La sorcière - Angelfire
On n'entend plus que le ronflement des treuils à vapeur. ...... A cette belle page
de Reclus, il convient d'ajouter quelques mots. .... lac qu'il remplit et qui a alors
132 kilomètres de longueur, sur une largeur de 25 kilomètres, avec une
profondeur de 12 à 14 mètres. ...... Nous avions, de notre côté, 225 hommes hors
de combat.
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ul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://bibliotheque.uqac.ca/" http://bibliotheque.uqac.ca/
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, bénévole, professeur des universités à la retraite, Paris.Courriel : Jean-Marc_Simonet@uqac.ca.
Apartir du livre :
Jules Michelet(1798-1874)La sorcière(texte de la première édition :1862)Garnier-Flammarion, Paris, 1966, 314 pages.
Polices de caractères utilisées :Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes et lindex : Times New Roman, 12 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)Édition numérique réalisée le 1er mai 2008 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
Table des matières
HYPERLINK \l "intro" Introduction
HYPERLINK \l "L1" LIVRE PREMIER
HYPERLINK \l "L1c1" I. La mort des dieux
HYPERLINK \l "L1c2" II. Pourquoi le moyen âge désespéra
HYPERLINK \l "L1c3" III. Le petit démon du foyer
HYPERLINK \l "L1c4" IV. Tentations
HYPERLINK \l "L1c5" V. Possession
HYPERLINK \l "L1c6" VI. Le pacte
HYPERLINK \l "L1c7" VII. Le roi des morts
HYPERLINK \l "L1c8" VIII. Le prince de la nature
HYPERLINK \l "L1c9" IX. Satan médecin
HYPERLINK \l "L1c10" X. Charmes, philtres
HYPERLINK \l "L1c11" XI. La communion de révolte Les sabbats La Messe noire
HYPERLINK \l "L1c12" XII. Suite Lamour, la mort Satan sévanouit
HYPERLINK \l "L2" LIVRE DEUXIÈME
HYPERLINK \l "L2c1" I. Sorcière de la décadence Satan multiplié, vulgarisé
HYPERLINK \l "L2c2" II. Le marteau des sorcières
HYPERLINK \l "L2c3" III. Cent ans de tolérance en France. Réaction
HYPERLINK \l "L2c4" IV. Les sorcières basques. 1609
HYPERLINK \l "L2c5" V. Satan se fait ecclésiastique. 1610
HYPERLINK \l "L2c6" VI. Gauffridi. 1610
HYPERLINK \l "L2c7" VII. Les possédées de Loudun. Urbain Grandier. 1632-1634
HYPERLINK \l "L2c8" VIII. Possédées de Louviers. Madeleine Bavent. 1633-1647
HYPERLINK \l "L2c9" IX. Satan triomphe au XVIIe siècle
HYPERLINK \l "L2c10" X. Le P. Girard et la Cadière. 1730
HYPERLINK \l "L2c11" XI. La Cadière au couvent. 1730
HYPERLINK \l "L2c12" XII. Le procès de la Cadière. 1730-1731
HYPERLINK \l "epilogue" Épilogue
HYPERLINK \l "notes" Notes et éclaircissements
HYPERLINK \l "sources" Sources principales
HYPERLINK \l "avis" Avis de la seconde édition
HYPERLINK \l "tdm"Retour à la table des matières
Introduction
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Sprenger dit (avant 1500) : « Il faut dire lhérésie des sorcières, et non des sorciers ; ceux-ci sont peu de chose. » Et un autre sous Louis XIII : « Pour un sorcier dix mille sorcières. »
« Nature les a fait sorcières. » Cest le génie propre à la Femme et son tempérament. Elle naît Fée. Par le retour régulier de lexaltation, elle est Sibylle. Par lamour, elle est Magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfaisante), elle est Sorcière, et fait le sort, du moins endort, trompe les maux.
Tout peuple primitif a même début ; nous le voyons par les Voyages. Lhomme chasse et combat. La femme singénie, imagine ; elle enfante des songes et des dieux. Elle est voyante à certains jours ; elle a laile infinie du désir et du rêve. Pour mieux compter les temps, elle observe le ciel. Mais la terre na pas moins son cur. Les yeux baissés sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle-même, elle fait avec elles connaissance personnelle. Femme, elle leur demande de guérir ceux quelle aime.
Simple et touchant commencement des religions et des sciences ! Plus tard, tout se divisera ; on verra commencer lhomme spécial, jongleur, astrologue ou prophète, nécromancien, prêtre, médecin. Mais au début, la Femme est tout.
Une religion forte et vivace, comme fut le paganisme grec, commence par la sibylle, finit par la sorcière. La première, belle vierge, en pleine lumière, le berça, lui donna le charme et lauréole. Plus tard, déchu, malade, aux ténèbres du moyen âge, aux landes et aux forêts, il fut caché par la sorcière ; sa pitié intrépide le nourrit, le fit vivre encore. Ainsi, pour les religions, la Femme est mère, tendre gardienne et nourrice fidèle. Les dieux sont comme les hommes ; ils naissent et meurent sur son sein.
Que sa fidélité lui coûte !... Reines, mages de la Perse, ravissante Circé ! sublime Sibylle, hélas ! quêtes-vous devenues ? et quelle barbare transformation !... Celle qui, du trône dOrient, enseigna les vertus des plantes et le voyage des étoiles, celle qui, au trépied de Delphes, rayonnante du dieu de lumière, donnait ses oracles au monde à genoux, cest elle, mille ans après, quon chasse comme une bête sauvage, quon poursuit aux carrefours, honnie, tiraillée, lapidée, assise sur les charbons ardents !...
Le clergé na pas assez de bûchers, le peuple assez dinjures, lenfant assez de pierres contre linfortunée. Le poète (aussi enfant) lui lance une autre pierre, plus cruelle pour une femme. Il suppose, gratuitement, quelle était toujours laide et vieille. Au mot Sorcière, on voit les affreuses vieilles de Macbeth. Mais leurs cruels procès apprennent le contraire. Beaucoup périrent précisément parce quelles étaient jeunes et belles.
La Sibylle prédisait le sort. Et la Sorcière le fait. Cest la grande, la vraie différence. Elle évoque, elle conjure, opère la destinée. Ce nest pas la Cassandre antique qui voyait si bien lavenir, le déplorait, lattendait. Celle-ci crée cet avenir. Plus que Circé, plus que Médée, elle a en main la baguette du miracle naturel, et pour aide et sur la Nature. Elle a déjà des traits du Prométhée moderne. En elle commence lindustrie, surtout lindustrie souveraine qui guérit, refait lhomme. Au rebours de la Sibylle, qui semblait regarder laurore, elle regarde le couchant ; mais justement ce couchant sombre donne, longtemps avant laurore (comme il arrive aux pics des Alpes), une aube anticipée du jour.
Le prêtre entrevoit bien que le péril, lennemie, la rivalité redoutable est dans celle qu il fait semblant de mépriser, la prêtresse de la Nature. Des dieux anciens, elle a conçu des dieux. Auprès du Satan du passé, on voit en elle poindre un Satan de lavenir.
Lunique médecin du peuple, pendant mille ans, fut la Sorcière. Les empereurs, les rois, les papes, les plus riches barons, avaient quelques docteurs de Salerne, des Maures, des juifs, mais la masse de tout état, et lon peut dire le monde, ne consultait que la Saga ou Sage-femme. Si elle ne guérissait, on linjuriait, on lappelait sorcière. Mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame ou Belle dame (bella donna), du nom même quon donnait aux Fées.
Il lui advint ce qui arrive encore à sa plante favorite, la Belladone, à dautres poisons salutaires quelle employait et qui furent lantidote des grands fléaux du moyen âge. Lenfant, le passant ignorant, maudit ces sombres fleurs avant de les connaître. Elles leffrayent par leurs couleurs douteuses. Il recule, il séloigne. Ce sont là pourtant les Consolantes (Solanées), qui discrètement administrées, ont guéri souvent, endormi tant de maux.
Vous les trouvez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. Cest encore là une ressemblance quelles ont avec celle qui les employait. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, linfortunée quon poursuivit tellement, la maudite, la proscrite, lempoisonneuse qui guérissait, sauvait ? la fiancée du Diable et du Mal incarné, qui a fait tant de bien, au dire du grand médecin de la Renaissance. Quand Paracelse, à Bâle, en 1527, brûla toute la médecine, il déclara ne savoir rien que ce quil apprit des sorcières.
Cela valait une récompense. Elles leurent. On les paya en tortures, en bûchers. On trouva des supplices exprès ; on leur inventa des douleurs. On les jugeait en masse, on les condamnait sur un mot. Il ny eut jamais une telle prodigalité de vies humaines. Sans parler de lEspagne, terre classique des bûchers, où le Maure et le juif ne vont jamais sans la sorcière, on en brûle sept mille à Trèves, et je ne sais combien à Toulouse, à Genève cinq cents en trois mois (1513), huit cents à Wurtzbourg, presque dune fournée, mille cinq cents à Bamberg (deux tout petits évêchés !). Ferdinand II lui-même, le bigot, le cruel empereur de la guerre de Trente ans, fut obligé de surveiller ces bons évêques ! ils eussent brûlé tous leurs sujets. Je trouve, dans la liste de Wurtzbourg, un sorcier de onze ans, qui était à lécole, une sorcière de quinze, à Bayonne deux de dix-sept, damnablement jolies.
Notez quà certaines époques, par ce seul mot Sorcière, la haine tue qui elle veut. Les jalousies de femmes, les cupidités dhommes, semparent dune arme si commode. Telle est riche ?... Sorcière. Telle est jolie ?... Sorcière. On verra la Murgui, une petite mendiante, qui, de cette pierre terrible, marque au front pour la mort, la grande dame, trop belle, la châtelaine de Lancinena.
Les accusées, si elles peuvent, préviennent la torture et se tuent. Remy, lexcellent juge de Lorraine, qui en brûla huit cents, triomphe de cette terreur. « Ma justice est si bonne, dit-il, que seize, qui furent arrêtées lautre jour, nattendirent pas, sétranglèrent tout dabord. »
Sur la longue voie de mon Histoire, dans les trente ans que jy ai consacrés, cette horrible littérature de sorcellerie ma passé, repassé fréquemment par les mains. Jai épuisé dabord et les manuels de linquisition, les âneries des dominicains (Fouets, Marteaux, Fourmilière, Fustigations, Lanternes, etc., ce sont les titres de leurs livres). Puis jai lu les parlementaires, les juges lais qui succèdent à ces moines, les méprisent et ne sont guère moins idiots. Jen dis un mot ailleurs. Ici, une seule observation, cest que, de 1300 à 1600, et au-delà, la justice est la même. Sauf un petit entracte dans le Parlement de Paris, cest toujours et partout même férocité de sottise. Les talents ny font rien. Le spirituel De Lancre, magistrat bordelais du règne dHenri IV, fort avancé en politique, dès quil sagit de sorcellerie, retombe au niveau dun Nider, dun Sprenger, des moines imbéciles du quinzième siècle.
On est saisi détonnement en voyant ces temps si divers, ces hommes de culture différente, ne pouvoir avancer dun pas. Puis on comprend très bien que les uns et les autres furent arrêtés, disons plus, aveuglés, irrémédiablement enivrés et ensauvagés, par le poison de leur principe. Ce principe est le dogme de fondamentale injustice : « Tous perdus, pour un seul, non seulement punis, mais dignes de lêtre, gâtés davance et pervertis, morts à Dieu même avant de naître. Lenfant qui tète est un damné. »
Qui dit cela ? Tous, Bossuet même. Un docteur important de Rome, Spina, Maître du Sacré Palais, formule nettement la chose : « Pourquoi Dieu permet-il la mort des innocents ? Il le fait justement. Car sils ne meurent à cause des péchés quils ont faits, ils meurent toujours coupables pour le péché originel. » (De Strigibus, p. 9.)
De cette énormité, deux choses dérivent, et en justice et en logique. Le juge est toujours sûr de son affaire ; celui quon lui amène est coupable certainement, et, sil se défend, encore plus. La justice na pas à suer fort, à se casser la tête, pour distinguer le vrai du faux. En tout, on part dun parti pris. Le logicien, le scolastique na que faire danalyser lâme, et de se rendre compte des nuances par où elle passe, de sa complexité, de ses oppositions intérieures et de ses combats. Il na pas besoin, comme nous, de sexpliquer comment cette âme, de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, sil pouvait les comprendre, oh ! comme il en rirait, hocherait la tête. Et quavec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné !
Quand il sagit surtout du Pacte diabolique, du traité effroyable, où pour un petit gain dun jour, lâme se vend aux tortures éternelles, nous chercherions nous autres à retrouver la voie maudite, lépouvantable échelle de malheurs et de crimes qui lauront fait descendre là. Notre homme a bien affaire de tout cela ? Pour lui lâme et le diable étaient nés lun pour lautre, si bien quà la première tentation, pour un caprice, une envie, une idée qui passe, du premier coup lâme se jette à cette horrible extrémité.
Je ne vois pas non plus que nos modernes se soient enquis beaucoup de la chronologie morale de la sorcellerie. Ils sattachent trop aux rapports du moyen âge avec lantiquité. Rapports réels, mais faibles, de petite importance. Ni la vieille Magicienne, ni la Voyante celtique et germanique ne sont encore la vraie Sorcière. Les innocentes Sabasies (de Bacchus Sabasius), petit sabbat rural, qui dura dans le moyen âge, ne sont nullement la Messe noire du quatorzième siècle, le grand défi solennel à Jésus. Ces conceptions terribles narrivèrent pas par la longue filière de la tradition. Elles jaillirent de lhorreur du temps.
Doù date la Sorcière ? je dis sans hésiter : « Des temps du désespoir. »
Du désespoir profond que fit le monde de lÉglise. Je dis sans hésiter : « La Sorcière est son crime. »
Je ne marrête nullement à ses doucereuses explications qui font semblant datténuer : « Faible, légère, était la créature, molle aux tentations. Elle a été induite à mal par la concupiscence. Hélas ! dans la misère, la famine de ces temps, ce nest pas là ce qui pouvait troubler jusquà la fureur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse et délaissée, si lenfant chassé par la belle-mère, si la mère battue de son fils (vieux sujets de légendes), si elles ont pu être tentées, invoquer le mauvais Esprit, tout cela nest pas la Sorcière. De ce que ces pauvres créatures appellent Satan, il ne suit pas quil les accepte. Elles sont loin encore, et bien loin dêtre mûres pour lui. Elles nont pas la haine de Dieu.
Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les registres exécrables qui nous restent de lInquisition, non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe-Langon, etc., mais dans ce quon a des registres originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur platitude, leur morne sécheresse, si effroyablement sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort, la mort, la mort, cest ce quon sent dans chaque ligne. Vous êtes déjà dans la bière, ou dans une petite loge de pierre aux murs moisis. Les plus heureux sont ceux quon tue. Lhorreur, cest lin pace. Cest ce mot qui revient sans cesse, comme une cloche dabomination quon sonne et quon re-sonne, pour désoler les morts vivants, mot toujours le même : Emmurés.
Épouvantable mécanique décrasement, daplatissement, cruel pressoir à briser lâme. De tour de vis en tour de vis, ne respirant plus et craquant, elle jaillit de la machine et tomba au monde inconnu.
A son apparition, la Sorcière na ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. Cest un monstre, un aérolithe, venu on ne sait doù. Qui oserait, grand Dieu ! en approcher ?
Où est-elle ? aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où lépine, le chardon emmêlés, ne permettent pas le passage. La nuit, sous quelque vieux dolmen. Si on ly trouve, elle est encore isolée par lhorreur commune ; elle a autour comme un cercle de feu.
Qui le croira pourtant ? Cest une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, lélectricité féminine. La voilà douée de deux dons :
Lilluminisme de la folie lucide, qui, selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de se croire en tous ses mensonges. Don ignoré du sorcier mâle. Avec lui, rien neût commencé.
De ce don un autre dérive, la sublime puissance de la conception solitaire, la parthénogenèse que nos physiologistes reconnaissent maintenant dans les femelles de nombreuses espèces pour la fécondité du corps, et qui nest pas moins sûre pour les conceptions de lesprit.
Seule, elle conçut et enfanta. Qui ? Un autre elle-même qui lui ressemble à sy tromper.
Fils de haine, conçu de lamour. Car sans lamour, on ne crée rien. Celle-ci, tout effrayée quelle est de cet enfant, sy retrouve si bien, se complaît tellement en cette idole, quelle la place à linstant sur lautel, lhonore, sy immole, et se donne comme victime et vivante hostie. Elle-même bien souvent le dira à son juge : « Je ne crains quune chose : souffrir trop peu pour lui. » (Lancre.)
Savez-vous bien le début de lenfant ? Cest un terrible éclat de rire. Na-t-il pas sujet dêtre gai, sur sa libre prairie, loin des cachots dEspagne et des emmurés de Toulouse. Son in pace nest pas moins que le monde. Il va, vient, se promène. A lui la forêt sans limite ! à lui la lande des lointains horizons ! à lui toute la terre, dans la rondeur de sa riche ceinture ! La sorcière lui dit tendrement : « Mon Robin », du nom de ce vaillant proscrit, le joyeux Robin Hood, qui vit sous la verte feuillée. Elle aime aussi à le nommer du petit nom de Verdelet, Joli-bois, Vert-bois. Ce sont les lieux favoris de lespiègle. A peine eut-il vu un buisson, quil fit lécole buissonnière.
Ce qui étonne, cest que du premier coup la Sorcière vraiment fit un être. Il a tous les semblants de la réalité. On la vu, entendu. Chacun peut le décrire.
Voyez au contraire limpuissance de lÉglise pour engendrer. Comme ses anges sont pâles, à létat de grisaille, diaphanes ! On voit à travers.
Même dans les démons quelle a pris aux rabbins, la sale légion grognante, etc., elle cherchait un réalisme de terreur, mais ne latteignit pas. Ces figures sont grotesques encore plus que terribles ; elles sont flottantes et baladines.
Tout autre sort Satan du sein brûlant de la Sorcière, vivant, armé et tout brandi.
Quelque peur que lon ait de lui, il faut avouer que, sans lui, on fût mort de monotonie. De tant de fléaux qui frappent ce temps, lennui est encore le plus lourd. Quand on essaye de faire parler les Trois Personnes entre elles, comme Milton en eut la malheureuse idée, lennui monte au sublime. De lune à lautre, cest un oui éternel. Des anges aux saints, le même oui. Ceux-ci, dans leurs légendes, fort gentilles au commencement, ont tous un air de parenté fadasse, et entre eux, et avec Jésus. Tous cousins. Dieu nous garde de vivre en un pays où tout visage humain, de désolante ressemblance, a cette égalité douceâtre de couvent ou de sacristie :
Au contraire ce gaillard, le fils de la sorcière, sait donner la réplique. Il répond à Jésus. Je suis sûr quil le désennuie, accablé comme il est de linsipidité de ses saints .
Ces bien-aimés, les fils de la maison, se remuent peu, contemplent, rêvent ; ils attendent en attendant, sûrs quils auront leur part dÉlus. Le peu quils ont dactif se concentre dans le cercle resserré de lImitation (ce mot est tout le moyen âge). Lui, le bâtard maudit, dont la part nest rien que le fouet, il na garde dattendre. Il va cherchant et jamais ne repose. Il sagite, de la terre au ciel. Il est fort curieux, fouille, entre, sonde, et met le nez partout. Du Consummatum est il se rit, il se moque. Il dit toujours : « Plus loin ! » et « En avant ! »
Du reste, il nest pas difficile. Il prend tous les rebuts ; ce que le ciel jette, il ramasse. Par exemple, lÉglise a jeté la Nature, comme impure et suspecte. Satan sen saisit, sen décore. Bien plus, il lexploite et sen sert, en fait jaillir des arts, acceptant le grand nom dont on veut le flétrir, celui de Prince du monde.
On avait dit imprudemment : « Malheur à ceux qui rient ! » Cétait donner davance à Satan une trop belle part, le monopole du rire et le proclamer amusant. Disons plus : nécessaire. Car le rire est une fonction essentielle de notre nature. Comment porter la vie, si nous ne pouvons rire, tout au moins parmi nos douleurs ?
LÉglise qui ne voit dans la vie quune épreuve, se garde de la prolonger. Sa médecine est la résignation, lattente et lespoir de la mort. Vaste champ pour Satan. Le voilà médecin, guérisseur des vivants. Bien plus, consolateur ; il a la complaisance de nous montrer nos morts, dévoquer les ombres aimées.
Autre petite chose rejetée de lÉglise, la Logique, la libre Raison. Cest là la grande friandise dont lautre avidement se saisit.
LÉglise avait bâti à chaux et à ciment un petit in pace, étroit, à voûte basse, éclairé dun jour borgne, dune certaine fente. Cela sappelait lÉcole. On y lâchait quelques tondus, et on leur disait : « Soyez libres. » Tous y devenaient culs-de-jatte. Trois cents, quatre cents ans confirment la paralysie. Et le point dAbailard est justement celui dOccam !
Il est plaisant quon aille chercher là lorigine de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment ? par la satanique entreprise des gens qui ont percé la voûte, par leffort des damnés qui voulaient voir le ciel. Et elle eut lieu bien plus encore, loin de lÉcole et des lettrés, dans lÉcole buissonnière, où Satan fit la chasse à la Sorcière et au berger.
Enseignement hasardeux, sil en fut, mais dont les hasards même exaltaient lamour curieux, le désir effréné de voir et de savoir. Là commencèrent les mauvaises sciences, la pharmacie défendue des Poisons, et lexécrable anatomie. Le berger, espion des étoiles, avec lobservation du ciel, apportait là ses coupables recettes, ses essais sur les animaux. La sorcière apportait du cimetière voisin un corps volé ; et pour la première fois (au risque du bûcher) on pouvait contempler ce miracle de Dieu « quon cache sottement, au lieu de le comprendre » (comme a dit si bien M. Serres).
Le seul docteur admis là par Satan, Paracelse, y a vu un tiers, qui parfois se glissait dans lassemblée sinistre, y apportait la chirurgie. Cétait le chirurgien de ces temps de bonté, le bourreau, lhomme à la main hardie, qui jouait à propos du fer, cassait les os et savait les remettre, qui tuait et parfois sauvait, pendait jusquà un certain point.
Luniversité criminelle de la sorcière, du berger, du bourreau, dans ses essais qui furent des sacrilèges, enhardit lautre, força sa concurrente détudier. Car chacun voulait vivre. Tout eût été à la sorcière ; on aurait pour jamais tourné le dos au médecin. Il fallut bien que lÉglise subît, permît ces crimes. Elle avoua quil est de bons poisons (Grillandus). Elle laissa, contrainte et forcée, disséquer publiquement. En 1306, lItalien Mondino ouvre et dissèque une femme ; une en 1315. Révélation sacrée. Découverte dun monde (cest bien plus que Christophe Colomb). Les sots frémirent, hurlèrent. Et les sages tombèrent à genoux.
Avec de telles victoires, Satan était bien sûr de vivre. Jamais lÉglise seule naurait pu le détruire. Les bûchers ny firent rien, mais bien certaine politique.
On divisa habilement le royaume de Satan. Contre sa fille, son épouse, la Sorcière, on arma son fils, le Médecin.
LÉglise, qui, profondément, de tout son cur, haïssait celui-ci, ne lui fonda pas moins son monopole, pour lextinction de la Sorcière. Elle déclare, au quatorzième siècle, que si la femme ose guérir, sans avoir étudié, elle est sorcière et meurt.
Mais comment étudierait-elle publiquement ! Imaginez la scène risible, horrible, qui eût lieu si la pauvre sauvage eût risqué dentrer aux Écoles ! Quelle fête et quelle gaieté ! Aux feux de la Saint-Jean, on brûlait des chats enchaînés. Mais la sorcière liée à cet enfer miaulant, la sorcière hurlant et rôtie, quelle joie pour laimable jeunesse des moinillons et des cappets !
On verra tout au long la décadence de Satan. Lamentable récit. On le verra pacifié, devenu un bon vieux. On le vole, on le pille, au point que des deux masques quil avait au Sabbat, le plus sale est pris par Tartuffe.
Son esprit est partout. Mais lui-même, de sa personne, en perdant la Sorcière, il perdait tout. Les sorciers furent des ennuyeux.
Maintenant quon la précipité tellement vers son déclin, sait-on bien ce quon a fait là ? Nétait-il pas un acteur nécessaire, une pièce indispensable de la grande machine religieuse, un peu détraquée aujourdhui ? Tout organisme qui fonctionne bien est double, a deux côtés. La vie ne va guère autrement. Cest un certain balancement de deux forces, opposées, symétriques, mais inégales ; linférieure fait contrepoids, répond à lautre. La supérieure simpatiente, et veut la supprimer. A tort.
Lorsque Colbert (1672) destitua Satan avec peu de façon en défendant aux juges de recevoir les procès de sorcellerie, le tenace parlement Normand, dans sa bonne logique normande, montra la portée dangereuse dune telle décision. Le Diable nest pas moins quun dogme, qui tient à tous les autres. Toucher à léternel vaincu, nest-ce pas toucher au vainqueur ? Douter des actes du premier, cela mène à douter des actes du second, des miracles quil fit précisément pour combattre le Diable. Les colonnes du Ciel ont leur pied dans labîme. Létourdi qui remue cette base infernale, peut lézarder le Paradis.
Colbert nécouta pas. Il avait tant dautres affaires. Mais le diable peut-être entendit. Et cela le console fort. Dans les petits métiers où il gagne sa vie (spiritisme ou tables tournantes), il se résigne, et croit que du moins il ne meurt pas seul.
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LIVRE PREMIER
ILa mort des dieux
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Certains auteurs nous assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant : « Le grand Pan est mort. »
Lantique Dieu universel de la Nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de lorage, lâme humaine va donc reposer.
Sagissait-il simplement de la fin de lancien Culte, de sa défaite, de léclipse des vieilles formes religieuses ? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne lespoir que la Nature va disparaître, la vie séteindre, quenfin on touche à la fin du monde. Cen est fait des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé lillusion. Tout tombe, sécroule, sabîme. Le Tout devient le néant : « Le grand Pan est mort ! »
Ce nétait pas une nouvelle que les dieux dussent mourir. Nombre de cultes anciens sont fondés précisément sur lidée de la mort des dieux. Osiris meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter. Eschyle, sur le théâtre même, dans ces drames quon ne jouait que pour les fêtes des dieux, leur dénonce expressément, par la voix de Prométhée, quun jour ils doivent mourir. Mais comment ? Vaincus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques de la Nature.
Ici, cest bien autre chose. Les premiers chrétiens, dans lensemble et dans le détail, dans le passé, dans lavenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent tout entière, jusquà voir le mal incarné, le démon dans une fleur . Viennent donc, plus tôt que plus tard, les anges qui jadis abîmèrent les villes de la mer Morte, quils emportent, plient comme un voile la vaine figure du monde, quils délivrent enfin les saints de cette longue tentation.
LÉvangile dit : « Le jour approche. » Les Pères disent : « Tout à lheure. » Lécroulement de lEmpire et linvasion des Barbares donnent espoir à saint Augustin quil ne subsistera de cité bientôt que la Cité de Dieu.
Quil est pourtant dur à mourir, ce monde, et obstiné à vivre ! Il demande, comme Ezéchias, un répit, un tour de cadran. Eh bien, soit, jusquà lan Mille. Mais après, pas un jour de plus.
Est-il bien sûr, comme on la tant répété, que les anciens dieux fussent finis, eux-mêmes ennuyés, las de vivre ? quils aient, de découragement, donné presque leur démission ? que le christianisme nait eu quà souffler sur ces vaines ombres ?
On montre ces dieux dans Rome, on les montre dans le Capitole, où ils nont été admis que par une mort préalable, je veux dire en abdiquant ce quils avaient de sève locale, en reniant leur patrie, en cessant dêtre les génies représentant de telles nations. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait pratiqué sur eux une sévère opération, les avait énervés, pâlis. Ces grands dieux centralisés étaient devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonctionnaires de lempire romain. Cette aristocratie de lOlympe, en sa décadence, navait nullement entraîné la foule des dieux indigènes, la populace des dieux encore en possession de limmensité des campagnes, des bois, des monts, des fontaines, confondus intimement avec la vie de la contrée. Ces dieux logés au cur des chênes, dans les eaux bruyantes et profondes, ne pouvaient en être expulsés.
Et qui dit cela ? cest lÉglise. Elle se contredit rudement. Quand elle a proclame leur mort, elle sindigne de leur vie. De siècle en siècle, par la voix menaçante de ses conciles , elle leur intime de mourir... Eh quoi ! ils sont donc vivants ?
Ils sont des démons... » Donc, ils vivent. Ne pouvant en venir à bout, on laisse le peuple innocent les habiller, les déguiser. Par la légende, il les baptise, les impose à lÉglise même. Mais, du moins, sont-ils convertis ? Pas encore. On les surprend qui sournoisement subsistent en leur propre nature païenne.
Où sont-ils ? Dans le désert, sur la lande, dans la forêt ? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. La femme les garde et les cache au ménage et au lit même. Ils ont là le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer.
Il ny eut jamais révolution si violente que celle de Théodose. Nulle trace dans lantiquité dune telle proscription daucun culte. Le Perse, adorateur du feu, dans sa pureté héroïque, put outrager les dieux visibles, mais il les laissa subsister. Il fut très favorable aux juifs, les protégea, les employa. La Grèce, fille de la lumière, se moqua des dieux ténébreux, des Cabires ventrus, et elle les toléra pourtant, les adopta comme ouvriers, si bien quelle en fit son Vulcain. Rome, dans sa majesté, accueillit, non seulement lÉtrurie, mais les dieux rustiques du vieux laboureur italien. Elle ne poursuivit les druides que comme une dangereuse résistance nationale.
Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer lennemi. Il rasa lÉcole, par la proscription de la logique, et par lextermination matérielle des philosophes qui furent massacrés sous Valens. Il rasa ou vida le Temple, brisa les symboles. La légende nouvelle aurait pu être favorable à la famille, si le père ny eût été annulé dans S. Joseph, si la mère avait été relevée comme éducatrice, comme ayant moralement enfanté Jésus. Voie féconde qui fut tout dabord délaissée par lambition dune haute pureté stérile.
Donc le christianisme entra au chemin solitaire où le monde allait de lui-même, le célibat, combattu en vain par les lois des Empereurs. Il se précipita sur cette pente par le monachisme.
Mais lhomme au désert fut-il seul ? Le démon lui tint compagnie, avec toutes les tentations. Il eut beau faire, il lui fallut recréer des sociétés, des cités de solitaires. On sait ces noires villes de moines qui se formèrent en Thébaïde. On sait quel esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs descentes meurtrières dans Alexandrie. Ils se disaient troublés, poussés du démon, et ne mentaient pas.
Un vide énorme sétait fait dans le monde. Qui le remplissait ? Les chrétiens le disent, le démon, partout le démon : Ubique daemon .
La Grèce, comme tous les peuples, avait eu ses énergumènes, troublés, possédés des esprits. Cest un rapport tout extérieur, une ressemblance apparente qui ne ressemble nullement. Ici, ce ne sont pas des esprits quelconques. Ce sont les noirs fils de labîme, idéal de perversité. On voit partout dès lors errer ces pauvres mélancoliques qui se haïssent, ont horreur deux-mêmes. Jugez, en effet,ce que cest, de se sentir double, davoir foi en cet autre, cet hôte cruel qui va, vient, se promène en vous, vous fait errer où il veut, aux déserts, aux précipices. Maigreur, faiblesse croissantes. Et plus ce corps misérable est faible, plus le démon lagite. La femme surtout est habitée, gonflée, soufflée de ces tyrans. Ils lemplissent daura infernale, y font lorage et la tempête, sen jouant, au gré de leur caprice, la font pécher, la désespèrent.
Ce nest pas nous seulement, hélas ! cest toute la nature qui devient démoniaque. Cest le diable dans une fleur, combien plus dans la forêt sombre ! La lumière quon croyait si pure est pleine des enfants de la nuit. Le ciel plein denfer ! quel blasphème ! Létoile divine du matin, dont la scintillation sublime a plus dune fois éclairé Socrate, Archimède ou Platon, quest-elle devenue ? Un diable, le grand diable Lucifer. Le soir, cest le diable Vénus, qui minduit en tentation dans ses molles et douces clartés.
Je ne métonne pas si cette société devient terrible et furieuse. Indignée de se sentir si faible contre les démons, elle les poursuit partout, dans les temples, les autels de lancien culte dabord, puis dans les martyrs païens. Plus de festins ; ils peuvent être des réunions idolâtriques. Suspecte est la famille même ; car lhabitude pourrait la réunir autour des lares antiques. Et pourquoi une famille ? LEmpire est un empire de moines.
Mais lindividu lui-même, lhomme isolé et muet, regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve et honore ses anciens dieux. « Cest ce qui fait les famines, dit lempereur Théodose, et tous les fléaux de lEmpire. » Parole terrible qui lâche sur le païen inoffensif laveugle rage populaire. La loi déchaîne à laveugle toutes les fureurs contre la loi.
Dieux anciens, entrez au sépulcre. Dieux de lamour, de la vie, de la lumière, éteignez-vous ! Prenez le capuche du moine. Vierges, soyez religieuses. Épouses, délaissez vos époux ; ou, si vous gardez la maison, restez pour eux de froides surs.
Mais tout cela, est-ce possible ? qui aura le souffle assez fort pour éteindre dun seul coup la lampe ardente de Dieu ? Cette tentative téméraire de piété impie pourra faire des miracles étranges, monstrueux... Coupables, tremblez !
Plusieurs fois, dans le moyen âge, reviendra la sombre histoire de la Fiancée de Corinthe. Racontée de si bonne heure par Phlégon, laffranchi dAdrien, on la retrouve au douzième siècle, on la retrouve au seizième, comme le reproche profond, lindomptable réclamation de la Nature.
« Un jeune homme dAthènes va à Corinthe, chez celui qui lui promit sa fille. Il est resté païen, et ne sait pas que la famille où il croyait entrer vient de se faire chrétienne. Il arrive fort tard. Tout est couché, hors la mère, qui lui sert le repas de lhospitalité, et le laisse dormir. Il tombe de fatigue. A peine il sommeillait, une figure entre dans la chambre : cest une fille, vêtue, voilée de blanc ; elle a au front un bandeau noir et or. Elle le voit Surprise, levant sa blanche main : « Suis-je donc déjà si étrangère dans la maison ?... Hélas, pauvre recluse... Mais, jai honte, et je sors. Repose. Demeure, belle jeune fille, voici Cérès, Bacchus, et, avec toi, lAmour ! Naie pas peur, ne sois pas si pâle ! Ah ! loin de moi, jeune homme ! je nappartiens plus à la joie. Par un vu de ma mère malade, la jeunesse et la vie sont liées pour toujours. Les dieux ont fui. Et les seuls sacrifices sont des victimes humaines. Eh quoi ! ce serait toi ? toi, ma chère fiancée, qui me fus donnée dès lenfance ? Le serment de nos pères nous lia pour toujours sous la bénédiction du ciel. O vierge ! sois à moi ! Non, ami, non, pas moi. Tu auras ma jeune sur. Si je gémis dans ma froide prison, toi, dans ses bras, pense à moi, à moi qui me consume et ne pense quà toi, et que la terre va recouvrir. Non, jen atteste cette flamme ; cest le flambeau dhymen. Tu viendras avec moi chez mon père. Reste, ma bien-aimée. » Pour don de noces, il offre une coupe dor. Elle lui donne sa chaîne ; mais préfère à la coupe une boucle de ses cheveux.
« Cest lheure des esprits ; elle boit, de sa lèvre pâle, le sombre vin couleur de sang. Il boit avidement après elle. Il invoque lAmour. Elle, son pauvre cur sen mourait, et elle résistait pourtant. Mais il se désespère, et tombe en pleurant sur le lit. Alors, se jetant près de lui : « Ah ! que ta douleur me fait mal ! Mais si tu me touchais, quel effroi ! Blanche comme la neige, froide comme la glace, hélas ! telle est ta fiancée. Je te réchaufferai ; viens à moi ! Quand tu sortiras du tombeau... » Soupirs, baisers, séchangent. « Ne sens-tu pas comme je brûle ? » LAmour les étreint et les lie. Les larmes se mêlent au plaisir. Elle boit, altérée, le feu de sa bouche ; le sang figé sembrase de la rage amoureuse, mais le cur ne bat pas au sein.
« Cependant la mère était là, écoutait. Doux serments, cris de plainte et de volupté. « Chut ! Cest le chant du coq ! A demain, dans la nuit ! » Puis, adieu, baisers sur baisers !
La mère entre, indignée. Que voit-elle ? Sa fille. Il la cachait, lenveloppait. Mais elle se dégage, et grandit du lit à la voûte : « O mère ! mère ! vous menviez donc ma belle nuit, vous me chassez de ce lieu tiède. Nétait-ce pas assez de mavoir roulée dans le linceul, et sitôt portée au tombeau ? Mais une force a levé la pierre. Vos prêtres eurent beau bourdonner sur la fosse. Que font le sel et leau, où brûle la jeunesse ? La terre ne glace pas lamour ! Vous promîtes ; je viens redemander mon bien...
« Las ! ami, il faut que tu meures. Tu languirais, tu sécherais ici. Jai tes cheveux ; ils seront blancs demain ... Mère, une dernière prière ! Ouvrez mon noir cachot, élevez un bûcher, et que lamante ait le repos des flammes. Jaillisse létincelle et rougisse la cendre ! Nous irons à nos anciens dieux. »
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IIPourquoi le moyen âge désespéra
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« Soyez des enfants nouveau-nés » (quasi modo geniti infantes) ; soyez tout petits, tout jeunes par linnocence du cur, par la paix, loubli des disputes, sereins, sous la main de Jésus.
Cest laimable conseil que donne lÉglise à ce monde si orageux, le lendemain de la grande chute. Autrement dit : « Volcans, débris, cendres, lave, verdissez. Champs brûlés, couvrez-vous de fleurs. »
Une chose promettait, il est vrai, la paix qui renouvelle : toutes les écoles étaient finies, la voie logique abandonnée. Une méthode infiniment simple dispensait du raisonnement, donnait à tous la pente aisée quil ne fallait plus que descendre. Si le credo était obscur, la vie était toute tracée dans le sentier de la légende. Le premier mot, le dernier, fut le même : Imitation.
« Imitez, tout ira bien. Répétez et copiez. » Mais est-ce bien là le chemin de la véritable enfance, qui vivifie le cur de lhomme, qui lui fait retrouver les sources fraîches et fécondes ? Je ne vois dabord dans ce monde, qui fait le jeune et lenfant, que des attributs de vieillesse, subtilité, servilité, impuissance. Quest-ce que cette littérature devant les monuments sublimes des Grecs et des Juifs ? Même devant le génie romain ? Cest précisément la chute littéraire qui eut lieu dans lInde, du brahmanisme au bouddhisme ; un verbiage bavard après la haute inspiration. Les livres copient les livres, les églises copient les églises, et ne peuvent plus même copier. Elles se volent les unes les autres. Des marbres arrachés de Ravenne, on orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette société. Lévêque roi dune cité, le barbare roi dune tribu, copient les magistrats romains. Nos moines, quon croit originaux, ne font dans leur monastère que renouveler la villa (dit très bien Chateaubriand). Ils nont nulle idée de faire une société nouvelle, ni de féconder lancienne. Copistes des moines dorient, ils voudraient dabord que leurs serviteurs fussent eux-mêmes de petits moines laboureurs, un peuple stérile. Cest malgré eux que la famille se refait, refait le monde.
Quand on voit que ces vieillards vont si vite vieillissant, quand, en un siècle, on tombe du sage moine saint Benoît au pédantesque Benoît dAniane, on sent bien que ces gens-là furent parfaitement innocents de la grande création populaire qui fleurit sur les ruines : je parle des Vies des Saints. Les moines les écrivirent, mais le peuple les faisait. Cette jeune végétation peut jeter des feuilles et des fleurs par les lézardes de la vieille masure romaine convertie en monastère, mais elle nen vient pas à coup sûr. Elle a sa racine profonde dans le sol ; le peuple ly sème, et la famille ly cultive, et tous y mettent la main, les hommes, les femmes et les enfants. La vie précaire, inquiète, de ces temps de violence, rendait ces pauvres tribus imaginatives, crédules pour leurs propres rêves, qui les rassuraient. Rêves étranges, riches de miracles, de folies absurdes et charmantes.
Ces familles, isolées dans la forêt, dans la montagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes-Alpes), descendant un jour par semaine, ne manquaient pas au désert dhallucinations. Un enfant avait vu ceci, une femme avait rêvé cela. Un saint tout nouveau surgissait. Lhistoire courait dans la campagne, comme en complainte, rimée grossièrement. On la chantait et la dansait le soir au chêne de la fontaine. Le prêtre qui le dimanche venait officier dans la chapelle des bois trouvait ce chant légendaire déjà dans toutes les bouches. Il se disait : « Après tout, lhistoire est belle, édifiante... Elle fait honneur à lÉglise. Vox populi, vox Dei !... Mais comment lont-ils trouvée ? » On lui montrait des témoins véridiques, irrécusables larbre, la pierre, qui ont vu lapparition, le miracle. Que dire à cela ?
Rapportée à labbaye, la légende trouvera un moine, propre à rien, qui ne sait quécrire, qui est curieux, qui croit tout, toutes les choses merveilleuses. Il écrit celle-ci, la brode de sa plate rhétorique, gâte un peu. Mais la voici consignée et consacrée, qui se lit au réfectoire, bientôt à léglise. Copiée, chargée, surchargée dornements souvent grotesques, elle ira de siècle en siècle, jusquà ce que honorablement elle prenne rang à la fin dans la Légende dorée.
Lorsquon lit encore aujourdhui ces belles histoires, quand on entend les simples, naïves et graves mélodies où ces populations rurales ont mis tout leur jeune cur, on ne peut y méconnaître un grand souffle, et lon sattendrit en songeant quel fut leur sort.
Ils avaient pris à la lettre le conseil touchant de lÉglise : « Soyez des enfants nouveau-nés. » Mais ils en firent lapplication à laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive. Autant le christianisme avait craint, haï la Nature, autant ceux-ci laimèrent, la crurent innocente, la sanctifièrent même en la mêlant à la légende.
Les animaux que la Bible si durement nomme les velus, dont le moine se défie, craignant dy trouver des démons, ils entrent dans ces belles histoires de la manière la plus touchante (exemple, la biche qui réchauffe, console Geneviève de Brabant).
Même hors de la vie légendaire dans lexistence commune, les humbles amis du foyer, les aides courageux du travail, remontent dans lestime de lhomme. Ils ont leur droit . Ils ont leurs fêtes. Si, dans limmense bonté de Dieu, il y a place pour les plus petits, sil semble avoir pour eux une préférence de pitié, pourquoi, dit le peuple des champs, pourquoi mon âne naurait-il pas entrée à léglise ? Il a des défauts, sans doute, et ne me ressemble que plus. Il est rude travailleur, mais il a la tête dure ; il est indocile, obstiné, enfin cest tout comme moi.
De là les fêtes admirables, les plus belles du moyen âge, des Innocents, des Fous, de lAne. Cest le peuple même dalors, qui, dans lâne, traîne son image, se présente devant lautel, laid, risible, humilié ! Touchant spectacle ! Amené par Balaam, il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile , il entre pour témoigner. Sil regimba jadis contre Balaam, cest quil voyait devant lui le glaive de lancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde de la Grâce semble souvrir à deux battants pour les moindres, pour les simples. Le peuple innocemment le croit. De là, la chanson sublime où il disait à lâne, comme il se fût dit à lui-même :
A genoux, et dis Amen ! Assez mangé dherbe et de foin ! Laisse les vieilles choses, et va !
Le neuf emporte le vieux ! La vérité fait fuir lombre ! La lumière chasse la nuit !
Rude audace ! Est-ce bien là ce quon vous demandait, enfants emportés, indociles, quand on vous disait dêtre enfants ? On offrait le lait. Vous buvez le vin. On vous conduisait doucement bride en main par létroit sentier. Doux, timides, vous hésitiez davancer. Et tout à coup la bride est cassée... La carrière, vous la franchissez dun seul bond.
Oh ! quelle imprudence ce fut de vous laisser faire vos saints, dresser lautel, le parer, le charger, lenterrer de fleurs ! Voilà quon le distingue à peine. Et ce quon voit, cest lhérésie antique condamnée de lÉglise, linnocence de la nature ; que dis-je ! une hérésie nouvelle qui ne finira pas demain : lindépendance de lhomme.
Écoutez et obéissez :Défense dinventer, de créer. Plus de légendes, plus de nouveaux saints. On en a assez. Défense dinnover dans le culte par de nouveaux chants ; linspiration est interdite. Les martyrs quon découvrirait doivent se tenir dans le tombeau, modestement, et attendre quils soient reconnus de lÉglise. Défense au clergé, aux moines, de donner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les affranchit. Voilà lesprit étroit, tremblant de lÉglise carlovingienne . Elle se dédit, se dément, elle dit aux enfants : « Soyez vieux ! »
Quelle chute ! Mais est-ce sérieux ? On nous avait dit dêtre jeunes. Oh ! le prêtre nest plus le peuple. Un divorce infini commence, un abîme de séparation. Le prêtre, seigneur et prince, chantera sous une chape dor, dans la langue souveraine du grand empire qui nest plus. Nous, triste troupeau, ayant perdu la langue de lhomme, la seule que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il, sinon de mugir et de bêler, avec linnocent compagnon qui ne nous dédaigne pas, qui lhiver nous réchauffe à létable et nous couvre de sa toison ? Nous vivrons avec les muets et serons muets nous-mêmes.
En vérité, lon a moins le besoin daller à léglise. Mais elle ne nous tient pas quittes. Elle exige que lon revienne écouter ce quon nentend plus.
Dès lors un immense brouillard, un pesant brouillard gris-de-plomb, a enveloppé ce monde. Pour combien de temps, sil vous plaît ? Dans une effroyable durée de mille ans ! Pendant dix siècles entiers, une langueur inconnue à tous les âges antérieurs a tenu le moyen age, même en partie les derniers temps, dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil, sous lempire dun phénomène désolant, intolérable ; la convulsion dennui quon appelle : le bâillement.
Que linfatigable cloche sonne aux heures accoutumées, lon bâille ; quun chant nasillard continue dans le vieux latin, lon bâille. Tout est prévu ; on nespère rien de ce monde. Ces choses reviendront les mêmes. Lennui certain de demain fait bâiller dès aujourdhui, et la perspective des jours, des années dennui qui suivront, pèse davance, dégoûte de vivre. Du cerveau à lestomac, de lestomac à la bouche, lautomatique et fatale convulsion va distendant les mâchoires sans fin ni remède. Véritable maladie que la dévote Bretagne avoue, limputant, il est vrai, à la malice du diable. Il se tient tapi dans les bois, disent les paysans bretons ; à celui qui passe et garde les bêtes il chante vêpres et tous les offices, et le fait bâiller à mort .
Être vieux, cest être faible. Quand les Sarrasins, les Northmans, nous menacent, que deviendrons-nous si le peuple reste vieux ? Charlemagne pleure, lÉglise pleure. Elle avoue que les reliques, contre ces démons barbares, ne protègent plus lautel . Ne faudrait-il pas appeler le bras de lenfant indocile quon allait lier, le bras du jeune géant quon voulait paralyser ? Mouvement contradictoire qui remplit le neuvième siècle. On retient le peuple, on le lance. On le craint et on lappelle. Avec lui, par lui, à la hâte, on fait des barrières, des abris qui arrêteront les barbares, couvriront les prêtres et les saints, échappés de leurs églises.
Malgré le Chauve empereur, qui défend que lon bâtisse, sur la montagne sélève une tour. Le fugitif y arrive. « Recevez-moi au nom de Dieu, au moins ma femme et mes enfants. Je camperai avec mes bêtes dans votre enceinte extérieure. » La tour lui rend confiance et il sent quil est un homme. Elle lombrage. Il la défend, protège son protecteur.
Les petits jadis, par famine, se donnaient aux grands comme serfs. Mais ici, grande différence. Il se donne comme vassal, qui veut dire brave et vaillant .
Il se donne et il se garde, se réserve de renoncer. « Jirai plus loin. La terre est grande. Moi aussi, tout comme un autre, je puis là-bas dresser ma tour... Si jai défendu le dehors, je saurai me garder dedans. »
Cest la grande, la noble origine du monde féodal. Lhomme de la tour recevait des vassaux, mais en leur disant : « Tu ten iras quand tu voudras, et je ty aiderai, sil le faut ; à ce point que, si tu tembourbes, moi je descendrai de cheval. » Cest exactement la formule antique .
Mais un matin, quai-je vu ? Est-ce que jai la vue trouble ? Le seigneur de la vallée fait sa chevauchée autour, pose les bornes infranchissables, et même dinvisibles limites. « Quest cela ?... Je ne comprends point. » Cela dit que la seigneurie est fermée : « Le seigneur, sous porte et gonds, la tient close, du ciel à la terre. »
Horreur ! en vertu de quel droit ce vassus (cest-à-dire vaillant) est-il désormais retenu ? On soutiendra que vassus peut aussi vouloir dire esclave.
De même le mot servus, qui se dit pour serviteur (souvent très haut serviteur, un comte ou prince dEmpire), signifiera pour le faible un serf, un misérable dont la vie vaut un denier.
Par cet exécrable filet, ils sont pris. Là-bas, cependant, il y a dans sa terre un homme qui soutient que sa terre est libre, un aleu, un fief du soleil. Il sassoit sur une borne, il enfonce son chapeau, regarde passer le seigneur, regarde passer lEmpereur . « Va ton chemin, passe, Empereur, tu es ferme sur ton cheval, et moi sur ma borne encore plus. Tu passes, et je ne passe pas... Car je suis la Liberté. »
Mais je nai pas le courage de dire ce que devient cet homme. Lair sépaissit autour de lui, et il respire de moins en moins. Il semble quil soit enchanté. Il ne peut plus se mouvoir. Il est comme paralysé. Ses bêtes aussi maigrissent, comme si un sort était jeté. Ses serviteurs meurent de faim. Sa terre ne produit plus rien. Des esprits la rasent la nuit.
Il persiste cependant : « Povre homme en sa maison roy est. »
Mais on ne le laisse pas là. Il est cité, et il doit répondre en cour impériale. Il va, spectre du vieux monde, que personne ne connaît plus. « Quest-ce que cest ? disent les jeunes. Quoi ! il nest seigneur, ni serf ! Mais alors il nest donc rien ? »
« Qui suis-je ? je suis celui qui bâtit la première tour, celui qui vous défendit, celui qui, laissant la tour, alla bravement au pont attendre les païens Northmans... Bien plus, je barrai la rivière, je cultivai lalluvion, jai créé la terre elle-même, comme Dieu qui la tira des eaux... Cette terre, qui men chassera ?
« Non, mon ami, dit le voisin, on ne te chassera pas. Tu la cultiveras, cette terre... mais autrement que tu ne crois... Rappelle-toi, mon bonhomme, quétourdiment, jeune encore (il y a cinquante ans de cela), tu épousas Jacqueline, petite serve de mon père... Rappelle-toi la maxime : « Qui monte ma poule est mon coq. » Tu es de mon poulailler. Déceins-toi, jette lépée... Dès ce jour, tu es mon serf. »
Ici, rien nest dinvention. Cette épouvantable histoire revient sans cesse au moyen âge. Oh ! de quel glaive il fut percé ! jai abrégé, jai supprimé, car chaque fois quon sy reporte, le même acier, la même pointe aiguë traverse le cur.
Il en fut un, qui, sous un outrage si grand, entra dans une telle fureur, quil ne trouva pas un seul mot. Ce fut comme Roland trahi. Tout son sang lui remonta, lui arriva à la gorge... Ses yeux flamboyaient, sa bouche muette, effroyablement éloquente, fit pâlir toute lassemblée... Ils reculèrent... Il était mort... Ses veines avaient éclaté... Ses artères lançaient le sang rouge jusquau front de ses assassins .
Lincertitude de la condition, la pente horriblement glissante par laquelle lhomme libre devient vassal, le vassal serviteur, et le serviteur serf, cest la terreur du moyen âge et le fonds de son désespoir. Nul moyen déchapper. Car qui fait un pas est perdu. Il est aubain, épave, gibier sauvage, serf ou tué. La terre visqueuse retient le pied, enracine le passant. Lair contagieux le tue, cest-à-dire le fait de main morte, un mort, un néant, une bête, une âme de cinq sous, dont cinq sous expieront le meurtre.
Voilà les deux grands traits généraux, extérieurs, de la misère du moyen âge, qui firent quil se donna au Diable. Voyons maintenant lintérieur, le fonds des murs, et sondons le dedans.
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IIILe petit démon du foyer
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Les premiers siècles du moyen âge où se créèrent les légendes ont le caractère dun rêve. Chez les populations rurales, toutes soumises à lÉglise, dun doux esprit (ces légendes en témoignent), on supposerait volontiers une grande innocence. Cest, ce semble, le temps du bon Dieu. Cependant les Pénitentiaires, où lon indique les péchés les plus ordinaires, mentionnent des souillures étranges, rares sous le signe de Satan.
Cétait leffet de deux choses, de la parfaite ignorance, et de lhabitation commune qui mêlait les proches parents. Il semble quils avaient à peine connaissance de notre morale. La leur, malgré les défenses, semblait celle des patriarches, de la haute antiquité, qui regarde comme libertinage le mariage avec létrangère, et ne permet que la parente. Les familles alliées nen faisaient quune. Nosant encore disperser leurs demeures dans les déserts qui les entouraient, ne cultivant que la banlieue dun palais Mérovingien ou dun monastère, ils se réfugiaient chaque soir avec leurs bestiaux sous le toit dune vaste villa. De là des inconvénients analogues à ceux de lergastulum antique, où lon entassait les esclaves. Plusieurs de ces communautés subsistèrent au moyen âge et au-delà. Le seigneur soccupait peu de ce qui en résultait. Il regardait comme une seule famille cette tribu, cette masse de gens « levants et couchants ensemble, » « mangeant à un pain et à un pot. »
Dans une telle indistinction, la femme était bien peu gardée. Sa place nétait guère haute. Si la Vierge, la femme idéale, sélevait de siècle en siècle, la femme réelle comptait bien peu dans ces masses rustiques, ce mélange dhommes et de troupeaux. Misérable fatalité dun état qui ne changea que par la séparation des habitations, lorsquon prit assez de courage pour vivre à part, en hameau, ou pour cultiver un peu loin des terres fertiles et créer des huttes dans les clairières des forêts. Le foyer isolé fit la vraie famille. Le nid fit loiseau. Dès lors, ce nétaient plus des choses, mais des âmes... La femme était née.
Moment fort attendrissant. La voilà chez elle. Elle peut donc être pure et sainte, enfin, la pauvre créature. Elle peut couver une pensée, et, seule, en filant, rêver, pendant quil est à la forêt. Cette misérable cabane, humide, mal close, où siffle le vent dhiver, en revanche, est silencieuse. Elle a certains coins obscurs où la femme va loger ses rêves.
Maintenant, elle possède. Elle a quelque chose à elle. La quenouille, le lit, le coffre, cest tout, dit la vieille chanson . La table sy ajoutera, le banc, ou deux escabeaux... Pauvre maison bien dénuée ! mais elle est meublée dune âme. Le feu légaye ; le buis bénit protège le lit, et lon y ajoute parfois un joli bouquet de verveine. La dame de ce palais file, assise sur sa porte, en surveillant quelques brebis. On nest pas encore assez riche pour avoir une vache, mais cela viendra à la longue, si Dieu bénit la maison. La forêt, un peu de pâtures, des abeilles sur la lande, voilà la vie. On cultive peu de blé encore, nayant nulle sécurité pour une récolte éloignée. Cette vie, très indigente, est moins dure pourtant pour la femme ; elle nest pas brisée, enlaidie, comme elle le sera aux temps de la grande agriculture. Elle a plus de loisir aussi. Ne la jugez pas du tout par la littérature grossière des Noëls et des fabliaux, le sot rire et la licence des contes graveleux quon fera plus tard. Elle est seule. Point de voisine. La mauvaise et malsaine vie des noires petites villes fermées, lespionnage mutuel, le commérage misérable, dangereux, na pas commencé ! Point de vieille qui vienne le soir, quand létroite rue devient sombre, tenter la jeune, lui dire quon se meurt damour pour elle. Celle-ci na dami que ses songes, ne cause quavec ses bêtes ou larbre de la forêt.
Ils lui parlent ; nous savons de quoi. Ils réveillent en elle les choses que lui disait sa mère, sa grand-mère, choses antiques, qui, pendant des siècles, ont passé de femme en femme. Cest linnocent souvenir des vieux esprits de la contrée, touchante religion de famille, qui, dans lhabitation commune et son bruyant pêle-mêle, eut peu de force sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane solitaire.
Monde singulier, délicat, des fées, des lutins, fait pour une âme de femme. Dès que la grande création de la légende des saints sarrête et tarit, cette légende plus ancienne et bien autrement poétique vient partager avec eux, règne secrètement, doucement. Elle est le trésor de la femme qui la choie et la caresse. La fée est une femme aussi, le fantastique miroir où elle se regarde embellie.
Que furent les fées ? Ce quon en dit, cest que, jadis, reines des Gaules, fières et fantasques, à larrivée du Christ et de ses apôtres, elles se montrèrent impertinentes, tournèrent le dos. En Bretagne, elles dansaient à ce moment, et ne cessèrent pas de danser. De là leur cruelle sentence. Elles sont condamnées à vivre jusquau jour du jugement . Plusieurs sont réduites à la taille du lapin, de la souris. Exemple, les Kowrig-gwans (les fées naines), qui, la nuit, autour des vieilles pierres druidiques, vous enlacent de leurs danses. Exemple, la jolie reine Mab, qui sest fait un char royal dans une coquille de noix. Elles sont un peu capricieuses, et parfois de mauvaise humeur. Mais comment sen étonner, dans cette triste destinée ? Toutes petites et bizarres quelles puissent être, elles ont un cur, elles ont besoin dêtre aimées. Elles sont bonnes, elles sont mauvaises et pleines de fantaisies. A la naissance dun enfant, elles descendent par la cheminée, le douent et font son destin. Elles aiment les bonnes fileuses, filent elles-mêmes divinement. On dit : Filer comme une fée.
Les Contes de fées, dégagés des ornements ridicules dont les derniers rédacteurs les ont affublés, sont le cur du peuple même. Ils marquent une époque poétique, entre le communisme grossier de la villa primitive, et la licence du temps où une bourgeoisie naissante fit nos cyniques fabliaux.
Ces contes ont une partie historique, rappellent les grandes famines (dans les ogres, etc). Mais généralement ils planent bien plus haut que toute histoire, sur laile de lOiseau bleu, dans une éternelle poésie, disent nos vux, toujours les mêmes, limmuable histoire du cur.
Le désir du pauvre serf de respirer, de reposer, de trouver un trésor qui finira ses misères, y revient souvent. Plus souvent, par une noble aspiration, ce trésor est aussi une âme, un trésor damour qui sommeille (dans la Belle au bois dormant) ; mais souvent la charmante personne se trouve cachée sous un masque par un fatal enchantement. De là la trilogie touchante, le crescendo admirable, de Riquet à la houppe, de Peau-dAne, et de la Belle et la Bête. Lamour ne se rebute pas. Sous ces laideurs, il poursuit, il atteint la beauté cachée. Dans le dernier de ces contes, cela va jusquau sublime, et je crois que jamais personne na pu le lire sans pleurer.
Une passion très réelle, très sincère, est là-dessous, lamour malheureux, sans espoir, que souvent la nature cruelle mit entre les pauvres âmes de condition trop différente, la douleur de la paysanne de ne pouvoir se faire belle pour être aimée du chevalier, les soupirs étouffés du serf quand, le long de son sillon, il voit, sur un cheval blanc, passer un trop charmant éclair, la belle, ladorée châtelaine. Cest, comme dans lOrient, lidylle mélancolique des impossibles amours de la Rose et du Rossignol. Toutefois, grande différence : loiseau et la fleur sont beaux, même égaux dans la beauté. Mais ici lêtre inférieur, si bas placé, se fait laveu : « Je suis laid, je suis un monstre ! » que de pleurs !... En même temps, plus puissamment quen Orient, dune volonté héroïque, et par la grandeur du désir, il perce les vaines enveloppes. Il aime tant quil est aimé, ce monstre, et il en devient beau.
Une tendresse infinie est dans tout cela. Cette âme enchantée ne pense pas à elle seule. Elle soccupe aussi à sauver toute la nature et toute la société. Toutes les victimes dalors, lenfant battu par sa marâtre, la cadette méprisée, maltraitée de ses aînées, sont ses favorites. Elle étend sa compassion sur la dame même du château, la plaint dêtre dans les mains de ce féroce baron (Barbe-Bleue). Elle sattendrit sur les bêtes, les console dêtre encore sous des figures danimaux. Cela passera, quelles patientent. Leurs âmes captives un jour reprendront des ailes, seront libres, aimables, aimées. Cest lautre face de Peau-dAne et autres contes semblables. Là surtout on est bien sûr quil y a un cur de femme. Le rude travailleur des champs est assez dur pour ses bêtes. Mais la femme ny voit point de bêtes. Elle en juge comme lenfant. Tout est humain, tout est esprit. Le monde entier est ennobli. Oh ! laimable enchantement ! Si humble, et se croyant laide, elle a donné sa beauté, son charme à toute la nature.
Est-ce quelle est donc si laide, cette petite femme de serf, dont limagination rêveuse se nourrit de tout cela ? Je lai dit, elle fait le ménage, elle file en gardant ses bêtes, elle va à la forêt, et ramasse un peu de bois. Elle na pas encore les rudes travaux, elle nest point la laide paysanne que fera plus tard la grande culture du blé. Elle nest pas la grosse bourgeoise, lourde et oisive, des villes, sur laquelle nos aïeux ont fait tant de contes gras. Celle-ci na nulle sécurité, elle est timide, elle est douce, elle se sent sous la main de Dieu. Elle voit sur la montagne le noir et menaçant château doù mille maux peuvent descendre. Elle craint, honore son mari. Serf ailleurs, près delle il est roi. Elle lui réserve le meilleur, vit de rien. Elle est svelte et mince, comme les saintes des églises. La très pauvre nourriture de ces temps doit faire des créatures fines, mais chez qui la vie est faible. Immenses mortalités denfants. Ces pâles roses nont que des nerfs. De là éclatera plus tard la danse épileptique du quatorzième siècle. Maintenant, vers le douzième, deux faiblesses sont attachées à cet état de demi-jeûne : la nuit, le somnambulisme, le jour, lillusion, la rêverie et le don des larmes.
Cette femme, tout innocente, elle a pourtant, nous lavons dit, un secret quelle ne dit jamais à léglise. Elle enferme dans son cur le souvenir, la compassion des pauvres anciens dieux tombés à létat dEsprits. Pour être Esprits, ne croyez pas quils soient exempts de souffrances. Logés aux pierres, au cur des chênes, ils sont bien malheureux lhiver, ils aiment fort la chaleur. ils rôdent autour des maisons. On en a vu dans les étables se réchauffer près des bestiaux. Nayant plus dencens, de victimes, ils prennent parfois du lait. La ménagère, économe, ne prive pas son mari, mais elle diminue sa part, et, le soir, laisse un peu de crème.
Ces esprits qui ne paraissent plus que de nuit, exilés du jour, le regrettent et sont avides de lumières. La nuit, elle se hasarde, et timidement va porter un humble petit fanal au grand chêne, où ils habitent, à la mystérieuse fontaine dont le miroir, doublant la flamme, égayera les tristes proscrits.
Grand Dieu ! si on le savait ! Son mari est homme prudent, et il a bien peur de lÉglise. Certainement il la battrait. Le prêtre leur fait rude guerre, et les chasse de partout. On pourrait bien cependant leur laisser habiter les chênes. Quel mal font-ils dans la forêt ? Mais non, de concile en concile, on les poursuit. A certains jours, le prêtre va au chêne même, et par la prière, leau bénite, donne la chasse aux esprits.
Que serait-ce sils ne trouvaient nulle âme compatissante ? Mais celle-ci les protège. Toute bonne chrétienne quelle est, elle a pour eux un coin du cur. A eux seuls elle peut confier telles petites choses de nature, innocentes chez la chaste épouse, mais dont lÉglise pourtant lui ferait reproche. Ils sont confidents, confesseurs de ces touchants secrets de femmes. Elle pense à eux quand elle met au feu la bûche sacrée. Cest Noël, mais en même temps lancienne fête des esprits du Nord, la fête de la plus longue nuit. De même, la vigile de la nuit de Mai, le pervigilium de Maïa, où larbre se plante. De même au feu de la Saint-Jean, la vraie fête de la vie, des fleurs et des réveils damour. Celle qui na pas denfants, surtout, se fait devoir daimer ces fêtes, et dy avoir dévotion. Un vu à la Vierge peut-être ne serait pas efficace. Ce nest pas laffaire de Marie. Tout bas, elle sadresse plutôt à un vieux génie, adoré jadis comme dieu rustique, et dont telle église locale a la bonté de faire un saint Ainsi le lit, le berceau, les plus doux mystères que couve une âme chaste et amoureuse, tout cela est aux anciens dieux.
Les esprits ne sont pas ingrats. Un matin, elle séveille, et, sans mettre la main à rien, elle trouve le ménage fait. Elle est interdite et se signe, ne dit rien. Quand lhomme part, elle sinterroge, mais en vain. Il faut que ce soit un esprit. « Quel est-il ? et comment est-il ?... Oh ! que je voudrais le voir !... Mais jai peur... Ne dit-on pas quon meurt à voir un esprit ? » Cependant le berceau remue, et il ondule tout seul... Elle est saisie, et entend une petite voix très douce, si basse, quelle la croirait en elle : « Ma chère et très chère maîtresse, si jaime à bercer votre enfant, cest que je suis moi-même enfant. » Son cur bat, et cependant elle se rassure un peu. Linnocence du berceau innocente aussi cet esprit, fait croire quil doit être bon, doux, au moins toléré de Dieu.
Dès ce jour, elle nest plus seule. Elle sent très bien sa présence, et il nest pas bien loin delle. Il vient de raser sa robe ; elle lentend au frôlement. A tout instant, il rôde autour et visiblement ne peut la quitter. Va-t-elle à létable, il y est. Et elle croit que, lautre jour, il était dans le pot à beurre .
Quel dommage quelle ne puisse le saisir et le regarder ! Une fois, à limproviste, ayant touché les tisons, elle la cru voir qui se roulait, lespiègle, dans les étincelles. Une autre fois, elle a failli le prendre dans une rose. Tout petit quil est, il travaille, balaye, approprie, et lui épargne mille soins.
Il a ses défauts cependant. Il est léger, audacieux, et, si on ne le tenait, il sémanciperait peut-être. Il observe, écoute trop. Il redit parfois au matin tel petit mot quelle a dit tout bas, tout bas, au coucher, quand la lumière était éteinte. Elle le sait fort indiscret, trop curieux. Elle est gênée de se sentir suivie partout, sen plaint et y a plaisir. Parfois elle le renvoie, le menace, enfin se croit seule et se rassure tout à fait. Mais au moment elle se sent caressée dun souffle léger ou comme dune aile doiseau. Il était sous une feuille... Il rit... Sa gentille voix, sans moquerie, dit le plaisir quil a eu à surprendre sa pudique maîtresse. La voilà bien en colère. Mais le drôle : « Non, chérie, mignonne, vous nen êtes pas fâchée. »
Elle a honte, nose plus rien dire. Mais elle entrevoit alors quelle laime trop. Elle en a scrupule, et laime encore davantage. La nuit, elle a cru le sentir au lit, qui sétait glissé. Elle a eu peur, a prié Dieu, sest serrée à son mari. Que fera-t-elle ? elle na pas la force de le dire à léglise. Elle le dit au mari, qui dabord rit et doute. Elle avoue alors un peu plus, que ce follet est espiègle, parfois trop audacieux... « Quimporte, il est si petit ! » Ainsi, lui-même la rassure.
Devons-nous être rassurés, nous autres qui voyons mieux ? Elle est bien innocente encore. Elle aurait horreur dimiter la grande dame de là-haut, qui a, par-devant son mari, sa cour damants, et son page. Avouons-le pourtant, le lutin a déjà fait bien du chemin. Impossible davoir un page moins compromettant que celui qui se cache dans une rose. Et avec cela, il tient de lamant. Plus envahissant que nul autre, si petit, il glisse partout.
Il glisse au cur du mari même, lui fait sa cour, gagne ses bonnes grâces. Il lui soigne ses outils, lui travaille le jardin, et le soir, pour récompense, derrière lenfant et le chat, se tapit dans la cheminée. On entend sa petite voix tout comme celle du grillon, mais on ne le voit pas beaucoup, à moins quune faible lueur néclaire une certaine fente où il aime à se tenir. Alors on voit, on croit voir, un minois subtil. On lui dit : « Oh ! petit, nous tavons vu ! »
On leur dit bien à léglise quil faut se défier des esprits, que tel quon croit innocent, qui glisse comme un air léger, pourrait au fond être un démon. Ils se gardent bien de le croire. Sa taille le fait croire innocent. Depuis quil y est, on prospère. Le mari autant que la femme y tient, et encore plus peut-être. Il voit que lespiègle follet fait le bonheur de la maison.
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IVTentations
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Jai écarté de ce tableau les ombres terribles du temps qui leussent cruellement assombri. Jentends surtout lincertitude où la famille rurale était de son sort, lattente, la crainte habituelle de lavanie fortuite qui pouvait, dun moment à lautre, tomber du château.
Le régime féodal avait justement les deux choses qui font un enfer : dune part, la fixité extrême, lhomme était cloué à la terre et lémigration impossible ; dautre part, une incertitude très grande dans la condition.
Les historiens optimistes qui parlent tant de redevances fixes, de chartes, de franchises achetées, oublient le peu de garanties quon trouvait dans tout cela. On doit payer tout au seigneur, mais il peut prendre tout le reste. Cela sappelle bonnement droit de préhension. Travaille, travaille, bonhomme. Pendant que tu es aux champs, la bande redoutée de là-haut peut sabattre sur la maison, enlever ce qui lui plaît « pour le service du seigneur ».
Aussi, voyez-le, cet homme ; quil est sombre sur son sillon, et quil a la tête basse !... Et il est toujours ainsi, le front chargé, le cur serré, comme celui qui attendrait quelque mauvaise nouvelle.
Rêve-t-il un mauvais coup ? Non, mais deux pensées lobsèdent, deux pointes le percent tour à tour. Lune : « En quel état ce soir trouveras-tu ta maison ? » Lautre : « Oh ! si la motte levée me faisait voir un trésor ! Si le bon démon me donnait pour nous racheter ! »
On assure quà cet appel (comme le génie étrusque qui jaillit un jour sous le soc en figure denfant), un nain, un gnome, sortait souvent tout petit de la terre, se dressait sur le sillon, lui disait : « Que me veux-tu ? » Mais le pauvre homme interdit ne voulait plus rien. Il pâlissait, il se signait, et alors tout disparaissait.
Le regrettait-il ensuite ? Ne disait-il pas en lui-même
« Sot que tu es, tu seras donc à jamais malheureux ! » Je le crois volontiers. Mais je crois aussi quune barrière dhorreur insurmontable arrêtait lhomme. Je ne pense nullement, comme voudraient le faire croire les moines qui nous ont conté les affaires de sorcellerie, que le Pacte avec Satan fût un léger coup de tête, dun amoureux, dun avare. A consulter le bon sens, la nature, on sent, au contraire, quon nen venait là quà lextrémité, en désespoir de toute chose, sous la pression terrible des outrages et des misères.
« Mais, dit-on, ces grandes misères durent être fort adoucies vers les temps de saint Louis, qui défend les guerres privées entre les seigneurs. » Je crois justement le contraire. Dans les quatre-vingts ou cent ans qui sécoulent entre cette défense et les guerres des Anglais (1240-1340), les seigneurs nayant plus lamusement habituel dincendier, piller la terre du seigneur voisin, furent terribles à leurs vassaux. Cette paix leur fut une guerre.
Les seigneurs ecclésiastiques, seigneurs moines, etc., font frémir dans le Journal dEudes Rigault (publié récemment). Cest le rebutant tableau dun débordement effréné, barbare. Les seigneurs moines sabattaient surtout sur les couvents de femmes. Laustère Rigault, confesseur du saint roi, archevêque de Rouen, fait une enquête lui-même sur létat de la Normandie. Chaque soir il arrive dans un monastère. Partout, il trouve ces moines vivant la grande vie féodale, armés, ivres, duellistes, chasseurs furieux à travers toute culture ; les religieuses avec eux dans un mélange indistinct, partout enceintes de leurs uvres.
Voilà lÉglise. Que devaient être les seigneurs laïques ? Quel était lintérieur de ces noirs donjons que den bas on regardait avec tant deffroi ? Deux contes, qui sont sans nul doute des histoires, la Barbe-Bleue et Grisélidis, nous en disent quelque chose. Quétait-il pour ses vassaux, ses serfs, lamateur de tortures qui traitait ainsi sa famille ? Nous le savons par le seul à qui lon ait fait un procès, et si tard ! Au quinzième siècle : Gilles de Retz, lenleveur denfants.
Le Front-de-Buf de Walter Scott, les seigneurs de mélodrames et de romans, sont de pauvres gens devant ces terribles réalités ! Le Templier dIvanhoé est aussi une création faible et très artificielle. Lauteur na osé aborder la réalité immonde du célibat du Temple, et de celui qui régnait dans lintérieur du château. On y recevait peu de femmes ; cétaient des bouches inutiles. Les romans de chevalerie donnent très exactement le contraire de la vérité. On a remarqué que la littérature exprime souvent tout à fait lenvers des murs (exemple, le fade théâtre déglogues à la Florian dans les années de la Terreur).
Les logements de ces châteaux, dans ceux quon peut voir encore, en disent plus que tous les livres. Hommes darmes, pages, valets, entassés la nuit sous deux basses voûtes, le jour retenus aux créneaux, aux terrasses étroites dans le plus désolant ennui, ne respiraient, ne vivaient que dans leurs échappées den bas ; échappées non plus de guerres sur les terres voisines, mais de chasse, et de chasse à lhomme, je veux dire davanies sans nombre, doutrages aux familles serves. Le seigneur savait bien lui-même quune telle masse dhommes sans femmes ne pouvait être paisible quen les lâchant par moments.
La choquante idée dun enfer où Dieu emploie des âmes scélérates, les plus coupables de toutes, à torturer les moins coupables quil leur livre pour jouet, ce beau dogme du moyen âge se réalisait à la lettre. Lhomme sentait labsence de Dieu. Chaque razzia prouvait le règne de Satan, faisait croire que cétait à lui quil fallait dès lors sadresser.
Là-dessus, on rit, on plaisante. « Les serves étaient trop laides. » Il ne sagit point de beauté. Le plaisir était dans loutrage, à battre et à faire pleurer. Au dix-septième siècle encore, les grandes dames riaient à mourir dentendre le duc de Lorraine conter comment ses gens, dans des villages paisibles, exécutaient, tourmentaient toutes femmes et les vieilles même.
Les outrages tombaient surtout, comme on peut le croire, sur les familles aisées, distinguées relativement, qui se trouvaient parmi les serfs ; ces familles de serfs maires quon voit déjà au douzième siècle à la tête du village. La noblesse les haïssait, les raillait, les désolait. On ne leur pardonnait pas leur naissante dignité morale. On ne passait pas à leurs femmes, à leurs filles, dêtre honnêtes et sages. Elles navaient pas droit dêtre respectées. Leur honneur nétait pas à elles. Serves de corps, ce mot cruel leur était sans cesse jeté.
On ne croira pas aisément dans lavenir que, chez les peuples chrétiens, la loi ait fait ce quelle ne fit jamais dans lesclavage antique, quelle ait écrit expressément comme droit le plus sanglant outrage qui puisse navrer le cur de lhomme.
Le seigneur ecclésiastique, comme le seigneur laïque, a ce droit immonde. Dans une paroisse des environs de Bourges, le Curé, étant seigneur, réclamait expressément les prémices de la mariée, mais voulait bien en pratique vendre au mari pour argent, la virginité de sa femme .
On a cru trop aisément que cet outrage était de forme, jamais réel. Mais le prix indiqué en certains pays, pour en obtenir dispense, dépassait fort les moyens de presque tous les paysans. En Écosse, par exemple, on exigeait « plusieurs vaches ». Chose énorme et impossible ! Donc la pauvre jeune femme était à discrétion. Du reste, les Fors du Béarn disent très expressément quon levait ce droit en nature : « Laîné du paysan est censé le fils du seigneur, car il peut être de ses uvres . »
Toutes coutumes féodales, même sans faire mention de cela, imposent à la mariée de monter au château, dy porter le « mets de mariage ». Chose odieuse de lobliger saventurer ainsi au hasard de ce que peut faire de la pauvre créature cette meute de célibataires impudents et effrénés.
On voit dici la scène honteuse. Le jeune époux amenant au château son épousée. On imagine les rires des chevaliers, des valets, les espiègleries des pages autour de ces infortunés. « La présence de la châtelaine les retiendra ? » Point du tout. La dame que les romans veulent faire croire si délicate , mais qui commandait aux hommes dans labsence du mari, qui jugeait, qui châtiait, qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari même par les fiefs quelle apportait, cette dame nétait guère tendre, pour une serve surtout qui peut-être était jolie. Ayant fort publiquement, selon lusage dalors, son chevalier et son page, elle nétait pas fâchée dautoriser ses libertés par les libertés du mari.
Elle ne fera pas obstacle à la farce, à lamusement quon prend de cet homme tremblant qui veut racheter sa femme. On marchande dabord avec lui, on rit des tortures du « paysan avare » ; on lui suce la moelle et le sang. Pourquoi cet acharnement ? Cest quil est proprement habillé, quil est honnête, rangé, quil marque dans le village. Pourquoi ? Cest quelle est rieuse, chaste, pure, cest quelle laime, quelle a peur et quelle pleure. Ses beaux yeux demandent grâce.
Le malheureux offre en vain tout ce quil a, la dot encore... Cest trop peu. Là, il sirrite de cette injuste rigueur. « Son voisin na rien payé... » Linsolent ! le raisonneur ! Alors toute la meute lentoure, on crie ; bâtons et balais travaillent sur lui, comme grêle. On le pousse, on le précipite. On lui dit : « Vilain jaloux, vilaine face de carême, on ne la prend pas ta femme, on te la rendra ce soir, et pour comble dhonneur, grosse ! Remercie, vous voilà nobles. Ton aîné sera baron ! » Chacun se met aux fenêtres pour voir la figure grotesque de ce mort en habit de noces... Les éclats de rire le suivent, et la bruyante canaille, jusquau dernier marmiton, donne la chasse au « cocu » !
Cet homme-là aurait crevé, sil nespérait dans le démon. Il rentre seul. Est-elle vide, cette maison désolée ? Non, il y trouve compagnie. Au foyer, siège Satan.
Mais bientôt elle lui revient, la pauvre, pâle et défaite, hélas ! hélas ! en quel état !... Elle se jette à genoux et lui demande pardon. Alors le cur de lhomme éclate... Il lui met les bras au cou. Il pleure, sanglote, rugit à faire trembler la maison...
Avec elle pourtant rentre Dieu. Quoi quelle ait pu souffrir, elle est pure, innocente et sainte. Satan naura rien pour ce jour. Le Pacte nest pas mûr encore.
Nos fabliaux ridicules, nos contes absurdes, supposent quen cette mortelle injure et toutes celles qui suivront, la femme est pour ceux qui loutragent, contre son mari ; ils nous feraient croire que, traitée brutalement, et accablée de grossesses, elle est heureuse et ravie. Que cela est peu vraisemblable ! Sans doute la qualité, la politesse, lélégance, pouvaient la séduire. Mais on nen prenait pas la peine. On se serait bien moqué de celui qui, pour une serve, eût filé le parfait amour. Toute la bande, le chapelain, le sommelier, jusquaux valets, croyaient lhonorer par loutrage. Le moindre page se croyait grand seigneur, sil assaisonnait lamour dinsolences et de coups.
Un jour que la pauvre femme, en labsence du mari, venait dêtre maltraitée, en relevant ses longs cheveux, elle pleurait et disait tout haut : « O les malheureux saints de bois, que sert-il de leur faire des vux ? Sont-ils sourds ? Sont-ils trop vieux ?... Que nai-je un Esprit protecteur, fort, puissant (méchant, nimporte) ! jen vois bien qui sont en pierre à la porte de léglise. Que font-ils là ? Que ne vont-ils pas à leur vraie maison, le château, enlever, rôtir ces pécheurs ?... Oh ! la force, oh ! la puissance, qui pourra me la donner ? je me donnerais bien en échange... Hélas ! quest-ce que je donnerais ? Quest-ce que jai pour me donner ? Rien ne me reste. Fi de ce corps ! Fi de lâme qui nest plus que cendre ! Que nai-je donc, à la place du follet qui ne sert à rien, un grand, fort et puissant Esprit !
« O ma mignonne maîtresse ! je suis petit par votre faute, et ne peux pas grandir... Et, dailleurs, si jétais grand, vous ne mauriez pas voulu, vous ne mauriez pas souffert, ni votre mari non plus. Vous mauriez fait donner la chasse par vos prêtres et leur eau bénite... Je serai fort si vous voulez...
« Maîtresse, les Esprits ne sont ni grands ni petits, forts ni faibles. Si lon veut, le plus petit va devenir un géant.
« Comment ? Mais rien nest plus simple. Pour faire un Esprit géant, il ne faut que lui faire un don.
« Quel ? Une jolie âme de femme.
« Oh ! méchant, qui es-tu donc ? Et que demandes-tu là ? Ce qui se donne tous les jours... Voudriez-vous valoir mieux que la dame de là-haut ? Elle a engagé son âme à son mari, à son amant, et pourtant la donne encore entière à son page, un enfant, un petit sot. Je suis bien plus que votre page ; je suis plus quun serviteur. En que de choses ai-je été votre petite servante !... Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas... Laissez-moi dire seulement que je suis tout autour de vous, et déjà peut-être en vous. Autrement comment saurais-je vos pensées, et jusquà celle que vous vous cachez à vous-même... Que suis-je, moi ? Votre petite âme, qui sans façon parle à la grande... Nous sommes inséparables. Savez-vous bien depuis quel temps je suis avec vous ?... Cest depuis mille ans. Car jétais à votre mère, à sa mère, à vos aïeules... Je suis le génie du foyer.
« Tentateur !... Mais que feras-tu ? Alors, ton mari sera riche, toi puissante, et lon te craindra. Où suis-je ? tu es donc le démon des trésors cachés ?... Pourquoi mappeler démon, si je fais une uvre juste, de bonté et de piété ?...
« Dieu ne peut pas être partout, il ne peut travailler toujours. Parfois il aime à reposer, et nous laisse, nous autres génies, faire ici le menu ménage, remédier aux distractions de sa Providence, aux oublis de sa justice.
« Votre mari en est lexemple... Pauvre travailleur méritant, qui se tue et ne gagne guère... Dieu na pas eu encore le temps dy songer... Moi, un peu jaloux, je laime pourtant, mon bon hôte. Je le plains. Il nen peut plus, il succombe. Il mourra comme vos enfants, qui sont déjà morts de misère. Lhiver, il a été malade... Quadviendra-t-il lhiver prochain ? »
Alors, elle mit son visage dans ses mains, elle pleura, deux, trois heures, ou davantage. Et, quand elle neut plus de larmes (mais son sein battait encore), il dit : « Je ne demande rien... Seulement, je vous prie, sauvons-le. »
Elle navait rien promis, mais lui appartint dès cette heure.
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VPossession
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Lâge terrible, cest lâge dor. Jappelle ainsi la dure époque où lor eut son avènement. Cest lan 1300, sous le règne du beau roi quon put croire dor ou de fer, qui ne dit jamais un mot, grand roi qui parut avoir un démon muet, mais de bras puissant, assez fort pour brûler le Temple, assez long pour atteindre Rome et dun gant de fer porter le premier soufflet au pape.
Lor devient alors le grand pape, le grand dieu. Non sans raison. Le mouvement a commencé sur lEurope par la croisade. On nestime de richesse que celle qui a des ailes et se prête au mouvement, celle des échanges rapides. Le roi, pour frapper ses coups à distance, ne veut que de lor. Larmée de lor, larmée du fisc, se répand sur tout le pays. Le seigneur, qui a rapporté son rêve de lOrient, en désire toujours les merveilles, armes damasquinées, tapis, épices, chevaux précieux. Pour tout cela, il faut de lor. Quand le serf apporte son blé, il le repousse du pied. « Ce nest pas tout ; je veux de lor. »
Le monde est changé ce jour-là. Jusqualors, au milieu des maux, il y avait, pour le tribut, une sécurité innocente. Bon an, mal an, la redevance suivait le cours de la nature et la mesure de la moisson. Si le Seigneur disait : « Cest peu, » on répondait : « Monseigneur, Dieu na pas donné davantage. »
Mais lor, hélas ! où le trouver ?... Nous navons pas une armée pour en prendre aux villes de Flandre. Où creuserons-nous la terre pour lui ravir son trésor ? Oh ! si nous étions guidés par lEsprit des trésors cachés !
Pendant que tous désespèrent, la femme au lutin est déjà assise sur ses sacs de blé dans la petite ville voisine. Elle est seule. Les autres, au village, sont encore à délibérer.
Elle vend au prix quelle veut. Mais, même quand les autres arrivent, tout va à elle ; je ne sais quel magique attrait y mène. Personne ne marchande avec elle. Son mari, avant le terme, apporte sa redevance en bonne monnaie sonnante à lorme féodal. Tous disent : « Chose surprenante !... Mais elle a le diable au corps ! »
Ils rient, et elle ne rit pas. Elle est triste, a peur. Elle a beau prier le soir. Des fourmillements étranges agitent, troublent son sommeil. Elle voit de bizarres figures. LEsprit si petit, si doux, semble devenu impérieux. Il ose. Elle est inquiète, indignée, veut se lever. Elle reste, mais elle gémit, se sent dépendre, se dit : « Je ne mappartiens donc plus ! »
« Voilà enfin, dit le seigneur, un paysan raisonnable, il paye davance. Tu me plais. Sais-tu compter ? Quelque peu. Eh bien, cest toi qui compteras avec tous ces gens. Chaque samedi, assis sous lorme, tu recevras leur argent. Le dimanche, avant la messe, tu le monteras au château. »
Grand changement de situation ! Le cur bat fort à la femme quand, le samedi, elle voit son pauvre laboureur, ce serf, siéger comme un petit seigneur sous lombrage seigneurial. Lhomme est un peu étourdi. Mais enfin il shabitue ; il prend quelque gravité. Il ny a pas à plaisanter. Le seigneur veut quon le respecte. Quand il est monté au château, et que les jaloux ont fait mine de rire, de lui faire quelque tour : « Vous voyez bien ce créneau, dit le seigneur ; vous ne voyez pas la corde, qui cependant est prête. Le premier qui le touchera, je le mets là, haut et court. »
Ce mot circule, on le redit. Et il étend autour deux comme une atmosphère de terreur. Chacun leur ôte le chapeau bien bas, très bas. Mais on séloigne, on sécarte, quand ils passent. Pour les éviter, on sen va par le chemin de traverse, sans voir et le dos courbé. Ce changement les rend fiers dabord, bientôt les attriste. Ils vont seuls dans la commune. Elle, si fine, elle voit bien le dédain haineux du château, la haine peureuse den bas. Elle se sent entre deux périls, dans un terrible isolement. Nul protecteur que le seigneur, ou plutôt largent quon lui donne ; mais, pour le trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du paysan, vaincre linertie quil oppose, pour arracher quelque chose même à qui na rien, quil faut dinsistances, de menaces, de rigueur ! Le bonhomme nétait pas fait à ce métier. Elle ly dresse, elle le pousse, elle lui dit : « Soyez rude ; au besoin cruel. Frappez. Sinon vous manquerez les termes. Et alors, nous sommes perdus. »
Ceci, cest le tourment du jour, peu de chose en comparaison des supplices de la nuit. Elle a comme perdu le sommeil. Elle se lève, va, vient. Elle rôde autour de la maison. Tout est calme ; et cependant, quelle est changée cette maison ! Comme elle a perdu sa douceur de sécurité, dinnocence ! Que rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dormir et mentrouvre ses yeux verts ? La chèvre, à la longue barbe, discrète et sinistre personne, en sait bien plus quelle nen dit. Et cette vache, que la lune fait entrevoir dans létable, pourquoi ma-t-elle adressé de côté un tel regard ?... Tout cela nest pas naturel.
Elle frissonne et va se remettre à côté de son mari. « Homme heureux ! Quel sommeil profond !... Moi, cest fini, je ne dors plus ; je ne dormirai plus jamais !... » Elle saffaisse pourtant à la longue. Mais, alors, combien elle souffre ! Lhôte importun est près delle, exigeant, impérieux. Il la traite sans ménagement ; si elle léloigne un moment par le signe de la croix ou quelque prière, il revient sous une autre forme. « Arrière, démon, quoses-tu ? Je suis une âme chrétienne... Non, cela ne test pas permis. »
Il prend alors, pour se venger, cent formes hideuses : il file gluant en couleuvre sur son sein, danse en crapaud sur son ventre, ou, chauve-souris, dun bec aigu, cueille à sa bouche effrayée dhorribles baisers... Que veut-il ? la pousser à bout, faire que, vaincue, épuisée, elle cède et lâche un oui. Mais elle résiste encore. Elle sobstine à dire : Non. Elle sobstine à souffrir les luttes cruelles de chaque nuit, linterminable martyre de ce désolant combat.
« Jusquà quel point un Esprit peut-il en même temps se faire corps ? Ses assauts, ses tentatives ont-elles une réalité ? Pécherait-elle charnellement, en subissant linvasion de celui qui rôde autour delle ? Serait-ce un adultère réel ?... » Détour subtil par lequel il alanguit quelquefois, énerve sa résistance. « Si je ne suis quun souffle, une fumée, un air léger (comme beaucoup de docteurs le disent), que craignez-vous, âme timide, et quimporte à votre mari ? »
Cest le supplice des âmes, pendant tout le moyen âge, que nombre de questions que nous trouverions vaines, de pure scolastique, agitent, effrayent, tourmentent, se traduisent en visions, parfois en débats diaboliques, en dialogues cruels qui se font à lintérieur. Le démon, quelque furieux quil soit dans les démoniaques, reste un esprit toutefois tant que dure lEmpire romain, et encore au temps de saint Martin, au cinquième siècle. A linvasion des Barbares, il se barbarise et prend corps. Il lest si bien quà coups de pierres il samuse à casser la cloche du couvent de saint Benoît. De plus en plus, pour effrayer les violents envahisseurs de biens ecclésiastiques, on incarne fortement le diable ; on inculque cette pensée quil tourmentera les pécheurs, non dâme à âme seulement, mais corporellement dans leur chair, quils souffriront des supplices matériels, non des flammes idéales, mais bien en réalité ce que les charbons ardents, le gril ou la broche rouge, peuvent donner dexquises douleurs.
Lidée des diables tortureurs, infligeant aux âmes des morts des tortures matérielles, fut, pour lÉglise, une mine dor. Les vivants, navrés de douleur, de pitié, se demandaient : « Si lon pouvait, dun monde à lautre, les racheter, ces pauvres âmes ? leur appliquer lexpiation par amende et composition que lon pratique sur la terre ? » Ce pont entre les deux mondes fut Cluny, qui, dès sa naissance (vers 900), devint tout à coup lun des ordres les plus riches.
Tant que Dieu punissait lui-même, appesantissait sa main ou frappait par lépée de lange (selon la noble forme antique), il y avait moins dhorreur ; cette main était sévère, celle dun juge, dun père pourtant. Lange en frappant restait pur et net comme son épée. Il nen est nullement ainsi, quand lexécution se fait par des démons immondes. Ils nimitent point du tout lange qui brûla Sodome, mais qui dabord en sortit. Ils y restent, et leur enfer est une horrible Sodome où ces esprits, plus souillés que les pécheurs quon leur livre, tirent des tortures quils infligent dodieuses jouissances. Cest lenseignement quon trouvait dans les naïves sculptures étalées aux portes des églises. On y apprenait lhorrible leçon des voluptés de la douleur. Sous prétexte de supplices, les diables assouvissent sur leurs victimes les caprices les plus révoltants. Conception immorale (et profondément coupable !) dune prétendue justice qui favorise le pire, empire sa perversité en lui donnant un jouet, et corrompt le démon même !
Temps cruels ! sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête de lhomme ? Les pauvres petits enfants, dès leur premier âge, imbus de ces horribles idées et tremblants dans le berceau ! La vierge pure, innocente, qui se sent damnée du plaisir que lui inflige lEsprit. La femme, au lit conjugal, martyrisée de ses attaques, résistant, et cependant, par moments, le sentant en elle... Chose horrible que connaissent ceux qui ont le ténia. Se sentir une vie double, distinguer les mouvements du monstre, parfois agité, parfois dune molle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, qui ferait croire quon est en mer ! Alors, on court éperdu, ayant horreur de soi-même, voulant séchapper, mourir...
Même aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invinciblement, comme une fumée immonde. Il est le prince des airs, des tempêtes, et, tout autant, des tempêtes intérieures. Cest ce quon voit exprimé grossièrement, énergiquement, sous le portail de Strasbourg. En tête du chur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à labîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot dépaisse fumée.
Ce gonflement est un trait cruel de la possession ; cest un supplice et un orgueil. Elle porte son ventre en avant, lorgueilleuse de Strasbourg, renverse sa tête en arrière. Elle triomphe de sa plénitude, se réjouit dêtre un monstre.
Elle ne lest pas encore, la femme que nous suivons. Mais elle est gonflée déjà de lui et de sa superbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la rue, tête haute, impitoyable de dédain. On a peur, on hait, on admire.
Notre dame de village dit, dattitude et de regard : « Je devrais être la Dame !... Et que fait-elle là-haut, limpudique, la paresseuse, au milieu de tous ces hommes, pendant labsence du mari ? » La rivalité sétablit. Le village qui la déteste, en est fier. « Si la châtelaine est baronne, celle-ci est reine.., plus que reine, on nose dire quoi... » Beauté terrible et fantastique, cruelle dorgueil et de douleur. Le démon même est dans ses yeux.
Il la et ne la pas encore. Elle est elle, et se maintient elle. Elle nest du démon ni de Dieu. Le démon peut bien lenvahir, y circuler en air subtil. Et il na encore rien du tout. Car il na pas la volonté. Elle est possédée, endiablée, et elle nappartient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle dhorribles sévices, et nen tire rien. Il lui met au sein, au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle se cabre, elle se tord, et dit cependant encore : « Non, bourreau, je resterai moi. »
« Gare à toi ! je te cinglerai dun si cruel fouet de vipère, je te couperai dun tel coup, quaprès tu iras pleurant et perçant lair de tes cris. »
La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (cest le dimanche), lhomme est monté au château. Il en descend tout défait. Le seigneur a dit : « Un ruisseau qui va goutte à goutte ne fait pas tourner le moulin... Tu mapportes sou à sou, ce qui ne me sert à rien... Je vais partir dans quinze jours. Le roi marche vers la Flandre, et je nai pas seulement un destrier de bataille. Le mien boite depuis le tournoi. Arrange-toi, il me faut cent livres... Mais, monseigneur, où les trouver ? Mets tout le village à sac, si tu veux. Je vais te donner assez dhommes... Dis à tes rustres quils sont perdus si largent narrive pas, et toi le premier, tu es mort... Jai assez de toi. Tu as le cur dune femme ; tu es un lâche, un paresseux. Tu périras, tu la payeras, ta mollesse, ta lâcheté. Tiens, il ne tient presque à rien que tu ne descendes pas, que je ne te garde ici... Cest dimanche ; on rirait bien si on te voyait den bas gambiller à mes créneaux. »
Le malheureux redit cela à sa femme, nespère rien, se prépare à la mort, recommande son âme à Dieu. Elle, non moins effrayée, ne peut se coucher ni dormir. Que faire ? Elle a bien regret davoir renvoyé lEsprit. Sil revenait !... Le matin, lorsque son mari se lève, elle tombe épuisée sur le lit. A peine elle y est, quelle sent un poids lourd sur sa poitrine ; elle halète, croit étouffer. Ce poids descend, pèse au ventre, et en même temps à ses bras elle sent comme deux mains dacier. « Tu mas désiré... Me voici. Eh bien, indocile, enfin, enfin, je lai donc, ton âme ? Mais, messire, est-elle a moi ? Mon pauvre mari ! Vous laimiez... Vous lavez dit... Vous promettiez... Ton mari ! as-tu oublié ?... es-tu sûre de lui avoir toujours gardé ta volonté ?... Ton âme ! je te la demande par bonté, mais je lai déjà...
« Non, messire, dit-elle encore par un retour de fierté, quoi quen nécessité si grande. Non, messire, cette âme est à moi, à mon mari, au sacrement...
« Ah ! petite, petite sotte ! incorrigible ! Ce jour même sous laiguillon, tu luttes encore !... Je lai vue, je la sais, ton âme, à chaque heure, et bien mieux que toi. Jour par jour, jai vu tes premières résistances, tes douleurs et tes désespoirs ! Jai vu tes découragements quand tu as dit à demi-voix : « Nul nest tenu à limpossible. » Puis jai vu tes résignations. Tu as été battue un peu, et tu as crié pas bien fort... Moi, si jai demandé ton âme, cest que déjà tu las perdue...
« Maintenant ton mari périt... Que faut-il faire ? jai pitié de vous... Je tai... mais je veux davantage, et il me faut que tu cèdes, et daveu, et de volonté ! Autrement il périra.
Elle répondit bien bas, en dormant : « Hélas ! mon corps et ma misérable chair, pour sauver mon pauvre mari, prenez-les... Mais mon cur, non. Personne ne la eu jamais, et je ne peux pas le donner.
Là, elle attendit, résignée... Et il lui jeta deux mots : « Retiens-les. Cest ton salut. » Au moment, elle frissonna, se sentit avec horreur empalée dun trait de feu, inondée dun flot de glace... Elle poussa un grand cri. Elle se trouva dans les bras de son mari étonné, et quelle inonda de larmes.
Elle sarracha violemment, se leva, craignant doublier les deux mots si nécessaires. Son mari était effrayé. Car elle ne le voyait pas même, mais elle lançait aux murailles le regard aigu de Médée. Jamais elle ne fut plus belle. Dans lil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur quon nosait envisager, un jet sulfureux de volcan.
Elle marcha droit à la ville. Le premier mot était vert. Elle vit pendre à la porte dun marchand une robe verte (couleur du Prince du monde). Robe vieille, qui, mise sur elle, se trouva jeune, éblouit. Elle marcha, sans sinformer, droit à la porte dun juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec précaution. Ce pauvre juif, assis par terre, sétait englouti de cendre. « Mon cher, il me faut cent livres ! Ah ! madame, comment le pourrais-je ? Le prince-évêque de la ville, pour me faire dire où est mon or, ma fait arracher les dents ... Voyez ma bouche sanglante... Je sais, je sais. Mais je viens chercher justement chez toi de quoi détruire ton évêque. Quand on soufflette le pape, lévêque ne tiendra guère. Qui dit cela ? Cest Tolède .
Il avait la tête basse. Elle dit, et elle souffla... Elle avait une âme entière, et le diable par-dessus. Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. Lui-même sentit une fontaine de feu. « Madame, dit-il, madame, en la regardant en dessous, pauvre, ruiné, comme je suis, javais quelques sous en réserve pour nourrir mes pauvres enfants. Tu ne ten repentiras pas, juif... Je vais te faire le grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me donner, tu le recevras dans huit jours, et de bonne heure, et le matin... Je ten jure et ton grand serment, et le mien plus grand : « Tolède. »
Un an sétait écoulé. Elle sétait arrondie. Elle se faisait toute dor. On était étonné de voir sa fascination. Tous admiraient, obéissaient. Par un miracle du diable, le juif, devenu généreux, au moindre signe prêtait. Elle seule soutenait le château et de son crédit à la ville, et de la terreur du village, de ses rudes extorsions. La victorieuse robe verte allait, venait, de plus en plus neuve et belle. Elle-même prenait une colossale beauté de triomphe et dinsolence. Une chose surnaturelle effrayait. Chacun disait : « A son âge, elle grandit ! »
Cependant, voici la nouvelle : le seigneur revient. La dame, qui dès longtemps nosait descendre pour ne pas rencontrer la face de celle den bas, a monté son cheval blanc. Elle va à la rencontre, entourée de tout son monde, arrête et salue son époux.
Avant toute chose, elle dit : « Que je vous ai donc attendu ! Comment laissez-vous la fidèle épouse si longtemps veuve et languissante ?... Eh bien, pourtant, je ne peux pas vous donner place ce soir, si vous ne moctroyez un don. Demandez, demandez, ô belle ! dit le chevalier en riant. Mais faites vite... Car jai hâte de vous embrasser, ma Dame... Que je vous trouve embellie ! »
Elle lui parla à loreille, et lon ne sait ce quelle dit. Avant de monter au château, le bon seigneur mit pied à terre devant léglise du village, entra. Sous le porche, en tête des notables, il voit une dame quil ne reconnaît pas, mais salue profondément. Dune fierté incomparable, elle portait bien plus haut que toutes les têtes des hommes le sublime hennin de lépoque, le triomphant bonnet du diable. On lappelait souvent ainsi, à cause de la double corne dont il était décoré. La vraie dame rougit, éclipsée, et passa toute petite. Puis, indignée, à demi-voix : « La voilà pourtant, votre serve ! Cest fini. Tout est renversé. Les ânes insultent les chevaux. »
A la sortie, le hardi page, le favori, de sa ceinture tire un poignard effilé, et lestement, dun seul tour, coupe la belle robe verte aux reins . Elle faillit sévanouir... La foule était interdite. Mais on comprit quand on vit toute la maison du seigneur qui se mit à lui faire la chasse... Rapides et impitoyables sifflaient, tombaient les coups de fouet... Elle fuit, mais pas bien fort ; elle est déjà un peu pesante. A peine elle a fait vingt pas, quelle heurte. Sa meilleure amie lui a mis sur le chemin une pierre pour la faire chopper... On rit. Elle hurle, à quatre pattes... Mais les pages impitoyables la relèvent à coups de fouet. Les nobles et jolis lévriers aident et mordent au plus sensible. Elle arrive enfin, éperdue, dans ce terrible cortège, à la porte de sa maison. Fermée ! Là, des pieds et des mains, elle frappe, elle crie : « Mon ami. Oh ! vite ! vite ! ouvrez-moi ! » Elle était étalée là, comme la misérable chouette quon cloue aux portes dune ferme... Et les coups, en plein, lui pleuvaient... Au-dedans, tout était sourd. Le mari y était-il ? ou bien, riche et effrayé, avait-il peur de la foule, du pillage de la maison ?
Elle eut là tant de misères, de coups, de soufflets sonores, quelle saffaissa, défaillit. Sur la froide pierre du seuil, elle se trouva assise, à nu, demi-morte, ne couvrant guère sa chair sanglante que des flots de ses longs cheveux. Quelquun du château dit : « Assez... on nexige pas quelle meure.
On la laisse. Elle se cache. Mais elle voit en esprit le grand gala du château. Le seigneur, un peu étourdi, disait pourtant : « Jy ai regret. » Le chapelain dit doucement : « Si cette femme est endiablée, comme on le dit, monseigneur, vous devez à vos bons vassaux, vous devez à tout le pays, de la livrer à la Sainte Église. Il est effrayant de voir, depuis ces affaires du Temple et du Pape, quel progrès fait le démon. Contre lui, rien que le feu... » Sur cela, un Dominicain : « Votre Révérence a parlé excellemment bien. La diablerie, cest lhérésie au premier chef. Comme lhérétique, lendiablé doit être brûlé. Pourtant plusieurs de nos bons Pères ne se fient plus au feu même. Ils veulent sagement quavant tout lâme soit longuement purgée, éprouvée, domptée par les jeûnes ; quelle ne brûle pas dans son orgueil, quelle ne triomphe pas au bûcher. Si, madame, votre piété est si grande, si charitable, que vous-même vous preniez la peine de travailler sur celle-ci, la mettant pour quelques années in pace dans une bonne fosse dont vous seule auriez la clef ; vous pourriez, par la constance du châtiment, faire du bien à son âme, honte au diable, et la livrer, humble et douce, aux mains de lÉglise. »
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VILe pacte
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Il ne manquait que la victime. On savait que le présent le plus doux quon pût lui faire, cétait de la lui amener. Elle eût tendrement reconnu lempressement de celui qui lui eût fait ce don damour, livré ce triste corps sanglant.
Mais la proie sentit le chasseur : quelques minutes plus tard, elle aurait été enlevée, à jamais scellée sous la pierre. Elle se couvrit dun haillon qui était dans létable, prit des ailes, en quelque sorte, et, avant minuit, se trouva à quelques lieues, loin des routes, sur une lande abandonnée qui nétait que chardons et ronces. Cétait à la lisière dun bois, où, par une lune douteuse, elle put ramasser quelques glands, quelle engloutit, comme une bête. Des siècles avaient passé depuis la veille ; elle était métamorphosée. La belle, la reine de village, nétait plus ; son âme, changée, changeait ses attitudes même. Elle était comme un sanglier sur ces glands, ou comme un singe, accroupie. Elle roulait des pensées nullement humaines, quand elle entend ou croit entendre un miaulement de chouette, puis un aigre éclat de rire. Elle a peur, mais cest peut-être le geai moqueur qui contrefait toutes les voix ; ce sont ses tours ordinaires.
Léclat de rire recommence. Doù vient-il ? Elle ne voit rien. On dirait quil sort dun vieux chêne.
Mais elle entend distinctement : « Ah ! te voilà donc enfin... Tu nes pas venue de bonne grâce. Et tu ne serais pas venue, si tu navais trouvé le fond de ta nécessité dernière... Il ta fallu, lorgueilleuse, faire la course sous le fouet, crier et demander grâce, moquée, perdue, sans asile, rejetée de ton mari. Où serais-tu, si, le soir, je navais eu la charité de te faire voir lin pace quon te préparait dans la tour ?... Cest tard, bien tard, que tu me viens, et quand on ta nommée la vieille... Jeune, tu ne mas pas bien traité, moi, ton petit lutin dalors, si empressé à te servir... A ton tour (si je veux de toi) de me servir et de me baiser les pieds.
« Tu fus mienne dès ta naissance par ta malice contenue, par ton charme diabolique. Jétais ton amant, ton, mari. Le tien ta fermé sa porte. Moi, je ne ferme pas la mienne. Je te reçois dans mes domaines, mes libres prairies, mes forêts... Quy gagnè-je ? Est-ce que dès longtemps je ne tai pas à mon heure ? Ne tai-je pas envahie, possédée, emplie de ma flamme ? Jai changé, remplacé ton sang. Il nest veine de ton corps où je ne circule pas. Tu ne peux pas savoir toi-même à quel point tu es mon épouse. Mais nos noces nont pas eu encore toutes les formalités. Jai des murs, je me fais scrupule... Soyons un pour léternité !
« Messire, dans létat où je suis, que dirais-je ? Oh ! je senti, trop bien senti, que dès longtemps vous êtes toute ma destinée. Vous mavez malicieusement caressée, comblée, enrichie, afin de me précipiter... Hier quand le lévrier noir mordit ma pauvre nudité, sa dent brûlait... jai dit : Cest lui. » Le soir, quand cette Hérodiade salit, effraya la table, quelquun était entremetteur pour quon promît mon sang... Cest vous.
« Oui, mais cest moi qui tai sauvée et qui tai fait venir ici. Jai fait tout, tu las deviné. Je tai perdue. Et pourquoi ? Cest que je te veux sans partage. Franchement, ton mari mennuyait. Tu chicanais, tu marchandais. Tout autres sont mes procédés. Tout ou rien. Voilà pourquoi je tai un peu travaillée, disciplinée, mise à point, mûrie pour moi... Car telle est ma délicatesse. Je ne prends pas, comme on croit, tant dâmes sottes qui se donneraient. Je veux des âmes élues, à un certain état friand de fureur et de désespoir... Tiens, je ne peux te le cacher, telle que tu es aujourdhui tu me plais ; tu tembellis fort ; tu es une âme désirable... Oh ! quil y a longtemps que je taime !... Mais aujourdhui jai faim de toi...
« Je ferai grandement les choses. Je ne suis pas de ces maris qui comptent avec leur fiancée. Si tu ne voulais quêtre riche, cela serait à linstant même. Si tu ne voulais quêtre reine, remplacer Jeanne de Navarre, quoiquon y tienne, on le ferait, et le roi ny perdrait guère en orgueil, en méchanceté ! Il est plus grand dêtre ma femme. Mais enfin, dis ce que tu veux.
« Messire, rien que de faire du mal.
« Charmante, charmante réponse !... Oh ! que jai raison de taimer !... En effet, cela contient tout, toute la loi et tous les prophètes... Puisque tu as si bien choisi, il te sera, par-dessus, donné de surplus tout le reste. Tu auras tous mes secrets. Tu verras au fond de la terre. Le monde viendra à toi, et mettra lor à tes pieds... Plus, voici le vrai diamant, mon épousée, que je te donne, la vengeance... Je te sais, friponne, je sais ton plus caché désir... Oh ! que nos curs sentendent là... Cest bien là que jaurai de toi la possession définitive. Tu verras ton ennemie agenouillée devant toi, demandant grâce et priant, heureuse si tu la tenais quitte en faisant ce quelle te fit. Elle pleurera... Toi, gracieuse, tu diras : Non, et la verras crier : Mort et damnation !... Alors, jen fais mon affaire.
« Messire, je suis votre servante... jétais ingrate, cest vrai. Car vous mavez comblée toujours. Je vous appartiens, ô mon maître ! ô mon dieu ! Je nen veux plus dautre. Suaves sont vos délices. Votre service est très doux. »
Là, elle tombe à quatre pattes, ladore !... Elle lui fait dabord lhommage, dans les formes du Temple, qui symbolise labandon absolu de la volonté ! Son maître, le Prince du monde, le Prince des vents, lui souffle à son tour comme un impétueux esprit. Elle reçoit à la fois les trois sacrements à rebours, baptême, prêtrise et mariage. Dans cette nouvelle Église, exactement lenvers de lautre, toute chose doit se faire à lenvers. Soumise, patiente, elle endura la cruelle initiation , soutenue de ce mot : « Vengeance ! »
Bien loin que la foudre infernale lépuisât, la fit languissante, elle se releva redoutable et les yeux étincelants. La lune, qui, chastement, sétait un moment voilée, eut peur en la revoyant. Épouvantablement gonflée de la vapeur infernale, de feu, de fureur et (chose nouvelle) de je ne sais quel désir, elle fut un moment énorme par cet excès de plénitude et dune beauté horrible. Elle regarda tout autour... Et la nature était changée. Les arbres avaient une langue, contaient les choses passées. Les herbes étaient des simples. Telles plantes quhier elle foulait comme du foin, cétaient maintenant des personnes qui causaient de médecine.
Elle séveilla le lendemain en grande sécurité, loin, bien loin de ses ennemis. On lavait cherchée. On navait trouvé que quelques lambeaux épars de la fatale robe verte. Sétait-elle, de désespoir, précipitée dans le torrent ? Avait-elle été vivante emportée par le démon ? On ne savait. Des deux façons, elle était damnée à coup sûr. Grande consolation pour la dame de ne pas lavoir trouvée.
Leût-on vue, on leût à peine reconnue. Tellement elle était changée. Les yeux seuls restaient, non brillants, mais armés dune très étrange et peu rassurante lueur. Elle-même avait peur de faire peur. Elle ne les baissait pas. Elle regardait de côté ; dans lobliquité du rayon, elle en éludait leffet. Brunie tout à coup, on eût dit quelle avait passé par la flamme. Mais ceux qui observaient mieux sentaient que cette flamme plutôt était en elle, quelle portait un impur et brûlant foyer. Le trait flamboyant dont Satan lavait traversée lui restait, et, comme à travers une lampe sinistre, lançait tel reflet sauvage, pourtant dun dangereux attrait. On reculait, mais on restait, et les sens étaient troublés.
Elle se vit à lentrée dun de ces trous de troglodyte, comme on en trouve dinnombrables dans certaines collines du Centre et de lOuest. Cétaient les marches, alors sauvages, entre le pays de Merlin et le pays de Mélusine. Des landes à perte de vue témoignent encore des vieilles guerres et des éternels ravages, des terreurs, qui empêchaient le pays de se repeupler. Là le Diable était chez lui. Des rares habitants, la plupart lui étaient fervents, dévots. Quelque attrait queussent pour lui les âpres fourrés de Lorraine, les noires sapinières du Jura, les déserts salés de Burgos, ses préférences étaient peut-être pour nos marches de lOuest. Ce nétait pas là seulement le berger visionnaire, la conjonction satanique de la chèvre et du chevrier, cétait une conjuration plus profonde avec la nature, une pénétration plus grande des remèdes et des poisons, des rapports mystérieux dont on na pas su le lien avec Tolède la savante, luniversité diabolique.
Lhiver commençait. Son souffle, qui déshabillait les arbres, avait entassé les feuilles, les branchettes de bois mort. Elle trouva cela tout prêt à lentrée du triste abri. Par un bois et une lande dun quart de lieue, on descendait à portée de quelques villages quavait créés un cours deau. « Voilà ton royaume, lui dit la voix intérieure. Mendiante aujourdhui, demain tu régneras dans la contrée. »
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VIILe roi des morts
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Elle ne fut pas dabord bien touchée de ces promesses. Un ermitage sans Dieu, désolé, et les grands vents si monotones de lOuest, les souvenirs impitoyables dans la grande solitude, tant de pertes et tant daffronts, ce subit et âpre veuvage, son mari qui la laissée à la honte, tout laccablait. Jouet du sort, elle se vit, comme la triste plante des landes, sans racines, que la brise promène, ramène, châtie, bat inhumainement ; on dirait un corail grisâtre, anguleux, qui na dadhérence que pour être mieux brisé. Lenfant met le pied dessus. Le peuple dit par risée : « Cest la fiancée du vent. »
Elle rit outrageusement sur elle-même en se comparant. Mais du fond du trou obscur : « Ignorante et insensée, tu ne sais ce que tu dis... Cette plante qui roule ainsi a bien droit de mépriser tant dherbes grasses et vulgaires. Elle roule, mais complète en elle, portant tout, fleurs et semences. Ressemble-lui. Sois ta racine, et, dans le tourbillon même, tu porteras fleur encore, nos fleurs à nous, comme il vient de la poudre des sépulcres et des cendres des volcans.
« La première fleur de Satan, je te la donne aujourdhui pour que tu saches mon premier nom, mon antique pouvoir. Je fus le roi des morts... Oh ! quon ma calomnié !... Moi seul (ce bienfait immense me méritait des autels), moi seul, je les fais revenir... »
Pénétrer lavenir, évoquer le passé, devancer, rappeler le temps qui va si vite, étendre le présent de ce qui fut et de ce qui sera, voilà deux choses proscrites au moyen âge. En vain. Nature ici est invincible ; on ny gagnera rien. Qui pèche ainsi est homme. Il ne le serait pas, celui qui resterait fixé sur son sillon, lil baissé, le regard borné aux pas quil fait derrière ses bufs. Non, nous irons toujours visant plus haut, plus loin et plus au fond. Cette terre, nous la mesurons péniblement, mais la frappons du pied, et lui disons toujours : « quas-tu dans tes entrailles ? quels secrets ? quels mystères ? Tu nous rends bien le grain que nous te confions. Mais tu ne nous rends pas cette semence humaine, ces morts aimés que nous tavons prêtés. Ne germeront-ils pas, nos amis, nos amours, que nous avions mis là ? Si du moins pour une heure, un moment, ils venaient à nous !
Nous serons bientôt de la terra incognita où déjà ils ont descendu. Mais les reverrons-nous ? Serons-nous avec eux ? Où sont-ils ? Que font-ils ? Il faut quils soient, mes morts, bien captifs pour ne me donner aucun signe ! Et moi, comment ferai-je pour être entendu deux ? Comment mon père, pour qui je fus unique, et qui maima si violemment, comment ne vient-il pas à moi ?... Oh ! des deux côtés, servitude ! captivité ! mutuelle ignorance ! Nuit sombre où lon cherche un rayon .
Ces pensées éternelles de nature, qui, dans lantiquité, nont été que mélancoliques, au moyen âge, elles sont devenues cruelles, amères, débutantes, et les curs en sont amoindris. Il semble que lon ait calculé daplatir lâme et la faire étroite et serrée à la mesure dune bière. La sépulture servile entre les quatre ais de sapins est très propre à cela. Elle trouble dune idée détouffement. Celui quon a mis là-dedans, sil revient dans les songes, ce nest plus comme une ombre lumineuse et légère, dans lauréole Élyséenne ; cest un esclave torturé, misérable gibier dun chat griffu denfer (bestiis, dit le texte même, Ne tradas bestiis, etc.). Idée exécrable et impie, que mon père si bon, si aimable, que ma mère vénérée de tous, soient jouet de ce chat !... Vous riez aujourdhui. Pendant mille ans, on na pas ri. On a amèrement pleuré. Et, aujourdhui encore, on ne peut écrire ces blasphèmes sans que le cur soit gonflé, que le papier ne grince, et la plume, dindignation !
Cest aussi véritablement une cruelle invention davoir tiré la fête des Morts du printemps, où lantiquité la plaçait, pour la mettre en novembre. En mai, où elle fut dabord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, elle était, avec le labour, léveil de lalouette ; le mort et le grain, dans la terre, entraient ensemble avec le même espoir. Mais, hélas ! en novembre, quand tous les travaux sont finis, la saison close et sombre pour longtemps, quand on revient à la maison, quand lhomme se rassoit au foyer et voit en face la place à jamais vide... Oh ! quel accroissement de deuil !... Évidemment, en prenant ce moment déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait quen lui-même, lhomme neût pas assez de douleur...
Les plus calmes, les plus occupés, quelque distraits quils soient par les tiraillements de la vie, ont des moments étranges. Au noir matin brumeux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans lombre, dix ans, vingt ans après, je ne sais quelles faibles voix vous montent au cur : « Bonjour, ami ; cest nous... Tu vis donc, tu travailles, comme toujours... Tant mieux ! tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous... Mais nous, non pas de toi, jamais... Les rangs se sont serrés et le vide ne parait guère. La maison qui fut nôtre est pleine, et nous la bénissons. Tout est bien, tout est mieux quau temps où ton père te portait, au temps où ta petite fille te disait à son tour : « Mon papa, porte-moi... » Mais voilà que tu pleures... Assez, et au revoir. »
Hélas ! Ils sont partis ! Douce et navrante plainte. Juste ? Non. Que je moublie mille fois plutôt que de les oublier ! Et, cependant, quoi quil en coûte, on est obligé de le dire, certaines traces échappent, sont déjà moins sensibles ; certains traits du visage sont, non pas effacés, mais obscurcis, pâlis. Chose dure, amère, humiliante, de se sentir si fuyant et si faible, onduleux comme leau sans mémoire ; de sentir quà la longue on perd du trésor de douleur quon espérait garder toujours ! Rendez-la-moi, je vous prie ; jy tiens trop à cette riche source de larmes... Retracez-moi je vous supplie, ces effigies si chères... Si vous pouviez du moins men faire rêver la nuit !
Plus dun dit cela en novembre... Et, pendant que les cloches sonnent, pendant que pleuvent les feuilles, ils sécartent de léglise, disant tout bas : « Savez-vous bien, voisin ?... Il y a là-haut certaine femme dont on dit du mal et du bien. Moi, je nose en rien dire. Mais elle a puissance au monde den bas. Elle appelle les morts et ils viennent Oh ! si elle pouvait (sans péché, sentend, sans fâcher Dieu) me faire venir les miens !... Vous savez, je suis seul, et jai tout perdu en ce monde. Mais, cette femme, qui sait ce quelle est ? Du ciel ou de lenfer ? Je nirai pas (et il en meurt denvie)... Je nirai pas... Je ne veux pas risquer mon âme. Ce bois, dailleurs, est hanté. Maintes fois on a vu sur la lande des choses qui nétaient pas à voir... Savez-vous bien, la Jacqueline qui y a été un soir pour chercher un de ses moutons ? eh bien elle est revenue folle... Je nirai pas. »
En se cachant les uns des autres, beaucoup y vont, des hommes. A peine encore les femmes osent se hasarder. Elles regardent le dangereux chemin, senquièrent près de ceux qui en reviennent. La pythonisse nest pas celle dEndor, qui, pour Saül, évoqua Samuel ; elle ne montre pas les ombres, mais elle donne les mots cabalistiques et les puissants breuvages qui les feront revoir en songe. Ah ! que de douleurs vont à elles ! La grandmère elle-même, vacillante, à quatre-vingts ans, voudrait revoir son petit-fils. Par un suprême effort, non sans remords de pécher au bord de la tombe, elle sy traîne. Laspect du lieu sauvage, âpre, difs et de ronces, la rude et noire beauté de limplacable Proserpine, la trouble. Prosternée et tremblante, appliquée à la terre, la pauvre vieille pleure et prie. Nulle réponse. Mais quand elle ose se relever un peu, elle voit que lenfer a pleuré.
Retour tout simple de nature, Proserpine en rougit. Elle sen veut. « Ame dégénérée, se dit-elle, âme faible ! Toi qui venais ici dans le ferme désir de ne faire que du mal... Est-ce la leçon du maître ? Oh ! quil rira !
« Mais, non ! ne suis-je pas le grand pasteur des ombres, pour les faire aller et venir, leur ouvrir la porte des songes ? Ton Dante, en faisant mon portrait, oublie mes attributs. En majoutant cette queue inutile, il omet que je tiens la verge pastorale dOsiris, et que, de Mercure, jai hérité le caducée. En vain on crut bâtir un mur infranchissable qui eût fermé la voie dun monde à lautre, jai des ailes aux talons, jai volé par-dessus. LEsprit calomnié, ce monstre impitoyable, par une charitable révolte, a secouru ceux qui pleuraient, consolé les amants, les mères. Il a eu pitié delles contre le nouveau dieu. »
Le moyen âge, avec ses scribes tous ecclésiastiques, na garde davouer les changements muets, profonds, de lesprit populaire. Il est évident que la compassion apparaît désormais du côté de Satan. La Vierge même, idéal de la grâce, ne répond rien à ce besoin du cur, lÉglise rien. Lévocation des morts reste expressément défendue. Pendant que tous les livres continuent à plaisir ou le démon pourceau des premiers temps, ou le démon griffu, bourreau du second âge, Satan a changé de figure pour ceux qui nécrivent pas. Il tient du vieux Pluton, mais sa majesté pâle, nullement inexorable, accordant aux morts des retours, aux vivants de revoir les morts, de plus en plus revient à son père ou grand-père, Osiris, le pasteur des âmes.
Par ce point seul, bien dautres sont changés. On confesse de bouche lenfer officiel et les chaudières bouillantes. Au fond, y croit-on bien ? concilierait-on aisément ces complaisances de lenfer pour les cours affligés avec les traditions horribles dun enfer tortureur ? Une idée neutralise lautre, sans leffacer entièrement, et il sen forme une mixte, vague, qui de plus en plus se rapprochera de lenfer virgilien. Grand adoucissement pour le cur ! Heureux allégement aux pauvres femmes surtout, que ce dogme terrible du supplice de leurs morts aimés tenait noyées de larmes, et sans consolation. Toute leur vie nétait quun soupir.
La sibylle rêvait aux mots du maître, quand un tout petit pas se fait entendre. Le jour parait à peine (après Noël vers le 1er janvier). Sur lherbe craquante et givrée, une blonde petite femme, tremblante, approche, et, arrivée, elle défaille, ne peut respirer. Sa robe noire dit assez quelle est veuve. Au perçant regard de Médée, immobile, et sans voix, elle dit tout pourtant ; nul mystère en sa craintive personne. Lautre dune voix forte : « Tu nas que faire de dire, petite muette. Car tu nen viendrais pas à bout. Je le dirai pour toi... Eh bien, tu meurs damour ! » Remise un peu, joignant les mains et presque à ses genoux, elle avoue, se confesse. Elle souffrait, pleurait, priait, et elle eût souffert en silence. Mais ces fêtes dhiver, ces réunions de familles, le bonheur peu caché des femmes qui, sans pitié, étalent un légitime amour, lui ont remis au cur le trait brûlant... Hélas ! que fera-t-elle ?... Sil pouvait revenir et la consoler un moment : « Au prix de la vie même... que je meure ! et le voie encore !
« Retourne à ta maison ; fermes-en bien la porte. Ferme encore le volet au voisin curieux. Tu quitteras le deuil et mettras tes habits de noces, son couvert à la table, mais il ne viendra pas. Tu diras la chanson quil fit pour toi, et quil a tant chantée, mais il ne viendra pas. Tu tireras du coffre le dernier habit quil porta, le baiseras. Et tu diras alors : « Tant pis pour toi si tu ne viens ! » Et sans retard, buvant ce vin amer, mais de profond sommeil, tu coucheras la mariée. Alors, sans nul doute, il viendra. »
La petite ne serait pas femme si, le matin, heureuse et attendrie, bien bas, à sa meilleure amie, elle navouait le miracle. « Nen dis rien, je ten prie... Mais il ma dit lui-même que, si jai cette robe, et si je dors sans méveiller, tous les dimanches il reviendra. »
Bonheur qui nest pas sans péril. Que serait-ce de limprudente si lÉglise savait quelle nest plus veuve ? que, ressuscité par lamour, lesprit revient la consoler ?
Chose rare, le secret est gardé ! Toutes sentendent, cachent un mystère si doux. Qui ny a intérêt ? Qui na perdu ? qui na pleuré ? qui ne voit avec bonheur se créer ce pont entre les deux mondes ?
« O bienfaisante sorcière !... Esprit den bas, soyez béni ! »
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VIIILe Prince de la nature
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Dur est lhiver, long et triste dans le sombre nord-ouest. Fini même, il a des reprises, comme une douleur assoupie, qui revient, sévit par moments. Un matin, tout se réveille paré daiguilles brillantes. Dans cette splendeur ironique, cruelle, où la vie frissonne, tout le monde végétal paraît minéralisé, perd sa douce variété, se roidit en âpres cristaux.
La pauvre sibylle, engourdie à son morne foyer de feuilles, battue de la bise cuisante, sent au cur la verge sévère. Elle sent son isolement. Mais cela même la relève. Lorgueil revient, et avec lui une force qui lui chauffe le cour, lui illumine lesprit. Tendue, vive et acérée, sa vue devient aussi perçante que ces aiguilles, et le monde, ce monde cruel dont elle souffre, lui est transparent comme verre. Et alors, elle en jouit, comme dune conquête à elle.
Nen est-elle pas la reine ? na-t-elle pas des courtisans ! Les corbeaux manifestement sont en rapport avec elle. En troupe honorable, grave, ils viennent, comme anciens augures, lui parler des choses du temps. Les loups passent timidement, saluent dun regard oblique. Lours (moins rare alors) parfois sassoit gauchement, avec sa lourde bonhomie, au seuil de lantre, comme un ermite qui fait visite à un ermite, ainsi quon le voit si souvent dans les Vies des pères du désert.
Tous, oiseaux et animaux que lhomme ne connaît guère que par la chasse et la mort, ils sont des proscrits, comme elle. Ils sentendent avec elle. Satan est le grand proscrit, et il donne aux siens la joie des libertés de la nature, la joie sauvage dêtre un monde qui se suffit à lui-même.
Apre liberté solitaire, salut !... Toute la terre encore semble vêtue dun blanc linceul, captive dune glace pesante, dimpitoyables cristaux, uniformes, aigus, cruels. Surtout depuis 1200, le monde a été fermé comme un sépulcre transparent où lon voit avec effroi toute chose immobile et durcie.
On a dit que « léglise gothique est une cristallisation ». Et cest vrai. Vers 1300, larchitecture, sacrifiant ce quelle avait de caprice vivant, de variété, se répétant à linfini, rivalise avec les prismes monotones du Spitzberg. Vraie et redoutable image de la dure cité de cristal dans lequel un dogme terrible a cru enterrer la vie.
Mais, quels que soient les soutiens, contreforts, arcs-boutants, dont le monument sappuie, une chose le fait branler. Non les coups bruyants du dehors ; mais je ne sais quoi de doux qui est dans les fondements, qui travaille ce cristal dun insensible dégel. Quelle ? lhumble flot des tièdes larmes quun monde a versées, une mer de pleurs. Quelle ? une haleine davenir, la puissante, linvincible résurrection de la vie naturelle. Le fantastique édifice dont plus dun pan déjà croule, se dit, mais non sans terreur : « Cest le souffle de Satan. »
Tel un glacier de lHécla sur un volcan qui na pas besoin de faire éruption, foyer tiède, lent, clément, qui le caresse en dessous, lappelle à lui et lui dit tout bas : « Descends. »
La sorcière a de quoi rire, si, dans lombre, elle voit là-bas, dans la brillante lumière, combien Dante, saint Thomas, ignorent la situation. Ils se figurent que Satan fait son chemin par lhorreur ou par la subtilité. Ils le font grotesque et grossier ; comme à son âge denfance, lorsque Jésus pouvait encore le faire entrer dans les pourceaux. Ou bien ils le font subtil, un logicien scolastique, un juriste épilogueur. Sil neût été que cela, ou la bête, ou le disputeur, sil navait eu que la fange, ou les distinguo du vide, il fût mort bientôt de faim.
On triomphe trop à laise quand on le montre dans Bartole, plaidant contre la Femme (la Vierge), qui le fait débouter, condamner avec dépens. Il se trouve qualors sur la terre, cest justement le contraire qui arrive. Par un coup suprême, il gagne la plaideuse même, la Femme, sa belle adversaire, la séduit par un argument, non de mot, mais tout réel, charmant et irrésistible. Il lui met en main le fruit de la science et de la nature.
Il ne faut pas tant de disputes ; il na pas besoin de plaider ; il se montre ; cest lOrient, cest le paradis retrouvé. De lAsie quon a cru détruire, une incomparable aurore surgit, dont le rayonnement porte au loin jusquà percer la profonde brume de lOuest. Cest un monde de nature et dart que lignorance avait maudit, mais qui, maintenant, avance pour conquérir ses conquérants, dans une douce guerre damour et de séduction maternelle. Tous sont vaincus, tous en raffolent ; on ne veut rien que de lAsie. Elle vient à nous les mains pleines. Les tissus, châles, tapis de molle douceur, dharmonie mystérieuse, lacier galant, étincelant des armes damasquinées, nous démontrent notre barbarie. Mais, cest peu, ces contrées maudites des mécréants où Satan règne, ont pour bénédiction visible les hauts produits de la nature, élixir des forces de Dieu, le premier des végétaux, le premier des animaux, le café, le cheval arabe. Que dis-je ? Un monde de trésors, la soie, le sucre, la foule des herbes toutes-puissantes qui nous relèvent le cur, consolent, adoucissent nos maux.
Vers 1300, tout cela éclate. LEspagne même reconquise par les barbares fils des Goths, mais qui a tout son cerveau dans les Maures et dans les Juifs, témoigne pour ces mécréants. Partout où les Musulmans, ces fils de Satan, travaillent, tout prospère, les sources jaillissent et la terre se couvre de fleurs. Sous un travail méritant, innocent, elle se pare de ces vignes merveilleuses où lhomme oublie, se refait, et croit boire la bonté même et la compassion céleste.
A qui Satan porte-t-il la coupe écumante de vie ? Et, dans ce monde de jeûne, qui a tant jeûné de raison, existe-t-il, lêtre fort, qui va recevoir tout cela sans vertige, sans ivresse, sans risquer de perdre lesprit ?
Existe-t-il un cerveau qui nétant pas pétrifié, cristallisé de saint Thomas, reste encore ouvert à la vie, aux forces végétatives ? Trois magiciens font effort ; par des tours de force, ils arrivent à la nature, mais ces vigoureux génies nont pas la fluidité, la puissance populaire. Satan retourne à son Ève. La femme est encore au monde ce qui est le plus nature. Elle a et garde toujours certains côtés dinnocence malicieuse qua le jeune chat et lenfant de trop desprit. Par là, elle va bien mieux à la comédie du monde, au grand jeu où se jouera le Protée universel.
Mais quelle est légère, mobile, tant quelle nest pas mordue et fixée par la douleur ! Celle-ci, proscrite du monde, enracinée à sa lande sauvage, donne prise. Reste à savoir si, froissée, aigrie, avec ce cur plein de haine, elle rentrera dans la nature et les douces voies de la vie ? Si elle y va, sans nul doute, ce sera sans harmonie, souvent par les circuits du mal. Elle est effarée, violente, dautant plus quelle est très faible, dans le va-et-vient de lorage.
Lorsquaux tiédeurs printanières, de lair, du fonds de la terre, des fleurs et de leurs langages, la révélation nouvelle lui monte de tous côtés, elle a dabord le vertige. Son sein dilaté déborde. La sibylle de la science a sa torture, comme eut lautre, la Cumaea, la Delphica. Les scolastiques ont beau jeu de dire : « Cest laura, cest lair qui la gonfle, et rien de plus. Son amant, le Prince de lair, lemplit de songes et de mensonges, de vent, de fumée, de néant. » Inepte ironie. Au contraire, la cause de son ivresse, cest que ce nest pas le vide, cest le réel, la substance, qui trop vite a comblé son sein.
Avez-vous vu lAgave, ce dur et sauvage Africain, pointu, amer, déchirant, qui, pour feuilles, a dénormes dards ? Il aime et meurt tous les dix ans. Un matin, le jet amoureux, si longtemps accumulé dans la rude créature, avec le bruit dun coup de feu, part, sélance vers le ciel. Et ce jet est tout un arbre qui na pas moins de trente pieds, hérissé de tristes fleurs.
Cest quelque chose danalogue que ressent la sombre sibylle quand, au matin dun printemps tardif, dautant plus violent, tout autour delle se fait la vaste explosion de la vie.
Et tout cela la regarde, et tout cela est pour elle. Car chaque être dit tout bas : « Je suis à qui ma compris. »
Quel contraste !... Elle, lépouse du désert et du désespoir, nourrie de haine, de vengeance, voilà tous ces innocents qui la convient à sourire. Les arbres, sous le vent du sud, font doucement la révérence. Toutes les herbes des champs, avec leurs vertus diverses, parfums, remèdes ou poisons (le plus souvent cest même chose), soffrent, lui disent : « Cueille-moi. »
Tout cela visiblement aime. « Nest-ce pas une dérision ?... Jeusse été prête pour lenfer, non pour cette fête étrange... Esprit, es-tu bien lEsprit de Terreur que jai connu, dont jai la trace cruelle (que dis-je ? et quest-ce que je sens ?), la blessure qui brûle encore...
« Oh ! non, ce nest pas lEsprit que jespérais dans ma fureur : « Celui qui dit toujours Non. » Le voilà qui dit un oui damour, divresse et de vertige... Qua-t-il donc ? Est-il lâme folle, lâme effarée de la vie ?
« On avait dit : le grand Pan est mort. Mais le voici en Bacchus, en Priape, impatient, par le long délai du désir, menaçant, brûlant, fécond... Non, non, loin de moi cette coupe. Car je ny boirais que le trouble, qui sait ? un désespoir amer par-dessus mes désespoirs. »
Cependant, où paraît la femme, cest lunique objet de lamour. Tous la suivent, et tous pour elle méprisent leur propre espèce. Que parle-t-on du bouc noir, son prétendu favori ? Mais cela est commun à tous. Le cheval hennit pour elle, rompt tout, la met en danger. Le chef redouté des prairies, le taureau noir, si elle passe et séloigne, mugit de regret. Mais voici loiseau qui sabat, qui ne veut plus de sa femelle, et, les ailes frémissantes, sur elle accomplit son amour.
Nouvelle tyrannie de ce Maître, qui, par le plus fantasque coup, de roi des morts quon le croyait, éclate comme roi de la vie.
Non, dit-elle, laissez-moi ma haine. Je nai demandé rien de plus. Que je sois redoutée, terrible... Cest ma beauté, celle qui va aux noirs serpents de mes cheveux, à ce visage sillonné de douleurs, des traits de la foudre... » Mais la souveraine Malice, tout bas, insidieusement : « Oh ! que tu es bien plus belle ! Oh ! que tu es plus sensible, dans ta colérique fureur !... Crie, maudis ! Cest un aiguillon... Une tempête appelle lautre. Glissant, rapide, est le passage de la rage à la volupté. »
Ni la colère ni lorgueil ne la sauveraient de ces séductions. Ce qui la sauve, cest limmensité du désir. Nul ny suffirait. Chaque vie est limitée, impuissante. Arrière le Coursier, le Taureau ! arrière la flamme de loiseau ! Arrière, faibles créatures, pour qui a besoin dinfini !
Elle a une envie de femme. Envie de quoi ? Mais du Tout, du Grand Tout universel.
Satan na pas prévu cela, quon ne pouvait lapaiser avec aucune créature.
Ce quil na pu, je ne sais quoi dont on ne sait pas le nom, le fait. A ce désir immense, profond, vaste comme une mer, elle succombe, elle sommeille. En ce moment, sans souvenir, sans haine ni pensée de vengeance, innocente malgré elle, elle dort sur la prairie, tout comme une autre aurait fait, la brebis ou la colombe, détendue, épanouie, je nose dire, amoureuse.
Elle a dormi, elle a rêvé... Le beau rêve ! Et comment le dire ? Cest que le monstre merveilleux de la vie universelle, chez elle, sétait englouti ; que désormais vie et mort, tout tenait dans ses entrailles, et quau prix de tant de douleurs, elle avait conçu la Nature.
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IXSatan médecin
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La scène muette et sombre de la fiancée de Corinthe se renouvelle, à la lettre, du treizième au quinzième siècle. Dans la nuit qui dure encore, avant laube, les deux amants, lhomme et la nature, se retrouvent, sembrassent avec transport, et, dans ce moment même (horreur !) ils se voient frappés dépouvantables fléaux ! On croit entendre encore lamante dire à lamant : « Cen est fait... Tes cheveux blanchiront demain .... Je suis morte, tu mourras. »
Trois coups terribles en trois siècles. Au premier, la métamorphose choquante de lextérieur, les maladies de peau, la lèpre. Au second, le mal intérieur, bizarre stimulation nerveuse, les danses épileptiques. Tout se calme, mais le sang saltère, lulcère prépare la syphilis, le fléau du seizième siècle !
Les maladies du moyen âge, autant quon peut lentrevoir, moins précises, avaient été surtout la faim, la langueur et la pauvreté du sang, cette étisie quon admire dans la sculpture de ce temps-là. Le sang était de leau claire ; les maladies scrofuleuses devaient être universelles. Sauf le médecin arabe ou juif, chèrement payé par les rois, la médecine ne se faisait quà la porte des églises, au bénitier. Le dimanche, après loffice, il y avait force malades ; ils demandaient des secours, et on leur donnait des mots : « Vous avez péché, et Dieu vous afflige. Remerciez ; cest autant de moins sur les peines de lautre vie. Résignez-vous, souffrez, mourez. LÉglise a ses prières des morts. » Faibles, languissants, sans espoir, ni envie de vivre, ils suivaient très bien ce conseil et laissaient aller la vie.
Fatal découragement, misérable état qui dut indéfiniment prolonger ces âges de plomb, et leur fermer le progrès. Le pis, cest de se résigner si aisément, daccepter la mort si docilement, de ne pouvoir rien, ne désirer rien. Mieux valait la nouvelle époque, cette fin du moyen âge, qui, au prix datroces douleurs, nous donne le premier moyen de rentrer dans lactivité : la résurrection du désir.
LArabe Avicenne prétend que limmense éruption des maladies de la peau qui signale le treizième siècle, fut leffet des stimulants, par lesquels on cherchait alors à réveiller, raviver, les défaillances de lamour. Nul doute que les épices brûlantes, apportées dOrient, ny aient été pour quelque chose. La distillation naissante et certaines boissons fermentées purent aussi avoir action.
Mais une grande fermentation, bien plus générale, se faisait. Dans laigre combat intérieur de deux mondes et de deux esprits, un tiers survint qui les fit taire. La foi pâlissante, la raison naissante disputaient : entre les deux, quelquun se saisit de lhomme. Qui ? lEsprit impur, furieux, des âcres désirs, leur bouillonnement cruel.
Nayant nul épanchement, ni les jouissances du corps, ni le libre jet de lesprit, la sève de vie refoulée se corrompit elle-même. Sans lumière, sans voix, sans parole, elle parla en douleurs, en sinistres efflorescences. Une chose terrible et nouvelle advient alors : le désir ajourné, sans remise, se voit arrêté par un cruel enchantement, une atroce métamorphose .
Lamour avançait, aveugle, les bras ouverts... Il recule, frémit ; mais il a beau fuir ; la furie du sang persiste, la chair se dévore elle-même en titillations cuisantes, et plus cuisant au-dedans sévit le charbon de feu, irrité par le désespoir.
Quel remède lEurope chrétienne trouve-t-elle à ce double mal ? La mort, la captivité : rien de plus. Quand le célibat amer, lamour sans espoir, la passion aiguë, irritée, tamène à létat morbide ; quand ton sang se décompose, descends dans un in pace, ou fais ta hutte au désert. Tu vivras la clochette en main pour que lon fuie devant toi. « Nul être humain ne doit te voir : tu nauras nulle consolation. Si tu approches, la mort ! »
La lèpre est le dernier degré et lapogée du fléau ; mais mille autres maux cruels moins hideux, sévirent partout. Les plus pures et les plus belles furent frappées de tristes fleurs quon regardait comme le péché visible, ou le châtiment de Dieu. On fit alors ce que lamour de la vie neût pas fait faire ; on transgressa les défenses ; on déserta la vieille médecine sacrée, et linutile bénitier. On alla à la sorcière. Dhabitude, et de crainte aussi, on fréquentait toujours léglise ; mais la vraie Église dès lors fut chez elle, sur la lande, dans la forêt, au désert. Cest là quon portait ses vux.
Vu de guérir, vu de jouir. Aux premiers bouillonnements qui ensauvageaient le sang, en grand secret, aux heures douteuses, on allait à la sibylle : « Que ferai-je ? et que sens-je en moi ?... Je brûle, donnez-moi des calmants... Je brûle, donnez-moi ce qui fait mon intolérable désir. »
Démarche hardie et coupable quon se reproche le soir. Il faut bien quelle soit pressante, cette fatalité nouvelle. Quil soit bien cuisant ce feu, que tous les saints soient impuissants. Mais, quoi ! le procès du Temple, le procès de Boniface, ont dévoilé la Sodome qui se cachait sous lautel. Un pape sorcier, ami du diable, et emporté par le diable, cela change toutes les pensées. Est-ce sans laide du démon que le pape qui nest plus à Rome, dans son Avignon, Jean XXII, fils dun cordonnier de Cahors, a pu amasser plus dor que lempereur et tous les rois ? Tel le pape, et tel lévêque. Guichard, lévêque de Troyes, na-t-il pas obtenu du diable la mort des filles du roi ?... Nous ne demandons nulle mort, nous, mais de douces choses : vie, santé, beauté, plaisir... Choses de Dieu, que Dieu nous refuse... Que faire ? Si nous les avions de la grâce du Prince du monde ?
Le grand et puissant docteur de la Renaissance, Paracelse, en brûlant les livres savants de toute lancienne médecine, les grecs, les juifs et les arabes, déclare navoir rien appris que de la médecine populaire, des bonnes femmes , des bergers et des bourreaux ; ceux-ci étaient souvent dhabiles chirurgiens (rebouteurs dos cassés, démis), et de bons vétérinaires.
Je ne doute pas que son livre admirable et plein de génie sur les Maladies des femmes, le premier quon ait écrit sur ce grand sujet, si profond, si attendrissant, ne soit sorti spécialement de lexpérience des femmes même, de celles à qui les autres demandaient secours : jentends par là les sorcières qui partout étaient sages-femmes. Jamais, dans ces temps, la femme neût admis un médecin mâle, ne se fût confiée à lui, ne lui eût dit ses secrets. Les sorcières observaient seules, et furent, pour la femme surtout, le seul et unique médecin.
Ce que nous savons le mieux de leur médecine, cest quelles employaient beaucoup, pour les usages les plus divers, pour calmer, pour stimuler, une grande famille de plantes, équivoques, fort dangereuses, qui rendirent les plus grands services. On les nomme avec raison : les Consolantes (Solanées) .
Famille immense et populaire, dont la plupart des espèces sont surabondantes, sous nos pieds, aux haies, partout. Famille tellement nombreuse, quun seul de ses genres a huit cents espèces . Rien de plus facile à trouver, rien de plus vulgaire. Mais ces plantes sont la plupart dun emploi fort hasardeux. Il a fallu de laudace pour en préciser les doses, laudace peut être du génie.
Prenons par en bas léchelle ascendante de leurs énergies . Les premières sont tout simplement potagères et bonnes à manger (les aubergines, les tomates, mal appelées pommes damour). Dautres de ces innocentes sont le calme et la douceur même, les molènes (bouillon blanc), si utiles aux fomentations.
Vous rencontrez au-dessus une plante déjà suspecte, que plusieurs croyaient un poison, la plante miellée dabord, amère ensuite, qui semble dire le mot de Jonathas : « Jai mangé un peu de miel, et voilà pourquoi je meurs. » Mais cette mort est utile, cest lamortissement de la douleur. La douce-amère, cest son nom, dut être le premier essai de lhomopathie hardie, qui, peu à peu, séleva aux plus dangereux poisons. La légère irritation, les picotements quelle donne purent la désigner pour remède des maladies dominantes de ces temps, celles de la peau.
La. jolie fille désolée de se voir parée de rougeurs odieuses, de boutons, de dartres vives, venait pleurer pour ce secours. Chez la femme, laltération était encore plus cruelle. Le sein, le plus délicat objet de toute la nature, et ses vaisseaux qui dessous forment une fleur incomparable , est par la facilité de sinjecter, de sengorger, le plus parfait instrument de douleur. Douleurs âpres, impitoyables, sans repos. Combien de bon cur elle eût accepté tout poison ! Elle ne marchandait pas avec la sorcière, lui mettait entre ses mains la pauvre mamelle alourdie.
De la douce-amère, trop faible, on montait aux morelles noires, qui ont un peu plus daction. Cela calmait quelques jours. Puis la femme revenait pleurer : « Eh bien, ce soir, tu reviendras... Je te chercherai quelque chose. Tu le veux. Cest un grand poison. »
La sorcière risquait beaucoup. Personne alors ne pensait quappliqués extérieurement, ou pris à très faible dose, les poisons sont des remèdes. Les plantes que lon confondait sous le nom dherbes aux sorcières semblaient des ministres de mort. Telles quon eût trouvées dans ses mains, lauraient fait croire empoisonneuse ou fabricatrice de charmes maudits. Une foule aveugle, cruelle en proportion de sa peur, pouvait, un matin, lassommer à coups de pierres, lui faire subir lépreuve de leau (la noyade). Ou enfin, chose plus terrible, on pouvait, la corde au cou, la traîner à la cour déglise, qui en eût fait une pieuse fête, eût édifié le peuple en la jetant au bûcher.
Elle se hasarde pourtant, va chercher la terrible plante ; elle y va au soir, au matin, quand elle a moins peur dêtre rencontrée. Pourtant, un petit berger était là, le dit au village : « Si vous laviez vue comme moi, se glisser dans les décombres de la masure ruinée, regarder de tous côtés, marmotter je ne sais quoi !... Oh ! elle ma fait bien peur... Si elle mavait trouvé, jétais perdu... Elle eût pu me transformer en lézard, en crapaud, en chauve-souris... Elle a pris une vilaine herbe, la plus vilaine que jaie vue ; dun jaune pâle de malade, avec des traits rouge et noir, comme on dit les flammes denfer. Lhorrible, cest que toute la tige était velue comme un homme, de longs poils noirs et collants. Elle la rudement arrachée, en grognant, et tout à coup je ne lai plus vue. Elle na pu courir si vite ; elle se sera envolée... Quelle terreur que cette femme ! Quel danger pour le pays ! »
Il est certain que la plante effraye. Cest la jusquiame, cruel et dangereux poison, mais puissant émollient, doux cataplasme sédatif qui résout, détend, endort la douleur, guérit souvent.
Un autre de ces poisons, la belladone, ainsi nommée sans doute par la reconnaissance, était puissante pour calmer les convulsions qui parfois surviennent dans lenfantement, qui ajoutent le danger au danger, la terreur à la terreur de ce suprême moment. Mais quoi ! une main maternelle insinuait ce doux poison endormait la mère et charmait la porte sacrée ; lenfant, tout comme aujourdhui, où lon emploie le chloroforme, seul opérait sa liberté, se précipitait dans la vie.
La belladone guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homopathie, qui dabord dut effrayer ; cétait la médecine à rebours, contraire généralement à celle que les chrétiens connaissaient, estimaient seule, daprès les Arabes et les juifs.
Comment y arriva-t-on ? Sans doute par leffet si simple du grand principe satanique que tout doit se faire à rebours, exactement à lenvers de ce que fait le monde sacré. Celui-ci avait lhorreur des poisons. Satan les emploie, et il en fait des remèdes. LÉglise croit par des moyens spirituels (sacrements, prières), agir même sur les corps. Satan, au rebours, emploie des moyens matériels pour agir même sur lâme ; il fait boire loubli, lamour, la rêverie, toute passion. Aux bénédictions du prêtre il oppose des passes magnétiques, par de douces mains de femmes, qui endorment les douleurs.
Par un changement de régime, et surtout de vêtement (sans doute en substituant la toile à la laine), les maladies de la peau perdirent de leur intensité. La lèpre diminua, mais elle sembla rentrer et produire des maux plus profonds. Le quatorzième siècle oscilla entre trois fléaux, lagitation épileptique, la peste, les ulcérations qui (à en croire Paracelse) préparaient la syphilis.
Le premier danger nétait pas le moins grand. Il éclata, vers 1350, dune effrayante manière par la danse de Saint-Guy, avec cette singularité quelle nétait pas individuelle ; les malades, comme emportés dun même courant galvanique, se saisissaient par la main, formaient des chaînes immenses, tournaient, tournaient, à mourir. Les regardants riaient dabord, puis, par une contagion, se laissaient aller, tombaient dans le grand courant, augmentaient le terrible chur.
Que serait-il arrivé si le mal eût persisté, comme fit longtemps la lèpre dans sa décadence même ?
Cétait comme un premier pas, un acheminement vers lépilepsie. Si cette génération de malades neût été guérie, elle en eût produit une autre décidément épileptique. Effroyable perspective ! LEurope couverte de fous, de furieux, didiots ! On ne dit pas comment ce mal fut traité, et sarrêta. Le remède quon recommandait, lexpédient de tomber sur ces danseurs à coups de pied et de poing, était infiniment propre à aggraver lagitation et la faire aboutir à lépilepsie véritable. Il y eut, sans nul doute, un autre remède, dont on ne voulut pas parler. Dans le temps où la sorcellerie prend son grand essor, limmense emploi des Solanées, surtout de la belladone, généralisa le médicament qui combat ces affections. Aux grandes réunions populaires du sabbat dont nous parlerons, lherbe aux sorcières, mêlée à lhydromel, à la bière, aussi au cidre , au poiré (les puissantes boissons de lOuest), mettait la foule en danse, une danse luxurieuse, mais point du tout épileptique.
Mais la grande révolution que font les sorcières, le plus grand pas à rebours contre lesprit du moyen âge, cest ce quon pourrait appeler la réhabilitation du ventre et des fonctions digestives. Elles professèrent hardiment : « Rien dimpur et rien dimmonde. » Létude de la matière fut dès lors illimitée, affranchie. La médecine fut possible.
Quelles aient fort abusé du principe, on ne le nie pas. Il nest pas moins évident. Rien dimpur que le mal moral. Toute chose physique est pure ; nulle ne peut être éloignée du regard et de létude, interdite par un vain spiritualisme, encore moins par un sot dégoût.
Là surtout le moyen âge sétait montré dans son vrai caractère, lAnti-Nature, faisant dans lunité de lêtre des distinctions, des castes hiérarchiques. Non seulement lesprit est noble, selon lui, le corps non noble, mais il y a des parties du corps qui sont nobles, et dautres non, roturières apparemment. De même, le ciel est noble, et labîme ne lest pas. Pourquoi ? « Cest que le ciel est haut. » Mais le ciel nest ni haut ni bas. Il est dessus et dessous. Labîme, quest-ce ? Rien du tout. Même sottise sur le monde, et le petit monde de lhomme.
Celui-ci est dune pièce ; tout y est solidaire de tout. Si le ventre est le serviteur du cerveau et le nourrit, le cerveau, aidant sans cesse à lui préparer le sucre de digestion , ne travaille pas moins pour lui.
Les injures ne manquèrent pas. On appela les sorcières sales, indécentes, impudiques, immorales. Cependant leurs premiers pas dans cette voie furent, on peut le dire, une heureuse révolution dans ce qui est le plus moral, la bonté, la charité. Par une perversion didées monstrueuse, le moyen âge envisageait la chair, en son représentant (maudit depuis Ève), la Femme, comme impure. La Vierge, exaltée comme vierge, et non comme Notre-Dame, loin de relever la femme réelle, lavait abaissée en mettant lhomme sur la voie dune scolastique de pureté où lon allait enchérissant dans le subtil et le faux.
La femme même avait fini par partager lodieux préjugé et se croire immonde. Elle se cachait pour accoucher. Elle rougissait daimer et de donner le bonheur. Elle, généralement si sobre, en comparaison de lhomme, elle qui nest presque partout quherbivore et frugivore, qui donne si peu à la nature, qui, par un régime lacté, végétal, a la pureté de ces innocentes tribus, elle demandait presque pardon dêtre, de vivre, daccomplir les conditions de la vie. Humble martyr de la pudeur, elle simposait des supplices, jusquà vouloir dissimuler, annuler, supprimer presque ce ventre adoré, trois fois saint, doù le dieu homme naît, renaît éternellement.
La médecine du moyen âge soccupe uniquement de lêtre supérieur et pur (cest lhomme), qui seul peut devenir prêtre, et seul à lautel fait Dieu.
Elle soccupe des bestiaux ; cest par eux que lon commence. Pense-t-on aux enfants ? Rarement. Mais à la femme ? Jamais.
Les romans dalors, avec leurs subtilités, représentent le contraire du monde. Hors des cours, du noble adultère, le grand sujet de ces romans, la femme, est partout la pauvre Grisélidis, née pour épuiser la douleur, souvent battue, soignée jamais.
Il ne faut pas moins que le Diable, ancien allié de la femme, son confident du Paradis, il ne faut pas moins que cette sorcière, ce monstre qui fait tout à rebours, à lenvers du monde sacré, pour soccuper de la femme, pour fouler aux pieds les usages, et la soigner malgré elle. La pauvre créature sestimait si peu !... Elle reculait, rougissait, ne voulait rien dire. La sorcière, adroite et maligne, devina et pénétra. Elle sut enfin la faire parler, tira delle son petit secret, vainquit ses refus, ses hésitations de pudeur et dhumilité. Plutôt que de subir telle chose, elle aimait mieux presque mourir. La barbare sorcière la fit vivre.
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XCharmes, philtres
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Quon ne se hâte pas de conclure du chapitre précédent que jentreprends de blanchir, dinnocenter sans réserve, la sombre fiancée du diable. Si elle fit souvent du bien, elle put faire beaucoup de mal. Nulle grande puissance qui nabuse. Et celle-ci eut trois siècles où elle régna vraiment dans lentracte des deux mondes, lancien mourant et le nouveau ayant peine à commencer. LÉglise, qui retrouvera quelque force (au moins de combat) dans les luttes du seizième siècle, au quatorzième est dans la boue. Lisez le portrait véridique quen fait Clémangis. La noblesse, si fièrement parée des armures nouvelles, dautant plus lourdement tombe à Crécy, Poitiers, Azincourt. Tous les nobles à la fin prisonniers en Angleterre ! Quel sujet de dérision ! Bourgeois et paysans même sen moquent, haussant les épaules. Labsence générale des seigneurs nencouragea pas peu, je pense, les réunions du sabbat, qui toujours avaient eu lieu, mais purent alors devenir dimmenses fêtes populaires.
Quelle puissance que celle de la bien-aimée de Satan, qui guérit, prédit, devine, évoque les âmes des morts, qui peut vous jeter un sort, vous changer en lièvre, en loup, vous faire trouver un trésor, et, bien plus, vous faire aimer !... Épouvantable pouvoir qui réunit tous les autres ! Comment une âme violente, le plus souvent ulcérée, parfois devenue très perverse, nen eût-elle usé pour la haine et pour la vengeance, et parfois pour un plaisir de malice ou dimpureté ?
Tout ce quon disait jadis au confesseur, on le lui dit. Non seulement les péchés quon a faits, mais ceux quon veut faire. Elle tient chacun par son secret honteux, laveu des plus fangeux désirs. On lui confie à la fois les maux physiques et ceux de lâme, les concupiscences ardentes dun sang âcre et enflammé, envies pressantes, furieuses, fines aiguilles dont on est piqué, repiqué.
Tous y viennent. On na pas honte avec elle. On dit crûment. On lui demande la vie, on lui demande la mort, des remèdes, des poisons. Elle y vient, la fille en pleurs, demander un avortement. Elle y vient, la belle-mère (texte ordinaire au moyen âge), dire que lenfant du premier lit mange beaucoup et vit longtemps. Elle y vient, la triste épouse accablée chaque année denfants qui ne naissent que pour mourir. Elle implore sa compassion, apprend à glacer le plaisir, au moment, le rendre infécond. Voici, au contraire, un jeune homme qui achèterait à tout prix le breuvage ardent qui peut troubler le cur dune haute dame, lui faire oublier les distances, regarder son petit page.
Le mariage de ces temps na que deux types et deux formes, toutes deux extrêmes, excessives.
Lorgueilleuse héritière des fiefs, qui apporte un trône ou un grand domaine, une Eléonore de Guyenne, aura, sous les yeux du mari, sa cour damants, et se contraindra fort peu. Laissons les romans, les poèmes. Regardons la réalité dans son terrible progrès jusquaux effrénées fureurs des filles de Philippe le Bel, de la cruelle Isabelle, qui, par la main de ses amants, empala Edouard II. Linsolence de la femme féodale éclate diaboliquement dans le triomphal bonnet aux deux cornes et autres modes effrontées.
Mais, dans ce siècle où les classes commencent à se mêler un peu, la femme de race inférieure, épousée par un baron, doit craindre les plus dures épreuves. Cest ce que dit lhistoire, vraie et réelle, de Grisélidis, lhumble, la douce, la patiente. Le conte, je crois, très sérieux, historique, de Barbe-Bleue, en est la forme populaire. Lépouse, quil tue et remplace si souvent, ne peut être que sa vassale. Il compterait bien autrement avec la fille ou la sur dun baron qui pût la venger. Si cette conjecture spécieuse ne me trompe pas, on doit croire que ce conte est du quatorzième siècle, et non des siècles précédents, où le seigneur neût pas daigné prendre femme au-dessous de lui.
Une chose fort remarquable dans le conte touchant de Grisélidis, cest quà travers tant dépreuves elle ne semble pas avoir lappui de la dévotion ni celui dun autre amour. Elle est évidemment fidèle, chaste, pure. Il ne lui vient pas à lesprit de se consoler en aimant ailleurs.
Des deux femmes féodales, lHéritière, la Grisélidis, cest uniquement la première qui a ses chevaliers servants, qui préside aux cours damour, qui favorise les amants les plus humbles, les encourage, qui rend (comme Eléonore) la fameuse décision, devenue classique en ces temps : « Nul amour possible entre époux. »
De là un espoir secret, mais ardent, mais violent, commence en plus dun jeune cur. Dût-il se donner au diable, il se lancera tête baissée vers cet aventureux amour. Dans ce château si bien fermé, une belle porte souvre à Satan. A un jeu si périlleux, entrevoit-on quelque chance ? Non, répondrait la sagesse. Mais si Satan disait : « Oui ? »
Il faut bien se rappeler, combien, entre nobles même, lorgueil féodal mettait de distance. Les mots trompent. Il y a loin du chevalier au chevalier.
Le chevalier banneret, le seigneur qui menait au roi toute une armée de vassaux, voyait à sa longue table, avec le plus parfait mépris, les pauvres chevaliers sans terre (mortelle injure du moyen âge, comme on le sait par Jean sans Terre). Combien plus les simples varlets, écuyers, pages, etc., quil nourrissait de ses restes ! Assis au bas bout de la table, tout près de la porte, ils grattaient les plats que les personnages den haut, assis au foyer, leur envoyaient souvent vides. Il ne tombait pas dans lesprit du haut seigneur que ceux den bas fussent assez osés pour élever leurs regards jusquà leur belle maîtresse, jusquà la fière héritière du fief, siégeant près de sa mère « sous un chapel de roses blanches ». Tandis quil souffrait à merveille lamour de quelque étranger, chevalier déclaré de la dame, portant ses couleurs, il eût puni cruellement laudace dun de ses serviteurs qui aurait visé si haut. Cest le sens de la jalousie furieuse du sire du Fayel, mortellement irrité, non de ce que sa femme avait un amant, mais de ce que cet amant était un de ses domestiques, le châtelain (simple gardien) de son château de Coucy.
Plus labîme était profond, infranchissable, ce semble, entre la dame du fief, la grande héritière, et cet écuyer, ce page, qui navait que sa chemise et pas même son habit quil recevait du seigneur, plus la tentation damour était forte de sauter labîme.
Le jeune homme sexaltait par limpossible. Enfin, un jour quil pouvait sortir du donjon, il courait à la sorcière, et lui demandait un conseil. Un philtre suffirait-il, un charme qui fascinât ? Et si cela ne suffisait, fallait-il un pacte exprès ? Il neût point du tout reculé devant la terrible idée de se donner à Satan. « On y songera, jeune homme. Mais remonte. Déjà tu verras que quelque chose est changé. »
Ce qui est changé, cest lui. Je ne sais quel espoir le trouble ; son il baissé, plus profond, creusé dune flamme inquiète, la laisse échapper malgré lui. Quelquun (on devine bien qui) le voit avant tout le monde, est touché, lui jette au passage quelque mot compatissant.. O délire ! ô bon Satan ! charmante, adorable sorcière !...
Il ne peut ni manger ni dormir quil naille la revoir encore. Il baise sa main avec respect et se met presque à ses pieds. Que la sorcière lui demande, lui commande ce quelle veut, il obéira. Voulût-elle sa chaîne dor, voulût-elle lanneau quil a au doigt (de sa mère mourante), il les donnerait à linstant. Mais delle-même malicieuse, haineuse pour le baron, elle trouve une grande douceur à lui porter un coup secret
Un trouble vague déjà est au château. Un orage muet, sans éclair ni foudre, y couve, comme une vapeur électrique sur un marais. Silence, profond silence. Mais la dame est agitée. Elle soupçonne quune puissance surnaturelle a agi. Car enfin pourquoi celui-ci, plus quun autre qui est plus beau, plus noble, illustre déjà par des exploits renommés ? Il y a quelque chose là-dessous. Lui a-t-il jeté un sort ? A-t-il employé un charme ?... Plus elle se demande cela, et plus son cur est troublé.
La malice de la sorcière a de quoi se satisfaire. Elle régnait dans le village. Mais le château vient à elle, se livre, et par le côté où son orgueil risque le plus. Lintérêt dun tel amour, pour nous, cest lélan dun cur vers son idéal, contre la barrière sociale, contre linjustice du sort. Pour la sorcière, cest le plaisir, âpre, profond, de rabaisser la haute dame et de sen venger peut-être, le plaisir de rendre au seigneur ce quil fait à ses vassaux, de prélever chez lui-même, par laudace dun enfant, le droit outrageant dépousailles. Nul doute que, dans ces intrigues où la sorcière avait son rôle, elle nait souvent porté un fond de haine niveleuse, naturelle au paysan.
Cétait déjà quelque chose de faire descendre la dame à lamour dun domestique. Jean de Saintré, Chérubin ne doivent pas faire illusion. Le jeune serviteur remplissait les plus basses fonctions de la domesticité. Le valet proprement dit nexiste pas alors, et dautre part peu ou point de femmes de service dans les places de guerre. Tout se fait par ces jeunes mains qui nen sont pas dégradées : le service, surtout corporel, du seigneur et de la dame, honore et relève. Néanmoins il mettait souvent le noble enfant en certaines situations assez tristes, prosaïques, je noserais dire risibles. Le seigneur ne sen gênait pas. La dame avait bien besoin dêtre fascinée par le diable pour ne pas voir ce quelle voyait chaque jour, le bien-aimé en uvre malpropre et servile.
Cest le fait du moyen âge de mettre toujours en face le très haut et le très bas. Ce que nous cachent les poèmes, on peut lentrevoir ailleurs. Dans ces passions éthérées, beaucoup de choses grossières sont mêlées visiblement.
Tout ce quon sait des charmes et philtres que les sorcières employaient est très fantasque, et, ce semble, souvent malicieux, mêle hardiment des choses par lesquelles on croirait le moins que lamour pût être éveillé. Elles allèrent aussi très loin, sans quil aperçût, laveugle, quelles faisaient de lui leur jouet.
Ces philtres étaient fort différents. Plusieurs étaient dexcitation, et devaient troubler le sens, comme ces stimulants dont abusent tant les Orientaux. Dautres étaient de dangereux (et souvent perfides) breuvages dillusion qui pouvaient livrer la personne sans la volonté. Certains enfin furent des épreuves où lon défiait la passion, où lon voulait voir jusquoù le désir avide pourrait transposer les sens, leur faire accepter, comme faveur suprême et comme communion, les choses les moins agréables qui viendraient de lobjet aimé.
La construction si grossière des châteaux, tout en grandes salles, livrait la vie intérieure. A peine, assez tard, fit-on, pour se recueillir et dire les prières, un cabinet, le retrait, dans quelque tourelle. La dame était aisément observée. A certains jours, guettés, choisis, laudacieux, conseillé par sa sorcière, pouvait faire son coup, modifier la boisson, y mêler le philtre.
Chose pourtant rare et périlleuse. Ce qui était plus facile, cétait de voler à la dame telles choses qui lui échappaient, quelle négligeait elle-même. On ramassait précieusement un fragment dongle imperceptible. On recueillait avec respect ce que laissait tomber son peigne, un ou deux de ses beaux cheveux. On le portait à la sorcière. Celle-ci exigeait souvent (comme font nos somnambules) tel objet fort personnel et imbu de la personne, mais quelle-même naurait pas donné, par exemple, quelques fils arrachés dun vêtement longtemps porté et sali, dans lequel elle eût sué. Tout cela, bien entendu, baisé, adoré, regretté. Mais il fallait le mettre aux flammes pour en recueillir la cendre. Un jour ou lautre, en revoyant son vêtement, la fine personne en distinguait la déchirure, devinait mais navait garde de parler et soupirait... Le charme avait eu son effet.
Il est certain que, si la dame hésitait, gardait le respect du sacrement, cette vie dans un étroit espace, où lon se voyait sans cesse, où lon était si près, si loin, devenait un véritable supplice. Lors même quelle avait été faible, cependant, devant son mari et dautres non moins jaloux, le bonheur sans doute était rare. De là mainte violente folie du désir inassouvi. Moins on avait lunion, et plus on leût voulue profonde. Limagination déréglée la cherchait en choses bizarres, hors nature et insensées. Ainsi, pour créer un moyen de communication secrète, la sorcière à chacun des deux piquait sur le bras la figure des lettres de lalphabet. Lun voulait-il transmettre à lautre une pensée, il ravivait, il rouvrait, en les suçant, les lettres sanglantes du mot voulu. A linstant, les lettres correspondantes (dit-on) saignaient au bras de lautre.
Quelquefois, dans ces folies, on buvait du sang lun de lautre, pour se faire une communion qui, disait-on, mêlait les âmes. Le cur dévoré de Coucy que la dame « trouva si bon, quelle ne mangea plus de sa vie », est le plus tragique exemple de ces monstrueux sacrements de lamour anthropophage. Mais quand labsent ne mourait pas, quand cétait lamour qui mourait en lui, la dame consultait la sorcière, lui demandait les moyens de le lier, le ramener.
Les chants de la magicienne de Théocrite et de Virgile, employés même au moyen âge, étaient rarement efficaces. On tâchait de le ressaisir par un charme qui paraît aussi imité de lantiquité. On avait recours au gâteau, à la confarreatio, qui, de lAsie à lEurope, fut toujours lhostie de lamour. Mais ici on voulait lier plus que lâme, lier la chair, créer lidentification, au point que, mort pour toute femme, il neût de vie que pour une. Dure était la cérémonie. « Mais, madame, disait la sorcière, il ne faut pas marchander. » Elle trouvait lorgueilleuse tout à coup obéissante, qui se laissait docilement ôter sa robe et le reste. Car il le fallait ainsi.
Quel triomphe pour la sorcière ! Et si la dame était celle qui la fit courir jadis, quelle vengeance et quelles représailles ! La voilà nue sous sa main. Ce nest pas tout. Sur ses reins, elle établit une planchette, un petit fourneau, et là fait cuire le gâteau... « Oh ! ma mie, je nen peux plus. Dépêchez, je ne puis rester ainsi. Cest ce quil nous fallait, madame, il faut que vous ayez chaud. Le gâteau cuit ; il sera chauffé de vous, de votre flamme. »
Cest fini, et nous avons le gâteau de lantiquité, du mariage indien et romain, assaisonné, réchauffé du lubrique esprit de Satan. Elle ne dit pas comme celle de Virgile : « Revienne, revienne Daphnis ! ramenez-le-moi, mes chants ! Elle lui envoie le gâteau, imprégné de sa souffrance et resté chaud de son amour... A peine il y a mordu, un trouble étrange, un vertige le saisit... Puis un flot de sang lui remonte au cur ; il rougit. Il brûle. La furie lui revient, et linextinguible désir .
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XILa communion de révolte Les sabbats La Messe noire
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Il faut dire les Sabbats. Ce mot évidemment a désigné des choses fort diverses, selon les temps. Nous nen avons malheureusement de descriptions détaillées que fort tard (au temps dHenri IV) . Ce nétait guère alors quune grande farce libidineuse, sous prétexte de sorcellerie. Mais dans ces descriptions même dune chose tellement abâtardie, certains traits fort antiques témoignent des âges successifs, des formes différentes par lesquelles elle avait passé.
On peut partir de cette idée très sûre que, pendant bien des siècles, le serf mena la vie du loup et du renard, quil fut un animal nocturne, je veux dire agissant le jour le moins possible, ne vivant vraiment que de nuit.
Encore jusquen lan 1000, tant que le peuple fait ses saints et ses légendes, la vie du jour nest pas sans intérêt pour lui. Ses nocturnes sabbats ne sont quun reste léger de paganisme. Il honore, craint la Lune qui influe sur les biens de la terre. Les vieilles lui sont dévotes et brûlent de petites chandelles pour Dianom (Diane-Lune-Hécate). Toujours le lupercale poursuit les femmes et les enfants, sous un masque, il est vrai, le noir visage du revenant Hallequin (Arlequin). On fête exactement la pervigilium Veneris (au 1er mai). On tue à la Saint-Jean le bouc de Priape-Bacchus Sabbasius, pour célébrer les Sabasies. Nulle dérision dans tout cela. Cest un innocent carnaval du serf.
Mais, vers lan 1000, léglise lui est presque fermée par la différence des langues. En 1100, les offices lui deviennent inintelligibles. Des Mystères que lon joue aux portes des églises, ce quil retient le mieux, cest le côté comique, le buf et lâne, etc. Il en fait des Noëls, mais de plus en plus dérisoires (vraie littérature sabbatique).
Croira-t-on que les grandes et terribles révoltes du douzième siècle furent sans influence sur ces mystères et cette vie nocturne du loup, de ladvolé, de ce gibier sauvage, comme lappellent les cruels barons. Ces révoltes purent fort bien commencer souvent dans les fêtes de nuit. Les grandes communions de révolte entre serfs (buvant le sang les uns des autres, ou mangeant la terre pour hostie ) purent se célébrer au Sabbat. La Marseillaise de ce temps, chantée la nuit plus que le jour, est peut-être un chant sabbatique :
Nous sommes hommes comme ils sont ! Tout aussi grand cur nous avons ! Tout autant souffrir nous pouvons !
Mais la pierre du tombeau retombe en 1200. Le pape assis dessus, le roi assis dessus, dune pesanteur énorme, ont scellé lhomme. A-t-il alors sa vie nocturne ? Dautant plus. Les vieilles danses païennes durent être alors plus furieuses. Nos nègres des Antilles, après un jour horrible de chaleur, de fatigue, allaient bien danser à six lieues de là. Ainsi le serf. Mais, aux danses, durent se mêler des gaietés de vengeance, des farces satyriques, des moqueries et des caricatures du seigneur et du prêtre. Toute une littérature de nuit, qui ne sut pas un mot de celle du jour, peu même des fabliaux bourgeois.
Voilà le sens des sabbats avant 1300. Pour quils prissent la forme étonnante dune guerre déclarée au Dieu de ce temps-là, il faut bien plus encore, il faut deux choses ; non seulement quon descende au fond du désespoir, mais que tout respect soit perdu.
Cela narrive quau quatorzième siècle, sous la papauté dAvignon et pendant le Grand Schisme, quand lÉglise à deux têtes ne paraît plus lÉglise, quand toute la noblesse et le roi, honteusement prisonniers des Anglais, exterminent le peuple pour lui extorquer leur rançon. Les sabbats ont alors la forme grandiose et terrible de la Messe noire, de loffice à lenvers, où Jésus est défié, prié de foudroyer, sil peut. Ce drame diabolique eût été impossible encore au treizième siècle, où il eût fait horreur. Et, plus tard, au quinzième siècle, où tout était usé, et jusquà la douleur, un tel jet naurait pas jailli. On naurait pas osé cette création monstrueuse. Elle appartient au siècle de Dante.
Cela, je crois, se fit dun jet ; ce fut lexplosion dune furie de génie, qui monta limpiété à la hauteur des colères populaires. Pour comprendre ce quelles étaient, ces colères, il faut se rappeler que ce peuple, élevé par le clergé lui-même dans la croyance et la foi du miracle, bien loin dimaginer la fixité des lois de Dieu, avait attendu, espéré un miracle pendant des siècles, et jamais il nétait venu. Il lappelait en vain, au jour désespéré de sa nécessité suprême. Le ciel dès lors lui parut comme lallié de ses bourreaux féroces, et lui-même féroce bourreau.
De là la Messe noire et la Jacquerie.
Dans ce cadre élastique de la Messe noire purent se placer ensuite mille variantes de détail ; mais il est fortement construit, et, je crois, fait dune pièce.
Jai réussi à retrouver ce drame en 1857 (Hist. de France). Je lai recomposé en ses quatre actes, chose peu difficile. Seulement, à cette époque, je lui ai trop laissé les ornements grotesques que le sabbat reçut aux temps modernes, et nai pas précisé assez ce qui est du vieux cadre, si sombre et si terrible.
Ce cadre est daté fortement par certains traits atroces dun âge maudit, mais aussi par la place dominante quy tient la Femme, grand caractère du quatorzième siècle.
Cest la singularité de ce siècle que la Femme, fort peu affranchie, y règne cependant, et de cent façons violentes. Elle hérite des fiefs alors ; elle apporte des royaumes au roi. Elle trône ici-bas, et encore plus au ciel. Marie a supplanté Jésus. Saint François et saint Dominique ont vu dans son sein les trois mondes. Dans limmensité de la Grâce, elle noie le péché ; que dis-je ? aide à pécher (lire la légende de la religieuse dont la Vierge tient la place au chur, pendant quelle va voir son amant).
Au plus haut, au plus bas, la Femme. Béatrix est au ciel, au milieu des étoiles, pendant que Jean de Meung, au Roman de la Rose, prêche la communauté des femmes. Pure, souillée, la Femme est partout. On en peut dire ce que dit de Dieu Raimond Lulle : « Quelle part est-ce du monde ? Le Tout. »
Mais au ciel, mais en poésie, la Femme célébrée, ce nest pas la féconde mère, parée de ses enfants. Cest la Vierge, cest Béatrix stérile, et qui meurt jeune.
Une belle demoiselle anglaise passa, dit-on, en France vers 1300, pour prêcher la rédemption des femmes. Elle-même sen croyait le Messie.
La Messe noire, dans son premier aspect, semblerait être cette rédemption dÈve, maudite par le christianisme. La Femme au sabbat remplit tout. Elle est le sacerdoce, elle est lautel, elle est lhostie, dont tout le peuple communie. Au fond, nest-elle pas le Dieu même ?
Il y a là bien des choses populaires, et pourtant tout nest pas du peuple. Le paysan nestime que la force ; il fait peu de cas de la Femme. On ne le voit que trop dans toutes nos vieilles coutumes (v. mes Origines). Il naurait pas donné à la Femme la place dominante quelle a ici. Cest elle qui la prend delle-même.
Je croirais volontiers que le Sabbat, dans la forme dalors, fut luvre de la Femme, dune femme désespérée, telle que la sorcière lest alors. Elle voit, au quatorzième siècle, souvrir devant elle son horrible carrière de supplices, trois cents, quatre cents ans illuminés par les bûchers ! Dès 1300, sa médecine est jugée maléfice, ses remèdes sont punis comme des poisons. Linnocent sortilège par lequel les lépreux croyaient alors améliorer leur sort, amène le massacre de ces infortunés. Le pape Jean XXII fait écorcher vif un évêque, suspect de sorcellerie. Sous une répression si aveugle, oser peu ou oser beaucoup, cest risquer tout autant. Laudace croît par le danger même. La sorcière peut hasarder tout.
Fraternité humaine, défi au ciel chrétien, culte dénaturé du dieu nature, cest le sens de la Messe noire.
Lautel était dressé au grand serf Révolté, Celui à qui on a fait tort, « le vieux Proscrit, injustement chassé du ciel, lEsprit qui a créé la terre, le Maître qui a fait germer les plantes ». Cest sous ces titres que lhonoraient les Lucifériens, ses adorateurs, et (selon une opinion vraisemblable), les chevaliers du Temple.
Le grand miracle, en ces temps misérables, cest quon trouvait pour la cène nocturne de la fraternité ce quon neût pas trouvé le jour. La sorcière, non sans danger, faisait contribuer les plus aisés, recueillait leurs offrandes. La charité, sous forme satanique, étant crime et conspiration, étant une forme de révolte, avait grande puissance. On se volait le jour son repas pour le repas commun du soir.
Représentez-vous, sur une grande lande, et souvent près dun vieux dolmen celtique, à la lisière dun bois, une scène double : dune part, la lande bien éclairée, le grand repas du peuple ; dautre part, vers le bois, le chur de cette église dont le dôme est le ciel. Jappelle chur un tertre qui domine quelque peu. Entre les deux, des feux résineux à flamme jaune et de rouges brasiers, une vapeur fantastique.
Au fond, la sorcière dressait son Satan, un grand Satan de bois, noir et velu. Par les cornes et le bouc qui était près de lui, il eût été Bacchus ; mais par les attributs virils, cétait Pan et Priape. Ténébreuse figure que chacun voyait autrement ; les uns ny trouvaient que terreur ; les autres étaient émus de la fierté mélancolique où semblait absorbé léternel Exilé .
Premier acte. LIntroït magnifique que le christianisme prit à lantiquité (à ces cérémonies où le peuple, en longue file, circulait sous les colonnades, entrait au sanctuaire) le vieux dieu, revenu, le reprenait pour lui. Le lavabo de même, emprunté aux purifications païennes. Il revendiquait tout cela par droit dantiquité.
Sa prêtresse est toujours la vieille (titre dhonneur) ; mais elle peut fort bien être jeune. Lancre parle dune sorcière de dix-sept ans, jolie, horriblement cruelle.
La fiancée du Diable ne peut être un enfant ; il lui faut bien trente ans, la figure de Médée, la beauté des douleurs, lil profond, tragique et fiévreux, avec de grands flots de serpents descendant au hasard ; je parle dun torrent de noirs, dindomptables cheveux. Peut-être, par-dessus, la couronne de verveine, le lierre des tombes, les violettes de la mort.
Elle fait renvoyer les enfants (jusquau repas). Le service commence.
« Jy entrerai, à cet autel... Mais, Seigneur, sauve-moi du perfide et du violent (du prêtre, du seigneur). »
Puis vient le reniement à Jésus, lhommage au nouveau maître, le baiser féodal, comme aux réceptions du Temple, où lon donne tout sans réserve, pudeur, dignité, volonté ; avec cette aggravation outrageante au reniement de lancien Dieu « quon aime mieux le dos de Satan » .
A lui de sacrer sa prêtresse. Le dieu de bois laccueille comme autrefois Pan et Priape. Conformément à la forme païenne, elle se donne à lui, siège un moment sur lui, comme la Delphica au trépied dApollon. Elle en reçoit le souffle, lâme, la vie, la fécondation simulée. Puis, non moins solennellement, elle se purifie. Dès lors, elle est lautel vivant.
LIntroït est fini, et le service interrompu pour le banquet. Au rebours du festin des nobles qui siègent tous lépée au côté, ici dans le festin des frères, pas darmes, pas même de couteau.
Pour gardien de la paix, chacun a une femme. Sans femme on ne peut être admis. Parente ou non, épouse ou non, vieille, jeune, il faut une femme.
Quelles boissons circulaient ? hydromel ? bière ? vin ? Le cidre capiteux ou le poiré ? (Tous deux ont commencé au douzième siècle.)
Les breuvages dillusion, avec leur dangereux mélange de belladone, paraissaient-ils déjà à cette table ? Non pas certainement. Les enfants y étaient. Dailleurs, lexcès du trouble eût empêché la danse.
Celle-ci, danse tournoyante, la fameuse ronde du Sabbat, suffisait bien pour compléter ce premier degré de livresse. Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se voir ; mais souvent les dos se touchaient. Personne peu à peu ne se connaissait bien, ni celle quil avait à côté. La vieille alors nétait plus vieille. Miracle de Satan. Elle était femme encore, et désirable, confusément aimée.
Acte deuxième. Au moment où la foule, unie dans ce vertige, se sentait un seul corps, et par lattrait des femmes, et par je ne sais quelle vague émotion de fraternité, on reprenait loffice au Gloria. Lautel, lhostie apparaissait. Quels ? La Femme elle-même. De son corps prosterné, de sa personne humiliée, de la vaste soie noire de ses cheveux, perdus dans la poussière, elle (lorgueilleuse Proserpine) elle soffrait. Sur ses reins, un démon officiait, disait le Credo, faisait loffrande .
Cela fut plus tard immodeste. Mais alors, dans les calamités du quatorzième siècle, aux temps terribles de la Peste noire et de tant de famines, aux temps de la Jacquerie et des brigandages exécrables des Grandes Compagnies, pour ce peuple en danger, leffet était plus que sérieux. Lassemblée tout entière avait beaucoup à craindre si elle était surprise. La sorcière risquait extrêmement et vraiment, dans cet acte audacieux, elle donnait sa vie. Bien plus, elle affrontait un enfer de douleurs, de telles tortures, quon ose à peine les dire. Tenaillée et rompue, les mamelles arrachées, la peau lentement écorchée (comme on le fit à lévêque sorcier de Cahors), brûlée à petit feu de braise, et membre à membre, elle pouvait avoir une éternité dagonie.
Tous, à coup sûr, étaient émus, quand, sur la créature dévouée, humiliée, qui se donnait, on faisait la prière, et loffrande pour la récolte. On présentait du blé à lEsprit de la terre qui fait pousser le blé. Des oiseaux envolés (du sein de la Femme sans doute) portaient au Dieu de liberté le soupir et le vu des serfs. Que demandaient-ils ? Que nous autres, leurs descendants lointains, nous fussions affranchis .
Quelle hostie distribuait-elle ? Non lhostie de risée, quon verra aux temps dHenri IV, mais, vraisemblablement, cette confarreatio que nous avons vue dans les philtres, lhostie damour, un gâteau cuit sur elle, sur la victime qui demain pouvait elle-même passer par le feu. Cétait sa vie, sa mort, que lon mangeait. On y sentait déjà sa chair brûlée.
En dernier lieu, on déposait sur elle deux offrandes qui semblaient de chair, deux simulacres ; celui du dernier mort de la commune, celui du dernier né. Ils participaient au mérite de la femme, autel et hostie, et lassemblée (fictivement) communiait de lun et de lautre. Triple hostie, tout humaine. Sous lombre vague de Satan, le peuple nadorait que le peuple.
Cétait là le vrai sacrifice. Il était accompli. La Femme, sétant donnée à manger à la foule, avait fini son uvre. Elle se relevait, mais ne quittait la place quaprès avoir fièrement posé et comme constaté la légitimité de tout cela par lappel à la foudre, un défi provocant au Dieu destitué.
En dérision des mots : Agnus Dei, etc., et de la rupture de lhostie chrétienne, elle se faisait apporter un crapaud habillé et le mettait en pièces. Elle roulait ses yeux effroyablement, les tournait vers le ciel, et, décapitant le crapaud, elle disait ces mots singuliers : « Ah ! Philippe , si je te tenais, je ten ferais autant ! »
Jésus ne disant rien à ce défi, ne lançant pas la foudre, on le croyait vaincu. La troupe agile des démons choisissait ce moment pour étonner le peuple par de petits miracles, qui saisissaient, effrayaient les crédules. Les crapauds, bête inoffensive, mais quon croyait très venimeuse, étaient mordus par eux, et déchirés à belles dents. De grands feux, des brasiers, étaient sautés impunément pour amuser la foule et la faire rire des feux denfer.
Le peuple riait-il après un acte si tragique, si hardi ? je ne sais. Elle ne riait pas, à coup sûr, celle qui, la première, osa cela. Ces feux durent lui paraître ceux du prochain bûcher. A elle de pourvoir à lavenir de la monarchie diabolique, de créer la future sorcière.
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XII(suite) LAmour, la mort Satan sévanouit
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Voilà la foule affranchie, rassurée. Le serf, un moment libre, est roi pour quelques heures. Il a bien peu de temps. Déjà change le ciel, et les étoiles inclinent. Dans un moment, laube sévère va le remettre en servitude, le ramener sous lil ennemi, sous lombre du château, sous lombre de léglise, au travail monotone, à léternel ennui réglé par les deux cloches, dont lune dit : Toujours, et lautre dit : Jamais. Chacun deux, humble et morne, dun maintien composé, paraîtra sortir de chez lui.
Quils laient du moins, ce court moment ! que chacun des déshérités soit comblé une fois, et trouve ici son rêve !... Quel cur si malheureux, si flétri, qui parfois ne songe, nait quelque folle envie, ne dise : « Si cela marrivait ? »
Les seules descriptions détaillées que lon ait sont, je lai dit, modernes, dun temps de paix et de bonheur, des dernières années dHenri IV, où la France refleurissait. Années prospères, luxurieuses, tout à fait différentes de lâge noir, où sorganisa le sabbat.
Il ne tient pas à M. de Lancre et autres que nous ne figurions le troisième acte comme la Kermesse de Rubens, une orgie très confuse, un grand bal travesti qui permettrait toute union, surtout entre proches parents. Selon ces auteurs qui ne veulent quinspirer lhorreur, faire frémir, le but principal du sabbat, la leçon, la doctrine expresse de Satan, cest linceste, et, dans ces grandes assemblées (parfois de douze mille âmes), les actes les plus monstrueux eussent été commis devant tout le monde.
Cela est difficile à croire. Les mêmes auteurs disent dautres choses qui semblent fort contraires à un tel cynisme. Ils disent quon ny venait que par couples, quon ne siégeait au banquet que deux à deux, que même, sil arrivait une personne isolée, on lui déléguait un jeune démon pour la conduire, lui faire les honneurs de la fête. Ils disent que des amants jaloux ne craignaient pas dy venir, dy amener les belles curieuses.
On voit aussi que la masse venait par familles, avec les enfants. On ne les renvoyait que pour le premier acte, non pour le banquet ni loffice, et non même pour ce troisième acte. Cela prouve quil y avait une certaine décence. Au reste, la scène était double. Les groupes de familles restaient sur la lande bien éclairés. Ce nétait quau-delà du rideau fantastique des fumées résineuses que commençaient des espaces plus sombres où lon pouvait sécarter.
Les juges, les inquisiteurs, si hostiles, sont obligés davouer quil y avait un grand esprit de douceur et de paix. Nulle des trois choses si choquantes aux fêtes des nobles. Point dépée, de duels, point de tables ensanglantées. Point de galantes perfidies pour avilir lintime ami. Limmonde fraternité des Templiers, quoi quon ait dit, était inconnue, inutile ; au sabbat la femme était tout.
Quant à linceste, il faut sentendre. Tout rapport avec les parentes, même les plus permis aujourdhui, était compté comme crime. La loi moderne, qui est la charité même, comprend le cur de lhomme et le bien des familles. Elle permet au veuf dépouser la sur de sa femme, cest-à-dire de donner à ses enfants la meilleure mère. Elle permet à loncle de protéger sa nièce en lépousant. Elle permet surtout dépouser la cousine, une épouse sûre et bien connue, souvent aimée denfance, compagne des premiers jeux, agréable à la mère, qui davance ladopta de cur. Au moyen âge, tout cela, cest linceste.
Le paysan, qui naime que sa famille, était désespéré. Même au sixième degré, ceût été chose énorme dépouser sa cousine. Nul moyen de se marier dans son village, où la parenté mettait tant dempêchements. Il fallait chercher ailleurs, au loin. Mais alors, on communiquait peu, on ne se connaissait pas, et on détestait ses voisins. Les villages, aux fêtes, se battaient sans savoir pourquoi (cela se voit encore dans les pays tant soit peu écartés). On nosait guère aller chercher femme au lieu même où lon sétait battu, où lon eût été en danger.
Autre difficulté. Le seigneur du jeune serf ne lui permettait pas de se marier dans la seigneurie dà côté. Il fût devenu serf du seigneur de sa femme, eût été perdu pour le sien.
Ainsi le prêtre défendait la cousine, le seigneur létrangère. Beaucoup ne se mariaient pas.
Cela produisait justement ce quon prétendait éviter. Au sabbat éclataient les attractions naturelles. Le jeune homme retrouvait là celle quil connaissait, aimait davance, celle dont, à dix ans, on lappelait le petit mari. Il la préférait à coup sûr, et se souvenait peu des empêchements canoniques.
Quand on connaît bien la famille du moyen âge, on ne croit point du tout à ces imputations déclamatoires dune vaste promiscuité qui eût mêlé une foule. Tout au contraire, on sent que chaque petit groupe, serré et concentré, est infiniment loin dadmettre létranger.
Le serf, peu jaloux (pour ses proches), mais si pauvre, si misérable, craint excessivement dempirer son sort en multipliant des enfants quil ne pourra nourrir. Le prêtre, le seigneur, voudraient quon augmentât leurs serfs, que la femme fût toujours enceinte, et les prédications les plus étranges se faisaient à ce sujet ; parfois des reproches sanglants et des menaces. Dautant plus obstinée était la prudence de lhomme. La femme, pauvre créature qui ne pouvait avoir denfants viables dans de telles conditions, qui nenfantait que pour pleurer, avait la terreur des grossesses. Elle ne se hasardait à la fête nocturne que sur cette expresse assurance quon disait, répétait : « Jamais femme nen revint enceinte . »
Elles venaient, attirées à la fête par le banquet, la danse, les lumières, lamusement, nullement par le plaisir charnel. Les unes ny trouvaient que souffrance. Les autres détestaient la purification glacée qui suivait brusquement lamour pour le rendre stérile. Nimporte. Elles acceptaient tout, plutôt que daggraver leur indigence, de faire un malheureux, de donner un serf au seigneur.
Forte conjuration, entente très fidèle, qui resserrait lamour dans la famille, excluait létranger. On ne se fiait quaux parents unis dans un même servage, qui, partageant les mêmes charges, navaient garde de les augmenter. Ainsi, nul entraînement général, point de chaos confus du peuple. Tout au contraire, des groupes serrés et exclusifs. Cest ce qui devait rendre le sabbat impuissant comme révolte. Il ne mêlait nullement la foule. La famille, attentive à la stérilité, lassurait en se concentrant en elle-même dans lamour des très proches, cest-à-dire des intéressés. Arrangement triste, froid, impur. Les moments les plus doux en étaient assombris, souillés. Hélas ! jusquà lamour, tout était misère et révolte.
Cette société était cruelle. Lautorité disait : « Mariez-vous. » Mais elle rendait cela très difficile, et par lexcès de la misère, et par cette rigueur insensée des empêchements canoniques.
Leffet était exactement contraire à la pureté que lon prêchait. Sous apparence chrétienne, le patriarcat de lAsie existait seul.
Laîné seul se mariait. Les frères cadets, les surs, travaillaient sous lui et pour lui . Dans les fermes isolées des montagnes du Midi, loin de tout voisinage et de toute femme, les frères vivaient avec leurs surs, qui étaient leurs servantes et leur appartenaient en toute chose. Murs analogues à celles de la Genèse, aux mariages des Parsis, aux usages toujours subsistants de certaines tribus pastorales de lHimalaya.
Ce qui était plus choquant encore, cétait le sort de la mère. Elle ne mariait pas son fils, ne pouvait lunir à une parente, sassurer dune bru qui eût eu des égards pour elle. Son fils se mariait (sil le pouvait) à une fille dun village éloigné, souvent hostile, dont linvasion était terrible, soit aux enfants du premier lit, soit à la pauvre mère, que létrangère faisait souvent chasser. On ne le croira pas, mais la chose est certaine. Tout au moins, on la maltraitait : on léloignait du foyer, de la table.
Une loi suisse défend dôter à la mère sa place au coin du feu.
Elle craignait extrêmement que le fils ne se mariât. Mais son sort ne valait guère mieux sil ne le faisait point. Elle nen était pas moins servante du jeune maître de maison, qui succédait à tous les droits du père, et même à celui de la battre. Jai vu encore dans le Midi cette impiété : le fils de vingt-cinq ans châtiait sa mère quand elle senivrait.
Combien plus dans ces temps sauvages !... Cétait lui bien plutôt qui revenait des fêtes dans létat de demi-ivresse, sachant très peu ce quil faisait. Même chambre, même lit (car il ny en avait jamais deux). Elle nétait pas sans avoir peur. Il avait vu ses amis mariés, et cela laigrissait. De là, des pleurs, une extrême faiblesse, le plus déplorable abandon. Linfortunée, menacée de son seul dieu, son fils, brisée de cur, dans une situation tellement contre nature, désespérait. Elle tâchait de dormir, dignorer. Il arrivait, sans que ni lun ni lautre sen rendît compte, ce qui arrive aujourdhui encore si fréquemment aux quartiers indigents des grandes villes, où une pauvre personne, forcée ou effrayée, battue peut-être, subit tout. Domptée dès lors, et, malgré ses scrupules, beaucoup trop résignée, elle endurait une misérable servitude. Honteuse et douloureuse vie, pleine dangoisse, car dannée en année la distance dâge augmentait, les séparait. La femme de trente-six ans gardait un fils de vingt. Mais à cinquante, hélas ! plus tard encore, quadvenait-il ? Du grand sabbat, où les lointains villages se rencontraient, il pouvait ramener létrangère, la jeune maîtresse, inconnue, dure, sans cur, sans pitié, qui lui prendrait son fils, son feu, son lit, cette maison quelle avait faite elle-même.
A en croire Lancre et autres, Satan faisait au fils un grand mérite de rester fidèle à sa mère, tenait ce crime pour vertu. Si cela est vrai, on peut supposer que la femme défendait la femme, que la sorcière était dans les intérêts de la mère pour la maintenir au foyer contre la belle-fille, qui leût envoyée mendier, le bâton à la main.
Lancre prétend encore « quil ny avait bonne sorcière qui ne naquît de lamour de la mère et du fils ». Il en fut ainsi dans la Perse pour la naissance du mage, qui, disait-on, devait provenir de cet odieux mystère. Ainsi les secrets de magie restaient fort concentrés dans une famille qui se renouvelait elle-même.
Par une erreur impie, ils croyaient imiter linnocent mystère agricole, léternel cercle végétal, où le grain, ressemé au sillon, fait le grain.
Les unions moins monstrueuses (du frère et de la sur), communes chez les juifs et les Grecs, étaient froides et très peu fécondes. Elles furent très sagement abandonnées, et lon ny fût guère revenu, sans lesprit de révolte, qui, suscité par dabsurdes rigueurs, se jetait follement dans lextrême opposé.
Des lois contre nature firent ainsi, par la haine, des murs contre nature.
O temps dur ! temps maudit ! et gros de désespoir !
Nous avons disserté ! Mais voici presque laube. Dans un moment lheure sonne qui met en fuite les esprits. La sorcière, à son front, sent sécher les lugubres fleurs. Adieu sa royauté ! sa vie peut-être !... Que serait-ce si le jour la trouvait encore ?
Que fera-t-elle de Satan ? une flamme ? une cendre ? Il ne demande pas mieux, il sait bien, le rusé, que, pour vivre, renaître, le seul moyen, cest de mourir.
Mourra-t-il, le puissant évocateur des morts qui donna à celles qui pleurent la seule joie dici-bas, lamour évanoui et le rêve adoré ? Oh ! non, il est bien sûr de vivre.
Mourra-t-il, le puissant esprit qui, trouvant la Création maudite, la Nature gisante par terre, que lÉglise avait jetée de sa robe, comme un nourrisson sale, ramassa la Nature et la mit dans son sein ? Cela ne se peut pas.
Mourra-t-il, lunique médecin du moyen âge, de lâge malade, qui le sauva par les poisons, et lui dit : « Vis donc, imbécile ! »
Comme il est sûr de vivre, le gaillard, il meurt tout à son aise. Il sescamote, brûle avec dextérité sa belle peau de bouc, sévanouit dans la flamme et dans laube.
Mais, elle, elle qui fit Satan, qui fit tout, le bien et le mal, qui favorisa tant de choses, damour, de dévouements, de crimes... ! que devient-elle ? La voilà seule sur la lande déserte !
Elle nest pas, comme on dit, lhorreur de tous. Beaucoup la béniront . Plus dun la trouvée belle, plus dun vendrait sa part du paradis pour oser approcher... Mais, autour, il est un abîme, on ladmire trop, et on en a tant peur ! de cette toute-puissante Médée, de ses beaux yeux profonds, des voluptueuses couleuvres de cheveux noirs dont elle est inondée.
Seule à jamais. A jamais, sans amour ! Qui lui reste ? Rien que lEsprit qui se déroba tout à lheure.
« Eh bien, mon bon Satan, partons... Car jai bien hâte dêtre là-bas. Lenfer vaut mieux. Adieu le monde ! »
Celle qui la première fit, joua le terrible drame, dut survivre très peu. Satan obéissant, avait, tout près, sellé un gigantesque cheval noir, qui, des yeux, des naseaux, lançait le feu. Elle y monta dun bond...
On les suivit des yeux... Les bonnes gens épouvantés disaient : « Oh ! quest-ce quelle va donc devenir ? En partant, elle rit, du plus terrible éclat de rire, et disparut comme une flèche. On voudrait bien savoir, mais on ne saura pas ce que la pauvre est devenue .
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LIVRE DEUXIÈME
ISorcière de la décadence Satan multiplié, vulgarisé
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Le délicat bijou du Diable, la petite sorcière conçue de la Messe noire où la grande a disparu, elle est venue, elle a fleuri, en malice, en grâce de chat. Celle-ci, toute contraire à lautre ; fine et oblique dallure, sournoise, filant doucettement, faisant volontiers le gros dos. Rien de titanique, à coup sûr. Loin de là, basse de nature. Dès le berceau, lubrique et toute pleine de mauvaises friandises. Elle exprimera toute sa vie certain moment nocturne, impur et trouble, où certaine pensée dont un eût eu horreur le jour, usa des libertés du rêve.
Celle qui naît avec ce secret dans le sang, cette science instinctive du mal, qui a vu si loin et si bas, elle ne respectera rien, ni chose ni personne en ce monde, naura guère de religion. Guère pour Satan lui-même, car il est encore un esprit, et celle-ci a un goût unique pour toute chose de matière.
Enfant, elle salissait tout. Grandelette, jolie, elle étonne de malpropreté. Par elle, la sorcellerie sera je ne sais quelle cuisine de je ne sais quelle chimie. De bonne heure, elle manipule surtout les choses répugnantes, les drogues aujourdhui, demain les intrigues. Cest là son élément, les amours et les maladies. Elle sera fine entremetteuse, habile, audacieuse empirique. On lui fera la guerre pour de prétendus meurtres, pour lemploi des poisons. A tort. Elle a peu linstinct de telles choses, peu le goût de la mort. Sans bonté, elle aime la vie, à guérir, prolonger la vie. Elle est dangereuse en deux sens : elle vendra des recettes de stérilité, davortement peut-être. Dautre part, effrénée, libertine dimagination, elle aidera volontiers à la chute des femmes par ses damnés breuvages, jouira des crimes damour.
Oh ! que celle-ci diffère de lautre ! Cest un industriel. Lautre fut lImpie, le Démon ; elle fut la grande Révolte, la femme de Satan, et, on peut dire, sa mère. Car il a grandi delle, et de sa puissance intérieure. Mais celle-ci est tout au plus la fille du Diable. Elle a de lui deux choses ; elle est impure, et elle aime à manipuler la vie. Cest son lot ; elle y est artiste, déjà artiste à vendre, et nous entrons dans le métier.
On dit quelle se perpétuera par linceste dont elle est née. Mais elle nen a pas besoin. Sans mâle, elle fera dinnombrables petits. En moins de cinquante ans, au début du quinzième, siècle, sous Charles VI, une contagion immense sétend. Quiconque croit avoir quelques secrets, quelques recettes, quiconque croit deviner, quiconque rêve et voyage en rêvant, se dit favori de Satan. Toute femme lunatique prend pour elle ce grand nom : Sorcière.
Nom périlleux, nom lucratif, lancé par la haine du peuple, qui, tour à tour, injurie et implore la puissance méconnue. Il nen est pas moins accepté, revendiqué souvent. Aux enfants qui la suivent, aux femmes. qui menacent du poing, lui jettent ce mot comme une pierre, elle se retourne, et dit avec orgueil : « Cest vrai ! vous lavez dit ! »
Le métier devient bon, et les hommes sen mêlent. Nouvelle chute pour lart. La moindre des sorcières a cependant encore un peu de la Sibylle. Ceux-ci, sordides charlatans, jongleurs grossiers, taupiers, tueurs de rats, jetant des sorts aux bêtes, vendant les secrets, quils nont pas, empuantissent ce temps de sombre fumée noire, de peur et de bêtise. Satan devient immense, immensément multiplié. Pauvre triomphe. Il est ennuyeux, plat. Le peuple afflue pourtant à lui, ne veut guère dautre Dieu. Cest lui qui se manque à lui-même.
Le quinzième siècle, malgré deux ou trois grandes inventions, nen est pas moins, je crois, un siècle fatigué, de peu didées.
Il commence très dignement par le sabbat royal de Saint-Denis, le bal effréné et lugubre que Charles VI fit dans cette abbaye pour lenterrement de Du Guesclin, enterré depuis tant dannées. Trois jours, trois nuits, Sodome se roula sur les tombes. Le fou qui nétait pas encore idiot, força tous ces rois, ses aïeux, ces os secs sautant dans leur bière, de partager son bal. La mort, bon gré mal gré, devint entremetteuse, donna aux voluptés un cruel aiguillon. Là éclatèrent les modes immondes de lépoque où les dames, grandies du hennin diabolique, faisaient valoir le ventre et semblaient toutes enceintes (admirable moyen de cacher les grossesses) . Elles y tinrent ; cette mode dura quarante années. Ladolescence, dautre part, effrontée, les éclipsait en nudités saillantes. La femme avait Satan au front dans le bonnet cornu. Le bachelier, le page, lavaient au pied dans la chaussure à fine pointe de scorpion. Sous masque danimaux, ils soffraient hardiment par les bas côtés de la bête. Le célèbre enleveur denfants, Retz, lui-même alors page, prit là son monstrueux essor. Toutes ces grandes dames de fiefs, effrénées Jézabels, moins pudibondes encore que lhomme, ne daignaient se déguiser. Elles sétalaient à face nue. Leur furie sensuelle, leur folle ostentation de débauche, leurs outrageux défis, furent pour le roi, pour tous, pour le sens, la vie, le corps, lâme, labîme et le gouffre sans fond.
Ce qui en sort, ce sont les vaincus dAzincourt, pauvre génération de seigneurs épuisés qui, dans les miniatures, font grelotter encore à voir sous un habit perfidement serré leurs tristes membres amaigris .
Je plains fort la sorcière, qui, au retour de la grande dame après la fête du roi, sera sa confidente et son ministre, dont elle exigera limpossible.
Au château, il est vrai, elle est seule, lunique femme, ou à peu près, dans un monde dhommes non mariés. A en croire les romans, la dame aurait eu plaisir à sentourer de jolies filles. Lhistoire et le bon sens disent justement le contraire. Eléonore nest pas si sotte que de sopposer Rosamonde. Ces reines et grandes dames, si licencieuses, nen sont pas moins horriblement jalouses (exemple, celle que conte Henri Martin, qui fit mourir sous les outrages des soldats une fille quadmirait son mari). La puissance damour de la dame, répétons-le, tient à ce quelle est seule. Quels que soient la figure et, lâge, elle est le rêve de tous. La sorcière a beau jeu de lui faire abuser de sa divinité, de lui faire faire risée de ce troupeau de mâles assotis et domptés. Elle lui fait oser tout, les traiter comme bêtes. Les voilà transformés. Ils tombent à quatre pattes, singes flatteurs, ours ridicules, ou chiens lubriques, pourceaux avides à suivre loutrageuse Circé.
Tout cela fait pitié ! Elle en a la nausée. Elle repousse du pied ces bêtes rampantes. Cest immonde, pas assez coupable. Elle trouve à son mal un absurde remède. Cest (lorsque ceux-ci sont si nuls) davoir plus nul encore, de prendre un tout petit amant. Conseil digne de la sorcière. Susciter, avant lheure, létincelle dans linnocent qui dort du pur sommeil denfance. Voilà la laide histoire du petit Jehan de Saintré, type des Chérubins, et autres poupées misérables des âges de décadence.
Sous tant dornements pédantesques et de moralité sentimentale, la basse cruauté du fonds se sent très bien. On y tue le fruit dans la fleur. Cest, en un sens, la chose quon reprochait à la sorcière, « de manger des enfants ». Tout au moins, on en boit la vie. Sous forme tendre et maternelle, la belle dame caressante nest-elle pas un vampire pour épuiser le sang du faible ? Le résultat de ces énormités, le roman même nous le donne. Saintré, dit-il, devient un chevalier parfait, mais parfaitement frêle et faible, si bien quil est bravé, défié, par le butor de paysan abbé, en qui la dame, enfin mieux avisée, voit ce qui lui convient le mieux.
Ces vains caprices augmentent le blasement, la fureur du vide. Circé, au milieu de ses bêtes, ennuyée, excédée, voudrait être bête elle-même. Elle se sent sauvage, elle senferme. De la tourelle, elle jette un regard sinistre sur la sombre forêt. Elle se sent captive, et elle a la fureur dune louve quon tient à la chaîne. « Vienne à linstant la vieille !... le la veux. Courez-y. » Et deux minutes après : « quoi ! nest-elle pas déjà venue ? »
La voici. « Écoute bien... jai une envie... (tu le sais, cest insurmontable), lenvie de tétrangler, de te noyer ou de te donner à lévêque qui déjà te demande... Tu nas quun moyen déchapper, cest de me satisfaire une autre envie, de me changer en louve. Je mennuie trop. Assez rester. Je veux, au moins la nuit, courir librement la forêt. Plus de sots serviteurs, de chiens qui métourdissent, de chevaux maladroits qui heurtent, évitent les fourrés.
« Mais, madame, si lon vous prenait... Insolente... Oh ! tu périras. Du moins, vous savez bien lhistoire de la dame louve dont on coupa la patte ... Que de regrets jaurais !... Cest mon affaire... Je ne técoute plus... Jai hâte, et jai jappé déjà... Quel bonheur ! chasser seule, au clair de lune, et seule mordre la biche, lhomme aussi, sil en vient ; mordre lenfant si tendre, et la femme surtout, oh ! la femme, y mettre la dent !... Je les hais toutes... Pas une autant que toi... Mais ne recule pas, je ne te mordrai pas ; tu me répugnes trop, et dailleurs, tu nas pas de sang... Du sang, du sang ! cest ce quil faut. »
Il ny a pas à dire non : « Rien de plus aisé, madame. Ce soir, à neuf heures, vous boirez. Enfermez-vous. Transformée, pendant quon vous croit là, vous courrez la forêt. »
Cela se fait, et la dame, au matin, se trouve excédée, abattue ; elle nen peut plus. Elle doit, cette nuit, avoir fait trente lieues. Elle a chassé, elle a tué ; elle est pleine de sang. Mais ce sang vient peut-être des ronces où elle sest déchirée.
Grand orgueil, et péril aussi pour celle qui a fait ce miracle. La dame qui lexigea, cependant, la reçoit fort sombre : « O sorcière, que tu as là un épouvantable pouvoir ! Je ne laurais pas deviné ! Mais maintenant jai peur et jai horreur... Oh ! quà bon droit tu es haïe ! Quel beau jour ce sera, quand tu seras brûlée ! Je te perdrai quand je voudrai. Mes paysans, ce soir, repasseraient sur toi leurs faux, si je disais un mot de cette nuit... Va-ten, noire, exécrable vieille !
Elle est précipitée par les grands, ses patrons, dans détranges aventures. Nayant que le château qui la garde du prêtre, la défende un peu du bûcher, que refusera-t-elle à ses terribles protecteurs ? Si le baron, revenu des croisades, de Nicopolis, par exemple, imitateur de la vie turque, la fait venir, la charge de voler pour lui des enfants ? que fera-t-elle ? Ces razzias, immenses en pays grec, où parfois deux mille pages entraient à la fois au sérail, nétaient nullement inconnues aux chrétiens (aux barons dAngleterre dès le douzième siècle, plus tard aux chevaliers de Rhodes ou Malte). Le fameux Gilles de Retz, le seul dont on fit le procès, fut puni non davoir enlevé ses petits serfs (chose peu rare), mais de les avoir immolés à Satan. Celle qui les volait, et qui, sans doute, ignorait leur destin, se trouvait entre deux dangers. Dune part, la fourche et la faux du paysan, de lautre, les tortures de la tour quun refus lui aurait values. Lhomme de Retz, son terrible Italien , eût fort bien pu la piler au mortier.
De tous côtés, périls et gains. Nulle situation plus horriblement corruptrice. Les sorcières elles-mêmes ne niaient pas les absurdes puissances que le peuple leur attribuait. Elles avouaient quavec une poupée percée daiguilles, elles pouvaient envoûter, faire maigrir, faire périr qui elles voulaient. Elles avouaient quavec la mandragore, arrachée du pied du gibet (par la dent dun chien, disaient-elles, qui ne manquait pas den mourir), elles pouvaient pervertir la raison, changer les hommes en bêtes, livrer les femmes aliénées et folles. Bien plus terrible encore le délire furieux de la Pomme épineuse (ou Datura) qui fait danser à mort , subir mille hontes, dont on na ni conscience, ni souvenir.
De là dimmenses haines, mais aussi dextrêmes terreurs. Lauteur du Marteau des Sorcières, Sprenger, raconte avec effroi quil vit, par un temps de neige, toutes les routes étant défoncées, une misérable population, éperdue de peur, et maléficiée de maux trop réels, qui couvrait tous les abords dune petite ville dAllemagne. Jamais, dit-il, vous ne vîtes de si nombreux pèlerinages à Notre-Dame de grâce ou Notre-Dame des ermites. Tous ces gens, par les fondrières, clochant, se traînant, tombant, sen allaient à la sorcière, implorer leur grâce du Diable. Quels devaient être lorgueil et lemportement de la vieille de voir tout ce peuple à ses pieds !
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IILe marteau des sorcières
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Les sorcières prenaient peu de peine pour cacher leur jeu. Elles sen vantaient plutôt, et cest de leur bouche même que Sprenger a recueilli une grande partie des histoires qui ornent son manuel. Cest un livre pédantesque, calqué ridiculement sur les divisions et subdivisions usitées par les Thomistes, mais naïf, très convaincu, dun homme vraiment effrayé, qui, dans ce duel terrible entre Dieu et le Diable où Dieu permet généralement que le Diable ait lavantage, ne voit de remède quà poursuivre celui-ci la flamme en main, brûlant au plus vite les corps où il élit domicile.
Sprenger na eu que le mérite de faire un livre plus complet, qui couronne un vaste système, toute une littérature. Aux anciens pénitentiaires, aux manuels des confesseurs pour linquisition des péchés, succédèrent les directoria pour linquisition de lhérésie, qui est le plus grand péché. Mais pour la plus grande hérésie, qui est la sorcellerie, on fit des directoria ou manuels spéciaux, des Marteaux pour les sorcières. Ces manuels, constamment enrichis par le zèle des dominicains, ont atteint leur perfection dans le Malleus de Sprenger, livre qui le guida lui-même dans sa grande mission dAllemagne et resta pour un siècle le guide et la lumière des tribunaux dinquisition.
Comment Sprenger fut-il conduit à étudier ces matières ? Il raconte quétant à Rome, au réfectoire où les moines hébergeaient des pèlerins, il en vit deux de Bohème ; lun jeune prêtre, lautre son père. Le père soupirait et priait pour le succès de son voyage. Sprenger, ému de charité, lui demande doù vient son chagrin. Cest que son fils est possédé ; avec grande peine et dépense, il lamène à Rome, au tombeau des saints. « Ce fils, où est-il ? dit le moine. A côté de vous. A cette réponse, jeus peur et me reculai. Jenvisageai le jeune prêtre et fus étonné de le voir manger dun air très modeste et répondre avec douceur. Il mapprit quayant parlé un peu durement à une vieille, elle lui avait jeté un sort ; ce sort était sous un arbre. Sous lequel ? la sorcière sobstinait à ne pas le dire. » Sprenger, toujours par charité, se mit à mener le possédé déglise en église, et de relique en relique. A chaque station, exorcisme, fureur, cris, contorsions, baragouinage en toute langue et force gambades. Tout cela devant le peuple, qui les suivait, admirait, frissonnait. Les diables, si communs en Allemagne, étaient plus rares en Italie. En quelques jours, Rome ne parlait dautre chose. Cette affaire, qui fit grand bruit, recommanda sans nul doute le dominicain à lattention. Il étudia, compila tous les Mallei et autres manuels manuscrits, et devint de première force en procédure démoniaque. Son Malleus dut être fait dans les vingt ans qui séparent cette aventure de la grande mission donnée à Sprenger par le pape Innocent VIII, en 1484.
Il était bien nécessaire de choisir un homme adroit pour cette mission dAllemagne, un homme desprit, dhabileté, qui vainquît la répugnance des loyautés germaniques au ténébreux système quil sagissait dintroduire. Rome avait eu aux Pays-Bas un rude échec qui y mit lInquisition en honneur et, par suite, lui ferma la France (Toulouse seule, comme ancien pays albigeois, y subit lInquisition). Vers lannée 1460, un pénitencier de Rome, devenu doyen dArras, imagina de frapper un coup de terreur sur les chambres de rhétorique (ou réunions littéraires), qui commençaient à discuter des matières religieuses. Il brûla comme sorcier un de ces rhétoriciens et, avec lui, des bourgeois riches, des chevaliers même. La noblesse, ainsi touchée, sirrita ; la voix publique séleva avec violence. LInquisition fut conspuée, maudite, surtout en France. Le parlement de Paris lui ferma rudement la porte, et Rome, par sa maladresse, perdit cette occasion dintroduire dans tout le Nord cette domination de terreur.
Le moment semblait mieux choisi vers 1484. LInquisition, qui avait pris en Espagne des proportions si terribles et dominait la royauté, semblait alors devenue une institution conquérante, qui dût marcher delle-même, pénétrer partout et envahir tout. Elle trouvait, il est vrai, un obstacle en Allemagne, la jalouse opposition des princes ecclésiastiques, qui, ayant leurs tribunaux, leur inquisition personnelle, ne sétaient jamais prêtés à recevoir celle de Rome. Mais la situation de ces princes, les très grandes inquiétudes que leur donnaient les mouvements populaires, les rendaient plus maniables. Tout le Rhin et la Souabe, lOrient même vers Salzbourg, semblaient minés en dessous. De moment en moment éclataient des révoltes de paysans. On aurait dit un immense volcan souterrain, un invisible lac de feu, qui, de place en place, se fût révélé par des jets de flamme. Linquisition étrangère, plus redoutée que lallemande, arrivait ici à merveille pour terroriser le pays, briser les esprits rebelles, brûlant comme sorciers aujourdhui ceux qui, peut-être demain, auraient été insurgés. Excellente arme populaire pour dompter le peuple, admirable dérivatif. On allait détourner lorage cette fois sur les sorciers, comme en 1349 et dans tant dautres occasions, on lavait lancé sur les juifs.
Seulement il fallait un homme. Linquisiteur qui, le premier, devant les Cours jalouses de Mayence et de Cologne, devant le peuple moqueur de Francfort ou de Strasbourg, allait dresser son tribunal, devait être un homme desprit. Il fallait que sa dextérité personnelle balançât, fît quelquefois oublier lodieux de son ministère. Rome, du reste, sest piquée toujours de choisir très bien les hommes. Peu soucieuse des questions, beaucoup des personnes, elle a cru, non sans raison, que le succès des affaires dépendait du caractère tout spécial des agents envoyés dans chaque pays. Sprenger était-il bien lhomme ? Dabord, il était Allemand, dominicain, soutenu davance par cet ordre redouté, par tous ses couvents, ses écoles. Un digne fils des écoles était nécessaire, un bon scolastique, un homme ferré sur la Somme, ferme sur son saint Thomas, pouvant toujours donner des textes. Sprenger était tout cela. Mais, de plus, cétait un sot.
« On dit, on écrit souvent que dia-bolus vient de dia, deux, et bolus, bol ou pilule, parce quavalant à la fois et lâme et le corps, des deux choses il ne fait quune pilule, un même morceau. Mais (dit-il, continuant avec la gravité de Sganarelle), selon létymologie grecque, diabolus signifie clausus ergastulo ; ou bien, defluens (Teufel ?) cest-à-dire tombant, parce quil est tombé du ciel.
Doù vient maléfice ? « De maleficiendo, qui signifie male de fide sentiendo. » Étrange étymologie, mais dune portée très grande. Si le maléfice est assimilé aux mauvaises opinions, tout sorcier est un hérétique, et tout douteur est un sorcier. On peut brûler comme sorciers tous ceux qui penseraient mal. Cest ce quon avait fait à Arras, et ce quon voulait peu à peu établir partout.
Voilà lincontestable et solide mérite de Sprenger. Il est sot, mais intrépide ; il pose hardiment les thèses les moins acceptables. Un autre essayerait déluder, datténuer, damoindrir les objections. Lui, non. Dès la première page, il montre de face, expose une à une les raisons naturelles, évidentes, quon a de ne pas croire aux miracles diaboliques. Puis il ajoute froidement : Autant derreurs hérétiques. Et sans réfuter les raisons, il copie les textes contraires, saint Thomas, Bible, légendes, canonistes et glossateurs. Il vous montre dabord le bon sens, puis le pulvérise par lautorité.
Satisfait, il se rassoit, serein, vainqueur ; il semble dire : Eh bien ! maintenant, quen dites-vous ? Seriez-vous bien assez osé pour user de votre raison ?... Allez donc douter, par exemple, que le Diable ne samuse à se mettre entre ces époux, lorsque tous les jours lÉglise et les canonistes admettent ce motif de séparation !
Cela, certes, est sans réplique. Personne ne soufflera. Sprenger, en tête de ce manuel des juges, déclarant le moindre doute hérétique, le juge est lié ; il sent quil ne doit pas broncher ; que, si malheureusement il avait quelque tentation de doute ou dhumanité, il lui faudrait commencer par se condamner et se brûler lui-même.
Cest partout la même méthode. Le bon sens dabord ; puis de front, de face et sans précaution, la négation du bon sens. Quelquun, par exemple, serait tenté de dire que, puisque lamour est dans lâme, il nest pas bien nécessaire de supposer quil y faut laction mystérieuse du Diable. Cela nest-il pas spécieux ? « Non pas, dit Sprenger, distinguo : Celui qui fend le bois nest pas cause de la combustion ; il est seulement cause indirecte. Le fendeur de bois, cest lamour (voir Denis lAréopagite, Origène, Jean Damascène). Donc lamour nest que la cause indirecte de lamour. »
Voilà ce que cest que détudier. Ce nest pas une faible école qui pouvait produire un tel homme. Cologne seule, Louvain, Paris, avaient les machines propres à mouler le cerveau humain. Lécole de Paris était forte ; pour le latin de cuisine, quopposer au Janotus de Gargantua ? Mais plus forte était Cologne, glorieuse reine des ténèbres qui a donné à Hutten le type des obscuri viri, des obscurantins et ignorantins, race si prospère et si féconde.
Ce solide scolastique, plein de mots, vide de sens, ennemi juré de la nature, autant que de la raison, siège avec une foi superbe dans ses livres et dans sa robe, dans sa crasse et sa poussière. Sur la table de son tribunal, il a la Somme dun côté, de lautre le Directorium. Il nen sort pas. A tout le reste il sourit. Ce nest pas à un homme comme lui quon en fait accroire, ce nest pas lui qui donnera dans lastrologie ou dans lalchimie, sottises pas encore assez sottes, qui mèneraient à lobservation. Que dis-je ? Sprenger est esprit fort, il doute des vieilles recettes. Quoique Albert le Grand assure que la sauge dans une fontaine suffit pour faire un grand orage, il secoue la tête. La sauge ? à dautres ! je vous prie. Pour peu quon ait dexpérience, on reconnaît ici la ruse de Celui qui voudrait faire perdre sa piste et donner le change, lastucieux Prince de lair ; mais il y aura du mal, il a affaire à un docteur plus malin que le Malin.
Jaurais voulu voir en face ce type admirable du juge et les gens quon lui amenait. Des créatures que Dieu prendrait dans deux globes différents ne seraient pas plus opposées, plus étrangères lune à lautre, plus dépourvues de langue commune. La vieille, squelette déguenillé à lil flamboyant de malice, trois fois recuite au feu denfer ; le sinistre solitaire, berger de la Forêt Noire ou des hauts déserts des Alpes : voilà les sauvages quon présente à lil terne du savantasse, au jugement du scolastique.
Ils ne le feront pas, du reste, suer longtemps en son lit de justice. Sans torture, ils diront tout. La torture viendra, mais après, pour complément et ornement du procès-verbal. Ils expliquent et content par ordre tout ce quils ont fait. Le Diable est lintime ami du berger, et il couche avec la sorcière. Elle en sourit, elle en triomphe. Elle jouit visiblement de la terreur de lassemblée.
Voilà une vieille bien folle ; le berger ne lest pas moins. Sots ? Ni lun, ni lautre. Loin de là, ils sont affinés, subtils, entendent pousser lherbe et voient à travers les murs ! Ce quils voient le mieux encore, ce sont les monumentales oreilles dâne qui ombragent le bonnet du docteur. Cest surtout la peur quil a deux. Car il a beau faire le brave, il tremble. Lui-même avoue que le prêtre, sil ny prend garde, en conjurant le démon, le décide parfois à changer de gîte, à passer dans le prêtre même, trouvant plus flatteur de loger dans un corps consacré à Dieu : Qui sait si ces simples diables de bergers et de sorcières nauraient pas lambition dhabiter un inquisiteur ? Il nest nullement rassuré lorsque, de sa plus grosse voix, il dit à la vieille : « Sil est si puissant, ton maître, comment ne sens-je point ses atteintes ? » « Et je ne les sentais que trop, dit le pauvre homme dans son livre. Quand jétais à Ratisbonne, que de fois il venait frapper aux carreaux de ma fenêtre ! que de fois il enfonçait des épingles à mon bonnet ! Puis cétaient cent visions, des chiens, des singes, etc. »
La plus grande joie du Diable, ce grand logicien, cest de pousser au docteur, par la voix de la fausse vieille, des arguments embarrassants, dinsidieuses questions, auxquels il néchappe guère quen faisant comme ce poisson qui senfuit en troublant leau et la noircissant comme lencre. Par exemple : « Le Diable nagit quautant que Dieu le permet. Pourquoi punir ses instruments ? » ou bien : « Nous ne sommes pas libres. Dieu permet, comme pour Job, que le Diable nous tente et nous pousse, nous violente avec des coups... Doit-on punir qui nest pas libre ? » Sprenger sen tire en disant : « Vous êtes des êtres libres (ici force textes). Vous nêtes serfs que de votre pacte avec le Malin. » A quoi la réponse serait trop facile : « Si Dieu permet au Malin de nous tenter de faire un pacte, il rend ce pacte possible, etc. »
« Je suis bien bon, dit-il, découter ces gens-là ! Sot qui dispute avec le Diable. » Tout le peuple dit comme lui. Tous applaudissent au procès ; tous sont émus, frémissants, impatients de lexécution. De pendus, on en voit assez. Mais le sorcier et la sorcière, ce sera une curieuse fête de voir comment ces deux fagots pétilleront dans la flamme.
Le juge a le peuple pour lui. Il nest pas embarrassé. Avec le Directorium, il suffirait de trois témoins. Comment na-t-on pas trois témoins, surtout pour témoigner le faux ? Dans toute ville médisante, dans tout village envieux, plein de haines de voisins, les témoins abondent. Au reste, le Directorium est un livre suranné, vieux dun siècle. Au quinzième, siècle de lumière, tout est perfectionné. Si lon na pas de témoins, il suffit de la voix publique, du cri général .
Cri sincère, cri de la peur, cri lamentable des victimes, des pauvres ensorcelés. Sprenger en est fort touché. Ne croyez pas que ce soit de ces scolastiques insensibles, hommes de sèche abstraction. Il a un cur. Cest justement pour cela quil tue si facilement. Il est pitoyable, plein de charité ! Il a pitié de cette femme éplorée, naguère enceinte, dont la sorcière étouffa lenfant dun regard. Il a pitié du pauvre homme dont elle a fait grêler le champ. Il a pitié du mari qui, nétant nullement sorcier, voit bien que sa femme est sorcière, et la traîne, la corde au cou, à Sprenger, qui la fait brûler.
Avec un homme cruel, on sen tirerait peut-être ; mais, avec ce bon Sprenger, il ny a rien à espérer. Trop forte est son humanité ; on est brûlé sans remède, ou bien il faut bien de ladresse, une grande présence desprit. Un jour, on lui porte plainte de la part de trois bonnes dames de Strasbourg qui, au même jour, à la même heure, ont été frappées de coups invisibles. Comment ? Elles ne peuvent accuser quun homme de mauvaise mine qui leur aura jeté un sort. Mandé devant linquisiteur, lhomme proteste, jure par tous les saints quil ne connaît point ces dames, quil ne les a jamais vues. Le juge ne veut point le croire. Pleurs, serments, rien ne servait. Sa grande pitié pour les dames le rendait inexorable, indigné des dénégations. Et déjà il se levait. Lhomme allait être torturé, et là il eût avoué, comme faisaient les plus innocents. Il obtient de parler et dit : « Jai mémoire, en effet, quhier, à cette heure, jai battu.., qui ? non des créatures baptisées, mais trois chattes qui furieusement sont venues pour me mordre aux jambes... » Le juge, en homme pénétrant, vit alors toute laffaire ; le pauvre homme était innocent ; les dames étaient certainement à tels jours transformées en chattes, et le Malin samusait à les jeter aux jambes des chrétiens pour perdre ceux-ci et les faire passer pour sorciers.
Avec un juge moins habile, on neût pas deviné ceci. Mais on ne pouvait toujours avoir un tel homme. Il était bien nécessaire que, toujours sur la Table de lInquisition, il y eût un bon guide-âne qui révélât au juge, simple et peu expérimenté, les ruses du vieil Ennemi, les moyens de les déjouer, la tactique habile et profonde dont le grand Sprenger avait si heureusement fait usage dans ses campagnes du Rhin. Dans cette vue, le Malleus, quon devait porter dans la poche, fut imprimé généralement dans un format rare alors, le petit-18. II neût pas été séant quà laudience, embarrassé, le juge ouvrit sur la table un in-folio. Il pouvait, sans affectation, regarder du coin de lil, et sous la table, fouiller son manuel de sottise.
Le Malleus, comme tous les livres de ce genre, contient un singulier aveu, cest que le Diable gagne du terrain, cest-à-dire que Dieu en perd ; que le genre humain, sauvé par Jésus, devient la conquête du Diable. Celui-ci, trop visiblement, avance de légende en légende. Que de chemin il a fait depuis les temps de lÉvangile, où il était trop heureux de se loger dans des pourceaux, jusquà lépoque de Dante, où, théologien et juriste, il argumente avec les saints, plaide, et, pour conclusion dun syllogisme vainqueur, emportant lâme disputée, dit avec un rire triomphant : « Tu ne savais pas que jétais logicien ! »
Aux premiers temps du moyen âge, il attend encore lagonie pour prendre lâme et lemporter. Sainte Hildegarde (vers 1100) croit « quil ne peut pas entrer dans le corps dun homme vivant, autrement les membres se disperseraient ; cest lombre et la fumée du Diable qui y entrent seulement. » Cette dernière lueur de bon sens disparaît au douzième siècle. Au treizième, nous voyons un prieur qui craint tellement dêtre pris vivant, quil se fait garder jour et nuit par deux cents hommes armés.
Là commence une époque de terreurs croissantes, où lhomme se fie de moins en moins à la protection divine. Le Démon nest plus un esprit furtif, un voleur de nuit qui se glisse dans les ténèbres ; cest lintrépide adversaire, laudacieux singe de Dieu, qui, sous son soleil, en plein jour, contrefait sa création. Qui dit cela ? La légende ? Non, mais les plus grands docteurs. Le Diable transforme tous les êtres, dit Albert le Grand. Saint Thomas va bien plus loin. « Tous les changements, dit-il, qui peuvent se faire de nature et par les germes, le Diable peut les imiter. » Étonnante concession, qui, dans une bouche si grave, ne va pas à moins quà constituer un Créateur en face du Créateur ! « Mais pour ce qui peut se faire sans germer, ajoute-t-il, une métamorphose dhomme en bête, la résurrection dun mort, le Diable ne peut les faire. » Voilà la part de Dieu petite. En propre, il na que le miracle, laction rare et singulière. Mais le miracle quotidien, la vie, elle nest plus à lui seul : le Démon, son imitateur, partage avec lui la nature.
Pour lhomme, dont les faibles yeux ne font pas différence de la nature créée de Dieu à la nature créée du Diable, voilà le monde partagé. Une terrible incertitude planera sur toute chose. Linnocence de la nature est perdue. La source pure, la blanche fleur, le petit oiseau, sont-ils bien de Dieu, ou de perfides imitations, des pièges tendus à lhomme ?... Arrière ! tout devient suspect. Des deux créations, la bonne, comme lautre en suspicion, est obscurcie et envahie. Lombre du Diable voile le jour, elle sétend sur toute vie. A juger par lapparence et par les terreurs humaines, il ne partage pas le monde, il la usurpé tout entier.
Les choses en sont là au temps de Sprenger. Son livre est plein des aveux les plus tristes sur limpuissance de Dieu. Il permet, dit-il, quil en soit ainsi. Permettre une illusion si complète, laisser croire que le Diable est tout, Dieu rien, cest plus que permettre, cest décider la damnation dun monde dâmes infortunées que rien ne défend contre cette erreur. Nulle prière, nulle pénitence, nul pèlerinage ne suffit ; non pas même (il en fait laveu) le sacrement de lautel. Étrange mortification ! Des nonnes, bien confessées, lhostie dans la bouche, avouent quà ce moment même elles ressentent linfernal amant, qui, sans vergogne, ni peur, les trouble et ne lâche pas prise. Et, pressées de questions, elles ajoutent, en pleurant, quil a le corps, parce quil a lâme.
Les anciens Manichéens, les modernes Albigeois, furent accusés davoir cru à la puissance du Mal, qui luttait à côté du Bien, et fait le Diable égal de Dieu. Mais ici il est plus quégal. Si Dieu, dans lhostie, ne fait rien, le Diable paraît supérieur.
Je ne métonne pas du spectacle étrange quoffre alors le monde. LEspagne, avec une sombre fureur, lAllemagne, avec la colère effrayée et pédantesque dont témoigne le Malleus, poursuivent linsolent vainqueur dans les misérables où il élit domicile ; on brûle, on détruit les logis vivants où il sétait établi. Le trouvant trop fort dans lâme, on veut le chasser des corps. A quoi bon ? Brûlez cette vieille, il sétablit chez la voisine ; que dis-je ? il se saisit parfois (si nous en croyons Sprenger) du prêtre qui lexorcise, triomphant dans son juge même.
Les dominicains, aux expédients, conseillaient pourtant dessayer lintercession de la Vierge, la répétition continuelle de lAve Maria. Toutefois Sprenger avoue que ce remède est éphémère. On peut être pris entre deux Ave. De là linvention du Rosaire, le chapelet des Ave, par lequel on peut sans attention marmotter indéfiniment pendant que lesprit est ailleurs. Des populations entières adoptent ce premier essai de lart par lequel Loyola essayera de mener le monde, et dont ses Exercitia sont lingénieux rudiment.
Tout ceci semble contredire ce que nous avons dit au chapitre précédent sur la décadence de la sorcellerie. Le Diable est maintenant populaire et présent partout. Il semble avoir vaincu. Mais profite-t-il de la victoire ? Gagne-t-il en substance ? Oui, sous laspect nouveau de la Révolte scientifique qui va nous faire la lumineuse Renaissance. Non, sous laspect ancien de lEsprit ténébreux de la sorcellerie. Ses légendes, au seizième siècle, plus nombreuses, plus répandues que jamais, tournent volontiers au grotesque. On tremble, et cependant on rit .
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IIICent ans de tolérance en France Réaction
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LÉglise donnait au juge et à laccusateur la confiscation des sorciers. Partout où le droit canonique reste fort, les procès de sorcellerie se multiplient, enrichissent le clergé. Partout où les tribunaux laïques revendiquent ces affaires, elles deviennent rares et disparaissent, du moins pour cent années chez nous, 1450-1550.
Un premier coup de lumière se fait déjà au milieu du quinzième siècle, et il part de la France. Lexamen du procès de Jeanne dArc par le Parlement, sa réhabilitation, font réfléchir sur le commerce des esprits, bons ou mauvais, sur les erreurs des tribunaux ecclésiastiques. Sorcière pour les Anglais, pour les plus grands docteurs du Concile de Bâle, elle est pour les Français une sainte, une sibylle. Sa réhabilitation inaugure chez nous une ère de tolérance. Le Parlement de Paris réhabilite aussi les prétendus Vaudois dArras. En 1498, il renvoie comme fou un sorcier quon lui présente. Nulle condamnation sous Charles VIII, Louis XII, François Ier.
Tout au contraire, lEspagne, sous la pieuse Isabelle (1506), sous le cardinal Ximénès, commence à brûler les sorcières. Genève, alors sous son évêque (1515), en brûla cinq cents en trois mois. Lempereur Charles Quint, dans ses constitutions allemandes, veut en vain établir que « la sorcellerie, causant dommage aux biens et aux personnes, est une affaire civile (non ecclésiastique) ». En vain il supprime la confiscation (sauf le cas de lèse-majesté). Les petits princes-évêques, dont la sorcellerie fait un des meilleurs revenus, continuent de brûler en furieux. Limperceptible évêché de Bamberg, en un moment, brûle six cents personnes, et celui de Wurtzbourg neuf cents ! Le procédé est simple. Employer tout dabord la torture contre les témoins, créer des témoins à charge par la douleur, leffroi. Tirer de laccusé, par lexcès des souffrances, un aveu, et croire cet aveu contre lévidence des faits. Exemple. Une sorcière avoue avoir tiré du cimetière le corps dun enfant mort récemment, pour user de ce corps dans ses compositions magiques. Son mari dit : « Allez au cimetière. Lenfant y est. » On le déterre, on le retrouve justement dans sa bière. Mais le juge décide, contre le témoignage de ses yeux, que cest une apparence, une illusion du diable. Il préfère laveu de la femme au fait lui-même. Elle est brûlée .
Les choses allèrent si loin chez ces bons princes-évêques, que plus tard lempereur le plus bigot qui fut jamais, lempereur de la guerre de Trente ans, Ferdinand II, est obligé dintervenir, détablir à Bamberg un commissaire impérial pour quon suive le droit de lEmpire, et que le juge épiscopal ne commence pas ces procès par la torture qui les tranchait davance, menait droit au bûcher.
On prenait les sorcières fort aisément par leurs aveux, et parfois sans tortures. Beaucoup étaient de demi-folles. Elles avouaient se transformer en bêtes. Souvent les Italiennes se faisaient chattes, et, glissant sous les portes, suçaient, disaient-elles, le sang des enfants. Au pays des grandes forêts, en Lorraine et au Jura, les femmes volontiers devenaient louves, dévoraient les passants, à les en croire (même quand il ne passait personne). On les brûlait. Des filles assuraient sêtre livrées au diable, et on les trouvait vierges encore. On les brûlait. Plusieurs semblaient avoir hâte, besoin dêtre brûlées. Parfois folie, fureur. Et parfois désespoir. Une Anglaise, menée au bûcher, dit au peuple : « Naccusez mes juges. Jai voulu me perdre moi-même. Mes parents sétaient éloignés avec horreur. Mon mari mavait reniée. Je ne serais rentrée dans la vie que déshonorée... jai voulu mourir.., jai menti. »
Le premier mot exprès de tolérance, contre le sot Sprenger, son affreux Manuel et ses dominicains, fut dit par un légiste de Constance, Molitor. Il dit cette chose de bon sens, quon ne pouvait prendre au sérieux les aveux des sorcières, puisquen elles, celui qui parlait, cétait justement le père du mensonge. Il se moqua des miracles du diable, soutint quils étaient illusoires. Indirectement les rieurs, Hutten, Érasme, dans les satires quils firent des idiots dominicains, portèrent un coup violent à lInquisition. Cardan dit sans détour : « Pour avoir la confiscation, les mêmes accusaient, condamnaient, et à lappui inventaient mille histoires. »
Lapôtre de la tolérance, Châtillon, qui soutint, contre les catholiques et les protestants à la fois, quon ne devait point brûler les hérétiques, sans parler des sorciers, mit les esprits dans une meilleure direction. Agrippa, Lavatier, Wyer surtout, lillustre médecin de Clèves, dirent justement que, si ces misérables sorcières sont le jouet du Diable, il faut sen prendre au Diable plus quà elles, les guérir et non les brûler. Quelques médecins de Paris poussent bientôt lincrédulité jusquà prétendre que les possédées, les sorcières, ne sont que des fourbes. Cétait aller trop loin. La plupart étaient des malades sous lempire dune illusion.
Le sombre règne dHenri II et de Diane de Poitiers finit les temps de tolérance. On brûle, sous Diane, les hérétiques et les sorciers. Catherine de Médicis, au contraire, entourée dastrologues et de magiciens, eût voulu protéger ceux-ci. Ils multipliaient fort. Le sorcier Trois-Echelles, jugé sous Charles IX, les compte par cent mille, et dit que la France est sorcière.
Agrippa et dautres soutiennent que toute science est dans la Magie. Magie blanche, il est vrai. Mais la terreur des sots, la fureur fanatique, en font fort peu de différence. Contre Wyer, contre les vrais savants, la lumière et la tolérance, une violente réaction de ténèbres se fait doù on leût attendu le moins. Nos magistrats, qui, depuis près dun siècle, sétaient montrés éclairés, équitables, maintenant lancés en grand nombre dans le Catholicon dEspagne et la furie Ligueuse, se montrent plus prêtres que les prêtres. En repoussant linquisition de France, ils légalent, voudraient leffacer. A ce point quen une fois le seul Parlement de Toulouse met au bûcher quatre cents corps humains. Quon juge de lhorreur, de la noire fumée de tant de chair, de graisse, qui, sous les cris perçants, les hurlements, fond horriblement, bouillonne ! Exécrable et nauséabond spectacle quon navait pas vu depuis les grillades et les rôtissades albigeoises !
Mais cela, cest trop peu encore pour Bodin, le légiste dAngers, ladversaire violent de Wyer. Il commence par dire que les sorciers sont si nombreux, quils pourraient en Europe refaire une armée de Xerxès, de dix-huit cent mille hommes. Puis il exprime (à la Caligula) le vu que ces deux millions dhommes soient réunis pour quil puisse, lui Bodin, les juger, les brûler dun seul coup.
La concurrence sen mêle. Les gens de loi commencent à dire que le prêtre, souvent trop lié avec la sorcière, nest plus un juge sûr. Les juristes, en effet, paraissent un moment plus sûrs encore. Lavocat jésuite Del Rio en Espagne, Rémy (1596) en Lorraine, Boguet (1602) au jura, Leloyer (1605) dans le Maine , sont gens incomparables, à faire mourir denvie Torquemada.
En Lorraine, ce fut comme une contagion terrible de sorciers, de visionnaires. La foule, désespérée par le passage continuel des troupes et des bandits, ne priait plus que le diable. Les sorciers entraînaient le peuple. Maints villages, effrayés, entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des juges, avaient envie de laisser là leurs terres et de senfuir, si lon en croit Rémy, le juge de Nancy. Dans son livre dédié au cardinal de Lorraine (1596), il assure avoir brûlé en seize années huit cents sorcières. « Ma justice est si bonne, dit-il, que lan dernier, il y en a eu seize qui se sont tuées pour ne pas passer par mes mains. »
Les prêtres étaient humiliés. Auraient-ils pu faire mieux que ce laïque ? Aussi les moines seigneurs de Saint-Claude, contre leurs sujets, adonnés à la sorcellerie, prirent pour juge un laïque, lhonnête Boguet. Dans ce triste Jura, pays pauvre de maigres pâturages et de sapins, le serf sans espoir se donnait au Diable. Tous adoraient le chat noir.
Le livre de Boguet (1602) eut une autorité immense. Messieurs des Parlements étudièrent, comme un manuel, ce livre dor du petit juge de Saint-Claude. Boguet, en réalité, est un vrai légiste, scrupuleux même, à sa manière. Il blâme la perfidie dont on usait dans ces procès ; il ne veut pas que lavocat trahisse son client ni que le juge promette grâce à laccusé pour le faire mourir. Il blâme les épreuves si peu sûres auxquelles on soumettait encore les sorcières. « La torture, dit-il, est superflue ; elles ny cèdent jamais. » Enfin il a lhumanité de les faire étrangler avant quon les jette au feu, sauf toutefois les loups-garous, « quil faut avoir bien soin de brûler vif ». Il ne croit pas que Satan veuille faire pacte avec les enfants : « Satan est fin ; il sait trop bien quau-dessous de quatorze ans ce marché avec un mineur pourrait être cassé pour défaut dâge et de discrétion. » Voilà donc les enfants sauvés ? Point du tout ; il se contredit ; ailleurs, il croit quon ne purgera cette lèpre quen brûlant tout, jusquaux berceaux. Il en fût venu là sil eût vécu. Il fit du pays un désert. Il ny eut jamais un juge plus consciencieusement exterminateur.
Mais cest au Parlement de Bordeaux quest poussé le cri de victoire de la juridiction laïque dans le livre de Lancre : Inconstance des démons (1610 et 1613). Lauteur, homme desprit, conseiller de ce Parlement, raconte en triomphateur sa bataille contre le Diable au pays basque, où, en moins de trois mois, il a expédié je ne sais combien de sorcières, et, ce qui est plus fort, trois prêtres. Il regarde en pitié lInquisition dEspagne, qui, près de là, à Logroño (frontière de Navarre et de Castille), a traîné deux ans un procès et fini maigrement par un petit auto-da-fé, en relâchant tout un peuple de femmes.
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IVLes sorcières basques 1609
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Cette vigoureuse exécution de prêtres indique assez que M. de Lancre est un esprit indépendant. Il lest en politique. Dans son livre du Prince (1617), il déclare sans ambages que « la Loi est au-dessus du Roi ».
Jamais les Basques ne furent mieux caractérisés que dans le livre de lInconstance. Chez nous, comme en Espagne, leurs privilèges les mettaient quasi en république. Les nôtres ne devaient au roi que de le servir en armes. Au premier coup de tambour, ils devaient armer deux mille hommes, sous leurs capitaines basques. Le clergé ne pesait guère ; il poursuivait peu les sorciers, létant lui-même. Le prêtre dansait, portait lépée, menait sa maîtresse au sabbat. Cette maîtresse était sa sacristine ou bénédicte, qui arrangeait léglise. Le curé ne se brouillait avec personne, disait à Dieu sa messe blanche le jour, la nuit au Diable la messe noire, et parfois dans la même église. (Lancre.)
Les Basques de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz, têtes hasardeuses et excentriques, dune fabuleuse audace, qui sen allaient en barque aux mers les plus sauvages harponner la baleine, faisaient nombre de veuves. Ils se jetèrent en masse dans les colonies dHenri IV, lempire du Canada, laissant leurs femmes à Dieu ou au Diable. Quant aux enfants, ces marins, fort honnêtes et probes, y auraient songé davantage, sils en eussent été sûrs. Mais, au retour de leurs absences, ils calculaient, comptaient les mois, et ne trouvaient jamais leur compte.
Les femmes, très jolies, très hardies, imaginatives, passaient le jour, assises aux cimetières sur les tombes, à jaser du sabbat, en attendant quelles y allassent le soir. Cétait leur rage et leur furie.
Nature les fait sorcières : ce sont les filles de la mer et de lillusion. Elles nagent comme des poissons, jouent dans les flots. Leur maître naturel est le Prince de lair, roi des vents et des rêves, celui qui gonflait la sibylle et lui soufflait lavenir.
Leur juge qui les brûle est pourtant charmé delles : « Quand on les voit, dit-il, passer, les cheveux au vent et sur leurs épaules, elles vont, dans cette belle chevelure, si parées et si bien armées, que, le soleil y passant comme à travers une nuée, léclat en est violent et forme dardents éclairs... De là, la fascination de leurs yeux, dangereux en amour, autant quen sortilège. »
Ce Bordelais, aimable magistrat, le premier type de ces juges mondains qui ont égayé la robe au dix-septième siècle, joue du luth dans les entractes, et fait même danser les sorcières avant de les faire brûler. Il écrit bien ; il est beaucoup plus clair que tous les autres. Et cependant on démêle chez lui une cause nouvelle dobscurité, inhérente à lépoque. Cest que, dans un si grand nombre de sorcières, que le juge ne peut brûler toutes, la plupart sentent finement quil sera indulgent pour celles qui entreront le mieux dans sa pensée et dans sa passion. Quelle passion ? Dabord, une passion populaire, lamour du merveilleux horrible, le plaisir davoir peur, et aussi, sil faut le dire, lamusement des choses indécentes. Ajoutez une affaire de vanité : plus ces femmes habiles montrent le Diable terrible et furieux, plus le juge est flatté de dompter un tel adversaire. Il se drape dans sa victoire, trône dans sa sottise, triomphe de ce fou bavardage.
La plus belle pièce, en ce genre, est le procès-verbal espagnol de lauto-da-fé de Logroño (9 novembre 1610), quon lit dans Llorente. Lancre, qui le cite avec jalousie et voudrait le déprécier, avoue le charme infini de la fête, la splendeur du spectacle, leffet profond de la musique. Sur un échafaud étaient les brûlées, en petit nombre, et sur un autre, la foule des relâchées. Lhéroïne repentante, dont on lut la confession, a tout osé. Rien de plus fou. Au sabbat, on mange des enfants en hachis, et, pour second plat, des corps de sorciers déterrés. Les crapauds dansent, parlent, se plaignent amoureusement de leurs maîtresses, les font gronder par le Diable. Celui-ci reconduit poliment les sorcières, en les éclairant avec le bras dun enfant mort sans baptême, etc.
La sorcellerie, chez nos Basques, avait laspect moins fantastique. Il semble que le sabbat ny fût alors quune grande fête où tous, les nobles même, allaient pour lamusement. Au premier rang y figuraient des personnes voilées, masquées, que quelques-uns croyaient des princes. « On ny voyait autrefois, dit Lancre, que des idiots des Landes. Aujourdhui on y voit des gens de qualité. » Satan, pour fêter ces notabilités locales, créait parfois en ce cas un évêque du sabbat. Cest le titre que reçut de lui le jeune seigneur Lancinena, avec qui le Diable en personne voulut bien ouvrir la danse.
Si bien appuyées, les sorcières régnaient. Elles exerçaient sur le pays une terreur dimagination incroyable. Nombre de personnes se croyaient leurs victimes, et réellement devenaient gravement malades. Beaucoup étaient frappées dépilepsie et aboyaient comme des chiens. La seule petite ville dAcqs comptait jusquà quarante de ces malheureux aboyeurs. Une dépendance effrayante les liait à la sorcière, si bien quune dame appelée comme témoin, aux approches de la sorcière quelle ne voyait même pas, se mit à aboyer furieusement, et sans pouvoir sarrêter.
Ceux à qui lon attribuait une si terrible puissance étaient maîtres. Personne neût osé leur fermer sa porte. Un magistrat même, lassesseur criminel de Bayonne, laissa faire le sabbat chez lui. Le seigneur de Saint-Pé, Urtubi, fut obligé de faire la fête dans son château. Mais sa tête en fut ébranlée au point quil simagina quune sorcière lui suçait le sang. La peur lui donnant du courage, avec un autre seigneur, il se rendit à Bordeaux, sadressa au Parlement, qui obtint du roi que deux de ses membres, MM. dEspagnet et de Lancre, seraient commis pour juger les sorciers du pays basque. Commission absolue, sans appel, qui procéda avec une vigueur inouïe, jugea en quatre mois soixante ou quatre-vingts sorcières, et en examina cinq cents, également marquées du signe du Diable, mais qui ne figurèrent au procès que comme témoins (mai-août 1609).
Ce nétait pas une chose sans péril pour deux hommes et quelques soldats daller procéder ainsi au milieu dune population violente, de tête fort exaltée, dune foule de femmes de marins, hardies et sauvages. Lautre danger, cétaient les prêtres, dont plusieurs étaient sorciers, et que les commissaires laïques devaient juger, malgré la vive opposition du clergé.
Quand les juges arrivèrent, beaucoup de gens se sauvèrent aux montagnes. Dautres hardiment restèrent, disant que cétaient les juges qui seraient brûlés. Les sorcières s effrayaient si peu, quà laudience elles sendormaient du sommeil sabbatique, et assuraient au réveil avoir joui, au tribunal même, des béatitudes de Satan. Plusieurs dirent : « Nous ne souffrons que de ne pouvoir lui témoigner que nous brûlons de souffrir pour lui. »
Celles que lon interrogeait disaient ne pouvoir parler. Satan obstruait leur gosier, et leur montait à la gorge.
Le plus jeune des commissaires, Lancre, qui écrit cette histoire, était homme du monde. Les sorcières entrevirent quavec un pareil homme, il y avait des moyens de salut. La ligue fut rompue. Une mendiante de dix-sept ans, la Murgui (Margarita), qui avait trouvé lucratif de se faire sorcière, et qui, presque enfant, menait et offrait des enfants au Diable, se mit avec sa compagne (une Lisalda de même âge) à dénoncer toutes les autres. Elle dit tout, décrivit tout, avec la vivacité, la violence, lemphase espagnole, avec cent détails impudiques, vrais ou faux. Elle effraya, amusa, empauma les juges, les mena comme des idiots. Ils confièrent à cette fille corrompue, légère, enragée, la charge terrible de chercher sur le corps des filles et garçons lendroit où Satan aurait mis sa marque. Cet endroit se reconnaissait à ce quil était insensible, et quon pouvait impunément y enfoncer des aiguilles. Un chirurgien martyrisait les vieilles, elle les jeunes, quon appelait comme témoins, mais qui, si elle les disait marquées, pouvaient être accusées. Chose odieuse que cette fille effrontée, devenue maîtresse absolue du sort de ces infortunés, allât leur enfonçant laiguille, et pût à volonté désigner ces corps sanglants à la mort !
Elle avait pris un tel empire sur Lancre, quelle lui fait croire que, pendant quil dort à Saint-Pé, dans son hôtel, entouré de ses serviteurs et de son escorte, le Diable est entré la nuit dans sa chambre, quil y a dit la Messe noire, que les sorcières ont été jusque sous ses rideaux pour lempoisonner, mais quelles lont trouvé bien gardé de Dieu. La Messe noire a été servie par la dame de Lancinena, à qui Satan a fait lamour dans la chambre même du juge. On entrevoit le but probable de ce misérable conte : la mendiante en veut à la dame, qui était jolie, et qui eût pu, sans cette calomnie, prendre aussi quelque ascendant sur le galant commissaire.
Lancre et son confrère, effrayés, avancèrent, nosant reculer. Ils firent planter leurs potences royales sur les places même où Satan avait tenu le sabbat. Cela effraya, on les sentit forts et armés du bras du roi. Les dénonciations plurent comme grêle. Toutes les femmes, à la queue, vinrent saccuser lune lautre. Puis on fit venir les enfants, pour leur faire dénoncer les mères. Lancre juge, dans sa gravité, quun témoin de huit ans est bon, suffisant et respectable.
M. dEspagnet ne pouvait donner quun moment à cette affaire, devant se rendre bientôt aux États de Béarn. Lancre, poussé à son insu par la violence des jeunes révélatrices, qui seraient restées en péril si elles neussent fait brûler les vieilles, mena le procès au galop, bride abattue. Un nombre suffisant de sorcières furent adjugées au bûcher. Se voyant perdues, elles avaient fini par parler aussi, dénoncer. Quand on mena les premières au feu, il y eut une scène horrible. Le bourreau, lhuissier, les sergents, se crurent à leur dernier jour. La foule sacharna aux charrettes, pour forcer ces malheureuses de rétracter leurs accusations. Des hommes leur mirent le poignard à la gorge ; elles faillirent périr sous les ongles de leurs compagnes furieuses.
La justice sen tira pourtant à son honneur. Et alors les commissaires passèrent au plus difficile, au jugement de huit prêtres quils avaient en main. Les révélations des filles avaient mis ceux-ci à jour. Lancre parle de leurs murs comme un homme qui sait tout doriginal. Il leur reproche non seulement leurs galants exercices aux nuits du sabbat, mais surtout leurs sacristines, bénédictes ou marguillières. Il répète même des contes : que les prêtres ont envoyé les maris à Terre-Neuve, et rapporté du Japon les diables qui leur livrent les femmes.
Le clergé était fort ému. Lévêque de Bayonne aurait voulu résister. Ne losant, il sabsenta, et désigna son vicaire général pour assister au jugement. Heureusement le Diable secourut les accusés mieux que lévêque. Comme il ouvre toutes les portes, il se trouva, un matin, que cinq des huit échappèrent. Les commissaires, sans perdre de temps, brûlèrent les trois qui restaient.
Cela vers août 1609. Les inquisiteurs espagnols qui faisaient à Logroño leur procès narrivèrent à lauto-da-fé quau 8 novembre 1610. Ils avaient eu bien plus dembarras que les nôtres, vu le nombre immense, épouvantable, des accusés. Comment brûler tout un peuple ? Ils consultèrent le pape et les plus grands docteurs dEspagne. La reculade fut décidée. Il fut entendu quon ne brûlerait que les obstinés, ceux qui persisteraient à nier, et que ceux qui avoueraient seraient relâchés. Cest la méthode qui déjà sauvait tous les prêtres dans les procès de libertinage. On se contentait de leur aveu, et dune petite pénitence. (V. Llorente.)
Linquisition, exterminatrice pour les hérétiques, cruelle pour les Maures et les juifs, létait bien moins pour les sorciers. Ceux-ci, bergers en grand nombre, nétaient nullement en lutte avec lÉglise. Les jouissances fort basses, parfois bestiales, des gardeurs de chèvres inquiétaient peu les ennemis de la liberté de penser.
Le livre de Lancre a été écrit surtout en vue de montrer combien la justice de France, laïque et parlementaire, est meilleure que la justice de prêtres. Il est écrit légèrement et au courant de la plume, fort gai. On y sent la joie dun homme qui sest tiré à son honneur dun grand danger. Joie gasconne et vaniteuse. Il raconte orgueilleusement quau sabbat qui suivit la première exécution des sorcières, leurs enfants vinrent en faire des plaintes à Satan. Il répondit que leurs mères nétaient pas brûlées, mais vivantes, heureuses. Du fond de la nuée, les enfants crurent en effet entendre les voix des mères, qui se disaient en pleine béatitude. Cependant Satan avait peur. Il sabsenta quatre sabbats, se substituant un diablotin de nulle importance. Il ne reparut quau 22 juillet. Lorsque les sorciers lui demandèrent la cause de son absence, il dit : « Jai été plaider votre cause contre Janicot (Petit-Jean, il nomme ainsi Jésus). Jai gagné laffaire. Et celles qui sont encore en prison ne seront pas brûlées. »
Le grand menteur fut démenti. Et le magistrat vainqueur assure quà la dernière quon brûla on vit une nuée de crapauds sortir de sa tête. Le peuple se rua sur eux à coups de pierres, si bien quelle fut plus lapidée que brûlée. Mais, avec tout cet assaut, ils ne vinrent pas à bout dun crapaud noir, qui échappa aux flammes, aux bâtons, aux pierres, et se sauva, comme un démon quil était, en lieu où on ne sut jamais le trouver.
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VSatan se fait ecclésiastique 1610
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Quelle que soit lapparence de fanatisme satanique que gardent encore les sorcières, il ressort du récit de Lancre et autres du dix-septième siècle que le sabbat alors est surtout une affaire dargent. Elles lèvent des contributions presque forcées, font payer un droit de présence, tirent une amende des absents. A Bruxelles et en Picardie, elles payent, sur un tarif fixe, celui qui amène un membre nouveau à la confrérie.
Aux pays basques, nul mystère. Il y a des assemblées de douze mille âmes, et de personnes de toutes classes, riches et pauvres, prêtres, gentilshommes. Satan, lui-même gentilhomme, par-dessus ses trois cornes, porte un chapeau, comme un Monsieur. Il a trouvé trop dur son vieux siège, la pierre druidique, il sest donné un bon fauteuil doré. Est-ce à dire quil vieillit ? Plus ingambe que dans sa jeunesse, il fait lespiègle, cabriole, saute du fond dune grande cruche ; il officie les pieds en lair, la tête en bas.
Il veut que tout se passe très honorablement, et fait des frais de mise en scène. Outre les flammes ordinaires, jaunes, rouges, bleues, qui amusent la vue, montrent, cachent de fuyantes ombres, il délecte loreille dune étrange musique, « surtout de certaines clochettes qui chatouillent » les nerfs, à la manière des vibrations pénétrantes de lharmonica. Pour comble de magnificence, Satan fait apporter de la vaisselle dargent. Il nest pas jusquà ses crapauds qui naffectent des prétentions ; ils deviennent élégants, et, comme de petits seigneurs, vont habillés de velours vert.
Laspect, en général, est dun grand champ de foire, dun vaste bal masqué, à déguisements fort transparents. Satan, qui sait son monde, ouvre le bal avec lévêque du sabbat, ou le roi et la reine. Dignités constituées pour flatter les gros personnages, riches ou nobles, qui honorent lassemblée de leur présence.
Ce nest plus là la sombre fête de révolte, sinistre orgie des serfs, des Jacques, communiant la nuit dans lamour, et le jour dans la mort. La violente ronde du sabbat nest plus lunique danse. On y joint les danses Moresques, vives ou languissantes, amoureuses, obscènes, où des filles, dressées à cela, comme la Murguy, la Lisalda, simulaient, paradaient les choses les plus provocantes. Ces danses étaient, dit-on, lirrésistible attrait qui, chez les Basques, précipitait au sabbat tout le monde féminin, femmes, filles, veuves (celles-ci en grand nombre).
Sans ces amusements et le repas, on sexpliquerait peu cette fureur du sabbat. Cest lamour sans lamour. La fête était expressément celle de la stérilité. Boguet létablit à merveille.
Lancre varie dans un passage pour éloigner les femmes et leur faire craindre dêtre enceintes. Mais généralement plus sincère, il est daccord avec Boguet. Le cruel et sale examen quil fait même du corps des sorcières dit très bien quil les croit stériles, et que lamour stérile, passif, est le fond du sabbat.
Cela eût dû bien assombrir la fête si les hommes avaient eu du cur.
Les folles qui y venaient danser, manger, elles étaient victimes au total. Elles se résignaient, ne désirant que de ne pas revenir enceintes. Elles portaient, il est vrai, bien plus que lhomme le poids de la misère. Sprenger nous dit le triste cri qui déjà, de son temps, séchappait dans lamour : « le fruit en soit au Diable ! » Or, en ce temps-là (1500), on vivait pour deux sous par jour, et en ce temps-ci (1600), sous Henri IV, on vit à peine avec vingt sous. Dans tout ce siècle, va croissant le désir, le besoin de la stérilité.
Cette triste réserve, cette crainte de lamour partagé, eût rendu le sabbat froid, ennuyeux, si les habiles directrices nen eussent augmenté le burlesque, ne leussent égayé dintermèdes risibles. Ainsi le début du sabbat, cette scène antique, grossièrement naïve, la fécondation simulée de la sorcière par Satan (jadis par Priape), était suivi dun autre jeu, un lavabo, une froide purification (pour glacer et stériliser), quelle recevait non sans grimaces de frisson, dhorripilation. Comédie à la Pourceaugnac où la sorcière se substituait ordinairement une agréable figure, la reine du sabbat, jeune et jolie mariée.
Une facétie non moins choquante était celle de la noire hostie, la rave noire, dont on faisait mille sales plaisanteries dès lantiquité, dès la Grèce, où on linfligeait à lhomme-femme, au jeune efféminé qui courait les femmes dautrui. Satan la découpait en rondelettes quil avalait gravement.
La finale était, selon Lancre (sans nul doute selon les deux effrontées qui lui font croire tout ?), une chose bien étonnante dans des assemblées si nombreuses. On y eût généralisé publiquement, affiché linceste, la vieille condition satanique pour produire la sorcière, à savoir, que la mère conçût de son fils. Chose fort inutile alors où la sorcellerie est héréditaire dans des familles régulières et complètes. Chose impossible en fait et trop choquante. Peut-être on en faisait la comédie, celle dune grotesque Sémiramis, dun Ninus imbécile.
Ce qui peut-être était plus sérieux, une comédie probablement réelle, et qui indique fortement la présence dune haute société libertine, cétait une mystification odieuse, barbare.
On tachait dattirer quelque imprudent mari que lon grisait du funeste breuvage (datura, belladone), de sorte quenchanté il perdit le mouvement, la voix, mais non la faculté de voir. Sa femme, autrement enchantée de breuvages érotiques, tristement absente delle-même, apparaissait dans un déplorable état de nature, se laissant patiemment caresser sous les yeux indignés de celui qui nen pouvait mais.
Son désespoir visible, ses efforts inutiles pour délier sa langue, dénouer ses membres immobiles, ses muettes fureurs, ses roulements dyeux, donnaient aux regardants un cruel plaisir, analogue, du reste, à celui de telles comédies de Molière. Celle-ci était poignante de réalité et elle pouvait être poussée aux dernières hontes. Hontes stériles, il est vrai, comme le sabbat létait toujours, et le lendemain bien obscurcies dans le souvenir des deux victimes dégrisées. Mais ceux qui avaient vu, agi, oubliaient-ils ?
Ces actes punissables sentent déjà laristocratie. Ils ne rappellent en rien lantique fraternité des serfs, le primitif sabbat, impie, souillé sans doute, mais libre et sans surprise, où tout était voulu et consenti.
Visiblement Satan, de tout temps corrompu, va se gâtant encore. Il devient un Satan poli, rusé, douceâtre, dautant plus perfide et immonde. Quelle chose nouvelle, étrange, au sabbat, que son accord avec les prêtres ? Quest-ce que ce curé qui amène sa Bénédicte, sa sacristine, qui tripote des choses déglise, dit le matin la messe blanche, la nuit la messe noire ? Satan, dit Lancre, lui recommande de faire lamour à ses filles spirituelles, de corrompre ses pénitentes. Innocent magistrat ! Il a lair dignorer que depuis un siècle déjà Satan a compris, exploité les bénéfices de lÉglise. Il sest fait directeur. Ou, si vous laimez mieux, le directeur sest fait Satan.
Rappelez-vous donc, mon cher Lancre, les procès qui commencent dès 1491, et qui peut-être contribuent à rendre tolérant le Parlement de Paris. Il ne brûle plus guère Satan, ny voyant plus quun masque.
Nombre de nonnes cèdent à sa ruse nouvelle demprunter le visage dun confesseur aimé. Exemple cette Jeanne Pothierre, religieuse du Quesnoy, mûre, de quarante-cinq ans, mais, hélas ! trop sensible. Elle déclare ses feux à son pater, qui na garde de lécouter, et fuit à Falempin, à quelques lieues de là. Le diable, qui ne dort jamais, comprend son avantage, et la voyant (dit lannaliste) « piquée dépines de Vénus, il prit subtilement la forme dudit Père, et, chaque nuit revenu au couvent, il réussit près delle, la trompant tellement, quelle déclare y avoir été prise, de compte fait, quatre cent trente-quatre fois ... » On eut grande pitié de son repentir, et elle fut subitement dispensée de rougir, car on bâtit une bonne fosse murée près de là, au château de Selles, où elle mourut en quelques jours, mais dune très bonne mort catholique... Quoi de plus touchant ?... Mais tout ceci nest rien en présence de la belle affaire de Gauffridi, qui a lieu à Marseille pendant que Lancre instrumente à Bayonne.
Le Parlement de Provence neut rien à envier aux succès du Parlement de Bordeaux. La juridiction laïque saisit de nouveau loccasion dun procès de sorcellerie pour se faire la réformatrice des murs ecclésiastiques. Elle jeta un regard sévère dans le monde fermé des couvents. Rare occasion. Il y fallut un concours singulier de circonstances, des jalousies furieuses, des vengeances de prêtre à prêtre. Sans ces passions indiscrètes, que nous verrons plus tard encore éclater de moments en moments, nous naurions nulle connaissance de la destinée réelle de ce grand peuple de femmes qui meurt dans ces tristes maisons, pas un mot de ce qui se passe derrière ces grilles et ces grands murs que le confesseur franchit seul.
Le prêtre basque que Lancre montre si léger, si mondain, allant, lépée au côté, danser la nuit au sabbat, où il conduit sa sacristine, nétait pas un exemple à craindre. Ce nétait pas celui-là que lInquisition dEspagne prenait tant de peine à couvrir, et pour qui ce corps si sévère se montrait si indulgent. On entrevoit fort bien chez Lancre, au milieu de ses réticences, quil y a encore autre chose. Et les États-Généraux de 1614, quand ils disent quil ne faut pas que le prêtre juge le prêtre, pensent aussi à autre chose. Cest précisément ce mystère qui se trouve déchiré par le Parlement de Provence. Le directeur de religieuses, maître delles, et disposant de leur corps et de leur âme, les ensorcelant : voilà ce qui apparut au procès de Gauffridi, plus tard aux affaires terribles de Loudun et de Louviers, dans celles que Llorente, que Ricci et autres nous ont fait connaître.
La tactique fut la même pour atténuer le scandale, désorienter le public, loccuper de la forme en cachant le fond. Au procès dun prêtre sorcier, on mit en saillie le sorcier, et lon escamota le prêtre, de manière à tout rejeter sur les arts magiques et faire oublier la fascination naturelle dun homme maître dun troupeau de femmes qui lui sont abandonnées.
Il ny avait aucun moyen détouffer la première affaire. Elle avait éclaté en pleine Provence, dans ce pays de lumière où le soleil perce tout à jour. Le théâtre principal fut non seulement Aix et Marseille, mais le lieu célèbre de la Sainte-Baume, pèlerinage fréquenté où une foule de curieux vinrent de toute la France assister au duel à mort de deux religieuses possédées et de leurs démons. Les Dominicains, qui entamèrent la chose comme inquisiteurs, sy compromirent fort par léclat quils lui donnèrent par leur partialité pour telle de ces religieuses. Quelque soin que le Parlement mît ensuite à brusquer la conclusion, ces moines eurent grand besoin de sexpliquer et de lexcuser. De là le livre important du moine Michaëlis, mêlé de vérités, de fables, où il érige Gauffridi, le prêtre quil fit brûler, en Prince des magiciens, non seulement de France, mais dEspagne, dAllemagne, dAngleterre et de Turquie, de toute la terre habitée.
Gauffridi semble avoir été un homme agréable, et de mérite. Né aux montagnes de Provence, il avait beaucoup voyagé dans les Pays-Bas et dans lOrient. Il avait la meilleure réputation à Marseille, où il était prêtre à léglise des Acoules. Son évêque en faisait cas, et les dames les plus dévotes le préféraient pour confesseur. Il avait, dit-on, un don singulier pour se faire aimer de toutes. Néanmoins il aurait gardé une bonne réputation si une dame noble de Provence, aveugle et passionnée, quil avait déjà corrompue, neût poussé linfatuation jusquà lui confier (peut-être pour son éducation religieuse) une charmante enfant de douze ans, Madeleine de la Palud, blonde et dun caractère doux. Gauffridi y perdit lesprit, et ne respecta pas lâge ni la sainte ignorance, labandon de son élève.
Elle grandit cependant, et la jeune demoiselle noble saperçut de son malheur, de cet amour inférieur et sans espoir de mariage. Gauffridi, pour la retenir, dit quil pouvait lépouser devant le Diable, sil ne le pouvait devant Dieu. Il caressa son orgueil en lui disant quil était le Prince des magiciens, et quelle en deviendrait la reine. Il lui mit au doigt un anneau dargent, marqué de caractères magiques. La mena-t-il au sabbat ou lui fit-il croire quelle y avait été, en la troublant par des breuvages, des fascinations magnétiques ? Ce qui est sûr, cest que lenfant, tiraillée entre deux croyances, pleine dagitation et de peur, fut dès lors par moments folle, et certains accès la jetaient dans lépilepsie. Sa peur était dêtre enlevée vivante par le Diable. Elle nosa plus rester dans la maison de son père, et se réfugia au couvent des Ursulines de Marseille.
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VIGauffridi 1610
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Lordre des Ursulines semblait le plus calme des ordres, le moins déraisonnable. Elles nétaient pas oisives, soccupant un peu à élever des petites filles. La réaction catholique, qui avait commencé avec une haute ambition espagnole dextase, impossible alors, qui avait follement bâti force couvents de Carmélites, Feuillantines et Capucines, sétait vue bientôt au bout de ses forces. Les filles quon murait là si durement pour sen délivrer mouraient tout de suite, et, par ces morts si promptes, accusaient horriblement linhumanité des familles. Ce qui les tuait, ce nétaient pas les mortifications, mais lennui et le désespoir. Après le premier moment de ferveur, la terrible maladie des cloîtres (décrite dès le cinquième siècle par Cassien), lennui pesant, lennui mélancolique des après-midi, lennui tendre qui égare en dindéfinissables langueurs, les minait rapidement. Dautres étaient comme furieuses ; le sang trop fort les étouffait.
Une religieuse, pour mourir décemment sans laisser trop de remords à ses proches, doit y mettre environ dix ans (cest la vie moyenne des cloîtres). Il fallut donc en rabattre, et des hommes de bon sens et dexpérience sentirent que, pour les prolonger, il fallait les occuper quelque peu, ne pas les tenir trop seules. Saint François de Sales fonda les Visitandines, qui devaient, deux à deux, visiter les malades. César de Bus et Romillion, qui avaient créé les Prêtres de la Doctrine (en rapport avec lOratoire), fondèrent ce quon eût pu appeler les filles de la Doctrine, les Ursulines, religieuses enseignantes, que ces prêtres dirigeaient. Le tout sous la haute inspection des évêques, et peu, très peu monastique ; elles nétaient pas cloîtrées encore. Les Visitandines sortaient ; les Ursulines recevaient (au moins les parents des élèves). Les unes et les autres étaient en rapport avec le monde, sous des directeurs estimés. Lécueil de tout cela, cétait la médiocrité. Quoique les Oratoriens et Doctrinaires aient eu des gens de grand mérite, lesprit général de lordre était systématiquement moyen, modéré, attentif à ne pas prendre un vol trop haut. Le fondateur des Ursulines, Romillion, était un homme dâge, un protestant converti, qui avait tout traversé, et était revenu de tout. Il croyait ses jeunes Provençales déjà aussi sages, et comptait tenir ses petites ouailles dans les maigres pâturages dune religion oratorienne, monotone et raisonnable. Cest par là que lennui rentrait. Un matin, tout échappa.
Le montagnard provençal, le voyageur, le mystique, lhomme de trouble et de passion, Gauffridi, qui venait là comme directeur de Madeleine, eut une bien autre action. Elles sentirent une puissance, et, sans doute par les échappées de la jeune folle amoureuse, elles surent que ce nétait rien moins quune puissance diabolique. Toutes sont saisies de peur, et plus dune aussi damour. Les imaginations sexaltent ; les têtes tournent. En voilà cinq ou six qui pleurent, qui crient et qui hurlent, qui se sentent saisies du démon.
Si les Ursulines eussent été cloîtrées, murées, Gauffridi, leur seul directeur, eût pu les mettre daccord de manière ou dautre. Il aurait pu arriver, comme au cloître du Quesnoy en 1491, que le Diable, qui prend volontiers la figure de celui quon aime, se fût constitué, sous la figure de Gauffridi, amant commun des religieuses. Ou bien, comme dans ces cloîtres espagnols dont parle Llorente, il leur eût persuadé que le prêtre sacre de prêtrise celles à qui il fait lamour, et que le péché avec lui est une sanctification. Opinion répandue en France, et à Paris même, où ces maîtresses de prêtres étaient dites « les consacrées » (Lestoile, éd. Michaud, 561).
Gauffridi, maître de toutes, sen tint-il à Madeleine ? Ne passa-t-il pas de lamour au libertinage ? On ne sait. Larrêt indique une religieuse quon ne montra pas au procès, mais qui reparaît à la fin, comme sétant donnée au Diable et à lui.
Les Ursulines étaient une maison toute à jour, où chacun venait, voyait. Elles étaient sous la garde de leurs Doctrinaires, honnêtes, et dailleurs jaloux. Le fondateur même était là, indigné et désespéré. Quel malheur pour lordre naissant, qui, à ce moment même, prospérait, sétendait partout en France ! Sa prétention était la sagesse, le bon sens, le calme. Et tout à coup il délire ! Romillion eût voulu étouffer la chose. Il fit secrètement exorciser ces filles par un de ces prêtres. Mais les diables ne tenaient compte dexorcistes doctrinaires. Celui de la petite blonde, Diable noble, qui était Belzébuth, démon de lorgueil, ne daigna desserrer les dents.
Il y avait, parmi ces possédées, une fille particulièrement adoptée de Romillion, fille de vingt à vingt-cinq ans, fort cultivée et nourrie dans la controverse, née protestante, mais qui, nayant ni père ni mère, était tombée aux mains du Père, comme elle, protestant converti. Son nom de Louise Capeau semble roturier. Cétait, comme il parut trop, une fille dun prodigieux esprit, dune passion enragée. Ajoutez-y une épouvantable force. Elle soutint trois mois, outre son orage infernal, une lutte désespérée qui eût tué lhomme le plus fort en huit jours.
Elle dit quelle avait trois diables : Verrine, bon diable catholique, léger, un des démons de lair ; Léviathan, mauvais diable, raisonneur et protestant ; enfin un autre quelle avoue être celui de limpureté. Mais elle en oublie un, le démon de la jalousie.
Elle haïssait cruellement la petite, la blonde, la préférée, lorgueilleuse demoiselle noble. Celle-ci, dans ses accès, avait dit quelle avait été au sabbat, et quelle y avait été reine, et quon ly avait adorée, et quelle sy était livrée, mais au Prince... Quel prince ? Louis Gauffridi, le prince des magiciens.
Cette Louise, à qui une telle révélation avait enfoncé un poignard, était trop furieuse pour en douter. Folle, elle crut la folle, afin de la perdre. Son démon fut soutenu de tous les démons des jalouses. Toutes crièrent que Gauffridi était bien le roi des sorciers. Le bruit se répandait partout quon avait fait une grande capture, un prêtre-roi des magiciens, le Prince de la magie, pour tous ces pays. Tel fut laffreux diadème de fer et de feu que ces démons femelles lui enfoncèrent au front.
Tout le monde perdit la tête et le vieux Romillion même. Soit haine de Gauffridi, soit peur de lInquisition, il sortit laffaire des mains de lévêque, et mena ses deux possédées, Louise et Madeleine, au couvent de la Sainte-Baume, dont le prieur dominicain était le Père Michaëlis, inquisiteur du Pape en terre papale dAvignon, et qui prétendait lêtre pour toute la Provence. Il sagissait uniquement dexorcismes. Mais, comme les deux filles devaient accuser Gauffridi, celui-ci allait par le fait tomber aux mains de lInquisition.
Michaëlis devait prêcher lAdvent à Aix, devant le Parlement. Il sentit combien cette affaire dramatique le relèverait. Il la saisit avec lempressement de nos avocats de Cours dassises quand il leur vient un meurtre dramatique ou quelque cas curieux de Conversation criminelle.
Le beau, dans ce genre daffaires, cétait de mener le drame pendant lAdvent, Noël et le Carême, et de ne brûler quà la Semaine sainte, la veille du grand moment de Pâques. Michaëlis se réserva pour le dernier acte, et confia le gros de la besogne à un Dominicain flamand quil avait, le docteur Dompt, qui venait de Louvain, qui avait déjà exorcisé, était ferré en ces sottises.
Ce que le Flamand dailleurs avait à faire de mieux, cétait de ne rien faire. On lui donnait en Louise un auxiliaire terrible, trois fois plus zélé que lInquisition, dune inextinguible fureur, dune brûlante éloquence, bizarre, baroque parfois, mais à faire frémir, une vraie torche infernale.
La chose fut réduite à un duel entre les deux diables, entre Louise et Madeleine, par-devant le peuple.
Des simples qui venaient là au pèlerinage de la Sainte-Baume, un bon orfèvre par exemple et un drapier, gens de Troyes en Champagne, étaient ravis de voir le démon de Louise battre si cruellement les démons et fustiger les magiciens. Ils en pleuraient de joie, et sen allaient en remerciant Dieu.
Spectacle bien terrible cependant (même dans la lourde rédaction des procès-verbaux du flamand) devoir ce combat inégal ; cette fille, plus âgée et si forte, robuste Provençale, vraie race des cailloux de la Crau, chaque jour lapider, assommer, écraser cette victime, jeune et presque enfant, déjà suppliciée par son mal, perdue damour et de honte, dans les crises de lépilepsie...
Le volume du flamand, avec laddition de Michaëlis, en tout quatre cents pages, est un court extrait des invectives, injures et menaces que cette fille vomit cinq mois, et de ses sermons aussi, car elle prêchait sur toutes choses, sur les sacrements, sur la venue prochaine de lAntéchrist, sur la fragilité des femmes, etc., etc. De là, au nom de ses Diables, elle revenait à la fureur, et deux fois par jour reprenait lexécution de la petite, sans respirer, sans suspendre une minute laffreux torrent, à moins que lautre, éperdue, « un pied en enfer », dit-elle elle-même, ne tombât en convulsion, et ne frappât les dalles de ses genoux, de son corps, de sa tête évanouie.
Louise est bien au quart folle, il faut lavouer ; nulle fourberie neût suffi à tenir cette longue gageure. Mais sa jalousie lui donne, sur chaque endroit où elle peut crever le cur à la patiente et y faire entrer laiguille, une horrible lucidité.
Cest le renversement de toute chose. Cette Louise, possédée du Diable, communie tant quelle veut. Elle gourmande les personnes de la plus haute autorité. La vénérable Catherine de France, la première des Ursulines, vient voir cette merveille, linterroge, et tout dabord la surprend en flagrant délit derreur, de sottise. Lautre, impudente, en est quitte pour dire, au nom de son Diable : « Le Diable est le père du mensonge. »
Un minime, homme de sens, qui est là, relève ce mot, et lui dit : « Alors tu mens. » Et aux exorcistes : « Que ne faites-vous taire cette femme ? » Il leur cite lhistoire dune Marthe, une fausse possédée de Paris. Pour réponse, on la fait communier devant lui. Le Diable communiant, le Diable recevant le corps de Dieu !... Le pauvre homme est stupéfait... Il shumilie devant lInquisition. Il a trop forte partie, ne dit plus un mot.
Un des moyens de Louise, cest de terrifier lassistance, disant : « Je vois des magiciens... » Chacun tremble pour soi-même.
Victorieuse, de la Sainte-Baume, elle frappe jusquà Marseille. Son exorciste flamand, réduit à létrange rôle de secrétaire et confident du Diable, écrit sous sa dictée cinq lettres :
Aux Capucins de Marseille pour quils somment Gauffridi de se convertir ; aux mêmes Capucins pour quils arrêtent Gauffridi, le garrottent avec une étole et le tiennent prisonnier dans telle maison quelle indique ; plusieurs lettres aux modérés, à Catherine de France, aux Prêtres de la Doctrine, qui eux-mêmes se déclaraient contre elle. Enfin, cette femme effrénée, débordée, insulte sa propre supérieure : « Vous mavez dit au départ dêtre humble et obéissante... Je vous rends votre conseil. »
Verrine, le Diable de Louise, démon de lair et du vent, lui soufflait des paroles folles, légères et dorgueil insensé, blessant amis et ennemis, lInquisition même. Un jour elle se mit à rire de Michaëlis, qui se morfondait à Aix à prêcher dans le désert tandis que tout le monde venait lécouter à la Sainte-Baume. « Tu prêches, ô Michaëlis ! tu dis vrai, mais avances peu... Et Louise, sans étudier, a atteint, compris le sommaire de la perfection. »
Cette joie sauvage lui venait surtout davoir brisé Madeleine. Un mot y avait fait plus que cent sermons. Mot barbare : « Tu seras brûlée ! » (17 décembre). La petite fille, éperdue, dit dès lors tout ce quelle voulait et la soutint bassement.
Elle shumilia devant tous, demanda pardon à sa mère, à son supérieur Romillion, à lassistance, à Louise. Si nous en croyons celle-ci, la peureuse la prit à part, la pria davoir pitié delle, de ne pas trop la châtier.
Lautre, tendre comme un roc, clémente comme un écueil, sentit quelle était à elle, pour en faire ce quelle voudrait. Elle la prit, lenveloppa, létourdit et lui ôta le peu qui lui restait dâme. Second ensorcellement, mais à lenvers de Gauffridi, une possession par la terreur. La créature anéantie marchant sous la verge et le fouet, on la poussa jour par jour dans cette voie dexquise douleur daccuser, dassassiner celui quelle aimait encore.
Si Madeleine avait résisté, Gauffridi eût échappé. Tout le monde était contre Louise.
Michaëlis même, à Aix, éclipsé par elle dans ses prédications, traité delle si légèrement, eût tout arrêté plutôt que den laisser lhonneur à cette fille.
Marseille défendait Gauffridi, étant effrayée de voir linquisition dAvignon pousser jusquà elle, et chez elle prendre un Marseillais.
Lévêque surtout et le chapitre défendaient leur prêtre. Ils soutenaient quil ny avait rien en tout cela quune jalousie de confesseurs, la haine ordinaire des moines contre les prêtres séculiers.
Les Doctrinaires auraient voulu tout finir. Ils étaient désolés du bruit. Plusieurs en eurent tant de chagrin, quils étaient près de tout laisser et de quitter leur maison.
Les dames étaient indignées, surtout madame Libertat, la dame du chef des royalistes, qui avait rendu Marseille au roi. Toutes pleuraient pour Gauffridi et disaient que le démon seul pouvait attaquer cet agneau de Dieu.
Les Capucins, à qui Louise si impérieusement ordonnait de le prendre au corps, étaient (comme tous les ordres de Saint-François) ennemis des Dominicains. Ils furent jaloux du relief que ceux-ci tiraient de leur possédée. La vie errante dailleurs qui mettait les Capucins en rapport continuel avec les femmes leur faisait souvent des affaires de murs. Ils naimaient pas quon se mit à regarder de si près la vie des ecclésiastiques. Ils prirent parti pour Gauffridi. Les possédés nétaient pas chose si rare quon ne pût sen procurer ; ils en eurent un à point nommé. Son Diable, sous linfluence du cordon de Saint-François, dit tout le contraire du Diable de Saint-Dominique, il dit, et ils écrivirent en son nom : « Que Gauffridi nétait nullement magicien, quon ne pouvait larrêter. »
On ne sattendait pas à cela, à la Sainte-Baume. Louise parut interdite. Elle trouva à dire seulement quapparemment les Capucins navaient pas fait jurer à leur Diable de dire vrai. Pauvre réponse, qui fut pourtant appuyée par la tremblante Madeleine.
Celle-ci, comme un chien battu et qui craint de lêtre encore, était capable de tout, même de mordre et de déchirer. Cest par elle quen cette crise Louise horriblement mordit.
Elle-même dit seulement que lévêque, sans le savoir, offensait Dieu. Elle cria « contre les sorciers de Marseille », sans nommer personne. Mais le mot cruel et fatal, elle le fit dire par Madeleine. Une femme qui depuis deux ans avait perdu son enfant fut désignée par celle-ci comme layant étranglé. La femme, craignant les tortures, senfuit ou se tint cachée. Son mari, son père, en larmes, vinrent à la Sainte-Baume, sans doute pour fléchir les inquisiteurs. Mais Madeleine neût jamais osé se dédire ; elle répéta laccusation.
Qui était en sûreté ? Personne. Du moment que le Diable était pris pour vengeur de Dieu, du moment quon écrivait sous sa dictée les noms de ceux qui pouvaient passer par les flammes, chacun eut de nuit et de jour le cauchemar affreux du bûcher.
Marseille, contre une telle audace de lInquisition papale, eût dû sappuyer du Parlement dAix. Malheureusement elle savait quelle nétait pas aimée à Aix. Celle-ci, la petite ville officielle de magistrature et de noblesse, a toujours été jalouse de lopulente splendeur de Marseille, cette reine du Midi. Ce fut tout au contraire ladversaire de Marseille, linquisiteur papal, qui, pour prévenir lappel de Gauffridi au Parlement, y eut recours le premier. Cétait un corps très fanatique dont les grosses têtes étaient des nobles enrichis dans lautre siècle au massacre des Vaudois. Comme juges laïques, dailleurs, ils furent ravis de voir un inquisiteur du pape créer un tel précédent, avouer que, dans laffaire dun prêtre, dans une affaire de sortilège, lInquisition ne pouvait procéder que pour linstruction préparatoire. Cétait comme une démission que donnaient les inquisiteurs de toutes leurs vieilles prétentions. Un côté flatteur aussi où mordirent ceux dAix, comme avaient fait ceux de Bordeaux, cétait queux laïques, ils fussent érigés par lÉglise elle-même en censeurs et réformateurs des murs ecclésiastiques.
Dans cette affaire, où tout devait être étrange et miraculeux, ce ne fut pas la moindre merveille de voir un démon si furieux devenir tout à coup flatteur pour le Parlement, politique et diplomate. Louise charma les gens du roi par un éloge du feu roi. Henri IV (qui laurait cru ?) fut canonisé par le Diable. Un matin, sans à-propos, il éclata en éloges « de ce pieux et saint roi qui venait de monter au ciel ».
Un tel accord des deux anciens ennemis, le Parlement et lInquisition, celle-ci désormais sûre du bras séculier, des soldats et du bourreau, une commission parlementaire envoyée à la Sainte-Baume pour examiner les possédées, écouter leurs dépositions, leurs accusations, et dresser des listes, cétait chose vraiment effrayante. Louise, sans ménagement, désigna les Capucins, défenseurs de Gauffridi, et annonça « quils seraient punis temporellement » dans leur corps et dans leur chair.
Les pauvres Pères furent brisés. Leur Diable ne souffla plus mot. Ils allèrent trouver lévêque et lui dirent quen effet on ne pouvait guère refuser de représenter Gauffridi à la Sainte-Baume, et de faire acte dobéissance ; mais quaprès cela lévêque et le chapitre le réclameraient, le replaceraient sous la protection de la justice épiscopale.
On avait calculé aussi sans doute que la vue de cet homme aimé allait fort troubler les deux filles, que la terrible Louise elle-même serait ébranlée des réclamations de son cur.
Ce cur, en effet, séveilla à lapproche du coupable ; la furieuse semble avoir eu un moment dattendrissement. Je ne connais rien de plus brûlant que sa prière pour que Dieu sauve celui quelle a poussé à la mort « Grand Dieu, je vous offre tous les sacrifices qui ont été offerts depuis lorigine du monde et le seront jusquà la fin.., le tout pour Louis !... Je vous offre tous les pleurs des saints, toutes les extases des anges... le tout pour Louis ! Je voudrais quil y eût plus dâmes encore pour que loblation fût plus grande... le tout pour Louis ! Pater de Clis Deus, miserere Ludovici Fili redemptor mundi Deus, miserere Ludovici !... », etc.
Vaine pitié ! funeste dailleurs !... Ce quelle eût voulu, cétait que laccusé ne sendurcit pas, quil savouât coupable. Auquel cas il était sûr dêtre brûlé, dans notre jurisprudence.
Elle-même, du reste, était finie, elle ne pouvait plus rien. Linquisiteur Michaëlis, humilié de navoir vaincu que par elle, irrité contre son exorciste flamand, qui sétait tellement subordonné à elle, et avait laissé voir à tous les secrets ressorts de la tragédie, Michaëlis venait justement pour briser Louise, sauver Madeleine, et la lui substituer, sil se pouvait, dans ce drame populaire. Ceci nétait pas maladroit et témoigne dune certaine entente de la scène. Lhiver et lAdvent avaient été remplis par la terrible sibylle, la bacchante furieuse. Dans une saison plus douce, dans un printemps de Provence, au Carême, aurait figuré un personnage plus touchant, un démon tout féminin dans une enfant malade et dans une blonde timide. La petite demoiselle appartenant à une famille distinguée, la noblesse sy intéressait, et le Parlement de Provence.
Michaëlis, loin découter son Flamand, lhomme de Louise, lorsquil voulut entrer au petit conseil des parlementaires, lui ferma la porte. Un Capucin, venu aussi, au premier mot de Louise, cria : « Silence, Diable maudit ! »
Gauffridi cependant était arrivé à la Sainte-Baume, où il faisait triste figure. Homme desprit, mais faible et coupable, il ne pressentait que trop la fin dune pareille tragédie populaire, et, dans sa cruelle catastrophe, il se voyait abandonné, trahi de lenfant quil aimait. Il sabandonna lui-même, et, quand on le mit en face de Louise, elle apparut comme un juge, un de ces vieux juges dÉglise, cruels et subtils scolastiques. Elle lui posa les questions de doctrine, et à tout il répondait oui, lui accordant même les choses les plus contestables, par exemple, « que le Diable peut être cru en justice sur sa parole et son serment ».
Cela ne dura que huit jours (du 1er au 8 janvier). Le clergé de Marseille le réclama. Ses amis, les Capucins, dirent avoir visité sa chambre et navoir rien trouvé de magique. Quatre chanoines de Marseille vinrent dautorité le prendre et le ramenèrent chez lui.
Gauffridi était bien bas. Mais ses adversaires nétaient pas bien haut. Même les deux inquisiteurs, Michaëlis et le Flamand, étaient honteusement en discorde. La partialité du second pour Louise, du premier pour Madeleine, dépassa les paroles même, et lon en vint aux voies de fait. Ce chaos daccusations, de sermons, de révélations, que le Diable avait dictés par la bouche de Louise, le Flamand, qui lavait écrit, soutenait que tout cela était parole de Dieu, et craignait quon ny touchât. Il avouait une grande défiance de son chef Michaëlis, craignant que, dans lintérêt de Madeleine, il naltérât ces papiers de manière à perdre Louise. Il les défendit tant quil put, senferma dans sa chambre, et soutint un siège. Michaëlis, qui avait les parlementaires pour lui, ne put prendre le manuscrit quau nom du roi et en enfonçant la porte.
Louise, qui navait peur de rien, voulait au roi opposer le pape. Le Flamand porta appel contre son chef Michaëlis à Avignon, au légat. Mais la prudente cour papale fut effrayée du scandale de voir un inquisiteur accuser un inquisiteur. Elle nappuya pas le Flamand, qui neut plus quà se soumettre. Michaëlis, pour le faire taire, lui restitua les papiers.
Ceux de Michaëlis, qui forment un second procès-verbal assez plat et nullement comparable à lautre, ne sont remplis que de Madeleine. On lui fait de la musique pour essayer de la calmer. On note très soigneusement si elle mange ou ne mange pas. On soccupe trop delle en vérité, et souvent de façon peu édifiante. On lui adresse des questions étranges sur le magicien, sur les places de son corps qui pouvaient avoir la marque du Diable. Elle-même fut examinée. Quoiquelle dût lêtre à Aix par les médecins et chirurgiens du Parlement (p. 70), Michaëlis, par excès de zèle, la visita à la Sainte-Baume, et il spécifie ses observations (p. 69). Point de matrone appelée. Les juges, laïques et moines, ici réconciliés et nayant pas à craindre leur surveillance mutuelle, se passèrent apparemment ce mépris des formalités.
Ils avaient un juge en Louise. Cette fille hardie stigmatisa ces indécences au fer chaud : « Ceux quengloutit le Déluge navaient pas tant fait que ceux-ci !... Sodome, rien de pareil na jamais été dit de toi !... »
Elle dit aussi : « Madeleine est livrée à limpureté ! » Cétait en effet le plus triste. La pauvre folle, par une joie aveugle de vivre, de nêtre pas brûlée, ou par un sentiment confus que cétait elle maintenant qui avait action sur les juges, chanta, dansa par moments, avec une liberté honteuse, impudique et provocante. Le prêtre de la Doctrine, le vieux Romillion, en rougit pour son Ursuline. Choqué de voir ces hommes admirer ses longs cheveux, il dit quil fallait les couper, lui ôter cette vanité.
Elle était obéissante et douce dans ses bons moments. Et on aurait bien voulu en faire une Louise. Mais ses Diables étaient vaniteux, amoureux, non éloquents et furieux comme ceux de lautre. Quand on voulut les faire prêcher, ils ne dirent que des pauvretés. Michaëlis fut obligé de jouer la pièce tout seul. Comme inquisiteur en chef, tenant à dépasser de loin son subordonné Flamand, il assura avoir déjà tiré de ce petit corps une armée de six mille six cent soixante diables ; il nen restait quune centaine. Pour mieux convaincre le public, il lui fit rejeter le charme ou sortilège quelle avait avalé, disait-il, et le lui tira de la bouche dans une matière gluante. Qui eût refusé de se rendre à cela ? Lassistance demeura stupéfaite et convaincue.
Madeleine était en bonne voie de salut. Lobstacle était elle-même. Elle disait à chaque instant des choses imprudentes qui pouvaient irriter la jalousie de ses juges et leur faire perdre patience. Elle avouait que tout objet lui représentait Gauffridi, quelle le voyait toujours. Elle ne cachait pas ses songes érotiques. « Cette nuit, disait-elle, jétais au sabbat. Les magiciens adoraient ma statue toute dorée. Chacun deux, pour lhonorer, lui offrait du sang, quils tiraient de leurs mains avec des lancettes. Lui, il était là, à genoux, la corde au cou, me priant de revenir à lui et de ne pas le trahir... Je résistais... Alors il dit : « Y a-t-il quelquun ici qui veuille mourir pour elle ? Moi, dit un jeune homme », et le magicien limmola. »
Dans un autre moment, elle le voyait qui lui demandait seulement un seul de ses beaux cheveux blonds. « Et, comme je refusais, il dit : « La moitié au moins dun cheveu. »
Elle assurait cependant quelle résistait toujours. Mais un jour, la porte se trouvant ouverte, voilà notre convertie qui courait à toutes jambes pour rejoindre Gauffridi.
On la reprit, au moins le corps. Mais lâme ? Michaëlis ne savait comment la reprendre. Il avisa heureusement son anneau magique. Il le tira, le coupa, le détruisit, le brûla. Supposant aussi que lobstination de cette personne si douce venait des sorciers invisibles qui sintroduisaient dans la chambre, il y mit un homme darmes, bien solide, avec une épée, qui frappait de tous les côtés, et taillait les invisibles en pièces.
Mais la meilleure médecine pour convertir Madeleine, cétait la mort de Gauffridi. Le 5 février, linquisiteur alla prêcher le carême à Aix, vit les juges et les anima. Le Parlement, docile à son impulsion, envoya prendre à Marseille limprudent, qui, se voyant si bien appuyé de lévêque, du chapitre, des Capucins, de tout le monde, avait cru quon noserait.
Madeleine dun côté, Gauffridi de lautre, arrivèrent à Aix. Elle était si agitée quon fut contraint de la lier. Son trouble était épouvantable, et lon nétait plus sûr de rien. On avisa un moyen bien hardi avec cette enfant si malade, une de ces peurs qui jettent une femme dans les convulsions et parfois donnent la mort. Un vicaire général de larchevêché dit quil y avait en ce palais un noir et étroit charnier, ce quon appelle en Espagne un pourrissoir (comme on en voit à lEscurial). Anciennement on y avait mis se consommer danciens ossements de morts inconnus. Dans cet antre sépulcral, on introduisit la fille tremblante. On lexorcisa en lui appliquant au visage ces froids ossements. Elle ne mourut pas dhorreur, mais elle fut dès lors à discrétion, et lon eut ce quon voulait, la mort de la conscience, lextermination de ce qui restait de sens moral et de volonté.
Elle devint un instrument souple, à faire tout ce quon voulait, flatteuse, cherchant à deviner ce qui plairait à ses maîtres. On lui montra des huguenots, et elle les injuria. On la mit devant Gauffridi, et elle lui dit par cur les griefs daccusation, mieux que neussent fait les gens du roi. Cela ne lempêchait pas de japper en furieuse quand on la menait à léglise, dameuter le peuple contre Gauffridi, en faisant blasphémer son Diable au nom du magicien. Belzébuth disait par sa bouche : « Je renonce à Dieu, au nom de Gauffridi, je renonce à Dieu », etc. Et au moment de lélévation : « Retombe sur moi le sang du Juste, de la part de Gauffridi. »
Horrible communauté ! Ce Diable à deux damnait lun par les paroles de lautre ; tout ce quil disait par Madeleine, on limputait à Gauffridi. Et la foule épouvantée avait hâte de voir brûler le blasphémateur muet dont limpiété rugissait par la voix de cette fille.
Les exorcistes lui firent cette cruelle question, à laquelle ils eussent eux-mêmes pu répondre bien mieux quelle : « Pourquoi, Belzébuth, parles-tu si mal de ton grand ami ? » Elle répondit ces mots affreux : « Sil y a des traîtres entre les hommes, pourquoi pas entre les démons ? Quand je me sens avec Gauffridi, je suis à lui pour faire tout ce quil voudra. Et quand vous me contraignez, je le trahis et men moque. »
Elle ne soutint pas pourtant cette exécrable risée. Quoique le démon de la peur et de la servilité semblât lavoir toute envahie, il y eut place encore pour le désespoir. Elle ne pouvait plus prendre le moindre aliment. Et ces gens qui depuis cinq mois lexterminaient dexorcismes et prétendaient lavoir allégée de six mille ou sept mille diables, sont obligés de convenir quelle ne voulait plus que mourir et cherchait avidement tous les moyens de suicide. Le courage seul lui manquait. Une fois, elle se piqua avec une lancette, mais neut pas la force dappuyer. Une fois, elle saisit un couteau, et, quand on le lui ôta, elle tâcha de sétrangler. Elle senfonçait des aiguilles, enfin essaya follement de se faire entrer dans la tête une longue épingle par loreille.
Que devenait Gauffridi ? Linquisiteur, si long sur les deux filles, nen dit presque rien. Il passe comme sur le feu. Le peu quil dit est bien étrange. Il conte quon lui banda les yeux, pendant quavec des aiguilles on cherchait sur tout son corps la place insensible qui devait être la marque du Diable. Quand on lui ôta le bandeau, il apprit avec étonnement et horreur que, par trois fois, on avait enfoncé laiguille sans quil la sentît ; donc il était trois fois marqué du signe dEnfer. Et linquisiteur ajouta : « Si nous étions en Avignon, cet homme serait brûlé demain. »
Il se sentit perdu, et ne se défendit plus. Il regarda seulement si quelques ennemis des Dominicains ne pourraient lui sauver la vie. Il dit vouloir se confesser aux oratoriens. Mais ce nouvel ordre, quon aurait pu appeler le juste milieu du catholicisme, était trop froid et trop sage pour prendre en main une telle affaire, si avancée dailleurs et désespérée.
Alors il se retourna vers les moines Mendiants, se confessa aux Capucins, avoua tout et plus que la vérité, pour acheter la vie par la honte. En Espagne, il aurait été relaxé certainement, sauf une pénitence dans quelque couvent. Mais nos parlements étaient plus sévères ; ils tenaient à constater la pureté supérieure de la juridiction laïque. Les Capucins, eux-mêmes peu rassurés sur larticle des murs, nétaient pas gens à attirer la foudre sur eux. Ils enveloppaient Gauffridi, le gardaient, le consolaient jour et nuit, mais seulement pour quil savouât magicien, et que, la magie restant le grand chef daccusation, on pût laisser au second plan la séduction dun directeur, qui compromettait le clergé.
Donc ses amis, les Capucins, par obsession, caresses et tendresses, tirent de lui laveu mortel, qui, disaient-ils, sauvait son âme, mais qui bien certainement livrait son corps au bûcher.
Lhomme étant perdu, fini, on en finit avec les filles, quon ne devait pas brûler. Ce fut une facétie. Dans une grande assemblée du clergé et du Parlement, on fit venir Madeleine, et, parlant à elle, on somma son Diable, Belzébuth, de vider les lieux, sinon de donner ses oppositions. Il neut garde de le faire et partit honteusement.
Puis on fit venir Louise, avec son Diable Verrine. Mais avant de chasser un esprit si ami de lÉglise, les moines régalèrent les parlementaires, novices en ces choses, du savoir-faire de ce Diable, en lui faisant exécuter une curieuse pantomime. « Comment font les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, devant Dieu ? Chose difficile, dit Louise, ils nont pas de corps. » Mais, comme on répéta lordre, elle fit effort pour obéir, imitant le vol des uns, le brûlant désir des autres, et enfin ladoration, en se courbant devant les juges et la tête en bas. On vit cette fameuse Louise, si fière et si indomptée, shumilier, baiser le pavé ; et, les bras étendus, sy appliquer de tout son long.
Singulière exhibition, frivole, indécente, par laquelle on lui fit expier son terrible succès populaire. Elle gagna encore lassemblée par un cruel coup de poignard quelle frappa sur Gauffridi, qui était là garrotté : « Maintenant, lui dit-on, où est Belzébuth, le Diable sorti de Madeleine ! Je le vois distinctement à loreille de Gauffridi. »
Est-ce assez de honte et dhorreurs ? Resterait à savoir ce que cet infortuné dit à la question. On lui donna lordinaire et lextraordinaire. Tout ce quil y dut révéler éclairerait sans nul doute la curieuse histoire des couvents de femmes. Les parlementaires recueillaient avidement ces choses-là, comme armes qui pouvaient servir, mais ils les tenaient « sous le secret de la Cour ».
Linquisiteur Michaëlis, fort attaqué dans le public pour tant danimosité qui ressemblait fort à la jalousie, fut appelé par son ordre, qui sassemblait à Paris, et ne vit pas le supplice de Gauffridi, brûlé vif à Aix quatre jours après (30 avril 1611).
La réputation des Dominicains, entamée par ce procès, ne fut pas fort relevée par une autre affaire de possession quils arrangèrent à Beauvais (novembre) de manière à se donner tous les honneurs de la guerre, et quils imprimèrent à Paris. Comme on avait reproché surtout au Diable de Louise de ne pas parler latin, la nouvelle possédée, Denise Lacaille, en jargonnait quelques mots. Ils en firent grand bruit, la montrèrent souvent en procession, la promenèrent même de Beauvais à Notre-Dame de Liesse. Mais laffaire resta assez froide. Ce pèlerinage picard neut pas leffet dramatique, les terreurs de la Sainte-Baume. Cette Lacaille, avec son latin, neut pas la brûlante éloquence de la Provençale, ni sa fougue, ni sa fureur. Le tout naboutit à rien quà amuser les huguenots.
Quadvint-il des deux rivales, de Madeleine et de Louise ? La première, du moins son ombre, fut tenue en terre papale, de peur quon ne la fît parler sur cette funèbre affaire. On ne la montrait en public que comme exemple de pénitence. On la menait couper avec de pauvres femmes du bois quon vendait pour aumônes. Ses parents, humiliés delle, lavaient répudiée et abandonnée.
Pour Louise, elle avait dit pendant le procès : « Je ne men glorifierai pas... Le procès fini, jen mourrai ! » Mais cela narriva point. Elle ne mourut pas ; elle tua encore. Le Diable meurtrier qui était en elle était plus furieux que jamais. Elle se mit à déclarer aux inquisiteurs par noms, prénoms et surnoms, tous ceux quelle imaginait affiliés à la magie, entre autres une pauvre fille, nommée Honorée, « aveugle des deux yeux », qui fut brûlée vive.
« Prions Dieu, dit en finissant le P. Michaëlis, que le tout soit à sa gloire et à celle de son Église. »
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VIILes possédées de Loudun Urbain Grandier 1632-1634
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Dans les Mémoires dÉtat quavait écrits la fameux père Joseph, quon ne connaît que par extraits, et que lon a sans doute prudemment supprimés comme trop instructifs, ce bon père expliquait quen 1633 il avait eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense où trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.
Les capucins, légion admirable des gardiens de lÉglise, bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris non pas dans les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un terrible gibier, les alumbrados de lEspagne (illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, sétaient réfugiés chez nous et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents, glissaient le doux poison quon appela plus tard du nom de Molinos.
La merveille cétait quon neût pas su plus tôt la chose. Elle ne pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les capucins juraient quen la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang plus chaud quau Midi) cette folie de lamour mystique avait soixante mille professeurs. Tout le clergé en était-il ? tous les confesseurs, directeurs ? Il faut sans doute entendre quaux directeurs officiels nombre de laïques sadjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, audace, est lauteur des Délices spirituelles, Desmarets de Saint-Sorlin.
On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les religieuses, cent fois plus maître alors quil ne le fut dans les temps antérieurs si lon ne se rappelle les circonstances nouvelles.
La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de La Rochefoucauld, ou plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence extérieure. Est-ce à dire que lon nentrât plus aux couvents ? Un seul homme y entrait chaque jour, et non seulement dans la maison, mais à volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, surtout par David à Louviers). Cette réforme, cette clôture, ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête au directeur, et linfluence unique.
Quen résulterait-il ? Les spéculatifs en feront un problème, non les hommes pratiques, non les médecins. Dès le seizième siècle, le médecin Wyer nous lexplique par des histoires fort claires. Il cite dans son livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses damour. Et, dans son livre III, il parle dun prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant quépouses de Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce dépouser bientôt ce couvent .
Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel dut être létat du directeur des monastères de femmes quand il fut seul chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs, de leurs faiblesses.
Les sens ne sont pas tout dans létat de ces filles. Il faut compter surtout lennui, le besoin absolu de varier lexistence, de sortir dune vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses nouvelles à cette époque ! Les voyages, les Indes, la découverte de la terre ! limprimerie ! les romans surtout !... quand tout cela roule au-dehors, agite les esprits, comment croire quon supportera la pesante uniformité de la vie monastique, lennui des longs offices, sans assaisonnement que de quelque sermon nasillard ?
Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent de leurs confesseurs la variété du plaisir, labsolution de linconstance.
Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de lart de tout permettre. Littérature très progressive, où lindulgence de la veille paraîtrait sévérité le lendemain.
La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.
Lanéantissement de la personne et la mort de la volonté, cest le grand principe mystique. Desmarets nous en donne très bien la vraie portée morale. Les dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, nexistent plus quen Dieu. Dès lors ils ne peuvent mal faire. La partie supérieure est tellement divine, quelle ne sait plus ce que fait lautre .
On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri dalarme contre ces corrupteurs, ne sen tiendrait pas là, quil y aurait une grande et lumineuse enquête ; que ce peuple innombrable, qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et lon nen a pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul procès, un silence profond. Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu dapprofondir la chose. Sa tendresse pour les capucins ne laveugla pas au point de les suivre dans une affaire qui eût mis dans leurs mains linquisition sur tous les confesseurs.
En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises pour sa malpropreté ; elles allaient plutôt au prêtre ou au jésuite, confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait lâché la meute des capucins, récollets, carmes, dominicains, etc., qui eût été en sûreté dans le clergé ? Personne. Quel directeur, quel prêtre, même honnête, navait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de ses pénitentes ?
Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait lassemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé magicien, ce qui permettait dembrouiller les choses (comme en laffaire de Gauffridi), de sorte quaucun confesseur, aucun directeur, ne sy reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût toujours dire : « Ce nest pas moi. »
Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en effet sur laffaire de Grandier . Son historien, le capucin Tranquille, prouve à merveille quil fut sorcier, bien plus un diable, et il est nommé dans le Procès (comme on aurait dit dAstaroth) Grandier des Dominations. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre pensée.
Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut quun second acte, léclairer par le premier acte quon a vu en Provence dans laffaire terrible de la Sainte-Baume où périt Gauffridi, léclairer par le troisième acte, par laffaire de Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.
Les trois affaires sont unes et identiques. Toujours le prêtre libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.
Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet dy mieux voir que dans la fange obscure des monastères dEspagne et dItalie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore .
Nos Françaises, au contraire, dune personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent très claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut honte, et quen trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par lhorreur, séteignit dans la platitude, sous les sifflets et le dégoût.
Ce nétait pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient leurs grands synodes nationaux, quon eût attendu une affaire scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, avec une liberté très grande, pensant non sans raison que des gens souvent massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et quelques artisans) vivait à part de lautre, en vraie colonie conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par lopposition du prêtre et du moine.
Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait le haut du pavé contre les protestants, et confessait les dames catholiques, lorsque de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de naissance et disputeur, mais Méridional déducation, de facilité bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes les carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On sétouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de lÉglise, tandis que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes de derrière.
Toutes lui furent à discrétion. La femme de lavocat du roi fut sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui en eut un enfant. Ce nétait pas assez. Ce conquérant, maître des dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses.
Il y avait partout alors des Ursulines, surs vouées à léducation, missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent lui-même ; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien collège huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien apparentée, brûlait délever son couvent, de lamplifier, de lenrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier peut-être, lhomme à la mode, si déjà elle neût eu pour directeur un prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on lappelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames supérieures confessaient les religieuses), tous deux apprirent avec fureur que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.
Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois affronts en même famille) unirent leurs jalousies et jurèrent la perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire presque écrouler la ville.
Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait mises, nétaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant dépouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux apparitions. Il ny avait pas trop dordre en ce mélange de petites filles riches que lon gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. Si bien quelles sépouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient malades, ou malades desprit. Mais ces peurs, ces illusions se mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent lavoir vu, senti la nuit près delles, audacieux, vainqueur, et sêtre réveillées trop tard. Était-ce illusion ? Étaient-ce plaisanteries de novices ? Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué lescalade ? On na jamais pu léclaircir.
Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent dabord dans les petites gens quils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à léglise, « pliait un genou et non deux » ; enfin qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits de lévêque. Accusation habile qui mettait contre lui lévêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage des moines.
Tout cela monté avec génie, il faut lavouer. En le faisant accuser par deux pauvres, on trouva très utile de le bâtonner par un noble. En ce temps de duel, lhomme, impunément bâtonné, perdait dans le public, il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait léclat, il alla au roi même, se jeta à ses genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il laurait eue dun roi dévot ; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que cétait affaire damour et fureur de maris trompés.
Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore pour lui lautorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, larchevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps lui conseilla sagement daller vivre partout, excepté à Loudun.
Cest ce que lorgueilleux neut garde de faire. Il voulut jouir du triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit ; toutes le regardaient des fenêtres ; il marchait tenant un laurier.
Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent laffaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon témoin véridique, croyable pour lÉglise et croyable pour les gens du roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable et ils leurent à commandement. Il parut chez les Ursulines.
Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès ! La supérieure voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats populaires livrés au Diable en lautre siècle, souvent (comme à Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple à voir triompher le bon Dieu, laveu tiré du Diable « que Dieu est dans le sacrement », lhumiliation des huguenots convaincus par le démon même.
Dans cette comédie tragique, lexorciste représentait Dieu, ou tout au moins cétait larchange terrassant le dragon. Il descendait des échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de joie.
Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les procès. On ne sintéressait quau Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, une superbe mise en scène. Lâpre désert de Madeleine, lhorreur de la Sainte-Baume, dans laffaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse dune grande armée dexorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin Louviers, que nous verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, tiraient des fosses les charmes quon y avait cachés.
Laffaire de Loudun commença par la supérieure et par une sur converse à elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. Dautres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane et daccusation.
Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs semparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par quatre. Ils se partagent les églises. Les capucins à eux seuls en occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet auditoire effrayé, palpitant, plus dune crie quelle sent aussi des diables ; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.
On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, imaginative et dévote, envoie son aumônier ; bien plus, lord Montaigu, lancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies dune nonne, les stigmates, marquées par le Diable sur les mains de la supérieure.
Quen dit le roi de France ? Toute sa dévotion était tournée au Diable, à lenfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de ly entretenir. Jen doute ; les diables étaient essentiellement espagnols et du parti dEspagne ; sils parlaient politique, ceût été contre Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.
La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce quon leur apprenait le soir daprès le manuel connu du père Michaëlis. Ils nauraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée de la farce du jour, ne les eussent chaque nuit préparés et stylés à figurer devant le peuple.
Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement tacite de larchevêque de Bordeaux auquel Grandier en appelait. Il envoya un règlement pour diriger du moins. les exorcistes, finir leur arbitraire ; de plus son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva point possédées, ni folles, ni malades. Quétaient-elles ? Fourbes à coup sûr.
Ainsi continue dans le siècle ce beau duel du médecin contre le Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. Nous lavons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire nétait que ridicule.
Le Démon, quon dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut pris à partie par une riche demoiselle de la ville quil disait être maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à lamende honorable.
La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie tous les jours. Mais elle était parente dun conseiller du roi, Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger Grandier. On fit entendre au cardinal que laccusé était curé et ami de la Cordonnière de Loudun, un des nombreux agents de Marie de Médicis ; quil sétait fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.
Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, quil leût pu difficilement. Les capucins, le Père Joseph, spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise contre lui près du roi sil neût montré du zèle. Certain M. Quillet, qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et lavertit. Mais celui-ci craignit de lécouter, et le regarda de si mauvais il, que le donneur davis jugea prudent de se sauver en Italie.
Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir illimité. Cest le roi en personne. Toute la force du royaume, une horrible massue, pour écraser une mouche.
Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier quil larrêterait le lendemain. Il nen tint compte et se fit arrêter. Enlevé à linstant, sans forme de procès, mis aux cachots dAngers. Puis ramené, jeté où ? Dans la maison et la chambre dun de ses ennemis qui en fait murer les fenêtres pour quil étouffe. Lexécrable examen quon fait sur le corps du sorcier en lui enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable est fait par les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui davance leur vengeance préalable, lavant-goût du supplice !
On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a rendu la parole. Il trouve des bacchantes que lapothicaire condamné soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies quun jour Grandier fut près de périr sous leurs ongles.
Ne pouvant imiter léloquence de la possédée de Marseille, elles suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux ! des filles, abusant des prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie des sens ! Cest justement ce qui grossissait lauditoire. On venait ouïr là, de la bouche des femmes, ce quaucune nosa dire jamais.
Le ridicule, ainsi que lodieux, allaient croissant. Le peu quon leur soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public trouvait que les diables navaient pas fait leur quatrième. Les capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille liroquois, le topinambour.
La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il fit payer les exorcistes, payer les religieuses.
Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la ville, les promenèrent eux-mêmes. Et lune delles en revint enceinte. Lapparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice quil avait eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. Cest lhistorien de Louviers qui nous apprend cette histoire de Loudun .
On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit laffaire perdue, et sen tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent lopinion, se dérobèrent aussi.
Mais les moines, les capucins, étaient si engagés quil ne leur restait plus quà se sauver par la terreur. Ils tendirent des pièges perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la commission dexpédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur : elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux quelles avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir dans une basse-fosse elles dirent dans léglise quelles étaient damnées, quelles avaient joué le Diable, que Grandier était innocent.
Elles se perdirent, mais narrêtèrent rien. Une réclamation générale de la ville au roi narrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, quavant le bûcher ils exigèrent, pour la seconde fois, quon lui plantât partout laiguille pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu quon lui arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.
On craignait léchafaud, les dernières paroles du patient. Comme on avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de Jordano Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, sil était sage, on lui sauverait la flamme, quon létranglerait préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin et rien sur léchafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute chose prête, et le feu disposé pour lenvelopper brusquement de flamme et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, engagé, neut que le temps de dire : « Ah ! vous mavez trompé ! » Mais les tourbillons sélevèrent et la fournaise de douleurs... On nentendit plus que des cris.
Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une honte visible. Il fait entendre quil suivit les rapports qui lui vinrent, la voix de lopinion. Il nen avait pas moins, en soudoyant les exorcistes, en lâchant la bride aux capucins, en les laissant triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale, dans laffaire de Louviers.
Cest justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se tire daffaire quen faisant parler couramment aux vierges les langues de Sodome. Hélas ! tout à lheure, à Louviers, il perd son audace même ; il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre desprit.
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VIIIPossédées de Louviers Madeleine Bavent1633-1647
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Si Richelieu neût refusé lenquête que demandait le P. Joseph contre les trente mille directeurs illuminés, on aurait détranges lumières sur lintérieur des cloîtres, la vie des religieuses. Au défaut, lhistoire de Louviers, beaucoup plus instructive que celles dAix et de Loudun, nous montre que le directeur, quoi quil eût dans lilluminisme un nouveau moyen de corruption, nen employait pas moins les vieilles fraudes de sorcellerie, dapparition diabolique, angélique, etc.
Des trois directeurs successifs du couvent de Louviers, en trente ans, le premier, David, est illuminé et molinosiste (avant Molinos) ; le second, Picart, agit par le diable et comme sorcier ; le troisième, Boullé, sous la figure dange.
Voici le livre capital sur cette affaire :
Histoire de Magdelaine Bavent, religieuse de Louviers, avec son interrogatoire, etc., 1652, in-4o, Rouen . La date de ce livre explique la parfaite liberté avec laquelle il fut écrit. Pendant la Fronde, un prêtre courageux, un oratorien, ayant trouvé aux prisons de Rouen cette religieuse, osa écrire sous sa dictée lhistoire de sa vie.
Madeleine, née à Rouen en 1607, fut orpheline à neuf ans. A douze, on la mit en apprentissage chez une lingère. Le confesseur de la maison, un franciscain, y était le maître absolu ; cette lingère, faisant des vêtements de religieuses, dépendait de lÉglise. Le moine faisait croire aux apprenties (enivrées sans doute par la belladone et autres breuvages de sorciers) quil les menait au Sabbat et les mariait au diable Dagon. Il en possédait trois, et Madeleine, à quatorze ans, fut la quatrième.
Elle était fort dévote, surtout à saint François. Un monastère de Saint-François venait dêtre fondé à Louviers par une dame de Rouen, veuve du procureur Hennequin, pendu pour escroquerie. La dame voulait que cette uvre aidât au salut de son mari. Elle consulta là-dessus un saint homme, le vieux prêtre David, qui dirigea la nouvelle fondation. Aux portes de la ville, dans les bois qui lentourent, ce couvent, pauvre et sombre, né dune si tragique origine, semblait un lieu daustérité. David était connu par un livre bizarre et violent contre les abus qui salissaient les cloîtres, le Fouet des paillards . Toutefois, cet homme si sévère avait des idées fort étranges de la pureté. Il était adamite, prêchait la nudité quAdam eut dans son innocence. Dociles à ses leçons, les religieuses du cloître de Louviers, pour dompter et humilier les novices, les rompre à lobéissance, exigeaient (en été sans doute) que ces jeunes Èves revinssent à létat de la mère commune. On les exerçait ainsi dans certains jardins réservés et à la chapelle même. Madeleine, qui, à seize ans, avait obtenu dêtre reçue comme novice, était trop fière (trop pure alors peut-être) pour subir cette vie étrange. Elle déplut et fut grondée pour avoir, à la communion, essayé de cacher son sein avec la nappe de lautel.
Elle ne dévoilait pas plus volontiers son âme, ne se confessait pas à la supérieure (p. 42), chose ordinaire dans les couvents et que les abbesses aimaient fort. Elle se confiait plutôt au vieux David, qui la sépara des autres. Lui-même se confiait à elle dans ses maladies. Il ne lui cacha point sa doctrine intérieure, celle du couvent, lilluminisme : « Le corps ne peut souiller lâme. Il faut, par le péché qui rend humble et guérit de lorgueil, tuer le péché », etc. Les religieuses, imbues de ces doctrines, les pratiquant sans bruit entre elles, effrayèrent Madeleine de leur dépravation (p. 41 et passim). Elle sen éloigna, resta à part, dehors, obtint de devenir tourière.
Elle avait dix-huit ans lorsque David mourut. Son grand âge ne lui avait guère permis daller loin avec Madeleine. Mais le curé Picart, son successeur, la poursuivit avec furie. A la confession, il ne lui parlait que damour. Il la fit sacristine, pour la voir seule à la chapelle. Il ne lui plaisait pas. Mais les religieuses lui défendaient tout autre confesseur, craignant quelle ne divulguât leurs petits mystères. Cela la livrait à Picart. Il lattaqua malade, comme elle était presque mourante ; et il lattaqua par la peur, lui faisant croire que David lui avait transmis des formules diaboliques. Il lattaqua enfin par la pitié, en faisant le malade lui-même, la priant de venir chez lui. Dès lors il en fut maître, et il parait quil lui troubla lesprit des breuvages du sabbat. Elle en eut les illusions, crut y être enlevée avec lui, être autel et victime. Ce qui nétait que trop vrai.
Mais Picart ne sen tint pas aux plaisirs stériles du sabbat. Il brava le scandale et la rendit enceinte.
Les religieuses, dont il savait les murs, le redoutaient. Elles dépendaient aussi de lui par lintérêt. Son crédit, son activité, les aumônes et les dons quil attirait de toutes parts, avaient enrichi leur couvent. Il leur bâtissait une grande église. On a vu par laffaire de Loudun quelles étaient lambition, les rivalités de ces maisons, la jalousie avec laquelle elles voulaient se surpasser lune lautre. Picart, par la confiance des personnes riches, se trouvait élevé au rôle de bienfaiteur et second fondateur du couvent. « Mon cur, disait-il à Madeleine, cest moi qui bâtis cette superbe église. Après ma mort, tu verras des merveilles... Ny consens-tu pas ? »
Ce seigneur ne se gênait guère. Il paya pour elle une dot, et de sur laie quelle était, il la fit religieuse, pour que, nétant plus tourière, et vivant à lintérieur, elle pût commodément accoucher ou avorter. Avec certaines drogues, certaines connaissances, les couvents étaient dispensés dappeler les médecins. Madeleine (Interrog., p. 13) dit quelle accoucha plusieurs fois. Elle ne dit point ce que devinrent les nouveau-nés.
Picart, déjà âgé, craignait la légèreté de Madeleine, quelle ne convolât un matin à quelque autre confesseur à qui elle dirait ses remords. Il prit un moyen exécrable pour se lattacher sans retour. Il exigea delle un testament où elle promettait de mourir quand il mourrait, et dêtre où il serait. Grande terreur pour ce pauvre esprit. Devait-il, avec lui, lentraîner dans sa fosse ? Devait-il la mettre en enfer ? Elle se crut à jamais perdue. Devenue sa propriété, son âme damnée, il en usait et en abusait pour toutes choses. Il la prostituait dans un sabbat à quatre, avec son vicaire Boullé et une autre femme. Il se servait delle pour gagner les autres religieuses par un charme magique. Une hostie, trempée du sang de Madeleine, enterrée au jardin, devait leur troubler les sens et lesprit.
Cétait justement lannée où Urbain Grandier fut brûlé. On ne parlait par toute la France que des diables de Loudun. Le pénitencier dÉvreux, qui avait été un des acteurs de cette scène, en rapportait en Normandie les terribles récits. Madeleine se sentit possédée, battue des diables ; un chat aux yeux de feu la poursuivait damour. Peu à peu, dautres religieuses, par un mouvement contagieux, éprouvèrent des agitations bizarres, surnaturelles. Madeleine avait demandé secours à un capucin, puis à lévêque dÉvreux. La supérieure, qui ne put lignorer, ne le regrettait pas, voyant la gloire et la richesse quune semblable affaire avait données au couvent de Loudun. Mais, pendant six années, lévêque fit la sourde oreille, craignant sans doute Richelieu, qui essayait alors une réforme des cloîtres.
Il voulait finir ces scandales. Ce ne fut guère quau moment de sa mort et de la mort de Louis XIII, dans la débâcle qui suivit, sous la reine et sous Mazarin, que les prêtres se remirent aux uvres surnaturelles, reprirent la guerre avec le Diable. Picart était mort, et lon craignait moins une affaire où cet homme dangereux eût pu en accuser bien dautres. Pour combattre les visions de Madeleine, on chercha, on trouva une visionnaire. On fit entrer au couvent une certaine sur Anne de la Nativité, sanguine et hystérique, au besoin furieuse et demi-folle, jusquà croire ses propres mensonges. Le duel fut organisé comme entre dogues. Elles se lardaient de calomnies. Anne voyait le diable tout nu à côté de Madeleine. Madeleine jurait quelle avait vu Anne au sabbat, avec la supérieure, la mère vicaire, et la mère des novices. Rien de nouveau, du reste. Cétait un réchauffé des deux grands procès dAix et de Loudun. Elles avaient et suivaient les relations imprimées. Nul esprit, nulle invention.
Laccusatrice Anne et son diable Léviathan avaient lappui du pénitencier dÉvreux, un des acteurs principaux de Loudun. Sur son avis, lévêque dÉvreux ordonne de déterrer Picart, pour que son corps, éloigné du couvent, en éloigne les diables. Madeleine, condamnée sans être entendue, doit être dégradée, visitée, pour trouver sur elle la marque diabolique. On lui arrache le voile et la robe ; la voilà nue, misérable jouet dune indigne curiosité, qui eût voulu fouiller jusquà son sang pour pouvoir la brûler. Les religieuses ne se remirent à personne de cette cruelle visite qui était déjà un supplice. Ces vierges, converties en matrones, vérifièrent si elle était grosse, la rasèrent partout, et de leurs aiguilles piquées, plantées dans la chair palpitante, recherchèrent sil y avait une place insensible, comme doit être le signe du diable. Partout elles trouvèrent la douleur ; si elles neurent le bonheur de la prouver sorcière, du moins elles jouirent des larmes et des cris.
Mais la sur Anne ne se tint pas contente ; sur la déclaration de son diable, lévêque condamna Madeleine, que la visite justifiait, à un éternel in-pace. Son départ, disait-on, calmerait le couvent. Il nen fut pas ainsi. Le diable sévit encore plus ; une vingtaine de religieuses criaient, prophétisaient, se débattaient.
Ce spectacle attirait la foule curieuse de Rouen, et de Paris même. Un jeune chirurgien de Paris, Yvelin, qui déjà avait vu la farce de Loudun, vint voir celle de Louviers. Il avait amené avec lui un magistrat fort clairvoyant, conseiller des aides à Rouen. Ils y mirent une attention persévérante, sétablirent à Louviers, étudièrent pendant dix-sept jours.
Du premier jour, ils virent le compérage. Une conversation quils avaient eue avec le pénitencier dÉvreux, en entrant à la ville, leur fut redite (comme chose révélée) par le diable de la sur Anne. Chaque fois, ils vinrent avec la foule au jardin du couvent. La mise en scène était fort saisissante. Les ombres de la nuit, les torches, les lumières vacillantes et fumeuses, produisaient des effets quon navait pas eus à Loudun. La méthode était simple, du reste ; une des possédées disait : « On trouvera un charme à tel point du jardin. » On creusait, et on le trouvait. Par malheur, lami dYvelin, le magistrat sceptique, ne bougeait des côtés de lactrice principale, la sur Anne. Au bord même dun trou que lon venait douvrir, il serre sa main, et, la rouvrant, y trouve le charme (un petit fil noir) quelle allait jeter dans la terre.
Les exorcistes, pénitencier, prêtres et capucins, qui étaient là, furent couverts de confusion. Lintrépide Yvelin, de son autorité, commença une enquête et vit le fond du fond. Sur cinquante-deux religieuses, il y en avait, dit-il, six possédées qui eussent mérité correction. Dix-sept autres, les charmées, étaient des victimes, un troupeau de filles agitées du mal des cloîtres. Il le formule avec précision ; elles sont réglées, mais hystériques, gonflées dorages à la matrice, lunatiques surtout, et dévoyées desprit. La contagion nerveuse les a perdues. La première chose à faire est de les séparer.
Il examine ensuite avec une verve voltairienne les signes auxquels les prêtres reconnaissaient le caractère surnaturel des possédées. Elles prédisent, daccord, mais ce qui narrive pas. Elles traduisent, daccord, mais ne comprennent pas (exemple : ex parte Virginis, veut dire le départ de la Vierge). Elles savent le grec devant le peuple de Louviers, mais ne le parlent plus devant les docteurs de Paris. Elles font des sauts, des tours, les plus faciles, montent à un gros tronc darbre où monterait un enfant de trois ans. Bref, ce quelles font de terrible et vraiment contre la nature, cest de dire des choses sales, quun homme ne dirait jamais.
Le chirurgien rendait grand service à lhumanité en leur ôtant le masque. Car on poussait la chose ; on allait faire dautres victimes. Outre les charmes, on trouvait des papiers quon attribuait à David ou à Picart, sur lesquels telle ou telle personne était nommée sorcière, désignée à la mort. Chacun tremblait dêtre nommé. De proche en proche gagnait la terreur ecclésiastique.
Cétait déjà le temps pourri de Mazarin, le début de la faible Anne dAutriche. Plus dordre, plus de gouvernement. « Il ny avait plus quun mot dans la langue : La reine est si bonne. » Cette bonté donnait au clergé une chance pour dominer. Lautorité laïque étant enterrée avec Richelieu, évêques, prêtres et moines allaient régner. Laudace impie du magistrat et dYvelin compromettait ce doux espoir. Des voix gémissantes vinrent à la bonne reine, non celles des victimes, mais celles des fripons pris en flagrant délit. On sen alla pleurer à la cour pour la religion outragée.
Yvelin nattendait pas ce coup ; il se croyait solide en cour, ayant depuis dix ans un titre de chirurgien de la reine. Avant quil ne revînt de Louviers à Paris, on obtint de la faiblesse dAnne dAutriche dautres experts, ceux quon voulait, un vieux sot en enfance, un Diafoirus de Rouen et son neveu, deux clients du clergé. Ils ne manquèrent pas de trouver que laffaire de Louviers était surnaturelle, au-dessus de tout art humain.
Tout autre quYvelin se fût découragé. Ceux de Rouen, qui étaient médecins, traitaient de haut en bas ce chirurgien, ce barbier, ce frater. La cour ne le soutenait pas. Il sobstina dans une brochure qui restera. Il accepte ce grand duel de la science contre le clergé, déclare (comme Wyer au seizième siècle) « que le vrai juge en ces choses nest pas le prêtre, mais lhomme de science ». A grand-peine, il trouva quelquun qui osât imprimer, mais personne qui voulût vendre. Alors ce jeune homme héroïque se fit en plein soleil distributeur du petit livre. Il se posta au lieu le plus passager de Paris, au pont Neuf, aux pieds dHenri IV donna son factum aux passants. On trouvait à la fin le procès-verbal de la honteuse fraude, le magistrat prenant dans la main des diables femelles la pièce sans réplique qui constatait leur infamie.
Revenons à la misérable Madeleine. Le pénitencier dÉvreux, son ennemi, qui lavait fait piquer (en marquant la place aux aiguilles ! p. 67), lemportait, comme sa proie, au fond de lin-pace épiscopal de cette ville. Sous une galerie souterraine plongeait une cave, sous la cave une basse-fosse où la créature humaine fut mise dans les ténèbres humides. Ses terribles compagnes, comptant quelle allait crever là, navaient pas même eu la charité de lui donner un peu de linge pour panser son ulcère (p. 45). Elle en souffrait et de douleur et de malpropreté, couchée dans son ordure. La nuit perpétuelle était troublée dun va-et-vient inquiétant de rats voraces, redoutés aux prisons, sujets à manger des nez, des oreilles.
Mais lhorreur de tout cela négalait pas encore celle que lui donnait son tyran, le pénitencier. Il venait chaque jour dans la cave au-dessus, parler au trou de lin-pace, menacer, commander, et la confesser malgré elle, lui faire dire ceci et cela contre dautres personnes. Elle ne mangeait plus. Il craignit quelle nexpirât, la tira un moment de lin-pace, la mit dans la cave supérieure. Puis, furieux du factum dYvelin, il la remit dans son égout den bas.
La lumière entrevue, un peu despoir saisi, et perdu tout à coup, cela combla son désespoir. Lulcère sétait fermé, et elle avait plus de force. Elle fut prise au cur dun furieux désir de la mort. Elle avalait des araignées, vomissait seulement, nen mourait pas. Elle pila du verre, lavala. En vain. Ayant trouvé un méchant fer coupant, elle travailla à se couper la gorge, ne put. Puis, prit un endroit mou, le ventre, et senfonça le fer dans les entrailles. Quatre heures durant, elle poussa, tourna, saigna. Rien ne lui réussit. Cette plaie même se ferma bientôt. Pour comble, la vie si odieuse lui revenait plus forte. La mort du cur ny faisait rien.
Elle redevint une femme, hélas ! et désirable encore, une tentation pour ses geôliers, valets brutaux de lévêché, qui, malgré lhorreur de ce lieu, linfection et létat de la malheureuse, venaient se jouer delle, se croyaient tout permis sur la sorcière. Un ange la secourut, dit-elle. Elle se défendit et des hommes et des rats. Mais elle ne se défendit pas delle-même. La prison déprave lesprit. Elle rêvait le diable, lappelait à la visiter, implorait le retour des joies honteuses, atroces, dont il la navrait à Louviers. Il ne daignait plus revenir. La puissance des songes était finie en elle, les sens dépravés, mais éteints. Dautant plus revint-elle au désir du suicide. Un geôlier lui avait donné une drogue pour détruire les rats du cachot. Elle allait lavaler, un ange larrêta (un ange ou un démon ?) qui la réservait pour le crime.
Tombée dès lors à létat le plus vil, à un indicible néant de lâcheté, de servilité, elle signa des listes interminables de crimes quelle navait pas faits. Valait-elle la peine quon la brûlât ? Plusieurs y renonçaient. Limplacable pénitencier seul y pensait encore. Il offrit de largent à un sorcier dÉvreux quon tenait en prison sil voulait témoigner pour faire mourir Madeleine (p. 68).
Mais on pouvait désormais se servir delle pour un bien autre usage, en faire un faux témoin, un instrument de calomnie. Toutes les fois quon voulait perdre un homme, on la traînait à Louviers, à Évreux. Ombre maudite dune morte qui ne vivait plus que pour faire des morts. On lamena ainsi pour tuer de sa langue un pauvre homme nommé Duval. Le pénitencier lui dicta, elle répéta docilement ; il lui dit à quel signe elle reconnaîtrait Duval quelle navait jamais vu. Elle le reconnut et dit lavoir vu au sabbat. Par elle, il fut brûlé !
Elle avoue cet horrible crime, et frémit de penser quelle en répondra devant Dieu. Elle tomba dans un tel mépris, quon ne daigna plus la garder. Les portes restaient grandes ouvertes ; parfois elle en avait les clefs. Où aurait-elle été, devenue un objet dhorreur ? Le monde, dès lors, la repoussait, la vomissait ; son seul monde était son cachot.
Sous lanarchie de Mazarin et de sa bonne dame, les Parlements restaient la seule autorité. Celui de Rouen, jusque-là le plus favorable au clergé, sindigna cependant de larrogance avec laquelle il procédait, régnait, brûlait. Une simple décision dévêque avait fait déterrer Picart, jeter à la voirie. Maintenant on passait au vicaire Boullé, et on lui faisait son procès. Le parlement écouta la plainte des parents de Picart, et condamna lévêque dÉvreux à le replacer à ses frais au tombeau de Louviers. Il fit venir Boullé, se chargea du procès, et à cette occasion tira enfin dÉvreux la misérable Madeleine, et la prit aussi à Rouen.
On craignait fort quil ne fît comparaître et le chirurgien Yvelin et le magistrat qui avait pris en flagrant délit la fraude des religieuses. On courut à Paris. Le fripon Mazarin protégea les fripons ; toute laffaire fut appelée au Conseil du roi, tribunal indulgent qui navait point dyeux, point doreilles, et dont la charge était denterrer, détouffer, de faire la nuit en toute chose de justice.
En même temps, des prêtres doucereux, aux cachots de Rouen, consolèrent Madeleine, la confessèrent, lui enjoignirent pour pénitence de demander pardon à ses persécutrices, les religieuses de Louviers. Dès lors, quoi quil advînt, on ne put plus faire témoigner contre elles Madeleine ainsi liée. Triomphe du clergé. Le capucin Esprit de Bosroger, un des fourbes exorcistes, a chanté ce triomphe dans sa Piété affligée, burlesque monument de sottise où il accuse, sans sen apercevoir, les gens quil croit défendre. On a vu un peu plus haut (dans une note) le beau texte du capucin où il donne pour leçons des anges les maximes honteuses qui eussent effrayé Molinos.
La Fronde fut, je lai dit, une révolution dhonnêteté. Les sots nont vu que la forme, le ridicule ; le fond, très grave, fut une réaction morale. En août 1647, au premier souffle libre, le parlement passa outre, trancha le nud. Il ordonna : 1o quon détruisît la Sodome de Louviers, que les filles dispersées fussent remises à leurs parents ; 2o que désormais les évêques de la province envoyassent quatre fois par an des confesseurs extraordinaires aux maisons de religieuses pour rechercher si ces abus immondes ne se renouvelaient point.
Cependant il fallait une consolation au clergé. On lui donna les os de Picart à brûler, et le corps vivant de Boullé, qui, ayant fait amende honorable à la cathédrale, fut traîné sur la claie au Marché aux poissons, où il fut dévoré des flammes (21 août 1647). Madeleine, ou plutôt son cadavre, resta aux prisons de Rouen.
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IXSatan triomphe au xviie siècle
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La Fronde est un Voltaire. Lesprit voltairien, aussi vieux que la France, mais longtemps contenu, éclate en politique et bientôt en religion. Le grand roi veut en vain imposer un sérieux solennel. Le rire continue en dessous.
Mais nest-ce donc que rire et risée ? Point du tout, cest lavènement de la Raison. Par Keppler, Galilée, par Descartes et Newton, sétablit triomphalement le dogme raisonnable, la foi à limmutabilité des lois de la Nature. Le miracle nose plus paraître, ou, quand il lose, il est sifflé.
Pour parler mieux encore, les fantasques miracles du caprice ayant disparu, apparaît le grand miracle universel et dautant plus divin quil est plus régulier.
Cest la grande Révolte qui décidément a vaincu. Vous la reconnaissez dans les formes hardies de ces premières explosions, dans lironie de Galilée, dans le doute absolu dont part Descartes pour commencer sa construction. Le moyen âge eût dit : « Cest lesprit du Malin. »
Victoire non négative pourtant, mais fort affirmative et de ferme fondation. LEsprit de la nature et les sciences de la nature, ces proscrits du vieux temps, rentrent irrésistibles. Cest la Réalité, la Substance elle-même qui vient chasser les vaines ombres.
On avait follement dit : « Le grand Pan est mort. » Puis, voyant quil vivait, on lavait fait un Dieu du mal ; à travers le chaos, on pouvait sy tromper. Mais le voici qui vit, et qui vit harmonique dans la sublime fixité des lois qui dirigent létoile et qui non moins dirigent le mystère profond de la vie.
On peut dire de ce temps deux choses qui ne sont point contradictoires : lesprit de Satan a vaincu, mais cest fait de la sorcellerie.
Toute thaumaturgie, diabolique ou sacrée, est bien malade alors. Sorciers, théologiens, sont également impuissants. Ils sont à létat dempiriques, implorant en vain dun hasard surnaturel et du caprice de la grâce, les merveilles que la science ne demande quà la Nature, à la Raison.
Les jansénistes, si zélés, nobtiennent en tout un siècle quun tout petit miracle ridicule. Moins heureux encore les jésuites, si puissants et si riches, ne peuvent à aucun prix sen procurer, et se contentent des visions dune fille hystérique, sur Marie Alacoque, énormément sanguine, qui ne voyait que sang. Devant une telle impuissance, la magie, la sorcellerie pourront se consoler.
Notez quen cette décadence de la foi au surnaturel, lun suit lautre. Ils étaient liés dans limagination, dans la terreur du moyen âge. Ils sont liés encore dans le rire et dans le dédain. Quand Molière se moqua du Diable et des « chaudières bouillantes », le clergé sémut fort ; il sentit que la foi au Paradis baissait dautant.
Un gouvernement tout laïque, celui du grand Colbert (qui fut longtemps le vrai roi), ne cache pas son mépris de ces vieilles questions. Il vide les prisons des sorciers quy entassait encore le Parlement de Rouen, défend aux tribunaux dadmettre laccusation de sorcellerie (1672). Ce parlement réclame et fait très bien entendre, quen niant la sorcellerie, on compromet bien dautres choses. En doutant des mystères den bas, on ébranle dans beaucoup dâmes la croyance aux mystères den haut.
Le sabbat disparaît. Et pourquoi ? Cest quil est partout. Il entre dans les murs. Ses pratiques sont la vie commune.
On disait du sabbat : « Jamais femme nen revint enceinte. » On reprochait au diable, à la sorcière, dêtre lennemi de la génération, de détester la vie, daimer la mort et le néant, etc. Et il se trouve justement quau pieux dix-septième siècle, où la sorcière expire , lamour de la stérilité et la peur dengendrer, sont la maladie générale.
Si Satan lit, il a sujet de rire, en lisant les casuistes, ses continuateurs. Y a-t-il pourtant quelque différence ? Oui. Satan, dans des temps effroyables fut prévoyant pour laffamé ; il eut pitié du pauvre. Mais ceux-ci ont pitié du riche. Le riche, avec ses vices, son luxe, sa vie de cour, est un nécessiteux, un misérable, un mendiant. Il vient en confession, humblement menaçant, extorquer du docteur une autorisation de pécher en conscience. Un jour quelquun fera (si on en a le courage) la surprenante histoire des lâchetés du casuiste qui veut garder son pénitent, des expédients honteux où il descend. De Navarro à Escobar, un marchandage étrange se fait aux dépens de lépouse, et on dispute encore un peu. Mais ce nest pas assez. Le casuiste est vaincu, lâche tout. De Zoccoli à Liguori (1670-1770), il ne défend plus la nature.
Le Diable, au sabbat, comme on sait, eut deux visages, lun den haut, menaçant, et lautre au dos, burlesque. Aujourdhui, quil nen a que faire, il donnera ce dernier généreusement au casuiste.
Ce qui doit amuser Satan, cest que ses fidèles se trouvent alors chez les honnêtes gens, les ménages sérieux qui se gouvernent par lÉglise . La mondaine, qui relève sa maison par la grande ressource du temps, ladultère lucratif, se rit de la prudence et suit la nature hardiment. La famille dévote ne suit que son jésuite. Pour conserver, concentrer la fortune, pour laisser un fils riche, elle entre aux voies obliques de la spiritualité nouvelle. Dans lombre et le secret, la plus fière, au prie-Dieu, signore, soublie, sabsente, suit la leçon de Molinos : « Nous sommes ici-bas pour souffrir ! Mais la pieuse indifférence, à la longue, adoucit, endort. On obtient un néant. La mort ? Pas tout à fait. On ressent quelque peu les affaires dà côté. Sans se mêler, ni répondre de rien, on en a lécho, vague et doux. Cest comme un hasard de la Grâce, suave et pénétrante, nulle part plus quaux abaissements où séclipse la volonté. »
Exquises profondeurs... Pauvre Satan ! que tu es dépassé ! Humilie-toi, admire, et reconnais tes fils.
Les médecins, qui bien plus encore sont ses fils légitimes, qui naquirent de lempirisme populaire quon appelait sorcellerie, eux ses héritiers préférés à qui il a laissé son plus haut patrimoine, ne sen souviennent pas assez. Ils sont ingrats pour la sorcière qui les a préparés.
Ils font plus. A ce roi déchu, à leur père et auteur, ils infligent certains coups de fouet... Tu quoque, fili mi !... Ils donnent contre lui des armes cruelles aux rieurs.
Déjà ceux du seizième siècle se moquaient de lEsprit, qui de tout temps, des sibylles aux sorcières, agita et gonfla la femme. Ils soutenaient quil nest ni Diable, ni Dieu, mais, comme disait le moyen âge : « le Prince de lair. » Satan ne serait quune maladie !
La possession ne serait quun effet de la vie captive, assise, sèche et tendue, des cloîtres. Les 6.500 diables de la petite Madeleine de Gauffridi, les légions qui se battaient dans le corps des nonnes exaspérées de Loudun, de Louviers, ces docteurs les appellent des orages physiques. « Si Éole fait trembler la terre, dit Yvelin, pourquoi pas le corps dune fille ? » Le chirurgien de la Cadière (quon va voir tout à lheure), dit sèchement : « Rien autre chose quune suffocation de matrice. »
Étrange déchéance ! Leffroi du moyen âge vaincu, mis en déroute devant les plus simples remèdes, les exorcismes à la Molière, fuirait et sévanouirait ?
Cest trop réduire la question. Satan est autre chose. Les médecins nen voient ni le haut, ni le bas, ni sa haute Révolte dans la science, ni les étranges compromis dintrigue dévote et dimpureté quil fait vers 1700, unissant Priape et Tartufe.
On croit connaître le dix-huitième siècle, et lon na jamais vu une chose essentielle qui le caractérise.
Plus sa surface, ses couches supérieures, furent civilisées, éclairées, inondées de lumière, plus hermétiquement se ferma au-dessous la vaste région du monde ecclésiastique, du couvent, des femmes crédules, maladives et prêtes à tout croire. En attendant Cagliostro, Mesmer et les magnétiseurs qui viendront vers la fin du siècle, nombre de prêtres exploitent la défunte sorcellerie. Ils ne parlent que densorcellements, en répandent la peur, et se chargent de chasser les diables par des exorcismes indécents. Plusieurs font les sorciers, sachant bien quils y risquent peu, quon ne brûlera plus désormais. Ils se sentent gardés par la douceur du temps, par la tolérance que prêchent leurs ennemis les philosophes, par la légèreté des grands rieurs, qui croient tout fini, si lon rit. Or, cest justement parce quon rit que ces ténébreux machinistes vont leur chemin et craignent peu. Lesprit nouveau, cest celui du Régent, sceptique et débonnaire. Il éclate aux Lettres persanes, il éclate partout dans le tout-puissant journaliste qui remplit le siècle, Voltaire. Si le sang humain coule, tout son cour se soulève. Pour tout le reste, il rit. Peu à peu la maxime du public mondain paraît être : « Ne rien punir, et rire de tout. »
La tolérance permet au cardinal Tencin dêtre publiquement le mari de sa sur. La tolérance assure les maîtres des couvents dans une possession paisible des religieuses, jusquà déclarer les grossesses, constater légalement les naissances . La tolérance excuse le P. Apollinaire, pris dans un honteux exorcisme . Cauvrigny, le galant jésuite idole des couvents de province, nexpie ses aventures que par un rappel à Paris, cest-à-dire un avancement.
Autre ne fut la punition du fameux jésuite Girard ; il mérita la corde et fut comblé dhonneur, mourut en odeur de sainteté. Cest laffaire la plus curieuse du siècle. Elle fait toucher au doigt la méthode du temps, le mélange grossier des machines les plus opposées. Les suavités dangereuses du Cantique des Cantiques étaient, comme toujours, la préface. On continuait par Marie Alacoque, par le mariage des Curs sanglants, assaisonné des morbides douceurs de Molinos. Girard y ajouta le souffle diabolique et les terreurs de lensorcellement. Il fut le diable et lexorciste. Enfin, chose terrible, linfortunée quil immola barbarement, loin dobtenir justice, fut poursuivie à mort. Elle disparut, probablement enfermée par lettre de cachet, et plongée vivante au sépulcre.
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XLe P. Girard et la Cadière 1730
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Les jésuites avaient du malheur. Étant si bien à Versailles, maîtres à la cour, ils navaient pas le moindre crédit du côté de Dieu. Pas le plus petit miracle. Les jansénistes abondaient du moins en touchantes légendes. Nombre infini de créatures malades, dinfirmes, de boiteux, de paralytiques, trouvaient au tombeau du diacre Pâris un moment de guérison. Ce malheureux peuple écrasé par une suite effroyable de fléaux (le grand Roi, premier fléau, puis la Régence, le Système qui firent tant de mendiants), ce peuple venait demander son salut à un pauvre homme de bien, un vertueux imbécile, un saint, malgré ses ridicules. Et pourquoi rire après tout ? Sa vie est bien plus touchante encore que risible. Il ne faut pas sétonner si ces bonnes gens, émus, au tombeau de leur bienfaiteur, oubliaient tout à coup leurs maux. La guérison ne durait guère ; nimporte, le miracle avait eu lieu, celui de la dévotion, du bon cur, de la reconnaissance. Plus tard, la friponnerie se mêla à tout cela ; mais alors (en 1728) ces étranges scènes populaires étaient très pures.
Les jésuites auraient tout donné pour avoir le moindre de ces miracles quils niaient. Ils travaillaient depuis près de cinquante ans à orner de fables et de petits contes leur légende du Sacré-Cur, lhistoire de Marie Alacoque. Depuis vingt-cinq ou trente ans, ils avaient tâché de faire croire que leur confrère, Jacques II, non content de guérir les écrouelles (en qualité de roi de France), après sa mort samusait à faire parler les muets, faire marcher droit les boiteux, redresser les louches. Les guéris louchaient encore plus. Quant aux muets, il se trouva, par malheur, que celle qui jouait ce rôle était une coquine avérée, prise en flagrant délit de vol. Elle courait les provinces, et, à toutes les chapelles de saints renommés, elle était guérie par miracle et recevait les aumônes ; puis recommençait ailleurs.
Pour se procurer des miracles, le Midi vaut mieux. Il y a là des femmes nerveuses, de facile exaltation, propres à faire des somnambules, des miraculées, des stigmatisées, etc.
Les jésuites avaient à Marseille un évêque à eux, Belzunce, homme de cur et de courage, illustre depuis la fameuse peste, mais crédule et fort borné, sous labri duquel on pouvait hasarder beaucoup. Ils avaient mis près de lui un jésuite franc-comtois, qui ne manquait pas desprit ; qui, avec une apparence austère, nen prêchait pas moins agréablement dans le genre fleuri, un peu mondain, quaiment les dames. Vrai jésuite qui pouvait réussir de deux manières, ou par lintrigue féminine, ou par le santissimo. Girard navait pour lui ni lâge, ni la figure ; cétait un homme de quarante-sept ans, grand, sec, qui semblait exténué ; il avait loreille un peu dure, lair sale et crachait partout (p. 50, 69, 254) Il avait enseigné longtemps, jusquà lâge de trente-sept ans, et gardait certains goûts de collège. Depuis dix ans, cest-à-dire depuis la grande peste, il était confesseur de religieuses. Il y avait réussi et avait obtenu sur elles un assez grand ascendant en leur imposant ce qui semblait le plus contraire au tempérament de ces Provençales, les doctrines et les disciplines de la mort mystique, la passivité absolue, loubli parfait de soi-même. Le terrible événement avait aplati les courages, énervé les curs, amollis dune certaine langueur morbide. Les Carmélites de Marseille, sous la conduite de Girard, allaient loin dans ce mysticisme, à leur tête, une certaine sur Rémusat, qui passait pour sainte.
Les jésuites, malgré succès, ou peut-être pour ce succès même, éloignèrent Girard de Marseille ; ils voulurent lemployer à relever leur maison de Toulon. Elle en avait grand besoin. Le magnifique établissement de Colbert, le séminaire des aumôniers de la marine, avait été confié aux jésuites pour décrasser ces jeunes aumôniers de la direction des Lazaristes, sous laquelle ils étaient presque partout. Mais les deux jésuites quon y avait mis étaient peu capables. Lun était un sot, lautre (le P. Sabbatier), un homme singulièrement emporté, malgré son âge. Il avait linsolence de notre ancienne marine, ne daignait garder aucune mesure. On lui reprochait à Toulon, non davoir une maîtresse, ni même une femme mariée, mais de lavoir insolemment, outrageusement, de manière à désespérer le mari. Il voulait que celui-ci, surtout, connût bien sa honte, sentît toutes les piqûres. Les choses furent poussées si loin que le pauvre homme en mourut .
Du reste, les rivaux des jésuites offraient encore plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient les Clarisses (ou Clairistes) dOllioules, avaient publiquement des religieuses pour maîtresses, et cela ne suffisant pas, ils ne respectaient pas même les petites pensionnaires. Le père gardien, un Aubany, en avait violé une de treize ans ; poursuivi par les parents, il sétait sauvé à Marseille.
Girard, nommé directeur du séminaire des aumôniers, allait, par son austérité apparente, par sa dextérité réelle, rendre lascendant aux jésuites sur des moines tellement compromis, sur des prêtres de paroisse peu instruits et fort vulgaires.
En ce pays où lhomme est brusque, souvent âpre daccent, dextérieur, les femmes apprécient fort la douce gravité des hommes du Nord ; elles leur savent gré de parler la langue aristocratique, officielle, le français.
Girard, arrivant à Toulon, devait connaître parfaitement le terrain davance. Il avait là déjà à lui une certaine Guiol qui venait parfois à Marseille, où elle avait une fille Carmélite. Cette Guiol, femme dun petit menuisier, se mit entièrement à sa disposition, autant et plus quil ne voulait ; elle était fort mûre, de son âge (quarante-sept ans), extrêmement véhémente, corrompue et bonne à tout, prête à lui rendre des services de toute sorte, quoi quil fît, quoi quil fût, un scélérat ou un saint.
Cette Guiol, outre sa fille Carmélite de Marseille, en avait une qui était sur converse aux Ursulines de Toulon. Les Ursulines, religieuses enseignantes, étaient partout comme un centre ; leur parloir, fréquenté des mères, était un intermédiaire entre le cloître et le monde. Chez elles et par elles, sans doute, Girard vit les dames de la ville, entre autres une de quarante ans, non mariée, Mlle Gravier, fille dun ancien entrepreneur des travaux du roi à lArsenal. Cette dame avait comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul, sa cousine, fille dun patron de barque, qui était sa seule héritière, et qui, quoiquà peu près du même âge (trente-cinq ans), prétendait bien hériter. Près delles, se formait peu à peu un petit cénacle dadmiratrices de Girard qui devinrent ses pénitentes. Des jeunes filles y étaient parfois introduites, comme Mlle Cadière, fille dun marchand, une couturière, la Laugier, la Batarelle, fille dun batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois de petits goûters. Mais rien nintéressait plus que certaines lettres où lon contait les miracles et les extases de sur Rémusat, encore vivante (elle mourut en février 1730). Quelle gloire pour le P. Girard qui lavait menée si haut ! On lisait cela, on pleurait, on criait dadmiration. Si lon navait encore dextases, on nétait pas loin den avoir. Et la Reboul, pour plaire à sa parente, se mettait déjà parfois dans un état singulier par le procédé connu de sétouffer tout doucement et de se pincer le nez .
De ces femmes et filles, la moins légère certainement était Mlle Catherine Cadière, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion, et de charité, dun visage mortifié, qui semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle avait plus quaucune autre ressenti les grands malheurs du temps, ceux de la Provence et de Toulon. Cela sexplique assez. Elle était née dans laffreuse famine de 1709, et, au moment où une fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle de la Grande Peste. Elle semblait marquée de ces deux événements, un peu hors de la vie, et déjà de lautre côté.
La triste fleur était tout à fait de Toulon, de ce Toulon dalors. Pour la comprendre, il faut bien se rappeler ce quest, ce quétait cette ville.
Toulon est un passage, un lieu dembarquement, lentrée dun port immense et dun gigantesque arsenal. Voilà ce qui saisit le voyageur et lempêche de voir Toulon même. Il y a pourtant là une ville, une vieille cité. Elle contient deux peuples différents, le fonctionnaire étranger, et le vrai Toulonnais, celui-ci peu ami de lautre, enviant lemployé et souvent révolté par les grands airs de la Marine. Tout cela concentré dans les rues ténébreuses dune ville étranglée alors de létroite ceinture des fortifications. Loriginalité de la petite ville noire cest de se trouver justement entre deux océans de lumières, le merveilleux miroir de la rade et le majestueux amphithéâtre de ses montagnes chauves dun gris éblouissant et qui vous aveuglent à midi. Dautant plus sombres paraissent les rues. Celles qui ne vont pas droit au port et nen tirent pas quelque lumière, sont à toute heure profondément obscures. Des allées sales et de petits marchands, des boutiques mal garnies, invisibles à qui vient du jour, cest laspect général. Lintérieur forme un labyrinthe de ruelles, où lon trouve beaucoup déglises, de vieux couvents, devenus casernes. De forts ruisseaux, chargés et salis des eaux ménagères, courent en torrents. Lair y circule peu, et lon est étonné, sous un climat si sec, dy trouver tant dhumidité.
En face du nouveau théâtre, une ruelle appelée la rue de lHôpital va de la rue Royale assez étroite, à létroite rue des Canonniers (S.Sébastien). On dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un regard à midi, mais il trouve le lieu si triste quà linstant même il passe et rend à la ruelle son ombre obscure.
Entre ces noires maisons, la plus petite était celle du sieur Cadière, regrattier, ou revendeur. On nentrait que par la boutique, et il y avait une chambre à chaque étage. Les Cadière étaient gens honnêtes, dévots, et Madame Cadière un miroir de perfection. Ces bonnes gens nétaient pas absolument pauvres. Non seulement la petite maison était à eux, mais, comme la plupart des bourgeois de Toulon, ils avaient une bastide. Cest une masure, le plus souvent, un petit clos pierreux qui donne un peu de vin. Au temps de la grande marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux mouvement du port profitait à la ville. Largent de la France arrivait là. Tant de grands seigneurs qui passaient, traînaient après eux leurs maisons, leurs nombreux domestiques, un peuple gaspillard, qui derrière lui laissait beaucoup. Tout cela finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa ; on ne pouvait plus même payer les ouvriers de lArsenal ; les vaisseaux délabrés restaient non réparés, et lon finit par en vendre le bois .
Toulon sentit bien fort le contrecoup de tout cela. Au siège de 1707, il semblait quasi mort. Mais que fut-ce dans la terrible année de 1709, le 93 de Louis XIV ! quand tous les fléaux à la fois, cruel hiver, famine, épidémie, semblaient vouloir raser la France ! Les arbres de Provence, eux-mêmes, ne furent pas épargnés. Les communications cessèrent. Les routes se couvraient de mendiants, daffamés ! Toulon tremblait, entourée de brigands qui coupaient toutes les routes.
Madame Cadière, pour comble, en cette année cruelle, était enceinte. Elle avait trois garçons. Laîné restait à la boutique, aidait son père. Le second était aux Prêcheurs et devait se faire moine dominicain (jacobin, comme on disait). Le troisième étudiait pour être prêtre au séminaire des Jésuites. Les époux voulaient une fille ; madame demandait à Dieu une sainte. Elle passa ses neuf mois en prières, jeûnant ou ne mangeant que du pain de seigle. Elle eut une fille, Catherine. Lenfant était très délicate, et, comme ses frères, un peu malsaine. Lhumidité de la maison sans air, la faible nourriture dune mère si économe, et plus que sobre, y contribuaient. Les frères avaient des glandes qui souvraient quelquefois ; et la petite en eut dans les premières années. Sans être tout à fait malade, elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs. Elle grandit sans saffermir. A lâge où les autres ont la force, la joie de la vie ascendante, elle disait déjà : « Jai peu à vivre. »
Elle eut la petite vérole, et en resta un peu marquée. On ne sait si elle fut belle. Ce qui est sûr, cest quelle était gentille, ayant tous les charmants contrastes des jeunes Provençales et leur double nature. Vive et rêveuse, gaie et mélancolique, une bonne petite dévote, avec dinnocentes échappées. Entre les longs offices, si on la menait à la bastide avec les filles de son âge, elle ne faisait difficulté de faire comme elles, de chanter ou danser, en se passant au cou le tambourin. Mais ces jours étaient rares. Le plus souvent, son grand plaisir était de monter au plus haut de la maison (p. 24), de se trouver plus près du ciel, de voir un peu de jour, dapercevoir peut-être un petit coin de mer, ou quelque pointe aiguë de la vaste thébaïde des montagnes. Elles étaient sérieuses dès lors, mais un peu moins sinistres, moins déboisées, moins chauves, avec une robe clairsemée darbousiers, de mélèzes.
Cette morte ville de Toulon, au moment de la peste, comptait 26.000 habitants. Énorme masse resserrée sur un point. Et encore, de ce point, ôtez une ceinture de grands couvents adossés aux remparts, minimes, oratoriens, jésuites, capucins, récollets, ursulines, visitandines, bernardines, Refuge, Bon-Pasteur, et tout au centre, le couvent énorme des dominicains. Ajoutez les églises paroissiales, presbytères, évêché, etc. Le clergé occupait tout, le peuple rien pour ainsi dire .
On devine combien, sur un foyer si concentré, le fléau âprement mordit. Le bon cur de Toulon lui fut fatal aussi. Elle reçut magnanimement des échappés de Marseille. Ils purent bien amener la peste, autant que des ballots de laine auxquels on attribue lintroduction du fléau. Les notables effrayés allaient fuir, se disperser dans les campagnes. Le premier des consuls, M. dAntrechaus, cur héroïque, les retint, leur dit sévèrement : « Et le peuple, que va-t-il devenir, messieurs, dans cette ville dénuée, si les riches emportent leurs bourses ? » Ils les retint et força tout le monde de rester. On attribuait les horreurs de Marseille aux communications entre habitants. DAntrechaus essaya dun système tout contraire. Ce fut disoler, denfermer les Toulonnais chez eux. Deux hôpitaux immenses furent créés et dans la rade et aux montagnes. Tout ce qui ny allait pas, dut rester chez soi sous peine de mort. DAntrechaus, pendant sept grands mois, soutint cette gageure quon eût cru impossible, de garder, de nourrir à domicile, une population de 26.000 âmes. Pour tout ce temps, Toulon fut un sépulcre. Nul mouvement que celui du matin, de la distribution du pain de porte en porte, puis de lenlèvement des morts. Les médecins périrent la plupart, les magistrats périrent, sauf dAntrechaus. Les enterreurs périrent. Des déserteurs condamnés les remplaçaient, mais avec une brutalité précipitée et furieuse. Les corps, du quatrième étage, étaient, la tête en bas, jetés au tombereau. Une mère venait de perdre sa fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce pauvre petit corps précipité ainsi, et, à force dargent, elle obtint quon la descendît. Dans le trajet, lenfant revient, se ranime. On la remonte ; elle survit. Si bien quelle fut laïeule de notre savant M. Brun, auteur de lexcellente histoire du port.
La pauvre petite Cadière avait justement lâge de cette mort qui survécut, douze ans, lâge si vulnérable pour ce sexe. La fermeture générale des églises, la suppression des fêtes (de Noël ! si gai à Toulon), tout cela pour lenfant était la fin du monde. Il semble quelle nen soit jamais bien revenue. Toulon non plus ne se releva point. Elle garda laspect dun désert. Tout était ruiné, en deuil, veuf ; orphelin, beaucoup désespérés. Au milieu, une grande ombre, dAntrechaus, qui avait vu tout mourir, ses fils, frères et collègues, et qui sétait glorieusement ruiné, à ce point quil lui fallut manger chez ses voisins ; les pauvres se disputaient lhonneur de le nourrir.
La petite dit à sa mère quelle ne porterait jamais plus ce quelle avait de beaux habits, et il fallut les vendre. Elle ne voulait plus que servir les malades ; elle entraînait toujours sa mère à lhôpital qui était au bout de leur rue. Une petite voisine de quatorze ans, la Laugier, avait perdu son père, vivait avec sa mère fort misérablement. Catherine y allait sans cesse et y portait sa nourriture, des vêtements, tout ce quelle pouvait. Elle demanda à ses parents quon payât pour la Laugier les frais dapprentissage chez une couturière, et tel était son ascendant quils ne refusèrent pas cette grosse dépense. Sa piété, son charmant petit cur la rendaient toute-puissante. Sa charité était passionnée ; elle ne donnait pas seulement ; elle aimait. Elle eût voulu que cette Laugier fût parfaite. Elle lavait volontiers, près delle, la couchait souvent avec elle. Toutes deux avaient été reçues dans les filles de Sainte-Thérèse, un tiers-ordre que les Carmes avaient organisé. Mlle Cadière en était lexemple, et, à treize ans, elle semblait une Carmélite accomplie. Elle avait emprunté dune Visitandine des livres de mysticité quelle dévorait. La Laugier, à quinze ans, faisait un grand contraste ; elle ne voulait rien faire, rien que manger et être belle. Elle létait, et pour cela on lavait fait sacristine de la chapelle de Sainte-Thérèse. Occasion de grandes privautés avec les prêtres ; aussi, quand sa conduite lui mérita dêtre chassée de la congrégation, une autre autorité, un vicaire général, semporta jusquà dire que, si elle létait, on interdirait la chapelle (p. 36, 37).
Toutes deux elles avaient le tempérament du pays, lextrême agitation nerveuse, et dès lenfance, ce quon appelait des vapeurs de mère (de matrice). Mais le résultat était opposé ; fort charnel chez la Laugier, gourmande, fainéante, violente ; tout cérébral chez la pure et douce Catherine, qui par suite de ses maladies ou de sa vive imagination qui absorbait tout en elle, navait aucune idée du sexe. « A vingt ans, elle en avait sept. » Elle ne songeait à rien quà prier et donner, ne voulait point se marier. Au mot de mariage elle pleurait, comme si on lui eût proposé de quitter Dieu.
On lui avait prêté la vie de sa patronne, sainte Catherine de Gênes, et elle avait acheté le Château de lâme de sainte Thérèse. Peu de confesseurs la suivaient dans cet essor mystique. Ceux qui parlaient gauchement de ces choses lui faisaient mal. Elle ne put garder ni le confesseur de sa mère, prêtre de la cathédrale, ni un Carme, ni le vieux jésuite Sabatier. A seize ans, elle avait un prêtre de Saint-Louis, de haute spiritualité. Elle passait des jours à léglise, tellement que mère, alors veuve, qui avait besoin delle, toute dévote quelle était, la punissait à son retour. Ce nétait pas sa faute. Elle soubliait dans ses extases. Les filles de son âge la tenaient tellement pour sainte, que parfois, à la messe, elles crurent voir lhostie, attirée par la force damour quelle exerçait, voler à elle et delle-même se placer dans sa bouche.
Ses deux jeunes frères étaient disposés fort diversement pour Girard. Laîné, chez les Prêcheurs, avait pour le jésuite lantipathie naturelle de lordre de Saint-Dominique. Lautre, qui, pour être prêtre, étudiait chez les jésuites, regardait Girard comme un saint, un grand homme ; il en avait fait son héros. Elle aimait ce jeune frère, comme elle, maladif. Ce quil disait sans cesse de Girard dut agir. Un jour, elle le rencontra dans la rue ; elle le vit si grave, mais si bon et si doux quune voix intérieure lui dit Ecce homo (le voici, lhomme qui doit te conduire). Le samedi elle alla se confesser à lui, et il lui dit : « Mademoiselle, je vous attendais. » Elle fut surprise et émue, ne songea nullement que son frère eût pu lavertir, mais pensa que la voix mystérieuse lui avait parlé aussi, et que tous deux partageaient cette communion céleste des avertissements den haut (p. 81, 383).
Six mois dété se passèrent sans que Girard, qui la confessait le samedi, fît aucun pas vers elle. Le scandale du vieux Sabatier lavertissait assez. Il eût été de sa prudence de sen tenir au plus obscur attachement, à la Guiol, il est vrai, bien mûre, mais ardente et diable incarné.
Cest la Cadière qui savança vers lui innocemment. Son frère, létourdi Jacobin, sétait avisé de prêter à une dame et de faire courir dans la ville une satire intitulée la Morale des Jésuites. Ils en furent bientôt avertis. Sabatier jure quil va écrire en cour, obtenir une lettre de cachet pour enfermer le jacobin. Sa sur se trouble, seffraye ; elle va, les larmes aux yeux, implorer le P. Girard, le prier dintervenir. Peu après, quand elle y retourne, il lui dit : « Rassurez-vous ; votre frère na rien à craindre, jai arrangé son affaire. » Elle fut tout attendrie. Girard sentit son avantage. Un homme si puissant, ami du roi, ami de Dieu, et qui venait de se montrer si bon ! Quoi de plus fort sur un jeune cur ? Il saventura, et lui dit (toutefois dans sa langue équivoque) : « Remettez-vous à moi ; abandonnez-vous tout entière. » Elle ne rougit point, et, avec sa pureté dange, elle dit : « Oui », nentendant rien, sinon lavoir pour directeur unique.
Quelles étaient ses idées sur elle ? En ferait-il une maîtresse ou un instrument de charlatanisme ? Girard flotta sans doute, mais je crois quil penchait vers la dernière idée. Il avait à choisir, pouvait trouver des plaisirs sans périls. Mais Mlle Cadière était sous une mère pieuse. Elle vivait avec sa famille, un frère marié, et les deux qui étaient déglise, dans une maison très étroite, dont la boutique de laîné était la seule entrée. Elle nallait guère quà léglise. Quelle que fût sa simplicité, elle sentait dinstinct les choses impures, les maisons dangereuses. Les pénitentes des jésuites se réunissaient volontiers au haut dune maison, faisaient des mangeries, des folies, criaient en provençal : « Vivent les jésuitons ! » Une voisine que le bruit dérangeait, vint, les vit couchées sur le ventre (5 b), chantant et mangeant des beignets (le tout, dit-on, payé par largent des aumônes). La Cadière y fut invitée, mais elle en eut dégoût et ny retourna point.
On ne pouvait lattaquer que par lâme. Girard semblait nen vouloir quà lâme seule. Quelle obéît, quelle acceptât les doctrines de passivité quil avait enseignées à Marseille, cétait, ce semble, son seul but. Il crut que les exemples y feraient plus que les préceptes. La Guiol, son âme damnée, fut chargée de conduire la jeune sainte dans cette ville, où la Cadière avait une amie denfance, une Carmélite, fille de la Guiol. La rusée, pour lui inspirer confiance, prétendait, elle aussi, avoir des extases. Elle la repaissait de contes ridicules. Elle lui disait, par exemple, quayant trouvé à sa cave quun tonneau de vin sétait gâté, elle se mit en prières et quà linstant le vin redevint bon. Une autre fois, elle sétait senti entrer une couronne dépines, mais les anges pour la consoler avaient servi un bon dîner, quelle mangeait avec le père Girard.
La Cadière obtint de sa mère quelle pût aller à Marseille avec cette bonne Guiol et madame Cadière paya la dépense. Cétait au mois le plus brûlant de la brûlante contrée, en août (1729), quand toute la campagne tarie noffre à lil quun âpre miroir de rocs et de cailloux. Le faible cerveau desséché de la jeune malade, sous la fatigue du voyage reçut dautant mieux la funeste impression de ces mortes de couvent. Le vrai type du genre était cette sur Rémusat, déjà à létat de cadavre (et qui réellement mourut). La Cadière admira une si haute perfection. Sa compagne perfide la tenta de lidée orgueilleuse den faire autant, et de lui succéder.
Pendant ce court voyage, Girard, resté dans le brûlant étouffement de Toulon, avait fort tristement baissé. Il allait fréquemment chez cette petite Laugier qui croyait aussi avoir des extases, la consolait (si bien que tout à lheure elle est enceinte !). Lorsque mademoiselle Cadière lui revint ailée, exaltée, lui, au contraire, charnel, tout livré au plaisir, lui « jeta un souffle damour » (p. 6, 383). Elle en fut embrasée, mais (on le voit) à sa manière, pure, sainte et généreuse, voulant lempêcher de tomber, sy dévouant jusquà mourir pour lui (septembre 1729).
Un de ses dons de sa sainteté, cest quelle voyait au fond des curs. Il lui était arrivé parfois de connaître la vie secrète, les murs de ses confesseurs, de les avertir de leurs fautes, ce que plusieurs, étonnés, atterrés, avaient pris humblement. Un jour de cet été, voyant entrer chez elle la Guiol, elle lui dit tout à coup : « Ah ! méchante, quavez-vous fait ? » « Et elle avait raison, dit plus tard la Guiol elle-même. Je venais de faire une mauvaise action. » Laquelle ? Probablement de livrer la Laugier. On est tenté de le croire, quand on la voit lannée suivante vouloir livrer la Batarelle.
La Laugier, qui souvent couchait chez la Cadière, pouvait fort bien lui avoir confié son bonheur et lamour du saint, ses paternelles caresses. Dure épreuve pour la Cadière, et grande agitation desprit. Dune part elle savait à fond la maxime de Girard : quen un saint, tout acte est saint. Mais dautre part, son honnêteté naturelle, toute son éducation antérieure, lobligeaient à croire quune tendresse excessive pour la créature était toujours un péché mortel. Cette perplexité douloureuse entre deux doctrines acheva la pauvre fille, lui donna dhorribles tempêtes, et elle se crut obsédée du démon.
Là parut encore son bon cur. Sans humilier Girard, elle lui dit quelle avait la vision dune âme tourmentée dimpureté et de péché mortel, quelle se sentait le besoin de sauver cette âme, doffrir au diable victime pour victime, daccepter lobsession et de se livrer à sa place. Il ne le lui défendit pas, lui permit dêtre obsédée, mais pour un an seulement (novembre 1729).
Elle savait, comme toute la ville, les scandaleuses amours du vieux P. Sabatier, insolent, furieux, nullement prudent comme Girard. Elle voyait le mépris où les jésuites (quelle croyait le soutien de lÉglise) ne pouvaient manquer de tomber. Elle dit un jour à Girard : « Jai eu une vision : une mer sombre, un vaisseau plein dâmes, battu de lorage des pensées impures, et sur le vaisseau deux jésuites. Jai dit au Rédempteur que je voyais au ciel : « Seigneur ! sauvez-les, noyez-moi... Je prends sur moi tout le naufrage. » Et le bon Dieu me laccorda. »
Jamais, dans le cours du procès et lorsque Girard, devenu son cruel ennemi, poursuivit sa mort, elle ne revint là-dessus. Jamais elle nexpliqua ces deux paraboles de sens si transparent. Elle eut cette noblesse de nen pas dire un mot. Elle sétait dévouée. A quoi ? Sans doute à la damnation. Voudra-t-on dire que, par orgueil, se croyant impassible et morte, elle défiait limpureté que le démon infligeait à lhomme de Dieu. Mais il est très certain quelle ne savait rien précisément des choses sensuelles ; quen ce mystère elle ne prévoyait rien que douleurs, tortures du démon. Girard était bien froid, et bien indigne de tout cela. Au lieu dêtre attendri, il se joua de sa crédulité par une ignoble fraude. Il lui glissa dans sa cassette un papier, où Dieu lui disait que, pour elle, effectivement il sauverait le vaisseau. Mais il se garda dy laisser cette pièce ridicule ; en la lisant et relisant, elle aurait pu sapercevoir quelle était fabriquée. Lange qui apporta le papier, un jour après le remporta.
Avec la même indélicatesse, Girard, la voyant agitée et incapable de prier, lui permit légèrement de communier tant quelle voudrait, tous les jours dans différentes églises. Elle nen fut que plus mal. Déjà pleine du démon, elle logeait ensemble les deux ennemis. A force égale, ils se battaient en elle. Elle croyait éclater et crever. Elle tombait, sévanouissait, et restait ainsi plusieurs heures. En décembre, elle ne sortit plus guère, même de son lit.
Girard eut un trop bon prétexte pour la voir. Il fut prudent, sy faisant toujours conduire par le petit frère, du moins jusquà la porte. La chambre de la malade était au haut de la maison. La mère restait à la boutique discrètement. Il était seul, tant quil voulait, et, sil voulait, tournait la clef. Elle était alors très malade. Il la traitait comme un enfant ; il lavançait un peu sur le devant du lit, lui tenait la tête, la baisait paternellement. Tout cela reçu avec respect, tendresse, reconnaissance.
Très pure, elle était très sensible. A tel contact léger quune autre neût pas remarqué, elle perdait connaissance ; un frôlement près du sein suffisait. Girard en fit lexpérience, et cela lui donna de mauvaises pensées. Il la jetait à volonté dans ce sommeil, et elle ne songeait nullement à sen défendre, ayant toute confiance en lui, inquiète seulement, un peu honteuse de prendre avec un tel homme tant de liberté et de lui faire perdre un temps si précieux. Il y restait longtemps. On pouvait prévoir ce qui arriva. La pauvre jeune fille, toute malade quelle fût, nen porta pas moins à la tête de Girard un invincible enivrement. Une fois, en séveillant, elle se trouva dans une posture très ridiculement indécente ; une autre, elle le surprit qui la caressait. Elle rougit, gémit, se plaignit. Mais il lui dit impudemment : « Je suis votre maître, votre Dieu... Vous devez tout souffrir au nom de lobéissance. » Vers Noël, à la grande fête, il perdit la dernière réserve. Au réveil, elle sécria : « Mon Dieu ! que jai souffert ! » « Je le crois, pauvre enfant ! » dit-il dun ton compatissant. Depuis, elle se plaignit moins, mais ne sexpliquait pas ce quelle éprouvait dans le sommeil (p. 5, 12, etc.).
Girard comprenait mieux, mais non sans terreur, ce quil avait fait. En janvier, février, un signe trop certain lavertit de la grossesse. Pour comble dembarras, la Laugier aussi se trouva enceinte. Ces parties de dévotes, ces mangeries, arrosées indiscrètement du petit vin du pays, avaient eu pour premier effet lexaltation naturelle chez une race si inflammable, lextase contagieuse. Chez les rusées tout était contrefait. Mais chez cette jeune Laugier, sanguine et véhémente, lextase fut réelle. Elle eut, dans sa chambrette, de vrais délires, des défaillances, surtout quand Girard y venait. Elle fut grosse un peu plus tard que la Cadière, sans doute aux fêtes des Rois (p. 37, 113).
Péril très grand. Elles nétaient pas dans un désert, ni au fond dun couvent, intéressé à étouffer la chose, mais, pour ainsi dire, en pleine rue. La Laugier au milieu des voisines curieuses, la Cadière dans sa famille. Son frère, le jacobin, commençait à trouver mauvais que Girard lui fît de si longues visites. Un jour, il osa rester près delle quand Girard y vint, comme pour la garder. Girard, hardiment, le mit hors de la chambre, et la mère, indignée, chassa son fils de la maison.
Cela tournait vers un éclat. Nul doute que ce jeune homme, si durement traité, chassé de chez lui, gonflé de colère, nallât crier aux Prêcheurs, et que ceux-ci, saisissant une si belle occasion, ne courussent répéter la chose, et en dessous nameutassent toute la ville contre le jésuite. Il prit un étrange parti, de faire face par un coup hardi et de se sauver par le crime. Le libertin devint un scélérat.
Il connaissait bien sa victime. Il avait vu la trace des scrofules quelle avait eues enfant. Cela ne ferme pas nettement comme une blessure. La peau y reste rosée, mince et faible. Elle en avait eu aux pieds. Et elle en avait aussi dans un endroit délicat, dangereux, sous le sein. Il eut lidée diabolique de lui renouveler ces plaies, de les donner pour des stigmates, tels quen ont obtenus du ciel saint François et dautres saints, qui, cherchant limitation et la conformité complète avec le Crucifié, portaient et la marque des clous et le coup de lance au côté ! Les jésuites étaient désolés de navoir rien à opposer aux miracles des jansénistes. Girard était sûr de les charmer par un miracle inattendu. Il ne pouvait manquer dêtre soutenu par les siens, par leur maison de Toulon. Lun, le vieux Sabatier, était prêt à croire tout ; il avait été jadis le confesseur de la Cadière, et la chose lui eût fait honneur. Un autre, le P. Grigner, était un béat imbécile, qui verrait tout ce quon voudrait. Si les carmes ou dautres savisaient davoir des doutes, on les ferait avertir de si haut, quils croiraient prudent de se taire. Même le jacobin Cadière, jusque-là ennemi et jaloux, trouverait son compte à revenir, à croire une chose qui ferait la famille si glorieuse et lui le frère dune sainte.
« Mais, dira-t-on, la chose nétait-elle pas naturelle ? on a des exemples innombrables, bien constatés de vraies stigmatisées ».
Le contraire est probable. Quand elle saperçut de la chose, elle fut honteuse et désolée, craignant de déplaire à Girard par ce retour des petits maux denfance. Elle alla vite chez une voisine, une madame Truc, une femme qui se mêlait de médecine, et lui acheta (comme pour son jeune frère) un onguent qui brûlait les plaies.
Pour faire ces plaies, comment le cruel sy prit-il ? Enfonça-t-il les ongles ? usa-t-il dun petit couteau, que toujours il portait sur lui ? Ou bien attira-t-il le sang la première fois, comme il le fit plus tard, par une forte succion ? Elle navait pas sa connaissance, mais bien sa sensibilité ; nul doute quà travers le sommeil, elle nait senti la douleur.
Elle eût cru faire un grand péché, si elle neût tout dit à Girard. Quelque crainte quelle eût de déplaire et de dégoûter, elle dit la chose. Il vit, et il joua sa comédie, lui reprocha de vouloir guérir et de sopposer à Dieu. Ce sont les célestes stigmates. Il se met à genoux, baise les plaies des pieds. Elle se signe, shumilie, elle fait difficulté de croire. Girard insiste, la gronde, lui fait découvrir le côté, admire la plaie. « Et moi aussi, je lai, dit-il, mais intérieure. »
La voilà obligée de croire quelle est un miracle vivant. Ce qui aidait à lui faire accepter une chose si étonnante, cest quà ce moment la sur Rémusat venait de mourir. Elle lavait vue dans la gloire, et son cur porté par les anges. Qui lui succéderait sur la terre ? Qui hériterait des dons sublimes quelle avait eus, des faveurs célestes dont elle était comblée ? Girard lui offrit la succession et la corrompit par lorgueil.
Dès lors, elle changea. Elle sanctifia vaniteusement tout ce quelle sentait des mouvements de nature. Les dégoûts, les tressaillements de la femme enceinte auxquels elle ne comprenait rien, elle les mit sur le compte des violences intérieures de lEsprit. Au premier jour de carême, étant à table avec ses parents, elle voit tout à coup le Seigneur. « Je veux te conduire au désert, dit-il, tassocier aux excès damour de la sainte Quarantaine, tassocier à mes douleurs... » Elle frémit, elle a horreur de ce quil faudra souffrir. Mais seule elle peut se donner pour tout un monde de pécheurs. Elle a des visions sanglantes. Elle ne voit que du sang. Elle aperçoit Jésus comme un crible de sang. Elle-même crachait le sang, et elle en perdait encore dautre façon. Mais en même temps sa nature semblait changée. A mesure quelle souffrait, elle devenait amoureuse. Le vingtième jour du Carême, elle voit son nom uni à celui de Girard. Lorgueil alors exalté, stimulé du sens nouveau qui lui venait, lorgueil lui fait comprendre le domaine spécial que Marie (la femme) a sur Dieu. Elle sent combien lange est inférieur au moindre saint, à la moindre sainte. Elle voit le palais de la gloire, et se confond avec lAgneau !... Pour comble dillusion, elle se sent soulevée de terre, monter en lair à plusieurs pieds. Elle peut à peine le croire, mais une personne respectée, Mlle Gravier, le lui assure. Chacun vient, admire, adore. Girard amène son collègue Griguet, qui sagenouille et pleure de joie.
Nosant y aller tous les jours, Girard la faisait venir souvent à léglise des jésuites. Elle sy traînait à une heure, après les offices, pendant le dîner. Personne alors dans léglise. Il sy livrait devant lautel, devant la croix, à des transports que le sacrilège rendait plus ardents. Ny avait-elle aucun scrupule ? pouvait-elle bien sy tromper ? Il semble que sa conscience, au milieu dune exaltation sincère encore et non jouée, sétourdissait pourtant déjà, sobscurcissait. Sous les stigmates sanglants, ces faveurs cruelles de lÉpoux céleste, elle commençait à sentir détranges dédommagements. Heureuse de ses défaillances, elle y trouvait, disait-elle, des peines dinfinie douceur et je ne sais quel flot de la Grâce « jusquau consentement parfait ». (P. 425, in-12.)
Elle fut dabord étonnée et inquiète de ces choses nouvelles. Elle en parla à la Guiol, qui sourit, lui dit quelle était bien sotte, que ce nétait rien, et cyniquement elle ajouta quelle en éprouvait tout autant.
Ainsi ces perfides commères aidaient de leur mieux à corrompre une fille née très honnête, et chez qui les sens retardés ne séveillaient quà grandpeine, sous lobsession odieuse dune autorité sacrée.
Deux choses attendrissent dans ses rêveries : lune, cest le pur idéal quelle se faisait de lunion fidèle, croyant voir le nom de Girard et le sien unis à jamais au Livre de vie. Lautre chose touchante, cest sa bonté qui éclate parmi les folies, son charmant cur denfant. Au jour des Rameaux, en voyant la joyeuse table de famille, elle pleura trois heures de suite de songer « quau même jour personne ninvita Jésus à dîner ».
Pendant presque tout le Carême, elle ne put presque pas manger ; elle rejetait le peu quelle prenait. Aux quinze derniers jours, elle jeûna entièrement, et arriva au dernier degré de faiblesse. Qui pourrait croire que Girard, sur cette mourante qui navait plus que le souffle, exerça de nouveaux sévices ? Il avait empêché ses plaies de se fermer. Il lui en vint une nouvelle au flanc droit. Et enfin au Vendredi Saint, pour lachèvement de sa cruelle comédie, il lui fit porter une couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le front, lui faisait couler sur le visage des gouttes de sang. Tout cela sans trop de mystère. Il lui coupa dabord ses longs cheveux, les emporta. Il commanda la couronne chez un certain Bitard, marchand du port, qui faisait des cages. Elle napparaissait pas aux visiteurs avec cette couronne ; on nen voyait que les effets, les gouttes de sang, la face sanglante. On y imprimait des serviettes, on en tirait des Véroniques, que Girard emportait pour les donner, sans doute à des personnes de piété. La mère se trouva malgré elle complice de la jonglerie. Mais elle redoutait Girard. Elle commençait à voir quil était capable de tout, et quelquun de bien confident (très probablement la Guiol) lui avait dit que, si elle disait un mot, sa fille ne vivrait pas vingt-quatre heures.
Pour la Cadière, elle ne mentit jamais là-dessus. Dans le récit quelle a dicté de ce carême, elle dit expressément que cest une couronne à pointes qui, enfoncée dans sa tête, la faisait saigner. Elle ne cache pas non plus lorigine des petites croix quelle donnait à ses visiteurs. Sur un modèle fourni par Girard, elle les commanda à un de ses parents, charpentier de lArsenal.
Elle fut, le Vendredi Saint, vingt-quatre heures dans une défaillance quon appelait une extase, livrée aux soins de Girard, soins énervants, meurtriers. Elle avait trois mois de grossesse. Il voyait déjà la sainte, la martyre, la miraculée, la transfigurée, qui commençait à sarrondir. Il désirait et redoutait la solution violente dun avortement. Il le provoquait en lui donnant tous les jours de dangereux breuvages, des poudres rougeâtres. Il laurait mieux aimée morte ; cela laurait tiré daffaire. Du moins, il aurait voulu léloigner de chez sa mère, la cacher dans un couvent. Il connaissait ces maisons, et savait, comme Picart (voir plus haut laffaire de Louviers), avec quelle adresse, quelle discrétion on y couvre ces sortes de choses. Il voulait lenvoyer ou aux chartreuses de Prémole, ou à Sainte-Claire dOllioules. Il en parla même le Vendredi Saint. Mais elle paraissait si faible, quon nosait la tirer de son lit. Enfin, quatre jours après Pâques, Girard étant dans sa chambre, elle eut un besoin douloureux et perdit dun coup une forte masse qui semblait du sang coagulé. Il prit le vase, regarda attentivement à la fenêtre. Mais elle, qui ne soupçonnait nul mal à cela, elle appela la servante, lui donna le vase à vider. « Quelle imprudence ! » Ce cri échappa à Girard, et sottement il le répéta (p. 54, 388, etc.).
On na pas autant de détail sur lavortement de la Laugier. Elle sétait aperçue de sa grossesse dans le même Carême. Elle y avait eu détranges convulsions, des commencements de stigmates assez ridicules ; lun était un coup de ciseau quelle sétait donné dans son travail de couturière, lautre une dartre vive au côté (p. 38). Ses extases tout à coup tournèrent en désespoir impie. Elle crachait sur le crucifix. Elle criait contre Girard : « Où est-il, ce diable de Père, qui ma mise dans cet état ?... Il nétait pas difficile dabuser une fille de vingt-deux ans !... Où est-il ? Il me laisse là. Quil vienne ! » Les femmes qui lentouraient étaient elles-mêmes des maîtresses de Girard. Elles allaient le chercher, et il nosait pas venir affronter les emportements de la fille enceinte. Ces commères, intéressées à diminuer le bruit, purent, sans lui, trouver un moyen de tout finir sans éclat.
Girard était-il sorcier, comme on le soutint plus tard ? On aurait bien pu le croire en voyant combien aisément sans être ni jeune ni beau, il avait fasciné tant de femmes. Mais le plus étrange, ce fut, après sêtre tellement compromis, de maîtriser lopinion. Il parut un moment avoir ensorcelé la ville elle-même. En réalité, on savait les jésuites puissants ; personne ne voulait entrer en lutte avec eux. Même on ne croyait pas sûr den parler mal à voix basse. La masse ecclésiastique était surtout de petits moines dordres Mendiants sans relations puissantes ni hautes protections. Les Carmes même, fort jaloux, et blessés davoir perdu la Cadière, les Carmes se turent. Son frère, le jeune Jacobin, prêché par une mère tremblante, revint aux ménagements politiques, se rapprocha de Girard, enfin se donna à lui autant que le dernier frère, au point de lui prêter son aide dans une étrange manuvre qui pouvait faire croire que Girard avait le don de prophétie.
Sil avait à craindre quelque faible opposition, cétait de la personne même quil semblait avoir le plus subjuguée. La Cadière, encore soumise, donnait pourtant de légers signes dune indépendance prochaine qui devait se révéler. Le 30 avril, dans une partie de campagne que Girard organisa galamment, et où il envoya, avec la Guiol, son troupeau de jeunes dévotes, la Cadière tomba en grande rêverie. Ce beau moment du printemps, si charmant dans ce pays, éleva son cur à Dieu. Elle dit, avec un sentiment de véritable piété : « Vous seul, Seigneur !... Je ne veux que vous seul !... Vos anges ne me suffisent pas. » Puis une delles, fille fort gaie, ayant, à la provençale, pendu à son cou un petit tambourin, la Cadière fit comme les autres, sauta, dansa, se mit un tapis en écharpe, fit la bohémienne, sétourdit par cent folies.
Elle était fort agitée. En mai, elle obtint de sa mère de faire un voyage à la Sainte-Baume, à léglise de la Madeleine, la grande sainte des filles pénitentes. Girard ne la laissa aller que sous lescorte de deux surveillantes fidèles, la Guiol et la Reboul. Mais en route, quoique par moments elle eût encore des extases, elle se montra lasse dêtre linstrument passif du violent Esprit (infernal ou divin) qui la troublait. Le terme annuel de lobsession nétait pas éloigné. Navait-elle pas gagné sa liberté ? Une fois sortie de la sombre et fascinante Toulon, replacée dans le grand air, dans la nature, sous le soleil, la captive reprit son âme, résista à lâme étrangère, osa être elle-même, vouloir. Les deux espionnes de Girard en furent fort mal édifiées. Au retour de ce court voyage (du 17 au 22 mai), elles lavertirent du changement. Il sen convainquit par lui-même. Elle résista à lextase, ne voulant plus, ce semblait, nobéir quà la raison.
Il avait cru la tenir, et par la fascination, et par lautorité sacrée, enfin par la possession et lhabitude charnelle. Il ne tenait rien. La jeune âme qui, après tout, avait été moins conquise que surprise (traîtreusement), revenait à sa nature. Il fut blessé. De son métier de pédant, de la tyrannie des enfants, châtiés à volonté, de celle des religieuses, non moins dépendantes, il lui restait un fond dur de domination jalouse. Il résolut de ressaisir la Cadière en punissant cette première petite révolte, si lon peut nommer ainsi le timide essor de lâme comprimée qui se relève.
Le 22 mai, lorsque, selon son usage, elle se confessa à lui, il refusa de labsoudre, disant quelle était si coupable, quil devait lui infliger le lendemain une grande, très grande pénitence.
Quelle serait-elle ? Le jeûne ? Mais elle était déjà affaiblie et exténuée. Les longues prières, autre pénitence, nétaient pas dans les habitudes du directeur quiétiste ; il les défendait. Restait le châtiment corporel, la discipline. Cétait la punition dusage universel, prodiguée dans les couvents autant que dans les collèges. Moyen simple et abrégé de rapide exécution, qui, aux temps simples et rudes, sappliquait dans léglise même. On voit, dans les fabliaux, naïves peintures des murs, que le prêtre, ayant confessé le mari et la femme, sans façon, sur la place même, derrière le confessionnal, leur donnait la discipline. Les écoliers, les moines, les religieuses, nétaient pas punis autrement .
Girard savait que celle-ci, nullement habituée à la honte, très pudique, (nayant rien subi quà son insu dans le sommeil), souffrirait extrêmement dun châtiment indécent, en serait brisée, perdrait tout ce quelle avait de ressort. Elle devait être humiliée plus encore peut-être quune autre, pâtir (sil faut lavouer) en sa vanité de femme. Elle avait tant souffert, tant jeûné ! Puis était venu lavortement. Son corps, délicat de lui-même, semblait nêtre plus quune ombre. Dautant plus certainement elle craignait de rien laisser voir de sa pauvre personne, maigrie, détruite, endolorie .
Le récit choquant quon va lire est tiré textuellement de ses trois dépositions (si naïves, dévidente véracité). Nous aurions voulu labréger, pour le rendre moins pénible. Mais alors il eût été de nulle importance et de nulle utilité. Lhistoire, la justice commandent. Obéissons. Le voici :
Il fut sans pitié. Il dit : « Puisque vous avez refusé dêtre revêtue des dons de Dieu, il faut que vous soyez nue. Et vous mériteriez de lêtre devant toute la terre, au lieu de lêtre devant votre confesseur, qui nen dira rien... Mais jurez-moi le secret... Si vous en parliez, vous me perdriez... »
Sans la dépouiller entièrement encore, il la fit monter sur le lit, et dit : « Vous mériteriez, non ce lit, mais léchafaud que vous avez vu à Aix. » Effrayée et frissonnante, elle ne disputa pas, shumilia. Elle avait les jambes enflées, et une petite infirmité qui devait la désoler. Alors, dune discipline, il lui donna quelques coups.
Elle avait été étonnée de voir quau milieu de tant de menaces, il lui avait pourtant mis un coussin sous chaque coude. Mais elle le fut bien plus quand ce juge, ce père irrité, la surprit dun baiser étrange, impudique, inattendu.
Monstrueuse inconséquence. Folle adoration dont lamour nest point ici du tout lexcuse. Ce qui fait horreur, cest qualors il laimait peu, ne la ménageait guère. On a vu ses cruels breuvages, et lon va voir son abandon. Il lui en voulait de valoir mieux que ces femmes avilies. Il lui en voulait de lavoir tenté (si innocemment), compromis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de garder une âme. Il ne voulait que la dompter, mais accueillait avec espoir le mot quelle disait souvent « Je le sens, je ne vivrai pas. » Libertinage scélérat ! Il donnait de honteux baisers à ce pauvre corps brisé quil eût voulu voir mourir !
Elle était hors delle-même, ne savait plus que penser. Il lui dit : « Ce nest pas tout. Le bon Dieu nest pas satisfait. » Il la fit descendre du lit, mettre à genoux, lui signifia quil fallait quelle fût toute nue. A cela elle poussa un cri et demanda grâce... Mais cétait trop démotion, elle tomba dans ses défaillances et fut à sa discrétion. Tout hébétée quelle était, elle sentit au contact « certaine divine douceur », qui ne dura guère. Au moment où elle reprit connaissance, il létreignit et lui fit une douleur toute nouvelle quelle navait jamais éprouvée .
Comment lui expliqua-t-il ces contradictions choquantes de caresses et de cruauté ? Les donna-t-il pour des épreuves de patience et dobéissance ? ou bien passa-t-il hardiment au vrai fonds de Molinos : « Que cest à force de péchés quon fait mourir le péché. » Prit-elle cela au sérieux ? et ne comprit-elle pas que ces semblants de justice, dexpiation, de pénitence, nétaient que libertinage ?
Elle ne voulait pas le savoir, dans létrange débâcle morale quelle eut après ce 23 mai, en juin, sous linfluence de la molle et chaude saison. Elle subissait son maître, ayant peur un peu de lui, et dun étrange amour desclave, continuant cette comédie de recevoir chaque jour de petites pénitences. Girard la ménageait si peu quil ne lui cachait pas même ses rapports avec dautres femmes. Il voulait la mettre au couvent. Elle était, en attendant, son jouet ; elle le voyait, laissait faire. Faible et affaiblie encore par ces hontes énervantes, de plus en plus mélancolique, elle tenait peu à la vie, et répétait ces paroles (nullement tristes pour Girard) : « Je le sens, je mourrai bientôt. »
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XILa Cadière au couvent 1730
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Labbesse du couvent dOllioules était jeune pour une abbesse ; elle navait que 38 ans. Elle ne manquait pas desprit. Elle était vive, soudaine à aimer ou haïr, emportée du cur ou des sens, ayant fort peu le tact et la mesure que demande le gouvernement dune telle maison.
Cette maison vivait de deux ressources. Dune part, elle avait de Toulon deux ou trois religieuses de familles consulaires qui, apportant de bonnes dots, faisaient ce quelles voulaient. Elles vivaient avec les moines Observantins qui dirigeaient le couvent. Dautre part, ces moines, qui avaient leur ordre répandu à Marseille et partout, procuraient de petites pensionnaires et des novices qui payaient ; contact fâcheux, dangereux pour les enfants. On la vu par laffaire dAubany.
Point de clôture sérieuse. Peu dordre intérieur. Dans les brûlantes nuits dété de ce climat africain (plus pesant, plus exigeant aux gorges étouffées dOllioules), religieuses et novices allaient, venaient fort librement. Ce quon a vu à Loudun en 1630 existait à Ollioules, tout de même, en 1730. La masse des religieuses (douze à peu près sur les quinze que comptait la maison), un peu délaissées des moines qui préféraient les hautes dames, étaient de pauvres créatures ennuyées, déshéritées ; elles navaient de consolations que les causeries, les enfantillages, certaines intimités entre elles et avec les novices.
Labbesse craignait que la Cadière ne vît trop bien tout cela. Elle fit difficulté pour la recevoir. Puis, brusquement, elle prit son parti en sens tout contraire. Dans une lettre charmante, plus flatteuse que ne pouvait lattendre une petite fille dune telle dame, elle exprima lespoir quelle quitterait la direction de Girard. Ce nétait pas pour la transmettre à ses Observantins, qui en étaient peu capables. Elle avait lidée piquante, harde la prendre elle-même, et de diriger la Cadière.
Elle était fort vaniteuse. Elle comptait sapproprier cette merveille, la conquérir aisément, se sentant plus agréable quun vieux directeur jésuite. Elle eût exploité la jeune sainte au profit de sa maison.
Elle lui fit lhonneur insigne de la recevoir au seuil, sur la porte de la rue. Elle la baisa, sen empara, la mena chez elle dans sa belle chambre dabbesse et lui dit quelle la partagerait avec elle. Elle fut enchantée de sa modestie, de sa grâce maladive, dune certaine étrangeté, mystérieuse, attendrissante. Elle avait souffert extrêmement de ce court trajet. Labbesse voulut la coucher et la mettre dans son propre lit. Elle lui dit quelle laimait tant quelle voulait le lui faire partager, coucher ensemble comme surs.
Pour son plan, cétait peut-être plus quil ne fallait, cétait trop. Il eût suffi que la sainte logeât chez elle. Par cette faiblesse singulière de la coucher avec elle, elle lui donnait trop lair dune petite favorite. Une telle privauté, fort à la mode entre les dames, était chose défendue dans les couvents, furtive, et dont une supérieure ne devait pas donner lexemple.
La dame fut pourtant étonnée de lhésitation de la jeune fille. Elle ne venait pas sans doute uniquement de sa pudeur ou de son humilité. Encore moins certainement de la personne de la dame, relativement plus jeune que la pauvre Cadière, dans une fleur de vie, de santé, quelle eût voulu communiquer à sa petite malade. Elle insista tendrement.
Pour faire oublier Girard, elle comptait beaucoup sur leffet de cet enveloppement de toutes les heures. Cétait la manie des abbesses, leur plus chère prétention, de confesser leurs religieuses (ce que permet sainte Thérèse). Cela se fût fait de soi-même dans ce doux arrangement. La jeune fille naurait dit aux confesseurs que le menu, eût gardé le fond de son cur pour la personne unique. Le soir, la nuit, sur loreiller, caressée par la curieuse, elle aurait laissé échapper maints secrets, les siens, ceux des autres.
Elle ne put se dégager dabord dun si vif enlacement. Elle coucha avec labbesse. Celle-ci croyait bien la tenir. Et doublement par des moyens contraires, et comme sainte, et comme femme, jentends comme fille nerveuse, sensible, et, par faiblesse, peut-être sensuelle. Elle faisait écrire sa légende, ses paroles, tout ce qui lui échappait. Dautre part, elle recueillait les plus humbles détails de sa vie physique, en envoyait le bulletin à Toulon. Elle en aurait fait son idole, sa mignonne poupée. Sur une pente si glissante, lentraînement, sans doute, alla vite. La jeune fille eut scrupule et comme peur. Elle fit un grand effort, dont sa langueur leût fait croire incapable. Elle demanda humblement de quitter ce nid de colombes, ce trop doux lit, cette délicatesse, davoir la vie commune des novices ou pensionnaires.
Grande surprise. Mortification. Labbesse se crut dédaignée, se dépita contre lingrate, et ne lui pardonna jamais.
La Cadière trouva dans les autres un excellent accueil. La maîtresse des novices, Mme de Lescot, une religieuse parisienne, fine et bonne, valait mieux que labbesse. Elle semble avoir compris ce quelle était, une pauvre victime du sort, un jeune cur plein de Dieu, mais cruellement marqué de fatalités excentriques qui devaient la précipiter à la honte, à quelque fin sinistre. Elle ne fut occupée que de la garder, de la préserver de ses imprudences, d interpréter, dexcuser ce qui pouvait être en elle de moins excusable.
Sauf les deux ou trois nobles dames qui vivaient avec les moines et goûtaient peu les hautes mysticités, toutes laimèrent et la prirent pour un ange du ciel. Leur sensibilité, peu occupée, se concentra sur elle et neut plus dautre objet. Elles la trouvaient non seulement pieuse et surnaturellement dévote, mais bonne enfant, bon cur, gentille et amusante. On ne sennuyait plus. Elle les occupait, les édifiait de ses songes, de contes vrais, je veux dire sincères, toujours mêlés de pure tendresse. Elle disait : « Je vais la nuit partout, jusquen Amérique. Je laisse partout des lettres pour dire quon se convertisse. Cette nuit, jirai vous trouver, quand même vous vous enfermeriez. Nous irons ensemble dans le Sacré-Cur. »
Miracle. Toutes à minuit, recevaient, disaient-elles, la charmante visite. Elles croyaient sentir la Cadière qui les embrassait, les faisait entrer dans le cour de Jésus (p. 81, 89, 93). Elles avaient bien peur et étaient heureuses. La plus tendre et la plus crédule était une Marseillaise, la sur Raimbaud, qui eut ce bonheur, quinze fois en trois mois, cest-à-dire à peu près tous les six jours. Pur effet dimagination. Ce qui le prouve, cest quau même moment, la Cadière était chez toutes à la fois. Labbesse cependant fut blessée, dabord étant jalouse et se croyant seule exceptée, ensuite sentant bien que, toute perdue quelle fût dans ses rêves, elle napprendrait que trop par tant damies intimes les scandales de la maison.
Ils nétaient guère cachés. Mais, comme rien ne pouvait venir à la Cadière que par voie illuminative, elle crut les savoir par révélation. Sa bonté éclata. Elle eut grande compassion de Dieu quon outrageait ainsi. Et, cette fois encore, elle se figura quelle devait payer pour les autres, épargner aux pécheurs les châtiments mérités en épuisant elle-même ce que la fureur des démons peut infliger de plus cruel.
Tout cela fondit sur elle le 25 juin, jour de la Saint-Jean. Elle était le soir avec les surs au noviciat. Elle tomba à la renverse, se tordit, cria, perdit connaissance. Au réveil, les novices lentouraient, attendaient, curieuses de ce quelle allait dire. Mais la maîtresse, Mme Lescot, devina ce quelle dirait, sentit quelle allait se perdre. Elle lenleva, la mena tout droit à sa chambre, où elle se trouva tout écorchée et sa chemise sanglante.
Comment Girard lui manquait-il au milieu de ces combats intérieurs et extérieurs ? Elle ne pouvait le comprendre. Elle avait besoin de soutien. Et il ne venait pas, tout au plus au parloir, rarement et pour un moment.
Elle lui écrit le 28 juin (par ses frères, car elle lisait, mais elle savait à peine écrire). Elle lappelle de la manière la plus vive, la plus pressante. Et il répond par un ajournement. Il doit prêcher à Hyères, il a mal à la gorge, etc.
Chose inattendue, ce fut labbesse même qui le fit venir. Sans doute elle était inquiète de ce que la Cadière avait découvert de lintérieur du couvent. Sûre quelle en parlerait à Girard, elle voulut la prévenir. Elle écrivit au jésuite un billet le plus flatteur et le plus tendre (3 juillet, p. 327), le priant que, quand il viendrait, il la visitât dabord, voulant être, en grand secret, son élève, son disciple, comme le fut de Jésus lhumble Nicodème. « Je pourrai à peu de bruit faire de grands progrès à la vertu, sous votre direction, à la faveur de la sainte liberté que me procure mon poste. Le prétexte de notre prétendante me servira de couvert et de moyen (p. 327). »
Démarche étonnante et légère, qui montre dans labbesse une tête peu saine. Nayant pas réussi à supplanter Girard auprès de la Cadière, elle entreprenait de supplanter la Cadière auprès de Girard. Elle savançait, sans préface et brusquement. Elle tranchait, en grande dame, agréable encore, et bien sûre dêtre prise au mot, allant jusquà parler de la liberté quelle avait !
Elle était partie, dans cette fausse démarche, de lidée juste que Girard ne se souciait plus guère de la Cadière. Mais elle aurait pu deviner quil avait à Toulon dautres embarras. Il était inquiet dune affaire où il ne sagissait plus dune petite fille, mais dune dame mûre, aisée, bien posée, la plus sage de ses pénitentes, Mlle Gravier. Ses quarante ans ne la défendirent pas. Il ne voulut pas au bercail une brebis indépendante. Un matin, elle fut surprise, bien mortifiée, de se trouver enceinte, et se plaignit fort (juillet, p. 395).
Girard, préoccupé de cette nouvelle aventure, vit froidement les avances si inattendues de labbesse. Il craignit quelles ne fussent un piège des Observantins. Il résolut dêtre prudent, vit labbesse, déjà embarrassée de sa démarche imprudente, vit ensuite la Cadière, mais seulement à la chapelle, où il la confessa.
Celle-ci fut blessée sans doute de ce peu dempressement. Et en effet cette conduite était étrange, dextrême inconséquence. Il la troublait par des lettres légères, galantes, de petites menaces badines quon aurait pu dire amoureuses (Dépos. Lescot, et p. 335). Et puis il ne daignait la voir autrement quen public.
Dans un billet du soir même, elle sen venge assez finement, en lui disant quau moment où il lui a donné labsolution, elle sest sentie merveilleusement détachée et delle-même et de toute créature.
Cest ce quaurait voulu Girard. Ses trames étaient fort embrouillées, et la Cadière était de trop. Il fut ravi de sa lettre, bien loin den être piqué, lui prêcha le détachement. Il insinuait en même temps combien il avait besoin de prudence. Il avait reçu, disait-il, une lettre où on lavertissait sévèrement de ses fautes. Cependant, comme il partait le jeudi 6 pour Marseille, il la verrait en passant (p. 329, 4 juillet 1730).
Elle attendit. Point de Girard. Son agitation fut extrême. Le flux monta ; ce fut comme une mer, une tempête. Elle le dit à sa chère Raimbaud, qui ne voulut pas la quitter, coucha avec elle (p. 73) contre les règlements, sauf à dire quelle y était venue le matin. Cétait la nuit du 6 juillet, de chaleur concentrée, pesante, en ce four étroit dOllioules. A quatre ou cinq heures, la voyant se débattre dans de vives souffrances, elle « crut quelle avait des coliques, chercha du feu à la cuisine ». Pendant son absence, la Cadière avait pris un moyen extrême qui sans doute ne pouvait manquer de faire arriver Girard â linstant. Soit quelle ait rouvert de ses ongles les plaies de la tête, soit quelle ait pu senfoncer la couronne à pointes de fer, elle se mit tout en sang. Il lui coulait sur le visage en grosses gouttes. Sous cette douleur, elle était transfigurée et ses yeux étincelaient.
Cela ne dura pas moins de deux heures. Les religieuses accoururent pour la voir en cet état, admirèrent. Elles voulaient faire entrer leurs Observantins ; la Cadière les en empêcha.
Labbesse se serait bien gardée davertir Girard pour la voir dans cet état pathétique, où elle était trop touchante. La bonne Mme Lescot lui donna cette consolation, et fit avertir le Père. Il vint, mais au lieu de monter, en vrai jongleur, il eut lui-même une extase à la chapelle, y resta une heure prosterné à deux genoux devant le Saint-Sacrement (p. 95). Enfin il monte, trouve toutes les religieuses autour de la Cadière. On lui conte quelle avait paru un moment comme si elle était à la messe, quelle semblait remuer les lèvres pour recevoir lhostie. « Qui peut le savoir mieux que moi ? dit le fourbe. Un ange mavait averti. Jai dit la messe et je lai communiée de Toulon. » Elles furent renversées du miracle, à ce point que lune delles en resta deux jours malade. Girard sadressant alors à la Cadière avec une indigne légèreté : « Ah ! ah ! petite gourmande, vous me volez donc moitié de ma part ? »
On se retire avec respect ; on les laisse. Le voici en face de la victime sanglante, pâle, affaiblie, dautant plus agitée. Tout homme aurait été ému. Quel aveu plus naïf ; plus violent de sa dépendance, du besoin absolu quelle avait de le voir ? Cet aveu, exprimé par le sang, les blessures, plus quaucune parole, devait aller au cur. Cétait un abaissement. Mais qui nen aurait eu pitié ? Elle avait donc un moment de nature, cette innocente personne ? Dans sa vie courte et malheureuse, la pauvre jeune sainte, si étrangère aux sens, avait donc une heure de faiblesse ! Ce quil avait eu delle à son insu, quétait-ce ! Peu ou rien. Avec lâme, la volonté, il allait avoir tout.
La Cadière est fort brève, comme on peut croire, sur tout cela. Dans sa déposition, elle dit pudiquement quelle perdit connaissance et ne sut trop ce qui se passa. Dans un aveu à son amie la dame Allemand (p. 178), sans se plaindre de rien, elle fait tout comprendre.
En retour dun si grand élan de cur, dune si charmante impatience, que fit Girard ? Il la gronda. Cette flamme qui eût gagné tout autre, leût embrasé, le refroidit. Son âme de tyran ne voulait que des mortes, purs jouets de sa volonté. Et celle-ci, par cette forte initiative, lavait forcé de venir. Lécolière entraînait le maître. Lirritable pédant traita cela comme il eût fait dune révolte de collège. Ses sévérités libertines, sa froideur égoïste dans un plaisir cruel, flétrirent linfortunée, qui nen eut rien que le remords.
Chose non moins choquante. Le sang versé pour lui neut autre effet que de lui sembler bon à exploiter pour son intérêt propre. Dans cette entrevue, la dernière peut-être, il voulut sassurer la pauvre créature au moins pour la discrétion, de sorte quabandonnée de lui, elle se crût encore à lui. Il demanda sil serait moins favorisé que le couvent qui avait vu le miracle. Elle se fit saigner devant lui. Leau dont il lava ce sang, il en but, et lui en fit boire , et il crut avoir lié son âme par cette odieuse communion.
Cela dura deux ou trois heures, et il était près de midi. Labbesse était scandalisée. Elle prit le parti de venir elle-même avec le dîner, et de faire ouvrir la porte. Girard prit du thé ; comme cétait vendredi, il faisait croire quil jeûnait, sétant sans doute bien muni à Toulon. La Cadière demanda du café. La sur converse, qui était à la cuisine, sen étonnait dans un tel jour (p. 86). Mais, sans ce fortifiant, elle aurait défailli. Il la remit un peu, et elle retint Girard encore. Il resta avec elle (il est vrai, non plus enfermé) jusquà quatre heures, voulant effacer la triste impression de sa conduite du matin. A force de mensonges damitié, de paternité, il raffermit un peu la mobile créature, lui rendit la sérénité. Elle le conduisit au départ, et, marchant derrière, elle fit, en véritable enfant, deux ou trois sauts de joie. Il dit sèchement : « Petite folle ! » (P. 89.)
Elle paya cruellement sa faiblesse. Le soir même, à neuf heures, elle eut une vision terrible, et on lentendit crier : « O mon Dieu, éloignez-vous... Retirez-vous de moi ! » Le 8, au matin, à la messe, elle nattendit pas la communion (sen jugeant sans doute indigne), et se sauva dans sa chambre. Grand scandale. Mais elle était si aimée, quune religieuse qui courut après elle, par un compatissant mensonge, jura quelle avait vu Jésus qui la communiait de sa main.
Mme Lescot, finement, habilement, écrivit en légende, comme éjaculations mystiques, pieux soupirs, dévotes larmes, tout ce qui sarrachait de ce cur déchiré. Il y eut, chose bien rare, une conspiration de tendresse entre des femmes pour couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur de la pauvre Cadière et de ses dons charmants. En un mois, elle était déjà comme lenfant de toutes. Quoi quelle fit, on la défendait. Innocente quand même, on ny voyait quune victime des assauts du démon. Une bonne forte femme du peuple, fille du serrurier dOllioules et tourière du couvent, la Matherone, ayant vu certaines libertés indécentes de Girard, nen disait pas moins : « Ça ne fait rien ; cest une sainte. » Dans un moment où il parlait de la retirer du couvent, elle sécria : « Nous ôter mademoiselle Cadière !... Mais je ferai faire une porte de fer pour lempêcher de sortir ! » (P. 47, 48, 50.)
Ses frères qui venaient chaque jour, effrayés de la situation et du parti que labbesse et ses moines pouvaient en tirer, osèrent aller au-devant, et, dans une lettre ostensible, écrite à Girard au nom de la Cadière, rappelèrent la révélation quelle avait eue le 25 juin sur les murs des Observantins, lui disant « quil était temps daccomplir sur cette affaire les desseins de Dieu » (p. 330), sans doute de demander quon en fit une enquête, daccuser les accusateurs.
Audace excessive, imprudente. La Cadière presque mourante était bien loin de ces idées. Ses amies imaginèrent que celui qui avait fait le trouble, ferait le calme peut-être. Elles prièrent Girard de venir la confesser. Ce fut une scène terrible. Elle fit au confessionnal des cris, des lamentations, quon entendait à trente pas. Les curieuses avaient beau jeu découter, et ny manquaient pas. Girard était au supplice. Il disait, répétait en vain : « Calmez-vous, mademoiselle ! » (P. 95.) Il avait beau labsoudre. Elle ne sabsolvait pas. Le 12, elle eut sous le cur une douleur si aiguë quelle crut que ses côtes éclataient. Le 14, elle semblait à la mort, et on appela sa mère. Elle reçut le viatique. Le lendemain, « elle fit une amende honorable, la plus touchante, la plus expressive qui se soit jamais entendue. Nous fondions en larmes. » (P. 330-331.) Le 20, elle eut une sorte dagonie, qui perçait le cur. Puis, tout à coup, par un revirement heureux et qui la sauva, elle eut une vision très douce. Elle vit la pécheresse Madeleine pardonnée, ravie dans la gloire, tenant dans le ciel la place que Lucifer avait perdue (p. 332).
Cependant Girard ne pouvait assurer sa discrétion quen la corrompant davantage, étouffant ses remords. Parfois, il venait (au parloir), lembrassait fort imprudemment. Mais plus souvent encore, il lui envoyait ses dévotes. La Guiol et autres venaient laccabler de caresses et dembrassades, et quand elle se confiait, pleurait, elles souriaient, disaient que tout cela cétaient les libertés divines, quelles aussi en avaient leur part et quelles étaient de même. Elles lui vantaient les douceurs dune telle union entre femmes. Girard ne désapprouvait pas quelles se confiassent entre elles et missent en commun les plus honteux secrets. Il était si habitué à cette dépravation, et la trouvait si naturelle quil parla à la Cadière de la grossesse de Mlle Gravier. Il voulait quelle linvitât à venir à Ollioules, calmât son irritation, lui persuadât que cette grossesse pouvait être une illusion du diable quon saurait dissiper (p. 395).
Ces enseignements immondes ne gagnaient rien sur la Cadière. Ils devaient indigner ses frères qui ne les ignoraient pas. Les lettres quils écrivent en son nom sont bien singulières. Enragés au fond, ulcérés, regardant Girard comme un scélérat, mais obligés de faire parler leur sur avec une tendresse respectueuse, ils ont pourtant des échappées où on entrevoit leur fureur.
Pour les lettres de Girard, ce sont des morceaux travaillés, écrits visiblement pour le procès qui peut venir. Nous parlerons de la seule quil nait pas eue en main pour la falsifier. Elle est du 22 juillet. Elle est aigre-douce, galante, dun homme imprudent, léger. En voici le sens :
« Lévêque est arrivé ce matin à Toulon et ira voir la Cadière... on concertera ce quon peut faire et dire. Si le grand vicaire et le P.Sabatier vont la voir et demandent à voir (ses plaies), elle dira quon lui a défendu dagir, de parler.
« Jai une grande faim de vous revoir, et de tout voir. Vous savez que je ne demande que mon bien. Et il y a longtemps que je nai rien vu quà demi (il veut dire à la grille du parloir). Je vous fatiguerai ? Eh ! bien, ne me fatiguez-vous pas aussi ? » etc.
Lettre étrange en tous les sens. Il se défie à la fois et de lévêque et du jésuite même, de son collègue, le vieux Sabatier. Cest au fond la lettre dun coupable inquiet. Il sait bien quelle a en main ses lettres, ses papiers, enfin de quoi le perdre.
Les deux jeunes gens répondent au nom de leur sur par une lettre vive, la seule qui ait un accent vrai. Ils répondent ligne par ligne, sans outrage, mais avec une âpreté souvent ironique où lon sent lindignation contenue. Leur sur y promet de lui obéir, de ne rien dire à lévêque ni au jésuite. Elle le félicite davoir « tant de courage pour exhorter les autres à souffrir ». Elle relève, lui renvoie sa choquante galanterie, mais dune manière choquante (on sent là une main dhomme, la main des deux étourdis).
Le surlendemain, ils allèrent lui dire quelle voulait sur-le-champ sortir du couvent. Il en fut très effrayé. Il pensa que les papiers allaient échapper avec elle. Sa terreur fut si profonde quelle lui ôtait lesprit. Il faiblit jusquà aller pleurer au parloir dOllioules, se mit à genoux devant elle, demanda si elle aurait le courage de le quitter (p. 7). Cela toucha la pauvre fille, qui lui dit non, savança et se laissa embrasser. Et le Judas ne voulait rien que la tromper, et gagner quelques jours, le temps de se faire appuyer den haut.
Le 29, tout est changé. La Cadière reste à Ollioules, lui demande excuse, lui promet soumission (p. 339). Il est trop visible que celui-ci a fait agir de puissantes influences, que dès le 29 on a reçu des menaces (peut-être dAix, et plus tard de Paris). Les gros bonnets des jésuites ont écrit, et de Versailles les protecteurs de cour.
Que feraient les frères dans cette lutte ! ils consultèrent sans doute leurs chefs, qui durent les avertir de ne pas trop attaquer dans Girard le confesseur libertin ; ceût été déplaire à tout le clergé dont la confession est le cher trésor. Il fallait, au contraire, lisoler du clergé en constatant sa doctrine singulière, montrer en lui le quiétiste. Avec cela seul, on pouvait le mener loin. En 1698, on avait brûlé pour quiétisme un curé des environs de Dijon. Ils imaginèrent de faire (en apparence sous la dictée de leur sur, étrangère à ce projet), un mémoire où le quiétisme de Girard, exalté et glorifié, serait constaté, réellement dénoncé. Ce fut le récit des visions quelle avait eues dans le carême. Le nom de Girard y est déjà au ciel. Elle le voit, uni à son nom, au Livre de vie.
Ils nosèrent porter ce mémoire à lévêque. Mais ils se le firent voler par leur ami, son jeune aumônier, le petit Camerle. Lévêque lut, et dans la ville, il en courut des copies. Le 21 août, Girard se trouvant à lévêché, le prélat lui dit en riant : « Eh ! bien, mon père, voilà donc votre nom au Livre de vie. »
II fut accablé, se crut perdu, écrivit à la Cadière des reproches amers. Il demanda de nouveau avec larmes ses papiers. La Cadière fut bien étonnée, lui jura que ce mémoire nétait jamais sorti des mains de ses frères. Mais, dès quelle sut que cétait faux, son désespoir neut point de bornes (p. 363). Les plus cruelles douleurs de lâme et du corps lassaillirent. Elle crut un moment se dissoudre. Elle devint quasi folle. « Jeus un tel désir de souffrance ! Je saisis la discipline deux fois, et si violemment que jen tirai du sang abondamment. » (p. 362). Dans ce terrible égarement qui montre et sa faible tête et la sensibilité infinie de sa conscience, la Guiol lacheva en lui dépeignant Girard comme un homme à peu près mort. Elle porta au dernier degré sa compassion (P. 361.)
Elle allait lâcher les papiers. Il était pourtant trop visible que seuls, ils la défendaient, la gardaient, prouvaient son innocence et les artifices dont elle avait été victime. Les rendre, cétait risquer que lon changeât les rôles, quon ne lui imputât davoir séduit un saint, quenfin tout lodieux ne fût de son côté.
Mais, sil fallait périr ou perdre Girard, elle aimait mieux de beaucoup le premier parti. Un démon (la Guiol sans doute), la tenta justement par là, par létrange sublimité de ce sacrifice. Elle lui écrivit que Dieu voulait delle un sacrifice sanglant (p. 28). Elle put lui citer les saints qui, accusés, ne se justifiaient pas, saccusaient eux-mêmes, mouraient comme des agneaux. La Cadière suivit cet exemple. Quand on accusait Girard devant elle, elle le justifiait, disant : « Il dit vrai, et jai menti » (p. 32).
Elle eût pu rendre seulement les lettres de Girard, mais, dans cette grande échappée de cur, elle ne marchanda pas ; elle lui donna encore les minutes des siennes.
Il eut à la fois et ces minutes écrites par le jacobin et les copies que lautre frère faisait et lui envoyait. Dès lors il ne craignait rien. Nul contrôle possible. Il put en ôter, en remettre, biffer, falsifier. Son travail de faussaire était parfaitement libre, et il a bien travaillé. De quatre-vingts lettres, il en reste seize, et encore elles semblent des pièces laborieuses, fabriquées après coup.
Girard, ayant tout eu main, pouvait rire de ses ennemis. A eux désormais de craindre. Lévêque, homme du grand monde, savait trop bien son Versailles et le crédit des jésuites pour ne pas les ménager. Il crut même politique de lui faire une petite réparation pour son malicieux reproche relatif au Livre de vie, et lui dit gracieusement quil voulait tenir un enfant de sa famille sur les fonts de baptême.
Les évêques de Toulon avaient toujours été de grands seigneurs. Leur liste offre tous les premiers noms de Provence, Baux, Glandèves, Nicolaï, Forbin, Forbin dOppède, et de fameux noms dItalie, Fiesque, Trivulce, La Rovère. De 1712 à 1737, sous la Régence et Fleury, lévêque était un la Tour du Pin. Il était fort riche, ayant aussi en Languedoc les abbayes dAniane et de Saint-Guilhem du Désert. Il sétait bien conduit, dit-on, dans la peste de 1721. Du reste, il ne résidait guère, menait une vie toute mondaine, ne disait jamais la messe, passait pour plus que galant.
Il vint à Toulon en juillet, et, quoique Girard leût détourné daller à Ollioules, et de visiter la Cadière, il en eut pourtant la curiosité. Il la vit dans un de ses bons moments. Elle lui plut, lui sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si bien des lumières supérieures, quil eut la légèreté de lui parler de ses affaires, dintérêts, davenir, la consultant comme il eût fait dune diseuse de bonne aventure.
Il hésitait cependant, malgré les prières des frères, pour la faire sortir dOllioules et pour lôter à Girard. On trouva moyen de le décider. On fit courir à Toulon le bruit que la jeune fille avait manifesté le désir de fuir au désert, comme son modèle sainte Thérèse lavait entrepris à douze ans. Cétait Girard, disait-on, qui lui mettait cela en tête pour lenlever un matin, la mettre hors du diocèse dont elle faisait la gloire, faire cadeau de ce trésor à quelque couvent éloigné où les jésuites, en ayant le monopole exclusif, exploiteraient ses miracles, ses visions, sa gentillesse de jeune sainte populaire. Lévêque se sentit fort blessé. Il signifia à labbesse de ne remettre Mlle Cadière quà sa mère elle-même, qui devait bientôt la faire sortir du couvent, la mener dans une bastide qui était à la famille.
Pour ne pas choquer Girard, on fit écrire par la Cadière que, si ce changement le gênait, il pouvait sadjoindre et lui donner un second confesseur. Il comprit et aima mieux désarmer la jalousie en abandonnant la Cadière. Il se désista (15 septembre) par un billet fort prudent, humble, piteux, où il tâchait de la laisser amie et douce pour lui. « Si jai fait des fautes à votre égard, vous vous souviendrez pourtant toujours que javais bonne volonté de vous aider... Je suis et je serai toujours tout à vous dans le Sacré-Cur de Jésus. »
Lévêque cependant nétait pas rassuré. Il pensait que les trois jésuites Girard, Sabatier et Grignet voulaient lendormir et un matin, avec quelque ordre de Paris, lui voler la petite fille. Il prit le parti décisif, 17 septembre, denvoyer sa voiture (une voiture légère et mondaine, quon appelait phaéton), et de la faire mener tout près à la bastide de sa mère.
Pour la calmer, la garder, la mettre en bon chemin, il lui chercha un confesseur, et sadressa dabord à un carme qui lavait confessée avant Girard. Mais celui-ci, homme âgé, naccepta pas. Dautres aussi probablement reculèrent. Lévêque dut prendre un étranger, arrivé depuis trois mois du Comtat, le P. Nicolas, prieur des carmes déchaussés. Cétait un homme de quarante ans, homme de tête et de courage, très ferme et même obstiné. Il se montra fort digne de cette confiance en la refusant. Ce nétait pas les jésuites quil craignait, mais la fille même. Il nen augurait rien de bon, pensait que lange pouvait être un ange de ténèbres, et craignait que le Malin, sous une douce figure de fille, ne fît ses coups plus malignement.
Il ne put la voir sans se rassurer un peu. Elle lui parut toute simple, heureuse davoir enfin un homme sûr, solide, et qui pût lappuyer. Elle avait beaucoup souffert dêtre tenue par Girard dans une vacillation constante. Du premier jour, elle parla plus quelle navait fait depuis un mois, conta sa vie, ses souffrances, ses dévotions, ses visions. La nuit même ne larrêta pas, chaude nuit du milieu de septembre. Tout était ouvert dans la chambre, les trois portes, outre les fenêtres. Elle continua presque jusquà laube, près de ses frères qui dormaient. Elle reprit le lendemain sous la tonnelle de vigne, parlant à ravir de Dieu, des plus hauts mystères. Le carme était stupéfait, se demandait si le Diable pouvait si bien louer Dieu.
Son innocence était visible. Elle semblait bonne fille, obéissante, douce comme un agneau, folâtre comme un jeune chien. Elle voulut jouer aux boules (jeu ordinaire dans les bastides) et il ne refusa pas de jouer aussi.
Si un esprit était en elle, on ne pouvait dire du moins que ce fût un esprit de mensonge. En lobservant de près, longtemps, on nen pouvait douter, ses plaies réellement saignaient par moments. Il se garda bien den faire, comme Girard, dimpudiques vérifications. Il se contenta de voir celle du pied. Il ne vit que trop ses extases. Une vive chaleur lui prenait tout à coup au cur, circulait partout. Elle ne se connaissait plus, entrait dans des convulsions, disait des choses insensées.
Le carme comprit très bien quen elle il y avait deux personnes, la jeune fille et le démon. La première était honnête, et même très neuve de cur, ignorante, quoi quon lui eût fait, comprenant peu les choses même qui lavaient si fort troublée. Avant sa confession, quand elle parla des baisers de Girard, le carme lui dit rudement : « Ce sont de très grands péchés. O mon Dieu ! dit-elle en pleurant, je suis donc perdue, car il ma fait bien dautres choses. »
Lévêque venait la voir. La bastide était pour lui un but de promenade. A ses interrogations, elle répondit naïvement, dit au moins le commencement. Lévêque fut bien en colère, mortifié, indigné. Sans doute il devina le reste. Il ne tint à rien quil ne fît un grand éclat contre Girard. Sans regarder au danger dune lutte avec les jésuites, il entra tout à fait dans les idées du carme, admit quelle était ensorcelée, donc que Girard était sorcier. Il voulait à linstant même linterdire solennellement, le perdre, le déshonorer. La Cadière pria pour celui qui lui avait fait tant de tort, ne voulut pas être vengée. Elle se mit à genoux devant lévêque, le conjura de lépargner, de ne point parler de ces tristes choses. Avec une touchante humilité, elle dit : « Il me suffit dêtre éclairée maintenant, de savoir que jétais dans le péché » (p. 127). Son frère le jacobin se joignit à elle, prévoyant tous les dangers dune telle guerre, et doutant que lévêque y fût bien ferme.
Elle avait moins dagitation. La saison avait changé. Lété brûlant était fini. La nature enfin faisait grâce. Cétait laimable mois doctobre. Lévêque eut la vive jouissance quelle fut délivrée par lui. La jeune fille, nétant plus dans létouffement dOllioules, sans rapport avec Girard, bien gardée par sa famille, par lhonnête et brave moine, enfin sous la protection de lévêque, qui plaignait peu ses démarches et la couvrait de sa constante protection, elle devint tout à fait calme. Comme lherbe qui en octobre revient par de petites pluies, elle se releva, refleurit.
Pendant sept semaines environ, elle paraissait fort sage. Lévêque en fut si ravi quil eût voulu que le carme, aidé de la Cadière, agît auprès des autres pénitentes de Girard, les ramenât à la raison. Elles durent venir à la bastide ; on peut juger combien à contre-cur et de mauvaise grâce. En réalité, il y avait une étrange inconvenance à faire comparaître ces femmes devant la protégée de lévêque, si jeune et à peine remise de son délire extatique.
La situation se trouva aigrie, ridicule. Il y eut deux partis en présence, les femmes de Girard, celles de lévêque. Du côté de celui-ci, la dame Allemand et sa fille, attachées à la Cadière. De lautre côté, les rebelles, la Guiol en tête. Lévêque négocia avec celle-ci pour obtenir quelle entrât en rapport avec le carme et lui menât ses amies. Il lui envoya son greffier, puis un procureur, ancien amant de la Guiol. Tout cela nopérant pas, lévêque prit le dernier parti, ce fut de les convoquer toutes à lévêché. Là, elles nièrent généralement ces extases, ces stigmates, dont elles sétaient vantées. Lune, sans doute la Guiol, effrontée et malicieuse, létonna bien plus encore en lui offrant de montrer sur-le-champ quelles navaient rien sur tout le corps. On lavait cru assez léger pour tomber dans ce piège. Mais il le démêla fort bien, refusa, remercia celles qui, aux dépens de leur pudeur, lui eussent fait imiter Girard, et fait rire toute la ville.
Lévêque navait pas de bonheur. Dune part ces audacieuses se moquaient de lui. Et, dautre part, son succès auprès de la Cadière sétait démenti. A peine rentrée dans le sombre Toulon, dans son étroite ruelle de lHôpital, elle était retombée. Elle était précisément dans les milieux dangereux et sinistres où commença sa maladie, au champ même de la bataille que se livraient les deux partis. Les jésuites, à qui chacun voyait la Cour pour arrière-garde, avaient pour eux les politiques, les prudents, les sages. Le carme navait que lévêque, nétait pas même soutenu de ses confrères, ni des curés. Il se ménagea une arme. Le 8 novembre, il tira de la Cadière une autorisation écrite de révéler au besoin sa confession.
Acte audacieux, intrépide, qui fit frémir Girard. Il navait pas grand courage, et il eût été perdu, si sa cause neût été celle des jésuites. Il se blottit au fond de leur maison. Mais son collègue Sabatier, vieillard sanguin, colérique, alla droit à lévêché. Il entra chez le prélat, portant comme Popilius, dans sa robe, la paix ou la guerre. Il le mit au pied du mur, lui fit comprendre quun procès avec les jésuites, cétait pour le perdre à jamais lui-même, quil resterait évêque de Toulon à perpétuité, ne serait jamais archevêque. Bien plus, avec la liberté dun apôtre fort à Versailles, il lui dit que si cette affaire révélait les murs dun jésuite, elle néclairerait pas moins les murs dun évêque. Une lettre, visiblement combinée par Girard (p. 334), ferait croire que les jésuites se tenaient prêts en dessous à lancer contre le prélat de terribles récriminations, déclarant sa vie, « non seulement indigne de lépiscopat, mais abominable. » Le perfide et sournois Girard, le Sabatier apoplectique, gonflé de rage et de venin, auraient poussé la calomnie. Ils nauraient pas manqué de dire que tout cela se faisait pour une fille, que si Girard lavait soignée malade, lévêque lavait eue bien portante. Quel trouble quun tel scandale dans la vie si bien arrangée de ce grand seigneur mondain ! Ceût été une chevalerie trop comique de faire la guerre pour venger la virginité dune petite folle infirme, et de se brouiller pour elle avec tous les honnêtes gens ! Le cardinal de Bonzi mourut de chagrin à Toulouse, mais au moins pour une belle dame, la noble marquise de Ganges. Ici lévêque risquait de se perdre, dêtre écrasé sous la honte et le ridicule, pour cette fille dun revendeur de la rue de lHôpital !
Ces menaces de Sabatier firent dautant plus dimpression que déjà lévêque de lui-même tenait moins à la Cadière. Il ne lui savait pas bon gré dêtre redevenue malade, davoir démenti son succès, de lui donner tort par sa rechute. Il lui en voulait de nêtre pas guérie, il se dit que Sabatier avait raison, quil serait bien bon de se compromettre. Le changement fut subit. Ce fut comme un coup de la Grâce. Il vit tout à coup la lumière, comme saint Paul au chemin de Damas, et se convertit aux jésuites.
Sabatier ne le lâcha pas. Il lui présenta du papier, et lui fit écrire, signer linterdiction du carme, son agent près de la Cadière ; plus, celle de son frère le jacobin (10 novembre 1730).
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XIILe procès de la Cadière 1730-1731
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On peut juger ce que fut ce coup épouvantable pour la famille Cadière. Les attaques de la malade devinrent fréquentes et terribles. Chose cruelle, ce fut comme une épidémie chez ses intimes amies. Sa voisine, la dame Allemand, qui avait aussi des extases, mais qui jusque-là les croyait de Dieu, tomba en effroi et sentit lenfer. Cette bonne dame (de cinquante ans) se souvint quen effet elle avait eu souvent des pensées impures ; elle se crut livrée au Diable, ne vit que diables chez elle, et quoique gardée par sa fille, elle se sauva du logis, demanda asile aux Cadière. La maison devint dès lors inhabitable, le commerce impossible. Laîné Cadière furieux, invectivait contre Girard, criait : « Ce sera Gauffridi... Lui aussi, il sera brûlé ! » Et le jacobin ajoutait : « Nous y mangerions plutôt tout le bien de la famille. »
Dans la nuit du 17 au 18 novembre, la Cadière hurla, étouffa. On crut quelle allait mourir. Laîné Cadière, le marchand, qui perdait la tête, appela par les fenêtres, criant aux voisins : « Au secours ! Le diable étrangle ma sur ! » ils accouraient, presque en chemise. Les médecins et chirurgiens qualifiant son état une suffocation de la matrice, voulurent lui mettre des ventouses. Pendant quon les allait chercher, ils parvinrent à lui desserrer les dents et lui firent avaler une goutte deau-de-vie, ce qui la rappela à elle-même. Cependant les médecins de lâme arrivaient aussi à la file, un vieux prêtre, confesseur de la mère Cadière, puis des curés de Toulon. Tant de bruit, de cris, larrivée de ces prêtres en grand costume, lappareil de lexorcisme, avait rempli la rue de monde ; les arrivants demandaient : « Quy a-t-il ! Cest la Cadière, ensorcelée par Girard. » On peut juger de la pitié, de lindignation du peuple.
Les jésuites, très effrayés, mais voulant renvoyer leffroi, firent alors une chose barbare. Ils retournèrent chez lévêque, ordonnèrent et exigèrent quon poursuivît la Cadière, quon lattaquât le jour même, que cette pauvre fille, sur le lit où elle râlait tout à lheure, après cette horrible crise, reçût à limproviste une descente de justice...
Sabatier ne lâcha pas lévêque que celui-ci neût fait appeler son juge, son official, le vicaire général Larmedieu, et son promoteur (ou procureur épiscopal), Esprit Reybaud, et quil ne leur eût dit de procéder sur lheure.
Cétait impossible, illégal, en Droit canonique. Il fallait un informé préalable sur les faits, avant daller interroger. Autre difficulté : le juge ecclésiastique navait droit de faire une telle descente que pour un refus de sacrement. Les deux légistes dÉglise durent faire cette objection. Sabatier nécouta rien. Si les choses traînaient ainsi dans la froide légalité, il manquait son coup de terreur.
Larmedieu, ou Larme-Dieu, sous ce nom touchant, était un juge complaisant, ami du clergé. Ce nétait pas un de ces rudes magistrats qui vont tout droit devant eux, comme daveugles sangliers, dans le grand chemin de la loi, sans voir, distinguer les personnes. Il avait eu de grands égards dans laffaire dAubany, le gardien dOllioules. Il avait poursuivi assez lentement pour quAubany se sauvât. Puis, quand il le sut à Marseille, comme si Marseille eût été loin de France, ultima Thule ou la Terra incognita des anciens géographes, il ne bougea plus. Ici, ce fut tout autre chose : ce juge paralytique pour laffaire dAubany eut des ailes pour la Cadière, et les ailes de la foudre. Il était neuf heures du matin lorsque les habitants de la ruelle virent avec curiosité arriver chez les Cadière une fort belle procession, messire Larmedieu en tête, et le Promoteur de la cour épiscopale, honorablement escortés de deux vicaires de la paroisse, docteurs en théologie. On envahit la maison. on interpella la malade. On lui fit faire serment de dire vrai contre elle-même, serment de se diffamer en disant à la justice ce qui était de conscience et de confession.
Elle pouvait se dispenser de répondre, nulle formalité nayant été observée. Mais elle ne disputa pas. Elle jura, ce qui était se désarmer, se livrer. Car, étant liée une fois par le serment, elle dit tout, même les choses honteuses et ridicules, dont laveu est si cruel pour une fille.
Le procès-verbal de Larmedieu et son premier interrogatoire indiquent un plan bien arrêté entre lui et les jésuites. Cétait de montrer Girard comme la dupe et la victime des fourberies de la Cadière. Un homme de cinquante ans, docteur, professeur, directeur de religieuses, qui cependant est resté si innocent et si crédule, quil a suffi pour lattraper dune petite fille, dun enfant ! La rusée, la dévergondée, la trompé sur ses visions, mais non entraîné dans ses égarements. Furieuse, elle sen est vengée en lui prêtant toute infamie que pouvait lui suggérer une imagination de Messaline.
Bien loin que linterrogatoire confirme rien de tout cela, ce quil a de très touchant, cest la douceur de la victime. Visiblement elle naccuse que contrainte et forcée par le serment quelle a prêté. Elle est douce pour ses ennemis, même pour la perfide Guiol, qui (dit son frère) la livra, qui fit tout pour la corrompre, qui, en dernier lieu, la perdit en lui faisant rendre les papiers qui eussent fait sa sauvegarde.
Les Cadière furent épouvantés de la naïveté de leur sur. Dans son respect pour le serment, elle sétait livrée sans réserve, hélas ! avilie pour toujours, chansonnée dès lors et moquée des ennemis même des jésuites, et des sots rieurs libertins.
Puisque la chose était faite, ils voulurent du moins quelle fût exacte, que le procès-verbal des prêtres pût être contrôlé par un acte plus sérieux. Daccusée quelle semblait être, ils la firent accusatrice, prirent la position offensive, obtinrent du magistrat royal, le lieutenant civil et criminel, Marteli Chantard, quil vînt recevoir sa déposition. Dans cet acte, net et court, se trouve clairement établi le fait de séduction ; plus, les reproches quelle faisait à Girard pour ses caresses lascives, dont il ne faisait que rire ; plus, le conseil quil lui donne de se laisser obséder du démon ; plus, la succion par laquelle le fourbe entretenait ses plaies, etc.
Lhomme du roi, le lieutenant, devait retenir laffaire a son tribunal. Car le juge ecclésiastique, dans sa précipitation, nayant pas rempli les formalités du droit ecclésiastique, avait fait un acte nul. Mais le magistrat laïque neut pas ce courage. Il se laissa atteler à linformation cléricale, subit Larmedieu pour associé, et même alla siéger, écouter les témoins au tribunal de lévêché. Le greffier de lévêché écrivait (et non le greffier du lieutenant du roi). Écrivait-il exactement ? On aurait droit den douter quand on voit que ce greffier ecclésiastique menaçait les témoins, et chaque soir allait montrer leurs dépositions aux jésuites .
Les deux vicaires de la paroisse de la Cadière, que lon entendit dabord, déposèrent sèchement, sans faveur pour elle, mais nullement contre elle, nullement pour les jésuites (24 novembre). Ceux-ci virent que tout allait manquer. Ils perdirent toute pudeur, et, au risque dindigner le peuple, résolurent de briser tout. Ils tirèrent ordre de lévêque pour emprisonner la Cadière et les principaux témoins quelle voulait faire entendre. Cétaient les dames Allemand et la Batarelle. Celle-ci fut mise au Refuge, couvent-prison, ces dames dans une maison de force, le Bon-Pasteur, où lon jetait les folles et les sales coureuses en correction. La Cadière (26 novembre), tirée de son lit, fut donnée aux ursulines, pénitentes de Girard, qui la couchèrent proprement sur de la paille pourrie.
Alors, la terreur établie, on put entendre les témoins, deux dabord (28 novembre), deux respectables et choisis. Lun était cette Guiol, connue pour fournir des femmes à Girard ; langue adroite et acérée, qui fut chargée de lancer le premier dard et douvrir la plaie de la calomnie. Lautre était la Laugier, la petite couturière que la Cadière nourrissait et dont elle avait payé lapprentissage. Étant enceinte de Girard, cette Laugier avait crié contre lui ; elle lava ici cette faute en se moquant de la Cadière, salissant sa bienfaitrice, mais cela maladroitement, en dévergondée quelle était, lui prêtant des mots effrontés, très contraires à ses habitudes. Puis vinrent Mlle Gravier et sa cousine, la Reboul, enfin toutes les girardines, comme on les appelait dans Toulon.
Mais on ne pouvait si bien faire que, par moments, la lumière néclatât. La femme dun procureur, dans la maison de laquelle sassemblaient les girardines, dit brutalement quon ne pouvait y tenir, quelles troublaient toute la maison ; elle conta leurs rires bruyants, leurs mangeries payées des collectes que lon faisait pour les pauvres, etc. (p. 55).
On craignait extrêmement que les religieuses ne se déclarassent pour la Cadière. Le greffier de lévêché alla leur dire (comme de la part de lévêque) quon châtierait celles qui parleraient mal. Pour agir plus fortement encore, on fit revenir de Marseille leur galant P. Aubany, qui avait ascendant sur elles. On arrangea son affaire du viol de la petite fille. On fit entendre aux parents que la justice ne ferait rien. On estima lhonneur de lenfant à huit cents livres, quon paya pour Aubany. Donc il revint plein de zèle, tout jésuite, dans son troupeau dOllioules. Pauvre troupeau qui trembla quand ce bon P. Aubany se dit chargé de les avertir que, si elles nétaient pas sages, « elles auraient la question ». (Procès in-12, t. II, p. 191.)
Avec tout cela, on ne tira pas ce quon voulait des quinze religieuses. Deux ou trois à peine étaient pour Girard, et toutes articulèrent des faits, surtout pour le 7 juillet, qui directement laccablaient.
Les jésuites désespérés prirent un parti héroïque pour sassurer des témoins. Ils sétablirent à poste fixe dans une salle de passage qui menait au tribunal. Là, ils les arrêtaient, les pratiquaient, les menaçaient, et, sils étaient contre Girard, ils les empêchaient dentrer, et par force impudemment les mettaient à la porte (in-12, t. I, p. 44)
Ainsi le juge dÉglise et le lieutenant du roi nétaient plus que des mannequins entre les mains des jésuites. Toute la ville le voyait, frémissait. En décembre, janvier, février, la famille des Cadière formula et répandit une plainte pour déni de justice et subornation de témoins. Les jésuites eux-mêmes sentirent que la place nétait plus tenable. Ils appelèrent le secours den haut. Le meilleur paraissait être un simple arrêt du Grand Conseil qui eût tout appelé à lui et tout étouffé (comme fit Mazarin pour laffaire de Louviers). Mais le chancelier était dAguesseau ; les jésuites ne désiraient pas que laffaire allât à Paris. Ils la retinrent en Provence. Ils firent décider par le roi (16 janvier 1731) que le Parlement de Provence, où ils avaient beaucoup damis, jugeât sur linformation que deux de ses conseillers feraient à Toulon.
Un laïque, M. Faucon, et un conseiller dÉglise, M. de Charleval, vinrent en effet, et tout droit descendirent chez les jésuites (p. 407). Ces commissaires impétueux cachèrent si peu leur violente et cruelle partialité quils lancèrent à la Cadière un ajournement personnel, comme on faisait à laccusé, tandis que Girard fut poliment appelé, laissé libre ; il continuait de dire la messe et de confesser. Et la plaignante était sous les verrous, dans les mains de ses ennemis, chez les dévotes de Girard, à la merci de toute cruauté.
La réception des bonnes Ursulines avait été celle quelles eussent faite, si elles avaient été chargées de la faire mourir. Elles lui avaient donné pour chambre la loge dune religieuse folie qui salissait tout. Elle coucha dans la paille de cette folle, dans cette odeur épouvantable. A grandpeine le lendemain ses parents purent-ils introduire une couverture et un matelas. On lui donna pour garde et garde-malade lâme damnée de Girard, une converse, qui était fille de cette même Guiol qui lavait livrée, fille très digne de sa mère, capable de choses sinistres, dangereuse à sa pudeur et peut-être à sa vie même. On la tint à la pénitence la plus cruelle pour elle, celle de ne pouvoir se confesser ni communier. Elle retombait malade dès quelle ne communiait pas. Son furieux ennemi, Sabatier le jésuite, vint dans cette loge, et, chose bizarre, nouvelle, il entreprit de la gagner, de la tenter par lhostie ! On marchanda. Donnant donnant : pour communier, il fallait quelle savouât calomniatrice, indigne de la communion. Elle laurait peut-être fait par excès dhumilité. Mais, en se perdant, elle aurait aussi perdu et le carme et ses frères.
Réduit aux arts pharisaïques, on interprétait ses paroles. Ce quelle disait au sens mystique, on feignait de le comprendre dans la réalité matérielle. Elle montrait, pour se démêler de tous ces pièges, ce quon eût le moins attendu, une grande présence desprit (voir surtout p. 391).
Le plus perfide, combiné pour lui ôter lintérêt du public, mettre contre elle les rieurs, ce fut de lui faire un amant. On prétendit quelle avait proposé à un jeune drôle de partir avec elle, de courir le monde.
Les grands seigneurs dalors, qui aimaient à se faire servir par des enfants, des petits pages, prennent volontiers les plus gentils des fils de leurs paysans. Ainsi avait fait lévêque du petit garçon dun de ses fermiers. Il le débarbouilla. Puis, quand ce favori grandit, pour quil eût meilleure apparence, il le tonsura, lui donna figure dabbé, titre daumônier, à vingt ans. Ce fut M. labbé Camerle. Élevé dans la valetaille et fait à tout faire, il fut, comme sont souvent les petits campagnards décrassés à demi, un rustre niais et finaud. Il vit bien que le prélat, dès son arrivée à Toulon, était curieux de la Cadière, peu favorable à Girard. Il pensa plaire et amuser, en se faisant, à Ollioules, espion de leurs rapports suspects. Mais dès que lévêque changea, eut peur des jésuites, Camerle, avec le même zèle, servit activement Girard, et laida contre la Cadière.
Il vint, comme un autre Joseph, dire que Mlle Cadière (comme la femme de Putiphar) lavait tenté, essayé débranler sa vertu. Si cela avait été vrai, si elle lui eût fait tant dhonneur que de faiblir un peu pour lui, il nen eût été que plus lâche de len punir, dabuser dun mot étourdi. Mais une telle éducation de page et de séminariste ne donne ni honneur ni lamour des femmes.
Elle se démêla vivement et très bien, le couvrit de honte. Les deux indignes commissaires du Parlement la voyaient répondre dune manière si victorieuse, quils abrégèrent les confrontations, lui retranchèrent ses témoins. De soixante-huit quelle appelait, ils nen firent venir que trente-huit (in-12, t. I, p. 62). Nobservant ni les délais, ni les formes de justice, ils précipitèrent la confrontation. Avec tout cela, ils ne gagnaient rien. Le 25 et le 26 février encore, sans varier, elle répéta ses dépositions accablantes.
Ils étaient si furieux, quils regrettaient de navoir pas à Toulon le bourreau et la question « pour la faire un peu chanter. » Cétait lultima ratio. Les Parlements, dans tout ce siècle, en usèrent. Jai sous les yeux un véhément éloge de la torture , écrit en 1780 par un savant parlementaire, devenu membre du Grand Conseil dédié au Roi (Louis XVI), et couronné dune flatteuse approbation de Sa Sainteté, Pie VI.
Mais, au défaut de la torture qui leût fait chanter, on la fit parler par un moyen meilleur encore. Le 27 février, de bonne heure, la sur converse qui lui servait de geôlière, la fille de la Guiol, lui apporte un verre de vin. Elle sétonne ; elle na pas soif ; elle ne boit jamais de vin le matin, et encore moins de vin pur. La converse, rude et forte domestique, comme on en a dans les couvents pour dompter les indociles, les folles, ou punir les enfants, enveloppe de son insistance menaçante la faible malade. Elle ne veut boire, mais elle boit. Et on la force de tout boire, le fond même, quelle trouve désagréable et salé (p. 243-247).
Quel était ce choquant breuvage ! On a vu, à lépoque de lavortement, combien lancien directeur de religieuses était expert aux remèdes. Ici le vin pur eût suffi sur une malade débile. Il eût suffi pour lenivrer, pour en tirer le même jour quelques paroles bégayées, que le greffier eût rédigées en forme de démenti complet. Mais une drogue fut surajoutée (peut-être lherbe aux sorcières, qui trouble plusieurs jours) pour prolonger cet état et pouvoir disposer delle par des actes qu lempêcheraient de rétracter le démenti.
Nous avons la déposition quelle fit, le 27 février. Changement subit et complet ! apologie de Girard ! Les commissaires (chose étrange) ne remarquent pas une si brusque variation. Le spectacle singulier, honteux, dune jeune fille ivre, ne les étonne pas, ne les met pas en garde. On lui fait dire que Girard ne la jamais touchée, quelle na jamais eu ni plaisir ni douleur, que tout ce quelle a senti tient à une infirmité. Cest le carme, ce sont ses frères qui lui ont fait raconter comme actes réels ce qui na été que songe. Non contente de blanchir Girard, elle noircit les siens, les accable et leur met la corde au cou.
Ce qui est merveilleux, cest la clarté, la netteté de cette déposition. On y sent la main du greffier habile. Une chose étonne pourtant, cest quétant en si beau chemin, on nait pas continué. On linterroge un seul jour, le 27. Rien le 28. Rien du 1er au 6 mars.
Le 27 probablement, sous linfluence du vin, elle put parler encore, dire quelques mots quon arrangea. Mais, le 28, le poison ayant eu tout son effet, elle dut être en stupeur complète ou dans un indécent délire (comme celui du Sabbat), et il fut impossible de la montrer. Une fois dailleurs que sa tête fut absolument troublée, on put aisément lui donner dautres breuvages sans quelle en eût ni conscience ni souvenir.
Cest ici, je nen fais pas doute, dans les six jours, du 28 février au 5 ou 6 mars, que se place un fait singulier, qui ne peut avoir eu lieu ni avant, ni après. Fait tellement répugnant, si triste pour la pauvre Cadière quil est indiqué en trois lignes, sans que ni elle ni son frère aient le cur den dire davantage (p. 249 de lin-folio, lignes 10-13). Ils nen auraient parlé jamais si les frères poursuivis eux-mêmes navaient vu quon en voulait à leur propre vie.
Girard alla voir la Cadière ! prit sur elle encore dinsolentes, dimpudiques libertés !
Cela eut lieu, disent le frère et la sur, depuis que laffaire est en justice. Mais, du 26 novembre au 26 février, Girard fut intimidé, humilié, toujours battu dans la guerre de témoins quil faisait à la Cadière. Encore moins osa-t-il la voir, depuis le 10 mars, le jour où elle revint à elle, et sortit du couvent où il la tenait. Il ne la vit quen ces cinq jours où il était encore maître delle, et où linfortunée, sous linfluence du poison, nétait plus elle-même.
Si la mère Guiol avait jadis livré la Cadière, la fille Guiol put la livrer encore. Girard, qui avait alors gagné la partie par le démenti quelle se donnait à elle-même, osa venir dans sa prison, la voir dans létat où il lavait mise, hébétée, ou désespérée, abandonnée du ciel et de la terre, et sil lui restait quelque lucidité, livrée à lhorrible douleur davoir, par sa déposition, assassiné les siens. Elle était perdue, et cétait fini. Mais lautre procès commençait contre ses frères et le courageux carme. Le remords pouvait la tenter de fléchir Girard, dobtenir quil ne les poursuivît pas, et surtout quon ne la mit pas à la question.
Létat de la prisonnière était déplorable et demandait grâce. De petites infirmités attachées à une vie toujours assise, la faisaient souffrir beaucoup. Par suite de ses convulsions, elle avait une descente, par moments fort douloureuse (p. 343). Ce qui prouve que Girard nétait pas fortuitement criminel, mais un pervers, un scélérat, cest quil ne vit de tout cela que la facilité dassurer son avantage. Il crut que, sil en usait, avilie à ses propres yeux, elle ne se relèverait jamais, ne reprendrait pas le cur et le courage pour démentir son démenti. Il la haïssait alors, et pourtant, avec un badinage libertin et odieux, il parla de cette descente, et il eut lindignité, voyant la pauvre personne sans défense, dy porter la main (p. 249). Son frère lassure et laffirme, mais brièvement, avec honte, sans pousser plus loin ce sujet. Elle-même attestée sur ce fait, elle dit en trois lettres : « oui. »
Hélas ! son âme était absente, et lui revenait lentement. Cest le 6 mars quelle devait être confrontée, confirmer tout, perdre ses frères sans retour. Elle ne pouvait parler, étouffait. Les charitables commissaires lui dirent que la torture était là, à côté, lui expliquèrent les coins qui lui serreraient les os, les chevalets, les pointes de fer. Elle était si faible de corps que le courage lui manqua. Elle endura dêtre en face de son cruel maître, qui put rire et triompher, layant avilie du corps, mais bien plus, de la conscience ! la faisant meurtrière des siens !
On ne perdit pas de temps pour profiter de sa faiblesse. A linstant on sadressa au Parlement dAix, et on en obtint que le carme et les deux frères seraient désormais inculpés, quils auraient leur procès à part, de sorte quaprès que la Cadière serait condamnée, punie, on en viendrait à eux, et on les pousserait à outrance.
Le 10 mars, on la traîna des Ursulines de Toulon à Sainte-Claire-dOllioules. Girard nétait pas sûr delle. Il obtint quelle serait menée, comme on eût fait dun redoutable brigand de cette route mal famée, entre les soldats de la maréchaussée. Il demanda quà Sainte-Claire, elle fût bien enfermée à clef. Les dames furent touchées jusquaux larmes de voir arriver entre les épées leur pauvre malade qui ne pouvait se traîner. Tout le monde en avait pitié. Il se trouva deux vaillants hommes, M. Aubin, procureur, et M. Claret, notaire, qui firent pour elle les actes où elle rétractait sa rétractation, pièces terribles où elle dit les menaces des commissaires et de la supérieure des Ursulines, surtout le fait du vin empoisonné quon la força de prendre (10-16 mars 1731, p. 243-248).
En même temps, ces hommes intrépides rédigèrent et adressèrent à Paris, à la chancellerie, ce quon nommait lappel comme dabus, dévoilant linforme et coupable procédure, les violations obstinées de la loi, quavaient commises effrontément : 1o lofficial et le lieutenant ; 2o les commissaires. Le chancelier dAguesseau se montra très mou, très faible. Il laissa subsister cette immonde procédure, laissa aller laffaire au Parlement dAix, tellement suspect ! après le déshonneur dont ses deux membres venaient de se couvrir.
Donc, ils ressaisirent la victime, et, dOllioules, la firent traîner à Aix, toujours par la maréchaussée. On couchait alors à moitié chemin dans un cabaret. Et là, le brigadier expliqua quen vertu de ses ordres, il coucherait dans la chambre de la jeune fille. On avait fait semblant de croire que la malade qui ne pouvait marcher, fuirait, sauterait par la fenêtre. Infâme combinaison. La remettre à la chasteté de nos soldats des dragonnades ! Quelle joie eût-ce été, quelle risée, si elle fût arrivée enceinte ? Heureusement, sa mère sétait présentée au départ, avait suivi, bon gré, mal gré, et on navait pas osé léloigner à coups de crosse. Elle resta dans la chambre, veilla (toutes deux debout), et elle protégea son enfant (in-12, t. I, p. 52).
Elle était adressée aux Ursulines dAix, qui devaient la garder et en avaient ordre du roi. La supérieure prétendit navoir pas encore reçu lordre. On vit là combien sont féroces les femmes, une fois passionnées, nayant plus nature de femmes. Elle la tint quatre heures à la porte, dans la rue, en exhibition (t. IV de lin-12, p. 404). On eut le temps daller chercher le peuple, les gens des jésuites, les bons ouvriers du clergé, pour huer, siffler, les enfants au besoin pour lapider. Cétaient quatre heures de pilori. Cependant, tout ce quil y avait de passants désintéressés demandaient si les Ursulines avaient ordre de laisser tuer cette fille. On peut juger si ces bonnes surs furent de tendres geôlières pour la prisonnière malade.
Le terrain avait été admirablement préparé. Un vigoureux concert de magistrats jésuites et de dames intrigantes avait organisé lintimidation. Nul avocat ne voulut se perdre en défendant une fille si diffamée. Nul ne voulut avaler les couleuvres que réservaient ses geôlières à celui qui chaque jour affronterait leur parloir, pour sentendre avec la Cadière. La défense revenait, dans ce cas, au syndic du barreau dAix, M. Chaudon. Il ne déclina pas ce dur devoir. Cependant, assez inquiet, il eût voulu un arrangement. Les jésuites refusèrent. Alors il se montra ce quil était, un homme dimmuable honnêteté, dadmirable courage. Il exposa, en savant légiste, la monstruosité des procédures. Cétait se brouiller pour jamais avec le Parlement, tout autant quavec les jésuites. Il posa nettement linceste spirituel du confesseur, mais, par pudeur, ne spécifia pas jusquoù avait été le libertinage. Il sinterdit aussi de parler des girardines, des dévotes enceintes, chose connue parfaitement, mais dont personne neût voulu témoigner. Enfin, il fit à Girard la meilleure cause possible, en lattaquant comme sorcier. On rit, on se moqua de lavocat. Il entreprit de prouver lexistence du Démon par une suite de textes sacrés, à partir des Évangiles. Et lon rit encore plus fort.
On avait fort adroitement défiguré laffaire en faisant de lhonnête carme un amant de la Cadière, et le fabricateur dun grand complot de calomnies contre Girard et les jésuites. Dès lors, la foule des oisifs, les mondains étourdis, rieurs ou philosophes, samusaient des uns et des autres, parfaitement impartiaux entre les carmes et les jésuites, ravis de voir les moines se faire la guerre entre eux. Ceux que bientôt on dira voltairiens sont même plus favorables aux jésuites, polis et gens du monde, quaux anciens ordres mendiants.
Ainsi laffaire va sembrouillant. Les plaisanteries pleuvent, mais encore plus sur la victime. Affaire de galanterie, dit-on. On ny voit quun amusement. Pas un étudiant, un clerc, qui ne fasse sa chanson sur Girard et son écolière, qui ne réchauffe les vieilles plaisanteries provençales sur Madeleine (de laffaire Gauffridi), ses six mille diablotins, la peur quils ont du fouet, les miracles de la discipline qui fit fuir ceux de la Cadière (Ms. de la Bibl. de Toulon).
Sur ce point spécial, les amis de Girard le blanchissaient fort aisément. Il avait agi dans son droit de directeur et selon lusage ordinaire. La verge est lattribut de la paternité. Il avait agi pour sa pénitente, « pour le remède de son âme ». On battait les démoniaques, on battait les aliénés, dautres malades encore. Cétait le grand moyen de chasser lennemi, quel quil fût, démon ou maladie. Point de vue fort populaire. Un brave ouvrier de Toulon, témoin du triste état de la Cadière, avait dit que le seul remède, pour la pauvre malade, était le nerf de buf.
Girard, si bien soutenu, navait que faire davoir raison. Il nen prend pas la peine. Sa défense est charmante de légèreté. Il ne daigne pas même saccorder avec ses dépositions. Il dément ses propres témoins. Il semble plaisanter et dit du ton hardi dun grand seigneur de la Régence, que, sil sest enfermé avec elle, comme on len accuse, « ce nest arrivé que neuf fois ».
« Et pourquoi la-t-il fait, le bon père, disaient ses amis, sinon pour observer, juger, approfondir ce quil en fallait croire ? Cest le devoir dun directeur en pareil cas. Lisez la vie de la grande sainte Catherine de Gênes. Le soir, son confesseur se cachait, restait dans sa chambre, pour voir les prodiges quelle faisait et la surprendre en miracle flagrant.
« Mais le malheur était ici, que lenfer, qui ne dort jamais, avait tendu un piège à cet agneau de Dieu, avait vomi, lancé, ce drac femelle, ce monstre dévorant, maniaque et démoniaque, pour lengloutir, le perdre au torrent de la calomnie. »
Cest un usage antique et excellent détouffer au berceau les monstres. Mais pourquoi pas plus tard aussi ? Le charitable avis des dames de Girard, cétait dy employer au plus vite le fer et le feu. « Quelle périsse ! » disaient les dévotes. Beaucoup de grandes dames voulaient aussi quelle fût châtiée, trouvant exorbitant que la créature eût osé porter plainte, mettre en cause un tel homme qui lui avait fait trop dhonneur.
Il y avait au Parlement quelques obstinés jansénistes, mais ennemis des jésuites plus que favorables à la fille. Et quils devaient être abattus, découragés, voyant contre eux tout à la fois et la redoutable Société, et Versailles, la Cour, le Cardinal-Ministre, enfin les salons dAix. Seraient-ils plus vaillants que le chef de la justice, le chancelier d Aguesseau qui avait tellement molli ? Le procureur général nhésita pas ; lui, chargé daccuser Girard, il se déclara son ami, lui donna ses conseils pour répondre à laccusation.
Il ne sagissait que dune chose, de savoir par quelle réparation, quelle expiation solennelle, quel châtiment exemplaire la plaignante, devenue accusée, satisferait à Girard, à la Compagnie de Jésus. Les jésuites, quelle que fût leur débonnaireté, avouaient que, dans lintérêt de la religion, un exemple serait utile pour avertir un peu et les convulsionnaires jansénistes, et les écrivailleurs philosophes qui commençaient à pulluler.
Par deux points, on pouvait accrocher la Cadière, lui jeter le harpon :
1o Elle avait calomnié. Mais nulle loi ne punit la calomnie de mort. Pour aller jusque-là, il fallait chercher un peu loin, dire : « Le vieux texte romain De famosis libellis prononce la mort contre ceux qui ont fait des libelles injurieux aux Empereurs ou à la religion de lEmpire. Les jésuites sont la religion. Donc un mémoire contre un jésuite mérite le dernier supplice. »
2o On avait une prise meilleure encore. Au début du procès, le juge épiscopal, le prudent Larmedieu, lui avait demandé si elle navait pas deviné les secrets de plusieurs personnes, et elle avait dit oui. Donc on pouvait lui imputer la qualité mentionnée au formulaire des procès de sorcellerie, Devineresse et abuseresse. Cela seul méritait le feu, en tout droit ecclésiastique. On pouvait même très bien la qualifier sorcière, daprès laveu des dames dOllioules ; que la nuit, à la même heure, elle était dans plusieurs cellules à la fois, quelle pesait doucement sur elles, etc. Leur engouement, leur tendresse subite si surprenante, avaient bien lair dun ensorcellement.
Qui empêchait de la brûler ? On brûle encore partout au dix-huitième siècle. LEspagne, sous un seul règne, celui de Philippe V, brûle 1.600 personnes, et elle brûle encore une sorcière en 1782. LAllemagne, une, en 1751 ; la Suisse, une aussi, en 1781. Rome brûle toujours, il est vrai sournoisement, dans les fours et les caves de lInquisition .
« Mais la France, du moins, sans doute, est plus humaine ? » Elle est inconséquente. En 1718, on brûle un sorcier à Bordeaux . En 1724 et 1726, on allume le bûcher en grève, pour des délits qui, à Versailles, passaient pour des jeux décoliers. Les gardiens de lenfant royal, M. le duc, Fleury, indulgents à la Cour, sont terribles à la Ville. Un ânier et un noble, un M. des Chauffours, sont brûlés vifs. Lavènement du Cardinal-Ministre ne peut être mieux célébré que par une réforme des murs, par lexemple sévère quon fait des corrupteurs publics. Rien de plus à propos que den faire un terrible et solennel, sur cette fille infernale, qui a tellement attenté à linnocence de Girard.
Voilà ce quil fallait pour bien laver ce Père. Il fallait établir que (même eût-il méfait, imité des Chauffours) il avait été le jouet dun enchantement. Les actes nétaient que trop clairs. Aux termes du droit canonique, et daprès ces arrêts récents, quelquun devait être brûlé. Des cinq magistrats du parquet, deux seulement auraient brûlé Girard. Trois étaient contre la Cadière. On composa. Les trois qui avaient la majorité nexigèrent pas la flamme, épargnèrent le spectacle long et terrible du bûcher, se contentèrent de la mort simple.
Au nom des cinq, il fut conclu et proposé au Parlement : « Que la Cadière, préalablement mise à la question ordinaire et extraordinaire, fût ensuite ramenée à Toulon, et, sur la place des Prêcheurs, pendue et étranglée. »
Ce fut un coup terrible. Il y eut un prodigieux revirement dopinion. Les mondains, les rieurs, ne rirent plus ; ils frémirent. Leur légèreté nallait pas jusquà glisser sur une chose si épouvantable. Ils trouvaient fort bon quune fille eût été séduite, abusée, déshonorée, et quelle eût été un jouet, quelle mourût de douleur, de délire ; à la bonne heure, ils ne sen mêlaient pas. Mais, quand il sagit dun supplice, quand limage leur vint de la triste victime, la corde au cou, étranglée au poteau ! les curs se soulevèrent. De tous côtés monta ce cri : « On ne lavait pas vu depuis lorigine du monde, ce renversement scélérat : la loi du rapt appliquée à lenvers, la fille condamnée pour avoir été subornée, le séducteur étranglant la victime ! »
Chose imprévue en cette ville dAix (toute de juges, de prêtres, de beau monde), tout à coup il se trouve un peuple, un violent mouvement populaire. En masse, en corps serré, une foule dhommes de toute classe, dun élan, marche aux Ursulines. On fait paraître la Cadière et sa mère. On crie : « Rassurez-vous, mademoiselle. Nous sommes là... Ne craignez rien. »
Le grand dix-huitième siècle, que justement Hegel a nommé le règne de lesprit, est bien plus grand encore comme règne de lhumanité. Des dames distinguées, comme la petite-fille de madame de Sévigné, la charmante madame de Simiane, semparèrent de la jeune fille et la réfugièrent dans leur sein. Chose plus belle encore (et si touchante), les dames jansénistes, de pureté sauvage, si difficiles entre elles, et dexcessive austérité, immolèrent la Loi à la Grâce dans cette grande circonstance, jetèrent les bras au cou de la pauvre enfant menacée, la purifièrent de leur baiser au front, la rebaptisèrent de leurs larmes.
Si la Provence est violente, elle est dautant plus admirable en ces moments, violente de générosité et dune véritable grandeur. On en vit quelque chose aux premiers triomphes de Mirabeau, quand il eut à Marseille autour de lui un million dhommes. Ici, déjà, ce fut une grande scène révolutionnaire, un soulèvement immense contre le sot gouvernement dalors, et les jésuites, protégés de Fleury. Soulèvement unanime pour lhumanité, la pitié, pour la défense dune femme, dune enfant, si barbarement immolée. Les jésuites imaginèrent bien dorganiser dans la canaille à eux, dans leurs clients, leurs mendiants, un je ne sais quel peuple quils armaient de clochettes et de bâtons pour faire reculer les cadières. On surnomma ainsi les deux partis. Le dernier, cétait tout le monde. Marseille se leva tout entière pour porter en triomphe le fils de lavocat Chaudon. Toulon alla si loin pour sa pauvre compatriote, quon y voulait brûler la maison des jésuites.
Le plus touchant de tous les témoignages vint à la Cadière dOllioules. Une simple pensionnaire, mademoiselle Agnès, toute jeune et timide quelle fût, suivit lélan de son cur, se jeta dans cette mêlée de pamphlets, écrivit, imprima lapologie de la Cadière.
Ce grand et profond mouvement agit dans le Parlement même. Les ennemis des jésuites en furent tout à coup relevés, raffermis, jusquà braver les menaces den haut, le crédit des jésuites, la foudre de Versailles que pouvait leur lancer Fleury .
Les amis mêmes de Girard, voyant leur nombre diminuer, leur phalange séclaircir, désiraient le jugement. Il eut lieu le 11 octobre 1731.
Personne nosa reprendre, en présence du peuple, les conclusions féroces du parquet pour faire étrangler la Cadière. Douze conseillers immolèrent leur honneur, dirent Girard innocent. Des douze autres, quelques jansénistes le condamnaient au feu, comme sorcier ; et trois ou quatre, plus raisonnables, le condamnaient à mort, comme scélérat. Douze étant contre douze, le président Lebret allait départager la Cour. Il jugea pour Girard. Acquitté de laccusation de sorcellerie, et de ce qui eût entraîné la mort, on le renvoya, comme prêtre et confesseur, pour le procès ecclésiastique, à lofficial de Toulon, à son intime ami, Larmedieu.
Le grand monde, les indifférents, furent satisfaits. Et lon a fait si peu dattention à cet arrêt, quaujourdhui encore M. Fabre dit, M. Méry répète, « que tous les deux furent acquittés ». Chose extrêmement inexacte. La Cadière fut traitée comme calomniatrice, condamnée à voir ses mémoires et défenses lacérés et brûlés par la main du bourreau.
Et il y avait encore un terrible sous-entendu. La Cadière étant marquée ainsi, flétrie pour calomnie, les jésuites devaient pousser, continuer sous terre et suivre leur succès auprès du cardinal Fleury, appeler sur elle les punitions secrètes et arbitraires. La ville dAix le comprit ainsi. Elle sentit que le Parlement ne la renvoyait pas, mais la livrait plutôt. De là une terrible fureur contre le président Lebret, tellement menacé, quil demanda quon fît venir le régiment de Flandre.
Girard fuyait dans une chaise fermée. On le découvrit, et il eût été tué, sil ne se fût sauvé dans léglise des jésuites, où le coquin se mit à dire la messe. Il échappa et retourna à Dole, honoré, glorifié de la Société. Il y mourut en 1733, en odeur de sainteté. Le courtisan Lebret mourut en 1735.
Le cardinal Fleury fit tout ce qui plut aux jésuites. A Aix, à Toulon, à Marseille, il exila, bannit, emprisonna. Toulon surtout était coupable davoir porté leffigie de Girard aux portes de ses girardines et davoir promené le sacro-saint tricorne des jésuites.
La Cadière aurait dû, aux termes de larrêt, pouvoir y retourner, être remise à sa mère. Mais jose dire quon ne permit jamais quelle revînt sur ce brûlant théâtre de sa ville natale, si hautement déclarée pour elle. Quen fit-on ? Jusquici personne na pu le savoir.
Si le seul crime de sêtre intéressé à elle méritait la prison, on ne peut douter quelle nait été bientôt emprisonnée elle-même ; que les jésuites naient eu aisément de Versailles une lettre de cachet pour enfermer la pauvre fille, pour étouffer, ensevelir avec elle une affaire si triste pour eux. On aura attendu sans doute que le public fût distrait, pensât à autre chose. Puis la griffe laura ressaisie, plongée, perdue dans quelque couvent ignoré, éteinte dans un in-pace.
Elle navait que vingt et un ans au moment de larrêt, et elle avait toujours espéré de vivre peu. Que Dieu lui en ait fait la grâce .
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Épilogue
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Une femme de génie, dans un fort bel élan de cur, croit voir les deux Esprits dont la lutte fit le moyen âge, qui se reconnaissent enfin, se rapprochent, se réunissent. En se regardant de plus près, ils découvrent un peu tard quils ont des traits de parenté. Que serait-ce si cétaient des frères, et si ce vieux combat nétait rien quun malentendu ? Le cur parle et ils sattendrissent. Le fier proscrit, le doux persécuteur, oublient tout, ils sélancent, se jettent dans les bras lun de lautre (Consuelo).
Aimable idée de femme. Dautres aussi ont eu le même rêve. Mon suave Montanelli en fit un beau poème. Eh ! qui naccueillerait la charmante espérance de voir le combat dici-bas sapaiser et finir dans ce touchant embrassement ?
Quen pense le sage Merlin ? Au miroir de son lac dont lui seul sait la profondeur, qua-t-il vu ? Que dit-il dans la colossale épopée quil a donnée en 1860 ? Que Satan, sil désarme, ne le fera quau jour du Jugement. Alors, pacifiés, côte à côte, tous deux dormiront dans la mort commune.
Il nest pas difficile sans doute, en les faussant, darriver à un compromis. Lénervation des longues luttes, en affaiblissant tout, permet certains mélanges. On a vu au dernier chapitre deux ombres pactiser de bon accord dans le mensonge ; lombre de Satan, lombre de Jésus, se rendant de petits services, le Diable ami de Loyola, lobsession dévote et la possession diabolique allant de front, lEnfer attendri dans le Sacré-Cur.
Ce temps est doux, et lon se hait bien moins. On ne hait guère que ses amis. Jai vu des méthodistes admirer les jésuites. Jai vu ceux que lÉglise dans tout le moyen âge appelle les fils de Satan, légistes ou médecins, pactiser prudemment avec le vieil esprit vaincu.
Mais laissons ces semblants. Ceux qui sérieusement proposent à Satan de sarranger, de faire la paix, ont-ils bien réfléchi ?
Lobstacle nest pas la rancune. Les morts sont morts. Ces millions de victimes, Albigeois, Vaudois, Protestants, Maures, juifs, Indiens de lAmérique, dorment en paix. Luniversel martyr du moyen âge, la Sorcière ne dit rien. Sa cendre est au vent.
Mais savez-vous ce qui proteste, ce qui solidement sépare les deux esprits, les empêche de se rapprocher ? Cest une réalité énorme qui sest faite depuis cinq cents ans. Cest luvre gigantesque que lÉglise a maudite, le prodigieux édifice des sciences et des institutions modernes, quelle excommunia pierre par pierre, mais que chaque anathème grandit, augmenta dun étage. Nommez-moi une science qui nait été révolte.
Il nest quun seul moyen de concilier les deux esprits et de mêler les deux Églises. Cest de démolir la nouvelle, celle qui, dès son principe, fut déclarée coupable, condamnée. Détruisons, si nous le pouvons, toutes les sciences de la nature, lObservatoire, le Muséum et le Jardin des Plantes, lÉcole de Médecine, toute bibliothèque moderne. Brûlons nos lois, nos codes. Revenons au Droit canonique.
Ces nouveautés, toutes, ont été Satan. Nul progrès qui ne fût son crime.
Cest ce coupable logicien qui, sans respect pour le droit clérical, conserva et refit celui des philosophes et des juristes, fondé sur la croyance impie du Libre arbitre.
Cest ce dangereux Magicien qui, pendant quon discute sur le sexe des anges et autres sublimes questions, sacharnait aux réalités, créait la chimie, la physique, les mathématiques. Oui, les mathématiques. Il fallut les reprendre ; ce fut une révolte. Car on était brûlé pour dire que trois font trois.
La médecine, surtout, cest le vrai satanisme, une révolte contre la maladie, le fléau mérité de Dieu. Manifeste péché darrêter lâme en chemin vers le ciel, de la replonger dans la vie !
Comment expier tout cela ? Comment supprimer, faire crouler cet entassement de révoltes, qui aujourdhui fait toute la vie moderne ? Pour reprendre le chemin des anges, Satan détruira-t-il cette uvre ? Elle pose sur trois pierres éternelles : la Raison, le Droit, la Nature.
Lesprit nouveau est tellement vainqueur, quil oublie ses combats, daigne à peine aujourdhui se souvenir de sa victoire.
Il nétait pas inutile de lui rappeler la misère de ses premiers commencements, les formes humbles et grossières, barbares, cruellement comiques, quil eut sous la persécution, quand une femme, linfortunée Sorcière, lui donna son essor populaire dans la science. Bien plus hardie que lhérétique, le raisonneur demi-chrétien, le savant qui gardait un pied dans le cercle sacré, elle en échappa vivement, et sur le libre sol, de rudes pierres sauvages, tenta de se faire un autel.
Elle a péri, devait périr. Comment ? Surtout par le progrès des sciences mêmes quelle a commencées, par le médecin, par le naturaliste, pour qui elle avait travaillé.
La Sorcière a péri pour toujours, mais non pas la Fée. Elle reparaîtra sous cette forme qui est immortelle.
La femme, aux derniers siècles occupée daffaires dhommes, a perdu en revanche son vrai rôle : celui de la médication, de la consolation, celui de la Fée qui guérit.
Cest son vrai sacerdoce. Et il lui appartient, quoi quen ait dit lÉglise.
Avec ses délicats organes, son amour du plus fin détail, un sens si tendre de la vie, elle est appelée, à en devenir la pénétrante confidente en toute science dobservation. Avec son cur et sa pitié, sa divination de bonté, elle va delle-même à la médication. Entre les malades et lenfant il est fort peu de différence. A tous les deux il faut la femme.
Elle rentrera dans les sciences et y rapportera la douceur et lhumanité, comme un sourire de la nature.
LAnti-Nature pâlit, et le jour nest pas loin où son heureuse éclipse fera pour le monde une aurore.
Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire, plus ils passent, et plus il apparaît. Il est comme un phare à éclipse, mais qui à chaque fois revient plus lumineux. Cest un grand signe de le voir en pleine discussion, et dans les journaux même. On commence à sentir que toutes les questions tiennent à la question fondamentale et souveraine (léducation, létat, lenfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde.
Cela dit que les temps sont mûrs.
Elle est si près, cette aube religieuse, quà chaque instant je croyais la voir poindre dans le désert où jai fini ce livre.
Quil était lumineux, âpre et beau mon désert ! Javais mon nid posé sur un roc de la grande rade de Toulon, dans une humble villa, entre les aloès et les cyprès, les cactus, les roses sauvages. Devant moi ce bassin immense de mer étincelante ; derrière, le chauve amphithéâtre où sassoiraient à laise les États généraux du monde.
Ce lieu, tout africain, a des éclairs dacier, qui, le jour, éblouissent. Mais aux matins dhiver, en décembre surtout, cétait plein dun mystère divin. Je me levais juste à six heures, quand le coup de canon de lArsenal donne le signal du travail. De six à sept, javais un moment admirable. La scintillation vive (oserai-je dire acérée ?) des étoiles faisait honte à la lune, et résistait à laube. Avant quelle parût, puis pendant le combat des deux lumières, la transparence prodigieuse de lair permettait de voir et dentendre à des distances incroyables. Je distinguais tout à deux lieues. Les moindres accidents des montagnes lointaines, arbre, rocher, maison, pli de terrain, tout se révélait dans la plus fine précision. Javais des sens de plus, je me trouvais un autre être, dégagé, ailé, affranchi. Moment limpide, austère, si pur !... Je me disais : « Mais quoi ? Est-ce que je serais homme encore ? »
Un bleuâtre indéfinissable (que laube rosée respectait, nosait teinter), un éther sacré, un esprit, faisait toute nature esprit.
On sentait pourtant un progrès, de lents et de doux changements. Une grande merveille allait venir, éclater et éclipser tout. On la laissait venir, on ne la pressait pas. La transfiguration prochaine, les ravissements espérés de la lumière, nôtaient rien au charme profond dêtre encore dans la nuit divine, dêtre à demi caché, sans se bien démêler du prodigieux enchantement... Viens, Soleil ! On tadore davance, mais tout en profitant de ce dernier moment de rêve...
Il va poindre... Attendons dans lespoir, le recueillement.
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Notes et éclaircissements
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[Note 1. Classification géographique de la Sorcellerie. Mon ténébreux sujet est comme la mer. Celui qui y plonge souvent, apprend à y voir. Le besoin crée des sens. Témoin le singulier poisson dont parle Forbes (Pertica astrolabus), qui, vivant au plus bas et près du fond, sest créé un il admirable pour saisir, concentrer les lueurs qui descendent jusque-là. La sorcellerie, au premier regard, avait pour moi lunité de la nuit. Peu à peu je lai vue multiple et très diverse. En France, de province à province, grandes sont déjà les différences. En Lorraine, près de lAllemagne, elle semble plus lourde et plus sombre ; elle naime que les bêtes noires. Au pays basque, Satan est vif, espiègle, prestidigitateur. Au centre de la France, il est bon compagnon ; les oiseaux envolés quil lâche, semblent laimable augure et le vu de la liberté. Sortons de la France ; entre les peuples et les races diverses, les variétés, les contrastes sont bien autrement forts.
Personne, que je sache, navait bien vu cela. Pourquoi ? Limagination, une vaine poésie puérile brouillait, confondait tout. On samusait à ce sujet terrible qui nest que larmes, et sang. Moi, je lai pris à cur. Jai laissé les mirages, les fumées fantastiques, les vagues brouillards où lon se complaisait. Le vrai sens de la vie vibre aux diversités vivantes, les rend sensibles et les fait voir. Il distingue, il caractérise. Dès que ce ne sont plus des ombres et des contes, mais des êtres humains, vivants, souffrants, ils diffèrent, ils se classent.
La science peu à peu creusera cela. En voici lidée générale. Écartons dabord les extrêmes de léquateur, du pôle, les nègres, les Lapons. Écartons les sauvages de lAmérique, etc. LEurope seule a eu lidée nette du Diable, a cherché et voulu, adoré le mal absolu (ou du moins ce quon croyait tel).
1° En Allemagne, le Diable est fort. Les mines et les forêts lui vont. Mais, en y regardant, on le voit mêlé, dominé, par les restes et les échos de la mythologie du Nord. Chez les tribus gothiques, par exemple, en opposition à la douce Holda, se crée la farouche Unbolda (J. Grimm, 554) ; le Diable est femme. Il a un énorme cortège desprits, de gnomes, etc. Il est industriel, travaille, est constructeur, maçon, métallurgiste, alchimiste, etc.
2° En Angleterre, le culte du Diable est secondaire, étant mêlé et dominé par certains esprits du foyer, certaines mauvaises bêtes domestiques par qui la femme aigre et colère fait des malices, des vengeances (Thomas Wright, I, 177). Chose curieuse chez ce peuple où Goddam est le jurement national (au quinzième siècle, Procès de Jeanne dArc, et sans doute plus anciennement), on veut bien être damné de Dieu, mais sans se vendre au Diable. Lâme anglaise se garde tant quelle peut. Il ny a guère de pacte exprès, solennel. Point de grand Sabbat (Wright, I, 28,). « La vermine des petits esprits », souvent en chiens ou chats, souvent invisibles et blottis dans les paquets de laine, dans certaine bouteille que la femme connaît seule, attendent loccasion de mal faire. Leur maîtresse les appelle de noms baroques, tyffin, pyggin, batch, calicot, etc. Elle les cède, les vend quelquefois. Ces êtres équivoques, quoi quon puisse en penser, lui suffisent, retiennent sa méchanceté dans leur bassesse. Elle a peu affaire du Diable, sélève moins à cet idéal.
Autre raison qui empêche le Diable de progresser en Angleterre. Cest quon fait avec lui peu, très peu de façons. On pend la sorcière, on létrangle avant de la brûler. Ainsi expédiée, elle na pas lhorrible poésie que le bûcher, que lexorcisme, que lanathème des conciles, lui donnent sur le continent. Le Diable na pas là sa riche littérature de moines. Il ne prend pas lessor. Pour grandir, il lui faut la culture ecclésiastique.
3° Cest en France, selon moi, et au quatorzième siècle seulement, que sest trouvée la pure adoration du Diable. M. Wright saccorde avec moi pour le temps et le lieu. Seulement il dit : « En France et en Italie. » Je ne vois pas pourtant chez les Italiens (Barthole, 1357 ; Spina, 1458 ; Grillandus, 1524, etc.), je ne vois pas le Sabbat dans sa forme la plus terrible, la Messe noire, le défi solennel à Jésus. Jen doute même pour lEspagne. Sur la frontière, au pays basque, on adorait impartialement Jésus le jour, Satan la nuit. Il y avait plus de liberté folle que de haine et de fureur. Les pays de lumière, lEspagne et lItalie, ont été vraisemblablement moins loin dans les religions de ténèbres, moins loin dans le désespoir. Le peuple y vit de peu, est fait à la misère. La nature du Midi aplanit bien des choses. Limagination prime tout. En Espagne, le mirage singulier des plaines salées, la sauvage poésie du chevrier, du bouc, etc. En Italie tels désirs hystériques par exemple, des altérées, qui passent sous la porte ou par la serrure pour boire le sang des petits enfants. Folie et fantasmagorie, tout comme aux rêves sombres du Harz et de la Forêt-Noire.
Tout est plus clair, ce semble, en France. Lhérésie des sorcières, comme on disait, semble sy produire normalement, après les grandes persécutions, comme hérésie suprême. Chaque secte persécutée qui tombe à létat nocturne, à la vie dangereuse de société secrète, gravite vers le culte du Diable, et peu à peu sapproche du terrible idéal (qui nest atteint quen 1300). Déjà après lan 1000 (voy. Guérard, Cartul. de Chartres), commence contre les hérétiques dOrléans laccusation quon renouvellera toujours sur lorgie de nuit et le reste. Accusation mêlée de faux, de vrai, mais qui produit de plus en plus son effet, en réduisant les proscrits, les suspects aux assemblées de nuit. Même les Purs (Cathares ou Albigeois), après leur horrible ruine du treizième siècle, tombant au désespoir, passent en foule à la sorcellerie, adorent lAnti-Jésus. Il en est ainsi des Vaudois. Chrétiens innocents au douzième siècle (comme le reconnaît Walter Mapes), ils finiront par devenir sorciers, à ce point quau quinzième vaudoiserie est synonyme de sorcellerie.
En France, la sorcière ne me paraît pas être, autant quailleurs, le fruit de limagination, de lhystérie, etc. Une partie considérable, et la majorité peut-être, de cette classe infortunée est sortie de nos cruelles révolutions religieuses.
Lhistoire du culte diabolique et de la sorcellerie tirera de nouvelles lumières de celle de lhérésie qui lengendrait. Jattends impatiemment le grand livre des Albigeois qui va paraître. M. Peyrat a retrouvé ce monde perdu dans un dépôt sacré, fidèle et bien gardé, la tradition des familles. Découverte imprévue ! Il est retrouvé lin-pace où tout un peuple fut scellé, limmense souterrain dont un homme du treizième siècle disait : « Ils ont fait tant de fosses, de caves, de cachots, doubliettes, quil ny eut plus assez de pierres aux Pyrénées. » ]
Page x de lIntroduction [Note 2] . Registres originaux de lInquisition. On nen a publié intégralement que deux (V. Limburch), qui sont à Toulouse, et vont de 1307 à 1326 . Magi en a extrait deux autres (Acad. de Toulouse, 1790, in-4o, t. IV, p. 19). Lamothe-Langon a extrait ceux de Carcassonne (Hist. de lInquis. en France, t. III), Llorente ceux de lEspagne. Ces registres mystérieux étaient à Toulouse (et sans doute partout), enfermés dans des sacs pendus très haut aux murs, de plus cousus des deux côtés, de sorte quon ne pouvait rien lire sans découdre tout. Ils nous donnent un spécimen précieux, instructif pour toutes les inquisitions de lEurope. Car la procédure était partout exactement la même. (V. Directorium Eymerici, 1358.) Ce qui frappe dans ces registres, ce nest pas seulement le grand nombre des suppliciés, cest celui des emmurés, quon mettait dans une petite loge de pierre (camerula), ou dans une basse-fosse in pace, au pain et à leau. Cest aussi le nombre infini des crozats, qui portaient la croix rouge devant et derrière. Cétaient les mieux traités ; on les laissait provisoirement chez eux. Seulement, ils devaient le dimanche, après la messe, aller se faire fouetter par leurs curés (Règlement de 1326, Archives de Carcassonne, dans L. Langon, III, 191). Le plus cruel, pour les femmes surtout, cest que le petit peuple, les enfants, sen moquaient outrageusement. Ils pouvaient, sans cause nouvelle, être repris et emmurés. Leurs fils et petits-fils étaient suspects et très facilement emmurés.
Tout est hérésie au treizième siècle ; tout est magie au quatorzième. Le passage est facile. Dans la grossière théorie du temps, lhérésie diffère peu de la possession diabolique ; toute croyance mauvaise, comme tout péché, est un démon quon chasse par la torture ou le fouet. Car les démons sont fort sensibles (Michel Psellus). On prescrit aux crozats, aux suspects dhérésie de fuir tout sortilège (D. Vaissetre, Lang). Ce passage de lhérésie à la magie est un progrès dans la terreur, où le juge doit trouver son compte. Aux procès dhérésie (procès dhommes pour la plupart), il a des assistants. Mais pour ceux de magie, de sorcellerie, presque toujours procès de femmes, il a droit dêtre seul, tête à tête avec laccusée,
Notez que sous ce titre terrible de sorcellerie, on comprend peu à peu toutes les petites superstitions, vieille poésie du foyer et des champs, le follet, le lutin, la fée. Mais quelle femme sera innocente ? La plus dévote croyait à tout cela. En se couchant, avant sa prière à la Vierge, elle laissait du lait pour son follet. La fillette, la bonne femme donnait le soir aux fées un petit feu de joie, le jour à la sainte un bouquet.
Quoi ! pour cela elle est sorcière ! La voilà devant lhomme noir. Il lui pose les questions (les mêmes, toujours les mêmes, celles quon fit à toute société secrète, aux albigeois, aux templiers, nimporte). Quelle y songe, le bourreau est là ; tout prêts, sous la voûte à côté, lestrapade, le chevalet, les brodequins à vis, les coins de fer. Elle sévanouit de peur, ne sait plus ce quelle dit : « Ce nest pas moi... je ne le ferai plus... Cest ma mère, ma sur, ma cousine qui ma forcée, traînée... Que faire ? Je la craignais, jallais malgré moi et tremblante (Trepidabat ; sororia sua Guilelma trahebat, et metu faciebat multa). (Reg. Tolos..., 1307, p. 10, ap. Limburch.)
Peu résistaient. En 1329 une Jeanne périt pour avoir refusé de dénoncer son père (Reg. de Carcassonne, L. Langon, 3, 202). Mais avec ces rebelles on essayait dautres moyens. Une mère et ses trois filles avaient résisté aux tortures. Linquisiteur sempare de la seconde, lui fait lamour, la rassure tellement quelle dit tout, trahit sa mère, ses surs (Limburch, Lamothe-Langon). Et toutes à la fois sont brûlées !
Ce qui brisait plus que la torture même, cétait lhorreur de lin pace. Les femmes se mouraient de peur dêtre scellées dans ce petit trou noir. A Paris, on put voir le spectacle public dune loge à chien dans la cour des Filles repenties, où lon tenait la dame dEscoman, murée (sauf une fente par où on lui jetait du pain), et couchée dans ses excréments. Parfois on exploitait la peur jusquà lépilepsie. Exemple : cette petite blonde, faible enfant de quinze ans, que Michaëlis dit lui-même avoir forcée de dénoncer, en la mettant dans un vieil ossuaire pour coucher sur les os des morts. En Espagne, le plus souvent lin pace, loin dêtre un lieu de paix, avait une porte par laquelle on venait tous les jours à heure fixe travailler la victime, pour le bien de son âme, en la flagellant. Un moine, condamné à lin pace, prie et supplie quon lui donne plutôt la mort (Llorente). Sur les auto-da-fés, voir dans Limburch ce quen disent les témoins oculaires. Voir surtout Dellon, qui lui-même porta le san-benito (Inquisition de Goa, 1688).
Dès le treizième, le quatorzième siècle, la terreur était si grande, quon voyait les personnes les plus haut placées quitter tout, rang, fortune, dès quelles étaient accusées, et senfuir. Cest ce que fit la dame Alice Kyteler, mère du sénéchal dIrlande, poursuivie pour sorcellerie par un moine mendiant quon avait fait évêque (1324). Elle échappa. On brûla sa confidente. Le sénéchal fit amende honorable et resta dégradé (T. Wright, Proceedings against dame Alice, etc., in-4o, London, 1843).
Tout cela sorganise de 1200 à 1300. Cest en 1233 que la mère de saint Louis fonde la grande prison des Immuratz de Toulouse. Quarrive-t-il ? on se donne au Diable. La première mention du Pacte diabolique est de 1222. (César Heisterbach.) On ne reste pas hérétique, ou demi-chrétien. On devient satanique, anti-chrétien. La furieuse Ronde sabbatique apparaît en 1353 (Procès de Toulouse, dans L. Langon, 3, 360), la veille de la Jacquerie.
Note 2 [3] Les deux premiers chapitres, résumés de mes cours sur le moyen âge, expliquent par létat général de la Société pourquoi lhumanité désespéra, et les chapitres 3, 4, 5 expliquent par létat moral de lâme, pourquoi la femme spécialement désespéra et fut amenée à se donner au Diable, et à devenir la Sorcière.
Cest seulement en 553 que lÉglise a pris latroce résolution de damner les esprits ou démons (mots synonymes en grec), sans retour, sans repentir possible. Elle suivit en cela la violence africaine de saint Augustin, contre lavis plus doux des Grecs, dOrigène et de lantiquité (Haag, Hist. des dogmes, I, 80-83). Dès lors on étudie, on fixe le tempérament, la physiologie des Esprits. Ils ont et ils nont pas de corps, sévanouissent en fumée, mais aiment la chaleur, craignent les coups, etc. Tout est parfaitement connu, convenu, en 1050 (Michel Psellus, Énergie des esprits ou démons). Ce byzantin en donne exactement la même idée que celle des légendes occidentales (V. les textes nombreux dans la Mythologie de Grimm, les Fées de Maury, etc., etc.) Ce nest quau quatorzième siècle quon dit nettement que tous ces esprits sont des diables. Le Trilby de Nodier, et la plupart des contes analogues, sont manqués, parce quils ne vont pas jusquau moment tragique où la petite femme voit dans le lutin linfernal amant.
Dans les chapitres v-xii du premier livre, et dès la page 53, jai essayé de retrouver comment la femme put devenir Sorcière. Recherche délicate. Nul de mes prédécesseurs ne sen est enquis. Ils ne sinforment pas des degrés successifs par lesquels on arrivait à cette chose horrible. Leur Sorcière surgit tout à coup, comme du fond de la terre. Telle nest pas la nature humaine. Cette recherche mimposait le travail le plus difficile. Les textes antiques sont rares, et ceux quon trouve épars dans les livres bâtards de 1500, 1600, sont difficiles à distinguer. Quand on a retrouvé ces textes, comment les dater, dire : « Ceci est du douzième, ceci du treizième, du quatorzième » ? Je ne my serais point hasardé, si je navais eu déjà pour moi une longue familiarité avec ces temps, mes études obstinées de Grimm, Ducange, etc., et mes Origines du Droit (1837). Rien ne ma plus servi. Dans ces formules, ces Usages si peu variables, dans la Coutume quon dirait éternelle, on prend pourtant le sens du temps. Autres siècles, autres formes. On apprend à les reconnaître, à leur fixer des dates morales. On distingue à merveille la sombre gravité antique du pédantesque bavardage des temps relativement récents. Si larchéologue décide sur la forme de telle ogive quun monument est de tel temps, avec bien plus de certitude la psychologie historique peut montrer que tel fait moral est de tel siècle, et non dun autre, que telle idée, telle passion, impossible aux temps plus anciens, impossible aux âges récents, fut exactement de tel âge. Critique moins sujette à lerreur. Car les archéologues se sont parfois trompés sur telle ogive refaite habilement. Dans la chronologie des arts, certaines formes peuvent bien se refaire. Mais dans la vie morale, cela est impossible. La cruelle histoire du passé que je raconte ici, ne reproduira pas ses dogmes monstrueux, ses effroyables rêves. En bronze, en fer, ils sont fixés à leur place éternelle dans la fatalité du temps.
Maintenant voici mon péché où mattend la critique. Dans cette longue analyse historique et morale de la création de la Sorcière jusquen 1300, plutôt que de traîner dans les explications prolixes, jai pris souvent un petit fil biographique et dramatique, la vie dune même femme pendant trois cents ans. Et cela (notez bien) dans six ou sept chapitres seulement. Dans cette partie même, si courte, on sentira aisément combien tout est historique et fondé. Par exemple, si jai donné le mot Tolède comme le nom sacré de la capitale des magiciens, javais pour moi non seulement lopinion fort grave de M. Soldan, non seulement le long passage de Lancre, mais deux textes fort anciens. On voit dans César dHeisterbach que les étudiants de Bavière et de Souabe apprennent la nécromancie à Tolède. Cest un maître de Tolède qui propage les crimes de sorcellerie que poursuit Conrad de Marbourg.
Toutefois les superstitions sarrasines, venues dEspagne ou dOrient (comme le dit Jacques de Vitry), neurent quune influence secondaire, ainsi que le vieux culte romain dHécate ou Dianom. Le grand cri de fureur qui est le vrai sens du Sabbat, nous révèle bien autre chose. Il y a là non seulement les souffrances matérielles, laccent des vieilles misères, mais un abîme de douleur. Le fond de la souffrance morale nest trouvé que vers saint Louis, Philippe le Bel, spécialement en certaines classes qui, plus que lancien serf, sentaient, souffraient. Tels durent être surtout les bons paysans, notables, vilains, les serfs maires de villages, que jai vus déjà au douzième siècle, et qui, au quatorzième, sous la fiscalité nouvelle, responsables (comme les curiales antiques), sont doublement martyrs du roi et des barons, écrasés davanies, enfin lenfer vivant. De là ces désespoirs qui précipitent vers lEsprit des trésors cachés, le diable de largent. Ajoutez la risée, loutrage, qui plus encore peut-être font la Fiancée de Satan.
Un procès de Toulouse, qui donne en 1353 la première mention de la Ronde du Sabbat, me mettait justement le doigt sur la date précise. Quoi de plus naturel ? La peste noire rase le globe et « tue le tiers du monde. » Le pape est dégradé. Les seigneurs battus, prisonniers, tirent leur rançon du serf et lui prennent jusquà la chemise. La grande épilepsie du temps commence, puis la guerre servile, la Jacquerie... On est si furieux quon danse.
Note 3 [4], chapitres ix et x. Satan médecin, Philtres, etc. En lisant les très beaux ouvrages quon a faits de nos jours sur lhistoire des sciences, je suis étonné dune chose : on semble croire que tout a été trouvé par les docteurs, ces demi-scolastiques, qui à chaque instant étaient arrêtés par leur robe, leurs dogmes, les déplorables habitudes desprit que leur donnait lÉcole. Et celles qui marchaient libres de ces chaînes, les sorcières nauraient rien trouvé ? Cela serait invraisemblable. Paracelse dit le contraire. Dans le peu quon sait de leurs recettes, il y a un bon sens singulier. Aujourdhui encore, les solanées, tant employées par elles, sont considérées comme le remède spécial de la grande maladie qui menaça le monde au quatorzième siècle. Jai été surpris de voir dans M. Coste (Hist. du Dével. des corps, t. II, p. 55), que lopinion de M. Paul Dubois, sur les effets de leau glacée à un certain moment était exactement conforme à la pratique des sorcières au sabbat. Voyez, au contraire, les sottes recettes des grands docteurs de ces temps-là, les effets merveilleux de lurine de mule, etc. (Agrippa, De occulta philosophia, t. II, p. 24, éd. Lugduni, in-8o).
Quant à leur médecine damour, leurs philtres, etc., on na pas remarqué combien les pactes entre amants ressemblaient aux pactes entre amis et frères darmes. Les seconds dans Grimm (Rechts Alterthümer) et dans mes Origines ; les premiers dans Calcagnini, Sprenger, Grillandus et tant dautres auteurs, ont tout à fait le même caractère. Cest toujours ou la nature attestée et prise à témoin, ou lemploi plus ou moins impie des sacrements, des choses de lÉglise, ou le banquet commun, tel breuvage, tel pain ou gâteau quon partage. Ajoutez certaines communions, par le sang, par telle ou telle excrétion.
Mais, quelque intimes et personnelles quelles puissent paraître, la souveraine communion damour est toujours une confarreatio, le partage dun pain qui a pris la vertu magique. Il devient tel, tantôt par la messe quon dit dessus (Grillandus, 316), tantôt par le contact, les émanations de lobjet aimé. Au soir dune noce, pour éveiller lamour, on sert le pâté de lépousée (Thiers, Superstitions, IV, 548), et pour le réveiller chez celui que lon a noué, elle lui fait manger certaine pâte quelle a préparée, etc.
[Note 5. Rapports de Satan avec la Jacquerie. Le beau symbole des oiseaux envolés, délivrés par Satan, suffirait pour faire deviner que nos paysans de France y voyaient un esprit sauveur, libérateur. Mais tout cela fut étouffé de bonne heure dans des flots de sang. Sur le Rhin, la chose est plus claire. Là, les princes étant évêques, haïs à double titre, virent dans Satan un adversaire personnel. Malgré leur répugnance pour subir le joug de lInquisition romaine, ils lacceptèrent dans limminent danger de la grande éruption de sorcellerie qui éclata à la fin du quinzième siècle. Au seizième, le mouvement change de forme et devient la guerre des Paysans. Une belle tradition, contée par Walter Scott, nous montre quen Écosse la magie fut lauxiliaire des résistances nationales. Une armée enchantée attend dans de vastes cavernes que sonne lheure du combat. Un de ces gens de basses terres qui font commerce de chevaux, a vendu un cheval noir à un vieillard des montagnes. « Je te payerai, dit-il, mais à minuit sur le Lucken Have » (un pic de la chaîne dEildon). Il le paye, en effet, en monnaies fort anciennes ; puis lui dit : « Viens voir ma demeure. » Grand est létonnement du marchand quand il aperçoit dans une profondeur infinie des files de chevaux immobiles, près de chacun un guerrier immobile également. Le vieillard lui dit à voix basse : « Tous ils séveilleront à la bataille de Sheriffmoor. » Dans la caverne étaient suspendus une épée et un cor. « Avec ce cor, dit le vieillard, tu peux rompre tout lenchantement. » Lautre, troublé et hors de lui, saisir le cor, en tire des sons... A linstant les chevaux hennissent, trépignent, secouent le harnais. Les guerriers se lèvent ; tout retentit dun bruit de fer, darmures. Le marchand se meurt de peur, et le cor lui tombe des mains... Tout disparaît... Une voix terrible comme celle dun géant, éclate criant : « Malheur au lâche qui ne tire pas lépée, avant de donner du cor. » Grand avis national, et de profonde expérience, fort bon pour ces tribus sauvages qui faisaient toujours grand bruit avant dêtre prêtes à agir, avertissaient lennemi. Lindigne marchand fut porté par une trombe hors de la caverne et quoi quil ait pu faire depuis, il nen a jamais retrouvé lentrée. ]
Note 4 [6]. Du dernier acte du sabbat. Lorsquon reviendra tout à fait de ce prodigieux rêve de presque deux mille ans, et quon jugera froidement la société chrétienne du moyen âge, on y remarquera une chose énorme, unique dans lhistoire du monde : cest que 1o ladultère y est à létat dinstitution, régulière, reconnue, estimée, chantée, célébrée dans tous les monuments de la littérature noble et bourgeoise, tous les poèmes, tous les fabliaux, et que, 2o dautre part linceste est létat général des serfs, état parfaitement manifesté dans le sabbat, qui est leur unique liberté, leur vraie vie, où ils se montrent ce quils sont.
Jai douté que linceste fut solennel, étalé publiquement, comme le dit Lancre. Mais je ne doute pas de la chose même.
Inceste économique surtout, résultat de létat misérable où lon tenait les serfs. Les femmes travaillant moins, étaient considérées comme des bouches inutiles. Une suffisait à la famille. La naissance dune fille était pleurée comme un malheur (v. mes Origines). On ne la soignait guère. Il devait en survivre peu. Laîné des frères se mariait seul, et couvrait ce communisme dun masque chrétien. Entre eux, parfaite entente et conjuration de stérilité. Voilà le fond de ce triste mystère, attesté par tant de témoins qui ne le comprennent pas.
Lun des plus graves, pour moi, cest boguet, sérieux, probe, consciencieux, qui, dans son pays écarté du Jura, dans sa montagne de Saint-Claude, a dû trouver les usages antiques mieux conservés, suivis fidèlement avec la ténacité routinière du paysan. Lui aussi, il affirme les deux grandes choses : 1o linceste, même celui de la mère et du fils ; 2o le plaisir stérile et douloureux, la fécondité impossible.
Cela effraye, que des peuples entiers de femmes se soumissent à ce sacrilège. Je dis : des peuples. Ces sabbats étaient dimmenses assemblées (12.000 âmes dans un petit canton basque, v. Lancre ; 6.000 pour une bicoque La Mirandole, v. Spina).
Grande et terrible révélation du peu dinfluence morale quavait lÉglise. On a cru quavec son latin, sa métaphysique byzantine, à peine comprise delle-même, elle christianisait le peuple. Et, dans le seul moment où il soit libre, où il puisse montrer ce quil est, il apparaît plus que païen. Lintérêt, le calcul, la concentration de famille, y font plus que tous ces vains enseignements. Linceste du père et de la fille eût peu fait pour cela, et lon en parle moins. Celui de la mère et du fils est spécialement recommandé par Satan. Pourquoi ? Parce que, dans ces races sauvages, le jeune travailleur, au premier éveil des sens, eût échappé à la famille, eût été perdu pour elle, au moment où il lui devenait précieux. On croyait ly tenir, ly fixer, au moins pour longtemps, par ce lien si fort : « Que sa mère se damnait pour lui. »
Mais comment consentait-elle à cela ? Jugeons-en par les cas rares heureusement qui se voient aujourdhui. Cela ne se trouve guère que dans lextrême misère. Chose dure à dire : lexcès du malheur déprave. Lâme brisée se défend peu, est faible et molle. Les pauvres sauvages, dans leur vie si dénuée, gâtent infiniment leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abandonnée, lenfant est maître de tout, et elle na pas la force, quand il grandit, de sopposer à lui. Combien plus dans le moyen âge ! La femme y est écrasée de trois côtés.
LÉglise la tient au plus bas (elle est Ève et le péché même). A la maison, elle est battue ; au sabbat, immolée ; on sait comment. Au fond, elle nest ni de Satan, ni de Jésus. Elle nest rien, na rien. Elle mourrait dans son enfant. Mais il faut prendre garde de faire une créature si malheureuse ; car, sous cette grêle de douleurs, ce qui nest pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, peut en revanche tourner en frénésie. Voilà lhorreur du moyen âge. Avec son air tout spirituel il soulève des bas-fonds des choses incroyables qui y seraient restées ; il va draguant, creusant les fangeux souterrains de lâme.
Du reste, la pauvre créature étoufferait tout cela. Bien différente de la haute dame, elle ne peut pécher que par obéissance. Son mari le veut, et Satan le veut. Elle a peur, elle en pleure ; on ne la consulte guère. Mais, si peu libre quelle soit, leffet nen est pas moins terrible pour la perversion des sens et de lesprit. Cest lenfer ici-bas. Elle reste effarée, demi-folle de remords et de passion. Le fils, si lon a réussi, voit dans son père un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison. On est épouvanté de ce que pouvait être une telle société, où la famille, tellement impure et déchirée, marchait morne et muette, avec un lourd masque de plomb, sous la verge dune autorité imbécile qui ne voyait rien, se croyait maîtresse. Quel troupeau ! Quelles brebis ! Quels pasteurs idiots ! Ils avaient sous les yeux un monstre de malheur, de douleur, de péché. Spectacle inouï avant et après. Mais ils regardaient dans leurs livres, apprenaient, répétaient des mots. Des mots ! des mots ! Cest toute leur histoire. Ils furent au total une langue. Verbe et verbalité, cest tout. Un nom leur restera : Parole.
Note 5 [7] Littérature de sorcellerie. Cest vers 1400 quelle commence. Ses livres sont de deux classes et de deux époques : 1o ceux des moines inquisiteurs du quinzième siècle ; 2o ceux des juges laïques du temps dHenri IV et de Louis XIII.
La grosse compilation de Lyon quon a faite et dédiée à linquisiteur Nitard, reproduit une foule de ces traités de moines. Je les ai comparés entre eux, et parfois aux anciennes éditions. Au fond, il y a très peu de chose. Ils se répètent fastidieusement. Le premier en date (denviron 1440) est le pire des sots, un bel esprit allemand, le dominicain Nider. Dans son Formicarius, chaque chapitre commence par poser une ressemblance entre les fourmis et les hérétiques ou sorciers, les péchés capitaux, etc. Cela touche à lidiotisme. Il explique parfaitement quon devait brûler Jeanne dArc. Ce livre parut si joli que la plupart le copièrent ; Sprenger surtout, le grand Sprenger, dont jai fait valoir les mérites. Mais qui pourrait tout dire ? Quelle fécondité dâneries ! « Fe-mina vient de fe et de minus. La femme a moins de foi que lhomme. » Et à deux pas de là : « Elle est en effet légère et crédule ; elle incline toujours à croire. » Salomon eut raison de dire : « La femme belle et folle est un anneau dor au grouin dun porc. Sa langue est douce comme lhuile, mais par en bas, ce nest quabsinthe. » Au reste, comment sétonner de tout cela ? Na-t-elle pas été faite dune côte recourbée, cest-à-dire dune côte qui est tortue, dirigée contre lhomme ? »
Le Marteau de Sprenger est louvrage capital, le type, que suivent généralement les autres manuels, les Marteaux, Fouets, Fustigations, que donnent ensuite les Spina, les Jacquier, les Castro, les Grillandus, etc. Celui-ci, Florentin, inquisiteur à Arezzo (1520), a des choses curieuses, sur les philtres, quelques histoires intéressantes. On y voit parfaitement quil y avait, outre le Sabbat réel, un Sabbat imaginaire où beaucoup de personnes effrayées croyaient assister, surtout des femmes somnambules qui se levaient la nuit, couraient les champs. Un jeune homme traversant la campagne à la première lueur de laube, et suivant un ruisseau, sentend appeler dune voix très douce, mais craintive et tremblante. Et il voit là un objet de pitié, une blanche figure de femme à peu près nue, sauf un petit caleçon. Honteuse, frissonnante, elle était blottie dans les ronces. Il reconnaît une voisine ; elle le prie de la tirer de là. « Quy faisiez-vous ? » « Je cherchais mon âne. » Il nen croit rien, et alors elle fond en larmes. La pauvre femme, qui bien probablement dans son somnambulisme sortait du lit de son mari, se met à saccuser. Le diable la menée au Sabbat ; en la ramenant, il a entendu une cloche, et la laissée tomber. Elle tâcha dassurer sa discrétion en lui donnant un bonnet, des bottes et trois fromages. Malheureusement le sot ne put tenir sa langue ; il se vanta de ce quil avait vu. Elle fut saisie. Grillandus, alors absent, ne put faire son procès, mais elle nen fut pas moins brûlée. Il en parle avec complaisance et dit (le sensuel boucher) : « Elle était belle et assez grasse » (pulchra et satis pinguis).
De moine en moine, la boule de neige va toujours grossissant. Vers 1600, les compilateurs étant eux-mêmes compilés, augmentés par les derniers venus, on arrive à un livre énorme, les Disquisitiones magicae, de lEspagnol Del Rio. Dans son Auto-da-fé de Logroño (réimprimé par Lancre), il donne un Sabbat détaillé, curieux, mais lun des plus fous quon puisse lire. Au banquet, pour premier service, on mange des enfants en hachis. Au second, de la chair dun sorcier déterré. Satan, qui sait son monde, reconduit les convives, tenant en guise de flambeau le bras dun enfant mort sans baptême, etc.
Est-ce assez de sottises ? Non. Le prix et la couronne appartient au dominicain Michaëlis (affaire Gauffridi, 1610). Son Sabbat est certainement de tous le plus invraisemblable. Dabord on se rassemble « au son du cor » (un bon moyen de se faire prendre). Le sabbat a lieu « tous les jours ». Chaque jour a son crime spécial, et aussi chaque classe de la hiérarchie. Ceux de la dernière classe, novices et pauvres diables, se font la main pour commencer, en tuant des petits enfants. Ceux de la haute classe, les gentilshommes magiciens, ont pour fonction de blasphémer, défier et injurier Dieu. Ils ne prennent pas la fatigue des maléfices et ensorcellements ; ils les font par leurs valets et femmes de chambre, qui forment la classe intermédiaire entre les sorciers comme il faut et les sorciers manants, etc.
Dans dautres descriptions du même temps, Satan observe les us des Universités et fait subir aux aspirants des examens sévères, sassure de leur capacité, les inscrit sur ses registres, donne diplôme et patente. Parfois il exige une longue initiation préalable, un noviciat quasi monastique. Ou bien encore, conformément aux règles du compagnonnage, et des corporations de métiers, il impose lapprentissage, la présentation du chef-duvre.
Note 6 [8]. Décadence, etc. Une chose bien digne dattention, cest que lÉglise, lennemie de Satan, loin de le vaincre, fait deux fois sa victoire. Après lextermination des Albigeois au treizième siècle, a-t-elle triomphé ? Au contraire. Satan règne au quatorzième. Après la Saint-Barthélemy et pendant les massacres de la guerre de Trente ans, lÉglise triomphe-t-elle ? Au contraire. Satan règne sous Louis XIII.
Tout lobjet de mon livre était de donner, non une histoire de la sorcellerie, mais une formule simple et forte de la vie de la sorcière, que mes savants devanciers obscurcissent par la science même et lexcès des détails. Ma force est de partir, non du diable, dune creuse entité, mais dune réalité vivante, la Sorcière, réalité chaude et féconde. LÉglise navait que les démons. Elle narrivait pas à Satan. Cest le rêve de la Sorcière.
Jai essayé de résumer sa biographie de mille ans, ses âges successifs, sa chronologie. Jai dit : 1o comment elle se fait par lexcès des misères ; comment la simple femme, servie par lEsprit familier, transforme cet Esprit dans le progrès du désespoir, est obsédée, possédée, endiablée, lenfante incessamment, se lincorpore, enfin est une avec Satan. Jai dit : 2o comment la sorcière règne, mais se défait, se détruit elle-même. La sorcière furieuse dorgueil, de haine, devient, dans le succès, la sorcière fangeuse et maligne, qui guérit, mais salit, de plus en plus industrielle, factotum empirique, agent damour, davortement. 3o Elle disparaît de la scène, mais subsiste dans les campagnes. Ce qui reste en lumière par des procès célèbres, ce nest plus la sorcière, mais lensorcelée. (Aix, Loudun, Louviers, affaire de la Cadière, etc.).
Cette chronologie nétait pas encore bien arrêtée pour moi, quand jessayai, dans mon Histoire, de restituer le sabbat, en ses actes. Je me trompai sur le cinquième. La vraie sorcière originaire est un être isolé, une religieuse du diable, qui na ni amour ni famille. Même celles de la décadence naiment pas les hommes. Elles subissent le libertinage stérile, et en portent la trace (Lancre), mais elles nont de goûts personnels que ceux des religieuses et des prisonnières. Elles attirent des femmes faibles, crédules qui se laissent mener à leurs petits repas secrets (Wyer, ch. 27). Les maris de ces femmes en sont jaloux, troublent ce beau mystère, battent les sorcières et leur infligent la punition quelles craignent le plus, qui est de devenir enceintes. La sorcière ne conçoit guère que malgré elle, de loutrage et de la risée. Mais si elle a un fils, cest un point essentiel, dit-on, de la religion satanique quil devienne son mari. De là (dans les derniers temps) de hideuses familles et des générations de petits sorciers et sorcières, tous malins et méchants, sujets à battre ou dénoncer leur mère. Il y a dans Boguet une scène horrible de ce genre.
Ce qui est moins connu, mais bien infâme, cest que les grands qui employaient ces races perverses pour leurs crimes personnels, les tenant toujours dépendantes, par la peur dêtre livrées aux prêtres, en tiraient de gros revenus (Sprenger, p. 174, éd. de Lyon).
Pour la décadence de la sorcellerie et les dernières persécutions dont elle fut lobjet, je renvoie à deux livres excellents quon devrait traduire, ceux de MM. Soldan et Wright. Pour ses rapports avec le magnétisme, le spiritisme, les tables tournantes, etc., on trouvera de riches détails dans la curieuse Histoire du merveilleux, par M. Figuier.
Note 7 [9]. Jai parlé deux fois de Toulon. Jamais assez. Il ma porté bonheur. Ce fut beaucoup pour moi dachever cette sombre histoire dans le pays de la lumière. Nos travaux se ressentent de la contrée où ils furent accomplis. La nature travaille avec nous. Cest un devoir de rendre grâce à ce mystérieux compagnon, de remercier le Genius loci.
Au pied du fort Lamalgue qui domine invisible, joccupais sur une pente assez âpre de lande et de roc une petite maison fort recueillie. Celui qui se bâtit cet ermitage, un médecin, y a écrit un livre original, lAgonie et la Mort. Lui-même y est mort récemment. Tête ardente et cur volcanique, il venait chaque jour de Toulon verser là ses troubles pensées. Elles y sont fortement marquées. Dans lenclos, assez grand, de vignes et doliviers, pour se fermer, sisoler doublement, il a inscrit un jardin fort étroit, serré de murs, à lAfricaine, avec un tout petit bassin. Il reste là présent par les plantes étrangères quil aimait, les marbres blancs chargés de caractères arabes quil sauva des tombeaux démolis à Alger. Ses cyprès de trente ans sont devenus géants, ses aloès, ses cactus énormes et redoutables. Le tout fort solitaire, point mou, mais très charmant. En hiver, partout léglantier en fleur, partout le thym et les parfums amers.
Cette rade, on le sait, est la merveille du monde. Il y en a de plus grandes encore, mais aucune si belle, aucune si fièrement dessinée. Elle souvre à la mer par une bouche de deux lieues, la resserrant par deux presquîles recourbées en pattes de crabe. Tout lintérieur varié, accidenté de caps, de pics rocheux, de promontoires aigus, landes, vignes, bouquets de pins. Un charme, une noblesse, une sévérité singulières.
Je ne découvrais pas le fond même de la rade, mais ses deux bras immenses : à droite, Tamaris (désormais immortel) ; à gauche, lhorizon fantastique de Giens, des Iles dor, où le grand Rabelais aurait voulu mourir.
Derrière, sous le haut cirque des monts chauves, la gaieté et léclat du port, de ses eaux bleues, de ses vaisseaux qui vont, viennent, ce mouvement éternel fait un piquant contraste. Les pavillons flottants, les banderoles, les rapides chaloupes, qui emmènent, ramènent les officiers, les amiraux, tout anime, intéresse. Chaque jour, à midi, allant à la ville, je montais de la mer au plus haut de mon fort, doù limmense panorama se développe, les montagnes depuis Hyères, la mer, la rade, et au milieu la ville qui de là est charmante. Quelquun qui vit cela la première fois, disait : « La jolie femme que Toulon ! »
Quel aimable accueil jy trouvai ! Quels amis empressés ! Les établissements publics, les trois bibliothèques, les cours quon fait sur les sciences, offrent des ressources nombreuses que ne soupçonne point le voyageur rapide, le passant qui vient sembarquer. Pour moi, établi pour longtemps et devenu vrai Toulonnais, ce qui métait dun intérêt constant, cétait de comparer lancien et le nouveau Toulon. Heureux progrès des temps que nulle part je nai senti mieux. La triste affaire de la Cadière dont le savant bibliothécaire de la ville me communiqua les monuments, mettait pour moi ce contraste en vive saillie.
Un bâtiment surtout, chaque jour, arrêtait mes regards, lHôpital de la marine, ancien séminaire des jésuites, fondé par Colbert pour les aumôniers de vaisseaux, et qui, dans la décadence de la marine, occupa de façon si odieuse lattention publique.
On a bien fait de conserver un monument si instructif sur lopposition des deux âges. Ce temps-là, dennui et de vide, dimmonde hypocrisie. Ce temps-ci, lumineux de vérité, ardent de travail, de recherche, de science, et de science ici toute charitable tournée tout entière vers le soulagement, la consolation de la vie humaine !
Entrons-y maintenant : nous trouverons que la maison est quelque peu changée. Si les adversaires du présent disent que ses progrès sont du Diable, ils avoueront quapparemment le Diable a changé de moyens.
Son grimoire aujourdhui est, au premier étage, une belle et respectable bibliothèque médicale, que ces jeunes chirurgiens, de leur argent et aux dépens de leurs plaisirs, augmentent incessamment. Moins de bals et moins de maîtresses. Plus de science, de fraternité.
Destructeur autrefois, créateur aujourdhui, au laboratoire de chimie, le Diable travaille et prépare ce qui doit relever demain, guérir le pauvre matelot. Si le fer devient nécessaire, linsensibilité que cherchaient les Sorcières, et dont leurs narcotiques furent le premier essai, est donnée par la diablerie que Jackson a trouvée (1847).
Ces temps rêvèrent, voulurent. Celui-ci réalise. Son démon est un Prométhée. Au grand arsenal satanique, je veux dire au riche cabinet de physique quoffre cet hôpital, je trouve effectués les songes, les vux du moyen âge, ses délires les plus chimériques. Pour traverser lespace, il dit : « Je veux la force... » Et voici la vapeur, qui tantôt est une aile, et tantôt le bras des Titans. « Je veux la foudre... » On la met dans ta main, la docile, maniable. On la met en bouteille ; on laugmente, on la diminue ; on lui soutire des étincelles ; on lappelle, on la renvoie. On ne chevauche plus, il est vrai, par les airs, au moyen dun balai ; le démon Montgolfier a créé le ballon. Enfin, le vu sublime, le souverain désir de communiquer à distance, dunir dun pôle à lautre les pensées et les curs, ce miracle se fait. Et plus encore, lunité de la terre par un grand réseau électrique. Lhumanité entière a, pour la première fois, de minute en minute, la conscience delle-même, une communion dâme !... O divine magie !... Si Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire quil pourrait bien être un des aspects de Dieu.
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Sources principales
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Graesse, Bibliotheca Magide. Lipsiae, 1843.
Magie antique (textes réunis par Soldan, A. Maury, etc.).
Calcagnini, Miscell., Magia amatoria antiqua, 1544.
J. Grimm, Mythologie allemande.
Acta sanctorum. Acta SS. Ordinis S. Benedicti.
Michel Psellus, Energie des démons (1050).
César dHeisterbach, Illustria miracula (1220).
Registres de lInquisition (1307-1326) dans Limburch, et les extraits de Magi, Llorente, Lamothe-Langon, etc.
Directorium Eymerici, 1358.
Llorente, Inquisition dEspagne.
Lamothe-Langon, Inquisition de France.
Manuels des moines inquisiteurs du quinzième et du seizième siècle : Nider, Formicarius ; Sprenger, Malleus ; C. Bernardus, Lucerna ; Spina, Grillandus, etc.
H. Corn. Agrippae opera, in-8, 2 vol. Lugduni.
Paracelsi opera.
Wyer, de Prestigiis daemonum, 1569.
Bodin, Démonomanie, 1580.
Remigius, Demonolatria, 1596.
Del Rio, Disquisitiones magicae, 1599.
Boguet, Discours des sorciers, 1605, Lyon.
Leloyer, Histoire des spectres, 1605, Paris.
Lancre, Inconstance, 1612. Incrédulité, 1622.
Michaëlis, Histoire dune pénitente, etc., 1613.
Tranquille, Relation de Loudun, 1634.
Histoire des diables de Loudun (par Aubin), 1716.
Histoire de Madeleine Bavent, de Louviers, 1652.
Examen de Louviers. Apologie de lexamen (par Yvelin), 1643.
Procès du P. Girard et de la Cadière. Aix, in-folio, 1833.
Pièces relatives à ce procès. 5 vol. in-12, Aix, 1833.
Factum, chansons, etc., relatifs. Ms. de la Bibl. de Toulon.
Eug. Salverte, Sciences occultes, avec introduction de Littré.
A. Maury, les Fées, 1843. Magie, 1860.
Soldan, Histoire des procès de sorcellerie, 1843.
Th. Wright, The Sorcery, 1854 .
Figuier, Histoire du merveilleux, 4 vol.
Ferdinand Denis, Sciences occultes. Monde enchanté.
Histoire des sciences au moyen âge, par Sprengel, Pouchet, Cuvier, Hfer, etc.
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AVISde la seconde édition
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Des livres que jai publiés, celui-ci me paraît le plus inattaquable. Il ne doit rien à la chronique légère ou passionnée. Il est sorti généralement des actes judiciaires.
Je dis ceci non seulement pour nos grands procès (de Gauffridi, de la Cadière, etc.) ; mais pour une foule de faits que nos savants prédécesseurs ont pris dans les archives allemandes, anglaises, etc., et que nous avons reproduits.
Les manuels dinquisiteurs ont aussi contribué. Il faut bien les croire dans tant de choses où ils saccusent eux-mêmes.
Quant aux commencements, aux temps quon peut appeler lâge légendaire de la sorcellerie, les textes innombrables quont réunis Grimm, Soldan, Wright, Maury, etc., mont fourni une base excellente.
Pour ce qui suit, de 1400 à 1600 et au-delà, mon livre a ses assises bien plus solides encore dans les nombreux procès jugés et publiés.
J. MICHELET.
1er décembre 1862.
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Le passage quon vient de lire depuis « Voyez au contraire... » ne figure que dans lédition originale (voir la Préface).
Conf. de S. Cyprien, ap. Muratori, Script, it. I, 293, 545. A. Maury. Magie, 435.
V. Mansi, Baluze ; Conc. dArles, 442 ; de Tours, 567 ; de Leptines, 743 ; les Capitulaires, etc. Gerson même, vers 1400.
V. les Vies des Pères du désert, et les auteurs cités par A. Maury, Magie, 317. Au quatrième siècle, les Messaliens, se croyant pleins de démons, se mouchaient et crachaient sans cesse, faisaient dincroyables efforts pour les expectorer.
Ici lai supprimé un mot choquant. Gthe, si noble dans la forme, ne lest pas autant desprit. II gâte la merveilleuse histoire, souille le grec dune horrible idée slave. Au moment où on pleure, il fait de la fille un vampire. Elle vient parce quelle a soif de sang, pour sucer le sang de son cur. Et il lui fait dire froidement cette chose impie et immonde : « Lui fini, je passerai à dautres ; la jeune race succombera à ma fureur. Le moyen âge habille grotesquement cette tradition pour nous faire peur du Diable Vénus. Sa statue reçoit dun jeune homme une bague quil lui met imprudemment su doigt. Elle la serre, la garde comme fiancée, et, la nuit, vient dans son lit en réclamer les droits. Pour le débarrasser de linfernale épouse, il faut un exorcisme (S. Hibb., part. III, c. III, 174). Même histoire dans les fabliaux, mais appliquée sottement à la Vierge. Luther reprend lhistoire antique, si ma mémoire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort grossièrement, en faisant sentir le cadavre. LEspagnol del Rio la transporte de Grèce en Brabant. La fiancée meurt peu avant ses noces. On sonne les cloches des morts. Le fiancé désespéré errait dans la campagne. Il entend une plainte. Cest elle-même qui erre sur la bruyère... Ne vois-tu pas, dit-elle, celui qui me conduit ? Non. Mais il la saisit, lenlève, la porte chez lui. Là, lhistoire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante. Ce dur inquisiteur, del Rio, en coupe le fil. « Le voile levé, dit-il, on trouve une bûche vêtue de la peau dun cadavre. » Le juge le Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant lhistoire primitive. Après lui, cest fait de tous ces tristes narrateurs. Lhistoire est inutile. Car notre temps commence, et la Fiancée a vaincu. La Nature enterrée revient, non plus furtivement, mais maîtresse de la maison.
V. J. Grimm, Rechtsalterthümer, et mes Origines du Droit.
Cest le rituel de Rouen. V. Ducange, verbo Festum ; Carpentier, verbo Kalendae, et Martène, III, 110. La Sibylle était couronnée, suivie des juifs et des gentils, de Moïse, des prophètes, de Nabuchodonosor, etc. De très bonne heure, et de siècle en siècle, du septième au seizième, lÉglise essaye de proscrire les grandes fêtes populaires de lAne, des Innocents, des Enfants, des Fous. Elle ny réussit pas avant lavènement de lesprit moderne.
Vetustatem novitas, Umbram fugat claricas, Noctem lux eliminat ! (Ibidem.)
Voir passim les Capitulaires.
Un très illustre Breton, dernier homme du moyen âge, qui pourtant fut mon ami, dans le voyage si vain quil fit pour convertir Rome, y reçut des offres bruyantes. « Que voulez-vous ? disait le Pape. Une chose : être dispensé du bréviaire... Je meurs dennui. »
Cest le célèbre aveu dHincmar.
Différence trop peu sentie, trop peu marquée par ceux qui ont parlé de la recommandation personnelle, etc.
Grimm, Rechtsalterthümer et mes Origines du Droit.
Grimm, au mot Aleu.
Cest ce qui arriva au Comte dAvesnes, quand sa terre libre fut déclarée un simple fief, et lui, le simple vassal, lhomme du Comte de Hainaut. Lire la terrible histoire du grand chancelier de Flandre, premier magistrat de Bruges, qui nen fut pas moins réclamé comme serf. Gualterius, Scriptores rerum Francicarum, XIII, 334.
Trois pas du côté du banc, Et trois pas du côté du lit. Trois pas du côté du coffre, Et trois pas. Revenez ici. (Vieille chanson du Maître de danse.)
Les textes de toute époque ont été recueillis dans les deux savants ouvrages de M. Alfred Maury (les Fées, 1843, la Magie, 186o). Voir aussi, pour le Nord, la Mythologie de Grimm.
Rien de plus touchant que cette fidélité ! Malgré la persécution au cinquième siècle, les paysans promenaient, en pauvres petites poupées de linge ou de farine, les dieux de ces grandes religions, Jupiter, Minerve, Vénus. Diane fut indestructible jusquau fond de la Germanie (V. Grimm). Au huitième siècle, on promène les dieux encore. Dans certaines petites cabanes, on sacrifie, on prend les augures, etc. (Indiculus paganiarum, Concile de Leptines en Hainaut). Les Capitulaires menacent en vain de la mort. Au douzième siècle, Burchard de Worms, en rappelant les défenses, témoigne quelles sont inutiles. En 1389, la Sorbonne condamne encore les traces du paganisme, et, vers 1400, Gerson (Contra astrol.) rappelle comme chose actuelle cette superstition obstinée.
A. Maury, Magie, 159.
Cest une des retraites favorites du petit friand. Les Suisses, qui connaissent son goût, lui font encore aujourdhui des présents de lait. Son nom, chez eux, est troll (drôle) ; chez les Allemands, kobold, nix ; chez les Français, follet, goblin, lutin ; chez les Anglais, puck, robin hood, robin good fellow. Shakespeare explique quil rend aux servantes dormeuses le service de les pincer jusquau bleu pour les éveiller.
L. Laurière, II, zoo ; 100 ; vo Marquette. Michelet, Origines du Droit, 264.
Quand je publiai mes Origines en 1837, je ne connaissais pas cette publication (de 1842).
Cette délicatesse apparaît dans le traitement que ces dames voulaient infliger de leurs mains à Jean de Meung, leur poète, auteur du Roman de la Rose (vers 1300).
Rien de plus gai que nos vieux contes, seulement ils sont peu variés. Ils nont que trois plaisanteries : le désespoir du cocu, les cris du battu, la grimace du pendu. On samuse du premier, on rit (à pleurer) du second, au troisième, la gaieté est au comble ; on se tient les côtes. Notez que les trois nen font quun. Cest toujours linférieur, le faible quon outrage en toute sécurité ; celui qui ne peut se défendre.
Les démons troublent le monde pendant tout le moyen âge. Mais Satan ne prend pas son caractère définitif avant le treizième siècle. « Les pactes, dit M. A. Maury, sont fort rares avant cette époque. » Je le crois. Comment contracter avec celui qui vraiment nest pas encore ? Ni lun ni lautre des contractants nétait mûr pour le contrat. Pour que la volonté en vienne à cette extrémité terrible de se vendre pour léternité, il faut quelle ait désespéré. Ce nest guère le malheureux qui arrive au désespoir ; cest le misérable, celui qui a connaissance parfaite de sa misère, qui en souffre dautant plus et nattend aucun remède. Le misérable, en ce sens, cest lhomme du quatorzième siècle, lhomme dont on exige limpossible (des redevances en argent). Dans ce chapitre et le suivant, jai marqué les situations, les sentiments, les progrès dans le désespoir, qui peuvent amener le traité énorme du pacte, et, ce qui est bien plus que le simple pacte, lhorrible état de la sorcière. Nom prodigué, mais chose rare alors, laquelle nétait pas moins quun mariage et une sorte de pontificat. Pour la facilité de lexposition, jai rattaché les détails de cette délicate analyse à un léger fil fictif. Le cadre importe peu du reste. Lessentiel, cest de bien comprendre que de telles choses ne vinrent point (comme on tâchait de le faire croire) de la légèreté humaine, de linconstance de la nature déchue, des tentations fortuites de la concupiscence. Il y fallut la pression fatale dun âge de fer, celle des nécessités atroces ; il fallut que lenfer même parût un abri, un asile, contre lenfer dici-bas.
Cétait une méthode fort usitée pour forcer les juifs de contribuer. Le roi Jean sans Terre y eut souvent recours.
Tolède paraît avoir été la ville sainte des sorciers, innombrables en Espagne. Leurs relations avec les Maures, tellement civilisés, avec les Juifs, fort savants et maîtres alors de lEspagne (comme agents du fisc royal), avaient donné aux sorciers une plus haute culture, et ils formaient à Tolède une sorte duniversité. Au seizième siècle, on lavait christianisée, transformée, réduite à la magie blanche. Voir la Déposition du sorcier Achard, sieur de Beaumont, médecin en Poitou. Lancre, Incrédulité, p. 781.
Cest le grand et cruel outrage quon trouve usité dans ces temps. Il est, dans les lois galloises et anglo-saxonnes, la peine de limpudicité. Grimm, 679, 751. Sternhook, 19, 326. Ducange, IV, 52. Michelet, Origines, 286, 389. Plus tard le même affront est indignement infligé aux femmes honnêtes, aux bourgeoises déjà fières, que la noblesse veut humilier. On sait le guet-apens où le tyran Hagenbach fit tomber les dames honorables de la haute bourgeoisie dAlsace, probablement en dérision de leur riche et royal costume, tout de soie et dor. Jai rapporté aussi dans mes Origines (p. 250) le droit étrange que le sire de Pacé, en Anjou, réclame sur les femmes jolies (honnêtes) du voisinage. Elles doivent lui apporter au château 4 deniers, un chapeau de roses et danser avec ses officiers. Démarche fort dangereuse, où elles avaient à craindre de trouver un affront, comme celui dHagenbach. Pour les y contraindre, on ajoute cette menace que les rebelles dépouillées seront piquées dun aiguillon marqué aux armes du seigneur.
Ceci sexpliquera plus tard. Il faut se garder des additions pédantesques des modernes du dix-septième siècle. Les ornements que les sots donnent à une chose si terrible font Satan à leur image.
Le rayon luit dans lImmortalité ; la Foi nouvelle, de Dumesnil ; Ciel et Terre, de Reynaud, Henri Martin, etc.
Albert le Grand, Roger Bacon, Arnaud de Villeneuve (qui trouve leau-de-vie).
On imputa la lèpre aux Croisades, à lAsie. LEurope lavait en elle-même. La guerre que le moyen âge déclara et à la chair, et à la propreté, devait porter son fruit. Plus dune sainte est vantée pour ne sêtre jamais lavé même les mains. Et combien moins le reste! La nudité dun moment eût été grand péché. Les mondains suivent fidèlement ces leçons du monachisme. Cette société subtile et raffinée, qui immole le mariage, et ne semble animée que de la poésie de ladultère, elle garde sur ce point si innocent un singulier scrupule. Elle craint toute purification comme une souillure. Nul bain pendant mille ans ! Soyez sûr que pas un de ces chevaliers, de ces belles si éthérées, les Parceval, les Tristan, les Iseult, ne se lavaient jamais. De là un cruel accident, si peu poétique, en plein roman, les furieuses démangeaisons du treizième siècle.
Cest le nom poli, craintif, quon donnait aux sorcières.
Lingratitude des hommes est cruelle à observer. Mille autres plantes sont venues. La mode a fait prévaloir cent végétaux exotiques. Et ces pauvres Consolantes qui nous ont sauvés alors, on a oublié leurs bienfaits ? Au reste, qui se souvient ? qui reconnaît les obligations antiques de lhumanité pour la nature innocente ? LAsclépias acida, Sarcostemma (la plante-chair), qui fut pendant cinq mille ans lhostie de lAsie, et son dieu palpable, qui donna à cinq cents millions dhommes le bonheur de manger leur dieu, cette plante que le moyen âge appela le Dompte-Venin (Vince-Venenum), elle na pas un mot dhistoire dans nos livres de botanique. Qui sait ? dans deux mille ans dici, ils oublieront le froment, V. Langlois, sur la soma de lInde, et le hom de la Perse. Mém. de lAc. des Inscriptions, XIX, 326.
Dict. dhist. nat. de M. dOrbigny, article Morelles de M. Duchartre, daprès Dunal, etc.
Je nai trouvé cette échelle nulle part. Elle est dautant plut importante, que les sorcières qui firent ces essais, au risque de passer pour empoisonneuses, commencèrent certainement par les plus faibles et allèrent peu à peu aux plus fortes. Chaque degré de force donne ainsi une date relative, et permet détablir dans ce sujet obscur une sorte de chronologie. Je compléterai aux chapitres suivants, en parlant de la Mandragore et du Datura. Jai suivi surtout : Pouchet, Solanées et Botanique générale. M. Pouchet, dans son importante monographie, na pas dédaigné de profiter des anciens auteurs, Matthiole, Porta, Gessner, Sauvages, Gmelin, etc.
Voir la planche dun excellent livre, lisible aux demoiselles même, le Cours de M. Auzoux.
Mme La Chapelle et M. Chaussier ont fort utilement renouvelé ces pratiques de la vieille médecine populaire (Pouchet, Solanées, p. 64).
Alors tout nouveau. Il commence au douzième siècle.
Cest la découverte qui immortalise Claude Bernard.
Jai tort de dire inextinguible. On voit que de nouveaux philtres deviennent souvent nécessaires. Et ici je plains la dame. Car cette furieuse sorcière, dans sa malignité moqueuse, exige que le philtre vienne corporellement de la dame elle-même. Elle loblige, humiliée, à fournir à son amant une étrange communion. Le noble faisait aux juifs, aux serfs, aux bourgeois même (V. S. Simon, sur ton frère), un outrage de certaines choses répugnantes que la dame est forcée par la sorcière de livrer ici comme philtre. Vrai supplice pour elle-même. Mais delle, de la grande dame, tout est reçu à genoux. Voir plus bas la note tirée de Sprenger.
La moins mauvaise est celle de Lancre. Il est homme desprit. Il est visiblement lié avec certaines jeunes sorcières, et il dut tout savoir. Son sabbat malheureusement est mêlé et surchargé des ornements grotesques de lépoque. Les descriptions du jésuite Del Rio et du dominicain Michaëlis sont des pièces ridicules de deux pédants crédules et sots. Dans celui de Del Rio, on trouve je ne sais combien de platitudes, de vaines inventions. Il y a cependant, au total, quelques belles traces dantiquité dont jai pu profiter.
A la bataille de Courtrai. V. aussi Grimm et mes Origines.
Ceci est de Del Rio, mais nest pas, je crois, exclusivement espagnol. Cest un trait antique et marqué de linspiration primitive. Les facéties viennent plus tard.
On lui suspendait au bas du dos un masque ou second visage. Lancre, Inconstance, p. 68.
Ce point si grave que la Femme était autel elle-même, et quon officiait sur elle, nous est connu par le procès de la Voisin, que M. Ravaisson aîné va publier avec ses autres Papiers de la Bastille. Dans ces imitations récentes, il est vrai, du sabbat, quon fit pour amuser les grands seigneurs de la Cour de Louis XIV, on reproduisit sans nul doute les formes antiques et classiques du sabbat primitif, même en tel point qui avait pu être abandonné dans les temps intermédiaires.
Cette offrande charmante du blé et des oiseaux est particulière à la France (Jaquier, Flagellans, 51, Soldan, 225). En Lorraine et sans doute en Allemagne, on offrait des bêtes noires : le chat noir, le bouc noir, le taureau noir.
Lancre, 136. Pourquoi ce nom Philippe, je nen sais rien. Il reste dautant plus obscur quailleurs, lorsque Satan nomme Jésus, il lappelle le petit Jean, ou Janicot. Le nommerait-elle ici Philippe, du nom odieux du roi qui nous donna les cent années des guerres anglaises, qui, à Crécy, commença nos défaites et nous valut la première invasion ? Après une longue paix, fort peu interrompue, la guerre fut dautant plus horrible au peuple. Philippe de Valois, auteur de cette guerre sans fin, fut maudit et laissa peut-être dans ce rituel populaire une durable malédiction.
Fort récemment encore, mon spirituel ami, M. Génin, avait recueilli les plus curieux renseignements là-dessus.
Boguet, Lancre, tous les auteurs sont daccord là-dessus. Rude contradiction de Satan, mais tout à fait selon le vu du serf, du paysan, du pauvre : Satan fait germer la moisson, mais il rend la femme inféconde. Beaucoup de blé et point denfant.
Chose très générale dans lancienne France, me disait le savant et exact M. Monteil.
Lancre parle de sorcières aimées et adorées.
Cest à peu près la fin dune sorcière anglaise dont parle Wyer. [Dans lédition Lacroix (1863) cette note est remplacée par la suivante : « Voir la fin de la Sorcière de Berkeley dans Guillaume de Malmesbury ».]
Même au sujet le plus mystique, dans une uvre de génie, lAgneau de Van Eyck (Jean dit de Bruges), toutes les Vierges paraissent enceintes. Cest la grotesque mode du quinzième siècle.
Cet amaigrissement de gens usés et énervés me gâtent (sic) toutes les splendides miniatures de la cour de Bourgogne, du duc de Berry, etc. Les sujets sont si déplorables que nulle exécution nen peut faire dheureuses uvres dart.
Cette terrible fantaisie nétait pas rare chez ces grandes dames, nobles captives des châteaux. Elles avaient faim et soif de liberté, de libertés cruelles. Boguet raconte que, dans les montagnes de lAuvergne, un chasseur tira, certaine nuit, sur une louve, la manqua, mais lui coupa la patte. Elle senfuit en boitant. Le chasseur se rendit dans un château voisin pour demander lhospitalité au gentilhomme qui lhabitait. Celui-ci, en lapercevant, senquit sil avait fait bonne chasse. Pour répondre è cette question, il voulut tirer de sa gibecière la patte quil venait de couper à la louve ; mais quelle ne fut point sa surprise, en trouvant, au lieu dune patte une main, et à lun des doigts un anneau que le gentilhomme reconnut pour être celui de sa femme ! Il se rendit immédiatement auprès delle, et la trouva blessée et cachant son avant-bras. Ce bras navait plus de main ; on y rajusta celle que le chasseur avait rapportée, et force fut à la dame davouer que cétait bien elle qui, sous la forme de louve, avait attaqué le chasseur, et sétait sauvée ensuite en laissant une patte sur le champ de bataille. Le mari eut la cruauté de la livrer à la justice, et elle fut brûlée.
Voir mon Histoire de France, et surtout la savante et exacte notice de notre si regrettable Armand Guéraud : Notice sur Gilles de Rais, Nantes, 1855 (reproduite dans la Biographie bretonne de M. Levot). On y voit que les pourvoyeurs de lhorrible charnier denfants étaient généralement des hommes. La Meffraye, qui sen mêlait aussi, était-elle sorcière ? On ne le dit pas. M. Guéraud devait publier le Procès. Il est à désirer quon fasse cette publication, mais sincère, intégrale, non mutilée. Les manuscrits sont à Nantes, à Paris. Mon savant ami, M. Dugast-Matifeux, mapprend quil en existe une copie plus complète que ces originaux aux archives de Thouars (provenant des la Trémouille et des Serrant).
Pouchet, Solanées et Botanique générale. Nysten, Dictionnaire de médecine (édition Littré et Robin), article Datura. Les voleurs nemploient que trop ces breuvages. Ils en firent prendre un jour au bourreau dAix et à sa femme, quils voulaient dépouiller de leur argent ; ces deux personnes entrèrent dans un si étrange délire, que pendant toute une nuit ils dansèrent tout nus dans un cimetière.
Cet orgueil la menait parfois à un furieux libertinage. De là ce mot allemand : « La sorcière en son grenier a montré à sa camarade quinze beaux fils en habit vert, et lui a dit : « Choisis, ils sont à toi. » Son triomphe était de changer les rôles, dinfliger comme épreuves damour les plus choquants outrages aux nobles, aux grands, quelle abrutissait. On sait que les reines, aussi bien que les rois, les hautes dames (en Italie encore au dernier siècle, Collection Maurepas, XXX, 111), recevaient, tenaient cour au moment le plus rebutant, et se faisaient servir aux choses les moins désirables par les personnes favorisées. De la fantasque idole, on adorait, on se disputait tout. Pour peu quelle fût jeune et jolie, moqueuse, il nétait pas dépreuve si basse, si choquante que ses animaux domestiques (le sigisbée, labbé, un page fou) ne fussent prêts à subir, sur lidée sotte quun philtre répugnant avait plus de vertu. Cela déjà est triste pour la nature humaine. Mais que dire de cette chose prodigieuse que la sorcière, ni grande dame, ni jolie, ni jeune, pauvre, et peut-être une serve, en sales haillons, par sa malice seule, je ne sais quelle furie libertine, une perfide fascination, hébétât, dégradât à ce point les plus graves personnages ? Des moines dun couvent du Rhin, de ces fiers couvents germaniques où lon nentrait quavec quatre cents ans de noblesse, firent à Sprenger ce triste aveu : « Nous lavons vue ensorceler trois de nos abbés tour à tour, tuer le quatrième, disant avec effronterie : « Je lai fait et le ferai, et ils ne pourront se tirer delà, parce quils ont mangé, » etc. (Comederunt meam..., etc. Sprenger, Malleus maleficarum, quaestio VII, p. 84.) Le pis pour Sprenger, et ce qui fait son désespoir, cest quelle est tellement protégée, sans doute par ces fous, quil na pu la brûler. « Fateor quia nobis non aderat ulciscendi aut inquirendi super eam facultas ; ideo adhuc superest. »
Faustin Hélie, dans son savant et lumineux Traité de linstruction criminelle (t. I, 398), a parfaitement expliqué comment Innocent III, vers 1200, supprime les garanties de lAccusation, jusque-là nécessaires (surtout la peine de la calomnie que pouvait encourir laccusateur). On y substitue les procédures ténébreuses, la Dénonciation, lInquisition. Voir dans Soldan la légèreté terrible des dernières procédures. On versa le sang comme leau.
V. mes Mémoires de Luther, pour les Kilcrops, etc.
Voir Soldan pour ce fait et pour tout ce qui regarde lAllemagne.
Lédition Lacroix porte : lAnjou.
Linstrument décrit autorise ce mot. Dans Boguet, p. 69, il est froid, dur, très mince, long dun peu plus dun doigt (visiblement une canule). Dans Lancre, 224, 225, 226, il est mieux entendu, risque moins de blesser ; il est long dune aulne et sinueux ; une partie est métallique, une autre souple, etc. Satan, au pays basque, entre deux grandes monarchies, est au courant du progrès de cet art, déjà fort à la mode chez les dames du seizième siècle.
Massée, Chronique du Monde (1540), et les chroniqueurs du Hainaut, Vinchant, etc.
Wyer, liv. III, ch. vii.
Doctrine très ancienne qui reparaît souvent dans le moyen âge. Au dix-septième siècle, elle est commune dans les couvents de France et dEspagne, nulle part plut claire et plus naïve que dans les leçons dun ange normand à une religieuse (affaire de Louviers). Lange enseigne à la nonne premièrement « le mépris du corps et lindifférence à la chair. Jésus la tellement méprisée, quil la exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous... » Il lui enseigne labandon de lâme et de la volonté, la sainte, la docile, la toute passive obéissance. Exemple la sainte Vierge, qui ne se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut ». « Courait-elle au risque ? Non. Car un esprit ne peut causer aucune impureté ! Tout au contraire, il purifie. » A Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était « de faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence. Ainsi firent nos premiers parents. » Esprit de Bosroger (capucin), la Piété affligée, 1645 ; p. 167, 171, 173, 174, 181, 189, 190, 196.
LHistoire des Diables de Loudun, du protestant Aubin, est un livre sérieux, solide, et confirmé par les Procès-verbaux même de Laubardemont. Celui du capucin Tranquille est une pièce grotesque. La Procédure est à notre grande Bibliothèque de Paris. M. Figuier a donné de toute laffaire un long et excellent récit (Histoire du merveilleux). Je suis, comme on va voir, contre les brûleurs, mais nullement pour le brûlé. Il est ridicule den faire un martyr, en haine de Richelieu. Cétait un fat, vaniteux, libertin, qui méritait, non le bûcher, mais la prison perpétuelle.
V. Del Rio, Llorente, Ricci, etc.
Esprit de Bossuet, p. 135 [lire : Esprit de Bosroger].
Cétait lusage encore ; voir Mabillon.
Il était trop facile de tromper celles qui désiraient lêtre. Le célibat était alors plus difficile quau moyen âge, les jeûnes, les saignées monastiques ayant diminué. Beaucoup mouraient de cette vie cruellement inactive et de pléthore nerveuse. Elles ne cachaient guère leur martyre, le disaient à leurs surs, à leur confesseur, à la Vierge. Chose touchante, bien plus que ridicule, et digne de pitié. On lit dans un registre dune inquisition dItalie cet aveu dune religieuse ; elle disait innocemment à la Madone : « De grâce, Sainte Vierge, donne-moi quelquun avec qui je puisse pécher. » (Dans Lasteyrie, Confession, p. 205.) Embarras réel pour le directeur, qui, quel que fût son âge, était en vrai péril. On sait lhistoire dun certain couvent russe : un homme qui y entra nen sortit pas vivant. Chez les nôtres, le directeur entrait et devait entrer tous les jours. Elles croyaient communément quun saint ne peut que sanctifier, et quun être pur purifie. Le peuple les appelait en riant les sanctifiées (Lestoile). Cette croyance était fort sérieuse dans les cloîtres. (V. le capucin Esprit de Bosroger, chap. XI, p. 156.)
Je ne connais aucun livre plus important, plus terrible, plus digne dêtre réimprimé (Bibliothèque Z, ancien 1013). Cest lhistoire la plus forte en ce genre. La Piété affligée, du capucin Esprit de Bosroger, est un livre immortel dans les annales de la bêtise humaine. Jen ai tiré, au chapitre précédent, des choses surprenantes qui pouvaient le faire brûler ; mais le me suis gardé de copier les libertés amoureuses que lange Gabriel y prend avec la Vierge, ses baisers de colombe, etc. Les deux admirables pamphlets du vaillant chirurgien Yvelin sont à la Bibliothèque de Sainte-Geneviève. LExamen et lApologie se trouvent dans un volume relié et mal intitulé Éloges de Richelieu (Lettre X, 550). LApologie sy trouve en double au volume Z, 899.
V. Floquet, Parl. de Normandie, t. V, p. 636.
Je ne prends pas la Voisin pour sorcière, ni pour sabbat la contrefaçon quelle en faisait pour amuser des grands seigneurs blasés, Luxembourg et Vendôme, son disciple, et les effrontées Mazarines. Des prêtres scélérats, associés à la Voisin, leur disaient secrètement la messe noire, et plus obscène certainement quelle navait pu être jadis devant tout un peuple. Dans une misérable victime, autel vivant, on piloriait la nature. Une femme livrée à la risée ! horreur !... jouet bien moins des hommes encore que de la cruauté des femmes, dune Bouillon insolente, effrénée, ou de la noire Olympe, profonde en crimes et docteur en poisons (1681).
La stérilité va toujours croissant dans le dix-septième siècle, spécialement dans les familles rangées, réglées à la stricte mesure du confessionnal. Prenez même les jansénistes. Suivez les Arnauld ; voici leur décroissance : dabord vingt enfants, quinze enfants ; puis cinq ! et enfin plus denfant. Cette race énergique (et mêlée aux vaillants Colbert) finit-elle par énervation ? Non. Elle sest resserrée peu à peu pour faire un aîné riche, un grand seigneur et un ministre. Elle y arrive et meurt de son ambitieuse prudence, certainement autorisée.
Exemple. Le noble chapitre des chanoines de Pignan, qui avait lhonneur dêtre représenté aux États de Provence, ne tenait pas moins fièrement à la possession publique des religieuses du pays. Ils étaient seize chanoines. La prévôté, en une seule année, reçut des nonnes seize déclarations de grossesse. (Histoire manuscrite de Besse, par M. Renoux, communiquée par M. Th.) Cette publicité avait cela de bon que le crime monastique, linfanticide, dût être moins commun. Les religieuses, soumises à ce quelles considéraient comme une charge de leur état, au prix dune petite honte, étaient humaines et bonnes mères. Elles sauvaient du moins leurs enfants. Celles de Pignan les mettaient en nourrice chez les paysans, qui les adoptaient, sen servaient, les élevaient avec les leurs. Ainsi nombre dagriculteurs sont connus aujourdhui même pour enfants de la noblesse ecclésiastique de Provence.
Garinet, 344.
Dans une affaire si discutée, je cite constamment, et surtout un volume in-folio : Procédure du P. Girard et de la Cadière. Aix, 1733. Pour ne pas multiplier les notes, jindique seulement dans mon texte la page de ce volume.
Bibliothèque de la ville de Toulon. Pièces et chansons manuscrites. 1 vol. in-folio, très curieux.
V. le Procès, et Swift, Mécanique de lenthousiasme.
V. une très bonne dissertation manuscrite de M. Brun.
V. le livre de M. dAntrechaus et lexcellente brochure de M. Gustave Lambert.
Voyez surtout A. Maury, Magie.
Le grand dauphin était fouetté cruellement. Le jeune Boufflers (de quinze ans) mourut de douleur de lavoir été (Saint-Simon). La prieure de lAbbaye-aux-Bois, menacée par son supérieur de « châtiment afflictif », réclama auprès du roi, elle fut, pour lhonneur du couvent, dispensée de la honte publique, mais remise au supérieur, et sans doute la punition fut reçue à petit bruit. De plus en plus on sentait ce quelle avait de dangereux, dimmoral. Leffroi, la honte, amenaient de tristes supplications et dindignes traités. On ne lavait que trop vu dans le grand procès qui, sous lempereur Joseph, dévoila lintérieur des collèges des jésuites, qui plus tard fut réimprimé sous Joseph II et de nos jours.
Le passage qui va de « Le récit choquant quon va lire... » à « ... une douleur toute nouvelle quelle navait jamais éprouvée » ne figure que dans lédition originale Hachette. Michelet lui substitua dès lédition Hetzel-Dentu les lignes suivantes : Elle avait les jambes enflées, et telle petite infirmité qui ne pouvait que lhumilier extrêmement. Nous navons pas le courage de raconter ce qui suivit. On peut le lire dans ses trois dépositions si naïves, si manifestement sincères, où, déposant sans serment, elle se fait un devoir de déclarer même les choses que son intérêt lui commandait de cacher, même celles dont on put abuser contre elle le plus cruellement. La première déposition faite à limproviste devant le juge ecclésiastique quon envoya pour la surprendre ; ce sont, on le sent partout, les mots sortis dun jeune cur qui parle comme devant Dieu. La seconde devant le roi, je veux dire devant le magistrat qui le représentait, le lieutenant civil et criminel de Toulon. La dernière enfin devant la grande chambre du Parlement dAix (Pages 5, 12, 384 du Procès, in folio). Notez que toute, les trois, admirablement concordantes, sont imprimées à Aix sous les yeux de ses ennemis, dans un volume où lon veut (je létablirai plus tard) atténuer les torts de Girard, fixer lattention du lecteur, sur tout ce qui peut être défavorable à la Cadière. Et cependant léditeur na pas pu se dispenser de donner ces dépositions accablantes pour celui quil favorise. Inconséquence monstrueuse. Il effraya la pauvre fille, puis brusquement abusa indignement, barbarement de sa terreur. Lamour nest point du tout ici la circonstance atténuante. Loin de là. Il ne laimait plus. Cest ce qui fait le plus dhorreur. On a vu ses cruels breuvages, et lon va voir son abandon. Il lui en voulait de valoir mieux que ces femmes avilies. Il lui en voulait de lavoir tenté (si innocemment), compromis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de garder une âme. Il ne voulait que la dompter, mais accueillait avec espoir le mot quelle disait souvent : « Je le sens, je ne vivrai pas. » Libertinage scélérat! Il donnait de honteux baisers à ce pauvre corps brisé quil eût voulu voir mourir! Il faut signaler que dans cette édition et les suivantes la note : « On a mis ceci en grec... devant le lieutenant-criminel de Toulon, p. 52, etc. » que lon trouvera plus loin a été mise au mot « terreur ». (Ci-dessus, ligne 14 des notes).
On a mis ceci en grec, en le falsifiant deux fois, à la p. 6, et à la p. 389, afin de diminuer le crime de Girard. La seule version exacte est celle de sa déposition devant le lieutenant-criminel de Toulon, p. 12, etc.
Cétait lusage des reîtres, des soldats du Nord, de se faire frères par la communion du sang (v. mes Origines du droit).
P. 80 de lin-folio, et t. I de lin-12, p. 33.
Muyart de Vouglans, à la suite de ses Lois criminelles, in-folio, 1780.
Ce détail nous est transmis par un consulteur du Saint-Office encore vivant.
Je ne parle pas des exécutions que le peuple faisait lui-même. Il y a un siècle, dans un village de Provence, une vieille, à qui un propriétaire refusait laumône, semporta et dit : « Tu mourras demain ! » Il fut frappé, mourut. Tout le village (non pas les pauvres seuls, mais les plus honnêtes gens), la foule saisit la vieille, la mit sur un tas de sarments. Elle y fut brûlée vive. Le Parlement fit semblant dinformer, mais ne punit pas. Aujourdhui encore les gens de ce village sont appelés brûle-femme (brulo-fenno).
Une anecdote grotesque symbolise, exprime à merveille létat du Parlement. Le rapporteur lisait son travail, ses appréciations du procès de sorcellerie, de la part que le diable pouvait avoir en cette affaire. Il se fait un grand bruit. Un homme noir tombe par la cheminée... Tous se sauvent, effrayés, moins le seul rapporteur, qui, embarrassé dans sa robe, ne peut bouger... Lhomme sexcuse. Cest tout bonnement un ramoneur qui sest trompé de cheminée. (Pappon, IV, 430.) On peut dire quen effet une terreur, celle du peuple, du démon populaire, fixa le Parlement, comme ce juge engagé par sa robe.
La persécution a continué, et par la publication altérée des documents, et jusque dans les historiens daujourdhui. Même le Procès (in-folio, 1733), notre principale source, est suivi dune table habilement combinée contre la Cadière. A son article, on trouve indiqué de suite et au complet (comme faits prouvés) tous ce qui a été dit contre elle ; mais on nindique pas sa rétractation de ce que le poison lui a fait dire. Au mot Girard, presque rien ; on vous renvoie, pour ses actes, à une foule darticles quon naura pas la patience de chercher. Dans la reliure de certains exemplaires, on a eu soin de placer devant le Procès, pour servir de contre-poison, des apologies de Girard, etc. Voltaire est bien léger sur cette affaire ; il se moque des uns et des autres, surtout des jansénistes. Les historiens de nos jours, qui certainement nont pas lu le Procès, MM. Cabasse, Fabre, Méry, se croient impartiaux, et ils accablent la victime.
Cette note ne figure ni dans lédition originale ni dans lédition Hezzel-Dentu. Elle est un ajout de lédition Lacroix où la note suivante, Registres originaux de linquisition, qui est la première dans lédition originale, prend le numéro 2.
P. 36 de la présente édition.
Les chiffres entre crochets indiquent la numérotation des notes dans lédition Lacroix.
Dans lédition Lacroix, Michelet a substitué aux lignes quon vient de lire les lignes suivantes : Registres originaux de lInquisition Javais lespoir den trouver un à la Bibliothèque impériale. Le n° 5954 (lat.) est intitulé en effet Inquisitio. Mais ce nest quune enquête faite par ordre de Saint Louis en 1261, lorsquil aperçut que lhorrible régime établi par sa mère et le légat dans sa minorité, faisait du Midi un désert. Il le regrette et dit : « Licet in regni notri primordiis ad terrorem durius scripserimus, etc. » Nul adoucissement pour les hérétiques, mais seulement pour les veuves ou enfants de ceux qui sont bien morts. On na encore publié que deux des vrais registres de lInquisition (à la suite de Limburch). Ce sont des registres de Toulouse qui vont de 1307 1326.
Variante de lédition Lacroix : « anciens. Gerbert, au onzième siècle, étudie la magie dans cette ville. Selon César dHeisterbach, les étudiants. »
Cette note est, elle aussi, un ajout de lédition Lacroix.
Variante de lédition Lacroix : Narratives of Sorcery, 1851.
Ed. Lacroix.
Jules Michelet La sorcière (1862) PAGE 4