait nous établir, sinon commodément, du moins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider.
Choisissons des endroits où le creusement ne soit pas trop difficile, dit le magister.
Écoutez, dit loncle Gaspard, jai une proposition à vous faire : si quelquun a la tête à lui, cest le magister ; quand nous perdions la raison il a conservé la sienne ; cest un homme, il a du cur aussi. Il a été piqueur comme nous, et sur bien des choses il en sait plus que nous. Je demande quil soit chef de poste et quil dirige le travail.
Le magister ! interrompit Carrory qui était une espèce de brute, une bête de trait, sans autre intelligence que celle qui lui était nécessaire pour rouler sa benne, pourquoi pas moi ? si on prend un rouleur, je suis rouleur comme lui.
Ce nest pas un rouleur quon prend, animal ; cest un homme ; et, de nous tous, cest lui qui est le plus homme.
Vous ne disiez pas cela hier.
Hier, jétais aussi bête que toi et je me moquais du magister comme les autres, pour ne pas reconnaître quil en savait plus que nous. Aujourdhui je lui demande de nous commander. Voyons, magister, quest-ce que tu veux que je fasse ? Jai de bons bras, tu sais bien. Et vous, les autres ?
Voyons, magister, on tobéit.
Et on tobéira.
Écoutez, dit le magister, puisque vous voulez que je sois chef de poste, je veux bien ; mais cest à condition quon fera ce que je dirai. Nous pouvons rester ici longtemps, plusieurs jours ; je ne sais pas ce qui se passera : nous serons là comme des naufragés sur un radeau, dans une situation plus terrible même, car sur un radeau, au moins, on a lair et le jour : on respire et lon voit ; quoi quil arrive il faut, si je suis chef de poste, que vous mobéissiez.
On obéira, dirent toutes les voix.
Si vous croyez que ce que je demande est juste, oui, on obéira ; mais si vous ne le croyez pas ?
On le croira.
On sait bien que tu es un honnête homme, magister.
Et un homme de courage.
Et un homme qui en sait long.
Il ne faut pas te souvenir des moqueries, magister.
Je navais pas alors lexpérience que jai acquise plus tard, et jétais dans un grand étonnement de voir combien ceux-là même qui, quelques heures auparavant, navaient pas assez de plaisanteries pour accabler le magister, lui reconnaissaient maintenant des qualités : je ne savais pas comme les circonstances peuvent tourner les opinions et les sentiments de certains hommes.
Cest juré ? dit le magister.
Juré, répondîmes-nous tous ensemble.
Alors on se mit au travail : tous, nous avions des couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante.
Trois entameront la remontée, dit le magister, les trois plus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagès et moi, nous rangerons les déblais.
Non, pas toi, interrompit Compayrou qui était un colosse, il ne faut pas que tu travailles, magister, tu nes pas assez solide ; tu es lingénieur : les ingénieurs ne travaillent pas des bras.
Tout le monde appuya lavis de Compayrou, disant que puisque le magister était notre ingénieur, il ne devait pas travailler ; on avait si bien senti lutilité de la direction du magister que volontiers on leût mis dans du coton pour le préserver des dangers et des accidents : cétait notre pilote.
Le travail que nous avions à faire eut été des plus simples si nous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était long et difficile. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusant dans le schiste, et afin de nêtre pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donner de la place à quatre dentre nous sur lun, et à trois sur lautre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris.
Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier et le troisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, une lampe à la main, allait de lun à lautre chantier.
En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très-utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusquen bas.
Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé une planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir.
Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ; il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin.
On sinstalla, le magister, loncle Gaspard, Carrory et moi sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé.
Il faut ménager nos lampes, dit le magister, quon les éteigne donc et quon nen laisse brûler quune.
Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaient transmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles lorsque le magister fit un signe pour quon sarrêtât.
Une minute, dit-il, un courant dair peut éteindre notre lampe ; ce nest guère probable, cependant il faut compter sur limpossible, quest-ce qui a des allumettes pour la rallumer ?
Bien quil soit sévèrement défendu dallumer du feu dans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches ; aussi comme il ny avait pas là dingénieur pour constater linfraction au règlement, à la demande : « qui a des allumettes ? » quatre voix répondirent : Moi.
Moi aussi jen ai, continua le magister, mais elles sont mouillées.
Cétait le cas des autres, car chacun avait ses allumettes dans son pantalon et nous avions trempé dans leau jusquà la poitrine ou jusquaux épaules.
Carrory qui avait la compréhension lente et la parole plus lente encore répondit enfin :
Moi aussi jai des allumettes.
Mouillées ?
Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet.
Alors, passe ton bonnet.
Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire, Carrory nous passa une boîte dallumettes ; grâce à la position quelles avaient occupée pendant notre immersion elles avaient échappé à la noyade.
Maintenant, soufflez les lampes, commanda le magister.
Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notre cage.
VDans la remontée.
Le silence sétait fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenait plus jusquà nous ; à nos pieds leau était immobile, sans une ride ou un murmure ; la mine était pleine comme lavait dit le magister, et leau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusquau toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement quun mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne lavait été leffroyable vacarme que nous avions entendu au moment de lirruption des eaux ; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos curs.
Le travail occupe et distrait : le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment danéantissement.
Tout à coup je sentis sur ma main tomber des gouttes chaudes. Cétait Carrory qui pleurait silencieusement.
Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieur et une voix murmura à plusieurs reprises :
Marius, Marius !
Cétait Pagès qui pensait à son fils
Lair était lourd à respirer ; jétais oppressé et javais des bourdonnements dans les oreilles.
Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cet anéantissement, soit quil voulût réagir contre et nous empêcher de nous y abandonner, il rompit le silence :
Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avons de provisions.
Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés ? interrompit loncle Gaspard.
Non, mais il faut prendre ses précautions ; qui est-ce qui a du pain ? Personne ne répondit.
Moi, dis-je, jai une croûte dans ma poche.
Quelle poche ?
La poche de mon pantalon.
Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant.
Je fouillai dans ma poche où javais mis le matin une belle croûte cassante et dorée ; jen tirai une espèce de panade que jallais jeter avec désappointement quand le magister arrêta ma main.
Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise quelle soit, tu la trouveras bientôt bonne.
Ce nétait pas là un pronostic très-rassurant ; mais nous ny fîmes pas attention ; cest plus tard que ces paroles me sont revenues et mont prouvé que dès ce moment le magister avait pleine conscience de notre position, et que sil ne prévoyait pas, par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage.
Personne na plus de pain ? dit-il. On ne répondit pas.
Cela est fâcheux, continua-t-il.
Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.
Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : le pain aurait été pour eux.
Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous dit Bergounhoux, ce nest pas juste : nous sommes tous égaux devant la faim.
Pour lors sil y avait eu du pain nous nous serions fâchés. Vous aviez promis pourtant de mobéir ; mais je vois que vous ne mobéirez quaprès discussion, que si vous jugez que jai raison.
Il aurait obéi !
Cest-à-dire quil y aurait peut-être eu bataille. Eh bien ! il ne faut pas quil y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Ce nest pas moi qui ai fait cette règle, cest la loi : la loi qui a dit que quand plusieurs personnes mouraient dans un accident, cétait jusquà soixante ans la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui revient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse, doivent opposer moins de résistance à la mort que Pagès et Compayrou.
Toi, magister, tu as plus de soixante ans.
Oh ! moi je ne compte pas, dailleurs je suis habitué à ne pas me gaver de nourriture.
Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, le pain aurait donc été pour moi si jen avais eu ?
Pour toi et pour Rémi.
Si je navais pas voulu le donner ?
On te laurait pris, nas-tu pas juré dobéir ?
Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup sortant une miche de son bonnet :
Tenez, en voilà un morceau.
Cest donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory ?
Passez le bonnet, dit le magister.
Carrory voulut défendre sa coiffure ; on la lui enleva de force et on la passa au magister.
Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvait dans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nous ne fussions assurément pas dans une situation gaie, nous eûmes une seconde de détente.
Il y avait dans ce bonnet : une pipe, du tabac, une clef, un morceau de saucisson, un noyau de pêche percé en sifflet, des osselets en os de mouton, trois noix fraîches, un oignon : cest-à-dire que cétait un garde-manger et un garde-meuble.
Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Rémi, ce soir.
Mais jai faim, répliqua Carrory dune voix dolente ; jai faim tout de suite.
Tu auras encore plus faim ce soir.
Quel malheur que ce garçon nait pas eu de montre dans son garde-meuble ! Nous saurions lheure ; la mienne est arrêtée.
La mienne aussi, pour avoir trempé dans leau.
Cette idée de montre nous rappela à la réalité. Quelle heure était-il ? Depuis combien de temps étions-nous dans la remontée ? On se consulta, mais sans tomber daccord. Pour les uns, il était midi ; pour les autres six heures du soir, cest-à-dire que pour ceux-ci nous étions enfermés depuis plus de dix heures et pour ceux-là depuis moins de cinq. Ce fut là que commença notre différence dappréciation, différence qui se renouvela souvent et arriva à des écarts considérables.
Nous nétions pas en disposition de parler pour ne rien dire. Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée, chacun se tut et parut se plonger dans ses réflexions.
Quelles étaient celles de mes camarades ? Je nen sais rien ; mais si jen juge par les miennes elles ne devaient pas être gaies.
Malgré lesprit de décision du magister, je nétais pas du tout rassuré sur notre délivrance. Javais peur de leau, peur de lombre, peur de la mort ; le silence manéantissait ; les parois incertaines de la remontée mécrasaient comme si de tout leur poids elles meussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Étiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait les uns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plus Arthur, ni madame Milligan, ni Mattia ? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que jétais mort pour elle ? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin ! Mes pensées senchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que les autres ; et quand je regardais mes camarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexions plus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là, ils ne souffraient pas du manque dair, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait pas sur eux.
Tout à coup, au milieu du silence, la voix de loncle Gaspard séleva :
Mest avis, dit-il, quon ne travaille pas à notre sauvetage.
Pourquoi penses-tu ça ?
Nous nentendons rien.
Toute la ville est détruite, cétait un tremblement de terre.
Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perdus et quil ny a rien à faire pour nous.
Alors nous sommes donc abandonnés ?
Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompit le magister, ce nest pas juste de les accuser. Vous savez bien que quand il y a des accidents les mineurs ne sabandonnent pas les uns les autres ; et que vingt hommes, cent hommes se feraient plutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savez cela, hein ?
Cest vrai.
Si cest vrai, pourquoi voulez-vous quon nous abandonne ?
Nous nentendons rien.
Il est vrai que nous nentendons rien. Mais ici pouvons-nous entendre ? Qui sait cela ? pas moi. Et puis encore quand nous pourrions entendre, et quil serait prouvé quon ne travaille pas, cela prouverait-il en même temps quon nous abandonne ? Est-ce que nous savons comment la catastrophe est arrivée ? Si cest un tremblement de terre, il y a du travail dans la ville pour ceux qui ont échappé. Si cest seulement une inondation, comme jen ai lidée, il faut savoir dans quel état sont les puits. Peut-être se sont-ils effondrés ? la galerie de la lampisterie a pu sécrouler. Il faut le temps dorganiser le sauvetage. Je ne dis pas que nous serons sauvés, mais je suis sûr quon travaille à nous sauver.
Il dit cela dun ton énergique qui devait convaincre les plus incrédules et les plus effrayés. Cependant Bergounhoux répliqua :
Et si lon nous croit tous morts ?
On travaille tout de même, mais si tu as peur de cela, prouvons-leur que nous sommes vivants ; frappons contre la paroi aussi fort que nous pourrons ; vous savez comme le son se transmet à travers la terre ; si lon nous entend, on saura quil faut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches.
Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, lidée surtout quil éveillait en nous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre ? Allait-on nous répondre ?
Voyons, magister, dit loncle Gaspard, si lon nous entend, quest-ce quon va faire pour venir à notre secours ?
Il ny a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieurs vont les employer tous deux : percer des descentes pour venir à la rencontre de notre remontée, et épuiser leau.
Oh ! percer des descentes !
Ah ! épuiser leau !
Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister.
Nous sommes à quarante mètres de profondeur, nest-ce pas ? en perçant six ou huit mètres par jour, cest sept ou huit jours pour arriver jusquà nous.
On ne peut pas percer six mètres par jour.
En travail ordinaire non, mais pour sauver des camarades on peut bien des choses.
Jamais nous ne pourrions vivre huit jours : pensez donc, magister, huit jours !
Eh bien, et leau ? Comment lépuiser ?
Leau, je ne sais pas ; il faudrait savoir ce quil en est tombé dans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000 mètres, je nen sais rien. Mais pour venir jusquà nous, il nest pas nécessaire dépuiser tout ce qui est tombé, nous sommes au premier niveau. Et comme on va organiser les trois puits à la fois avec deux bennes, cela fera six bennes de 25 hectolitres chaque, qui puiseront leau ; cest-à-dire que 150 hectolitres dun même coup seront versés dehors. Vous voyez que cela peut aller encore assez vite.
Une discussion confuse sengagea sur les moyens les meilleurs à employer ; mais ce qui pour moi résulta de cette discussion, cest quen supposant une réunion extraordinaire de circonstances favorables, nous devions rester au moins huit jours dans notre sépulcre.
Huit jours ! le magister nous avait parlé douvriers qui étaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais cétait un récit, et nous cétait la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, je nentendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours !
Je ne sais depuis combien de temps jétais accablé sous cette idée, lorsque la discussion sarrêta.
Écoutez donc, dit Carrory, qui précisément par cela quil était assez près de la brute avait les facultés de lanimal plus développées que nous tous.
Quoi donc ?
On entend quelque chose dans leau.
Tu auras fait rouler une pierre.
Non, cest un bruit sourd. Nous écoutâmes.
Javais loreille fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre ; je nentendis rien. Mes camarades qui, eux, avaient lhabitude des bruits de la mine furent plus heureux que moi.
Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans leau.
Quoi, magister ?
Je ne sais pas.
Leau qui tombe.
Non, le bruit nest pas continuel, il est par secousses et régulier.
Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants ! cest le bruit des bennes dépuisement dans les puits.
Les bennes dépuisement
Tous en même temps, dune même voix, nous répétâmes ces deux mots, et comme si nous avions été touchés par une commotion électrique, nous nous levâmes.
Nous nétions plus à quarante mètres sous terre, lair nétait plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaient plus, nos bourdonnements doreilles avaient cessé, nous respirions librement, nos curs battaient dans nos poitrines.
Carrory me prit la main, et me la serrant fortement :
Tu es un bon garçon, dit-il.
Mais, non, cest toi.
Je te dis que cest toi.
Tu as le premier entendu les bennes.
Mais il voulut à toute force que je fusse un bon garçon ; il y avait en lui quelque chose comme livresse du buveur. Et de fait nétions-nous pas ivres despérance.
Hélas ! cette espérance ne devait pas se réaliser de sitôt, ni pour nous tous.
Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant dentendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant de longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nous demandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamais il nous serait donné dentendre cette douce musique.
Mais pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines de la Truyère, telle quelle a eu lieu, je dois vous dire maintenant comment elle sétait produite, et quels moyens les ingénieurs employaient pour nous sauver.
Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avait éclaté accompagné dun véritable déluge : les nuages qui traînaient bas sétaient engagés dans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ils navaient pas pu sélever au-dessus ; tout ce quils renfermaient de pluie, ils lavaient versé sur la vallée ; ce nétait pas une averse, cétait une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car sur un sol de pierre, leau nest pas absorbée, mais suivant la pente du terrain, elle roule jusquà la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas à sécouler, et alors elles sépanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordement sétait fait dune façon presque instantanée, mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai, forcés par lorage de se mettre à labri, navaient couru aucun danger. Ce nétait pas la première fois quune inondation arrivait à la Truyère, et comme les ouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, on navait dautre inquiétude que de préserver les amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries.
Cétait à ce soin que soccupait lingénieur de la mine, lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans un gouffre quelles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait sur laffleurement dune couche de charbon.
Il na pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce qui vient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mine et le plan de la couche leur sert de lit ; elles baissent au dehors : la mine va être inondée, elle va se remplir ; les ouvriers vont être noyés.
Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour quon le descende. Mais prêt à mettre le pied dans la benne, il sarrête. On entend dans lintérieur de la mine un tapage épouvantable : cest le torrent des eaux.
Ne descendez pas, disent les hommes qui lentourent en voulant le retenir.
Mais il se dégage de leur étreinte, et prenant sa montre dans son gilet :
Tiens, dit-il en la remettant à lun de ces hommes, tu donneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas.
Puis, sadressant à ceux qui dirigent la manuvre des bennes :
Descendez, dit-il.
La benne descend ; alors, levant la tête vers celui auquel il a remis sa montre :
Tu lui diras que son père lembrasse.
La benne est descendue. Lingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant quils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement : ses cris sont couverts par le bruit des eaux et des effondrements.
Cependant les eaux arrivent dans la galerie et à ce moment lingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de leau jusquaux genoux et ramène trois hommes encore. La benne est redescendue, il les fait placer dedans et veux retourner au-devant des lumières quil aperçoit. Mais les hommes quil a sauvés lenlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi.
Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à un autre. Mais lequel ? Autour de lui il na presque personne. Cent cinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquante lampes ont été distribuées le matin ; trente lampes seulement ont été rapportées à la lampisterie, cest cent vingt hommes qui sont restés dans la mine. Sont-ils morts, sont-ils vivants, ont-ils pu trouver un refuge ? Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son esprit épouvanté.
Au moment où lingénieur constate que cent-vingt hommes sont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au dehors à différents endroits ; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur ; les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène sexplique pour lingénieur : les gaz et lair refoulés par les eaux se sont comprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge de terre est trop faible, au-dessus des affleurements, ils font éclater lécorce de la terre comme les parois dune chaudière. La mine est pleine : la catastrophe est consommée.
Cependant la nouvelle sest répandue dans Varses ; de tous côtés la foule arrive à la Truyère, des travailleurs, des curieux, les femmes, les enfants des ouvriers engloutis. Ceux-ci interrogent, cherchent, demandent. Et comme on ne peut rien leur répondre, la colère se mêle à la douleur. On cache la vérité. Cest la faute de lingénieur. À mort lingénieur, à mort ! Et lon se prépare à envahir les bureaux où lingénieur penché sur le plan, sourd aux clameurs ; cherche dans quels endroits les ouvriers ont pu se réfugier et par où il faut commencer le sauvetage.
Heureusement les ingénieurs des mines voisines sont accourus à la tête de leurs ouvriers, et avec eux les ouvriers de la ville. On peut contenir la foule, on lui parle. Mais que peut-on lui dire ? Cent-vingt hommes manquent. Où sont-ils ?
Mon père ?
Où est mon mari ?
Rendez-moi mon fils ?
Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par les sanglots. Que répondre à ces enfants, à ces femmes, à ces mères ?
Un seul mot ; celui des ingénieurs réunis en conseil : « Nous allons chercher, nous allons faire limpossible. »
Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes ? Le doute est puissant, lespérance est faible. Mais peu importe. En avant !
Les travaux de sauvetage sont organisés comme le magister lavait prévu. Des bennes dépuisement sont installées dans les trois puits, et elles ne sarrêteront plus ni jour ni nuit, jusquau moment où la dernière goutte deau sera versée dans la Divonne.
En même temps on commence à creuser des galeries. Où va-t-on ? on ne sait trop, un peu au hasard ; mais on va. Il y a eu divergence dans le conseil des ingénieurs sur lutilité de ces galeries quon doit diriger à laventure, dans lincertitude où lon est sur la position des ouvriers encore vivants ; mais lingénieur de la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, où linondation naura pas pu les atteindre, et il veut quun percement direct, à partir du jour, soit conduit vers ces vieux travaux, ne dût-on sauver personne.
Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite que possible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à lavancement ; le charbon quil abat est enlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles quon se passe en faisant la chaîne ; aussitôt que le piqueur est fatigué il est remplacé par un autre.
Ainsi sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanément ces doubles travaux : lépuisement et le percement.
Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent à notre délivrance, combien plus long encore lest-il pour nous, impuissants et prisonniers, qui navons quà attendre sans savoir si lon arrivera à nous assez tôt pour nous sauver !
Le bruit des bennes dépuisement ne nous maintint pas longtemps dans la fièvre de joie quil nous avait tout dabord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous nétions pas abandonnés, on soccupait de notre sauvetage, cétait là lespérance ; lépuisement se ferait-il assez vite ? cétait là langoisse.
Aux tourments de lesprit se joignaient dailleurs maintenant les tourments du corps. La position dans laquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes ; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes.
De nous tous Carrory était le moins affecté.
Jai faim, disait-il de temps en temps, magister, je voudrais bien le pain.
À la fin le magister se décida à nous passer un morceau de la miche sortie du bonnet de loutre.
Ce nest pas assez, dit Carrory.
Il faut que la miche dure longtemps.
Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir, mais ils avaient juré dobéir, et ils tenaient leur serment.
Sil nous est défendu de manger, il nous est permis de boire, dit Compayrou.
Pour ça, tout ce que tu voudras, nous avons leau à discrétion.
Épuise la galerie.
Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas.
Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plus adroit, il descendra et nous passera leau.
Dans quoi ?
Dans ma botte.
On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisser jusquà leau.
Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main.
Nayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien, je sais nager.
Je veux te donner la main.
Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soit quil eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdi par linaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et sengouffra dans leau sombre la tête la première. La lampe quil tenait pour méclairer roula après lui et disparut aussi instantanément nous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri séchappa de toutes nos poitrines en même temps.
Par bonheur jétais déjà en position de descendre, je me laissai aller sur le dos et jarrivai dans leau une seconde à peine après le magister.
Dans mes voyages avec Vitalis javais appris assez à nager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans leau que sur la terre ferme ; mais comment se diriger dans ce trou sombre ?
Je navais pas pensé à cela quand je métais laissé glisser, je navais pensé quau magister qui allait se noyer, et avec linstinct du terre-neuve je métais jeté à leau.
Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Comment plonger ?
Cétait ce que je me demandais quand je me sentis saisir à lépaule par une main crispée et je fus entraîné sous leau. Un bon coup de pied me fit remonter à la surface : la main ne mavait pas lâché.
Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vous êtes sauvé.
Sauvés ! nous ne létions ni lun ni lautre, car je ne savais de quel côté nager : une idée me vint.
Parlez donc, vous autres, mécriai-je.
Où es-tu, Rémi ?
Cétait la voix de loncle Gaspard ; elle mindiqua ma direction. Il fallait se diriger sur la gauche.
Allumez une lampe.
Presque aussitôt une flamme parut ; je navais que le bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnai dune main à un morceau de charbon, et jattirai le magister.
Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocation commençait déjà : je lui maintins la tête hors de leau et il revint bien vite à lui.
Loncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Le magister pris dune main par loncle Gaspard, de lautre par Carrory fut hissé jusquau palier, pendant que je le poussais par derrière. Puis quand il fut arrivé, je remontai à mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance.
Viens ici, me dit-il, que je tembrasse, tu mas sauvé la vie.
Vous avez déjà sauvé la nôtre.
Avec tout ça, dit Carrory, qui nétait point de nature à se laisser prendre par les émotions pas plus quà oublier ses petites affaires, ma botte est perdue, et je nai pas bu.
Je vais te la chercher, ta botte. Mais on marrêta.
Je te le défends, dit le magister.
Eh bien ! quon men donne une autre, que je rapporte à boire, au moins.
Je nai plus soif, dit Compayrou.
Pour boire à la santé du magister.
Et je me laissai glisser une seconde fois, mais moins vite que la première et avec plus de précaution.
Échappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le magister et moi, dêtre mouillés des pieds à la tête. Tout dabord nous navions pas pensé à cet ennui, mais le froid de nos vêtements trempés nous le rappela bientôt.
Il faut passer une veste à Rémi, dit le magister. Mais personne ne répondit à cet appel, qui, sadressant à tous, nobligeait ni celui-ci, ni celui-là.
Personne ne parle ?
Moi, jai froid, dit Carrory.
Eh bien, et nous qui sommes mouillés, nous avons chaud !
Il ne fallait pas tomber à leau, vous autres.
Puisquil en est ainsi, dit le magister, on va tirer au sort qui donnera une partie de ses vêtements. Je voulais bien men passer. Mais maintenant je demande légalité.
Comme nous avions déjà été tous mouillés, moi jusquau cou et les plus grands jusquaux hanches, changer de vêtements nétait pas une grande faveur ; cependant le magister tint à ce que ce changement sexécutât, et favorisé par le sort, jeus la veste de Compayrou ; or, Compayrou ayant des jambes aussi longues que tout mon corps, sa veste était sèche. Enveloppé dedans, je ne tardai pas à me réchauffer.
Après cet incident désagréable qui nous avait un moment secoués, lanéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idées de mort.
Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camarades que sur moi, car tandis quils restaient éveillés, dans un anéantissement stupide, je finis par mendormir.
Mais la place nétait pas favorable et jétais exposé à rouler dans leau. Alors le magister voyant le danger que je courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort, mais assez pour mempêcher de tomber, et jétais là comme un enfant sur les genoux de sa mère. Cétait non-seulement un homme à la tête solide, mais encore un bon cur.
Quand je méveillais à moitié, il changeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait :
Dors, garçon, naie pas peur, je te tiens ; dors, petit.
Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien quil ne me lâcherait pas. Le temps sécoulait et toujours régulièrement nous entendions les bennes plonger dans leau.
VISauvetage.
Notre position était devenue insupportable sur notre palier trop étroit ; il fut décidé quon élargirait ce palier, et chacun se mit à la besogne. À coups de couteau on recommença à fouiller dans le charbon et à faire descendre les déblais.
Comme nous avions maintenant un point dappui solide sous les pieds, ce travail fut plus facile, et lon arriva à entamer assez la veine pour agrandir notre prison.
Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nous étendre de tout notre long sans rester assis, les jambes ballantes.
Bien que la miche de Carrory nous eût été étroitement mesurée, nous en avions vu le bout. Au reste, le dernier morceau nous avait été distribué à temps pour venir jusquà nous. Car, lorsque le magister nous lavait donné, il avait été facile de comprendre, aux regards des piqueurs, quils ne souffriraient pas une nouvelle distribution sans demander, et, si on ne la leur donnait pas, sans prendre leur part.
On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant nous avions été loquaces au commencement de notre captivité, autant nous fûmes silencieux quand elle se prolongea.
Les deux seuls sujets de nos conversations roulaient éternellement sur les deux mêmes questions : quels moyens on employait pour venir à nous, et depuis combien de temps nous étions emprisonnés.
Mais ces conversations navaient plus lardeur des premiers moments ; si lun de nous disait un mot, souvent ce mot nétait pas relevé, ou alors quil létait, cétait simplement en quelques paroles brèves ; on pouvait varier du jour à la nuit, du blanc au noir, sans pour cela susciter la colère ou la simple contradiction.
Cest bon, on verra.
Étions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis six ? On verrait quand le moment de la délivrance serait venu. Mais ce moment viendrait-il ? Pour moi, je commençais à en douter fortement.
Au reste je nétais pas le seul, et parfois, il échappait des observations à mes camarades, qui prouvaient que le doute les envahissait aussi.
Ce qui me console, si je reste ici, dit Bergounhoux, cest que la compagnie fera une rente à ma femme et à mes enfants ; au moins ils ne seront pas à la charité.
Assurément, le magister sétait dit quil entrait dans ses fonctions de chef non-seulement de nous défendre contre les accidents de la catastrophe, mais encore de nous protéger contre nous-mêmes. Aussi, quand lun de nous paraissait sabandonner, intervenait-il aussitôt par une parole réconfortante.
Tu ne resteras pas plus que nous ici : les bennes fonctionnent, leau baisse.
Où baisse-t-elle ?
Dans les puits.
Et dans la galerie ?
Ça viendra ; il faut attendre.
Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec là-propos et la promptitude qui caractérisaient toutes ses observations, si la compagnie fait faillite comme celle du magister, cest votre femme qui sera volée !
Veux-tu te taire, imbécile, la compagnie est riche.
Elle était riche quand elle avait la mine, mais maintenant que la mine est sous leau. Tout de même si jétais dehors, au lieu dêtre ici, je serais content.
Parce que ?
Pourquoi donc quils étaient fiers, les directeurs et les ingénieurs ? ça leur apprendra. Si lingénieur était descendu, ça serait drôle, pas vrai ? monsieur lingénieur, faut-il porter votre boussole ?
Si lingénieur était descendu, tu resterais ici, grande bête, et nous aussi.
Ah ! vous autres, vous savez, il ne faut pas vous gêner, mais moi, jai autre chose à faire ; mes châtaignons, qui est-ce qui les sécherait ? Je demande que lingénieur remonte alors ; cétait pour rire. Salut, monsieur lingénieur !
À lexception du magister qui cachait ses sentiments et de Carrory qui ne sentait pas grandchose, nous ne parlions plus de délivrance, et cétaient toujours les mots de mort et dabandon qui du cur nous montaient aux lèvres.
Tu as beau dire, magister, les bennes ne tireront jamais assez deau.
Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingt fois ; un peu de patience.
Ce nest pas le calcul qui nous tirera dici. Cette réflexion était de Pagès.
Qui alors ?
Le bon Dieu.
Possible ; puisque cest lui qui nous y a mis, répliqua le magister, il peut bien nous en tirer.
Lui et la sainte Vierge ; cest sur eux que je compte et pas sur les ingénieurs. Tout à lheure en priant la sainte Vierge, jai senti comme un souffle à loreille et une voix qui me disait : « Si tu veux vivre en bon chrétien à lavenir, tu seras sauvé. » Et jai promis.
Est-il bête avec sa sainte Vierge, sécria Bergounhoux en se soulevant.
Pagès était catholique, Bergounhoux était calviniste ; si la sainte Vierge a toute puissance pour des catholiques elle nest rien pour les calvinistes, qui ne la reconnaissent point, pas plus quils ne reconnaissent les autres intermédiaires qui se placent entre Dieu et lhomme, le pape, les saints et les anges.
Dans tout autre pays lobservation de Pagès neût pas soulevé de discussion, mais en pleines Cévennes, dans une ville où les querelles religieuses ont toutes les violences quelles avaient au dix-septième siècle, alors que la moitié des habitants se battait contre lautre moitié, cette observation, pas plus que la réponse de Bergounhoux, ne pouvaient passer sans querelles.
Tous deux en même temps sétaient levés, et sur leur étroit palier, ils se défiaient, prêts à en venir aux mains.
Mettant son pied sur lépaule de loncle Gaspard, le magister escalada la remontée et se jeta entre eux.
Si vous voulez vous battre, dit-il, attendez que vous soyez sortis.
Et si nous ne sortons pas ? répliqua Bergounhoux.
Alors il sera prouvé que tu avais raison et que Pagès avait tort, puisque à sa prière il a été répondu quil sortirait.
Cette réponse avait le mérite de satisfaire les deux adversaires.
Je sortirai, dit Pagès.
Tu ne sortiras pas, répondit Bergounhoux.
Ce nest pas la peine de vous quereller, puisque bientôt vous saurez à quoi vous en tenir.
Je sortirai.
Tu ne sortiras pas.
La dispute heureusement apaisée par ladresse du magister se calma, mais nos idées avaient pris une teinte sombre que rien ne pouvait éclaircir.
Je crois que je sortirai, dit Pagès, après un moment de silence, mais si nous sommes ici cest bien sûr parce quil y a parmi nous des méchants que Dieu veut punir.
Disant cela il lança un regard significatif à Bergounhoux, mais celui-ci au lieu de se fâcher confirma les paroles de son adversaire.
Cela cest certain, dit-il, Dieu veut donner à lun de nous loccasion dexpier et de racheter une faute. Est-ce Pagès, est-ce moi ? je ne sais pas. Pour moi tout ce que je peux dire, cest que je paraîtrais devant Dieu la conscience plus tranquille si je métais conduit en meilleur chrétien en ces derniers temps ; je lui demande pardon de mes fautes de tout mon cur.
Et se mettant à genoux il se frappa la poitrine.
Pour moi, sécria Pagès, je ne dis pas que je nai pas des péchés sur la conscience et je men confesse à vous tous ; mais mon bon ange et saint Jean, mon patron, savent bien que je nai jamais péché volontairement, je nai jamais fait de tort à personne.
Je ne sais si cétait linfluence de cette prison sombre, la peur de la mort, la faiblesse du jeûne, la clarté mystérieuse de la lampe qui éclairait à peine cette scène étrange, mais jéprouvais une émotion profonde en écoutant cette confession publique, et comme Pagès et Bergounhoux jétais prêt à me mettre à genoux pour me confesser avec eux.
Tout à coup derrière moi un sanglot éclata et métant retourné, je vis limmense Compayrou qui se jetait à deux genoux sur la terre. Depuis quelques heures il avait abandonné le palier supérieur pour prendre sur le nôtre, la place de Carrory, et il était mon voisin.
Le coupable, sécria-t-il, nest ni Pagès ni Bergounhoux ; cest moi. Cest moi que le bon Dieu punit, mais je me repens, je me repens. Voilà la vérité, écoutez-la : si je sors, je jure de réparer le mal, si je ne sors pas, vous le réparerez, vous autres. Il y a un an, Rouquette a été condamné à cinq ans de prison pour avoir volé une montre dans la chambre de la mère Vidal. Il est innocent. Cest moi qui ai fait le coup. La montre est cachée sous mon lit, en levant le troisième carreau à gauche on la trouvera.
À leau ! à leau ! sécrièrent en même temps Pagès et Bergounhoux.
Assurément sils avaient été sur notre palier ils auraient poussé Compayrou dans le gouffre ; mais avant quil leur fût possible de descendre le magister eut le temps dintervenir encore.
Voulez-vous donc quil paraisse devant Dieu avec ce crime sur la conscience ? sécria-t-il, laissez-le se repentir.
Je me repens, je me repens, répéta Compayrou, plus faible quun enfant malgré sa force dhercule.
À leau ! répétèrent Bergounhoux et Pagès.
Non ! sécria le magister.
Et alors il se mit à leur parler, en leur disant des paroles de justice et de modération. Mais eux, sans vouloir rien entendre, menaçaient toujours de descendre.
Donne-moi ta main, dit le magister en sapprochant de Compayrou.
Ne le défends pas, magister.
Je le défendrai ; et si vous voulez le jeter à leau, vous my jetterez avec lui.
Eh bien, non ! dirent-ils enfin, nous ne le pousserons pas à leau ; mais cest à une condition : tu vas le laisser dans le coin ; personne ne lui parlera, personne ne fera attention à lui.
Ça, cest juste, dit le magister, il na que ce quil mérite.
Après ces paroles du magister qui étaient pour ainsi dire un jugement condamnant Compayrou, nous nous tassâmes tous les trois les uns contre les autres, loncle Gaspard, le magister et moi, laissant un vide entre nous et le malheureux affaissé sur le charbon.
Pendant plusieurs heures, je pense, il resta là accablé, sans faire un mouvement, répétant seulement de temps en temps :
Je me repens.
Et alors Pagès ou Bergounhoux lui criaient :
Il est trop tard : tu te repens parce que tu as peur, lâche. Cétait il y a six mois, il y a un an que tu devais te repentir.
Il haletait péniblement, et sans leur répondre dune façon directe, il répétait :
Je me repens, je me repens.
La fièvre lavait pris, car tout son corps tressautait et lon entendait ses dents claquer.
Jai soif, dit-il, donnez-moi la botte.
Il ny avait plus deau dans la botte ; je me levai pour en aller chercher ; mais Pagès qui mavait vu, me cria darrêter, et au même instant loncle Gaspard me retint par le bras.
On a juré de ne pas soccuper de lui.
Pendant quelques instants, il répéta encore quil avait soif ; puis, voyant que nous ne voulions pas lui donner à boire, il se leva pour descendre lui-même.
Il va entraîner les déblais, cria Pagès.
Laissez-lui au moins sa liberté, dit le magister. Il mavait vu descendre en me laissant glisser sur le dos ; il voulut en faire autant ; mais jétais léger, tandis quil était lourd ; souple, tandis quil était une masse inerte. À peine se fut-il mis sur le dos que le charbon seffondra sous lui, et sans quil pût se retenir de ses jambes écartées et de ses bras qui battaient le vide, il glissa dans le trou noir. Leau jaillit jusquà nous, puis elle se referma et ne se rouvrit plus.
Je me penchai en avant, mais loncle Gaspard et le magister me retinrent chacun par un bras.
Nous sommes sauvés, sécrièrent Bergounhoux et Pagès, nous sortirons dici.
Tremblant dépouvante, je me rejetai en arrière ; jétais glacé dhorreur, à moitié mort.
Ce nétait pas un honnête homme, dit loncle Gaspard.
Le magister ne parlait pas, mais bientôt il murmura entre ses dents :
Après tout il nous diminuait notre portion doxygène.
Ce mot que jentendais pour la première fois me frappa, et après un moment de réflexion, je demandai au magister ce quil avait voulu dire :
Une chose injuste et égoïste, garçon, et que je regrette.
Mais quoi ?
Nous vivons de pain et dair ; le pain, nous nen avons pas ; lair, nous nen sommes guère plus riches, car celui que nous consommons ne se renouvelle pas ; jai dit en le voyant disparaître quil ne nous mangerait plus une partie de notre air respirable ; et cette parole, je me la reprocherai toute ma vie.
Allons donc, dit loncle Gaspard, il navait pas volé son sort.
Maintenant, tout va bien marcher, dit Pagès en frappant avec ses deux pieds contre la paroi de la remontée.
Si tout ne marcha pas bien et vite comme lespérait Pagès, ce ne fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriers qui travaillaient à notre sauvetage.
La descente quon avait commencé à creuser avait été continuée sans une minute de repos. Mais le travail était difficile.
Le charbon à travers lequel on se frayait un passage était ce que les mineurs appellent nerveux, cest-à-dire très-dur, et comme un seul piqueur pouvait travailler à cause de létroitesse de la galerie, on était obligé de relayer souvent ceux qui prenaient ce poste, tant ils mettaient dardeur à la besogne les uns et les autres.
En même temps laérage de cette galerie se faisait mal : on avait, à mesure quon avançait, placé des tuyaux en fer-blanc dont les joints étaient lutés avec de la terre glaise, mais bien quun puissant ventilateur à bras envoyât de lair dans ces tuyaux, les lampes ne brûlaient que devant lorifice du tuyau.
Tout cela retardait le percement, et le septième jour depuis notre engloutissement on nétait encore arrivé quà une profondeur de vingt mètres. Dans les conditions ordinaires, cette percée eût demandé plus dun mois, mais avec les moyens dont on disposait et lardeur déployée, cétait peu.
Il fallait dailleurs tout le noble entêtement de lingénieur pour continuer ce travail, car de lavis unanime il était malheureusement inutile. Tous les mineurs engloutis avaient péri. Il ny avait désormais quà continuer lépuisement au moyen des bennes, et un jour ou lautre on retrouverait tous les cadavres. Alors de quelle importance était-il darriver quelques heures plus tôt ou quelques heures plus tard ?
Cétait là lopinion des gens compétents aussi bien que du public ; les parents eux-mêmes, les femmes, les mères avaient pris le deuil. Personne ne sortirait plus vivant de la Truyère.
Sans ralentir les travaux dépuisement qui marchaient sans autres interruptions que celles qui résultaient des avaries dans les appareils, lingénieur, en dépit des critiques universelles et des observations de ses confrères ou de ses amis, faisait continuer la descente.
Il y avait en lui lobstination qui fit trouver un nouveau monde à Colomb.
Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, si demain nous navons rien de nouveau, nous renoncerons ; je vous demande pour vos camarades ce que je demanderais pour vous, si vous étiez à leur place.
La foi qui lanimait passait dans le cur de ses ouvriers, qui arrivaient ébranlés par les bruits de la ville et qui partaient partageant ses convictions.
Et avec un ensemble, une activité admirables la descente se creusait.
Dun autre côté, il fallait boiser le passage de la lampisterie qui sétait éboulé dans plusieurs endroits, et ainsi, par tous les moyens possibles, il sefforçait darracher à la mine son terrible secret et ses victimes, si elle en renfermait encore de vivantes.
Le septième jour, dans un changement de poste, le piqueur qui arrivait pour entamer le charbon crut entendre un léger bruit, comme des coups frappés faiblement ; au lieu dabaisser son pic il le tint levé et colla son oreille au charbon. Puis croyant se tromper, il appela un de ses camarades pour écouter avec lui. Tous deux restèrent silencieux et après un moment, un son faible, répété à intervalles réguliers, parvint jusquà eux.
Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche, rencontrant plus dincrédulité que de foi, et parvint à lingénieur, qui se précipita dans la galerie.
Enfin, il avait donc eu raison ! il y avait là des hommes vivants que sa foi allait sauver.
Plusieurs personnes lavaient suivi, il écarta les mineurs et il écouta, mais il était si ému, si tremblant quil nentendit rien.
Je nentends pas, dit-il, désespérément.
Cest lesprit de la mine, dit un ouvrier, il veut nous jouer un mauvais tour et il frappe pour nous tromper.
Mais les deux piqueurs qui avaient entendu les premiers soutinrent quils ne sétaient pas trompés et que des coups avaient répondu à leurs coups. Cétaient des hommes dexpérience vieillis dans le travail des mines et dont la parole avait de lautorité.
Lingénieur fit sortir ceux qui lavaient suivi et même tous les ouvriers qui faisaient la chaîne pour porter les déblais, ne gardant auprès de lui que les deux piqueurs.
Alors ils frappèrent un appel à coups de pic fortement assénés et également espacés, puis retenant leur respiration ils se collèrent contre le charbon.
Après un moment dattente, ils reçurent dans le cur une commotion profonde : des coups faibles, précipités, rhythmés avaient répondu aux leurs.
Frappez encore à coups espacés pour être bien certains que ce nest point la répercussion de vos coups.
Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coups rhythmés quils avaient entendus, cest-à-dire le rappel des mineurs, répondirent aux leurs.
Le doute nétait plus possible : des hommes étaient vivants, et lon pouvait les sauver.
La nouvelle traversa la ville comme une traînée de poudre et la foule accourut à la Truyère, plus grande encore peut-être, plus émue que le jour de la catastrophe. Les femmes, les enfants, les mères, les parents des victimes arrivèrent tremblants, rayonnants despérance dans leurs habits de deuil.
Combien étaient vivants ? Beaucoup peut-être. Le vôtre sans doute, le mien assurément.
On voulait embrasser lingénieur.
Mais lui impassible contre la joie comme il lavait été contre le doute et la raillerie, ne pensait quau sauvetage ; et pour écarter les curieux aussi bien que les parents, il demandait des soldats à la garnison pour défendre les abords de la galerie et garder la liberté du travail.
Les sons perçus étaient si faibles quil était impossible de déterminer la place précise doù ils venaient. Mais lindication cependant était suffisante pour dire que des ouvriers échappés à linondation se trouvaient dans une des trois remontées de la galerie plate des vieux travaux. Ce nest plus une descente qui ira au devant des prisonniers, mais trois, de manière à arriver aux trois remontées. Lorsquon sera plus avancé et quon entendra mieux, on abandonnera les descentes inutiles pour concentrer tous les efforts sur la bonne.
Le travail reprend avec plus dardeur que jamais, et cest à qui des compagnies voisines enverra à la Truyère ses meilleurs piqueurs.
À lespérance résultant du creusement des descentes se joint celle darriver par la galerie, car leau baisse dans le puits.
Lorsque dans notre remontée nous entendîmes lappel frappé par lingénieur, leffet fut le même que lorsque nous avions entendu les bennes dépuisement tomber dans les puits.
Sauvés !
Ce fut un cri de joie qui séchappa de nos bouches, et sans réfléchir nous crûmes quon allait nous donner la main.
Puis, comme pour les bennes dépuisement, après lespérance revint le désespoir.
Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient bien loin encore. Vingt mètres, trente mètres peut-être. Combien faudrait-il pour percer ce massif ? Nos évaluations variaient : un mois, une semaine, six jours. Comment attendre un mois, une semaine, six jours ? Lequel dentre nous vivrait encore dans six jours ? Combien de jours déjà avions-nous vécu sans manger ?
Seul, le magister parlait encore avec courage, mais à la longue notre abattement le gagnait, et à la longue aussi la faiblesse abattait sa fermeté.
Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pas manger, et la faim était devenue si tyrannique, que nous avions essayé de manger du bois pourri émietté dans leau.
Carrory, qui était le plus affamé dentre nous, avait coupé la botte qui lui restait, et continuellement il mâchait des morceaux de cuir.
En voyant jusquoù la faim pouvait entraîner mes camarades, javoue que je me laissai aller à un sentiment de peur, qui, sajoutant à mes autres frayeurs, me mettait mal à laise. Javais entendu Vitalis raconter souvent des histoires de naufrage, car il avait beaucoup voyagé sur mer, au moins autant que sur terre, et parmi ces histoires, il y en avait une qui, depuis que la faim nous tourmentait, me revenait sans cesse pour simposer à mon esprit : dans cette histoire, des matelots avaient été jetés sur un îlot de sable où ne se trouvait pas la moindre nourriture, et ils avaient tué le mousse pour le manger. Je me demandais, en entendant mes compagnons crier la faim, si pareil sort ne métait pas réservé, et si, sur notre îlot de charbon, je ne serais pas tué aussi pour être mangé. Dans le magister et loncle Gaspard, jétais sûr de trouver des défenseurs ; mais Pagès, Bergounhoux et Carrory, Carrory surtout, avec ses grandes dents blanches quil aiguisait sur ses morceaux de bottes, ne minspiraient aucune confiance.
Sans doute, ces craintes étaient folles ; mais dans la situation où nous étions, ce nétait pas la sage et froide raison qui dirigeait notre esprit ou notre imagination.
Ce qui augmentait encore nos terreurs, cétait labsence de lumière. Successivement, nos lampes étaient arrivées à la fin de leur huile. Et lorsquil nen était plus resté que deux, le magister avait décidé quelles ne seraient allumées que dans les circonstances où la lumière serait indispensable. Nous passions donc maintenant tout notre temps dans lobscurité.
Non-seulement cela était lugubre, mais encore cela était dangereux, car si nous faisions un mouvement maladroit, nous pouvions rouler dans leau.
Depuis la mort de Compayrou nous nétions plus que trois sur chaque palier et cela nous donnait un peu plus de place : loncle Gaspard était à un coin, le magister à un autre et moi au milieu deux.
À un certain moment, comme je sommeillais à moitié, je fus tout surpris dentendre le magister parler à mi-voix comme sil rêvait haut.
Je méveillai et jécoutai.
Il y des nuages, disait-il, cest une belle chose que les nuages. Il y a des gens qui ne les aiment pas ; moi je les aime. Ah ! ah ! nous aurons du vent, tant mieux, jaime aussi le vent.
Rêvait-il ? Je le secouai par le bras, mais il continua :
Si vous voulez me donner une omelette de six ufs, non de huit ; mettez-en douze, je la mangerai bien en rentrant.
Lentendez-vous, oncle Gaspard ?
Oui, il rêve.
Mais non, il est éveillé.
Il dit des bêtises.
Je vous assure quil est éveillé.
Hé ! magister ?
Tu veux venir souper avec moi, Gaspard ? Viens, seulement je tannonce un grand vent.
Il perd la tête, dit loncle Gaspard ; cest la faim et la fièvre.
Non, il est mort, dit Bergounhoux, cest son âme qui parle ; vous voyez bien quil est ailleurs. Où est le vent, magister, est-ce le mistral ?
Il ny a pas de mistral dans les enfers, sécria Pagès, et le magister est aux enfers ; tu ne voulais pas me croire quand je te disais que tu irais.
Qui les prenait donc, avaient-ils tous perdu la raison ? Devenaient-ils fous ? Mais alors ils allaient se battre, se tuer. Que faire ?
Voulez-vous boire, magister ?
Non, merci, je boirai en mangeant mon omelette.
Pendant assez longtemps ils parlèrent tous les trois ensemble sans se répondre, et, au milieu de leurs paroles incohérentes, revenaient toujours les mots « manger, sortir, ciel, vent. »
Tout à coup lidée me vint dallumer la lampe. Elle était posée à côté du magister avec les allumettes, je la pris.
À peine eut-elle jeté sa flamme quils se turent.
Puis après un moment de silence ils demandèrent ce qui se passait exactement, comme sils sortaient dun rêve.
Vous aviez le délire, dit loncle Gaspard.
Qui ça ?
Toi, magister, Pagès et Bergounhoux ; vous disiez que vous étiez dehors et quil faisait du vent.
De temps en temps nous frappions contre la paroi pour dire à nos sauveurs que nous étions vivants, et nous entendions leurs pics saper sans repos le charbon. Mais cétait bien lentement que leurs coups augmentaient de puissance, ce qui disait quils étaient encore loin.
Quand la lampe fut allumée je descendis chercher de leau dans la botte, et il me sembla que les eaux avaient baissé dans le trou de quelques centimètres.
Les eaux baissent.
Mon Dieu !
Et une fois encore nous eûmes un transport despérance.
On voulait laisser la lampe allumée pour voir la marche de labaissement, mais le magister sy opposa.
Alors je crus quune révolte allait éclater. Mais le magister ne demandait jamais rien sans nous donner de bonnes raisons.
Nous aurons besoin des lampes plus tard ; si nous les usons tout de suite pour rien, comment ferons-nous quand elles nous seront nécessaires ? Et puis croyez-vous que vous ne mourrez pas dimpatience à voir leau baisser insensiblement ? Car il ne faut pas vous attendre à ce quelle va baisser tout dun coup. Nous serons sauvés, prenez donc courage. Nous avons encore treize allumettes. On sen servira toutes les fois que vous le demanderez.
La lampe fut éteinte. Nous avions tous bu abondamment ; le délire ne nous reprit pas. Et pendant de longues heures, des journées peut-être, nous restâmes immobiles, nayant pour soutenir notre vie que le bruit des pics qui creusaient la descente et celui des bennes dans les puits.
Insensiblement ces bruits devenaient de plus en plus forts ; leau baissait, et lon se rapprochait de nous. Mais arriverait-on à temps ? Si le travail de nos sauveurs augmentait utilement dinstant en instant, notre faiblesse dinstant en instant aussi devenait plus grande, plus douloureuse : faiblesse de corps, faiblesse desprit. Depuis le jour de linondation, mes camarades navaient pas mangé. Et ce quil y avait de plus terrible encore, nous navions respiré quun air qui ne se renouvelant pas devenait de jour en jour moins respirable et plus malsain. Heureusement, à mesure que les eaux avaient baissé, la pression atmosphérique avait diminué, car si elle était restée celle des premières heures, nous serions morts assurément asphyxiés. Aussi de toutes les manières si nous avons été sauvés, lavons-nous dû à la promptitude avec laquelle le sauvetage a été commandé et organisé.
Le bruit des pics et des bennes était dune régularité absolue comme celle dun balancier dhorloge ; et chaque interruption de poste nous donnait de fiévreuses émotions. Allait-on nous abandonner, ou rencontrait-on des difficultés insurmontables ? Pendant une de ces interruptions un bruit formidable séleva, un ronflement, un soufflement puissant.
Les eaux tombent dans la mine, sécria Carrory.
Ce nest pas leau, dit le magister.
Quest-ce ?
Je ne sais pas ; mais ce nest pas leau.
Bien que le magister nous eût donné de nombreuses preuves de sa sagacité et de sa sûreté dintuition, on ne le croyait que sil appuyait ses paroles de raisons démonstratives. Avouant quil ne connaissait pas la cause de ce bruit (qui, nous lavons su plus tard, était celui dun ventilateur à engrenages, monté pour envoyer de lair aux travailleurs), on revint avec une épouvante folle à lidée de linondation.
Allume la lampe.
Cest inutile.
Allume, allume !
Il fallut quil obéît, car toutes les voix sétaient réunies dans cet ordre.
La clarté de la lampe nous fit voir que leau navait pas monté et quelle descendait plutôt.
Vous voyez bien, dit le magister.
Elle va monter ; cette fois il faut mourir.
Eh bien, autant en finir tout de suite, je nen peux plus.
Donne la lampe, magister, je veux écrire un papier pour ma femme et les enfants.
Écris pour moi.
Pour moi aussi.
Cétait Bergounhoux qui avait demandé la lampe pour écrire avant de mourir à sa femme et à ses enfants ; il avait dans sa poche un morceau de papier et un bout crayon ; il se prépara à écrire.
Voilà ce que je veux dire :
« Nous Gaspard, Pagès, le magister, Carrory et Rémi, enfermés dans la remontée, nous allons mourir.
» Moi, Bergounhoux, je demande à Dieu quil serve dépoux à la veuve et de père aux orphelins : je leur donne ma bénédiction. »
Toi, Gaspard ?
« Gaspard donne ce quil a à son neveu Alexis. »
« Pagès recommande sa femme et ses enfants au bon Dieu, à la sainte Vierge et à la compagnie. »
Toi, magister ?
Je nai personne, dit le magister tristement, personne ne me pleurera.
Toi, Carrory ?
Moi, sécria Carrory, je recommande quon vende mes châtaignes avant de les roussir.
Notre papier nest pas pour ces bêtises-là.
Ce nest pas une bêtise.
Nas-tu personne à embrasser ? ta mère ?
Ma mère, elle héritera de moi.
Et toi, Rémi ?
« Rémi donne Capi et sa harpe à Mattia ; il embrasse Alexis et lui demande daller trouver Lise, et, en lembrassant, de lui rendre une rose séchée qui est dans sa veste. »
Nous allons tous signer.
Moi, je vais faire une croix, dit Pagès.
Maintenant, dit Bergounhoux, quand le papier eût été signé par tous, je demande quon me laisse mourir tranquille, sans me parler. Adieu, les camarades.
Et quittant son palier, il vint sur le nôtre nous embrasser tous les trois, remonta sur le sien, embrassa Pagès et Carrory, puis, ayant fait un amas de poussier, il posa sa tête dessus, sétendit tout de son long et ne bougea plus.
Les émotions de la lettre et cet abandon de Bergounhoux ne nous mirent pas le courage au cur.
Cependant les coups de pic étaient devenus plus distincts, et bien certainement on sétait approché de nous de manière à nous atteindre bientôt peut-être.
Ce fut ce que le magister nous expliqua pour nous rendre un peu de force.
Sils étaient si près que tu crois, on les entendrait crier, et on ne les entend pas, pas plus quils ne nous entendent nous-mêmes.
Ils peuvent être à quelques mètres à peine et ne pas entendre nos voix ; cela dépend de la nature du massif quelles ont à traverser.
Ou de la distance.
Cependant les eaux baissaient toujours, et nous eûmes bientôt une preuve quelles natteignaient plus le toit des galeries.
Nous entendîmes un grattement sur le schiste de la remontée et leau clapota comme si des petits morceaux de charbon avaient tombé dedans.
On alluma la lampe, et nous vîmes des rats qui couraient au bas de la remontée. Comme nous ils avaient trouvé un refuge dans une cloche dair, et lorsque les eaux avaient baissé, ils avaient abandonné leur abri pour chercher de la nourriture. Sils avaient pu venir jusquà nous cest que leau nemplissait plus les galeries dans toute leur hauteur.
Ces rats furent pour notre prison ce qua été la colombe pour larche de Noé : la fin du déluge.
Bergounhoux, dit le magister en se haussant jusquau palier supérieur, reprends courage.
Et il lui expliqua comment les rats annonçaient notre prochaine délivrance. Mais Bergounhoux ne se laissa pas entraîner.
Sil faut passer encore de lespérance au désespoir, jaime mieux ne pas espérer ; jattends la mort, si cest le salut qui vient, béni soit Dieu.
Je voulus descendre au bas de notre remontée pour bien voir les progrès de la baisse des eaux. Ces progrès étaient sensibles et maintenant il y avait un grand vide entre leau et le toit de la galerie.
Attrape-nous des rats, me cria Carrory, que nous les mangions.
Mais pour attraper les rats il eût fallu plus agile que moi.
Pourtant lespérance mavait ranimé et le vide dans la galerie minspirait une idée qui me tourmentait. Je remontai à notre palier.
Magister, jai une idée : puisque les rats circulent dans la galerie, cest quon peut passer ; je vais aller en nageant jusquaux échelles et appeler : on viendra nous chercher ; ce sera plus vite fait que par la descente.
Je te le défends !
Mais, magister, je nage comme vous marchez et suis dans leau comme une anguille.
Et le mauvais air ?
Puisque les rats passent, lair ne sera pas plus mauvais pour moi quil nest pour eux.
Vas-y, Rémi, cria Pagès, je te donnerai ma montre.
Gaspard, quest-ce que vous en dites ? demanda le magister.
Rien ; sil croit pouvoir aller aux échelles quil y aille, je nai pas le droit de len empêcher.
Et sil se noie ?
Et sil se sauve au lieu de mourir ici en attendant ?
Un moment le magister resta à réfléchir, puis me prenant la main :
Tu as du cur, petit, fais comme tu veux ; je crois que cest limpossible que tu essayes, mais ce nest pas la première fois que limpossible réussit. Embrasse-nous.
Je lembrassai ainsi que loncle Gaspard, puis ayant quitté mes vêtements, je descendis dans leau.
Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre à nager, votre voix me guidera.
Quel était le vide sous le toit de la galerie ? Était-il assez grand pour me mouvoir librement ? Cétait là la question.
Après quelques brasses, je trouvai que je pouvais nager en allant doucement de peur de me cogner la tête : laventure que je tentais était donc possible. Au bout, était-ce la délivrance, était-ce la mort ?
Je me retournai et japerçus la lueur de la lampe que reflétaient les eaux noires : là javais un phare.
Vas-tu bien ? criait le magister.
Oui.
Et javançais avec précaution.
De notre remontée aux échelles la difficulté était dans la direction à suivre, car je savais quà un endroit, qui nétait pas bien éloigné, il y avait une rencontre de galeries. Il ne fallait pas se tromper dans lobscurité, sous peine de se perdre. Pour me diriger, le toit et les parois de la galerie nétaient pas suffisants, mais javais sur le sol un guide plus sûr, cétaient les rails. En les suivant, jétais certain de trouver les échelles.
De temps en temps, je laissais descendre mes pieds, et après avoir rencontré les tiges de fer, je me redressais doucement. Les rails sous mes pieds, les voix de mes camarades derrière moi, je nétais pas perdu.
Laffaiblissement des voix dun côté, le bruit plus fort des bennes dépuisement dun autre me disaient que javançais. Enfin je reverrais donc la lumière du jour, et par moi mes camarades allaient être sauvés ! Cela soutenait mes forces.
Avançant droit au milieu de la galerie, je navais quà me mettre droit pour rencontrer le rail, et le plus souvent je me contentais de le toucher du pied. Dans un de ces mouvements ne layant pas trouvé avec le pied, je plongeai pour le chercher avec les mains, mais inutilement ; jallai dune paroi à lautre de la galerie, je ne trouvai rien.
Je métais trompé.
Je restai immobile pour me reconnaître et réfléchir ; les voix de mes camarades ne marrivaient plus que comme un très-faible murmure à peine perceptible. Lorsque jeus respiré et pris une bonne provision dair, je plongeai de nouveau, mais sans être plus heureux que la première fois. Pas de rails.
Javais pris la mauvaise galerie sans men apercevoir, il fallait revenir en arrière.
Mais comment ? mes camarades ne criaient plus, ou ce qui était la même chose, je ne les entendais pas.
Je restai un moment paralysé par une poignante angoisse, ne sachant de quel côté me diriger. Jétais donc perdu, dans cette nuit noire, sous cette lourde voûte, dans cette eau glacée.
Mais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus par où je devais me tourner.
Après être revenu dune douzaine de brasses en arrière, je plongeai et retrouvai le rail. Cétait donc là quétait la bifurcation. Je cherchai la plaque, je ne la trouvai pas ; je cherchai les ouvertures qui devaient être dans la galerie ; à droite comme à gauche je rencontrai la paroi. Où était le rail ?
Je le suivis jusquau bout ; il sinterrompait brusquement.
Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché, bouleversé par le tourbillon des eaux et que je navais plus de guide.
Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, et je navais plus quà revenir sur mes pas.
Javais déjà parcouru la route, je savais quelle était sans danger, je nageai rapidement pour regagner la remontée : les voix me guidaient.
À mesure que je me rapprochais il me semblait que ces voix étaient plus assurées, comme si mes camarades avaient pris de nouvelles forces.
Je fus bientôt à lentrée de la remontée et je criai à mon tour.
Arrive, arrive, me dit le magister.
Je nai pas trouvé le passage.
Cela ne fait rien ; la descente avance, ils entendent nos cris, nous entendons les leurs ; nous allons nous parler bientôt.
Rapidement jescaladai la remontée et jécoutai. En effet les coups de pic étaient beaucoup plus forts ; et les cris de ceux qui travaillaient à notre délivrance nous arrivaient faibles encore, mais cependant déjà bien distincts.
Après le premier mouvement de joie, je maperçus que jétais glacé, mais, comme il ny avait pas de vêtements chauds à me donner pour me sécher on menterra jusquau cou dans le charbon menu, qui conserve toujours une certaine chaleur, et loncle Gaspard avec le magister se serrèrent contre moi. Alors je leur racontai mon exploration et comment javais perdu les rails.
Tu as osé plonger ?
Pourquoi pas ? malheureusement, je nai rien trouvé.
Mais, ainsi que lavait dit le magister cela importait peu maintenant ; car, si nous nétions pas sauvés par la galerie nous allions lêtre par la descente.
Les cris devinrent assez distincts pour espérer quon allait entendre les paroles.
En effet, nous entendîmes bientôt ces trois mots prononcés lentement :
Combien êtes-vous ?
De nous tous cétait loncle Gaspard qui avait la parole la plus forte et la plus claire. On le chargea de répondre.
Six !
Il y eut un moment de silence. Sans doute au dehors ils avaient espéré un plus grand nombre.
Dépêchez-vous, cria loncle Gaspard, nous sommes à bout.
Vos noms ? Il dit nos noms :
Bergounhoux, Pagès, le magister, Carrory, Rémi, Gaspard.
Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient au dehors, le moment le plus poignant. Quand ils avaient su quon allait bientôt communiquer avec nous, tous les parents, tous les amis des mineurs engloutis étaient accourus, et les soldats avaient grandpeine à les contenir au bout de la galerie.
Quand lingénieur annonça que nous nétions que six, il y eut un douloureux désappointement, mais avec une espérance encore pour chacun, car parmi ces six pouvait, devait se trouver celui quon attendait.
Il répéta nos noms.
Hélas ! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut quatre seulement qui virent leurs espérances réalisées. Que de douleurs, que de larmes !
Nous de notre côté nous pensions aussi à ceux qui avaient du être sauves.
Combien ont été sauvés ? demanda loncle Gaspard. On ne répondit pas.
Demande où est Marius, dit Pagès.
La demande fut faite ; comme la première, elle resta sans réponse.
Ils nont pas entendu.
Dis plutôt quils ne veulent pas répondre. Il y avait une question qui me tourmentait.
Demandez donc depuis combien de temps nous sommes là.
Depuis quatorze jours.
Quatorze jours ! Celui de nous qui dans ses évaluations avait été le plus haut avait parlé de cinq ou six jours.
Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez courage. Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encore quelques heures.
Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité, en tous cas de beaucoup les plus douloureuses. Chaque coup de pic nous semblait devoir être le dernier ; puis, après ce coup, il en venait un autre, et après cet autre un autre encore.
De temps en temps les questions reprenaient.
Avez-vous faim ?
Oui, très-faim.
Pouvez-vous attendre ? si vous êtes trop faibles, on va faire un trou de sonde et vous envoyer du bouillon, mais cela va retarder votre délivrance ; si vous pouvez attendre vous serez plus promptement en liberté.
Nous attendrons, dépêchez-vous.
Le fonctionnement des bennes ne sétait pas arrêté une minute, et leau baissait, toujours régulièrement.
Annonce que leau baisse, dit le magister.
Nous le savons ; soit par la descente, soit par la galerie ; on va venir à vous
bientôt.
Les coups de pic devinrent moins forts. Évidemment on sattendait dun moment à lautre à faire une percée, et comme nous avions expliqué notre position, on craignait de causer un éboulement qui, nous tombant sur la tête, pourrait nous blesser, nous tuer, ou nous précipiter dans leau, pêle-mêle avec les déblais.
Le magister nous explique quil y a aussi à craindre lexpansion de lair, qui, aussitôt quun trou sera percé, va se précipiter comme un boulet de canon et tout renverser. Il faut donc nous tenir sur nos gardes et veiller sur nous comme les piqueurs veillent sur eux.
Lébranlement causé au massif par les coups de pic détachait dans le haut de la remontée des petits morceaux de charbon qui roulaient sur la pente et allaient tomber dans leau.
Chose bizarre, plus le moment de notre délivrance approchait, plus nous étions faibles : pour moi je ne pouvais pas me soutenir, et couché dans mon charbon menu, il métait impossible de me soulever sur le bras ; je tremblais et cependant je navais plus froid.
Enfin, quelques morceaux plus gros se détachèrent et roulèrent entre nous : louverture était faite au haut de la remontée : nous fûmes aveuglés par la clarté des lampes.
Mais instantanément, nous retombâmes dans lobscurité ; le courant dair, un courant dair terrible, une trombe entraînant avec elle des morceaux de charbon et des débris de toutes sortes, les avait soufflées.
Cest le courant dair, nayez pas peur, on va les rallumer au dehors. Attendez un peu.
Attendre ! Encore attendre !
Mais au même instant un grand bruit se fit dans leau de la galerie, et métant retourné, japerçus une forte clarté qui marchait sur leau clapoteuse.
Courage ! courage ! criait-on.
Et pendant que par la descente on arrivait à donner la main aux hommes du palier supérieur, on venait à nous par la galerie.
Lingénieur était en tête ; ce fut lui qui le premier escalada la remontée, et je fus dans ses bras avant davoir pu dire un mot.
Il était temps, le cur me manqua.
Cependant jeus conscience quon memportait ; puis, quand nous fûmes sortis de la galerie plate, quon menveloppait dans des couvertures.
Je fermai les yeux, mais bientôt jéprouvai comme un éblouissement qui me força à les ouvrir.
Cétait le jour. Nous étions en plein air.
En même temps, un corps blanc se jeta sur moi : cétait Capi, qui, dun bond, sétait élancé dans les bras de lingénieur et me léchait la figure. En même temps, je sentis quon me prenait la main droite et quon membrassait. Rémi ! dit une voix faible (cétait celle de Mattia). Je regardai autour de moi, et alors japerçus une foule immense qui sétait tassée sur deux rangs, laissant un passage au milieu de la masse. Toute cette foule était silencieuse, car on avait recommandé de ne pas nous émouvoir par des cris ; mais son attitude, ses regards parlaient pour ses lèvres.
Au premier rang, il me sembla apercevoir des surplis blancs et des ornements dorés qui brillaient au soleil. Cétait le clergé de Varses qui était venu à lentrée de la mine prier pour notre délivrance.
Quand nous parûmes, il se mit à genoux sur la poussière, car pendant ces quatorze jours, la terre mouillée par lorage avait eu le temps de sécher.
Vingt bras se tendirent pour me prendre, mais lingénieur ne voulut pas me céder et, fier de son triomphe, heureux et superbe, il me porta jusquaux bureaux où des lits avaient été préparés pour nous recevoir.
Deux jours après je me promenais dans les rues de Varses suivi de Mattia, dAlexis, de Capi, et tout le monde sur mon passage sarrêtait pour me regarder.
Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la main avec des larmes dans les yeux.
Et il y en avait dautres qui détournaient la tête. Ceux-là étaient en deuil et se demandaient amèrement pourquoi cétait lenfant orphelin qui avait été sauvé, tandis que le père de famille, le fils étaient encore dans la mine, misérables cadavres charriés, ballottés par les eaux.
Mais parmi ceux qui marrêtaient ainsi il y en avait qui étaient tout à fait gênants, ils minvitaient à dîner ou bien à entrer au café.
Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé, disaient-ils.
Et je remerciais sans accepter, car il ne me convenait point daller ainsi raconter mon histoire à des indifférents, qui croyaient me payer avec un dîner ou un verre de bière.
Dailleurs jaimais mieux écouter que raconter, et jécoutais Alexis, jécoutais Mattia qui me disaient ce qui sétait passé sur terre pendant que nous étions sous terre.
Quand je pensais que cétait pour moi que tu étais mort, disait Alexis, ça me cassait bras et jambes, car je te croyais bien mort.
Moi, je nai jamais cru que tu étais mort, disait Mattia, je ne savais pas si tu sortirais vivant de la mine et si lon arriverait à temps pour te sauver, mais je croyais que tu ne tétais pas laissé noyer, de sorte que si les travaux de sauvetage marchaient assez vite on te trouverait quelque part. Alors, tandis quAlexis se désolait et te pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant : « Il nétait pas mort, mais il va peut-être mourir. » Et jinterrogeais tout le monde : « Combien peut-on vivre de temps sans manger ? Quand aura-t-on épuisé leau ? Quand la galerie sera-t-elle percée ? » Mais personne ne me répondait comme je voulais. Quand on vous a demandé vos noms et que lingénieur après Carrory, a crié Rémi, je me suis laissé aller sur la terre en pleurant, et alors on ma un peu marché sur le corps, mais je ne lai pas senti tant jétais heureux.
Je fus très-fier de voir que Mattia avait une telle confiance en moi quil ne voulait pas croire que je pouvais mourir.
VIIUne leçon de musique.
Je métais fait des amis dans la mine : de pareilles angoisses supportées en commun unissent les curs ; on souffre, on espère ensemble, on ne fait quun.
Loncle Gaspard ainsi que le magister particulièrement mavaient pris en grande affection ; et bien que lingénieur neût point partagé notre emprisonnement, il sétait attaché à moi comme à un enfant quon a arraché à la mort ; il mavait invité chez lui et, pour sa fille, javais dû faire le récit de tout ce qui nous était arrivé pendant notre long ensevelissement dans la remontée.
Tout le monde voulait me garder à Varses.
Je te trouverai un piqueur, me disait loncle Gaspard, et nous ne nous quitterons plus.
Si tu veux un emploi dans les bureaux, me disait lingénieur, je ten donnerai un.
Loncle Gaspard trouvait tout naturel que je retournasse dans la mine, où il allait bientôt redescendre lui-même avec linsouciance de ceux qui sont habitués à braver chaque jour le danger, mais moi qui navais pas son insouciance ou son courage, je nétais nullement disposé à reprendre le métier de rouleur. Cétait très-beau une mine, très-curieux, jétais heureux den avoir vu une, mais je lavais assez vue, et je ne me sentais pas la moindre envie de retourner dans une remontée.
À cette pensée seule, jétouffais. Je nétais décidément pas fait pour le travail sous terre ; la vie en plein air, avec le ciel sur la tête, même un ciel neigeux, me convenait mieux. Ce fut ce que jexpliquai à loncle Gaspard et au magister, qui furent, celui-ci surpris, celui-là peiné de mes mauvaises dispositions à légard du travail des mines ; Carrory, que je rencontrai, me dit que jétais un capon.
Avec lingénieur, je ne pouvais pas répondre que je ne voulais plus travailler sous terre, puisquil moffrait de memployer dans ses bureaux et de minstruire si je voulais être attentif à ses leçons ; jaimai mieux lui raconter la vérité entière, ce que je fis.
Et puis, tu aimes la vie en plein air, dit-il, laventure et la liberté ; je nai pas le droit de te contrarier, mon garçon, suis ton chemin.
Cela était vrai que jaimais la vie en plein air, je ne lavais jamais mieux senti que pendant mon emprisonnement dans la remontée ; ce nest pas impunément quon shabitue à aller où lon veut, à faire ce que lon veut, à être son maître.
Pendant quon essayait de me retenir à Varses, Mattia avait paru sombre et préoccupé ; je lavais questionné ; il mavait toujours répondu quil était comme à son ordinaire ; et ce ne fut que quand je lui dis que nous partirions dans trois jours quil mavoua la cause de cette tristesse en me sautant au cou.
Alors tu ne mabandonneras pas ? sécria-t-il.
Sur ce mot je lui allongeai une bonne bourrade, pour lui apprendre à douter de moi, et aussi un peu pour cacher lémotion qui mavait étreint le cur en entendant ce cri damitié.
Car cétait lamitié seule qui avait provoqué ce cri et non lintérêt. Mattia navait pas besoin de moi pour gagner sa vie, il était parfaitement capable de la gagner tout seul.
À vrai dire même, il avait pour cela des qualités natives que je ne possédais pas au même degré que lui, il sen fallait de beaucoup. Dabord il était bien plus apte que moi à jouer de tous les instruments, à chanter, à danser, à remplir tous les rôles. Et puis il savait encore bien mieux que moi engager « lhonorable société », comme disait Vitalis, à mettre la main à la poche. Rien que par son sourire, ses yeux doux, ses dents blanches, son air ouvert, il touchait les curs les moins sensibles à la générosité, et sans rien demander il inspirait aux gens lenvie de donner ; on avait plaisir à lui faire plaisir. Cela était si vrai que, pendant sa courte expédition avec Capi, tandis que je me faisais rouleur, il avait trouvé le moyen damasser dix-huit francs, ce qui était une somme considérable.
Cent vingt-huit francs que nous avions en caisse et dix-huit francs gagnés par Mattia, cela faisait un total de cent quarante-six francs ; il ne manquait donc plus que quatre francs pour acheter la vache du prince.
Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce ne fut pas sans chagrin que je quittai Varses, car il fallut me séparer dAlexis, de loncle Gaspard et du magister ; mais cétait ma destinée de me séparer de ceux que jaimais et qui me témoignaient de laffection.
En avant !
La harpe sur lépaule et le sac au dos, nous voilà de nouveau sur les grands chemins avec Capi joyeux qui se roule dans la poussière.
Javoue que ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction, lorsque nous fûmes sortis de Varses, que je frappai du pied la route sonore, qui retentissait autrement que le sol boueux de la mine : le bon soleil, les beaux arbres !
Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi, longuement discuté notre itinéraire, car je lui avais appris à lire sur les cartes et il ne simaginait plus que les distances nétaient pas plus longues pour les jambes qui font une route, que pour le doigt qui sur une carte va dune ville à une autre. Après avoir bien pesé le pour et le contre, nous avions décidé quau lieu de nous diriger directement sur Ussel et de là sur Chavanon, nous passerions par Clermont, ce qui nallongerait pas beaucoup notre route et ce qui nous donnerait lavantage dexploiter les villes deaux, à ce moment pleines de malades, Saint-Nectaire, le Mont-Dore, Royat, la Bourboule. Pendant que je faisais le métier de rouleur, Mattia dans son excursion avait rencontré un montreur dours qui se rendait à ces villes deaux, où, avait-il dit, on pouvait gagner de largent. Or Mattia voulait gagner de largent, trouvant que cent cinquante francs pour acheter une vache, ce nétait pas assez. Plus nous aurions dargent, plus la vache serait belle, plus la vache serait belle, plus mère Barberin serait contente, et plus mère Barberin serait contente, plus nous serions heureux de notre côté.
Il fallait donc nous diriger vers Clermont.
En venant de Paris à Varses, javais commencé linstruction de Mattia, lui apprenant à lire et lui enseignant aussi les premiers éléments de la musique, de Varses à Clermont, je continuai mes leçons.
Soit que je ne fusse pas un très-bon professeur, ce qui est bien possible, soit que Mattia ne fût pas un bon élève, ce qui est possible aussi, toujours est-il quen lecture les progrès furent lents et difficiles, ainsi que je lai déjà dit.
Mattia avait beau sappliquer et coller ses yeux sur le livre, il lisait toutes sortes de choses fantaisistes qui faisaient plus dhonneur à son imagination quà son attention.
Alors quelquefois limpatience me prenait et, frappant sur le livre, je mécriais avec colère que décidément il avait la tête trop dure.
Sans se fâcher, il me regardait avec ses grands yeux doux, et souriant :
Cest vrai, disait-il, je ne lai tendre que quand on cogne dessus : Garofoli, qui nétait pas bête, avait tout de suite trouvé cela.
Comment rester on colère devant une pareille réponse ? Je riais et nous reprenions la leçon.
Mais en musique les mêmes difficultés ne sétaient pas présentées, et dès le début Mattia avait fait des progrès étonnants, et si remarquables, que bien vite il en était arrivé à métonner par ses questions ; puis après mavoir étonné, il mavait embarrassé, et enfin il mavait plus dune fois interloqué au point que jétais resté court.
Et javoue que cela mavait vexé et mortifié ; je prenais au sérieux mon rôle de professeur, et je trouvais humiliant que mon élève madressât des questions auxquelles je ne savais que répondre ; il me semblait que cétait jusquà un certain point tricher.
Et il ne me les épargnait pas les questions, mon élève :
Pourquoi nécrit-on pas la musique sur la même clef ?
Pourquoi emploie-t-on les dièzes en montant et les bémols en descendant ?
Pourquoi la première et la dernière mesure dun morceau ne contiennent-elles pas toujours le nombre de temps régulier ?
Pourquoi accorde-t-on un violon sur certaines notes plutôt que sur dautres ?
À cette dernière question javais dignement répondu que le violon nétant pas mon instrument, je ne métais jamais occupé de savoir comment on devait ou lon ne devait pas laccorder, et Mattia navait eu rien à répliquer.
Mais cette manière de me tirer daffaire navait pas été de mise avec des questions comme celles qui se rapportaient aux clefs ou aux bémols : cela sappliquait tout simplement à la musique, à la théorie de la musique ; jétais professeur de musique, professeur de solfège, je devais répondre ou je perdais, je le sentais bien, mon autorité et mon prestige ; or, jy tenais beaucoup à mon autorité et à mon prestige.
Alors, quand je ne savais pas ce quil y avait à répondre, je me tirais dembarras comme loncle Gaspard, quand lui demandant ce que cétait que le charbon de terre, il me disait avec assurance : cest du charbon quon trouve dans la terre.
Avec non moins dassurance, je répondais à Mattia, lorsque je navais rien à lui répondre :
Cela est ainsi, parce que cela doit être ainsi ; cest une loi.
Mattia nétait pas dun caractère à sinsurger contre une loi, seulement il avait une façon de me regarder en ouvrant la bouche et en écarquillant les yeux, qui ne me rendait pas du tout fier de moi.
Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses, lorsquil me posa précisément une question de ce genre : au lieu de répondre à son pourquoi : « Je ne sais pas », je répondis noblement : « Parce que cela est ».
Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne pus pas lui tirer une parole, ce qui avec lui était bien extraordinaire, car il était toujours disposé à bavarder et à rire :
Je le pressai si bien quil finit par parler.
Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je crois bien que personne ne maurait enseigné comme toi ce que jai appris ; cependant
Il sarrêta.
Quoi cependant ?
Cependant, il y a peut-être des choses que tu ne sais pas ; cela arrive aux plus savants, nest-ce pas ? Ainsi, quand tu me réponds : « Cela est, parce que cela est », il y aurait peut-être dautres raisons à donner que tu ne donnes pas parce quon ne te les a pas données à toi-même. Alors, raisonnant de cette façon, je me suis dit que si tu voulais, nous pourrions peut-être acheter, oh ! pas cher, un livre où se trouveraient les principes de la musique.
Cela est juste.
Nest-ce pas ? Je pensais bien que cela te paraîtrait juste, car enfin tu ne peux pas savoir tout ce quil y a dans les livres, puisque tu nas pas appris dans les livres.
Un bon maître vaut mieux que le meilleur livre.
Ce que tu dis là mamène à te parler de quelque chose encore : si tu voulais, jirais demander une leçon à un vrai maître, une seule, et alors il faudrait bien quil me dise tout ce que je ne sais pas.
Pourquoi nas-tu pas pris cette leçon auprès dun vrai maître pendant que tu étais seul ?
Parce que les vrais maîtres se font payer et je naurais pas voulu prendre le prix de cette leçon sur ton argent.
Jétais blessé que Mattia me parlât ainsi dun vrai maître, mais ma sotte vanité ne tint pas contre ces derniers mots.
Tu es un trop bon garçon, lui dis-je, mon argent est ton argent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux que moi, bien souvent ; tu prendras autant de leçons que tu voudras, et je les prendrai avec toi.
Puis jajoutai bravement cet aveu de mon ignorance :
Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que je ne sais pas.
Le maître, le vrai maître quil nous fallait, ce nétait pas un ménétrier de village, mais un artiste, un grand artiste, comme on en trouve seulement dans les villes importantes. La carte me disait quavant darriver à Clermont, la ville la plus importante qui se trouvait sur notre route était Mende. Mende était-elle vraiment une ville importante, cétait ce que je ne savais pas, mais comme le caractère dans lequel son nom était écrit sur la carte lui donnait cette importance, je ne pouvais que croire ma carte.
Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions la grosse dépense dune leçon de musique ; car bien que nos recettes fussent plus que médiocres dans ces tristes montagnes de la Lozère, où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pas retarder davantage la joie de Mattia.
Après avoir traversé dans toute son étendue le causse Méjean, qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable du monde, sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sans habitants, sans rien de ce qui est la vie, mais avec dimmenses et mornes solitudes qui ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui les parcourent rapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende.
Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous ne pouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ; dailleurs nous étions morts de fatigue.
Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui ne lui avait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé, possédait un maître de musique, que tout en soupant je demandai à la maîtresse de lauberge où nous étions descendus, sil y avait dans la ville un bon musicien qui donnât des leçons de musique.
Elle nous répondit quelle était bien surprise de notre question ; nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ?
Nous venons de loin, dis-je.
De bien loin, alors ?
De lItalie, répondit Mattia.
Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettre que, venant de si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous, mais bien certainement si nous étions venus seulement de Lyon ou de Marseille, elle naurait pas continué de répondre à des gens assez mal éduqués pour navoir pas entendu parler de M. Espinassous.
Jespère que nous sommes bien tombés, dis-je à Mattia en italien.
Et les yeux de mon associé sallumèrent. Assurément, M. Espinassous allait répondre le pied levé à toutes ses questions ; ce ne serait pas lui qui resterait embarrassé pour expliquer les raisons qui voulaient quon employât les bémols en descendant et les dièzes en montant.
Une crainte me vint : un artiste aussi célèbre consentirait-il à donner une leçon à de pauvres misérables tels que nous ?
Et il est très-occupé, M. Espinassous ? dis-je.
Oh ! oui ! je le crois bien quil est occupé ; comment ne le serait-il pas ?
Croyez-vous quil voudra nous recevoir demain matin ?
Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de largent dans la poche, sentend.
Comme cétait ainsi que nous lentendions nous aussi, nous fûmes rassurés, et avant de nous endormir nous discutâmes longuement, malgré la fatigue, toutes les questions que nous poserions le lendemain à cet illustre professeur.
Après avoir fait une toilette soignée, cest-à-dire une toilette de propreté, la seule que nous pussions nous permettre puisque nous navions pas dautres vêtements que ceux que nous portions sur notre dos, nous prîmes nos instruments, Mattia son violon, moi ma harpe, et nous nous mîmes en route pour nous rendre chez M. Espinassous.
Capi avait, comme de coutume, voulu venir avec nous, mais nous lavions attaché dans lécurie de laubergiste, ne croyant pas quil était convenable de se présenter avec un chien chez le célèbre musicien de Mende.
Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avait été indiquée comme étant celle du professeur, nous crûmes que nous nous étions trompés, car à la devanture de cette maison se balançaient deux petits plats à barbe en cuivre, ce qui na jamais été lenseigne dun maître de musique.
Comme nous restions à regarder cette devanture qui avait tout lair dêtre celle dun barbier, une personne vint à passer, et nous larrêtâmes pour lui demander où demeurait M. Espinassous.
Là, dit-elle, en nous indiquant la boutique du barbier.
Après tout, pourquoi un professeur de musique naurait-il pas demeuré chez un barbier ?
Nous entrâmes : la boutique était divisée en deux parties égales ; dans celle de droite, sur des planches, se trouvaient des brosses, des peignes, des pots de pommade, des savons ; dans celle de gauche, sur un établi et contre le mur étaient posés ou accrochés des instruments de musique, des violons, des cornets à piston, des trompettes à coulisse.
Monsieur Espinassous ? demanda Mattia.
Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui était en train de raser un paysan assis dans un fauteuil, répondit dune voix de basse-taille :
Cest moi.
Je lançai un coup dil à Mattia pour lui dire que le barbier-musicien nétait pas lhomme quil nous fallait pour nous donner notre leçon, et que ce serait jeter notre argent par la fenêtre que de sadresser à lui ; mais au lieu de me comprendre et de mobéir, Mattia alla sasseoir sur une chaise, et dun air délibéré :
Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveux quand vous aurez rasé monsieur ? dit-il.
Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussi si vous voulez.
Je vous remercie, dit Mattia, pas aujourdhui, quand je repasserai.
Jétais ébahi de lassurance de Mattia ; il me lança un coup dil à la dérobée pour me dire dattendre un moment avant de me fâcher.
Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, la serviette à la main, il vint pour couper les cheveux de Mattia.
Monsieur, dit Mattia pendant quon lui nouait la serviette autour du cou, nous avons une discussion, mon camarade et moi, et comme nous savons que vous êtes un célèbre musicien, nous pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis sur ce qui nous embarrasse.
Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens.
Je compris où Mattia tendait à arriver : dabord il voulait voir si ce perruquier-musicien était capable de répondre à ses questions, puis au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, il voulait se faire donner sa leçon de musique pour le prix dune coupe de cheveux ; décidément il était malin, Mattia.
Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t on un violon sur certaines notes et pas sur dautres ?
Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce moment même était en train de passer le peigne dans la longue chevelure de Mattia, allait faire une réponse dans le genre des miennes ; et je riais déjà tout bas quand il prit la parole :
La seconde corde à gauche de linstrument devant donner le la au diapason normal, les autres cordes doivent être accordées de façon à ce quelles donnent les notes de quinte en quinte, cest-à-dire sol, quatrième corde ; ré, troisième corde ; la, deuxième corde ; mi, première corde ou chanterelle.
Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-il de ma mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoir ce quil avait voulu apprendre ? toujours est-il quil riait aux éclats.
Pour moi je restais bouche ouverte à regarder ce perruquier qui tout en tournant autour de Mattia et faisant claquer ses ciseaux, débitait ce petit discours, qui me paraissait prodigieux.
Eh bien, dit-il en sarrêtant tout à coup devant moi, je crois bien que ce nétait pas mon petit client qui avait tort.
Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas en questions, et à tout ce quon lui demanda le barbier répondit avec la même facilité et la même sûreté que pour le violon.
Mais après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger lui-même et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lui.
Alors il se mit à rire aux éclats :
Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles.
Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia prenant bravement son violon se mit à exécuter une valse.
Et tu ne sais pas une note de musique ! sécriait le perruquier en claquant des mains et en tutoyant Mattia comme sil le connaissait depuis longtemps.
Jai dit quil y avait des instruments posés sur un établi et dautres qui étaient accrochés contre le mur. Mattia ayant terminé son morceau de violon prit une clarinette.
Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et du cornet à piston.
Allons, joue, sécria Espinassous.
Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces instruments.
Ce gamin est un prodige, criait Espinassous ; si tu veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends, un grand musicien ! le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le reste de la journée je te ferai travailler ; et ne crois pas que je ne sois pas un maître capable de tinstruire parce que je suis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir est bon ; pour faire la barbe aux gens, Jasmin nen est pas moins le plus grand poëte de France ; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous.
En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia. Quallait-il répondre ? Est-ce que jallais perdre mon ami, mon camarade, mon frère, comme javais perdu successivement tous ceux que javais aimés ? Mon cur se serra. Cependant je ne mabandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusquà un certain point à celle où je métais trouvé avec Vitalis quand madame Milligan avait demandé à me garder près delle : je ne voulus pas avoir à madresser les mêmes reproches que Vitalis.
Ne pense quà toi, Mattia, dis-je dune voix émue.
Mais il vint vivement à moi et me prenant la main :
Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie, monsieur.
Espinassous insista en disant que quand Mattia aurait fait sa première éducation, on trouverait le moyen de lenvoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondit toujours :
Quitter Rémi, jamais !
Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, dit Espinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce que tu ignores.
Et il se mit à chercher dans des tiroirs : après un temps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de la musique ; il était bien vieux, bien usé, bien fripé, mais quimportait.
Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page : « Offert à lenfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquier de Mende. »
Je ne sais sil y avait alors à Mende dautres professeurs de musique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que jai connu et que nous navons jamais oublié, Mattia ni moi.
VIIILa vache du prince.
Jaimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende ; mais quand nous sortîmes de cette ville, je laimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour lamitié que de sentir avec certitude que lon est aimé de ceux quon aime ?
Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il lavait fait, la proposition dEspinassous, cest-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, linstruction dans le présent et la fortune dans lavenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain.
Je navais pas pu lui dire devant Espinassous lémotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :
Tu sais, lui dis-je, que cest entre nous à la vie et à la mort ?
Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.
Je savais ça avant aujourdhui, dit-il.
Mattia, qui jusqualors avait très-peu mordu à la lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant que jaurais voulu et quil le désirait lui-même, car nous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longues étapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère et de lAuvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu nest pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un air placide tant quon veut bien jouer ; mais quand il prévoit que la quête va commencer, il sen va ou il ferme sa porte.
Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villages deaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva par bonheur que les renseignements du montreur dours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes.
Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour quil se mît tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston, il étudiait son public et il ne lui fallait pas longtemps pour voir sil jouerait ou sil ne jouerait pas, et surtout ce quil devait jouer.
À lécole de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique, il avait appris dans toutes ses finesses lart si difficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens ; et la première fois que je lavais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, il mavait bien étonné en mexpliquant les raisons pour lesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ; mais il métonna bien plus encore quand je le vis à luvre.
Ce fut dans les villes deaux quil déploya toute son adresse, et pour le public parisien, son ancien public quil avait appris à connaître et quil retrouvait là.
Attention, me disait-il, quand nous voyions venir à nous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, cest du triste quil faut jouer, tâchons de lattendrir et de la faire penser à celui quelle a perdu : si elle pleure, notre fortune est faite.
Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis, que cétait à fendre le cur.
Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits quon appelle des salons, ce sont des groupes darbres, des quinconces sous lombrage desquels les baigneurs vont passer quelques heures en plein air ; Mattia étudiait le public de ces salons, et cétait daprès ses observations que nous arrangions notre répertoire.
Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardions bien daller nous camper brutalement devant lui, pour larracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui, comme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement ; du coin de lil nous lobservions ; sil nous regardait avec colère, nous nous en allions ; sil paraissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il navait pas à craindre dêtre renvoyé à coup de pied.
Mais cétait surtout près des enfants que Mattia obtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait des jambes pour danser et avec son sourire il les faisait rire même quand ils étaient de mauvaise humeur. Comment sy prenait-il ? Je neu sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, on laimait.
Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixante-huit francs.
Soixante-huit francs et cent-quarante-six que nous avions en caisse cela faisait deux cent quatorze francs ; lheure était venue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour les bestiaux.
Une foire, cétait notre affaire ; nous allions pouvoir acheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquelle nous avions fait de si rudes économies.
Jusquà ce moment, nous navions eu que le plaisir de caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous le permettait : notre vache serait blanche, cétait le souhait de Mattia ; elle serait rousse, cétait le mien en souvenir de notre pauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; tout cela était superbe et charmant.
Mais maintenant, il fallait de la rêverie passer à lexécution et cétait là que lembarras commençait.
Comment choisir notre vache avec la certitude quelle aurait réellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pas à quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorant que moi.
Ce qui redoublait notre inquiétude cétaient les histoires étonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges, depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée dacheter une vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches, dit artisan de ruses et de tromperies. Combien de ces histoires nous étaient restées dans la mémoire pour nous effrayer : un paysan achète à la foire une vache qui a la plus belle queue que jamais vache ait eue, avec une pareille queue elle pourra sémoucher jusquau bout du nez, ce qui, tout le monde le sait, est un grand avantage ; il rentre chez lui triomphant, car il na pas payé cher cette vache extraordinaire ; le lendemain matin il va la voir, elle na plus de queue du tout ; celle qui pendait derrière elle si noblement avait été collée à un moignon ; cétait un chignon, une queue postiche. Un autre en achète une qui a des cornes fausses ; un autre quand il veut traire sa vache saperçoit quelle a eu la mamelle soufflée et quelle ne donnera pas deux verres de lait en vingt-quatre heures. Il ne faut pas que pareilles mésaventures nous arrivent.
Pour la fausse queue, Mattia ne craint rien ; il se suspendra de tout son poids à la queue de toutes les vaches dont nous aurons envie, et il tirera si fort sur ces queues que si elles sont collées elles se détacheront. Pour les mamelles soufflées, il a aussi un moyen tout aussi sûr, qui est de les piquer avec une grosse et longue épingle.
Sans doute cela serait infaillible, surtout si la queue était fausse et si la mamelle était soufflée ; mais si sa queue était vraie, ne serait-il pas à craindre quelle envoyât un bon coup de pied dans le ventre ou dans la tête de celui qui tirerait dessus ; et nagirait-elle pas encore de même sous une piqûre senfonçant dans sa chair ?
Lidée de recevoir un coup de pied calme limagination de Mattia, et nous restons livrés à nos incertitudes : ce serait vraiment terrible doffrir à mère Barberin une vache qui ne donnerait pas de lait ou qui naurait pas de cornes.
Dans les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins à légard du marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, mais combien elle nous rassurerait.
Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmes alors gaiement notre route.
La distance nest pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel.
Jétais là dans mon pays pour ainsi dire : cétait à Ussel que javais paru pour la première fois en public dans le Domestique de M. Joli-Cur, ou le Plus bête des deux nest pas celui quon pense, et cétait à Ussel aussi que Vitalis mavait acheté ma première paire de souliers, ces souliers à clous qui mavaient rendu si heureux.
Pauvre Joli-Cur, il nétait plus là avec son bel habit rouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaient aussi.
Pauvre Vitalis, je lavais perdu et je ne le reverrais plus marchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant.
Sur six que nous étions alors deux seulement restaient debout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique ; malgré moi je mimaginais que jallais apercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue et que jallais entendre lappel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! »
La boutique du fripier où Vitalis mavait conduit pour mhabiller en artiste vint heureusement chasser ces tristes pensées : je la retrouvai telle que je lavais vue lorsque javais descendu ses trois marches glissantes. À la porte se balançait le même habit galonné sur les coutures, qui mavait ravi dadmiration, et dans la montre je retrouvai les mêmes vieux fusils avec les mêmes vieilles lampes.
Je voulus aussi montrer la place où javais débuté, en jouant le rôle du domestique de M. Joli-Cur, cest-à-dire le plus bête des deux : Capi se reconnut et frétilla de la queue.
Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à lauberge où javais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche dun vétérinaire.
Quand celui-ci eut entendu notre demande il commença par nous rire au nez.
Mais il ny a pas de vaches savantes dans le pays, dit-il.
Ce nest pas une vache qui sache faire des tours quil nous faut, cen est une qui donne du bon lait.
Et qui ait une vraie queue, ajouta Mattia, que lidée dune queue collée tourmentait beaucoup.
Enfin, monsieur le vétérinaire, nous venons vous demander de nous aider de votre science pour nous empêcher dêtre volés par les marchands de vaches.
Je dis cela en tâchant dimiter les airs nobles que Vitalis prenait si bien lorsquil voulait faire la conquête des gens.
Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? demanda le vétérinaire.
En quelques mots, jexpliquai ce que je voulais faire de cette vache.
Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagnerai demain matin sur le champ de foire, et je vous promets que la vache que je vous choisirai naura pas une queue postiche.
Ni des cornes fausses ? dit Mattia.
Ni des cornes fausses.
Ni la mamelle soufflée ?
Ce sera une belle et bonne vache ; mais pour acheter il faut être en état de payer ?
Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel était enfermé notre trésor.
Cest parfait, venez me prendre demain matin à sept heures.
Et combien vous devrons-nous, monsieur le vétérinaire ?
Rien du tout ; est-ce que je veux prendre de largent à de bons enfants comme vous !
Je ne savais comment remercier ce brave homme, mais Mattia eut une idée.
Monsieur, est-ce que vous aimez la musique ? demanda-t-il.
Beaucoup, mon garçon.
Et vous vous couchez de bonne heure ?
Cela était assez incohérent, cependant le vétérinaire voulut bien répondre :
Quand neuf heures sonnent.
Merci, monsieur, à demain matin sept heures. Javais compris lidée de Mattia.
Tu veux donner un concert au vétérinaire ? dis-je.
Justement : une sérénade quand il va se coucher ; ça se fait pour ceux quon aime.
Tu as eu là une bonne idée, rentrons à lauberge et travaillons les morceaux de notre concert ; on peut ne pas se gêner avec le public qui paye, mais quand on paye soi-même il faut faire de son mieux.
À neuf heures moins deux ou trois minutes nous étions devant la maison du vétérinaire, Mattia avec son violon, moi avec ma harpe : la rue était sombre, car la lune devant se lever vers neuf heures on avait jugé bon de ne pas allumer les réverbères, les boutiques étaient déjà fermées, et les passants étaient rares.
Au premier coup de neuf heures nous partîmes en mesure : et dans cette rue étroite, silencieuse, nos instruments résonnèrent comme dans la salle la plus sonore : les fenêtres souvrirent et nous vîmes apparaître des têtes encapuchonnées de bonnets, de mouchoirs et de foulards : dune fenêtre à lautre on sinterpellait avec surprise.
Notre ami le vétérinaire demeurait dans une maison qui, à lun de ses angles, avait une gracieuse tourelle : une des fenêtres de cette tourelle souvrit et il se pencha pour voir qui jouait ainsi.
Sans doute il nous reconnut et il comprit notre intention, car de sa main il nous fit signe de nous taire :
Je vais vous ouvrir la porte, dit-il, vous jouerez dans le jardin.
Et presque aussitôt cette porte nous fut ouverte.
Vous êtes de braves garçons, dit-il en nous donnant à chacun une bonne poignée de main, mais vous êtes aussi des étourdis ; vous navez donc point pensé que le sergent de ville pouvait vous arrêter pour tapage nocturne sur la voie publique !
Notre concert recommença dans le jardin qui nétait pas bien grand, mais très-coquet avec un berceau couvert de plantes grimpantes.
Comme le vétérinaire était marié et quil avait plusieurs enfants, nous eûmes bientôt un public autour de nous ; on alluma des chandelles sous le berceau et nous jouâmes jusquaprès dix heures ; quand un morceau était fini, on nous applaudissait, et on nous en demandait un autre.
Si le vétérinaire ne nous avait pas mis à la porte, je crois bien, que sur la demande des enfants, nous aurions joué une bonne partie de la nuit.
Laissez-les aller au lit, dit-il, il faut quils soient ici demain matin à sept heures.
Mais il ne nous laissa pas aller sans nous offrir une collation qui nous fut très-agréable ; alors, pour remerciements, Capi joua quelques-uns de ses tours les plus drôles, ce qui fit la joie des enfants ; il était près de minuit quand nous partîmes.
La ville dUssel si tranquille le soir était le lendemain matin pleine de tapage et de mouvement ; avant le lever du jour nous avions entendu dans notre chambre un bruit incessant de charrettes roulant sur le pavé et se mêlant aux hennissements des chevaux, aux meuglements des vaches, aux bêlements des moutons, aux cris des paysans qui arrivaient pour la foire.
Quand nous descendîmes, la cour de notre auberge était déjà encombrée de charrettes enchevêtrées les unes dans les autres, et des voitures qui arrivaient descendaient des paysans endimanchés qui prenaient leurs femmes dans leurs bras pour les mettre à terre ; alors tout le monde se secouait, les femmes défripaient leurs jupes.
Dans la rue tout un flot mouvant se dirigeait vers le champ de foire ; comme il nétait encore que six heures, nous eûmes envie daller passer en revue les vaches qui étaient déjà arrivées et de faire notre choix à lavance.
Ah ! les belles vaches ! Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles, les unes grasses, les autres maigres, celles-ci avec leurs veaux, celles-là traînant à terre leur mamelle pleine de lait ; sur le champ de foire se trouvaient aussi des chevaux qui hennissaient, des juments qui léchaient leurs poulains, des porcs gras qui se creusaient des trous dans la terre, des cochons de lait qui hurlaient comme si on les écorchait vifs, des moutons, des poules, des oies ; mais que nous importait ! nous navions dyeux que pour les vaches qui subissaient notre examen en clignant les paupières et en remuant lentement la mâchoire, ruminant placidement leur repas de la nuit, sans se douter quelles ne mangeraient plus lherbe des pâturages où elles avaient été élevées.
Après une demi-heure de promenade, nous en avions trouvé dix-sept qui nous convenaient tout à fait, celle-ci pour telle qualité, celle-là pour telle autre, trois parce quelles étaient rousses, deux parce quelles étaient blanches ; ce qui bien entendu souleva une discussion entre Mattia et moi.
À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait et nous revînmes avec lui au champ do foire en lui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nous allions acheter.
Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait et manger peu.
En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignant une vache blanchâtre.
Je crois que celle-là est meilleure, dis-je en montrant une rousse.
Le vétérinaire nous mit daccord en ne sarrêtant ni à lune ni à lautre, mais en allant à une troisième : cétait une petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour du mufle.
Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce quil vous faut, dit-il.
Un paysan à lair chétif la tenait par la longe ; ce fut à lui que le vétérinaire sadressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache.
Trois cents francs.
Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie avait fait notre conquête, les bras nous tombèrent du corps.
Trois cents francs : ce nétait pas du tout notre affaire ; je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à une autre ; il men fit un pour me dire au contraire que nous devions persévérer.
Alors une discussion sengagea entre lui et le paysan : il offrit 150 francs ; le paysan diminua 10 francs. Le vétérinaire monta à 170 ; le paysan descendit à 280.
Mais arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance : au lieu doffrir, le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elle avait les jambes faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, la mamelle nétait pas bien conformée.
Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs, afin quelle fût en bonnes mains.
Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux que cétait une mauvaise vache.
Allons-en voir dautres, dis-je.
Sur ce mot le paysan faisant un effort, diminua de nouveau dix francs.
Enfin, de diminution en diminution il arriva à deux cent dix francs, mais il y resta.
Dun coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendre que tout ce quil disait nétait pas sérieux et que la vache, loin dêtre mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs, cétait une grosse somme pour nous.
Pendant ce temps Mattia tournant par derrière la vache lui avait arraché un long poil à la queue et la vache lui avait détaché un coup de pied.
Cela me décida.
Va pour deux cent dix francs, dis-je, croyant tout fini.
Et jétendis la main pour prendre la longe, mais le paysan ne me la céda pas.
Et les épingles de la bourgeoise ? dit-il.
Une nouvelle discussion sengagea et finalement nous tombâmes daccord sur vingt sous dépingles. Il nous restait donc trois francs.
De nouveau javançai la main, le paysan me la prit et me la serra fortement en ami.
Justement parce que jétais un ami, je noublierais pas le vin de la fille.
Le vin de la fille nous coûta dix sous.
Pour la troisième fois je voulus prendre la longe, mais mon ami le paysan marrêta :
Vous avez apporté un licou ? me dit-il, je vends la vache, je ne vends pas son licou.
Cependant comme nous étions amis il voulait bien me céder ce licou pour trente sous, ce nétait pas cher.
Il nous fallait un licou pour conduire notre vache, jabandonnai les trente sous, calculant quil nous en resterait encore vingt.
Je comptai donc les deux cent treize francs et pour la quatrième fois jétendis la main.
Où donc est votre longe ? demanda le paysan, je vous ai vendu le licou, je vous ai pas vendu la longe.
La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous.
Et lorsquils furent payés la vache nous fut enfin livrée avec son licou et sa longe.
Nous avions une vache, mais nous navions plus un sou, pas un seul pour la nourrir et nous nourrir nous-mêmes.
Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins de monde, en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nous aurons une bonne recette ce soir.
Et après avoir conduit notre vache dans lécurie de notre auberge où nous lattachâmes avec plusieurs nuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notre côté, et le soir quand nous fîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatre francs cinquante centimes et la mienne de trois francs.
Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches.
Mais la joie davoir gagné ces sept francs cinquante était bien petite comparée à la joie que nous éprouvions den avoir dépensé deux cent quatorze.
Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et nous soupâmes avec son lait : jamais nous nen avions bu daussi bon, Mattia déclara quil était sucré et quil sentait la fleur doranger, comme celui quil avait bu à lhôpital, mais bien meilleur.
Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notre vache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude.
Tu sais quelle embrasse, sécria Mattia ravi.
Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que ni Mattia ni moi, nous nétions gâtés par les embrassades : notre sort nétait pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leurs mères ; et tous deux cependant nous aurions bien aimé à nous faire caresser.
Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon.
Comme jétais reconnaissant à Mattia du concours quil mavait prêté, car sans lui je naurais jamais amassé cette grosse somme de deux cent quatorze francs, javais voulu lui donner le plaisir de conduire notre vache, et il navait pas été médiocrement heureux de la tirer par la longe, tandis que je marchais derrière elle. Ce fut seulement quand nous fûmes sortis de la ville que je vins prendre place à côté de lui, pour causer comme à lordinaire et surtout pour regarder ma vache : jamais je nen avais vu une aussi belle.
Et de vrai elle avait fort bon air, marchant lentement en se balançant, en se prélassant comme une bête qui a conscience de sa valeur.
Maintenant je navais plus besoin de regarder ma carte à chaque instant comme je le faisais depuis notre départ de Paris : je savais où jallais, et bien que plusieurs années se fussent écoulées depuis que javais passé là avec Vitalis, je retrouvais tous les accidents de la route.
Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était daller coucher dans le village où javais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit de fougère, où le bon Capi voyant mon chagrin était venu sallonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour me dire quil serait mon ami. De là nous partirions le lendemain matin pour arriver de bonne heure chez mère Barberin.
Mais le sort qui, jusque-là nous avait été si favorable, se mit contre nous et changea nos dispositions.
Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeuner de notre vache qui consisterait en herbe des fossés de la route quelle paîtrait.
Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où lherbe était verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notre vache dans le fossé.
Tout dabord je voulus la tenir par la longe, mais elle se montra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, et massis près delle pour manger mon pain.
Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle ; alors après lavoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves et sérieux, ne pensant quà gagner de largent : si nous menions une vie qui nest point ordinairement celle des enfants de notre âge, nous nen avions pas moins les goûts et les idées de notre jeunesse, cest-à-dire que nous aimions à jouer aux jeux des enfants, et que nous ne laissions point passer une journée sans faire une partie de billes, de balle ou de saut de mouton. Tout à coup, sans raison bien souvent, Mattia me disait : « Jouons-nous ? » Alors, en un tour de main, nous nous débarrassions de nos sacs, de nos instruments, et sur la route nous nous mettions à jouer ; et plus dune fois, si je navais pas eu ma montre pour me rappeler lheure, nous aurions joué jusquà la nuit ; mais elle me disait que jétais chef de troupe, quil fallait travailler, gagner de largent pour vivre ; et alors je repassais sur mon épaule endolorie la bretelle de ma harpe : en avant !
Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître, et quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre lherbe à grands coups de langue, comme pour nous dire quelle avait encore faim.
Attendons un peu, dit Mattia.
Tu ne sais donc pas quune vache mange toute la journée ?
Un tout petit peu.
Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments.
Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique.
Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade.
Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que jeusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop.
Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nos forces en lappelant.
Je criai à Capi de larrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes.
Bien entendu cela ne larrêta pas, tout au contraire, et nous continuâmes notre course, elle en avant, nous en arrière.
Tout en courant jappelais Mattia : « Stupide bête » ; et lui, sans sarrêter, me criait dune voix haletante : « Tu cogneras, je lai mérité. »
Cétait deux kilomètres environ avant darriver à un gros village que nous nous étions arrêtés pour manger, et cétait vers ce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellement avant nous, et comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et semparaient delle.
Alors nous ralentîmes un peu notre course : notre vache ne serait pas perdue ; nous naurions quà la réclamer aux braves gens qui lavaient arrêtée, et ils nous la rendraient.
À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et quand nous arrivâmes enfin près delle, il y avait là une vingtaine dhommes, de femmes ou denfants qui discutaient en nous regardant venir.
Je métais imaginé que je navais quà réclamer ma vache, mais au lieu de me la donner, on nous entoura et lon nous posa question sur question : « Doù venions-nous, où avions-nous eu cette vache ? »
Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix sélevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et quil fallait nous mettre en prison en attendant que laffaire séclaircît.
Lhorrible frayeur que le mot de prison minspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre.
Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et comme elle ne lui parut pas nette, il déclara quil allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison : on verrait plus tard.
Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; et me rappelant la scène de Vitalis avec lagent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre monsieur le gendarme.
Tout le village nous fit cortège jusquà la mairie où se trouvait la prison : on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependant nous navions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi, elles ont un plaisir sauvage à se ruer sur les malheureux, sans savoir ce quils ont fait, sils sont coupables ou innocents.
En arrivant à la prison, jeus un moment despérance : le gardien de la mairie qui était aussi geôlier et garde champêtre, ne voulut pas tout dabord nous recevoir. Je me dis que cétait là un brave homme. Mais le gendarme insista, et le geôlier céda ; passant devant nous, il ouvrit une porte qui fermait en dehors avec une grosse serrure et deux verrous : je vis alors pourquoi il avait fait difficulté pour nous recevoir tout dabord : cétait parce quil avait mis sa provision doignons sécher dans la prison, en les étalant sur le plancher. On nous fouilla ; on nous prit notre argent, nos couteaux, nos allumettes, et pendant ce temps, le geôlier amassa vivement tous ses oignons dans un coin. Alors on nous laissa et la porte se referma sur nous avec un bruit de ferraille vraiment tragique.
Nous étions en prison. Pour combien de temps ?
Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et baissant la tête :
Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise.
Tu as fait la bêtise, et jai laissé la faire, jai été aussi bête que toi.
Jaimerais mieux que tu cognes, jaurais moins de chagrin : notre pauvre vache, la vache du prince !
Et il se mit à pleurer.
Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position nétait pas bien grave, nous navions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache, le bon vétérinaire dUssel serait notre témoin.
Et si lon nous accuse davoir volé largent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous lavons gagné ? tu vois bien que quand on est malheureux, on est coupable de tout.
Mattia avait raison, je ne savais que trop bien quon est dur aux malheureux ; les cris qui venaient de nous accompagner jusquà la prison ne le prouvaient-ils pas encore ?
Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirons de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?
Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?
Depuis le temps que tu las quittée, elle a pu mourir.
Je fus frappé au cur par cette crainte : cétait vrai que mère Barberin avait pu mourir, car bien que nétant pas dun âge où lon admet facilement lidée de la mort, je savais par expérience quon peut perdre ceux quon aime ; navais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne métait-elle pas venue déjà.
Pourquoi ne mas-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.
Parce que, quand je suis heureux, je nai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureux je nai que des idées tristes. Et jétais si heureux à la pensée doffrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et jétais ébloui, comme grisé.
Ta tête nest pas plus stupide que la mienne, mon pauvre Mattia, car je nai pas eu dautres idées que les tiennes ; comme toi aussi jai été ébloui et grisé.
Ah ! ah ! la vache du prince ! sécria Mattia en pleurant, il est beau le prince !
Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :
Si mère Barberin était morte, et si laffreux Barberin était vivant, sil nous prenait notre vache, sil te prenait toi-même ?
Assurément cétait linfluence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, cétaient les cris de la foule, cétait le gendarme, cétait le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé, la porte sur nous.
Mais ce nétait pas seulement à nous que Mattia pensait, cétait aussi à notre vache.
Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?
Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.
Jessayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant quon allait venir nous interroger.
Eh bien ; que dirons-nous ?
La vérité.
Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien si mère Barberin est seule chez elle, on va linterroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas, nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise.
Enfin notre porte souvrit avec un terrible bruit de ferraille et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont lair ouvert et bon nous rendit tout de suite lespérance.
Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix.
Cest bien, cest bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge dinterroger celui-là, il me désigna du doigt, emmenez lautre et gardez-le ; je linterrogerai ensuite.
Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce quil avait à répondre.
Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité.
Cest bien, cest bien, interrompit vivement le juge de paix comme sil voulait me couper la parole.
Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup dil pour me dire quil mavait compris.
On vous accuse davoir volé une vache, me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux.
Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire dUssel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.
Cela sera vérifié.
Je lespère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence.
Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?
Pour la conduire à Chavanon et loffrir à la femme qui a été ma mère nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle.
Et comment se nomme cette femme ?
Mère Barberin.
Est-ce la femme dun ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ?
Oui, monsieur le juge de paix.
Cela aussi sera vérifié.
Mais je ne répondis pas à cette parole comme je lavais fait pour le vétérinaire dUssel.
Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que sil interrogeait mère Barberin le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué : il ny avait plus de surprise.
Cependant au milieu de mon embarras jéprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et quil sinformerait auprès delle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.
Jen éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de ces questions le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps.
Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous navions pas volé notre vache.
Et où avez-vous eu largent nécessaire pour acheter cette vache ?
Cétait là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu quelle nous serait adressée.
Nous lavons gagné.
Où ? Comment ?
Jexpliquai comment, depuis Paris jusquà Varses et depuis Varses jusquau Mont-Dore, nous lavions gagné et amassé sou à sou.
Et qualliez-vous faire à Varses ?
Cette question mobligea à un nouveau récit ; quand le juge de paix entendit que javais été enseveli dans la mine de la Truyère, il marrêta et dune voix toute adoucie, presque amicale :
Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.
Moi, monsieur le juge de paix.
Qui le prouve ? Tu nas pas de papiers, ma dit le gendarme.
Non, monsieur le juge de paix.
Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses ; jen ai lu le récit dans les journaux, si tu nes pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas ; je técoute, fais donc attention.
Le tutoiement du juge de paix mavait donné du courage : je voyais bien quil ne nous était pas hostile.
Quand jeus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuement avec des yeux doux et attendris. Je mimaginais quil allait me dire quil nous rendait la liberté, mais il nen fut rien : sans madresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits saccorderaient.
Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia.
Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si comme je lespère ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté.
Et notre vache ? demanda Mattia.
On vous la rendra.
Ce nest pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia, qui va lui donner à manger, qui va la traire ?
Sois tranquille, gamin. Mattia aussi était rassuré.
Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce quon ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper.
Aussitôt que le juge de paix fut parti, jannonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui mavaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.
La vache du prince fera son entrée triomphale, dit Mattia.
Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaîté, et Capi qui jusqualors était resté dans un coin triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière ; alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé, pour ses oignons probablement, vint voir si nous ne nous révoltions pas.
Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsquil était entré avec le juge de paix.
Par là nous comprîmes que notre position nétait pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer, nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, le lait de notre vache, mais ce nétait pas tout, avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.
Jamais prisonniers navaient été si bien traités ; alors en mangeant le veau et en buvant le lait je revins de mes idées sur les prisons ; décidément elles valaient mieux que je ne me létais imaginé.
Ce fut aussi le sentiment de Mattia :
Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà une chance !
Je voulus lui faire une peur.
Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, qui témoignerait pour nous ?
On na de ces idées là que quand on est malheureux, dit-il sans se fâcher, et ce nest vraiment pas le moment.
IXMère Barberin.
Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise, nous en avions passé de moins agréables à la belle étoile.
Jai rêvé de lentrée de la vache, me dit Mattia.
Et moi aussi.
À huit heures du matin notre porte souvrit, et nous vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire qui avait voulu venir lui-même nous mettre en liberté.
Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocents ne se borna pas seulement au dîner quil nous avait offert la veille ; il me remit un beau papier timbré :
Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passe-port que je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants.
Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaire il nous embrassa.
Nous étions entrés misérablement dans ce village, nous en sortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe et marchant la tête haute, en regardant par-dessus nos épaules les paysans qui se tenaient sur leurs portes.
Je ne regrette quune chose, dit Mattia, cest que le gendarme qui a jugé bon de nous arrêter ne soit pas là pour nous voir passer.
Le gendarme a eu tort, mais nous aussi nous avons eu tort de croire que ceux qui étaient malheureux navaient rien à attendre de bon.
Cest parce que nous nétions pas tout à fait malheureux que nous avons eu du bon ; quand on a cinq francs dans sa poche, on nest pas tout à fait malheureux.
Tu pouvais dire cela hier, aujourdhui cela ne test pas permis ; tu vois quil y a de braves gens en ce monde.
Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir lidée dabandonner la longe de notre vache ; elle était douce, notre vache, cela était vrai, mais aussi peureuse.
Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où javais couché avec Vitalis ; de là nous navions plus quune grande lande à traverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon.
En passant par la rue de ce village et justement devant la maison où Zerbino avait volé une croûte, une idée me vint que je mempressai de communiquer à Mattia.
Tu sais que je tai promis des crêpes chez mère Barberin ; mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et des ufs.
Cela doit être joliment bon.
Je crois bien que cest bon, tu verras ; ça se roule et on sen met plein la bouche ; mais il ny a peut-être pas de beurre, ni de farine chez mère Barberin, car elle nest pas riche ; si nous lui en portions ?
Cest une fameuse idée.
Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quant aux ufs, si la mère Barberin nen a pas, elle en empruntera ; car nous pourrions les casser en route.
Jentrai dans lépicerie où Zerbino avait volé sa croûte et jachetai une livre de beurre, ainsi que deux livres de farine ; puis nous reprîmes notre marche.
Jaurais voulu ne pas presser notre vache, mais javais si grande hâte darriver que malgré moi jallongeais le pas.
Encore dix kilomètres, encore huit, encore six : chose curieuse, la route me paraissait plus longue en me rapprochant de mère Barberin, que le jour où je métais éloigné delle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluie froide dont javais gardé le souvenir.
Mais jétais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardais lheure à ma montre.
Nest-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia.
Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.
Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers.
Avec des châtaignes ?
Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poires grosses comme ça ; et bonnes : tu verras.
Et pour chaque chose que je lui décrivais, cétait là mon refrain : Tu verras. De bonne foi je mimaginais que je conduisais Mattia dans un pays de merveilles. Après tout, nen était-ce pas un pour moi ? Cétait là que mes yeux sétaient ouverts à la lumière. Cétait là que javais eu le sentiment de la vie, là que javais été si heureux ; là que javais été aimé. Et toutes ces impressions de mes premières joies, rendues plus vives par le souvenir des souffrances de mon existence aventureuse, me revenaient, se pressant tumultueusement dans mon cur et dans ma tête à mesure que nous approchions de mon village. Il semblait que lair natal avait un parfum qui me grisait : je voyais tout en beau.
Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi, mais en imagination seulement, hélas ! dans le pays où il était né.
Si tu venais à Lucca, disait-il, je ten montrerais aussi des belles choses ; tu verrais.
Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vu Étiennette, Lise et Benjamin.
Tu veux bien venir à Lucca ?
Tu es venu avec moi chez mère Barberin, jirai avec toi voir ta mère et ta petite sur Cristina, que je porterai dans mes bras si elle nest pas trop grande ; elle sera ma sur aussi.
Oh ! Rémi !
Et il nen put pas dire davantage tant il était ému.
En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas, nous étions arrivés au haut de la colline où commence la côte qui par plusieurs lacets conduit à Chavanon, en passant devant la maison de mère Barberin.
Encore quelques pas, et nous touchions à lendroit où javais demandé à Vitalis la permission de masseoir sur le parapet pour regarder la maison de mère Barberin, que je pensais ne jamais revoir.
Prends la longe, dis-je à Mattia.
Et dun bond je sautai sur le parapet ; rien navait changé dans notre vallée ; elle avait toujours le même aspect ; entre ses deux bouquets darbres, japerçus le toit de la maison de mère Barberin.
Quas-tu donc ? demanda Mattia.
Là, là.
Il vint près de moi, mais sans monter sur le parapet dont notre vache se mit à brouter lherbe.
Suis ma main, lui dis-je ; voilà la maison de mère Barberin, voilà mon poirier, là était mon jardin.
Mattia, qui ne regardait pas avec ses souvenirs comme moi, ne voyait pas grandchose, mais il nen disait rien.
À ce moment, un petit flocon de fumée jaune séleva au-dessus de la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, elle monta droit dans lair le long du flanc de la colline.
Mère Barberin est chez elle, dis-je.
Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la colonne de fumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fumée sentait les feuilles de chêne.
Alors tout à coup je sentis les larmes memplir les yeux et, sautant à bas du parapet, jembrassai Mattia. Capi se jeta sur moi, et, le prenant dans mes bras, je lembrassai aussi.
Descendons vite, dis-je.
Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arranger notre surprise ? demanda Mattia.
Tu vas entrer seul, tu diras que tu lui amènes une vache de la part du prince, et quand elle te demandera de quel prince il sagit, je paraîtrai.
Quel malheur que nous ne puissions pas faire une entrée en musique : voilà qui serait joli !
Mattia, pas de bêtises.
Sois tranquille, je nai pas envie de recommencer, mais cest égal, si cette sauvage-là aimait la musique, une fanfare aurait été joliment en situation.
Comme nous arrivions à lun des coudes de la route qui se trouvait juste au-dessus de la maison de mère Barberin, nous vîmes une coiffe blanche apparaître dans la cour : cétait mère Barberin, elle ouvrit la barrière et sortant sur la route, elle se dirigea du côté du village.
Nous étions arrêtés et je lavais montrée à Mattia.
Elle sen va, dit-il, et notre surprise ?
Nous allons en inventer une autre.
Laquelle ?
Je ne sais pas.
Si tu lappelais ?
La tentation fut vive, cependant jy résistai ; je métais pendant plusieurs mois fait la fête dune surprise, je ne pouvais pas y renoncer ainsi tout à coup.
Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de mon ancienne maison, et nous entrâmes comme jentrais autrefois.
Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savais que la porte ne serait fermée quà la clenche et que nous pourrions entrer dans la maison ; mais avant tout il fallait mettre notre vache à létable. Jallai donc voir dans quel état était cette étable, et je la trouvai telle quelle était autrefois, encombrée seulement de fagots. Jappelai Mattia et après avoir attaché notre vache devant lauge, nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dans un coin, ce qui ne fut pas long, car elle nétait pas bien abondante la provision de bois de mère Barberin.
Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dans la maison, je minstallerai au coin du feu pour que mère Barberin me trouve là ; comme la barrière grincera lorsquelle la poussera pour rentrer, tu auras le temps de te cacher derrière le lit avec Capi, et elle ne verra que moi ; crois-tu quelle sera surprise !
Les choses sarrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans la maison, et jallai masseoir dans la cheminée, à la place où javais passé tant de soirées dhiver. Comme je ne pouvais pas couper mes longs cheveux, je les cachai sous le col de ma veste, et, me pelotonnant je me fis tout petit pour ressembler autant que possible au Rémi, au petit Rémi de mère Barberin.
De ma place je voyais la barrière, et il ny avait pas à craindre que mère Barberin nous arrivât sur le dos à limproviste.
Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me sembla que javais quitté la maison la veille seulement : rien nétait changé, tout était à la même place, et le papier avec lequel un carreau cassé par moi avait été raccommodé navait pas été remplacé, bien que terriblement enfumé et jauni.
Si javais osé quitter ma place jaurais eu plaisir à voir de près chaque objet, mais comme mère Barberin pouvait survenir dun moment à lautre, il me fallait rester en observation.
Tout à coup japerçus une coiffe blanche, en même temps la hart qui soutenait la barrière craqua.
Cache-toi vite, dis-je à Mattia.
Je me fis de plus en plus petit.
La porte souvrit : du seuil mère Barberin ma perçut.
Qui est-là ? dit-elle.
Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regarda aussi.
Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement :
Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi !
Je me levai et courant à elle, je la pris dans mes bras.
Maman !
Mon garçon, cest mon garçon !
Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nous essuyer les yeux.
Bien sûr, dit-elle, que si je navais pas toujours pensé à toi je ne taurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci !
Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était caché derrière le lit, je lappelai ; il se releva.
Celui-là cest Mattia, dis-je, mon frère.
Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? sécria mère Barberin.
Non, je veux dire que cest mon camarade, mon ami, et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de ton maître, Capi !
Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière et ayant mis une de ses pattes de devant sur son cur il sinclina gravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes.
Mattia, qui navait pas les mêmes raisons que moi pour soublier, me fit un signe pour me rappeler notre surprise.
Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dans la cour ; cest pour voir le poirier crochu dont jai souvent parlé à Mattia.
Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je lai gardé tel que tu lavais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais, car jai toujours cru et contre tous que tu reviendrais.
Et les topinambours que javais plantés, les as-tu trouvés bons ?
Cétait donc toi qui mavait fait cette surprise, je men suis doutée : tu as toujours aimé à faire des surprises.
Le moment était venu.
Et létable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulait pas sen aller ?
Non, bien sûr, jy mets mes fagots.
Comme nous étions justement devant létable mère Barberin en poussa la porte, et instantanément notre vache, qui avait faim, et qui croyait sans doute quon lui apportait à manger, se mit à meugler.
Une vache, une vache dans létable ! sécria mère Barberin.
Alors ny tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire.
Mère Barberin nous regarda bien étonnée, mais cétait une chose si invraisemblable que linstallation de cette vache dans létable, que malgré nos rires, elle ne comprit pas.
Cest une surprise, dis-je, une surprise que nous te faisons, et elle vaut bien celle des topinambours, nest-ce pas ?
Une surprise, répéta-t-elle, une surprise !
Je nai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, lenfant abandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, jai pensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et à la foire dUssel nous avons acheté celle-là avec largent que nous avons gagné, Mattia et moi.
Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! sécria mère Barberin en membrassant.
Puis nous entrâmes dans létable pour que mère Barberin pût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamations de contentement et dadmiration :
Quelle belle vache !
Tout à coup elle sarrêta et me regardant :
Ah çà ! tu es donc devenu riche ?
Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huit sous.
Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante :
Les bons garçons !
Cela me fut une douce joie de voir quelle pensait à Mattia, et quelle nous réunissait dans son cur.
Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.
Elle demande quon veuille bien la traire, dit Mattia.
Sans en écouter davantage je courus à la maison chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussette et que javais vu accroché à sa place ordinaire, bien que depuis longtemps il ny eût plus de vache à létable chez mère Barberin. En revenant je lemplis deau, afin quon pût laver la mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière.
Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seau aux trois quarts rempli dun beau lait mousseux.
Je crois quelle donnera plus de lait que la Roussette, dit-elle.
Et quel bon lait, dit Mattia, il sent la fleur doranger.
Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se demandant bien manifestement ce que cétait que la fleur doranger.
Cest une bonne chose quon boit à lhôpital quand on est malade, dit Mattia qui aimait à ne pas garder ses connaissances pour lui tout seul.
La vache traite, on la lâcha dans la cour pour quelle pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau, javais préparé sur la table, en belle place, notre beurre et notre farine.
Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise elle recommença ses exclamations, mais je crus que la franchise mobligeait à les interrompre :
Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes ; te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le dernier mardi-gras que jai passé ici, et comment le beurre que tu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle : cette fois, nous ne serons pas dérangés.
Tu sais donc que Barberin est à Paris ? demanda mère Barberin.
Oui.
Et sais-tu aussi ce quil est allé faire à Paris ?
Non.
Cela a de lintérêt pour toi.
Pour moi ? dis-je effrayé.
Mais avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme si elle nosait parler devant lui.
Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je tai expliqué quil était un frère pour moi, tout ce qui mintéresse lintéresse aussi.
Cest que cela est assez long à expliquer, dit-elle.
Je vis quelle avait de la répugnance à parler, et ne voulant pas la presser devant Mattia de peur quelle refusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai dattendre pour savoir ce que Barberin était allé faire à Paris.
Barberin doit-il revenir bientôt ? demandai-je.
Oh ! non, bien sûr.
Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu me diras plus tard ce quil y a dintéressant pour moi dans ce voyage de Barberin à Paris ; puisquil ny a pas à craindre quil revienne fricasser ses oignons dans notre poêle, nous avons tout le temps à nous. As-tu des ufs ?
Non, je nai plus de poules.
Nous ne tavons pas apporté dufs parce que nous avions peur de les casser. Ne peux-tu pas aller en emprunter ?
Elle parut embarrassée et je compris quelle avait peut-être emprunté trop souvent pour emprunter encore.
Il vaut mieux que jaille en acheter moi-même, dis-je, pendant ce temps tu prépareras la pâte avec le lait ; jen trouverai chez Soquet, nest-ce pas ? Jy cours. Dis à Mattia de casser ta bourrée, il casse très-bien le bois, Mattia.
Chez Soquet jachetai non-seulement une douzaine dufs, mais encore un petit morceau de lard.
Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et il ny avait plus quà mêler les ufs à la pâte ; il est vrai quelle naurait pas le temps de lever, mais nous avions trop grande faim pour attendre ; si elle était un peu lourde, nos estomacs étaient assez solides pour ne pas se plaindre.
Ah ça ! dit mère Barberin tout en battant vigoureusement la pâte, puisque tu es si bon garçon, comment se fait-il que tu ne maies jamais donné de tes nouvelles ? Sais-tu que je tai cru mort bien souvent, car je me disais, si Rémi était encore de ce monde, il écrirait bien sûr à sa mère Barberin.
Elle nétait pas toute seule, mère Barberin, il y avait avec elle un père Barberin qui était le maître de la maison, et qui lavait bien prouvé en me vendant un jour quarante francs à un vieux musicien.
Il ne faut pas parler de ça, mon petit Rémi.
Ce nest pas pour me plaindre, cest pour texpliquer comment je nai pas osé técrire ; javais peur, si on me découvrait, quon me vendît de nouveau, et je ne voulais pas être vendu. Voilà pourquoi quand jai perdu mon pauvre vieux maître, qui était un brave homme, je ne tai pas écrit.
Ah ! il est mort, le vieux musicien ?
Oui, et je lai bien pleuré, car si je sais quelque chose aujourdhui, si je suis en état de gagner ma vie, cest à lui que je le dois. Après lui jai trouvé des braves gens aussi pour me recueillir et jai travaillé chez eux ; mais si je tavais écrit : « Je suis jardinier à la Glacière », ne serait-on pas venu my chercher, ou bien naurait-on pas demandé de largent à ces braves gens ? je ne voulais ni lun ni lautre.
Oui, je comprends cela.
Mais cela ne mempêchait pas de penser à toi, et quand jétais malheureux, cela mest arrivé quelquefois, cétait mère Barberin que jappelais à mon secours. Le jour où jai été libre de faire ce que je voulais, je suis venu lembrasser, pas tout de suite, cela est vrai, mais on ne fait pas ce quon veut, et, javais une idée quil nétait pas facile de mettre à exécution. Il fallait la gagner, notre vache, avant de te loffrir et largent ne tombait pas dans notre poche en belles pièces de cent sous. Il a fallu en jouer des airs tout le long du chemin, des gais, des tristes, il a fallu marcher, suer, peiner, se priver ! mais plus on avait de peine, plus on était content, nest-il pas vrai, Mattia ?
On comptait largent tous les soirs, non-seulement celui quon avait gagné dans la journée, mais celui quon avait déjà pour voir sil navait pas doublé.
Ah ! les bons enfants, les bons garçons !
Tout en parlant, tandis que mère Barberin battait la pâte pour nos crêpes et que Mattia cassait la bourrée, je mettais les assiettes, les fourchettes, les verres sur la table, et jallais à la fontaine emplir la cruche deau.
Quand je revins la terrine était pleine dune belle bouillie jaunâtre, et mère Barberin frottait avec un bouchon de foin vigoureusement la poêle à frire ; dans la cheminée flambait un beau feu clair que Mattia entretenait en y mettant des branches brin à brin ; assis sur son séant dans un coin de lâtre, Capi regardait ces préparatifs dun il attendri, et comme il se brûlait, de temps en temps il levait une patte, tantôt lune, tantôt lautre, avec un petit cri ; la violente clarté de la flamme pénétrait jusque dans les coins les plus sombres et je voyais danser les personnages peints sur les rideaux dindienne du lit, qui si souvent dans mon enfance mavaient fait peur la nuit, lorsque je méveillais par un beau clair de lune.
Mère Barberin mit la poêle au feu, et ayant pris un morceau de beurre au bout de son couteau elle le fit glisser dans la poêle, où il fondit aussitôt.
Ça sent bon, sécria Mattia qui se tenait le nez au-dessus du feu sans peur de se brûler.
Le beurre commença à grésiller :
Il chante, cria Mattia, oh ! il faut que je laccompagne.
Pour Mattia tout devait se faire en musique ; il prit son violon et doucement en sourdine il se mit à plaquer des accords sur la chanson de la poêle, ce qui fit rire mère Barberin aux éclats.
Mais le moment était trop solennel pour sabandonner à une gaieté intempestive, avec la cuiller à pot mère Barberin a plongé dans la terrine doù elle retire la pâte qui coule en longs fils blancs ; elle verse la pâte dans la poêle, et le beurre qui se retire devant cette blanche inondation la frange dun cercle roux.
À mon tour, je me penche en avant : mère Barberin donne une tape sur la queue de la poêle, puis dun coup de main elle fait sauter la crêpe au grand effroi de Mattia ; mais il ny a rien à craindre ; après avoir été faire une courte promenade dans la cheminée, la crêpe retombe dans la poêle sens dessus dessous, montrant sa face rissolée.
Je nai que le temps de prendre une assiette et la crêpe glisse dedans.
Elle est pour Mattia qui se brûle les doigts, les lèvres, la langue et le gosier ; mais quimporte, il ne pense pas à sa brûlure.
Ah ! que cest bon ! dit-il la bouche pleine.
Cest à mon tour de tendre mon assiette et de me brûler ; mais, pas plus que Mattia je ne pense à la brûlure.
La troisième crêpe est rissolée, et Mattia avance la main, mais Capi pousse un formidable jappement ; il réclame son tour, et comme cest justice, Mattia lui offre la crêpe au grand scandale de mère Barberin, qui a pour les bêtes lindifférence des gens de la campagne, et qui ne comprend pas quon donne à un chien « un manger de chrétien ». Pour la calmer, je lui explique que Capi est un savant, et que dailleurs il a gagné une part de la vache ; et puis, cest notre camarade, il doit donc manger comme nous, avec nous, puisquelle a déclaré quelle ne toucherait pas aux crêpes avant que notre terrible faim ne soit calmée.
Il fallut longtemps avant que cette faim et surtout notre gourmandise fussent satisfaites ; cependant il arriva un moment où nous déclarâmes, dun commun accord, que nous ne mangerions plus une seule crêpe avant que mère Barberin en eût mangé quelques-unes.
Et alors, ce fut à notre tour de vouloir faire les crêpes nous-mêmes : au mien dabord, à celui de Mattia ensuite ; mettre le beurre, verser la pâte était assez facile, mais ce que nous navions pas cétait le coup de main pour faire sauter la crêpe ; jen mis une dans les cendres, et Mattia en reçut une autre toute brûlante sur la main.
Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia qui sétait très-bien aperçu que mère Barberin ne voulait point parler devant lui, « de ce qui avait de lintérêt pour moi », déclara quil avait envie de voir un peu comment se conduisait la vache dans la cour, et sans rien écouter, il nous laissa en tête-à-tête, mère Barberin et moi.
Si javais attendu jusquà ce moment, ce nétait cependant pas sans une assez vive impatience, et il avait vraiment fallu tout lintérêt que je portais à la confection des crêpes pour ne pas me laisser absorber par ma préoccupation.
Si Barberin était à Paris cétait, me semblait-il, pour retrouver Vitalis et se faire payer par celui-ci les années échues pour mon loyer. Je navais donc rien à voir là dedans. Vitalis étant mort, il ne pouvait pas payer, et ce nétait pas à moi quon pouvait réclamer quelque chose. Mais si Barberin ne pouvait pas me réclamer dargent, il pouvait me réclamer moi-même, et ayant mis la main sur moi, il pouvait aussi me placer nimporte où, chez nimporte qui, à condition quon lui payerait une certaine somme. Or, cela mintéressait, et même mintéressait beaucoup, car jétais bien décidé à tout faire avant de me résigner à subir lautorité de laffreux Barberin ; sil le fallait, je quitterais la France, je men irais en Italie avec Mattia, en Amérique, au bout du monde.
Raisonnant ainsi, je me promis dêtre circonspect avec mère Barberin, non pas que jimaginasse avoir à me défier delle, la chère femme, je savais combien elle maimait, combien elle métait dévouée ; mais elle tremblait devant son mari, je lavais bien vu, et, sans le vouloir, si je causais trop, elle pouvait répéter ce que javais dit, et fournir ainsi à Barberin le moyen de me rejoindre, cest-à-dire de me reprendre. Cela ne serait pas au moins par ma faute, je me tiendrais sur mes gardes.
Quand Mattia fut sorti, jinterrogeai mère Barberin.
Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ?
Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. Avec plaisir ! je fus stupéfait.
Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de la porte.
Rassurée elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur le visage :
Il paraît que ta famille te cherche.
Ma famille !
Oui, ta famille, mon Rémi.
Jai une famille, moi ? Jai une famille, mère Barberin, moi lenfant abandonné !
Il faut croire que ce na pas été volontairement quon ta abandonné, puisque maintenant on te cherche.
Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, je ten prie.
Puis tout à coup, il me sembla que jétais fou, et je mécriai :
Mais non, cest impossible, cest Barberin qui me cherche.
Oui, sûrement, mais pour ta famille.
Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre, mais il ne me reprendra pas.
Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêterais à cela ?
Il veut te tromper, mère Barberin.
Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que jai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs.
Je me souviens.
Écoute ce que jai entendu moi-même : cela tu le croiras, nest-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, jétais à travailler dans le fournil quand un homme ou pour mieux dire un monsieur entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment. Cest vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avec laccent de quelquun qui ne serait pas de notre pays. Oui, répondit Jérôme, cest moi. Cest vous qui avez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vous êtes chargé de lélever ? Oui. Où est cet enfant présentement, je vous prie ? Quest-ce que ça vous fait, je vous prie, répondit Jérôme.
Si javais douté de la sincérité de mère Barberin, jaurais reconnu à lamabilité de cette réponse de Barberin, quelle me rapportait bien ce quelle avait entendu.
Tu sais, continua-t-elle, que de dedans le fournil on entend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnait envie découter. Alors comme pour mieux entendre je mapprochais, je marchai sur une branche qui se cassa. Nous ne sommes donc pas seuls ? dit le monsieur. Cest ma femme, répondit Jérôme. Il fait bien chaud ici, dit le monsieur, si vous vouliez nous sortirions pour causer. Ils sen allèrent tous deux, et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu timagines combien jétais curieuse de savoir ce qui sétait dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-être ton père, mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai. Il me dit seulement que ce monsieur nétait pas ton père, mais quil faisait des recherches pour te retrouver de la part de ta famille.
Et où est ma famille ! Quelle est-elle ? Ai-je un père ? une mère ?
Ce fut ce que je demandai comme toi, à Jérôme. Il me dit quil nen savait rien. Puis il ajouta quil allait partir pour Paris afin de retrouver le musicien auquel il tavait loué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. Jai bien retenu tous les noms, retiens-les toi-même.
Je les connais, sois tranquille : et depuis son départ, Barberin ne ta rien fait savoir ?
Non, sans doute il cherche toujours : le monsieur lui avait donné cent francs en cinq louis dor et depuis il lui aura donné sans doute dautre argent. Tout cela et aussi les beaux langes dans lesquels tu étais enveloppé lorsquon ta trouvé, est la preuve que tes parents sont riches ; quand je tai vu là au coin de la cheminée jai cru que tu les avais retrouvés, et cest pour cela que jai cru que ton camarade était ton vrai frère.
À ce moment, Mattia passa devant la porte, je lappelai :
Mattia ; mes parents me cherchent, jai une famille, une vraie famille.
Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager ma joie et mon enthousiasme.
Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venait de me rapporter.
XLancienne et la nouvelle famille.
Je dormis peu cette nuit-là ; et cependant combien de fois, en ces derniers temps, métais-je fait fête de coucher dans mon lit denfant où javais passé tant de bonnes nuits, autrefois, sans méveiller, blotti dans mon coin, les couvertures tirées jusquau menton ; combien de fois aussi lorsque javais été obligé de coucher à la belle étoile (qui navait pas toujours été belle, hélas !), avais-je regretté cette bonne couverture, glacé par le froid de la nuit, ou transpercé jusquaux os par la rosée du matin.
Aussitôt que je fus couché, je mendormis, car jétais fatigué de ma journée et aussi de la nuit passée dans la prison, mais je ne tardai pas à me réveiller en sursaut, et alors il me fut impossible de retrouver le sommeil : jétais trop agité, trop enfiévré.
Ma famille !
Quand le sommeil mavait gagné, cétait à cette famille que javais pensé, et pendant le court espace de temps que javais dormi, javais rêvé famille, père, mère, frères, surs ; en quelques minutes, javais vécu avec ceux que je ne connaissais pas encore et que javais vus en ce moment pour la première fois ; chose curieuse, Mattia, Lise, mère Barberin, madame Milligan, Arthur, étaient de ma famille, et mon père était Vitalis, il était ressuscité, et il était très-riche ; pendant que nous avions été séparés, il avait eu le temps de retrouver Zerbino et Dolce, qui navaient pas été mangés par les loups, comme nous lavions cru.
Il nest personne, je crois qui nait eu de ces hallucinations où, dans un court espace de temps, on vit des années entières et où lon parcourt bien souvent dincommensurables distances ; tout le monde sait comme, au réveil, subsistent fortes et vivaces les sensations quon a éprouvées.
Je revis en méveillant tous ceux dont je venais de rêver, comme si javais passé la soirée avec eux, et tout naturellement il me fut bien impossible de me rendormir.
Peu à peu cependant les sensations de lhallucination perdirent de leur intensité, mais la réalité simposa à mon esprit pour me tenir encore bien mieux éveillé.
Ma famille me cherchait, mais pour la retrouver cétait à Barberin que je devais madresser.
Cette pensée seule suffisait pour assombrir ma joie ; jaurais voulu que Barberin ne fût pas mêlé à mon bonheur. Je navais pas oublié ses paroles à Vitalis lorsquil mavait vendu à celui-ci, et bien souvent je me les étais répétées : « Il y aura du profit pour ceux qui auront élevé cet enfant : si je navais pas compté là-dessus, je ne men serais jamais chargé. » Cela avait, depuis cette époque, entretenu mes mauvais sentiments à légard de Barberin.
Ce nétait pas par pitié que Barberin mavait ramassé dans la rue, ce nétait pas par pitié non plus quil sétait chargé de moi, cétait tout simplement parce que jétais enveloppé dans de beaux langes, cétait parce quil y aurait profit un jour à me rendre à mes parents ; ce jour nétant pas venu assez vite au gré de son désir, il mavait vendu à Vitalis ; maintenant il allait me vendre à mon père.
Quelle différence entre le mari et la femme ; ce nétait pas pour largent quelle mavait aimée, mère Barberin. Ah ! comme jaurais voulu trouver un moyen pour que ce fût elle qui eût le profit et non Barberin !
Mais javais beau chercher, me tourner et me retourner dans mon lit, je ne trouvais rien et toujours je revenais à cette idée désespérante que ce serait Barberin qui me ramènerait à mes parents, que ce serait lui qui serait remercié, récompensé.
Enfin il fallait bien en passer par là, puisquil était impossible de faire autrement, ce serait à moi plus tard, quand je serais riche, de bien marquer la différence que jétablissais dans mon cur entre la femme et le mari, ce serait à moi de remercier et de récompenser mère Barberin.
Pour le moment je navais quà moccuper de Barberin, cest-à-dire que je devais le chercher et le trouver, car il nétait pas de ces maris qui ne font point un pas sans dire à leur femme où ils vont et où lon pourra sadresser si lon a besoin deux ; tout ce que mère Barberin savait, cétait que son homme était à Paris ; depuis son départ il navait point écrit, pas plus quil navait envoyé de ses nouvelles par quelque compatriote, quelque maçon revenant au pays : ces attentions amicales nétaient point dans ses habitudes.
Où était-il, où logeait-il ? elle ne le savait pas précisément et de façon à pouvoir lui adresser une lettre, mais il ny avait quà le chercher chez deux ou trois logeurs du quartier Mouffetard dont elle connaissait les noms, et on le trouverait certainement chez lun ou chez lautre.
Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celui qui me cherchait.
Assurément cétait pour moi une joie bien grande, bien inespérée davoir une famille ; cependant cette joie dans les conditions où elle marrivait, nétait pas sans un mélange dennuis et même de chagrin.
Javais espéré que nous pourrions passer plusieurs jours tranquilles, heureux, auprès de mère Barberin jouer à mes anciens jeux avec Mattia, et voilà que le lendemain même, nous devions nous remettre en route.
En partant de chez mère Barberin, je devais aller au bord de la mer, à Esnandes, voir Étiennette, il me fallait donc maintenant renoncer à ce voyage et ne point embrasser cette pauvre Étiennette qui avait été si bonne et si affectueuse pour moi.
Après avoir vu Étiennette je devais aller à Dreuzy, dans la Nièvre, pour donner à Lise des nouvelles de son frère et de sa sur, il me fallait donc aussi renoncer à Lise comme jaurais renoncé à Étiennette.
Ce fut à agiter ces pensées que je passai ma nuit presque tout entière, me disant tantôt que je ne devais abandonner ni Étiennette ni Lise, tantôt au contraire que je devais courir à Paris aussi vite que possible pour retrouver ma famille.
Enfin je mendormis sans mêtre arrêté à aucune résolution, et cette nuit, qui, mavait-il semblé, devait être la meilleure des nuits, fut la plus agitée et la plus mauvaise dont jaie gardé le souvenir.
Le matin, lorsque nous fûmes tous les trois réunis, mère Barberin, Mattia et moi, autour de lâtre où sur un feu clair chauffait le lait de notre vache, nous tînmes conseil.
Que devais-je faire ?
Et je racontai mes angoisses, mes irrésolutions de la nuit.
Il faut aller tout de suite à Paris, dit mère Barberin, tes parents te cherchent, ne retarde pas leur joie.
Et elle développa cette idée en lappuyant de bien des raisons, qui à mesure quelle les expliquait me paraissaient toutes meilleures les unes que les autres.
Alors nous allons partir pour Paris, dis-je, cest entendu.
Mais Mattia ne montra aucune approbation pour cette résolution, tout au contraire.
Tu trouves que nous ne devons pas aller à Paris, lui dis-je, pourquoi ne donnes-tu pas tes raisons comme mère Barberin a donné les siennes ?
Il secoua la tête.
Tu me vois assez tourmenté pour ne pas hésiter à maider.
Je trouve, dit-il enfin, que les nouveaux ne doivent pas faire oublier les anciens : jusquà ce jour ta famille cétait Lise, Étiennette, Alexis et Benjamin, qui avaient été des surs et des frères pour toi, qui tavaient aimé ; mais voilà une nouvelle famille qui se présente, que tu ne connais pas, qui na rien fait pour toi que te déposer dans la rue, et tout à coup tu abandonnes ceux qui ont été bons pour ceux qui ont été mauvais ; je trouve que cela nest pas juste.
Il ne faut pas dire que les parents de Rémi lont abandonné, interrompit mère Barberin ; on leur a peut-être pris leur enfant quils pleurent et quils attendent, quils cherchent depuis ce jour.
Je ne sais pas cela, mais je sais que le père Acquin a ramassé Rémi mourant au coin de sa porte, quil la soigné comme son enfant, et que Alexis, Benjamin, Étiennette et Lise lont aimé comme leur frère, et je dis que ceux qui lont accueilli ont bien au moins autant de droits à son amitié que ceux qui, volontairement ou involontairement, lont perdu. Chez le père Acquin et chez ses enfants, lamitié a été volontaire ; ils ne devaient rien à Rémi.
Mattia prononça ces paroles comme sil était fâché contre moi, sans me regarder, sans regarder mère Barberin. Cela me peina, mais cependant sans que le chagrin de me voir ainsi blâmé mempêchât de sentir toute la force de ce raisonnement. Dailleurs jétais dans la situation de ces gens irrésolus qui se rangent bien souvent du côté de celui qui a parlé le dernier.
Mattia a raison, dis-je, et ce nétait pas le cur léger que je me décidais à aller à Paris sans avoir vu Étiennette et Lise.
Mais tes parents ! insista mère Barberin.
Il fallait se prononcer ; jessayai de tout concilier.
Nous nirons pas voir Étiennette, dis-je, parce que ce serait un trop long détour ; dailleurs Étiennette sait lire et écrire, nous pouvons donc nous entendre avec elle par lettre ; mais avant daller à Paris nous passerons par Dreuzy pour voir Lise ; si cela nous retarde, le retard ne sera pas considérable ; et puis Lise ne sait pas écrire, elle ne sait pas lire et cest pour elle surtout que jai entrepris ce voyage ; je lui parlerai dAlexis et en demandant à Étiennette de mécrire à Dreuzy je lui lirai cette lettre.
Bon, dit Mattia en souriant.
Il fut convenu que nous partirions le lendemain, et je passai une partie de la journée à écrire une longue lettre à Étiennette, en lui expliquant pourquoi je nallais pas la voir comme jen avais eu lintention.
Et le lendemain, une fois encore, jeus à supporter la tristesse des adieux ; mais au moins je ne quittai pas Chavanon comme je lavais fait avec Vitalis ; je pus embrasser mère Barberin et lui promettre de revenir la voir bientôt avec mes parents ; toute notre soirée, la veille du départ, fut employée à discuter ce que je lui donnerais : rien ne serait trop beau pour elle ; nallais-je pas être riche ?
Rien ne vaudra pour moi ta vache, mon petit Rémi, me dit-elle, et avec toutes tes richesses tu ne pourras me rendre plus heureuse que tu ne las fait avec ta pauvreté.
Notre pauvre petite vache, il fallut aussi nous séparer delle ; Mattia lembrassa plus de dix fois sur le mufle, ce qui parut lui être agréable, car à chaque baiser elle allongeait sa grande langue.
Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sac au dos, Capi en avant de nous ; nous marchons à grands pas ou, plus justement, de temps en temps sans trop savoir ce que je fais, poussé à mon insu par la hâte darriver à Paris, jallonge le pas.
Mais Mattia, après mavoir suivi un moment, me dit que, si nous allons ainsi, nous ne tarderons pas à être à bout de forces, et alors je ralentis ma marche, puis bientôt de nouveau je laccélère.
Comme tu es pressé ! me dit Mattia dun air chagrin.
Cest vrai, et il me semble que tu devrais lêtre aussi, car ma famille sera ta famille.
Il secoua la tête.
Je fus dépité et peiné de voir ce geste que javais déjà remarqué plusieurs fois depuis quil était question de ma famille.
Ne sommes-nous pas frères ?
Oh ! entre nous bien sûr, et je ne doute pas de toi, je suis ton frère aujourdhui, je le serai demain, cela je le crois, je le sens.
Eh bien ?
Eh bien ! pourquoi veux-tu que je sois le frère de tes frères si tu en as, le fils de ton père et de ta mère ?
Est-ce que si nous avions été à Lucca je naurais pas été le frère de ta sur Cristina ?
Oh ! oui, bien sûr.
Alors pourquoi ne serais-tu pas le frère de mes frères et de mes surs si jen ai ?
Parce que ce nest pas la même chose, pas du tout, pas du tout.
En quoi donc ?
Je nai pas été emmailloté dans des beaux langes, moi, dit Mattia.
Quest-ce que cela fait ?
Cela fait beaucoup, cela fait tout, tu le sais comme moi. Tu serais venu à Lucca, et je vois bien maintenant que tu ny viendras jamais ; tu aurais été reçu par des pauvres gens, mes parents, qui nauraient eu rien à te reprocher, puisquils auraient été plus pauvres que toi. Mais si les beaux langes disent vrai, comme le pense mère Barberin et comme cela doit être, tes parents sont riches ; ils sont peut-être des personnages ! Alors comment veux-tu quils accueillent un pauvre petit misérable comme moi ?
Que suis-je donc moi-même, si ce nest un misérable ?
Présentement, mais demain tu seras leur fils, et moi je serai toujours le misérable que je suis aujourdhui ; on tenverra au collège : on te donnera des maîtres, et moi je naurai quà continuer ma route tout seul, en me souvenant de toi, comme, je lespère, tu te souviendras de moi aussi.
Oh ! mon cher Mattia, comment peux-tu parler ainsi ?
Je parle comme je pense, o mio caro, et voilà pourquoi je ne peux pas être joyeux de ta joie : pour cela, pour cela seulement, parce que nous allons être séparés, et que javais cru, je métais imaginé, bien des fois même javais rêvé que nous serions toujours ensemble, comme nous sommes. Oh ! pas comme nous sommes en ce moment, de pauvres musiciens des rues ; nous aurions travaillé tous des deux ; nous serions devenus de vrais musiciens, jouant devant un vrai public, sans nous quitter jamais.
Mais cela sera, mon petit Mattia ; si mes parents sont riches, ils le seront pour toi comme pour moi, sils menvoient au collège, tu y viendras avec moi ; nous ne nous quitterons pas, nous travaillerons ensemble, nous serons toujours ensemble, nous grandirons, nous vivrons ensemble comme tu le désires et comme je le désire aussi, tout aussi vivement que toi, je tassure.
Je sais bien que tu le désires, mais tu ne seras plus ton maître comme tu les maintenant.
Voyons, écoute-moi : si mes parents me cherchent, cela prouve, nest-ce pas, quils sintéressent à moi, alors ils maiment ou ils maimeront ; sils maiment ils ne me refuseront par ce que je leur demanderai. Et ce que je leur demanderai ce sera de rendre heureux ceux qui ont été bons pour moi, qui mont aimé quand jétais seul au monde, mère Barberin, le père Acquin quon fera sortir de prison, Étiennette, Alexis, Benjamin, Lise et toi ; Lise quil prendront avec eux, quon instruira, quon guérira, et toi quon mettra au collège avec moi, si je dois aller au collège. Voilà comment les choses se passeront, si mes parents sont riches, et tu sais bien que je serais très-content quils fussent riches.
Et moi, je serais très-content quils fussent pauvres.
Tu es bête !
Peut-être bien.
Et sans en dire davantage, Mattia appela Capi ; lheure était arrivée de nous arrêter pour déjeuner ; il prit le chien dans ses bras, et sadressant à lui comme sil avait parlé à une personne qui pouvait le comprendre et lui répondre :
Nest-ce pas, vieux Capi, que toi aussi tu aimerais mieux que les parents de Rémi fussent pauvres ?
En entendant mon nom, Capi comme toujours poussa un aboiement de satisfaction, et il mit sa patte droite sur sa poitrine.
Avec des parents pauvres, nous continuons notre existence libre, tous les trois ; nous allons où nous voulons, et nous navons dautres soucis que de satisfaire « lhonorable société ».
Ouah, ouah.
Avec des parents riches, au contraire, Capi est mis à la cour, dans une niche, et probablement à la chaîne, une belle chaîne en acier, mais enfin une chaîne, parce que les chiens ne doivent pas entrer dans la maison des riches.
Jétais jusquà un certain point fâché que Mattia me souhaitât des parents pauvres, au lieu de partager le rêve qui mavait été inspiré par mère Barberin et que javais si promptement et si pleinement adopté ; mais dun autre côté jétais heureux de voir enfin et de comprendre le sentiment qui avait provoqué sa tristesse, cétait lamitié, cétait la peur de la séparation, et ce nétait que cela ; je ne pouvais donc pas lui tenir rigueur de ce qui, en réalité, était un témoignage dattachement et de tendresse. Il maimait, Mattia, et, ne pensant quà notre affection, il ne voulait pas quon nous séparât.
Si nous navions pas été obligés de gagner notre pain quotidien, jaurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas, mais il fallait jouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notre route, et en attendant que mes riches parents eussent partagé avec nous leurs richesses, nous devions nous contenter des petits sous que nous ramassions difficilement çà et là, au hasard.
Nous mîmes donc plus de temps que je naurais voulu à nous rendre de la Creuse dans la Nièvre, cest-à-dire de Chavanon à Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon, Moulins et Decize.
Dailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encore une autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses que possible. Je navais pas oublié ce que mère Barberin mavait dit quand elle mavait assuré quavec toutes mes richesses je ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je ne lavais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme lavait été mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi, mais en attendant, mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec largent que jaurais gagné, le cadeau de la pauvreté.
Ce fut une poupée que nous achetâmes à Decize et qui, par bonheur, coûtait moins cher quune vache.
De Decize à Dreuzy nous navions plus quà nous hâter, ce que nous fîmes, car à lexception de Châtillon-en-Bazois nous ne trouvions sur notre route que de pauvres villages, où les paysans nétaient pas disposés à prendre sur leur nécessaire, pour être généreux avec des musiciens dont ils navaient pas souci.
À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal, et ces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui sen allaient doucement traînées par des chevaux me reportèrent au temps heureux où, sur le Cygne avec madame Milligan et Arthur, javais ainsi navigué sur un canal. Où était-il maintenant le Cygne ? Combien de fois lorsque nous avions traversé ou longé un canal avais-je demandé si lon avait vu passer un bateau de plaisance qui, par sa verandah, par son luxe daménagement, ne pouvait être confondu avec aucun autre. Sans doute madame Milligan était retournée en Angleterre, avec son Arthur guéri. Cétait là le probable, cétait là ce quil était sensé de croire, et cependant plus dune fois, côtoyant les bords de ce canal du Nivernais, je me demandai en apercevant de loin un bateau traîné par des chevaux, si ce nétait pas le Cygne qui venait vers nous.
Comme nous étions à lautomne, nos journées de marche étaient moins longues que dans lété, et nous prenions nos dispositions pour arriver autant que possible dans les villages où nous devions coucher, avant que la nuit fût tout à fait tombée. Cependant bien que nous eussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape, nous nentrâmes à Dreuzy quà la nuit noire.
Pour arriver chez la tante de Lise, nous navions quà suivre le canal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier, demeurait dans une maison bâtie à côté même de lécluse dont il avait la garde ; cela nous épargna du temps, et nous ne tardâmes pas à trouver cette maison, située à lextrémité du village, dans une prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter dans le brouillard.
Mon cur battait fort en approchant de cette maison dont la fenêtre était éclairée par la réverbération dun grand feu qui brûlait dans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappes de lumière rouge, qui illuminaient notre chemin.
Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que la porte et la fenêtre étaient fermées, mais par cette fenêtre qui navait ni volets ni rideaux, japerçus Lise à table, à côté de sa tante, tandis quun homme, son oncle sans doute, placé devant elle, nous tournait le dos.
On soupe, dit Mattia, cest le bon moment. Mais je larrêtai de la main sans parler, tandis que de lautre je faisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux.
Puis dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai à jouer.
Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, cest une bonne idée.
Non pas toi, moi tout seul.
Et je jouai les premières notes de ma chanson napolitaine, mais sans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas.
En jouant, je regardais Lise : elle leva vivement la tête, et je vis ses yeux lancer comme un éclair.
Je chantai.
Alors, elle sauta à bas de sa chaise, et courut vers la porte ; je neus que le temps de donner ma harpe à Mattia, Lise était dans mes bras.
On nous fit entrer dans la maison, puis après que tante Catherine meut embrassé, elle mit deux couverts sur la table.
Mais alors, je la priai den mettre un troisième.
Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camarade avec nous.
Et de mon sac, je tirai notre poupée, que jassis sur la chaise qui était à côté de celle de Lise.
Le regard que Lise me jeta, je ne lai jamais oublié, et je le vois encore.
XIBarberin.
Si je navais pas eu hâte darriver à Paris, je serais resté longtemps, très-longtemps avec Lise ; nous avions tant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage que nous employions.
Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elle avait été prise en grande amitié par son oncle et sa tante, qui, des cinq enfants quils avaient eus, nen avaient plus un seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourrices à Paris ; comment ils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisquelle ne pouvait pas aller à lécole.
Et moi, de mon côté, javais à lui dire tout ce qui métait arrivé depuis notre séparation, comment javais failli périr dans la mine où Alexis travaillait, et comment, en arrivant chez ma nourrice, javais appris que ma famille me cherchait, ce qui mavait empêché daller voir Étiennette comme je le désirais.
Bien entendu, ce fut ma famille qui tint la grande place dans mon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ce que javais déjà dit à Mattia, insistant surtout sur mes espérances de fortune qui, se réalisant, nous permettraient à tous dêtre heureux : son père, ses frères, elle, surtout elle.
Lise, qui navait point acquis la précoce expérience de Mattia, et qui, heureusement pour elle, navait point été à lécole des élèves de Garofoli, était toute disposée à admettre que ceux qui étaient riches navaient quà être heureux en ce monde, et que la fortune était un talisman qui, comme dans les contes de fées, donnait instantanément tout ce quon pouvait désirer. Nétait-ce point parce que son père était pauvre, quil avait été mis en prison, et que la famille avait été dispersée ! Que ce fût moi qui fusse riche, que ce fût elle, peu importait ; cétait même chose, au moins quant au résultat ; nous étions tous heureux, et elle navait souci que de cela : tous réunis, tous heureux.
Ce nétait pas seulement à nous entretenir devant lécluse, au bruit de leau qui se précipitait par les vannes, que nous passions notre temps, cétait encore à nous promener tous les trois, Lise, Mattia et moi ; ou plus justement tous les cinq, car M. Capi et mademoiselle la poupée étaient de toutes nos promenades.
Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieurs années et avec Mattia en ces derniers mois mavaient fait parcourir bien des pays : je nen avais vu aucun daussi curieux que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment ; des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la vallée étroite, aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissait en serpentant. Cétait superbe : on nentendait que le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il est vrai que javais trouvé aussi quelques années auparavant que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pas quon me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, cest que partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays ma paru posséder des beautés et un charme, que dautres plus favorisés peut-être navaient pas à mes yeux : jai vu ce pays avec Lise et il est resté dans mon souvenir éclairé par ma joie.
Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il ne faisait pas trop humide, devant la cheminée quand le brouillard était épais, et pour le plus grand plaisir de Lise, je lui jouais de la harpe. Mattia aussi jouait du violon ou du cornet à piston, mais Lise préférait la harpe, ce qui ne me rendait pas peu fier ; au moment de nous séparer pour aller nous coucher, Lise me demandait ma chanson napolitaine, et je la lui chantais.
Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour se remettre en route.
Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; javais si souvent caressé mes rêves de richesses, que jen étais arrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, mais que jétais riche déjà, et que je navais quà former un souhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain, très-prochain, presque immédiat.
Mon dernier mot à Lise (mot non parlé bien entendu mais exprimé) fera mieux que de longues explications comprendre combien sincère jétais dans mon illusion.
Je viendrai te chercher dans une voiture à quatre chevaux, lui dis-je.
Et elle me crut, si bien que de la main elle fit signe de claquer les chevaux : elle voyait assurément la voiture, tout comme je la voyais moi-même.
Cependant avant de faire en voiture la route de Paris à Dreuzy, il fallut faire à pied celle de Dreuzy à Paris ; et sans Mattia je naurais eu dautre souci que dallonger les étapes, me contentant de gagner le strict nécessaire pour notre vie de chaque jour ; à quoi bon prendre de la peine maintenant, nous navions plus ni vache, ni poupée à acheter, et pourvu que nous eussions notre pain quotidien, ce nétait pas à moi à porter de largent à mes parents.
Mais Mattia ne se laissait pas toucher par les raisons que je lui donnais pour justifier mon opinion.
Gagnons ce que nous pouvons gagner, disait-il en mobligeant à prendre ma harpe. Qui sait si nous trouverons Barberin tout de suite ?
Si nous ne le trouvons pas à midi, nous le trouverons à deux heures ; la rue Mouffetard nest pas si longue.
Et sil ne demeure plus rue Mouffetard ?
Nous irons là où il demeure.
Et sil est retourné à Chavanon ; il faudra lui écrire, attendre sa réponse ; pendant ce temps-là, de quoi vivrons-nous, si nous navons rien dans nos poches ? On dirait vraiment que tu ne connais point Paris. Tu as donc oublié les carrières de Gentilly ?
Non.
Eh bien, moi, je nai pas non plus oublié le mur de léglise Saint-Médard, contre lequel je me suis appuyé pour ne pas tomber quand je mourais de faim. Je ne veux pas avoir faim à Paris.
Nous dînerons mieux en arrivant chez mes parents.
Ce nest pas parce que jai bien déjeuné que je ne dîne pas ; mais quand je nai ni déjeuné ni dîné je ne suis pas à mon aise et je naime pas ça ; travaillons donc comme si nous avions une vache à acheter pour tes parents.
Cétait là un conseil plein de sagesse ; javoue cependant que je ne chantai plus comme lorsquil sagissait de gagner des sous pour la vache de la mère Barberin, ou pour la poupée de Lise.
Comme tu seras paresseux quand tu seras riche ! disait Mattia.
À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route que nous avions suivie six mois auparavant quand nous avions quitté Paris pour aller à Chavanon, et avant darriver à Villejuif, nous entrâmes dans la ferme où nous avions donné le premier concert de notre association en faisant danser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurent et ils voulurent que nous les fissions danser encore. On nous donna à souper et à coucher.
Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pour faire notre rentrée dans Paris : il y avait juste six mois et quatorze jours que nous en étions sortis.
Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celle du départ : le temps était gris et froid ; plus de soleil au ciel, plus de fleurs, plus de verdure sur les bas-côtés de la route ; le soleil dété avait accompli son uvre, puis étaient venus les premiers brouillards de lautomne ; ce nétait plus des fleurs de giroflées qui du haut des murs nous tombaient maintenant sur la tête, cétaient des feuilles desséchées qui se détachaient des arbres jaunis.
Mais quimportait la tristesse du temps ! nous avions en nous une joie intérieure qui navait pas besoin dexcitation étrangère.
Quand je dis nous, cela nest pas exact, cétait en moi quil y avait de la joie et en moi seul.
Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, il était de plus en plus mélancolique, et souvent il marchait durant des heures entières sans madresser la parole.
Jamais il ne mavait dit la cause de cette tristesse, et moi, mimaginant quelle tenait uniquement à ses craintes de séparation, je navais pas voulu lui répéter ce que je lui avais expliqué plusieurs fois : cest-à-dire que mes parents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer.
Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner, avant darriver aux fortifications, que, tout en mangeant son pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait si fort.
Sais-tu à qui je pense au moment dentrer à Paris ?
À qui ?
Oui à qui ; cest à Garofoli. Sil était sorti de prison ? Quand on ma dit quil était en prison, je nai pas eu lidée de demander pour combien de temps ; il peut donc être en liberté, maintenant, et revenu dans son logement de la rue de Lourcine. Cest rue Mouffetard que nous devons chercher Barberin, cest-à-dire dans le quartier même de Garofoli, à sa porte. Que se passera-t-il si par hasard il nous rencontre ? il est mon maître, il est mon oncle. Il peut donc me reprendre avec lui, sans quil me soit possible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous la main de Barberin, tu sens combien jai peur de retomber sous celle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Et puis la tête ce ne serait rien encore à côté de la séparation, nous ne pourrions plus nous voir ; et cette séparation par ma famille, serait autrement terrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudrait te prendre avec lui et te donner linstruction quil offre à ses élèves avec accompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pas venir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu nas jamais été battu, toi !
Lesprit emporté par mon espérance, je navais pas pensé à Garofoli ; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possible et je navais pas besoin dexplication pour comprendre à quel danger nous étions exposés.
Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pas entrer dans Paris ?
Je crois que si je nallais pas dans la rue Mouffetard, ce serait assez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrer Garofoli.
Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, jirai seul ; et nous nous retrouverons quelque part ce soir, à 7 heures.
Lendroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouver fut le bout du pont de lArchevêché, du côté du chevet de Notre-Dame ; et les choses ainsi arrangées nous nous remîmes en route pour entrer dans Paris.
Arrivés à la place dItalie nous nous séparâmes, émus tous deux comme si nous ne devions plus nous revoir, et tandis que Mattia et Capi descendaient vers le Jardin des Plantes, je me dirigeai vers la rue Mouffetard, qui nétait quà une courte distance.
Cétait la première fois depuis six mois que je me trouvais seul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris, cela me produisait une pénible sensation.
Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment : nallais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille ?
Javais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; mais cela avait été une précaution superflue, je navais oublié ni ces noms ni ces adresses, et je neus pas besoin de consulter mon papier : Pajot, Barrabaud et Chopinet.
Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon chemin en descendant la rue Mouffetard. Jentrai assez bravement dans une gargote qui occupait le rez-de-chaussée dune maison meublée ; mais ce fut dune voix tremblante que je demandai Barberin.
Quest-ce que cest que Barberin ?
Barberin de Chavanon.
Et je fis le portrait de Barberin, ou tout au moins du Barberin que javais vu quand il était revenu de Paris : visage rude, air dur, la tête inclinée sur lépaule droite.
Nous navons pas ça ! connais pas !
Je remerciai et jallai un peu plus loin chez Barrabaud ; celui-là, à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier.
Je posai de nouveau ma question.
Tout dabord jeus du mal à me faire écouter ; le mari et la femme étaient occupés, lun à servir une pâtée verte, quil coupait avec une sorte de truelle et qui, disait-il, était des épinards ; lautre était en discussion avec une pratique pour un sou rendu en moins. Enfin ayant répété trois fois ma demande, jobtins une réponse.
Ah ! oui, Barberin
Nous avons eu ça dans les temps ; il y a au moins quatre ans.
Cinq, dit la femme, même quil nous doit une semaine ; où est-il, ce coquin-là ?
Cétait justement ce que je demandais.
Je sortis désappointé et jusquà un certain point inquiet : je navais plus que Chopinet, à qui madresser ; si celui-là ne savait rien ! où chercher Barberin ?
Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et lorsque jentrai dans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger, plusieurs personnes étaient attablées.
Jadressai mes questions à Chopinet lui-même qui, une cuiller à la main, était en train de tremper des soupes à ses pratiques.
Barberin, me répondit-il, il nest plus ici.
Et où est-il ? demandai-je en tremblant.
Ah ! je ne sais pas.
Jeus un éblouissement ; il me sembla que les casseroles dansaient sur le fourneau.
Où puis-je le chercher ? dis-je.
Il na pas laissé son adresse.
Ma figure trahit sans doute ma déception dune façon éloquente et touchante, car lun des hommes qui mangeaient à une table placée près du fourneau, minterpella.
Quest-ce que tu lui veux, à Barberin ? me demanda-t-il.
Il métait impossible de répondre franchement et de raconter mon histoire.
Je viens du pays, son pays, Chavanon, et je viens lui donner des nouvelles de sa femme ; elle mavait dit que je le trouverais ici.
Si vous savez où est Barberin, dit le maître dhôtel en sadressant à celui qui mavait interrogé, vous pouvez le dire à ce garçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr, nest-ce pas, garçon ?
Oh ! non, monsieur !
Lespoir me revint.
Barberin doit loger maintenant à lhôtel du Cantal, passage dAusterlitz : il y était il y a trois semaines.
Je remerciai et sortis, mais avant daller au passage dAusterlitz qui, je le pensais, était au bout du pont dAusterlitz, je voulus savoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia.
Jétais précisément tout près de la rue de Lourcine ; je neus que quelques pas à faire pour trouver la maison où jétais venu avec Vitalis : comme le jour où nous nous y étions présentés pour la première fois, un vieux bonhomme, le même vieux bonhomme, accrochait des chiffons contre la muraille verdâtre de la cour ; cétait à croire quil navait fait que cela depuis que je lavais vu.
Est-ce que M. Garofoli est revenu ? demandai-je.
Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans me répondre : il me sembla que je devais laisser comprendre que je savais où était Garofoli, sans quoi je nobtiendrais rien de ce vieux chiffonnier.
Il est toujours là-bas ? dis-je en prenant un air fin, il doit sennuyer.
Possible, mais le temps passe tout de même.
Peut-être pas aussi vite pour lui que pour nous.
Le bonhomme voulut bien rire de cette plaisanterie, ce qui lui donna une terrible quinte.
Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsque la toux fut apaisée.
Trois mois.
Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvait respirer. ; car avant trois mois mes parents auraient bien trouvé le moyen de mettre le terrible padrone dans limpossibilité de rien entreprendre contre son neveu.
Si javais eu un moment démotion cruelle chez Chopinet, lespérance maintenant métait revenue ; jallais trouver Barberin à lhôtel du Cantal.
Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage dAusterlitz, plein despérance et de joie et par suite de ces sentiments sans doute, tout disposé à lindulgence pour Barberin.
Après tout, il nétait peut-être pas aussi méchant quil en avait lair : sans lui je serais très-probablement mort de froid et de faim dans lavenue de Breteuil ; il est vrai quil mavait enlevé à mère Barberin pour me vendre à Vitalis, mais il ne me connaissait pas, et dès lors il ne pouvait pas avoir de lamitié pour un enfant quil navait pas vu, et puis il était poussé par la misère, qui fait faire tant de mauvaises choses. Présentement il me cherchait, il soccupait de moi, et si je retrouvais mes parents, cétait à lui que je le devais : cela méritait mieux que la répulsion que je nourrissais contre lui depuis le jour où javais quitté Chavanon, le poignet pris dans la main de Vitalis. Envers lui aussi je devrais me montrer reconnaissant : si ce nétait point un devoir daffection et de tendresse comme pour mère Barberin, en tout cas cen était un de conscience.
En traversant le Jardin des Plantes, la distance nest pas longue de la rue de Lourcine au passage dAusterlitz, je ne tardai pas à arriver devant lhôtel du Cantal, qui navait dun hôtel que le nom, étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par une vieille femme à la tête tremblante et à moitié sourde.
Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mit sa main en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéter ce que je venais de lui demander.
Jai louïe un peu dure, dit-elle à voix basse.
Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon, il loge chez vous, nest-ce pas ?
Sans me répondre elle leva ses deux bras en lair par un mouvement si brusque que son chat endormi sur elle sauta à terre épouvanté.
Hélas ! hélas ! dit-elle.
Puis me regardant avec un tremblement de tête plus fort :
Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle.
Quel garçon ?
Celui quil cherchait.
Quil cherchait. En entendant ce mot, jeus le cur serré.
Barberin ! mécriai-je.
Défunt, cest défunt Barberin quil faut dire.
Je mappuyai sur ma harpe.
Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pour me faire entendre, mais dune voix que lémotion rendait rauque.
Il y a huit jours, à lhôpital Saint-Antoine.
Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, comment la trouver maintenant, où la chercher ?
Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme, celui quil cherchait pour le rendre à sa riche famille ?
Lespérance me revint, je me cramponnai à cette parole :
Vous savez ?
dis-je.
Je sais ce quil racontait, ce pauvre homme : quil avait trouvé et élevé un enfant, que maintenant la famille qui avait perdu cet enfant, dans le temps, voulait le reprendre, et que lui il était à Paris pour le chercher.
Mais la famille ? demandai-je dune voix haletante, ma famille ?
Pour lors, cest donc bien vous le garçon ? ah ! cest vous, cest bien vous !
Et tout en branlant la tête, elle me regarda en me dévisageant.
Mais je larrachai à son examen.
Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez.
Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de vous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur.
Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille ? Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses.
Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel :
En vlà une histoire !
En ce moment une femme qui avait la tournure dune servante entra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtresse de lhôtel du Cantal mabandonnant sadressa à cette femme :
En vlà une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeune monsieur que tu vois, cest celui de qui Barberin parlait, il arrive, et Barberin nest plus là, en vlà
une histoire !
Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ? dis-je.
Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche.
Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ?
Ah ! voilà. Barberin ne ma jamais parlé de ça. Vous comprenez, il en faisait mystère ; il voulait que la récompense fût pour lui tout seul, comme de juste, et puis cétait un malin.
Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que trop ce que la vieille femme venait de me dire : Barberin en mourant avait emporté le secret de ma naissance.
Je nétais donc arrivé si près du but que pour le manquer. Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances !
Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en aurait dit plus quà vous ? demandai-je à la vieille femme.
Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; il était bien trop méfiant pour ça.
Et vous navez jamais vu quelquun de ma famille venir le trouver ?
Jamais.
Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ?
Il navait pas damis.
Je me pris la tête à deux mains ; mais jeus beau chercher, je ne trouvai rien pour me guider ; dailleurs jétais si ému, si troublé, que jétais incapable de suivre mes idées.
Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme après avoir longuement réfléchi, une lettre chargée.
Doù venait-elle ?
Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, je nai pas vu le timbre.
On peut sans doute retrouver cette lettre ?
Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce quil avait laissé ici ; ah ! ce nétait pas par curiosité bien sûr, mais seulement pour avertir sa femme ; nous navons rien trouvé ; à lhôpital non plus, on na trouvé dans ses vêtements aucun papier, et, sil navait pas dit quil était de Chavanon, on naurait pas pu avertir sa femme.
Mère Barberin est donc avertie ?
Pardi !
Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que dire ? Que demander ? Ces gens mavaient dit ce quils savaient. Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ils avaient tout fait pour apprendre ce que Barberin avait tenu à leur cacher.
Je remerciai et me dirigeai vers la porte.
Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieille femme.
Rejoindre mon ami.
Ah ! vous avez un ami ?
Mais oui.
Il demeure à Paris ?
Nous sommes arrivés à Paris ce matin.
Eh bien, vous savez, si vous navez pas un hôtel, vous pouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux men vanter, et dans une maison honnête ; faites attention que si votre famille vous cherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barberin, cest ici quelle sadressera et non ailleurs ; alors vous serez là pour la recevoir ; cest un avantage, ça ; où vous trouverait-elle si vous nétiez pas ici ? ce que jen dis cest dans votre intérêt : quel âge a-t-il votre ami ?
Il est un peu plus jeune que moi.
Pensez-donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ; on peut faire de mauvaises connaissances ; il y a des hôtels qui sont mal fréquentés ; ce nest pas comme ici, où lon est tranquille ; mais cest le quartier qui veut ça.
Je nétais pas bien convaincu que le quartier fût favorable à la tranquillité ; en tous cas, lhôtel du Cantal était une des plus sales et des plus misérables maisons quil fût possible de voir, et dans ma vie de voyages et daventures, jen avais vu cependant de bien misérables ; mais la proposition de cette vieille femme était à considérer. Dailleurs ce nétait pas le moment de me montrer difficile, et je navais pas ma famille, ma riche famille, pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels du boulevard, ou dans sa belle maison, si elle habitait Paris. À lhôtel du Cantal notre dépense ne serait pas trop grosse, et maintenant nous devions penser à la dépense. Ah ! comme Mattia avait eu raison de vouloir gagner de largent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris ! que ferions-nous si nous navions pas dix-sept francs dans notre poche ?
Combien nous louerez-vous une chambre pour mon ami et pour moi, demandai-je ?
Dix sous par jour ; est-ce trop cher ?
Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi.
Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit.
Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia et javais encore plusieurs heures devant moi, avant le moment fixé pour notre rendez-vous. Ne sachant que faire, je men allai tristement au Jardin des Plantes masseoir sur un banc, dans un coin isolé. Javais les jambes brisées et lesprit perdu.
Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude ! Jépuiserais donc tous les malheurs les uns après les autres, et chaque fois que jétendrais la main pour métablir solidement dans une bonne position, la branche que jespérais saisir casserait sous mes doigts pour me laisser tomber ; et toujours ainsi.
Nétait-ce point une fatalité que Barberin fut mort au moment où javais besoin de lui, et, que dans un esprit de gain il eût caché à tous le nom et ladresse de la personne, mon père sans doute, qui lui avait donné mission de faire des recherches pour me retrouver.
Comme jétais à réfléchir ainsi tristement, les yeux gonflés de larmes, dans mon coin, sous labri dun arbre vert qui menveloppait de son ombre, un monsieur et une dame suivis dun enfant qui traînait une petite voiture, vinrent sasseoir sur un banc, en face de moi : alors ils appelèrent lenfant, qui lâchant sa petite voiture, courut à eux, les bras ouverts ; le père le reçut, puis layant embrassé dans les cheveux, avec de gros baisers qui sonnèrent, il le passa à la mère qui à son tour lembrassa à plusieurs reprises, à la même place et de la même manière, pendant que lenfant riait aux éclats, en tapotant les joues de ses parents avec ses petites mains grasses à fossettes.
Alors, voyant cela, ce bonheur des parents et cette joie de lenfant, malgré moi, je laissai couler mes larmes ; je navais pas été embrassé ainsi ; maintenant métait-il permis despérer que je le serais jamais ?
Une idée me vint ; je pris ma harpe et me mis à jouer tout doucement une valse pour lenfant qui marqua la mesure avec ses petits pieds. Le monsieur sapprocha de moi, et me tendit une petite pièce blanche ; mais poliment je la repoussai.
Non, monsieur, je vous en prie, donnez-moi la joie davoir fait plaisir à votre enfant, qui est si joli.
Il me regarda alors avec attention ; mais à ce moment survint un gardien, qui malgré les protestations du monsieur, menjoignit de sortir au plus vite, si je ne voulais pas être mis en prison pour avoir joué dans le jardin.
Je repassai la bretelle de ma harpe sur mon épaule, et je men allai en tournant souvent la tête pour regarder le monsieur et la dame, qui fixaient sur moi leurs yeux attendris.
Comme il nétait pas encore lheure de me rendre sur le pont de lArchevêché pour retrouver Mattia, jerrai sur les quais en regardant la rivière couler.
La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je me dirigeai vers léglise Notre-Dame dont les deux tours se détachaient en noir sur le couchant empourpré. Au chevet de léglise je trouvai un banc pour masseoir, ce qui me fut doux, car javais les jambes brisées, comme si javais fait une très-longue marche, et là je repris mes tristes réflexions. Jamais je ne métais senti si accablé, si las. En moi, autour de moi, tout était lugubre ; dans ce grand Paris plein de lumière, de bruit et de mouvement, je me sentais plus perdu que je ne laurais été au milieu des champs ou des bois.
Les gens qui passaient devant moi se retournaient quelquefois pour me regarder ; mais que mimportait leur curiosité ou leur sympathie ; ce nétait pas lintérêt des indifférents que javais espéré.
Je navais quune distraction, cétait de compter les heures qui sonnaient tout autour de moi : alors je calculais combien de temps à attendre encore avant de pouvoir reprendre force et courage dans lamitié de Mattia : quelle consolation cétait pour moi de penser que jallais bientôt voir ses bons yeux si doux et si gais.
Un peu avant sept heures jentendis un aboiement joyeux ; presque aussitôt dans lombre japerçus un corps blanc arriver sur moi ; avant que jeusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mes genoux et il me léchait les mains à grands coups de langue ; je le serrai dans mes bras et lembrassai sur le nez.
Mattia ne tarda pas à paraître :
Eh bien ? cria-t-il de loin.
Barberin est mort.
Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ; en quelques paroles pressées je lui racontai ce que javais fait, et ce que javais appris.
Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux au cur et je sentis que sil craignait tout de ma famille pour lui, il nen désirait pas moins, sincèrement, pour moi, que je trouvasse mes parents.
Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me consoler et surtout de me convaincre quil ne fallait pas désespérer.
Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils sinquiéteront de ne pas entendre parler de lui ; ils chercheront ce quil est devenu et tout naturellement ils arriveront à lhôtel du Cantal ; allons donc à lhôtel du Cantal, cest quelques jours de retard, voilà tout.
Cétait déjà ce que mavait dit la vieille femme à la tête branlante, cependant dans la bouche de Mattia ces paroles prirent pour moi une tout autre importance : évidemment il ne sagissait que dun retard ; comme javais été enfant de me désoler et de désespérer !
Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattia ce que javais appris sur Garofoli.
Encore trois mois ! sécria-t-il.
Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant.
Puis, tout à coup sarrêtant et venant à moi :
Comme la famille de celui-ci nest pas la même-chose que la famille de celui-là ! voilà que tu te désolais parce que tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne est perdue.
Un oncle, ce nest pas la famille, cest-à-dire un oncle comme Garofoli ; si tu avais perdu ta sur Cristina, danserais-tu ?
Oh ! ne dis pas cela.
Tu vois bien.
Par les quais nous gagnâmes le passage dAusterlitz, et comme mes yeux nétaient plus aveuglés par lémotion, je pus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsquelle est éclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettes dargent sur ses eaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.
Si lhôtel du Cantal était une maison honnête, ce nétait pas une belle maison, et quand nous nous trouvâmes avec une petite chandelle fumeuse, dans un cabinet sous les toits, et si étroit que lun de nous était obligé de sasseoir sur le lit quand lautre voulait se tenir debout, je ne pus mempêcher de penser que ce nétait pas dans une chambre de ce genre que javais espéré coucher. Et les draps en coton jaunâtre, combien peu ils ressemblaient aux beaux langes dont mère Barberin mavait tant parlé.
La miche de pain graissée de fromage dItalie que nous eûmes pour notre souper, ne ressembla pas non plus au beau festin que je métais imaginé pouvoir offrir à Mattia.
Mais enfin, tout nétait pas perdu ; il ny avait quà attendre.
Et ce fut avec cette pensée que je mendormis.
XIIRecherches.
Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que javais appris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail.
Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ? Elle avait de laffection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durant de longues années ensemble, et elle serait peinée si je ne prenais pas part à son chagrin.
Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances daffection sans cesse répétées, jarrivai au bout de mon papier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de mavertir aussitôt, et surtout de me transmettre ladresse quon lui donnerait en me lenvoyant à Paris, à lhôtel du Cantal.
Ce devoir accompli, jen avais un autre à remplir envers le père de Lise, et celui-là aussi métait pénible, au moins sous un certain rapport. Lorsquà Dreuzy javais dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avais expliqué que si mes parents étaient riches comme je lespérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que je nirais à la prison que pour le faire sortir et lemmener avec moi. Cela entrait dans le programme des joies que je métais tracé. Le père Acquin dabord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que ce quon faisait pour moi-même, et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelle déception daller à la prison les mains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque je lavais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance !
Heureusement javais de bonnes paroles à lui apporter, ainsi que les baisers de Lise et dAlexis, et sa joie paternelle adoucirait mes regrets ; jaurais toujours la satisfaction davoir fait quelque chose pour lui, en attendant plus.
Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison, maccompagna ; dailleurs, je tenais à ce quil connût celui qui, pendant plus de deux ans, avait été un père pour moi.
Comme je savais maintenant le moyen à employer pour entrer dans la prison de Clichy, nous ne restâmes pas longtemps devant sa grosse porte, comme jy étais resté la première fois que jétais venu.
On nous fit entrer dans un parloir et bientôt le père arriva ; de la porte, il me tendit les bras.
Ah ! le bon garçon, dit-il en membrassant, le brave Rémi !
Tout de suite je lui parlai de Lise et dAlexis, puis comme je voulais lui expliquer pourquoi je navais pas pu aller chez Étiennette, il minterrompit :
Et tes parents ? dit-il.
Vous savez donc ?
Alors il me raconta quil avait eu la visite de Barberin quinze jours auparavant.
Il est mort, dis-je.
En voilà un malheur !
Il mexpliqua comment Barberin sétait adressé à lui pour savoir ce que jétais devenu : en arrivant à Paris, Barberin sétait rendu chez Garofoli, mais bien entendu il ne lavait pas trouvé ; alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris quaprès la mort de Vitalis, javais été recueilli par un jardinier nommé Acquin ; Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que si lon ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, il était certain quà une époque quelconque je passerais chez lun de ses enfants. Alors il mavait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je navais pas trouvé sa lettre à Dreuzy, cest que jen étais déjà parti sans doute lorsquelle y était arrivée.
Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ? demandai-je.
Rien, ou tout au moins peu de chose : tes parents avaient découvert chez le commissaire de police du quartier des Invalides que lenfant abandonné avenue de Breteuil avait été recueilli par un maçon de Chavanon, nommé Barberin, et ils étaient venus te chercher chez lui ; ne te trouvant pas, ils lui avaient demandé de les aider dans leurs recherches.
Il ne vous a pas dit leur nom, il ne vous a pas parlé de leur pays ?
Quand je lui ai posé ces questions, il ma dit quil mexpliquerait cela plus tard ; alors je nai pas insisté, comprenant bien quil faisait mystère du nom de tes parents de peur quon diminuât le gain quil espérait tirer deux ; comme jai été un peu ton père, il simaginait, ton Barberin, que je voulais me faire payer ; aussi je lai envoyé promener, et depuis je ne lai pas revu ; je ne me doutais guère quil était mort. De sorte que tu sais que tu as des parents, mais par suite des calculs de ce vieux grigou, tu ne sais ni qui ils sont, ni où ils sont.
Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma par toutes sortes de bonnes raisons :
Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien à lhôtel du Cantal ; restes-y donc.
Ces paroles me furent douces, et elles me rendirent toute ma gaieté : le reste de notre temps se passa à parler de Lise, dAlexis et de mon ensevelissement dans la mine.
Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au bout de mon récit, et cest celui de mon pauvre Alexis ; ah ! comme il était plus heureux à cultiver les giroflées.
Cela reviendra, dis-je.
Dieu tentende, mon petit Rémi !
La langue me démangea pour lui dire que mes parents le feraient bientôt sortir de prison, mais je pensai à temps quil ne convenait point de se vanter à lavance des joies que lon se proposait de faire, et je me contentai de lassurer que bientôt il serait en liberté avec tous ses enfants autour de lui.
En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsque nous fûmes dans la rue, mon avis est que nous ne perdions pas notre temps et que nous gagnions de largent.
Si nous avions employé moins de temps à gagner de largent en venant de Chavanon à Dreuzy et de Dreuzy à Paris, nous serions arrivés assez tôt à Paris pour voir Barberin.
Cela cest vrai, et je me reproche assez moi-même de tavoir retardé, pour que tu ne me le reproches pas, toi.
Ce nest pas un reproche, mon petit Mattia, je tassure ; sans toi je naurais pas pu donner à Lise sa poupée, et sans toi nous serions en ce moment sur le pavé de Paris, sans un sou pour manger.
Eh bien alors, puisque jai eu raison de vouloir gagner de largent, faisons comme si javais encore raison dans ce moment : dailleurs nous navons rien de mieux à faire quà chanter et à jouer notre répertoire ; attendons pour nous promener que nous ayons ta voiture, cela sera moins fatigant ; à Paris je suis chez moi et je connais les bons endroits.
Il les connaissait si bien, les bons endroits, places publiques, cours particulières, cafés, que le soir nous comptâmes avant de nous coucher une recette de quatorze francs.
Alors, en mendormant, je me répétai un mot que javais entendu dire souvent à Vitalis, que la fortune narrive quà ceux qui nen ont pas besoin. Assurément une si belle recette était un signe certain que dun instant à lautre, mes parents allaient arriver.
Jétais si bien convaincu de la sûreté de mes pressentiments, que le lendemain je serais volontiers resté toute la journée à lhôtel ; mais Mattia me força à sortir ; il me força aussi à jouer, à chanter, et ce jour-là nous fîmes encore une recette de onze francs.
Si nous ne devions pas devenir riches bientôt par tes parents, disait Mattia, en riant, nous nous enrichirions nous-mêmes et seuls, ce qui serait joliment beau.
Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau se produisît et sans que la femme de lhôtel répondît autre chose à mes questions toujours les mêmes que son éternel refrain : « Personne nest venu demander Barberin et je nai pas reçu de lettre pour vous ou pour Barberin » ; mais le quatrième jour enfin elle me tendit une lettre.
Cétait la réponse de mère Barberin, ou plus justement la réponse que mère Barberin mavait fait écrire, puisquelle ne savait elle-même ni lire ni écrire.
Elle me disait quelle avait été prévenue de la mort de son homme, et que peu de temps auparavant elle avait reçu de celui-ci une lettre quelle menvoyait, pensant quelle pouvait mêtre utile, puisquelle contenait des renseignements sur ma famille.
Vite, vite, sécria Mattia, lisons la lettre de Barberin.
Ce fut la main tremblante et leur cur serré que jouvris cette lettre :
« Ma chère femme,
« Je suis à lhôpital, si malade que je crois que je ne me relèverai pas. Si jen avais la force, je te dirais comment le mal mest arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vaut mieux aller au plus pressé. Cest donc pour te dire que si je nen réchappe pas, tu devras écrire à Greth and Galley, Green-square, Lincolns-Inn, à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouver Rémi. Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvelles de lenfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles ; il faut que cet argent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tu sauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nommé Acquin, ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichy à Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car dans cette affaire il ne faut se fier à personne. Nentreprends rien avant de savoir si je suis mort.
« Je tembrasse une dernière fois.
« Barberin. »
Je navais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia se leva en faisant un saut.
En avant pour Londres ! cria-t-il.
Jétais tellement surpris de ce que je venais de lire, que je regardai Mattia sans bien comprendre ce quil disait.
Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens de loi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie, nest-ce pas, que tes parents sont Anglais.
Mais
Cela tennuie, dêtre Anglais ?
Jaurais voulu être du même pays que Lise et les enfants.
Moi jaurais voulu que tu fusses Italien.
Si je suis Anglais, je serai du même pays quArthur et madame Milligan.
Comment, si tu es Anglais ? mais cela est certain ; si tes parents étaient Français ils ne chargeraient point, nest-ce pas, des gens de loi anglais de rechercher en France lenfant quils ont perdu. Puisque tu es Anglais, il faut aller en Angleterre. Cest le meilleur moyen de te rapprocher de tes parents.
Si jécrivais à ces gens de loi ?
Pourquoi faire ? On sentend bien mieux en parlant quen écrivant. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avions 17 francs ; nous avons fait un jour 14 francs de recette, puis 11, puis 9, cela donne 51 francs, sur quoi nous avons dépensé 8 francs ; il nous reste donc 43 francs, cest plus quil ne faut pour aller à Londres ; on sembarque à Boulogne sur des bateaux qui vous portent à Londres, et cela ne coûte pas cher.
Tu nas pas été à Londres ?
Tu sais bien que non ; seulement nous avions au cirque Gassot deux clowns qui étaient Anglais, ils mont souvent parlé de Londres et ils mont aussi appris bien des mots anglais pour que nous puissions parler ensemble sans que la mère Gassot, qui était curieuse comme une chouette, entendît ce que nous disions ; lui en avons-nous baragouiné des sottises anglaises en pleine figure sans quelle pût se fâcher. Je te conduirai à Londres.
Moi aussi, jai appris langlais avec Vitalis.
Oui, mais depuis trois ans tu as dû loublier, tandis que moi je le sais encore : tu verras. Et puis ce nest pas seulement parce que je pourrais te servir que jai envie daller avec toi à Londres, et pour être franc, il faut que je te dise que jai encore une autre raison.
Laquelle ?
Si tes parents venaient te chercher à Paris, ils pourraient très-bien ne pas vouloir memmener avec toi, tandis que quand je serai en Angleterre ils ne pourront pas me renvoyer.
Une pareille supposition me paraissait blessante pour mes parents, mais enfin il était possible, à la rigueur, quelle fût raisonnable ; neût-elle quune chance de se réaliser, cétait assez de cette chance unique pour que je dusse accepter lidée de partir tout de suite pour Londres avec Mattia.
Partons, lui dis-je.
Tu veux bien ?
En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous descendîmes prêts à partir.
Quand elle nous vit ainsi équipés, la maîtresse dhôtel poussa les hauts cris :
Le jeune monsieur, cétait moi le monsieur, nattendait donc pas ses parents ? cela serait bien plus sage ; et puis les parents verraient comme le jeune monsieur avait été bien soigné.
Mais ce nétait pas cette éloquence qui pouvait me retenir : après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattia et Capi mattendaient.
Mais votre adresse ? dit la vieille.
Au fait il était peut-être sage de laisser mon adresse, je lécrivis sur son livre.
À Londres ! sécria-t-elle, deux jeunesses à Londres ! par les grands chemins ! sur la mer !
Avant de nous mettre en route pour Boulogne, il fallait aller faire nos adieux au père.
Mais ils ne furent pas tristes ; le père fut heureux dapprendre que jallais bientôt retrouver ma famille, et moi jeus plaisir à lui dire et à lui répéter que je ne tarderais pas à revenir avec mes parents pour le remercier.
À bientôt, mon garçon, et bonne chance ! si tu ne reviens pas aussitôt que tu le voudrais, écris-moi.
Je reviendrai.
Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusquà Moisselles où nous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménager notre argent pour la traversée ; Mattia avait dit quelle ne coûtait pas cher ; mais encore à combien montait ce pas cher ?
Tout en marchant, Mattia mapprenait des mots anglais, car jétais fortement préoccupé par une question qui mempêchait de me livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils le français ou litalien ? Comment nous entendre sils ne parlaient que langlais ? Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à mes surs, si jen avais ? Ne resterais-je point un étranger à leurs yeux tant que je ne pourrais mentretenir avec eux ? Quand javais pensé à mon retour dans la maison paternelle, et bien souvent depuis mon départ de Chavanon, je métais tracé ce tableau, je navais jamais imaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan. Il me faudrait longtemps sans doute avant de savoir langlais, qui me paraissait une langue difficile.
Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne, car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villes qui se trouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer, afin de donner quelques représentations et de reconstituer notre capital.
Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore trente-deux francs dans notre bourse, cest-à-dire beaucoup plus quil ne fallait pour payer notre passage.
Comme Mattia navait jamais vu la mer, notre première promenade fut pour la jetée : pendant quelques minutes il resta les yeux perdus dans les profondeurs vaporeuses de lhorizon, puis, faisant claquer sa langue, il déclara que cétait laid, triste et sale.
Une discussion sengage alors entre nous, car nous avions bien souvent parlé de la mer et je lui avais toujours dit que cétait la plus belle chose quon pût voir ; je soutins mon opinion.
Tu as peut-être raison quand la mer est bleue comme tu racontes que tu las vue à Cette, dit Mattia, mais quand elle est comme cette mer, toute jaune et verte avec un ciel gris, et, de gros nuages sombres, cest laid, très-laid, et ça ne donne pas envie daller dessus.
Nous étions le plus souvent daccord, Mattia et moi, ou bien il acceptait mon sentiment, ou bien je partageais le sien, mais cette fois je persistai dans mon idée, et je déclarai même que cette mer verte, avec ses profondeurs vaporeuses et ses gros nuages que le vent poussait confusément, était bien plus belle quune mer bleue sous un ciel bleu.
Cest parce que tu es Anglais que tu dis cela, répliqua Mattia, et tu aimes cette vilaine mer parce quelle est celle de ton pays.
Le bateau de Londres partait le lendemain à quatre-heures du matin ; à trois heures et demie nous étions à bord et nous nous installions de notre mieux, à labri dun amas de caisses qui nous protégeaient un peu contre une bise du nord humide et froide.
À la lueur de quelques lanternes fumeuses, nous vîmes charger le navire : les poulies grinçaient, les caisses quon descendait dans la cale craquaient et les matelots, de temps en temps, lançaient quelques mots avec un accent rauque ; mais ce qui dominait le tapage, cétait le bruissement de la vapeur qui séchappait de la machine en petits flocons blancs. Une cloche tinta, des amarres tombèrent dans leau ; nous étions en route ; en route pour mon pays.
Javais souvent dit à Mattia quil ny avait rien de si agréable quune promenade en bateau : on glissait doucement sur leau sans avoir conscience de la route quon faisait, cétait vraiment charmant, un rêve.
En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage sur le canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à un canal. À peine étions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla senfoncer dans la mer, puis il se releva, senfonça encore au plus profond des eaux, et ainsi quatre ou cinq fois, de suite par de grands mouvements comme ceux dune immense balançoire ; alors, dans ces secousses, la vapeur séchappait de la cheminée avec un bruit strident, puis tout à coup une sorte de silence se faisait, et lon nentendait plus que les roues qui frappaient leau, tantôt dun côté, tantôt de lautre, selon linclinaison du navire.
Elle est jolie, ta glissade ! me dit Mattia.
Et je neus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ce que cétait quune barre.
Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima ces mouvements de roulis et de tangage au navire, ce fut aussi la mer qui, au large, se trouva être assez grosse.
Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps ne parlait plus, se souleva brusquement.
Quas-tu donc ? lui dis-je.
Jai que ça danse trop et que jai mal au cur.
Cest le mal de mer.
Pardi, je le sens bien !
Et après quelques minutes il courut sappuyer sur le bord du navire.
Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade ; jeus beau le prendre dans mes bras et appuyer sa tête contre ma poitrine, cela ne le guérit point ; il gémissait, puis de temps en temps se levant vivement, il courait saccouder sur le bord du navire, et ce nétait quaprès quelques minutes quil revenait se blottir contre moi.
Alors, chaque fois quil revenait ainsi, il me montrait le poing, et, moitié riant, moitié colère, il disait :
Oh ! ces Anglais, ça na pas de cur.
Heureusement.
Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nous étions en vue de hautes falaises blanches, et çà et là on apercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua et notre navire glissa sur leau tranquille presque aussi doucement que sur un canal. Nous nétions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement on les devinait à travers les brumes du matin : nous étions entrés dans la Tamise.
Nous voici en Angleterre, dis-je à Mattia. Mais il reçut mal cette bonne nouvelle, et sétalant de tout son long sur le pont :
Laisse-moi dormir, répondit-il.
Comme je navais pas été malade pendant la traversée, je ne me sentais pas envie de dormir ; jarrangeai Mattia pour quil fût le moins mal possible, et montant sur les caisses, je massis sur les plus élevées avec Capi entre mes jambes.
De là, je dominais la rivière et je voyais tout son cours de chaque côté, en amont, en arrière ; à droite sétalait un grand banc de sable que lécume frangeait dun cordon blanc, et à gauche il semblait quon allait entrer de nouveau dans la mer.
Mais ce nétait là quune illusion, les rives bleuâtre ne tardèrent pas à se rapprocher, puis à se montrer plus distinctement jaunes et vaseuses.
Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires à lancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire.
Que de navires ! que de voiles ! Je navais jamais imaginé quune rivière pût être aussi peuplée, et si la Garonne mavait surpris la Tamise mémerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train dappareiller et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient fines comme des fils daraignée.
Derrière lui, notre bateau laissait un sillage écumeux au milieu de leau jaune, sur laquelle flottaient des débris de toutes sortes, des planches, des bouts de bois, des cadavres danimaux tout ballonnés, des bouchons, des herbes ; de temps en temps un oiseau aux grandes ailes sabattait sur ces épaves, puis aussitôt il se relevait, pour senvoler avec un cri perçant, sa pâture dans le bec.
Pourquoi Mattia voulait-il dormir ? Il ferait bien mieux de se réveiller : cétait là un spectacle curieux qui méritait dêtre vu.
À mesure que notre vapeur remonta le fleuve, ce spectacle devint de plus en plus curieux, de plus en plus beau : ce nétait plus seulement les navires à voiles ou à vapeur quil était intéressant de suivre des yeux, les grands trois-mâts, les énormes steamers revenant des pays lointains, les charbonniers tout noirs, les barques chargées de paille ou de foin qui ressemblaient à des meules de fourrages emportées par le courant, les grosses tonnes rouges, blanches, noires, que le flot faisait tournoyer ; cétait encore ce qui se passait, ce quon apercevait sur les deux rives, qui maintenant se montraient distinctement avec tous leurs détails, leurs maisons coquettement peintes, leurs vertes prairies, leurs arbres que la serpe na jamais ébranchés, et çà et là des ponts dembarquement savançant au-dessus de la vase noire, des signaux de marée, des pieux verdâtres et gluants.
Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensant quà regarder, quà admirer.
Mais voilà que sur les deux rives de la Tamise les maisons se tassent les unes à côté des autres, en longues files rouges, lair sobscurcit ; la fumée et le brouillard se mêlent sans quon sache qui lemporte en épaisseur du brouillard ou de la fumée, puis, au lieu darbres ou de bestiaux dans les prairies, cest une forêt de mâts qui surgit tout à coup : les navires sont dans les prairies.
Ny tenant plus, je dégringole de mon observatoire et je vais chercher Mattia : il est réveillé et le mal de mer étant guéri, il nest plus de méchante humeur, de sorte quil veut bien monter avec moi sur mes caisses ; lui aussi est ébloui et il se frotte les yeux : çà et là des canaux viennent de prairies déboucher dans le fleuve, et ils sont pleins aussi de navires.
Malheureusement le brouillard et la fumée sépaississent encore. ; on ne voit plus autour de soi que par échappées ; et plus on avance, moins on voit clair.
Enfin le navire ralentit sa marche, la machine sarrête, des câbles sont jetés à terre ; nous sommes à Londres et nous débarquons au milieu de gens qui nous regardent, mais qui ne nous parlent pas.
Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petit Mattia.
Et Mattia, qui ne doute de rien, sapproche dun gros homme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main, le chemin de Green square.
Il me semble que Mattia est bien longtemps à sexpliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots, mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami.
Enfin il revient :
Cest très-facile, dit-il, il ny a quà longer la Tamise ; nous allons suivre les quais.
Mais il ny a pas de quais à Londres, ou plutôt il ny en avait pas à cette époque, les maisons savançaient jusque dans la rivière ; nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent longer la rivière.
Elles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bien encombrées de voitures, de caisses, de ballots, de paquets de toute espèce, et cest difficilement que nous parvenons à nous faufiler au milieu de ces embarras sans cesse renaissants. Jai attaché Capi avec une corde et je le tiens sur mes talons ; il nest quune heure et pourtant le gaz est allumé dans les magasins, il pleut de la suie.
Vu sous cet aspect, Londres ne produit pas sur nous le même sentiment que la Tamise.
Nous avançons et de temps en temps Mattia demande si nous sommes loin encore de Lincolns Inn : il me rapporte que nous devons passer sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je nose pas lui dire que je crois quil se trompe.
Cependant il ne sest point trompé et nous arrivons enfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales : cest Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin et lon nous répond de tourner à droite.
Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleine de mouvement et de bruit ; nous nous trouvons au contraire, dans des petites ruelles silencieuses qui senchevêtrent les unes dans les autres, et il nous semble que nous tournons sur nous-mêmes sans avancer comme dans un labyrinthe.
Tout à coup au moment où nous nous croyons perdus, nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou du cirage : cest Green square.
Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je marrête pour tâcher dempêcher mon cur de battre, je ne respire plus et je tremble.
Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque en cuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Galley.
Mattia savance pour tirer la sonnette, mais jarrête son bras.
Quas-tu ? me dit-il, comme tu es pâle.
Attends un peu que je reprenne courage. Il sonne et nous entrons.
Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctement autour de moi ; il me semble que nous sommes dans un bureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant.
Cest à lune de ces personnes que Mattia sadresse, car bien entendu je lai chargé de porter la parole. Dans ce quil dit reviennent plusieurs fois les mots de boy, family et Barberin ; je comprends quil explique que je suis le garçon que ma famille a chargé Barberin de retrouver. Le nom de Barberin produit de leffet : on nous regarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir une porte.
Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers : un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, sentretient avec lui.
En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous sommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la tête aux pieds.
Lequel de vous est lenfant élevé par Barberin ? dit en français le monsieur assis devant le bureau.
En entendant parler français, je me sens rassuré et javance dun pas :
Moi, monsieur.
Où est Barberin ?
Il est mort.
Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs.
Alors, comment êtes-vous venus ? demande le monsieur qui avait commencé à minterroger.
À pied jusquà Boulogne et de Boulogne à Londres en bateau ; nous venons de débarquer.
Barberin vous avait donné de largent ?
Nous navons pas vu Barberin.
Alors comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?
Je fis aussi court que possible le récit quon me demandait.
Javais hâte de poser à mon tour quelques questions, une surtout qui me brûlait les lèvres, mais je nen eus pas le temps.
Il fallut que je racontasse comment javais été élevé par Barberin, comment javais été vendu par celui-ci à Vitalis, comment à la mort de mon maître javais été recueilli par la famille Acquin, enfin comment le père ayant été mis en prison pour dettes, javais repris mon ancienne existence de musicien ambulant.
À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il me regardait dune façon qui me gênait : il faut dire que son visage était dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire.
Et quel est ce garçon, dit-il, en désignant Mattia du bout de sa plume de fer, comme sil voulait lui darder une flèche.
Un ami, un camarade, un frère.
Très-bien ; simple connaissance faite sur les grands chemins, nest-ce pas ?
Le plus tendre, le plus affectueux des frères.
Oh ! Je nen doute pas.
Le moment me parut venu de poser enfin la question qui depuis le commencement de notre entretien moppressait.
Ma famille, monsieur, habite lAngleterre ?
Certainement elle habite Londres ; au moins en ce moment.
Alors je vais la voir ?
Dans quelques instants vous serez près delle. Je vais vous faire conduire.
Il sonna.
Encore un mot, monsieur, je vous prie : Jai un père ?
Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot.
Non-seulement un père, mais une mère, des frères, des surs.
Ah ! monsieur.
Mais la porte en souvrant coupa mon effusion : je ne pus que regarder Mattia les yeux pleins de larmes.
Le monsieur sadressa en anglais à celui qui entrait et je crus comprendre quil lui disait de nous conduire.
Je métais levé.
Ah ! joubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll, cest le nom de votre père.
Malgré sa mauvaise figure je crois que je lui aurais sauté au cou sil men avait donné le temps ; mais de la main il nous montra la porte et nous sortîmes.
XIIILa famille Driscoll.
Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu dun habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc ; lorsque nous fûmes dehors il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme sil voulait envoyer au loin ses bottes éculées et levant le nez en lair, il aspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatitude dun homme qui a été enfermé.
Il trouve que ça sent bon, me dit Mattia en italien.
Le vieux bonhomme nous regarda, et sans nous parler, il nous fît « psit, psit », comme sil sétait adressé à des chiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et ne pas le perdre.
Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une grande rue encombrée de voitures ; il en arrêta au passage une dont le cocher au lieu dêtre assis sur son siège derrière son cheval, était perché en lair derrière et tout au haut dune sorte de capote de cabriolet ; je sus plus tard que cette voiture sappelait un cab.
Il nous fit monter dans cette voiture qui nétait pas close par devant, et au moyen dun petit judas ouvert dans la capote il engagea un dialogue avec le cocher ; plusieurs fois le nom de Bethnal-Green fut prononcé et je pensai que cétait le nom du quartier dans lequel demeuraient mes parents ; je savais que green en anglais veut dire vert et cela me donna lidée que ce quartier devait être planté de beaux arbres, ce qui tout naturellement me fut très-agréable ; cela ne ressemblerait point aux vilaines rues de Londres si sombres et si tristes que nous avions traversées en arrivant ; cétait très-joli une maison dans une grande ville, entourée darbres.
La discussion fut assez longue entre notre conducteur et le cocher ; tantôt cétait lun qui se haussait au judas pour donner des explications, tantôt cétait lautre qui semblait vouloir se précipiter de son siège par cette étroite ouverture pour dire quil ne comprenait absolument rien à ce quon lui demandait.
Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avec Capi entre mes jambes, et, en écoutant cette discussion, je me disais quil était vraiment bien étonnant quun cocher ne parût pas connaître un endroit aussi joli que devait lêtre Bethnal-Green ; il y avait donc bien des quartiers verts à Londres ? Cela était assez étonnant, car daprès ce que nous avions déjà vu, jaurais plutôt cru à de la suie.
Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans des rues étroites, puis dans dautres rues larges, mais sans presque rien voir autour de nous, tant le brouillard qui nous enveloppe est opaque ; il commence à faire froid, et cependant nous éprouvons un sentiment de gêne dans la respiration comme si nous étouffions. Quand je dis nous, il sagit de Mattia et de moi, car notre guide paraît au contraire se trouver à son aise ; en tout cas, il respire lair fortement, la bouche ouverte, en reniflant, comme sil était pressé demmagasiner une grosse provision dair dans ses poumons, puis, de temps en temps, il continue à faire craquer ses mains et à détirer ses jambes. Est-ce quil est resté pendant plusieurs années sans remuer et sans respirer ?
Malgré lémotion qui menfièvre à la pensée que dans quelques instants, dans quelques secondes peut-être, je vais embrasser mes parents, mon père, ma mère, mes frères, mes surs, jai grande envie de voir la ville que nous traversons : nest-ce pas ma ville, ma patrie ?
Mais, jai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presque rien, si ce nest les lumières rouges du gaz qui brûlent dans le brouillard, comme dans un épais nuage de fumée ; cest à peine si on aperçoit les lanternes des voitures que nous croisons, et, de temps en temps nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pas écraser des gens qui encombrent les rues.
Nous roulons toujours ; il y a déjà bien longtemps que nous sommes sortis de chez Greth and Galley ; cela me confirme dans lidée que mes parents demeurent à la campagne ; bientôt sans doute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans les champs.
Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette pensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer la sienne ; il me semble quil est nécessaire de lui exprimer que je suis son ami, en ce moment même, plus que jamais et pour toujours.
Mais au lieu darriver dans la campagne, nous entrons dans des rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.
Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous nallons pas enfin arriver chez mes parents ; la réponse de Mattia est désespérante : il prétend que le clerc de Greth and Galley a dit quil nétait jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sans doute Mattia se trompe, il ne comprend pas ce quon lui a répondu. Mais il soutient que thieves, le mot anglais dont le clerc sest servi, signifie bien voleurs en français, et quil en est sûr. Je reste un moment déconcerté, puis je me dis que si le clerc a peur des voleurs, cest que justement nous allons entrer dans la campagne, et que le mot green qui se trouve après Bethnal, sapplique bien à des arbres et à des prairies. Je communique cette idée à Mattia, et la peur du clerc nous fait beaucoup rire : comme les gens qui ne sont pas sortis des villes sont bêtes !
Mais rien nannonce la campagne : lAngleterre nest donc quune ville de pierre et de boue qui sappelle Londres ? Cette boue nous inonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nous en plaques noires ; une odeur infecte nous enveloppe depuis assez longtemps déjà ; tout cela indique que nous sommes dans un vilain quartier, le dernier sans doute, avant darriver dans les prairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons sur nous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentit sa marche, comme sil ne savait plus où il est. Tout à coup, il sarrête enfin brusquement, et notre judas souvre.
Alors une conversation ou plus justement une discussion, sengage : Mattia me dit quil croit comprendre que notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce quil ne connaît pas son chemin ; il demande des indications au clerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondre quil nest jamais venu dans ce quartier de voleurs : jentends le mot thieves.
Assurément, ce nest pas là Bethnal-Green.
Que va-t-il se passer ?
La discussion continue par le judas, et cest avec une égale colère que le cocher et le clerc senvoient leurs répliques par ce trou.
Enfin, le clerc après avoir donné de largent au cocher qui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait « psit, psit » ; il est clair que nous devons descendre à notre tour.
Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusquau ruisseau : cest une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de leau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine lalcool de grain ou de betterave.
Psit ! psit ! fait notre guide.
Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément, nous avons eu tort de croire que nous étions dans un misérable quartier ; je nai jamais vu rien de plus luxueux ; partout des glaces et des dorures, le comptoir est en argent. Cependant, les gens qui se tiennent debout devant ce comptoir ou appuyés de lépaule contre les murailles ou contre les tonneaux sont déguenillés, quelques-uns nont pas de souliers, et leurs pieds nus qui ont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirs que sils avaient été cirés avec un cirage qui naurait pas encore eu le temps de sécher.
Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir un verre dune liqueur blanche qui sent bon, et, après lavoir vidé dun trait avec lavidité quil mettait, quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, il engage une conversation avec lhomme aux bras nus jusquau coude qui la servi.
Il nest pas bien difficile de deviner quil demande son chemin, et je nai pas besoin dinterroger Mattia.
De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide ; maintenant la rue est si étroite que malgré le brouillard nous voyons les maisons qui la bordent de chaque côté ; des cordes sont tendues en lair de lune à lautre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément ce nest pas pour sécher quils sont là.
Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde ; cependant il ne minterroge pas.
De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dans une cour, puis dans une ruelle encore ; les maisons sont plus misérables que dans le plus misérable village de France ; beaucoup sont en planches comme des hangars ou des étables, et cependant ce sont bien des maisons ; des femmes tête nue, et des enfants grouillent sur les seuils.
Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctement autour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles, leurs cheveux dun blond de lin pendent sur leurs épaules ; les enfants sont presque nus et les quelques vêtements quils ont sur le dos sont en guenilles : dans une ruelle, nous trouvons des porcs qui farfouillent dans le ruisseau stagnant, doù se dégage une odeur fétide.
Notre guide ne tarde pas à sarrêter ; assurément il est perdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu dune longue redingote bleue et coiffé dun chapeau garni de cuir verni ; autour de son poignet, est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; cest un homme de police, un policeman.
Une conversation sengage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées.
Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare.
Red lion court, dit le policeman.
Ces mots que jai entendu prononcer plusieurs fois déjà signifient : « Cour du Lion-Rouge », ma dit Mattia.
Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que cest dans cette cour que demeurent mes parents ? Mais alors ?
Je nai pas le temps dexaminer ces questions qui passent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la porte dune sorte de hangar en planches et notre guide le remercie ; nous sommes donc arrivés.
Mattia, qui ne ma pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne.
Nous nous sommes compris : langoisse qui étreint mon cur étreint le sien aussi.
Jétais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte, mais à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce quéclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent.
Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait la forme dune niche de saint, se tenait immobile comme une statue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte dun bonnet noir ; en face lun de lautre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; lhomme avait quarante ans environ, il était vêtu dun costume de velours gris, sa physionomie était intelligente mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux navaient pas de regard et lindifférence ou lapathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents ; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, dun blond de lin comme leur mère ; laîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.
Je vis tout cela dun coup dil et avant que notre guide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.
Que dit-il ? Je lentendis à peine et je ne le compris pas du tout ; le nom de Driscoll, mon nom mavait dit lhomme daffaires, frappa seulement mon oreille.
Tous les yeux sétaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi.
Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en français lhomme au costume de velours gris.
Je mavançai dun pas.
Moi, dis-je.
Alors, embrasse ton père, mon garçon.
Quand javais pensé à ce moment, je métais imaginé que jéprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je mavançai et jembrassai mon père.
Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes surs.
Jallai à ma mère tout dabord et la pris dans mes bras ; elle me laissa lembrasser, mais elle-même elle ne membrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas.
Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement : il est paralysé.
Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa.
Tout en allant ainsi de lun à lautre, jétais indigné contre moi-même : eh quoi ! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouver enfin dans ma famille ; javais un père, une mère, des frères, des surs, javais un grand-père, jétais réuni à eux et je restais froid ; javais attendu ce moment avec une impatience fiévreuse, javais été fou de joie en pensant que moi aussi jallais avoir une famille, des parents à aimer, qui maimeraient, et je restais embarrassé, les examinant tous curieusement, et ne trouvant rien en mon cur à leur dire, pas une parole de tendresse. Jétais donc un monstre ? Je nétais donc pas digne davoir une famille ?
Si javais trouvé mes parents dans un palais au lieu de les trouver dans un hangar, naurais-je pas éprouvé pour eux ces sentiments de tendresse que quelques heures auparavant je ressentais en mon cur pour un père et une mère que je ne connaissais pas, et que je ne pouvais pas exprimer à un père et à une mère que je voyais ?
Cette idée métouffa de honte : revenant devant ma mère, je la pris de nouveau dans mes bras et je lembrassai à pleines lèvres : sans doute elle ne comprit pas ce qui provoquait cet élan, car au lieu de me rendre mes baisers, elle me regarda de son air indolent, puis sadressant à son mari, mon père, en haussant doucement les épaules, elle lui dit quelques mots que je ne compris pas, mais qui firent rire celui-ci : cette indifférence dune part et dautre part ce rire, me serrèrent le cur à le briser, il me semblait que cette effusion de tendresse ne méritait pas quon la reçût ainsi.
Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.
Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il ?
Jexpliquai quels liens mattachaient à Mattia, et je le fis en mefforçant de mettre dans mes paroles un peu de lamitié que jéprouvais, et aussi en tâchant dexpliquer la reconnaissance que je lui devais.
Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays. Jallais répondre ; Mattia me coupa la parole :
Justement, dit-il.
Et Barberin ? demanda mon père. Pourquoi donc nest-il pas venu ?
Jexpliquai que Barberin était mort, ce qui avait été une grande déception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris, après avoir appris à Chavanon par mère Barberin que mes parents me cherchaient.
Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais de dire et je crus comprendre que celle-ci répondit que cétait très-bon ou très-bien ; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises les mots well et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon et bien que Barberin fût mort ? ce fut ce que je me demandai sans trouver de réponse à cette question.
Tu ne sais pas langlais ? me demanda mon père.
Non ; je sais seulement le français et aussi litalien pour lavoir appris avec un maître à qui Barberin mavait loué.
Vitalis ?
Vous avec su
Cest Barberin qui ma dit son nom, lorsquil y a quelque temps je me suis rendu en France pour te chercher. Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne tavons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu lidée daller trouver Barberin.
Oh ! oui, très-curieux, je vous assure, bien curieux.
Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.
En entrant javais déposé ma harpe contre la muraille, je débouclai mon sac et pris la place qui métait indiquée.
Mais comme jétendais mes jambes crottées et mouillées devant le feu, mon grand-père cracha de mon côté sans rien dire, à peu près comme un vieux chat en colère ; je neus pas besoin dautre explication pour comprendre que je le gênais, et je retirai mes jambes.
Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux naime pas quon se mette devant son feu, mais si tu as froid chauffe-toi ; il ny a pas besoin de se gêner avec lui.
Je fus abasourdi dentendre parler ainsi de ce vieillard à cheveux blancs ; il me semblait que si lon devait se gêner avec quelquun, cétait précisément avec lui ; je tins donc mes jambes sous ma chaise.
Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand jépousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle quelle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et temporta en France, à Paris, où elle tabandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusquà Paris, car nous ne pouvions pas supposer quon tavait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsquil y a trois mois, cette femme, atteinte dune maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France et jallai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on mapprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui tavait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit quil tavait loué à Vitalis, un musicien ambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de largent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandais davertir les gens de loi qui soccupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il taurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, cest que nous nhabitons Londres que dans lhiver ; pendant la belle saison nous parcourons lAngleterre et lÉcosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans, tu reprends ici ta place, dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tu nentends pas ce que nous disons de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais jespère que tu thabitueras vite.
Oui sans doute, je mhabituerais vite ; nétait-ce pas tout naturel puisque jétais dans ma famille, et que ceux avec qui jallais vivre étaient mes père et mère, mes frères et surs ?
Les beaux langes navaient pas dit vrai ; pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui mavaient secouru, cétait un malheur ; je ne pourrais pas faire pour eux ce que javais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout quils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches ; mais pour moi quimportait après tout : javais une famille et cétait un rêve denfant de simaginer que la fortune serait ma mère : tendresse vaut mieux que richesse : ce nétait pas dargent que javais besoin, cétait daffection.
Pendant que jécoutais le récit de mon père, nayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de buf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.
Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda mon père en sadressant à Mattia et à moi.
Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.
Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.
Mais avant de sasseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusquà la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre.
Quoique je neusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt pour dire vrai, bien que je neusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma sur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, quils trempaient dans la sauce et quils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent sen apercevoir ; quant à mon grand-père, il navait dattention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants mes frères se moquaient de lui.
Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit quil attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé : là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de lune et nous vîmes quil sy trouvait deux lits superbes.
Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien.
Telle fut ma réception dans ma famille, la famille Driscoll.
XIVPère et mère honoreras.
Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle, mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture : nous navions donc quà nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions lhabitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie.
Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.
Bonsoir, Mattia.
Mattia navait pas plus envie de parler que je nen avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence.
Mais navoir pas envie de parler nest pas avoir envie de dormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournant et me retournant dans mon étroite couchette.
Tout en réfléchissant, jentendais Mattia, qui occupait la couchette placée au-dessus de la mienne, sagiter et se tourner aussi, ce qui prouvait quil ne dormait pas mieux que moi.
Tu ne dors pas ? lui dis-je à voix basse.
Non, pas encore.
Es-tu mal ?
Non, je te remercie, je suis très-bien, au contraire, seulement tout tourne autour de moi, comme si jétais encore sur la mer, et la voiture sélève et senfonce, en roulant de tous côtés.
Était-ce seulement le mal de mer qui empêchait Mattia de sendormir ? les pensées qui le tenaient éveillé nétaient-elles pas les mêmes que les miennes ? Il maimait assez, et nous étions assez étroitement unis de cur comme desprit pour quil sentît ce que je sentais moi-même.
Le sommeil ne vint pas, et le temps en sécoulant, augmenta leffroi vague qui moppressait : tout dabord je navais pas bien compris limpression qui dominait en moi parmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse, mais maintenant je voyais que cétait la peur. Peur de quoi ? Je nen savais rien, mais enfin javais peur. Et ce nétait pas dêtre couché dans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Green que jétais effrayé. Combien de fois dans mon existence vagabonde avais-je passé des nuits nétant pas protégé comme je létais en ce moment. Javais conscience dêtre à labri de tout danger, et cependant jétais épouvanté ; plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenais à me rassurer.
Les heures sécoulèrent les unes après les autres sans que je pusse me rendre compte de lavancement de la nuit, car il ny avait pas aux environs dhorloges qui sonnassent : tout à coup jentendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que la cour du Lion-Rouge ; puis après plusieurs appels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notre voiture.
Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder ; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que je navais pas remarquée en me couchant parce quelle était recouverte à lintérieur par un rideau ; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, lautre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis je regardai au dehors.
Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruit ouvert la porte de la rue, puis il lavait refermée de la même manière après lentrée de deux hommes lourdement chargés de ballots quils portaient sur leurs épaules.
Alors il posa un doigt sur ses lèvres et de son autre main qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture dans laquelle nous étions couchés ; cela voulait dire quil ne fallait pas faire de bruit de peur de nous réveiller.
Cette attention me toucha et jeus lidée de lui crier quil navait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormais pas, mais comme caurait été réveiller Mattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je me tus.
Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets ; lun était plein de pièces détoffes ; dans lautre se trouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants.
Alors je compris ce qui tout dabord mavait étonné : ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises à mes parents.
Mon père prenait chaque objet, lexaminait à la lumière de sa lanterne, et le passait à ma mère qui avec des petits ciseaux coupait les étiquettes, quelle mettait dans sa poche.
Cela me parut bizarre, de même que lheure choisie pour cette vente me paraissait étrange.
Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelques paroles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots : si javais su langlais, jaurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce quon ne comprend pas ; il ny eut guère que le mot policemen, plusieurs fois répété, qui frappa mon oreille.
Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité, mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrer dans la maison, et de nouveau lobscurité se fit autour de nous ; il était évident quils allaient régler leur compte.
Je voulus me dire quil ny avait rien de plus naturel que ce que je venais de voir, cependant je ne pus pas me convaincre moi-même, si grande que fût ma bonne volonté : pourquoi ces gens venant chez mes parents nétaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge ? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse comme si lon craignait dêtre entendu du dehors ? Pourquoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effets quelle achetait ?
Ces questions nétaient pas faites pour mendormir, et comme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasser de mon esprit, mais cétait en vain. Après un certain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveau je regardai par la fente de mon rideau ; mais cette fois ce fut malgré moi et contre ma volonté, tandis que la première javais été tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je me disais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais quil vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulus voir.
Mon père et ma mère étaient seuls ; tandis que ma mère faisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayait un coin de la remise ; sous le sable sec quil enlevait à grands coups de balai apparut bientôt une trappe : il la leva ; puis comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots il les descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandis que ma mère léclairait avec la lanterne ; les deux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et avec son balai replaça dessus le sable quil avait enlevé ; quand il eut achevé sa besogne il fut impossible de voir où se trouvait louverture de cette trappe ; sur le sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol de la remise.
Ils sortirent.
Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison, il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme sil reposait sa tête sur loreiller.
Avait-il vu ce qui venait de se passer ?
Je nosai le lui demander : ce nétait plus une épouvante vague qui métouffait ; je savais maintenant pourquoi javais peur : des pieds à la tête jétais baigné dans une sueur froide.
Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, qui chanta dans le voisinage, mannonça lapproche du matin ; alors seulement je mendormis, mais dun sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemars anxieux qui métouffaient.
Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture fut ouverte ; mais, mimaginant que cétait mon père qui venait nous prévenir quil était temps de nous lever, je fermai les yeux pour ne pas le voir.
Cest ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté ; il est déjà parti.
Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas si javais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question ; comme il me regardait à un certain moment, je détournai les yeux.
Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne sy trouvaient point ; mon grand-père était devant le feu, assis dans son fauteuil, comme sil navait pas bougé depuis la veille, et ma sur aînée, qui sappelait Annie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frère Allen balayait la pièce.
Jallai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrent leur besogne sans me répondre.
Jarrivai alors à mon grand-père, mais il ne me laissa point approcher, et comme la veille, il cracha de mon côté, ce qui marrêta court.
Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai mon père et ma mère ce matin.
Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père en entendant parler anglais se radoucit ; sa physionomie perdit un peu de son effrayante fixité et il voulut bien répondre.
Que dit-il ? demandai-je.
Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mère dort et que nous pouvons aller nous promener.
Il na dit que cela ? demandai-je, trouvant cette traduction bien courte.
Mattia parut embarrassé.
Je ne sais pas si jai bien compris le reste, dit-il.
Dis ce que tu as compris.
Il me semble quil a dit que si nous trouvions une bonne occasion en ville il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté, cela jen suis sûr : « Retiens ma leçon : il faut vivre aux dépens des imbéciles. »
Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia mexpliquait, car à ces derniers mots il fit de sa main qui nétait pas paralysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche et en même temps il cligna de lil.
Sortons, dis-je à Mattia.
Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes aux environs de la cour du Lion-Rouge, nosant pas nous éloigner de peur de nous égarer ; et le jour Bethnal-Green me parut encore plus affreux quil ne sétait montré la veille dans la nuit : partout dans les maisons aussi bien que dans les gens, la misère avec ce quelle a de plus attristant.
Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disions rien.
Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes à lun des bouts de notre cour et nous rentrâmes.
Ma mère avait quitté sa chambre ; de la porte je laperçus la tête appuyée sur la table : mimaginant quelle était malade, je courus à elle pour lembrasser, puisque je ne pouvais pas lui parler.
Je la pris dans mes bras, elle releva la tête en la balançant, puis elle me regarda, mais assurément sans me voir ; alors je respirai une odeur de genièvre quexhalait son haleine chaude. Je reculai. Elle laissa retomber sa tête sur ses deux bras étalés sur la table.
Gin, dit mon grand-père.
Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que je ne compris pas.
Tout dabord je restai immobile comme si jétais privé de sentiment, puis après quelques secondes je regardai Mattia, qui lui-même me regardait avec des larmes dans les yeux.
Je lui fis un signe et de nouveau nous sortîmes.
Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoir où nous nous dirigions.
Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avec une certaine inquiétude.
Je ne sais pas ; quelque part où nous pourrons causer ; jai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas.
En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, je métais habitué, à lécole de Vitalis, à ne jamais rien dire dimportant quand nous nous trouvions au milieu dune rue de ville ou de village, et lorsque jétais dérangé par les passants je perdais tout de suite mes idées : or, je voulais parler à Mattia sérieusement en sachant bien ce que je dirais.
Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivions dans une rue plus large que les ruelles doù nous sortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue : cétait peut-être la campagne : nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce nétait point la campagne, mais cétait un parc immense avec de vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là à souhait pour causer.
Ma résolution était bien prise, et je savais ce que je voulais dire :
Tu sais que je taime, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade aussitôt que nous fûmes assis dans un endroit écarté et abrité, et tu sais bien, nest-ce pas, que cest par amitié que je tai demandé de maccompagner chez mes parents. Tu ne douteras donc pas de mon amitié, nest-ce pas, quoi que je te demande.
Que tu es bête ! répondit-il en sefforçant de sourire.
Tu voudrais rire pour que je ne mattendrisse pas, mais cela ne fait rien, si je mattendris ; avec qui puis-je pleurer si ce nest avec toi ?
Et me jetant dans les bras de Mattia, je fondis en larmes ; jamais je ne métais senti si malheureux quand jétais seul, perdu au milieu du vaste monde.
Après une crise de sanglots, je mefforçai de me calmer ; ce nétait pas pour me faire plaindre par Mattia que je lavais amené dans ce parc, ce nétait pas pour moi, cétait pour lui.
Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner en France.
Te quitter, jamais !
Je savais bien à lavance que ce serait là ce que tu me répondrais, et je suis heureux, bien heureux, je tassure, que tu maies dit que tu ne me quitterais jamais, cependant il faut me quitter, il faut retourner en France, en Italie, où tu voudras, peu importe, pourvu que tu ne restes pas en Angleterre.
Et toi, où veux-tu aller ? où veux-tu que nous allions ?
Moi ! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec ma famille ; nest-ce pas mon devoir dhabiter près de mes parents ? Prends ce qui nous reste dargent et pars.
Ne dis pas cela, Rémi, sil faut que quelquun parte, cest toi, au contraire.
Pourquoi ?
Parce que
. Il nacheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur.
Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sans ménagement pour moi, sans peur ; tu ne dormais pas cette nuit ? tu as vu ?
Il tint ses yeux baissés, et dune voix étouffée :
Je ne dormais pas, dit-il.
Quas-tu vu ?
Tout.
Et as-tu compris ?
Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pas achetées. Ton père les a grondés davoir frappé à la porte de la remise et non à celle de la maison ; ils ont répondu quils étaient guettés par les policemen.
Tu vois donc bien quil faut que tu partes, lui dis-je.
Sil faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela nest pas plus utile pour lun que pour lautre.
Quand je tai demandé de maccompagner, je croyais, daprès ce que mavait dit mère Barberin, et aussi daprès mes rêves, que ma famille pourrait nous faire instruire tous les deux, et que nous ne nous séparerions pas ; mais les choses ne sont pas ainsi ; le rêve était
un rêve ; il faut donc que nous nous séparions.
Jamais !
Écoute-moi bien, comprends-moi, et najoute pas à mon chagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, et si celui-ci tavait repris, tu naurais pas voulu, nest-ce pas, que je restasse avec toi, et ce que je te dis en ce moment, tu me laurais dit. Il ne répondit pas.
Est-ce vrai ? dis-moi si cest vrai. Après un moment de réflexion il parla :
À ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien : quand, à Chavanon, tu mas parlé de ta famille qui te cherchait, cela ma fait un grand chagrin ; jaurais dû être heureux de savoir que tu allais retrouver tes parents, jai été au contraire fâché. Au lieu de penser à ta joie et à ton bonheur, je nai pensé quà moi : je me suis dit que tu aurais des frères et des surs que tu aimerais comme tu maimais, plus que moi peut-être, des frères et des surs riches, bien élevés, instruits, des beaux messieurs, des belles demoiselles, et jai été jaloux. Voilà ce quil faut que tu saches, voilà la vérité quil faut que je te confesse pour que tu me pardonnes, si tu peux me pardonner daussi mauvais sentiments.
Oh ! Mattia !
Dis, dis-moi que tu me pardonnes.
De tout mon cur ; javais bien vu ton chagrin, je ne ten ai jamais voulu.
Parce que tu es bête ; tu es une trop bonne bête ; il faut en vouloir à ceux qui sont méchants, et jai été méchant. Mais si tu me pardonnes, parce que tu es bon, moi, je ne me pardonne pas, parce que moi, je ne suis pas bon. Tu ne sais pas tout encore : je me disais : je vais avec lui en Angleterre parce quil faut voir ; mais quand il sera heureux, bien heureux, quand il naura plus le temps de penser à moi, je me sauverai, et, sans marrêter, je men irai jusquà Lucca pour embrasser Cristina. Mais voilà quau lieu dêtre riche et heureux, comme nous avions cru que tu le serais, tu nes pas riche et tu es
cest-à-dire tu nes pas ce que nous avions cru ; alors je ne dois pas partir, et ce nest pas Cristina, ce nest pas ma petite sur que je dois embrasser, cest mon camarade, cest mon ami, cest mon frère, cest Rémi.
Disant cela, il me prit la main et me lembrassa ; alors les larmes emplirent mes yeux, mais elles ne furent plus amères et brûlantes comme celles que je venais de verser.
Cependant, si grande que fût mon émotion, elle ne me fit pas abandonner mon idée :
Il faut que tu partes, il faut que tu retournes en France, que tu voies Lise, le père Acquin, mère Barberin, tous mes amis, et que tu leur dises pourquoi je ne fais pas pour eux ce que je voulais, ce que javais rêvé, ce que javais promis. Tu expliqueras que mes parents ne sont pas riches comme nous avions cru, et ce sera assez pour quon mexcuse. Tu comprends, nest-ce pas ? Ils ne sont pas riches, cela explique tout : ce nest pas une honte de nêtre pas riche.
Ce nest pas parce quils ne sont pas riches que tu veux que je parte ; aussi je ne partirai pas.
Mattia, je ten prie, naugmente pas ma peine, tu vois comme elle est grande.
Oh ! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu as honte de mexpliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pas fin, mais si je ne comprends pas tout ce qui devait mentrer là, il frappa sa tête, je sens ce qui matteint là, il mit sa main sur son cur. Ce nest pas parce que tes parents sont pauvres que tu veux que je parte, ce nest pas parce quils ne peuvent pas me nourrir, car je ne leur serais pas à charge et je travaillerais pour eux, cest
cest parce que, après ce que tu as vu cette nuit, tu as peur pour moi.
Mattia, ne dis pas cela.
Tu as peur que je nen arrive à couper les étiquettes des marchandises qui nont pas été achetées.
Oh ! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi !
Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de honte.
Eh bien ! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi jai peur pour toi, et cest pour cela que je te dis : « Partons ensemble, retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tes amis. »
Cest impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur dois rien ; moi, ils sont mes parents, je dois rester avec eux.
Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père ! cette femme, couchée sur la table, ta mère !
Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement, non plus sur celui de la prière, je mécriai :
Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends ! Cest de mon grand-père, cest de ma mère que tu parles : je dois les honorer, les aimer.
Tu le devrais sils étaient réellement tes parents ; mais sils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tu quand même les honorer et les aimer ?
Tu nas donc pas écouté le récit de mon père ?
Quest-ce quil prouve ce récit ? Ils ont perdu un enfant du même âge que toi ; ils lont fait chercher et ils en ont retrouvé un du même âge que celui quils avaient perdu ; voilà tout.
Tu oublies que lenfant quon leur avait volé a été abandonné avenue de Breteuil, et que cest avenue de Breteuil que jai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu.
Pourquoi deux enfants nauraient-ils pas été abandonnés avenue de Breteuil le même jour ? Pourquoi le commissaire de police ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon ? Cela est possible.
Cela est absurde.
Peut-être bien ; ce que je dis, ce que jexplique, peut être absurde, mais cest parce que je le dis et lexplique mal, parce que jai une pauvre tête ; un autre que moi lexpliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ; cest moi qui suis absurde, voilà tout.
Hélas ! non, ce nest pas tout.
Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu nas pas les cheveux blonds, comme tes frères et surs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? Dun autre côté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant dargent pour retrouver un enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu nes pas un Driscoll ; je sais bien que je ne suis quune bête, on me la toujours dit, cest la faute de ma tête. Mais tu nes pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair ; jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi ; sil faut travailler, nous travaillerons ensemble.
Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia ? Il se mit à sourire tristement :
Ce ne serait pas là le plus dur : est-ce que les coups font du mal quand on les reçoit pour son ami ?
XVCapi perverti.
Ce fut seulement à la nuit tombante que nous rentrâmes cour du Lion-Rouge : nous passâmes toute notre journée à nous promener dans ce beau parc, en causant, après avoir déjeuné dun morceau de pain que nous achetâmes.
Mon père était de retour à la maison et ma mère était debout : ni lui, ni elle, ne nous firent dobservations sur notre longue promenade ; ce fut seulement après le souper que mon père nous dit quil avait à nous parler à tous deux, à Mattia et à moi, et pour cela il nous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valut un grognement du grand-père qui décidément était féroce pour garder sa part de feu.
Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vie en France ? demanda mon père.
Je fis le récit quil nous demandait.
Ainsi vous navez jamais eu peur de mourir de faim ?
Jamais ; non-seulement nous avons gagné notre vie, mais encore nous avons gagné de quoi acheter une vache, dit Mattia avec assurance.
Et à son tour il raconta lacquisition de notre vache.
Vous avez donc bien du talent ? demanda mon père ; montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables.
Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas ma chanson napolitaine.
Bien, bien, dit mon père, et Mattia que sait-il ? Mattia aussi joua un morceau de violon et un autre de cornet à piston.
Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements des enfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous.
Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Je ne pense pas que cest pour votre seul agrément que vous traînez un chien avec vous ; il doit être en état de gagner au moins sa nourriture.
Jétais fier des talents de Capi, non-seulement pour lui, mais encore pour Vitalis ; je voulus quil jouât quelques-uns des tours de son répertoire, et il obtint auprès des enfants son succès accoutumé.
Mais cest une fortune, ce chien-là, dit mon père.
Je répondis à ce compliment en faisant léloge de Capi et en assurant quil était capable dapprendre en peu de temps tout ce quon voulait bien lui montrer, même ce que les chiens ne savaient pas faire ordinairement.
Mon père traduisit mes paroles en anglais, et il me sembla quil y ajoutait quelques mots que je ne compris pas, mais qui firent rire tout le monde, ma mère, les enfants, et mon grand-père aussi, qui cligna de lil à plusieurs reprises en criant : « fin dog », ce qui veut dire beau chien ; mais Capi nen fut pas plus fier.
Puisquil en est ainsi, continua mon père, voici ce que je vous propose ; mais avant tout, il faut que Mattia dise sil lui convient de rester en Angleterre, et sil veut demeurer avec nous.
Je désire rester avec Rémi, répondit Mattia, qui était beaucoup plus fin quil ne disait et même quil ne croyait, et jirai partout où ira Rémi.
Mon père, qui ne pouvait pas deviner ce quil y avait de sous-entendu dans cette réponse, sen montra satisfait.
Puisquil en est ainsi, dit-il, je reviens à ma proposition : Nous ne sommes pas riches, et nous travaillons tous pour vivre ; lété nous parcourons lAngleterre, et les enfants vont offrir mes marchandises à ceux qui ne veulent pas se déranger pour venir jusquà nous ; mais lhiver nous navons pas grandchose à faire ; tant que nous serons à Londres, Rémi et Mattia pourront aller jouer de la musique dans les rues, et je ne doute pas quils ne gagnent bientôt de bonnes journées, surtout quand nous approcherons des fêtes de Noël, de ce que nous appelons les waits ou veillées. Mais comme il ne faut pas faire du gaspillage en ce monde, Capi ira donner des représentations avec Allen et Ned.
Capi ne travaille bien quavec moi, dis-je vivement ; car il ne pouvait pas me convenir de me séparer de lui.
Il apprendra à travailler avec Allen et Ned, sois tranquille, et en vous divisant ainsi vous gagnerez beaucoup plus.
Mais je vous assure quil ne fera rien de bon ; et dautre part nos recettes à Mattia et à moi seront moins fortes ; nous gagnerions davantage avec Capi.
Assez causé, me dit mon père, quand jai dit une chose, jentends quon la fasse et tout de suite, cest la règle de la maison, jentends que tu ty conformes, comme tout le monde.
Il ny avait pas à répliquer, et je ne dis rien, mais tout bas je pensai que mes beaux rêves pour Capi se réalisaient aussi tristement que pour moi : nous allions donc être séparés ! quel chagrin pour lui et pour moi !
Nous gagnâmes notre voiture pour nous coucher, mais ce soir-là, mon père ne nous enferma point.
Comme je me couchais, Mattia, qui avait été plus de temps que moi à se déshabiller, sapprocha de mon oreille, et me parlant dune voix étouffée :
Tu vois, dit-il, que celui que tu appelles ton père ne tient pas seulement à avoir des enfants qui travaillent pour lui, il lui faut encore des chiens ; cela ne touvre-t-il pas les yeux enfin ? demain nous écrirons à mère Barberin.
Mais le lendemain il fallut faire la leçon à Capi ; je le pris dans mes bras, et doucement, en lembrassant souvent sur le nez, je lui expliquai ce que jattendais de lui : pauvre chien, comme il me regardait, comme il mécoutait.
Quand je remis sa laisse dans la main dAllen, je recommençai mes explications, et il était si intelligent, si docile, quil suivit mes deux frères dun air triste mais enfin sans résistance.
Pour Mattia et pour moi, mon père voulut nous conduire lui-même dans un quartier où nous avions chance de faire de bonnes recettes, et nous traversâmes tout Londres pour arriver dans une partie de la ville où il ny avait que de belles maisons avec des portiques, dans des rues monumentales bordées de jardins : dans ces splendides rues aux larges trottoirs, plus de pauvres gens en guenilles et à mine famélique, mais de belles dames aux toilettes voyantes, des voitures dont les panneaux brillaient comme des glaces, des chevaux magnifiques que conduisaient de gros et gras cochers aux cheveux poudrés.
Nous ne rentrâmes que tard à la cour du Lion-Rouge, car la distance est longue du West-End à Bethnal-Green, et jeus la joie de retrouver Capi, bien crotté mais de bonne humeur.
Je fus si content de le revoir quaprès lavoir bien frotté avec de la paille sèche, je lenveloppai dans ma peau de mouton et le couchai dans mon lit ; qui fut le plus heureux de lui ou de moi ? cela serait difficile à dire.
Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours ; nous partions le matin et nous ne revenions que le soir après avoir joué notre répertoire tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre, tandis que de son côté, Capi allait donner des représentations sous la direction dAllen et de Ned ; mais un soir, mon père me dit que le lendemain je pourrais prendre Capi avec moi, attendu quil garderait Allen et Ned à la maison.
Cela nous fît grand plaisir et nous nous promîmes bien, Mattia et moi, de faire une assez belle recette avec Capi, pour que désormais on nous le donnât toujours ; il sagissait de reconquérir Capi, et nous ne nous épargnerions ni lun ni lautre.
Nous lui fîmes donc subir une sévère toilette le matin et, après déjeuner, nous nous mîmes en route pour le quartier où lexpérience nous avait appris « que lhonorable société mettait le plus facilement la main à la poche ». Pour cela il nous fallait traverser tout Londres de lest à louest par Old street, Holborn et Oxford street.
Par malheur pour le succès de notre entreprise depuis deux jours le brouillard ne sétait pas éclairci ; le ciel, ou ce qui tient lieu de ciel à Londres, était un nuage de vapeurs orangées, et dans les rues flottait une sorte de fumée grisâtre qui ne permettait à la vue de sétendre quà quelques pas : on sortirait peu, et des fenêtres derrière lesquelles on nous écouterait, on ne verrait guère Capi ; cétait là une fâcheuse condition pour notre recette ; aussi Mattia injuriait-il le brouillard, ce maudit fog, sans se douter du service quil devait nous rendre à tous les trois quelques instants plus tard.
Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talons par un mot que je lui disais de temps en temps, ce qui avec lui valait mieux que la plus solide chaîne, nous étions arrivés dans Holborn qui, on le sait, est une des rues les plus fréquentées et les plus commerçantes de Londres. Tout à coup je maperçus que Capi ne nous suivait plus. Quétait-il devenu ? cela était extraordinaire. Je marrêtai pour lattendre en me jetant dans lenfoncement dune allée, et je sifflai doucement, car nous ne pouvions pas voir au loin. Jétais déjà anxieux, craignant quil ne nous eût été volé, quand il arriva au galop, tenant dans sa gueule une paire de bas de laine et frétillant de la queue : posant ses pattes de devant contre moi il me présenta ces bas en me disant de les prendre ; il paraissait tout fier, comme lorsquil avait bien réussi un de ses tours les plus difficiles, et venait demander mon approbation.
Cela sétait fait en quelques secondes et je restais ébahi, quand brusquement Mattia prit les bas dune main et de lautre mentraîna dans lallée.
Marchons vite, me dit-il, mais sans courir.
Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes quil me donna lexplication de cette fuite.
Je restais comme toi à me demander doù venait cette paire de bas, quand jai entendu un homme dire : Où est-il le voleur ? le voleur cétait Capi, tu le comprends ; sans le brouillard nous étions arrêtés comme voleurs.
Je ne comprenais que trop, je restai un moment suffoqué : ils avaient fait un voleur de Capi, du bon, de lhonnête Capi !
Rentrons à la maison, dis-je à Mattia, et tiens Capi en laisse.
Mattia ne me dit pas un mot et nous rentrâmes cour du Lion-Rouge en marchant rapidement. Le père, la mère et les enfants étaient autour de la table occupés à plier des étoffes : je jetai la paire de bas sur la table, ce qui fit rire Allen et Ned.
Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient de voler, car on a fait de Capi un voleur : je pense que ça été pour jouer.
Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je ne métais jamais senti aussi résolu.
Et si ce nétait pas un jeu, demanda mon père, que ferais-tu, je te prie ?
Jattacherais une corde au cou de Capi, et quoique je laime bien, jirais le noyer dans la Tamise : je ne veux pas que Capi devienne un voleur, pas plus que jen deviendrai un moi-même ; si je pensais que cela doive arriver jamais, jirais me noyer avec lui tout de suite.
Mon père me regarda en face et il fit un geste de colère comme pour massommer ; ses yeux me brûlèrent ; cependant je ne baissai pas les miens ; peu à peu son visage contracté se détendit.
Tu as eu raison de croire que cétait un jeu, dit-il ; aussi pour que cela ne se reproduise plus, Capi désormais ne sortira quavec toi.
XVILes beaux langes ont menti.
À toutes mes avances, mes frères Allen et Ned navaient jamais répondu que par une antipathie hargneuse, et tout ce que javais voulu faire pour eux, ils lavaient mal accueilli : évidemment je nétais pas un frère à leurs yeux.
Après laventure de Capi, la situation se dessina nettement entre nous, et je leur signifiai, non en paroles, puisque je ne savais pas mexprimer facilement en anglais, mais par une pantomime vive et expressive, où mes deux poings jouèrent le principal rôle, que sils tentaient jamais la moindre chose contre Capi, ils me trouveraient là pour le défendre ou le venger.
Nayant pas de frères, jaurais voulu avoir des surs ; mais Annie, laînée des filles, ne me témoignait pas de meilleurs sentiments que ses frères ; comme eux, elle avait mal reçu mes avances, et elle ne laissait point passer de jour sans me jouer quelque mauvais tour de sa façon, ce à quoi, je dois le dire, elle était fort ingénieuse.
Repoussé par Allen et par Ned, repoussé par Annie, il ne métait resté que la petite Kate, qui avec ses trois ans était trop jeune pour entrer dans lassociation de ses frères et de sa sur ; elle avait donc bien voulu se laisser caresser par moi, dabord parce que je lui faisais faire des tours par Capi, et plus tard, lorsque Capi me fut rendu, parce que je lui apportais les bonbons, les gâteaux, les oranges que dans nos représentations les enfants nous donnaient dun air majestueux en nous disant : « Pour le chien ». Donner des oranges au chien, cela nétait peut-être pas très-sensé, mais je les acceptais avec reconnaissance, car elles me permettaient de gagner ainsi les bonnes grâces de miss Kate.
Ainsi de toute ma famille, cette famille pour laquelle je me sentais tant de tendresse dans le cur lorsque jétais débarqué en Angleterre, il ny avait que la petite Kate qui me permettait de laimer ; mon grand-père continuait à cracher furieusement de mon côté toutes les fois que je lapprochais ; mon père ne soccupait de moi que pour me demander chaque soir le compte de notre recette ; ma mère, le plus souvent nétait pas de ce monde ; Allen, Ned et Annie me détestaient, seule Kate se laissait caresser, encore nétait-ce que parce que mes poches étaient pleines.
Quelle chute !
Aussi dans mon chagrin, et bien que tout dabord jeusse repoussé les suppositions de Mattia, en venais-je à me dire que si vraiment jétais lenfant de cette famille on aurait pour moi dautres sentiments que ceux quon me témoignait avec si peu de ménagement, alors que je navais rien fait pour mériter cette indifférence ou cette dureté.
Quand Mattia me voyait sous linfluence de ces tristes pensées, il devinait très-bien ce qui les provoquait, et alors il me disait, comme sil se parlait à lui-même :
Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre.
Pour avoir cette lettre qui devait mêtre adressée « poste restante », nous avions changé notre itinéraire de chaque jour, et au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendions jusquà la poste. Pendant assez longtemps, nous fîmes cette course inutilement, mais à la fin, cette lettre si impatiemment attendue nous fut remise.
Lhôtel général des postes nest point un endroit favorable à la lecture ; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine, ce qui me donna le temps de calmer un peu mon émotion, et là enfin, je pus ouvrir la lettre de mère Barberin, cest-à-dire la lettre quelle avait fait écrire par le curé de Chavanon :
« Mon petit Rémi,
« Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettre mapprend, car selon ce que mon pauvre Barberin mavait toujours dit aussi bien après tavoir trouvé avenue de Breteuil, quaprès avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensais que tes parents étaient dans une bonne et même dans une grande position de fortune.
« Cette idée métait confirmée par la façon dont tu étais habillé lorsque Barberin ta apporté à Chavanon, et qui disait bien clairement que les objets que tu portais appartenaient à la layette dun enfant riche. Tu me demandes de texpliquer comment étaient les langes dans lesquels tu étais emmailloté ; je peux le faire facilement car jai conservé tous ces objets en vue de servir à ta reconnaissance le jour où lon te réclamerait, ce qui selon moi devait arriver certainement.
« Mais, dabord, il faut te dire que tu navais pas de langes ; si je tai parlé quelquefois de langes, cest par habitude et parce que les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu nétais pas emmailloté ; au contraire tu étais habillé ; et voici quels étaient les objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui na de particulier que sa beauté et sa richesse ; une brassière en toile fine garnie dune petite dentelle à lencolure et aux bras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ; des chaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longue robe aussi en flanelle blanche, et enfin une grande pelisse à capuchon en cachemire blanc, doublée de soie, et en dessus ornée de belles broderies.
« Tu navais pas de couche en toile appartenant à la même layette, parce quon tavait changé chez le commissaire de police où lon avait remplacé la couche par une serviette ordinaire.
« Enfin, il faut ajouter aussi quaucun de ces objets nétait marqué, mais la couche en flanelle et la brassière avait dû lêtre, car les coins où se met ordinairement la marque avaient été coupés, ce qui indiquait quon avait pris toutes les précautions pour dérouter les recherches.
« Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tu crois avoir besoin de ces objets, tu nas quà me lécrire ; je te les enverrai.
« Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pas me donner tous les beaux cadeaux que tu mavais promis ; ta vache achetée sur ton pain de chaque jour vaut pour moi tous les cadeaux du monde. Jai du plaisir de te dire quelle est toujours en bonne santé ; son lait ne diminue pas, et, grâce à elle, je suis maintenant à mon aise ; je ne la vois pas sans penser à toi et à ton bon petit camarade Mattia.
« Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner de tes nouvelles, et jespère quelles seront toujours bonnes : toi si tendre et si affectueux, comment ne serais-tu pas heureux dans ta famille, avec un père, une mère, des frères et des surs qui vont taimer comme tu mérites de lêtre ?
« Adieu, mon cher enfant, je tembrasse affectueusement.
« Ta mère nourrice,
« Ve Barberin. »
La fin de cette lettre mavait serré le cur : pauvre mère Barberin, comme elle était bonne pour moi ! parce quelle maimait, elle simaginait que tout le monde devait maimer comme elle.
Cest une brave femme, dit Mattia, elle a pensé à moi ; mais quand elle maurait oublié, cela nempêcherait pas que je la remercierais pour sa lettre ; avec une description aussi complète, il ne faudra pas que master Driscoll se trompe dans lénumération des objets que tu portais lorsquon ta volé.
Il peut avoir oublié.
Ne dis donc pas cela : est-ce quon oublie les vêtements qui habillaient lenfant quon a perdu, le jour où on la perdu, puisque ce sont ces vêtements qui doivent le faire retrouver ?
Jusquà ce que mon père ait répondu, ne fais pas de suppositions, je te prie.
Ce nest pas moi qui en fais, cest toi qui dis quil peut avoir oublié.
Enfin, nous verrons.
Ce nétait pas chose facile que de demander à mon père de me dire comment jétais vêtu lorsque je lui avais été volé. Si je lui avais posé cette question tout naïvement, sans arrière-pensée, rien naurait été plus simple ; mais il nen était pas ainsi, et cétait justement cette arrière-pensée, qui me rendait timide et hésitant.
Enfin un jour quune pluie glaciale nous avait fait rentrer de meilleure heure que de coutume, je pris mon courage, et je mis la conversation sur le sujet qui me causait de si poignantes angoisses.
Au premier mot de ma question, mon père me regarda en face, en me fouillant des yeux, comme il en avait lhabitude lorsquil était blessé par ce que je lui disais, mais je soutins son regard plus bravement que je ne lavais espéré lorsque javais pensé à ce moment.
Je crus quil allait se fâcher et je jetai un coup dil inquiet du côté de Mattia, qui nous écoutait sans en avoir lair, pour le prendre à témoin de la maladresse quil mavait fait risquer ; mais il nen fut rien ; le premier mouvement de colère passé, il se mit à sourire ; il est vrai quil y avait quelque chose de dur et de cruel dans ce sourire, mais enfin cétait bien un sourire.
Ce qui ma le mieux servi pour te retrouver, dit-il, ça été la description des vêtements que tu portais au moment où tu nous a été volé : un bonnet en dentelle, une brassière en toile garnie de dentelles, une couche et une robe en flanelle, des bas de laine, des chaussons en tricot, une pelisse à capuchon en cachemire blanc brodé : javais beaucoup compté sur la marque de ton linge F. D., cest-à-dire Francis Driscoll qui est ton nom, mais cette marque avait été coupée par celle qui tavait volé et qui par cette précaution espérait bien empêcher quon te découvrît jamais ; jeus à produire aussi ton acte de baptême que javais relevé à ta paroisse, quon ma rendu, et que je dois avoir encore.
Disant cela, et avec une complaisance qui était assez extraordinaire chez lui, il alla fouiller dans un tiroir et bientôt il en rapporta un grand papier marqué de plusieurs cachets quil me donna.
Je fis un dernier effort :
Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le traduire.
Volontiers.
De cette traduction, que Mattia fit tant bien que mal, il résultait que jétais né un jeudi deux août et que jétais fils de Patrick Driscoll et de Margaret Grange, sa femme.
Que demander de plus ?
Cependant Mattia ne se montra pas satisfait, et le soir, quand nous fûmes retirés dans notre voiture, il se pencha encore à mon oreille comme lorsquil avait quelque chose de secret à me confier.
Tout cela cest superbe, me dit-il, mais enfin cela nexplique pas comment Patrick Driscoll, marchand ambulant, et Margaret Grange, sa femme, étaient assez riches pour donner à leur enfant des bonnets en dentelle, des brassières garnies de dentelles, et des pelisses brodées ; les marchands ambulants ne sont pas si riches que ça.
Cest précisément parce quils étaient marchands que ces vêtements pouvaient leur coûter moins cher.
Mattia secoua la tête en sifflant, puis de nouveau me parlant à loreille :
Veux-tu que je te fasse part dune idée qui ne peut pas me sortir de la tête : cest que tu nes pas lenfant de master Driscoll, mais bien lenfant volé par master Driscoll.
Je voulus répliquer, mais déjà Mattia était monté dans son lit.
XVIILoncle dArthur : M. James Milligan.
Si javais été à la place de Mattia, jaurais peut-être eu autant dimagination que lui, mais dans ma position les libertés de pensée quil se permettait métaient interdites.
Cétait de mon père quil sagissait.
Pour Mattia, cétait de master Driscoll, comme il disait.
Et quand mon esprit voulait sélancer à la suite de Mattia, je le retenais aussitôt dune main que je mefforçais daffermir.
De master Driscoll Mattia pouvait penser tout ce qui lui passait par la tête ; pour lui, master Driscoll était un étranger à qui il ne devait rien.
À mon père, au contraire, je devais le respect.
Assurément il y avait des choses étranges dans ma situation, mais je navais pas la liberté de les examiner au même point de vue que Mattia.
Le doute était permis à Mattia.
À moi, il était défendu.
Et quand Mattia voulait me faire part de ses doutes, il était de mon devoir de lui imposer silence.
Cétait ce que jessayais, mais Mattia avait sa tête, et je ne parvenais pas toujours à triompher de son obstination.
Cogne si tu veux, disait-il en se fâchant, mais écoute.
Et alors il me fallait quand même écouter ses questions :
Pourquoi Allen, Ned, Annie et Kate avaient-ils les cheveux blonds, tandis que les miens nétaient pas blonds ?
Pourquoi tout le monde, dans la famille Driscoll, à lexception de Kate, qui ne savait pas ce quelle faisait, me témoignait-il de mauvais sentiments, comme si javais été un chien galeux ?
Comment, des gens qui nétaient pas riches habillaient-ils leurs enfants avec des dentelles ?
À tous ces pourquoi, à tous ces comment, je navais quune bonne réponse qui était elle-même une interrogation.
Pourquoi la famille Driscoll maurait-elle cherché si je nétais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné de largent à Barberin et à Greth and Galley ?
À cela Mattia était obligé de répondre quil ne pouvait pas répondre. Mais cependant il ne se déclarait pas vaincu.
Parce que je ne peux pas répondre à ta question, disait-il, cela ne prouve pas que jaie tort dans toutes celles que je te pose sans que tu y répondes toi-même. Un autre à ma place trouverait très-bien pourquoi master Driscoll ta fait chercher et dans quel but il a dépensé de largent. Moi je ne le trouve pas parce que je ne suis pas malin, et parce que je ne connais rien à rien.
Ne dis donc pas cela : tu es plein de malice au contraire.
Si je létais, je texpliquerais tout de suite ce que je ne peux pas texpliquer, mais ce que je sens : non, tu nes pas lenfant de la famille Driscoll, tu ne les pas, tu ne peux pas lêtre ; cela sera reconnu plus tard, certainement ; seulement par ton obstination à ne pas vouloir ouvrir les yeux tu retardes ce moment. Je comprends que ce que tu appelles le respect envers ta famille te retienne, mais il ne devrait pas te paralyser complètement.
Mais que veux-tu que je fasse ?
Je veux que nous retournions en France.
Cest impossible.
Parce que le devoir te retient auprès de ta famille ; mais si cette famille nest pas la tienne, qui te retient ?
Des discussions de cette nature ne pouvaient aboutir quà un résultat, qui était de me rendre plus malheureux que je ne lavais jamais été.
Quoi de plus de terrible que le doute !
Et malgré que je ne voulusse pas douter, je doutais.
Ce père était-il mon père ? cette mère était-elle ma mère ? cette famille était-elle la mienne ?
Cela était horrible à avouer, jétais moins tourmenté, moins malheureux, lorsque jétais seul.
Qui meût dit, lorsque je pleurais tristement, parce que je navais pas de famille, que je pleurerais désespérément parce que jen aurais une ?
Doù me viendrait la lumière ? qui méclairerait ? Comment saurais-je jamais la vérité ?
Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance, et je me disais que je me frapperais inutilement et à jamais, en pleine nuit noire, la tête contre un mur dans lequel il ny avait pas dissue.
Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse, et rire en faisant des grimaces, quand javais le cur si profondément triste.
Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que le dimanche on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, et je pouvais alors librement mabandonner à ma tristesse, en me promenant avec Mattia et Capi ; comme je ressemblais peu alors à lenfant que jétais quelques mois auparavant !
Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avec Mattia, mon père me retint à la maison, en me disant quil aurait besoin de moi dans la journée, et il envoya Mattia se promener tout seul : mon grand-père nétait pas descendu ; ma mère était sortie avec Kate et Annie, et mes frères étaient à courir les rues ; il ne restait donc à la maison que mon père et moi.
Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsquon frappa à la porte ; mon père alla ouvrir et il rentra accompagné dun monsieur qui ne ressemblait pas aux amis quil recevait ordinairement : celui-là était bien réellement ce quen Angleterre on appelle un gentleman, cest-à-dire un vrai monsieur, élégamment habillé et de physionomie hautaine, mais avec quelque chose de fatigué ; il avait environ cinquante ans ; ce qui me frappa le plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvement des deux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches et pointues comme celles dun jeune chien : cela était tout à fait caractéristique, et, en le regardant, on se demandait si cétait bien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou si ce nétait pas plutôt une envie de mordre.
Tout en parlant avec mon père en anglais, il tournait à chaque instant les yeux de mon côté ; mais quand il rencontrait les miens il cessait aussitôt de mexaminer.
Après quelques minutes dentretien, il abandonna langlais pour le français, quil parlait avec facilité et presque sans accent.
Cest là le jeune garçon dont vous mavez entretenu ? dit-il à mon père en me désignant du doigt ; il paraît bien portant.
Réponds-donc, me dit mon père.
Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman.
Oui, monsieur.
Vous navez jamais été malade ?
Jai eu une fluxion de poitrine.
Ah ! ah ! et comment cela ?
Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible ; mon maître, qui était avec moi, est mort de froid ; moi jai gagné cette fluxion de poitrine.
Il y a longtemps ?
Trois ans.
Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie ?
Non.
Pas de fatigues, pas de lassitudes, pas de sueurs dans la nuit ?
Non, jamais ; quand je suis fatigué, cest que jai beaucoup marché, mais cela ne me rend pas malade.
Et vous supportez la fatigue facilement ?
Il le faut bien.
Il se leva, et vint à moi ; alors il me tâta le bras, puis il posa la main sur mon cur, enfin il appuya sa tête dans mon dos et sur ma poitrine en me disant de respirer fort, comme si javais couru ; il me dit aussi de tousser.
Cela fait, il me regarda en face attentivement assez longtemps, et ce fut à ce moment que jeus lidée quil devait aimer à mordre, tant son sourire était effrayant.
Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avec mon père, puis après quelques minutes ils sortirent tous les deux, non par la porte de la rue, mais par celle de la remise.
Resté seul je me demandai ce que signifiaient les questions de ce gentleman ; voulait-il me prendre à son service ? mais alors il faudrait me séparer de Mattia et de Capi ! et puis jétais bien décidé à nêtre le domestique de personne, pas plus de ce gentleman qui me déplaisait, que dun autre qui me plairait.
Au bout dun certain temps, mon père rentra ; il me dit quayant à sortir, il ne memploierait pas comme il en avait eu lintention, et que jétais libre daller me promener si jen avais envie.
Je nen avais aucune envie ; mais que faire dans cette triste maison ? Autant se promener que de rester à sennuyer.
Comme il pleuvait, jentrai dans notre voiture pour y prendre ma peau de mouton : quelle fut ma surprise de trouver là Mattia ; jallais lui adresser la parole ; il mit sa main sur ma bouche, puis à voix basse :
Va ouvrir la porte de la remise, je sortirai doucement derrière toi, il ne faut pas quon sache que jétais dans la voiture.
Ce fut seulement quand nous fûmes dans la rue que Mattia se décida à parler :
Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton père tout à lheure ? me dit-il. M. James Milligan, loncle de ton ami Arthur.
Comme je restais immobile au milieu de la rue, il me prit par le bras, et tout en marchant il continua :
Comme je mennuyais à me promener tout seul dans ces tristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir et je me suis couché sur mon lit, mais je nai pas dormi ; ton père, accompagné dun gentleman, est entré dans la remise et jai entendu leur conversation sans lécouter : « Solide comme un roc, a dit le gentleman, dix autres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion de poitrine ! » Alors croyant quil sagissait de toi, jai écouté, mais la conversation a changé tout de suite de sujet. « Comment va votre neveu ? demanda ton père. Mieux, il en échappera encore cette fois, il y a trois mois, tous les médecins le condamnaient ; sa chère mère la encore sauvé par ses soins : ah ! cest une bonne mère que madame Milligan. » Tu penses si à ce nom jai prêté loreille. « Alors si votre neveu va mieux, continua ton père, toutes vos précautions sont inutiles ? Pour le moment peut-être, répondit le monsieur, mais je ne veux pas admettre quArthur vive, ce serait un miracle, et les miracles ne sont plus de ce monde ; il faut quau jour de sa mort, je sois à labri de tout retour et que lunique héritier soit moi, James Milligan. Soyez tranquille, dit ton père, cela sera ainsi, je vous en réponds. Je compte sur vous, » dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que je nai pas bien compris et que je te traduis à peu près, bien quils paraissent ne pas avoir de sens : « À ce moment nous verrons ce que nous aurons à en faire. » Et il est sorti.
Ma première idée en écoutant ce récit fut de rentrer pour demander à mon père ladresse de M. Milligan, afin davoir des nouvelles dArthur et de sa mère, mais je compris presque aussitôt que cétait folie : ce nétait point à un homme qui attendait avec impatience la mort de son neveu quil fallait demander des nouvelles de ce neveu. Et puis, dun autre côté, nétait-il pas imprudent davertir M. Milligan quon lavait entendu ?
Arthur était vivant, il allait mieux. Pour le moment il y avait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.
XVIIILes nuits de Noël.
Nous ne parlions plus que dArthur, de madame Milligan et de M. James Milligan.
Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous bien les chercher, les retrouver ?
Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une idée et suggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisque M. J. Milligan était venu une fois cour du Lion-Rouge il était à peu près certain quil y reviendrait une seconde, une troisième fois ; navait-il pas des affaires avec mon père ? Alors quand il partirait, Mattia, quil ne connaissait point, le suivrait ; on saurait sa demeure ; on ferait causer ses domestiques ; et peut-être même nous conduiraient-ils auprès dArthur ?
Pourquoi pas ? cela ne paraissait nullement impossible à nos imaginations.
Ce beau plan navait pas seulement lavantage de devoir me faire retrouver Arthur à un moment donné, il en avait encore un autre qui, présentement, me tirait dangoisse.
Depuis laventure de Capi et depuis la réponse de mère Barberin, Mattia ne cessait de me répéter sur tous les tons : « Retournons en France » ; cétait un refrain sur lequel il brodait chaque jour des variations nouvelles. À ce refrain, jen opposais un autre, qui était toujours le même aussi : « Je ne dois pas quitter ma famille » ; mais sur cette question de devoir nous ne nous entendions pas, et cétaient des discussions sans résultat, car nous persistions chacun dans notre sentiment : « Il faut partir. » « Je dois rester. »
Quand à mon éternel « Je dois rester », jajoutai : « pour retrouver Arthur », Mattia neut plus rien à répliquer : il ne pouvait pas prendre parti contre Arthur : ne fallait-il pas que madame Milligan connût les dispositions de son beau-frère ?
Si nous avions dû attendre M. James Milligan, en sortant du matin au soir comme nous le faisions depuis notre arrivée à Londres, cela neut pas été bien intelligent, mais le moment approchait où au lieu daller jouer dans les rues pendant la journée, nous irions pendant la nuit, car cest aux heures du milieu de la nuit quont lieu les waits, cest-à-dire les concerts de Noël. Alors restant à la maison pendant le jour, lun de nous ferait bonne garde et nous arriverions bien sans doute à surprendre loncle dArthur.
Si tu savais comme jai envie que tu retrouves madame Milligan, me dit un jour Mattia.
Et pourquoi donc ?
Il hésita assez longtemps :
Parce quelle a été très-bonne pour toi.
Puis il ajouta encore :
Et aussi parce quelle te ferait peut-être retrouver tes parents.
Mattia !
Tu ne veux pas que je dise cela : je tassure que ce nest pas ma faute, mais il mest impossible dadmettre une seule minute que tu es de la famille Driscoll ; regarde tous les membres de cette famille et regarde-toi un peu ; ce nest pas seulement des cheveux filasse que je parle ; est-ce que tu as le mouvement de main du grand-père et son sourire ? as-tu eu jamais lidée de regarder les étoffes à la lumière de la lampe comme master Driscoll ? est-ce quil test jamais arrivé de te coucher les bras étendus sur une table ? et comme Allen ou Ned, as-tu jamais appris à Capi lart de rapporter des bas de laine qui ne sont pas perdus ? Non, mille fois non ; on est de sa famille ; et si tu avais été un Driscoll, tu naurais pas hésité à toffrir des bas de laine quand tu en avais besoin et que ta poche était vide, ce qui sest produit plus dune fois pour toi : quest-ce que tu tes offert quand Vitalis était en prison ? crois-tu quun Driscoll se serait couché sans souper ? Est-ce que si je nétais pas le fils de mon père je jouerais du cornet à piston, de la clarinette, du trombone ou de nimporte quel instrument, sans jamais avoir appris : mon père était musicien, je le suis. Cest tout naturel : toi, il semble tout naturel que tu sois un gentleman, et tu en seras un quand nous aurons retrouvé madame Milligan.
Et comment cela ?
Jai mon idée.
Veux-tu la dire, ton idée ?
Oh ! non.
Parce que ?
Parce que si elle est bête
Eh bien ?
Elle serait trop bête si elle était fausse ; et il ne faut pas se faire des joies qui ne se réalisent pas ; il faut que lexpérience du green de ce joli Bethnal nous serve à quelque chose ; en avons-nous vu des belles prairies vertes, qui dans la réalité nont été que des mares fangeuses.
Je ninsistai pas, car moi aussi javais une idée.
Il est vrai quelle était bien vague, bien confuse, bien timide, bien plus bête, me disais-je, que ne pouvait lêtre celle de Mattia, mais précisément par cela même je nosais insister pour que mon camarade me dît la sienne : quaurais-je répondu si elle avait été la même que celle qui flottait indécise comme un rêve dans mon esprit ? Ce nétait pas alors que je nosais pas me la formuler, que jaurais eu le courage de la discuter avec lui.
Il ny avait quà attendre, et nous attendîmes.
Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans Londres, car nous nétions pas de ces musiciens privilégiés qui prennent possession dun quartier où ils ont un public à eux appartenant : nous étions trop enfants, trop nouveaux-venus pour nous établir ainsi en maîtres, et nous devions céder la place à ceux qui savaient faire valoir leurs droits de propriété par des arguments auxquels nous nétions pas de force à résister.
Combien de fois, au moment de faire notre recette et après avoir joué de notre mieux nos meilleurs morceaux, avions-nous été obligés de déguerpir au plus vite devant quelque formidables Écossais aux jambes nues, au jupon plissé, au plaid, au bonnet orné de plumes qui, par le son seul de sa cornemuse, nous mettait en fuite : avec son cornet à piston Mattia aurait bien couvert le bagpipe, mais nous nétions pas de force contre le piper.
De même nous nétions pas de force contre les bandes de musiciens nègres qui courent les rues et que les Anglais appellent des nigger-melodits ; ces faux nègres qui saccoutrent grotesquement avec des habits à queue de morue et dimmenses cols dans lesquels leur tête est enveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier, étaient notre terreur plus encore que les bardes écossais : aussitôt que nous les voyions arriver, ou simplement quand nous entendions leurs banjo, nous nous taisions respectueusement et nous nous en allions loin de là dans un quartier où nous espérions ne pas rencontrer une autre de leurs bandes ; ou bien nous attendions, en les regardant, quils eussent fini leur charivari.
Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis un dentre eux et le plus extravagant, faire des signes à Mattia ; je crus tout dabord que cétait pour se moquer de nous et amuser le public par quelque scène grotesque dont nous serions les victimes, lorsquà ma grande surprise Mattia lui répondit amicalement.
Tu le connais donc ? lui demandai-je.
Cest Bob.
Qui ça, Bob ?
Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns dont je tai parlé, et celui surtout à qui je dois davoir appris ce que je sais danglais.
Tu ne lavais pas reconnu ?
Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine et ici il se la met dans le cirage.
Lorsque la représentation des nigger-melodits fut terminée, Bob vint à nous, et à la façon dont il aborda Mattia je vis combien mon camarade savait se faire aimer : un frère neût pas eu plus de joie dans les yeux ni dans laccent que cet ancien clown, « qui par suite de la dureté des temps, nous dit-il, avait été obligé de se faire itinerant-musician ». Mais il fallut bien vite se séparer ; lui poursuivre sa bande ; nous pour aller dans un quartier où il nirait pas ; et les deux amis remirent au dimanche suivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait, depuis quils sétaient séparés. Par amitié pour Mattia sans doute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie, et bientôt nous eûmes un ami qui, par son expérience et ses conseils, nous rendit la vie de Londres beaucoup plus facile quelle ne lavait été pour nous jusquà ce moment. Il prit aussi Capi en grande amitié, et souvent il nous disait avec envie que sil avait un chien comme celui-là sa fortune serait bien vite faite. Plus dune fois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois, cest-à-dire tous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; mais si je ne voulais pas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise et mes anciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bob à travers lAngleterre.
Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ; alors au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge, le matin, nous nous mettions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures et nous gagnions les quartiers que nous avions choisis.
Dabord nous commençons par les squares et par les rues où la circulation des voitures a déjà cessé : il nous faut un certain silence pour que notre concert pénètre à travers les portes closes, pour aller réveiller les enfants dans leur lit et leur annoncer lapproche de Noël, cette fête chère à tous les curs anglais ; puis à mesure que sécoulent les heures de la nuit nous descendons dans les grandes rues ; les dernières voitures portant les spectateurs des théâtres passent, et une sorte de tranquillité sétablit, succédant peu à peu au tapage assourdissant de la journée ; alors nous jouons nos airs les plus tendres, les plus doux, ceux qui ont un caractère mélancolique ou religieux, le violon de Mattia pleure, ma harpe gémit et quand nous nous taisons pendant un moment de repos, le vent nous apporte quelque fragment de musique que dautres bandes jouent plus loin : notre concert est fini : « Messieurs et mesdames, bonne nuit et gai Noël ! »
Puis nous allons plus loin recommencer un autre concert.
Cela doit être charmant dentendre ainsi de la musique, la nuit dans son lit, quand on est bien enveloppé dans une bonne couverture, sous un chaud édredon ; mais pour nous dans les rues il ny a ni couverture, ni édredon : il faut jouer cependant, bien que les doigts sengourdissent, à moitié gelés ; sil y a des ciels de coton, où le brouillard nous pénètre de son humidité, il y a aussi des ciels dazur et dor où la bise du Nord nous glace jusquaux os ; il ny en a pas de doux et de cléments ; ce temps de Noël nous fut cruel, et cependant pas une seule nuit pendant trois semaines nous ne manquâmes de sortir.
Combien de fois avant que les boutiques fussent tout à fait fermées, nous sommes-nous arrêtés devant les marchands de volailles, les fruitiers, les épiciers, les confiseurs : oh ! les belles oies grasses ! les grosses dindes de France ! les blancs poulets ! Voici des montagnes doranges et de pommes, des amas de marrons et de pruneaux ! Comme ces fruits glacés vous font venir leau à la bouche !
Il y aura des enfants bien joyeux, et qui tout émus de gourmandises se jetteront dans les bras de leurs parents.
Et en imagination tout en courant les rues, pauvres misérables que nous sommes, nous voyions ces douces fêtes de famille, aussi bien dans le manoir aristocratique que dans la chaumière du pauvre.
Gai Noël pour ceux qui sont aimés.
XIXLes peurs de Mattia.
M. James Milligan ne parut pas cour du Lion-Rouge, ou tout au moins, malgré notre surveillance, nous ne le vîmes point.
Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et nos chances diminuèrent ; nous navions guère plus despérance que dans le dimanche ; aussi restâmes-nous bien souvent à la maison, au lieu daller nous promener en cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée de récréation.
Nous attendions.
Sans dire tout ce qui nous préoccupait, Mattia sétait ouvert à son ami Bob et lui avait demandé sil ny avait pas des moyens pour trouver ladresse dune dame Milligan, qui avait un fils paralysé, ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avait répondu quil faudrait savoir quelle était cette dame Milligan et aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milligan était porté par un certain nombre de personnes à Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre.
Nous navions pas pensé à cela. Pour nous il ny avait quune madame Milligan, qui était la mère dArthur, et quun monsieur James Milligan, qui était loncle dArthur.
Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle.
Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ? lui disais-je.
Non, assurément, mais il nest pas prouvé que madame Milligan soit encore en Angleterre.
Il ne lest pas davantage quelle soit en France.
Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, sa mère a dû le conduire dans un pays où le climat est bon pour son rétablissement.
Ce nest pas en France seulement quon trouve un bon climat pour la santé.
Cest en France quArthur a guéri déjà une fois, cest en France que sa mère a dû le conduire de nouveau, et puis je voudrais te voir partir dici.
Telle était ma situation, que je nosais demander à Mattia pourquoi il voudrait me voir partir dici : javais peur quil me répondît ce que précisément je ne voulais pas entendre.
Jai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras quil nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.
Mais bien que les dispositions de ma famille neussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne madressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère neût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien quAnnie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate neût daffection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsquil affirmait que je nétais pas le « fils de master Driscoll » : douter, oui je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que jétais ou nétais pas un Driscoll, je ne le pouvais point.
Le temps sécoula lentement, bien lentement, mais enfin les jours sajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir lAngleterre.
Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises quelles pouvaient contenir, et quon vendrait pendant la belle saison.
Que de choses et comme il était merveilleux quon pût les entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles doreilles, des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser, des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour faire pousser les cheveux, dautres pour les teindre.
Et quand nous étions là nous voyions sortir de la cave des ballots qui étaient arrivés cour du Lion-Rouge, en ne venant pas directement des magasins dans lesquels on vendait ordinairement ces marchandises.
Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furent achetés : où et comment ? je nen sais rien, mais nous les vîmes arriver, et tout fut prêt pour le départ.
Et nous, quallions-nous faire ? Resterions-nous à Londres avec le grand-père qui ne quittait pas la cour du Lion-Rouge ? Serions-nous marchands comme Allen et Ned ? Ou bien accompagnerions-nous les voitures de la famille, en continuant notre métier de musiciens, et en jouant notre répertoire dans les villages, dans les villes qui se trouveraient sur notre chemin ?
Mon père ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journées avec notre violon et notre harpe, décida que nous resterions musiciens et il nous signifia sa volonté la veille de notre départ.
Retournons en France, me dit Mattia, et profitons de la première occasion qui se présentera pour nous sauver.
Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre ?
Parce que je te dis quil nous arrivera une catastrophe.
Nous avons chance de trouver madame Milligan en Angleterre.
Moi je crois que nous avons beaucoup plus de chances pour cela en France.
Enfin essayons toujours en Angleterre ; nous verrons ensuite.
Sais-tu ce que tu mérites ?
Non.
Que je tabandonne, et que je retourne tout seul en France.
Tu as raison ; aussi je tengage à le faire ; je sais bien que je nai pas le droit de te retenir ; et je sais bien que tu es trop bon de rester avec moi ; pars donc, tu verras Lise, tu lui diras
Si je la voyais je lui dirais que tu es bête et méchant de pouvoir penser que je me séparerai de toi quand tu es malheureux ; car tu es malheureux, très-malheureux ; quest-ce que je tai fait pour que tu aies de pareilles idées ; dis-moi ce que je tai fait ; rien nest-ce pas ? eh bien, en route alors.
Nous voilà de nouveau sur les grands chemins ; mais cette fois, je ne suis plus libre daller où je veux, et de faire ce que bon me semble ; cependant cest avec un sentiment de délivrance que je quitte Londres : je ne verrai plus la cour du Lion-Rouge, et cette trappe qui, malgré ma volonté, attirait mes yeux irrésistiblement. Combien de fois me suis-je réveillé la nuit en sursaut, ayant vu dans mon rêve, dans mon cauchemar une lumière rouge entrer par ma petite fenêtre ; cest une vision, une hallucination, mais quimporte ; jai vu une fois cette lumière, et cest assez pour que je la sente toujours sur mes yeux comme une flamme brûlante.
Nous marchions derrière les voitures, et au lieu des exhalaisons puantes et malfaisantes de Bethnal-Green, nous respirons lair pur des belles campagnes que nous traversons, et qui nont peut-être pas du green dans leur nom, mais qui ont du vert pour les yeux et des chants doiseaux pour les oreilles.
Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait la vente de ces marchandises qui avaient coûté si peu cher : nous étions arrivés dans un gros village, et les voitures avaient été rangées sur la grande place, on avait abaissé un des côtés, formé de plusieurs panneaux, et tout létalage sétait présenté à la curiosité des acheteurs.
Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vous nen trouverez nulle part de pareils ; comme je ne paye jamais mes marchandises, cela me permet de les vendre bon marché ; je ne les vends pas, je les donne ; voyez les prix ! voyez les prix !
Et jentendais des gens qui avaient regardé ces prix, dire en sen allant :
Il faut que ce soient là des marchandises volées.
Il le dit lui-même.
Sils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de mon front leur aurait appris combien étaient fondées leurs suppositions.
Sils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua, lui, et le soir il men parla, bien que dordinaire il évitât daborder franchement ce sujet.
Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il.
Ne me parles pas de cela, si tu ne veux pas me rendre cette honte plus cruelle encore.
Ce nest pas cela que je veux. Je veux que nous retournions en France. Je tai toujours dit quil arriverait une catastrophe ; je te le dis encore, et je sens quelle ne tardera pas. Comprends donc quil y aura des gens de police qui, un jour ou lautre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si bas prix ; alors quarrivera-t-il ?
Mattia, je ten prie
Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pour toi ; il arrivera quon nous arrêtera tous, même toi, même moi, qui navons rien fait. Comment prouver que nous navons rien fait ? Comment nous défendre ? Nest-il pas vrai que nous mangeons le pain payé avec largent de ces marchandises ?
Cette idée ne sétait jamais présentée à mon esprit, elle me frappa comme un coup de marteau quon maurait asséné sur la tête.
Mais nous gagnons notre pain, dis-je, en essayant de me défendre, non contre Mattia, mais contre cette idée.
Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussi que nous sommes associés avec des gens qui ne gagnent pas le leur. Cest là ce quon verra, et lon ne verra que cela. Nous serons condamnés comme ils le seront eux-mêmes. Cela me ferait grande peine dêtre condamné comme voleur, mais combien plus encore cela men ferait-il que tu le fusses. Moi, je ne suis quun pauvre misérable, et je ne serai jamais que cela ; mais toi, quand tu auras retrouvé la famille, ta vraie famille, quel chagrin pour elle, quelle honte pour toi, si tu as été condamné. Et puis ce nest pas quand nous serons en prison que nous pourrons chercher ta famille et la découvrir. Ce nest pas quand nous serons en prison que nous pourrons avertir madame Milligan de ce que M. James Milligan prépare contre Arthur. Sauvons-nous donc pendant quil en est temps encore.
Sauve-toi.
Tu dis toujours la même bêtise ; nous nous sauverons ensemble ou nous serons pris ensemble ; et quand nous le serons, ce qui ne tardera pas, tu auras la responsabilité de mavoir entraîné avec toi, et tu verras si elle te sera légère. Si tu étais utile à ceux auprès de qui tu tobstines à rester, je comprendrais ton obstination ; cela serait beau ; mais tu ne leur es pas du tout indispensable ; ils vivaient bien, ils vivront bien sans toi. Partons au plus vite.
Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours de réflexion, et puis nous verrons.
Dépêche-toi. Logre sentait la chair fraîche, moi je sens le danger.
Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia ne mavaient si profondément troublé, et quand je me les rappelais, je me disais que lirrésolution dans laquelle je me débattais était lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que je voulais.
Les circonstances firent ce que de moi-même je nosais faire.
Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de chevaux ne sont pas ce quelles sont en France, un simple amusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis ; elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle, sur la lande ou sur les dunes qui servent dhippodrome, arrivent quelquefois plusieurs jours à lavance des saltimbanques, des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place dans cette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll, comme marchands.
Mais au lieu de venir sur le champ de course, mon père sétait établi dans la ville même où sans doute il pensait faire de meilleures affaires.
Arrivés de bonne heure et nayant pas à travailler à létalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champ de course qui se trouvait situé à une assez courte distance de la ville, sur une bruyère : de nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la place et les limites du champ de course : nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la lande aride et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches dans lesquels sétaient installés des cabarets et même des hôtels, des baraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivacs autour desquels se pressaient des gens en haillons pittoresques.
Comme nous passions devant un de ces feux au-dessus duquel une marmite était suspendue, nous reconnûmes notre ami Bob. Il se montra enchanté de nous voir. Il était venu ; aux courses avec deux de ses camarades, pour donner des représentations dexercices de force et dadresse, mais les musiciens sur qui ils comptaient leur avaient manqué de parole, de sorte que leur journée du lendemain au lieu dêtre fructueuse comme ils lavaient espéré, serait probablement détestable. Si nous voulions, nous pouvions leur rendre un grand service : cétait de remplacer ces musiciens, la recette serait partagée entre nous cinq ; il y aurait même une part pour Capi.
Au coup dil que Mattia me lança je compris que ce serait faire plaisir à mon camarade daccepter la proposition de Bob, et comme nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, à la seule condition de rapporter une bonne recette, je lacceptai.
Il fut donc convenu que le lendemain nous viendrions nous mettre à la disposition de Bob et de ses deux amis.
Mais en rentrant dans la ville, une difficulté se présenta quand je fis part de cet arrangement à mon père.
Jai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas le prendre.
À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-on employer Capi à quelque vilaine besogne ? mais mon père dissipa tout de suite mes appréhensions :
Capi a loreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonne garde, il nous sera utile pour les voitures, car au milieu de cette confusion de gens on pourrait bien nous voler. Vous irez donc seuls jouer avec Bob, et si votre travail se prolonge tard dans la nuit, ce qui est probable, vous viendrez nous rejoindre à lAuberge du Gros-Chêne où nous coucherons, car mon intention est de partir dici à la nuit tombante.
Cette auberge du Gros-Chêne où nous avions passé la nuit précédente, était située à une lieue de là en pleine campagne, dans un endroit désert et sinistre ; et elle était tenue par un couple dont la mine nétait pas faite pour inspirer confiance ; rien ne nous serait plus facile que de retrouver cette auberge dans la nuit ; la route était droite ; elle naurait dautre ennui pour nous que dêtre un peu longue après une journée de fatigue.
Mais ce nétait pas là une observation à présenter à mon père qui ne souffrait jamais la contradiction : quand il avait parlé, il fallait obéir et sans répliquer.
Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, lui avoir donné à manger et lavoir fait boire pour être bien sûr quil ne manquerait de rien, je lattachai moi-même à lessieu de la voiture quil devait garder et nous gagnâmes le champ de course, Mattia et moi.
Aussitôt arrivés nous nous mîmes à jouer et cela dura sans repos jusquau soir ; javais le bout des doigts douloureux comme sils étaient piqués par des milliers dépines et Mattia avait tant soufflé dans son cornet à piston quil ne pouvait plus respirer : cependant il fallait jouer toujours ; Bob et ses camarades ne se lassant point de faire leurs tours, de notre côté nous ne pouvions pas nous lasser plus queux. Quand vint le soir je crus que nous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmes notre tente pour un grand cabaret en planches et là, exercices et musique reprirent de plus belle. Cela dura ainsi jusquaprès minuit ; je faisais encore un certain tapage avec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce que je jouais et Mattia ne le savait pas mieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé que cétait la dernière représentation, et vingt fois nous en avions recommencé une nouvelle.
Si nous étions las, nos camarades qui dépensaient beaucoup plus de forces que nous étaient exténués, aussi avaient-ils déjà manqué plus dun de leurs tours ; à un moment une grande perche qui servait à leurs exercices tomba sur le bout du pied de Mattia ; la douleur fut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crus quil avait le pied écrasé, et nous nous empressâmes autour de lui, Bob et moi. Heureusement la blessure navait pas cette gravité ; il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais les os nétaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvait pas marcher.
Que faire ?
Il fut décidé quil resterait à coucher dans la voiture de Bob, et que moi je gagnerais tout seul lauberge du Gros-Chêne ; ne fallait-il pas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain ?
Ne ten va pas, me répétait Mattia, nous partirons ensemble demain.
Et si nous ne trouvons personne à lauberge du Gros-Chêne !
Alors tant mieux, nous serons libres.
Si je quitte la famille Driscoll, ce ne sera pas ainsi : dailleurs crois-tu quils ne nous auraient pas bien vite rejoints ? où veux-tu aller avec ton pied ?
Eh bien ! nous partirons, si tu le veux, demain ; mais ne pars pas ce soir, jai peur.
De quoi ?
Je ne sais pas, jai peur pour toi.
Laisse-moi aller, je te promets de revenir demain.
Et si lon te retient ?
Pour quon ne puisse pas me retenir, je vais te laisser ma harpe ; il faudra bien que je revienne la chercher.
Et malgré la peur de Mattia, je me mis en route nayant nullement peur moi-même.
De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-on demander à un pauvre diable comme moi ?
Cependant si je ne me sentais pas dans le cur le plus léger sentiment deffroi, je nen étais pas moins très-ému : cétait la première fois que jétais vraiment seul, sans Capi, sans Mattia, et cet isolement moppressait en même temps que les voix mystérieuses de la nuit me troublaient : la lune aussi qui me regardait avec sa face blafarde mattristait.
Malgré ma fatigue, je marchai vite et jarrivai à la fin à lauberge du Gros-Chêne ; mais jeus beau chercher nos voitures, je ne les trouvai point ; il y avait deux ou trois misérables carrioles à bâche de toile, une grande baraque en planche et deux chariots couverts doù sortirent des cris de bêtes fauves quand japprochai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, je ne les vis nulle part.
En tournant autour de lauberge, japerçus une lumière qui éclairait une imposte vitrée, et pensant que tout le monde nétait pas couché, je frappai à la porte : laubergiste à mauvaise figure que javais remarqué la veille, mouvrit lui-même, et me braqua en plein visage la lueur de sa lanterne ; je vis quil me reconnaissait, mais au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durant quelques secondes.
Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage !
Et il me ferma la porte au nez, sans men dire davantage.
Depuis que jétais en Angleterre javais appris assez danglais pour comprendre cette courte phrase ; pourtant il y avait un mot et le plus important, qui navait pas de sens pour moi : Louisse, avait prononcé laubergiste ; où était ce pays ? je nen avais aucune idée, car jignorais alors que Louisse était la prononciation anglaise de Lewes, nom de ville que javais vu écrit sur la carte.
Dailleurs aurais-je su où était Lewes, que ne je pouvais pas my rendre tout de suite en abandonnant Mattia ; je devais donc retourner au champ de course, si fatigué que je fusse.
Je me remis en marche et une heure et demie après je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui sétait passé, puis je mendormais mort de fatigue.
Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et le matin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre.
Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais, couché à quatre pattes, et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsquil me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman.
Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi qui mavait reconnu avait donné une forte secousse à la laisse qui sétait échappée des mains du policeman ; alors en quelques bonds il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras.
Le policeman sapprocha :
Ce chien est à vous, nest-ce pas ? me demanda-t-il.
Oui.
Eh bien je vous arrête.
Et sa main sabattit sur mon bras quelle serra fortement.
Les paroles et le geste de lagent de police avaient fait relever Bob ; il savança :
Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.
Êtes-vous son frère ?
Non, son ami.
Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans léglise Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyen dune échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner léveil si on venait les déranger ; cest ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils nont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans léglise ; avec le chien, jétais bien sûr de découvrir les voleurs et jen tiens un ; où est le père, maintenant ?
Je ne sais si cette question sadressait à Bob ou à moi ; je ny répondis pas, jétais anéanti.
Et cependant je comprenais ce qui sétait passé ; malgré moi je le devinais : ce nétait pas pour garder les voitures que Capi mavait été demandé, cétait parce que son oreille était fine et quil pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans léglise ; enfin ce nétait pas pour le seul plaisir daller coucher à lauberge du Gros-Chêne, que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne sétaient pas arrêtées dans cette auberge, cétait parce que le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite.
Mais ce nétait pas aux coupables que je devais penser, cétait à moi ; quels quils fussent, je pouvais me défendre, et sans les accuser prouver mon innocence ; je navais quà donner lemploi de mon temps pendant cette nuit.
Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avait entendu lagent ou la clameur qui sétait élevée, était sorti de la voiture et en boitant il était accouru près de moi.
Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisque je suis resté avec vous jusquà une heure du matin ; ensuite jai été à lauberge du Gros-Chêne où jai parlé à laubergiste, et aussitôt je suis revenu ici.
Bob traduisit mes paroles à lagent ; mais celui-ci ne parut pas convaincu comme je lavais espéré, tout au contraire :
Cest à une heure un quart quon sest introduit dans léglise, dit-il ; ce garçon est parti dici à une heure ou quelques minutes avant une heure, comme il le prétend, il a donc pu être dans léglise à une heure un quart, avec ceux qui volaient.
Il faut plus dun quart dheure pour aller dici à la ville, dit Bob.
Oh ! en courant, répliqua lagent, et puis qui me prouve quil est parti à une heure ?
Moi qui le jure, sécria Bob.
Oh ! vous, dit lagent, faudra voir ce que vaut votre témoignage.
Bob se fâcha.
Faites attention que je suis citoyen anglais, dit-il avec dignité.
Lagent haussa les épaules.
Si vous minsultez, dit Bob, jécrirai au Times.
En attendant jemmène ce garçon, il sexpliquera devant le magistrat.
Mattia se jeta dans mes bras, je crus que cétait pour membrasser, mais Mattia faisait passer ce qui était pratique avant ce qui était sentiment.
Bon courage, me dit-il à loreille, nous ne tabandonnerons pas.
Et alors seulement il membrassa.
Retiens Capi, dis-je en français à Mattia.
Mais lagent me comprit :
Non, non, dit-il, je garde le chien, il ma fait trouver celui-ci, il me fera trouver les autres.
Cétait la seconde fois quon marrêtait, et cependant la honte qui métouffa fut plus poignante encore : cest quil ne sagissait plus dune sotte accusation comme à propos de notre vache ; si je sortais innocent de cette accusation, naurai-je pas la douleur de voir condamner, justement condamner, ceux dont on me croyait le complice ?
Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie des curieux qui accouraient sur notre passage, mais on ne me poursuivit pas de huées et de menaces comme en France, car ceux qui venaient me regarder nétaient point des paysans, mais des gens qui tous ou à peu près vivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, des cabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent les Anglais, cest-à-dire des vagabonds.
La prison où lon menferma, nétait point une prison pour rire comme celle que nous avions trouvée encombrée doignons, cétait une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer dont la vue seule tuait dans son germe toute idée dévasion. Le mobilier se composait dun banc pour sasseoir, et dun hamac pour se coucher.
Je me laissai tomber sur ce banc et jy restai longtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il métait impossible de joindre deux idées et de passer de lune à lautre.
Combien le présent était terrible, combien lavenir était effrayant !
« Bon courage, mavait dit Mattia, nous ne tabandonnerons pas » ; mais que pouvait un enfant comme Mattia ? que pouvait même un homme comme Bob, si celui-ci voulait bien aider Mattia ?
Quand on est en prison, on na quune idée fixe, celle den sortir.
Comment Mattia et Bob pouvaient-ils, en ne mabandonnant pas et en faisant tout pour me servir, maider à sortir de ce cachot ?
Jallai à la fenêtre et louvris pour tâter les barreaux de fer qui, en se croisant, la fermaient au dehors : ils étaient scellés dans la pierre ; jexaminai les murailles, elles avaient près dun mètre dépaisseur ; le sol était dallé avec de larges pierres ; la porte était recouverte dune plaque de tôle.
Je retournai à la fenêtre ; elle donnait sur une petite cour étroite et longue, fermée à son extrémité par un grand mur qui avait au moins quatre mètres de hauteur.
Assurément on ne séchappait pas de cette prison, même quand on était aidé par des amis dévoués. Que peut le dévouement de lamitié contre la force des choses ? le dévouement ne perce pas les murs.
Pour moi, toute la question présentement était de savoir combien de temps je resterais dans cette prison, avant de paraître devant le magistrat qui déciderait de mon sort.
Me serait-il possible de lui démontrer mon innocence malgré la présence de Capi dans léglise ?
Et me serait-il possible de me défendre sans rejeter le crime sur ceux que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas accuser ?
Tout était là pour moi, et cétait en cela, en cela seulement que Mattia et son ami Bob pouvaient me servir : leur rôle consistait à réunir des témoignages pour prouver quà une heure un quart je ne pouvais pas être dans léglise Saint-Georges ; sils faisaient cette preuve jétais sauvé, malgré le témoignage muet que mon pauvre Capi porterait contre moi ; et ces témoignages, il me semblait quil nétait pas impossible de les trouver.
Ah ! si Mattia navait pas eu le pied meurtri, il saurait bien chercher, se mettre en peine, mais dans létat où il était, pourrait-il sortir de sa voiture ? et sil ne le pouvait pas Bob, voudrait-il le remplacer ?
Ces angoisses jointes à toutes celles que jéprouvais ne me permirent pas de mendormir malgré ma fatigue de la veille ; elles ne me permirent même pas de toucher à la nourriture quon mapporta ; mais si je laissai les aliments de côté, je me précipitai au contraire sur leau, car jétais dévoré par une soif ardente, et pendant toute la journée jallai à ma cruche de quart dheure en quart dheure, buvant à longs traits, mais sans me désaltérer et sans affaiblir le goût damertume qui memplissait la bouche. Quand javais vu le geôlier entrer dans ma prison, javais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un élan despérance, car depuis que jétais enfermé jétais tourmenté, enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver une réponse :
Quand le magistrat minterrogerait-il ? Quand pourrais-je me défendre ?
Javais entendu raconter des histoires de prisonniers quon tenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, et jignorais quen Angleterre il ne sécoulait jamais plus dun jour ou deux entre larrestation et la comparution publique devant un magistrat.
Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la première que jadressai au geôlier qui navait point lair dun méchant homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainement à laudience du lendemain.
Mais ma question lui avait suggéré lidée de me questionner à son tour ; puisquil mavait répondu, nétait-il pas juste que je lui répondisse aussi ?
Comment donc êtes-vous entré dans léglise ? me demanda-t-il.
À ces mots je répondis par les plus ardentes protestations dinnocence ; mais il me regarda en haussant les épaules ; puis comme je continuais de lui répéter que je nétais pas entré dans léglise, il se dirigea vers la porte et alors me regardant :
Sont-ils vicieux ces gamins de Londres ? dit-il, à mi-voix.
Et il sortit.
Cela maffecta cruellement : bien que cet homme ne fût pas mon juge, jaurais voulu quil me crût innocent ; à mon accent, à mon regard, il aurait dû voir que je nétais pas coupable.
Si je ne lavais convaincu, me serait-il possible de convaincre le juge ? heureusement jaurais des témoins qui parleraient pour moi ; et si le juge ne mécoutait pas, au moins serait-il obligé découter et de croire les témoignages qui minnocenteraient.
Mais il me fallait ces témoignages.
Les aurais-je ?
Parmi les histoires de prisonniers que je savais, il y en avait une qui parlait des moyens quon employait pour communiquer avec ceux qui étaient enfermés : on cachait des billets dans la nourriture quon apportait du dehors.
Peut-être Mattia et Bob sétaient-ils servis de cette ruse, et quand cette idée meut traversé lesprit, je me mis à émietter mon pain, mais je ne trouvai rien dedans. Avec ce morceau de pain on mavait apporté des pommes de terre, je les réduisis en farine ; elles ne contenaient pas le plus petit billet.
Décidément Mattia et Bob navaient rien à me dire, ou, ce qui était plus probable, ils ne pouvaient rien me dire.
Je navais donc quà attendre le lendemain, sans trop me désoler, si cétait possible ; mais par malheur cela ne me fut pas possible, et si vieux que je vive, je garderai, comme sil datait dhier le souvenir de la terrible nuit que je passai. Ah ! comme javais été fou de ne pas avoir foi dans les pressentiments de Mattia et dans ses peurs !
Le lendemain matin le geôlier entra dans ma prison portant une cruche et une cuvette ; il mengagea à faire ma toilette, si le cur men disait, parce que jallais bientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta quune tenue décente était quelquefois le meilleur moyen de défense dun accusé.
Ma toilette achevée, je voulus masseoir sur mon banc, mais il me fut impossible de rester en place, et je me mis à tourner dans ma cellule comme les bêtes tournent dans leur cage.
Jaurais voulu préparer ma défense et mes réponses, mais jétais trop affolé, et au lieu de penser à lheure présente, je pensais à toutes sortes de choses absurdes qui passaient devant mon esprit fatigué, comme les ombres dune lanterne magique.
Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté de lui et après avoir traversé plusieurs corridors nous nous trouvâmes devant une petite porte quil ouvrit.
Passez, me dit-il.
Un air chaud me souffla au visage et jentendis un bourdonnement confus : jentrai et me trouvai dans une petite tribune ; jétais dans la salle du tribunal.
Bien que je fusse en proie à une sorte dhallucination et que je sentisse les artères de mon front battre comme si elles allaient éclater, en un coup dil jeté circulairement autour de moi jeus une vision nette et complète de ce qui mentourait, la salle daudience et les gens qui lemplissaient.
Elle était assez grande, cette salle, haute de plafond avec de larges fenêtres ; elle était divisée en deux enceintes ; lune réservée au tribunal, lautre ouverte aux curieux.
Sur une estrade élevée était assis le juge, plus bas et devant lui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autre magistrat quon nomme en France le ministère public : devant ma tribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat.
Comment avais-je un avocat ? Doù me venait-il ? Qui me lavait donné ? Était-ce Mattia et Bob ? cétaient là des questions quil nétait pas lheure dexaminer. Javais un avocat, cela suffisait.
Dans une autre tribune japerçus Bob lui-même, ses deux camarades, laubergiste du Gros-Chêne, et des gens que je ne connaissais point, puis dans une autre qui faisait face à celle-là je reconnus le policeman qui mavait arrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui : je compris que ces tribunes étaient celles des témoins.
Lenceinte réservée au public était pleine ; au-dessus dune balustrade japerçus Mattia, nos yeux se croisèrent, sembrassèrent, et instantanément je sentis le courage me relever : je serais défendu, cétait à moi de ne pas mabandonner et de me défendre moi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaient dardés sur moi.
Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, il avait lair très-pressé, il exposa laffaire : un vol avait été commis dans léglise Saint-Georges ; les voleurs, un homme et un enfant, sétaient introduits dans léglise au moyen dune échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien quil avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, sil en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans léglise, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyé et pendant quon ouvrait la porte les voleurs effrayés sétaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui navait pas pu monter à léchelle ; ce chien, conduit sur le champ de course par lagent Jerry, dont on ne saurait trop louer lintelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui nétait autre que laccusé présent sur ce banc ; quant au second voleur on était sur sa piste.
Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : Silence !
Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme sil parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession.
Je répondis en anglais que je mappelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de mexpliquer en français, attendu que javais été élevé en France et que je nétais en Angleterre que depuis quelques mois.
Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français.
Je fis donc mon récit en français, et jexpliquai comment il était de toute impossibilité que je fusse dans léglise à une heure, puisquà cette heure jétais au champ de course et quà deux heures et demie jétais à lauberge du Gros-Chêne.
Et où étiez-vous à une heure un quart ? demanda le juge.
En chemin.
Cest ce quil faut prouver. Vous dites que vous étiez sur la route de lauberge du Gros-Chêne, et laccusation soutient que vous étiez dans léglise. Parti du champ de course à une heure moins quelques minutes, vous seriez venu rejoindre votre complice sous les murs de léglise, où il vous attendait avec une échelle, et ce serait après votre vol manqué que vous auriez été à lauberge du Gros-Chêne.
Je mefforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas, mais je vis que le juge nétait pas convaincu.
Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dans léglise ? me demanda le juge.
Je ne lexplique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien nétait pas avec moi, je lavais attaché le matin sous une de nos voitures.
Il ne me convenait pas den dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fît signe de continuer, mais je ne continuai point.
On appela un témoin et on lui fit prêter serment sur lÉvangile, de dire la vérité sans haine et sans passion.
Cétait un gros bonhomme, court, à lair prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se rengorgeant : cétait le bedeau de la paroisse Saint-Georges.
Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsquon était venu le réveiller brusquement pour lui dire quil y avait des voleurs dans léglise : sa première idée avait été quon voulait lui jouer une mauvaise farce, mais comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris quil se passait quelque chose de grave ; il sétait habillé alors avec tant de hâte quil avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de léglise, et il avait trouvé
qui ? ou plutôt quoi ? un chien.
Je navais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui, jusquà ce moment, navait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.
Qui a fermé la porte de léglise hier soir ? demanda-t-il.
Moi, répondit le bedeau, comme cétait mon devoir.
Vous en êtes sûr ?
Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.
Et quand vous ne la faites pas ?
Je suis sûr que je ne lai pas faite.
Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous navez pas enfermé le chien dont il est question dans léglise ?
Si le chien avait été dans léglise je laurais vu.
Vous avez de bons yeux ?
Jai des yeux comme tout le monde.
Il y a six mois, nêtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique dun boucher.
Je ne vois pas limportance dune pareille question adressée à un homme de mon caractère, sécria le bedeau devenant bleu.
Voulez-vous avoir lextrême obligeance dy répondre comme si elle était vraiment importante ?
Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture dun boucher.
Vous ne laviez donc pas vu ?
Jétais préoccupé.
Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de léglise ?
Certainement.
Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que vous ne veniez pas de dîner ?
Mais
Vous dites que vous naviez pas dîné ?
Si.
Et cest de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ?
De la bière forte.
Combien de pintes ?
Deux.
Jamais plus ?
Quelquefois trois.
Jamais quatre ? Jamais six ?
Cela est bien rare.
Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?
Quelquefois.
Vous laimez fort ou faible ?
Pas trop faible.
Combien de verres en buvez-vous ?
Cela dépend.
Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous nen prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ?
Comme le bedeau de plus en plus bleu ne répondit pas, lavocat se rassit et tout en sasseyant il dit :
Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu être enfermé dans léglise par le témoin qui, après dîner, ne voit pas les veaux parce quil est préoccupé ; cétait tout ce que je désirais savoir.
Si javais osé jaurais embrassé mon avocat, jétais sauvé.
Pourquoi Capi naurait-il pas été enfermé dans léglise ? Cela était possible. Et sil avait été enfermé de cette façon, ce nétait pas moi qui lavais introduit ; je nétais donc pas coupable, puisquil ny avait que cette charge contre moi.
Après le bedeau on entendit les gens qui laccompagnaient lorsquil était entré dans léglise, mais ils navaient rien vu, si ce nest la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs sétaient envolés.
Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, laubergiste, qui tous donnèrent lemploi de mon temps ; cependant un seul point ne fut point éclairci et il était capital, puisquil portait sur lheure précise à laquelle javais quitté le champ de course.
Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je navais rien à dire, en mavertissant que je pouvais garder le silence si je le croyais bon.
Je répondis que jétais innocent, et que je men remettais à la justice du tribunal.
Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais dentendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury décide si je serais ou ne serais pas traduit devant les assises.
Les assises !
Je maffaissai sur mon banc ; hélas ! que navais-je écouté Mattia !
XXBob.
Ce ne fut que longtemps après que je fus réintégré dans ma prison que je trouvai une raison pour mexpliquer comment je navais pas été acquitté : le juge voulait attendre larrestation de ceux qui étaient entrés dans léglise, pour voir si je nétais pas leur complice.
On était sur leur piste, avait dit le ministère public, jaurais donc la douleur et la honte de paraître bientôt sur le banc des assises à côté deux.
Quand cela arriverait-il ? Quand serais-je transféré dans la prison du comté ? Quétait cette prison ? Où se trouvait-elle ? Était-elle plus triste que celle dans laquelle jétais ?
Il y avait dans ces questions de quoi occuper mon esprit, et le temps passa plus vite que la veille ; je nétais plus sous le coup de limpatience qui donne la fièvre ; je savais quil fallait attendre.
Et tantôt me promenant, tantôt masseyant sur mon banc, jattendais.
Un peu avant la nuit jentendis une sonnerie de cornet à piston et je reconnus la façon de jouer de Mattia : le bon garçon, il voulait me dire quil pensait à moi et quil veillait. Cette sonnerie marrivait par-dessus le mur qui faisait face à ma fenêtre : évidemment Mattia était de lautre côté de ce mur, dans la rue, et une courte distance nous séparait, quelques mètres à peine. Par malheur les yeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais si le regard ne passe pas à travers les murs, le son passe par-dessus. Aux sons du cornet sétaient joints des bruits de pas, des rumeurs vagues et je compris que Mattia et Bob donnaient là sans doute une représentation.
Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit ? Était-ce parce quil leur était favorable pour la recette ! Ou bien voulaient-ils me donner un avertissement ?
Tout à coup jentendis une voix claire, celle de Mattia crier en français : « Demain matin au petit jour ! » Puis aussitôt reprit de plus belle le tapage du cornet.
Il ny avait pas besoin dun grand effort dintelligence pour comprendre que ce nétait pas à son public anglais que Mattia adressait ces mots : « Demain matin au petit jour, » cétait à moi ; mais par contre il nétait pas aussi facile de deviner ce quils signifiaient, et de nouveau je me posai toute une série de questions auxquelles il métait impossible de trouver des réponses raisonnables.
Un seul fait était clair et précis : le lendemain matin au petit jour je devais être éveillé et me tenir sur mes gardes ; jusque-là je navais quà prendre patience, si je le pouvais.
Aussitôt que la nuit fut tombée Je me couchai dans mon hamac et je tâchai de mendormir ; jentendis plusieurs heures sonner successivement aux horloges voisines, puis à la fin le sommeil me prit et memporta sur ses ailes.
Quand je méveillais la nuit était épaisse, les étoiles brillaient dans le sombre azur, et lon nentendait aucun bruit ; sans doute le jour était loin encore. Je revins masseoir sur mon banc, nosant pas marcher de peur dappeler lattention si par hasard on faisait une ronde et jattendis. Bientôt une horloge sonna trois coups : je métais éveillé trop tôt ; cependant je nosai pas me rendormir, et dailleurs je crois bien que quand même je laurais voulu, je ne laurais pas pu : jétais trop fiévreux, trop angoissé.
Ma seule occupation était de compter les sonneries des horloges ; mais combien me paraissaient longues les quinze minutes qui sécoulaient entre lheure et le quart, entre le quart et la demie ; si longues que parfois je mimaginais que javais laissé lhorloge sonner sans lentendre ou quelle était détraquée.
Appuyé contre la muraille, je tenais mes yeux fixés sur la fenêtre ; il me sembla que létoile que je suivais perdait de son éclat et que le ciel blanchissait faiblement.
Cétait lapproche du jour ; au loin des coqs chantèrent.
Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, jallai ouvrir ma fenêtre ; ce fut un travail délicat de lempêcher de craquer, mais enfin, en my prenant avec douceur, et surtout avec lenteur, jen vins à bout.
Quel bonheur que ce cachot eût été aménagé dans une ancienne salle basse dont on avait fait une prison, et quon se fût confié aux barreaux de fer pour garder les prisonniers, car si ma fenêtre ne sétait pas ouverte, je naurais pas pu répondre à lappel de Mattia. Mais ouvrir la fenêtre nétait pas tout : les barreaux de fer restaient, les épaisses murailles aussi, et aussi la porte bardée de tôle. Cétait donc folie despérer la liberté, et cependant je lespérais.
Les étoiles pâlirent de plus en plus, et la fraîcheur du matin me fit grelotter ; cependant je ne quittai pas ma fenêtre, restant là, debout, écoutant, regardant, sans savoir ce que je devais regarder et écouter.
Un grand voile blanc monta au ciel, et sur la terre les objets commencèrent à se dessiner avec des formes à peu près distinctes ; cétait bien le petit jour dont Mattia mavait parlé. Jécoutai en retenant ma respiration, je nentendis que les battements de mon cur dans ma poitrine.
Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre le mur, mais comme avant je navais entendu aucun bruit de pas, je crus mêtre trompé ; cependant jécoutai : le grattement continua : puis tout à coup japerçus une tête sélever au-dessus du mur ; tout de suite je vis que ce nétait pas celle de Mattia, et, bien quil fît encore sombre je reconnus Bob.
Il me vit collé contre mes barreaux.
Chut ! dit-il faiblement.
Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier que je devais méloigner de la fenêtre. Sans comprendre, jobéis. Alors, son autre main me parut armée dun long tube brillant comme sil était en verre. Il le porta à sa bouche. Je compris que cétait une sarbacane. Jentendis un soufflement, et en même temps je vis une petite boule blanche passer dans lair pour venir tomber à mes pieds. Instantanément la tête de Bob disparut derrière le mur, et je nentendis plus rien.
Je me précipitai sur la boule ; elle était en papier fin roulé et entassé autour dun gros grain de plomb : il me sembla que des caractères étaient tracés sur ce papier, mais il ne faisait pas encore assez clair pour que je pusse les lire ; je devais donc attendre le jour.
Je refermai ma fenêtre avec précaution et vivement je me couchai dans mon hamac, tenant la boule de papier dans ma main.
Lentement, bien lentement pour mon impatience, laube jaunit, et à la fin une lueur rose glissa sur mes murailles ; je déroulai mon papier et je lus :
« Tu seras transféré demain soir dans la prison du comté : tu voyageras en chemin de fer dans un compartiment de seconde classe avec un policeman ; place-toi auprès de la portière par laquelle tu monteras ; quand vous aurez roulé pendant quarante-cinq minutes (compte-les bien) votre train ralentira sa marche pour une jonction ; ouvre alors ta portière et jette-toi à bas bravement : élance-toi, étends tes mains en avant et arrange-toi pour tomber sur les pieds ; aussitôt à terre, monte le talus de gauche, nous serons là avec une voiture et un bon cheval pour temmener ; ne crains rien ; deux jours après nous serons en France ; bon courage et bon espoir ; surtout élance-toi au loin en sautant et tombe sur tes pieds. »
Sauvé ! Je ne comparaîtrais pas aux assises ; je ne verrais pas ce qui sy passerait !
Ah ! le brave Mattia, le bon Bob ! car cétait lui, jen étais certain, qui aidait généreusement Mattia : « Nous serons là avec un bon cheval ; » ce nétait pas Mattia qui tout seul avait pu combiner cet arrangement.
Et je relus le billet : « Quarante-cinq minutes après départ ; le talus de gauche ; tomber sur les pieds. »
Certes oui, je mélancerais bravement, dussé-je me tuer. Mieux valait mourir que de se faire condamner comme voleur.
Ah ! comme tout cela était bien inventé :
« Deux jours après nous serons en France. »
Cependant, dans mon transport de joie, jeus une pensée de tristesse : et Capi ? Mais bien vite jécartai cette idée. Il nétait pas possible que Mattia voulût abandonner Capi ; sil avait trouvé un moyen pour me faire évader, il en avait trouvé un aussi certainement pour Capi.
Je relus mon billet deux ou trois fois encore, puis, layant mâché, je lavalai ; maintenant je navais plus quà dormir tranquillement ; et je my appliquai si bien, que je ne méveillai que quand le geôlier mapporta à manger.
Le temps sécoula assez vite et le lendemain, dans laprès-midi, un policeman que je ne connaissais pas entra dans mon cachot et me dit de le suivre : je vis avec satisfaction que cétait un homme denviron cinquante ans qui ne paraissait pas très-souple.
Les choses purent sarranger selon les prescriptions de Mattia, et, quand le train se mit en marche, jétais placé près de la portière par laquelle jétais monté ; jallais à reculons ; le policeman était en face de moi ; nous étions seuls dans notre compartiment.
Vous parlez anglais ? me dit-il.
Un peu.
Vous le comprenez ?
À peu près, quand on ne parle pas trop vite.
Eh bien, mon garçon, je veux vous donner un bon conseil : ne faites pas le malin avec la justice, avouez : vous vous concilierez la bienveillance de tout le monde ; rien nest plus désagréable que davoir affaire à des gens qui nient contre lévidence ; tandis quavec ceux qui avouent on a toutes sortes de complaisances, de bontés ; ainsi moi, vous me diriez comment les choses se sont passées, je vous donnerais bien une couronne : vous verriez comme largent adoucirait votre situation en prison.
Je fus sur le point de répondre que je navais rien à avouer, mais je compris que le mieux pour moi était de me concilier la bienveillance de ce policeman, selon son expression, et je ne répondis rien.
Vous réfléchirez, me dit-il, en continuant, et quand en prison vous aurez reconnu la bonté de mon conseil, vous me ferez appeler, parce que, voyez-vous, il ne faut pas avouer au premier venu, il faut choisir celui qui sintéressera à vous, et moi, vous voyez bien que je suis tout disposé à vous servir.
Je fis un signe affirmatif.
Faites demander Dolphin ; vous retiendrez bien mon nom, nest-ce pas ?
Oui, monsieur.
Jétais appuyé contre la portière dont la vitre était ouverte ; je lui demandai la permission de regarder le pays que nous traversions, et comme il voulait « se concilier ma bienveillance », il me répondit que je pouvais regarder tant que je voudrais. Quavait-il à craindre, le train marchait à grande vitesse.
Bientôt lair qui le frappait en face layant glacé, il séloigna de la portière pour se placer au milieu du wagon.
Pour moi, je nétais pas sensible au froid ; glissant doucement ma main gauche en dehors je tournai la poignée et de la droite je retins la portière.
Le temps sécoula : la machine siffla et ralentit sa marche ; le moment était venu ; vivement je poussai la portière et sautai aussi loin que je pus ; je fus jeté dans le fossé ; heureusement mes mains que je tenais en avant portèrent contre le talus gazonné ; cependant le choc fut si violent que je roulai à terre, évanoui.
Quand je revins à moi je crus que jétais encore en chemin de fer, car je me sentis emporté par un mouvement rapide, et jentendis un roulement : jétais couché sur un lit de paille.
Chose étrange ! ma figure était mouillée et sur mes joues, sur mon front, passait une caresse douce et chaude.
Jouvris les yeux, un chien, un vilain chien jaune, était penché sur moi et me léchait.
Mes yeux rencontrèrent ceux de Mattia, qui se tenait agenouillé à côté de moi.
Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et en membrassant.
Où sommes-nous ?
En voiture ; cest Bob qui nous conduit.
Comment cela va-t-il ? me demanda Bob en se retournant.
Je ne sais pas ; bien, il me semble.
Remuez les bras, remuez les jambes, cria Bob.
Jétais allongé sur de la paille, je fis ce quil me disait.
Bon, dit Mattia, rien de cassé.
Mais que sest-il passé ?
Tu as sauté du train, comme je te lavais recommandé ; mais la secousse ta étourdi et tu es tombé dans le fossé ; alors ne te voyant pas venir, Bob a dégringolé le talus tandis que je tenais le cheval, et il ta rapporté dans ses bras. Nous tavons cru mort Quelle peur ! quelle douleur ! mais te voilà sauvé.
Et le policeman ?
Il continue sa route avec le train, qui ne sest pas arrêté.
Je savais lessentiel, je regardai autour de moi et japerçus le chien jaune qui me regardait tendrement avec des yeux qui ressemblaient à ceux de Capi ; mais ce nétait pas Capi, puisque Capi était blanc.
Et Capi ! dis-je, où est-il ?
Avant que Mattia meût répondu, le chien jaune avait sauté sur moi et il me léchait en pleurant.
Mais le voilà, dit Mattia, nous lavons fait teindre.
Je rendis au bon Capi ses caresses, et je lembrassai.
Pourquoi las-tu teint ? dis-je.
Cest une histoire, je vais te la conter.
Mais Bob ne permit pas ce récit.
Conduis le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien ; pendant ce temps-là je vais arranger la voiture pour quon ne la reconnaisse pas aux barrières.
Cette voiture était une carriole recouverte dune bâche en toile posée sur des cerceaux ; il allongea les cercles dans la voiture et ayant plié la bâche en quatre, il me dit de men couvrir ; puis, il renvoya Mattia en lui recommandant de se cacher sous la toile ; par ce moyen la voiture changeait entièrement daspect, elle navait plus de bâche et elle ne contenait quune personne au lieu de trois : si on courait après nous, le signalement, que les gens qui voyaient passer cette carriole donneraient, dérouterait les recherches.
Où allons-nous ? demandai-je à Mattia lorsquil se fut allongé à côté de moi.
À Littlehampton : cest une petit port sur la mer, où Bob a un frère qui commande un bateau faisant les voyages de France pour aller chercher du beurre et des ufs en Normandie, à Isigny ; si nous nous sauvons, et nous nous sauverons, ce sera à Bob que nous le devrons : il a tout fait ; quest-ce que jaurais pu faire pour toi, moi, pauvre misérable ! Cest Bob qui a eu lidée de te faire sauter du train, de te souffler mon billet, et cest lui qui a décidé ses camarades à nous prêter ce cheval ; enfin cest lui qui va nous procurer un bateau pour passer en France, car tu dois bien croire que si tu voulais tembarquer sur un vapeur, tu serais arrêté : tu vois quil fait bon avoir des amis.
Et Capi, qui a eu lidée de lemmener ?
Moi, mais cest Bob qui a eu lidée de le teindre en jaune pour quon ne le reconnaisse pas, quand nous lavons volé à lagent Jerry, lintelligent Jerry comme disait le juge, qui cette fois na pas été trop intelligent car il sest laissé souffler Capi sans sen apercevoir ; il est vrai que Capi mayant senti, a presque tout fait, et puis Bob connaît tous les tours des voleurs de chiens.
Et ton pied ?
Guéri, ou à peu près, je nai pas eu le temps dy penser.
Les routes dAngleterre ne sont pas libres comme celles de France ; de place en place se trouvent des barrières où lon doit payer une certaine somme pour passer ; quand nous arrivions à lune de ces barrières, Bob nous disait de nous taire et de ne pas bouger, et les gardiens ne voyaient quune carriole conduite par un seul homme : Bob leur disait des plaisanteries et passait.
Avec son talent de clown pour se grimer, il sétait fait une tête de fermier, et ceux mêmes qui le connaissaient le mieux, lui aurait parlé sans savoir qui il était.
Nous marchions rapidement, car le cheval était bon et Bob était un habile cocher : cependant il fallait nous arrêter pour laisser souffler un peu le cheval, et pour lui donner à manger ; mais pour cela nous nentrâmes pas dans une auberge ; Bob sarrêta en plein bois, débrida son cheval et lui passa au cou une musette pleine davoine quil prit dans la voiture ; la nuit était noire ; il ny avait pas grand danger dêtre surpris.
Alors je pus mentretenir avec Bob, et le remercier par quelques paroles de reconnaissance émue ; mais il ne me laissa pas lui dire tout ce que javais dans le cur :
Vous mavez obligé, répondit-il en me donnant une poignée de main, aujourdhui je vous oblige, chacun son tour ; et puis vous êtes le frère de Mattia ; et pour un bon garçon comme Mattia, on fait bien des choses.
Je lui demandai si nous étions éloignés de Littlehampton ; il me répondit que nous en avions encore pour plus de deux heures, et quil fallait nous hâter, parce que le bateau de son frère partait tous les samedis pour Isigny, et quil croyait que la marée avait lieu de bonne heure ; or, nous étions le vendredi.
Nous reprîmes place sur la paille, sous la bâche, et le cheval reposé partit grand train.
As-tu peur ? me demanda Mattia.
Oui et non ; jai très-peur dêtre repris ; mais il me semble quon ne me reprendra pas : se sauver, nest-ce pas avouer quon est coupable ? Voilà surtout ce qui me tourmente : que dire pour ma défense ?
Nous avons bien pensé à cela, mais Bob a cru quil fallait tout faire pour que tu ne paraisses pas sur le banc des assises ; cela est si triste davoir passé là, même quand on est acquitté ; moi je nai osé rien dire, parce quavec mon idée fixe de temmener en France, jai peur que cette idée ne me conseille mal.
Tu as bien fait ; et quoi quil arrive je naurai que de la reconnaissance pour vous.
Il narrivera rien, va, sois tranquille. À larrêt du train ton policeman aura fait son rapport ; mais avant quon organise les recherches il sest écoulé du temps, et nous, nous avons galopé ; et puis ils ne peuvent pas savoir que cest à Littlehampton que nous allons nous embarquer.
Il était certain que si on nétait pas sur notre piste, nous avions la chance de nous embarquer sans être inquiétés ; mais je nétais pas comme Mattia, assuré quaprès larrêt du train le policeman avait perdu du temps pour nous poursuivre ; là était le danger, et il pouvait être grand.
Cependant notre cheval, vigoureusement conduit par Bob, continuait de détaler grand train sur la route déserte ; de temps en temps seulement nous croisions quelques voitures, aucune ne nous dépassait : les villages que nous traversions étaient silencieux et rares étaient les fenêtres où se montrait une lumière attardée ; seuls quelques chiens faisaient attention à notre course rapide et nous poursuivaient de leurs aboiements ; quand après une montée un peu rapide Bob arrêtait son cheval pour le laisser souffler, nous descendions de voiture et nous nous collions la tête sur la terre pour écouter, mais Mattia lui-même, qui avait loreille plus fine que nous, nentendait aucun bruit suspect ; nous voyagions au milieu de lombre et du silence de la nuit.
Ce nétait plus pour nous cacher que nous nous tenions sous la bâche, cétait pour nous défendre du froid, car depuis assez longtemps soufflait une bise froide ; quand nous passions la langue sur nos lèvres nous trouvions un goût de sel ; nous approchions de la mer. Bientôt nous aperçûmes une lueur qui à intervalles réguliers disparaissait, pour reparaître avec éclat, cétait un phare ; nous arrivions.
Bob arrêta son cheval et le mettant au pas il le conduisit doucement dans un chemin de traverse ; puis descendant de voiture il nous dit de rester là et de tenir le cheval ; pour lui, il allait voir si son frère nétait pas parti et si nous pouvions sans danger nous embarquer à bord du navire de celui-ci.
Javoue que le temps pendant lequel Bob resta absent me parut long, très-long : nous ne parlions pas, et nous entendions la mer briser sur la grève à une assez courte distance avec un bruit monotone qui redoublait notre émotion ; Mattia tremblait comme je tremblais moi-même.
Cest le froid, me dit-il à voix basse.
Était-ce bien vrai ? Le certain, cest que quand une vache ou un mouton qui se trouvaient dans les prairies que traversait notre chemin choquaient une pierre ou heurtaient une clôture, nous étions plus sensibles au froid ou au tremblement.
Enfin, nous entendîmes un bruit de pas dans le chemin quavait suivi Bob. Sans doute, cétait lui qui revenait ; cétait mon sort qui allait se décider.
Bob nétait pas seul. Quand il sapprocha de nous, nous vîmes que quelquun laccompagnait : cétait un homme vêtu dune vareuse en toile cirée et coiffé dun bonnet de laine.
Voici mon frère, dit Bob ; il veut bien vous prendre à son bord ; il va vous conduire, et nous allons nous séparer, car il est inutile quon sache que je suis venu ici.
Je voulus remercier Bob, mais il me coupa la parole en me donnant une poignée de main :
Ne parlons pas de ça, dit-il, il faut sentraider, chacun son tour ; nous nous reverrons un jour ; je suis heureux davoir obligé Mattia.
Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmes dans les rues silencieuses de la ville, puis après quelques détours nous nous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mer nous frappa au visage.
Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main un navire gréé en sloop ; nous comprîmes que cétait le sien ; en quelques minutes nous fûmes à bord ; alors il nous fit descendre dans une petite cabine.
Je ne partirai que dans deux heures, dit-il, restez là et ne faites pas de bruit.
Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, ce fut sans bruit que Mattia se jeta dans mes bras et membrassa ; il ne tremblait plus.
XXILe Cygne.
Après le départ du frère de Bob, le navire resta silencieux pendant quelque temps, et nous nentendîmes que le bruit du vent dans la mâture et le clapotement de leau contre la carène ; mais peu à peu il sanima ; des pas retentirent sur le pont ; on laissa tomber des cordages ; des poulies grincèrent, il y eut des enroulements et des déroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voile fut hissée ; le gouvernail gémit et tout à coup le bateau sétant incliné sur le côté gauche, un mouvement de tangage se produisit ; nous étions en route, jétais sauvé.
Lent et doux tout dabord, ce mouvement de tangage ne tarda pas à devenir rapide et dur, le navire sabaissait en roulant, et brusquement de violents coups de mer venaient frapper contre son étrave ou contre son bordage de droite.
Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en lui prenant la main.
Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste je me doutais bien que cela serait ainsi ; quand nous étions en voiture je regardais les arbres dont le vent secouait la cime, et je me disais que sur la mer nous allions danser : ça danse.
À ce moment la porte de notre cabine fut ouverte :
Si vous voulez monter sur le pont, nous dit le frère de Bob, il ny a plus de danger.
Où est-on moins malade ? demanda Mattia.
Couché.
Je vous remercie, je reste couché.
Et il sallongea sur les planches.
Le mousse va vous apporter ce qui vous sera nécessaire, dit le capitaine.
Merci ; sil peut nêtre pas trop longtemps à venir, cela sera à propos, répondit Mattia.
Déjà ?
Il y a longtemps que cest commencé.
Je voulus rester près de lui, mais il menvoya sur le pont en me répétant :
Cela ne fait rien, tu es sauvé ; mais cest égal, je ne me serais jamais imaginé que cela me ferait plaisir davoir le mal de mer.
Arrivé sur le pont, je ne pus me tenir debout quen me cramponnant solidement à un cordage : aussi loin que la vue pouvait sétendre dans les profondeurs de la nuit, on ne voyait quune nappe blanche décume, sur laquelle notre petit navire courait, incliné comme sil allait chavirer, mais il ne chavirait point, au contraire il sélevait légèrement, bondissant sur les vagues, porté, poussé par le vent douest.
Je me retournai vers la terre ; déjà les lumières du port nétaient plus que des points dans lobscurité vaporeuse, et les regardant ainsi saffaiblir et disparaître les unes après les autres, ce fut avec un doux sentiment de délivrance que je dis adieu à lAngleterre.
Si le vent continue ainsi, me dit le capitaine, nous narriverons pas tard, ce soir, à Isigny ; cest un bon voilier que lÉclipse.
Toute une journée de mer, et même plus dune journée, pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir davoir le mal de mer.
Elle sécoula cependant, et je passai mon temps à voyager du pont à la cabine, et de la cabine au pont ; à un certain moment, comme je causais avec le capitaine, il étendit sa main dans la direction du sud-ouest, et japerçus une haute colonne blanche qui se dessinait sur un fond bleuâtre.
Barfleur, me dit-il.
Je dégringolai rapidement pour porter cette bonne nouvelle à Mattia : nous étions en vue de France ; mais la distance est longue encore de Barfleur à Isigny, car il faut longer toute la presquîle du Cotentin avant dentrer dans la Vire et dans lAure.
Comme il était tard lorsque lÉclipse accosta le quai dIsigny, le capitaine voulut bien nous permettre de coucher à bord, et ce fut seulement le lendemain matin que nous nous séparâmes de lui, après lavoir remercié comme il convenait.
Quand vous voudrez revenir en Angleterre, nous dit-il, en nous donnant une rude poignée de main, lÉclipse part dici tous les mardis ; à votre disposition.
Cétait là une gracieuse proposition, mais que nous navions aucune envie daccepter, ayant chacun nos raisons, Mattia et moi, pour ne pas traverser la mer de sitôt.
Nous débarquions en France, nayant que nos vêtements et nos instruments, Mattia ayant eu soin de prendre ma harpe, que javais laissée dans la tente de Bob, la nuit où javais été à lauberge du Gros-Chêne ; quant à nos sacs, ils étaient restés avec leur contenu dans les voitures de la famille Driscoll ; cela nous mettait dans un certain embarras, car nous ne pouvions pas reprendre notre vie errante sans chemises et sans bas, surtout sans carte. Par bonheur, Mattia avait douze francs déconomies et en plus notre part de recette provenant de notre association avec Bob et ses camarades, laquelle sélevait à vingt-deux shillings, ou vingt-sept francs cinquante ; cela nous constituait une fortune de près de quarante francs, ce qui était considérable pour nous. Mattia avait voulu donner cet argent à Bob pour subvenir aux frais de mon évasion, mais Bob avait répondu quon ne se fait pas payer les services quon rend par amitié, et il navait voulu rien recevoir.
Notre première occupation, en sortant de Éclipse, fut donc de chercher un vieux sac de soldat et dacheter ensuite deux chemises, deux paires de bas, un morceau de savon, un peigne, du fil, des boutons, des aiguilles, et enfin ce qui nous était plus indispensable encore que ces objets, si utiles cependant, une carte de France.
En effet, où aller maintenant que nous étions en France ? Quelle route suivre ? Comment nous diriger ?
Ce fut la question que nous agitâmes en sortant dIsigny par la route de Bayeux.
Pour moi, dit Mattia, je nai pas de préférence, et je suis prêt à aller à droite ou à gauche ; je ne demande quune chose.
Laquelle ?
Suivre le cours dun fleuve, dune rivière ou dun canal, parce que jai une idée.
Comme je ne demandais pas à Mattia de me dire son idée, il continua :
Je vois quil faut que je te lexplique, mon idée : quand Arthur était malade, madame Milligan le promenait en bateau, et cest de cette façon que tu las rencontrée sur le Cygne.
Il nest plus malade.
Cest-à-dire quil est mieux ; il a été très-malade, au contraire, et il na été sauvé que par les soins de sa mère. Alors mon idée est que pour le guérir tout à fait, madame Milligan le promène encore en bateau sur les fleuves, les rivières, les canaux qui peuvent porter le Cygne ; si bien quen suivant le cours de ces rivières et de ces fleuves, nous avons chance de rencontrer le Cygne.
Qui dit que le Cygne est en France ?
Rien : cependant, comme le Cygne ne peut pas aller sur la mer, il est à croire quil na pas quitté la France, nous avons des chances pour le trouver.
Quand nous nen aurions quune, est-ce que tu nes pas davis quil faut la risquer ? Moi je veux que nous retrouvions madame Milligan, et mon avis est que nous ne devons rien négliger pour cela.
Mais Lise, Alexis, Benjamin, Étiennette !
Nous les verrons en cherchant madame Milligan ; il faut donc que nous gagnions le cours dun fleuve ou dun canal : cherchons sur ta carte quel est le fleuve le plus près.
La carte fut étalée sur lherbe du chemin, et nous cherchâmes le fleuve le plus voisin ; nous trouvâmes que cétait la Seine.
Eh bien ! gagnons la Seine, dit Mattia.
La Seine passe à Paris.
Quest-ce que cela fait ?
Cela fait beaucoup ; jai entendu dire à Vitalis que quand on voulait trouver quelquun, cétait à Paris quil fallait le chercher ; si la police anglaise me cherchait pour le vol de léglise Saint-Georges, je ne veux pas quelle me trouve : ce ne serait pas la peine davoir quitté lAngleterre.
La police anglaise peut donc te poursuivre en France ?
Je ne sais pas ; mais si cela est, il ne faut pas aller à Paris.
Ne peut-on pas suivre la Seine jusquaux environs de Paris, la quitter et la reprendre plus loin ; je ne tiens pas à voir Garofoli.
Sans doute.
Eh bien, faisons ainsi : nous interrogerons les mariniers, les haleurs, le long de la rivière, et comme le Cygne avec sa verandah ne ressemble pas aux autres bateaux, on laura remarqué sil a passé sur la Seine ; si nous ne le trouvons pas sur la Seine, nous le chercherons sur la Loire, sur la Garonne, sur toutes les rivières de France et nous finirons bien par le trouver.
Je navais pas dobjections à présenter contre lidée de Mattia ; il fut donc décidé que nous gagnerions le cours de la Seine pour le côtoyer en le remontant.
Après avoir pensé à nous, il était temps de nous occuper de Capi ; teint en jaune, Capi nétait pas pour moi Capi ; nous achetâmes du savon mou, et à la première rivière que nous trouvâmes, nous le frottâmes vigoureusement, nous relayant quand nous étions fatigués.
Mais la teinture de notre ami Bob était dexcellente qualité ; il nous fallut de nombreuses baignades, de longs savonnages ; il nous fallut surtout des semaines et des mois pour que Capi reprît sa couleur native. Heureusement la Normandie est le pays de leau, et chaque jour nous pûmes le laver.
Par Bayeux, Caen, Pont-lÉvêque et Pont-Audemer, nous gagnâmes la Seine à La Bouille.
Quand du haut de collines boisées et au détour dun chemin ombreux, dont nous débouchâmes après une journée de marche, Mattia aperçut tout à coup devant lui la Seine, décrivant une large courbe au centre de laquelle nous nous trouvions, et promenant doucement ses eaux calmes et puissantes, couvertes de navires aux blanches voiles et de bateaux à vapeur, dont la fumée montait jusquà nous, il déclara que cette vue le réconciliait avec leau, et quil comprenait quon pouvait prendre plaisir à glisser sur cette tranquille rivière, au milieu de ces fraîches prairies, de ces champs bien cultivés et de ces bois sombres qui lencadraient de verdure.
Sois certain que cest sur la Seine que madame Milligan a promené son fils malade, me dit-il.
Cest ce que nous allons bientôt savoir, en faisant causer les gens du village qui est au-dessous.
Mais jignorais alors quil nest pas facile dinterroger les Normands, qui répondent rarement dune façon précise et qui, au contraire, interrogent eux-mêmes ceux qui les questionnent.
Cest-y un batiau du Havre ou un batiau de Rouen que vous demandez ? Cest-y un bachot ? Cest y une barquette, un chaland, une péniche ?
Quand nous eûmes bien répondu à toutes les questions quon nous posa, il fut à peu près certain que le Cygne nétait jamais venu à La Bouille, ou que, sil y avait passé, cétait la nuit, de sorte que personne ne lavait vu.
De La Bouille nous allâmes à Rouen, où nos recherches recommencèrent, mais sans meilleur résultat ; à Elbeuf, on ne put pas non plus nous parler du Cygne ; à Poses, où il y a des écluses et où par conséquent on remarque les bateaux qui passent, il en fut de même encore.
Sans nous décourager, nous avancions, questionnant toujours, mais sans grande espérance, car le Cygne navait pas pu partir dun point intermédiaire ; que madame Milligan et Arthur se fussent embarqués à Quillebeuf ou à Caudebec, cela se comprenait, à Rouen mieux encore ; mais puisque nous ne trouvions pas trace de leur passage, nous devions aller jusquà Paris, ou plutôt au delà de Paris.
Comme nous ne marchions pas seulement pour avancer, mais quil nous fallait encore gagner chaque jour notre pain, il nous fallut cinq semaines pour aller dIsigny à Charenton.
Là une question se présentait : devions-nous suivre la Seine ou bien devions-nous suivre la Marne ? Cétait ce que je métais demandé bien souvent en étudiant ma carte, mais sans trouver de meilleures raisons pour une route plutôt que pour une autre.
Heureusement en arrivant à Charenton, nous neûmes pas à balancer, car à nos demandes on répondit pour la première fois quon avait vu un bateau qui ressemblait au Cygne ; cétait un bateau de plaisance, il avait une verandah.
Mattia fut si joyeux quil se mit à danser sur le quai : puis tout à coup, cessant de danser, il prit son violon et joua frénétiquement une marche triomphale.
Pendant ce temps, je continuais dinterroger le marinier qui avait bien voulu nous répondre : le doute nétait pas possible, cétait bien le Cygne ; il y avait environ deux mois quil avait passé à Charenton, remontant la Seine.
Deux mois ! Cela lui donnait une terrible avance sur nous. Mais quimportait ! En marchant nous finirions toujours par le rejoindre, bien que nous neussions que nos jambes, tandis que lui il avait celles de deux bons chevaux.
La question de temps nétait rien : le fait capital, extraordinaire, merveilleux, cétait que le Cygne était retrouvé.
Qui a eu raison ? criait Mattia.
Si javais osé jaurais avoué que mon espérance était vive aussi, très-vive, mais je nosais pas préciser, même pour moi seul, toutes les idées, toutes les folies qui faisaient senvoler mon imagination.
Nous navons plus besoin de nous arrêter maintenant pour interroger les gens, le Cygne est devant nous ; il ny a quà suivre la Seine.
Mais à Moret le Loing se jette dans la Seine, et il faut recommencer nos questions.
Le Cygne a remonté la Seine.
À Montereau il faut les reprendre encore.
Cette fois le Cygne a abandonné la Seine pour lYonne ; il y a un peu plus de deux mois quil a quitté Montereau ; il a à son bord une dame anglaise et un jeune garçon étendu sur un lit.
Nous nous rapprochons de Lise en même temps que nous suivons le Cygne, et le cur me bat fort, quand en étudiant ma carte je me demande si après Joigny madame Milligan aura choisi le canal de Bourgogne ou celui du Nivernais.
Nous arrivons au confluent de lYonne et de lArmençon, le Cygne a continué de remonter lYonne ; nous allons donc passer par Dreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de madame Milligan et dArthur.
Depuis que nous courrions derrière le Cygne nous ne donnions plus grand temps à nos représentations, et Capi qui était un artiste consciencieux ne comprenait rien à notre empressement : pourquoi ne lui permettions-nous pas de rester gravement assis la sébile entre les dents devant « lhonorable société » qui tardait à mettre la main à la poche ? il faut savoir attendre.
Mais nous nattendions plus ; aussi les recettes baissaient-elles, en même temps que ce qui nous était resté sur nos quarante francs diminuait chaque jour : loin de mettre de largent de côté, nous prenions sur notre capital.
Dépêchons-nous, disait Mattia, rejoignons le Cygne.
Et je disais comme lui : dépêchons-nous.
Jamais le soir nous ne nous plaignions de la fatigue, si longue queût été létape ; et tout au contraire nous étions daccord pour partir le lendemain de bonne heure.
Éveille-moi, disait Mattia, qui aimait à dormir.
Et quand je lavais éveillé, jamais il nétait long à sauter sur ses jambes.
Pour faire des économies nous avions réduit nos dépenses, et comme il faisait chaud, Mattia avait déclaré quil ne voulait plus manger de viande « parce quen été la viande est malsaine » ; nous nous contentions dun morceau de pain avec un uf dur que nous nous partagions, ou bien dun peu de beurre ; et quoique nous fussions dans le pays du vin nous ne buvions que de leau.
Que nous importait !
Cependant Mattia avait quelquefois des idées de gourmandise.
Je voudrais bien que madame Milligan eût encore la cuisinière qui te faisait de si bonnes tartes aux confitures, disait-il, cela doit être joliment bon, des tartes à labricot.
Tu nen as jamais mangé ?
Jai mangé des chaussons aux pommes, mais je nai jamais mangé des tartes à labricot, seulement jen ai vu. Quest-ce que cest que ces petites choses blanches qui sont collées sur la confiture jaune ?
Des amandes.
Oh !
Et Mattia ouvrait la bouche comme pour avaler une tarte entière.
Comme lYonne fait beaucoup de détours entre Joigny et Auxerre, nous regagnâmes, nous qui suivions la grande route, un peu de temps sur le Cygne ; mais, à partir dAuxerre, nous en reperdîmes, car le Cygne ayant pris le canal du Nivernais avait couru vite sur ses eaux tranquilles.
À chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car sur ce canal où la navigation nest pas très-active, tout le monde avait remarqué ce bateau qui ressemblait si peu à ceux quon voyait ordinairement.
Non-seulement on nous parlait du Cygne, mais on nous parlait aussi de madame Milligan « une dame anglaise très-bonne » et dArthur « un jeune garçon qui se tenait presque toujours couché dans un lit placé sur le pont, à labri dune verandah garnie de verdure et de fleurs, mais qui se levait aussi quelquefois. »
Arthur était donc mieux.
Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours, encore un, encore quelques heures seulement.
Enfin nous apercevons les bois dans lesquels nous avons joué avec Lise à lautomne précédent, et nous apercevons aussi lécluse avec la maisonnette de dame Catherine.
Sans nous rien dire, mais dun commun accord, nous avons forcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus, nous courons ; Capi, qui se retrouve, a pris les devants au galop.
Il va dire à Lise que nous arrivons : elle va venir au-devant de nous.
Cependant ce nest pas Lise que nous voyons sortir de la maison, cest Capi qui se sauve comme si on lavait chassé.
Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, et nous nous demandons ce que cela peut signifier ; que sest-il passé ? Mais cette question nous ne la formulons ni lun ni lautre, et nous reprenons notre marche.
Capi est revenu jusquà nous et il savance, penaud, sur nos talons.
Un homme est en train de manuvrer une vanne de lécluse, ce nest pas loncle de Lise.
Nous allons jusquà la maison, une femme que nous ne connaissons pas va et vient dans la cuisine.
Madame Suriot ? demandons-nous.
Elle nous regarde un moment avant de nous répondre, comme si nous lui posions une question absurde.
Elle nest plus ici, nous dit-elle à la fin.
Et où est-elle ?
En Égypte.
Nous nous regardons Mattia et moi interdits. En Égypte ! Nous ne savons pas au juste ce que cest que lÉgypte, et où se trouve ce pays, mais vaguement nous pensons que cest loin, très-loin, quelque part au delà des mers.
Et Lise ? Vous connaissez Lise ?
Pardi : Lise est partie en bateau avec une dame anglaise.
Lise sur le Cygne ! Rêvons-nous ?
La femme se charge de nous répondre que nous sommes dans la réalité.
Cest vous Rémi ? me demande-t-elle.
Oui.
Eh bien, quand Suriot a été noyé, nous dit-elle.
Noyé !
Noyé dans lécluse. Ah ! vous ne saviez pas que Suriot était tombé à leau et quétant passé sous une péniche, il était resté accroché à un clou : cest le métier qui veut ça trop souvent. Pour lors, quand il a été noyé, Catherine sest trouvée bien embarrassée quoiquelle fût une maîtresse femme. Mais que voulez-vous, quand largent manque, on ne peut pas le fabriquer du jour au lendemain ; et largent manquait. Il est vrai quon offrait à Catherine daller en Égypte pour élever les enfants dune dame dont elle avait été la nourrice, mais ce qui la gênait cétait sa nièce, la petite Lise. Comme elle était à se demander ce quil fallait faire, voilà quun soir sarrête à lécluse une dame anglaise qui promenait son garçon malade. On cause. Et la dame anglaise qui cherchait un enfant pour jouer avec son fils qui sennuyait tout seul sur son bateau, demande quon lui donne Lise, en promettant de se charger delle, de la faire guérir, enfin de lui assurer un sort. Cétait une brave dame, bien bonne, douce au pauvre monde. Catherine accepte, et tandis que Lise sembarque sur le bateau de la dame anglaise, Catherine part pour sen aller en Égypte Cest mon mari qui remplace Suriot. Alors avant de partir, Lise qui ne peut pas parler quoique les médecins disent quelle parlera sans doute un jour, alors Lise veut que sa tante mexplique que je dois vous raconter tout cela si vous venez pour la voir. Et voilà.
Jétais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas un mot, mais Mattia ne perdit pas la tête comme moi :
Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il.
Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise devait me faire écrire pour que je vous donne son adresse, mais je nai pas reçu de lettre.
XXIILes beaux langes ont dit vrai.
Comme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne pensais pas à faire.
Nous vous remercions bien, madame, dit-il.
Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine.
En route, me dit-il, en ayant ! Ce nest plus seulement Arthur et madame Milligan que nous avons à rejoindre, cest encore Lise. Comme cela se trouve bien ! Nous aurions perdu du temps à Dreuzy tandis que maintenant nous pouvons continuer notre chemin ; cest ce qui sappelle une chance. Nous en avons eu assez de mauvaises, maintenant nous en avons de bonnes ; le vent a changé. Qui sait tout ce qui va nous arriver dheureux !
Et nous continuons notre course après le Cygne, sans perdre de temps, ne nous arrêtant juste que ce quil faut pour dormir et pour gagner quelques sous.
À Decize, où le canal du Nivernais débouche dans la Loire, nous demandons des nouvelles du Cygne : il a pris le canal latéral ; et cest ce canal que nous suivons jusquà Digoin ; là nous prenons le canal du Centre jusquà Chalon.
Ma carte me dit que si par Charolles nous nous dirigions directement sur Mâcon, nous éviterions un long détour et bien des journées de marche ; mais cest là une résolution hardie dont nous nosons ni lun ni lautre nous charger après avoir discuté le pour et le contre, car le Cygne peut sêtre arrêté en route et alors nous le dépassons ; il faudrait donc revenir sur nos pas, et pour avoir voulu gagner du temps, en perdre.
Nous descendons la Saône depuis Chalon jusquà Lyon.
Cest là quune difficulté vraiment sérieuse se présente : le Cygne a-t-il descendu le Rhône ou bien la-t-il remonté ? en dautres termes madame Milligan a-t-elle été en Suisse ou dans le midi de la France ?
Au milieu du mouvement des bateaux qui vont et viennent sur le Rhône et sur la Saône, le Cygne peut avoir passé inaperçu : nous questionnons les mariniers, les bateliers et tous les gens qui vivent sur les quais, et à la fin nous obtenons la certitude que madame Milligan a gagné la Suisse ; nous suivons donc le cours du Rhône.
De la Suisse on va en Italie, dit Mattia, en voilà encore une chance ; si courant après madame Milligan, nous arrivions à Lucca, comme Cristina serait contente.
Pauvre cher Mattia, il maide à chercher ceux que jaime, et moi je ne fais rien pour quil embrasse sa petite sur.
À partir de Lyon nous gagnons sur le Cygne, car le Rhône aux eaux rapides ne se remonte pas avec la même facilité que la Seine. À Culoz il na plus que six semaines davance sur nous ; cependant, en étudiant la carte, je doute que nous puissions le rejoindre avant la Suisse, car jignore que le Rhône nest pas navigable jusquau lac de Genève, et nous nous imaginons que cest sur le Cygne que madame Milligan veut visiter la Suisse, dont nous navons pas la carte.
Nous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée en deux par le fleuve au-dessus duquel est jeté un pont suspendu, et nous descendons au bord de la rivière ; quelle est ma surprise, quand de loin je crois reconnaître le Cygne.
Nous nous mettons à courir : cest bien sa forme, cest bien lui, et cependant il a lair dun bateau abandonné : il est solidement amarré derrière une sorte destacade qui le protégé, et tout est fermé à bord ; il ny a plus de fleurs sur la verandah.
Que sest-il passé ? Quest-il arrivé à Arthur ?
Nous nous arrêtons, le cur étouffé par langoisse.
Mais cest une lâcheté, de rester ainsi immobiles ; il faut avancer, il faut savoir.
Un homme que nous interrogeons veut bien nous répondre ; cest lui qui justement est chargé de garder le Cygne.
La dame anglaise qui était sur le bateau avec ses deux enfants, un garçon paralysé et une petite fille muette, est en Suisse. Elle a abandonné son bateau parce quil ne pouvait pas remonter le Rhône plus loin. La dame et les deux enfants sont partis en calèche avec une femme de service ; les autres domestiques ont suivi avec les bagages ; elle reviendra à lautomne pour reprendre le Cygne, descendre le Rhône jusquà la mer, et passer lhiver dans le Midi.
Nous respirons : aucune des craintes qui nous avaient assaillis nétait raisonnable ; nous aurions dû imaginer le bon, au lieu daller tout de suite au pire.
Et où est cette dame présentement ? demanda Mattia.
Elle est partie pour louer une maison de campagne au bord du lac de Genève, du côté de Vevey ; mais je ne sais pas au juste où ; elle doit passer là lété.
En route pour Vevey ! À Genève nous achèterons une carte de la Suisse, et nous trouverons bien cette ville ou ce village. Maintenant le Cygne ne court plus devant nous ; et puisque madame Milligan doit passer lété dans sa maison de campagne, nous sommes assurés de la trouver : il ny a quà chercher.
Et quatre jours avoir après quitté Seyssel, nous cherchons, aux environs de Vevey, parmi les nombreuses villas, qui, à partir du lac aux eaux bleues, sétagent gracieusement sur les pentes vertes et boisées de la montagne, laquelle est habitée par madame Milligan, avec Arthur et Lise : enfin, nous sommes arrivés ; il est temps, nous avons trois sous en poche, et nos souliers nont plus de semelle.
Mais Vevey nest point un petit village comme nous lavions tout dabord imaginé, cest une ville, et même plus quune ville ordinaire, puisquil sy joint, jusquà Villeneuve, une suite de villages ou de faubourgs qui ne font quun avec elle : Blonay, Corsier, Tour-de-Peilz, Clarens, Chernex, Montreux, Veyteaux, Chillon. Quant à demander madame Milligan, ou tout simplement une dame anglaise accompagnée de son fils malade, et dune jeune fille muette, nous reconnaissons bien vite que cela nest pas pratique : Vevey et les bords du lac, sont habités par des Anglais et des Anglaises, comme le serait une ville de plaisance des environs de Londres.
Le mieux est donc de chercher et de visiter nous-mêmes toutes les maisons où peuvent loger les étrangers : en réalité cela nest pas bien difficile, nous navons quà jouer notre répertoire dans toutes les rues.
En une journée nous avons parcouru tout Vevey et nous avons fait une belle recette ; autrefois, quand nous voulions amasser de largent pour notre vache ou la poupée de Lise, cela nous eût donné une heureuse soirée, mais maintenant ce nest pas après largent que nous courons. Nulle part nous navons trouvé le moindre indice qui nous parlât de madame Milligan.
Le lendemain cest aux environs de Vevey que nous continuons nos recherches, allant droit devant nous au hasard des chemins, jouant devant les fenêtres des maisons qui ont une belle apparence, que ces fenêtres soient ouvertes ou fermées ; mais le soir nous rentrons comme déjà nous étions rentrés la veille ; et cependant nous avons été du lac à la montagne et de la montagne au lac, regardant autour de nous, questionnant de temps en temps les gens que sur leur bonne mine nous jugeons disposés à nous écouter et à nous répondre.
Ce jour-là, on nous donna deux fausses joies, en nous répondant que sans savoir son nom on connaissait parfaitement la dame dont nous parlions ; une fois on nous envoya à un chalet bâti en pleine montagne, une autre fois on nous assura quelle demeurait au bord du lac ; cétaient bien des dames anglaises qui habitaient le lac et la montagne, mais ce nétait point madame Milligan.
Après avoir consciencieusement visité les environs de Vevey, nous nous en éloignâmes un peu du côté de Clarens et de Montreux, fâchés du mauvais résultat de nos recherches, mais nullement découragés ; ce qui navait pas réussi un jour, réussirait le lendemain sans doute.
Tantôt nous marchions dans des routes bordées de murs de chaque côté, tantôt dans des sentiers tracés à travers des vignes et des vergers, tantôt dans des chemins ombragés par dénormes châtaigniers dont lépais feuillage interceptant lair et la lumière ne laissait pousser sous son couvert que des mousses veloutées ; à chaque pas dans ces routes et ces chemins souvrait une grille en fer ou une barrière en bois, et alors on apercevait des allées de jardin bien sablées, serpentant autour de pelouses plantées çà et là de massifs darbustes et de fleurs ; puis cachée dans la verdure sélevait une maison luxueuse ou une élégante maisonnette enguirlandée de plantes grimpantes ; et presque toutes, maisons comme maisonnettes, avaient à travers les massifs darbres ou darbustes des points de vue habilement ménagés sur le lac éblouissant et son cadre de sombres montagnes.
Ces jardins faisaient souvent notre désespoir, car nous tenant à distance des maisons, ils nous empêchaient dêtre entendus de ceux qui se trouvaient dans ces maisons, si nous ne jouions pas et si nous ne chantions pas de toutes nos forces, ce qui, à la longue, et répété du matin au soir, devenait fatigant.
Une après-midi nous donnions ainsi un concert en pleine rue nayant devant nous quune grille pour laquelle nous chantions, et derrière nous quun mur dont nous ne prenions pas souci ; javais chanté à tue-tête la première strophe de ma chanson napolitaine et jallais commencer la seconde, quand tout à coup nous lentendîmes chanter derrière nous au delà de ce mur, mais faiblement et avec une voix étrange :
Vorria arreventare no piccinotto
Cona lancella oghi vennenno acqua.
Quelle pouvait être cette voix ?
Arthur ? demanda Mattia.
Mais non, ce nétait pas Arthur, je ne reconnaissais pas sa voix ; et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnait tous les signes dune joie vive en sautant contre le mur.
Incapable de me contenir, je mécriai :
Qui chante ainsi ? Et la voix répondit :
Rémi !
Mon nom au lieu dune réponse. Nous nous regardâmes interdits, Mattia et moi.
Comme nous restions ainsi stupides en face lun de lautre, japerçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haie basse, un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ; nous courûmes de ce côté.
Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmes voir la personne à laquelle appartenait le bras qui agitait ce mouchoir, Lise !
Enfin nous lavions retrouvée, et avec elle madame Milligan et Arthur.
Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous lui adressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt que nous pûmes trouver une parole.
Moi, dit-elle.
Lise chantait ! Lise parlait !
Il est vrai que javais mille fois entendu dire que Lise recouvrerait la parole un jour, et très-probablement sous la secousse dune violente émotion, mais je naurais pas cru que cela fût possible.
Et voilà cependant que cela sétait réalisé ; voilà quelle parlait ; voilà que le miracle sétait accompli ; et cétait en mentendant chanter, en me voyant revenir près delle, alors quelle pouvait me croire perdu à jamais, quelle avait éprouvé cette violente émotion.
À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que je fus obligé de me retenir de la main à une branche de la haie.
Mais ce nétait pas le moment de sabandonner :
Où est madame Milligan ? dis-je, où est Arthur ?
Lise remua les lèvres pour répondre, mais de sa bouche ne sortirent que des sons mal articulés ; alors impatientée, elle employa le langage des mains pour sexpliquer et se faire comprendre plus vite, sa langue et son esprit étant encore mal habiles à se servir de la parole.
Comme je suivais des yeux son langage, que Mattia nentendait pas, japerçus au loin dans le jardin, au détour dune allée boisée, une petite voiture longue quun domestique poussait : dans cette voiture se trouvait Arthur allongé, puis derrière lui venait sa mère et
je me penchai en avant pour mieux voir
et M. James Milligan ; instantanément je me baissai derrière la haie en disant à Mattia, dune voix précipitée, den faire autant, sans réfléchir que M. James Milligan ne connaissait pas Mattia.
Le premier mouvement dépouvante passé, je compris que Lise devait être interdite de notre brusque disparition. Alors me haussant un peu, je lui dis à mi-voix :
Il ne faut pas que M. James Milligan me voie, ou il peut me faire retourner en Angleterre.
Elle leva ses deux bras par un geste effrayé.
Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas de nous ; demain matin à neuf heures nous reviendrons à cette place ; tâche dêtre seule ; maintenant va-ten.
Elle hésita.
Va-ten, je ten prie, ou tu me perds.
En même temps nous nous jetâmes à labri du mur, et en courant nous gagnâmes les vignes qui nous cachèrent ; là, après le premier moment donné à la joie, nous pûmes causer et nous entendre.
Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du tout disposé à attendre à demain pour voir madame Milligan ; pendant ce temps M. James Milligan pourrait tuer Arthur ; je vais aller voir madame Milligan tout de suite et lui dire
tout ce que nous savons ; comme M. Milligan ne ma jamais vu, il ny a pas de danger quil pense à toi et à la famille Driscoll ; ce sera madame Milligan qui décidera ensuite ce que nous devons faire.
Il était évident quil y avait du bon dans ce que Mattia proposait ; je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dans un groupe de châtaigniers qui se trouvait à une courte distance ; là, si par extraordinaire je voyais venir M. James Milligan, je pourrais me cacher.
Jattendis longtemps, couché sur la mousse, le retour de Mattia, et plus de dix fois déjà, je métais demandé si nous ne nous étions pas trompés, lorsquenfin je le vis revenir accompagné de madame Milligan.
Je courus au-devant delle et lui saisissant la main quelle me tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et se penchant vers moi elle membrassa sur le front tendrement.
Cétait la seconde fois quelle membrassait ; mais il me sembla que la première elle ne mavait pas serré ainsi dans ses bras.
Pauvre cher enfant ! dit-elle.
Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes cheveux pour me regarder longuement.
Oui
oui
murmura-t-elle.
Ces paroles répondaient assurément à sa pensée intérieure, mais dans mon émotion jétais incapable de comprendre cette pensée ; je sentais la tendresse, les caresses des yeux de madame Milligan, et jétais trop heureux pour chercher au delà de lheure présente.
Mon enfant, dit-elle, sans me quitter des yeux, votre camarade ma rapporté des choses bien graves ; voulez-vous de votre côté me raconter ce qui touche à votre arrivée dans la famille Driscoll et aussi à la visite de M. James Milligan.
Je fis le récit qui métait demandé, et madame Milligan ne minterrompit que pour mobliger à préciser quelques points importants : jamais on ne mavait écouté avec pareille attention, ses yeux ne quittaient pas les miens.
Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtemps en me regardant toujours, enfin elle me dit :
Tout cela est dune gravité extrême pour vous, pour nous tous ; nous ne devons donc agir quavec prudence et après avoir consulté des personnes capables de nous guider ; mais jusquà ce moment vous devez vous considérer comme le camarade, comme lami, elle hésita un peu, comme le frère dArthur, et vous devez, dès aujourdhui, abandonner, vous et votre jeune ami, votre misérable existence ; dans deux heures vous vous présenterez donc à Territet, à lhôtel des Alpes où je vais envoyer une personne sûre, vous retenir votre logement ; ce sera là que nous nous reverrons, car je suis obligée de vous quitter.
De nouveau elle membrassa et après avoir donné la main à Mattia, elle séloigna rapidement.
Quas-tu donc raconté à madame Milligan ? demandai-je à Mattia.
Tout ce quelle vient de te dire et encore beaucoup dautres choses, ah ! la bonne dame ! la belle dame !
Et Arthur, las-tu vu ?
De loin seulement, mais assez pour trouver quil a lair dun bon garçon.
Je continuai dinterroger Mattia, mais il évita de me répondre, ou il ne le fit que dune façon détournée ; alors nous parlâmes de choses indifférentes jusquau moment où, selon la recommandation de madame Milligan, nous nous présentâmes à lhôtel des Alpes. Quoique nous eussions notre misérable costume de musiciens des rues, nous fûmes reçus par un domestique en habit noir et en cravate blanche qui nous conduisit à notre appartement : comme elle nous parut belle, notre chambre ; elle avait deux lits blancs ; les fenêtres ouvraient sur une verandah suspendue au-dessus du lac, et la vue quon embrassait de là était une merveille : quand nous nous décidâmes à revenir dans la chambre, le domestique était toujours immobile attendant nos ordres, et il demanda ce que nous voulions pour notre dîner quil allait nous faire servir sur notre verandah.
Vous avez des tartes ? demanda Mattia.
Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux groseilles.
Eh bien ! Vous nous servirez de ces tartes.
Des trois ?
Certainement.
Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ?
À chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se laissa pas déconcerter.
Ce que vous voudrez, dit-il.
Le garçon sortit gravement.
Je crois que nous allons dîner mieux ici que dans la famille Driscoll, dit Mattia.
Le lendemain, madame Milligan vint nous voir ; elle était accompagnée dun tailleur et dune lingère, qui nous prirent mesure pour des habits et des chemises.
Elle nous dit que Lise continuait à sessayer de parler, et que le médecin avait assuré quelle était maintenant guérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, membrassant, tendrement et donnant la main à Mattia.
Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant chaque fois plus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelque chose de contraint cependant, comme si elle ne voulait pas sabandonner à cette tendresse et la laisser paraître.
Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que javais vue autrefois sur le Cygne qui vint à sa place ; elle nous dit que madame Milligan nous attendait chez elle, et quune voiture était à la porte de lhôtel pour nous conduire : cétait une calèche découverte dans laquelle Mattia sinstalla sans surprise et très-noblement, comme si depuis son enfance il avait roulé carrosse ; Capi aussi grimpa sans gêne sur un des coussins.
Le trajet fut court ; il me parut très-court, car je marchais dans un rêve, la tête remplie didées folles ou tout au moins que je croyais folles : on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaient madame Milligan, Arthur étendu sur un divan, et Lise.
Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pour lembrasser ; jembrassai aussi Lise, mais ce fut madame Milligan qui membrassa.
Enfin, me dit-elle, lheure est venue où vous pouvez reprendre la place qui vous appartient.
Et comme je la regardais pour lui demander lexplication de ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mère Barberin, portant dans ses bras des vêtements denfant, une pelisse en cachemire blanc, un bonnet de dentelle, des chaussons de tricot.
Elle neut que le temps de poser ces objets sur une table, avant que je la prisse dans mes bras ; pendant que je lembrassais, madame Milligan donna un ordre à un domestique, et je nentendis que le nom de M. James Milligan, ce qui me fit pâlir.
Vous navez rien à craindre, me dit-elle doucement, au contraire, venez ici près de moi et mettez votre main dans la mienne.
À ce moment la porte du salon souvrit devant M. James Milligan, souriant et montrant ses dents pointues ; il maperçut et instantanément ce sourire fut remplacé par une grimace effrayante.
Madame Milligan ne lui laissa pas le temps de parler :
Je vous ai fait appeler, dit-elle dune voix lente, qui tremblait légèrement, pour vous présenter mon fils aîné que jai eu enfin le bonheur de retrouver, elle me serra la main ; le voici ; mais vous le connaissez déjà, puisque chez lhomme qui lavait volé, vous avez été le voir pour vous informer de sa santé.
Que signifie ? dit M. James Milligan, la figure décomposée.
Cet homme, aujourdhui en prison pour un vol commis dans une église, a fait des aveux complets ; voici une lettre qui le constate ; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment il lavait abandonné à Paris, avenue de Breteuil ; enfin comment il avait pris ses précautions en coupant les marques du linge de lenfant pour quon ne le découvrît pas ; voici encore ces linges qui ont été gardés par lexcellente femme qui a généreusement élevé mon fils ; voulez-vous voir cette lettre ; voulez-vous voir ces linges ?
M. James Milligan resta un moment immobile, se demandant bien certainement sil nallait pas nous étrangler tous ; puis il se dirigea vers la porte ; mais prêt à sortir, il se retourna :
Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penseront de cette supposition denfant.
Sans se troubler, madame Milligan, maintenant je peux dire ma mère, répondit :
Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux ; moi je ny conduirai pas celui qui a été le frère de mon mari.
La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus me jeter dans les bras que ma mère me tendait et lembrasser pour la première fois en même temps quelle membrassait elle-même.
Quand notre émotion se fut un peu calmée, Mattia sapprocha :
Veux-tu répéter à ta maman que jai bien gardé son secret ? dit-il.
Tu savais donc tout ? dis-je.
Ce fut ma mère qui répondit :
Quand Mattia meut fait son récit, je lui recommandai le silence, car si javais la conviction que le pauvre petit Rémi était mon fils, il me fallait des preuves certaines que lerreur nétait pas possible. Quelle douleur pour vous, cher enfant, si après vous avoir embrassé comme mon fils, jétais venue vous dire que nous nous étions trompés ! Ces preuves nous les avons, et cest pour jamais maintenant que nous sommes réunis ; cest pour jamais que vous vivrez avec votre mère, votre frère, elle montra Lise ainsi que Mattia, et ceux qui vous ont aimé malheureux.
XXIIIEn famille.
Les années se sont écoulées, nombreuses, mais courtes, car elles nont été remplies que de belles et douces journées.
Jhabite en ce moment lAngleterre, Milligan-Park, le manoir de mes pères.
Lenfant sans famille, sans soutien, abandonné et perdu dans la vie, ballotté au caprice du hasard, sans phare pour le guider au milieu de la vaste mer où il se débat, sans port de refuge pour le recevoir, a non-seulement une mère, un frère quil aime, et dont il est aimé, mais encore il a des ancêtres qui lui ont laissé un nom honoré dans son pays et une belle fortune.
Le petit misérable, qui enfant a passé tant de nuits dans les granges, dans les étables, ou au coin dun bois à la belle étoile, est maintenant lhéritier dun vieux château historique que visitent les curieux, et que recommandent les guides.
Cest à une vingtaine de lieues à louest de lendroit où je membarquai, poursuivi par les gens de justice, quil sélève à mi-côte dans un vallon, bien boisé malgré le voisinage de la mer. Bâti sur une sorte desplanade naturelle, il a la forme dun cube, et il est flanqué dune grosse tour ronde à chaque coin. Les deux façades, exposées au sud et à louest, sont enguirlandées de glycines et de rosiers grimpants ; celles du nord et de lest sont couvertes de lierre dont les troncs, gros comme le corps dun homme à leur sortie de terre, attestent la vétusté, et il faut tous les soins vigilants des jardiniers pour que leur végétation envahissante ne cache point sous son vert manteau les arabesques et les rinceaux finement sculptés dans la pierre blanche du cadre et des meneaux des fenêtres. Un vaste parc lentoure ; il est planté de vieux arbres que ni la serpe ni la hache nont jamais touchés, et il est arrosé de belles eaux limpides qui font ses gazons toujours verts. Dans une futaie de hêtres vénérables, des corneilles viennent percher chaque nuit, annonçant par leurs croassements le commencement et la fin du jour.
Cest ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitons en famille, ma mère, mon frère, ma femme et moi.
Depuis six mois que nous y sommes installés, jai passé bien des heures dans le chartrier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de la famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; ce ne sont point cependant ces chartes ni ces papiers de famille que je consulte laborieusement, cest le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre.
Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, le petit Mattia, et à loccasion de ce baptême, qui va réunir dans le manoir de mes pères tous ceux qui ont été mes amis des mauvais jours, je veux offrir à chacun deux un récit des aventures auxquelles ils ont été mêlés, comme un témoignage de gratitude pour le secours quils mont donné ou laffection quils ont eue pour le pauvre enfant perdu. Quand jai achevé un chapitre, je lenvoie à Dorchester, chez le lithographe ; et ce jour même jattends les copies autographiées de mon manuscrit pour en donner une à chacun de mes invités.
Cette réunion est une surprise que je leur fais, et que je fais aussi à ma femme, qui va voir son père, sa sur, ses frères, sa tante quelle nattend pas ; seuls ma mère et mon frère sont dans le secret : si aucune complication nentrave nos combinaisons, tous logeront ce soir sous mon toit et jaurai la joie de les voir autour de ma table.
Un seul manquera à cette fête, car si grande que soit la puissance de la fortune, elle ne peut pas rendre la vie à ceux qui ne sont plus. Pauvre cher vieux maître, comme jaurais été heureux dassurer votre repos ! Vous auriez déposé la piva, la peau de mouton et la veste de velours ; vous nauriez plus répété : « En avant, mes enfants ! » une vieillesse honorée vous eût permis de relever votre belle tête blanche et de reprendre votre nom ; Vitalis, le vieux vagabond, fût redevenu Carlo Balzani le célèbre chanteur. Mais ce que la mort impitoyable ne ma pas permis pour vous, je lai fait au moins pour votre mémoire ; et à Paris, dans le cimetière Montparnasse, ce nom de Carlo Balzani est inscrit sur la tombe que ma mère, sur ma demande, vous a élevée ; et votre buste en bronze sculpté daprès les portraits publiés au temps de votre célébrité, rappelle votre gloire à ceux qui vous ont applaudi : une copie de ce buste a été coulée pour moi ; elle est là devant moi, et en écrivant le récit de mes premières années dépreuves, alors que la marche des événements se déroulait, mes yeux bien souvent ont cherché les vôtres. Je ne vous ai point oublié, je ne vous oublierai jamais, soyez-en sûr ; si dans cette existence périlleuse dun enfant perdu je nai pas trébuché, je ne suis pas tombé, cest à vous que je le dois, à vos leçons, à vos exemples, ô mon vieux maître ! et dans toute fête votre place sera pieusement réservée : si vous ne me voyez pas, moi je vous verrai.
Mais voici ma mère qui savance dans la galerie des portraits : lâge na point terni sa beauté ; et je la vois aujourdhui telle quelle mest apparue pour la première fois, sous la verandah du Cygne, avec son air noble, si rempli de douceur et de bonté ; seul le voile de mélancolie alors continuellement baissé sur son visage sest effacé.
Elle sappuie sur le bras dArthur, car maintenant ce nest plus la mère qui soutient son fils débile et chancelant, cest le fils devenu un beau et vigoureux jeune homme, habile à tous les exercices du corps, élégant écuyer, solide rameur, intrépide chasseur qui avec une affectueuse sollicitude offre son bras à sa mère ; car contrairement au pronostic de mon oncle M. James Milligan, le miracle sest accompli : Arthur a vécu, et il vivra.
À quelque distance derrière eux, je vois venir une vieille femme vêtue comme une paysanne française et portant sur ses bras un tout petit enfant enveloppé dans une pelisse blanche : la vieille paysanne cest mère Barberin et lenfant cest le mien, cest mon fils, le petit Mattia.
Après avoir retrouvé ma mère, javais voulu que mère Barberin restât près de nous, mais elle navait pas accepté :
Non, mavait-elle dit, mon petit Rémi, ma place nest pas chez ta mère en ce moment. Tu vas avoir à travailler pour tinstruire et pour devenir un vrai monsieur par léducation, comme tu en es un par la naissance. Que ferais-je auprès de toi ? Ma place nest pas dans la maison de ta vraie mère. Laisse-moi retourner à Chavanon. Mais pour cela notre séparation ne sera peut-être pas éternelle. Tu vas grandir ; tu te marieras, tu auras des enfants. Alors, si tu le veux, et si je suis encore en vie, je reviendrai près de toi pour élever tes enfants. Je ne pourrai pas être leur nourrice comme jai été la tienne, car je serai vieille, mais la vieillesse nempêche pas de bien soigner un enfant ; on a lexpérience ; on ne dort pas trop. Et puis je laimerai, ton enfant, et ce nest pas moi, tu peux en être certain, qui me le laisserai voler comme on ta volé toi-même.
Il a été fait comme mère Barberin désirait ; peu de temps avant la naissance de notre enfant, on a été la chercher à Chavanon et elle a tout quitté, son village ses habitudes, ses amis, la vache issue de la nôtre pour venir en Angleterre près de nous ; notre petit Mattia est nourri par sa mère, mais il est soigné, porté, amusé, cajolé par mère Barberin, qui déclare que cest le plus bel enfant quelle ait jamais vu.
Arthur tient dans sa main un numéro du Times ; il le dépose sur ma table da travail en me demandant si je lai lu, et, sur ma réponse négative, il me montre du doigt une correspondance de Vienne que je traduis :
« Vous aurez prochainement à Londres la visite de Mattia ; malgré le succès prodigieux qui a accueilli la série de ses concerts ici, il nous quitte, appelé en Angleterre par des engagements auxquels il ne peut manquer. Je vous ai déjà parlé de ces concerts ; ils ont produit la plus vive sensation autant par la puissance et par loriginalité du virtuose, que par le talent du compositeur ; pour tout dire, en un mot, Mattia est le Chopin du violon. »
Je nai pas besoin de cet article pour savoir que le petit musicien des rues, mon camarade et mon élève, est devenu un grand artiste ; jai vu Mattia se développer et grandir, et si, quand nous travaillions tous trois ensemble sous la direction de notre précepteur, lui, Arthur et moi, il faisait peu de progrès en latin et en grec, il en faisait de tels en musique avec les maîtres que ma mère lui donnait, quil nétait pas difficile de deviner que la prédiction dEspinassous, le perruquier-musicien de Mende, se réaliserait ; cependant, cette correspondance de Vienne me remplit dune joie orgueilleuse comme si javais ma part des applaudissements dont elle est lécho ; mais ne lai-je-pas réellement ? Mattia nest-il pas un autre moi-même, mon camarade, mon ami, mon frère ? ses triomphes sont les miens, comme mon bonheur est le sien.
À ce moment, un domestique me remet une dépêche télégraphique quon vient dapporter :
« Cest peut-être la traversée la plus courte, mais ce nest pas la plus agréable ; en est-il dagréable, dailleurs ? Quoi quil en soit, jai été si malade que cest à Red-Hill seulement que je trouve la force de te prévenir ; jai pris Cristina en passant à Paris ; nous arriverons à Chegford à quatre heures dix minutes, envoie une voiture au-devant de nous.
« Mattia. »
En parlant de Cristina, javais regardé Arthur, mais il avait détourné les yeux ; ce fut seulement quand je fus arrivé à la fin de la dépêche quil les releva.
Jai envie daller moi-même à Chegford, dit-il, je vais faire atteler le landau.
Cest une excellente idée ; tu seras ainsi au retour vis-à-vis de Cristina.
Sans répondre, il sortit vivement ; alors je me tournai vers ma mère.
Vous voyez, lui dis-je, quArthur ne cache pas son empressement ; cela est significatif.
Très-significatif.
Il me sembla quil y avait dans le ton de ces deux mots comme une nuance de mécontentement ; alors, me levant, je vins masseoir près de ma mère, et, lui prenant les deux mains que je baisai :
Chère maman, lui dis-je en français, qui était la langue dont je me servais toujours quand je voulais lui parler tendrement, en petit enfant ; chère maman, il ne faut pas être peinée parce quArthur aime Cristina. Cela, il est vrai, lempêchera de faire un beau mariage, puisquun beau mariage, selon lopinion du monde, est celui qui réunit la naissance à la richesse. Mais est-ce que mon exemple ne montre pas quon peut être heureux, très-heureux, aussi heureux que possible, sans la naissance et la richesse dans la femme quon aime ? Ne veux-tu pas quArthur soit heureux comme moi ? La faiblesse que tu as eue pour moi, parce que tu ne peux rien refuser à lenfant que tu as pleuré pendant treize ans, ne lauras-tu pas pour ton autre fils ? serais-tu donc plus indulgente, pour un frère que pour lautre ?
Elle me passa la main sur le front, et membrassant :
Oh ! le bon enfant, dit-elle, le bon frère ! quels trésors daffection il y a en toi !
Cest que jai fait des économies autrefois ; mais ce nest pas de moi quil sagit, cest dArthur. Dis-moi un peu où il trouvera une femme plus charmante que Cristina ? nest-elle pas une merveille de beauté italienne ? Et léducation quelle a reçue depuis que nous avons été la chercher à Lucca, ne lui permet-elle pas de tenir sa place, et une place distinguée, dans la société la plus exigeante ?
Tu vois dans Cristina la sur de ton ami Mattia.
Cela est vrai, et javoue sans détours que je souhaite de tout mon cur un mariage qui fera entrer Mattia dans notre famille.
Arthur ta-t-il parlé de ses sentiments et de ses désirs ?
Oui, chère maman, dis-je en souriant, il sest adressé à moi comme au chef de la famille.
Et le chef de la famille ?
A promis de lappuyer.
Mais ma mère minterrompit.
Voici ta femme, dit-elle ; nous parlerons dArthur plus tard.
Ma femme, vous lavez deviné, et il nest pas besoin que je le dise, nest-ce pas ? ma femme, cest la petite fille aux yeux étonnés, au visage parlant que vous connaissez, cest Lise, la petite Lise, fine, légère, aérienne ; Lise nest plus muette, mais elle a par bonheur conservé sa finesse et sa légèreté qui donnent à sa beauté quelque chose de céleste. Lise na point quitté ma mère, qui la fait élever et instruire sous ses yeux, et elle est devenue une belle jeune fille, la plus belle des jeunes filles, douée pour moi de toutes les qualités, de tous les mérites, de toutes les vertus, puisque je laime. Jai demandé à ma mère de me la donner pour femme, et, après une vive résistance, basée sur la différence de condition, ma mère na pas su me la refuser, ce qui a fâché et scandalisé quelques-uns de nos parents : sur quatre qui se sont ainsi fâchés, trois sont déjà revenus, gagnés par la grâce de Lise, et le quatrième nattend pour revenir à son tour, quune visite de nous dans laquelle nous lui ferons nos excuses dêtre heureux, et cette visite est fixée à demain.
Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc ? on se cache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vient de partir pour la station de Chegford, le break a été envoyé à celle de Ferry, quel est ce mystère, je vous prie ?
Nous sourions, mais nous ne lui répondons pas.
Alors elle passe un bras autour du cou de ma mère, et lembrassant tendrement :
Puisque vous êtes du complot, chère mère, dit-elle, je ne suis pas inquiète, je suis sûre à lavance que vous avez, comme toujours, travaillé pour notre bonheur, mais je nen suis que plus curieuse.
Lheure a marché, et le break que jai envoyé à Ferry au-devant de la famille de Lise, doit arriver dun instant à lautre ; alors, voulant jouer avec cette curiosité, je prends une longue-vue qui nous sert à suivre les navires passant au large, mais, au lieu de la braquer sur la mer, je la tourne sur le chemin par où doit arriver le break.
Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et ta curiosité sera satisfaite.
Elle regarde, mais sans voir autre chose que la route blanche, puisquaucune voiture ne se montre encore.
Alors, à mon tour, je mets lil à loculaire :
Comment nas-tu rien vu dans cette lunette ? dis-je du ton de Vitalis faisant son boniment ; elle est vraiment merveilleuse : avec elle je passe au-dessus de la mer et je vais jusquen France ; cest une coquette maison aux environs de Sceaux que je vois, un homme aux cheveux blancs presse deux femmes qui lentourent : « Allons vite, dit-il, nous manquerons le train et je narriverai pas en Angleterre pour le baptême de mon petit-fils ; dame Catherine, hâte-toi un peu, je ten prie, depuis dix ans que nous demeurons ensemble tu as toujours été en retard. Quoi ? que veux-tu dire, Étiennette ? voilà encore mademoiselle gendarme ! Le reproche que jadresse à Catherine est tout amical. Est-ce que je ne sais pas que Catherine est la meilleure des surs, comme toi, Tiennette, tu es la meilleure des filles ? où trouve-t-on une bonne fille comme toi, qui ne se marie pas pour soigner son vieux père, continuant grande le rôle dange gardien quelle a rempli enfant, avec ses frères et sa sur ? » Puis avant de partir il donne des instructions pour quon soigne ses fleurs pendant son absence : « Noublie pas que jai été jardinier, dit-il à son domestique, et que je connais louvrage. »
Je change la lunette de place comme si je voulais regarder dun autre côté :
Maintenant, dis-je, cest un vapeur que je vois, un grand vapeur qui revient des Antilles et qui approche du Havre : à bord est un jeune homme revenant de faire un voyage dexploration botanique dans la région de lAmazone ; on dit quil rapporte tout une flore inconnue en Europe, et la première partie de son voyage, publiée par les journaux, est très-curieuse ; son nom, Benjamin Acquin, est déjà célèbre ; il na quun souci : savoir sil arrivera en temps au Havre pour prendra le bateau de Southampton et rejoindre sa famille à Milligan-Park ; ma lunette est tellement merveilleuse quelle le suit ; il a pris le bateau de Southampton ; il va arriver.
De nouveau ma lunette est braquée dans une autre direction et je continue :
Non-seulement je vois mais jentends : deux hommes sont en wagon, un vieux et un jeune : « Comme ce voyage va être intéressant pour nous, dit le vieux. Très-intéressant, magister. Non-seulement, mon cher Alexis, tu vas embrasser ta famille, non-seulement nous allons serrer la main de Rémi qui ne nous oublie pas, mais encore nous allons descendre dans les mines du pays de Galles ; tu feras là de curieuses observations, et au retour tu pourras apporter des améliorations à la Truyère, ce qui donnera de lautorité à la position que tu as su conquérir par ton travail ; pour moi, je rapporterai des échantillons et les joindrai à ma collection que la ville de Varses a bien voulu accepter. Quel malheur que Gaspard nait pas pu venir ! »
Jallais continuer, mais Lise sétait approchée de moi ; elle me prit la tête dans ses deux mains et par sa caresse, elle mempêcha de parler.
Oh la douce surprise ! dit-elle, dune voix que lémotion faisait trembler.
Ce nest pas moi quil faut remercier, cest maman, qui a voulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son fils abandonné ; si tu ne mavais pas fermé la bouche, tu aurais appris que nous attendons aussi cet excellent Bob, devenu le plus fameux showman de lAngleterre, et son frère qui commande toujours lÉclipse.
À ce moment, un roulement de voiture arrive jusquà nous, puis presque aussitôt un second ; nous courons à la fenêtre et nous apercevons le break dans lequel Lise reconnaît son père, sa tante Catherine, sa sur Étiennette, ses frères Alexis et Benjamin ; près dAlexis est assis un vieillard tout blanc et voûté, cest le magister. Du côté opposé, arrive aussi le landau découvert dans lequel Mattia et Cristina nous font des signes de mains. Puis, derrière le landau, vient un cabriolet conduit par Bob lui-même ; Bob a toute la tournure dun gentleman, et son frère est toujours le rude marin qui nous débarqua à Isigny.
Nous descendons vivement lescalier pour recevoir nos hôtes au bas du perron.
Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellement on parle du passé.
Jai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans les salles de jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues qui souriait toujours malgré sa mauvaise fortune ; il ne ma pas reconnu, et il ma fait lhonneur de me demander un florin pour le jouer sur une combinaison sûre ; cétait une association ; elle na pas été heureuse : M. James Milligan a perdu.
Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher Mattia ? dit ma mère ; il est capable denvoyer un secours à son oncle.
Parfaitement, chère maman.
Alors où sera lexpiation ? demanda ma mère.
Dans ce fait que mon oncle qui a tout sacrifié à la fortune, devra son pain à ceux quil a persécutés et dont il a voulu la mort.
Jai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob.
De lhorrible Driscoll ? demanda Mattia.
Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au delà des mers, mais de la famille Driscoll ; madame Driscoll est morte brûlée un jour quelle sest couchée dans le feu au lieu de se coucher sur la table, et Allen et Ned viennent de se faire condamner à la déportation ; ils rejoindront leur père.
Et Kate ?
La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant ; elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; le vieux a de largent, ils ne sont pas malheureux.
Si elle est frileuse, dit Mattia en riant, je la plains ; le vieux naime pas quon approche de sa cheminée.
Et dans cette évocation du passé, chacun place son mot, tous navons-nous pas des souvenirs qui nous sont communs et quil est doux déchanger ; cest le lien qui nous unit.
Lorsque le dîner est terminé, Mattia sapproche de moi et me prenant à part dans lembrasure dune fenêtre.
Jai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent de la musique pour des indifférents, que nous devrions bien en faire un peu pour ceux que nous aimons.
Il ny a donc pas de plaisir sans musique pour toi ; quand même, partout et toujours de la musique ; souviens-toi de la peur de notre vache.
Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ?
Avec joie, car cest elle qui a rendu la parole à Lise.
Et nous prenons nos instruments : dans une belle boîte doublée en velours, Mattia atteint un vieux violon qui vaudrait bien deux francs si nous voulions le vendre, et moi je retire de son enveloppe une harpe dont le bois lavé par les pluies a repris sa couleur naturelle.
On fait cercle autour de nous, mais à ce moment un chien, un caniche, Capi se présente ; il est bien vieux, le bon Capi, il est sourd, mais il a gardé une bonne vue ; du coussin sur lequel il habite il a reconnu sa harpe et il arrive en clopinant « pour la représentation », il tient une soucoupe dans sa gueule ; il veut faire le tour « de lhonorable société » en marchant sur ses pattes de derrière, mais la force lui manque, alors il sassied et saluant gravement « la société » il met une patte sur son cur.
Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal « et fait la quête » ; chacun met son offrande dans la soucoupe, et Capi, émerveillé de la recette, me lapporte. Cest la plus belle quil ait jamais faite, il ny a que des pièces dor et dargent : 170 francs.
Je lembrasse sur le nez comme autrefois, quand il me consolait, et ce souvenir des misères de mon enfance me suggère une idée que jexplique aussitôt :
Cette somme sera la première mise destinée à fonder une maison de secours et de refuge pour les petits musiciens des rues ; ma mère et moi nous ferons le reste.
Chère madame, dit Mattia en baisant la main de ma mère, je vous demande une toute petite part dans votre uvre : si vous le voulez bien, le produit de mon premier concert à Londres sajoutera à la recette de Capi.
Une page manque à mon manuscrit, cest celle que doit contenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicien que moi, écrit cette chanson, et la voici :
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Septembre 2006
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Ce livre a été illustré par JacquesC. Illustrations de É. Bayard.
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