Le rire. Essais sur la signification du comique - Psychanalyse 67
Quant à savoir « à quoi a servi sa vie », c'est la question essentielle. ..... où il faut
savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de
géométrie descriptive. ..... Pour l'histoire et la géographie, vous n'avez guère à ce
sujet que des choses fausses à force ...... Repas gai (la « grosse » pourtant
manque).
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Henri Bergson (1900)
Le rire.
Essai sur la signification du comique
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à partir de :
Henri Bergson (1900)
Le rire. Essai sur la signification du comique.
Une édition électronique réalisée à partir du livre dHenri Bergson (1900), Le rire. Essai sur la signification du comique. Paris : Éditions Alcan, 1924. Ce texte a été réimprimé, en 1959, par Les Presses universitaire de France, "Édition du centenaire" des Oeuvres de Bergson, 1959, (pp pages 391 à 485).
À ce texte a été ajouté l'avant-propos de 1900 qui avait été supprimé en 1924 [Bertrand Gibier]
Le texte a été originalement publié en trois article dans la Revue de Paris, 1er février, 15 février et 1er mars 1900.
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Édition complétée le 30 octobre 2002 à Chicoutimi, Québec.
Table des matières
HYPERLINK \l "le_rire_avant_propos" Avant-propos
HYPERLINK \l "le_rire_préface" Préface
Chapitre I. HYPERLINK \l "le_rire_chap_1" Du comique en général. Le comique des formes et le comique des mouvements. Force dexpansion du comique.
HYPERLINK \l "le_rire_chap_1_1" I
HYPERLINK \l "le_rire_chap_1_2"II
HYPERLINK \l "le_rire_chap_1_3" III
HYPERLINK \l "le_rire_chap_1_4" IV
HYPERLINK \l "le_rire_chap_1_5" V
Chapitre II. HYPERLINK \l "le_rire_chap_2" Le comique de situation et le comique de mots.
HYPERLINK \l "le_rire_chap_2_1" I
I. HYPERLINK \l "le_rire_chap_2_1_1" Le diable à ressort
II. HYPERLINK \l "le_rire_chap_2_1_2" Le pantin à ficelles.
III. HYPERLINK \l "le_rire_chap_2_1_3" La boule de neige
HYPERLINK \l "le_rire_chap_2_2" II
Chapitre III. HYPERLINK \l "le_rire_chap_3" Le comique de caractère.
HYPERLINK \l "le_rire_chap_3_1" I
HYPERLINK \l "le_rire_chap_3_2" II
HYPERLINK \l "le_rire_chap_3_3" III
HYPERLINK \l "le_rire_chap_3_4" IV
HYPERLINK \l "le_rire_chap_3_5" V
HYPERLINK \l "le_rire_appendice_23e_édition" Appendice. Sur les définitions du comique et sur la méthode suivie dans ce livre.
Avant-propos
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Nous réunissons en un volume trois articles sur Le Rire (ou plutôt sur le rire spécialement provoqué par le comique) que nous avons publiés récemment dans la Revue de Paris. Ces articles avaient pour objet de déterminer les principales « catégories » comiques, de grouper le plus grand nombre possible de faits et den dégager les lois : ils excluaient, par leur forme même, les discussions théoriques et la critique des systèmes. Devions-nous, en les rééditant, y joindre un examen des travaux relatifs au même sujet et comparer nos conclusions à celles de nos devanciers ? Notre thèse y eût gagné en solidité peut-être ; mais notre exposition se fût compliquer démesurément, en même temps quelle eût donner un volume hors de proportion avec limportance du sujet traité. Nous nous décidons, en conséquence, à reproduire les articles tels quils ont paru. Nous y joignons simplement lindication des principales recherches entreprises sur la question du comique dans les trente dernières années.
Hecker, Physiologie und Psychologie des Lachens und des Komischen, 1873.
Dumont, Théorie scientifique de la sensibilité, 1875, p. 202 et suiv. Cf., du même auteur, Les causes du rire, 1862.
Courdaveaux, Études sur le comique, 1875.
Darwin, Lexpression des émotions, trad. fr., 1877, p. 214 et suiv.
Philbert, Le rire, 1883.
Bain (A.), Les émotions et la volonté, trad. fr., 1885, p. 249 et suiv.
Kraepelin, Zur Psychologie des Komischen (Philos. Studien, vol. II, 1885).
Piderit, La mimique et la physiognomie, trad. fr., 1888, p. 126 et suiv.
Spencer, Essais, trad. fr., 1891, vol. I, p. 295 et suiv. Physiologie du rire.
Penjon, Le rire et la liberté (Revue philosophique, 1893, t. II).
Mélinand, Pourquoi rit-on ? (Revue des Deux-Mondes, février 1895).
Ribot, La psychologie des sentiments, 1896, p. 342 et suiv.
Lacombe, Du comique et du spirituel (Revue de métaphysique et de morale, 1897).
Stanley Hall and A. Allin, The psychology of laughting, tickling and the comic (American journal of Psychology, vol. IX, 1897).
Lipps, Komik und Humor, 1898. Cf., du même auteur, Psychologie der Komik (Philosophische Monatshefte, vol. XXIV, XXV).
Heymans, Zur Psychologie der Komik (Zeitschr. f. Psych. u. Phys. der Sinnesorgane, vol. XX, 1899).
Préface
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Ce livre comprend trois articles sur le Rire (ou plutôt sur le rire spécialement provoqué par le comique) que nous avions publiés jadis dans la Revue de Paris . Quand nous les réunîmes en volume, nous nous demandâmes si nous devions examiner à fond les idées de nos devanciers et instituer une critique en règle des théories du rire. Il nous parut que notre exposition se compliquerait démesurément, et donnerait un volume hors de proportion avec limportance du sujet traité. Il se trouvait dailleurs que les principales définitions du comique avaient été discutées par nous explicitement ou implicitement, quoique brièvement, à propos de tel ou tel exemple qui faisait penser à quelquune dentre elles. Nous nous bornâmes donc à reproduire nos articles. Nous y joignîmes simplement une liste des principaux travaux publiés sur le comique dans les trente précédentes années.
Dautres travaux ont paru depuis lors. La liste, que nous donnons ci-dessous, sen trouve allongée. Mais nous navons apporté aucune modification au livre lui-même . Non pas, certes, que ces diverses études naient éclairé sur plus dun point la question du rire. Mais notre méthode, qui consiste à déterminer les procédés de fabrication du comique, tranche sur celle qui est généralement suivie, et qui vise à enfermer les effets comiques dans une formule très large et très simple. Ces deux méthodes ne sexcluent pas lune lautre ; mais tout ce que pourra donner la seconde laissera intacts les résultats de la première ; et celle-ci est la seule, à notre avis, qui comporte une précision et une rigueur scientifiques. Tel est dailleurs le point sur lequel nous appelons lattention du lecteur dans lappendice que nous joignons à la présente édition.
H. B.
Paris, janvier 1924.
Hecker, Physiologie und Psychologie des Lachens und des Komischen, 1873.
Dumont, Théorie scientifique de la sensibilité, 1875, p. 202 et suiv. Cf., du même auteur, Les causes du rire, 1862.
Courdaveaux, Études sur le comique, 1875.
Philbert, Le rire, 1883.
Bain (A.), Les émotions et la volonté, trad. fr., 1885, p. 249 et suiv.
Kraepelin, Zur Psychologie des Komischen (Philos. Studien, vol. II, 1885).
Spencer, Essais, trad. fr., 1891, vol. I, p. 295 et suiv. Physiologie du rire.
Penjon, Le rire et la liberté (Revue philosophique, 1893, t. II).
Mélinand, Pourquoi rit-on ? (Revue des Deux-Mondes, février 1895).
Ribot, La psychologie des sentiments, 1896, p. 342 et suiv.
Lacombe, Du comique et du spirituel (Revue de métaphysique et de morale, 1897).
Stanley Hall and A. Allin, The psychology of laughting, tickling and the comic (American journal of Psychology, vol. IX, 1897).
Meredith, An essay on Comedy, 1897.
Lipps, Komik und Humor, 1898. Cf., du même auteur, Psychologie der Komik (Philosophische Monatshefte, vol. XXIV, XXV).
Heymans, Zur Psychologie der Komik (Zeitschr. f. Psych. u. Phys. der Sinnesorgane, vol. XX, 1899).
Ueberhorst, Das Komische, 1899.
Dugas, Psychologie du rire, 1902.
Sully (James), An essay on laughter, 1902 (Trad. fr. de L. et A. Terrier : Essai sur le rire, 1904).
Martin (L. J.), Psychology of Aesthetics : The comic (American Journal of Psychology, 1905, vol. XVI, p. 35-118).
Freud (Sigm.), Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905 ; 2e édition, 1912.
Cazamian, Pourquoi nous ne pouvons définir lhumour (Revue germanique, 1906, p. 601-634).
Gaultier, Le rire et la caricature, 1906.
Kline, The psychology of humor (American Journal of Psychology, vol. XVIII, 1907, p. 421-441).
Baldensperger, Les définitions de lhumour (Études dhistoire littéraire, 1907, vol. I).
Bawden, The Comic as illustrating the summation-irradiation theory of pleasure-pain (Psychological Review, 1910, vol. XVII, p. 336-346).
Schauer, Ueber das Wesen der Komik (Arch. f. die gesamte Psychologie, vol. XVIII, 1910, p. 411-427).
Kallen, The aesthetic principle in comedy (American Journal of Psychology, vol. XXII, 1911, p. 137-157).
Hollingworth, Judgments of the Comic (Psychological Review, vol. XVIII, 1911, p. 132-156).
Delage, Sur la nature du comique (Revue du mois, 1919, vol. XX, p. 337-354).
Bergson, À propos de « la nature du comique ». Réponse à larticle précédent (Revue du mois, 1919, vol. XX, p. 514-517). Reproduit en partie dans lappendice de la présente édition.
Eastman, The sense of humor, 1921.
Chapitre I
Du comique en général
Le comique des formes et le comique des mouvements
Force dexpansion du comique
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Que signifie le rire ? Quy a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie ? Quelle distillation nous donnera lessence, toujours la même, à laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrète odeur ou leur parfum délicat ? Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaqués à ce petit problème, qui toujours se dérobe sous leffort, glisse, séchappe, se redresse, impertinent défi jeté à la spéculation philosophique.
Notre excuse, pour aborder le problème à notre tour, est que nous ne viserons pas à enfermer la fantaisie comique dans une définition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de vivant. Nous la traiterons, si légère soit-elle, avec le respect quon doit à la vie. Nous nous bornerons à la regarder grandir et sépanouir. De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira sous nos yeux de bien singulières métamorphoses. Nous ne dédaignerons rien de ce que nous aurons vu. Peut-être gagnerons-nous dailleurs à ce contact soutenu quelque chose de plus souple quune définition théorique, une connaissance pratique et intime, comme celle qui naît dune longue camaraderie. Et peut-être trouverons-nous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une connaissance utile. Raisonnable, à sa façon, jusque dans ses plus grands écarts, méthodique dans sa folie, rêvant, je le veux bien, mais évoquant en rêve des visions qui sont tout de suite acceptées et comprises dune société entière, comment la fantaisie comique ne nous renseignerait-elle pas sur les procédés de travail de limagination humaine, et plus particulièrement de limagination sociale, collective, populaire ? Issue de la vie réelle, apparentée à lart, comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur lart et sur la vie ?
Nous allons présenter dabord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-même que sur la place où il faut le chercher.
I
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Voici le premier point sur lequel nous appellerons lattention. Il ny a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira dun animal, mais parce quon aura surpris chez lui une attitude dhomme ou une expression humaine. On rira dun chapeau ; mais ce quon raille alors, ce nest pas le morceau de feutre ou de paille, cest la forme que des hommes lui ont donnée, cest le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, na-t-il pas fixé davantage lattention des philosophes ? Plusieurs ont défini lhomme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, cest par une ressemblance avec lhomme, par la marque que lhomme y imprime ou par lusage que lhomme en fait.
Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, linsensibilité qui accompagne dordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement quà la condition de tomber sur une surface dâme bien calme, bien unie. Lindifférence est son milieu naturel. Le rire na pas de plus grand ennemi que lémotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire dune personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de laffection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ; tandis que des âmes invariablement sensibles, accordées à lunisson de la vie, où tout événement se prolongerait en résonance sentimentale, ne connaîtraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où lon danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien dactions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup dentre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cur. Il sadresse à lintelligence pure.
Seulement, cette intelligence doit rester en contact avec dautres intelligences. Voilà le troisième fait sur lequel nous désirions attirer lattention. On ne goûterait pas le comique si lon se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin dun écho. Écoutez-le bien : ce nest pas un son articulé, net, terminé ; cest quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche, quelque chose qui commence par un éclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette répercussion ne doit pas aller à linfini. Elle peut cheminer à lintérieur dun cercle aussi large quon voudra ; le cercle nen reste pas moins fermé. Notre rire est toujours le rire dun groupe. Il vous est peut-être arrivé, en wagon ou à une table dhôte, dentendre des voyageurs se raconter des histoires qui devaient être comiques pour eux puisquils en riaient de bon cur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez été de leur société. Mais nen étant pas, vous naviez aucune envie de rire. Un homme, à qui lon demandait pourquoi il ne pleurait pas à un sermon où tout le monde versait des larmes, répondit : « je ne suis pas de la paroisse. » Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai du rire. Si franc quon le suppose, le rire cache une arrière-pensée dentente, je dirais presque de complicité, avec dautres rieurs, réels ou imaginaires. Combien de fois na-t-on pas dit que le rire du spectateur, au théâtre, est dautant plus large que la salle est plus pleine ; Combien de fois na-t-on pas fait remarquer, dautre part, que beaucoup deffets comiques sont intraduisibles dune langue dans une autre, relatifs par conséquent aux murs et aux idées dune société particulière ? Mais cest pour navoir pas compris limportance de ce double fait quon a vu dans le comique une simple curiosité où lesprit samuse, et dans le rire lui-même un phénomène étrange, isolé, sans rapport avec le reste de lactivité humaine. De là ces définitions qui tendent à faire du comique une relation abstraite aperçue par lesprit entre des idées, « contraste intellectuel », « absurdité sensible », etc., définitions qui, même si elles convenaient réellement à toutes les formes du comique, nexpliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait rire. Doù viendrait, en effet, que cette relation logique particulière, aussitôt aperçue, nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indifférent ? Ce nest pas par ce côté que nous aborderons le problème. Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société ; il faut surtout en déterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dès maintenant, lidée directrice de toutes nos recherches. Le rire doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale.
Marquons nettement le point où viennent converger nos trois observations préliminaires. Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur un dentre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence. Quel est maintenant le point particulier sur lequel devra se diriger leur attention ? à quoi semploiera ici lintelligence ? Répondre à ces questions sera déjà serrer de plus près le problème. Mais quelques exemples deviennent indispensables.
II
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Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si lon pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de sasseoir par terre. On rit de ce quil sest assis involontairement. Ce nest donc pas son changement brusque dattitude qui fait rire, cest ce quil y a dinvolontaire dans le changement, cest la maladresse. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer dallure ou tourner lobstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué daccomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. Cest pourquoi lhomme est tombé, et cest de quoi les passants rient.
Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec une régularité mathématique. Seulement, les objets qui lentourent ont été truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans lencrier et en retire de la boue, croit sasseoir sur une chaise solide et sétend sur le parquet, enfin agit à contresens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse acquise. Lhabitude avait imprimé un élan. Il aurait fallu arrêter le mouvement ou linfléchir. Mais point du tout, on a continué machinalement en ligne droite. La victime dune farce datelier est donc dans une situation analogue à celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la même raison. Ce quil y a de risible dans un cas comme dans lautre, cest une certaine raideur de mécanique là où lon voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité dune personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que le premier sest produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artificiellement. Le passant, tout à lheure, ne faisait quobserver ; ici le mauvais plaisant expérimente.
Toutefois, dans les deux cas, cest une circonstance extérieure qui a déterminé leffet. Le comique est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, à la surface de la personne. Comment pénétrera-t-il à lintérieur ? Il faudra que la raideur mécanique nait plus besoin, pour se révéler, dun obstacle placé devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice de lhomme. Il faudra quelle tire de son propre fonds, par une opération naturelle, loccasion sans cesse renouvelée de se manifester extérieurement. Imaginons donc un esprit qui soit toujours à ce quil vient de faire, jamais à ce quil fait, comme une mélodie qui retarderait sur son accompagnement. Imaginons une certaine inélasticité native des sens et de lintelligence, qui fasse que lon continue de voir ce qui nest plus, dentendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de sadapter à une situation passée et imaginaire quand on devrait se modeler sur la réalité présente. Le comique sinstallera cette fois dans la personne même : cest la personne qui lui fournira tout, matière et forme, cause et occasion. Est-il étonnant que le distrait (car tel est le personnage que nous venons de décrire) ait tenté généralement la verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyère rencontra ce caractère sur son chemin, il comprit, en lanalysant, quil tenait une recette pour la fabrication en gros des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Ménalque la plus longue et la plus minutieuse des descriptions, revenant, insistant, sappesantissant outre mesure. La facilité du sujet le retenait. Avec la distraction, en effet, on nest peut-être pas à la source même du comique, mais on est sûrement dans un certain courant de faits et didées qui vient tout droit de la source. On est sur une des grandes pentes naturelles du rire.
Mais leffet de la distraction peut se renforcer à son tour. Il y a une loi générale dont nous venons de trouver une première application et que nous formulerons ainsi : quand un certain effet comique dérive dune certaine cause, leffet nous paraît dautant plus comique que nous jugeons plus naturelle la cause. Nous rions déjà de la distraction quon nous présente comme un simple fait. Plus risible sera la distraction que nous aurons vue naître et grandir sous nos yeux, dont nous connaîtrons lorigine et dont nous pourrons reconstituer lhistoire. Supposons donc, pour prendre un exemple précis, quun personnage ait fait des romans damour ou de chevalerie sa lecture habituelle. Attiré, fasciné par ses héros, il détache vers eux, petit à petit, sa pensée et sa volonté. Le voici qui circule parmi nous à la manière dun somnambule. Ses actions sont des distractions. Seulement, toutes ces distractions se rattachent à une cause connue et positive. Ce ne sont plus, purement et simplement, des absences ; elles sexpliquent par la présence du personnage dans un milieu bien défini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est toujours une chute, mais autre chose est de se laisser choir dans un puits parce quon regardait nimporte où ailleurs, autre chose y tomber parce quon visait une étoile. Cest bien une étoile que Don Quichotte contemplait. Quelle profondeur de comique que celle du romanesque et de lesprit de chimère ! Et pourtant, si lon rétablit lidée de distraction qui doit servir dintermédiaire, on voit ce comique très profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces esprits chimériques, ces exaltés, ces fous si étrangement raisonnables nous font rire en touchant les mêmes cordes en nous, en actionnant le même mécanisme intérieur, que la victime dune farce datelier ou le passant qui glisse dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des coureurs qui tombent et des naïfs quon mystifie, coureurs didéal qui trébuchent sur les réalités, rêveurs candides que guette malicieusement la vie. Mais ce sont surtout de grands distraits, avec cette supériorité sur les autres que leur distraction est systématique, organisée autour dune idée centrale, que leurs mésaventures aussi sont bien liées, liées par linexorable logique que la réalité applique à corriger le rêve, et quils provoquent ainsi autour deux, par des effets capables de sadditionner toujours les uns aux autres, un rire indéfiniment grandissant.
Faisons maintenant un pas de plus. Ce que la raideur de lidée fixe est à lesprit, certains vices ne le seraient-ils pas au caractère ? Mauvais pli de la nature ou contracture de la volonté, le vice ressemble souvent à une courbure de lâme. Sans doute il y a des vices où lâme sinstalle profondément avec tout ce quelle porte en elle de puissance fécondante, et quelle entraîne, vivifiés, dans un cercle mouvant de transfigurations. Ceux-là sont des vices tragiques. Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui quon nous apporte du dehors comme un cadre tout fait où nous nous insérerons. Il nous impose sa raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le compliquons pas : cest lui, au contraire, qui nous simplifie. Là paraît précisément résider, comme nous essaierons de le montrer en détail dans la dernière partie de cette étude, la différence essentielle entre la comédie et le drame. Un drame, même quand il nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les incorpore si bien au personnage que leurs noms soublient, que leurs caractères généraux seffacent, et que nous ne pensons plus du tout à eux, mais à la personne qui les absorbe ; cest pourquoi le titre dun drame ne peut guère être quun nom propre. Au contraire, beaucoup de comédies portent un nom commun : lAvare, le Joueur, etc. Si je vous demande dimaginer une pièce qui puisse sappeler le jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra à lesprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut être quun titre de comédie. Cest que le vice comique a beau sunir aussi intimement quon voudra aux personnes, il nen conserve pas moins son existence indépendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de chair et dos sont suspendus sur la scène. Parfois il samuse à les entraîner de son poids et à les faire rouler avec lui le long dune pente. Mais plus souvent il jouera deux comme dun instrument ou les manuvrera comme des pantins. Regardez de près : vous verrez que lart du poète comique est de nous faire si bien connaître ce vice, de nous introduire, nous spectateurs, à tel point dans son intimité, que nous finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont il joue ; nous en jouons alors à notre tour ; une partie de notre plaisir vient de là. Donc, ici encore, cest bien une espèce dautomatisme qui nous fait rire. Et cest encore un automatisme très voisin de la simple distraction. Il suffira, pour sen convaincre, de remarquer quun personnage comique est généralement comique dans lexacte mesure où il signore lui-même. Le comique est inconscient. Comme sil usait à rebours de lanneau de Gygès, il se rend invisible à lui-même en devenant visible à tout le monde. Un personnage de tragédie ne changera rien à sa conduite parce quil saura comment nous la jugeons ; il y pourra persévérer, même avec la pleine conscience de ce quil est, même avec le sentiment très net de lhorreur quil nous inspire. Mais un défaut ridicule, dès quil se sent ridicule, cherche à se modifier, au moins extérieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas quil sen corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement. Disons-le dès maintenant, cest en ce sens surtout que le rire « châtie les murs ». Il fait que nous tâchons tout de suite de paraître ce que nous devrions être, ce que nous finirons sans doute un jour par être véritablement.
Inutile de pousser plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui tombe au naïf quon mystifie, de la mystification à la distraction, de la distraction à lexaltation, de lexaltation aux diverses déformations de la volonté et du caractère, nous venons de suivre le progrès par lequel le comique sinstalle de plus en plus profondément dans la personne, sans cesser pourtant de nous rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossières, un effet dautomatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une première vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse encore, sur le côté risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire du rire.
Ce que la vie et la société exigent de chacun de nous, cest une attention constamment en éveil, qui discerne les contours de la situation présente, cest aussi une certaine élasticité du corps et de lesprit, qui nous mette à même de nous y adapter. Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires lune de lautre que la vie met en jeu. Font-elles gravement défaut au corps ? ce sont les accidents de tout genre, les infirmités, la maladie. À lesprit ? ce sont tous les degrés de la pauvreté psychologique, toutes les variétés de la folie. Au caractère enfin ? vous avez les inadaptations profondes à la vie sociale, sources de misère, parfois occasions de crime. Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de lexistence (et elles tendent à séliminer elles-mêmes dans ce quon a appelé la lutte pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec dautres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre ; elle tient à vivre bien. Ce quelle a maintenant à redouter, cest que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne lessentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à lautomatisme facile des habitudes contractées. Ce quelle doit craindre aussi, cest que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui sinséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant dadaptation réciproque. Toute raideur du caractère, de lesprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce quelle est le signe possible dune activité qui sendort et aussi dune activité qui sisole, qui tend à sécarter du centre commun autour duquel la société gravite, dune excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisquelle nest pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui linquiète, mais à titre de symptôme seulement, à peine une menace, tout au plus un geste. Cest donc par un simple geste quelle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par la crainte quil inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités dordre accessoire qui risqueraient de sisoler et de sendormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Le rire ne relève donc pas de lesthétique pure, puisquil poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général. Il a quelque chose desthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des uvres dart. En un mot, si lon trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se châtient elles-mêmes par leurs conséquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain démotion et de lutte, dans une zone neutre où lhomme se donne simplement en spectacle à lhomme, une certaine raideur du corps, de lesprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment.
Gardons-nous pourtant de demander à cette formule simple une explication immédiate de tous les effets comiques. Elle convient sans doute à des cas élémentaires, théoriques, parfaits, où le comique est pur de tout mélange. Mais nous voulons surtout en faire le leitmotiv qui accompagnera toutes nos explications. Il y faudra penser toujours, sans néanmoins sy appesantir trop, un peu comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la leçon tandis que son corps sabandonne à la continuité de lassaut. Maintenant, Cest la continuité même des formes comiques que nous allons tâcher de rétablir, ressaisissant le fil qui va des pitreries du clown aux jeux les plus raffinés de la comédie, suivant ce fil dans des détours souvent imprévus, stationnant de loin en loin pour regarder autour de nous, remontant enfin, si cest possible, au point où le fil, est suspendu et doù nous apparaîtra peut-être puisque le comique se balance entre la vie et lart le rapport général de lart à la vie.
III
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Commençons par le plus simple. Quest-ce quune physionomie comique ? Doù vient une expression ridicule du visage ? Et quest-ce qui distingue ici le comique du laid ? Ainsi posée, la question na guère pu être résolue quarbitrairement. Si simple quelle paraisse, elle est déjà trop subtile pour se laisser aborder de front. Il faudrait commencer par définir la laideur, puis chercher ce que le comique y ajoute : or, la laideur nest pas beaucoup plus facile à analyser que la beauté. Mais nous allons essayer dun artifice qui nous servira souvent. Nous allons épaissir le problème, pour ainsi dire, en grossissant leffet jusquà rendre visible la cause. Aggravons donc la laideur, poussons-la jusquà la difformité, et voyons comment on passera du difforme au ridicule.
Il est incontestable que certaines difformités ont sur les autres le triste privilège de pouvoir, dans certains cas, provoquer le rire. Inutile dentrer dans le détail. Demandons seulement au lecteur de passer en revue les difformités diverses, puis de les diviser en deux groupes, dun côté celles que la nature a orientées vers le risible, de lautre celles qui sen écartent absolument. Nous croyons quil aboutira à dégager la loi suivante : Peut devenir comique toute difformité quune personne bien conformée arriverait à contrefaire.
Ne serait-ce pas alors que le bossu fait leffet dun homme qui se tient mal ? Son dos aurait contracté un mauvais pli. Par obstination matérielle, par raideur, il persisterait dans lhabitude contractée. Tâchez de voir avec vos yeux seulement. Ne réfléchissez pas et surtout ne raisonnez pas. Effacez lacquis ; allez à la recherche de limpression naïve, immédiate, originelle. Cest bien une vision de ce genre que vous ressaisirez. Vous aurez devant vous un homme qui a voulu se raidir dans une certaine attitude, et si lon pouvait parler ainsi, faire grimacer son corps.
Revenons maintenant au point que nous voulions éclaircir. En atténuant la difformité risible, nous devrons obtenir la laideur comique. Donc, une expression risible du visage sera celle qui nous fera penser à quelque chose de raidi, de figé, pour ainsi dire, dans la mobilité ordinaire de la physionomie. Un tic consolidé, une grimace fixée, voilà ce que nous y verrons. Dira-t-on que toute expression habituelle du visage, fût-elle gracieuse et belle, nous donne cette même impression dun pli contracté pour toujours ? Mais il y a ici une distinction importante à faire. Quand nous parlons dune beauté et même dune laideur expressives, quand nous disons quun visage a de lexpression, il sagit dune expression stable peut-être, mais que nous devinons mobile. Elle conserve, dans sa fixité, une indécision où se dessinent confusément toutes les nuances possibles de létat dâme quelle exprime : telles, les chaudes promesses de la journée se respirent dans certaines matinées vaporeuses de printemps. Mais une expression comique du visage est celle qui ne promet rien de plus que ce quelle donne. Cest une grimace unique et définitive. On dirait que toute la vie morale de la personne a cristallisé dans ce système. Et cest pourquoi un visage est dautant plus comique quil nous suggère mieux lidée de quelque action simple, mécanique, où la personnalité serait absorbée à tout jamais. Il y a des visages qui paraissent occupés à pleurer sans cesse, dautres à rire ou à siffler, dautres à souffler éternellement dans une trompette imaginaire. Ce sont les plus comiques de tous les visages. Ici encore se vérifie la loi daprès laquelle leffet est dautant plus comique que nous en expliquons plus naturellement la cause. Automatisme, raideur, pli contracté et gardé, voilà par où une physionomie nous fait rire. Mais cet effet gagne en intensité quand nous pouvons rattacher ces caractères à une cause profonde, à une certaine distraction fondamentale de la personne, comme si lâme sétait laissé fasciner, hypnotiser, par la matérialité dune action simple.
On comprendra alors le comique de la caricature. Si régulière que soit une physionomie, si harmonieuse quon en suppose les lignes, si souples les mouvements, jamais léquilibre nen est absolument parfait. On y démêlera toujours lindication dun pli qui sannonce, lesquisse dune grimace possible, enfin une déformation préférée où se contournerait plutôt la nature. Lart du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en lagrandissant. Il fait grimacer ses modèles comme ils grimaceraient eux-mêmes sils allaient jusquau bout de leur grimace. Il devine, sous les harmonies superficielles de la forme, les révoltes profondes de la matière. Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à létat de velléité, mais qui nont pu aboutir, refoulées par une force meilleure. Son art, qui a quelque chose de diabolique, relève le démon quavait terrassé lange. Sans doute cest un art qui exagère et pourtant on le définit très mal quand on lui assigne pour but une exagération, car il y a des caricatures plus ressemblantes que des portraits, des caricatures où lexagération est à peine sensible, et inversement on peut exagérer à outrance sans obtenir un véritable effet de caricature. Pour que lexagération soit comique, il faut quelle napparaisse pas comme le but, mais comme un simple moyen dont le dessinateur se sert pour rendre manifestes à nos yeux les contorsions quil voit se préparer dans la nature. Cest cette contorsion qui importe, cest elle qui intéresse. Et voilà pourquoi on ira la chercher jusque dans les éléments de la physionomie qui sont incapables de mouvement, dans la courbure dun nez et même dans la forme dune oreille. Cest que la forme est pour nous le dessin dun mouvement. Le caricaturiste qui altère la dimension dun nez, mais qui en respecte la formule, qui lallonge par exemple dans le sens même où lallongeait déjà la nature, fait véritablement grimacer ce nez : désormais loriginal nous paraîtra, lui aussi, avoir voulu sallonger et faire la grimace. En ce sens, on pourrait dire que la nature obtient souvent elle-même des succès de caricaturiste. Dans le mouvement par lequel elle a fendu cette bouche, rétréci ce menton, gonflé cette joue, il semble quelle ait réussi à aller jusquau bout de sa grimace, trompant la surveillance modératrice dune force plus raisonnable. Nous rions alors dun visage qui est à lui-même, pour ainsi dire, sa propre caricature.
En résumé, quelle que soit la doctrine à laquelle notre raison se rallie, notre imagination a sa philosophie bien arrêtée : dans toute forme humaine elle aperçoit leffort dune âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce nest pas la terre qui lattire. De sa légèreté ailée cette âme communique quelque chose au corps quelle anime : limmatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce quon appelle la grâce. Mais la matière résiste et sobstine. Elle tire à elle, elle voudrait convertir à sa propre inertie et faire dégénérer en automatisme lactivité toujours en éveil de ce principe supérieur. Elle voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle quelle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact dun idéal vivant. Là où la matière réussit ainsi à épaissir extérieurement la vie de lâme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait lopposer à la grâce plus encore quà la beauté. Il est plutôt raideur que laideur.
IV
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Nous allons passer du comique des formes à celui des gestes et des mouvements. Énonçons tout de suite la loi qui nous paraît gouverner les faits de ce genre. Elle se déduit sans peine des considérations quon vient de lire.
Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans lexacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.
Nous ne suivrons pas cette loi dans le détail de ses applications immédiates. Elles sont innombrables. Pour la vérifier directement, il suffirait détudier de près luvre des dessinateurs comiques, en écartant le côté caricature, dont nous avons donné une explication spéciale, et en négligeant aussi la part de comique qui nest pas inhérente au dessin lui-même. Car il ne faudrait pas sy tromper, le comique du dessin est souvent un comique demprunt, dont la littérature fait les principaux frais. Nous voulons dire que le dessinateur peut se doubler dun auteur satirique, voire dun vaudevilliste, et quon rit bien moins alors des dessins eux-mêmes que de la satire ou de la scène de comédie quon y trouve représentée. Mais si lon sattache au dessin avec la ferme volonté de ne penser quau dessin, on trouvera, croyons-nous, que le dessin est généralement comique en proportion de la netteté, et aussi de la discrétion, avec lesquelles il nous fait voir dans lhomme un pantin articulé. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à lintérieur de la personne. Mais il faut aussi que la suggestion soit discrète, et que lensemble de la personne, où chaque membre a été raidi en pièce mécanique, continue à nous donner limpression dun être qui vit. Leffet comique est dautant plus saisissant, lart du dessinateur est dautant plus consommé, que ces deux images, celle dune personne et celle dune mécanique, sont plus exactement insérées lune dans lautre. Et loriginalité dun dessinateur comique pourrait se définir par le genre particulier de vie quil communique à un simple pantin.
Mais nous laisserons de côté les applications immédiates du principe et nous ninsisterons ici que sur des conséquences plus lointaines. La vision dune mécanique qui fonctionnerait à lintérieur de la personne est chose qui perce à travers une foule deffets amusants ; mais cest le plus souvent une vision fuyante, qui se perd tout de suite dans le rire quelle provoque. Il faut un effort danalyse et de réflexion pour la fixer.
Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir dinterprète. Soit ; mais quil sastreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. Lidée est chose qui grandit, bourgeonne, fleurit, mûrit, du commencement à la fin du discours. Jamais elle ne sarrête, jamais elle ne se répète. Il faut quelle change à chaque instant, car cesser de changer serait cesser de vivre. Que le geste sanime donc comme elle ! Quil accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se répéter jamais ! Mais voici quun certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, sil suffit à me distraire, si je lattends au passage et sil arrive quand je lattends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que jai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce nest plus de la vie, cest de lautomatisme installé dans la vie et imitant la vie. Cest du comique.
Voilà aussi pourquoi des gestes, dont nous ne songions pas à rire, deviennent risibles quand une nouvelle personne les imite. On a cherché des explications bien compliquées à ce fait très simple. Pour peu quon y réfléchisse, on verra que nos états dâme changent dinstant en instant, et que si nos gestes suivaient fidèlement nos mouvements intérieurs, sils vivaient comme nous vivons, ils ne se répéteraient pas : par là, ils défieraient toute imitation. Nous ne commençons donc à devenir imitables que là où nous cessons dêtre nous-mêmes. Je veux dire quon ne peut imiter de nos gestes que ce quils ont de mécaniquement uniforme et, par là même, détranger à notre personnalité vivante. Imiter quelquun, cest dégager la part dautomatisme quil a laissée sintroduire dans sa personne. Cest donc, par définition même, le rendre comique, et il nest pas étonnant que limitation fasse rire.
Mais, si limitation des gestes est déjà risible par elle-même, elle le deviendra plus encore quand elle sappliquera à les infléchir, sans les déformer, dans le sens de quelque opération mécanique, celle de scier du bois, par exemple, ou de frapper sur une enclume, ou de tirer infatigablement un cordon de sonnette imaginaire. Ce nest pas que la vulgarité soit lessence du comique (quoiquelle y entre certainement pour quelque chose). Cest plutôt que le geste saisi paraît plus franchement machinal quand on peut le rattacher à une opération simple, comme sil était mécanique par destination. Suggérer cette interprétation mécanique doit être un des procédés favoris de la parodie. Nous venons de le déduire a priori, mais les pitres en ont sans doute depuis longtemps lintuition.
Ainsi se résout la petite énigme proposée par Pascal dans un passage des Pensées : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance. » On dirait de même : « Les gestes dun orateur, dont aucun nest risible en particulier, font rire par leur répétition. » Cest que la vie bien vivante ne devrait pas se répéter. Là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant. Analysez votre impression en face de deux visages qui se ressemblent trop : vous verrez que vous pensez à deux exemplaires obtenus avec un même moule, ou à deux empreintes du même cachet, ou à deux reproductions du même cliché, enfin à un procédé de fabrication industrielle. Cet infléchissement de la vie dans la direction de la mécanique est ici la vraie cause du rire.
Et le rire sera bien plus fort encore si lon ne nous présente plus sur la scène deux personnages seulement, comme dans lexemple de Pascal, mais plusieurs, mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se démènent ensemble, prenant en même temps les mêmes attitudes, gesticulant de la même manière. Cette fois nous pensons distinctement à des marionnettes. Des fils invisibles nous paraissent relier les bras aux bras, les jambes aux jambes, chaque muscle dune physionomie au muscle analogue de lautre : linflexibilité de la correspondance fait que la mollesse des formes se solidifie elle-même sous nos yeux et que tout durcit en mécanique. Tel est lartifice de ce divertissement un peu gros. Ceux qui lexécutent nont peut-être pas lu Pascal, mais ils ne font, à coup sûr, qualler jusquau bout dune idée que le texte de Pascal suggère. Et si la cause du rire est la vision dun effet mécanique dans le second cas, elle devait lêtre déjà, mais plus subtilement, dans le premier.
En continuant maintenant dans cette voie, on aperçoit confusément des conséquences de plus en plus lointaines, de plus en plus importantes aussi, de la loi que nous venons de poser. On pressent des visions plus fuyantes encore deffets mécaniques, visions suggérées par les actions complexes de lhomme et non plus simplement par ses gestes. On devine que les artifices usuels de la comédie, la répétition périodique dun mot ou dune scène, linterversion symétrique des rôles, le développement géométrique des quiproquos, et beaucoup dautres jeux encore, pourront dériver leur force comique de la même source, lart du vaudevilliste étant peut-être de nous présenter une articulation visiblement mécanique dévénements humains tout en leur conservant laspect extérieur de la vraisemblance, cest-à-dire la souplesse apparente de la vie. Mais nanticipons pas sur des résultats que le progrès de lanalyse devra dégager méthodiquement.
V
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Avant daller plus loin, reposons-nous un moment et jetons un coup dil autour de nous. Nous le faisions pressentir au début de ce travail : il serait chimérique de vouloir tirer tous les effets comiques dune seule formule simple. La formule existe bien, en un certain sens ; mais elle ne se déroule pas régulièrement. Nous voulons dire que la déduction doit sarrêter de loin en loin à quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun comme des modèles autour desquels se disposent, en cercle, de nouveaux effets qui leur ressemblent. Ces derniers ne se déduisent pas de la formule, mais ils sont comiques par leur parenté avec ceux qui sen déduisent. Pour citer encore une fois Pascal, nous définirons volontiers ici la marche de lesprit par la courbe que ce géomètre étudia sous le nom de roulette, la courbe que décrit un point de la circonférence dune roue quand la voiture avance en ligne droite : ce point tourne comme la roue, mais il avance aussi comme la voiture. Ou bien encore il faudra penser à une grande route forestière, avec des croix ou carrefours qui la jalonnent de loin en loin : à chaque carrefour on tournera autour de la croix, on poussera une reconnaissance dans les voies qui souvrent, après quoi lon reviendra, à la direction première. Nous sommes à un de ces carrefours. Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut sarrêter, image centrale doù limagination rayonne dans des directions divergentes. Quelles sont ces directions ? On en aperçoit trois principales. Nous allons les suivre lune après lautre, puis nous reprendrons notre chemin en ligne droite.
I. Dabord, cette vision du mécanique et du vivant insérés lun dans lautre nous fait obliquer vers limage plus vague dune raideur quelconque appliquée sur la mobilité de la vie, sessayant maladroitement à en suivre les lignes et à en contrefaire la souplesse. On devine alors combien il sera facile à un vêtement de devenir ridicule. On pourrait presque dire que toute mode est risible par quelque côté. Seulement, quand il sagit de la mode actuelle, nous y sommes tellement habitués que le vêtement nous paraît faire corps avec ceux qui le portent. Notre imagination ne len détache pas. Lidée ne nous vient plus dopposer la rigidité inerte de lenveloppe à la souplesse vivante de lobjet enveloppé. Le comique reste donc ici à létat latent. Tout au plus réussira-t-il à percer quand lincompatibilité naturelle sera si profonde entre lenveloppant et lenveloppé quun rapprochement même séculaire naura pas réussi à consolider leur union : tel est le cas du chapeau à haute forme, par exemple. Mais supposez un original qui shabille aujourdhui à la mode dautrefois : notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne, nous disons que la personne se déguise (comme si tout vêtement ne déguisait pas), et le côté risible de la mode passe de lombre à la lumière.
Nous commençons à entrevoir ici quelques-unes des grosses difficultés de détail que le problème du comique soulève. Une des raisons qui ont dû susciter bien des théories erronées ou insuffisantes du rire, cest que beaucoup de choses sont comiques en droit sans lêtre en fait, la continuité de lusage ayant assoupi en elles la vertu comique. Il faut une solution brusque de continuité, une rupture avec la mode, pour que cette vertu se réveille. On croira alors que cette solution de continuité fait naître le comique, tandis quelle se borne à nous le faire remarquer. On expliquera le rire par la surprise, par le contraste, etc., définitions qui sappliqueraient aussi bien à une foule de cas où nous navons aucune envie de rire. La vérité nest pas aussi simple.
Mais nous voici arrivés à lidée de déguisement. Elle tient dune délégation régulière, comme nous venons de le montrer, le pouvoir de faire rire. Il ne sera pas inutile de chercher comment elle en use.
Pourquoi rions-nous dune chevelure qui a passé du brun au blond ? Doù vient le comique dun nez rubicond ? et pourquoi rit-on dun nègre ? Question embarrassante, semble-t-il, puisque des psychologues tels que Hecker, Kraepelin, Lipps se la posèrent tour à tour et y répondirent diversement. Je ne sais pourtant si elle na pas été résolue un jour devant moi, dans la rue, par un simple cocher, qui traitait de « mal lavé » le client nègre assis dans sa voiture. Mal lavé ! un visage noir serait donc pour notre imagination un visage barbouillé dencre ou de suie. Et, conséquemment, un nez rouge ne peut être quun nez sur lequel on a passé une couche de vermillon. Voici donc que le déguisement a passé quelque chose de sa vertu comique à des cas où lon ne se déguise plus, mais où lon aurait pu se déguiser. Tout à lheure, le vêtement habituel avait beau être distinct de la personne ; il nous semblait faire corps avec elle, parce que nous étions accoutumés à le voir. Maintenant, la coloration noire ou rouge a beau être inhérente à la peau : nous la tenons pour plaquée artificiellement, parce quelle nous surprend.
De là, il est vrai, une nouvelle série de difficultés pour la théorie du comique. Une proposition comme celle-ci : « mes vêtements habituels font partie de mon corps », est absurde aux yeux de la raison. Néanmoins limagination la tient pour vraie. « Un nez rouge est un nez peint », « un nègre est un blanc déguisé », absurdités encore pour la raison qui raisonne, mais vérités très certaines pour la simple imagination. Il y a donc une logique de limagination qui nest pas la logique de la raison, qui sy oppose même parfois, et avec laquelle il faudra pourtant que la philosophie compte, non seulement pour létude du comique, mais encore pour dautres recherches du même ordre. Cest quelque chose comme la logique du rêve, mais dun rêve qui ne serait pas abandonné au caprice de la fantaisie individuelle, étant le rêve rêvé par la société entière. Pour la reconstituer, un effort dun genre tout particulier est nécessaire, par lequel on soulèvera la croûte extérieure de jugements bien tassés et didées solidement assises, pour regarder couler tout au fond de soi-même, ainsi quune nappe deau souterraine, une certaine continuité fluide dimages qui entrent les unes dans les autres. Cette interpénétration des images ne se fait pas au hasard. Elle obéit à des lois, ou plutôt à des habitudes, qui sont à limagination ce que la logique est à la pensée.
Suivons donc cette logique de limagination dans le cas particulier qui nous occupe. Un homme qui se déguise est comique. Un homme quon croirait déguisé est comique encore. Par extension, tout déguisement va devenir comique, non pas seulement celui de lhomme, mais celui de la société également, et même celui de la nature.
Commençons par la nature. On rit dun chien à moitié tondu, dun parterre aux fleurs artificiellement colorées, dun bois dont les arbres sont tapissés daffiches électorales, etc. Cherchez la raison ; vous verrez quon pense à une mascarade. Mais le comique, ici, est bien atténué. Il est trop loin de la source. Veut-on le renforcer ? Il faudra remonter à la source même, ramener limage dérivée, celle dune mascarade, à limage primitive, qui était, on sen souvient, celle dun trucage mécanique de la vie. Une nature truquée mécaniquement, voilà alors un motif franchement comique, sur lequel la fantaisie pourra exécuter des variations avec la certitude dobtenir un succès de gros rire. On se rappelle le passage si amusant de Tartarin sur les Alpes où Bompard fait accepter à Tartarin (et un peu aussi, par conséquent, au lecteur) lidée dune Suisse machinée comme les dessous de lOpéra, exploitée par une compagnie qui y entretient cascades, glaciers et fausses crevasses. Même motif encore, mais transposé en un tout autre ton, dans les Novel Notes de lhumoriste anglais Jerome K. Jerome. Une vieille châtelaine, qui ne veut pas que ses bonnes uvres lui causent trop de dérangement, fait installer à proximité de sa demeure des athées à convertir quon lui a fabriqués tout exprès, de braves gens dont on a fait des ivrognes pour quelle pût les guérir de leur vice, etc. Il y a des mots comiques où ce motif se retrouve à létat de résonance lointaine, mêlé à une naïveté, sincère ou feinte, qui lui sert daccompagnement. Par exemple, le mot dune dame que lastronome Cassini avait invitée à venir voir une éclipse de lune, et qui arriva en retard : « M. de Cassini voudra bien recommencer pour moi. » Ou encore cette exclamation dun personnage de Gondinet, arrivant dans une ville et apprenant quil existe un volcan éteint aux environs : « Ils avaient un volcan, et ils lont laissé séteindre ! »
Passons à la société. Vivant en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous empêcher de la traiter comme un être vivant. Risible sera donc une image qui nous suggérera lidée dune société qui se déguise et, pour ainsi dire, dune mascarade sociale. Or cette idée se forme dès que nous apercevons de linerte, du tout fait, du confectionné enfin, à la surface de la société vivante. Cest de la raideur encore, et qui jure avec la souplesse intérieure de la vie. Le côté cérémonieux de la vie sociale devra donc renfermer un comique latent, lequel nattendra quune occasion pour éclater au grand jour. On pourrait dire que les cérémonies sont au corps social ce que le vêtement est au corps individuel : elles doivent leur gravité à ce quelles sidentifient pour nous avec lobjet sérieux auquel lusage les attache, elles perdent cette gravité dès que notre imagination les en isole. De sorte quil suffit, pour quune cérémonie devienne comique, que notre attention se concentre sur ce quelle a de cérémonieux, et que nous négligions sa matière, comme disent les philosophes, pour ne plus penser quà sa forme. Inutile dinsister sur ce point. Chacun sait avec quelle facilité la verve comique sexerce sur les actes sociaux à forme arrêtée, depuis une simple distribution de récompenses jusquà une séance de tribunal. Autant de formes et de formules, autant de cadres tout faits où le comique sinsérera.
Mais ici encore on accentuera le comique en le rapprochant de sa source. De lidée de travestissement, qui est dérivée, il faudra remonter alors à lidée primitive, celle dun mécanisme superposé à la vie. Déjà la forme compassée de tout cérémonial nous suggère une image de ce genre. Dès que nous oublions lobjet grave dune solennité ou dune cérémonie, ceux qui y prennent part nous font leffet de sy mouvoir comme des marionnettes. Leur mobilité se règle sur limmobilité dune formule. Cest de lautomatisme. Mais lautomatisme parfait sera, par exemple, celui du fonctionnaire fonctionnant comme une simple machine, ou encore linconscience dun règlement administratif sappliquant avec une fatalité inexorable et se prenant pour une loi de la nature. Il y a déjà un certain nombre dannées, un paquebot fit naufrage dans les environs de Dieppe. Quelques passagers se sauvaient à grand-peine dans une embarcation. Des douaniers, qui sétaient bravement portés à leur secours, commencèrent par leur demander « sils navaient rien à déclarer ». Je trouve quelque chose danalogue, quoique lidée soit plus subtile, dans ce mot dun député interpellant le ministre au lendemain dun crime commis en chemin de fer : « Lassassin, après avoir achevé sa victime, a dû descendre du train à contre-voie, en violation des règlements administratifs. »
Un mécanisme inséré dans la nature, une réglementation automatique de la société, voilà, en somme, les deux types deffets amusants où nous aboutissons. Il nous reste, pour conclure, à les combiner ensemble et à voir ce qui en résultera.
Le résultat de la combinaison, ce sera évidemment lidée dune réglementation humaine se substituant aux lois mêmes de la nature. On se rappelle la réponse de Sganarelle à Géronte quand celui-ci lui fait observer que le cur est du côté gauche et le foie du côté droit : « Oui, cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine dune méthode toute nouvelle. » Et la consultation des deux médecins de M. de Pourceaugnac : « Le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau quil est impossible que le malade ne soit pas mélancolique hypocondriaque ; et quand il ne le serait pas, il faudrait quil le devint, pour la beauté des choses que vous avez dites et la justesse du raisonnement que vous avez fait. » Nous pourrions multiplier les exemples ; nous naurions quà faire défiler devant nous, lun après lautre, tous les médecins de Molière. Si loin que paraisse dailleurs aller ici la fantaisie comique, la réalité se charge quelquefois de la dépasser. Un philosophe contemporain, argumentateur à outrance, auquel on représentait que ses raisonnements irréprochablement déduits avaient lexpérience contre eux, mit fin à la discussion par cette simple parole : « Lexpérience a tort. » Cest que lidée de régler administrativement la vie est plus répandue quon ne le pense ; elle est naturelle à sa manière, quoique nous venions de lobtenir par un procédé de recomposition. On pourrait dire quelle nous livre la quintessence même du pédantisme, lequel nest guère autre chose, au fond, que lart prétendant en remontrer à la nature.
Ainsi, en résumé, le même effet va toujours se subtilisant, depuis lidée dune mécanisation artificielle du corps humain, si lon peut sexprimer ainsi, jusquà celle dune substitution quelconque de lartificiel au naturel. Une logique de moins en moins serrée, qui ressemble de plus en plus à la logique des songes, transporte la même relation dans des sphères de plus en plus hautes, entre des termes de plus en plus immatériels, un règlement administratif finissant par être à une loi naturelle ou morale, par exemple, ce que le vêtement confectionné est au corps qui vit. Des trois directions où nous devions nous engager, nous avons suivi maintenant la première jusquau bout. Passons à la seconde, et voyons où elle nous conduira.
II. Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà encore notre point de départ. Doù venait ici le comique ? De ce que le corps vivant se raidissait en machine. Le corps vivant nous semblait donc devoir être la souplesse parfaite, lactivité toujours en éveil dun principe toujours en travail. Mais cette activité appartiendrait réellement à lâme plutôt quau corps. Elle serait la flamme même de la vie, allumée en nous par un principe supérieur, et aperçue à travers le corps par un effet de transparence. Quand nous ne voyons dans le corps vivant que grâce et souplesse, cest que nous négligeons ce quil y a en lui de pesant, de résistant, de matériel enfin ; nous oublions sa matérialité pour ne penser quà sa vitalité, vitalité que notre imagination attribue au principe même de la vie intellectuelle et morale. Mais supposons quon appelle notre attention sur cette matérialité du corps. Supposons quau lieu de participer de la légèreté du principe qui lanime, le corps ne soit plus à nos yeux quune enveloppe lourde et embarrassante, lest importun qui retient à terre une âme impatiente de quitter le sol. Alors le corps deviendra pour lâme ce que le vêtement était tout à lheure pour le corps lui-même, une matière inerte posée sur une énergie vivante. Et limpression du comique se produira dès que nous aurons le sentiment net de cette superposition. Nous laurons surtout quand on nous montrera lâme taquinée par les besoins du corps, dun côté la personnalité morale avec son énergie intelligemment variée, de lautre le corps stupidement monotone, intervenant et interrompant avec son obstination de machine. Plus ces exigences du corps seront mesquines et uniformément répétées, plus leffet sera saisissant. Mais ce nest là quune question de degré, et la loi générale de ces phénomènes pourrait se formuler ainsi : Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique dune personne alors que le moral est en cause.
Pourquoi rit-on dun orateur qui éternue au moment le plus pathétique de son discours ? Doù vient le comique de cette phrase doraison funèbre, citée par un philosophe allemand : « Il était vertueux et tout rond » ? De ce que notre attention est brusquement ramenée de lâme sur le corps. Les exemples abondent dans la vie journalière. Mais si lon ne veut pas se donner la peine de les chercher, on na quà ouvrir au hasard un volume de Labiche. On tombera souvent sur quelque effet de ce genre. Ici cest un orateur dont les plus belles périodes sont coupées par les élancements dune dent malade, ailleurs cest un personnage qui ne prend jamais la parole sans sinterrompre pour se plaindre de ses souliers trop étroits ou de sa ceinture trop serrée, etc. Une personne que son corps embarrasse, voilà limage qui nous est suggérée dans ces exemples. Si un embonpoint excessif est risible, cest sans doute parce quil évoque une image du même genre. Et cest là encore ce qui rend quelquefois la timidité un peu ridicule. Le timide peut donner limpression dune personne que son corps gêne, et qui cherche autour delle un endroit où le déposer.
Aussi le poète tragique a-t-il soin déviter tout ce qui pourrait appeler notre attention sur la matérialité de ses héros. Dès que le souci du corps intervient, une infiltration comique est à craindre. Cest pourquoi les héros de tragédie ne boivent pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas. Même, autant que possible, ils ne sassoient pas. Sasseoir au milieu dune tirade serait se rappeler quon a un corps. Napoléon, qui était psychologue à ses heures, avait remarqué quon passe de la tragédie à la comédie par le seul fait de sasseoir. Voici comment il sexprime à ce sujet dans le journal inédit du baron Gourgaud (il sagit dune entrevue avec la reine de Prusse après Iéna) : « Elle me reçut sur un ton tragique, comme Chimène : Sire, justice ! justice ! Magdebourg ! Elle continuait sur ce ton qui membarrassait fort. Enfin, pour la faire changer, je la priai de sasseoir. Rien ne coupe mieux une scène tragique ; car, quand on est assis, cela devient comédie. »
Élargissons maintenant cette image : le corps prenant le pas sur lâme. Nous allons obtenir quelque chose de plus général : la forme voulant primer le fond, la lettre cherchant chicane à lesprit. Ne serait-ce pas cette idée que la comédie cherche à nous suggérer quand elle ridiculise une profession ? Elle fait parler lavocat, le juge, le médecin, comme si cétait peu de chose que la santé et la justice, lessentiel étant quil y ait des médecins, des avocats, des juges, et que les formes extérieures de la profession soient respectées scrupuleusement. Ainsi le moyen se substitue à la fin, la forme au fond, et ce nest plus la profession qui est faite pour le public, mais le public pour la profession. Le souci constant de la forme, lapplication machinale des règles créent ici une espèce dautomatisme professionnel, comparable à celui que les habitudes du corps imposent à lâme et risible comme lui. Les exemples en abondent au théâtre. Sans entrer dans le détail des variations exécutées sur ce thème, citons deux ou trois textes où le thème lui-même est défini dans toute sa simplicité : « On nest obligé quà traiter les gens dans les formes », dit Diaforius dans le Malade imaginaire. Et Bahis, dans lAmour médecin : « Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles. » « Il faut toujours garder les formalités, quoi quil puisse arriver », disait déjà Desfonandrès dans la même comédie. Et son confrère Tomès en donnait la raison : « Un homme mort nest quun homme mort, mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins. » Le mot de Bridoison, pour renfermer une idée un peu différente, nen est pas moins significatif : « Laa forme, voyez-vous, laa forme. Tel rit dun juge en habit court, qui tremble au seul aspect dun procureur en robe. Laa forme, laa forme. »
Mais ici se présente la première application dune loi qui apparaîtra de plus en plus clairement à mesure que nous avancerons dans notre travail. Quand le musicien donne une note sur un instrument, dautres notes surgissent delles-mêmes, moins sonores que la première, liées à elles par certaines relations définies, et qui lui impriment son timbre en sy surajoutant : ce sont, comme on dit en physique, les harmoniques du son fondamental. Ne se pourrait-il pas que la fantaisie comique, jusque dans ses inventions les plus extravagantes, obéît à une loi du même genre ? Considérez par exemple cette note comique : la forme voulant primer le fond. Si nos analyses sont exactes, elle doit avoir pour harmonique celle-ci : le corps taquinant lesprit, le corps prenant le pas sur lesprit. Donc, dès que le poète comique donnera la première note, instinctivement et involontairement il y surajoutera la seconde. En dautres termes, il doublera de quelque ridicule physique le ridicule professionnel.
Quand le juge Bridoison arrive sur la scène en bégayant, nest-il pas vrai quil nous prépare, par son bégaiement même, à comprendre le phénomène de cristallisation intellectuelle dont il va nous donner le spectacle ? Quelle parenté secrète peut bien lier cette défectuosité physique à ce rétrécissement moral ? Peut-être fallait-il que cette machine à juger nous apparût en même temps comme une machine à parler. En tout cas, nul autre harmonique ne pouvait compléter mieux le son fondamental.
Quand Molière nous présente les deux docteurs ridicules de lAmour médecin, Bahis et Macroton, il fait parler lun deux très lentement, scandant son discours syllabe par syllabe, tandis que lautre bredouille. Même contraste entre les deux avocats de M. de Pourceaugnac. Dordinaire, cest dans le rythme de la parole que réside la singularité physique destinée à compléter le ridicule professionnel. Et, là où lauteur na pas indiqué un défaut de ce genre, il est rare que lacteur ne cherche pas instinctivement à le composer.
Il y a donc bien une parenté naturelle, naturellement reconnue, entre ces deux images que nous rapprochions lune de lautre, lesprit simmobilisant dans certaines formes, le corps se raidissant selon certains défauts. Que notre attention soit détournée du fond sur la forme ou du moral sur le physique, cest la même impression qui est transmise à notre imagination dans les deux cas ; cest, dans les deux cas, le même genre de comique. Ici encore nous avons voulu suivre fidèlement une direction naturelle du mouvement de limagination. Cette direction, on sen souvient, était la seconde de celles qui soffraient à nous à partir dune image centrale. Une troisième et dernière voie nous reste ouverte. Cest dans celle-là que nous allons maintenant nous engager.
III. Revenons donc une dernière fois à notre image centrale : du mécanique plaqué sur du vivant. Lêtre vivant dont il sagissait ici était un être humain, une personne. Le dispositif mécanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc rire, cétait la transfiguration momentanée dune personne en chose, si lon veut regarder limage de ce biais. Passons alors de lidée précise dune mécanique à lidée plus vague de chose en général. Nous aurons une nouvelle série dimages risibles, qui sobtiendront, pour ainsi dire, en estompant les contours des premières, et qui conduiront à cette nouvelle loi : Nous rions toutes les fois quune personne nous donne limpression dune chose.
On rit de Sancho Pança renversé sur une couverture et lancé en lair comme un simple ballon. On rit du baron de Münchhausen devenu boulet de canon et cheminant à travers lespace. Mais peut-être certains exercices des clowns de cirque fourniraient-ils une vérification plus précise de la même loi. Il faudrait, il est vrai, faire abstraction des facéties que le clown brode sur son thème, principal, et ne retenir que ce thème lui-même, cest-à-dire les attitudes, gambades et mouvements qui sont ce quil y a de proprement « clownique » dans lart du clown. À deux reprises seulement jai pu observer ce genre de comique à létat pur, et dans les deux cas jai eu la même impression. La première fois, les clowns allaient, venaient, se cognaient, tombaient et rebondissaient selon un rythme uniformément accéléré, avec la visible préoccupation de ménager un crescendo. Et de plus en plus, cétait sur le rebondissement que lattention du public était attirée. Peu à peu on perdait de vue quon eût affaire à des hommes en chair et en os. On pensait à des paquets quelconques qui se laisseraient choir et sentrechoqueraient. Puis la vision se précisait. Les formes paraissaient sarrondir, les corps se rouler et comme se ramasser en boule. Enfin apparaissait limage vers laquelle toute cette scène évoluait sans doute inconsciemment : des ballons de caoutchouc, lancés en tous sens les uns contre les autres. La seconde scène, plus grossière encore, ne fut pas moins instructive. Deux personnages parurent, à la tête énorme, au crâne entièrement dénudé. Ils étaient armés de grands bâtons. Et, à tour de rôle, chacun laissait tomber son bâton sur la tête de lautre. Ici encore une gradation était observée. À chaque coup reçu, les corps paraissaient salourdir, se figer, envahis par une rigidité croissante. La riposte arrivait, de plus en plus retardée, mais de plus en plus pesante et retentissante. Les crânes résonnaient formidablement dans la salle silencieuse. Finalement, raides et lents, droits comme des I, les deux corps se penchèrent lun vers lautre, les bâtons sabattirent une dernière fois sur les têtes avec un bruit de maillets énormes tombant sur des poutres de chêne, et tout sétala sur le sol. À ce moment apparut dans toute sa netteté la suggestion que les deux artistes avaient graduellement enfoncée dans limagination des spectateurs : « Nous allons devenir, nous sommes devenus des mannequins de bois massif. »
Un obscur instinct peut faire pressentir ici à des esprits incultes quelques-uns des plus subtils résultats de la science psychologique. On sait quil est possible dévoquer chez un sujet hypnotisé, par simple suggestion, des visions hallucinatoires. On lui dira quun oiseau est posé sur sa main, et il apercevra loiseau, et il le verra senvoler. Mais il sen faut que la suggestion soit toujours acceptée avec une pareille docilité. Souvent le magnétiseur ne réussit à la faire pénétrer que peu à peu, par insinuation graduelle. Il partira alors des objets réellement perçus par le sujet, et il tâchera den rendre la perception de plus en plus confuse : puis, de degré en degré, il fera sortir de cette confusion la forme précise de lobjet dont il veut créer lhallucination. Cest ainsi quil arrive à bien des personnes, quand elles vont sendormir, de voir ces masses colorées, fluides et informes, qui occupent le champ de la vision, se solidifier insensiblement en objets distincts. Le passage graduel du confus au distinct est donc le procédé de suggestion par excellence. Je crois quon le retrouverait au fond de beaucoup de suggestions comiques, surtout dans le comique grossier, là où parait saccomplir sous nos yeux la transformation dune personne en chose. Mais il y a dautres procédés plus discrets, en usage chez les poètes par exemple, qui tendent peut-être inconsciemment à la même fin. On peut, par certains dispositifs de rythme, de rime et dassonance, bercer notre imagination, la ramener du même au même en un balancement régulier, et la préparer ainsi à recevoir docilement la vision suggérée. Écoutez ces vers de Régnard, et voyez si limage fuyante dune poupée ne traverserait pas le champ de votre imagination :
... Plus, il doit à maints particuliers
La somme de dix mil une livre une obole,
Pour lavoir sans relâche un an sur sa parole
Habillé, voituré, chauffé, chaussé, ganté,
Alimenté, rasé, désaltéré, porté.
Ne trouvez-vous pas quelque chose du même genre dans ce couplet de Figaro (quoiquon cherche peut-être ici à suggérer limage dun animal plutôt que celle dune chose) : « Quel homme est-ce ? Cest un beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette et furète, et gronde et geint tout à la fois. »
Entre ces scènes très grossières et ces suggestions très subtiles il y a place pour une multitude innombrable deffets amusants, tous ceux quon obtient en sexprimant sur des personnes comme on le ferait sur de simples choses. Cueillons-en un ou deux exemples dans le théâtre de Labiche, où ils abondent. M. Perrichon, au moment de monter en wagon, sassure quil noublie aucun de ses colis. « Quatre, cinq, six, ma femme sept, ma fille huit et moi neuf. » Il y a une autre pièce où un père vante la science de sa fille en ces termes : « Elle vous dira sans broncher tous les rois de France qui ont eu lieu. » Ce qui ont eu lieu, sans précisément convertir les rois en simples choses, les assimile à des événements impersonnels.
Notons-le à propos de ce dernier exemple : il nest pas nécessaire daller jusquau bout de lidentification entre la personne et la chose pour que leffet comique se produise. Il suffit quon entre dans cette voie, en affectant, par exemple, de confondre la personne avec la fonction quelle exerce. Je ne citerai que ce mot dun maire de village dans un roman dAbout : « M. le Préfet, qui nous a toujours conservé la même bienveillance, quoiquon lait changé plusieurs fois depuis ... »
Tous ces mots sont faits sur le même modèle. Nous pourrions en composer indéfiniment, maintenant que nous possédons la formule. Mais lart du conteur et du vaudevilliste ne consiste pas simplement à composer le mot. Le difficile est de donner au mot sa force de suggestion, cest-à-dire de le rendre acceptable. Et nous ne lacceptons que parce quil nous paraît ou sortir dun état dâme ou sencadrer dans les circonstances. Ainsi nous savons que M. Perrichon est très ému au moment de faire son premier voyage. Lexpression « avoir lieu » est de celles qui ont dû reparaître bien des fois dans les leçons récitées par la fille devant son père ; elle nous fait penser à une récitation. Et enfin ladmiration de la machine administrative pourrait, à la rigueur, aller jusquà nous faire croire que rien nest changé au préfet quand il change de nom, et que la fonction saccomplit indépendamment du fonctionnaire.
Nous voilà bien loin de la cause originelle du rire. Telle forme comique, inexplicable par elle-même, ne se comprend en effet que par sa ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parenté avec une troisième, et ainsi de suite pendant très longtemps : de sorte que lanalyse psychologique, si éclairée et si pénétrante quon la suppose, ségarera nécessairement si elle ne tient pas le fil le long duquel limpression comique a cheminé dune extrémité de la série à lautre. Doù vient cette continuité de progrès ? Quelle est donc la pression, quelle est létrange poussée qui fait glisser ainsi le comique dimage en image, de plus en plus loin du point dorigine, jusquà ce quil se fractionne et se perde en analogies infiniment lointaines ? Mais quelle est la force qui divise et subdivise les branches de larbre en rameaux, la racine en radicelles ? Une loi inéluctable condamne ainsi toute énergie vivante, pour le peu quil lui est alloué de temps, à couvrir le plus quelle pourra despace. Or cest bien une énergie vivante que la fantaisie comique, plante singulière qui a poussé vigoureusement sur les parties rocailleuses du sol social, en attendant que la culture lui permît de rivaliser avec les produits les plus raffinés de lart. Nous sommes loin du grand art, il est vrai, avec les exemples de comique qui viennent de passer sous nos yeux. Mais nous nous en rapprocherons déjà davantage, sans y atteindre tout à fait encore, dans le chapitre qui va suivre. Au-dessous de lart, il y a lartifice. Cest dans cette zone des artifices, mitoyenne entre la nature et lart, que nous pénétrons maintenant. Nous allons traiter du vaudevilliste et de lhomme desprit.
Chapitre II
Le comique de situationet le comique de mots
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[ I ]
Nous avons étudié le comique dans les formes, les attitudes, les mouvements en général. Nous devons le rechercher maintenant dans les actions et dans les situations. Certes, ce genre de comique se rencontre assez facilement dans la vie de tous les jours. Mais ce nest peut-être pas là quil se prête à lanalyse le mieux. Sil est vrai que le théâtre soit un grossissement et une simplification de la vie, la comédie pourra nous fournir, sur ce point particulier de notre sujet, plus dinstruction que la vie réelle. Peut-être même devrions-nous pousser la simplification plus loin encore, remonter à nos souvenirs les plus anciens, chercher, dans les jeux qui amusèrent lenfant, la première ébauche des combinaisons qui font rire lhomme. Trop souvent nous parlons de nos sentiments de plaisir et de peine comme sils naissaient vieux, comme si chacun deux navait pas son histoire. Trop souvent surtout nous méconnaissons ce quil y a dencore enfantin, pour ainsi dire, dans la plupart de nos émotions joyeuses. Combien de plaisirs présents se réduiraient pourtant, si nous les examinions de près, à nêtre que des souvenirs de plaisirs passés ! Que resterait-il de beaucoup de nos émotions si nous les ramenions à ce quelles ont de strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui est simplement remémoré ? Qui sait même si nous ne devenons pas, à partir dun certain âge, imperméables à la joie fraîche et neuve, et si les plus douces satisfactions de lhomme mûr peuvent être autre chose que des sentiments denfance revivifiés, brise parfumée que nous envoie par bouffées de plus en plus rares un passé de plus en plus lointain ? Quelque réponse dailleurs quon fasse à cette question très générale, un point reste hors de doute : cest quil ne peut pas y avoir solution de continuité entre le plaisir du jeu, chez lenfant, et le même plaisir chez lhomme. Or la comédie est bien un jeu, un jeu qui imite la vie. Et si, dans les jeux de lenfant, alors quil manuvre poupées et pantins, tout se fait par ficelles, ne sont-ce pas ces mêmes ficelles que nous devons retrouver, amincies par lusage, dans les fils qui nouent les situations de comédie ? Partons donc des jeux de lenfant. Suivons le progrès insensible par lequel il fait grandir ses pantins, les anime, et les amène à cet état dindécision finale où, sans cesser dêtre des pantins, ils sont pourtant devenus des hommes. Nous aurons ainsi des personnages de comédie. Et nous pourrons vérifier sur eux la loi que nos précédentes analyses nous laissaient prévoir, loi par laquelle nous définirons les situations de vaudeville en général : Est comique tout arrangement dactes et dévénements qui nous donne, insérées lune dans lautre, lillusion de la vie et la sensation nette dun agencement mécanique.
I. Le diable à ressort. Nous avons tous joué autrefois avec le diable qui sort de sa boîte. On laplatit, il se redresse. On le repousse plus bas, il rebondit plus haut. On lécrase sous son couvercle, et souvent il fait tout sauter. Je ne sais si ce jouet est très ancien, mais le genre damusement quil renferme est certainement de tous les temps. Cest le conflit de deux obstinations, dont lune, purement mécanique, finit pourtant dordinaire par céder à lautre, qui sen amuse. Le chat qui joue avec la souris, qui la laisse chaque fois partir comme un ressort pour larrêter net dun coup de patte, se donne un amusement du même genre.
Passons alors au théâtre. Cest par celui de Guignol que nous devons commencer. Quand le commissaire saventure sur la scène, il reçoit aussitôt, comme de juste, un coup de bâton qui lassomme. Il se redresse, un second coup laplatit. Nouvelle récidive, nouveau châtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se tend et se détend, le commissaire sabat et se relève, tandis que le rire de lauditoire va toujours grandissant.
Imaginons maintenant un ressort plutôt moral, une idée qui sexprime, quon réprime, et qui sexprime encore, un flot de paroles qui sélance, quon arrête et qui repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision dune force qui sobstine et dun autre entêtement qui la combat. Mais cette vision aura perdu de sa matérialité. Nous ne serons plus à Guignol ; nous assisterons à une vraie comédie.
Beaucoup de scènes comiques se ramènent en effet à ce type simple. Ainsi, dans la scène du Mariage forcé entre Sganarelle et Pancrace, tout le comique vient dun conflit entre lidée de Sganarelle, qui veut forcer le philosophe à lécouter, et lobstination du philosophe, véritable machine à parler qui fonctionne automatiquement. À mesure que la scène avance, limage du diable à ressort se dessine mieux, si bien quà la fin les personnages eux-mêmes en adoptent le mouvement, Sganarelle repoussant chaque fois Pancrace dans la coulisse. Pancrace revenant chaque fois sur la scène pour discourir encore. Et quand Sganarelle réussit à faire rentrer Pancrace et à lenfermer à lintérieur de la maison (jallais dire au fond de la boîte), tout à coup la tête de Pancrace réapparaît par la fenêtre qui souvre, comme si elle faisait sauter un couvercle.
Même jeu de scène dans le Malade imaginaire. La médecine offensée déverse sur Argan, par la bouche de M. Purgon, la menace de toutes les maladies. Et chaque fois quArgan se soulève de son fauteuil, comme pour fermer la bouche à Purgon, nous voyons celui-ci séclipser un instant, comme si on lenfonçait dans la coulisse, puis, comme mû par un ressort, remonter sur la scène avec une malédiction nouvelle. Une même exclamation sans cesse répétée : « Monsieur Purgon ! » scande les moments de cette petite comédie.
Serrons de plus près encore limage du ressort qui se tend, se détend et se retend. Dégageons-en lessentiel. Nous allons obtenir un des procédés usuels de la comédie classique, la répétition.
Doù vient le comique de la répétition dun mot au théâtre ? On cherchera vainement une théorie du comique qui réponde dune manière satisfaisante à cette question très simple. Et la question reste en effet insoluble, tant quon veut trouver lexplication dun trait amusant dans ce trait lui-même, isolé de ce quil nous suggère. Nulle part ne se trahit mieux linsuffisance de la méthode courante. Mais la vérité est que si on laisse de côté quelques cas très spéciaux sur lesquels nous reviendrons plus loin, la répétition dun mot nest pas risible par elle-même. Elle ne nous fait rire que parce quelle symbolise un certain jeu particulier déléments moraux, symbole lui-même dun jeu tout matériel. Cest le jeu du chat qui samuse avec la souris, le jeu de lenfant qui pousse et repousse le diable au fond de sa boite, mais raffiné, spiritualisé, transporté dans la sphère des sentiments et des idées. Énonçons la loi qui définit, selon nous, les principaux effets comiques de répétition de mots au théâtre : Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui samuse à comprimer de nouveau le sentiment.
Quand Dorine raconte à Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci linterrompt sans cesse pour senquérir de la santé de Tartuffe, la question qui revient toujours : « Et Tartuffe ? » nous donne la sensation très nette dun ressort qui part. Cest ce ressort que Dorine samuse à repousser en reprenant chaque fois le récit de la maladie dElmire. Et lorsque Scapin vient annoncer au vieux Géronte que son fils a été emmené prisonnier sur la fameuse galère, quil faut le racheter bien vite, il joue avec lavarice de Géronte absolument comme Dorine avec laveuglement dOrgon. Lavarice, à peine comprimée, repart automatiquement, et cest cet automatisme que Molière a voulu marquer par la répétition machinale dune phrase où sexprime le regret de largent quil va falloir donner : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Même observation pour la scène où Valère représente à Harpagon quil aurait tort de marier sa fille à un homme quelle naime pas. « Sans dot ! » interrompt toujours lavarice dHarpagon. Et nous entrevoyons, derrière ce mot qui revient automatiquement, un mécanisme à répétition monté par lidée fixe.
Quelquefois, il est vrai, ce mécanisme est plus malaisé à apercevoir. Et nous touchons ici à une nouvelle difficulté de la théorie du comique. Il y a des cas où tout lintérêt dune scène est dans un personnage unique qui se dédouble, son interlocuteur jouant le rôle dun simple prisme, pour ainsi dire, au travers duquel seffectue le dédoublement. Nous risquons alors de faire fausse route si nous cherchons le secret de leffet produit dans ce que nous voyons et entendons, dans la scène extérieure qui se joue entre les personnages, et non pas dans la comédie intérieure que cette scène ne fait que réfracter. Par exemple, quand Alceste répond obstinément « Je ne dis pas cela ! » à Oronte qui lui demande sil trouve ses vers mauvais, la répétition est comique, et pourtant il est clair quOronte ne samuse pas ici avec Alceste au jeu que nous décrivions tout à lheure. Mais quon y prenne garde ! il y a en réalité ici deux hommes dans Alceste, dun côté le « misanthrope » qui sest juré maintenant de dire aux gens leur fait, et dautre part le gentilhomme qui ne peut désapprendre tout dun coup les formes de la politesse, ou même peut-être simplement lhomme excellent, qui recule au moment décisif où il faudrait passer de la théorie à laction, blesser un amour-propre, faire de la peine. La véritable scène nest plus alors entre Alceste et Oronte, mais bien entre Alceste et Alceste lui-même. De ces deux Alceste, il y en a un qui voudrait éclater, et lautre qui lui ferme la bouche au moment où il va tout dire. Chacun des « Je ne dis pas cela ! » représente un effort croissant pour refouler quelque chose qui pousse et presse pour sortir. Le ton de ces « Je ne dis pas cela ! » devient donc de plus en plus violent, Alceste se fâchant de plus en plus non pas contre Oronte, comme il le croit, mais contre lui-même. Et cest ainsi que la tension du ressort va toujours se renouvelant, toujours se renforçant, jusquà la détente finale. Le mécanisme de la répétition est donc bien encore le même.
Quun homme se décide à ne plus jamais dire que ce quil pense, dût-il « rompre en visière à tout le genre humain », cela nest pas nécessairement comique ; cest de la vie, et de la meilleure. Quun autre homme, par douceur de caractère, égoïsme ou dédain, aime mieux dire aux gens ce qui les flatte, ce nest que de la vie encore ; il ny a rien là pour nous faire rire. Réunissez même ces deux hommes en un seul, faites que votre personnage hésite entre une franchise qui blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne sera pas encore comique, elle paraîtra sérieuse, si les deux sentiments arrivent à sorganiser par leur contrariété même, à progresser ensemble, à créer un état dâme composite, enfin à adopter un modus vivendi qui nous donne purement et simplement limpression complexe de la vie. Mais supposez maintenant, dans un homme bien vivant, ces deux sentiments irréductibles et raides ; faites que lhomme oseille de lun à lautre ; faites surtout que cette oscillation devienne franchement mécanique en adoptant la forme connue dun dispositif usuel, simple, enfantin : vous aurez cette fois limage que nous avons trouvée jusquici dans les objets risibles, vous aurez du mécanique dans du vivant, vous aurez du comique.
Nous nous sommes assez appesanti sur cette première image, celle du diable à ressort, pour faire comprendre comment la fantaisie comique convertit peu à peu un mécanisme matériel en un mécanisme moral. Nous allons examiner un ou deux autres jeux, mais en nous bornant maintenant à des indications sommaires.
II. Le pantin à ficelles. Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent lessentiel de la vie, alors quenvisagé dun certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains dun autre qui sen amuse. Du pantin que lenfant manuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, lintervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même : « La machine est toute trouvée », et encore : « Cest le ciel qui les amène dans mes filets », etc. Par un instinct naturel, et parce quon aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, cest du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme lenfant qui a obtenu dun camarade quil lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition nest pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette dun agencement mécanique. Cest ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour : tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul sil doit se marier. Remarquons que lauteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. À défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.
Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie ? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, et que nous sommes ici-bas, comme dit le poète,
... dhumbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la Nécessité.
Il ny a donc pas de scène réelle, sérieuse, dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au comique par lévocation de cette simple image. Il ny a pas de jeu auquel un Champ plus vaste soit ouvert.
III. La boule de neige. À mesure que nous avançons dans cette étude des procédés de comédie, nous comprenons mieux le rôle que jouent les réminiscences denfance. Cette réminiscence porte peut-être moins sur tel ou tel jeu spécial que sur le dispositif mécanique dont ce jeu est une application. Le même dispositif général peut dailleurs se retrouver dans des jeux très différents, comme le même air dopéra dans beaucoup de fantaisies musicales. Ce qui importe ici, ce que lesprit retient, ce qui passe, par gradations insensibles, des jeux de lenfant à ceux de lhomme, cest le schéma de la combinaison, ou, si vous voulez, la formule abstraite dont ces jeux sont des applications particulières. Voici, par exemple, la boule de neige qui roule, et qui grossit en roulant. Nous pourrions aussi bien penser à des soldats de plomb rangés à la file les uns des autres : si lon pousse le premier, il tombe sur le second, lequel abat le troisième, et la situation va saggravant jusquà ce que tous soient par terre. Ou bien encore ce sera un château de cartes laborieusement monté : la première quon touche hésite à se déranger, sa voisine ébranlée se décide plus vite, et le travail de destruction, saccélérant en route, court vertigineusement à la catastrophe finale. Tous ces objets sont très différents, mais ils nous suggèrent, pourrait-on dire, la même vision abstraite, celle dun effet qui se propage en sajoutant à lui-même, de sorte que la cause, insignifiante à lorigine, aboutit par un progrès nécessaire à un résultat aussi important quinattendu. Ouvrons maintenant un livre dimages pour enfants : nous allons voir ce dispositif sacheminer déjà vers la forme dune scène comique. Voici par exemple (jai pris au hasard une « série dÉpinal ») un visiteur qui entre avec précipitation dans un salon : il pousse une dame, qui renverse sa tasse de thé sur un vieux monsieur, lequel glisse contre une vitre qui tombe dans la rue sur la tête dun agent qui met la police sur pied, etc. Même dispositif dans bien des images pour grandes personnes. Dans les « histoires sans paroles » que crayonnent les dessinateurs comiques, il y a souvent un objet qui se déplace et des personnes qui en sont solidaires : alors, de scène en scène, le changement de position de lobjet amène mécaniquement des changements de situation de plus en plus graves entre les personnes. Passons maintenant à la comédie. Combien de scènes bouffonnes, combien de comédies même vont se ramener à ce type simple ! Quon relise le récit de Chicaneau dans les Plaideurs : ce sont des procès qui sengrènent dans des procès, et le mécanisme fonctionne de plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment dune accélération croissante en pressant de plus en plus les termes de procédure les uns contre les autres) jusquà ce que la poursuite engagée pour une botte de foin coûte au plaideur le plus clair de sa fortune. Même arrangement encore dans certaines scènes de Don Quichotte, par exemple dans celle de lhôtellerie, où un singulier enchaînement de circonstances amène le muletier à frapper Sancho, qui frappe sur Maritorne, sur laquelle tombe laubergiste, etc. Arrivons enfin au vaudeville contemporain. Est-il besoin de rappeler toutes les formes sous lesquelles cette même combinaison se présente ? Il y en a une dont on use assez souvent : cest de faire quun certain objet matériel (une lettre, par exemple) soit dune importance capitale pour certains personnages et quil faille le retrouver à tout prix. Cet objet, qui échappe toujours quand on croit le tenir, roule alors à travers la pièce en ramassant sur sa route des incidents de plus en plus graves, de plus en plus inattendus. Tout cela ressemble bien plus quon ne croirait dabord à un jeu denfant. Cest toujours leffet de la boule de neige.
Le propre dune combinaison mécanique est dêtre généralement reversible. Lenfant samuse à voir une bille lancée contre des quilles renverser tout sur son passage en multipliant les dégâts ; il rit plus encore lorsque la bille, après des tours, détours, hésitations de tout genre, revient à son point de départ. En dautres termes, le mécanisme que nous décrivions tout à lheure est déjà comique quand il est rectiligne ; il lest davantage quand il devient circulaire, et que les efforts du personnage aboutissent, par un engrenage fatal de causes et deffets, à le ramener purement et simplement à la même place. Or, on verrait que bon nombre de vaudevilles gravitent autour de cette idée. Un chapeau de paille dItalie a été mangé par un cheval. Un seul chapeau semblable existe dans Paris, il faut à tout prix quon le trouve. Ce chapeau, qui recule toujours au moment où on va le saisir, fait courir le personnage principal, lequel fait courir les autres qui saccrochent à lui : tel, laimant entraîne à sa suite, par une attraction qui se transmet de proche en proche, les brins de limaille de fer suspendus les uns aux autres. Et lorsque, enfin, dincident en incident, on croit toucher au but, le chapeau tant désiré se trouve être celui-là même qui a été mangé. Même odyssée dans une autre comédie non moins célèbre de Labiche. On nous montre dabord, faisant leur quotidienne partie de cartes ensemble, un vieux garçon et une vieille fille qui sont de vieilles connaissances. Ils se sont adressés tous deux, chacun de son côté, à une même agence matrimoniale. À travers mille difficultés, et de mésaventure en mésaventure, ils courent côte à côte, le long de la pièce, à lentrevue qui les remet purement et simplement en présence lun de lautre. Même effet circulaire, même retour au point de départ dans une pièce plus récente. Un mari persécuté croit échapper à sa femme et à sa belle-mère par le divorce. Il se remarie ; et voici que le jeu combiné du divorce et du mariage lui ramène son ancienne femme, aggravée, sous forme de nouvelle belle-mère. Quand on songe à lintensité et à la fréquence de ce genre de comique, on comprend quil ait frappé limagination de certains philosophes. Faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de départ, cest fournir un grand effort pour un résultat nul. On pouvait être tenté de définir le comique de cette dernière manière. Telle paraît être lidée de Herbert Spencer : le rire serait lindice dun effort qui rencontre tout à coup le vide. Kant disait déjà : « Le rire vient dune attente qui se résout subitement en rien. » Nous reconnaissons que ces définitions sappliqueraient à nos derniers exemples ; encore faudrait-il apporter certaines restrictions à la formule, car il y a bien des efforts inutiles qui ne font pas rire. Mais si nos derniers exemples présentent une grande cause aboutissant à un petit effet, nous en avons cité dautres, tout de suite auparavant, qui devraient se définir de la manière inverse : un grand effet sortant dune petite cause. La vérité est que cette seconde définition ne vaudrait guère mieux que la première. La disproportion entre la cause et leffet, quelle se présente dans un sens ou dans lautre, nest pas la source directe du rire. Nous rions de quelque chose que cette disproportion peut, dans certains cas, manifester, je veux dire de larrangement mécanique spécial quelle nous laisse apercevoir par transparence derrière la série des effets et des causes. Négligez cet arrangement, vous abandonnez le seul fil conducteur qui puisse vous guider dans le labyrinthe du comique, et la règle que vous aurez suivie, applicable peut-être à quelques cas convenablement choisis, reste exposée à la mauvaise rencontre du premier exemple venu qui lanéantira.
Mais pourquoi rions-nous de cet arrangement mécanique ? Que lhistoire dun individu ou celle dun groupe nous apparaisse, à un moment donné, comme un jeu dengrenages, de ressorts ou de ficelles, cela est étrange, sans doute, mais doù vient le caractère spécial de cette étrangeté ? pourquoi est-elle comique ? À cette question, qui sest déjà posée à nous sous bien des formes, nous ferons toujours la même réponse. Le mécanisme raide que nous surprenons de temps à autre, comme un intrus, dans la vivante continuité des choses humaines, a pour nous un intérêt tout particulier, parce quil est comme une distraction de la vie. Si les événements pouvaient être sans cesse attentifs à leur propre cours, il ny aurait pas de coïncidences, pas de rencontres, pas de séries circulaires ; tout se déroulerait en avant et progresserait toujours. Et si les hommes étaient toujours attentifs à la vie, si nous reprenions constamment contact avec autrui et aussi avec nous-mêmes, jamais rien ne paraîtrait se produire en nous par ressorts ou ficelles. Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur dun genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, lautomatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements.
Mais ceci même nous invite à chercher plus loin et plus haut. Nous nous sommes amusés jusquici à retrouver dans les jeux de lhomme certaines combinaisons mécaniques qui divertissent lenfant. Cétait là une manière empirique de procéder. Le moment est venu de tenter une déduction méthodique et complète, daller puiser à leur source même, dans leur principe permanent et simple, les procédés multiples et variables du théâtre comique. Ce théâtre, disions-nous, combine les événements de manière à insinuer un mécanisme dans les formes extérieures de la vie. Déterminons donc les caractères essentiels par lesquels la vie, envisagée du dehors, parait trancher sur un simple mécanisme. Il nous suffira alors de passer aux caractères opposés pour obtenir la formule abstraite, cette fois générale et complète, des procédés de comédie réels et possibles.
La vie se présente à nous comme une certaine évolution dans le temps, et comme une certaine complication dans lespace. Considérée dans le temps, elle est le progrès continu dun être qui vieillit sans cesse : cest dire quelle ne revient jamais en arrière, et ne se répète jamais. Envisagée dans lespace, elle étale à nos yeux des éléments coexistants si intimement solidaires entre eux, si exclusivement faits les uns pour les autres, quaucun deux ne pourrait appartenir en même temps à deux organismes différents : chaque être vivant est un système clos de phénomènes, incapable dinterférer avec dautres systèmes. Changement continu daspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite dune série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. Prenons-en le contre-pied : nous aurons trois procédés que nous appellerons, si vous voulez, la répétition, linversion et linterférence des séries. Il est aisé de voir que ces procédés sont ceux du vaudeville, et quil ne saurait y en avoir dautres.
On les trouverait dabord, mélangés à doses variables, dans les scènes que nous venons de passer en revue, et à plus forte raison dans les jeux denfant dont elles reproduisent le mécanisme. Nous ne nous attarderons pas à faire cette analyse. Il sera plus utile détudier ces procédés à létat pur sur des exemples nouveaux. Rien ne sera plus facile dailleurs, car cest souvent à létat pur quon les rencontre dans la comédie classique, aussi bien que dans le théâtre contemporain.
I. La répétition. Il ne sagit plus, comme tout à lheure, dun mot ou dune phrase quun personnage répète, mais dune situation, cest-à-dire dune combinaison de circonstances, qui revient telle quelle à plusieurs reprises, tranchant ainsi sur le cours changeant de la vie. Lexpérience nous présente déjà ce genre de comique, mais à létat rudimentaire seulement. Ainsi, je rencontre un jour dans la rue un ami que je nai pas vu depuis longtemps ; la situation na rien de comique. Mais, si, le même jour, je le rencontre de nouveau, et encore une troisième et une quatrième fois, nous finissons par rire ensemble de la « coïncidence ». Figurez-vous alors une série dévénements imaginaires qui vous donne suffisamment lillusion de la vie, et supposez, au milieu de cette série qui progresse, une même scène qui se reproduise, soit entre les mêmes personnages, soit entre des personnages différents : vous aurez une coïncidence encore, mais plus extraordinaire. Telles sont les répétitions quon nous présente au théâtre. Elles sont dautant plus comiques que la scène répétée est plus complexe et aussi quelle est amenée plus naturellement, deux conditions qui paraissent sexclure, et que lhabileté de lauteur dramatique devra réconcilier.
Le vaudeville contemporain use de ce procédé sous toutes ses formes. Une des plus connues consiste à promener un certain groupe de personnages, dacte en acte, dans les milieux les plus divers, de manière à faire renaître dans des circonstances toujours nouvelles une même série dévénements ou de mésaventures qui se correspondent symétriquement.
Plusieurs pièces de Molière nous offrent une même composition dévénements qui se répète dun bout de la comédie à lautre. Ainsi LÉcole des Femmes ne fait que ramener et reproduire un certain effet à trois temps : 1er temps, Horace raconte à Arnolphe ce quil a imaginé pour tromper le tuteur dAgnès, qui se trouve être Arnolphe lui-même ; 2e temps, Arnolphe croit avoir paré le coup ; 3e temps, Agnès fait tourner les précautions dArnolphe au profit dHorace. Même périodicité régulière dans LÉcole des Maris, dans LÉtourdi, et surtout dans George Dandin, où le même effet à trois temps se retrouve : 1er temps, George Dandin saperçoit que sa femme le trompe ; 2e temps, il appelle ses beaux-parents à son secours ; 3e temps, cest lui, George Dandin, qui fait des excuses.
Parfois, cest entre des groupes de personnages différents que se reproduira la même scène. Il nest pas rare alors que le premier groupe comprenne les maîtres, et le second les domestiques. Les domestiques viendront répéter dans un autre ton, transposée en style moins noble, une scène déjà jouée par les maîtres. Une partie du Dépit amoureux est construite sur ce plan, ainsi quAmphitryon. Dans une amusante petite comédie de Benedix, Der Eigensinn, lordre est inverse ; ce sont les maîtres qui reproduisent une scène dobstination dont les domestiques leur ont donné lexemple.
Mais, quels que soient les personnages entre lesquels des situations symétriques sont ménagées, une différence profonde paraît subsister entre la comédie classique et le théâtre contemporain. Introduire dans les événements un certain ordre mathématique en leur conservant néanmoins laspect de la vraisemblance, cest-à-dire de la vie, voilà toujours ici le but. Mais les moyens employés diffèrent. Dans la plupart des vaudevilles, on travaille directement lesprit du spectateur. Si extraordinaire en effet que soit la coïncidence elle deviendra acceptable par cela seul quelle sera acceptée, et nous laccepterons si lon nous a préparés peu à peu à la recevoir. Ainsi procèdent souvent les auteurs contemporains. Au contraire, dans le théâtre de Molière, ce sont les dispositions des personnages, et non pas celles du public, qui font que la répétition paraît naturelle. Chacun de ces personnages représente une certaine force appliquée dans une certaine direction, et cest parce que ces forces, de direction constante, se composent nécessairement entre elles de la même manière, que la même situation se reproduit. La comédie de situation, ainsi entendue, confine donc à la comédie de caractère. Elle mérite dêtre appelée classique, sil est vrai que lart classique soit celui qui ne prétend pas tirer de leffet plus quil na mis dans la cause.
II. Linversion. Ce second procédé a tant danalogie avec le premier que nous nous contenterons de le définir sans insister sur les applications. Imaginez certains personnages dans une certaine situation : vous obtiendrez une scène comique en faisant que la situation se retourne et que les rôles soient intervertis. De ce genre est la double scène de sauvetage dans Le Voyage de Monsieur Perrichon. Mais il nest même pas nécessaire que les deux scènes symétriques soient jouées sous nos yeux. On peut ne nous en montrer quune, pourvu quon soit sûr que nous pensons à lautre. Cest ainsi que nous rions du prévenu qui fait de la morale au juge, de lenfant qui prétend donner des leçons à ses parents, enfin de ce qui vient se classer sous la rubrique du « monde renversé ».
Souvent on nous présentera un personnage qui prépare les filets où il viendra lui-même se faire prendre. Lhistoire du persécuteur victime de sa persécution, du dupeur dupé, fait le fond de bien des comédies. Nous la trouvons déjà dans lancienne farce. Lavocat Pathelin indique à son client un stratagème pour tromper le juge : le client usera du stratagème pour ne pas payer lavocat. Une femme acariâtre exige de son mari quil fasse tous les travaux du ménage ; elle en a consigné le détail sur un « rôlet ». Quelle tombe maintenant au fond dune cuve, son mari refusera de len tirer : « cela nest pas sur son rôlet ». La littérature moderne a exécuté bien dautres variations sur le thème du voleur volé. Il sagit toujours, au fond, dune interversion de rôles, et dune situation qui se retourne contre celui qui la crée.
Ici se vérifierait une loi dont nous avons déjà signalé plus dune application. Quand une scène comique a été souvent reproduite, elle passe à létat de « catégorie » ou de modèle. Elle devient amusante par elle-même, indépendamment des causes qui font quelle nous a amusés. Alors des scènes nouvelles, qui ne sont pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles ressemblent à celle-là par quelque côté. Elles évoqueront plus ou moins confusément dans notre esprit une image que nous savons drôle. Elles viendront se classer dans un genre où figure un type de comique officiellement reconnu. La scène du « voleur volé » est de cette espèce. Elle irradie sur une foule dautres scènes le comique quelle renferme. Elle finit par rendre comique toute mésaventure quon sest attirée par sa faute, quelle que soit la faute, quelle que soit la mésaventure, que dis-je ? une allusion à cette mésaventure, un mot qui la rappelle. « Tu las voulu, George Dandin », ce mot naurait rien damusant sans les résonances comiques qui le prolongent.
III. Mais nous avons assez parlé de la répétition et de linversion. Nous arrivons à linterférence des séries. Cest un effet comique dont il est difficile de dégager la formule, à cause de lextraordinaire variété des formes sous lesquelles il se présente au théâtre. Voici peut-être comme il faudrait le définir : Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries dévénements absolument indépendantes, et quelle peut sinterpréter à la fois dans deux sens tout différents.
On pensera aussitôt au quiproquo. Et le quiproquo est bien en effet une situation qui présente en même temps deux sens différents, lun simplement possible, celui que les acteurs lui prêtent, lautre réel, celui que le public lui donne. Nous apercevons le sens réel de la situation, parce quon a eu soin de nous en montrer toutes les faces ; mais les acteurs ne connaissent chacun que lune delles : de là leur méprise, de là le jugement faux quils portent sur ce quon fait autour deux comme aussi sur ce quils font eux-mêmes. Nous allons de ce jugement faux au jugement vrai ; nous oscillons entre le sens possible et le sens réel ; et cest ce balancement de notre esprit entre deux interprétations opposées qui apparaît dabord dans lamusement que le quiproquo nous donne. On comprend que certains philosophes aient été surtout frappés de ce balancement, et que quelques-uns aient vu lessence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent. Mais leur définition est loin de convenir à tous les cas ; et, là même où elle convient, elle ne définit pas le principe du comique, mais seulement une de ses conséquences plus ou moins lointaines. Il est aisé de voir, en effet, que le quiproquo théâtral nest que le cas particulier dun phénomène plus général, linterférence des séries indépendantes, et que dailleurs le quiproquo nest pas risible par lui-même, mais seulement comme signe dune interférence de séries.
Dans le quiproquo, en effet, chacun des personnages est inséré dans une série dévénements qui le concernent, dont il a la représentation exacte, et sur lesquels il règle ses paroles et ses actes. Chacune des séries intéressant chacun des personnages se développe dune manière indépendante ; mais elles se sont rencontrées à un certain moment dans des conditions telles que les actes et les paroles qui font partie de lune delles pussent aussi bien convenir à lautre. De là la méprise des personnages, de là léquivoque ; mais cette équivoque nest pas comique par elle-même ; elle ne lest que parce quelle manifeste la coïncidence des deux séries indépendantes. La preuve en est que lauteur doit constamment singénier à ramener notre attention sur ce double fait, lindépendance et la coïncidence. Il y arrive dordinaire en renouvelant sans cesse la fausse menace dune dissociation entre les deux séries qui coïncident. À chaque instant tout va craquer, et tout se raccommode : cest ce jeu qui fait rire, bien plus que le va-et-vient de notre esprit entre deux affirmations contradictoires. Et il nous fait rire parce quil rend manifeste à nos yeux linterférence de deux séries indépendantes, source véritable de leffet comique.
Aussi le quiproquo ne peut-il être quun cas particulier. Cest un des moyens (le plus artificiel peut-être) de rendre sensible linterférence des séries ; mais ce nest pas le seul. Au lieu de deux séries contemporaines, on pourrait aussi bien prendre une série dévénements anciens et une autre actuelle : si les deux séries arrivent à interférer dans notre imagination, il ny aura plus quiproquo, et pourtant le même effet comique continuera à se produire. Pensez à la captivité de Bonivard dans le château de Chillon : voilà une première série de faits. Représentez-vous ensuite Tartarin voyageant en Suisse, arrêté, emprisonné : seconde série, indépendante de la première. Faites maintenant que Tartarin soit rivé à la propre chaîne de Bonivard et que les deux histoires paraissent un instant coïncider, vous aurez une scène très amusante, une des plus amusantes que la fantaisie de Daudet ait tracées. Beaucoup dincidents du genre héroï-comique se décomposeraient ainsi. La transposition, généralement comique, de lancien en moderne sinspire de la même idée.
Labiche a usé du procédé sous toutes ses formes. Tantôt il commence par constituer les séries indépendantes et samuse ensuite à les faire interférer entre elles : il prendra un groupe fermé, une noce par exemple, et le fera tomber dans des milieux tout à fait étrangers où certaines coïncidences, lui permettront de sintercaler momentanément. Tantôt il conservera à travers la pièce un seul et même système de personnages, mais il fera que quelques-uns de ces personnages aient quelque chose à dissimuler, soient obligés de sentendre entre eux, jouent enfin une petite comédie au milieu de la grande : à chaque instant lune des deux comédies va déranger lautre, puis les choses sarrangent et la coïncidence des deux séries se rétablit. Tantôt enfin cest une série dévénements tout idéale quil intercalera dans la série réelle, par exemple un passé quon voudrait cacher, et qui fait sans cesse irruption dans le présent, et quon arrive chaque fois à réconcilier avec les situations quil semblait devoir bouleverser. Mais toujours nous retrouvons les deux séries indépendantes, et toujours la coïncidence partielle.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse des procédés de vaudeville. Quil y ait interférence de séries, inversion ou répétition, nous voyons que lobjet est toujours le même : obtenir ce que nous avons appelé une mécanisation de la vie. On prendra un système dactions et de relations, et on le répétera tel quel, ou on le retournera sens dessus dessous, ou on le transportera en bloc dans un autre système avec lequel il coïncide en partie, toutes opérations qui consistent à traiter la vie comme un mécanisme à répétition, avec effets réversibles et pièces interchangeables. La vie réelle est un vaudeville dans lexacte mesure où elle produit naturellement des effets du même genre, et par conséquent dans lexacte mesure où elle soublie elle-même, car si elle faisait sans cesse attention, elle serait continuité variée, progrès irréversible, unité indivisée. Et cest pourquoi le comique des événements peut se définir une distraction des choses, de même que le comique dun caractère individuel tient toujours, comme nous le faisions pressentir et comme nous le montrerons en détail plus loin, à une certaine distraction fondamentale de la personne. Mais cette distraction des événements est exceptionnelle. Les effets en sont légers. Et elle est en tout cas incorrigible, de sorte quil ne sert à rien den rire. Cest pourquoi lidée ne serait pas venue de lexagérer, de lériger en système, de créer un art pour elle, si le rire nétait un plaisir et si lhumanité ne saisissait au vol la moindre occasion de le faire naître. Ainsi sexplique le vaudeville qui est à la vie réelle ce que le pantin articulé est à lhomme qui marche, une exagération très artificielle dune certaine raideur naturelle des choses. Le fil qui le relie à la vie réelle est bien fragile. Ce nest guère quun jeu, subordonné, comme tous les jeux, à une convention dabord acceptée. La comédie de caractère pousse dans la vie des racines autrement profondes. Cest delle surtout que nous nous occuperons dans la dernière partie de notre étude. Mais nous devons dabord analyser un certain genre de comique qui ressemble par bien des côtés à celui du vaudeville, le comique de mots.
[ II ]
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Il y a peut-être quelque chose dartificiel à faire une catégorie spéciale pour le comique de mots, car la plupart des effets comiques que nous avons étudiés jusquici se produisaient déjà par lintermédiaire du langage. Mais il faut distinguer entre le comique que le langage exprime et celui que le langage crée. Le premier pourrait, à la rigueur, se traduire dune langue dans une autre, quitte à perdre la plus grande partie de son relief en passant dans une société nouvelle, autre par ses murs, par sa littérature, et surtout par ses associations didées. Mais le second est généralement intraduisible. Il doit ce quil est à la structure de la phrase ou au choix des mots. Il ne constate pas, à laide du langage, certaines distractions particulières des hommes ou des événements. Il souligne les distractions du langage lui-même. Cest le langage lui-même, ici, qui devient comique.
Il est vrai que les phrases ne se font pas toutes seules, et que si nous rions delles, nous pourrons rire de leur auteur par la même occasion. Mais cette dernière condition ne sera pas indispensable. La phrase, le mot auront ici une force comique indépendante. Et la preuve en est que nous serons embarrassés, dans la plupart des cas, pour dire de qui nous rions, bien que nous sentions confusément parfois quil y a quelquun en cause.
La personne en cause, dailleurs, nest pas toujours celle qui parle. Il y aurait ici une importante distinction à faire entre le spirituel et le comique. Peut-être trouverait-on quun mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le prononce, et spirituel quand il nous fait rire dun tiers ou rire de nous. Mais, le plus souvent, nous ne saurions décider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible simplement.
Peut-être aussi faudrait-il, avant daller plus loin, examiner de plus près ce quon entend par esprit. Car un mot desprit nous fait tout au moins sourire, de sorte quune étude du rire ne serait pas complète si elle négligeait dapprofondir la nature de lesprit, den éclaircir lidée. Mais je crains que cette essence très subtile ne soit de celles qui se décomposent à la lumière.
Distinguons dabord deux sens du mot esprit, lun plus large, lautre plus étroit. Au sens le plus large du mot, il semble quon appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles indifférents, lhomme desprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et lui-même, un peu, se met en scène aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple épris du théâtre. Dans lhomme desprit il y a quelque chose du poète, de même que dans le bon liseur il y a le commencement dun comédien. Je fais ce rapprochement à dessein, parce quon établirait sans peine une proportion entre les quatre termes. Pour bien lire, il suffit de posséder la partie intellectuelle de lart du comédien ; mais pour bien jouer, il faut être comédien de toute son âme et dans toute sa personne. Ainsi la création poétique exige un certain oubli de soi, qui nest pas par où pèche dordinaire lhomme desprit. Celui-ci transparaît plus ou moins derrière ce quil dit et ce quil fait. Il ne sy absorbe pas, parce quil ny met que son intelligence.
Tout poète pourra donc se révéler homme desprit quand il lui plaira. Il naura rien besoin dacquérir pour cela ; il aurait plutôt à perdre quelque chose. Il lui suffirait de laisser ses idées converser entre elles « pour rien, pour le plaisir ». Il naurait quà desserrer le double lien qui maintient ses idées en contact avec ses sentiments et son âme en contact avec la vie. Enfin il tournerait à lhomme desprit sil ne voulait plus être poète par le cur aussi, mais seulement par lintelligence.
Mais si lesprit consiste en général à voir les choses sub specie theatri, on conçoit quil puisse être plus particulièrement tourné vers une certaine variété de lart dramatique, la comédie. De là un sens plus étroit du mot, le seul qui nous intéresse dailleurs au point de vue de la théorie du rire. On appellera cette fois esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir.
Quels sont les acteurs de ces scènes ? À qui lhomme desprit a-t-il affaire ? Dabord à ses interlocuteurs eux-mêmes, quand le mot est une réplique directe à lun deux. Souvent à une personne absente, dont il suppose quelle a parlé et quil lui répond. Plus souvent encore à tout le monde, je veux dire au sens commun, quil prend à partie en tournant au paradoxe une idée courante, ou en utilisant un tour de phrase accepté, en parodiant une citation ou un proverbe. Comparez ces petites scènes entre elles, vous verrez que ce sont généralement des variations sur un thème de comédie que nous connaissons bien, celui du « voleur volé ». On saisit une métaphore, une phrase, un raisonnement, et on les retourne contre celui qui les fait ou qui pourrait les faire, de manière quil ait dit ce quil ne voulait pas dire et quil vienne lui-même, en quelque sorte, se faire prendre au piège du langage. Mais le thème du « voleur volé » nest pas le seul possible. Nous avons passé en revue bien des espèces de comique ; il nen est pas une seule qui ne puisse saiguiser en trait desprit.
Le mot desprit se prêtera donc à une analyse dont nous pouvons donner maintenant, pour ainsi dire, la formule pharmaceutique. Voici cette formule. Prenez le mot, épaississez-le dabord en scène jouée, cherchez ensuite la catégorie comique à laquelle cette scène appartiendrait : vous réduirez ainsi le mot desprit à ses plus simples éléments et vous aurez lexplication complète.
Appliquons cette méthode à un exemple classique. « Jai mal à votre poitrine », écrivait Mme de Sévigné à sa fille malade. Voilà un mot desprit. Si notre théorie est exacte, il nous suffira dappuyer sur le mot, de le grossir et de lépaissir, pour le voir sétaler en scène comique. Or nous trouvons précisément cette petite scène, toute faite, dans LAmour médecin de Molière. Le faux médecin Clitandre, appelé pour donner ses soins à la fille de Sganarelle, se contente de tâter le pouls à Sganarelle lui-même, après quoi il conclut sans hésitation, en se fondant sur la sympathie qui doit exister entre le père et la fille : « Votre fille est bien malade ! » Voilà donc le passage effectué du spirituel au comique. Il ne nous reste plus alors, pour compléter notre analyse, quà chercher ce quil y a de comique dans lidée de porter un diagnostic sur lenfant après auscultation du père ou de la mère. Mais nous savons quune des formes essentielles de la fantaisie comique consiste à nous représenter lhomme vivant comme une espèce de pantin articulé, et que souvent, pour nous déterminer à former cette image, on nous montre deux ou plusieurs personnes qui parlent et agissent comme si elles étaient reliées les unes aux autres par dinvisibles ficelles. Nest-ce pas cette idée quon nous suggère ici en nous amenant à matérialiser, pour ainsi dire, la sympathie que nous établissons entre la fille et son père ?
On comprendra alors pourquoi les auteurs qui ont traité de lesprit ont dû se borner à noter lextraordinaire complexité des choses que ce terme désigne, sans réussir dordinaire à le définir. Il y a bien des façons dêtre spirituel, presque autant quil y en a de ne lêtre pas. Comment apercevoir ce quelles ont de commun entre elles, si lon ne commence par déterminer la relation générale du spirituel au comique ? Mais, une fois cette relation dégagée, tout séclaircit. Entre le comique et le spirituel on découvre alors le même rapport quentre une scène faite et la fugitive indication dune scène à faire. Autant le comique peut prendre de formes, autant lesprit aura de variétés correspondantes. Cest donc le comique, sous ses diverses formes, quil faut définir dabord, en retrouvant (ce qui est déjà assez difficile) le fil qui conduit dune forme à lautre. Par là même on aura analysé lesprit, qui apparaîtra alors comme nétant que du comique volatilisé. Mais suivre la méthode inverse, chercher directement la formule de lesprit, cest aller à un échec certain. Que dirait-on du chimiste qui aurait les corps à discrétion dans son laboratoire, et qui prétendrait ne les étudier quà létat de simples traces dans latmosphère ?
Mais cette comparaison du spirituel et du comique nous indique en même temps la marche à suivre pour létude du comique de mots. Dun côté, en effet, nous voyons quil ny a pas de différence essentielle entre un mot comique et un mot desprit, et dautre part le mot desprit, quoique lié à une figure de langage, évoque limage confuse ou nette dune scène comique. Cela revient à dire que le comique du langage doit correspondre, point par point, au comique des actions et des situations et quil nen est, si lon peut sexprimer ainsi, que la projection sur le plan des mots. Revenons donc au comique des actions et des situations. Considérons les principaux procédés par lesquels on lobtient. Appliquons ces procédés au choix des mots et à la construction des phrases. Nous aurons ainsi les formes diverses du comique de mots et les variétés possibles de lesprit.
I. Se laisser aller, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, à dire ce quon ne voulait pas dire ou à faire ce quon ne voulait pas faire, voilà, nous le savons, une des grandes sources du comique. Cest pourquoi la distraction est essentiellement risible. Cest pourquoi aussi lon rit de ce quil peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie. Ce genre de raideur sobserve-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisquil y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées. Un personnage qui sexprimerait toujours dans ce style serait invariablement comique. Mais pour quune phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore quelle porte en elle un signe auquel nous reconnaissions, sans hésitation possible, quelle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut guère arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste, soit une erreur grossière, soit surtout une contradiction dans les termes. De là cette règle générale : On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré.
« Ce sabre est le plus beau jour de ma vie », dit M. Prudhomme. Traduisez la phrase en anglais ou en allemand, elle deviendra simplement absurde, de comique quelle était en français. Cest que « le plus beau jour de ma vie » est une de ces fins de phrase toutes faites auxquelles notre oreille est habituée. Il suffit alors, pour la rendre comique, de mettre en pleine lumière lautomatisme de celui qui la prononce. Cest à quoi lon arrive en y insérant une absurdité. Labsurdité nest pas ici la source du comique. Elle nest quun moyen très simple et très efficace de nous le révéler.
Nous navons cité quun mot de M. Prudhomme. Mais la plupart des mots quon lui attribue sont faits sur le même modèle. M. Prudhomme est lhomme des phrases toutes faites. Et comme il y a des phrases toutes faites dans toutes les langues, M. Prudhomme est généralement transposable, quoiquil soit rarement traduisible.
Quelquefois la phrase banale, sous le couvert de laquelle labsurdité passe, est un peu plus difficile à apercevoir. « Je naime pas à travailler entre mes repas », a dit un paresseux. Le mot ne serait pas amusant, sil ny avait ce salutaire précepte dhygiène : « Il ne faut pas manger entre ses repas. »
Quelquefois aussi leffet se complique. Au lieu dun seul moule de phrase banal, il y en a deux ou trois qui memboîtent lun dans lautre. Soit, par exemple, ce mot dun personnage de Labiche : « Il ny a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable. » On semble bien profiter ici de deux propositions qui nous sont familières : « Cest Dieu qui dispose de la vie des hommes », et : « Cest un crime, pour lhomme, que de tuer son semblable. » Mais les deux propositions sont combinées de manière à tromper notre oreille et à nous donner limpression dune de ces phrases quon répète et quon accepte machinalement. De là une somnolence de notre attention, que tout à coup labsurdité réveille.
Ces exemples suffiront à faire comprendre comment une des formes les plus importantes du comique se projette et se simplifie sur le plan du langage. Passons à une forme moins générale.
II. « Nous rions toutes les fois que notre attention est détournée sur le physique dune personne, alors que le moral était en cause » : voilà une loi que nous avons posée dans la première partie de notre travail. Appliquons-la au langage. On pourrait dire que la plupart des mots présentent un sens physique et un sens moral, selon quon les prend au propre ou au figuré. Tout mot commence en effet par désigner un objet concret ou une action matérielle ; mais peu à peu le sens du mot a pu se spiritualiser en relation abstraite ou en idée pure. Si donc notre loi se conserve ici, elle devra prendre la forme suivante : On obtient un effet comique quand on affecte dentendre une expression au propre, alors quelle était employée au figuré. Ou encore : Dès que notre attention se concentre sur la matérialité dune métaphore, lidée exprimée devient comique.
« Tous les arts sont frères » : dans cette phrase le mot « frère » est pris métaphoriquement pour désigner une ressemblance plus ou moins profonde. Et le mot est si souvent employé ainsi que nous ne pensons plus, en lentendant, à la relation concrète et matérielle quune parenté implique. Nous y penserions déjà davantage si lon nous disait : « Tous les arts sont cousins », parce que le mot « cousin » est moins souvent pris au figuré ; aussi ce mot se teindrait-il ici dune nuance comique légère. Allez maintenant jusquau bout, supposez quon attire violemment notre attention sur la matérialité de limage en choisissant une relation de parenté incompatible avec le genre des termes que cette parenté doit unir : vous aurez un effet risible. Cest le mot bien connu, attribué encore à M. Prudhomme : « Tous les arts sont surs. »
« Il court après lesprit », disait-on devant Boufflers dun prétentieux personnage. Si Boufflers avait répondu : « Il ne lattrapera pas », ceût été le commencement dun mot desprit ; mais ce nen eût été que le commencement, parce que le terme « attraper » est pris au figuré presque aussi souvent que le terme « courir », et quil ne nous contraint pas assez violemment à matérialiser limage de deux coureurs lancés lun derrière lautre. Voulez-vous que la réplique me paraisse tout à fait spirituelle ? Il faudra que vous empruntiez au vocabulaire du sport un terme si concret, si vivant, que je puisse mempêcher dassister pour tout de bon à la course. Cest ce que fait Boufflers : « Je parie pour lesprit. »
Nous disions que lesprit consiste souvent à prolonger lidée dun interlocuteur jusquau point où il exprimerait le contraire de sa pensée et où il viendrait se faire prendre lui-même, pour ainsi dire, au piège de son discours. Ajoutons maintenant que ce piège est souvent aussi une métaphore ou une comparaison dont on retourne contre lui la matérialité. On se rappelle ce dialogue entre une mère et son fils dans les Faux Bonshommes : « Mon ami, la Bourse est un jeu dangereux. On gagne un jour et lon perd le lendemain. Eh bien, je ne jouerai que tous les deux jours. » Et, dans la même pièce, lédifiante conversation de deux financiers : « Est-ce bien loyal ce que nous faisons là ? Car enfin, ces malheureux actionnaires, nous leur prenons largent dans la poche... Et dans quoi voulez-vous donc que nous le prenions ? »
Aussi obtiendra-t-on un effet amusant quand on développera un symbole ou un emblème dans le sens de leur matérialité et quon affectera alors de conserver à ce développement la même valeur symbolique quà lemblème. Dans un très joyeux vaudeville, on nous présente un fonctionnaire de Monaco dont luniforme est couvert de médailles, bien quune seule décoration lui ait été conférée : « Cest, dit-il, que jai placé ma médaille sur un numéro de la roulette, et comme ce numéro est sorti, jai eu droit à trente-six fois ma mise. » Nest-ce pas un raisonnement analogue que celui de Giboyer dans Les Effrontés ? On parle dune mariée de quarante ans qui porte des fleurs doranger sur sa toilette de noce : « Elle aurait droit à des oranges », dit Giboyer.
Mais nous nen finirions pas si nous devions prendre une à une les diverses lois que nous avons énoncées, et en chercher la vérification sur ce que nous avons appelé le plan du langage. Nous ferons mieux de nous en tenir aux trois propositions générales de notre dernier chapitre. Nous avons montré que des « séries dévénements » pouvaient devenir comiques soit par répétition, soit par inversion, soit enfin par interférence. Nous allons voir quil en est de même des séries de mots.
Prendre des séries dévénements et les répéter dans un nouveau ton ou dans un nouveau milieu, ou les intervertir en leur conservant encore un sens, ou les mêler de manière que leurs significations respectives interfèrent entre elles, cela est comique, disions-nous, parce que cest obtenir de la vie quelle se laisse traiter mécaniquement. Mais la pensée, elle aussi, est chose qui vit. Et le langage, qui traduit la pensée, devrait être aussi vivant quelle. On devine donc quune phrase deviendra comique si elle donne encore un sens en se retournant, ou si elle exprime indifféremment deux systèmes didées tout à fait indépendants, ou enfin si on la obtenue en transposant une idée dans un ton qui nest pas le sien. Telles sont bien en effet les trois lois fondamentales de ce quon pourrait appeler la transformation comique des propositions, comme nous allons le montrer sur quelques exemples.
Disons dabord que ces trois lois sont loin davoir une égale importance en ce qui concerne la théorie du comique. Linversion est le procédé le moins intéressant. Mais il doit être dune application facile, car on constate que les professionnels de lesprit, dès quils entendent prononcer une phrase, cherchent si lon nobtiendrait pas encore un sens en la renversant, par exemple en mettant le sujet à la place du régime et le régime à la place du sujet. Il nest pas rare quon se serve de ce moyen pour réfuter une idée en termes plus ou moins plaisants. Dans une comédie de Labiche, un personnage crie au locataire dau-dessus, qui lui salit son balcon : « Pourquoi jetez-vous vos pipes sur ma terrasse ? » À quoi la voix du locataire répond : « Pourquoi mettez-vous votre terrasse sous mes pipes ? » Mais il est inutile dinsister sur ce genre desprit. On en multiplierait trop aisément les exemples.
Linterférence de deux systèmes didées dans la même phrase est une source intarissable deffets plaisants. Il y a bien des moyens dobtenir ici linterférence, cest-à-dire de donner à la même phrase deux significations indépendantes qui se superposent. Le moins estimable de ces moyens est le calembour. Dans le calembour, cest bien la même phrase qui parait présenter deux sens indépendants, mais ce nest quune apparence, et il y a en réalité deux phrases différentes, composées de mots différents, quon affecte de confondre entre elles en profitant de ce quelles donnent le même son à loreille. Du calembour on passera dailleurs par gradations insensibles au véritable jeu de mots. Ici les deux systèmes didées se recouvrent réellement dans une seule et même phrase et lon a affaire aux mêmes mots ; on profite simplement de la diversité de sens quun mot peut prendre, dans son passage surtout du propre au figuré. Aussi ne trouvera-t-on souvent quune nuance de différence entre le jeu de mots, dune part, et la métaphore poétique ou la comparaison instructive de lautre. Tandis que la comparaison qui instruit et limage qui frappe nous paraissent manifester laccord intime du langage et de la nature, envisagés comme deux formes parallèles de la vie, le jeu de mots nous fait plutôt penser à un laisser-aller du langage, qui oublierait un instant sa destination véritable et prétendrait maintenant régler les choses sur lui, au lieu de se régler sur elles. Le jeu de mots trahit donc une distraction momentanée du langage, et cest dailleurs par là quil est amusant.
Inversion et interférence, en somme, ne sont que des jeux desprit aboutissant à des jeux de mots. Plus profond est le comique de la transposition. La transposition est en effet au langage courant ce que la répétition est à la comédie.
Nous disions que la répétition est le procédé favori de la comédie classique. Elle consiste à disposer les événements de manière quune scène se reproduise, soit entre les mêmes personnages dans de nouvelles circonstances, soit entre des personnages nouveaux dans des situations identiques. Cest ainsi quon fera répéter par les valets, en langage moins noble, une scène déjà jouée par les maîtres. Supposez maintenant des idées exprimées dans le style qui leur convient et encadrées ainsi dans leur milieu naturel. Si vous imaginez un dispositif qui leur permette de se transporter dans un milieu nouveau en conservant les rapports quelles ont entre elles, ou, en dautres termes, si vous les amenez à sexprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton, cest le langage qui vous donnera cette fois la comédie, cest le langage qui sera comique. Point ne sera besoin, dailleurs, de nous présenter effectivement les deux expressions de la même idée, lexpression transposée et lexpression naturelle. Nous connaissons lexpression naturelle, en effet, puisque cest celle que nous trouvons dinstinct. Cest donc sur lautre, et sur lautre seulement, que portera leffort dinvention comique. Dès que la seconde nous est présentée, nous suppléons, de nous-mêmes, la première. Doù cette règle générale : On obtiendra un effet comique en transposant lexpression naturelle dune idée dans un autre ton.
Les moyens de transposition sont si nombreux et si variés, le langage présente une si riche continuité de tons, le comique peut passer ici par un si grand nombre de degrés, depuis la plus plate bouffonnerie jusquaux formes les plus hautes de lhumour et de lironie, que nous renonçons à faire une énumération complète. Il nous suffira, après avoir posé la règle, den vérifier de loin en loin les principales applications.
On pourrait dabord distinguer deux tons extrêmes, le solennel et le familier. On obtiendra les effets les plus gros par la simple transposition de lun dans lautre. De là, deux directions opposées de la fantaisie comique.
Transpose-t-on en familier le solennel ? On a la parodie. Et leffet de parodie, ainsi défini, se prolongera jusquà des cas où lidée exprimée en termes familiers est de celles qui devraient, ne fût-ce que par habitude, adopter un autre ton. Exemple, cette description du lever de laurore, citée par Jean-Paul Richter : « Le ciel commençait à passer du noir au rouge, semblable à un homard qui cuit. » On remarquera que lexpression de choses antiques en termes de la vie moderne donne le même effet, à cause de lauréole de poésie qui entoure lantiquité classique.
Cest, sans aucun doute, le comique de la parodie qui a suggéré à quelques philosophes, en particulier à Alexandre Bain, lidée de définir le comique en général par la dégradation. Le risible naîtrait « quand on nous présente une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile ». Mais si notre analyse est exacte, la dégradation nest quune des formes de la transposition, et la transposition elle-même nest quun des moyens dobtenir le rire. Il y en a beaucoup dautres, et la source du rire doit être cherchée plus haut. Dailleurs, sans aller aussi loin, il est aisé de voir que si la transposition du solennel en trivial, du meilleur en pire, est comique, la transposition inverse peut lêtre encore davantage.
On la trouve aussi souvent que lautre. Et lon pourrait, semble-t-il, en distinguer deux formes principales, selon quelle porte sur la grandeur des objets ou sur leur valeur.
Parler des petites choses comme si elles étaient grandes, cest, dune manière générale, exagérer. Lexagération est comique quand elle est prolongée et surtout quand elle est systématique : cest alors, en effet, quelle apparaît comme un procédé de transposition. Elle fait si bien rire que quelques auteurs ont pu définir le comique par lexagération, comme dautres lavaient défini par la dégradation. En réalité, lexagération, comme la dégradation, nest quune certaine forme dune certaine espèce de comique. Mais cen est une forme très frappante. Elle a donné naissance au poème héroï-comique, genre un peu usé, sans doute, mais dont on retrouve les restes chez tous ceux qui sont enclins à exagérer méthodiquement. On pourrait dire de la vantardise, souvent, que cest par son côté héroï-comique, quelle nous fait rire.
Plus artificielle, mais plus raffinée aussi, est la transposition de bas en haut qui sapplique à la valeur des choses, et non plus à leur grandeur. Exprimer honnêtement une idée malhonnête, prendre une situation scabreuse, ou un métier bas, ou une conduite vile, et les décrire en termes de stricte respectability, cela est généralement comique. Nous venons demployer un mot anglais : la chose elle-même, en effet, est bien anglaise. On en trouverait dinnombrables exemples chez Dickens, chez Thackeray, dans la littérature anglaise en général. Notons-le en passant : lintensité de leffet ne dépend pas ici de sa longueur. Un mot suffira parfois, pourvu que ce mot nous laisse entrevoir tout un système de transposition accepté dans un certain milieu, et quil nous révèle, en quelque sorte, une organisation morale de limmoralité. On se rappelle cette observation dun haut fonctionnaire à un de ses subordonnés, dans une pièce de Gogol : « Tu voles trop pour un fonctionnaire de ton grade. »
Pour résumer ce qui précède, nous dirons quil y a dabord deux termes de comparaison extrêmes, le très grand et le très petit, le meilleur et le pire, entre lesquels la transposition peut seffectuer dans un sens ou dans lautre. Maintenant, en resserrant peu à peu lintervalle, on obtiendrait des termes à contraste de moins en moins brutal et des effets de transposition comique de plus en plus subtils.
La plus générale de ces oppositions serait peut-être celle du réel à lidéal, de ce qui est à ce qui devrait être. Ici encore la transposition pourra se faire dans les deux directions inverses. Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que cest précisément ce qui est : en cela consiste lironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que cest bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent lhumour. Lhumour, ainsi définie, est linverse de lironie. Elles sont, lune et lautre, des formes de la satire, mais lironie est de nature oratoire, tandis que lhumour a quelque chose de plus scientifique. On accentue lironie en se laissant soulever de plus en plus haut par lidée du bien qui devrait être : cest pourquoi lironie peut séchauffer intérieurement jusquà devenir, en quelque sorte, de léloquence sous pression. On accentue lhumour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à lintérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. Plusieurs auteurs, Jean-Paul entre autres, ont remarqué que lhumour affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis. Si notre analyse est exacte, ce nest pas là un trait accidentel de lhumour, cen est, là où il se rencontre, lessence même. Lhumoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour nous dégoûter ; et lhumour, au sens restreint où nous prenons le mot, est bien une transposition du moral en scientifique.
En rétrécissant encore lintervalle des termes quon transpose lun dans lautre, on obtiendrait maintenant des systèmes de transposition comique de plus en plus spéciaux. Ainsi, certaines professions ont un vocabulaire technique : combien na-t-on pas obtenu deffets risibles en transposant dans ce langage professionnel les idées de la vie commune ! Également comique est lextension de la langue des affaires aux relations mondaines, par exemple cette phrase dun personnage de Labiche faisant allusion à une lettre dinvitation quil a reçue : « Votre amicale du 3 de lécoulé », et transposant ainsi la formule commerciale : « Votre honorée du 3 courant. » Ce genre de comique peut dailleurs atteindre une profondeur particulière quand il ne décèle plus seulement une habitude professionnelle, mais un vice de caractère. On se rappelle les scènes des Faux Bonshommes et de la Famille Benoiton où le mariage est traité comme une affaire, et où les questions de sentiment se posent en termes strictement commerciaux.
Mais nous touchons ici au point où les particularités de langage ne font que traduire les particularités de caractère, et nous devons en réserver pour notre prochain chapitre létude plus approfondie. Ainsi quil fallait sy attendre, et comme on a pu voir par ce qui précède, le comique de mots suit de près le comique de situation et vient se perdre, avec ce dernier genre de comique lui-même, dans le comique de caractère. Le langage naboutit à des effets risibles que parce quil est une uvre humaine, modelée aussi exactement que possible sur les formes de lesprit humain. Nous sentons en lui quelque chose qui vit de notre vie ; et si cette vie du langage était complète et parfaite, sil ny avait rien en elle de figé, si le langage enfin était un organisme tout à fait unifié, incapable de se scinder en organismes indépendants, il échapperait au comique, comme y échapperait dailleurs aussi une âme à la vie harmonieusement fondue, unie, semblable à une nappe deau bien tranquille. Mais il ny a pas détang qui ne laisse flotter des feuilles mortes à sa surface, pas dâme humaine sur laquelle ne se posent des habitudes qui la raidissent contre elle-même en la raidissant contre les autres, pas de langue enfin assez souple, assez vivante, assez présente tout entière à chacune de ses parties pour éliminer le tout fait et pour résister aussi aux opérations mécaniques dinversion, de transposition, etc., quon voudrait exécuter sur elle comme sur une simple chose. Le raide, le tout fait, le mécanique, par opposition au souple, au continuellement changeant, au vivant, la distraction par opposition à lattention, enfin lautomatisme par opposition à lactivité libre, voilà, en somme, ce que le rire souligne et voudrait corriger. Nous avons demandé à cette idée déclairer notre départ au moment où nous nous engagions dans lanalyse du comique. Nous lavons vue briller à tous les tournants décisifs de notre chemin. Cest par elle maintenant que nous allons aborder une recherche plus importante et, nous lespérons, plus instructive. Nous nous proposons, en effet, détudier les caractères comiques, ou plutôt de déterminer les conditions essentielles de la comédie de caractère, mais en tâchant que cette étude contribue à nous faire comprendre la vraie nature de lart, ainsi que le rapport général de lart à la vie.
Chapitre III
Le comique de caractère
I
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Nous avons suivi le comique à travers plusieurs de ses tours et détours, cherchant comment il sinfiltre dans une forme, une attitude, un geste, une situation, une action, un mot. Avec lanalyse des caractères comiques, nous arrivons maintenant à la partie la plus importante de notre tâche. Cen serait dailleurs aussi la plus difficile, si nous avions cédé à la tentation de définir le risible sur quelques exemples frappants, et par conséquent grossiers : alors, à mesure que nous nous serions élevés vers les manifestations du comique les plus hautes, nous aurions vu les faits glisser entre les mailles trop larges de la définition qui voudrait les retenir. Mais nous avons suivi en réalité la méthode inverse : cest du haut vers le bas que nous avons dirigé la lumière. Convaincu que le rire a une signification et une portée sociales, que le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société, quil ny a de comique enfin que lhomme, cest lhomme, cest le caractère que nous avons visé dabord. La difficulté était bien plutôt alors dexpliquer comment il nous arrive de rire dautre chose que dun caractère, et par quels subtils phénomènes dimprégnation, de combinaison ou de mélange le comique peut sinsinuer dans un simple mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le travail que nous avons fait jusquici. Nous nous donnions le métal pur, et nos efforts ne tendaient quà reconstituer le minerai. Mais cest le métal lui-même que nous allons étudier maintenant. Rien ne sera plus facile, car nous avons affaire cette fois à un élément simple. Regardons-le de près, et voyons comment il réagit à tout le reste.
Il y a des états dâme, disions-nous, dont on sémeut dès quon les connaît, des joies et des tristesses avec lesquelles on sympathise, des passions et des vices qui provoquent létonnement douloureux, ou la terreur, ou la pitié chez ceux qui les contemplent, enfin des sentiments qui se prolongent dâme en âme par des résonances sentimentales. Tout cela intéresse lessentiel de la vie. Tout cela est sérieux, parfois même tragique. Où la personne dautrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie. Et elle commence avec ce qui-on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres. Le rire est là pour corriger sa distraction et pour le tirer de son rêve. Sil est permis de comparer aux petites choses les grandes, nous rappellerons ici ce qui se passe à lentrée de nos Écoles. Quand le candidat a franchi les redoutables épreuves de lexamen, il lui reste à en affronter dautres, celles que ses camarades plus anciens lui préparent pour le former à la société nouvelle où il pénètre et, comme ils disent, pour lui assouplir le caractère. Toute petite société qui se forme au sein de la grande est portée ainsi, par un vague instinct, à inventer un mode de correction et dassouplissement pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et quil va falloir modifier. La société proprement dite ne procède pas autrement. Il faut que chacun de ses membres reste attentif à ce qui lenvironne, se modèle sur lentourage, évite enfin de senfermer dans son caractère ainsi que dans une tour divoire. Et cest pourquoi elle fait planer sur chacun, sinon la menace dune correction, du moins la perspective dune humiliation qui, pour être légère, nen est pas moins redoutée. Telle doit être la fonction du rire. Toujours un peu humiliant pour celui qui en est lobjet, le rire est véritablement une espèce de brimade sociale.
De là le caractère équivoque du comique. Il nappartient ni tout à fait à lart, ni tout à fait à la vie. Dun côté les personnages de la vie réelle ne nous feraient pas rire si nous nétions capables dassister à leurs démarches comme à un spectacle que nous regardons du haut de notre loge ; ils ne sont comiques à nos yeux que parce quils nous donnent la comédie. Mais, dautre part, même au théâtre, le plaisir de rire nest pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé. Il sy mêle une arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne lavons pas nous-mêmes. Il y entre lintention inavouée dhumilier, et par là, il est vrai, de corriger tout au moins, extérieurement. Cest pourquoi la comédie est bien plus près de la vie réelle que le drame. Plus un drame a de grandeur, plus profonde est lélaboration à laquelle le poète a dû soumettre la réalité pour en dégager le tragique à létat pur. Au contraire, cest dans ses formes intérieures seulement, cest dans le vaudeville et la farce, que la comédie tranche sur le réel : plus elle sélève, plus elle tend à se confondre avec la vie, et il y a des scènes de la vie réelle qui sont si voisines de la haute comédie que le théâtre pourrait se les approprier sans y changer un mot.
Il suit de là que les éléments du caractère comique seront les mêmes au théâtre et dans la vie. Quels sont-ils ? Nous naurons pas de peine à les déduire.
On a souvent dit que les défauts légers de nos semblables sont ceux qui nous font rire. Je reconnais quil y a une large part de vérité dans cette opinion, et néanmoins je ne puis la croire tout à fait exacte. Dabord, en matière de défauts, la limite est malaisée à tracer entre le léger et le grave : peut-être nest-ce pas parce quun défaut est léger quil nous fait rire, mais parce quil nous fait rire que nous le trouvons léger, rien ne désarme comme le rire. Mais on peut aller plus loin, et soutenir quil y a des défauts dont nous rions tout en les sachant graves : par exemple lavarice dHarpagon. Et enfin il faut bien savouer quoiquil en coûte un peu de le dire que nous ne rions pas seulement des défauts de nos semblables, mais aussi, quelquefois, de leurs qualités. Nous rions dAlceste. On dira que ce nest pas lhonnêteté dAlceste qui est comique, mais la forme particulière que lhonnêteté prend chez lui et, en somme, un certain travers qui nous la gâte. Je le veux bien, mais il nen est pas moins vrai que ce travers dAlceste, dont nous rions, rend son honnêteté risible, et cest là le point important. Concluons donc enfin que le comique nest pas toujours lindice dun défaut, au sens moral du mot, et que si lon tient à y voir un défaut, et un défaut léger, il faudra indiquer à quel signe précis se distingue ici le léger du grave.
La vérité est que le personnage comique peut, à la rigueur, être en règle avec la stricte morale. Il lui reste seulement à se mettre en règle avec la société. Le caractère dAlceste est celui dun parfait honnête homme. Mais il est insociable, et par là même comique. Un vice souple serait moins facile à ridiculiser quune vertu inflexible. Cest la raideur qui est suspecte à la société. Cest donc la raideur dAlceste qui nous fait rire, quoique cette raideur soit ici honnêteté. Quiconque sisole sexpose au ridicule, parce que le comique est fait, en grande partie, de cet isolement même. Ainsi sexplique que le comique soit si souvent relatif aux murs, aux idées tranchons le mot, aux préjugés dune société.
Toutefois, il faut bien reconnaître, à lhonneur de lhumanité, que lidéal social et lidéal moral ne diffèrent pas essentiellement. Nous pouvons donc admettre quen règle générale ce sont bien les défauts dautrui qui nous font rire quitte à ajouter, il est vrai, que ces défauts nous font rire en raison de leur insociabilité plutôt que de leur immoralité. Resterait alors à savoir quels sont les défauts qui peuvent devenir comiques, et dans quels cas nous les jugeons trop sérieux pour en rire.
Mais à cette question nous avons déjà répondu implicitement. Le comique, disions-nous, sadresse à lintelligence pure ; le rire est incompatible avec lémotion. Peignez-moi un défaut aussi léger que vous voudrez : si vous me le présentez de manière à émouvoir ma sympathie, ou ma crainte, ou ma pitié, cest fini, je ne puis plus en rire. Choisissez au contraire un vice profond et même, en général, odieux : vous pourrez le rendre comique si vous réussissez dabord, par des artifices appropriés, a faire quil me laisse insensible. Je ne dis pas qualors le vice sera comique ; je dis que dès lors il pourra le devenir. Il ne faut pas quil mémeuve, voilà la seule condition réellement nécessaire, quoiquelle ne soit sûrement pas suffisante.
Mais comment le poète comique sy prendra-t-il pour mempêcher de mémouvoir ? La question est embarrassante. Pour la tirer au clair, il faudrait sengager dans un ordre de recherches assez nouveau, analyser la sympathie artificielle que nous apportons au théâtre, déterminer dans quels cas nous acceptons, dans quels cas nous refusons de partager des joies et des souffrances imaginaires. Il y a un art de bercer notre sensibilité et de lui préparer des rêves, ainsi quà un sujet magnétisé. Et il y en a un aussi de décourager notre sympathie au moment précis où elle pourrait soffrir, de telle manière que la situation, même sérieuse, ne soit pas prise au sérieux. Deux procédés paraissent dominer ce dernier art, que le poète comique applique plus ou moins inconsciemment. Le premier consiste à isoler, au milieu de lâme du personnage, le sentiment quon lui prête, et à en faire pour ainsi dire un état parasite doué dune existence indépendante. En général, un sentiment intense gagne de proche en proche tous les autres états dâme et les teint de la coloration qui lui est propre : si lon nous fait assister alors à cette imprégnation graduelle, nous finissons peu à peu par nous imprégner nous-mêmes dune émotion correspondante. On pourrait dire pour recourir à une autre image quune émotion est dramatique, communicative, quand tous les harmoniques y sont donnés avec la note fondamentale. Cest parce que lacteur vibre tout entier que le public pourra vibrer à son tour. Au contraire, dans lémotion qui nous laisse indifférents et qui deviendra comique, il y a une raideur qui lempêche dentrer en relation avec le reste de lâme où elle siège. Cette raideur pourra saccuser, à un moment donné, par des mouvements de pantin et provoquer alors le rire, mais déjà auparavant elle contrariait notre sympathie : comment se mettre à lunisson dune âme qui nest pas à lunisson delle-même ? Il y a dans lAvare une scène qui côtoie le drame. Cest celle où lemprunteur et lusurier, qui ne sétaient pas encore vus, se rencontrent face à face et se trouvent être le fils et le père. Nous serions véritablement ici dans le drame si lavarice et le sentiment paternel, sentrechoquant dans lâme dHarpagon, y amenaient une combinaison plus ou moins originale. Mais point du tout. Lentrevue na pas plutôt pris fin que le père a tout oublié. Rencontrant de nouveau son fils, il fait à peine allusion à cette scène si grave : « Et vous, mon fils, à qui jai la bonté de pardonner lhistoire de tantôt, etc. » Lavarice a donc passé à côté du reste sans y toucher, sans en être touchée, distraitement. Elle a beau sinstaller dans lâme, elle a beau être devenue maîtresse de la maison, elle nen reste pas moins une étrangère. Tout autre serait une avarice de nature tragique. On la verrait attirer à elle, absorber, sassimiler, en les transformant, les diverses puissances de lêtre : sentiments et affections, désirs et aversions, vices et vertus, tout cela deviendrait une matière à laquelle lavarice communiquerait un nouveau genre de vie. Telle est, semble-t-il, la première différence essentielle entre la haute comédie et le drame.
Il y en a une seconde, plus apparente, et qui dérive dailleurs de la première. Quand on nous peint un état dâme avec lintention de le rendre dramatique ou simplement de nous le faire prendre au sérieux, on lachemine peu à peu vers des actions qui en donnent la mesure exacte. Cest ainsi que lavare combinera tout en vue du gain, et que le faux dévot, en affectant de ne regarder que le ciel, manuvrera le plus habilement possible sur la terre. La comédie nexclut certes pas les combinaisons de ce genre ; je nen veux pour preuve que les machinations de Tartuffe. Mais cest là ce que la comédie a de commun avec le drame, et pour sen distinguer, pour nous empêcher de prendre au sérieux laction sérieuse, pour nous préparer enfin à rire, elle use dun moyen dont je donnerai ainsi la formule : au lieu de concentrer notre attention sur les actes, elle la dirige plutôt sur les gestes. Jentends ici par gestes les attitudes, les mouvements et même les discours par lesquels un état dâme se manifeste sans but, sans profit, par le seul effet dune espèce de démangeaison intérieure. Le geste ainsi défini diffère profondément de laction. Laction est voulue, en tout cas consciente ; le geste échappe, il est automatique. Dans laction, cest la personne tout entière qui donne ; dans le geste, une partie isolée de la personne sexprime, à linsu ou tout au moins à lécart de la personnalité totale. Enfin (et cest ici le point essentiel), laction est exactement proportionnée au sentiment qui linspire ; il y a passage graduel de lun à lautre, de sorte que notre sympathie ou notre aversion peuvent se laisser glisser le long du fil qui va du sentiment à lacte et sintéresser progressivement. Mais le geste a quelque chose dexplosif, qui réveille notre sensibilité prête à se laisser bercer, et qui, en nous rappelant ainsi à nous-mêmes, nous empêche de prendre les choses au sérieux. Donc, dès que notre attention se portera sur le geste et non pas sur lacte, nous serons dans la comédie. Le personnage de Tartuffe appartiendrait au drame par ses actions : cest quand nous tenons plutôt compte de ses gestes que nous le trouvons comique. Rappelons-nous son entrée en scène : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. » Il sait que Dorine lentend, mais il parlerait de même, soyez-en convaincu, si elle ny était pas. Il est si bien entré dans son rôle dhypocrite quil le joue, pour ainsi dire, sincèrement. Cest par là, et par là seulement, quil pourra devenir comique. Sans cette sincérité matérielle, sans les attitudes et le langage quune longue pratique de lhypocrisie a convertis chez lui en gestes naturels, Tartuffe serait simplement odieux, parce que nous ne penserions plus quà ce quil y a de voulu dans sa conduite. On comprend ainsi que laction soit essentielle dans le drame, accessoire dans la comédie. À la comédie, nous sentons quon eût aussi bien pu choisir toute autre situation pour nous présenter le personnage : ceût été encore le même homme, dans une situation différente. Nous navons pas cette impression à un drame. Ici personnages et situations sont soudés ensemble, ou, pour mieux dire, les événements font partie intégrante des personnes, de sorte que si le drame nous racontait une autre histoire, on aurait beau conserver aux acteurs les mêmes noms, cest à dautres personnes que nous aurions véritablement affaire.
En résumé, nous avons vu quun caractère Peut être bon ou mauvais, peu importe : sil est insociable, il pourra devenir comique. Nous voyons maintenant que la gravité du cas nimporte pas davantage : grave ou léger, il pourra nous faire rire si lon sarrange pour que nous nen soyons pas émus. Insociabilité du personnage, insensibilité du spectateur, voilà, en somme, les deux conditions essentielles. Il y en a une troisième, impliquée dans les deux autres, et que toutes nos analyses tendaient jusquici à dégager.
Cest lautomatisme. Nous lavons montré dès le début de ce travail et nous navons cessé de ramener lattention sur ce point : il ny a dessentiellement risible que ce qui est automatiquement accompli. Dans un défaut, dans une qualité même, le comique est ce par où le personnage se livre à son insu, le geste involontaire, le mot inconscient. Toute distraction est comique. Et plus profonde est la distraction, plus haute est la comédie. Une distraction systématique comme celle de Don Quichotte est ce quon peut imaginer au monde de plus comique : elle est le comique même, puisé aussi près que possible de sa source. Prenez tout autre personnage comique. Si conscient quil puisse être de ce quil dit et de ce quil fait, sil est comique, cest quil y a un aspect de sa personne quil ignore, un côté par où il se dérobe à lui-même : cest par là seulement quil nous fera rire. Les mots profondément comiques sont les mots naïfs où un vice se montre à nu : comment se découvrirait-il ainsi, sil était capable de se voir et de se juger lui-même ? Il nest pas rare quun personnage comique blâme une certaine conduite en termes généraux et en donne aussitôt lexemple : témoin le maître de philosophie de M. Jourdain semportant après avoir prêché contre la colère, Vadius tirant des vers de sa poche après avoir raillé les liseurs de vers, etc. À quoi peuvent tendre ces contradictions, sinon à nous faire toucher du doigt linconscience des personnages ? Inattention à soi et par conséquent à autrui, voilà ce que nous retrouvons toujours. Et si lon examine les choses de près, on verra que linattention se confond précisément ici avec ce que nous avons appelé linsociabilité. La cause de raideur par excellence, cest quon néglige de regarder autour de soi et surtout en soi : comment modeler sa personne sur celle dautrui si lon ne commence par faire connaissance avec les autres et aussi avec soi-même ? Raideur, automatisme, distraction, insociabilité, tout cela se pénètre, et cest de tout cela quest fait le comique de caractère.
En résumé, si on laisse de côté, dans la personne humaine, ce qui intéresse notre sensibilité et réussit à nous émouvoir, le reste pourra devenir comique, et le comique sera en raison directe de la part de raideur qui sy manifestera. Nous avons formulé cette idée dès le début de notre travail. Nous lavons vérifiée dans ses principales conséquences. Nous venons de lappliquer à la définition de la comédie. Nous devons maintenant la serrer de plus près, et montrer comment elle nous permet de marquer la place exacte de la comédie au milieu des autres arts.
En un certain sens, on pourrait dire que tout caractère est comique, à la condition dentendre par caractère ce quil y a de tout fait dans notre personne, ce qui est en nous à létat de mécanisme une fois monté, capable de fonctionner automatiquement. Ce sera, si vous voulez, ce par où nous nous répétons nous-mêmes. Et ce sera aussi, par conséquent, ce par où dautres pourront nous répéter. Le personnage comique est un type. Inversement, la ressemblance à un type a quelque chose de comique. Nous pouvons avoir fréquenté longtemps une personne sans rien découvrir en elle de risible : si lon profite dun rapprochement accidentel pour lui appliquer le nom connu dun héros de drame et de roman, pour un instant au moins elle côtoiera à nos yeux le ridicule. Pourtant ce personnage de roman pourra nêtre pas comique. Mais il est comique de lui ressembler. Il est comique de se laisser distraire de soi-même. Il est comique de venir sinsérer, pour ainsi dire, dans un cadre préparé. Et ce qui est comique par-dessus tout, cest de passer soi-même à létat de cadre où dautres sinséreront couramment, cest de se solidifier en caractère.
Peindre des caractères, cest-à-dire des types généraux, voilà donc lobjet de la haute comédie. On la dit bien des fois. Mais nous tenons à le répéter, parce que nous estimons que cette formule suffit à définir la comédie. Non Seulement, en effet, la comédie nous présente des types généraux, mais cest, à notre avis, le seul de tous les arts qui vise au général, de sorte que lorsquune fois on lui a assigné ce but, on a dit ce quelle est, et ce que le reste ne peut pas être. Pour prouver que telle est bien lessence de la comédie, et quelle soppose par là à la tragédie, au drame, aux autres formes de lart, il faudrait commencer par définir lart dans ce quil a de plus élevé : alors, descendant peu à peu à la poésie comique, on verrait quelle est placée aux confins de lart et de la vie, et quelle tranche, par son caractère de généralité, sur le reste des arts. Nous ne pouvons nous lancer ici dans une étude aussi vaste. Force nous est bien pourtant den esquisser le plan, sous peine de négliger ce quil y a dessentiel, selon nous, dans le théâtre comique.
Quel est lobjet de lart ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que lart serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à lunisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans lespace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela nest perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile sinterpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour lartiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport quelles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, cest naccepter des objets que limpression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent sobscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, jécoute et je crois entendre, je métudie et je crois lire dans le fond de mon cur. Mais ce que je vois et ce que jentends du monde extérieur, cest simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, cest ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à laction. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité quune simplification pratique. Dans la vision quils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à lhomme sont effacées, les ressemblances utiles à lhomme sont accentuées, des routes me sont tracées à lavance où mon action sengagera. Ces routes sont celles où lhumanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que jen pourrai tirer. Et cest cette classification que japerçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute lhomme est déjà très supérieur à lanimal sur ce point. Il est peu probable que lil du loup fasse une différence entre le chevreau et lagneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre dune chèvre, un mouton dun mouton ? Lindividualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois quil ne nous est pas matériellement utile de lapercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme dun autre homme), ce nest pas lindividualité même que notre il saisit, cest-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, sest encore accentuée sous linfluence du langage. Car les mots (à lexception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, sinsinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états dâme qui se dérobent à nous dans ce quils ont dintime, de personnel, doriginalement vécu. Quand nous éprouvons de lamour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose dabsolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous napercevons de notre état dâme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce quil est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, lindividualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec dautres forces ; et fascinés par laction, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain quelle sest choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est uvre de réflexion et de philosophie. Je parle dun détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, dentendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si lâme nadhérait plus à laction par aucune de ses perceptions, elle serait lâme dun artiste comme le monde nen a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. Mais cest trop demander à la nature. Pour ceux mêmes dentre nous quelle a faits artistes, cest accidentellement, et dun seul côté, quelle a soulevé le voile. Cest dans une direction seulement quelle a oublié dattacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, cest par un de ses sens, et par ce sens seulement, que lartiste est ordinairement voué à lart. De là, à lorigine, la diversité des arts. De là aussi la spécialité des prédispositions. Celui-là sattachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, cest la vie intérieure des choses quil verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception dabord déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui sinterposaient entre notre il et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de lart, qui est ici de nous révéler la nature. Dautres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état dâme individuel, cest le sentiment, cest létat dâme quils iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils singénieront à nous faire voir quelque chose de ce quils auront vu : par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à sorganiser ensemble et à sanimer dune vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage nétait pas fait pour exprimer. Dautres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui na plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à lhomme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils limposeront à notre attention ; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. Ainsi, quil soit peinture, sculpture, poésie ou musique, lart na dautre objet que décarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. Cest dun malentendu sur ce point quest né le débat entre le réalisme et lidéalisme dans lart. Lart nest sûrement quune vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce quon a toujours appelé de lidéalisme. De sorte quon pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans luvre quand lidéalisme est dans lâme, et que cest à force didéalité seulement quon reprend contact avec la réalité.
Lart dramatique ne fait pas exception à cette loi. Ce que le drame va chercher et amène à la pleine lumière, cest une réalité profonde qui nous est voilée, souvent dans notre intérêt même, par les nécessités de la vie. Quelle est cette réalité ? Quelles sont ces nécessités ? Toute poésie exprime des états dâme. Mais parmi ces états, il en est qui naissent surtout du contact de lhomme avec ses semblables. Ce sont les sentiments les plus intenses et aussi les plus violents. Comme les électricités sappellent et saccumulent entre les deux plaques du condensateur doù lon fera jaillir létincelle, ainsi, par la seule mise en présence des hommes entre eux, des attractions et des répulsions profondes se produisent, des ruptures complètes déquilibre, enfin cette électrisation de lâme qui est la passion. Si lhomme sabandonnait au mouvement de sa nature sensible, sil ny avait ni loi sociale ni loi morale, ces explosions de sentiments violents seraient lordinaire de la vie. Mais il est utile que ces explosions soient conjurées. Il est nécessaire que lhomme vive en société, et sastreigne par conséquent à une règle. Et ce que lintérêt conseille, la raison lordonne : il y a un devoir, et notre destination est dy obéir. Sous cette double influence a dû se former pour le genre humain une couche superficielle de sentiments et didées qui tendent à limmutabilité, qui voudraient du moins être communs à tous les hommes, et qui recouvrent, quand ils nont pas la force de létouffer, le feu intérieur des passions individuelles. Le lent progrès de lhumanité vers une vie sociale de plus en plus pacifiée a consolidé cette couche peu à peu, comme la vie de notre planète elle-même a été un long effort pour recouvrir dune pellicule solide et froide la masse ignée des métaux en ébullition. Mais il y a des éruptions volcaniques. Et si la terre était un être vivant, comme le voulait la mythologie, elle aimerait peut-être, tout en se reposant, rêver à ces explosions brusques où tout à coup elle se ressaisit dans ce quelle a de plus profond. Cest un plaisir de ce genre que le drame nous procure. Sous la vie tranquille, bourgeoise, que la société et la raison nous ont composée, il va remuer en nous quelque chose qui heureusement néclate pas, mais dont il nous fait sentir la tension intérieure. Il donne à la nature sa revanche sur la société. Tantôt il ira droit au but ; il appellera, du fond à la surface, les passions qui font tout sauter. Tantôt il obliquera, comme fait souvent le drame contemporain ; il nous révélera, avec une habileté quelquefois sophistique, les contradictions de la société avec elle-même ; il exagérera ce quil peut y avoir dartificiel dans la loi sociale ; et ainsi, par un moyen détourné, en dissolvant cette fois lenveloppe, il nous fera encore toucher le fond. Mais dans les deux cas, soit quil affaiblisse la société soit quil renforce la nature, il poursuit le même objet, qui est de nous découvrir une partie cachée de nous-mêmes, ce quon pourrait appeler lélément tragique de notre personnalité. Nous avons cette impression au sortir dun beau drame. Ce qui nous a intéressés, cest moins ce quon nous a raconté dautrui que ce quon nous a fait entrevoir de nous, tout un monde confus de choses vagues qui auraient voulu être, et qui, par bonheur pour nous, nont pas été. Il semble aussi quun appel ait été lancé en nous à des souvenirs ataviques infiniment anciens, si profonds, si étrangers à notre vie actuelle, que cette vie nous apparaît pendant quelques instants comme quelque chose dirréel ou de convenu, dont il va falloir faire un nouvel apprentissage. Cest donc bien une réalité plus profonde que le drame est allé chercher au-dessous dacquisitions plus utiles, et cet art a le même objet que les autres.
Il suit de là que lart vise toujours lindividuel. Ce que le peintre fixe sur la toile, cest ce quil a vu en un certain lieu, certain jour, à certaine heure, avec des couleurs quon ne reverra pas. Ce que le poète chante, cest un état dâme qui fut le sien, et le sien seulement, et qui ne sera jamais plus. Ce que le dramaturge nous met sous les yeux, cest le déroulement dune âme, cest une transe vivante de sentiments et dévénements, quelque chose enfin qui sest présenté une fois pour ne plus se reproduire jamais. Nous aurons beau donner à ces sentiments des noms généraux ; dans une autre âme ils ne seront plus la même chose. Ils sont individualisés. Par là surtout ils appartiennent à lart, car les généralités, les symboles, les types même, si vous voulez, sont la monnaie courante de notre perception journalière. Doù vient donc le malentendu sur ce point ?
La raison en est quon a confondu deux choses très différentes : la généralité des objets et celle des jugements que nous portons sur eux. De ce quun sentiment est reconnu généralement pour vrai, il ne suit pas que ce soit un sentiment général. Rien de plus singulier que le personnage de Hamlet. Sil ressemble par certains côtés à dautres hommes, ce nest pas par là quil nous intéresse le plus. Mais il est universellement accepté, universellement tenu pour vivant. Cest en ce sens seulement quil est dune vérité universelle. De même pour les autres produits de lart. Chacun deux est singulier, mais il finira, sil porte la marque du génie, par être accepté de tout le monde. Pourquoi laccepte-t-on ? Et sil est unique en son genre, à quel signe reconnaît-on quil est vrai ? Nous le reconnaissons, je crois, à leffort même quil nous amène à faire sur nous pour voir sincèrement à notre tour. La sincérité est communicative. Ce que lartiste a vu, nous ne le reverrons pas, sans doute, du moins pas tout à fait de même ; mais sil la vu pour tout de bon, leffort quil a fait pour écarter le voile simpose à notre imitation. Son uvre est un exemple qui nous sert de leçon. Et à lefficacité de la leçon se mesure précisément la vérité de luvre. La vérité porte donc en elle une puissance de conviction, de conversion même, qui est la marque à laquelle elle se reconnaît. Plus grande est luvre et plus profonde la vérité entrevue, plus leffet pourra sen faire attendre, mais plus aussi cet effet tendra à devenir universel. Luniversalité est donc ici dans leffet produit, et non pas dans la cause.
Tout autre est lobjet de la comédie. Ici la généralité est dans luvre même. La comédie peint des caractères que nous avons rencontrés, que nous rencontrerons encore sur notre chemin. Elle note des ressemblances. Elle vise à mettre sous nos yeux des types. Elle créera même, au besoin, des types nouveaux. Par là, elle tranche sur les autres arts.
Le titre même des grandes comédies est déjà significatif. Le Misanthrope, lAvare, le Joueur, le Distrait, etc., voilà des noms de genres ; et là même où la comédie de caractère a pour titre un nom propre, ce nom propre est bien vite entraîné, par le poids de son contenu, dans le courant des noms communs. Nous disons « un Tartuffe », tandis que nous ne dirions pas « une Phèdre » ou « un Polyeucte ».
Surtout, lidée ne viendra guère à un poète tragique de grouper autour de son personnage principal des personnages secondaires qui en soient, pour ainsi dire, des copies simplifiées. Le héros de tragédie est une individualité unique en son genre. On pourra limiter, mais on passera alors, consciemment ou non, du tragique au comique. Personne ne lui ressemble, parce quil ne ressemble à personne. Au contraire, un instinct remarquable porte le poète comique, quand il a composé son personnage central, à en faire graviter dautres tout autour qui présentent les mêmes traits généraux. Beaucoup de comédies ont pour titre un nom au pluriel ou un terme collectif. « Les Femmes savantes », « Les Précieuses ridicules », « Le Monde où lon sennuie », etc., autant de rendez-vous pris sur la scène par des personnes diverses reproduisant un même type fondamental. Il serait intéressant danalyser cette tendance de la comédie. On y trouverait dabord, peut-être, le pressentiment dun fait signalé par les médecins, à savoir que les déséquilibrés dune même espèce sont portés par une secrète attraction à se rechercher les uns les autres. Sans précisément relever de la médecine, le personnage comique est dordinaire, comme nous lavons montré, un distrait, et de cette distraction à une rupture complète déquilibre le passage se ferait insensiblement. Mais il y a une autre raison encore. Si lobjet du poète comique est de nous présenter des types, cest-à-dire des caractères capables de se répéter, comment sy prendrait-il mieux quen nous montrant du même type plusieurs exemplaires différents ? Le naturaliste ne procède pas autrement quand il traite dune espèce. Il en énumère et il en décrit les principales variétés.
Cette différence essentielle entre la tragédie et la comédie, lune sattachant à des individus et lautre à des genres, se traduit dune autre manière encore. Elle apparaît dans lélaboration première de luvre. Elle se manifeste, dès le début, par deux méthodes dobservation bien différentes.
Si paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous ne croyons pas que lobservation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique. Dabord, en fait, nous trouvons que de très grands poètes ont mené une vie très retirée, très bourgeoise, sans que loccasion leur ait été fournie de voir se déchaîner autour deux les passions dont ils ont tracé la description fidèle. Mais, à supposer quils eussent eu ce spectacle, on se demande sil leur aurait servi à grand-chose. Ce qui nous intéresse, en effet, dans luvre du poète, cest la vision de certains états dâme très profonds ou de certains conflits tout intérieurs. Or, cette vision ne peut pas saccomplir du dehors. Les âmes ne sont pas pénétrables les unes aux autres. Nous napercevons extérieurement que certains signes de la passion. Nous ne les interprétons défectueusement dailleurs que par analogie avec ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. Ce que nous éprouvons est donc lessentiel, et nous ne pouvons connaître à fond que notre propre cur quand nous arrivons à le connaître. Est-ce à dire que le poète ait éprouvé ce quil décrit, quil ait passé par les situations de ses personnages et vécu leur vie intérieure ? Ici encore la biographie des poètes nous donnerait un démenti. Comment supposer dailleurs que le même homme ait été Macbeth, Othello, Hamlet, le roi Lear, et tant dautres encore ? Mais peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité quon a et celles quon aurait pu avoir. Notre caractère est leffet dun choix qui se renouvelle sans cesse. Il y a des points de bifurcation (au moins apparents) tout le long de notre route, et nous apercevons bien des directions possibles, quoique nous nen puissions suivre quune seule. Revenir sur ses pas, suivre jusquau bout les directions entrevues, en cela paraît consister précisément limagination poétique. Je veux bien que Shakespeare nait été ni Macbeth, ni Hamlet, ni Othello ; mais il eût été ces personnages divers si les circonstances, dune part, le consentement de sa volonté, de lautre, avaient amené à létat déruption violente ce qui ne fut chez lui que poussée intérieure. Cest se méprendre étrangement sur le rôle de limagination poétique que de croire quelle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour delle, comme pour coudre un habit dArlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. Limagination poétique ne peut être quune vision plus complète de la réalité. Si les personnages que crée le poète nous donnent limpression de la vie, cest quils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète sapprofondissant lui-même dans un effort dobservation intérieure si puissant quil saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une uvre complète, ce que la nature laissa en lui à létat débauche ou de simple projet.
Tout autre est le genre dobservation doù naît la comédie. Cest une observation extérieure. Si curieux que le poète comique puisse être des ridicules de la nature humaine, il nira pas, je pense, jusquà chercher les siens propres. Dailleurs il ne les trouverait pas : nous ne sommes risibles que par le côté de notre personne qui se dérobe à notre conscience. Cest donc sur les autres hommes que cette observation sexercera. Mais, par là même, lobservation prendra un caractère de généralité quelle ne peut pas avoir quand on la fait porter sur soi. Car, sinstallant à la surface, elle natteindra plus que lenveloppe des personnes, ce par où plusieurs dentre elles se touchent et deviennent capables de se ressembler. Elle nira pas plus loin. Et lors même quelle le pourrait, elle ne le voudrait pas, parce quelle naurait rien à y gagner. Pénétrer trop avant dans la personnalité, rattacher leffet extérieur à des causes trop intimes, serait compromettre et finalement sacrifier ce que leffet avait de risible. Il faut, pour que nous soyons tentés den rire, que nous en localisions la cause dans une région moyenne de lâme. Il faut, par conséquent, que leffet nous apparaisse tout au plus comme moyen, comme exprimant une moyenne dhumanité. Et, comme toutes les moyennes, celle-ci sobtient par des rapprochements de données éparses, par une comparaison entre des cas analogues dont on exprime la quintessence, enfin par un travail dabstraction et de généralisation semblable à celui que le physicien opère sur les faits pour en dégager des lois. Bref, la méthode et lobjet sont de même nature ici que dans les sciences dinduction, en ce sens que lobservation est extérieure et le résultat généralisable.
Nous revenons ainsi, par un long détour, à la double conclusion qui sest dégagée au cours de notre étude. Dun côté une personne nest jamais ridicule que par une disposition qui ressemble à une distraction, par quelque chose qui vit sur elle sans sorganiser avec elle, à la manière dun parasite : voilà pourquoi cette disposition sobserve du dehors et peut aussi se corriger. Mais, dautre part, lobjet du rire étant cette correction même, il est utile que la correction atteigne du même coup le plus grand nombre possible de personnes. Voilà pourquoi lobservation comique va dinstinct au général. Elle choisit, parmi les singularités, celles qui sont susceptibles de se reproduire et qui, par conséquent, ne sont pas indissolublement liées à lindividualité de la personne, des singularités communes, pourrait-on dire. En les transportant sur la scène, elle crée des uvres qui appartiendront sans doute à lart en ce quelles ne viseront consciemment quà plaire, mais qui trancheront sur les autres uvres dart par leur caractère de généralité, comme aussi par larrière-pensée inconsciente de corriger et dinstruire. Nous avions donc bien le droit de dire que la comédie est mitoyenne entre lart et la vie. Elle nest pas désintéressée comme lart pur. En organisant le rire, elle accepte la vie sociale comme un milieu naturel ; elle suit même une des impulsions de la vie sociale. Et sur ce point elle tourne le dos à lart, qui est une rupture avec la société et un retour à la simple nature.
II
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Voyons maintenant, daprès ce qui précède, comment on devra sy prendre pour créer une disposition de caractère idéalement comique, comique en elle-même, comique dans ses origines, comique dans toutes ses manifestations. Il la faudra profonde, pour fournir à la comédie un aliment durable, superficielle cependant, pour rester dans le ton de la comédie, invisible à celui qui la possède puisque le comique est inconscient, visible au reste du monde pour quelle provoque un rire universel, pleine dindulgence pour elle-même afin quelle sétale sans scrupule, gênante pour les autres afin quils la répriment sans pitié, corrigible immédiatement, pour quil nait pas été inutile den rire, sûre de renaître sous de nouveaux aspects, pour que le rire trouve à travailler toujours, inséparable de la vie sociale quoique insupportable à la société, capable enfin, pour prendre la plus grande variété de formes imaginable, de sadditionner à tous les vices et même à quelques vertus. Voilà bien les éléments à fondre ensemble. Le chimiste de lâme auquel on aurait confié cette préparation délicate serait un peu désappointé, il est vrai, quand viendrait le moment de vider sa cornue. Il trouverait quil sest donné beaucoup de mal pour recomposer un mélange quon se procure tout fait et sans frais, aussi répandu dans lhumanité que lair dans la nature.
Ce mélange est la vanité. Je ne crois pas quil y ait de défaut plus superficiel ni plus profond. Les blessures quon lui fait ne sont jamais bien graves, et cependant elles ne veulent pas guérir. Les services quon lui rend sont les plus fictifs de tous les services ; pourtant ce sont ceux-là qui laissent derrière eux une reconnaissance durable. Elle-même est à peine un vice, et néanmoins tous les vices gravitent autour delle et tendent, en se raffinant, à nêtre plus que des moyens de la satisfaire. Issue de la vie sociale, puisque cest une admiration de soi fondée sur ladmiration quon croit inspirer aux autres, elle est plus naturelle encore, plus universellement innée que légoïsme, car de légoïsme la nature triomphe souvent, tandis que cest par la réflexion seulement que nous venons à bout de la vanité. Je ne crois pas, en effet, que nous naissions jamais modestes, à moins quon ne veuille appeler encore modestie une certaine timidité toute physique, qui est dailleurs plus près de lorgueil quon ne le pense. La modestie vraie ne peut être quune méditation sur la vanité. Elle naît du spectacle des illusions dautrui et de la crainte de ségarer soi-même. Elle est comme une circonspection scientifique à légard de ce quon dira et de ce quon pensera de soi. Elle est faite de corrections et de retouches. Enfin cest une vertu acquise.
Il est difficile de dire à quel moment précis le souci de devenir modeste se sépare de la crainte de devenir ridicule. Mais cette crainte et ce souci se confondent sûrement à lorigine. Une étude complète des illusions de la vanité, et du ridicule qui sy attache, éclairerait dun jour singulier la théorie du rire. On y verrait le rire accomplir régulièrement une de ses fonctions principales, qui est de rappeler à la pleine conscience deux-mêmes les amours-propres distraits et dobtenir ainsi la plus grande sociabilité possible des caractères. On verrait comment la vanité, qui est un produit naturel de la vie sociale, gêne cependant la société, de même que certains poisons légers sécrétés continuellement par notre organisme lintoxiqueraient à la longue si dautres sécrétions nen neutralisaient leffet. Le rire accomplit sans cesse un travail de ce genre. En ce sens, on pourrait dire que le remède spécifique de la vanité est le rire, et que le défaut essentiellement risible est la vanité.
Quand nous avons traité du comique des formes et du mouvement, nous avons montré comment telle ou telle image simple, risible par elle-même peut sinsinuer dans dautres images plus complexes et leur infuser quelque chose de sa vertu comique : ainsi les formes les plus hautes du comique sexpliquent parfois par les plus basses. Mais lopération inverse se produit peut-être plus souvent encore, et il y a des effets comiques très grossiers qui sont dus à la descente dun comique très subtil. Ainsi la vanité, cette forme supérieure du comique, est un élément que nous sommes portés à rechercher minutieusement, quoique inconsciemment, dans toutes les manifestations de lactivité humaine. Nous la recherchons, ne fût-ce que pour en rire. Et notre imagination la met souvent là où elle na que faire. Il faudrait peut-être rapporter à cette origine le comique tout à fait grossier de certains effets que les psychologues ont insuffisamment expliqués par le contraste : un petit homme qui se baisse pour passer sous une grande porte ; deux personnes, lune très haute, lautre minuscule, qui marchent gravement en se donnant le bras, etc. En regardant de près cette dernière image, vous trouverez, je crois, que la plus petite des deux personnes vous paraît faire effort pour se hausser vers la plus grande, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le buf.
III
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Il ne saurait être question dénumérer ici les particularités de caractère qui sallient à la vanité, ou qui lui font concurrence, pour simposer à lattention du poète comique. Nous avons montré que tous les défauts peuvent devenir risibles, et même, à la rigueur, certaines qualités. Lors même que la liste pourrait être dressée des ridicules connus, la comédie se chargerait de lallonger, non pas sans doute en créant des ridicules de pure fantaisie, mais en démêlant des directions comiques qui avaient passé jusque-là inaperçues : cest ainsi que limagination peut isoler dans le dessin compliqué dun seul et même tapis des figures toujours nouvelles. La condition essentielle, nous le savons, est que la particularité observée apparaisse tout de suite comme une espèce de cadre, où beaucoup de personnes pourront sinsérer.
Mais il y a des cadres tout faits, constitués par la société elle-même, nécessaires à la société puisquelle est fondée sur une division du travail. Je veux parler des métiers, fonctions et professions. Toute profession spéciale donne à ceux qui sy enferment certaines habitudes desprit et certaines particularités de caractère par où ils se ressemblent entre eux et par où aussi ils se distinguent des autres. De petites sociétés se constituent ainsi au sein de la grande. Sans doute elles résultent de lorganisation même de la société en général. Et pourtant elles risqueraient, si elles sisolaient trop, de nuire à la sociabilité. Or le rire a justement pour fonction de réprimer les tendances séparatistes. Son rôle est de corriger la raideur en souplesse, de réadapter chacun à tous, enfin darrondir les angles. Nous aurons donc ici une espèce de comique dont les variétés pourraient être déterminées à lavance. Nous lappellerons, si vous voulez, le comique professionnel.
Nous nentrerons pas dans le détail de ces variétés. Nous aimons mieux insister sur ce quelles ont de commun. En première ligne figure la vanité professionnelle. Chacun des maîtres de M. Jourdain met son art au-dessus de tous les autres. Il y a un personnage de Labiche qui ne comprend pas quon puisse être autre chose que marchand de bois. Cest, naturellement, un marchand de bois. La vanité inclinera dailleurs ici à devenir solennité à mesure que la profession exercée renfermera une plus haute dose de charlatanisme. Car cest un fait remarquable que plus un art est contestable, plus ceux qui sy livrent tendent à se croire investis dun sacerdoce et à exiger quon sincline devant ses mystères. Les professions utiles sont manifestement faites pour le public ; mais celles dune utilité plus douteuse ne peuvent justifier leur existence quen supposant que le public est fait pour elles : or, cest cette illusion qui est au fond de la solennité. Le comique des médecins de Molière vient en grande partie de là. Ils traitent le malade comme sil avait été créé pour le médecin, et la nature elle-même comme une dépendance de la médecine.
Une autre forme de cette raideur comique est ce que jappellerai lendurcissement professionnel. Le personnage comique sinsérera si étroitement dans le cadre rigide de sa fonction quil naura plus de place pour se mouvoir, et surtout pour sémouvoir, comme les autres hommes. Rappelons-nous le mot du juge Perrin Dandin à Isabelle, qui lui demande comment on peut voir torturer des malheureux :
Bah ! cela fait toujours passer une heure ou deux.
Nest-ce pas une espèce dendurcissement professionnel que celui de Tartuffe, sexprimant, il est vrai, par la bouche dOrgon :
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je men soucierais autant que de cela !
Mais le moyen le plus usité de pousser une profession au comique est de la cantonner, pour ainsi dire, à lintérieur du langage qui lui est propre. On fera que le juge, le médecin, le soldat appliquent aux choses usuelles la langue du droit, de la stratégie ou de la médecine, comme sils étaient devenus incapables de parler comme tout le monde. Dordinaire, ce genre de comique est assez grossier. Mais il devient plus délicat, comme nous le disions, quand il décèle une particularité de caractère en même temps quune habitude professionnelle. Rappelons-nous le joueur de Régnard, sexprimant avec tant doriginalité en termes de jeu, faisant prendre à son valet le nom dHector, en attendant quil appelle sa fiancée
Pallas, du nom connu de la Dame de Pique,
ou encore les Femmes savantes, dont le comique consiste, pour une bonne part, en ce quelles transposent les idées dordre scientifique en termes de sensibilité féminine : « Épicure me plaît... », « Jaime les tourbillons », etc. Quon relise le troisième acte : on verra quArmande, Philaminte et Bélise sexpriment régulièrement dans ce style.
En appuyant plus loin dans la même direction, on trouverait quil y a aussi une logique professionnelle, cest-à-dire des manières de raisonner dont on fait lapprentissage dans certains milieux, et qui sont vraies pour le milieu, fausses pour le reste du monde. Mais le contraste entre ces deux logiques, lune particulière et lautre universelle, engendre certains effets comiques dune nature spéciale, sur lesquels il ne sera pas inutile de sappesantir plus longuement. Nous touchons ici à un point important de la théorie du rire. Nous allons dailleurs élargir la question et lenvisager dans toute sa généralité.
IV
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Très préoccupés en effet de dégager la cause profonde du comique, nous avons dû négliger jus. qu'ici une de ses manifestations les plus remarquées. Nous voulons parler de la logique propre au personnage comique et au groupe comique, logique étrange, qui peut, dans certains cas, faire une large place à l'absurdité.
Théophile Gautier a dit du comique extravagant que c'est la logique de l'absurde. Plusieurs philosophies du rire gravitent autour d'une idée analogue. Tout effet comique impliquerait contradiction par quelque côté. Ce qui nous fait rire, ce serait l'absurde réalisé sous une forme concrète, une « absurdité visible », - ou encore une apparence d'absurdité, admise d'abord, corrigée aussitôt, - ou mieux encore ce qui est absurde par un côté, naturellement explicable par un autre, etc. Toutes ces théories renferment sans doute une part de vérité ; mais d'abord elles ne s'appliquent qu'à certains effets comiques assez gros, et, même dans les cas où elles s'appliquent, elles négligent, semble-t-il, l'élément caractéristique du risible, c'est-à-dire le genre tout particulier d'absurdité que le comique contient quand il contient de l'absurde. Veut-on s'en convaincre ? On n'a qu'à choisir une de ces définitions et à composer des effets selon la formule: le plus souvent, on n'obtiendra pas un effet risible. L'absurdité, quand on la rencontre dans le comique, n'est donc pas une absurdité quelconque. C'est une absurdité déterminée. Elle ne crée pas le comique, elle en dériverait plutôt. Elle n'est pas cause, mais effet, - effet très spécial, où se reflète la nature spéciale de la cause qui le produit. Nous connaissons cette cause. Nous n'aurons donc pas de peine, maintenant, à comprendre l'effet.
Je suppose qu'un jour, vous promenant à la campagne, vous aperceviez au sommet d'une colline quelque chose qui ressemble vaguement à un grand corps immobile avec des bras qui tournent. Vous ne savez pas encore ce que c'est, mais vous cherchez parmi vos idées, c'est-à-dire ici parmi les souvenirs dont votre mémoire dispose, le souvenir qui s'encadrera le mieux dans ce que vous apercevez. Presque aussitôt, l'image d'un moulin à vent vous revient à l'esprit : c'est un moulin à vent que vous avez devant vous. Peu importe que vous ayez lu tout à l'heure, avant de sortir, des contes de fées avec des histoires de géants aux interminables bras. Le bon sens consiste à savoir se souvenir, je le veux bien, mais encore et surtout à savoir oublier. Le bon sens est l'effort d'un esprit qui s'adapte et se réadapte sans cesse, changeant d'idée quand il change d'objet. C'est une mobilité de l'intelligence qui se règle exactement sur la mobilité des choses. C'est la continuité mouvante de notre attention à la vie.
Voici maintenant Don Quichotte qui part en guerre. Il a lu dans ses romans que le chevalier rencontre des géants ennemis sur son chemin. Donc, il lui faut un géant. L'idée de géant est un souvenir privilégié qui s'est installé dans son esprit, qui y reste à l'affût, qui guette, immobile, l'occasion de se précipiter dehors et de s'incarner dans une chose. Ce souvenir veut se matérialiser, et dès lors le premier objet venu, n'eût-il avec la forme d'un géant qu'une ressemblance lointaine, recevra de lui la forme d'un géant. Don Quichotte verra donc des géants là où nous voyons des moulins à vent. Cela est comique, et cela est absurde. Mais est-ce une absurdité quelconque ?
C'est une inversion toute spéciale du sens commun. Elle consiste à prétendre modeler les choses sur une idée qu'on a, et non pas ses idées sur les choses. Elle consiste à voir devant soi ce à quoi l'on pense, au lieu de penser à ce qu'on voit. Le bon sens veut qu'on laisse tous ses souvenirs dans le rang ; le souvenir approprié répondra alors chaque fois à l'appel de la situation présente et ne servira qu'à l'interpréter. Chez Don Quichotte, au contraire, il y a un groupe de souvenirs qui commande aux autres et qui domine le personnage lui-même : c'est donc la réalité qui devra fléchir cette fois devant l'imagination et ne plus servir qu'à lui donner un corps. Une fois l'illusion formée, Don Quichotte la développe d'ailleurs raisonnablement dans toutes ses conséquences; il s'y meut avec la sûreté et la précision du somnambule qui joue son rêve. Telle est l'origine de l'erreur, et telle est la logique spéciale qui préside ici à l'absurdité. Maintenant, cette logique est-elle particulière à Don Quichotte ?
Nous avons montré que le personnage comique pèche par obstination d'esprit ou de caractère, par distraction, par automatisme. Il y a au fond du comique une raideur d'un certain genre, qui fait qu'on va droit son chemin, et qu'on n'écoute pas, et quon ne veut rien entendre. Combien de scènes comiques, dans le théâtre de Molière, se ramènent à ce type simple : un personnage qui suit son idée, qui y revient toujours, tandis qu'on l'interrompt sans cesse. Le passage se ferait d'ailleurs insensiblement de celui qui ne veut rien entendre à celui qui ne veut rien voir, et enfin à celui qui ne voit plus que ce qu'il veut. L'esprit qui s'obstine finira par plier les choses à son idée, au lieu de régler sa pensée sur les choses. Tout personnage comique est donc sur la voie de l'illusion que nous venons de décrire, et Don Quichotte nous fournit le type général de l'absurdité comique.
Cette inversion du sens commun porte-t-elle un nom ? On la rencontre, sans doute, aiguë ou chronique, dans certaines formes de la folie. Elle res. semble par bien des côtés à l'idée fixe. Mais ni la folie en général ni l'idée fixe ne nous feront rire, car ce sont des maladies. Elles excitent notre pitié. Le rire, nous le savons, est incompatible avec l'émotion. S'il y a une folie risible, ce ne peut être quune folie conciliable avec la santé générale de l'esprit, une folie normale, pourrait-on dire. Or, il y a un état normal de l'esprit qui imite de tout point la folie, où l'on retrouve les mêmes associations d'idées que dans l'aliénation, la même logique singulière que dans l'idée fixe. C'est l'état de rêve. Ou bien donc notre analyse est inexacte, ou elle doit pouvoir se formuler dans le théorème suivant : L'absurdité comique est de même nature que celle des rêves.
D'abord, la marche de l'intelligence dans le rêve est bien celle que nous décrivions tout à l'heure. L'esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu'un prétexte à matérialiser ses imaginations. Des sons arrivent encore confusément à l'oreille, des couleurs circulent encore dans le champ de la vision : bref, les sens ne sont pas complètement fermés. Mais le rêveur, au lieu de faire appel à tous ses souvenirs pour interpréter ce que ses sens perçoivent, se sert au contraire de ce qu'il perçoit pour donner un corps au souvenir préféré : le même bruit de vent souillant dans la cheminée deviendra alors, selon l'état d'âme du rêveur, selon l'idée qui occupe son imagination, hurlement de bêtes fauves ou chant mélodieux. Tel est le mécanisme ordinaire de l'illusion du rêve.
Mais si l'illusion comique est une illusion de rêve, si la logique du comique est la logique des songes, on peut s'attendre à retrouver dans la logique du risible les diverses particularités de la logique du rêve. Ici encore va se vérifier la loi que nous connaissons bien : une forme du risible étant donnée, d'autres formes, qui ne contiennent pas le même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance extérieure avec la première. Il est aisé de voir, en effet, que tout jeu d'idées pourra nous amuser, pourvu qu'il nous rappelle, de près ou de loin, les jeux du rêve.
Signalons en premier lieu un certain relâchement général des règles du raisonnement. Les raisonnements dont nous rions sont ceux que nous savons faux, mais que nous pourrions tenir pour vrais si nous les entendions en rêve. Ils contrefont le raisonnement vrai tout juste assez pour tromper un esprit qui s'endort. C'est de la logique encore, si l'on veut, mais une logique qui manque de ton et qui nous repose, par là même, du travail intellectuel. Beaucoup de « traits d'esprit » sont des raisonnements de ce genre, raisonnements abrégés dont on ne nous donne que le point de départ et la conclusion. Ces jeux d'esprit évoluent d'ailleurs vers le jeu de mots à mesure que les relations établies entre les idées deviennent plus superficielles : peu à peu nous arrivons à ne plus tenir compte du sens des mots entendus, mais seulement du son. Ne faudrait-il pas rapprocher ainsi du rêve certaines scènes très comiques où un personnage répète systématiquement à contre-sens les phrases qu'un autre lui souffle à l'oreille ? Si vous vous endormez au milieu de gens qui causent, vous trouverez parfois que leurs paroles se vident peu à peu de leur sens, que les sons se déforment et se soudent ensemble au hasard pour prendre dans votre esprit des significations bizarres, et que vous reproduisez ainsi, vis-à-vis de la personne qui parle, la scène de Petit-Jean et du Souffleur.
Il y a encore des obsessions comiques, qui se rapprochent beaucoup, semble-t-il, des obsessions de rêve. A qui n'est-il pas arrivé de voir la même image reparaître dans plusieurs rêves successifs et prendre dans chacun d'eux une signification plausible, alors que ces rêves navaient pas d'autre point commun ? Les effets de répétition présentent quelquefois cette forme spéciale au théâtre et dans le roman : certains d'entre eux ont des résonances de rêve. Et peut-être en est-il de même du refrain de bien des chansons : il s'obstine, il revient, toujours le même, à la fin de tous les couplets, chaque fois avec un sens différent.
Il n'est pas rare qu'on observe dans le rêve un crescendo particulier, une bizarrerie qui s'accentue à mesure qu'on avance. Une première concession arrachée à la raison en entraîne une seconde, celle-ci une autre plus grave, et ainsi de suite jusqu'à l'absurdité finale. Mais cette marche à l'absurde donne au rêveur une sensation singulière. C'est, je pense, celle que le buveur éprouve quand il se sent glisser agréablement vers un état où rien ne comptera plus pour lui, ni logique ni convenances. Voyez maintenant si certaines comédies de Molière ne donneraient pas la même sensation : par exemple Monsieur de Pourceaugnac, qui commence presque raisonnablement et se continue par des excentricités de toute sorte, par exemple encore le Bourgeois gentilhomme, où les personnages, à mesure qu'on avance, ont Pair de se laisser entraîner dans un tourbillon de folie. « Si l'on en peut voir un plus fou, je l'irai dire à Rome » : ce mot, qui nous avertit que la pièce est terminée, nous fait sortir du rêve de plus en plus extravagant où nous nous enfoncions avec M. Jourdain.
Mais il y a surtout une démence qui est propre au rêve. Il y a certaines contradictions spéciales, si naturelles à l'imagination du rêveur, si choquantes pour la raison de l'homme éveillé, qu'il serait impossible d'en donner une idée exacte et complète à celui qui n'en aurait pas eu l'expérience. Nous faisons allusion ici à l'étrange fusion que le rêve opère souvent entre deux personnes qui n'en font plus qu'une et qui restent pourtant distinctes. D'ordinaire, l'un des personnages est le dormeur lui-même. Il sent qu'il n'a pas cessé d'être ce qu'il est; il n'en est pas moins devenu un autre. C'est lui et ce n'est pas lui. Il s'entend parler, il se voit agir, mais il sent qu'un autre lui a emprunté son corps et lui a pris sa voix. Ou bien encore il aura conscience de parler et d'agir comme à l'ordinaire; seulement il parlera de lui comme d'un étranger avec lequel il n'a plus rien de commun ; il se sera détaché de lui-même. Ne retrouverait-on pas cette confusion étrange dans certaines scènes comiques ? je ne parle pas d'Amphitryon, où la confusion est sans doute suggérée à l'esprit du spectateur, mais où le gros de l'effet comique vient plutôt de ce que nous avons appelé plus haut une « interférence de deux séries ». Je parle des raisonnements extravagants et comiques où cette confusion se rencontre véritablement à l'état pur, encore qu'il faille un effort de réflexion pour la dégager. Écoutez par exemple ces réponses de Mark Twain au reporter qui vient l'interviewer: « Avez-vous un frère ? -Oui; nous l'appelions Bill. Pauvre Bill ! - Il est donc mort ? - C'est ce que nous n'avons jamais pu savoir. Un grand mystère plane sur cette affaire. Nous étions, le défunt et moi, deux jumeaux, et nous fûmes, à l'âge de quinze jours, baignés dans le même baquet. L'un de nous deux s'y noya, mais on n'a jamais su lequel. Les uns pensent que c'était Bill, d'autres que c'était moi. - Étrange. Mais vous, qu'en pensez-vous ? - Écoutez, je vais vous confier un secret que je n'ai encore révélé à âme qui vive. L'un de nous deux portait un signe particulier, un énorme grain de beauté au revers de la main gauche; et celui-là, c'était moi. Or, c'est cet enfant-là qui s'est noyé.... etc. » En y regardant de près, on verra que l'absurdité de ce dialogue n'est pas une absurdité quelconque. Elle disparaîtrait si le personnage qui parle n'était pas précisément l'un des jumeaux dont il parle. Elle tient à ce que Mark Twain déclare être un de ces jumeaux, tout en s'exprimant comme s'il était un tiers qui raconterait leur histoire. Nous ne procédons pas autrement dans beaucoup de nos rêves.
V
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Envisagé de ce dernier point de vue, le comique nous apparaîtrait sous une forme un peu différente de celle que nous lui prêtions. Jusquici, nous avions vu dans le rire un moyen de correction surtout. Prenez la continuité des effets comiques, isolez, de loin en loin, les types dominateurs : vous trouverez que les effets intermédiaires empruntent leur vertu comique à leur ressemblance avec ces types, et que les types eux-mêmes sont autant de modèles dimpertinence vis-à-vis de la société. À ces impertinences la société réplique par le rire, qui est une impertinence plus forte encore. Le rire naurait donc rien de très bienveillant. Il rendrait plutôt le mal pour le mal.
Ce nest pourtant pas là ce qui frappe dabord dans limpression du risible. Le personnage comique est souvent un personnage avec lequel nous commençons par sympathiser matériellement. Je veux dire que nous nous mettons pour un très court instant à sa place, que nous adoptons ses gestes, ses paroles, ses actes, et que si nous nous amusons de ce quil y a en lui de risible, nous le convions, en imagination, à sen amuser avec nous : nous le traitons dabord en camarade. Il y a donc chez le rieur une apparence au moins de bonhomie, de jovialité aimable, dont nous aurions tort de ne pas tenir compte. Il y a surtout dans le rire un mouvement de détente, souvent remarqué, dont nous devons chercher la raison. Nulle part cette impression nétait plus sensible que dans nos derniers exemples. Cest là aussi, dailleurs, que nous en trouverons lexplication.
Quand le personnage comique suit son idée automatiquement, il finit par penser, parler, agir comme sil rêvait. Or le rêve est une détente. Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. Cest du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si lon aime mieux, de la paresse. Labsurdité comique nous donne donc dabord limpression dun jeu didées. Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser.
Mais on en dirait autant des autres formes du risible. Il y a toujours au fond du comique, disions-nous, la tendance à se laisser glisser le long dune pente facile, qui est le plus souvent la pente de lhabitude. On ne cherche plus à sadapter et à se réadapter sans cesse à la société dont on est membre. On se relâche de lattention quon devrait à la vie. On ressemble plus ou moins à un distrait. Distraction de la volonté, je laccorde, autant et plus que de lintelligence. Distraction encore cependant, et, par conséquent, paresse. On rompt avec les convenances comme on rompait tout à lheure avec la logique. Enfin on se donne lair de quelquun qui joue. Ici encore notre premier mouvement est daccepter linvitation à la paresse. Pendant un instant au moins, nous nous mêlons au jeu. Cela repose de la fatigue de vivre.
Mais nous ne nous reposons quun instant. La sympathie qui peut entrer dans limpression du comique est une sympathie bien fuyante. Elle vient, elle aussi, dune distraction. Cest ainsi quun père sévère va sassocier quelquefois, par oubli, à une espièglerie de son enfant, et sarrête aussitôt pour la corriger.
Le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner à la personne qui en est lobjet une impression pénible. La société se venge par lui des libertés quon a prises avec elle. Il natteindrait pas son but sil portait la marque de la sympathie et de la bonté.
Dira-t-on que lintention au moins peut être bonne, que souvent on châtie parce quon aime, et que le rire, en réprimant les manifestations extérieures de certains défauts, nous invite ainsi, pour notre plus grand bien, à corriger ces défauts eux-mêmes et à nous améliorer intérieurement ?
Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. En général et en gros, le rire exerce sans doute une fonction utile. Toutes nos analyses tendaient dailleurs à le démontrer. Mais il ne suit pas de là que le rire frappe toujours juste, ni quil sinspire dune pensée de bienveillance ou même déquité.
Pour frapper toujours juste, il faudrait quil procédât dun acte de réflexion. Or le rire est simplement leffet dun mécanisme monté en nous par la nature, ou, ce qui revient à peu près au même, par une très longue habitude de la vie sociale. Il part tout seul, véritable riposte du tac au tac. Il na pas le loisir de regarder chaque fois où il touche. Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès, frappant des innocents, épargnant des coupables, visant à un résultat général et ne pouvant faire à chaque cas individuel lhonneur de lexaminer séparément. Il en est ainsi de tout ce qui saccomplit par des voies naturelles au lieu de se faire par réflexion consciente. Une moyenne de justice pourra apparaître dans le résultat densemble, mais non pas dans le détail des cas particuliers.
En ce sens, le rire ne peut pas être absolument juste. Répétons quil ne doit pas non plus être bon. Il a pour fonction dintimider en humiliant. Il ny réussirait pas si la nature navait laissé à cet effet, dans les meilleurs dentre les hommes, un petit fonds de méchanceté, ou tout au moins de malice. Peut-être vaudra-t-il mieux que nous napprofondissions pas trop ce point. Nous ny trouverions rien de très flatteur pour nous. Nous verrions que le mouvement de détente ou dexpansion nest quun prélude au rire, que le rieur rentre tout de suite en soi, saffirme plus ou moins orgueilleusement lui-même, et tendrait à considérer la personne dautrui comme une marionnette dont il tient les ficelles. Dans cette présomption nous démêlerions dailleurs bien vite un peu dégoïsme, et, derrière légoïsme lui-même, quelque chose de moins spontané et de plus amer, je ne sais quel pessimisme naissant qui saffirme de plus en plus à mesure que le rieur raisonne davantage son rire.
Ici, comme ailleurs, la nature a utilisé le mal en vue du bien. Cest le bien surtout qui nous a préoccupé dans toute cette étude. Il nous a paru que la société, à mesure quelle se perfectionnait, obtenait de ses membres une souplesse dadaptation de plus en plus grande, quelle tendait à séquilibrer de mieux en mieux au fond, quelle chassait de plus en plus à sa surface les perturbations inséparables dune si grande masse, et que le rire accomplissait une fonction utile en soulignant la forme de ces ondulations.
Cest ainsi que des vagues luttent sans trêve à la surface de la mer, tandis que les couches inférieures observent une paix profonde. Les vagues sentrechoquent, se contrarient, cherchent leur équilibre. Une écume blanche, légère et gaie, en suit les contours changeants. Parfois le flot qui fait abandonne un peu de cette écume sur le sable de la grève. Lenfant qui joue près de là vient en ramasser une poignée, et sétonne, linstant daprès, de navoir plus dans le creux de la main que quelques gouttes deau, mais dune eau bien plus salée, bien plus amère encore que celle de la vague qui lapporta. Le rire naît ainsi que cette écume. Il signale, à lextérieur de la vie sociale, les révoltes superficielles. Il dessine instantanément la forme mobile de ces ébranlements. Il est, lui aussi, une mousse à base de sel. Comme la mousse, il pétille. Cest de la gaîté. Le philosophe qui en ramasse pour en goûter y trouvera dailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose damertume.
Appendicede la 23e édition
Sur les définitions du comiqueet sur la méthode suivie dans ce livre.
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Dans un intéressant article de la Revue du Mois , M. Yves Delage opposait à notre conception du comique la définition à laquelle il sétait arrêté lui-même : « Pour quune chose soit comique, disait-il, il faut quentre leffet et la cause il y ait désharmonie. » Comme la méthode qui a conduit M. Delage à cette définition est celle que la plupart des théoriciens du comique ont suivie, il ne sera pas inutile de montrer par où la nôtre en diffère. Nous reproduirons donc lessentiel de la réponse que nous publiâmes dans la même revue :
« On peut définir le comique par un ou plusieurs caractères généraux, extérieurement visibles, quon aura rencontrés dans des effets comiques çà et là recueillis. Un certain nombre de définitions de ce genre ont été proposées depuis Aristote ; la vôtre me paraît avoir été obtenue par cette méthode : vous tracez un cercle, et vous montrez que des effets comiques, pris au hasard, y sont inclus. Du moment que les caractères en question ont été notés par un observateur perspicace, ils appartiennent, sans doute, à ce qui est comique ; mais je crois quon les rencontrera souvent, aussi, dans ce qui ne lest pas. La définition sera généralement trop large. Elle satisfera ce qui est déjà quelque chose, je le reconnais à lune des exigences de la logique en matière de définition : elle aura indiqué quelque condition nécessaire. Je ne crois pas quelle puisse, vu la méthode adoptée, donner la condition suffisante. La preuve en est que plusieurs de ces définitions sont également acceptables, quoiquelles ne disent pas la même chose. Et la preuve en est surtout quaucune delles, à ma connaissance, ne fournit le moyen de construire lobjet défini, de fabriquer du comique .
« Jai tenté quelque chose de tout différent. Jai cherché dans la comédie, dans la farce, dans lart du clown, etc., les procédés de fabrication du comique. Jai cru apercevoir quils étaient autant de variations sur un thème plus général. Jai noté le thème, pour simplifier ; mais ce sont surtout les variations qui importent. Quoi quil en soit, le thème fournit une définition générale, qui est cette fois une règle de construction. Je reconnais dailleurs que la définition ainsi obtenue risquera de paraître, à première vue, trop étroite, comme les définitions obtenues par lautre méthode étaient trop larges. Elle paraîtra trop étroite, parce que, à côté de la chose qui est risible par essence et par elle-même, risible en vertu de sa structure interne, il y a une foule de choses qui font rire en vertu de quelque ressemblance superficielle avec celle-là, ou de quelque rapport accidentel avec une autre qui ressemblait à celle-là, et ainsi de suite ; le rebondissement du comique est sans fin, car nous aimons à rire et tous les prétextes nous sont bons ; le mécanisme des associations didées est ici dune complication extrême ; de sorte que le psychologue qui aura abordé létude du comique avec cette méthode, et qui aura dû lutter contre des difficultés sans cesse renaissantes au lieu den finir une bonne fois avec le comique en lenfermant dans une formule, risquera toujours de sentendre dire quil na pas rendu compte de tous les faits. Quand il aura appliqué sa théorie aux exemples quon lui oppose, et prouvé quils sont devenus comiques par ressemblance avec ce qui était comique en soi-même, on en trouvera facilement dautres, et dautres encore : il aura toujours à travailler. En revanche, il aura étreint le comique, au lieu de lenclore dans un cercle plus ou moins large. Il aura, sil réussit, donné le moyen de fabriquer du comique. Il aura procédé avec la rigueur et la précision du savant, qui ne croit pas avoir avancé dans la connaissance dune chose quand il lui a décerné telle ou telle épithète, si juste soit-elle (on en trouve toujours beaucoup qui conviennent) : cest une analyse quil faut, et lon est sûr davoir parfaitement analysé quand on est capable de recomposer. Telle est lentreprise que jai tentée.
« Jajoute quen même temps que jai voulu déterminer les procédés de fabrication du risible, jai cherché quelle est lintention de la société quand elle rit. Car il est très étonnant quon rie, et la méthode dexplication dont je parlais plus haut néclaircit pas ce petit mystère. Je ne vois pas, par exemple, pourquoi la « désharmonie », en tant que désharmonie, provoquerait de la part des témoins une manifestation spécifique telle que le rire, alors que tant dautres propriétés, qualités ou défauts, laissent impassibles chez le spectateur les muscles du visage. Il reste donc à chercher quelle est la cause spéciale de désharmonie qui donne leffet comique ; et on ne laura réellement trouvée que si lon peut expliquer par elle pourquoi, en pareil cas, la société se sent tenue de manifester. Il faut bien quil y ait dans la cause du comique quelque chose de légèrement attentatoire (et de spécifiquement attentatoire) à la vie sociale, puisque la société y répond par un geste qui a tout lair dune réaction défensive, par un geste qui fait légèrement peur. Cest de tout cela que jai voulu rendre compte. »
[Cet avant-propos sera remplacé par la préface suivante à partir de la 23e édition.]
[Préface de la 23e édition (1924)]
Revue de Paris, 1er et 15 février, 1er mars 1899. [En fait 1er février 1900, pp. 512-544, 15 février 1900, pp. 759-790 et 1er mars 1900, pp. 146-179.]
Nous avons fait cependant quelques retouches de forme.
Revue du Mois, 10 août 1919 ; t. XX, p. 337 et suiv.
Ibid., 10 nov. 1919 ; XX, p. 514 et suiv.
Nous avons dailleurs brièvement montré, en maint passage de notre livre, linsuffisance de telle ou telle dentre elles.
Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique (1900) PAGE 71