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Précis de littérature française du XVIIIème siècle - Le capes de ...

... l, l, 1668-1694. Document B - Jean Anouilh, « La cigale », Fables, 1967. ...... Il marchait sur un pied sans savoir où il poserait l'autre. Au tournant de la rue le ...




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des contemporains des allusions ou des révélations qu'elles contiennent, car l'époque est à la querelle et la vie littéraire tient lieu de spectacle permanent, propre à faire briller les esprits agiles et à faire vendre les livres. Les disputes deviennent un phénomène accepté, mais beaucoup de bons esprits en viennent à craindre que la littérature s'y pulvérise et y perde dignité. On tente une déontologie : La Motte définit ainsi les règles de la "dispute polie" d'où jaillit la lumière, mais cela n'évite pas à la littérature du 18è d'être écartelée entre son ambition de parler pour l'humanité tout entière et sa tentation, régler les comptes des gens de lettres susceptibles. Il ne faut donc pas oublier que les moeurs littéraires féroces qu'on connues Boileau et Racine se développent jusqu'à la Révolution. Les innovations apportées par Diderot à l'imprimerie les rélègueront ensuite au second plan, car les livres rencontreront un public plus vaste. On trouve un écho de ses querelles chez Rousseau bien sûr, comme dans le bannissement de son homonyme Jean-Baptiste Rousseau. Cette agitation est entretenue par la concentration des activités littéraires à Paris, le phénomène s'accentue, malgré Berlin, le château de Cirey et les académies de toutes sortes en Europe. "Paris c'est le monde" dit Marivaux dans La Méprise. A Paris même la vie littéraire se concentre dans quelques cercles privilégiés : Académie française, dont font partie la plupart des philosophes (l'affrontement entre la tradition et l'esprit philosophique y éclatera) ; Académie des inscriptions où ne sont pas que des érudites spécialisés ; les salons : de la duchesse du Maine avant 1740, de Mme Lambert, grande dame aux relations choisie, de Mme de Tencin, à la vie agitée, de Mme Necker, Mme Geoiffrin qui reçoit les princes éclairés et les grands esprits d'Europe, Mmes du Deffand, de Lespinasse et les Choiseul avec leurs habitués mêlé de philosophes, chez les d'Holbach se rassemblent les penseurs les plus radicaux ; d'autres maisons moins prestigieuses : celles des fermiers généraux La Popelinière ou Bertin (caricaturé dans Le neveu de Rameau) ; les cafés, au début du siècle surtout. Sans ces cercles aucune oeuvre ne peut être diffusée : ils sont les moyens d'atteindre l'opinion. D'autres cours ont aussi du prestige, comme celle de Stanislas, ancien roi de Pologne, à Nancy. Le développement des périodiques est remarquable au long du siècle, il est le signe d'une curiosoté pour l'actualité intellectuelle et littéraire : L'année littéraire, par le plus grand critique de l'époque Fréron par exemple. Les "nouvelles à la main", lettres sans caractère personnel, les correspondances ou les loges maçonniques assurent aussi la circulation des idées. Le public a en commun une assez solide culture : des collèges jésuites ou oratoriens, une formation fondée sur l'exaltation de la littérature, la langue latine et française, les écrivains modernes y sont présentés comme modèles, la formation religieuse est solide (histoire sainte –résumé de la Bible – psaumes, dogmes symboles catholiques...). le public populaire n'est guère touché que par des productions faites pour lui telle la Bibliothèque bleue de Troyes, la bourgeoisie est plus accessible aux nouveautés, mais le goût littéraire reste dominé par l'aristocratie qui bénéficie du prestige de la cour et exerce une influence réelle dans les académies. Elle exerce surtout un attrait réel et constant sur les écrivains : Voltaire, Diderot, Beaumarchais... Aristocrates et gens de lettres subissent un attrait mutuel. La noblesse accueille les idées nouvelles avec ouverture par réaction contre le conformisme bourgeois et la routine populaire, elle pratique souvent un scepticisme libertin, et, hostile à l'absolutisme royal, est tentée par les remises en cause du système de pensée officiel. Les écrivains voient dans les châteaux un microcosme où essayer leurs projets philosophiques : Clarens dans La Nouvelle Héloïse, Ferney de Voltaire. Hommes et femmes ont en commun une curiosité vive pour les voyages : l'imagination a été nourrie par Chardin, ou les Lettres édifiantes, récits des Jésuites partis évangéliser la Chine, ou les autres récits dont Prévost rassemble un grand nombre dans Histoire générale des voyages (1746-1759). Les écrivains qui plaisent sont souvent des voyageurs : Prévost, en Angleterre, Voltaire, Montesquieu en Europe, on se passionne pour la circumnavigation de Bougainville après l'expédition de Maupertuis et d'un groupe de savants en Laponie. Aussi les héros de la littérature sont souvent en mouvement. Découvrir des livres étrangers est aussi une façon de voyager : en 1770, Ducis adapte le Hamlet de Shakespeare, la littérature anglaise va se faire une place aux côtés des italiennes et espagnoles très bien connues en général. La culture du public s'enrichit aussi au fil du siècle d'éléments scientifiques de plus en plus importants. Les collèges n'enseignent que la géométrie, mais les parisiens se pressent aux cours publics des Jardins du Roi dans les années 1730. Tout grand écrivain a des compétences en ce domaine : Buffon, grand spécialiste bien sûr, Voltaire, interprète de Newton, Rousseau en botanique, Montesquieu et Diderot en physiologie. Le symbole le plus complet en est l'Encyclopédie où s'opère le rassemblement des connaissances et des interrogations. Le livre est aussi une bonne... marchandise. Sa diffusion rapporte de l'argent aux "libraires", c'est à dire les éditeurs. Il est, depuis 1701, l'objet d'une surveillance attentive en France : un censeur royal accorde un privilège qui assure l'exclusivité au "libraire". En réalité le système est beaucoup plus souple : une "permission simple" peut suffire, voire une "permission tacite". Des imprimeurs prennent toutefois des risques en publiant des livres sans aucune permission... Une industrie du livre français s'est développée dans les foyers protestants d'après la révocation de l'Edit de Nantes : Pays-Bas, Angleterre, Genève. Un réseau commercial les diffusent de là vers la France, où ils peuvent être recopiés, réédités... La production ne cesse de s'accroître : 2000 titres par an environ, qui couvrent aussi des livres de piétés, des livres pratiques... Poésie et théâtre occupent une place de choix. Les libraires s'associent aussi pour de granes entreprises comme la publication de véritables monuments : Histoire des voyages, Histoire naturelle, Encyclopédie, Bibliothèque des romans... Les droits d'auteurs n'existent pas : un auteur vend son manuscrit au libraire et toute exclusivité. En 1777-80, Beaumarchais les revendiquent, mais les auteurs n'y sont pas nécessairement favorables. Ils préfèrent souvent multipler les récits brefs et profiter des avantages indirects : emplois obtenus, hospitalité des grands, des riches, contributions dans les journaux. Il faut se faire distinguer dans les cercles, ainsi le talent doit se doubler d'un certain agrément social. Après le collège, un écrivain débute par des vers, une pièce ensuite qui fera connaître son nom, il espère ensuite être précepteur ou secrétaire dans une bonne maison, et intégrer les cercles renommés, puis être élu dans une académie, être pensionné. Jusqu'en 1760 cette carrière est assez facile, et permet un bon niveau de vie, mais ensuite, le nombre de candidats rendra plus difficiles les conditions, ce qui génèrera une sorte de prolétariat intellectuel d'où sortira une bonne partie des cadres de la Révolution. Les relations entre écrivains et lecteurs sont très différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui. Souvent les livres paraissent sans nom d'auteur, sous un faux nom ou se font passer pour de véritables mémoires : les Contes de Guillaume Vadé, Candide, est censé avoir été trouvé dans les poches d'un "docteur Ralph". La pratique de la copie est très répandue, en outre des éditeurs n'hésitent pas à publier le texte d'un inconnu sous un nom connu pour augmenter les ventes. Les "auteurs", comme on dit, ont souvent avec leurs lecteurs des rapports qui dépassent le simple rapport littéraire : on les voit dans les salons, on cherche leurs avis, on les consulte, on attend d'eux conseils et direction comme le montre cet Ecossais James Boswell venu à Paris demander des conseils à Voltaire et Rousseau en 1764, reçu et écouté par eux. les plus célèbres ont prestige et confiance, leurs interventions comptent (Voltaire dans l'affaire Calas). Leur action est réelle dans le domaine économique et dans celui de l'éducation. Ils jouent un rôle de personnages d'exception : déjà se prépare "le sacre de l'écrivain" selon la formule de Pierre Bénichou. L'homme de lettres a une dignité nouvelle.
L'usage distingue en général sous "18è" la période 1715-1793. 1715 se défend, avec la Régence, le climat moral change, la littérature est plus hardie, plus gaie, dès 1716, la troupe des Italiens est autorisée à revenir, élan nouveau dont bénéficiera Marivaux. L'époque s'achève plutôt en revanche en 1802 : le Génie du christianisme marque la fin de la prédominance d'aspects caractéritiques du 18è, sape antichrétienne, libertinage sceptique, exaltation de l'antiquité, prédominance de l'analyse, passion exclusive du bonheur terrestre. Dans ce cadre, des dates : les Lettres persanes vers 1725, L'Esprit des Lois, Histoire naturelle et l'Encyclopédie, vers le milieu du siècle ; 1778, avec la mort de Rousseau et Voltaire : un style Louis XVI commence, au ton de défi jusqu'à l'outrance. En 1790, avec la fête de la fédération, une nouvelle ère commence. Mais c'est le temps des affrontements entre écrivains selon leurs options, temps d'une poésie ardente et d'une réflexion morale amère.





1715-1750

Ch.1 – Le bel esprit. (S. Menant)
Dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie, d'Alembert souligne le dédain avec lequel son siècle regarde les érudits. Il faut désormais étonner, retenir l'attention, présenter simplement un savoir complexe. Les réticences contemporaines existent : d'Alembert qui redoute le "faux bel esprit", Mme du Deffand qui estime que L'esprit des Lois est "de l'esprit sur des lois", mais l'enthousiasme l'emporte et la littérature se rapproche de la conversation, art le plus prisé par son siècle. Les écrivains en montrant leur bel esprit accordent donc leurs écrits avec les aspirations de la société. Fontenelle tout particulièrement représente un esprit "moderne". Il est déja bien connu, depuis ses poésies de 1688 (Pastorales) qui représentaient simplement le bonheur d'une vie simple et surtout par ses dialogues de ton mondain consacrés à des sujets scientifiques : Les entretiens avec la pluralité des mondes en 1686, inspirés de ses propres conversations avec Mme de La Mésangère, son amis. Il montre que la science dissipe la peur et conduit à un bonheur paisible, qu'elle fait donc partie d'un art de vivre supérieur. En 1683, dans Nouveaux Dialogues avec les morts il montrait comment les hommes ont inventé mille systèmes et conduites contradictoires en faisant se rencontrer Sénèque et Scarron, Charles V et Erasme... "Jamais il n'y eut tant de désordre dans les enfers" déplorera Pluton. Il est fidèle à une tradition qui remonte à Lucrèce et passe par les libertins du 17è quand il voit dans la superstition l'obstacle le plus sérieux au bonheur qu'il recherche. Il laisse peser des soupçons sur la religion chrétienne et cherche à libérer les esprits. il jouera aux deux académies dont il est membre un rôle important : en rédigeant l'éloge des confrères qui disparaissent il assure la diffusion des découvertes. Les Mémoires de l'Académie montrent ainsi comment un style clair et agréable permettait la fusion des belles-lettres et du savoir moderne et faisait progresser la raison.
Cet esprit qui unit le goût du savoir et le goût de plaire aux contemporains est caractéristique du groupe des "Modernes". Ils étaient en général des habitués des salons en vue et de la Cour, partisans de la monarchie absolutiste tandis que les "Anciens" paraissaient plutôt liés aux milieux parlementaires, conservateurs,jansénistesn austères et savants, aux cercles érudits. Cette distinction n'est pas figée bien entendu... Les Modernes avaient en tout cas le souci de plaire aux femmes du monde qui n'avaient pas appris le latin dans les collèges et à la noblesse qui passait plus de temps dans les camps et les bals que dans les bibliothèques. Philosophiquement ils ne se montrèrent pas plus hardis que les Anciens, malgré la présence de Fontenelle : Voltaire, déiste hardi,, défend les Anciens ; Perrault applaudit à la révocation de l'édit de Nantes. En fait ce débat est purement littéraire et témoigne de l'importance attachée par les milieux influents au arts et aux belles-lettres de la fin du règne de Louis XIV. Marivaux et Fénelon y prirent part, la contribution de ce dernier est intéressante : il propose de renouveler la poésie française qui, moderne, devra être plus personnelle. Vers les années 1730-1749, la discussion se spécialise pour porter la valeur du vers français et de la rime comparés aux ressources de la métrique latine. C'est Motte qui en est encore l'initiateur avec son Discours sur la tragédie en 1730. Voltaire, La Faye, Nivelle de la Chaussée et Fontenelle se disent pour la rime, Prévost et Trublet contre. On voit donc que les Modernes ne défendent pas une doctrine simple et constante. La revendication de l'indépendance pour les lettres françaises vient sans doute au premier plan. En poésie, au théâtre elle doit se libérer des modèles, et prendre pour objet l'homme moderne dont l'envionnement diffère de celui de ses ancêtres. Mais qu'est-ce qui le caractérise ? Des divergences apparaissent : la raison (Terrasson) ou le sentiment (Fontenelle)... Prévost estime que la prose est le seul moyen d'expression raisonnable, Voltaire que le vers français avec sa rime est caractéristique du goût moderne. Une idée qui peut s'appuyer sur l'option fondamentale des Modernes qui est d'être en accord avec le goût des mondains pour qui ces vers ont du charme. Option qui favorise aussi le roman, sans règles donc méprisé par les doctes et méconnu par les Anciens, le théâtre lyrique aussi. Les idées modernes donnent confiance voire audace aux nouveaux écrivains : la notion de progrès ne peut-elle s'appliquer aux arts et aux sciences ? L'attitude des Modernes peut aller jusqu'à défendre un style "à la mode", remise en question permanente des façons d'écrire et de parler. Marivaux apparaîtra à certains comme le représentant de ce style à la mode ingénieux, innovateur, obscur parfois... En un domaine Anciens et Modernes s'accordaient cependant : celui d'une poésie qui mettait en relief une vision spirituelle de la réalité et des hommes. Théoriciens et critiques soulignent que le vers oblige à condenser le propos et permet, par la métrique, de mettre en valeur des mots chargés de sens ou d'allusions. En même temps l'idée d'une "poésie aisée" se généralise, poésie proche de la conversation, héritière du sermo horatien, cherchant à être aussi naturelle que possible. Elle prend deux formes principales. La narration enjouée d'abord, discrète parodie puisque ce procédé relevait de l'épopée qui, par ailleurs, passionnera le 18è. Ververt, poème de sept-cents vers de Gresset a été un véritable phénomène littéraire. Le héros en est un perroquet chéri d'un couvent de Visitandines de Nevers, qui lors d'un voyage à Nantes apprend du vocabulaire horrible... il meurt d'une indigestion de gâteries le jour où l'on fête son retour à la bonne éduction. Un succès dû aux procédés épiques et à la peinture fine et originale du monde des cloîtres féminins. Voltaire rédigea un autre poème fameux : La Pucelle d'Orléns... mais il réussit mieux dans un autre genre : le conte en vers. Il en écrit une quinzaine dans l'hiver 1763-64. Ce sont des histoires d'amour ou de galanterie auxquelles Voltaire mêle des réflexions. Les autres auteurs se contentent d'anecdotes. Le 18è reste très attaché à la veine gauloise (certains épisodes de Jacques le fataliste) qui se développe parallèlement aux raffinements sentimentaux de Marivaux, aux stratégies subtiles de Crébillon ou Laclos. Ces contes en vers pourraient parfois être des "poésies fugitives", autre genre de la poésie aisée. Ce sont des oeuvres brèves en général qu'on laisse circuler librement sans les faire entrer dans un ensemble. Elles sont comme l'exaltation de l'instant, l'expression passionnée à la vie de société... on le voit bien dans la forme de l'impromptu très en vogue. L'improvisation apparaît comme le signe d'un état de grâce propre au cercle amical où l'on est, la preuve d'un instant sublime et rare. Voltaire en sera le maître tout au long de sa carrière. D'autres seront célèbres : Jean-Baptiste Rousseau, Piron, les fidèles de la duchesse du Maine qui les rassemblent dans Divertissements de Sceaux en 1712, Bernard (le "Gentil-Bernard" dit Voltaire) ou le duc de Nivernois. Souvent on finit par en faire des recueils. L'art d'aimer de Bernard est le plus attendu et le plus remarqué. Voltaire rassemble en 1771 ses odes, satires, contes... Comme la célèbre épître Des Vous et des Tu.... qui montre un regret, une émotion masqués d'un sourire. La sensibilité du temps est faite d'esprit, de bel esprit, ressource pour dominer toutes les situations. La poésie du 18è ne se résume pas à ces jeux, mais ces jeux font partie du plaisir poétique tel qu'on le conçoit de la Régence à l'Empire.
Ch.2 – Naissance des Lumières (G. Artigas-Menant)
Le philosophe "c'est une horloge qui se monte pour ainsi dire quelquefois elle-même" dit le texte Le philosophe publié en 1743 dans le recueil Nouvelles libertés de penser. Il est anonyme mais a connu huit rééditions au moins. Il servira même pour l'article "philosophe" de l'encyclopédie, longtemps attribué à tort à Diderot. Voltaire y fera allusion, disant qu'il est dans "le portefeuille de tous les curieux" c'est à dire copié et vendu sous le manteau. La philosophie de Descartes était interdite à la fin du siècle précédent, sous la Régence elle est officiellement recommandée à côté de la traditionnelle philosophie d'Aristote par le règlement de la Faculté des Arts de Paris. Il connapit aussitôt un destin contrasté. A la suite de Malebranche, certains y trouvent une preuve de l'existence de Dieu. D'autres au contraire estiment que la raison seule est toute-puissante et lui soumettent tout. On appelle ces derniers cartésiens les "géomètres". Une espèce de coterie se rassemble d'ailleurs au Procope et au café de la veuve Laurent : Fréret, orientaliste, Dumarsais, grammairien, de Mirabaud, traducteur, Terrasson, hellénists, Boindin, historien et auteur dramatique. Ce dernier prêche l'athéisme et appelle Dieu "Monsieur de l'Etre". Ils illustrent le mode de production philosophique clandestine de la première moitié du siècle. Ils n'ont pas signé d'ouvrages mais ont tous collaborés aux écrits de l'époque. Géomètres sont d'un rationalisme constant. La Lettre de Thrasibule à Leucippe, attribuée à Fréret, montre bien cette assurance d'une parfaite tranquilité que donne la raison dépouillée des préjugés de l'éducation et de l'autorité : cette raison doit nous servir à être heureux "nous procurer cette tranquilité d'âme et ce repos intérieur qui constitue la félicité pure (...) nous ramener à vivre selon la nature et nous délivrer de l'empire de l'opinion". Plusieurs traités passent ainsi la religion au crible de la raison. Examen de la religion dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, a été attribué, sans certitude à St Evremond. Il oppose la diversité des religions à l'universalité de la Raison et fait de la faculté de penser un devoir religieux : Dieu nous le demande, il ne nous demande pas de suivre des dogmes. C'est une raison plus intuitive que discursive qui fait un Dieu tout-puissant méprisant les bêtises de l'écriture sainte. En 1770 paraît à Londres Israël vengé..., écrit au siècle précédent par Isaac Orobio qui avait réfuté Spinoza, et qui s'attaquait ici aux textes chrétiens. Son texte était connu en feuillet à Paris au cours du siècle. De Mirabaud dans Opinions des Anciens sur les juifs déconsidère les chrétiens qui descendent d'un peuple ignorant, cupide, crédule, superstitieux, méprisé et même haï des Anciens. La critique religieuse du début de siècle est différente dans ses motivations, son inspiration, son origine mais la cible est la même : le christianisme. On ne peut pas encore parler de véritable déisme. Un texte combine cependant rationalisme intransigeant et déisme convaincu : Le Militaire philosophe en 1767, texte abrégé des Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. On mettra longtemps à en connaître l'auteur : en 1979, on l'identifie comme Robert Challe. Challe ouvre son coeur à Malebranche, il fait le récit d'une expérience personnelle et élabore un système général. Son expérience est celle d'une révolte progressive. Il a dessein "d'examiner", mot clef de cette époque. Il se défend de toute influence extérieure : "il n'y aura rien qui ne me soit venu naturellement", il a la culture d'un honnête homme. Challe est cartésien, par sa confiance absolue en la droite raison. Il en croit en un être que tous les hommes ont présent à l'esprit et au coeur s'en presque s'en apercevoir, affirme que c'est l'association d'une âme et d'un corps qui assure la liberté de l'homme et qui rend la morale si importante. Conscience et raison fondent la morale mais disent aussi clairement que je dois adorer Dieu, selon la seule raison, non selon les extravagances qui déshonorent l'esprit humain. Cinquante ans avant Rousseau et son vicaire savoyard, le militaire philosophe invente donc un système de religion qui condamne les cérémonies d'un culte extérieur et conseille un "culte particulier, intérieure".
En plein milieu de ce cartésianisme extrême, l'influence de Locke s'impose très rapidement. Le Père Buffier, un jésuite, est très proche de Challe : comme dit A. Adam, c'est un homme "soucieux à la fois de sauver l'essentiel de la tradition et d'accueillir le meilleur des thèses récentes". Il n'est pas cartésien et met en oeuvre les idées de Locke contre Descartes. Il estime que les premières sensations de l'esprit humain sont de "premières vérités" perçues par le sens commun, et concilie ainsi sa doctrine religieuse et sa philosophie : les lumières surnaturelles ne nous montrent rien, par rapport à la conduite ordinaire de la vie, que les lumières naturelles n'adoptent par les réflexions exactes de la pure philosophie". Voltaire dira que le fondateur du Journal de Trévoux est "le seul jésuite qui ait mis une philosophie raisonnable dans ses ouvrages". Buffier trouvait donc des arguments en faveur de la tradition dans Locke, mais les ennemis ds croyances traditionnelles se servent aussi bien de Descartes que de Locke. La Lettre de Thrasibule à Leucippe l'illustrait déjà :ce sont les évidences de la raison qui dictent un véritable empirisme. Voltaire dira de Locke dans sa treizième lettre philosophique "Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l'âme, un sage est venu qui en a fait modestement l'histoire". Condillac (1714-1780) oppose le philosophe anglais à tous les métaphysiciens à son tour dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines en 1746. Les premières pensées de l'homme sont les sensations qu'éprouvent l'âme, mais il distingue trois étapes dans nos sensations : la perception éprouvée, le rapports que nous en faisons à quelque chose hors de nous, le jugement que ce que rapportons aux choses leur appartient en effet. Seul le jugement peut engendrer l'erreur, il est propre à l'homme : lui seul a des "idées" et des "notions" c'est à dire des idées que l'esprit a lui-même formées. Loin d'être matérialiste, l'empirisme de Condillac est théoriquement conciliable avec le spiritualisme chrétien. Il affirme ainsi que la philosophie n'envisage l'esprit que dans son état d'après le pécéh originel, le seul que l'expérience peut connaître. Il n'admet donc pas comme Locke que la matière soit douée de pensée car la pensée ne peut avoir qu'un principe unique alors que notre corps, amas de matière, est un assemblage multiple.
Ni Locke ni ceux qui s'inspirent de lui ne prétendent qu'il n'y ait de réalité que matérielle. Grand nombre de traités se soucient pourtant de réfuter l'immortalité de l'âme. Jean-Baptiste de Mirabaud a sans doute écrit Opinion des Anciens sur la nature de l'âme qui utilise quatre arguments. Linguistique : les anciens, comme les auteurs sacrés, n'avaient aucune notion de l'être immatériel, car les termes employés pour la désigner veulent dire souffle et respiration. Politique : l'immortalité de l'âme sert de frein moral au peuple. Psychologique : amour-propre et crainte de la mort. Historique : parentés des religions avec les superstitions. Les essais sur ce même thème sont publiés à profusion. Les médecins y prennent une bonne part, sans doute en raison de la place centrale de l'étude des sensations : La Mettrie, ou Maubec par exemple. Le nombre des philosophies matérialistes, qui refusent la fidélité à l'Eglise ou l'acceptent, est donc impressionnant à l'époque, et il est impossible d'établir des filiations : simplement, chacun puise dans la culture commune. Une figure se détache pourtant : Jean Meslier, né en 1664, curé, qui laisse à sa mort en 1729, un écrit d'une violence inédite. Il a l'intuition des erreurs humaines dans sa jeunesse, comprend vite que la religion et la politique s'entendent trop bien et estime que le première est une invention humaine mensongère. Il refuse l'Etre et lui oppose la matière, "première cause éternelle et indépendante de cette première cause incréée pour laquelle on dispute avec tant de chaleur". Il prône la communauté absolue de la terre, et appelle à la révolte. La destinée de ce texte unique est curieuse : il est connu des contemporains, Voltaire parle d'un "petit bossu" qui le vend sous le manteau pour dix louis, mais ne sera publié qu'en 1864 sous le titre de Testament. Il avait été copié et distribué ainsi. Voltaire en publiera quelques extraits, mais en le mutilant pour n'en retenir que ce qui concerne la polémique antichrétienne. Selon Soboul, c'était la première des "utopies communistes moralisantes du 18è siècle".
Il y a beaucoup de spinozistes en France mais peu de disciples de Spinoza. Henri de Boulainvilliers (1658-1727), qui eut pour régent Richard Simon chez les Oratoriens de Juilly, et qui sera le héros d'un dialogue imaginaire de Voltaire en 1767, Le Diner du comte de Boulainvilliers, va peu à peu, au fur et à mesure de ses ouvrages, mieux pénétrer la pensée de Spinoza. Benoît du Maillet, ancien consul au Caire, élabore un Nouveau système du monde, qu'il remanie pendant trente ans, que Voltaire moquera ensuite injustement. Il se passe parfaitement de l'intervention d'un Dieu créateur, comme Buffon dans ses systèmes du reste. La critique de la notion de péché originel est particulièrement importante. On y voit une contradiction avec l'idée même de Dieu, ou l'ineeficacité d'une conception limitée de la responsabilté personnelle. Souvent, on affirme que la morale n'a nullement besoin d'un fondement religieux, on se complait à commenter la perfection morale des païens par exemple. C'est une vision optimiste qui voit dans la morale une hygiène de pensée : bannir les folles inquiétudes et la soif de compensations éternelles.. on définit aussi des attitudes pratiques : travailler à la vérité et fuir l'intolérance. Dans Analyse abrégée des fondements de la religion chrétienne, une seule loi, éternelle et universelle, suffit : "Réglons notre conduite à l'égard des autres sur ce que nous exigerions d'eux".
Ch.3 – La création poétique et dramatique (S. Menant et C. Bonfils)
Pour les contemporains la première partie du siècle n'est pas caractérisée par un mouvement philosophique préparatoire des Lumières... Le public se passionne pour la poésie et le théâtre. Les deux domaines sont d'ailleurs très liés car les pièces les plus appréciés, tragédies ou comédies, sont écrites en vers, on désigne parfois les auteurs dramatiques du nom de "poètes". Le public est d'ailleurs très sensible à la qualité des vers de théâtre dont l'excellence peut faire oublier les insuffisances dramatiques. La poésie occupe une place supérieure, deux à trois fois plus importante que celle accordée à l'histoire ou aux voyages, dans les recueils. Auteurs et public s'accordent à considérer que la littérature française doit s'enrichir de grands poèmes chargés de messages essentiels : odes façon Pindare, épopées à sujet national et moderne, poèmes philosophiques. Les poètes s'appellent : Jean-Baptiste Rousseau, Louis Racine, Voltaire, puis Saint-Lambert et Lefranc de Pompignan. Ils passionnent le public.
Les Odes de Jean-Baptiste Rousseau s'imposèrent en 1711-12, elles connaîtront vingt-cinq éditions jusqu'en 1734, ce qui prouve un accueil enthousiaste. Il n'était connu jusqu'alors que comme auteur d'épigrammes et de dux comédies, et pour une implication dans une affaire de vers satiriques qui avaient semé le trouble dans la République des Lettres et l'avaient condamné à l'exil de 1702 à sa mort. Il comblait une attente du public avec des paraphrases lyriques de psaumes. La forme de l'ode suscite d'ailleurs l'intérêt général. Il innove aussi en écrivant des Cantates, pièces de vers destinées à être mises en musique : la fusion des arts est à la mode. C'est le choix fait par le poète dans les psaumes qui signent son originalité, ainsi qu'une lecture toute personnelle de certains versets. Son oeuvre devient "classique" d'emblée : l'amour y est conventionnel, la nature guère présente, elle exprime la douleur d'un homme blessé trahi ou condamné par les hommes, et qui cherche une consolation du côté de Dieu, un Dieu vengeur. Les poètes romantiques y seront sensibles.
Rousseau et Voltaire furent brouillés par un poème : "l'Epître à Uranie" de 1722, dans laquelle Voltaire expose ses conceptions déistes. Un goût classique avait rapproché les deux hommes un moment, ainsi qu'une haute idée de la mission de la poésie. Voltaire assied sa carrière sur les genres poétiques majeures, qu'ils ne délaissent jamais pour la prose. Persuadé que l'épopée doit se donner un héros moderne au rôle fondateur, il choisit de chanter Henri IV. Ce sera La Henriade en 1728 dont il veut faire un poème historique avec notes en bas de page. Mais ce qui l'emporte c'est qu'il parle à l'imagination, en privilégiant les scènes d'horreur, et propose un enseignement politique et moral : l'horreur du fanatisme. Monarchiste convaincu, il célèbre aussi le rôle décisif du roi dans un grand Etat moderne à l'occasion de la victoire de Fontenoy (1745) : il montre que c'est la présence de Louis XV et du Dauphin qui a galvanisé les combattants. Son inspiration poétique et sa réflexion philosophique se rencontrent cependant le plus complètement dans le discours en vers, comme les septs Discours en vers sur l'homme, oeuvre de longue haleine publiée de 1738 à 1745, en alexandrins. Il traite des questions métaphysiques mais l'accent est plutôt mis sur les probèmes moraux. Le tout forme une méditation sur l'homme et conduit à une acceptation sereine du monde tel qu'il est. il recourra encore au discours en vers après le désastre de Lisbonne en 1755 pour dire son émotion et les questions que soulève un tremblement de terre meurtrier dans la conscience d'un philiosophe qui fonde sa sérénité sur l'ordre de la nature.
La poésie en vers est, pour les hommes du 18è, le lien où se rencontrent les idées et ceux qui les pensent, la raison ou la sensiblité et l'expérience personnelle de l'écrivain. Aux côté de poèmes inspirée par la philosophie nouvelle, on rencontre donc de grandes oeuvres chrétiennes. La Religion vengée de Bernis (1740) et les deux poèmes La Grâce (1720) et La Religion (1742) sont les plus remarquables. Louis Racine, fils du dramaturge, cherche à conduire le lecteur au christianisme par les arguments ordinaires de la foi, et en particulier l'évidence naturelle de l'existence de Dieu. Il fait entendre la voix lyrique du croyant. La poésie de Bernis est peut-être moins sincère, pour lui la poésie est un langage orné, les vers, un moyen agréable de présenter objections et réfutations. Son originalité est l'usage de l'allégorie pour donner corps à des idées philosophiques, comme le "deus siue natura " de Spinoza figuré par un "colosse infini". Il y a du polémiste chez lui... et c'est le danger qui guette les défenseurs du christianisme. Lefranc de Pompignan y a cédé, d'où des attaques répétées et amusantes de Voltaire. Il avait appris l'hébreu pour comprendre la Bible, ses Poésie sacrées sont des paraphrases des livres poétiques de la Bible, dans lesquelles il dénonce le cosmopolitisme, la quête du profit, l'immoralité née de la confiance dans les pulsions de la nature. Son discours fait penser à celui, à venir, de Jean-Jacques Rousseau et son procès d'une civilisation du luxe et du plaisir. Il prophétise un cataclysme, son oeuvre révèle un monde imaginaire riche et menaçant, mais ses vers ne soulèveront pas le scandale : il faudra attendre 1760, et son discours de réception à l'Académie française. Ces grands projets ne doivent pas faire oublier une autre tendance de la poésie où s'exprime un goût sincère pour la campagne. Desforges-Maillard, poète breton, évoque avec une émotion vraie des tableaux maritimes ou campagnards. L'évocation se fait souvent dans le cadre des conventions pastorales dont Fontenelle avait donné une théorie épurée : suggérer la tranquilité à laquelle tous les hommes aspirent. C'est ainsi dans la poésie plus que dans la prose que l'on trouvera les premiers pas vers la peinture lyrique du bonheur dans la nature qui attend Rousseau, son maître. On n'évoque cependant jamais le sort des paysans, peu enviable : la réalité est donc très limitée. Saint-Lambert essaie une synthèse des poésies agronomiques et de la poésie des paysages champêtres, qui décevra ses contemporains, peut-être parce qu'ils posaient sur les champs un regard plus nostalgique qu'énergique.
La Comédie française est installée sur la rive gauche, dans une belle sallle conçue pour elle par François d'Orblay. Elle y restera jusqu'en 1770 pour gagner les Tuileries et le moderne Odéon des architectes Peyre et Wailly en 1782. Elle maintient la tradition de la tragédie dans la lignée de Corneille et Racine, repris sans cesse ou piètrement imitée : d'où une désaffection du public. Un petit nombre d'auteurs tentent un effort de renouvellement du genre tragique, sans réussir à remettre en question la rigueur formelle de sa dramaturgie. Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762), père du romancier, choisit ses sujets dans l'antiquité gréco-romaine, mais il prétend trouver de nouvelles sources d'intérêt dans l'horreur des situations et les caractères barbares mis en scène. Atrée et Thyeste (1707) est un exemple de la recherche nouvelle du spectaculaire et du pathétique : vengeance d'Atrée sur Thyeste, son frère, qui a enlevé son épouse ; il élève Plisthène, leur fils dans le dessein de lui faire tuer son père ; Plisthène hésite, Atrée fait boire son sang à Thyeste qui se tue. Le public doit céder un peu sur les bienséances, les scènes sont efficaces mais les personnages, outrés dans leurs réactions, ont peu d'intérêt psychologique, leur langage reste mince. Rhadamiste et Zénobie (1711) montre la même complication et le même goût de l'effet, mais connaît un réel succès. En 1726, Houdar de Lamotte propose avec hardiesse dans les Discours l'abandon de la versification et des unités : "l'unité d'intérêt", qui attache le spectateur à l'histoire d'un héros, rend inutile les trois autres. Le langage ordinaire permet aussi justesse de ton dans l'expression des passions et grandeur exigée par le genre. Libéré des contraintes métriques, le poète et ses efforts souvent trop visibles s'effaceraient au profit des personnages et du partage des émotions avec le public... Le dialogue ne doit pas interrompre l'action : attendre que quelqu'un ait tout dit pour lui répndre avec ordre n'est pas le mouvement de la passion. Autrement dit : l'ordre est subordonné à l'effet. Sa pièce Inès de Castro en 1723 n'illustre pas totalement ses principes. Ce fut le plus grand succès des Comédiens français dans la première moitié du siècle selon Henri Lagrave, il y exploitait un sujet légendaire : l'épouse secrète du prince Don Pèdre de Portugal, reconnue et régnant après sa mort. Le couple est donc formé et c'est l'originalité de la pièce : ce n'est pas l'existence du sentiment mais le couple uni qui se trouve en péril. Lamotte cherche plus à provoquer l'émotion que l'admiration. Ces pièces témoignent du désir de voir sur le théâtre plus de mouvement et de spectacle, de la recherche d'émotions immédiatement accessibles. Mais les spectateurs sont encore sur la scène (jusqu'en 1759), le jeu des comédiens français est rigide, sans naturel, l'alexandrin est conçu comme le seul langage posible : les nouvelles suggestions, dans un tel cadre, sont sans avenir. Voltaire ne réussira pas davantage à assurer la survie d'un genre prisonnier d'un code esthétique désormais figé.
Dans le domaine de la comédie, la relève de Molière n'a jamais été assurée. La bonne comédie se doit toujours d'être en vers. En 1738, Piron obtient un succès avec Métromanie qui moque la passion de versifier. Le genre comique doit se plier au goût du public pour la vertu récompensée, les qualités bourgeoises et les pleurs. La "comédie larmoyante" romanesque et moralisatrice a les faveurs du public : on ne rit plus guère à la Comédie-Française. Celle-ci doit affronter deux concurrents dont elle sera incapable de triompher : les Italiens et la Foire. La dispersion de la troupe de Scaramouche en 1697 avait réduit l'activité théâtrale de la capitale. Philippe d'Orléans dès la première année de sa Régence reçoit une troupe nouvelle, rassemblée sous la conduite de Luigi Riccoboni et permet à la commedia dell'arte de se réinstaller. Dans les dernières années du règne de Louis XIV, la fantaisie burlesque s'était réfugiée chez les Forains : Foire St-Germain au printemps, Foire St-Laurent à l'automne. La Comédie-Française leur fait interdire le dialogue : ils monologuent ou inscrivent les textes sur des écriteaux (Arlequin deucalion en 1722 et Arlequin invisible en 1713). Ils obtiennent de l'Académie de musique la permission de chanter : d'où les pièces en "vaudevilles" brefs couplets comiques sur de aires connus du public, et les parodies d'opéras. Bientôt couplets et dialogues alternent : l'Opéra-Comique, à la fois genre et théâtre, naît et sera réuni en 1762 aux derniers "Italiens". Les Forains ont tellement de succès qu'ils construisent des salles tout à fait comparables à celles des troupes officielles. On connaît mal leur production, mais l'activité créatrice est intense, et absorbe tout ce qui est à la mode.
Marivaux a déjà écrit quatre romans, un poème burlesque (L'Iliade travestie) et des contributions au Mercure de France quand il commence à travailler pour la scène : il a déjà une réputation d'ami des Modernes. Ambitieux, il se présente en même temps sur les deux scènes officielles. Une comédie en trois actes au Théâtre-Italien, un Annibal en cinq actes au Théâtre-Français. La première échoue, le texte est perdu, la deuxième se perd dans les productions médiocres du temps. Mais une seconde comédie jouée dans le même temps, Arlequin poli par l'amour remporte un vif succès aux Italiens. Marivaux choisit donc sa voie : la comédie, la prose et la troupe de Lélio. Il écrira trente-sept pièces, celles que l'on connaît. Deux succès à la Comédie-Française : La Seconde surprise de l'amour en 1727 et Le Legs en 1736. Marivaux souffre de l'interprétation des comédiens, d'après d'Alembert... plus soucieux de leur amour-propre que de faire "sentir la valeur de ce qu'ils disent". Il compose vingt pièces pour le Théâtre-Italien parmi les plus célèbres : La Surprise de l'amour en 1722, La Double Inconstance en 1723, Le Jeu de l'amour et du hasard en 1730, Les Fausses Confidences en 1737, L'Epreuve en 1740... Il se produit une heureuse coïncidence entre l'inspiration et le langage dramatique marivaudien et la tradition, le style de jeu des comédiens de Luigi Riccoboni. Celui-ci avait épuisé son répertoire de canevas italiens, très cultivé, il rêve d'une comédie soutenue : Marivaux est en plein accord avec son esprit. Il apporte ce que l'on attendait depuis la mort de Molière : un ton singulier, neuf, inédit et un authentique renouvellement de la dramaturgie, que l'on doit aussi aux Italiens. Il renouvelle le genre en choisissant pour sujet principal le sentiment amoureux. Les figures parentales perdent de leur importance, l'auteur porte son attention sur l'histoire du sentiment amoureux, plus sur les obstacles d'un couple ou un caractère ridicule. Les parents sont bons, le rôle des domestique change : n'ayant plus à lutter contre des pères tyranniques, ils deviennent des confidents perspicaces, ils ont un rôle moteur dans l'action dans la mesure où ils dévoilent le sentiment. Les obstacles à celui-ci sont en effet d'ordre intérieur, psychologique : le sujet se trompe en toute bonne foi puis se cache à lui-même qu'il est amoureux. Le rôle essentiel des comparses consiste à créer les situations où les amoureux seront contraints de renverser ces obstacles intérieurs. Le point d'aboutissement de chaque comédie est le triomphe de l'amour. L'action est constituée par l'enchaînement des réactions et des sentiments et ne se distingue pas du dialogue : le langage constitue le tissu même de l'action dramatique. Cependant Marivaux ne s'est jamais répété. Il subvertit la notion de genre (on ne peut parler de comédie "d'intrigue, de moeurs, de caractère", ses pièces se définissant mieux par des caractéristiques internes) sans toucher aux structures les plus apparentes de la comédie classique. Sa nouveauté consiste à mettre en théâtre ce qu'on ne croyait réalisable que par le roman. C'est une comédie animée, vivante, malgré son objet romesque : l'étude de" l'anatomie" du coeur humain. Il sait les enrichir par le procédé du déguisement par exemple : on se travestit, non pour faire rire, mais au profit de l'amour et pour le contraindre à mieux se révéler sous le masque. La naïveté des amoureux permet aussi au moraliste d'exposer une fine perception des pressions et de l'égoïsme, des ambitions et des mesquineries, du désir de domination et de l'inégalité qui caractérisent les relations humaines. Marivaux se fait ainsi "spectateur" lucide des réalités sociales dans L'Ile des Esclaves et L'Ile de la Raison, avec l'Arlequin de La Double Inconstance, les valets du Jeu de l'amour et du hasard ou du Legs...
Ch.4 – L'expansion romanesque. (C. Bonfils)
Les livres courts, "nouvelles" ou "histoires", dont La Princesse de Clèves est l'exemple le plus marquant, ne doivent pas faire oublier l'influence persistante des grands romans baroques. On ne conteste pas la définition et l'histoire du genre romanesque élaborées par Huet dans la Lettre à M. de Segrais de l'origine des romans en 1670 : inspiré par les grands sentiments, ton héroïque, recherche du beau style. Huet fait du roman l'équivalent en prose du poème épique. l'article "roman" de l'encyclopédie renvoie encore à son idéal moral et esthétique, auquel on continuera longtemps à se référer dans les Préfaces quand le contenu des oeuvres aura lui-même changé.
Le nombre de titres va toujours croissant. L'effort de modernisation des grands écrivains tâche de concilier la vérité dans la peinture des moeurs et des sentiments et le désir de dignité morale que l'absence de règles et la liberté du genre paraissent mettre en danger. C'est vrai que les oeuvres médiocres abondent... et que le roman permet tout : la variété empêche toute classification ! Les chefs d'accusation sont donc multiples : genre "facile" qui contribue au relâchement du langage, genre frivole destiné aux femmes et interdit aux gens sérieux, genre immoral car il se consacre uniquement à peindre l'amour et facilite l'essor de l'imagination par une peinture trop belle, il est donc dangereux pour la vertu des âmes fragiles. Il faudra attendre 1761 et La nouvelle Héloïse pour voir se dessiner une opinion plus favorable. Des auteurs s'efforcent tout de même de donner au genre ses lettres de noblesse : Les Aventures de Télémaque de Fénelon roman pédagogique donnant une place à l'action et au sentiment, Terrasson et Marmontel qui sont ses héritiers. Challe et Marivaux prônent le langage de la nature, même si la transcription du langage paysan reste du burlesque jusqu'à Restif. Comme le roman emprunte ses sujets et ses cadres aux mêmes milieux sociaux, il se rapproche désormais plus facilement du genre comique que de l'épopée. On refuse le grandissement invraisemblable des héros baroques pour montrer la vie réelle : "par des faits certains on y voit établi une partie du commerce de la vie" dit Challe ; "l'homme enfin verrait l'homme tel qu'il est ; on l'éblouirait moins, mais on l'instruirait davantage" dit Crébillon dans sa Préface des Egarements du coeur et de l'esprit. On découvre en outre dans le roman, le lieu par excellence de l'exploration psychologique. Ainsi roman de moeurs ou d'analyse psychologique, le genre romanesque doit tendre vers le réalisme pour faire admettre sa valeur. Se pose alors la difficulté de l'équilibre entre le réalisme et l'encouragement à la vertu... un dilemme particulièrement aigu au début du siècle. Le plaisir de l'invention et celui de la lecture finissent cependant par l'emporter sur le souci d'utilité.
Les Illustres Françoises de Robert Challe parues en 1713 à La Haye exercent une influence indéniable sur Marivaux et Prévost. Le livre est anonyme, pratique courante, mais Challe n'appartient pas au monde des lettres (ruiné au Canada par une attaque anglaise, "écrivain" sur des navires de la Compagnie des Indes puis dans la marine royale, il rapporte un Journal où se révèlent ses talents d'observateur). Dans ce roman sept histoires composites rassemblées par une fiction, un emploi varié de la première personne, un monde connu des lecteurs, un équilibre délicat entre l'impression de vérité et des récits dont le thème et la structure sont encore très proches du romanesque traditionnel. Dans ces portraits il traduit ce qu'il pressent dans le coeur d'imprévisible et d'inexprimable.
Pour son siècle et pour le nôtre, Lesage est l'observateur ironique du Diable boîteux. Il est surtout le créateur de Gil Blas, personnage transposé du roman picaresque espagnol et adapté aux tendances esthétiques et morales de la fin de l'époque classique. Il est auteur de théâtre, de nombreuses traductions, de libres adaptations où se révèle son goût pour le récit d'aventures et sa curiosité pour les littératures méditerranéennes et exotiques. Il trouve dans les oeuvres baroques et le picaresque espagnol un type de déroulement du récit, des détails réalistes, il y mêle les "portraits à clef", des anecdotes, et des "types" proches de ce que propose depuis le siècle précédent la scène comique. Le Diable boîteux doit son succès en 1707 à sa vivacité satirique, car l'intrigue est mince. Asmodée délivré montre dans le monde à Cléofas "tout ce qui s'y passe", un voyage au fond des coeurs. La description est ricanante, la folie semble régner à Madrid = Paris en maîtresse absolue. Le Diable s'intéresse particulièrement à l'amour, Asmodée est le démon des vanités, des frivolités et de la luxure : on voit que les désirs mènent le monde et agitent la société. Deux récits plus longs permettent de briser la monotonie des anecdotes, mais leur romanesque ne s'impose pas. En 1726, Lesage refond son oeuvre et y ajoute un livre que les sottises humaines ont aisément fourni dit-il. C'est l'oeuvre d'un moraliste héritier de La Bruyère mais avec la gaieté et la vivacité du trait. Pour Gil Blas, Lesage retient moins de chose encore du cadre espagnol : muletiers et donneurs de sérénades, et de Don Quichotte et des auteurs picaresques l'image type d'un espace ouvert au voyage. L'Espagne est un lieu purement littéraire qui offre une impression d'éloignement et d'exotisme au lecteur français. Gil Blas est cohérent : le héros écrit ses mémoires, la description des moeurs s'ordonne en fonction de l'évolution du narrateur. Le roman adopte bien en apparence la démarche capricieuse des récits picaresques, faisant alterner succès et revers soudains, mais pourtant Gil Blas progresse : vers une sorte d'indulgence illusion, vers le dégoût du vice plutôt que vers la vertu. En cela il se distingue du picaro. Il écoute et rapporte plusieurs récits ce qui élargit l'univers du roman et s'informe de mondes où il ne pénètre pas. L'auteur et son héros ont vieilli ensemble puisque l'écriture s'étale sur vingt ans. Mais le narrateur n'a pas l'unité et la profondeur psychologique des héros de Marivaux et de Prévost, sa personnalité s'efface souvent devant la voix de Lesage lui-même, qui traduit ainsi un profond scepticisme. Il montre que chacun dans la société agit sur les autres, soit pour les corrompre, soit pour tirer d'eux un profit, sans se soucier de psychologie. Mais à aucun moment il ne remet en cause la hiérarchie. Le réalisme de Gil Blas a deux sources différentes : mentionner des objets concrets, ce qui donne l'impression de la vie et une exigence de vraisemblance, car ces notations triviales qui signalaient chez Sorel ou Scarron le burlesque sont ici dans un roman "sérieux". Gil Blas est donc un personnage qui peut existe, il est d'ailleurs homme de moyenne carrure... Malgré ses emprunts Lesage a pu ainsi créer une figure originale.
Les romans de Marivaux se répartissent en deux groupes : avant sa carrière de dramaturge et après (les deux grands textes qui assurent sa carrière de romancier : La vie de Marianne et Le Paysan parvenu). Les premiers romans empruntent aux textes baroques, car Marivaux, comme beaucoup de ses contemporains, comme Rousseau, a aimé ces romans-fleuves. Mais il cherche aussi à prendre ses distances en ne retenant que les thèmes qui seront plus tard au coeur de son oeuvre : toute-puissance de l'amour sur la conduite humaine, analyse très fine du sentiment, forme de pathétique dans l'expression de la sensibilité. Cette critique se note dans Les Effets surprenants de la sympathie, se poursuit dans La Voiture embourbée dans lequel Marivaux cherche à insérer de plus en plus de détails empruntés au réel : les passages d'un carrosse embourbé sont contraints de passer une nuit inconfortable dans un mauvais gîte. Que faire ? On prend la parole chacun son tour pour composer un "Roman Impromptu", "Les aventures du fameux Amandor et de la belle et intrépide Ariobarsane". La seule loi est le plaisir de conter, mais Marivaux pose surtout le problème du rapport entre le romancier et sa fiction et donc entre la fiction et le lecteur, il expérimente la toute-puissance du romancier. Ces romans n'attirent guère le public, ils sont des témoins de la crise du genre romanesque. Marivaux, qu'il prenne le camp des Modernes sans hésiter, qu'il emprunte après Sorel et Scarron les voies du burlesque (Le Télémaque travesti) ou qu'il s'attache en psychologue à l'observation de ses contemporains, a toujours l'idée que l'univers de la fiction peut se rapprocher de l'expérience quotidienne du lecteur. Ces premiers romans posent aussi les fondations des romans de la maturité : le récit à la première personne y est important, les figures de femmes tendres et sensibles n'existant que par et pour le sentiment amoureux se multiplient, le dédoublement du couple amoureux entre les maîtres, qui vivent leurs aventures avec le plus grand sérieux, et les valets qui les singent, tout cela existait en germe. Vie de Marianne ou ls Aventures de Mme la comtesse de.... paraît de façon irrégulière sur plusieurs années. Les cinq parties du Paysan parvenu sont laissées sans conclusion. Ces deux romans forment un tout, ils sont le lieu de deux expériences contradictoires, mais complémentaires : la réussite rapide de l'homme par le moyen des femmes, les dangers courus par une jeune fille isolée. La première personne n'est plus seulement un moyen de donner aux événements rapportés l'apparence de la vérité, elle est la meilleure voie possible pour l'exploration psychologique. Le romancier joue principalement de la différence des temps : le personnage jeune devient un objet d'observation pour le narrateur âgé. Le récit donc et les explications ou les commentaires. Les moralistes classiques dressaient un inventaire des caractères et pensaient expliquer les individus par un nombre limité de traits. Marivaux parle de "mouvements" qui exige une description subtile et minutieuse, toujours indécise. La "réflexion" ne brise donc pas le cour du récit, elle est le récit même, un nouveau langage analytique s'élabore par cette technique marivaudienne consistant à juxtaposer dans un fragment narratif, le fait, les motivations, le commentaire du mémorialiste et les pensées du personnage. Le texte acquiert ainsi une densité particulière. L'histoire du Paysan parvenu est celle d'une ascension rapide dans l'échelle sociale grâce aux femmes, l'expression hypocrite du désir est ici peinte, Marianne subit elle la loi du sentiment. Sa sensibilité réagit aux événements et aux personnes et ne se trompe jamais : l'amour est donc la seule source de connaissance de soi. Dans l'amour entre les êtres, les âmes se répondent car elles sont d'une même qualité. De nombreuses figures secondaires animent aussi les romans, qui nourrissent par la rencontre l'élaboration psychologique du narrateur : surprenantes d'abord, elles l'obligent à découvrir en lui-même des ressources nouvelles de sensibilité ou d'ingéniosité. Marianne et Jacob se construisent donc progressivement, dans un environnement dans lequel il faut distinguer amis et ennemis. Ainsi tous les personnages du récit ont une fonction, car le héros est amené à s'affirmer face à lui, à se connaître. L'univers matériel aussi : l'accessoire est révélateur d'une réalité. Le vêtement n'est plus défaut mais catégorie de l'analyse : elle traduit le besoin d'être admiré... Le roman marivaudien paraît répondre à deux motivations : l'exploration de la nature humaine selon des modalités entièrement nouvelles et l'affirmations de certaines valeurs morales, difficiles à cerner car les personnages ne portent pas de bannières mais qui se groupent aisément sous le vocable de "vertu" : franchise (conformité des actes à l'impulsion naturelle toujours bonne, et sincérité dans l'acte d'écrire ses mémoires), indulgence généreuse à l'égard d'autrui, confiance dans le coeur qui dicte toujours le bien.
Prévost (1697-1763) paraît destiné à la carrière ecclésiastique. Il hésite, choisit les Bénédictins en 1721, défroque en 1728 et gagne la Hollande puis l'Angleterre. Il reviendra à Paris en faisant amende honorable et son titre d'aumônier du prince de Conti lui ouvrira les salons. Traducteur d'ouvrages latins, des romans de Richardson, historien, journaliste remarquable, responsable de la grande entreprise de Histoire des Voyages, abbé et aventurier, Prévost est aussi le plus grand romancier de sa génération. Il utilise encore largement le matériel des romans d'aventures baroques mais il en transforme profondément la signification. L'originalité des romans de Prévost tient à ce qu'ils ne recherchent pas l'aventure pour s'illustrer mais qu'ils la subissent. Leur vie est une succession d'échecs, de drames et de souffrance. Le héros s'étonne à chaque fois d'avoir encore assez de sensibilité pour souffrir. L'accumulation des épisodes romanesques ne doit donc plus être imputée à l'imagination d'un auteur soucieux de prolonger son récit, mais à une certaine idée de la Providence divine : son roman donne une place importante à la religion et admet la dimension métaphysique. Les personnages sont ballotés au gré d'événements dont la succession forme une destinée malheureuse, une destinée qui est l'oeuvre d'un Dieu qu'ils recherchent et qui les appelle, par les épreuves, à la sagesse. Les voyages d'un continent à l'autre sont donc la figuration concrète d'une inquiétude profonde : inquiétude de l'âme à la poursuite de son repos qu'elle trouvera dans la soumission au malheur et le renoncement à la révolte, conçu non comme un abandon indigne, mais comme la marque d'une conscience capable de dominer les contingences de la vie terrestre. Ecrire ses mémoires est donc accepter ce qu'a été son passé. Chaque personnage n'a cependant pas les mêmes réactions, et beaucoup de questions restent sans réponse. Le récit à la première personne est la forme la plus apte à reproduire les mouvements secrets de l'âme. Au début des Mémoires, Renoncourt, "homme de qualité" est le personnage principal, ses aventures occupent les cinq premiers livres, dans la suite du roman, il est le mentor du jeune marquis de Rosemont, dans cette partie, Prévost montre qu'il reconnapit l'existence de l'irrationnel tout en se méfiant de son influence, dans des tonalités annonçant le "roman noir" selon Jean Fabre. Le dernier tome des Mémoires a été détaché par Prévost lui-même dès 1753 : le grand public a retenu le nom abrégé de Manon Lescaut. L'Homme de qualité est alors auditeur du récit fait par Des Grieux. Mais il présente cette confession ce qui commande un certain type de lecture. Le drame est celui de Des Grieux, même si le 19è n'a retenu que Manon. Par sa brièveté, sa concentration, le choix des personnages, l'oeuvre s'apparente à la "nouvelle" et rappelle Challe. Elle abonde en détails concrets, le cadre est vraie, et les allusions à l'argent sont indispensables à la construction et à la signification du récit.
Prévost a écrit deux romans longs : Le Doyen de Killerine et Cleveland, le temps n'est indiqué que par la succession des épisodes, et l'espace demeure lui-même une catégorie abstraite. Avec Cleveland donne au genre romanesque des ambitions extrêmement haute. Aux côtés du narrateur, interviennent un nombre remarquable de figures. Cleveland, le "philosophe" fait la douloureuse expérience de la vanité de la philosophie qui n'est pas la sagesse : ce qui satisfait la raison n'agit pas sur le coeur. Il préserve une apparence de froideur et de maîtrise mais doit reconnaître l'irréductible mystère de son coeur : "Est-ce donc qu'il y a si peu de différences entre les mouvements intérieurs qui font la douleur et la joie ? Ou plutôt, n'est-ce pas en effet le même mouvement qui prend différents noms selon qu'il change d'objets et de cause ?". A travers les épreuves, le narrateur finit par trouver la paix dans la religion. La philosophie, effort de la raison pour organiser le monde, est utile dans l'ordre quotidien, elle n'est rien sans la vie du coeur, mais la sensibilité ne devient source de bonheur que guidée par la sagesse divine. A noter que trois épisodes de Cleveland le rattache à la littérature de l'utopie : une colonie protestante à proximité de Sainte-Hélène, les Abaquis et les Nopandes, des sauvages. Prévost s'efforce ainsi de diversifier les conditions concrètes du problème philosophique qu'il pose. Dans Le doyen de Killerine, le narrateur est un insupportable sermonneur. Dans Histoire d'une Grecque moderne, Prévost crée la figure féminine la plus ambiguë de toute son oeuvre. Théophée, esclave grecque, a été rachetée par le narrateur émue par sa beauté. Mais elle éveille chez lui la jalousie et le désespoir, débauchée dans sa jeunesse, voit en lui un père ou un ami, jamais un amant, et se convertit à un idéal de pureté. Elle poussera jusqu'au bout l'expérience de la liberté en refusant le mariage proposé par l'ambassadeur-narrateur. Mais toute sa conduite est observée et interprétée par un homme qui se défie de son propre jugement et invite le lecteur, dès les premières lignes, à ne pas l'en croire totalement. Il demeure donc un doute irrémédiable sur le véritable caractère de la jeune Grecque et sur la sincérité de sa conduite. En 1740, Prévost ne croit plus en l'amour absolu et impérissable aussi la passion du narrateur se dégrade en mépris et en indifférence. Avec les romans de Prévost, la forme des mémoires atteint son apogée. Toute son oeuvre est une longue analyse des réactions imprévisibles du moi profond ; tout son effort est de mieux connaître les passions, à défaut de mieux les dominer. Aussi ne peut-on appliquer à ses intrigues romanesques les critères ordinaires de la vraisemblance : la mise en forme concrète des problèmes et des incohérences du coeur humain justifie, pour mettre en valeur leur intensité, certaines outrances de l'imagination.
Ch.5 – L'esprit de l'Histoire. (S. Menant)
Le règne de Louis XIV a suscité deux réactions intellectuelles : une réflexion politique sur la nature et les buts de l'Etat moderne ou des réactions d'indignation ou de surprise qui ont amené à poser les principes d'un régime politique juste. Utopie, recherche historique et réflexion politique se développent ainsi indépendamment et pafois convergent. La littérature est le lieu de ces entreprises, elle peut présenter en plénitude ce que les cafés et les salons esquissent.
Après l'Histoire des Sévarambes de Denis Veiras en 1677, les titres qui dominent les utopies sont Voyages et aventures de Jacques Massé de Tyssot de Patot en 1710, qui propose des vues sociales très hardies, et Les Iles flottantes ou la Basiliade de Morelly en 1753. Mais c'est surtout comme élément piquant dans des oeuvres complexes qu'elle joue un rôle important dans la littérature du 18è : elle est présente dans Télémaque, dans le théâtre de Marivaux où elle conduit surtout à une réflexion morale (L'Ile des esclaves, L'Ile de la raison), dans Candide où réapparaît l'Eldorado comme faire-valoir à toutes les expériences réelles des voyageurs, ou dans le Supplément au voyage de Bougainville où Diderot façonne une vision imaginaire de Tahiti.
Saint-Simon (1675-1755) préfère rapporter ce qu'il a vu. Il est fils d'un favori de Louis XIII qui a manqué sa carrière de courtisan et d'homme d'Etat, il écrit pour protester contre les usurpations dont la vraie noblesse a été victime sous Louis XIV. Il a aussi son utopie : un monde où la prééminence des ducs et des pairs assurerait l'ordre du monde tel qu'il doit être. Il avait écrir dès 1694 un simple "Mémorial, mais, après sa retraite du service du Régent, il est stimulé par la platitude du journal de Dangeau, un autre courtisan. Il rédige donc des "Additions" puis récrit tous ses Mémoires dans l'ordre. Ils racontent la période 1694-1723. Le lecteur est fasciné par la foule des personnages, par l'art de camper une silhouette, de résumer un caractère ou un vie. L'unité naît du roi, mais aussi de St-Simon lui même qui est omniprésent, donne sa vision des faits, dit "je" et ne s'en cache pas.
Voltaire consacrait lui aussi un livre au règne de Louis XIV. Son esprit est bien différent : en consacrant ses meilleures années à rassembler une vaste documentation qu'il annote, avec laquelle il corrige ses précédents manuscrits, en interrogeant des témoins, en faisant venir (de Russie par exemple) des cartes et dossiers, il invente l'Histoire au sens moderne. Son intérêt va d'abord à l'histoire moderne, la plus utile pour comprendre le monde contemporain. Il préfère la démographie et l'économie aux questions dynastiques. Il veut aussi plaire néanmoins. Ainsi avec Histoire de Charles XII, roi de Suède en 1731, il raconte la vie extraordinaire d'un général qui avait étonné l'Europe. Voltaire regrette que manque l'élément sentimental, mais le roi était indifférent à l'amour. Le Siècle de Louis XIV a pour objet de présenter un tableau complet d'une des grandes époques de l'humanité. Pour Voltaire en effet, l'histoire universelle est rythmée par quelque phase de haute civilisation, séparées par de longues périodes de désordre et de décadence. Il ne néglige ni histoire militaire, anecdotes, politique religieuse, généalogie, questions économiques, "gouvernement intérieur", progrès des sciences et des arts. Il voulait intégrer le tout dans une Histoire universelle à laquelle il a travaillé de 1741 à 1756, finalement publiée sous le titre Essai sur les moeurs. Ce qui reflète le choix de l'historien : ne pas tout dire, souligner les changements dans le comportement des nations, mettre en relief des épisodes, ou des héros décisifs. En privilégiant la longue durée, en mettant sur le même plan la civilisation chrétienne et celle de Chine ou de de l'Islam, il renouvelle en profondeur la vision de l'histoire de ses contemporains. Il s'intéresse aussi aux détails pittoresques et concrets qui montrent la bizarrerie des hommes, la diversité des fanatismes. Il défend un pouvoir fort et centralisé, prend des positions tranchées, pense que l'agriculture est le fondement de la prospérité...
Montesquieu se fait connaître tout d'un coup dans l'Europe par les Lettres persanes en 1721, un roman épistolaire irrespectueux pour la monarchie française et toutes sortes de traditions, les lois et coutumes persanes également car une révolte du sérail à la fin du livre vient montrer le caractère inhumain de la loi islamique. Avec les Troglodytes qui expérimentaient différentes formes de gouvernement, il prélude à une méthode comparative très féconde. Magistrat à Bordeaux il a vu la Régence d'assez près. Il a fait de longs et sérieux voyages en Europe et particulièrement en Angleterre où il a séjourné assez longtemps pour s'initier à la vie politique. Il a ainsi acquis une vaste expérience historique dont ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains en 1734 sont un aspect. Ses voyages l'ont surtout détourné d'une vision idéaliste des républiques et amené à privilégier un autre critère d'excellence : la modération. L'Esprit des lois est publié en 1748; le titre signifie que Montesquieu ne souhaite pas décrire les constitutions et les codes mais dégager l'intention profonde, l'idée qui unifie chaque ensemble. Le livre commence par les vues les plus synthétiques. Les trois premiers posent les principes : la république (démocratique ou aristocratique) est fondée sur la vertu, la monarchie sur l'honneur, le despotisme sur la crainte. Les livres IV à VII décrivent les conséquences de ces principes en différents domaines. Les L. VIII à X montrent que tous les régimes sont guettés par la dégénérescence et menacés par les forces extérieures, idée chère à Montesquieu. La science politique a donc un role essentiellement conservateur : veiller à la sauvegarde du principe de chaque gouvernement. Les conditions du développement de la liberté valeur politique essentielle, sont exposées dans les livres XI à XIII. Les livres XIV à XVII sont consacrés à la théorie des climats déjà proposée par l'abbé du Bos, mais que Montesquieu pousse à toutes ses conséquences. Chaque pays a le gouvernement qu'entraîne son climat. Une idée dépassée mais qui attire l'attention sur le fait que tout système doit s'enraciner dans les réalités du terrain, ce que Montesquieu nomme "la nature des choses". La politique se fonde sur des lois issues d'une observations des réalités et de leurs enchaînements non d'une révélation ou d'une évidence intérieure, ce e quoi Montesquieu se distingue des théoriciens du droit précédents comme Grotius ou Pufendorf. Il cherche aussi à écrire un livre intéressant : il multiplie les effets de surprise (au Livre X les Bactriens par exemple, qui "faisaient manger leurs pères vieux à de grands chiens"), il manie l'ironie et ne cache pas son jugement. Mais l'apport immédiat de L'Esprit des Lois a résidé dans un ensemble de concepts et d'analyses d'une telle clarté et d'une telle utilité que chacun les a adoptés au 18è et depuis. L'idéal de séparation des pouvoirs est devenu un dogme des démocraties libérales. Ce qui domine peut-être l'ensemble de sa pensée c'est la notion de modération. Mais aussi la conviction que la machine humaine est faite naturellement pour le bonheur auquel la politique aide à accéder.
Ch.7 – Le siècle de Voltaire. (S. Menant)
Voltaire est apparu dans tous les chapitres précédents... un auteur représentatif car il a adopté la plupart des goûts et des opinions de son temps et a symbolisé l'idéal même de la réussite d'un écrivain (en ce sens on peut accepter la formule de Barthes "Voltaire, le dernier des écrivains heureux"), mais exceptionnel : la cinquantaine passé, il commence une nouvelle carrière.
En 1718 François-Marie Arouet (1694-1778) adopte le pseudonyme inexpliqué de Voltaire alors qu'il commence une carrière semblable à beaucoup d'autres : celle d'un poète satirique et tragique. Sorti du collège Louis-Le-Grand il y a côtoyé des grands noms, il a connu la Bastille pour des vers irrespectueux pour le Régent. Il possède une exceptionnelle aisance de versification. Il réussit d'emblée dans la tragédie : Oedipe (éloquence, introduction d'un choeur, critique de la cruauté des dieux), La Ligue (première forme de La Henriade) consolide sa réputation. Il est près de devenir poète officiel mais une dispute avec un obscur chevalier de Rohan le contraint à fuir en Angleterre. Il y reste deux ans et s'intéresse à Shakespeare, Pope et Swift. Il revient avec un recueil de Lettres anglaises ou Lettres philosophiques car les Anglais forment "une nation de philosophes" plus tolérants et ouverts aux nouveautés que les Français. Ce livre est publié en 1734 sans autorisation : il se réfugie plusieurs années au château de Cirey en Champagne chez sa maîtresse Mme du Châtelet, femme très savante, traductrice de Newton. La liaison de celle-ci avec St-Lambret puis sa mort en 1749 transformeront la vie de Voltaire. Entre-temps il est couvert d'hommages : Zaïre, Mahomet, Mérope et Sémiramis connaissent la réussite. Elles brillent plus par l'originalité du cadre historique et géographique et par des formules "philosophiques" que par la vraisemblance ou la profondeur psychologique. Depuis 1736, Voltaire entretient une correspondance avec Frédéric, prince héritier de Prusse qui échange avec lui des vers et des idées. A partir de 1740 il devient un intermédiaire apprécié de la cour de France, il est soutenu par Mme de Pompadour : historiographe de France en 1745, Académie Française en 1746, c'est l'apogée du "fameux poète". Mais en 1750, après la mort de Mme du Châtelet, sensible aux inconstances de la cour, il part pour Berlin invité par Frédéric, comme chambellan. Il côtoie des philosophes choisis comme Maupertuis et La Mettrie. Après des dissenssions, il revient en 1753 pour se fixer à Genève. Il achète des propriétés : les Délices à Genève, una maison à Lausanne, le château de Ferney et le domaine de Tourney, tout près de Genève mais en territoire français. Il confie ses oeuvres aux frères Cramer, des imprimeurs de Genève. Il devient "l'aubergiste de l'Europe", "seigneur de village" très actif passionné par les améliorations agricoles. Sa célébrité est soutenue par des créations parisiennes : L'Orphelin de la Chine en 1755 et Tancrède en 1760 qui entraînent les spectateurs en Extrême-Orient et au Moyen-Age. Son influence s'exerce surtout, cependant, par de grandes oeuvres en prose : Essai sur les moeurs, Dictionnaire philosophique (1764), Traité sur la tolérance (1763) et de multiples opuscules de circonstances, des contes en vers ou en prose. Le comble de la gloire lui vient de ses interventions dans les affaires judiciaires : l'affaire Callas notamment en 1761. Après vingt-huit ans d'exil il revient à Paris pour la création de sa dernière tragédie Irène : il est acclamé comme un grand homme, pour son action humanitaire comme pour son oeuvre. Il meurt dans cette apothéose. Il changé de rôle dans cette seconde partie de sa vie : de courtisan il est devenu une sorte de roi intellectuel à qui la gloire et le succès mondial confèrent une réelle immunité et une influence européenne. Il poursuit alors un dialogue au sommet avec les esprits de ce temps : avec Rousseau il dispute de la valeur de la civilisation et de la nocivité du christianisme ; face à Diderot et d'Holbach il refuse énergiquement l'athéisme.
Quand il a voulu présenter sa pensée de façon systématique, il a préféré les vers (Discours en vers sur l'homme, Poème de la Loi Naturelle, Poème sur le désastre de Lisbonne qui soulève la question philosophique essentielle posée au rationalisme naturaliste par le tremblement de terre). La prose lui sert en général à présenter de façon fragmentaires, suggestives, inachevée des aperçus ou des doutes : Traité sur la Tolérance est fait de pièces et de morceaux, la pensée de Newton est présentée sous la forme d'Eléments de pensée de Newton. Une de ses formes préférées est le dictionnaire : "portatif" par opposition à la volumineuse Encyclopédie et efficace car seules les questions brûlantes sont abordées. Il augmente et remanie inlassablement son Dictionnaire philosophique. Au coeur de sa philosophie, une réfelxion sur la religion : il lutte contre les religions artificielles qui rapetissent Dieu, le caricature et éloignent les fidèles de la vraie morale que l'homme trouve en sa nature et qui se confond avec la bienséance. Fanatisme et préjugés étouffent la voix de la nature : au philosophe de les dissiper. Pour lui Dieu est si grand qu'on ne peut rien faire pour se rapprocher de lui. Voltaire est donc assez confiant dans les ressources de la nature humaine : il en montre certes des limites mais insiste aussi sur ses capacités de résistance et d'adaptation. Les ressources de l'homme font la valeur de la civilisation. Dans l'état de nature, l'homme se traîne misérablement, il se libère par les sciences et les arts : le bonheur naît ainsi de l'activité autant que de la tolérance (Lettres philosophiques : la 25è en particulier, discussion point par point d'une série de pensées de Pascal). Mais il est aussi hanté par l'inquiétude et reste insastisfait même dans la frénésie de l'action. Son optimisme en la nature est donc sapé par un pessimisme nourrit des expériences personnelles. Il est lui-même tantôt impétueux et entreprenant, tantôt accablé et mourant, victime de son corps maladif.
De tous les écrivains du 18è il est celui dont l'oeuvre a le plus souffert du temps : on lit ses contes, c'est à dire une partie très marginale de ses écrits, ses "rogatons" comme il disait, qu'il a hésité à écrire, gardé des années, pour, souvent, s'en servir de bouche-trou dans des recueils. Il s'y montre moins contraint qu'ailleurs et se livre dans une sorte d'improvisation libre et créatrice. Ce genre n'est guère défini en réalité : ce qu'on nomme "conte" au 18è est uni par une commune brièveté, mais rien de bien proches entre les contes en vers à la façon de La Fontaine, les contes de fées, les contes moraux lancés par Marmontel, disciple de Voltaire, ou les contes voltairiens. Ces derniers ont des rapports avec toutes les formes de conte, sans jamais s'enfermer dans une seule formule. Une quinzaine sont écrits en prose, une quinzaine en vers, leur écriture correspond en général à des moments de difficulté pour leur auteur. Il y pose souvent des questions embarrassantes qui ne trouvent guère de réponses : difficile de dire si Voltaire les conclut par un pessimisme noir ou dans un climat encourageant. Candide épouse Cunégonde et s'installe dans un petit domaine, mais n'est plus amoureux et fait taire les discussions, comme dans un refuge de travail abrutissant. Leur richesse tient dans cette ambiguïté née de l'expérience vécue, mais aussi de la variété des tons, des décors et des tours. Plusieurs se rattachent à la tradition orientale des Mille et une nuits, d'autres empruntent des personnages à la réalité contemporaines. Ceux-ci sont toujours simplifiés jusqu'à la caricature, réduits à un nom significatif : comme les marionnettes que Voltaire aimait à animer à Cirey. C'est finalement un genre assez parodique dans lequel Voltaire, pénétré d'une esthétique classique, tourne en dérision les conventions, les illusions, les émotions du roman et de la nouvelle, dont il juge sévèrement la vogue.
De son vivant il était déjà célèbre pour ses lettres, le 18è se passionnait pour les correspondances et l'art épistolaire. Sa correspondance est immense : plus de cinquante volumes aujourd'hui, qui permettent de mieux comprendre un homme, mais aussi de découvrir l'aventure intellectuelle du siècle.

1750-1802

Ch.1 – La somme et le fragment. (M. Delon)
La tolérance religieuse et l'esprit de libre-examen, la dénonciation de l'absolutisme et l'égalité juridique, voire l'athéisme et le matérialisme, se sont exprimés depuis le début du siècle. Mais soudain, ils apparaissent comme un ensemble cohérent qui prend un nom, celui de philosophie des Lumières, et qui trouve son lieu de rencontre l'Encyclopédie.
En un laps de quelques années paraissent en effet des sommes qui frappent l'opinion. En 1746, Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condillac, en 1748 L'Esprit des lois, en 1749, les premiers volumes de Histoire naturelle, tandis que le lancement de l'entreprise encyclopédique est annoncé, dirigée par d'Alembert, géomètre de génie, et par Diderot, jeune philosophe aux idées audacieuses. Dualisme cartésien devenu doctrine officielle de l'Eglise, monarchie absolue, orthodoxie catholique sont mis en doute par des oeuvres qui ne sont plus des libelles frondeurs mais des sommes cohérentes. La doctrine libertine de la double vérité réservait la provocation des textes à des initiés, la volonté est désormais pédagogique, la recherche systématique. Condillac diffuse largement la pensée de Locke et propose une articulation du sensualisme et du rationalisme, qui devient la vulgate du siècle. L'homme n'est pas un être défini par sa naissance ou par un esprit préexistant mais un être d'expérience, de mouvement qui n'est que ce qu'il a vécu et découvert par lui-même. Cette anthropologie débouche sur une pédagogie. La philosophie des Lumières se caractérise à la fois par sa confiance dans la raison humaine et par la nécessité d'agir pour la faire triompher socialement des préjugés. La raison, ou lumière naturelle selon la métaphore traditionnelle, n'est plus le reflet d'une intelligence transcendante, mais raison purement humaine, immanente et par là plurielle.
L'Encyclopédie constitue un effort de collecte des connaissances, de rassemblement du savoir disponible. Le projet naît d'abord de l'idée d'une traduction des deux volumes en anglais de la Cyclopedia or universal Dictionary of Arts and Sciences de Chambers. On contacte Diderot connu pour ses traductions de l'anglais. Très vite l'idée d'une création originale s'impose. En 1750, Diderot rédige un prospectus pour faire appel aux souscripteurs, en 1751 l'éditeur Le Breton fait paraître le premier volume précédé d'un long discours préliminaire de d'Alembert qui expose les fondements épistémologiques de l'ouvrage. Il propose une histoire de l'esprit humain, jalonnée par les travaux de Bacon, Descartes, Locke, Newton, Leibniz... puis répartit les productions de l'esprit selon trois facultés : la mémoire qui commande le savoir historique, la raison qui commande la philosophie (=connaissance scientifique) et l'imagination qui commande les créations poétiques et artistiques. Avec son ordre alphabétique, l'ouvrage est donc enrichi d'une double perspective historique et encyclopédique. C'est un ensemble complexe dans lequel chacun invente son propre mode de lecture. La nombre et la qualité des collaborateurs frappa les contemporains. De 1751 à 1772, dix-dept volumes de textes et onze de planches paraissent. Mais dès 1751, l'Encyclopédie est attaquée par les jésuites qui visent l'abbé de Prades, un collaborateur dont les idées ont été condamnées par la Sorbonne. Elle est interdite, sans cesser de paraître : Malesherbes, directeur de la librairie, soutient Diderot et d'Alembert. En 1757, nouvelles attaques après l'attentat de Damiens, d'Alembert part. En 1759, le parlement de Paris dénonce une série d'ouvrage dont De l'esprit d'Helvétius et celui-ci. Le Conseil du roi ordonne alors aux libraires de rembourser les souscripteurs, mais Malesherbes trouve une parade : pour les dédommager les volumes de planches paraîtront, ce qui permet de poursuivre le travail. Les accusations de plagiat de Fréron et Réaumur, un procès le retarderont encore mais le plus grave est qu'en 1764, Diderot découvre que Le Breton pratique une censure destinée à prévenir de nouveaux conflits avec les autorités religieuses ou royales. Il a le choix entre la fidélité aux principes ou la continuation de l'entreprise et opte pour le second. Chaque lecteur y trouvera un intérêt finalement... La bourgeoise des Lumières (qui dépasse les groupes sociaux et comporte une bonne partie d'aristocratie libérale) se retrouve dans ce monument dressé au pouvoir créateur de l'homme. Le frontispice en est triomphant : sous un temple grec, la Vérité rayonnante se laisse dévoiler par la Raison et la Philosophie. L'oeuvre est d'abord un esprit qui fait prendre conscience à l'opinion publique des mutations du temps, pour les défenseurs de l'orthodoxie, elle apparaît comme la pièce maîtresse d'une conspiration. Des Suppléments seront aussitôt mis en oeuvre par Marmontel et Condorcet, ainsi qu'une mise à jour permanente par Rousseau dans le Journal encyclopédique. Les réédidtions seront nombreuses, les traductions italiennes favoriseront une diffusion européenne. L'ouvrage sera refondu en 1781 par Panckoucke en une Encyclopédie méthodique, qui classe par matière, non par ordre alphabétique, de soixante volumes.
Histoire naturelle de Buffon s'apparente à l'encyclopédie par son ambition. 36 volumes paraissent de 1749 à 1789. Durant tout le 19è le travail sera réédité, adapté, traduit... Buffon est alors reconnu comme un des plus grands écrivains de son époque en même temps qu'un grand savant. Ce qui ne l'aura pas empêché d'être victime des attaques. En 1751 la Sorbonne, qui, surtout, en 1779 critique violemment l'interprétation libre de la Genèse. Buffon préfère signer une formule de rétractation, ce qui l'oblige dans ses volumes à de savants équilibres : il peut affirmer une chose et son contraire plus loin pour satisfaire les théologiens. Il s'en prend à l'idée de système et n'aime pas la nomenclature de Linné. Il préfère décrire chaque plante, chaque animal avant de lui assigner une place. Son principe de classement est surprenant aujourd'hui : l'utilité plus ou moins grande pour l'homme.... arrive ainsi en tête, le cheval. Il se méfie des théories toutes faites qui s'opposent alors pour interpréter la reproduction des êtres vivants : les "ovistes" qui tiennent le processus des oeufs maternels pour déterminant, les animalculistes qui mettent l'accent sur les spermatozoïdes ou animalcules paternels. Mais le besoin d'un monde ordonné l'empêche d'aller jusqu'à concevoir le transformisme, tel que le formulera Lamarck ou l'évolution par sélection naturelle de Darwin.
Autre somme capitale des Lumières : Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal qui rassemble aussi une cohorte de collaborateurs. Imprimée en six volumes en 1770, elle est diffusée en 1772, remaniée et augmentée en 1774. La troisième édition de 1780, à laquelle participe Diderot, déclenche de violentes hostilités. Raynal doit fuir à l'étranger. L'ouvrage connaîtra dix-sept éditions, le succès est immense. Raynal a renoncé à l'Eglise et est passé au parti philosophique. Cette somme, comme ses livres, lui est sans doute soufflé par les bureaux ministériels qui, en pleine concurrence coloniale avec l'Angleterre, veulent encourager un travail qui pourra encourager des vocations coloniales. Raynal rassemble une vaste documentation, s'assure les concours de d'Holbach, Diderot, Naigeon. Il étudie la colonisation de chaque métropole européenne. Mais l'ouvrage étonne vite : la description froide, historique et géographique, des pays lointains, qui répond à l'objetcif premier du texte qui est d'informer, de susciter des vocations, est constamment interrompue par des discours enflammés, d'une violence oratoire qui rompt soudaint avec le style objectif de l'historien. Information précise pour les commerçants coexiste ainsi avec une ardente dénonciation de cette même colonisation. Pointe là la contradiction interne des Lumières dont l'idéal postule une fonction libératrice des échanges mais aussi une nécessaire révolte contre l'opression. Raynal, qui signe l'oeuvre, est sans cesse cité par les Révolutionnaires, on veut lui décerner les honneurs, mais, vieillissant, il conseille la modération, en complet décalage avec son temps. Les manuscrits étudiés confirmeront ce que l'on soupçonna : les meilleurs passages avaient été écrits par Diderot.
Les Lumières ne produisent pas uniquement de grosses sommes, elles se présentent aussi comme une culture mondaine, comme un raffinement visant le plaisir et l'élégance. La discontinuité s'impose sous la forme du journal intime, de la notation personnelle au jour le jour. La Rochefoucauld fournit le modèle de la maxime. Les Encyclopédistes reconnaissent aussi l'amour-propre mais refusent d'y voir le signe d'une faute indélébile. Hélvétius retourne ainsi le sens des formules du moraliste classique : "l'amour e soi n'était autre chose qu'un sentiment gravé en nous par la nature, que ce sentiment se transformait dans chaque homme en vice ou en vertu, selon les goûts et les passions qui l'animaient". La brièveté de la pensée reste un modèle littéraire et intellectuel. Le marquis de Vauvenargues (Introduction à la connaissance de l'esprit humain) hante ses maximes de la nostalgie des grands sentiments et des actions d'éclat. Il est à mi-chemin entre La Rochefoucauld et Sénancour, entre le frondeur exclu de l'histoire, et le mélancolique, désaccordé des rythmes de la nature. Charles Pinot Duclos, historiogrape du roi, exploite un sens de la formule digne de La Rochefoucauld dans Considérations sur les moeurs de ce siècle. L'antiquité signifie pour lui le dévouement à la chose publique, il se présente en citoyen, en patriote. Sénac de Meilhan aura aussi recours à cette forme en 1787. Sous la plume de Chamfort et de Rivarol, la maxime se fait ricanante. Ils épinglent les ridicules de leurs contemporains dans des mots qui seront recueillis plus tard. Chamfort s'enflamme pour l'action militante de la Révolution, mais son franc-parler qu'il ne peut contenir le conduira à la mort. Rivarol s'est mis lui, dès le début, au service de la monarchie. Tous les deux sont des fils des lumières mais ils en signifient une forme d'épuisement : la lucidité se fait méchanceté, la maxime s'aigrit, la discontinuité a rongé l'optimisme des Lumières, émietté le rationalisme des sommes encyclopédiques. Hérault de Séchelles est riche, beau et titré. Il semble comblé par la vie. Mais il tient un carnet, lucide et cynique, qui analyse les mécanismes du pouvoir social : le moraliste se fait anthropologue.
Même si l'analyse garde chez ces auteurs la généralité classique, elle est entraînée par un retour sur soi qui définit un autre genre de la discontinuité : le journal intime. L'autobiographie s'épanouit aussi avec l'émergence de l'individualisme. Sur le modèle des Confessions de Rousseau, elle restitue à la vie une continuité, elle assure une signification et une cohérence à une existence. Le journal intime est, au contraire, condamné aux aléas du quotidien. Les premières grandes entreprises datent du tournant du 18è et du 19è siècles : Joubert, Sade, Constant, Maine de Biran qui, tous, se retrouvent dans des situations inconfortables moralement et intellectuellement. Doutes intérieurs, quêtes incertaines qui font écho au formidable bouleversement de la Révolution et de l'Empire. Le journal intime naît peut-être d'un sentiment de discontinuité et d'incohérence. Alors que la maxime visait à l'universalité, il accepte l'insignifiance individuelle, l'éphémère, le détail particulier.
Ch.2 – Les frères ennemis. (P. Bayard ; F. Laforge)
Rousseau, Diderot : deux figures centrales de la pensée du 18è dont les oppositions théoriques vont se révéler cruciales et porter sur la religion, l’idée de progrès ou l’esthétique. Deux personnages qui diffèrent foncièrement : réflexion conviviale et dialogique pour Diderot, solitude insulaire d’une pensée définitive pour Rousseau. Tous deux romanciers, hommes de théâtre, philosophes et se confrontent à la question de l’identité en y répondant diversement : insaisissable, éclipsée dans des paroles plurielles pour Diderot, gravité d’un être qui s’investit complètement, se rencontrant avec sa folie pour Rousseau.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). On n’est pas obligé de le considérer comme un véritable philosophe, souvent il écrit pour répondre, dans la flamme d’une répartie polémique : l’unité de sa pensée est à chercher du côté d’une morale du bonheur. Son paradoxe tient à une élaboration théorique qui suit autant les lois de la raison que les emballements du coeur et les vicissitudes des relations interpersonnelles, d’où un curieux mixte de réalisme et de pragmatisme dans cette philosophie. Deux versants : l’un critique l’ordre établi, l’autre dresse les plans d’une société idéale. Le saisissement de Vincennes (premier Discours) : « Il –Diderot— m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d"égarement » / Rousseau, très agité, vient de lire à Diderot sa Prosopopée de Fabricius) contient déjà en germe tous les paradoxes et les conflits avec Diderot et les Encyclopédistes. Il commence par une critique superficielle de la société contemporaine qui se consolide peu à peu en un véritable système avec, pour pivot, le mythe de l’état de nature. Lévy-Strauss a montré qu’il fallait moins y voir un stade historique que la fiction nécessaire de ce qui est à retrouver en chacun derrière les apports de la vie sociale. Pour lui l’homme est doté d’innocence, et non d’un instinct de sociabilité comme l’estiment Diderot et les philosophes. Aucune guerre donc dans l’état de nature, celle-ci étant une conséquence de la vie sociale. Une constante de ses oeuvres (malgré leur variation sur d’autres points) : la propriété privée est un mal en soi et l’état est un instrument d’oppression des pauvres. Rousseau tente d’élucider ce passage de la nature à la culture, ce faisant il fonde à la fois l’ethnologie et les critiques modernes de l’aliénation, en prenant ses distances avec la conception linéaire du progès, celle des Encyclopédistes. L’édification de l’Etat idéal culmine avec le Contrat social. Montesquieu essayait de dégager les lois régissant les faits, Rouseau, lui, pose des principes absolus dont il tire des conséquences d’une valeur universelle : il écrit davantage un traité d’éthique que de science politique. L’oeuvre ne paraît pouvoir s’appliquer au’aux petits, états, inspirée par une Genève idéalisée. Premier souci : assurer la liberté, qui est nouvelle car dans un type de société imposé par l’impossibilité de retourner à l’état de nature. Encore une divergence avec les Encyclopédistes : pour eux la liberté est la liberté d’entreprendre, ce qui, pour Rousseau, signifie exploiter le travail d’autrui. Dans le pacte social chacun aliène ses droits sans réserve au bénéfice de la volonté générale qui peut seule faire et défaire les lois et doit s’exprimer directement même si l’exécutif est confié à un gouvernement révocable.Cette notion de “volonté générale” a fait taxer Rousseau d’être l’ancêtre des totalitarismes. Mais ses préférences vont au régime démocratique, seul légitime car le peuple y exerce la souveraineté dont aucun citoyen, aucune assemblée ne peut se prétendre le dépositaire (s’opposant à Montesquieu). Le défaut qui guette cette théorie est celui de l’utopie, danger tempéré par le réalisme de Rousseau quand on le consulte sur la Pologne ou sur la Corse. C’est une oeuvre contradictoire, Althusser a ainsi défait son appareil idéologique mettant en évidence les manipulations conceptuelles que dissimule le leurre de la volonté générale, mais il ne faut pas oublier qu’elle est porteuse des idéaux démocratiques, et que, comme telle, elle a influé sur l’histoire de la pensée. Ne pas oublier non plus que ces écrits sont produits sous une monarchie, et que l’état totalitaire moderne est une notion inconnue. Il faut considérer les grands mythes rousseauistes comme des entités fictionnelles permettant au discours d’avancer sans heurter la censure : une forme proprement littéraire d’exposition philosophique. Un mythe essentiel aussi pour comprendre l’Essai sur l’origine des langues. Rousseau s’isncrit dans un débat essentiel au 18è, sa position est à mi-chemin entre l’idéalisme de Maupertuis et le matérialisme des Encyclopédistes, auquel Condillac avait ouvert la voie (le langage né d’un besoin). Pour Rousseau, les passions fondent le langage : un langage pur des origines, signifiant absolu de la passion, par lequel Rousseau veut montrer ce qui est à retrouver sous les sédiments des conventions sociales. La métaphore antécède la dénomination propre : d’abord l’expression imagée qui comble la découverte de l’absence, puis le mot juste. Comme la parole, la musique naît de la passion et se fonde de la mélodie, non de l’harmonie comme le pensait Rameau. Derrida a montré comment ici Rousseau se rattachait à une tradition de la métaphyque orientale qui accorderait ses privilèges à la voix, confinant l’écriture à une fonction seconde. Ce texte de Rousseau établit la dangerosité de l’écriture et la fatalité du signe, problématique que l’oeuvre romanesque et autobiographique précisera. L’écriture est un effort pour se réapproprier la langue évanouie, elle en consacre donc la dépossession et expose la parole vide à la mort par le signe. Elle supplée en substituant l’exactitude à l’expression, le concept à l’affect. La force de l’expression est rattachée aux voyelles, elle ne peut être le fait que d’un sujet présent et s’évanouit dès quon essaie de la transcrire : “il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps la vivacité de celle qui n’est que parlée”. Dans son projet autobiographique l’enjeu sera de préserver dans l’exercice littéraire quelque chose de la force originelle du langage, perdue dans la société moderne. L’oeuvre pédagogique se situe dans cette logique. Elle se base sur le fantasme d’un contrôle absolu sur la genèse et l’éducation qui, paradoxalement, préserverait l’apprentissage de la liberté. Dans Emile le passage de l’état de nature à celui de citoyen est envisagé diachroniquement, sur un mode quasi-romanesque. Dès la première phrase, Rousseau relie sa pédagogie à l’ensemble de sa diatribe contre la civilisation : “Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme”. Il faut protéger l’enfant de l’influence néfaste de la culture, d’où une éducation négative à la campagne, à l’abri de tout contact avec la famille, les livres, la société et une autonomie qui permettra à l’enfant de se former par sa propre expérience avec la nature comme seul précepteur. Sans doute le texte rousseauiste qui a le plus mal vieilli. Mais il peut aussi être d’un modernisme étonnant : l’enfant n’est plus un adulte en miniature, mais possède un fonctionnement psychologique propre. Sa progression psychique passe par des stades (ce qui annonce Piaget et Freud), enfin l’attention au besoin d’activité et aux intérêts spécifiques de l’enfant rompt avec la tradition religieuse de l’effort. L’oeuvre achoppe en revanche sur la question psychologique, en raison peut-être de l’ambivalence même du rapport de Rousseau à l’enfance qui, autodidacte, s’est construit avec et contre les livres. L’enfant est un objet de réflexion incessant jusque dans les Rêveries, mais il demeure par bien des aspects terre inconnue : en lui déniant l’affectivité, Rousseau s’interdit de le comprendre en profondeur. Mais dans cette description abstraite des développements d’une âme, Rousseau s’avance aussi loin qu’il le peut vers le geste autobiographique, temps de l’élaboration psychique, qui reprendra les questions de l’origine et de la vérité sur le plan de l’anamnèse personnelle.
Ethique et religion…. Toute l’oeuvre théorique de Rousseau est soutenue par un projet éthique, depuis le premier Discours, officiellement un écrit de morale. Il reprend la division faite par Bayle entre religion et morale, comme les Encyclopédistes, mais à leur différence, il recherche une morale déliée des raffinements de la modernité et des intérêts de classe et qui tente de transformer les moeurs du peuple par l’éducation, la religion et la politique. Les passions en elles-mêmes ne sont pas condamnées (comme le veut l’idéal du bonheur du 18è) mais celles de la société car elles menacent d’écarter l’homme de soi. Rousseau insiste sur l’importance du sentiment intérieur et du dictamen de la conscience également accordée par Dieu à tous les hommes, et sur une ouverture à la souffrance de l’Autre pour éviter les excès. Ce qui marque une refus des dogmes qu’exprime la Profession de foi du vicaire savoyard, texte intégré à Emile. La divergence avec Diderot et les Encyclopédistes est alors radicale : il admet croire croire en un Dieu et en la Providence, comme en témoigne une lettre à Voltaire de 1756. La religion est dotée des vertus d’une Nature non encore corrompue par la civilisation, ce texte illustre le motif apologétique de la foi au service de la cité. La première partie démontre avec enthousiasme le théisme et établit les dogmes de la religion naturelle : cause première et intelligence à l’origine, liberté et immortalité de l’âme, évidences passant par le sentiment intérieur. La seconde partie condense les arguments de la première moitié du siècle contre la religion révélée, elle fit la joie de Voltaire : “Que d’hommes entre Dieu et moi” s’exclame le vicaire ; la religion rousseauiste est relation immédiate à Dieu. L’Ecriture est encore rejetée du côté de la matière corruptible, et la morale prend la place d’une métaphysique inapte à la preuve, permettant de trancher ce que la raison discursive ne peut dénouer. Mais ce n’est qu’un aspect de sa religion : il faut tenir compte des croyances polyphoniques des différents acteurs de La nouvelle Héloïse et un chapitre du Contrat social. La religion du vicaire est celle qui est proposée à Emile à un moment de son éducation, celle du contrat social est assujettie à la nécessité d’assurer la stabilité de la cité. Ethique et écriture. On retrouve les contradictions de l’oeuvre rousseauiste au niveau de sa doctrine esthétique. Dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, il dénonce l’influence corruptrice de la perversion théâtrale défendant avec force Alceste. Une autre ligne de clivage avec Voltaire, épris de théâtre, et les Encyclopédistes. Pour comprendre le rapport particulier de Rousseau à l’écriture il faut voir qu’il s’y heurte sans répit à la question de la vérité. La culture est pour lui fondamentalement éloignement de la nature donc porteuse des injustices sociales, corruptrice de l’être, déport de soi : d’essence elle est hostile à l’avènement d’une parole vraie. Une hiérarchie existe entre les arts : poésie, musique et danse ne doivent rien à la propriété ni au luxe. Les autres arts consolent aussi mais de façon moins pure car ils participent de la corruption sociale et intellectuelle. Avec la littérature, chose écrite, on descend encore dans la dégradation morale et esthétique. Ainsi on en vient à cette invraisemblance que dans Lettre sur la musique française, Rousseau proclame que le français était foncièrement incomptatible avec la poésie pour devenir ensuite l’un des plus grands innovateurs en matière de prose poétique. Il forgera un mode particulire d’éloquence dont la qualité vient de la proximité de l’être à la voix.. l’authenticité de Rousseau naît souvent en effet de ce qu’il semble s’engager complètement dans chaque phrase. Comme la littérature ne peut consoler autant que la musique, elle doit s’accorder sur la sensibilité, gagner l’émotion par les accents, les rythmes et les sonorités. Elle contribue ainsi au bonheur des hommes et cesse donc d’être un jeu pour relever de l’éthique : elle doit emporter l’adhésion en faisant entendre le langage disparu de la nature. Une recherche de la vérité qui oblige Rousseau à se confronter à lui-même et à sa position de sujet dans le langage : La nouvelle Héloïse et les textes suivants sont à lire ensemble, comme le prolongement toujours plus intense d’une interrogation sur la vérité où l’écriture va le mener aussi loin qu’il est possible dans l’exploration des limites de soi.
L’affaire Sophie d’Houdetot illustre un des problèmes les plus intéressants de la théorie littéraire : le rapport entre les êtres réels et les personnages de fiction. Rousseau s’est en effet investi dans La nouvelle Héloïse. Mais il est difficile de se lancer dans les identifications, d’autant plus que la forme du roman épistolaire rend le tout plus complexe encore car il permet de nuancer indéfiniment l’étude psychologique. Le lyrisme de La nouvelle Héloïse, étrange à nos sensibilités, s’explique certes par le style naissant de l’effusion mais surtout par la capacité qu’a Rousseau de se transporter intégralement dans les situations qu’il décrit et de s’y perdre par l’écriture. Il rédige de vraies lettres qu’il relit ensuite… la vérité se saisit dans l’instant fugitif de l’écriture et de la lecture. Mais les personnages ont aussi une existence propre et s’éloignent de l’auteur. On a dit souvent que, comme Emile, ce livre constituait une somme de la pensée de Rousseau à juste titre car on y retrouve plusieurs idées-forces de l’auteur mais modulée au gré des nécessités de l’intrigue et de la vraisemblance psychique. Le thème du retour à la nature est le plus démontré. Rousseau fait l’éloge de la vie rustique, des paysans, des provinciaux, et s’adresse à un public précis de petits nobles et de bourgeois, d’où un ton paternaliste (naïveté des vues économiques de Clarens). Le roman cependant ne se résout pas en un évangile doctrinal rigide, il se présente comme une apologie des vertus de l’amour… mais finit par délivrer le message opposé. C’est d’abord le roman d’un certain ordre : Wolmar, figure patriarcale, symbolique d’un discours performatifs, qui veut subordonner les événements au langage et forclore la dimension du désir. Ce roman n’est que mots, messages, communications, mais les lettres se révèlent mensongères : elles parlent de vertu ou de devoir mais n’obéissent qu’à l’amour. C’est un roman moderne (Lecercle), l’un des premiers à annoncer la conception contemporaine de l’écriture. Par l’intrigue d’abord, extrêmement simple, elle brise avec la tradition de complexité héroïque. Son oeuvre est ainsi plus longue que les constructions de l’époque, mais ce qui prime c’est sa construction interne. L’oeuvre ne se situe pas seulement dans une mode du roman par lettres, ou par rapport à l’influence évidente de Clarisse Harlowe, Rousseau invente un genre qui fait entrer le roman de plain-pied dans l’espace de la littérature. Le personnage littéraire cesse d’être défini essentiellement par une somme de qualités ou dessiné au travers de séries événementielles : il se construit dans des interlocutions provisoires, amorce d’une psychologie très moderne. Les personnages conservent des zones d’ombre et restent mystérieux : “si Saint-Preux veut être hérétique sur la grâce c’est son affaire”. Ils sont faux d’être hors de nos modes et de nos usages, mais proches car profondément “localisés” dans le langage, lieu d’une fausse profondeur et d’une vaine transparence. Tout dire. Le découpage traditionnel range sous le chapitre autobiographie les trois derniers grands textes de Rousseau : Confessions, Rousseau juge de Jean-Jacques, Rêveries du promeneur solitaire. Mais La nouvelle Héloïse est étroitement imbriquée à des expériences personnelles, les Lettres à Malesherbes sont entre épistolaire et autobiographie… en fait il faut plutôt évoquer une problématique de l’autobiographie qui traverse l’ensemble des écrits et se fixe plus particulièrement sur certains textes. Ce qui le détermine à écrire est sans doute la condamnation de l’Emile en 1762 : une double rupture se consomme, avec les philosophes matérialistes et avec l’Eglise, qui précipitera l’odyssée psychique persécutoire qui culminera en 1766 dans le voyage en Angleterre. Il avait choisi la solitude après le second Discours, elle lui est imposée, tout ce qu’il écrira répondra au souci de se justifier. Ainsi en 1763, la réplique à la condamnation du Contrat social à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, comme les Lettres de la Montagne destinées aux pasteurs genevois sont des documents déjà autobiographiques. C’est surtout la publication du Sentiment des citoyens par Voltaire, qui accuse Rousseau de l’abandon de ses enfants, qui le décide à se consacrer à une oeuvre exposant sa vie et ses idées. Son effort constant sera de présenter le véritable Jean-Jacques face à l’image fallacieuse que l’on en a. Impossible de comparer ses Confessions à celles de Saint Augustin (Starobinski l’a bien montré) : malgré les premières pages, Rousseau se rapproche de la tradition des moralistes français. Dieu est convoqué en préambule est s’absente presque complètement pour laisser Rousseau face à son lecteur dans un dialogue qui semble n’être que rhétorique mais qui va vite s’affirmer comme un noeud crucial. Le dessein de la justification fournit aux textes autobiographiques à la fois leur thématique, leurs séries structurelles et leurs limites. Rousseau a connu un destin d’exception, dans l’explication détaillée des comportements et de leurs raisons doit se révéler la ligne constante d’une vie et d’une nature qui est en conformité avec ce que les écrits théoriques découvrent de l’origine et ce que promeut l’éthique rousseauiste. La bonté de Rousseau vient de sa fidélité à la nature authentique de l’homme, pour les souvenirs qui le défavorisent, conduite et coeur sont différenciés, l’aveu ayant valeur d’acquittement. Dans ses textes autobiographiques, pas de contingence d’écriture mais nécessité interne au mouvement de la justification qui se heurte à ses propres limites. Il faut à cette expression du plus intime la butée et le réceptacle d’un confident favorablement investi. Malesherbes par exemple dans les quatre Lettres à Malesherbes, un lecteur impersonnel dans les premiers livres des Confessions , il vient scander chaque étape de l’aveu ou de la méditation permettant au sujet de se saisir lui-même. Mais déjà la fracture éclate : quel Autre imaginer qui ne soit pas soi-même puisque toute différence porte la menace de l’incompréhension. D’où ce projet d’occuper toutes les places : lecteur-juge, avocat, inculpé, qui donne lieu à l’invraisemblable mise en scène des Dialogues, analysée par Foucault. Un texte qui contient le projet qui donnera naissance aux Rêveries : ne plus écrire pour personne que pour soi, écriture proche de la méditation ou du journal intime où le moi tente de se porter au plus juste de lui-même, sans référence à l’altérité. La justification n’est plus au premier plan : elle devient la substance même d’un texte qui se prouve dans sa véracité par la solitude de son énonciation. La volonté de tout dire ne pèche guère par le mensonge ou l’erreur mais par l’impossibilité de couler les complexités événementielles dans le moule d’une narration sans qu’elle s’en trouve romanesquement obliquée. Mais Rousseau échoue à un niveau plus profond : il demande au lecteur d’assembler les éléments épars pour constituer de lui un portrait dynamique et en devenir, mais toute présentation des faits est déjà une combinaison. C’est la question de l’après-coup qui organise les événements selon les préférences intérieures du moment d’écriture. Starobinski montre que Rousseau parvient à une autre vérité : celle d’une certaine position dans l’écriture. Rousseau au lieu d’être rivé au passé s’en libère en le laissant venir à lui dans l’acte d’écrire garanti par la note juste du sentiment. Un rapport au langage qui sera essentiel dans les Rêveries où la forme s’organise pour donner libre-cours à une parole libre, la plus déliée possible des attaches de l’autre. La sincérité devient la coïncidence de la parole et de l’être qui s’accomplit dans l’élan même de l’affirmation de soi, l’île Saint-Pierre illustre le rêve d’une pure présence à soi. Blanchot a souligné cette modernité de Rousseau, le premier à écrire avec ennui : contre l’écriture qui lui est inévitable autant qu’intolérable. Rousseau découvre que l’esthétique ne repose pas sur la vraisemblance mais doit imposer la vérité de ses déformations. Cela au prix d’une césure dans les liens sociaux, qui l’entraîne à se confronter à la folie. Diderot joue avec les lettres, en essaie toutes les positions, Rousseau est grave et s’inscrit dans la décision définitive d’une présence mortelle, il entraîne déjà à une réflexion sur la mort de la littérature. Pierre-Paul Clément a montré que dès qu’on disposait d’une grille de lecture on pouvait y ranger tous les événements, d’où le piège d’un décryptage trop précis qui dégagerait la parfaite logique d’une fatalité littéraire. Le sentiment de persécution n’est lui guère contestable, lié au message corrosif délivré par Rousseau en matières politique et religieuse. Mais il ne faut pas perdre de vue ce qui se joue dans l’écriture rousseauiste : une interrogation radicale sur le sujet et la vérité d’abord posé sur la scène politique et sociale, puis portée par la méditation romanesque sur celle des origines privées, et ce jusqu’à la folie. Avec lui, un siècle avant Mallarmé, deux avant Blanchot, la littérature devient une entreprise grave et dangereuse pour l’être.
L’oeuvre de Diderot (1713-1784) est à la fois centrale et singulière, sa place centrale et marginale, un paradoxe qui en fait l’intérêt et la difficulté. De lui, ses contemporains retiennent surtout l’image du directeur de l’Encyclopédie et de l’athée militant. Diderot s’est voulu et a été “un Philosophe” c’est à dire selon l’article de Dumarsais dans l’Encyclopédie, “un honnête homme qui agit en tout par raison”, et encore un citoyen respectueux des droits de la cité et un défenseur des droits de l’Humanité contre le despotisme et le fanatisme. Sa démarche est donc d’abord celle d’un militant : dénoncer, éclairer, convaincre, convertir. Il veut une philosophie populaire comme beaucoup, d’où une écriture qui s’adresse au sens commun et au bon sens de chacun, et la distinction entre “philosophie” et “littérature” qui nous est devenue étrangère depuis Kant. Mais il est conscient que les conditions de la pratique philosophique ont changé : la philosophie doit être une entrerpise collective, l’oeuvre d’un groupe. L’Encyclopédie en reste le symbole. Ainsi s’explique sa collaboration à toutes les grandes entreprises du siècle. Il n’hésite pas non plus à plagier et à adapter (Brucker dans l’Encyclopédie par exemple) puisque le groupe des philosophes parle d’une seule voix, une pratique qui n’a de sens que pour une philosophie militante et qui sera censurée par la philosophie universitaire du siècle suivant. Diderot propose aussi une interprétation originale des Lumières : la logique profonde des Lumières conduit au matérialisme. Il montrera dans la Réfutation d’Hemsterhuis que tous les “philosophes” ont trahi leur idéal par fidélité à des préjugés idéalistes.
Trois thèses définissent dans l’Encyclopédie le matérialisme : point de Dieu mais une substance matérielle revêtue de diverses qualités en conséquence desquelles tout s’exécute nécessairement dans la nature. La matérialisme est donc athée, moniste et déterministe, ce qui implique l’existence d’une continuité entre les êtres dans la nature. Si Dieu existe il ne fait qu’un avec le monde comme Spinoza l’avait déjà montré : “il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal”. Mais toute différence entre les êtres n’est pas effacée pour autant : les êtres de la nature sont différents, ce qui n’est pas pour autant le signe d’une différence substantielle comme le conçoit l’idéalisme. Ce sont autant d’attributs ou d’accidents de la matière qui reçoit ainsi des propriétés dont le mécanisme cartésien et post-cartésien l’avait dépossédée. Le concept de matière est ainsi enrichi. Celle-ci est douée de mouvement et de vie, et, corrélativement, le concept de nature change de sens : moins un système de lois qu’une force créatrice dont la chimie donne une image fidèle, sur une petite échelle. La nature est vie et mouvement, changement et métamorphoses, un chaos dans lequel émerge un ordre momentanée. Pour le décrire Diderot retrouve d’ailleurs la métaphore héraclitéenne du jeu cosmique, dont aucun joueur n’assume la responsabilité : le monde est un “vaste tripot” où des “molécules pipées” produisent inlassablament de nouvelles formes éphémères. L’homme n’a pas de place définie dans ce jeu, il est condamnée lui-même à disparaître. Et la méditation philosophique naît précisément de la prise de conscience du carctère révocable de cet ordre. L’humanité est donc prise dans un devenir dont elle est un des moments inessentiels. Dans L’interprétation de la nature, Diderot se demande si une science de la nature est possible dans un univers en mouvement, ce qui renvoie à la question plus générale du statut de l’homme dans un univers sans ordre ni dessein. Quelle stratégie mettre en oeuvre face au devenir. Deux figures exemplaires orientent la réflexion de Diderot : celle du comédien et celle du génie.
Le premier objet de réflexion du philosophe c’est lui-même : que suis-je moi, qui ne suis jamais le même ? Diderot récuse les illusions de l’homme du commun (qui se donne une identité d’emprunt en s’aliénant dans l’image de lui-même renvoyée par autrui) et les constructions arbitraires de l’idéalisme (qui postule l’existence d’un moi essentiel soustrait au devenir). L’individu n’est pas une essence mais le résultat aléatoire d’une combinaison d’éléments, destinés à former d’autres êtres. Chaque ne possède donc qu’une identité relative, et l’identité se défait ainsi en un mouvement incessant de métamorphoses inaperçues. Le même devient autre à chaque instant, et Diderot se soumet à ce mouvement, ce qui suppose que l’homme s’arrache à l’illusion et aux prestiges de l’identité pour se faire mouvement et devenir. Le projet autobiographique des Lettres à Sophie Volland répond à ce dessein. C’est plus un journal où une identité s’émiette et se disperse. Ecrire un journal c’est refuser les prestiges de l’autobiographie telle que Rousseau l’inaugure avec les Confessions. La vie est ordonnée, devient une histoire, mais dans le journal, aucun regard rétrospectif ou prospectif, mais une succession d’événements dont aucune essence ne se dégage. L’identité du moi se dissout dans leur multitude. Le journal procède de manière exactement inverse : il sélectionne l’éphémère, l’accidentel, l’insignifiant. Diderot veut enregistrer des mouvements psychologiques intimes déjouant toute attente ; l’élément du journal sera le bizarre, l’aberrant comme le “vil” et le “bas” pour exhiber des pouvoirs de métamorphose et d’écart, insoupçonnés jusque-là. Ainsi Diderot s’oppose aux auteurs de journaux qui, de Constant à Amiel, feront du journal l’instrument d’une reconquête de soi. Ecrire c’est s’arracher à une identité factice et s’ouvrir au divers et au devenir. La fidélité à Sophie est le seul élement de stabilité, mais amour et fidélité ne définissent pas une essence intime, ils constituent les marques distinctives d’un rôle. Diderot se fige dans une posture, celle de l’amant fidèle, il joue un rôle face à ses différents destinataires qui ont donc une place importante. Ainsi s’arracher à une identité factice n’est pas accéder à une identité plus profonde mais adopter un masque : l’acteur apparaît, l’autobiographie, au sens large, est une mise en scène. Celle-ci apparaît dans l’autre texte autobiographique de Diderot Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Il joue sur la duplicité et la mise en scène et non sur l’impossible sincérité d’un Rousseau. Il multiplie les maques, les faux-semblants, son Essai est un portrait, mais dans la forme paradoxale d’un ouvrage d’érudition et de critique littéraire : Diderot parle de lui en empruntant le masque de Sénèque, “c’est autant mon âme que je peins que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit”. Derrière Sénèque Diderot, derrière Diderot Sénèque : ce qui subsiste c’est un pouvoir de métamorphoses, une suite de masques et de postures pour définir le moi, qu’anime un mouvement infini de transformation, mais aussi de libération et de maîtrise. Diderot fait en effet de l’acteur l’une des figures de la sagesse : il maîtrise le devenir parce qu’il est mouvement et devenir. Sans se réfugier dans une identité factice il s’ouvre à l’altérité et devient autre, il joue un rôle, passant d’un personnage à un autre, passage incessant mimant le devenir, reproduisant la loi de métamorphose. L’homme oppose ainsi son jeu au jeu cosmique : il se fait joueur et acteur d’un jeu dont il ne maîtrise pas les règles. Le sage est pantomime et pantophile.
Lui dans Le Neveu de Rameau est la figure exemplaire et ambiguë de cette sagesse : raison et déraison s’y mêlent. Le neveu n’est rien par lui-même sinon une suite de maques. Il est Lui, un lieu anonyme et vide où se reflète le monde : celui qui ne peut pas dire “je”. Sa puissance mimétique est sans limite, il passe d’un état à l’autre, imite tout, est tout et rien, ce qui est le signe aussi bien de la sagesse que de la folie. Ses pouvoirs de métamorphose lui permettent d’échapper aux illusions dont vit la société, il est donc la figure d’une forme de liberté mais aussi celle d’une complète aliénation. Il est d’abord, socialement, réduit en servitude dans le monde corrompu des financiers et des puissants. Métaphysiquement, privé d’identité propre, Lui ne s’identifie pas moins à chaque instant à ce qu’il imite. Ainsi s’il échappe au cercle de l’identité, c’est pour tomber dans celui de l’aliénation. Il n’est qu’une caricature du jeu dramatique dont le Paradoxe sur le comédien révèle les secrets. Lui répond à certaines exigences du comédien : dépourvu de toute identité propre donc susceptible d’assumer n’importe quel rôle. Mais l’acteur ne doit s’identifier à aucun de ses multiples rôles. Il se contente de représenter par des gestes et des paroles. Il se tient en retrait, dans ce lieu anonyme et vide d’où sont émis les signes dramatiques et c’est ce retrait qui donne à l’acteur tout son pouvoir sur la salle : il suscite à son gré des réactions émotives dont il est lui-même exempt. Le Neveu est au contraire le premier affecté par son propre jeu, il abolit toute distance entre le signe et ce qu’il représente et perd dès lors tout pouvoir sur les autres : il n’agit plus sur eux par calcul, ce sont eux qui le contemplent avec distance et ironie. Ainsi la différence entre Neveu et comédien tient tout entière dans leurs rapports aux signes que l’un maîtrise tandis que l’autre se laisse maîtriser par eux. Abolir la distance c’est tomber dans la folie et l’aliénation. Le Pardoxe est donc plus qu’un texte d’esthétique théâtrale, c’est un traité de sagesse qui montre qu’il n’y a pas de maîtrise du devenir sans les signes, en particulier ceux du langage. Au jeu du monde il faut opposer le jeu des signes, non la pantomime effrénée.
La finalité des signes est pratique : si l’homme les crée ce n’est pas pour mimer le devenir mais pour instaurer un ordre où le bonheur soit enfin possible au sein de la nature et de l’histoire. Le langage est particulièrement l’instrument nécessaire de cette utopie dont l’humanité poursuit inlassablement le rêve. Pour Diderot l’histoire de l’homme est celle d’une réppropriation progressive de la nature: en transformant le monde selon ses besoins, il se transforme lui-même. Car le besoin est le moteur essentiel de l’histoire, comme l’avait montré Condillac. La nature est hostile, la rareté y règne, de là la nécessité pour l’homme de pallier ce déséquilibre initial en se donnant des instruments de domination. Cette appropriation est d’abord technique et scientifique, et Diderot rappelle l’importance de la technique : l’homme ne se contente pas de contempler la nature, il entretient un rapport pratique avec elle. Ce qui suppose une compréhension de ses lois pour qu’elle devienne prévisible : elle s’ouvre ainsi à la raison et à l’action de l’homme. L’appropriation de la nature est aussi symbolique : l’art en imitant la nature la corrige et lui impose un ordre ; l’homme crée l’image d’un monde en harmonie avec ses facultés et ses désirs, où il se contemple comme dans un miroir. Le plaisir esthétique naît de cette apparence d’harmonie, “Niez-vous qu’on embellisse la nature ? N’avez-vous jamais loué une femme en disant qu’elle était belle comme une Vierge de Raphaël ?” (Salons). Une telle appropriation technique et symbolique oblige l’homme à se dominer et à se discipliner car il lui faut se regrouper. L’homme crée ainsi progressivement le milieu où il vit, il ne vit pas dans “le” monde mais dans le monde qu’il a créé et où il se reconnaît. A la nature il a substitué une réalité conventionnelle qui l’imite : la “belle nature” du peintre qui imite la nature, la science qui reflète ses lois, les lois positives qui imitent les lois éternelles du code de la nature. Mais en se réfléchissant la nature perd de son étrangeté, elle s’ouvre à l’homme. Cette image est en partie un rêve. Quand la science prétend énoncer les lois d’un ordre immuable, elle oublie le caractère transitoire des phénomènes naturels : “toute notre science naturelle devient aussi transitoire que les mots”. La morale veut fixer la société dans un équilibre mais l’histoire vient toujours le rompre : l’arrivée des Européens mat fin à l’utopie thaïtienne dans le Supplément au voyage de Bougainville. A l’origine des illusions de l’homme, la puissance des signes, progressivement substitués à la réalité. Les mathématiques par leurs symboles, l’art par la représentation, la morale par la loi installe un tissu de signes qui expriment moins la rélaité que l’homme et, s’ils lui assurent une indéniable maîtrise sur la nature, c’est pour l’enfermer dans une relation spéculaire avec lui.
Le langage est, pour Diderot, le modèle et l’origine des autres systèmes de signes. L’appropriation de la nature commence par lui ainsi que les illusions de l’homme. Pour lui, comme pour Condillac, le langage constitue une étape décisive dans l’histoire, hypothétique ou réelle, de la raison. Avec lui l’homme peut nommer, définir, classer, bref accéder à l’humanité. Mais la réalité déborde le cadre étroit des mots, et le langage ne peut que trahir la réalité. Diderot cherche donc d’autres stratégies possibles pour le langage. Les mots ont aussi une valeur expressive, une énergie propre : ils possèdent une énergie qui s’est étiolée, figée avec le temps comme le montre la Lettre sur les sourds-muets. Diderot oppose la vigueur des langues anciennes à la clarté analytique des langues modernes et veut un retour à l’origine. Quelques discours privilégiés l’opèrent : celui du génie et celui du tribun révolutionnaire. Ils mobilisent les forces oubliées du langage et le font ainsi communiquer avec les forces créatrices de la nature, plus qu’ils ne s’approprient les êtres et les choses. Le génie par son discours fait éclater les normes esthétiques et morales de son temps, tandis que le tribun appelle à la destruction de l’ordre établi. Ce mouvement a ses limites : devenir un modèle pour le génie, fonder un nouvel ordre pour le tribun. Il ne faut pas pour autant renoncer à l’effort créateur du génie mais inventer de nouvelles formes d’écriture qui conservent au langage son énergie initiale. C’est cette écriture en mouvement que Diderot tentera d’inventer dans ses textes romanesques en particulier. Sa rencontre avec l’oeuvre de Richardson aura été décisive, comme l’atteste son enthousiaste Eloge de Richardson : lire des romans c’est faire l’expérience d’une aliénation radicale où le lecteur s’identifie au personnage. Chez Richardon l’illusion romanesque est totale et invincible alors que les invraisemblances des anciens romans permettaient au lecteur de garder une certaine réserve. Le lecteur n’a donc plus d’intervention critique, mais surtout il est entraîné dans un cycle indéfini de métamorphoses. Diderot recourt au langage du théâtre : la lecture est une représentation, le lecteur spectateur fasciné, le romancier metteur en scène tout puissant. Le roman épistolaire de Richardson est polyphonique et dialogique : aucun point de vue privilégié, chaque discours est nécessairement orienté vers le discours d’autrui. Libéré de la tutelle de l’auteur et du narrateur, le récit naît de la confrontation et de l’entrecroisement des voix et des points de vue. Diderot va trahir aussi son modèle : pas de roman épistolaire (dans La Religieuse , il n’y pas pas d’échange épistolaire), l’auteur démiurge caché ou absent chez Richardson, réapparaîtra dans Jacques le Fataliste ; mais il conserve l’essentiel de son modèle : polyphonisme et dialogisme, tout en s’émancipant de la forme contraignante du roman épistolaire.
Pour qu’il y ait polyphonie, la fiction d’un échange de correspondances n’est pas nécessaire : la narration peut se faire elle-même polyphonie dès lors qu’elle met en oeuvre différents codes narratifs qui coexistent et se contestent au sein du même espace. L’esthétique du roman est d’abord une esthétique du mélange : elle se réalise électivement dans Jacques le Fataliste. Ce roman met à nu en les juxtaposant les differents discours qui coexistent dans l’unité fictive de la langue littéraire ou de la langue de tous les jours. Diderot renouvelle aussi le dialogisme : ses récits se présentent comme des dialogues (entre Jacques et son maître, entre le narrateur et un interlocuteur anonyme dans Ceci n’est pas un conte, entre Suzanne et le marquis de Croismare dans La Religieuse). Mais cet échange est un élément parmi d’autres d’une structure dialogique complexe : Jacques le fataliste est ainsi construit selon un principe d’emboîtement (le dialogue entre Jacques et son maître est inséré dans un dialogue entre auteur et lecteur qui sert de cadre à d’autres dialogues…). En outre le texte lui-même entretient un rapport dialogique avec d’autres textes qu’il plagie, parodie ou pastiche : Jacques le Fataliste multiplie les formes d’intertextualité, se référent à des textes précis (Tristam Shandy de Sterne, L’Avare et Les Fourberies de Scapin, Le Bourru Bienfaisant de Goldoni, Don Quichotte) ou à des genres (roman, conte, fabliau). Jacques le Fataliste se veut la reprise critique de toute la littérature passée. Est ainsi ouvert un espace de jeu qui exclut que le texte puisse se clore sur lui-même ; toutes les interprétations sont proposées au lecteur, aucune n’est privilégiée. On ne gagne que le plaisir même de jouer : le récit est gratuit comme tout jeu et ne donne accès à aucun secret, aucun pouvoir. Une certaine évolution est marquée par rapport aux textes antérieurs de Diderot où le thème du secret tenait une place importante (Les Bijoux indiscrets, La Religieuse) où le roman dévoile l’intimité des coeurs et des corps assumant ainsi une des fonctions essentielles du discours des Lumières. C’est parce qu’il n’y a plus rien à chercher ni à trouver que l’espace change dans Jacques le Fataliste : c’est l’espace ouvert du roman picaresque. La quête du secret devient une errance sans fin, métaphore transparente d’un jeu interminable, lui-même reflet du jeu du monde. Au jeu cosmique répond et s’oppose le jeu des signes. Le travail sur les signes créés par l’homme et instruments de son salut s’oppose à la puissance créatrice de la nature dans la joie et la jubilation.
Ch.3 – Le radicalisme philosophique (Ph. Roger et F. Laforge).
Diderot a estimé que son siècle était “inconvaincu”. Mais rares sont ceux qui font ouvertement profession de matérialisùe ou d’athéisme : le danger existe. Les auteurs ont donc souvent recours au “manuscrit clandestin” dont il est difficile de connaître tous les exemplaires. Après 1750 l’audace des écrivains et des libraires augmentent, en même temps que les condamnations. En outre les philosophes hésitent à épouser une cause dogmatique qui peut passer pour une profession de foi inversée. Dans un fameux passage de La Sainte Famille, Marx commente ainsi “les deux tendaces du matérialisme français” :”l’une tire ses origine de Descartes, l’autre de Locke (…) le matérialisme mécanique se déverse dans la science française de la nature proprement dite. Il ajoute que ces deux tendances ne cessent de “s’entrecroiser” en fait.
C’est bien l’impression que donne la pensée de La Mettrie (1709-1751)., indéfectiblement attachée à la démonstration du matérialisme et de l’athéisme. Il appartient à la première partie du siècle mais son monisme radical conservera longtemps une audience auprès d’athées militants comme Sade. Il étudie la médecine à Leyde pour fuir une carrière ecclésiastique, et développe sont intuition : tout phénomène mental peut-être rapporté à des facteurs organiques qui l’expliquent. Son Histoire naturelle de l’âme est publiée en 1745, il doit s’exiler en Hollande, en 1747, L’Homme Machine fait encore plus scandale, il se réfugie auprès de Frédéric II, auteur d’un éloge de M. de la Mettrie. Ce néo-épicurien meurt en mangeant… un pâté, comme pour prendre à la lettre l’antique maxime dont il était proche : “sortir de la vie comme d’un banquet”. Il applique les lois du mécanisme cartésien aux phénomènes psychophysiologiques sans s’embarrasser de la distinction esprit/matière de la métaphysique. Il sera dénoncé par Diderot comme “apologiste du vice”, Sade sera heureux de trouver en lui une caution anticipée de ses plus intimes certitudes : primat absolu du plaisir, inutilité d’un premier moteur pour un univers animé d’un “mouvement perpétuel”, amoralisme naturaliste fondé sur la nécessité des “destructions” pour une nature, qui, sans elles, serait engorgée par ses propres productions.
Helvétius (1715-1771) est aussi un philosophe mécaniste, son matérialisme reste spéculatif et éclectique. Il est originaire du Palatinat (son nom est une latinisation de Schweitzer), très riche, hôte, ami et mécène des Encyclopédistes avant de publier en 1758 l’un des livres les plus condamnés du siècle : De l’esprit. Son salon, après sa mort, tenu par sa veuve, accueillera une seconde génération philosophique : celle des Idéologues qui, à la suite de Turgot, viendront rencontrer Bonaparte ou Franklin. On l’a accusé davoir surtout repris ce qu’il avait entendu chez lui. Il cherche surtout ses garants en Angleterre : les poètes Pope et Milton, les philosophes sensualistes Hume et Locke. Son oeuvre connaîtra une grande fortune dans la pensée “progressiste” modérée du 19è : Stendhal n’hésitait pas à parler d’Helvétius comme d’un maître à penser.
D’Holbach (1723-1789) est aussi originaire du Palatinat, et, riche, se fait mécène des philosophes. Il n’est pas seulement le centre de la “côterie holbachique” que dénonce Rousseau, il va jouer un rôle important dans l’Encyclopédie, rédigeant des articles et restant toujours fidèle à Diderot. A partir de 1776 il publie une surabondante production philosophiqe à caractère polémique. Mais dès 1759 il avait publié des écrits de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) jeune ingénieur, esprit brillant mort prématurément, qui voulait écrire une histoire des religions par l’étude comparative des “fables” des différents peuples. Il entendait expliquer le phénomène religieux par le traumatisme d’un “déluge” oublié (“La crainte fit les dieux ; l’audace a fait les rois” Voltaire). Boulanger a écrit plusieurs articles de l’Encyclopédie dont “Déluge”. C’est Le Bon sens en 1772 qui donne le plus de lecteurs à d’Holbach : il y affirmait son empirisme mais aussi son énergétisme, présupposant une nature qui se meut par sa propre énergie. Beaucoup d’échos existent entre ses oeuvres et celles d’Helvétius. Tout deux ainsi font remonter le sentiment de la justice au droit de propriété, et Sade mettra toute sa véhémence à réfuter ce despotisme du social, ce qui lui vaudra d’être exclu du Dictionnaire des athées anciens et modernes de Sylvain Maréchal en 1800.
Robinet (1735-1820) compta beaucoup pour ses contemporains : Grimm, Diderot, et même Hegel qui considère son De la Nature comme une oeuvre majeure. C’est sa démarche qui a retenu l’intérêt : il préfère à la rigueur des mathématiques et de l’expérience, les audaces de l’analogie. Ce qui le conduit aux hypothèses les plus fantaisistes mais qui ouvre la voie à une méthode qui s’émancipe des limites du rationalisme classique. En outre la démarche analogique permet, au-delà de la diversité des formes, de ressaisir l’identité des lois et des phénomènes de la nature. Il montre l’absence de toute solution de continuité dans la diversité des formes animales dont il reprend le plan d’organisation à Buffon. Mais non sans ambiguïté : il défend aussi un certain spiritualisme, un Dieu absent de sa création mais nécessaire car il permet d’assigner des limites au devenir. Ce qui fera dire à Diderot dans la Réfutation d’Helvétius que Robinet n’entendait pas son propre livre… Il s’oppose, sur ce point, au matérialisme de Diderot pour qui la nature est en perpétuel devenir, alors que pour lui le devenir est plus apparent que réel. Le devenir reste toujours la projection dans le temps d’un ordre préexistant, et l’Histoire n’est qu’une illusion ou une apparence. On le vérifie au niveau de la nature qui, loin d’être en devenir, est soumise à une loi d’équilibre et de compensation qui annule toute évolution réelle. Le mouvement est donc oscillatoire, faux et ne tendant qu'’ l'immobilité. Dans la même ligne de pensée, tous les êtres vivants naissent de germes préexistants, de même toute la psychologie et la morale naît de différents types de fibres qui contiennent virtuellement toutes les facultés. Il postule aussi un sens moral possédant un organe spécifique. Ainsi les notions de Bien et de Mal ne sont plus le résultat d’une histoire individuelle ou collective mais données avec l’existence de l’individu. On devine les implications sociales et politiques de ces thèses : conjurer les mythe du progrès et les tensions révolutionnaires. Le mouvement d’oscillation et d’alternance de l’Histoire donnent l’illusion du changement mais rien ne change réellement, dès lors la sagesse consiste à accepter ce qui existe. Une métaphysique qui justifie un conservatisme politique et social.
Dom Deschamps (1716-1774) ne sera découvert qu’au 19è. Diderot seul manifestera un début d’intérêt pour ses textes, les autres méprisant ce théologien obscur assimilé à tous les autres s’opposant aux progrès des Lumières. Il affirme en effet que les Lumières sont des demi-Lumières, les philosophes n’étant que des métaphysiciens qui s’ignorent. Il faut opposer à cela les vraies Lumières : un athéisme éclairé. Sa métaphysique constitue une radicalisation de la philosophie du temps, et non un retour en arrière. Sa religion ne passe pas par la liquidation des illusions religieuses qui servent la société contemporaine, le véritable objet de la philosophie politique c’est la propriété et l’inégalité sociale. La propriété est à l’origine de tous les maux, elle fonde un apparence d’odre social à ce qui n’est qu’une guerre. Il faut donc un nouvel état social dont l’aboutissement est l’état de moeurs fondé sur l’égalité et la justice et dont nos sociétés sont plus proches que les primitives car il est à la fin de l’Histoire et suppose une chute et une perte de l’innocence. Cet état est caractérisé par les rapports essentiels des hommes les uns avec les autres, chacun étant une partie de l’organisme social qui n’a ni loi ni gouvernement, où chacun peut passer d’un travail à l’autre, car il est ouvert à la diversité. Mais plus encore, c’est une utopie de l’identité où les différences s’effacent, règne du Même et de l’indifférencié. Les philosophes ne distinguent pas les deux formes d’existences différentes que sont l’Etre en rapport et l’Etre sans rapport, l’Un et l’Unique, l’Etre parfait et l’Etre infini, le Tout et Tout. Au Tout s’oppose Tout éternel, infini et absolu. Avec lui le discours philosophique touche à son terme. Cette recherche de l’unité se résout donc dans une mystique sans Dieu opérée par une révélation de la Vérité. Dom Deschamps montre les limites de la philosophie des Lumières dont il reste solidaire : elle ne peut souhaiter la disparition du monde où elle s’enracine, sans souhaiter en même temps sa propre disparition. Mais cette thèse ne frappe guère les contemporains de Dom Deschamps, ils préfèrent l’éloge de la démocratie grecque de l’historien Mably, les rêves utopiques de Morelly ou la projection dans le futur de l’espérance utopique que la tradition situait ailleurs géographiquement (L’an 2440 de L-S Mercier, 1771). Dans toutes ces pages se préparent certains mots d’ordre de la Révolution.
Ch.4 – Les genres à la mode.
Le théâtre. Voltaire avait imprimé à la tragédie une marque qui allait l’infléchir définitivement dans son évolution : la propagande philosophique et le renouvellement des sujets. Certaines paroles sont audacieuses (“Que l’on naisse monarque, esclave ou citoyen/C’est l’ouvrage du sort ; un grand homme est le sien” Spartacus, Saurin, 1760) mais gommées largement par l’héroïsation. L’Orient et l’histoire médiévale, comme les légendes bibliques et la pastorale servent de sujets nouveaux. Après la guerre de sept ans, Du Belloy tente de fonder une véritable “tragédie nationale” avec Le siège de Calais en 1765 qui obtient un extraordinaire succès. Il s’agissait de renforcer le patriotisme en relevant le moral de la nation, tout en participant à la virulente réaction antiphilosophique. Mais Marie-Joseph Chénier pourra aussi affirmer qu’il est le véritable fondateur de la tragédie nationale avec son Charles IX en 1789, lorsque l’heure sera venue de mettre en scène des mauvais rois. Mais ce théâtre est sans postérité. Une autre tentative de rénovation du genre est intéressante : l’adaptation de Shakespeare à la scène française, pour lequel Voltaire, dans ses Lettres philosophiques en 1734, avait montré un mélange de dégoût et de fascination : du naturel et du sublime sans bon goût, sans règles. D’où des tentatives d’adaptations aux règles et au goût français. Diderot et Mercier furent plus résolument enthousiastes. A partir de 1769 sont jouées les représentations très infidèles de Ducis : en alexandrins, sans que rien ne reste du mélange si caractéristique de grotesque et de tragique (Othello se réconcilie avec Desdémone…). C’est avec ce genre de pièces que Shakespeare fut découvert en France : on apprécia en fait l’auteur, celui qui enthousiasmera les Romatiques , celui de Hugo et de Stendhal. C’était donc plus les acteurs qui le popularisèrent que les auteurs d’adaptations : le talent d’Alma et de Melle Duchesnois ont joué un grand rôle avant la première représentation par une troupe anglaise en juillet 1822. La représentation tragique d’ailleurs évolue nettement. Dès la fin du 17è elle l’avait fait sous l’influence de l’opéra en tentant de s’adapter au désir de spectaculaire du public. Une autre révolution se produit : le costume et le jeu, renouveau esquissé par Lekain et développé par Talma. On ne joue plus en costumes de cour (moyens pour les actrices de faire admirer les cadeaux de leurs bienfaiteurs) mais en costumes d’époque. Le jeu esr renouvelé par Talma dans le sens du naturel. Mais née d’une conquête de la règle la tragédie va en rester prisonnière : sa constitution était trop étroitement liée au siècle de Louis XIV pour lui survivre, et, au 18è, écrire une tragédie est le moyen d’entrer dans la carrière littéraire : on s’y prépare dès le collège. Quant à la comédie elle dissocie plus encore haute et basse comédie : le théâtre de la Foire et des Boulevards amène un nouveau public plus nombreux et on voit y apparaître de nouveaux types comme Jocrisse, Cadet Rousselle, Jérôme Pointu ou Janot, plus significatif, qui témoigne comiquement de la misère, Mme Angot également, poissarde parvenue, qui permet d’exorciser par le rire l’angoisse de la mobilité sociale qui résulte des bouleversements de la Révolution. S’y élaborent aussi des genres nouveaux comme le vaudeville, la pantomime dialoguée ou le mélodrame. Les parodies se multiplient encourageant une forme de théâtralité en miroir riche d’enseignements. Le développement de l’Opéra-comique et la souplesse du Théâtre des Italiens attirent les faveurs du public vers ces spectacles mixtes réunissant comédie et musique. La haute comédie ne se renouvelle guère, mais sa plasticité lui permet de donner naissance à un nouveau genre : le drame qui, au début ne se distingue pas d’elle nettement.
Dès le début du siècle on préconise la création de genres intermédiaires entre la comédie et la tragédie qui les mélangent en les tempérant: Fontenelle par exemple, Voltaire qui fait des tentatives dans ce qu’il nomme le “genre mixte” (L’Enfant prodigue en 1736, Nanine en 1749). Entre 1730 et 1750 se développa une mode des comédies tendres ou sérieuses, ce que leurs détracteurs appelleront le genre “larmoyant”. C’est Diderot dans Le Fils naturel et Les Entretiens sur le Fils naturel qui thématise le plus clairement cette recherche des genres intermédiaires. Il préconise d’intercaler entre tragédie et comédie ce qu’il nomme “la tragédie domestiqueet bourgeoise” et la “comédie sérieuse”. On passe d’un système binaire à un système à quatre termes contigus qui a précisément pour fonction de faire disparaître toute opposition. Pour les théorociens du nouveau genre il n’y a de héros que d’hommes : “c’est moins parce qu’ils sont Héros ou Rois que parce qu’ils sont hommes ou malheureux” que notre “coeur” a de “l’intérêt” dit ainsi Beaumarchais. Marmontel dans sa Poétique française ne dit pas autre chose, en 1763. Cette redistribution a un fondement philosophique : l’unité naturelle de l’homme, au nom du droit naturel donc, le système classique est combattu. Ce genre intermédiaire va peu à peu prendre le nom de “Drame” (“Domestic tragedy” en anglais, “Bürgerlicher Trauerspiel” en allemand). Ce terme apparaît en 1769, il a au début du siècle un sens très neutre comme le montre Larthomas, proche de son étymologie grecque de “pièce de théâtre” ce n’est que vers les années 1760 qu’il désigne un genre particulier et son usage se généralise et l’on parle de drame bourgeois. Félix Gaiffe le définit ainsi : “un genre nouveau créé par la parti philosophique pour attendrir et moraliser la bourgeoisie et le peuple en leur présentant un tableau touchant de leurs propres aventures”. La bourgeoise était en effet l’allocutaire idéal, mais d’un point de vue idéologique plus que sociologique. Mais le drame trouve un accueil favorable essentiellement sur les scènes privées de l’aristocratie, en outre les héros sont souvent des nobles ou de grands bourgeois. Il serait donc faux de voir dans le drame un instrument de lutte de la bourgeoise contre l’aristocratie même si l’intention de conférer aux héros bourgeois un nouveau statut est évidente. Elle apparaît dans Entretiens sur le Fils naturel de Diderot : il faut substituer les “conditions” aux “caractères”. Les “conditions” avec ses devoirs, ses avantages, ses embarras servent de base à l’ouvrage. Les personnages sont donc dessinés par les relations qui les déterminent dans la vie sociale, non par des masques, une saisie donnée d’emblée comme conflictuelle. Le drame fait décourvrir la vie sociale dans une société laïscisée ce qui lui donne son aspect tout à fait moderne. Mais ils ne donnent pas une image conquérante de la condition bourgeoise : on a le plus souvent l’impression que les menaces qui pèsent sur elle sont accablantes. Les maîtres des valeurs sociales sont les nobles, et la “tragédie bourgeoise” est avant tout une tragédie de l’impuissance. C’est une caractéristique en effet de ce genre qu’un discours philosophique et moral y est presque toujours directement professé. Un personnage est souvent le porte-parole direct de l’auteur. Souvent il se fait le défenseur d’une conception rigoureuse de la morale et de l’honnêteté dans des termes qui peuvent faire sourire aujourd’hui… mais le milieu philosophique partage avec l’Eglise, au fond, une méfiance réelle vis-à-vis des effets moraux du théâtre. Mais le théâtre apparaît aussi comme la seule triubune que les philosophes aient à opposer aux prêches de l’Eglise. Pour Diderot les acteurs sont les “prédicateurs laïcs”, le drame sert donc à vulgariser les idées philosophiques à la mode. Au fond pour Rousseau, Diderot, Mercier, pour les législateurs de la révolution, comme chez Romain Rolland, Brecht et Villar, le modèle dramatique est celui du théâtre athénien : tous rêvent d’un théâtre civique et sacré à la fois, à vocation universelle et qui rassemble le peuple tout entier. Mercier écrit “une tragédie n’était pas une simple diversion ou le simple amusement du loisir, c’était une affaire d’Etat (…) Quelle sera donc la tragéide véritable ? Ce sera celle qui sera entendue et saisie par tous les ordres de citoyens”. Les dirigeants de la Révolution donneront ainsi des représentations gratuites “par et pour le peuple”. Le drame bourgeois est bien sûr éloigné de cet objectif mais le drame historique devait en être plus proche. Le drame permet en effet ce que la tragédie interdisait : faire des tableaux contrastés des différentes catégories de la société, faire converser Louis XI ou Henri IV avec le peuple. Mercier a donné l’essentiel de la formule dramatique des drames en prose de Dumas et Hugo (La destruction de la ligue, 1782 ; La mort de Louis XI, 1783…). Mercier donne aussi un exemple de nouveau type de drame avec Montesquieu à Marseille en 1784 : petites pièces qui présentent un héros ou un philosophe célèbre dans un moment caractéristique et exemplaire de sa vie, il les appelle “pièces”.
Mais il faut considérer le drame comme le symptôme d’une mutation d’ensemble de l’art dramatique qui s’étend sur plus d’un siècle et modifie en profondeur le fonctionnement de la théâtralité. On passe de la scène classique à la scène-boîte, séparée du public par son quatrième mur invisible, celle du 19è. Les comédiens jouaient encore sur le proscenium vers 1750, donc très en avant et très loin de la toile de fond. Sur les côtés étaient les “petits-maîtres” public snob et bruyant. En 1759 ils sont chassés et des améliorations techniques viennent regénérer la force de l’illusion. Le cadre de scène doit alors découper un “tableau” comme dit Diderot et le spectateur est exclu de l’espace scénique. De nombreuses didascalies viennent préciser le décor souhaité par les auteurs : c’est une profonde modification de l’écriture théâtrale elle-même. Les drames sont écrits pour l’oeil, les portes et fenêtres ne s’ouvrent plus sur des coulisses mais sur des jardins ou des parterres, sur le reste du monde. Ce monde sensible permet au jeu dramatique de s’inscrire dans une réalité, ce qu’il perd en théâtralité, l’ensemble de la scène le gagne. Il y a désormais un espace à investir (Les Fausses Confidences), à forcer (Le Mariage de Figaro) ou à défendre (Le fils naturel). Cette rupture vaut pour le temps long, elle est européenne (Lessing, Lenz, Tchekhov, Maeterlinck, Strinberg). Anne Ubersfeld note que sans “réseau précis de portes et de fenêtres” on ne peut imaginer l’acte II du Mariage. La référence picturale sert aussi à manifester la dimension gestuelle, expressive du ou des personnages et non plus seulement leur fonction d’énonciateur du discours. Jusqu’au paroxysme parfois : Diderot évoque ainsi l’effet de la somnabule MacBeth, “je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement de cette femme”. La parole s’interrompt et le tableau se réalise dans une suspension de l’action. Le dénouement est aussi un tableau très souvent. Ce siècle est passionné de théâtre, il s’agit donc aussi de regénérer sa force d’émotion. Le drame apparaît comme le moyen de remédier au manque d’émotion ressentie au spectacle tragique car le théâtre n’intéressait plus. Et par “intérêt” on entend le sentiment d’être personnellement touché, concerné, ému. Un tableau est dit intéressant s’il touche. Dans le déchirement de l’émotion, l’homme “naturel” se révèle, c’est à dire “moral” : la dimension cathartique de l’émotion prend ici sa vraie dimension morale. Diderot et Mercier n’en doutent pas. Les hommes sortent meilleurs du théâtre parce qu’ils ont mêlé leurs larmes, parce que leur nature s’est réveillée. L’écriture des drames reflète cependant le souci de l’effet à tout prix : le résultat en est une prose noyée dans le discours de moralités sentencieuses, qui soudain est bousculé par la nécessité de produire l’émotion. On reste, pour la composition, proche des formes traditionnelles de la comédie ou de la tragédie romanesque, les unités sont à peine dérangées. Avant les grandes oeuvres du 19è seul Beaumarchais se montre vraiment innovateur.
Félix Gaiffe a distingué des étapes dans l’histoire du drame : il acquiert ses fondements de 1757 (Le Fils naturel) à 1771, il étend son audience jusque 1780 puis se généralise jusqu’en 1791 et, par la province et les boulevards, il joue un rôle essentiel dans la naissance du mélodrame. Comédie-Française et Académie sont réticentes, mais les Boulevards et les Italiens lui font un bon accueil. Les pièces commencent en général leur carrière en province ou sur des scènes de “théâtres de société”, représentations d’amateurs dans les salons aristocratiques. Le drame est donc contraint de se produire à l’Opéra-comique et sur les Boulevards : il contamine les spectacles qui le précédaient, ainsi naissent l’opéra-comique sérieux (Le Déserteur de Sedaine) et le mélodrame. Son public plus populaire réclame des émotions fortes dans le style des romans “gothiques” anglais, ainsi qu’une moral schématique faisant appel à la Providence. La loi du 13 janvier 1791 vient créer une situation tout à fait nouvelle : c’est la fin du privilège qui autorisait le seul Théâtre-Français à représenter le théâtre sérieux. L’ouverture d’un théâtre est libre, il en résulte une dstébilisation du système des genres : le système du 19è s’esquisse. On passe d’une dizaine de théâtre à une trentaine, le public augmente. Grâce au drame bourgeois et aux écrits théoriques, le théâtre ne s’enferme plus dans une fonction de divertissement, il s’émancipe et problématise clairement son rapport avec la société et ses valeurs. La fonction la plus élevée du théâtre est celle, au sens schillérien, d’une tribune morale, comme le dit Jean-Pierre Sarrazac. Il y a une modernité de ce théatre en ce sens.
Beaumarchais (1732-1799), Pierre-Augustin Caron, est né en 1732 à Paris d’un père horloger, et sa vie peut rivaliser avec l’intrigue d’un roman. Il ferraillera devant les tribunaux toute sa vie, tour à tour riche et ruiné (affaires Pâris-Duverney, juge Goezman, banquier Kornmann et avocat Bergasse), il donne des leçons de musique aux filles de Louis XV, est agent royal à Londres puis Amsterdam, conseille à Louis XVI de reconnaître les indépendantistes américains et arme les insurgents. Il accueille avec joie la Révolution, change d’avis, est emprisonné, émigre et ne revient qu’après Thermidor. Il meurt d’une attaque d’apoplexie en 1799. Il a commencé sa carrière d’homme de lettres par des parades (courtes farces, grossières, souvent scatologiques, mais amusantes et authentiques, qui plaisaient aux aristrocrates) pour le financier Lenormand d’Etiolles, mari de Mme de Pompadour. Lors de la grande vague du drame il compose Eugénie (1767) et Les Deux Amis ou le Négociant de Lyon (1770), mais donne surtout au drame un texte-manifeste d’une grande clarté en 1767 : Essai sur le genre dramatique sérieux. Il abandonnera le genre après l’échec de sa deuxième pièce mais y reviendra en 1792 : pour lui, c’est un moyen d’exprimer une sensibilité caractéristique.
En 1775, il revient à la comédie en reprenant le canevas d’une des parades pour en faire un opéra-comique mais le Théâtre des Italiens le refuse. Il en fait une comédie en quatre puis cinq actes qui est un échec au Théâtre-Français en 1775. Il l’a refaite trois jours plus tard : c’est un triomphe. Avec Le Barbier de Séville, il semble aux contemporains que le rire soit de retour sur la scène française, dire Grimm. Le canevas n’est pas original mais l’intrigue est brillante sauvé de l’impression d’invraisemblance par un rythme intense. L’instance du jeu triomphe, le désir sur l’interdit. Le thème comique se retrouve dans Le Mariage de Figaro avec une organisation plus complexe et des permutations de rôles significatives : Almaviva cesse d’ôles significatives : Almaviva cesse d’être le jeune premier vainqueur pour devenir à son tour l’obstacle au désir. La bataille du Mariage de Figaro est le grand événement théâtral du 18è. En 1780, la censure s’oppose à sa réprésentation au Théâtre-Français de ce qui sera la deuxième pièce d’une trilogie. Le roi veut juger… il la juge détestable. La pièce est remaniée, une campagne de lecture dans les salons qui prend la tournure de prémices de la fronde aristocratique commence, le comte d’Artois est un des plus chauds défenseurs de la pièce. En juin 1783, nouvelle interdiction in extremis qui provoque un vif mécontentement dans le public. Elle est jouée en société devant le comte d’Artois et une société brillante. Le roi cède et en avril 1784 la première est un succès extraordinaire. Cent représentations suivront jusqu’en 1787. La reine elle-même joue Rosine à la cour… Pour Danton il a “tué la noblesse” pourtant la Révolution ne lui sera guère favorable : il sort à son avantage de l’affaire Kornmann-Bégears mais l’opinion est contre lui. Une nouvelle fois accusé, il émigre et ne revient qu’après Thermidor. Il fait jouer un opéra, Tarare, avec une musique de Salieri, et La Mère coupable, dernier volet de sa trilogie qui échoue en 1792 pour connaître le succès en 1797. Dans Le Mariage, les forces du hasard triomphent. Face au monde se crée le monde intérieur du sujet moderne dont témoigne le célèbre monologue de Figaro. Il trace le portrait sublimé du héros bourgeois, de l’individu conquérant du tiers-état aux prises avec les absurdités d’un monde féodal, mais se fait aussi interrogation sur le sujet. Le théâtre devient interrogation sur la personne et le personnage, sur l’identité même, mais aussi sur le sujet dans l’histoire. Face à Almaviva, obstacle féodal, se réalise la coalition des oppositions : les femmes, les domestiques, le mystérieux Chérubin. Sans cesse le drame pourrait devenir aussi noir qu’Eugénie, mais “Tout finit par des chansons”. Pourtant le drame de La Mère coupable va révéler tout ce qu’il y avait de fragilité, d’utopie consentie dans Le Mariage. Le désir y est révélé dans sa force destructrice. Le comte et la comtesse sont devenus M. et Mme Almaviva. Le Mariage de Figaro constitue par des bien des aspects l’aboutissement d’une sorte de création collective de la sociabilité de la fin de l’Ancien Régime. “L’esprit” de Beaumarchais, le plus brillant vecteur de la diffusion philosophique, s’était aussi forgé dans les conversations brillantes des salons pendant un siècle…
Le Roman. Une longue tradition a opposé sensibilité et libertinage, c’est la génération romantique qui a transformé le topos politique de la débauche de sa devancière en idée reçue littéraire. Les passerelles ne manquent pas qui font coexister les deux notions. Il faut d’abord commencer par ne pas se méprendre sur le sens du mot “sensibilité. Au 18è, c’est d’abord l’affaire des sens : la sensibilité passe par le corps. Ainsi pour Rousseau la pitié est une révolte du corps devant la souffrance d’autrui. Le mot est trop flou : il va de la notion philosophique de sensualisme, servant de substrat philosophique à nombre d’oeuvres libertines, jusqu’à la sentimentalité torride de Paul et Virginie. Le succès durable de La Nouvelle Héloïse a beaucoup contribué à porter au pinacle la sensibilité des “belles âmes”. Le roman libertin tire parti des ambiguïtés d’une sensibilité compagne de toutes les faiblesses et prospère en cette fin de siècle, stimulé même après 1789 par la suppression de le censure. Une nouvelle génération apparaît, émules de Crébillon fils mais lecteurs et souvent disciples de Jean-Jacques, qui donneront un ton particulier au libertinage fin de siècle.
Crébillon fils (1707-1777) est le maître incontesté d’un genre dont il ne négligera aucune ressource : grivoiserie exotique et fabuleuse, roman d’éducation sentimentale et mondaine (Les Egarements du coeur et de l’esprit, 1736) et l’inquiétante virtuosité des dialogues. Il meurt pauvre et dédaigné ; mais les incertitudes de son amoralisme Régence revivent chez Vivant Denon ou Louvet, l’exactitude de la rhétorique libertine dans les lettres d’un Valmont ou d’une Merteuil. En juin 1777 paraît un court récit de Vivant Denon (1748-1825), promise à une durable faveur : Point de lendemain. Celle qui se prépare une belle carrière artistique sous la protection de Louis XV, Robespierre et Napoléon, se plaît à décrire le tableau d’un libertinage qui est un rôle, rempli avec plaisir, quitté sans regret. Louvet de Couvray (1760-1799)a, pour point commun avec elle, de sortir le libertinage de son boudoir pour lui ouvrir les grands espaces. Son Faublas qu’il promène de ville en campagne et jusqu’en Pologne est un libertin bon enfant. Il pourrait faire penser aux comédies boulevardières de l’époque à venir si sa vivacité juvénile, son innocent cynisme, son insatiabilité sexuelle et son génie du travestissement n’avait une grâce vraiment 18ème. Sa trilogie romanesque commence en 1787, finit en 1790, sans aucune solution de continuité. C’est que Louver refuse d’ériger le libertinage en système, il préfère en excuser les débordements par la jeunesse de son héros. Mais il n’hésite pas à colorer son récit de républicanisme, sans alourdir son texte, il porte même un regard ambigu sur la galanterie : joyeuse exubérance des sens ou comportement de caste ?… Jacobin, ennemi de Robespierre, il mourut aussi pauvre et républicain qu’il avait vécu. Nercia (Diable au corps, 1803) s’entête dans un hédonisme aristocratique jusque pendant la Révolution. La réplique à Louvet se trouve surtout du côté de Choderlos de Laclos, officier d’artillerie de mince noblesse. Les liaisons dangereuses sont publiées en 1782, le scandale est considérable, comme le succès : deux-mille exemplaires vendus en quelques semaines. La nouveauté des Liaisons réside dans la conception des principaux personnages et dans la perfection du mécanisme narratif. Il ne se contente pas de peindre dans son roman épistolaire mais fait des lettres les véritables ressorts de l’intrigue, ce qui est une date pour le genre du roman épistolaire. La lettre a tout pouvoir y compris de tuer, elle est polysémique (révèle la vérité en organisant le mensonge) et demande donc sans cesse à être déchiffrée par un lecteur constitué en receleur de l’ensemble de la correspondance, et qui devient structurellement complice de Valmont et Merteuil. La morale ne sort pas sauve d’un récit où le vice s’avère aussi intelligent, en dépit d’un dénouement plus brutal que moral : les “méchants” sont punis mais non corrigés. Pourtant l’oeuvre de Laclos ne saurait être une apologie d’une vision libertine du monde. C’est un libertinage tactique, une “marche”, un substitut dégradé de la prérogative guerrière attachée à la noblesse d’épée comme dit L. Versini. L’ambiguïté profonde de l’oeuvre est sans doute dans le face à face d’une intelligence sans contenu et d’une sensibilité sans (bon) objet, celle de Mme de Tourvel, qui aime d’un amour entier. Laclos pousse la roman épistolaire à un point de perfection peut-être inégalé et fixe le libertinage d’Ancien Régime dans la vanité de ses “savantes manoeuvres”. Sade (1740-1814) va substituer la brutale matérialité d’un usinage de la volupté et du crime. Dans ses Idées sur les romans de 1800, il oublie totalement Laclos, donne des lauriers à Manon lescaut, La Nouvelle Héloïse et Richardson, note mal Crébillon, éreinte Rétif. Il n’apprécie sans doute pas chez Laclos une satire dirigée contre la “classe de loisir” aristocratique à laquelle Sade appartient, et puis Les Liaisons éludent la crudité et la crauté du désir. La sensibilité est en effet l’ennemie irréductible du libertinage sadien. C’est un libertinage de tête qui n’a que faire des émois du corps et son oeuvre vient couper les liens peu à peu tissés entre libertinage et sensibilité. Celui qui “achève les Lumières” selon Foucault est emprisonné et reste à la Bastille de 1778 à 1789. Il sort de Charenton en avril 1790 et commence une carroère d’homme de lettres impécunieux, ayany écrit plusieurs textes en prison. En 1801 il est interné “administrativement” à l’hospice d’aliénés de Charenton où il finit ses jours. Son oeuvre est redécouverte par Apollinaire, les travaux de Maurice Heine et Gilbert Lely et l’enthousiasme des surréalistes. Aline et Valcour (1795) est en fait un ensemble de deux romans emboîtés, le premier par lettres , le second sous forme d’un récit des aventures vagabondes de Sainville et Léonore qui permettent à Sade de présenter deux “exotopies”, Butua (où règne le Mal) et Tamoé (où règne le Bien) prétexte à se jouer des poncifs de la littérature utopique. Il annonce que ce roman est “philosophique” et ne cessera d’imposer au roman, par la suite, cette exigence : qu’il devienne une rhapsodie d’idées et un catalogue des passions, pour que chacun puisse choisir. Son oeuvre la plus connue est La Philosophie dans le boudoir (1795). Elle emboîte deux formes : le dialogue théâtral et l’adresse révolutionnaire. Elle se rattache parodiquement aux traités d’éducation. Ici, l’amoralisme libertin se dote d’un double fondement : les crimes sont “imaginaires” aux yeux de la nature, et ils sont utiles au gouvernement qui ne doit donc rien interdire, et autoriser le droit de tuer. Interpréter Sade c’est donc toujours prendre parti sur le statut du texte ; cette oeuvre peut être lue essentiellement comme critique. La série des Justine se donne des allures plus romanesques. Elles montrent les vexations encourue par une Justine obstinée du Bien, et démontre “l’isolisme”, cette absence du lien social caractéristique de l’univers sadien. L’histoire de Juliette est un vagabondage qui réaffirme la double loi du “mouvement perpétuel” cher à l’athéisme de Sade et de l’énergie. La Nature est aussi radicalement mise en cause : idée de Nature et de récits sont également récusées. Le libertinage sadien se distingue de tout autre par cette manière de nouer la question de l’écriture à la problématique philosophique. Sade a vraiment une place à part dans la littérature du 18è.
Les femmes n’avaient à choisir qu’entre la passivité vouée aux malheurs ou des initiatives calquées sur le modèle masculin. L’intérêt de l’écriture féminine de cette fin de siècle est qu’elle les délivre de ce dilemme par l’exploration d’une nouvelle liberté féminine et par l’analyse sans complaisance de la “faiblesse” masculine. Mme de Graffigny comme Mme Riccoboni ont vécu l’inadéquation de la structure matrimoniale aux exigences du coeur, elles choisissent la littérature comme preuve d’indépendance. La première est brusquement connue en 1747 par Lettres d’un Péruvienne. Zilia est arrachée à son pays natal et à son amant Aza, elle dénonce une société de pur spectacle en Europe, quand elle revient Aza l’a trompé, elle doit apprendre douloureusement à se suffire à elle-même. La seconde privilégie la forme épistolaire, mais aussi les narrations à la troisième personne. Les femmes sont rarement heureuse chez cette femme de l’acteur Riccoboni, et elle-même trompée et délaissée. Mme d’Epinay, maîtresse de Grimm hésite entre confidence autobiographique et fiction dans Histoire de Mme de Montbrilland, Melle de Lespinasse laisse une correspondance amoureuse, Olympe de Gouges multiplie les pièces mais finit sur l’échafaud. Mme de Charrière (1740-1805) est sans doute la grande romancière de cette fin 18è. Sainte-Beuve avait attiré l’attention sur elle en 1839, il faudra attendre plus d’un siècle pour voir ses oeuvres publiées en particulier Lettres écrites de Lausanne (1785-1787), genre épistolaire, qui servent de transition entre les oeuvres précédentes et celles à venir de Mme de Staël (Corinne, Delphine) qui la connaissait bien et surtout Adolphe de Benjamin Constant. Mme de Genlis, première femme”gouverneur” des enfants de la famille d’Orléans s’illustre aussi, comme Germaine de Staël, fille de Necker, qui commence une carrière de romancière avec Zulma qui conte l’incapacité d’un amant à être à la hauteur de sa maîtresse et qui finit par la tuer. Son Essai sur les fictions de 1795 propose une théorie du roman qui annonce les grandes oeuvres de Mme de Staël au début du 19è. Il faut aussi citer Mme de Souza et Mme Cottin.
Mais les femmes n’eurent pas le monopole de la sensibilité. Leurs revendications participent d’un vaste mouvement d’opinion qui assure la permanence du succès de La Nouvelle Héloïse et des Contes moraux de Marmontel. Le goût est au pathétique avec les formes qui s’y prêtent le mieux : romans épistolaires, roman-mémoire, recueils de textes courts. Claude-Joseph Dorat est un romancier de valeur avec Les sacrifices de l’amour et Les Malheurs de l’inconstance en 1771 et 1772. La fiction inspirée de Rousseau s’ouvre aussi aux remous de l’histoire européenne, comme chez le roman non publié de Marat encore jeune médecin Les aventures du jeune comte Potowski. Au fur et à mesure qu’on avance vers la Révolution, les thèmes rousseauistes s’excerbent comme l’illustrent Léonard (1744-1793) et le Breton Loaisel de Tréogate (1752-1812). Ni la religion traditionnelle ni la philosophie des Lumières ne suffisent à répondre aux aspirations individuelles. Le 18è connaît aussi un développement sans précédent du journalisme, de nombreux périodiques offrent aux lecteurs des résumés de romans ou de suites de brèves fictions. Enfin Rétif et Florent écrivent des nouvelles. Chez Cazotte dominent des reflets fantastiques et sombres comme dans Les Crimes de l’amour de Sade qui ferment le siècle. Dans le domaine épistolaire, il séchève avec L’Emigré (1797) de Sénac de Meilhan.
Le genre romanesque a permis à Prévost et à Rousseau d’exprimer certaines idées, tandis que Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand illustrent leurs constructions idéologiques de récits qui assurent le succès des deux oeuvres : Etudes de la nature pour le premier, Génie du christianisme pour le second. Paul et Virginie en 1788, Atala en 1801, René en 1802, mettent en scène des héros adolescents tiraillés entre une nature idyllique et une société européenne insatisfaisante. La mort des protagonistes de ces trois courts récits exprime, au-delà de l’idéologie qu’ils sont censés représenter, une insatisfaction radicale qui va hanter tout le 19è.
Ch. 5 – Les pouvoirs de la représentation. (M. Delon)
“représenter c’est rendre présent par l’action, par l’image”, telle est la définition de la représentation, le principe même de toute activité littéraire à l’âge clasique, par l’Encyclopédie. Le classicisme, hérité du 17è, insiste sur la fidélité qui permet à l’esprit de concevoir clairement et distinctement les objets représentés. Mais plus on avance dans le 18è, le sensualisme vient contaminer le rationalisme classique : le critère de rationalité et de clarté est encore respecté, mais on insiste aussi sur l’émotion. Ce glissement d’un idéal de clarté vers un idéal d’expressivité est accompagné par une transformation des genres. Les genres en vers tentent de s’adapter aux besoins nouveaux de la sensibilité. La hiérarchie traidtionnelle se perpétue, mais des formes incertaines apparaissent qui tentent de prolonger l’entreprise encyclopédique, ou de rendre compte des changements de la société française. La poésie descriptive ou le drame bourgeois nous apparaissent comme des genres morts-nés, il n’en reste pas moins qu’ils ont eu une influence déterminante sur notre littérature. La prose s’offrait plus spontanément à l’observation ; dans les récits de voyage qui se multiplient à la fin du 18è, la description s’enrichit de ressource imprévue, ainsi que dans le genre nouveau du tableau que Mercier impose à ses contemporains.
La poésie descriptive, le renouvellement de l’inspiration. La poésie descriptive de Delille (1738-1813) et de ses confrères est différente des traditionnelles poésies didactiques de par ses présupposés sensualistes. Delille est un enfant naturel qui réussira à devenir professeur à l’Université. Sa traduction des Georgiques est très applaudie et lui vaut une chaire au Collège de France et un fauteuil d’académicien. Il reste longtemps fidèle à Virgile, son modèle. Le projet de L’imagination et des Trois règnes de la nature, en 1806, est plus ambitieux, et Lucrèce l’emporte alors sur Virgile. Comme chez Lemierre, le pouvoir créateur de l’homme est glorifié. La poésie descriptive croit conquérir à la littérature des territoires nouveaux, c’est pourquoi elle sera en vogue un demi-siècle durant, grâce à Saint-Lambert, Lemierre ou Roucher (note ; dans Les Mois (1779) de ce dernier, une page blanche dénonce la censure dont a été victime Voltaire). Aucun secteur de l’activité humaine n’est à l’abri des alexandrins descriptifs et de leurs périphrases. Jusqu’à Augustin de Piis qui énumère les vertus de chaque lettre de l’alphabet… Mais, si l’on considère Valéry ou l’Oulipo, on voit dans ces exercices un travail de la langue et du vers qui prépare l’avenir. En 1820, Lamartine définira sa poésie comme un retour du lyrisme et du coeur après des décennies de versification intellectualisée. Tous les poètes romantiques se gaussent de l’école de Delille… et pourtant les analogies sont nombreuses. Edouard Guitton pour parler du style Delille parle d’échouement et pas d’échec car Hugo, Lamartine et les autres, sans vouloir reconnaître leur dette vont s’approprier des contrées ainsi révélées.
André Chénier (1762-1794). Il était le seul que les Romantiques acceptèrent d’admirer parmi leurs prédécesseurs immédiats. Seulement cette glorification (Chateaubriand dans Le Génie, les frères Hugo…) méconnaît ce qui était le projet le plus ambitieux du poète : réaliser le poème de la nature et de l’humanité qui hante son époque. Il mit en oeuvre Hermès, vaste fresque du savoir humain qui devait compter dix mille vers. Ce projet reste inachevable, il en distingue L’Amérique, ancré dans l’actualité des guerres d’indépendances des colonies anglaises. Le style reste descriptif, le poème est le résultat, comme pour Hermès, d’un dossiers de notes, un matériau mal dégrossi. Ces deux tentatives témoignent d’un grand rêve littéraire. Qui n’est pas propre qu’à Chénier, Ponce Denis Ecouchard Lebrun lui aussi avait entrepris un immense cycle poétique, La nature ou le bonheur philosophique dès 1760, on attendit le chef d’oeuvre, qui ne vint jamais. L’outil poétique classique n’était sans doute plus adapté au nouveau panthéisme, et la poésie était dans le monologue de Figaro, ou dans les répliques du Rêve de d’Alembert. Tous ces poèmes s’accompagnent de notes en prose qui dépasse parfois en volume les vers. Fort heureusement Chénier a pris le temps de polir des pièces plus courtes, celles qui firent sa gloire. Il puise dans la poésie grecque antique un savoir-faire et une thématique qui s’épanouissent dans les Bucoliques ou les Elégies. Les souvenirs de l’Antiquité rendent discrètes les confidences personnelles. La Grèce est aussi une terre de liberté, une utopie politique et artistique dont André Chénier crut saluer la réalisation en 1789. De son vivant, un seul poème fut publié : Le jeu de Paume, dédiée au peintre Louis David. Plus tard, Chénier emprunte au poète Archiloque le genre de l’ïambe pour durcir une dénonciation du modèle jacobin, David ne sera plus le modèle fraternel peignant Le serment du Jeu de Paume. Le poème s’achève ainsi : “par les dogues vos frères / vos cadavres soient déchirés”. La jeune captive évoque une silhouette féminine dans les prisons de la République où le poète attend la mort, elle rappelle le lyrisme de La jeune Tarentine. Une telle poésie trouve sa force dans la tension entre énergie et nostalgie, élan vers un monde nouveau et regret d’une Antiquité disparue à jamais.
Le rêve poétique du 18è va se perdre et se retrouver dans des formes jugées mineures. Toutes les pièces brèves et fugitives de l’époque étaient destinées à l’oubli, mais elles ont aussi assoupli la langue et préparé, en toute discrétion, les libertés que se donneront le jeune Hugo et Musset. Fin 18è le lyrisme personnel risque des soupirs de bonheur (quand des poètes créoles se souviennent d’ébats avec leurs belles mulâtresses), chez Léonard, Bertin ou Parny, et de désespoir chez Fontanes ou Loaisel de Tréogate. Bien de ces pièces courtes annoncent Lamartine ou Millevoye. Le vers français se renouvelle ensuite dans l’inspiration politique. L’épigramme s’apparente aux genres fugitifs. La satire s’attaque moins aux personnes qu’aux vices du temps. Gilbert dans Le Dix-Huitième Siècle s’en prend ainsi à l’Encyclopédie et aux Lumières. Il dénonce les copains et les coquins au nom de la tradition religieuse. Mais cette veine religieuse débouche sur une plainte élégiaque dans Ode imitée de plusieurs psaumes. Il meurt à vingt-neuf ans, les Romantiques en feront un martyr de la poésie. La Révolution fournit une vaste matière à la satire et à l’ode. Lebrun (surnommé Lebrun-Pindare) et Cubières chantent les hauts faits de l’armée républicaine. Théodore Désorgues est révélé lors de la fête de l’Etre suprême, son succès est grand, mais il tombe dans l’oubli après avoir été emprisonné par Bonaparte. La poésie de la Révolution ne se sépare pas de la chanson qui connaît alors un développement sans précédent sous la forme d’hymnes de facture classique ou de refrains populaires. C’est ce qu’on appelle la “guerre des chansons” entre Vendée et République. Le poète officiel de la plupart des fêtes révolutionnaires est Marie-Joseph Chénier, le frère d’André. La postérité retient le Chant du départ, il a aussi donné un Chant du 14 juillet ou un Hymne à l’Etre suprême, Robespierre lui préférant le texte de Désorgue. Dans ces chansons se concilient les mètres longs et les vers courts du refrain, plus facilement mémorisables.
Emotion lyrique et engagement poitique cassent ce que le genre descriptif pouvait avoir de figé. La poésie du 19è se définira souvent agressivment contre celle qui l’a précédée, mais dans Le Génie par exemple, Lamartine colore chrétiennement des thèmes et des rythmes exploités par des Lebrun ou des Mercier.
Voyages et pittoresques. Comme au 16è, la langue et la littérature bénéficient, à la fin de l’Ancien Régime, du foisonnement des récits de voyage. La fiction classique restait abstraite, un superlatif ou un jugement de valeur suppléait souvent à toute description précise ; les voyageurs donnent à leurs contemporains l’habitude de décrire les paysages. Bougainville revient en 1769 avec un documentation scientifique qui nourrira son Voyage autour du monde par la frégate du roi “La Boudeuse” et la flûte “l’Etoile” paru en 1771. La description de l’île de Tahiti retint surtout l’attention, “nouvelle Cythère” aux amours libres et innocentes. Diderot y trouvera le prétexte de son Supplément. Certes Bougainville regarde l’autre côté de la terre avec les yeux de Virgile et de Tacite, mais ses termes techniques et les mots tahitiens enrichissent la langue d’une diversité lexicale interdite au récit classique. Pendant cette navigation, un obscur officier du roi mouille à l’Ile de France, actuelle Ile Maurice. En 1773, Bernardin de Saint-Pierre publie Voyage à l’île de France. Il utilise tous les vocabulaires, y compris celui des matelots, et ajoute un glossaire pour l’expliciter. Le livre eut peu de succès, mais il servit à préparer les Etudes de la nature et surtout Paul et Virginie, par ce travail de la langue, entre autres. Peut-être fallait-il l’intrigue sentimale de Paul et Virginie pour que les contemporains comprissent la nouveauté de ce style. La Pérouse entreprend un tour du monde pour compléter Cook et rivaliser avec l’Angleterre, il envoie ses rapports à Paris à chaque escale. Les deux navires L’Astrolabe et La Boussole disparurent en 1788. La Révolution envoya une expédition à sa recherche et fit publier Voyage de La Pérouse autour du monde. Le récit de La Pérouse est animé par sa volonté de précision et ses convictions d’homme des Lumières. Mais le tour de la Méditerranée peut aussi réserver des surprises aux voyageurs. Le comte de Choiseul-Gouffier rapporte de Grèce en 1782 ainsi son Voyage pittoresque, un genre appelé à se développer. L’adjectif pittoresque était réservé à la peinture, il désigne de plus en plus ce qui serait digne d’être peint. Volney voyage en Egypte et en Syrie de 1782 à 1785. Il est un ami de ceux qui seront les Idéologues et cherche une méthode scientifique pour voyager et observer. Le comte de Potocki est un de ses grands admirateurs. Riche aristocrate polonais et francophone, il suit ses traces en Turquie et en Egypte en 1784 puis se rend au Maroc. Il est assez libre d’esprit pour comprendre que la civilisation arabe se caractérise par un autre rapport au temps, à la vie, à la mort. Il s’exalte parfois mais sait se reprendre. C’est qu’il réserve à un roman ses bouffées de rêverie : ce sera le Manuscrit trouvé à Saragosse. Léonard, poète créole, apporte aussi sa contribution dans ses lettres d’un voyage aux Antilles. Toute l’époque prépare ce style que cristallisent la rédaction de Paul et Virginie, à la veille de la Révolution, puis celle d’Atala et de René, après elle. La phrase classique est définitivment bousculée par la longueur des descriptions, la diversité du vocabulaire et le chatoiement des sensations. Benardin de Saint-Pierre et Chateaubriand vont bénéficier de tout le sensualisme du siècle qui fait naître l’homme de ses sensations. Ceci explique aussi sans doute les liens nouveaux qui se nouent entre voyage en Italie et compte rendus de salons de peinture. L’Italie est la terre des arts, principales étapes des jeunes aristocrates anglais… Les périodiques parisiens prennent l’habitude de rendre compte à leurs lecteurs des accrochages régulièrement faits d’oeuvres nouvelles dans le salon carré du Louvre. Se pose alors le même problème qu’avec les monuments vus en Italie : comment décrire une peinture ? Diderot invente le genre du Salon, c’est lui qui recense les expositions de peinture pour la Correspondance littéraire de Grimm, mais il ne fera jamais le voyage en Italie dont il rêvait. La richesse des paysages chez Bernardin de Saint-Pierre ou Chateaubriand semble proportionnelle à la distance, géographique et culturelle, qui nous en sépare. La description des toiles est de même d’autant plus évocatrice que le lecteur ne les voit pas. L’écrivain rivalise avec la peinture. Dans le Salon de 1767, que la Révolution révéla à un public plus vaste que les seuls abonnés de la revue, Diderot s’amuse à substituer à la description des meilleures toiles de Vernet celle de paysages qu’il aurait sous les yeux. Le poète-philosophe réinvente la nature au cours d’une promenade. Le salon de peinture, genre autonome, aura une place prestigieuse au 19è : ceux de Diderot sont publiés par Naigeon, ils ouvrent la voie à Stendhal et Gautier, à Baudelaire, aux Goncourt, à Huysmans…
Décrire Paris. Mais les décors les plus quotidiens peuvent aussi devenir source d’écriture. Le 18è est celui de l’urbanisation : de 500 000 habitants en 1715, Paris passe à 650 000 en 1789. Des villages sont annexés, à la veille de la Révolution, l’architecte Ledoux et la Ferme Générale convainquent le roi d’accepter la construction d’un enceinte… projet de clôture archaïque, mais surprenant, le fameux “mur murant Paris” qui rend “Paris murmurant”. Ce Paris en pleine mutation offre surtout un spectacle permanent. Louis-Sébastien Mercier fait de la ville le héros de son Tableau de Paris qui est publié de 1781 à 1788 en douze tomes. C’est le journal d’un promeneur, sans visée utilitaire (les guides existaient). Ce défenseur du drame retrouve dans les rues le mélange de comédie et de tragédie, de grandeur et de bassesse, une liberté qui offre des possiblité nouvelles à la description. Paris toujours mutante est Protée et devient principe d’une écriture indéfinie.Rétif de la Bretonne ne pouvait rester insensible aux vitualités esthétiques d’un projet tel que celui de Mercie. Il se mit à en rédiger le complément nocturne. Dans Les Nuits de Paris en 1788, il a lui un fil narratif, même mince. Son Paris est sombre et violent, il le reconstruit un siècle après (et non en 2440 comme Mercier, qui voulait des grandes avenues pour éclaircir la ville…). L’un et l’autre écriront une suite après la Révolution : La semaine nocturne pour Rétif en 1790, Le Nouveau Paris en 1798 pour Mercier. Rétif se méfie des mouvements de foule et montre les perversions contre nature qui résultent des grandes folies collectives. Mercier prolonge lui le désordre calculé du Tableau, il se promène en témoin halluciné, n’hésitant pas à se répéter pour mieux rendre compte de la complexité changeante de l’événement. Comme la Révolution fait entrer la France dans un devenir incessant, l’écriture sera désormais un processurs indéfini. Ces deux oeuvres ont été pillées et copiées sans vergogne, sans que la dette soit avouée… mais elles ont opéré dans la littérature une révolution dont les Romantiques ont revendiqué l’exclusivité.
Au-delà de la représentation. Cette littérature était éprise de représentation… restait à évoquer l’invisible. La tentation de ces entreprises autour de Paris était l’exploration de l’ombre et du rêve. Le fantastique, à l’origine, peut être un jeu pour le romancie, jeu dans lequel il risque de se perdre. Jacques Cazotte a composé Le Diable amoureux. Il est déjà l’auteur de parodies et de satires. La réussite de cet ouvrage est de savamment doser naturel et surnaturel. Aucune explication univoque n’est possible. Deux autres beaux récits fantastiques de cette époque ont en commun d’avoir été écrits par des écrivains de nationalité étrangère et de langue française. Beckford, comblé, riche, beau cherche dans Vathek un décor qui lui permette d’échapper aux étroitesses morales d’une Angleterre incapable de comprendre la bisexualité. Le calife Vathek quête jusqu’aux Enfers des sensations inédites. Le fantastique, comme dans Le diable amoureux, est un des ruses du désir. Des Lettres persanes à Vathek, l’Orient est le lieu où l’Occident a investi ses rêves de luxure et de complications sexuelles. Le comte Jean Potocki a tiré de l’expérience de ses nombreux voyages, l’idée d’un roman qui sera inachevé et qui sera publié sous différents titres après sa mort : Manuscrit trouvé à Saragosse ou La Duchesse d’Avila par exemple… Il s’aventure dans les pénombres de la conscience. Il veut comprendre les pulsions secrètes de l’homme, là où rêve et réalité se distinguent mal. Comme dans bien des romans noirs qui se multiplient sous le Directoire, comme dans les “romans gothiques” d’Ann Radcliffe, aussitôt adaptés en français, le paysage de prédilection de toutes ces histoires sombres est la terre ensoleillée d’un pays méditerranéen… Nerval a salué Cazotte comme un esprit frère, Mallarmé a préfacé Vathek, Roger Caillois a rétabli le chef d’oeuvre de Potocki, perdu dans les imitations, les palgiats ou les rééditions fautives.
Ch.6 – Synthèses et hypothèses.
L’époque semblait vouée aux secousses politiques et peu propice à la réflexion. Cet âge a en fait une relative autonomie à l’égard des Lumières de 1750 ou de 1770 et des Romantismes de 1820 ou de 1830. C’est un moment intellectuel consistant : la crise des institutions que représente la Révolution s’accompagne d’un bouillonnement de formes et d’idées. Le 18è a vu le développement de la presse, une écriture rythmée par la périodicité de la parution. La Révolution abandonne la censure : journaux et salles de spectacles se multiplient. C’est une époque d’immense prise de parole qui boulerverse les canons traditionnels, se caractérise par une large expérimentation du discours. L’effondrement d’une monarchie séculaire provoque aussi un effort intellectuel pour expliquer l’imprévu. A ce moment s’affirment aussi l’Idéologie et l’Illuminisme qui correspondent à l’effacement du dogme religieux traditionnel, qui, par ailleurs, provique, le sursaut catholique et théocratique de Bonald et Joseph de Maistre et l’émergence d’un courant libéral protestant avec Mme de Staël et Benjamin Constant.
L’Idéologie. Elle tire son nom du fondement du sensualisme : la formation des idées. Elle rend compte de leur naissance à partir des sensations, de leur développement grâce à l’habitude et l’éducation, puis leur systématisation par l’expérience et l’analyse. Cette théorie des idée ou Idéologie englobe donc toutes les activités humaines et se transforme en “science de l’homme”. Telle est l’ambition des philosophes regroupées autour de Mme Helvétius. Ils s’appuient sur toutes les disciplines. La somme de Destutt de Tracy (1754-1836) (Eléments d’idéologie en 1801) est au centre cette vaste entreprise collective, ainsi que le travail médical de Cabanis (Rapports du physique et du moral en 1802). Ils recherchent un matérialisme qui ne soit pas réducteur, et conjuguent ainsi les deux traditions matérialistes : celle du déterminisme physiologique, représentée par d’Holbach (l’homme n’est que fibres), et celle du déterminisme social, incarné par Helvétius (l’homme n’est qu’habitude). L’explication par la fibre ne contredit pas une explication par l’habitude car l’éducation, la répétition finit par transformer le corps. Des travaux sont menés sur les sourds-muets ou les enfants sauvages. Ces postulats fondent une théorie anthropologique, par la création en 1800 de la “Société des observateurs de l’homme” qui commandite des expéditions de recherche, et historique avec Condorcet (1743-1794) et Volney. Condorcet est un brillant mathématicien. Dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain en 1794 il affirme sa confiance dans la raison humaine, ce qui lui en fait définir les étapes depuis l’animalité jusqu’à une utopie future. Une confiance qui est une espérance logique plus qu’un optimisme béat. Les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires de Volney en 1791 expriment le même espoir, mais le regard vers l’avenir nécessite une réflexion sur la chute des civilisations. Les deux oeuvres sont directement liées à la Révolution qui apparaît comme une crise décisive. Les Idéologues vivent la Révolution comme la possibilité d’une action des intellectuels dans la cité. Turgot avait déçu les Lumières, ils cherchent, eux, à participer à la constitution d’une éducation nationale. Ils lancent un organe de presse, La décade philosophique et aident à la création de nouvelles institutions culturelles : les écoles normales, l’école polytechnique, l’Institut qui remplace les anciennes académies monarchiques. Ils espèrent en Bonaparte, mais, déçus, ils se réfugieront dans l’érudition, le matérialisme se repliant dans le domaine médical. Des esprits, comme Maine de Biran, évolue vers le spiritualisme. Pour eux le travail intellectuel ne se sépare pas de l’action militante car la raison seule peut assurer la liberté. Mme de Staël et Benjamin Constant croient aux même idées mais leurs certitudes religieuses les empêchent d’adhérer à l’idéologie. Mme de Staël rassemble donc autour d’elle le groupe de Coppet, du nom du château qui les accueille sur les bords du lac de Genève. En 1800 De la littérature apparaît à beaucoup comme l’essai qu’attendaient les Lumières : un dépassement du traumatisme de 1793 et un texte fondateur pour une France républicaine et laïque.
L’Illuminisme. A l’action concrète des Idéologues, ils opposent l’efficacité spirituelle de la prière et de la méditation. Ils reconnaissent cependant le bien-fondé de la raison humaine pour décrire le monde physique mais en lui déniant la capacité d’en saisir la signification ultime et métaphysique. Il faut distinguer l’lluminisme proprement dit qui inspire l’oeuvre de Saint-Martin de ses formes diverses abâtardies, l’occultisme. A la fin de l’Ancien Régime, sectes et aventuriers prolifèrent. Avant la Révolution, le médecin viennois Anton Mesmer connaît un succès énorme à Paris, il guérit en agissant conjointement sur le corps et l’esprit. Il est condamné par l’Académie des Sciences, mais la psychanalyse retrouvera plus d’une des ses intuitions… Le comte de Saint-Germain ou Cagliostro sont eux des charlatans, Casanova lui-même qui montre dans Histoire de ma vie comment ses tours de magie lui sont d’un grand secours en cas de besoin d’argent. La multiplication des loges de franc-maçonneries et des sectes correspond à de plus authentiques besoins spirituels. Martinès de Pasqually élabore une théosophie judéo-chrétienne dont les dogmes sont ceux de l’Emanation , de la Chute et de la Réintégration. Il fonde l’odre des Elus Cohens. Son principal disciple, qui transmue le dogme en poésie est Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803). Mais celuis qui se nomme Le philosophe inconnu se détourne de ce militantisme pour explorer la “voie intérieure”. Parallèlement à son oeuvre théorique, il développe une oeuvre proprement littéraire : L’Homme de désir en 1790 est reconnu comme son chef d’oeuvre. Le poète est investi d’une fonction prophétique qui annonce la mythologie romantique. L’Illuminisme n’est pas incompatible avec une recherche linguistique : Court de Gébelin cherche la langue primitive, Fabre d’Olivet enquête sur la langue hébraïque… La Révolution apparaît à Saint-Martin comme une régénération qui devrait déboucher sur une nouvelle théocratie. Les animateurs du “Cercle social” identifient ainsi le messianisme de la Révolution et l’esprit de l’Evangile : Claude Fauchet et Lamourette par exemple, deux prêtres qui voient dans l’égalitarisme une réalisation des principes du Christ. Nicolas de Bonneville est un authentique illuminé : traducteur de Shakespeare, sa culture nourrit sa vision de la Révolution comme Révélation. Mais à l’inverse, Cazotte, au nom d’un approfondissement mystique personnel s’engage dans la défense du Trône et de l’Autel et Maistre tire de cette fréquentation un sens visionnaire et prophétique qu’il met au service de la Contre-Révolution. Considérations sur la France en 1796 annoncent la Restauration des anciennes institutions dans leur pureté première. Il impose rhétoriquement l’image d’une Histoire providentielle… on peut aussi être frappé par l’identité de certaines images chez Sade et lui…
Rêveries cosmologiques. Cette époque est aussi celle des cosmologies individuelles et fantaisistes. Rétif de la Bretonne projette ainsi sur les astres ses obsessions sexuelles et familiaristes. Il reprend des idées de Giordano Bruno et des Padouans du 16è. le monde est vu comme traversé de fluides et une énergie anime tout l’univers dans La philosophie de M. Nicolas de Rétif. Bernardin de Saint-Pierre dans les Etudes sur la nature s’en prend aux savants et légifère en astronomie comme en morale au nom du coeur. Mercier va jusqu’à remettre en cause le système de Newton. Ils rejettent donc les synthèses déjà établies et se croient autorisés à préenter leurs propres hypothèses… Dans leurs délires ils annoncent les fantaisies cosmologiques de Fourier, les visions poétiques du dernier Hugo. Dans leurs inventions lexicales et formelles ils constituent aussi un premier Romantisme.
1802, le tournant. Pâque 1802 : un Te Deum fête à Notre-Dame le Concordat et la paix d’Amiens. La place de la Révolution, ancienne Louis XIV, s’appelle Place de la Concorde. La pouvoir est fort désormais, Chateaubriand publie le Génie du christianisme qui chante la fécondité esthétique et morale du catholiscisme. Le livre a du succès, comme si le siècle des Lumières était achevé… mais d’autres voix se font entendre. Saint-Martin reproche au livre de n’être qu’un Génie du catholiscisme. Les milieux protestants luttent pour un renouveau spirituel qui ne soit pas simple retour dans le giron de Rome. Charles de Villiers essaie de faire découvrir la philosophie de Kant, Mme de Staël avec De la littérature propose un programme intellectuel pour l’avenir. Ce grand traité scelle la filiation des Lumières au Romantisme, du rationalisme du 18è au spiritualisme du siècle suivant. Saint-Lambert, Sylvain Maréchal, Parny, Cubières, Marie-Joseph Chénier, Chaussard poursuivent la tradition anticléricale et matérialiste. Sénancour et Sade demeurent dans un exil intérieur et moral. Senancour dans Rêveries sur la nature primitive de l’homme constate que l’être humain est désaccordé d’avec la nature sans pouvoir se rattacher à aucune transcendance. Il achève un roman, Oberman. Sade imagine des Journées de Florbelle. Les partisans du classicisme, retranchés à l’Institut, s’éloignent du nouveau style mis à la mode par Chateaubriand, alors que Louis-Sébastien Mercier réclame encore plus de liberté dans la langue comme il l’avait fait dans La Néologie.
Mme Récamier est la nouvelle égérie de Paris. David laisse son disciple Gérard la peindre. Il la met en scène dans un décor discrètement antique… A l’image de ce 19è qui s’ouvre, elle ne sait pas encore que Chateaubriand la séduira et que Victor Hugo vient de naître.

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