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... dans la vallée du Hoang-Ho en Chine, en Iran et sur l'île de Chypre au 4e millénaire; ..... Au début, les missions (qui venaient s'acquitter des tributs) étaient de ..... Tous les hommes étaient considérés comme égaux à ce sujet : celui qui avait ... mais planter 1/5 de son sol en produit à revendre au gouvernement : indigo, ...




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TRAITE D'ECONOMIE MARXISTE
Volume I : Le capitalisme
CHAPITRE PREMIER
TRAVAIL, PRODUIT NÉCESSAIRE, SURPRODUIT
L'Homme seul, de toutes les espèces, ne peut survivre en s'adaptant au milieu naturel, mais doit s'efforcer de plier ce milieu à ses propres exigences (1). Le travail, activité à la fois consciente et sociale née de la possibilité de communication et d'entraide spontanée entre les membres de cette espèce, constitue le moyen par lequel l'homme agit sur son milieu naturel.
Les autres espèces animales s'adaptent au milieu naturel déterminé, grâce au développement d'organes spécialisés. Les organes spécialisés de l'homme, la main au pouce libre et le système nerveux développé, ne lui permettent pas de se procurer directement sa nourriture dans un milieu naturel déterminé. Mais ils permettent l'utilisation d'instruments de travail et, grâce au développement du langage, l'esquisse d'une organisation sociale gui assure la survie du genre humain dans un nombre indéterminé de milieux naturels ((). Le travail, l'organisation sociale, le langage, la conscience sont ainsi les caractéristiques propres de l'homme, inséparablement liées les unes aux autres et qui se déterminent mutuellement.
Les instruments de travail sans lesquels l'homme ne peut produire, c'est-à-dire avant tout se procurer la nourriture nécessaire à la survie de l'espèce, apparaissent d'abord comme une prolongation artificielle de ses organes naturels. « L'homme a besoin d'instruments de travail pour suppléer à l'insuffisance de son équipement physiologique (3) ». A l'aube de l'humanité, ces instruments de travail sont fort rudimentaires: des, bâtons, des pierres taillées, des morceaux d'os et de cornes pointus. En fait, la préhistoire et l'ethnologie classent les peuples primitifs d'après les matières premières avec lesquels ils fabriquent leurs principaux instruments de travail. Cette classification commence en général avec l'âge de !a pierre taillée, bien que chez les habitants préhistoriques de l'Amérique du Nord, un âge de l'os semble avoir précédé l'âge de la pierre proprement dit.
Progressivement, des techniques productives se dégagent de la répétition continuelle de gestes de travail identiques. La découverte technique la plus importante dans la préhistoire humaine fut sans doute celle de la production et de la conservation du feu. Bien qu'il ne subsiste plus de tribu primitive qui ait ignoré le feu avant son contact avec la civilisation étrangère(), d'innombrables mythes et légendes témoignent d'un âge sans feu, suivi d'une époque pendant laquelle l'homme ne savait pas encore le conserver.
Sir James George Frazer a rassemblé des mythes sur l'origine du feu chez près de deux cents peuples primitif. Tous ces mythes indiquent l'importance capitale que joue à l'aube de l'existence humaine la découverte d'une technique de production et de conservation du feu (5).
Le produit nécessaire.
C'est par le travail que Ies hommes satisfont leurs besoins fondamentaux. Manger, boire, se reposer, se protéger contre Ies intempéries et les excès du froid ou de la chaleur, assurer la survie de l'espèce par la procréation, exercer les muscles du corps: voilà les besoins les plus élémentaires d'après l'ethnologue Malinovski. Tous ces besoins sont satisfaits .socialement, c'est-à-dire non par une activité purement physiologique, par un duel entre l'individu et les forces de la nature, mais par une activité qui résulte des rapports mutuels établis entre les membres d'un groupe humain
Plus un peuple est primitif, et plus large est la partie de son travail, et, en fait, de toute son existence, occupée par la recherche et la production de la nourriture (7).
Les méthodes les plus primitives de production de nourriture sont la cueillette de fruits sauvages, la capture de petits animaux inoffensifs, ainsi que les formes élémentaires de chasse et de pêche. Un peuple qui vit à ce stade primitif, par exemple les aborigènes d'Australie ou, mieux encore, les habitants primitifs de Tasmanie, complètement disparus depuis 3/4 de siècle, ne connaît ni habitations permanentes, ni animaux domestiques (sauf quelques fois le chien), ni tissage de vêtements, ni fabrication de récipient pour la nourriture. Il doit parcourir un territoire fort large pour rassembler suffisamment de vivres. Seuls, les vieillards physiquement incapables de se mouvoir sans cesse peuvent être en partie libérés de la collecte immédiate de nourriture, pour s'occuper de la fabrication d'instruments de travail. La plupart des peuplades les plus arriérées qui survivent encore aujourd'hui, tels les habitants des îles Andaman dans l'océan Indien, les Fuagiens et Botocudos de l'Amérique latine, les Pygmées en Afrique centrale et en Indonésie, les Kubu sauvages en Malaisie, mènent une vie comparable à celle des Australiens aborigènes.
Si l'on admet que l'humanité existe depuis un millions d'années, elle vécut pendant au moins 980.000 ans dans un état d'indigence extrême. La famine était une menace permanente pour la survie de l'espèce. La production moyenne de nourriture était insuffisante pour couvrir les besoins moyens de consommation. La conservation de réserves de nourriture était inconnue. De rares périodes d'abondance et de bonne fortune conduisaient à un gaspillage considérable de la nourriture.
« Les Boschimans, Ies Australiens, les Veddas du Ceylan et Fuégiens ne constituent pour ainsi dire jamais de réserves pour l'avenir. Les habitants de l'Australie centrale désirent toute leur nourriture en une fois, afin Ide bien pouvoir s'en gorger. Ensuite, ils se résignent à avoir grand-faim... Lorsqu'ils se déplacent, ils abandonnent leurs instruments de pierre. S'ils en ont besoin à nouveau, ils en fabriquent d'autres. Un seul instrument suffit à un Papou jusqu'à ce qu'il soit usé; il n'a pas l'idée d'en fabriquer un à l'avance pour remplacer l'ancien... L'insécurité a empêché la constitution de réserves dans les temps primitifs. Les périodes d'abondance et de semi-famine se succèdent régulièrement (9). »
Cette « imprévoyance » n'est pas due à des déficiences intellectuelles de l'homme primitif. Elle résulte plutôt de millénaires d'insécurité et de famine endémique, qui incitaient à se rassasier au maximum chaque fois que l'occasion en était donnée, et qui ne permettaient pas l'élaboration d'une technique de la conservation des vivres. L'ensemble de la production fournit le produit nécessaire, c'est-à-dire la nourriture, les vêtements, I'habitat de la communauté et un stock plus ou moins stable d'instruments de travail qui servent à produire ces biens. Il n'existe aucun surplus permanent.
Début de la division sociale du travail.
Aussi longtemps que la nourriture n'est pas assurée en quantité suffisante, les hommes ne peuvent s'adonner de façon conséquente à une autre activité économique que celle de la production de vivres. Un des premiers explorateurs de l'Amérique centrale, Cabeza de Vaca, y rencontra des tribus d'Indiens qui savaient fabriquer des tapis de paille pour leurs demeures, mais ne se consacraient jamais a cette activité: « Ils veulent utiliser tout leur temps pour rassembler de la nourriture, car s'ils l'utilise autrement, ils sont tenaillés par la faim (10). »
Comme tous les hommes se consacrent .à produire de la nourriture, il ne peut s'établir une véritable division sociale du travail, une spécialisation en différents métiers. Pour certains peuples, il est absolument incompréhensible que tout le monde ne soit pas capable de fabriquer les objets d'usage courant. Les Indiens du Brésil central interrogèrent continuellement l'explorateur allemand Karl von der Steinen pour savoir s'il avait fabriqué lui-même ses pantalons, sa moustiquaire et beaucoup d'autres objets. Ils étaient très étonnés de sa réponse négative (11).
Même à ce stade de l'évolution sociale, il y a des individus doués d'aptitudes spéciale pour tel ou tel travail. Mais la situation économique, c'est-à-dire l'absence d'une réserve permanente de vivres, ne leur permet pas encore d'exercer exclusivement ces aptitudes particulières. Décrivant les activités des habitants de l'île de Tikopia (archipel Salomon dans l'océan Pacifique), Raymond Firth écrit : « Chaque homme de Tikopia est un agriculteur et un pêcheur et dans une certaine mesure un travailleur du bois; chaque femme sarcle les plantations, pêche parmi les récifs, fabrique des vêtements avec de l'écorce et tresse des nattes. Ce qu'il y a comme spécialisation, c'est le développement d'une capacité spéciale dans un métier, et non pas l'exercice de ce métier à l'exclusion des autres (12) »
Ce qui est vrai pour une société relativement avancée, qui connaît déjà l'agriculture, I'est à plus forte raison pour une société encore plus primitive.
Mais l'organisation sociale décrite par Raymond Firth révèle en même temps l'existence d'une division du travail rudimentaire qu'on peut discerner à tous les stades du développement économique de l'humanité: la division du travail entre les sexes. Chez les peuples plus primitifs, les hommes s'adonnent à la chasse, les femmes ramassent des fruits et de petits animaux inoffensifs. Chez les peuplades quelque peu plus évoluées, certaines techniques déjà acquises sont exercées en exclusivité, soit par les hommes, soit par les femmes. Les femmes s'occupent des activités qui se déroulent près de l'habitat: l'entretien du feu, la filature, le tissage, la fabrication de poteries, etc. Les hommes s éloignent d'avantage, chassent le .gibier plus lourd et utilisent les matériaux de base pour fabriquer les instruments de travail: travail du bois, de la pierre, de l'ivoire, de la corne et des os.
L'absence d'une division du travail qui aboutit à la formation de métiers spécialisés empêche l'élaboration des techniques qui exigent un temps d'apprentissage plus long et des connaissances particulières, mais elle permet un développement plus harmonieux du corps et de l'activité humaine. Les peuples qui ignorent encore la division du travail, mais qui ont déjà su vaincre la famine et les pires épidémies grâce à des conditions favorables du milieu naturel (Polynésiens, certains Indiens d'Amérique du Nord avant la conquête blanche, etc ) ont développé un type humain qui a fait l'admiration de l'homme civilisé moderne.
Première apparition d'un surproduit social.
La lente accumulation d'inventions, de découvertes et de connaissances permet d'accroître la production de nourriture, tout en réduisant l'effort physique des producteurs. C'est le premier indice d'un accroissement de la productivité du travail. L'invention de l'arc et des flèches, ainsi que celle du harpon, permettent d'améliorer la technique de la chasse et de la pêche et de régulariser ainsi l'approvisionnement de l'humanité en vivres. Dorénavant, ces activités prennent le dessus sur la cueillette des fruits sauvages, qui ne constitue plus qu'une activité économique d'appoint. La peau et les poils des bêtes régulièrement capturées, ainsi que leurs cornes, os, ivoires, deviennent des matières premières que l'homme a le loisir de travailler. La découverte de terrains de chasse ou de places de pêche particulièrement riches permet le passage de l'état migrateur à celui de chasseurs ou pécheurs semi-sédentaires (alternance saisonnière de l'habitat) ou même complètement sédentaires. Il en est ainsi chez des peuplades comme les Minkopiès (habitants la côte des îles Andaman), les Klamath (Indiens habitant la côte de la Californie), certaines tribus de la Malaisie, etc. (13). Le passage à la vie sédentaire temporaire ou permanente, rendu possible par le développement de la productivité du travail, permet à son tour d'accroître celle-ci. On peut maintenant accumuler des instruments de travail au-delà de la quantité limitée qu'une peuplade migratrice pouvait emporter avec elle.
Ainsi apparaît lentement, à côté du produit nécessaire à la survie de la communauté, un premier surplus permanent, une première forme de surproduit social. Sa fonction essentielle, c'est de permettre la constitution de réserves de vivres, afin d'éviter le retour périodique de la famine, ou de réduire celle-ci. Durant des millénaires, les peuples primitifs ont cherché à résoudre le problème de la conservation des vivres. De nombreuses tribus n'en ont trouvé la solution que grâce au contact avec des civilisations supérieures Ainsi, les peuplades qui sont restées chasseurs-migrateurs, et qui ne produisent en général pas de surproduit régulier, ignorent toutes !e sel, matière la plus efficace pour la conservation de la viande (14)(.
La deuxième fonction primitive du surproduit social est de permettre une division du travail plus perfectionnée Du moment que la tribu dispose de réserves de vivres plus ou moins permanentes. certains de ses membres peuvent consacrer une partie plus importante de leur temps à la production d'objets qui ne sont pas destinés à l'alimentation: des instruments de travail, des objets d'ornement, des récipients pour conserver les vivres. Ce qui était auparavant une disposition, un talent personnel pour telle ou telle technique, devient maintenant une spécialisation, l'embryon d'un métier. .
La troisième fonction primitive du surproduit social, c'est de permettre un accroissement plus rapide de la population. Les conditions de semi-famine restreignent pratiquement aux hommes et femmes valides la population d'une tribu déterminée. Celle-ci ne peut garder en vie qu'un minimum d'enfants en bas âge. La plupart des peuples primitifs connaissent et appliquent sur une large échelle la limitation artificielle des naissances, absolument indispensable du fait de l'approvisionnement insuffisant en vivres (15). Ce n'est qu'un nombre limité de malades ou d'impotents qui peuvent être soignés et maintenus en vie. L'infanticide est couramment pratiqué. Les prisonniers de guerre capturés sont généralement tués sinon mangés Tous ces efforts pour restreindre l'accroissement de la population ne démontrent nullement la cruauté innée de l'homme primitif: Ils témoignent plutôt d'un effort pour échapper à une menace majeure: la disparition du peuple tout entier par manque de vivres.
Mais du moment qu'une réserve de nourriture plus ou moins permanente apparaît, un nouvel équilibre entre les disponibilités en vivres et l'étendue de la population peut être atteint. Les naissances augmenteront et, avec elles, le nombre d'enfants survivant à la mortalité infantile. Des infirmes et des vieillards vivront plus longtemps, augmentant l'âge moyen de la tribu. La densité de la population sur un territoire déterminé augmentera avec la productivité du travail, ce qui constitue un excellent indice de progrès économique et social (16). Avec l'augmentation de la population et la spécialisation de son travail, s'accroissent les forces productives à la disposition de l'humanité. L'apparition d'un surproduit social représente une condition indispensable à cet accroissement.
La révolution néolithique.
La constitution d'un surproduit permanent en vivres est la base matérielle pour l'accomplissement de la révolution économique la plus importante que l'homme ait connue depuis son apparition sur la terre: le début de I'agriculture, de la domestication et de l'élevage des animaux. D'après I'époque de la préhistoire au cours de laquelle cette révolution s'est produite-I'époque de la pierre polie ou époque néolithique-, elle est appelée révolution néolithique.
L'agriculture et l'élevage présupposent l'existence d'un certain surplus de vivres, et ce pour deux raisons. D'abord, parce que leur technique exige l'utilisation de semences et d'animaux à des fins non directement alimentaires, dans le but de produire davantage de plantes et de viande à une étape ultérieure. Des peuples qui vivent depuis des millénaires au seuil de la famine n'admettent pas facilement que soit ainsi détourné vers un but plus lointain ce qui est immédiatement comestible, s'ils ne disposent pas d'autres réserves de vivres (() Ensuite, parce que ni l'agriculture ni l'élevage ne procurent instantanément la nourriture nécessaire au maintien de la tribu, et qu'il faut une réserve de vivres pour couvrir la période qui sépare les semailles de la récolte. Pour ces raisons, ni l'agriculture primitive ni l'élevage n'ont pu être adoptés du premier coup comme principal système de production d'un peuple. Ils font leur apparition par étapes, sont d'abord considérés comme activités secondaires au regard de la chasse et de la cueillette des fruits, et restent très longtemps complétés par ces activités, même quand ils représentent déjà la base de la subsistance populaire.
On suppose en général que I'élevage d'animaux domestiques (début: 10 000 ans avant J.-C.) est postérieur aux premières tentatives d'agriculture systématique (début: +/-15 000 ans avant J.-C.), bien que les deux activités puissent apparaître simultanément, ou que chez certains peuples l'ordre puisse même être renversé (18). La forme la plus primitive d'agriculture qui est pratiquée encore aujourd'hui par de nombreux peuples d'Afrique et d'Océanie consiste à gratter la surface du sol à l aide d'un bâton pointu, ou à le bêcher à l'aide d'une houe. Comme avec une telle méthode de culture le sol s'épuise rapidement, il est nécessaire d'abandonner après quelques années Ies champs ainsi labourés, et d'en occuper d'autres. De nombreux peuples, par exemple les tribus montagnardes des Indes, acquièrent ces champs nouveaux en mettant le feu à la jungle; les cendres fournissent un engrais naturel (écobuage) (19).
La révolution néolithique soumet pour la première fois depuis l'aube de l'humanité la production des moyens de subsistance au contrôle direct de l'homme: voilà son importance capitale. La cueillette des fruits, la chasse et la pêche sont des méthodes passives d'approvisionnement. Elles réduisent ou, dans le meilleur des cas, maintiennent à un niveau donné, la somme des ressources que la nature met à la disposition de l'homme sur un territoire déterminé. L'agriculture et l'élevage, par contre sont cles méthodes actives d'approvisionnement, puisqu'elles accroissent les ressources naturelles disponibles à l'humanité et en créent de nouvelles. Avec une même dépense de travail, la quantité de vivres à la disposition des hommes peut être décuplée. Ces méthodes représentent donc un accroissement énorme de la productivité sociale du travail humain.
La révolution néolithique donne de même une impulsion puissante au développement des instruments de travail. En créant un surproduit permanent,, elle crée la possibilité de l'artisanat professionnel:
« La condition préalable pour la formation de capacités artisanales (techniques), c'est un certain loisir qui peut être soustrait au temps (de travail) consacré à produire des moyens de subsistance (20»
Le début de l'agriculture et de l'élevage d'animaux domestiques conduit d'ailleurs à la première grande division sociale du travail: des peuples pastoraux apparaissent à côté de peuples de cultivateurs.
Sans doute faut-il attribuer aux femmes Ie progrès décisif dû à la pratique de l'agriculture. L'exemple des peuples qui survivent à l'état d'agriculteurs primitifs, ainsi que d'innombrables mythes et légendes (() attestent le fait que la femme, qui dans la société primitive s'adonne à la cueillette des fruits et reste Ie plus souvent aux alentours de l'habitat, a commencé la première à semer Ies graines des fruits ramassés afin de faciliter l'approvisionnement de la tribu. Les femmes de la tribu indienne des Winnebago étaient d'ailleurs obligées de cacher le riz et le mais destinés aux semailles, sinon les hommes les auraient mangés. En étroite liaison avec le développement de l'agriculture par Ies femmes, apparaissent chez de nombreux peuples agriculteurs primitifs les religions fondées sur le culte des déesses de la Fertilité ((). L'institution du matriarcat, dont on peut démontrer l'existence chez divers peuples au même niveau de développement social, se rattache également au rôle joué par les femmes dans la création de l'agriculture. Sumner et Keller et Fritz Heichelheim (24) énumèrent un grand nombre de cas prouvés de matriarcat chez des peuples agriculteurs primitifs.
L'organisation coopérative du travail.
Hobhouse, Wheeler et Ginsberg ont étudié le mode de production de tous les peuples primitifs qui survivaient encore au début du XXe siècle. Ils ont trouvé que toutes les tribus qui ne connaissent qu'une forme rudimentaire d'agriculture et d'élevage-et a fortiori tous les peuples restés à un stade inférieur de développement économique -ignorent l'usage des métaux et ne possèdent qu'une technique fort sommaire de la céramique et du tissage.
Les données de l'archéologie confirment celles de l'ethnographie. A l'époque néolithique, nous ne trouvons en Europe que les formes les plus grossières de poteries. Aux Indes, en Chine septentrionale, en Afrique du Nord et de l'Ouest, nous trouvons des traces de sociétés analogues entre le 6e et le 5e millénaire avant notre ère (25). L'inexistence de poterie ou de tissage perfectionnés démontre l'absence d'un artisanat complètement autonome. Le surplus que l'agriculture et l'élevage fournissent à la société ne permet pas encore de libérer complètement l'artisan de la tâche de produire sa propre nourriture.
Ainsi aujourd'hui encore, dans le village chinois de Taitou:
« Aucun artisan ne vit complètement de son propre métier... Tous les maçons, charpentiers, tisserands, travailleurs dans la petite fonderie, ainsi que l'instituteur du village, le gardien de la récolte et les différents administrateurs municipaux travaillent avec leur famille sur leurs terres durant les saisons des semailles et de la récolte ou chaque fois qu'ils ne sont pas occupés par leur métier (26). »
De même qu'à des étapes plus primitives de développement économique, la société reste fondée sur l'organisation coopérative du travail. La communauté a besoin du travail de chacun de ses membres. Elle ne produit pas encore un surproduit suffisant pour qu'il puisse devenir propriété privée, sans mettre en danger la survie de toute la société. Les usages et le code d'honneur de la tribu s'opposent à toute accumulation individuelle dépassant une norme moyenne. Les différences en qualification productive individuelle ne sont pas reflétées dans la distribution. La qualification en tant que telle ne donne pas droit au produit du travail individuel; il en est de même d'un travail plus assidu (27). « La distribution chez les Maori, écrit Bernard Mushkin, était dominée fondamentalement par un seul but: satisfaire les besoins de la communauté Personne ne pouvait mourir de faim, aussi longtemps qu'il y avait encore une réserve dans les entrepôts de la communauté (28). »
Des institutions spéciales sont développées - par exemple l'échange cérémoniel des cadeaux et l'organisation des fêtes après la récolte - pour assurer un partage équitable de vivres et d'autres produits nécessaires entre tous les membres de la communauté. Décrivant les fêtes organisées chez le peuple papou des Arapesh, Margaret Mead estime que cette institution « représente en réalité un obstacle efficace à l'accumulation des biens par un individu, accumulation disproportionnée avec celle d'autres individus (29) ».
Georges Balandier écrit de même concernant les tribus Bakongo en Afrique équatoriale:
« Une institution telle que celle nommée malati devient révélatrice de cette situation ambiguë. Au départ, elle avait Ie caractère d'une fête annuelle (en saison sèche) qui exaltait l'unité de lignage en honorant les ancêtres et permettait de renforcer les alliances... A cette occasion, nombre de biens accumulés au cours de l'année étaient consommés de manière collective dans une véritable atmosphère de réjouissance et de faste. L'épargne [?] opérait, tenue par les chefs des lignages, en tant que remise à neuf des rapports de parenté et d'alliance. Le malati, par sa périodicité et le volume des richesses qu'il requiert, intervient comme l'un des moteurs et régulateur de l'économie bakongo.
«... Il témoigne d'un moment de l'évolution économique (difficile à dater) où le surplus des biens produits impose aux hommes de nouveaux problèmes: les biens s interposent et déforment le système des relations personnelles (30)- »
James Swann, décrivant les habitudes des Indiens de Cape Flattery (État de Washington, U. S. A.), déclare que « celui qui a produit une abondance de nourriture, quelle qu'elle soit, invite habituellement une série de voisins ou de membres de sa famille pour la consommer avec lui. Si un Indien a rassemblé des réserves de vivres suffisantes. il est obligé de donner une fête qui durera jusqu'à l'épuisement de cette réserve (31). Pareille société met l'accent sur la qualité de solidarité sociale et considère immorale une attitude de compétition économique et d'ambition d'enrichissement individuel.
Solomon Asch, qui a fait sur place une étude des mœurs des Indiens Hopi, a remarqué:
« Tous les individus doivent y être traités de la même façon, personne ne doit être supérieur ou inférieur. La personne qui fait l'objet de louanges ou qui se vante elle-même, est automatiquement sujette au ressentiment et à la critique (des autres)... La plupart des Indiens Hopi refusent d'être des contremaîtres... L'attitude des enfants au cours des jeux est également significative. J'ai appris de la même source que Ies enfants de bas âge, de même que les adolescents, ne sont jamais intéressés à compter les. points au cours d'un jeu. Ils joueront au basket-ball pendant une heure, sans savoir quelle équipe est gagnante et laquelle est perdante. ils continuent à jouer simplement parce que le jeu leur plaît (32). »
L organisation coopérative du travail implique d'une part l'exécution en commun de certaines activités économique - construire des huttes, chasser de grands animaux, frayer des sentiers, abattre des arbres, défricher de nouveaux champs-, et d'autre part l'entraide mutuelle entre familles différentes dans le travail quotidien. L'anthropologue américain John H. Province a décrit un tel système de travail chez la tribu des Siang Dyak, habitant l'île de Bornéo. Tous les membres de la tribu, y compris le sorcier-médecin, travaillent alternativement sur leur propre champ de riz et sur celui d'une autre famille. Ils vont tous à la chasse, ramassent du bois pour le feu et exécutent des travaux domestiques (33).
Margaret Mead décrit un système analogue en vigueur chez les Arapesh, peuple montagnard de la Nouvelle-Guinée (34). L'organisation coopérative du travail sous sa forme pure signifie qu'aucun adulte ne s'abstient de participer au travail. Elle implique donc l'absence d'une « classe dominante » Le travail est planifié par la communauté d'après des usages et des rites anciens qui se fondent sur une connaissance profonde du milieu naturel (climat, composition du sol, mœurs du gibier, etc). Le chef s'il y en a, n'est que l'incarnation de ces rites et usages, dont il assure la fidèle exécution.
La coopération du travail subsiste en général au cours du processus séculaire - sinon millénaire - de désagrégation de la communauté du village (35).Il faut souligner que l'habitude d'exécuter des tâches en commun qu'on retrouve très tard dans des sociétés divisées en classes, est sans doute à l'origine de la corvée, c'est-à-dire du surtravail non payé, exécuté en faveur de l'État, du Temple ou du Noble. Dans le cas de la Chine, l'évolution est transparente :
Melville J. Herskovits (36) signale un cas transitoire très intéressant à Dahomey. Le dokpwé, travail, communautaire, est généralement exécuté au profit de tout ménage indigène. Mais contrairement à la tradition - et aux formules officielles - la demande d'un ménage relativement fortuné est accueillie avant celle d'un ménage pauvre. En outre, le chef du dokpwé est devenu un membre de la classe dominante. Les Dahoméens sont d'ailleurs conscients de cette évolution, et ont eux-mêmes raconté à Herskovits ce qui suit:
« Le dokpwé est une institution ancienne. Elle a existé avant qu'il n'y avait des rois. Dans le vieux temps, il n'y avait pas de chefs et le dokpwéga (dirigeant du travail communautaire) était à la tête du village. Tous les membres masculins du village constituaient le dokpwé comme aujourd'hui. La culture du sol était faite en commun. Plus tard, avec l'apparition des chefs et des rois, des disputes ont éclaté... (37). »
Selon Nadel, dans le royaume nigérien de Nupe, le travail communautaire, appelé egbe est pratiqué d'abord (et surtout!) sur les terres des chefs; Joseph Bourrilly signale une évolution analogue de la touiza le travail coopératif chez les Berbères (38).
L'occupation primitive du sol.
Au moment où des tribus commencent à pratiquer l'agriculture, elles sont généralement organisées sur la base de liens de parenté. La forme d'organisation sociale la plus ancienne semble être celle de la horde telle qu'elle subsiste encore parmi les aborigènes de l'Australie.
« Une horde est un groupe de personnes qui possèdent, occupent et exploitent en commun une quelconque partie bien déterminée du pays. Les droits de la horde sur son territoire peuvent être brièvement indiqués en disant que toute personne qui n'est pas membre de la horde n'a pas le droit d'acquérir un produit animal, végétal ou minéral de ce territoire, excepté sur invitation ou avec permission d'un membre de la horde (39). »
Plus tard, la grande famille, le clan, la tribu en tant que confédération de clans, la confédération de tribus parentes les unes des autres, sont les formes d'organisation normales des peuples primitifs, au moment où ils commencent à s'adonner à l'agriculture. Il n'est donc pas étonnant que l'occupation primitive du sol et l'établissement d'une forme ou autre de contrôle (de propriété) sur celui-ci soient avant tout influencés par ce mode prédominant d'organisation sociale.
Aussi longtemps qu'on n'est pas encore passé à I'agriculture intensive, à l'aide d'engrais et d'irrigation, I'occupation du sol se fait en général sous forme d'occupation d'un village par une grande famille, un groupe d'hommes et de femmes réunis par des liens de parenté. En Rhodésie du Nord, Audrey I. Richards constate que Ie peuple des Bemba « vit en de petites communautés de 30 à 50 huttes... Chaque village représente une grande famille, dirigée par un chef (40) ». Chez les Berbères sédentaires du Maroc, « I'État-type est non pas la tribu, mais ce que nous appelons de manière assez inexacte, la fraction de tribu [la grande famille]... Tous les membres de la fraction déclarent qu'ils descendent d'un même ancêtre dont ils portent le nom (41). » Dans les pays slaves du VIe au IXe siècle, les tribus « vivaient chacune avec ses propres clans, et sur ses propres champs, chaque clan étant son propre maître (42) »
Décrivant la vie rurale dans la France médiévale, Marc Bloch conclut:
« En somme, le village et ses champs sont l'œuvre d'un vaste groupe, peut-être... d'une tribu ou d'un clan; les manses (anglais Hides, allemand Hufe) sont les parts attribuées... à des sous-groupes plus petits. Qu'était cette collectivité secondaire, dont le manse formait la coquille. Très probablement la famille, distincte du clan..., une famille de type encore patriarcal, assez ample pour comprendre plusieurs couples collatéraux. En Angleterre, le mot hide a pour synonyme Iatin terra unius famila (la terre d'une famille) (43). »
Parlant de la vie agricole en Lorraine, Ch. Edmond Perrin confirme: « Que le '' manse ait été, à l'origine, le lot cultivé par une seule famille, c'est ce que suffiraient à prouver les pratiques de l'époque mérovingienne; au VIle siècle, en effet... c'est par chef de famille et non par manse que sont calculées, sur les terres d'Église et du fisc royal, les charges des tenanciers (44). »
C'est donc la grande famille, le clan, qui occupe le village et la famille proprement dite qui construit la ferme.
Or, I'agriculture primitive est placée avant tout devant le problème du défrichement périodique de terres nouvelles, défrichement exécuté en commun par tout le village, comme en témoignent les exemples des peuples restés aujourd'hui encore à ce stade de développement, et comme le célèbre d'antiques chansons chinoises. Il est logique, dans Ie cadre de l'organisation coopérative du travail, que la terre labourable, défrichée en commun, reste propriété communale et soit redistribuée périodiquement. Seul, le jardin autour de l'habitat, défriché par la famille seule, ou l'arbre fruitier planté par elle, évolue vers le stade de propriété privée (45). Jardin signifie d'ailleurs clos, c'est-à-dire champ fermé à autrui, en opposition aux champs, propriété communale, qui ne sont pas cloisonnés (().
L'assignation et la redistribution périodique des champs labourables par voie de tirage au sort sont confirmées par de nombreux témoignages historiques et linguistiques. Les terres labourables en Lorraine sont d'abord désignées sous le nom de sors; les terres distribuées dans la Palestine biblique par tirage au sort furent appelées nahala (sort), ce qui devint plus tard synonyme de propriété, etc. Il en fut de même en Grèce antique (47).
Lorsque avec le développement de méthodes agricoles plus avancées, le terroir finit par se stabiliser et que les défrichements collectifs cessèrent de jouer un rôle important dans la vie du village, la propriété privée des champs commença à apparaître. Mais même alors, aussi longtemps que la communauté villageoise n'est pas dissoute, I'antique propriété communale se maintient sous diverses formes. Une troisième partie du village - au-delà de la maison et du jardin d'une part, et des champs labourables de l'autre -composée essentiellement de pâturages et de bois, reste propriété collective Le droit de vaine pâturage, c'est-à-dire d'usage de tous les champs avant Ies semailles par le bétail de tous les membres de la communauté, de glanage après la récolte, de construction ou d'utilisation ~ en commun des moulins ou des sources d'eau, la constitution du village en une unité collectivement responsable pour le paiement cles impôts, le maintien des habitudes d'entraide, Ie droit d'établissement de nouvelles fermes sur des portions défrichées du bois, tous ces phénomènes prouvent que pendant des siècles une puissante solidarité collective subsiste dans la vie villageoise, solidarité dont les racines plongent dans la propriété communale d'antan.
Il est impossible d'énumérer toutes les sources qui confirment l'existence de cette propriété commune des terres chez tous les peuples civilises, à un moment donné de leur évolution agricole; indiquons brièvement quelques-unes des sources principales. La communauté du village japonais, mura, est décrite par Yoshitomi Yosoburo Takekoshi dans son monumental ouvrage Economic Aspects of the History of Civilisation of Japan, décrit la propriété communale des terres dans les temps anciens, avec partage du sol par tirage au sort. En Indonésie, « la communauté du village représente la communauté originelle», écrit le Dr J.H. Boeke. Wittfogel a analysé le système du tsing-tien, du partage des champs en neuf carrés dans le village chinois, pour y découvrir la communauté du village issue de l'appropriation collective du sol (48). L'ouvrage du professeur Dyckmans sur l'ancien empire des Pharaons d'Égypte déclare explicitement que la terre y était originellement propriété du clan avec redistribution périodique des lots. Le professeur Jacques Pirenne I'affirme également dans son Histoire des Institutions et du Droit privé de l'ancienne Egypte (49). M. Jacques WeuIersse, décrivant le système agricole du peuple arabe des Alaouites, y a découvert aujourd'hui encore des traces de la propriété collective, jadis prédominante dans tout le monde islamique:
« On appelle villages mouchaa les villages où l'ensemble des terres appartiennent collectivement à l'ensemble de la communauté villageoise. Chaque membre de celle-ci ne possède aucune terre en propre, mais seulement un droit sur la totalité du territoire. Ce droit lui assure une part déterminée du sol, lors de la redistribution périodique des terres... qui a lieu en général tous les trois ans (50). »
Pour toute l'Afrique centrale et orientale Ie semi-officiel African Survey déclare. « Il est exact d'affirmer que dans toute la partie de l'Afrique dont nous traitons, la conception selon laquelle la terre est la propriété collective de la tribu ou du groupe prédomine (51). » .
Parlant de l'économie polynésienne de Tikopia, Raymond Firth constate que « la propriété traditionnelle des vergers et parcelles de jardinage est celle des grandes familles (clans) (52) ». Des recherches historiques confirment l'existence de la propriété collective du sol dans la Grèce homérique, dans la Mark germanique, dans l'antique village aztèque, dans l'antique village hindou du temps de la littérature boudhique; dans Ie village inca où les champs labourés sont appelés Sapslpacha, c'est-à-dire « la terre (pacha) qui appartient à tous » ; dans le village de l'empire byzantin notamment en Egypte, en Syrie, en Thrace, en Asie Mineure et dans les Balkans avant la colonisation slave; dans l'ancienne Russie avec sa communauté villageoise, l'obehtchina; chez les Slaves du Sud, les Polonais et les Hongrois, etc. Dans une étude effectuée pour le compte de la F.A.O., Sir Gerald Clausen confirme d'ailleurs que partout, à l'origine, l'agriculture s'est pratiquée dans Ie cadre d'un régime foncier basé sur la propriété communautaire, avec redistribution périodique des terres (53).
La culture du sol irrigué, berceau de la civilisation.
L'agriculture était initialement maladroite et irrégulière: l'homme ignorait le moyen de conserver la fertilité du sol. La découverte de l'irrigation et des effets de la jachère bouleversa complètement la technique agricole.
Les conséquences de cette révolution agricole furent incalculables. L'élevage des animaux domestiques et les premiers débuts de l'agriculture avaient permis à l'homme de prendre en main le contrôle de ses moyens de subsistance. L'application systématique de la jachère et surtout de l'irrigation, application liée à l'emploi d'animaux de trait, permit à l'humanité de s'assurer de façon permanente un important surplus de vivres, dépendant seulement de son propre travail. Chaque grain semé en Mésopotamie rapportait cent grains à la récolte (54)!
L'existence de ce surplus permanent de vivres a permis aux techniques artisanales de devenir autonomes, de se spécialiser et de se perfectionner La société pouvait nourrir des milliers d'hommes qui ne participaient plus directement à la production de vivres. La ville pouvait se 18 séparer de la campagne. La civilisation était née. !
Déjà les anciens Grecs du temps d'Homère considèrent la civilisation comme le produit de l'agriculture (55). Les Chinois de l'époque classique attribuent à la fois « I'invention » de l'agriculture, du commerce et de la civilisation à l'empereur mythique Chen-Nung (56). Il est intéressant de noter que dans la tradition aztèque, I'origine de la prospérité du peuple réside dans une communication du Dieu reçue par le grand prêtre dans un songe, communication « qui ordonna aux Mexicains d'endiguer une grande rivière qui contournait le pied de la colline, afin que l'eau se répandit dans la plaine » (57) Au-delà de ces exemples limités, I'historien Heichelheim ne craint pas de déclarer à juste titre que l'agriculture a été la base de toutes les civilisations jusqu'au capitalisme moderne (58). Et l'encyclopédie américaine des Sciences sociales écrit:
« Ni l'histoire, ni l'archéologie n'ont jusque maintenant révélé l'existence d'une grande civilisation qui ne dépende pas largement de ces trois céréales: le blé, le maïs et le riz (59) »
Le passage vers la culture du sol par irrigation, et l'apparition de la vie urbaine qui en découle, s'est produit à plusieurs endroits du globe où Ies conditions naturelles l'ont permis il est encore difficile de déterminer dans quelle mesure cette évolution s'est réalisée chez divers peuples indépendamment les uns des autres; mais pour certains, cela semble admis. Nous retrouvons le développement de l'agriculture par irrigation du sol, d'un large surplus permanent de vivres, de la spécialisation de l'artisanat et du développement des villes successivement dans la vallée du Nil, de l'Euphrate et du Tigre au 5e millénaire avant notre ère; dans la vallée du Hoang-Ho en Chine, en Iran et sur l'île de Chypre au 4e millénaire; dans la vallée de l'Indus, en Asie centrale et sur l'île de Crête au 3e millénaire; dans la Grèce continentale, en Anatolie, dans la vallée du Danube et en Sicile au 2e millénaire; en Italie et en Arabie méridionale (royaume de Minéa (() et civilisation sabéenne) au 1e millénaire avant notre ère; clans l'Afrique occidentale (civilisations de Ghana, du Mali et de Sanghoi dans Ies vallées du Niger et du Sénégal) ainsi qu'en Amérique (au Mexique, au Guatemala, et au Pérou) au premier millénaire de notre ère.
La révolution métallurgique.
La révolution agricole coïncide en général avec la fin de l'époque de la pierre polie. Les hommes, libérés de l'esclavage dégradant de la faim, peuvent développer leurs qualités innées de curiosité et d'expérimentation technique. Ils avaient appris depuis longtemps qu'on pouvait cuire certains genres d'argile dans le feu pour fabriquer des pots. En soumettant au feu des pierres déterminées, ils découvrirent les métaux, puis leur emploi merveilleusement adapté à la fabrication d'instruments de travail. La découverte successive du cuivre (6e millénaire avant notre ère dans la vallée de l'Euphrate et du Tigre, ainsi que dans la vallée du Nil), de l'étain, puis du mélange approprié de cuivre et d'étain appelé bronze (3e millénaire avant notre ère en Égypte, en Mésopotamie, en Iran et aux Indes), enfin
du fer (+/- 1300 ans avant J. C. chez les Hittites, après un emploi sporadique chez les riverains de la Mer Noire) représente les étapes les plus importantes de cette révolution technique.
Les effets de la révolution métallurgique sont importants d'abord sur le terrain de l'agriculture elle-même, qui reste I'activité économique fondamentale de la société. Avec l'emploi d'instruments de travail métalliques dans l'agriculture, avant tout de la charrue à soc métallique, I'utilisation de l'énergie animale dans la traction devient nécessaire et la productivité du travail agricole fait un nouveau bond en avant. L'utilisation de la charrue à soc en fer permet le développement de l'agriculture extensive et I'apparition des villes sur les terres lourdes de l'Europe au VIII e -VII e
siècle avant notre ère (61). L'introduction d'instruments de travail métalliques au Japon au VIII e siècle de notre ère permet une extension considérable de la superficie cultivée, et de là un accroissement important de la population (62).
Ainsi fut créée la condition matérielle pour l'essor des techniques artisanales et pour la séparation de la ville et de la campagne. L'accroissement de la population, rendu possible par l'accroissement général du bien-être((), fournit la main-d'œuvre. L'accroissement du surplus de vivres fournit les moyens de subsistance à cette main-d'œuvre urbaine. Les métaux eux-mêmes constituent la matière première prépondérante du travail de ces artisans. D'abord essentiellement technique de luxe et d'ornement, I'artisanat métallurgique se spécialise ensuite dans la fabrication d'instruments de travail et d'armes de toutes sortes. 'artisanat acquiert son autonomie définitive avec Ie travail du forgeron (().
Production et accumulation.
L'agriculture capable de conserver et d'augmenter la fertilité du sol crée un surplus permanent de vivres, un important surproduit social. Ce surproduit n'est pas seulement à la base de la division sociale du travail, de la séparation de l'artisanat et de l'agriculture, de la ville et de la campagne. Il est également à la base de la division de la société en classes.
Aussi longtemps que la société est trop pauvre pour permettre la constitution d'un surplus permanent, l'inégalité sociale ne peut guère se développer largement. Aujourd'hui encore les pays du Levant, alors que sur les terres fertiles s'est établie la propriété de seigneurs qui enlèvent au paysan la moitié de sa récolte, sinon davantage, sur les terres des montagnes « les récoltes sont si pauvres que le sol ne saurait guère supporter la double charge d'un métayer et d'un propriétaire » (65)
« Dans des conditions primitives, l'esclave n'existe pas. Il n'a pas de bases économiques à une époque où deux mains ne peuvent produire davantage qu'une bouche ne consomme. Il apparaît quand on apprend à emmagasiner ou à intégrer dans de larges travaux de construction les produits accumulés du travail (66). »
Ayant examiné les institutions sociales de 425 tribus primitives, Hobhouse, Wheeler et Ginsberg ont trouvé que l'esclavage était complètement absent chez les peuples ignorant l'agriculture et l'élevage. Ils découvrirent un début d'esclavage chez 1/3 des peuples passés au stade pastoral ou agricole initial, et une généralisation de l'esclavage à l'étape de l'agriculture pleinement développée. Trente ans plus tard, C. Darryl Forde arrive aux mêmes conclusions (67).
Dés qu'un large surproduit permanent est constitué, apparaît la possibilité pour une partie de la société d'abandonner le travail productif, de gagner des loisirs aux dépens de l'autre partie de la société ((). L'utilisation des prisonniers de guerre ou captifs de toutes sortes comme esclaves (en Polynésie, esclave signifie Tangata-Taua = homme provenant de la guerre (69) représente l'une des deux formes les plus habituelles d'une première division de la société en classes. L'autre forme de cette même division primitive, c'est le paiement d'un tribut imposé a une partie de la Société.
Lorsque l'agriculture avancée est pratiquée dans une multitude de petits villages, chacun d'eux produit un surplus qui, pris séparément, ne suffit guère à la constitution d'un artisanat professionnel, et encore moins à la fondation de villes ((). La concentration de ce surplus devient la condition préalable pour son utilisation effective:
« Le surplus produit par une famille individuelle, au-delà des besoins de la consommation domestique, a été vraisemblablement fort petit dans une économie rurale tellement arriérée qu'une large proportion des veaux de chaque saison devaient être mangés. Pour qu'une telle communauté puisse acquérir une quantité substantielle de produits étrangers - par exemple du sel ou des métaux -, il aurait fallu concentrer ces surplus (des familles). Les témoignages historiques des civilisations du bronze dans l'antique Orient, et le, témoignages ethnographiques de la Polynésie et de l'Amérique du Nord démontrent que l'institution du chef représente un mode de concentration et que le culte d'un dieu en représente un autre. Le chef ou le dieu imaginaire peuvent accumuler un surplus fort substantiel en dons coutumiers volontaires ou en offrandes, prélevés par chaque famille de partisans ou d'adorateurs sur ses propres petits surplus (71). »
Ce qui est d'abord bénévole et intermittent devient ensuite obligatoire et régulier. Par l'application de la force, c'est-à-dire l'organisation de l'État, s'établit un ordre social fondé sur l'abandon par les paysans des surplus de vivres aux nouveaux maîtres (().
Parlant des peuples les plus primitifs, Malinovsky explique
« Ces peuples ne possèdent ni autorité centralisée ni politique. Par conséquent, ils n'ont ni force militaire, ni milice, ni police. Et ils ne se combattent pas entre tribus. Des blessures personnelles sont vengées par des attaques sournoises contre des individus ou par des combats de main à main... La guerre n'existe pas parmi eux. » C. Darryl Forde décrit de même le communisme primitif du clan, sans chefs héréditaires, chez les Tungu, en Sibérie du N.-E. (73) ((). Heichelheim constate par contre l'apparition d'une organisation étatique dans les première villes:
« La population des nouveaux centres [urbains] consiste en majorité en une couche supérieur vivant des rentes [c'est-à-dire s'appropriant le surproduit du travail agricole], composée de seigneurs, de nobles et de prêtres. Il faut y ajouter les fonctionnaires, employés et serviteurs indirectement nourris par cette couche supérieur [c'est-à-dire par l'appareil d'État]... (75). »
Au-delà de la concentration et de l'accumulation du surproduit social, ces nouvelles classes possédantes ont rempli d'autres fonctions socialement nécessaires et progressistes. Elles ont permis le développement de l'art, produit de l'artisanat de luxe travaillant pour les nouveaux seigneurs. Elles ont permis la différenciation du surproduit social grâce à son accumulation, et la différenciation du surproduit s'identifie avec la différenciation de la production tout court. Elles ont permis, et en partie assuré personnellement grâce à leurs loisirs, I'accumulation des techniques, des connaissances et règlements qui ont garanti le maintien et le développement des forces productives agricole: connaissances astronomiques et météorologiques déterminant le régime des eaux, Ie moment approximatif et la défense éventuelle des récoltes; connaissances géométriques permettant la division des champs; exécution des travaux de défrichement, rendus nécessaires par l'accroissement de la population, sur une échelle dépassant celle des forces d'un village ou d'un groupe de villages; construction des canaux, des digues, et autres travaux hydrographiques indispensables à l'irrigation, etc. (().
La technique de l'accumulation sert de justification à l'appropriation de larges privilèges matériels. Même si elle est historiquement indispensable, il n'est nullement démontré qu'elle n'aurait pas pu être appliquée à la longue, par la collectivité elle-même. Quant aux privilèges, ils furent en tout cas ressentis comme des exactions par les peuples qui en furent les victimes, et ils inspirèrent des protestations comme celles du paysan de l'ancien Empire égyptien qui parle dans la Satire des Métiers (77).
La catégorie marxiste de « nécessité historique » est d'ailleurs beaucoup plus complexe que les vulgarisateurs ne le supposent communément. Elle inclut de manière dialectique aussi bien l'accumulation du surproduit social qu'effectuent les anciennes classes possédantes, que la lutte des paysans et des esclaves contre ces classes, lutte sans laquelle le combat d'émancipation du prolétariat moderne aurait été infiniment plus difficile.
Existe-t-il un «surplus économique»?
La notion de surproduit social, qui plonge ses racines dans celle du surplus permanent de moyens de subsistance, est essentielle pour l'analyse économique marxiste. Or, cette notion était jusqu'à récemment acceptée non seulement par la plupart des économistes mais, fait plus significatif; par tous les anthropologues, archéologues, ethnologues et spécialistes de l'économie primitive. Les références multiples à l'œuvre de ces spécialistes qui sont éparpillées dans les premiers chapitres de cet ouvrage attestent que les données empiriques de la science contemporaine confirment la validité des hypothèses de base de l'analyse économique marxiste.
La seule attaque scientifique sérieuse dirigée contre les notions de surplus économique et de surproduit social dans l'économie pré-capitaliste a été lancée par le professeur Harry W. Pearson, dans un chapitre de l'ouvrage collectif publié sous la direction de Karl Polanyi, Conrad M. Arensberg et Pearson lui-même: Trade and Market in the Early Empires. Elle mérite d'être réfutée en détail.
Les critiques du professeur Pearson peuvent être résumées en cinq points:
1. La notion de « surplus économique » est confuse, puisqu'elle couvre en fait deux entités différentes: le surplus absolu, au sens physiologique du terme, en deçà duquel la société ne peut pas subsister; le surplus relatif, dont la constitution a été décidée par la société. '
2. Or, le « surplus économique » au sens absolu, biologique du terme, n'existe pas. Il est impossible de déterminer le niveau de subsistance minimum en dessous duquel un individu périrait; il est impossible de le déterminer pour la société tout entière (78). De toute manière, ce niveau est si bas qu'il n'y a aucune preuve qu'une société humaine ait jamais vécu dans son ensemble à ce niveau.
3. Quant au surplus relatif, il n'est pas le résultat d'une évolution économique, notamment de l'accroissement de la productivité moyenne du travail. Il y a toujours et partout des surplus potentiels. Les décisions de créer ou d'augmenter les ressources non destinées à la consommation des producteurs sont des décisions sociales qui peuvent être prises pour des raisons absolument non économiques (religieuses, politiques, de prestige).
4. Il n'y a pas l'ombre d'une preuve (not a shred of evidence) pour démontrer que l'apparition de la « propriété privée, du troc, du commerce, de la division du travail, des marchés, de la monnaie, des classes commerçantes et de l'exploitation » soit due à l'apparition d'un surplus économique à des moments critiques du développement de la société humaine. Pareilles affirmations ne peuvent être justifiées que par le postulat que « le cours logique du développement économique conduit vers le système du marché de l'Europe du XIXe siècle (79) ».
5. D'ailleurs, toute cette conception est fondée sur le matérialisme le plus grossier qui « base le développement économique et social sur la capacité étroite de l'estomac humain (80) ». A tous les niveaux d'existence matérielle, les ressources économiques sont employées à des fins non économiques.
L'argumentation du professeur Pearson part de la distinction entre « surplus absolu » et « surplus relatif », distinction qu'il a, bien entendu, introduite lui-même dans le débat. A notre connaissance, ni les physiocrates, ni les économistes anglais de l'école classique, ni surtout Marx et Engels n'ont jamais considéré le « niveau de subsistance » comme une notion biologique absolue. Mais de là, on ne peut nullement conclure que cette notion n'ait pas de signification historique précise, dans chaque cas concret, c'est-à-dire qu'on puisse arbitrairement réduire le niveau considéré comme minimum par un peuple à une époque déterminée. De ce fait, il est faux d'affirmer que toute société possède une source potentielle de surplus, indépendamment d'un accroissement de la productivité moyenne du travail.
Certes, aucune société ne peut subsister si, après avoir fourni la nourriture la plus modeste sa production ne suffit pas pour maintenir le stock d'instruments de travail. Dans ce sens « absolu » du terme, aucune société réduite au pur niveau de subsistance « biologique » ne pourrait survivre. Mais aussi longtemps que l'homme ne contrôle pas ses moyens de subsistances - en d'autres termes : aussi longtemps que nous sommes en présence de hordes ou de tribus primitives qui vivent de la cueillette de fruits, de la chasse et de la pêche -, ce « surplus » est à la fois aléatoire et extrêmement limité. La raison en est fort simple: tout accroissement exceptionnel de la production courante ne produirait pas un « surplus permanent » mais au contraire une famine, en détruisant l'équilibre écologique de la région habitée.
Lorsque le professeur Pearson écrit qu'aucune société humaine n'a jamais vécu à un tel niveau de pauvreté, il commet en réalité une erreur analogue à celle qu'il reproche à juste titre aux économistes néo-classiques. De même que ceux-ci conçoivent toute l'activité économique en fonction d'une économie de marché, le professeur Pearson considère tout le passé économique de l'humanité à la lumière de l'économie de peuples primitifs au seuil de la civilisation ou déjà civilisés, c'est-à-dire de peuples qui ont déjà effectué leur « révolution néolithique », qui pratiquent déjà l'agriculture et l'élevage. Mais lorsqu'on considère que la période postérieure à cette révolution n'occupe qu'une fraction minime de la durée de l'existence humaine sur la terre, lorsqu'on se représente que des centaines sinon des milliers de tribus primitives ont disparu avant d'atteindre le stade de la révolution néolithique, notamment parce qu'elles n'ont pas su résoudre le problème de la subsistance dans un milieu naturel modifié, on comprend combien cette affirmation est insoutenable.
Les preuves autant logiques qu'empiriques démontrent au contraire que la plupart des sociétés humaines antérieures à la révolution néolithique (() ont dû mener une lutte permanente pour la subsistance; qu'elles étaient obsédées par cette lutte qui ne semblait jamais victorieusement terminée, et que toutes les institutions sociales citées par le professeur Pearson à l'appui de la thèse opposée (notamment la place importante de la magie et de la religion dans ces sociétés) avaient des fonctions nettement économiques, c'est-à-dire devaient précisément contribuer à résoudre le problème angoissant des subsistances.
« L'apparition universelle des pratiques magiques et religieuses associées aux processus de production révèle... que l'anxiété relative à la nourriture est un élément constamment rencontré (81). »
De là l'importance clé de la révolution néolithique. Pour la première fois dans la préhistoire humaine, le contrôle des moyens de subsistance humaine passe de la nature à l'homme Pour la première fois, dès lors, ces moyens peuvent être multipliés, sinon de manière illimitée, du moins dans une proportion absolument inconnue auparavant. Pour cette raison, une fraction importante de la société peut être libérée de la nécessité de contribuer directement à la production de vivres. Il n'existe aucune donnée archéologique ou anthropologique pour remettre aujourd'hui en question cette preuve manifeste des liens entre l'apparition d'un surplus permanent et important de vivres d'une part, et d'autre part la séparation de l'artisanat et de l'agriculture, la séparation de la ville et de la campagne, la division de la société en classes.
Certes, l'accroissement de la productivité moyenne du travail ne crée que les conditions matérielles nécessaires de l'évolution et de la transformation sociales. Il n'y a aucun automatisme économique, indépendant de forces sociales ((). Les hommes font leur propre histoire; une société existante se défend contre les forces de transformation. La société primitive défend sa structure égalitaire. Il faut donc une révolution sociale pour désagréger la société primitive égalitaire et engendrer une société divisée en classes. Mais cette révolution sociale n'est possible que si un niveau de productivité a été atteint qui permette à une fraction de la société de se libérer du travail matériel. Aussi longtemps que cette condition matérielle - ce surplus potentiel - n'existe pas, la révolution sociale en question est impossible.
Le professeur Pearson rétorquera que, somme toute, le moteur décisif a été un moteur social, le remplacement d'un « modèle » d'organisation (() sociale par un autre. Nous admettons volontiers la primauté du social. Mais une confédération de tribus de chasseurs primitifs aurait-elle pu construire l'Empire romain, voire même la Babylone d'Hammourabi? Les paysans mésopotamiens auraient-ils pu créer l'industrie moderne? Répondre à ces questions, c'est comprendre le rôle stratégique de l'accroissement du surplus économique et du surproduit social dans l'histoire humaine, grâce à l'accroissement de la productivité du travail.
Chapitre II
ECHANGE, MARCHANDISES, VALEUR
L'échange simple.
C'est la rencontre entre hordes cueillant des fruits différents, ou chassant différents animaux, qui crée les conditions d'un échange occasionnel. « Le troc et le commerce se développent dans des régions à produits différenciés, où maquis et plage, forêt et plaine, montagne et vallée offrent l'un à l'autre des produits nouveaux, encourageant cles échanges réciproques (1). »
Parlant du peuple rhodésien des Bemba, qui pratiquent très peu le commerce, Andrey I. Richards constate que « les conditions du milieu dans lequel vivent les Bemba expliquent dans une certaine mesure leur commerce peu développé, puisque les conditions sont en général si uniformes dans cette région, qu'il y a peu de raisons pour qu'un district échange des liens avec un autre district (2) ».
L'origine de l'échange se trouve donc en dehors de l'unité sociale primitive, qu'elle soit horde, clan ou tribu. En son sein règnent primitivement l'entraide et la coopération du travail, qui excluent l'échange. Le service de chacun à la communauté y est établi par l'usage ou le rite; il varie avec l'âge, le sexe et le régime de parenté. mais il est indépendant de la recherche d'une contre-prestation. Or, c est précisément la contre-prestation mesurée qui constitue la caractéristique essentielle de I'échange.
Cette mesure n'est pas nécessairement une mesure exacte. Elle ne peut même pas l'être au stade de l'échange simple, fortuit, occasionnel. Des hordes et tribus qui connaissent mal la nature, les origines, les conditions de production, I'usage exact d'un produit qu'elles reçoivent « en échange » d'un autre produit, se laissent forcément gouverner par l'arbitraire, le caprice ou le hasard pour déterminer Ies conditions de cet échange. L'échange, opération la plus exactement « mesurée » de la vie économique moderne, est né dans des conditions matérielles qui excluaient toute possibilité de mesure exacte.
L'échange simple est un échange fortuit et occasionnel; il ne peut faire partie du mécanisme normal de la vie primitive. Il peut résulter aussi bien de l'apparition fortuite d'un surproduit que d'une crise brusque dans l'économie primitive (famine) (().
Dans les deux cas, le groupe primitif qui connaît l'existence des groupes voisins cherchera à établir des relations d'échange. soit par des moyens de rapine, soit par des moyens pacifiques. La rencontre de deux surplus occasionnels, différents en qualité naturelle, en utilité, en valeur d'usage, crée les conditions les plus, normales d'une opération d'échange simple.
Troc silencieux et dons cérémoniel.
Lorsqu'un groupe primitif dispose régulièrement d'un surplus de produits quelconques, après avoir couvert ses propres besoins de consommation, I'échange simple peut devenir échange développé. Ce n'est plus une opération fortuite d'échange qui se produit maintenant à des moments exceptionnels, mais une suite d'opérations d'échanges plus ou moins régularisée.
L'établissement de règles strictes d'échange n'est que I'aboutissement d'une longue transition à partir d'une situation dans laquelle l'échange sporadique se pratique sans mesure exacte. Aux deux modes d'approvisionnement en produits étrangers - l'échange simple et la guerre-rapine - correspondent deux formes transitoires d'échange chez les groupes primitifs: le don cérémoniel et le troc silencieux.
Les contacts entre groupe primitif sans lien de parenté ne sont presque jamais des contacts entre groupes égaux en force. Ils impliquent des relations à la limite de l'hostilité, et cette limite est vite franchie.
L'expérience enseigne aux groupes plus faibles qu'il est préférable de fuir devant l'approche d'étrangers redoutables. Elle enseigne à ceux-ci qu'en décimant des groupes plus faibles dont les produits sont désirés, on risque de perdre toute chance de se les procurer ((). Ainsi s'établissent, à la limite de l'hostilité ouverte, les relations d'échange conventionnellement réglées qu'on désigne sous le terme de troc silencieux. Le groupe le plus faible dépose les produits destines à l'échange à un endroit désert et disparaît jusqu'à ce que le partenaire ait laisse ses propres produits au même endroit.
Des exemples de ce troc silencieux abondent dans l'histoire économique. Le cas des rapports entre Maures et Noirs à l'ouest de Gibraltar, cité par Hérodote, et celui des rapports des commerçants persans, tartares et grecs de la Russie méridionale avec les habitants des stoppes glacées de la Russie septentrionale, cité par le voyageur arabe Ibn Batoutah, font partie de la littérature classique sur le sujet. Aujourd'hui on retrouve le troc silencieux en de nombreux endroits du globe: chez les tribus Chuckchee en Sibérie dans leurs rapports avec les habitants d'Alaska; chez les négritos habitant Ies vallées du nord de l'île de Luçon aux Philippines, dans leurs rapports avec les habitants chrétiens de la même région; chez la tribu Awatwa, en Rhodésie du Nord, dans les rapports entre les habitants de l'intérieur du pays et ceux des marais; en Nouvelle-Guinée, aux Nouvelles-Hébrides, aux Indes, en Indonésie, etc. (5).
Le troc silencieux et d'autant plus les relations d'échange qui proviennent de rapports d'hostilité ouverte ont leurs origines dans le contact entre différents groupes primitifs sans liens communs de parenté. A l'intérieur du groupe, nous l'avons vu, des relations d'échange font primitivement défaut. La nourriture et d'autres objets de première nécessité ne sont pas échangés mais partagés (6). Ce qui existe, ce sont les simples dons, des cadeaux (d'objets précieux, de talismans, d'ornements) qui sont conventionnellement retournés comme c'est encore le cas aujourd'hui pour les cadeaux au sein d'une famille moderne, sans que l'on n'effectue un calcul précis d'équivalence.
Mais lorsque les groupes se rattachant à de mêmes ancêtres s'élargissent et se répandent sur un territoire trop large pour être administré sous une direction commune, ils se scindent en tronçons. L'échange de cadeaux, qui consistent en produits divers particuliers aux territoires sur lesquels vivent ces sous-groupes, s'institutionnalise, se répète périodiquement de manière cérémonielle et se régularise. Le cérémoniel exprime des rapports d'interdépendance matérielle réelle entre ces sous-groupes, l'un ne pouvant subsister sans l'aide de l'autre, ou simplement l'existence de liens de parenté (7).
La même institution d'échange cérémoniel de cadeaux se maintient auprès de groupes primitifs qui sont déjà passés au stade de l'agriculture individuelle, mais qui restent rassemblés dans des communautés villageoises La différence entre récoltes individuelles au sein d'une même communauté, ou entre récoltes de plusieurs villages rattachés par des liens de parenté, sera périodiquement corrigée par l'échange de cadeaux; de nombreuses relations d'échange cérémoniel de cadeaux, dont la fonction économique paraît aujourd'hui estompée ou invisible, avaient une telle origine fonctionnelle.
Dans Ies Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévy-Strauss a démontré de manière convaincante combien ces échanges de cadeaux, de même que Ies échanges de femmes, sont intégrée dans la vie économique à ce stade d'évolution sociale, et combien ces deux circuits parallèles-que Ies primitifs considèrent d'ailleurs comme identiques, les femmes étant elles-mêmes considérées comme cadeaux! - sont indispensables au maintien de la cohésion sociale du groupe, La division du travail étant encore essentiellement la division du travail entre sexes, tout choix désordonné d'épouses aboutirait à l'affaiblissement de certains groupes, sinon à leur disparition.
C'est pourquoi les règles de réciprocité impliquent qu'un homme « ne peut recevoir une épouse que du groupe duquel une femme est exigible, parce qu'à la génération supérieure, une sœur ou une fille a été perdue; tandis qu'un frère doit au monde extérieur une sœur (ou un père, une fille), parce qu'à la génération supérieure, une femme a été .gagnée (8) ».
« L'exogamie, conclut Cl. Lévy-Strauss, fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'éviter le fractionnement et le cloisonnement indéfinis qu'apporterait avec elle la pratique des mariages consanguins (9) (() »
Chez les Ozuitem Ibo (Nigérie méridionale), I'échange de cadeaux de nourriture est expliqué par les membres de la tribu eux-mêmes de la façon suivante:
« Le peuple affirme que dans Ie passé, avant que la cassave ne fut introduite au début de ce siècle, il y avait souvent une grave pénurie de nourriture pendant les trois mois ( juin - août) avant la récolte annuelle d'igname.. L'antique système de transfert de nourriture est encore toujours pratiqué pendant cette période: tous ceux qui disposent de vivres en font cadeau... Les hommes sont ainsi obligés de faire des cadeaux de vivres à leurs femmes et parents utérins (11) ».
La pratique de l'échange cérémoniel peut dépasser les limites d'une tribu et s'étendre à plusieurs tribus ou peuples habitant une région déterminée. De même que l'échange cérémoniel à l'intérieur d'un groupe étroit ne fait qu'exprimer des liens étroits de solidarité et de coopération dans le travail, son extension à plusieurs tribus et peuples exprime un effort pour y stabiliser des relations pacifiques de coopération (12).
« Au début, les missions (qui venaient s'acquitter des tributs) étaient de simples gestes des princes des pays du Nanyang (Sud-Est asiatique), qui envoyaient à la capitale chinoise des délégués porteurs de messages de congratulations ou de cérémonie pour la cour de Chine. Ils furent toujours reçus comme d'humbles émissaires présentant la soumission de leurs maîtres au Fils du Ciel. Naturellement, ils apportèrent des cadeaux en produits de leurs pays et l'empereur, par bonté de cœur, leur rendit des cadeaux en échange. Il se fait que ces cadeaux chinois avaient souvent plus de valeur que ceux apportés de Java, de Bornéo et de la Malaisie; mais même s'ils étaient de valeur égale, il s'agissait clairement d'un embryon de commerce international qui venait de s'établir (13). »
Lorsque I'activité économique individuelle - avant tout l'agriculture - prend un place de plus en plus importante dans le cadre de la communauté villageoise, lorsque les relations d échange cérémoniel de cadeaux et de troc silencieux se multiplient et se régularisent, des éléments de plus en plus nombreux de mesure, de calcul des cadeaux échangés s'introduisent dans la communauté, afin de maintenir son équilibre économique. Dans la desa, la communauté villageoise indonésienne, deux formes d'activité économique coexistent ainsi: le samba sinambat, activité non rémunérée, orientée vers la satisfaction des besoins vitaux, et le toeloeng menseloeng, activité orientée vers la réalisation de besoins individuels pour laquelle on est en droit d'attendre une contre-prestation plus ou moins équivalente (14). Schechter (15), ayant examiné la plupart des exemples d'échange cérémoniel de cadeaux, a trouvé que dans la plupart des cas, le principe d'équivalence, donc de mesure exacte de la contre-prestation, joue déjà un rôle prépondérant. Certes, on reste loin d'une économie de marché, basée sur la production de marchandises. Mais des équivalences sont généralement admises et même institutionnalisées, comme il apparaît du Code d'Hammourabi, (16).
L'échange développé.
Le troc silencieux et le don cérémoniel sont des formes transitoires entre l'échange simple et l'échange généralisé, qu'on peut désigner sous le terme commun d'échange développé.
L'échange développé résulte de la rencontre non plus de deux surplus fortuits, mais d'un surplus habituel avec d'autres produits. Aussi bien le troc silencieux que le don cérémoniel peuvent prendre la forme de l'échange développé; ils peuvent également dépasser cette forme et s'intégrer dans l'échange généralisé proprement dit.
Dans la société primitive dans laquelle l'artisanat n'a pas encore acquis son autonomie, une spécialisation régionale, une division régionale du travail peuvent apparaître en raison de particularités spécifiques d'un territoire donné. La tribu habitant un tel territoire peut s'adonner en grande partie à la production de cette spécialité et apparaître en face des tribus voisines comme un spécialiste collectif. Elle produira un surplus considérable du bien en question et l'échangera contre les produits particuliers des autres tribus. La préhistoire et l'ethnographie indiquent que les instruments de travail et les ornements sont les premiers produits susceptibles de partir en grande quantité d'un centre de production donné, à travers des opérations d'échange développé.
Ainsi, avant la conquête coloniale, la tribu des Gouro, en Côte-d'Ivoire, échangeait avec les peuples de la savane surtout la noix de cola, qu'elle produisit, contre des sompe, des tiges de fer, utilisées à la fois comme matière première pour façonner des outils agricoles et des armes, et comme moyen d'échange. Cola et sompe étaient des éléments d'un commerce sud-nord véritablement complémentaire entre deux zones géographiques différentes (17). Il faut d'ailleurs remarquer que simultanément avec ce véritable commerce, les Gouro maintenaient des rapports d'échange cérémoniel de cadeaux avec des tribus comme les Boulé, qu'ils considéraient comme des parents (18).
Déjà à l'époque de la pierre taillée, de véritables ateliers d'instruments en pierre s'étaient organisés, notamment à Saint-Acheul et dans l'île de Bömlo, dans le Sud - Ouest de la Norvège. A l'époque de la pierre polie, de véritables mines de silex existaient en Égypte, en Sicile, au Portugal, en France (Grand-Pressigny), à Grimes' Grave et Cissbury en Angleterre, à Obourg et Spienne en Belgique, en Suède et en Pologne (Galicie orientale et district de Kielce). Sur l'île de Marua on a trouvé des reliques d'ateliers d'instruments de pierre qui approvisionnèrent une grande partie de la Nouvelle-Guinée (19). Heichelheim indique un grand nombre de sources qui semblent confirmer la circulation d'objets d'ornement dans un rayon très vaste dès l'âge le plus primitif (20).
Avec le progrès de la productivité du travail et la constitution de petits surplus réguliers chez de nombreuses tribus et peuplades voisines, ce système de spécialisation régionale peut s'élargir en un réseau régulier d'échange et aboutir à une véritable division régionale du travail.
Dans le bassin de l'Amazone, par exemple, différentes tribus possèdent leurs spécialités propres: les Menimels sont surtout connus pour leurs poteries; les Karahone produisent des poisons particulièrement virulents: Ies Boro sont spécialisés dans la fabrication de tapis, de ligatures et de chalumeaux; Ies Nitoto excellent dans la fabrication des hamacs (21). Les échanges se régularisent progressivement entre ces tribus sur la base de ces spécialités.
Mais pour chacune de ces tribus, la fabrication des produits spéciaux ne représente qu'un apport, qu'une activité secondaire de la vie économique. Celle-ci reste essentiellement fondée sur la cueillette, la chasse et la pêche (avec quelque fois un début d'agriculture) c'est-à-dire sur la recherche de la subsistance. ,Aucune spécialisation artisanale n'existe encore à l'intérieur de la tribu, où l'échange développé fait complètement défaut si ce n'est sous la forme embryonnaire du don cérémoniel. Ceux qui fabriquent aujourd'hui des poteries doivent demain partir à la chasse ou travailler la terre, si la tribu veut éviter de succomber à la famine,
Le commerce.
Avec la révolution néolithique, le développement de l'agriculture et la constitution de surplus permanents créent la possibilité d'un échange permanent avec les peuples qui ne disposent pas encore de tels surplus; I'échange entre dans une phase nouvelle. Les échanges ne se limitent plus à quelques rares produits d'une spécialisation régionale. Ils embrassent dès lors l'ensemble des produits de toute une région; des marchés locaux font leur apparition. Chaque tribu ou chaque village continue à subvenir encore dans une large mesure à ses propres besoins. Mais aucune tribu ou aucun village n'est plus complètement indépendant d'un apport e produits étrangers.
« De nombreuses communautés (en Nigérie méridionale) disposent d'un surplus de vivres et d'autres biens d'usage quotidien, comme de la poterie, des nattes ou des outils en bois, qui, par l'intermédiaire des nombreux marchés locaux, arrivent chez des acheteurs d'autres communautés... Ainsi, Ies villages des forêts Agoi, sur les versants des collines Oban... échangent les viandes fumées de venaison dans les marchés des villages près de la rivière de la Croix, où ils achètent des ignames souvent récoltés non pas par les habitants locaux mais par les Ibo qui vivent une dizaine de kilomètres plus loin sur la rivière. De même, des villages de potiers qui sont relativement peu nombreux et éloignés les uns des autres, produisent presque tous des surplus et leurs biens sont distribués sur un territoire de 200 km2 ou plus Ainsi, bien que la communauté familiale, et davantage encore la communauté villageoise, soit largement autarcique en matière de vivres et de la plupart des biens d'usage courant, elle ne couvre pas souvent ou même jamais tous ses besoins (2'). »
Le système d'échange généralisé coïncide avec les débuts de l'artisanat professionnel à l'intérieur du village ou de la tribu. Mais cette spécialisation est une spécialisation au sein d'une communauté villageoise, Les artisans qui abandonnent de plus en plus le travail agricole reçoivent leur subsistance en récompense de leurs services. L'échange à l intérieur du village ou de la tribu reste donc rudimentaire. Il en est ainsi par exemple chez Ies habitants des îes Marquesa dans le Pacifique, ou chez les tribus des Kafflitcho et Gougo en Afrique orientale. Certains artisans y sont déjà devenus complètement autonomes; d'autres ne le sont pas encore Les artisans de la première catégorie reçoivent annuellement de la communauté villageoise une certaine quantité de nourriture, de vêtements et d'ornements en récompense de leur travail global. Les artisans de la deuxième catégorie sont aidés par d'autres membres de la tribu dans le travail effectué sur les champs qui doivent fournir leurs moyens de subsistance (23). Dans les deux cas, il ne s'agit pas à proprement parler d'échange.
L'échange généralisé entre villages, tribus, peuplades différents, s'effectue de façon plus ou moins collective, par les producteurs eux-mêmes, par une partie de la communauté (par exemple les femmes (() ou par Ies représentants de la communauté. Il n'est pas encore en lui-même une activité économique spécialisée:
« Dans l'Europe du moyen âge, comme dans les régions agricoles de nos jours, le producteur moyen pouvait se défaire des petits surplus de son entreprise familiale (des œufs, du fromage, des poules, des légumes, du lait, du bétail et même du blé) sans l'aide d'un commerçant professionnel. De même, partout où une industrie était organisée en petites unités artisanales et où les marchandises étaient fabriquées en petites quantités ou sur commande, les producteurs et consommateurs pouvaient traiter Ies uns avec les autres sans l'intervention d'un commerçant. Non seulement le forgeron ou le potier du village, mais même le boucher, le boulanger ou le fabricant de cierges des villes, vendaient eux-mêmes leurs produits (26). »
Cette situation se modifie avec la révolution métallurgique. Les premiers métaux que l'homme sut utiliser, le cuivre et l'étain, ne se trouvent pas dans tous les pays, ni surtout dans ceux qui, grâce à l'agriculture par irrigation, virent le premier essor de la civilisation. Les mines sont localisées dans certaines régions bien définies, surtout des régions montagneuses, où les métaux en question ont bien pu être utilisés pendant une longue période à des fins décoratives, sans donner naissance à une révolution métallurgique au sens économique du mot.
Pour acquérir ces minerais, les peuples agricoles qui disposaient de surplus de vivres, de techniques et de loisirs suffisants devaient aller Ies chercher là où ils se trouvaient, d'abord sans doute par voie de rapine, ensuite par voie d'échange normalisé (27). L'échange sur grandes distances, I'échange international entre régions séparées par des centaines de kilomètres, ne pouvait plus être une activité d'appoint, à côté de l'artisanat ou de l'agriculture. Une nouvelle division du travail s'était produite, la pratique de l'échange s'était séparée des autres activités économiques; le commerce était né.
Chez les peuples primitifs, la révolution métallurgique fait coïncider l'apparition de l'artisanat professionnel avec la généralisation des échanges. Les premiers artisans complètement détachés des travaux agricoles sont des forgerons itinérants (on les retrouve aujourd'hui encore chez les Bantous en Afrique équatoriale et chez les Foublé en Afrique occidentale). Chez ces peuples, la révolution métallurgique, en rendant le commerce autonome, le sépare définitivement de l'artisanat, de même qu'elle sépare celui-ci de l'agriculture.
Il est intéressant de noter que les deux formes d'échange, l'échange généralisé non encore spécialisé et le commerce spécialisé proprement dit, coïncident en général dans des régions agricoles. Ainsi, chez les Indiens de la tribu des Chorti, au Guatemala, les paysans et les artisans se rendent eux-mêmes au marché local une fois par semaine, et au marché cantonal une fois par mois ou tous les deux mois, pour vendre leurs petits surplus. Mais le commerçant qui importe les produits ne provenant pas de la région elle-même est un commerçant professionnel. La même distinction est notée chez les Nupe, en Nigérie (28).
Dès l'âge du cuivre, le commerce se développe notamment dans la première civilisation prédynastique égyptienne; dans la première civilisation dite prédiluvienne en Mésopotamie; dans la civilisation la plus ancienne découverte sur le site de Troie, en Asie Mineure; dans la civilisation créto-mycénienne en Grèce; dans la civilisation des Aztèques au Mexique, avant la conquête espagnole; dans l'ancienne civilisation chinoise, indienne et japonaise, etc.
Dans un livre de la littérature classique chinoise, l'Appendice au Canon des changements de Con Fu-tse, il est rapporté que les marchés (c'est-à-dire le commerce) furent inventés à la même époque que la charrue, c'est-à-dire au même moment ou se produisent les changements importants dans l'agriculture qui résultent de la révolution métallurgique (29).
Avec l'âge de bronze, le développement des relations commerciales devient la condition préalable pour l'utilisation productive des connaissances techniques. En étudiant soigneusement les gisements de cuivre et d'étain disponibles à l'époque, Gordon Childe a démontré qu'au fur et à mesure que les peuples méditerranéens passaient à la fabrication d'objets de bronze, ils devaient nécessairement engager des relations commerciales internationales avec de nombreux pays. Des Indes à la Scandinavie, il n'y a en effet que quatre régions où ces deux métaux pouvaient être trouvés simultanément, à savoir au Caucase, en Bohème, en Espagne et aux Cornouailles (30). Or I'âge de bronze n'est né dans aucune de ces quatre régions.
Les peuples qui ont présidé à son essor ont dû, pour obtenir ces métaux précieux, organiser de vastes expéditions commerciales- à moins que ce ne fussent des expéditions périodiques de brigandage comme celles qui soumirent à l'Égypte dès la 2e dynastie les mines de la péninsule de Sinaï (31) (() Le chariot à roues et le navire à voiles sont inventés dés l'âge de bronze et accompagnent les progrès de la civilisation dans tout le monde antique. Des caravanes régulières relient l'Égypte à la Mésopotamie à travers la péninsule de Sinaï, la Palestine et la Syrie, relient la Mésopotamie aux Indes à travers l'Iran, le nord de l'Afghanistan et la vallée de l'indus. Dès l'age de bronze, dans l'Europe encore barbare, de vastes relations commerciales se nouent entre la mer Baltique et la Méditerranée, la vallée du Danube, la plaine pannonique et les îles britanniques.
Lorsque ce commerce international se stabilisent et devient pacifique, il n'en reste pas moins affaire d'État, et est au début réalisé par l'intermédiaire de commerçants fonctionnaires. Un port-entrepôt neutre assure la rencontre des deux nations (39).
Production pour les besoin et production de marchandises.
La production des sociétés primitives est essentiellement une production pour ies besoins. Les producteurs produisent pour satisfaire les besoins de leur communauté large (tribu ou clan) ou étroite (famille). Il en est ainsi des peuples qui ramassent encore leur nourriture aussi bien que de ceux qui la produisent déjà au sens propre du mot. Les premiers empires érigés sur la base de l'agriculture par irrigation ne présentent pas des traits économiques fondamentalement différents de ceux-ci. Les rois ou prêtres qui centralisent les surplus, les utilisent pour satisfaire leurs propres besoins ou les besoins de toute la communauté. Il est significatif que le roi de Babylone s'appela dans ses inscriptions officielles « Paysan de Babylone », « Pasteur d'hommes », « Irrigateur des champs ». En Égypte, pharaon et administration gouvernementale furent désignés par le terme Pr`o = !a grande maison. En Chine, un des empereurs légendaires qui auraient fondé la nation est appelé Héou-tsi, prince millet (33). L'ensemble de I'économie apparaît en effet comme celle d'un grand domaine produisant des valeurs d'usage pour satisfaire ses besoins (34). ',
Avec l'artisanat autonome une production d'un genre nouveau fait son apparition. Les producteurs, paysans-artisans qui vivent au sein de la communauté villageoise n'apportent sur le marché que le surplus de leur production, c'est-à-dire ce qui subsiste une fois couverts les besoins de leurs familles et de la communauté. L'artisan spécialiste détaché d'une communauté, le forgeron ou potier itinérant, ne produit plus des valeurs d'usage pour couvrir ses propres besoins. L'ensemble de sa production est destiné à l'échange. C'est en échange des produits de son travail qu'il acquerra les moyens de subsistance, vêtements, etc., pour couvrir ses propres besoins et ceux de sa famille.
L'artisan autonome détaché de la communauté villageoise ne produit plus que des valeurs d'échange, des marchandises destinées au marché.
Celui qui produit essentiellement des valeurs d'usage, destinées à satisfaire ses propres besoins ou ceux de sa communauté, subsiste grâce aux produits de son propre travail. Production et produits, travail et produits de travail, s'identifient pour lui dans la pratique comme dans sa conscience. Dans la production des marchandises, cette unité est rompue.
Le producteur de marchandises ne vit plus directement des produits de son propre travail ; au contraire, il ne peut subsister qu'à la condition de se défaire de ces produits. Il vit, comme le dit Glotz, des artisans grecs de l'époque homérique, exclusivement de son travail. C'est d'autant plus vrai que ces premiers artisans se rendent au domicile de leurs clients et reçoivent d'eux la matière première pour leur production (35). Il en est de même dans la plupart des sociétés lors d'un premier développement de production de marchandises: notamment en Égypte, en Chine, au Japon, aux Indes et au début du Moyen Age européen (36).
La production de marchandises n'apparaît pas d'un seul coup ni pour l'ensemble de la société. Quand l'artisanat devient professionnel et que quelques artisans deviennent des producteurs de marchandises détachés de la communauté villageoise, les paysans et le reste des artisans peuvent, pendant des siècles, continuer à vivre comme des producteurs de valeurs d'usage. Ils n'échangeront que de petits surplus de leur production pour acquérir les quelques marchandises dont ils ont besoin. Ces marchandises se réduisent essentiellement au sel et au fer (métaux). Il en fut ainsi en Chine, dans l'Europe du Moyen Age, dans la Russie du Moyen Age1, au Japon du Moyen Age, dans la communauté du village hindou, en Afrique, dans l'Amérique précolombienne, etc. (37)
L'échange généralisé et spécialisé, le commerce, se limite d'abord aux métaux et aux ornements (produits de luxe) plus ou moins réservés à l'État (roi, prince, temple). Mais la production de marchandises atteindra un niveau supérieur au moment où elle fournit également des produits artisanaux et agricoles au commerce. L'invention de la roue pour chariots permet d'utiliser le principe de rotation dans la technique de la poterie. Le tour du potier est le premier instrument de travail qui permet la « fabrication en série » de marchandises exclusivement destinées au commerce.
L'ethnographie indique le plus souvent que si les femmes sont les premières à faire de la céramique aussi longtemps qu'il s'agit d'une technique domestique ou villageoise, les hommes sont les premiers à utiliser les tours de potier et deviennent des spécialistes travaillant pour le marché. Quant aux produits agricoles transformés en marchandises, ils font leur apparition lorsque se constituent des communautés humaines complètement détachées de la production de moyens de subsistance, communautés d'artisans, de commerçants et d'administrateurs, c'est-à-dire des communautés urbaines Selon Polanyi, ce serait en Lydie, puis à Athènes, que les premiers marchés locaux de vivres se seraient constitués. Nous avons cependant l'impression qu'en Chine, de tels marchés ont existés également au Vème siècle avant J.-C. sinon encore plus tôt (39).
Société coopérativement organisée et société reposant sur l'économie du temps de travail.
Dans la société primitive qui ne produit que peu ou pas de surplus, l'organisation coopérative du travail est fondée sur la coutume et sur les rites, qui servent à régulariser les activités économiques essentielles. Dans des régions défavorisées, où I'approvisionnement en nourriture est difficile, la coopération du travail peut impliquer une activité économique incessante, poussée jusqu'aux limites de la force physique humaine. Dans des régions plus favorisées par la nature, comme les îles du Pacifique, la production du produit nécessaire peut absorber une partie relativement petite du temps disponible, le reste du temps étant alors consacré aux loisirs.
Normalement, aucune société communautaire ne supprimera volontairement une partie importante de ses loisirs pour travailler, produire davantage, si elle n y est pas obligée par des nécessités économiques et sociales2. La nécessité économique, c'est le besoin d'obtenir un plus grand surplus de produits afin d'acquérir, par voie d'échange, des biens nécessaires à la bonne marche de la société et que la communauté elle-même ne produit pas (certains genres de nourritures, sel, matières premières pour fabriquer des instruments de travail, ornements à fonction rituelle, etc.). La nécessité sociale est celle qui oblige d'abandonner régulièrement un surplus à un pouvoir centralisateur, soit dans l'intérêt de la communauté (pour exécuter des travaux d'irrigation, etc.) soit par suite d'une conquête qui impose par la force un tel tribut.
Les deux nécessités peuvent d'ailleurs se combiner. Parlant des tribus Majo et Baure, qui vivent en Bolivie orientale, Alfred Métraux écrit : « lIs avaient un tel besoin du métal qui facilitait la lutte quotidienne pour la vie, que dans l'absence d'autres marchandises acceptables pour les Blancs, ils s'adonnaient rapidement au commerce d'esclaves (41). >.
En d'autres termes : l'accroissement du surproduit au-delà d'une limite étroite (réserve de vivres) n'est pas le résultat d'un développement autonome de l'économie. Il est le résultat de l'intervention de pressions externes, économiques (échange) ou sociales (appropriation du surplus par un pouvoir central ou une classe dominante*)3.
Aussi longtemps que la société primitive, coopérativement organisée, ne connaît pas encore d'autre division de travail que celle qui sépare les sexes, le rythme de travail sera établi par la coutume et Ies rites. Dès qu'une division du travail plus conséquente s'établit, I'apport communautaire de chaque producteur doit être mesurable par un critère commun. Sinon, la coopération du travail tendrait à se désagréger par l'établissement de groupes favorisés et défavorisés. Cette mesure commune d'organisation ne peut être que l'économie du temps de travail.
Le village peut être considéré comme une grande famille. La totalité de la production annuelle doit correspondre plus ou moins aux besoins en moyens de subsistance, en vêtements, logements et instruments de travail. Pour qu'il n'y ait pas de déséquilibre entre ces productions différentes, pour que les paysans ne consacrent pas une partie exagérée de leur temps à la production de pots ou de produits en cuir et laissent en friche une partie des champs, il faut que la communauté établisse un bilan du temps de travail disponible, et répartisse celui-ci d'abord entre les secteurs essentiels, indispensables à la bonne marche de la communauté, tout en laissant chacun libre d'utiliser le reste de son temps comme bon lui semble.
L'ethnographie et l'histoire économique démontrent qu'en effet la communauté villageoise qui connaît un début de division du travail, organise la vie sociale sur la base d'une économie du temps de travail. Les peuples primitifs considèrent que seul Ie travail est quelque chose de rare, (« scarce »), dit Ruth Bunzel (42). D'après Bœke, l'économie de la desa (communauté villageoise) indonésienne est fondée sur le calcul d'heures de travail dépensées (43).
Dans l'économie du village japonais, « le principe de l'échange, ce sont les journées de travail d'hommes. Si la famille « a » est composée de deux hommes qui travaillent pendant deux jours sur les champs de la famille « b », cette famille « b » devra fournir un équivalent (en travail) sur les champs de « a », ce qui pourrait constituer en 3 hommes travaillant durant une journée et un homme fournissant une journée supplémentaire, ou en toute autre combinaison qui égale (le travail) de deux hommes travaillant pendant deux jours... Lorsque 4 ou 5 familles collaborent dans un groupe kattari (travail coopérateur pour transplanter du riz), le calcul s'effectue sur la même base. Ceci exige un livre de compte pour comparer les jours et les hommes au travail (le nombre de journées de travail fournies) (44) ».
Chez la tribu nègre des Hech, les paysans qui commandent une lance au forgeron (qui est lui-même paysan-forgeron) travaillent sur la terre du forgeron pendant le temps que celui-ci travaille à Ia lance (45). Dans l'antique Inde de l'époque des rois Maurya, travail et produits du travail dictent les règles d'organisation de la vie économique (46).
Lorsque s'établissent les premières formes de subordination sociale, d'appropriation du surproduit par une partie privilégiée de la société, la comptabilité de l'exploitation est également fondée sur une économie du temps de travail.
Chez les Incas, « le tribut devait consister exclusivement en travail, c'est-à-dire temps et qualification en tant que travailleur, artisan ou soldat. Tous les hommes étaient considérés comme égaux à ce sujet : celui qui avait des enfants pour l'aider à fournir le tribut imposé était considéré comme riche, tandis que celui qui n'avait pas d'enfants était considéré comme pauvre. Chaque artisan qui travaillait au service de l'lnca ou de son curaca (supérieur) devait recevoir toutes les matières premières et ne pouvait être employé ainsi que pendant 2 ou 3 mois par an (47) ».
Il en fut de même en Europe au haut Moyen Age, lorsqu'une grande partie des paysans vécurent sous le régime, du servage. Les villages étaient régis par une stricte économie du temps de travail, trois jours de travail en moyenne par semaine sur les terres du seigneur, trois jours sur les terres propres du serf4. De même, ies femmes des serfs avaient à travailler un nombre de jours fixe dans les ateliers du domaine pour y filer, tisser, coudre, etc. Chaque, artisan avait un champ à lui, en échange duquel il devait fournir des services spécifiques au domaine et aux autres tenanciers.
L'organisation sociale fondée sur l'économie du temps de travail a laissé de nombreuses traces jusque dans le langage. En Europe centrale, au Moyen Age, la mesure de surface la plus commune est le Tagwerk (journal), surface qu'un homme peut labourer en une journée. En anglais médiéval le mot « âcre » a le même sens. Dans les montagnes kabyles, on évalue les propriétés en zouija, journées de labour effectuées par la charrue à deux bœufs
En France, la « carrucata» désigne la quantité de terre, qu'un homme peut normalement labourer avec une charrue en une journée. La « pose », unité de superficie suisse, est analogue au journal (49).
À quel point l'économie du temps de travail réglait l'ensemble de l'activité économique, voilà ce qui ressort nettement de la description que donne Dollinger de la disparition des serfs journaliers : « Bien entendu, ces exemptions de service (des journaliers) ne laissaient pas le serf inactif: elles impliquent qu'il recevait de son maître une tenure qu'il exploitait pour son propre compte ses jours de liberté. Sans doute cette tenure était-elle généralement en proportion du temps dont il disposait. Celui qui n'avait qu'un jour de liberté par semaine obtenait probablement un lopin peu étendu ; celui qui en avait deux ou trois pouvait recevoir éventuellement une manse entière (50). »
Analysant l'ensemble des redevances paysannes au Moyen Age, Marc Bloch arrive à la même conclusion :
« Au seigneur, les paysans, ou du moins certains d'entre eux, devaient remettre, chaque année, un nombre fixe de produits fabriqués : objets de bois, étoffes, vêtements même sur certaines manses où se perpétuaient, de père en fils, les recettes d'un métier qualifié, outils en métal. Parfois la matière première était, comme le travail, à la charge du tenancier : c'était probablement pour le bois, le cas ordinaire. Mais lorsqu'il s'agissait d'étoffes, les matériaux étaient souvent fournis par le seigneur : le paysan ou sa femme ne donnait que son temps sa peine et son adresse (nous soulignons) (51). »
Dans de nombreux cas d'ailleurs, la désignation des redevances des paysans se faisait de façon interchangeable ; en temps de travail ou en quantité de produits. Ainsi les obligations des femmes-serves envers la seigneurie de Saint-Gall sont quelquefois - comme dans l'antique Lex Alemannorum -indiquées par nombres de journées de corvée, quelquefois par la quantité de produits à fournir pendant ces journées (52). Les Aztèques imposèrent aux autres peuples du Mexique un tribut calculé indifféremment soit en journées de travail, soit en quantités de produits artisanaux, soit en surface de terre à cultiver (53). Au Japon, il existe au VIIIème siècle de notre ère deux genres de corvées non agricoles, le cho et le yo. Le statut de Taiho fixa le montant de ces deux corvées à la fois en longueur du temps de travail (10 jours), en quantité de toile (26 Shaku, ce qui égale plus ou moins 10 m) et en quantité de blé (1 To égale plus ou moins deux boisseaux) (54). De cette façon, chez les producteurs d'une telle société, la longueur du temps de travail nécessaire pour produire une marchandise déterminée est fort transparente. De même en Europe occidentale, lorsque, à partir du XIIème siècle, le faire-valoir direct est de plus en plus remplacé, sur le continent, par le bail à terme, c'est la moitié de la récolte qu'il faut laisser au seigneur à la place des classiques trois jours de corvée par semaine. En Chine, les chroniques de la dynastie T'ang calculent exactement combien de travail il faut dépenser pour la culture du millet (283 jours par an) et du blé (177 jours), alors que l'impôt foncier est payable en nature (55). Dans la commune médiévale, note Espinas, il existe un rapport rigoureux entre la journée de travail et la quantité (numérique) de la besogne (56).
Nous retrouvons cette même comptabilité économique basée sur la durée du travail en Amérique espagnole, au moment où la corvée des Indiens est transformée en rente en nature, dans le système du repartimiento-encomienda (57), ainsi qu'en Indonésie au moment de l'introduction du culturstelsel. La population ne devait plus payer « la rente foncière », mais planter 1/5 de son sol en produit à revendre au gouvernement : indigo, sucre, café, tabac, etc. « Si l'on ne possédait pas de terres, il fallait travailler 66 jours par an sur les plantations gouvernementales (58). » Quant au Vietnam, on y signale pendant la morte-saison, la pratique des prêts payables en journées de travail : 1,5 piastre contre 10 jours de travail à fournir au moment des grands travaux, etc.
Valeur d'échange des marchandises.
Or, l'échange généralisé, le commerce, n'apparaît qu'à un stade de développement social caractérisé par cette économie du temps de travail. Les peuples qui ont échappé à la nécessité de tenir compte de cette économie se contentent précisément d'un faible surproduit et d'échanges purement rudimentaires ou rituels5. Il s'ensuit que ces échanges sont guidés par le même étalon objectif qui est à la base de toute l'organisation sociale, c'est-à-dire que la valeur d'échange des marchandises est mesurée par le temps de travail nécessaire pour les produire.
Nous saisissons le passage d'une organisation sociale régie consciemment par l'économie du temps de travail, vers des échanges guidés mi-consciemment, mi-objectivement par le même principe, dans l'exemple des rapports commerciaux établis dans les montagnes Nilgiri, près de l'extrémité sud-ouest de la péninsule indienne entre quatre tribus: les Toda, Karumba, Badaga et Kota.
Les Toda sont des bergers ; les Karumba vivent encore dans la jungle ; les Badaga sont des agriculteurs ; et les Kota sont avant tout des artisans qui connaissent déjà la métallurgie et fabriquent des couteaux. Ils fournissent aux trois autres tribus des couteaux ainsi que des pots et des instruments de musique nécessaires aux cérémonies religieuses. En échange, ils reçoivent des Toda des buffles et d'autre bétail ; des Karumba du miel, des fruits sauvages et une protection (magique) ; des Badaga du blé. Mais les Kota ne sont pas des artisans purs ; ils possèdent eux-mêmes des champs qu'ils labourent. Les rites fixent la quantité traditionnelle de blé - résultat d'une longue expérience - qui doit s'échanger contre les ustensiles métalliques fournis par les forgerons Kota. Si des familles Badaga désirent obtenir davantage d'ustensiles métalliques, « elles sont obligées de travailler sur les champs des forgerons Kota durant tout le temps nécessaire pour forger ces ustensiles supplémentaires (60) ».
De même, chez les Dahomey, « le forgeron achète individuellement de la ferraille et la conserve jusqu'à ce qu'il puisse profiter du travail de ses compagnons, pour lesquels il travaille entre-temps. Lorsque ce moment arrive, tous les membres de la forge (de la corporation des forgerons) convertissent la ferraille qu'il avait achetée en houes, haches, couteaux et autres marchandises vendables. Le propriétaire de la ferraille a la liberté de vendre ces outils et de conserver le produit de ces ventes. Il emploiera cet argent pour ses frais de subsistance et pour acheter de la ferraille, travaillant entre-temps pour ses associes, jusqu'à ce qu'arrive de nouveau son tour pour utiliser la force de travail combinée de la forge (61) ».
L'échange simple, occasionnel, rituel, et sans importance économique, peut fort bien se passer de strictes relations d'équivalence. Il n'en est pas de même de l'échange généralisé. L'absence d'un critère objectif d'équivalence empêcherait toute régularisation des relations d'échange. Elle aboutirait à la désorganisation et à la dissolution de toute société comportant un nombre élevé de producteurs de marchandises. Les producteurs abandonneraient les branches ou en échange des produits de leur travail, ils recevraient moins que dans d'autres branches. De strictes relations d'équivalence entre les produits et marchandises qu'on échange y sont donc indispensables.
Mais une relation d'équivalence entre deux produits, deux marchandises, exige un étalon commun, une qualité commensurable commune. La valeur d'usage d'une marchandise dépend de l'ensemble de ses qualités physiques, qui en déterminent l'utilité. L'existence de cette valeur d'usage est une condition indispensable à l'apparition d'une valeur d'échange ; personne en effet n'accepterait en échange de son propre produit une marchandise n'ayant d'utilité, de valeur d'usage, pour personne. Mais la valeur d'usage de deux marchandises exprimée dans leurs qualités physiques est incommensurable ; on ne peut mesurer avec un étalon commun le poids du blé, la longueur de la toile, le volume des pots, la couleur des fleurs. Pour permettre un échange réciproque entre ces produits, il faut chercher une qualité qu'ils ont tous en commun, qui peut en même temps être mesurée et être quantitativement exprimée, et qui doit être une qualité sociale, acceptable pour tous les membres de la société.
Or, I'ensemble des qualités physiques des marchandises qui commandent leur valeur d'usage, est déterminé par le travail spécifique qui les a produites : le travail du tisserand détermine les dimensions, la finesse, le poids de la toile ; le travail du potier, la résistance, la forme, les couleurs du pot. Mais si les marchandises sont le produit d'un travail spécifique déterminé, ces marchandises sont en outre le produit du travail humain social, c'est-à-dire d'une partie du temps global disponible à une société déterminée, et sur l'économie duquel la société est basée, comme nous venons de l'indiquer. C'est ce fait qui rend les marchandises commensurables ; c'est ce travail humain général-appelé abstrait parce qu'on fait abstraction de son caractère spécifique, de même que pour additionner 3 pommes, 4 poires et 5 bananes, on doit faire abstraction de leurs qualités spécifiques pour ne plus retenir que 12 fruits-ce qui est la base de la valeur d'échange6.
C'est la mesure de ce travail-la durée du temps de travail nécessaire pour produire la marchandise-qui donne la mesure de la valeur d'échange.
Petite production marchande.
Lorsque l'artisanat autonome, le commerce et la division de la société en classes ne sont que faiblement développés, la production de marchandises occupe une place relativement restreinte dans la société. C'est seulement quand le commerce et la vie urbaine ont atteint un certain degré de développement, quand ils ont créé un marché suffisamment large, que la production de marchandises se développe et se généralise à son tour dans les villes (63). Nous entrons alors dans une époque historique, caractérisée par le fait qu'en même temps la production de marchandises se généralise à la ville et la production pour le besoin se décompose lentement à la campagne. Cette production de marchandises effectuée par des artisans, propriétaires de leurs propres moyens de production (instruments de travail), est appelée production de marchandises simples ou petite production marchande Elle est devenue prépondérante à des époques de civilisation urbaine, notamment dans l'Antiquité à partir du VIème siècle avant J.-C. en Grèce, vers le VIIIème siècle après J.-C. dans l'Empire de l'Islam, et à partir du XIe siècle de notre ère dans l'Europe occidentale où elle atteindra son développement le plus caractéristique dans les Pays-Bas du sud et en Italie aux XIIIème-XVème siècles.
Dans la petite production marchande, le travail ne procure plus directement la satisfaction des besoins du producteur; travail et produit du travail ne s'identifient plus pour lui. Mais ce producteur reste maître du produit de son travail ; il ne s'en sépare que pour acquérir lui-même les vivres qui assureront sa subsistance. La division du travail sépare déjà le producteur de son produit : elle n'opprime pas encore celui-là par celui-ci. La société voit se développer lentement en son sein la production des marchandises ; elle voit se rétrécir lentement la production de valeurs d'usage pures et simples.
Plus la production de marchandises s'étend, et plus la comptabilité exacte en heures de travail devient impérieuse. Dans la société primitive où n'existe qu'une rudimentaire division de travail, seule l'observation stricte de la comptabilité de travail pour les travaux essentiels est d'importance vitale pour la survie de la communauté. Mais, pour le reste, nous l'avons vu, il importe relativement peu que deux ou trois heures de travail soient consacrées à produire un objet déterminé. C'est ce qui explique la liberté fort large dont disposent les membres de tels peuples, dans le cadre de règles strictes qui régissent les activités productrices de nourriture. Herskovits a dressé un tableau saisissant de ce mélange de comptabilité stricte et de liberté large dans le cycle de production et de consommation chez les Talensi, peuple qui vit de cueillette et d'agriculture au Ghana (Afrique occidentale) (64).
Mais dès que la production de marchandises s'étend au sein d'une communauté primitive, la comptabilité du temps de travail se fait de façon plus rigoureuse. Sur le marché où se rencontrent les produits du travail de différents villages, sinon de différentes régions, les valeurs d'échange s'établissent dorénavant d'après des moyennes sociales. Ce n'est pas le nombre d'heures de travail effectivement dépensées pour la fabrication d'un objet qui en détermine la valeur, mais le nombre d'heures de travail nécessaires pour le fabriquer dans les conditions moyennes de productivité de cette société à cette époque. Les marchandises deviendraient en effet incommensurables si leur valeur était déterminée par le temps de travail occasionnel que chaque producteur individuel a consacré à leur production. «Il faut qu'il (l'artisan médiéval) produise, d'après des conditions déterminées, des étoffes « non pas personnelles, mais officielles, urbaines » ; son travail, pourrait-on dire est expressément objectif et non pas subjectif (65). »
Dès que la valeur des marchandises s'établit par la quantité de travail socialement nécessaire pour les produire-c'est-à-dire dès que cette moyenne s'établit par I'expérience d'actes d'échanges répétés, par l'apparition simultanée de produits de plusieurs producteurs différents en concurrence les uns avec les autres-, les producteurs maladroits, lents, travaillant avec des méthodes archaïques, sont pénalisés. Ils ne reçoivent en échange du temps de travail individuellement fourni à la société qu'un équivalent produit en un laps de temps inférieur. Une discipline plus grande et une comptabilité plus stricte du travail accompagnent ainsi le développement de la production des marchandises7.
Avec le développement de la petite production marchande, le travail humain commence de même à se différencier selon sa qualité ; Le travail composé, qualifié, se détache du travail simple. Comme l'artisanat, en se spécialisant de plus en plus, nécessite une période d'apprentissage plus ou moins prolongée dont les frais ne sont plus supportés, comme dans les sociétés primitives, par la communauté tout entière, mais par la famille de l'apprenti ou par celui-ci individuellement, personne ne se consacrerait à l'apprentissage prolongé d'un métier, si en échange d'une heure de travail qualifié, il devait toucher le même équivalent qu'en échange d'une heure de travail non qualifié. Le travail humain qualifié est considéré comme du travail composé dans lequel n'entre pas seulement la dépense de travail de l'artisan, au moment où il produit en sa qualité de maître, mais encore une parcelle de sa dépense de travail non rémunérée à l'époque de son apprentissage (amortissement social des frais généraux de l'apprentissage).
La loi de la valeur qui règle l'échange des marchandises d'après la quantité de travail humain abstrait, simple, socialement nécessaire, qu'elles contiennent, commence finalement à remplir une fonction supplémentaire La société primitive et la communauté villageoise, avec leur division du travail rudimentaire, étaient organisées sur la base d'une coopération du travail consciente, dans laquelle la coutume, les rites, les conseils des anciens ou des administrateurs élus déterminaient le rythme de la production ; là-dessus venaient se greffer au besoin la corvée ou les tributs à abandonner aux classes possédantes.
Mais lorsque la petite production marchande se développe, nous sommes en présence de producteurs libérés de toute subordination à une organisation sociale collective. Chaque producteur, dans les limites de sa force physique et de sa capacité productrice (instruments de travail, etc.), peut produire autant qu'il veut. Ces producteurs ne produisent plus des valeurs d'usage pour la consommation d'une communauté fermée ; ils produisent maintenant des marchandises pour un marché plus ou moins large, plus ou moins anonyme. La loi de la valeur, qui coordonne les échanges sur une base objective et n'assure que des équivalents à chaque marchandise échangée, réorganise ainsi, à travers les échanges réussis et manqués, la répartition entre les différentes branches de production de l'ensemble des heures de travail disponibles à la société Le travail humain, dans les sociétés primitives, était un travail directement social. Dans la petite société marchande, le travail individuel n'acquiert son caractère de travail social qu'indirectement, à travers le mécanisme de l'échange, par le jeu de la loi de la valeur8.
Si un artisan produit davantage de toiles que le marché de sa société ne peut en absorber, une partie de sa production restera non vendue, non échangée, ce qui lui prouvera qu'il a consacré une partie excessive du temps de travail socialement disponible à la production de ces toiles ou, en d'autres termes, qu'il a gaspillé du temps de travail social. Ce gaspillage, dans une société consciemment coordonnée, aurait été établi à priori par la coutume ou les commentaires des autres membres de la communauté. Sur le marché, la loi de la valeur le révèle seulement a posteriori, pour le malheur du producteur qui ne recevra pas d'équivalent pour une partie de son effort, de ses produits.
Ces règles restent cependant toutes fort transparentes au début de l'époque de production de marchandises, à I'époque de la petite production marchande. La preuve en est qu'aussi bien dans les corporations de l'Antiquité que dans celles de Ia Chine, de Byzance, du Moyen Age européen et arabe, etc, des règles fixes, connues de tous, établissaient à la fois le temps de travail à consacrer à la -fabrication de chaque objet, la durée de l'apprentissage, ses frais, et l'équivalent normal à demander pour chaque marchandise (67)9. Cette transparence n'exprime rien d'autre que le fait suivant : avec la petite production marchande, nous n'atteignons qu'une étape transitoire entre une société régie consciemment par la coopération du travail et une société dans laquelle la dissolution complète des liens communautaires ne laisse plus de place qu'à des lois « objectives» , c'est-à-dire aveugles, « naturelles », indépendantes de la volonté des hommes, pour régir et gouverner les activités économiques.
CHAPITRE III : ARGENT, CAPITAL, PLUS-VALUE.
Nécessité d'un équivalent général.
L'échange simple ou développé s'effectue sous la forme du troc, de la rencontre directe entre les produits qui s'échangent. Pour des peuples primitifs, habitués à échanger les mêmes produits d'après des normes traditionnelles voire rituelles, le troc ne créa aucun « problème » économique (1).
Il en va autrement de l'échange généralisé et du commerce. Ce n'est plus un seul produit, surplus de la tribu, qui est échangé contre d'autres produits ; c'est une multitude de produits les plus divers qui sont maintenant échangés contre une multitude d'autres produits. Les rapports d'équivalence ne concernent plus deux produits, ou deux catégories de produits, mais une variété infinie de biens différents. Ce n'est plus seulement le temps de travail du potier qui est compare à celui de l'agriculteur ; ce sont dix, vingt, trente métiers différents, qui doivent comparer périodiquement leurs efforts productifs respectifs Pour que ces échanges puissent s'effectuer sans interruption, il faut que les propriétaires des marchandises puissent se défaire de leurs biens, avant de rencontrer accidentellement des acheteurs qui possèdent les produits qu'ils désirent eux-mêmes obtenir en échange de ces biens. Pour que les échanges puissent s'effectuer sur la base d'équivalences, il faut une marchandise dans laquelle toutes les autres puissent exprimer leur valeur d'échange respective. C'est la marchandise-équivalent général qui remplit ces fonctions.
L'apparition d'un équivalent-général, de l'argent sous toutes ses formes, accompagne la généralisation de I'échange et les débuts du commerce. La nécessité d'un tel équivalent est apparente. Sir Samuel Baker raconte comment il entendit les usagers crier sur le marché de Nyoro, en Ouganda :
«Du lait à vendre pour du sel ! Du sel à échanger contre des têtes de lances ! Du café bon marché pour des perles rouges ! (2) »
Si les propriétaires du sel désirent non pas du lait mais des perles rouges ; si les propriétaires des perles rouges ne veulent ni du sel ni du café mais du lait, tous ces échanges ne pourraient pas s'effectuer, car nous ne trouvons pas face à face deux propriétaires de marchandises prêts à échanger leurs biens l'un contre l'autre. Ce qui caractérise l'équivalent général, c'est qu'il est une marchandise contre laquelle tout autre marchandise peut être acquise. Supposons maintenant que le sel soit devenu équivalent général. Du coup, les trois opérations peuvent s'effectuer sans difficulté. Le commerçant échangera effectivement ses perles rouges contre du sel, non pas parce qu'il désire réaliser la valeur d'usage du sel, mais parce qu'en échange du sel, équivalent général, il peut obtenir le lait qu'il convoite.
L'équivalent général est donc lui-même une marchandise ; sa valeur d'échange propre est déterminée, comme celle de toute autre marchandise, par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. C'est par rapport à cette valeur d'échange réelle que toutes les autres marchandises exprimeront dorénavant leur propre valeur d'échange. En tant que marchandise, I'équivalent général conserve également une valeur d'usage qui reste déterminée par ses qualités naturelles : au bout de sa circulation, le sel finit par être utilisé pour la salaison de la viande. Mais à côté de sa valeur propre, naturelle, physique, la marchandise-équivalent général acquiert une valeur d'usage supplémentaire : celle de faciliter l'échange mutuel d'autres marchandises, d'être un moyen de circulation et un étalon de la valeur.
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Ainsi, dans l'Égypte du temps des Ramassides, c'est le bétail qui sert d'équivalent général et
1 natte
5 mesures de miel et
11 mesures d'huile
Au début du 2e millénaire avant J.-C. sous le règne du roi Bilalama, le métal argent était devenu l'équivalent général à Eschouna, en Mésopotamie. Sur les tablettes de taxation, découvertes en 1947 à Tell Harmal, nous trouvons inscrites les équivalences suivantes (mesures converties en celles du système métrique).
12 L d'huile de sésame
300 L de blé
600 L de sel 5 kg de laine
1 kg de cuivre
égalent la valeur d'un sicle d'argent
Dans le code hittite, de 500 ans plus jeune que le code du roi Bilalama, nous trouvons une longue liste d'équivalences, de laquelle nous extrayons les exemples suivants :
1 mouton
1 « zimittani » de beurre
1 peau d'un grand bœuf
4 mines de cuivre
20 peaux d'agneau
2 « pa » de vin
1/2 « zimittani » de bonne huile
3 chèvres valent 2 sicles d'argent.
1 vêtement fendu vaut 3 sicles d'argent.
1 grande toile vaut 3 sicles d'argent.
1 cheval d'attelage vaut 20 sicles d'argent (5)
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Il s'agit ici d'une véritable liste de prix. Le prix n'est donc rien d'autre que la valeur d'échange d'une marchandise exprimée dans une quantité détermine de la marchandise-équivalent. L'équivalent général est devenu monnaie ; le prix est l'expression monétaire de la valeur d'échange.
Évolution de l'équivalent général.
Ce sont souvent les marchandises les plus communément échangées dans une région qui, à l'aube de la petite production marchande, deviennent les premiers équivalents généraux. On groupe ces marchandises en deux catégories : les produits qui présentent la plus grande importance pour le peuple en question (vivres, instruments de travail, sel) ; les ornements, qui sont parmi les premiers objets de tout échange humain.
Les peuples qui s'adonnent à l'agriculture et à l'élevage choisissent communément comme équivalent général le bétail, le blé ou le riz. Ainsi, Grecs et Romains prennent le bœuf comme premier équivalent général jusqu'aux VIème et Vème siècles avant J.-C. Les Hindous voient le nom de leur monnaie nationale, la roupee, dériver du mot « rupa » qui signifie troupeau. Les Iraniens de l`Avesta, les Germains de la Lex Saxerum ont également choisi le bœuf comme équivalent général, ce qui indique la prédominance de l'élevage à l'époque où cet équivalent se constitue. Dans l'Afrique du Nord, de l'Est et du Sud, le bétail, à savoir les chameaux, les moutons, les chèvres ou les vaches, représente également l'équivalent général chez des peuples essentiellement éleveurs. Le cheval joue le même rôle chez Ies Kirghises, le buffle en Annam et le mouton au Thibet.
Lorsque la culture du sol l'emporte sur l'élevage au moment de l'apparition de l'équivalent général, ce sont divers produits du sol qui rempliront cette fonction. Dans I'ancien Japon, le riz fut pendant des siècles le seul équivalent général. En Chine, ce fut d'abord le blé et le millet, ensuite également le riz. En Mésopotamie, ce fut le blé.
En Égypte, le blé préparé en nourriture, c'est-à-dire des pains cuits sous une forme déterminée, refoule très tôt le bœuf.
Aux Indes également, le blé supplante le bœuf dès le Vème siècle avant J.-C. en tant qu'équivalent général, et dans les villages il conserve ce rôle jusqu'au XIXème siècle. Au Soudan, les dattes furent utilisées longtemps comme équivalent général. En Amérique Centrale ce fut le maïs. Au Newfoundland et en Islande jusqu'au XVème siècle, ce furent les poissons séchés ; aux îles Nicobar, les noix de coco ; chez les tribus primitives des Philippines le riz, et sur les îles Hawaii avant la pénétration occidentale, le poisson salé.
Les instruments de travail les plus importants sont aussi utilisés comme équivalents général : haches en bronze ou en cuivre, trépieds de bronze en Crète ; vases de bronze au Laos ; pelles en fer, houes en fer en Afrique centrale et oriental ; hameçons dans les îles Salomon et Marshall du Pacifique, etc. En Chine, deux des monnaies les plus anciennes, « pu » et « tsian », signifient originellement « outil agricole » et dérivent d'instruments de travail en bronze (6). Au Japon, aux VIIème et VIIIème siècles de notre ère, les pelles ou houes en fer constituent l'essentiel de la richesse mobilière (7).
Les matières premières dans lesquelles ces instruments de travail sont fabriqués peuvent souvent, à leur tour, jouer le rôle d'équivalent général. On connaît la pierre comme équivalent général dans l'île de Yap (océan Pacifique). Dans la Grèce homérique, alors que les vases de bronze commencent à être utilisés comme équivalent général chez les Achéens continentaux, les habitants de l'île de Lemnos considèrent déjà le bronze en tant que métal comme équivalent général. Les lingots et petits bâtonnets de fer jouent le même rôle chez des peuplades plus avancées d'Afrique.
Avec le développement des échanges, les produits d'utilité primordiale (principales ressources d'alimentation ou principal instrument de travail) peuvent être remplacés comme équivalent général par la marchandise locale, c'est-à-dire le principal produit acheté ou vendu aux marchands étrangers. Ainsi nous rencontrons comme équivalents-généraux, les paquets de thé pressé chez les Tartares et les Mongols du XIXème siècle ; les noix de cacao au Mexique du temps des Aztèques ; le sel en Abyssinie, en Afrique occidentale, équatoriale et orientale, en Birmanie, au Thibet médiéval et chez certaines tribus indiennes de l'Amérique du Nord ; les pelleteries au Canada jusqu'au XVIIIe siècle ; les peaux d'écureuils blancs en Russie ; les tissus de chanvre au Japon médiéval; les aunes de drap dans certaines communes d'Europe occidentales, au Moyen Age, etc. En Chine, le pied de toile (tch'e) vaut un boisseau (che) de céréales et est employé comme équivalent général, ensemble avec le blé, le millet et la monnaie de cuivre sous les T'ang (8).
Les ornements dont la première utilisation a bien pu être d'ordre magique10 ont été souvent employés comme équivalent général à l'aube de la petite production marchande. Ainsi, à côté d'obJets utilitaires en bronze, on voit apparaître dans la civilisation créto-mycénienne de petits trépieds en bronze en tant qu'équivalents généraux. On voit de même apparaître Ies anneaux de bronze en Egypte. Le jade jouait un rôle analogue chez les Indiens précolombiens d'Amérique centrale. Les turquoises remplissent la même fonction chez les Indiens Pueblos. Les perles en verre ou en émail ont été utilisées dans le même but en Egypte et atteignent par là l'Europe méditerranéenne. En Afrique, elles se sont répandues comme une véritable monnaie.
L'ornement qui a connu la plus large circulation en tant qu'équivalent général, ce sont les coquillages cauris. De la Chine et des Indes, ces coquillages se répandirent dans les îes du Pacifique, en Afrique, en Europe et jusque dans le Nouveau Monde.
« Les cauris dépassent toutes les autres monnaies de coquillages en solidité et en uniformité. Ils sont relativement uniformes aussi bien quant à leurs dimensions que quant au poids, et peuvent ainsi être comparés à des graines comme... des haricots, du riz, le blé ou l'orge, qui constituent les premières unités de poids utilisées pour peser l'or et l'argent (10). »
Les métaux précieux en tant qu'équivalent général représentent ainsi la rencontre de l'équivalent général-objet de première nécessité et de l'équivalent-général-ornement. Le cuivre, le bronze, I'argent et l'or ont toujours servi d'abord comme matières premières pour la fabrication d'ornements. Ce n'est qu'avec les progrès de la métallurgie que ces métaux sont utilisés également pour !a fabrication d'objets de première nécessité. Dès qu'il en est ainsi, ces métaux jouent un rôle vital dans l'économie. En même temps, ils conservent une signification religieuse, rituelle, voire magique, héritée de l'époque où leur usage était réservé à la fabrication d'ornements. Ces facteurs ont facilité l'adoption des métaux précieux en tant qu'équivalent général de toutes les marchandises.
La monnaie.
Le développement du commerce international coïncide en général avec la révolution métallurgique. Les métaux sont les principaux objets de ce commerce. La nécessité d'un équivalent général se fait plus fortement sentir à ce moment. Il n'est pas étonnant que ce soient précisément ces mêmes métaux qui aient été choisis le plus souvent pour remplir cette fonction. Au début, ce sont encore des objets fabriqués en métal qui sont utilisés comme équivalent général. Mais si les échanges se multiplient, cela provoque des complications et des frais supplémentaires.
En Afrique orientale, les houes en fer servent d'équivalent général. Les tributs qui vivent dans des régions riches en minerai de fer fabriquent ces houes, les échangent contre les produits d'autres régions et dans celles-ci, les forgerons locaux refondent souvent ces houes pour fabriquer des armes ou des ornements (11). On en arrive ainsi à prendre comme équivalent général le métal pur non fabriqué, mesuré par son poids. De là, le rôle de peseurs d'or, synonyme de changeurs, banquiers, usuriers, au début de toute économie monétaire.
Mais il est fastidieux de peser le métal, coulé ou non sous forme de lingots, lors de chaque échange. À partir d'un certain niveau de développement commercial, I'État prend l'habitude de doter les lingots de métal précieux d'une estampille qui en certifie le poids. De tels lingots pesés d'office apparaissent dès le 3ème millénaire avant notre ère en Mésopotamie et en Égypte, ainsi qu'au 2 ème millénaire en Europe, en Crète et dans le Péloponnèse, aux sièges de la civilisation créto-mycénienne Beaucoup plus tard, vers 700 ans avant J.-C., apparaît l'idée d'adapter la forme du lingot aux exigences d'un transport sur grandes distances. Le roi de Lydie, qui voulait attirer le commerce des cités grecques vers les grands entrepôts de sa capitale, Sardes, se mit à frapper de petites pièces de monnaie en or, pesant quelques grammes seulement. Une de ces pièces permettait dorénavant d'échanger contre de l'argent des marchandises d'une valeur relativement importante. L'extension du commerce est ainsi favorisée ; le paysan et le petit artisan pouvaient dorénavant vendre leurs surplus pour de l'argent au lieu d'effectuer du troc (12). Ce système de frappe de la monnaie s'étendait à l'empire perse, aux cités grecques, et par le rayonnement de ces différentes civilisations, dans l'ensemble du monde touché par leur commerce. Aux Indes et en Chine, il semble bien s'être développé indépendamment de l'Asie mineure. En Chine, des pièces métalliques circulent vers l'an 1000 avant J.-C. et reçoivent un poids réglementaire dès 65 ans avant J.-C. (13).
Si les métaux précieux se sont universellement imposés comme équivalents généraux, c'est qu'ils possédaient une série de qualités intrinsèques que marchands et administrateurs ont empiriquement découvertes et qui les rendent particulièrement aptes à jouer ce rôle :
1. Ils sont facilement transportables : leur poids spécifique élevé permet de concentrer dans un volume restreint une quantité de métal qui représente une valeur d'échange relativement grande. Cette valeur reste stable : relativement peu de transformations techniques se sont produites dans leur mode de production pendant plusieurs millénaires ;
2. Ils sont durables, grâce à leur résistance à l'usure, à l'oxydation, etc.;
3. Ils sont facilement divisibles, et les fragments peuvent être facilement refondus en unités plus grandes ;
4. Ils sont facilement reconnaissables grâce à des qualités physiques spécifiques, et toute contrefaçon peut être détectée de façon relativement simple (au poids).
Cependant, si ces qualités intrinsèques des métaux précieux les prédisposent en quelque sorte au rôle d'équivalent général dès que le commerce a atteint une certaine extension, leur utilisation effective comme telle reste subordonnée à leur production en quantité suffisante sur un territoire déterminé. Habituellement, l'or est produit avant l'argent et, au début, même à moins de frais. Il en fut ainsi dans l'Égypte des Pharaons, dans l'Inde antique, dans l'Amérique précolombienne, etc. (14). Lorsque les métaux précieux restent rares, d'autres métaux sont habituellement utilisés comme équivalent général. Dans la Grèce antique, avant la découverte des mines d'or de Laurium et de Strymon, qui ont fait successivement la richesse d'Athènes et celle des rois de Macédoine, le numéraire en or était fort rare ; I'argent, le cuivre et quelquefois même le fer étaient le plus couramment monnayés. En Laconie, riche en fer, la monnaie de fer prédominait jusqu'au lllème siècle avant J.-C. En Chine, où l'argent et l'or sont fort rares, le cuivre reste jusqu'au XV ème siècle de notre ère la base métallique principale de la monnaie, souvent même remplacée par le fer. La même rareté d'or et d'argent au Japon y a déterminé l'utilisation du cuivre comme étalon général de la valeur, du VII ème au XVII ème siècle de notre ère. À ce moment, la découverte de grandes mines d'or et d'argent permet de frapper abondamment des pièces en métal précieux (15). Il est intéressant de noter que même les pays qui renferment de grandes richesses en métaux précieux n'en entament généralement l'exploitation que lorsque le développement du commerce exige vraiment une abondance de numéraire en ces métaux. Ceci s'explique facilement par le fait que c'est à ce moment-là-là seulement qu'on se met à rechercher de façon active de telles mines11.
Aussi longtemps que l'équivalent général est constitué par des marchandises qui conservent une valeur d'usage propre - objets de première utilité, ornements, matières premières métalliques - leur nouvelle valeur d'usage, qui consiste à fournir un équivalent général à toutes les autres marchandises, n'est qu'une valeur d'usage subsidiaire, qui peut disparaître dès que l'acquéreur de cette marchandise particulière désire en réaliser la valeur d'usage naturelle. Il en va autrement des métaux précieux coulés en lingots, estampillés, puis des pièces métalliques frappées par une autorité publique.
À partir de leur apparition, la valeur d'usage commune et exclusive de cette marchandise nouvelle dans sa fonction d'équivalent général des autres marchandises. Pour que les lingots estampillés ou les pièces frappées puissent de nouveau servir à la fabrication de bijoux, comme matière première métallique, il faut qu'on les refonde d'abord, qu'on les détruise en tant que lingots ou pièces. Nous avons donc obtenu, au bout de l'évolution de l'équivalent général, une marchandise qui n'a plus d'autre valeur d'usage propre que celle de servir d'équivalent général Une telle marchandise est appelée « monnaie, argent. »
Évolution de la richesse sociale et rôles différents de l'argent.
Une société qui produit essentiellement des valeurs d'usage possède comme indice de richesse sociale l'accumulation de ces mêmes valeurs d'usage. Chez les peuples primitifs, ou dans la communauté primitive du village, I'accumulation de nourriture reste l'expression la plus appréciée de richesse et le critère de prestige social. Chez les peuples pasteurs, la richesse sociale se calcule en bêtes à cornes ou en chevaux ; chez les peuples agriculteurs, en quantité de blé, de riz, de maïs, etc. Au début du XVII ème siècle au Japon, la richesse de tout le pays et de chaque seigneur est encore calculée en poids de riz (koku de riz). L'accumulation de valeurs d'usage permet une concentration de richesse qu'il ne faudrait pas sous-estimer. Une seule famille, celle des shogun Tokugawa, dispose à cette époque de 8 millions de koku de riz, sur un total de 28 millions de koku, production annuelle de tout le Japon, c'est-à-dire d'un pourcentage élevé de tout le revenu national (16).
Avec l'extension du commerce, la généralisation des échanges, l'emploi de plus en plus courant de l'argent, celui-ci devient progressivement le principal ou même le seul indice de la richesse cles individus, des familles et des nations. Sa fonction n'est plus seulement celle de servir d'équivalent général dans les opérations d'échange. L'argent remplira simultanément les fonctions suivantes :
1. Il est équivalent général, c'est-à-dire qu'il permet d'acquérir toutes les marchandises disponibles sur le marché ;
2. Il est moyen d'échange, c'est-à-dire qu'il permet la circulation de marchandises même entre cles propriétaires de marchandises qui ne désirent point réaliser la valeur d'usage de leurs marchandises respectives ;
3. Il est mesure de valeur et étalon des prix. La valeur de chaque marchandise est exprimée dans une quantité, un poids déterminé du métal précieux, c'est-à-dire exprimée en argent. Le prix n'est rien d'autre que cette expression monétaire de la valeur. Comme tel, l'argent idéal peut exprimer le prix de n'importe quelle marchandise. Pour ce faire, il n'est guère besoin de posséder une somme ; il suffit de la nommer ;
4. Il est moyen de payement universel : les dettes et amendes envers l'État, le clergé et les individus, la contre-valeur de toutes les marchandises, services ou prestations, se laissent régler au moyen d'argent, contrairement à la société primitive ou il existe des produits particuliers pour remplir ces différentes fonctions12. Ici l'argent « idéal » n'est plus utile ; il faut des pièces sonnantes et trébuchantes ;
5. Il est stock de valeur et moyen de constituer un trésor. Toute société doit posséder des réserves pour subvenir à ses besoins en cas de catastrophes naturelles (épidémies, inondations, mauvaises révoltes, tremblement de terre, incendie,, etc.) ou sociales (guerres, guerres civiles, etc.). C'est la fonction primordiale du surproduit social que de constituer ce fonds de réserve. Dans une société qui produit essentiellement des valeurs d'usage, ces réserves sont constituées en produits stockés.
Dans une société qui commence à produire sur grande échelle des marchandises, ce sont les métaux précieux ou le numéraire en métal qui sont stockés comme trésor. En cas de besoin, ce trésor, véritable stock de valeur et de contre-valeur, permet d'amener toutes les marchandises qui font défaut, même s'il faut s'adresser à des pays lointains. Les métaux précieux sont en effet universellement reconnus comme équivalents généraux. L'expérience enseigne aux peuples qu'une réserve métallique est beaucoup plus stable et moins périssable qu'une réserve de blé ou de bétail (18).
Circulation des marchandises et circulation de l'argent.
Dans la société produisant des marchandises simples, l'argent ne sert d'équivalent général qu'en un nombre relativement restreint d'opérations commerciales. Sa fonction est surtout celle de servir de trésor. Il est conservé jalousement par ceux qui le possèdent et qui l'utilisent tout au plus pour augmenter ou améliorer leur consommation personnelle. « Jusqu'à la fin des guerres médiques, dit Glotz. La société grecque en est restée au régime de la thésaurisation. L'argent s'amasse et ne travaille pas (19). » Il en est de même de l'Europe occidentale du haut Moyen Age (20). En fait, dans le mode de production essentiellement fondé sur l'organisation coopérative du travail au sein de la famille patriarcale et de la communauté villageoise, ainsi que sur le travail individuel de l'artisan urbain, I'argent, même quand il circule, n'est employé que pour l'acquisition de valeurs d'usage. Il reste un élément subordonné, un instrument de la circulation des marchandises... Celle-ci s'effectue d'après le schéma :
M1 - A - M2
Marchandise argent marchandise
Sur le marché municipal des Indiens Chorti, au Guatemala, apparaît un ébéniste, propriétaire de chaises en bois. Il ne veut (ou ne peut) pas réaliser la valeur d'usage de sa marchandise ; il désire au contraire s'en défaire, c'est-à-dire en réaliser la valeur d'échange. Pour que cette opération puisse s'effectuer, il faut qu'il rencontre le propriétaire d'une somme d'argent A qui réaliserait la valeur d'échange des chaises. Il faut encore que ce propriétaire soit prêt à se défaire de cette somme d'argent parce qu'il désire réaliser la valeur d'usage des chaises en bois. Ainsi, la vente des chaises M1 - A s'effectue à la satisfaction des deux partenaires.
Mais le propriétaire des chaises en bois a voulu vendre cette marchandise pour en acquérir une autre, par exemple des nattes tressées du district d'Amatille, dont il a besoin pour son ménage. Avec l'argent qu'il a obtenu par la vente de ses chaises, il cherche un producteur-propriétaire de nattes tressées, afin de les lui acheter. Si un tel producteur-propriétaire arrive sur le marché municipal, I'opération d'achat A - M2 devra normalement pouvoir s'effectuer. À la fin de ces deux opérations successives de vente et d'achat, I'ébéniste possède, à la place d'une marchandise dont il ne désirait pas réaliser la valeur d'usage, une nouvelle marchandise qui lui est utile. Deux marchandises, les chaises en bois et les nattes tressées, ont disparu du marché parce que leur valeur d'usage a été successivement réalisée par deux acheteurs. Par contre, la somme d'argent A a passé dans les mains de trois personnes : de l'acheteur des chaises à l'ébéniste ; et de l'ébéniste au producteur des nattes tressées. À l'aube de l'époque de la petite production marchande, le dernier propriétaire de cette somme d'argent-le producteur des nattes tressées-à son tour ne pourra employer cet argent qu'à deux fins : soit le thésauriser comme réserve, trésor, économie pour des jours d'infortune; soit l'utiliser pour acquérir une autre marchandise.
Mais lorsqu'une société au stade de la petite production marchande entre en contact avec une civilisation commerciale plus avancée, des propriétaires d'argent qui désirent faire « circuler », « travailler », « rapporter » cet avoir apparaissent à côté des propriétaires de marchandises qui désirent simultanément se défaire de celles-ci pour subvenir à leurs besoins. Ainsi, les commerçants professionnels parmi les Chorti visitent un certain nombre de districts, souvent trois ou quatre d'entre eux, avec une somme d'argent suffisamment grande pour acheter tout le surplus des artisans qu'ils y rencontrent, surplus qu'ils transportent vers les marchés des chefs-lieux de préfecture. Ils n'achètent donc pas des marchandises pour en réaliser la valeur d'usage, ainsi que le font les petits producteurs de chaises et de nattes tressées. Non, ils achètent des marchandises pour Ies revendre avec profit aux habitants des villes dont ils visiteront le marché.
La circulation des marchandises, c'est-à-dire les opérations réalisées successivement par les propriétaires de marchandises dans une société basée sur la petite production marchande, consiste à vendre pour acheter vendre ses propres produits pour acheter des produits dont on réalise la valeur d'usage.
La circulation de l'argent, c'est-à-dire les opérations réalisée successivement par les propriétaires d'un capital en argent dans une société qui connaît déjà le commerce professionnel à côté de la petite production marchande, consiste en revanche à acheter pour vendre, acheter des produits d'autrui pour les revendre avec profit, c'est-à-dire pour accroître d'une plus-value le capital-argent qu'on possède. Le capital c'est par définition toute valeur qui s'accroît d'une plus-value.
Si nous nous posons de nouveau la question que nous nous sommes posée au sujet du producteur des nattes tressées-que fera-t-il de l'argent qu'il vient de recevoir de l'ébéniste?-il n'y a plus deux, mais trois réponses à donner, quand il s'agit de l'argent accru d'une plus-value, obtenue par le commerçant professionnel Chorti au bout de ses activités et de ses pérégrinations. Il peut comme auparavant l'utiliser simplement pour acquérir de quoi se nourrir, se vêtir, se loger, lui et sa famille, ou pour constituer un trésor. Dans ces deux hypothèses, nous ne sortons guère de la petite production marchande.
Mais il peut aussi agir autrement : il peut utiliser son argent, accru d'une plus-value, en, tout ou en partie, pour repartir vers d'autres districts, acheter d'autres produits artisanaux, les revendre encore une fois plus cher sur d'autres marchés, et se retrouver en fin de compte de nouveau avec plus d'argent. Dans ce cas, nous sortons de la petite production marchande proprement dite et nous entrons dans la circulation d'argent, dans l'accumulation de capital-argent qui s'effectue suivant la formule
A - M A'
argent marchandise argent + plus-value
La différence entre la circulation des marchandises M1-A- M2 et la circulation de l'argent A-M-A' réside donc en ceci : dans la circulation des marchandises, I'équivalence des marchandises M1 et M2 qui se trouvent aux deux pôles de la circulation est la condition nécessaire pour que les deux opérations puissent s'effectuer.
Aucun producteur de marchandises simple ne peut acquérir des marchandises d'une valeur supérieure à celle des marchandises qu'il a lui-même produites et vendues. Dans la circulation de l'argent au contraire, Capital argent l'apparition d'une plus-value (A'-A) est la condition nécessaire pour que la circulation puisse s'effectuer : aucun propriétaire de capital-argent ne fera « circuler », « travailler », « rapporter » son argent pour en voir retourner dans sa poche exactement le même montant qui en était sorti !
( « Une créature qui s'est parfaitement adaptée à son milieu, un animal dont toute l'efficacité et la force vitale sont concentrées et dépensées dans un effort pour réussir ici et sur-le-champ, n'a plus rien en réserve pour faire face à un changement radical. Il peut battre tous ses concurrents dans ce milieu spécial, mais pour la même raison, si ce milieu changeait, il disparaîtrait. C'est précisément leur succès d'adaptation qui parait expliquer la disparition d'un nombre énorme d' « espèces (2) ».
( Au XVI siècle, I'explorateur Magellan rencontra aux île Mariannes dans l'océan Pacifique des peuplades qui ignoraient Ie feu. Au XVIIIème siècle, Steller et Krashinikof visitèrent le peuple des Kamtchadale habitant la péninsule de Kamtchatka, qui ignoraient également le feu (4).
( Jusqu'à la découverte des fonctions conservatrices du sel-découverte décisive pour la constitution de réserves permanente de protéines-, les méthodes Ies plus diverses ont été employées pour conserver la viande. Elle fut séchée, fumée, conservée dans des récipients de bambou vidés d'air, etc. Toutes ces méthodes se montrent inadéquates pour une conservation prolongée.
( (*) « L'agriculture réclame... une autodiscipline ascétique, qui ne résulte pas automatiquement de la conscience instrumentale », souligne Gehien. L'auteur se demande si, pour cette raison, Ies premières cultures ne furent pas protégées en étant exclusivement consacrées à des fins cultuelles (17).
( " La peuplade indonésienne des Bataks appelle les femmes "pasigadong", moyens d'obtenir (pasi) de la nourriture (gadong) (21) ".
( Cf. la remarque suivante de Robert Graves: " S'il faut en juger d'après les outils et Ies mythes qui survivent, toute I'Europe néolithique disposait d'un système remarquablement homogène d'idées religieuses fondé sur l'adoration d'une déesse-mère à noms multiples qui était également connue en Syrie et en Libye. L'ancienne Europe n'avait pas de Dieu. La grande déesse était considérée comme immortelle, immuable et toute-puissante; et le concept de paternité n'avait pas de place dans la pensée religieuse. La déesse avait des amants, mais seulement pour le plaisir, et non pas pour donner un père .à ses enfants. Les hommes craignaient et adoraient la « matriarche » et lui obéissaient; Ie foyer qu'elle entretenait dans une cave ou dans une hutte était leur premier centre social, et la maternité leur Mystère essentiel (22)"
l I
L'auteur indien Debiprassad Chattopadhyaya a longuement analysé les rapports entre le rôle des femmes comme premières cultivatrices du sol, le matriarcat et le culte magico-religieux de déesses de fertilité, d'après l'histoire et la littérature antique de son pays (23).
( Lorsque la dynastie des T'ang prit le pouvoir en Chine ( an 618 de notre ère ) grâce à une révolte paysanne, elle rétablit Ic système de redistribution périodique des terres labourables, mais laissa Ies jardins ( +/-1/5 du total des terres de chaque ferme) en propriété héréditaire aux familles paysannes (46).
( (*) Étymologiquement, Minéa signifie " eau de source, eau de printemps " (60). A la même époque, l'Allemagne et la Gaule s'ouvrirent à la civilisation grâce à I'utilisation de la jachère.
( Comme pour toute espèce vivante, cet accroissement de la population est bien l'indice Ie plus objectif du progrès. Le géographe Ratzel (61) donne le tableau suivant de la densité de la population correspondant aux différents modes de vie au début de ce siècle, tableau que nous reproduisons de façon Iégèrement simplifiée:
Habitants par mille anglais carré :
Tribus de chasseurs et de pêcheurs dans les régions périphériques du monde habité (Esquimaux) : 0,005 à 0,015
Tribus de pêcheurs et de chasseurs habitant la steppe (Boschimans, Australiens Patagoniens) : 0,005 à 0,025
Tribus de chasseurs à agriculture rudimentaire (Dyaks,Papous, tribus des collines indiennes, tribus nègres Ies plus pauvres) : 0,5 à 2
Tribus de pêcheurs sédentaires sur la côte ou au bord de rivières (Indiens de l'Amérique du N.-O.; petites îles polynésiennes, etc.) : jusqu'à 5
Pasteurs nomades : 2 à 5
( Agriculteurs avec un début d'artisanat et de commerce (Afrique centrale, archipel malaisien) : 5 à 15
Nomades avec agriculture (Kordofan, Perse, Sennaar) : 10 à 15
Peuples pratiquant l'agriculture extensive (pays islamiques de l'Asie occidentale et du Soudan; pays d'Europe orientale) : 10 à 25 :
Tribus de pêcheurs pratiquant l'agriculture (iles du Pacifique) : jusqu'à 25
Régions où l'on pratique l'agriculture intensive (peuples d'Europe centrale : - 100
Régions où l'on pratique l'agriculture intensive d'Europe méridionale : - 200
Régions où l'on pratique l'agriculture irriguée aux Indes : plus de 500
Régions à grande industrie en Europe occidentale : plus de 750
(*) En Europe médiévale, le forgeron apparaît comme Ie premier artisan qui travaille professionnellement pour Ie marché. Le mot latin faber = forgeron et Ie mot allemand Schmied = forgeron signifient d'ailleurs à l'origine simplement artisan (64). Cependant, en Europe occidentale et centrale, I'age du bronze ne voit pas l'apparition d'une civilisation urbaine; seule la charrue à soc de fer y crée un surproduit abondant. En Amérique centrale, par contre, les conditions climatologiques et la densité réduite de la population permettent déjà un essor de civilisation avant que des instruments de travail métalliques ne soient utilisés. Ces exceptions démontrent cependant que la production et la concentration d'un large surproduit social sont bien la condition pour qu'apparaisse la civilisation. La différenciation du milieu naturel entraîne inévitablement des différences dans les méthodes pour produire ce surproduit et des différences quant à l'époque où les peuples y parviennent.
( (~) Ceci n'est évidemment qu'une possibilité; il est également possible que Ie temps libre ainsi gagné réduise le temps de travail de tous Ies producteurs, et soit utilisé à des activités extra-économiques par tous. C'est ce qui semble avoir eté le cas chez les Sianes de la Nouvelle Guinée, chez qui la substitution de haches d'acier aux anciennes haches de pierre réduisit la partie du temps disponible consacré à la production de moyens de subsistance de 80 % à 50 % d'après Salisbury (68).
( (*) Selon assyriologue américain A. L. Oppenheim, Ies premières villes mésopotamiennes n'étaient que de grands village et conservaient une structure identique à celle de lu communauté villageoise (70).
( Dans Ie royaume nigérien de Nupe, la rente payée aux chefs est encore appelée cadeau, " kynta ", dans les villages, alors qu'on l'appelle déjà " dîme " (dzanka) aux alentours de la capitale Bida (72). Il est significatif que Ie mot arabe " makhzen ", qui signifie « gouvernement », provient du verbe " khazana ", " accumuler ", " emmagasiner ", et qu'il a donné les mots français et espagnol " magasin " et " almacén " !
( Chez Ies Indiens Nambikwara, le chef (nilikandé: celui qui unit) jouit d'une autorité basée sur le consentement, et ne dispose d'aucun pouvoir de coercition. Lorsque Levy-Strauss demanda à un Indien quels sont Ies privilèges du chef; il reçut la même réponse (" Marcher Ie premier à la guerre! ") que Montaigne avait reçue en 1560-il y a quatre siècles!-à la question analogue posée à un Indien d'Amérique (74).
( Il y a 2 400 ans, Kautilya, Premier ministre du roi Maurya Chandragupta en Inde, expliqua dans son ouvrage Arthaçastra l'origine de toute la civilisation comme provenant du travail des paysans: " Car le fait que les villages subviennent à leurs propres besoins et que les hommes trouvent leur seule joie (!) sur les champs permet d'accroître le trésor royal, les marchandises (Ie commerce!), le blé et Ies choses mobiles (la fortune mobilière) (76)."
( A part les tribus vivant dans un milieu naturel exceptionnellement favorable, qu'on désigne communément sous l'étiquette de « chasseurs évolués ».
( Voir chapitre II, §: Société. coopérativement organisée et société reposant sur l'économie du temps du travail
( George Dalton (82) s'est efforcé d'amplifier Ies vues du professeur Pearson à ce propos. Il a évidemment raison quand il s'oppose à l'emploi anachronique, pour une société primitive, de mobiles comme la recherche illimitée de moyens matériels. Il a également raison quand il s'oppose à l'emploi, dans ce cadre social différent, de catégories issues d'une économie marchande ou monétaire. Mais il a tort quand il en conclut abusivement que la pénurie de biens matériels est une notion purement " idéologique ", ou qu'il n'y a aucune explication économique rationnelle pour Ie comportement socio-économique des peuples primitifs. Affirmer que " Ies transactions sur Ies biens matériels dans Ies sociétés primitives sont l'expression d'obligations sociales empiriques sans signification en dehors du contexte social qu'elles expriment (83)", c'est oublier que les peuples primitifs doivent, après tout, survivre, comme Ies peuples modernes; que la survie exige une certaine production de biens matériels, que l'organisation sociale n'est pas indépendante de la nécessité de produire ces biens matériels; que le « mobile économique », c'est-à-dire l'effort d'assurer une certaine production limitée est donc bel et bien présent dans cette société primitive; et que si l'analyse de cette structure socio-économique est souvent difficile, personne ne devrait la proclamer impossible au départ, sinon il rendrait impossible l'étude scientifique de l'évolution des sociétés en général.
( (*) Parlant de la tribu des Bachiga en Afrique Orientale, May Mandelbaum Edel constate que « le commerce (I'échange) n'y a lieu que quand il est nécessaire de suppléer l'insuffisance de l'approvisionnement en vivres, par suite d'une mauvaise récolte » (3).
( (*) « Les Mundugumor (peuple de chasseurs de têtes en Nouvelle~ Guinée) errent très loin à la recherche non seulement d'ennemis à surprendre, mais aussi de contacts commerciaux... Ils achètent au peuple maigre, à moitié affame, qui habite Ies marais orientaux, des pots pour cuire, des paniers de provision, des moustiquaires... Ils disent qu'ils font attention à ne pas les tuer tous, car autrement il n'y aurait plus de fabricants de pots en vie... (4). »
( Lévy-Strauss polémique avec Frazer qui explique l'échange de femmes par le fait que les primitifs ne pouvaient pas payer un autre " prix " (sic) pour celles-ci. Il a raison de reprocher à Fraser de supposer dans le passé des " calculs " qui n'existent que dans des sociétés beaucoup plus " évoluées ". Mais il a tort de conclure: " Il n'y a dans l'échange des femmes rien de semblable à la solution raisonnée d'un problème économique... C'est un acte de conscience (?) primitif et indivisible... " En réalité, Lévy-Strauss a indiqué lui-même quel rôle économique vital la femme joue dans l'économie primitive. Le désir de régler la " circulation des femmes " de manière à assurer à tous les hommes valides la plus grande égalité de chances de mariage correspond donc bel et bien à une nécessité économique pour l'équilibre social (10).
( (*) Dans la mesure où ce sont Ies femmes qui, les premières, ont pratiqué l'agriculture, on comprend qu'elles aient été les premières à pratiquer l'échange de surplus de vivres d'une manière régulière. D'après la tradition chinoise, Ies femmes ont été Ies premières à pratiquer du commerce. Récemment encore, tout le commerce était entre Ies mains des femmes chez Ies peuples suivants: les Togo, Ies Somali, Ies Galla et les Masai en Afrique, les Tartares et Ies Tibétains en Asie (24). Forde, Scott et Nadel constatent Ie même phénomène en Nigerie. Dans le Nicaragua précolombien, seules les femmes pouvaient apparaître au marché (25). De même, seules les femmes vendaient au marché local du royaume de Dahomey.
( (*) La Chine, où le cuivre et l'étain abondent, a pu entrer très tôt dans l'âge de bronze. Le commerce intérieur y a pris par conséquent un développement antérieur et supérieur au commerce extérieur. Le rôle décisif de la révolution métallurgique dans Ie développement du commerce se confirme donc également dans ce cas exceptionnel. En Amérique, le cuivre et l'étain apparaissent sur les hauts plateaux du Pérou et sont à la base de la civilisation des Incas.
1 * (*) Le nom antique du marchand dans le commerce intérieur, prasol, y indique le commerce du sel, bien que plus tard ce nom ait pu devenir le terme général pour désigner tout commerçant au détail.-4 chroniqueur Al-Bakri signale que dans l'ancien royaume africain de Ghana, les principaux objets du commerce étaient le sel et l'or.
2 * « Malgré la fréquence des famines, aucun Mkamba (tribu nègre) ne pense jamais à semer davantage qu'il ne faut pour survivre à la prochaine saison de pluies (40). »
3 * Ceci n'est pas en contradiction avec la thèse que nous défendons plus haut, selon laquelle le développement d'une classe dominante présuppose l'existence d'un surproduit social. Alors qu'un premier développement du surproduit précède effectivement toute constitution d'une classe dominante, celle-ci assure par la suite une expansion majeure de ce surproduit, et un nouveau développement des forces productives.
4 * Nous lisons par exemple dans la vieille législation bavaroise que les « serfs de l'Eglise » doivent exécuter trois jours par semaine des travaux sur le domaine (du seigneur) et « qu'ils en fassent trois pour eux-mêmes « : Opera vero 3 dies in ebdomada in dominico operet, 3 vero sibi faciat » (48).
5 * C'est ce qui explique que de nombreux peuples primitifs, dont le développement s'est arrêté avant l'éclosion d'une petite production marchande, n'échangent leurs produits ni d'après des critères objectifs ni sur une base d'économie du temps de travail. Ce fait a conduit de nombreux ethnologues à des conclusions erronées en matière d'analyse économique. Margaret Mead rapporte cependant que les habitants de Manua (Samoa), qui pratiquent l'échange cérémoniel de nattes finement tressées, avaient au début fixé une valeur d'échange à ces nattes qui correspondait au temps de travail dépensé pour leur production. Plus tard, cette valeur a été fortement accrue. Chez ce peuple de Samoa, comme chez de nombreux habitants des iles du Pacifique, il s'agit d'émigrants venus de pays peu hospitaliers vers des pays d'abondance, où l'échange ne joue plus un rôle économiquement important (59).
6 * Dés l'aube de la petite production marchande, vers 3 000 ans avant J.-C., tout travail est considéré comme équivalent, indépendamment de la spécialité particulière. Sur des tablettes en langue Sémite trouvées à Suze, les salaires dans la maison d'un prince sont fixes uniformément à 60 qua d'orge pour Ie cuisinier, Ie barbier, le graveur de pierres, Ic charpentier, le forgeron, le savetier, le tailleur, Ie cultivateur, le pâtre et l'ânier (62). Cependant, à une telle phase initiale de la production de valeurs d'échange, les hommes n'ont pu prendre conscience de la notion de « travail abstrait « ; I'équivalence de divers travaux qualifiés est conçue comme telle. La notion de « travail abstrait » n'a pu naître qu'avec la mobilité de la main d'œuvre à l'époque capitaliste. Elle implique non seulement qu'une heure de travail d'un ouvrier textile produit autant de valeur qu'une heure de travail d'un briquetier, mais encore que ces fonctions sont devenues interchangeables dans la grande industrie. Voir aussi chapitre V§ « Main-d'œuvre humaine et machinisme ».
7 Ceci apparaît clairement dans la petite production marchande des Indiens guatémaltèque de Panajachel décrite par Ic professeur Sol Tax. Hommes, femmes et même enfants en bas âge sont constamment sur le qui-vive pour gagner quelques centimes par le commerce. Il n'est pas étonnant que les échanges et Ies équivalences soient strictement calculés dans cette société où, selon Ie professeur Tax, une femme, qui ne savait ni lire ni écrire, pouvait préciser jusqu'au centime prés le prix de revient exact d'un tapis auquel elle travailla toute une journée. Or, si dans de telles conditions, la terre est parfois louée en échange de travail non payé, parfois en échange d'une fraction de la récolte et parfois contre un loyer en argent, on doit supposer que dans chaque cas des équivalences strictes ont été calculées, qui ne pouvaient être basées que sur la valeur - travail (66).
8 Voir au chapitre XVIII la réfutation des critiques courantes de la théorie de la valeur-travail.
9 Nadel indique qu'au royaume de Nupe, la valeur des marchandises est grosso modo proportionnelle au temps de travail consacré à leur production (68).
10 I'échange d'ornements, d'objets de valeur dans une société primitive, en tant que phénomène magique, a d'ailleurs une origine économique. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss explique que ces objets « sont considérés comme des répliques d'instruments inépuisables créateurs de nourriture, que les esprits donnèrent aux ancêtres (9) »
11 Voir à ce sujet chapitre IV pour l'Europe occidentale.
12 À l'aube de la petite production marchande, ces différents rôles de l'argent peuvent être remplis par différents produits. Ainsi, à Babylone à l'époque d'Hammourabi, l'orge était le moyen de paiement universel le métal-argent mesure de la valeur, étalon des prix et sans doute aussi trésor, alors que comme équivalent général on employait l'orge, la laine, l'huile, l'argent, le blé, etc. (17).